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If you are not located in the United States, you -will have to check the laws of the country where you are located before -using this eBook. - -Title: Ma conscience en robe rose - -Author: Guy Chantepleure - -Release Date: June 13, 2022 [eBook #68303] - -Language: French - -Produced by: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed - Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was - produced from images made available by the HathiTrust - Digital Library.) - -*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MA CONSCIENCE EN ROBE -ROSE *** - - - - - - MA CONSCIENCE - - EN ROBE ROSE - - - - - CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS - - DU MÊME AUTEUR - - Format in-18. - - -FIANCÉE D’AVRIL, 71ᵉ édition (_Ouvrage couronné - par l’Académie française_) 1 vol. - -LES RUINES EN FLEURS, 35ᵉ édition 1 -- - -AMES FÉMININES, 45ᵉ édition 1 -- - -SPHINX BLANC, 56ᵉ édition 1 -- - -L’AVENTURE D’HUGUETTE, 43ᵉ édition 1 -- - -LE BAISER AU CLAIR DE LUNE, 60ᵉ édition 1 -- - -LA FOLLE HISTOIRE DE FRIDOLINE, 49ᵉ édition 1 -- - -LE HASARD ET L’AMOUR, 33ᵉ édition 1 -- - -MALENCONTRE, 68ᵉ édition 1 -- - -LA VILLE ASSIÉGÉE, 18ᵉ édition 1 -- - - Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les - pays. - - - E. GARVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY - - - - - GUY CHANTEPLEURE - - - MA CONSCIENCE - - EN ROBE ROSE - - _Ouvrage couronné par l’Académie française._ - - - PARIS - CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS - 3, RUE AUBER, 3 - - A - - MONSIEUR PIERRE BARAGNON - -_Je dédie ces pages--les premières que j’aie écrites et publiées--comme -un témoignage de ma gratitude et de ma respectueuse amitié._ - - G. C. - - - - -MA - -CONSCIENCE EN ROBE ROSE - - - - -I - - -Ayant posé sur le bureau l’écrin où les pistolets dormaient encore, -enfoncés dans le velours, Bernard de Nohel--en littérature Jacques -Chépart--s’approcha de la glace pour déterminer le point exact où la -balle trouerait sa tempe. - -Ennemi de l’allure débraillée des bohèmes, toujours élégant, correct en -costume de sport et en veste de chambre comme en habit noir, que de -fois, depuis dix ans, il s’était vu dans cette même glace!... Mais, un -matin, n’ayant rien à faire, il y avait détaillé son visage fatigué -d’homme de trente ans, le front déjà trop haut où les cheveux -s’éclaircissaient, le pli amer de la bouche, l’expression désabusée des -yeux... et il avait dit: «Finissons-en.» - -Bernard avait ce qu’on est convenu d’appeler de la fortune; très -apprécié comme romancier, très recherché comme homme du monde, très -adulé partout, il s’était toujours gardé, à travers la vie, de jouer son -cœur ou son nom, sachant bien qu’il faut peu de chose pour briser l’un -ou pour tacher l’autre... Ce n’était donc ni la misère, ni l’insuccès, -ni les affres d’un désespoir à la Werther, ni les dernières exigences -d’une réputation compromise, qui le décidaient au suicide. Non... Le -dégoût, un découragement irrémédiable, tel était son mal mortel. - -Depuis quelque temps déjà, il ne marchait plus qu’entraîné par la force -de l’habitude, dans l’existence enfiévrée qu’il avait constamment menée -et qui, bien qu’il n’en sût concevoir aucune autre, l’écœurait -maintenant. Là où, jadis, il avait trouvé des jouissances sinon le -bonheur, il ne rencontrait plus qu’un étourdissement factice. Il avait -perdu toute illusion, toute croyance; il était las des autres et las de -lui-même; las du plaisir, las du travail. - -Il écrivait cependant et sa manière était en grande vogue, le moindre -mot de sa plume était attendu par un public de délicats aux aspirations -duquel répondaient ses fines études... Mais, comme il déversait sur les -pages blanches le fiel de son cœur, la genèse de toute œuvre issue de -son cerveau surchauffé, lui était presque douloureuse. - -Psychologue averti, anatomiste doucement cruel, il éprouvait une -angoissante volupté à glisser lentement son scalpel dans les chairs -vives. Comme ces montreurs dont le métier est d’exhiber des exagérations -de la nature normale, il s’appliquait à recueillir les cas étranges, -phénomènes psychiques, curiosités du domaine moral qu’il savait démêler -sous le vernis banal et uniforme de la mondanité. D’ailleurs, il -méprisait les oripeaux et le clinquant, les grands faits et les grandes -phrases. La vie réelle, la vie parisienne surtout, offrait un champ -assez vaste à son imagination qui, plus subtile que brillante, se -dépensait moins à resserrer les nœuds d’une intrigue compliquée, qu’à -saisir les nuances infinies d’un caractère ou d’un sentiment. Le drame -tout entier se déroulait dans un cœur d’homme ou, plus souvent, dans un -cœur de femme; car Jacques Chépart connaissait ou croyait connaître en -maître «l’éternel féminin». - -La touche violente des réalistes blessait son goût délicat. Il -affectionnait les demi-teintes, et ses livres, écrits dans un style -délicieux, avaient l’attirance de ces fleurs exotiques dont la senteur, -trop longtemps respirée, est un poison. On les lisait à la lueur -mystérieuse des lampes intimes, dans l’atmosphère parfumée des boudoirs. -D’abord, on les traitait de livres futiles, puis de livres dangereux; -mais on y revenait sans cesse, comme on revient à l’éther, à la -morphine, à tous ces endormeurs perfides qu’on appelle, d’abord pour se -guérir, ensuite pour s’enivrer. Aussi quelles tentations avaient pu -éveiller à l’âme des êtres inquiets qui errent souvent de par le monde, -minés par la désespérance et l’inaction, ces œuvres infiniment -séduisantes avec leurs sophismes enchanteurs; de quelles défaillances -elles avaient pu être la cause première et insoupçonnée avec leur -troublant parfum de perversité! - -Cependant, même à l’heure suprême, Bernard de Nohel ne pensait guère aux -victimes possibles de son talent fascinateur: il ne songeait pas -davantage aux femmes qui, après avoir admiré le romancier, avaient aimé -l’homme; celles-ci, par une sorte de curiosité, pour pénétrer le mystère -que recélaient ses yeux d’acier aux profondeurs d’abîme; celle-là par -une sorte d’ambition, pour être l’inspiratrice d’un écrivain à la mode; -quelque autre, par un sentiment mal définissable, pour être étudiée et -comprise par un artiste, avide de compliqué... - -Oui, elles étaient oubliées toutes, les curieuses, les ambitieuses, et -même les sincères! - -Rien, des années qui venaient de s’écouler, n’élevait plus la voix dans -l’esprit surexcité du jeune homme. - -Ce qu’il revoyait seulement, c’était une figure très pâle, aux lignes -indécises, celle de sa mère qu’il avait à peine connue; c’était la -silhouette d’un château, perché sur les rochers de la côte bretonne, -celle du château de Nohel, qu’il avait quitté à sa majorité, et que, -maître de son patrimoine, il avait fait vendre. - -Ce visage émacié s’était penché sur son berceau, cette vieille demeure -avait été l’impassible témoin de son enfance, de sa première jeunesse... - -Lentement, Bernard s’éloigna de la glace et s’assit, repoussant l’écrin -des pistolets, pour s’accouder à la table. - -Maintenant, des souvenirs affluaient dans sa mémoire, tristes et doux -comme le parfum des fleurs séchées qu’on retrouve au fond des tiroirs -entre les feuillets des lettres jaunies. - -Il se rappelait ses rêveries dans la solitude des plages, rêveries que -berçait la voix continue et solennelle des flots; il se rappelait les -bois pleins de légendes, où il avait peur quand le soir tombait, et les -arbres séculaires du parc embroussaillé, auxquels il racontait ses -projets d’avenir en bégayant des vers. - -Élevé par son père, un ancien viveur devenu misanthrope, et son -précepteur, un vieux prêtre plus familiarisé avec les Pères de l’Église -qu’avec les hommes de sa génération, il avait souffert parfois de son -isolement. Alors, il avait lu beaucoup, n’importe quel livre, et il -avait trop songé, bâtissant dans sa tête d’enfant ardent et -impressionnable plus de romans que Jacques Chépart n’en aurait jamais -écrit. - -Ni M. de Nohel, sombre et indifférent, ni le bon abbé, toujours absorbé -par d’étroits et interminables travaux d’exégèse, n’avaient su diriger -l’intelligence et le cœur de ce petit être à l’imagination malade, puis, -de cet adolescent, occupé déjà à s’écouter sentir, à rechercher -l’abstraction en toute chose, à juger spontanément et selon ses -instincts, ce qu’il voyait, entendait, ou devinait par une intuition -étrange. - -Bernard s’était fait lui-même, puis il avait fait sa vie, d’après le -type très faux qu’il s’était créé du bonheur: vie et bonheur -artificiels, les seuls peut-être que pût concevoir un enfant de ce -caractère, sevré d’affection et livré à sa propre initiative. - -On lui avait enseigné l’honneur, le respect du nom, l’amour filial dans -ce qu’il a d’austère, et ces différents devoirs lui étaient toujours -apparus comme des lois inviolables; mais les joies du cœur étaient -restées pour lui lettre morte, et le mot de foyer n’évoquait à son -esprit que les tristesses d’une maison silencieuse d’où les baisers -étaient absents. - -Il ignorait l’abandon des confidences, les conseils donnés entre deux -caresses; il ignorait surtout l’influence bénie, le rôle sérieux et -charmant de la femme dans la famille, la femme épouse et mère, la femme -tendre et chaste, adorée et respectée. - -Cependant, une personne avait disputé à l’ivraie les sentiments généreux -et aimants qui naissaient, malgré tout, dans le cœur du futur écrivain. - -C’était Loyse, la nourrice de Bernard--morte maintenant, comme l’abbé, -comme le père. - -Tandis que M. de Nohel, grave faiseur de formules, énonçait, le sarcasme -aux lèvres, les conclusions sceptiques de ses méditations; tandis que -l’abbé, trop dogmatique au contraire, citait les textes sacrés, la bonne -Loyse parlait simplement et sans détour. - -«Fais ceci, parce que c’est _bien_! Ne fais pas cela, parce que c’est -_mal_!» - -Telle était sa morale philosophique, et sa morale religieuse était plus -rudimentaire encore: «Mon petit enfant, disait-elle, ne chagrine jamais -ni le bon Dieu qui est au ciel, ni ta mère qui est auprès de lui.» - -Bernard se souvenait de ces paroles ingénues, il entendait encore la -voix franche de la paysanne. - -Dans la chambre de l’enfant, en face de son petit lit, un portrait au -pastel avait été placé, celui d’une aïeule, peinte toute jeune et très -jolie, au temps de la reine Hortense. Cette grand’mère de seize ans, si -fraîche dans sa robe de gaze rose à rubans vert pâle, observait -soi-disant et jugeait ensuite les faits et gestes de son petit -descendant: - -«Vois-tu, Bernard, tu as été méchant; la mère-grand est fâchée!» -grondait Loyse, en montrant au petit garçon la bouche sérieuse du -portrait. - -Mais quand la journée avait été bonne, quand l’obéissance et -l’application n’avaient rien laissé à désirer, c’était une fête! - -«La mère-grand est bien contente!» s’écriait la nourrice. Et Bernard, -tout fier, regardait les yeux de l’aïeule, qui riaient toujours, doux et -malicieux sous leurs cils bruns. - -Des puérilités qui vous font sourire!... Elles faisaient pleurer Jacques -Chépart, qui n’était pas un naïf pourtant. Le romancier s’attendrissait -sur les enfantillages du petit Bernard et il pensait: «Personne, depuis -ce temps-là, ne m’a grondé quand j’étais _méchant_, ou encouragé quand -j’aurais voulu être _sage_... J’aurais dû l’emporter à Paris, le -portrait de ma petite mère-grand.» - -Et il lui revenait encore d’autres réminiscences: des images falotes et -comme effacées, ratatinées par les siècles, passaient. - -C’était l’image de Jean-Marc, le jardinier de Nohel, qui souvent avait -porté Bernard sur ses épaules, le haussant jusqu’à l’arbre où les -cerises se balançaient à l’extrémité des bouquets de feuilles, tentantes -dans leur chair rouge et parfumée... Brave Jean-Marc! quand son jeune -maître était parti, il avait hoché la tête avec des larmes... -Maintenant, il n’était plus, sans doute. - -C’était l’image de «tante Armelle», une cousine de Vannes presque âgée -déjà, à laquelle M. de Nohel avait un jour conduit son fils, et qui -avait conté au petit cousin de si merveilleuses histoires! - -«Tante Armelle, avait dit Bernard dans un bel élan, quand vous viendrez -à Nohel, j’irai vous cueillir un bouquet d’algues au fond de la mer...» -Bernard n’avait pas cueilli le bouquet d’algues, et mademoiselle Armelle -n’avait passé à Nohel que quelques jours. Puis, elle s’en était allée à -Lille, pour rejoindre sa sœur dont le mari était mort et Bernard ne -l’avait plus revue. Bonne tante Armelle! où vivait-elle à présent? A -Lille ou à Vannes? Vivait-elle encore seulement? - -«Où sont-ils tous ceux qui m’ont aimé, les plus humbles, les meilleurs -peut-être?» répétait amèrement le jeune homme. - -Toujours appuyé au bureau, la tête cachée dans ses mains brûlantes, il -songeait, ayant au cœur le poignant regret de ceux qui disent: «J’ai -manqué ma vie», et se figurent qu’il est trop tard pour la recommencer. - -Il était décidé, oh! bien décidé à mourir, car rien ne le rattachait à -la terre. Des parents? Il ne s’en connaissait plus. Des amis? Il n’y -croyait pas. Des amours? Il en était dégoûté. - -Le bonheur, selon l’un de nos philosophes modernes, c’est «le dévouement -à un rêve ou à un devoir». - -Des devoirs obligatoires, ceci manquait encore à Jacques Chépart, et il -était incapable de s’en créer de facultatifs. Quant au «rêve»... quelle -dérision! - -Non, vraiment, il en avait assez des êtres et des choses du monde, il -était tout prêt à dire, comme Byron dans une heure mauvaise: -«Maintenant j’ai vécu, bonsoir!...» - -Mais avant de presser la gâchette de l’arme qui reposait là dans le -velours à la couleur sinistre, il voulait revoir les vieilles pierres de -la côte bretonne et la grève et la mer chantante, et, dans la chambre de -la tourelle, le portrait de la petite mère-grand. - -Le château, vendu une seconde fois, était habité par des étrangers. -Bernard demanderait aux nouveaux possesseurs la faveur de le visiter -encore... puis, quand il aurait remué les souvenirs trop longtemps -assoupis, quand il aurait dit adieu au seul coin de terre auquel il -devait des impressions saines et réconfortantes, il rouvrirait la boîte -aux pistolets. - - - - -II - - -C’était le soir, presque la nuit, une nuit d’été, chaude, alourdie de -parfums capiteux... - -Étouffant ses pas comme un voleur ou un amoureux, Bernard était entré -dans le parc de Nohel par la grille entr’ouverte; debout, appuyé au -tronc d’un acacia somptueux dans sa neigeuse floraison comme un bouquet -de mariée, il contemplait le château à la clarté de la lune qui -pâlissait les murs. - -Toute la journée, il avait grelotté la fièvre et, seul dans le wagon qui -l’emportait vers la Bretagne, il s’était dit, douloureusement étonné: - -«Je croyais qu’il était plus facile de mourir!...» Car, souvent, il -avait vu la mort en face, et jamais, la veille d’un duel, il n’avait -ressenti l’angoisse qui l’étreignait à cette heure. - -Arrivé tout près de la tombe, il regardait en arrière, et les années -écoulées ne lui inspiraient que le mépris des hommes et de lui-même; il -n’espérait plus rien et pourtant... Pourtant, il était dur de partir -ainsi, sans avoir goûté l’illusion, sinon la réalité, d’une joie pure de -tout alliage. Et il se souvenait de deux vers du poète charmant des -_Intimités_: - - On ne peut demander de bonheur à la vie - Qu’une minute exquise et sur-le-champ ravie... - -Ah! cette minute exquise dont la fugacité est peut-être une séduction, -que n’aurait pas donné Jacques Chépart pour la savourer une fois! - -Mais la Grande Cruelle lui avait refusé même cette lueur trop tôt pâlie, -même cet instant de paradis dont il eût pu emporter le reflet en -retombant sur terre. Allait-il la prier encore? A quoi bon! puisqu’il ne -lui était pas permis de reprendre le livre à la première page, de -retrouver, en naissant à nouveau par un prodige, la confiance et -l’ardeur d’autrefois. A cette idée d’un prodige, Bernard avait souri. -Sur les mousses des bois de Nohel, un filet d’eau pleurait, que les -paysans avaient nommé la «Fontaine de madame Marie». Dans le vieux -temps, disait la tradition populaire, une goutte de cette eau donnait la -jeunesse à qui s’en mouillait en état de grâce. Mais il était bien loin -le vieux temps! En ce siècle de _struggle for life_, il n’existe plus -d’eau de Jouvence. - -A la station de Plourné, Nohel est descendu du train, et, machinalement, -il a marché jusqu’au château. - -Maintenant, devant la demeure qui a été sienne, il ressasse encore son -existence perdue, l’isolement dans lequel il a vécu parmi la foule de -ceux qui s’aiment. Et peu à peu une tristesse pesante l’écrase. - -Quand on l’aura trouvé, affaissé dans une mare de sang, la tête -misérablement fracassée, le corps déjà rigide, qui donc pleurera? - -Oh! certes, ce suicide-là ne passera point inaperçu. Quelle occasion de -faire de la réclame et de noircir du papier! - -La photographie de Jacques Chépart, exposée aux vitrines des papeteries, -se vendra couramment, et, dans les journaux, des chroniques paraîtront, -déplorant la mort tragique du romancier, relatant ses débuts et sa -brillante carrière, analysant son talent «si finement réaliste, si -essentiellement moderne». - -Ce tapage durera quelques jours... - -Puis on s’empressera de lancer de nouvelles éditions des œuvres de -Jacques Chépart, avec un portrait de l’auteur. - -Un certain monde les relira passionnément, et on les discutera en -papotant, au _cinq_ à _sept_ de madame X... ou à la quinzaine de madame -Z... - -Cet enthousiasme durera quelques semaines. - -Mais après? - -Ce portrait, acheté curieusement, un regard humide le contemplera-t-il -jamais, dans ces extases muettes où l’âme s’absorbe, revivant, seconde à -seconde, les bonheurs inoubliés? - -Cette tombe, saluée un jour par le «Tout Paris» des grandes premières, -une main l’embaumera-t-elle, choisissant, par une coquetterie, les -fleurs préférées du cher disparu?... - -Non, cent fois non! - -Après ce bruit, après ces regrets de commande, le silence planera -profond sur cette mort mystérieuse dont le début d’un acteur ou le -procès à scandale d’un financier aura détruit déjà l’actualité -poignante. - -Le nom de Jacques Chépart subsistera peut-être... celui de Bernard de -Nohel, personne ne le prononcera plus! - ---«Et je n’ai jamais été méchant, pourtant!» s’écria-t-il tout à coup, -dans une révolte. - -Non, il n’avait jamais été méchant; mais jamais non plus il n’avait -livré son cœur et sa pensée, jamais il ne s’était donné tout entier, -_lui_ tel que la nature l’avait formé, faible, imparfait, mais bon, mais -sincère!... Sans être aucunement comédien, il avait, presque -inconsciemment, joué un personnage dans le monde. Insouciant et fier, -un sourire sceptique aux lèvres, il avait passé, n’inspirant, en fait -d’amitiés, que des engouements, flatterie qui ne le trompait guère; en -fait d’amour, que des passions, feux de paille auxquels il ne se brûlait -pas. - -Hommes et femmes n’avaient été pour lui que des sujets. La grande loi -qu’il s’était imposée et qu’il avait prêchée aux autres, l’indifférence, -érigée par lui en principe initial de toute existence raisonnable, le -punissait maintenant par où il avait péché. - -Ah! poser sa tête incendiée par la fièvre sur un cœur qui battrait pour -lui! Sentir sur ses yeux des lèvres attendries qui y boiraient ses -larmes! Pouvoir se dire surtout: «Je n’ai pas le droit de mourir; une -vie dépend de ma vie!» - -Les mains de Bernard s’agitaient d’un mouvement convulsif qu’il ne -savait plus maîtriser; les pensées qui se heurtaient dans son esprit, -lui causaient un mal presque physique... - -Et il regrettait maintenant d’être venu à Nohel. Faible, incertain, il -en arrivait à douter de la résolution que, d’abord, il avait si -fermement embrassée. - ---Je ne vois pas quelle serait l’horreur d’un sommeil sans rêves! se -répétait-il. - -Mais toute réflexion philosophique sur la mort qui en elle-même -n’effrayait pas Bernard, ou sur l’immortalité à laquelle il ne croyait -pas, restait stérile. Follement, dans un rêve de poète, il se prit à -souhaiter un avertissement surnaturel, une voix qui s’élèverait dans la -nuit pour lui dire: «Meurs!» ou «Vis!»... La voix de sa mère, la voix de -la petite mère-grand. - -Du haut des étoiles qui riaient si claires dans le ciel, toutes deux, la -mère et l’aïeule, plaignaient-elles leur pauvre enfant? - -Hélas! tout se taisait... même les oiseaux qui dormaient, alanguis de -chaleur sous la feuillée, même la brise qui s’était évanouie dans un -dernier souffle, aux approches du soir... Seul, l’Océan, qu’on ne -pouvait voir, gémissait au pied des falaises, et c’était lugubre comme -un _De profundis_! - -Jacques Chépart écoutait en vain ce calme oppressant. - -Ses yeux se troublaient, ses jambes fléchissaient; il lui semblait que -sa tête trop remplie devenait lourde pour ses épaules. - -Il _savait_ que, bientôt, il allait tomber à terre, et il n’avait pas la -force de lutter contre l’anéantissement qui l’engourdissait peu à peu. -Ah! si ç’avait été la mort au moins!... - -Brusquement, un vide se creusa dans son cerveau et sous ses pieds. -Alors, il éprouva la sensation vague d’un choc de tout son corps, puis -une souffrance très vive, puis... plus rien... - - * * * * * - -Depuis quelques minutes déjà, Bernard gisait inerte au pied des acacias -en fleurs... La porte du château s’ouvrit et se referma pour laisser -passer quelqu’un qui descendit prestement les cinq marches du perron. - -Le nouveau venu était un petit homme d’une soixantaine d’années, vêtu -d’une redingote assez longue et coiffé d’un large chapeau de paille. - -Dans la main droite, il serrait une canne dont la pomme brillait aux -rayons de la lune qui éclairaient prestigieusement la grande place -sablée et donnaient à la pelouse des reflets de neige. - -Il fit quelques pas rapides et, presque aussitôt, une exclamation lui -échappa. Il avait aperçu, au bord du gazon, le corps de Bernard, -effrayant sous la clarté blafarde qui le baignait. Il se pencha -vivement, appuya son oreille sur la poitrine du jeune homme, puis se -redressa avec un soupir de soulagement. - -Un pas se faisait entendre du fond des allées, le pas de deux sabots qui -écrasaient pesamment le gravier. - -Le petit homme se releva et d’une voix vibrante, la voix du maître ou -d’un ami bien intime de la maison: - ---Hé! Jean-Marc! cria-t-il. - -On répondit de loin encore, puis le pas se rapprocha peu à peu en se -pressant, et Jean-Marc parut dans l’encadrement des arbres, une lanterne -à la main. - -Ses yeux effarés allèrent du corps affalé sur le sol, au personnage qui -l’avait hélé. - ---Ce n’est qu’un malade, fit ce dernier répondant au regard anxieux du -jardinier, mais du diable si je sais comment il est arrivé là... Nous -allons le porter au château; seulement, je crois utile de prévenir -mademoiselle de Kérigan qui va se mettre l’âme à l’envers. - ---Voyez donc, monsieur le docteur, dit Jean-Marc, c’est un monsieur, un -jeune monsieur... comme il est pâle! - -Le vieil homme se baissait un peu, inclinant sa lanterne pour mieux -distinguer les traits de l’inconnu... Tout à coup, sa main lâcha l’anse -de fer et il se mit à trembler sur ses jambes affaiblies. - ---Mon Dieu, balbutia-t-il, est-il possible que ce soit lui! - ---Qui, lui, imbécile? s’écria le docteur avec une impatience inquiète. - ---Monsieur Bernard... Monsieur Bernard de Nohel... Ah! sainte Anne, -conservez-le-nous! - - - - -III - - -Bernard de Nohel est bien malade. - -Depuis huit jours, il n’a conscience ni du lieu où il se trouve, ni des -soins qu’il reçoit. Dans l’exacerbation du délire, il attribue une cause -tout extérieure aux douleurs aiguës qui lui traversent la tête. Il croit -qu’un ouvrier invisible enfonce, à coups espacés, un long clou dans sa -tempe gauche... La pointe pénètre lentement, déchirant les chairs, -fendant les os avec des craquements. C’est atroce! - -Puis, d’inquiétantes visions l’obsèdent qui maintiennent son esprit dans -une surexcitation dangereuse. - -Tantôt, c’est l’écrin aux pistolets qu’un être fantastique et hideux lui -appuie sur la poitrine, en ricanant sinistrement; bientôt, ce sont des -ombres noires qui passent dans la chambre silencieuses, un doigt sur la -bouche... Il veut les interroger, elles le regardent fixement sans -répondre, et continuent, toujours muettes, leur mystérieuse promenade... - -Parfois enfin c’est sa propre image qu’il aperçoit, navrante telle -qu’elle lui est apparue à Paris, dans la glace, le jour où il a résolu -de se tuer. Alors, il réclame à grand cris l’eau de Jouvence de la -«Fontaine de Marie» ou, par un revirement subit, il supplie la mort de -l’endormir enfin, de ce «sommeil sans rêves» qui serait le suprême bien. - ---Je veux mourir... Ce sera bientôt fini... mais, ôtez-moi cette image, -ôtez-la! sanglote-t-il. - -Une nuit, un peu calmé par une dose de morphine, il venait de -s’assoupir, quand soudain il crut s’éveiller entre les quatre planches -d’un cercueil. - -Ses yeux, agrandis par la peur, s’ouvrirent éperdument, fouillant -l’obscurité... Il vit qu’il se trouvait dans la chambre de la tourelle. - -Les meubles de style Empire avaient presque tous gardé leur ancienne -place, et l’on eût dit que, depuis dix ans, les rideaux de la fenêtre -n’avaient pas été changés, tant c’étaient encore les plis un peu raides, -la teinte un peu terne de jadis. En face du lit, le portrait de la -petite mère-grand, éclairé par la veilleuse, se détachait, frais et -lumineux, sur la boiserie sombre. - -Était-ce encore une illusion? Bernard ne se le demanda pas. Chimère ou -réalité, la présence du riant pastel lui était bienfaisante... Il -souffrait moins. - -La nuit s’acheva paisible; la fièvre était prête à s’éteindre, puis, -dans la journée, le jeune homme retomba dans les mêmes divagations où -revenaient obstinément les pistolets, la glace et les spectres noirs. - -Oh! ce clou, ce clou qui torturait son front! - ---Je veux mourir... répétait-il. - -Et, avec une douceur déchirante, il s’adressait au portrait de l’aïeule. - ---C’est mal, oh! je sais bien que c’est mal... mais je suis si -malheureux... J’espérais que vous n’apprendriez jamais que j’étais mort -ainsi... Comment m’avez-vous reconnu? J’ai tant changé!... -Pardonnez-moi... ma disparition ne chagrinera personne au monde... Je -n’ai plus de force pour vivre, oh! laissez-moi mourir!... - -La voix sifflante, saccadée, s’évanouit brusquement dans un soupir qui -ressemblait à un râle. - -Assis tout droit sur son lit, les mains crispées, les yeux hagards, -Nohel regardait, affolé, dans toute la chambre. - -Il eut une hallucination étrange. - -Dans la traînée de jour pâle qui glissait sur le tapis par -l’entre-bâillement des rideaux croisés, la petite mère-grand, descendue -de son cadre, s’avançait à pas légers. - -Oui, c’était bien elle! C’était la robe rose à rubans vert pâle; -c’étaient les cheveux blonds et crêpelés relevés en boucles sur la -tête; c’étaient la bouche sérieuse et le petit cou blanc, souligné d’un -velours noir... - -Seulement, le gracieux visage avait perdu son incarnat et les yeux bleus -s’étaient voilés. - -Le jeune homme contemplait le fantôme. - -Maintenant l’aïeule jolie était près du lit, relevant les oreillers -affaissés et disant, de cette manière tendre qu’on prend pour consoler -les enfants: - ---Non, vous ne mourrez pas... Je ne veux pas que vous mouriez... J’en -aurais beaucoup de chagrin, moi... Ne parlez pas, essayez de dormir... - -Il répondit faiblement, d’une voix gémissante de malade, en -s’abandonnant sur la toile rafraîchie! - ---J’ai si mal, ma tête est si chaude, grand’mère. - -A ces mots, un tout petit sourire éclaira les lèvres de la mère-grand, -sourire si tôt né, si tôt disparu, qu’en le saisissant au passage, -Bernard pensa soudain à ces étoiles filantes qu’on voit d’un seul -regard scintiller, puis s’évanouir dans l’azur des soirs d’été. - ---Pauvre enfant! murmura maternellement et sans raillerie l’organe -musical de l’aïeule, tandis qu’une main veloutée se posait sur le front -brûlant de Nohel. - ---Merci... balbutia-t-il, délicieusement soulagé. - -Et, sous ce contact caressant, ses paupières s’abaissaient comme -magnétisées. Une impression de bien-être l’envahissait, délassant son -corps brisé par l’insomnie; un sentiment d’ineffable quiétude se fondait -dans son cœur. - -Que pouvait-il redouter encore, protégé par cette main compatissante? -L’ouvrier avait cessé son horrible travail, l’image terrifiante, les -ombres avaient fui. Bernard se sentait fort, Bernard se sentait -_sage_!... Mais il avait peur qu’elle ne le quittât, la chère -consolatrice. A l’idée que, peut-être, elle remonterait, immobile et -muette, dans le cadre, il éprouvait une de ces angoisses exagérées que -les moindres préoccupations causent aux malades. - ---Ne partez pas... ne partez pas... implora-t-il, se décidant à parler. - ---Je resterai si vous dormez, répondit le fantôme, avec son autorité de -mère. - ---Je vais dormir, soupira Bernard tranquillisé. - -Et, presque aussitôt, ses yeux se fermèrent. Une respiration plus -régulière souleva sa poitrine... - -Une détente salutaire s’était produite; il était sauvé. - -Le lendemain soir, il crut sortir d’un long rêve, tant sa tête était -pleine de souvenirs bizarres et confus, lorsqu’il s’éveilla. - -D’un coup d’œil circulaire, il embrassa la chambre que ne hantaient plus -les épouvantements de la fièvre: une lampe coiffée d’un abat-jour bleu -l’éclairait discrètement. Près de la porte, un vieux monsieur à lunettes -d’or--des lunettes d’or qui avaient l’air bon enfant--causait avec une -vieille dame en bonnet de dentelles--des dentelles qui avaient un air -évaporé. - ---Maintenant, je réponds de lui, mademoiselle... Le pouls est excellent, -la température normale... J’avais toujours espéré cette brusque -amélioration. Avec ces natures-là, c’est sur les coups de foudre qu’il -faut compter. - ---Quel bonheur, mon Dieu! Ce pauvre Bernard! Ce cher petit! - -Et, voyant que le vieux monsieur riait: - ---Eh bien! quoi, docteur? Il avait dix ans quand je l’ai connu!... -Certes, il a grandi depuis lors, mais il a gardé sa jolie tête fine, qui -vous charme bon gré mal gré, aujourd’hui comme autrefois. - ---Une jolie tête pas trop bien équilibrée, je le crains fort. - ---Voulez-vous insinuer par là qu’il soit atteint de folie? - ---Atteint de folie, je ne dis pas cela... mais un peu fou... ça ne -m’étonnerait guère. - ---Il vous a donc raconté de bien étranges choses, quand il avait le -délire et qu’il prenait cette voix d’outre-tombe qui m’a toujours fait -fuir à l’autre bout de la maison? - ---Non, non... c’est une simple supposition de ma part... - -Le jeune homme écoutait cette conversation qui avait lieu à voix basse -et ne le renseignait qu’imparfaitement. - -Le monsieur à lunettes, c’était le docteur, rien de plus aisé à -comprendre; mais qui était la vieille demoiselle? Où Bernard avait-il -déjà vu, moins ridé, ce visage aux traits mignards, moins blancs ces -bandeaux ondulés couvrant une oreille menue? Où avait-il entendu, plus -claire, cette voix blanche, aimable dans sa monotone douceur? - -Son cerveau, lucide maintenant, ne parvenait pas cependant à résoudre le -problème. Il murmura, un peu énervé par une tension d’esprit trop -fatigante pour lui: - ---Qui est là, où suis-je? - -Vive comme la poudre, la demoiselle au bonnet de dentelles se précipita -vers le lit, mais le docteur l’arrêta d’un geste calme, en passant -devant elle. - ---Où suis-je? redisait Bernard avec une insistance fiévreuse. - ---Ne vous agitez pas, mon cher monsieur, lui fut-il répondu très -amicalement. Vous êtes au château de Nohel, chez votre cousine, -mademoiselle Armelle de Kérigan. - ---Mademoiselle de Kérigan... Armelle... répéta Nohel d’une voix pensive -et comme s’il était frappé d’un souvenir. - ---Il y a dix jours, comme je sortais du château où j’avais dîné, -continua le docteur, je vous ai trouvé dans le jardin, terrassé par une -syncope... mademoiselle Armelle, aussitôt avertie, s’est empressée -d’ouvrir sa maison au cher malade qui lui tombait ainsi du ciel et que -Jean-Marc, le vieux jardinier, avait déjà reconnu... - ---Jean-Marc?... mais je rêve, je rêve... - ---... Puis vous avez été très souffrant, nous avons tous plus ou moins -tremblé pour vous... et grâce à Dieu vous voilà convalescent. - ---Grâce à Dieu et aussi un peu à vous, docteur, répondit languissamment -Bernard. - -Puis soudain il tourna la tête vers mademoiselle de Kérigan qui ne le -quittait pas des yeux et son visage s’illumina. - ---Tante Armelle, balbutia-t-il, tante Armelle, est-ce bien vous? - ---Oui, c’est bien moi, répéta tante Armelle, c’est bien moi, Bernard; -vous vous souvenez de votre cousine? Quelle gentille mémoire vous avez! - -Il reprit: - ---Vous avez été une des bonnes fées de mon enfance... Ah! si j’avais pu -me douter!... j’ai pénétré dans l’enceinte du château comme un -malfaiteur, figurez-vous! Une soif m’avait pris de revoir mon vieux -Nohel... Ah! si j’avais su, si j’avais su... - -La physionomie de mademoiselle de Kérigan rayonnait. - ---Quelle aventure! dit-elle... mais oui, je l’ai toujours adoré votre -château, il est romantique! Cependant on m’aurait bien surprise, en -m’annonçant qu’un jour il cesserait d’appartenir aux Nohel... qu’il -m’appartiendrait surtout. - ---Quand j’ai quitté la Bretagne, vous habitiez Lille, fit Bernard de la -même voix dolente, y êtes-vous restée longtemps? - ---En tout douze ans, mon enfant, pas moins!... J’y avais été appelée à -la mort de mon beau-frère, monsieur de Thiaz, vous savez... ma sœur -était seule! Et elle attendait un enfant, la chère femme! J’ai reçu ce -bébé-là dans mes bras et je suis devenue sa seconde mère... Hélas! je -n’ai regagné que trop tôt ma belle Bretagne. La pauvre Claire a rejoint -son mari... Et c’est alors que j’ai acheté le château, à ceux à qui vous -l’aviez vendu... - -Elle s’arrêta une seconde, puis elle dit encore: - ---Vous rappelez-vous ce séjour que vous avez fait à Vannes? Je vous ai -mené au Pardon... Étiez-vous gentil ce jour-là!... Un vrai petit prince -avec vos cheveux bouclés et votre blouse de velours bleu? - -Ah! certes, Bernard se rappelait la visite à Vannes... Et les macarons -que «tante Armelle» lui avait offerts au Pardon, et la jolie histoire de -_Belle-Étoile_ qu’elle lui avait racontée en rentrant, le soir... Il se -rappelait même que mademoiselle de Kérigan avait admiré ses belles -boucles châtaines et sa blouse de velours, et qu’il s’en était montré -flatté, le petit orgueilleux!... Un enchantement, ces heures passées -chez la généreuse cousine, dans l’antique maison où il y avait tant de -livres d’images, d’armoires et de recoins pleins de chatteries! Le nom -et le visage ami de la vieille demoiselle qui avait tout d’abord causé à -Bernard une impression d’étonnement mêlée de ressouvenir, réveillaient -maintenant dans sa mémoire toutes ces choses d’autrefois qui y avaient -dormi longtemps. - -Et il admirait l’enchaînement des circonstances qui l’avait conduit chez -cette respectable parente, un peu originale, mais bonne dans l’âme, au -moment où il déplorait son isolement absolu. - -Heureux de revoir une figure familière, il souriait, comprenant bien -qu’on ignorait Jacques Chépart à Plourné et que Bernard de Nohel était -demeuré, dans l’esprit de mademoiselle Armelle, le petit prince habillé -de velours du Pardon de Vannes... Un petit prince plus intéressant -peut-être depuis qu’il avait grandi, un petit prince qui avait dû -traverser bien des aventures de par le monde, et qui, arrivé au château -comme un héros de roman, s’y était encore poétisé du charme de ceux que -la mort a frôlés. - -Lui donnerez-vous encore des macarons, ma cousine? Il n’en a plus goûté -depuis Vannes. Lui raconterez-vous _Belle-Étoile_? On a perdu le secret -des contes bleus à Paris! - -Parlez, parlez, mademoiselle Armelle! C’est le petit Bernard qui vous -écoute: Jacques Chépart n’en saura rien. - -Cependant, le docteur se fâchait. - ---Assez causé! disait-il en grondant. C’est très mauvais pour les -malades les «jadis» et les «autrefois»! - -Mais il se trompait, le brave homme! les vieux souvenirs sont comme les -vieilles chansons: ils bercent et reposent. Ce qu’il fallait redouter -pour Bernard à l’égal d’un poison, c’étaient les heures solitaires, -favorables aux rentrées en soi-même, aux idées sombres, aux regrets. A -peine seul avec le domestique qui devait le veiller dans la chambre -voisine, le jeune homme oublia son contentement naïf de l’instant -précédent. - -Trop faible encore pour songer d’une façon précise au suicide et -reprendre le cours des pensées qu’avait interrompues sa maladie, il -s’abandonna à cette tristesse vague, et comme sans objet, que -recherchent les découragés, parce qu’ils y découvrent une sorte de -jouissance morbide. - -Quoiqu’il n’eût plus de fièvre et n’éprouvât aucun malaise défini, il -dormit mal. Dans un état intermédiaire entre le sommeil et la veille, il -attendait la venue de la petite mère-grand. - -Une angoisse inexprimable faisait battre son cœur trop vite. Les yeux -fermés, remuant les lèvres dans une supplication muette, il croyait par -moments sentir sur son front la petite main de l’aïeule, puis, déçu, il -fixait le portrait d’un regard intense, comme pour l’animer de sa propre -vie... Hélas! la chère vision s’était enfuie avec la fièvre. - -Blêmi par l’insomnie, très abattu par un ennui oppressant, Bernard eut -un soupir de soulagement, quand le docteur Le Jariel entra, vers neuf -heures, dans sa chambre. - -A peine assis au chevet du lit, ce dernier fronça les sourcils. - ---Les malades ne guérissent qu’autant qu’ils le veulent bien, monsieur -de Nohel, dit-il, cette nuit vous vous êtes fatigué la tête, je le -devine, avec un tas de soucis malsains, que vous auriez bien dû laisser -à Paris... - -Nohel répondit par un geste lassé. - ---J’ai passé des heures affreuses, docteur!... Cependant je me sens plus -fort qu’hier... Quel a été mon mal, en somme? N’ai-je pas le genou -bandé?... Depuis dix jours, je ne me rends compte de rien! - ---Vous avez eu une fièvre cérébrale... et vous avez encore, au genou, -une contusion, résultat de votre chute sur le gravier... Le tout ne sera -bientôt qu’un souvenir, si vous suivez mes prescriptions: le repos et un -calme complet. - ---Hélas! docteur, où trouver de tels remèdes? murmura Jacques Chépart. - ---Ici, pour le moment, monsieur de Nohel, dans le château où vous êtes -né, chez mademoiselle Armelle de Kérigan. - ---La plus digne et la meilleure des femmes, n’est-ce pas, docteur? fit -Bernard avec un sourire... Mon père l’aimait beaucoup et je me souviens -bien d’elle. - ---Votre père avait raison de l’aimer... Je ne lui connais qu’un travers -et bien inoffensif, son amour exagéré des romans. Elle discute toute la -soirée ceux qu’elle a lus toute la journée avec mademoiselle Louise, sa -demoiselle de compagnie... quitte à en rêver encore toute la nuit, comme -une jeune fille... Mais elle n’en est pas moins serviable et moins -dévouée... Vous savez qu’elle a tout quitté pour sa sœur dont elle a -élevé la fille? Elle a été un peu aussi la bonne marraine de mon neveu -Pierre, dont la mère était souvent souffrante, et elle réserve à la -charité les heures de loisir que toute provinciale convaincue donne à la -médisance... Ici, tout le monde l’aime et l’estime infiniment, moi le -premier... et bientôt, vous ferez comme tout le monde. - ---J’en suis persuadé... et, quoi qu’il arrive, croyez bien, docteur, que -je n’oublierai pas les soins que j’ai reçus ici... dit le jeune homme -d’une voix un peu tremblante. - ---Allons, du sentiment, à présent! s’écria M. Le Jariel, avec un sourire -clair sur son visage ridé. - -Et il fit mine de se lever pour s’en aller bien vite. - -D’un geste de prière, Bernard le retint. - ---Oh! docteur, ne me laissez pas seul!... Parlez-moi encore, parlez-moi -beaucoup pour m’empêcher de penser. - -Les cheveux tout blancs, le front bombé, le nez correct, la bouche -gracieuse avec je ne sais quoi de malicieux, les yeux un peu petits, -mais brillants comme des escarboucles sous des cils encore bruns, M. Le -Jariel offrait le type si séduisant du vieillard qui, resté affable et -devenu indulgent avec les années, sait toujours se rappeler qu’il est -vieux, sans jamais oublier qu’il a été jeune... - -Il avait repris son fauteuil près du lit, et tandis que, pour complaire -au convalescent, il causait au hasard de mademoiselle Armelle, de -Plourné, du château, de Jean-Marc et de lui-même, Bernard observait avec -intérêt cette physionomie fine et bienveillante. - -Le docteur connaissait bien Paris où il avait fait ses études de -médecine et passé ses années d’internat, il aimait la grande ville et -son mouvement perpétuel, mais il aimait aussi Plourné, le petit coin -poétique, et la mer, sa vieille amie! S’ennuyait-il parfois dans ce pays -perdu où les relations sociales comme les ressources intellectuelles -manquaient absolument? Ma foi, non!... Un vilain personnage, l’ennui! Et -d’ailleurs, règle générale, il n’y a pas de vies ennuyeuses, il n’y a -que des gens ennuyés, autrement dit, des esprits nuls ou de mauvaises -consciences. - -La besogne quotidienne, la musique, un jardin! Il y aurait là de quoi -remplir des journées de quarante-huit heures!... Puis le docteur avait -des amis, ce qui vaut mieux que des relations. Les uns, très humbles, -s’appelaient Kadio ou Yvonne, Loïc ou Dinorah... c’étaient les pêcheurs -de la côte. Les autres, très grands, s’appelaient Pascal ou Corneille, -Molière ou Victor Hugo... c’étaient les grands penseurs, les écrivains -de génie... - ---Tout cela ne m’empêche pas de regretter Paris, quelquefois... mais on -ne choisit pas sa vie; la grande affaire est de se contenter de celle -qu’on a. - -En prononçant ces derniers mots, M. Le Jariel avait attaché ses yeux -vifs sur Bernard qui, saisi d’une idée subite, demanda: - ---J’ai beaucoup parlé dans mon délire, n’est-ce pas? - ---Oui, beaucoup, répondit le docteur sans manifester aucun étonnement. -Vous disiez d’assez vilaines choses: que vous vouliez mourir, vous -tuer!... C’est souvent ainsi quand on a la fièvre... Se tuer! bel acte -de courage! Il avait raison le bonhomme Franklin: «Un commandant ne doit -pas déserter son poste, et le poste de l’homme, c’est la vie!» Il faut -vivre, jeune homme, bien vivre!... Et, ma foi, on s’en tire encore sans -trop de peine, si l’on a seulement un peu de ciel bleu dans le cœur! - ---C’est sans doute l’Idéal, que vous appelez ainsi? demanda le romancier -pessimiste, avec quelque ironie. - ---Oui, mon cher monsieur, c’est l’Idéal... Je suis de la vieille école, -moi!... On ne lit pas Schopenhaüer en Bretagne!... Oh! ce n’est pas que -j’aime les songeurs inactifs, ceux qui, sous le prétexte de je ne sais -quelle manie contemplative, marchent sans regarder à terre, les yeux -perdus dans l’azur, au risque de se casser le cou!... Vivent les -lutteurs et les braves, monsieur de Nohel!... Mais, où est le mal, je -vous prie, si on lutte avec un rêve dans l’âme, une sainte ambition dans -l’esprit... si, de la réalisation d’une conception noble et belle, on -fait le but de sa carrière?... Voyons, jeune homme, est-on jamais un -grand artiste, un grand poète, si l’on ne s’est pas créé un type du -beau? Un grand savant, si l’on ne croit pas à la science? Un philosophe -bienfaisant, si l’on ne croit pas à la vérité? Un homme, oui, tout -simplement un homme, dans la superbe acception du mot, si l’on ne croit -pas au bien, à l’honneur? si l’on n’a pas conscience de sa propre -personnalité, même très humble, dans l’univers très grand; si l’on ne se -dit pas que chaque vie humaine doit être pour quelque chose dans -l’avancement général de l’humanité!... Eh bien, le Beau, l’Utile, le -Vrai, le Bien qu’on rêve d’atteindre, guidé par le sentiment de la -dignité humaine, voilà ce que j’appelle l’Idéal!... Faire tendre vers ce -but les efforts de toutes ses facultés, voilà ce que j’appellerai donner -une raison d’être à sa propre existence. Et, maintenant, dites ce que -vous pensiez tout à l’heure, que je suis un vieux fou. - -Nohel eut un sourire et tendit la main au docteur. - ---S’il y avait dans le monde beaucoup de fous comme vous, personne -n’aurait plus envie de le quitter. - ---Phrase ambiguë qui ne signifie aucunement que vous me trouviez sage. - ---Je vous crois très sincère et très bon... et il y a des folies -sublimes. - ---Eau bénite de cour, mon cher malade! Vous me traitez tout bonnement de -provincial qui n’a rien vu!... Écoutez-moi pourtant... Si arriéré que je -puisse paraître, c’est à Paris, la ville pensante et agissante, que j’ai -appris à agir et à penser, vous pouvez vous fier à mon expérience: les -hommes ne sont pas si mauvais qu’ils le disent, si «décadents» qu’ils le -croient, si impuissants qu’ils voudraient l’être... Le malheur, c’est -qu’ils cultivent la désespérance... un mot nouveau, mais une vieille -plaie, dont on guérit si on le veut bien... Tenez, je voudrais pouvoir -vous fondre avec mon neveu Pierre... cet alliage de monsieur Tant-Pis -avec monsieur Tant-Mieux donnerait deux hommes parfaits ou près de -l’être... Ah! voilà un heureux vivant!... Rien ne l’étonne, rien ne -l’inquiète. Tout est beau, tout est bon, tout est vrai... Il a encore -moins d’idéal que vous celui-là, allez! - ---Est-ce que votre neveu habite Plourné, docteur? - ---Pierre est marin; il y a plus de trois ans que je ne l’ai vu... Il -reviendra prochainement, je pense, pour... - -Le docteur s’arrêta, puis acheva: - ---Pour nous retrouver tous... Et maintenant, adieu, monsieur de Nohel, -je ne sais trop si je vous ai distrait... Que voulez-vous, j’ai la manie -de la santé: drôle pour un médecin, n’est-ce pas? Et j’aime les âmes -bien portantes et les intelligences saines, autant que les tempéraments -solides et les corps vigoureux. - ---A demain, docteur, et merci... murmura le jeune homme. - -Il était bien loin d’être convaincu, mais les idées du docteur l’avaient -réconforté, ainsi que l’air vivifiant des plages ranime un instant les -malades, sans les guérir. Somme toute, il était vaguement satisfait de -rencontrer chez un homme d’esprit les illusions qu’il avait considérées -jusque-là comme puériles et presque sottes. - ---Une figure sympathique, ce philosophe sans le savoir! pensa-t-il. Si -j’avais un fils, je le lui confierais... Il en ferait très probablement -un Don Quichotte, mais à coup sûr, un honnête homme et, qui sait?... -peut-être un homme heureux. - - - - -IV - - -Le surlendemain, Jean-Marc demanda comme une grande faveur la permission -de saluer celui qu’il nommait encore son jeune maître. - -Le jardinier de Nohel avait vieilli depuis le temps où Bernard cueillait -des cerises. Sa taille s’était courbée, ses cheveux avaient grisonné, sa -peau brune et desséchée, prenant des teintes de terre, s’était étendue -sur la charpente osseuse de son visage, mais les mêmes yeux, pleins -d’une sorte de candeur sereine, brillaient au fond de ses orbites plus -creuses; un sourire de bonhomie franche égayait sa bouche dégarnie. - -Il ne voulait pas s’asseoir, le vieil homme! Debout, son chapeau à la -main, il parlait à Bernard, disant comme mademoiselle Armelle, ce mot -ravi de ceux qui se retrouvent après de longues années: «Vous -rappelez-vous?» Et Bernard se rappelait. - -Mais en dix ans, bien des choses avaient changé; la petite-fille de -Jean-Marc, une contemporaine de Bernard, avait épousé l’un des pêcheurs -de la côte... Le fidèle serviteur était arrière-grand-père, maintenant! -Combien on les aime ces petits, qui viennent quand on est déjà tout près -de s’en aller! - ---Et vous, monsieur Bernard, est-ce que vous ne nous amènerez pas un de -ces jours une belle jeune dame et de gentils marmots? - -Bernard sourit, en secouant la tête. - ---Non, mon pauvre ami, je ne suis ni marié, ni désireux de l’être -jamais... Ça vaut autant pour la femme que j’épouserais, va... Fais mes -compliments à ta petite-fille, je lui souhaite tout le bonheur possible -et à toi aussi. - ---Oh! le bonheur, fit simplement Jean-Marc, le bonheur, c’est ça: la -santé, une bonne femme qu’on aime, des enfants qui grandissent bien, du -travail, et puis, plus tard, quand on est vieux, des mioches qui vous -appellent grand-père... Je l’ai eue ma part de bonheur, allez! Et si -parfois la besogne a été rude, si l’on a souffert de l’hiver, si l’on a -eu des tourments--qui n’en a pas!--eh bien! on ne s’en est pas trop -plaint, et on a remercié Notre-Dame tout de même. - -«Allons, pensa Nohel, encore un philosophe; bien humble celui-là!... -Encore un être qui a son petit coin bleu dans le cœur!» - ---Donne-moi la main, Jean-Marc, fit-il à voix haute, tu es un bien brave -homme, mon vieux. - -Et le jardinier s’éloigna sans savoir pourquoi il était un si brave -homme d’avoir été heureux. - -A ce moment, mademoiselle Armelle entrait, le visage auréolé d’un grand -chapeau cabriolet, les épaules serrées dans une écharpe de crêpe de -Chine puce... Trop ridée, trop maigre, trop exsangue, ce n’était pas, à -vrai dire, une jolie vieille que mademoiselle Armelle. Mais le blanc -bleuâtre de ses bandeaux donnait un éclat à ses yeux noirs, et son -sourire, aux dents encore blanches, avait le charme indéfinissable d’une -grande bonté. - -Une grande bonté, tel était en effet le fonds de cette nature ingénue, -tel avait été le principe inspirateur de toute la vie de mademoiselle -Armelle. - -Née avec un cœur aimant, bercée dès la prime jeunesse par les -exaltations passionnées et le rythme enchanteur des _Méditations_; très -romanesque, ainsi que toutes les jeunes filles de sa génération, elle -avait aimé, à dix-huit ans, un jeune homme simple et bon comme elle, -Louis Le Jariel, le frère aîné du docteur, mais le pauvre amoureux -n’ayant pour toute fortune qu’une place de comptable chez un négociant -de Vannes, M. de Kérigan lui avait refusé sa fille... et les années -s’étaient enfuies. - -Louis n’avait pas oublié Armelle, cependant il avait fait un beau -mariage, il avait épousé la fille de son patron, une brave jeune fille -qui méritait son affection. Un adieu aux rêveries sentimentales, ce -mariage, une entrée dans la vie positive! Armelle resta dans le cœur de -Louis, comme une image très fine et presque immatérielle, comme un -symbole de sa jeunesse devant lequel son souvenir aimait à se -prosterner, mais il fut heureux avec sa femme, il adora ses enfants. - -Mademoiselle de Kérigan, elle, n’avait pas eu le courage de renoncer à -son idéal; pour lui rester fidèle, elle avait éconduit tous les -épouseurs. Le mariage raisonnable seulement, le mariage sans un amour -infini qui le conclue entre deux âmes avant qu’un contrat le consacre -aux yeux du monde, lui inspirait une invincible horreur. Elle préféra -vouer son cœur au rêve qui ne s’était pas réalisé. - -Quand elle revint de Lille, déjà vieille, ayant donné à sa sœur douze -années de sa vie--douze années de cette tendresse exclusive qui était le -parfum de son âme passive--des relations très amicales s’établirent -entre elle et le ménage Le Jariel qu’elle avait d’abord perdu de vue. -Elle aima madame Le Jariel qui était faible et délicate; elle aima -Berthe et Pierre, les enfants nés du mariage qui avait détruit toutes -ses espérances, et elle trouva cela très simple. Plusieurs années après, -M. Le Jariel mourut, et quand madame Le Jariel s’éteignit à son tour, ce -fut en recommandant ses enfants au docteur et à mademoiselle Armelle. La -vocation de Berthe et celle de Pierre étaient alors depuis longtemps -arrêtées. L’une entra au couvent, l’autre fut marin, mais mademoiselle -de Kérigan les suivait du cœur dans leur nouvelle vie; elle remplaçait -la mère qui n’était plus. - -Chose étrange, aucun chagrin, aucune déception n’avait aigri cette âme -de femme! Séparée de celui qu’elle aimait, puis presque oubliée, presque -trahie, Armelle croyait encore aux amours éternelles, et elle avait un -beau sourire sans amertume, lorsqu’elle rencontrait dans la campagne -deux amoureux qui se tenaient par la main... A soixante ans, elle se -formait encore, de la vie, la même idée qu’à seize. La vie, à ses yeux, -c’était un joli roman où, au dénouement, tout le monde devait être -heureux. Les romans, le docteur l’avait bien dit à Bernard, étaient la -faiblesse de mademoiselle Armelle; son imagination avait su lui créer, -dans les fictions dont elle recherchait le charme, une seconde destinée -plus clémente que la première, et elle jouissait d’un vrai bonheur et -elle pleurait de vraies larmes avec les héros dont on lui contait le -malheur ou la félicité. - -Mais, cette double existence dans le domaine du faux et du conventionnel -autant que les dispositions naturelles du caractère de mademoiselle de -Kérigan avaient fini par annihiler, chez cette excellente personne, le -peu qui lui avait été départi de sens pratique applicable à la direction -générale de la vie; l’esprit romanesque, s’il n’est pas contenu par la -raison, est un danger, le docteur le savait bien et il avait pu le -constater une fois de plus, et il en soupirait dans son amitié pour la -vieille demoiselle... dans son amitié pour ceux qu’elle aimait surtout. -Bernard, qui était moins bien renseigné que M. Le Jariel et qui allait -moins au fond des choses, s’amusait au contraire de cette fraîcheur -d’imagination qui avait survécu à la soixantième année et il admirait -que quelqu’un pût se désintéresser momentanément de la réalité d’une -façon assez complète pour vivre au pays des nuages, dans un contentement -presque absolu. - -Il aimait la figure distraite et souriante de «tante Armelle»; en voyant -la vieille cousine s’avancer dans le petit salon où il était autorisé à -passer quelques heures sur un fauteuil, il eut un regard joyeux et fit -instinctivement le mouvement de se lever. - ---Restez, restez, par grâce, mon enfant! s’écria-t-elle. - -Et elle continua, parlant comme toujours très vite et à bâtons rompus: - ---Vous avez encore pauvre mine, Bernard, et vous avez maigri -terriblement... Comme vous voilà changé par dix jours de maladie!... Le -docteur trouve que vous avez besoin de distractions... il veut qu’on -vous tienne compagnie, qu’on cause avec vous... Il a raison, mais voyez -le contre-temps, voilà que j’ai promis une visite à la sœur de monsieur -le curé... Enfin, je vais vous envoyer Janik; elle fait une tournée de -pauvres; je pense qu’elle va rentrer... Jeanne de Thiaz, vous savez, la -fille de ma sœur. C’est une bonne petite fille. Ah! bien plus pratique -que sa tante!... En attendant, voulez-vous un livre?... _Dette de -haine_... C’est de monsieur Ohnet? (Elle prononçait Ohnette.) un peu -scabreux... mais bien intéressant! conclut-elle en interrogeant Nohel du -regard. - ---Mon Dieu, ma cousine, je tâcherai de ne pas trop m’en effaroucher, -répondit le jeune homme avec un grand sérieux, et, bien que je regrette -infiniment cette promesse à la sœur du curé, je vous remercie de votre -attention dont je profiterai volontiers. - -Mais il n’avait nulle envie de lire ni le roman de M. Ohnet, ni aucun -autre roman... Aux premières pages, il posa le volume et essaya, -vainement aussi, de penser au roman qu’il écrivait lui-même. Son cerveau -se refusait à tout travail; involontairement il songeait au portrait de -la petite mère-grand, dont l’apparition restait pour lui un mystère. - -Car enfin, Bernard avait vu, bien vu, et toute jeune, toute jolie, sa -trisaïeule, l’arrière-grand’mère de la vieille demoiselle Armelle! Il -lui avait parlé, elle avait répondu; et il se rappelait cette -conversation, comme un fait réel... Était-il possible qu’une -hallucination laissât un souvenir si net? Qu’une simple illusion eût -emprunté tant de vie à la fièvre? - -Plusieurs fois, le jeune homme avait été sur le point de tout raconter -au docteur Le Jariel et de lui demander la confirmation scientifique -d’un incident qui paraissait presque surnaturel; la crainte d’être -traité de visionnaire l’avait arrêté. Il se jugeait bien naïf d’attacher -tant d’importance à une chimère de malade, et, cependant, il ne -parvenait pas à analyser l’impression complexe, insaisissable, qu’il -éprouvait encore, quand il dévorait du regard pour l’interroger, ce -portrait, cette chose insensible qui ne pouvait pas lui répondre. - -On frappait à la porte. - ---Entrez, dit-il distraitement. - -Mais il restait plongé dans sa méditation inquiète. Mentalement, il -parlait à la riante image: - -«Si vous saviez, petite mère-grand, combien je vous aime, et quel bien -vous me feriez si vous viviez encore, jeune et ravissante comme vous -voilà!... Vous me diriez sans doute ce que me disait l’autre jour -monsieur Le Jariel, mais ce ne sont pas les plus vieux curés qui -prononcent les meilleurs sermons, et votre voix plus tendre que la -sienne me persuaderait mieux! Ah! petite mère-grand, petite mère-grand, -si vous reveniez encore!» - -Puis, par hasard, au milieu de cette invocation, Nohel tourna la tête; -un cri à peine étouffé lui échappa... - -C’est que la petite mère-grand était là, debout dans la pièce -ensoleillée, avec sa robe rose à rubans vert pâle. - -Vaguement, Bernard pensa qu’à force de concentrer sur le même point son -esprit énervé, il retrouvait le délire des jours de fièvre... Les -poètes, les artistes, tous les êtres impressionnables ne traversent-ils -pas des crises déconcertantes?... - -Mais la sensation avait été trop inattendue et trop vive; au moment même -où la petite mère-grand allait lui parler, Nohel s’évanouit... - -L’odeur astringente du vinaigre lui fit ouvrir les yeux. Une voix lui -disait: - ---N’ayez pas peur, je vous en prie, monsieur de Nohel... Je ne suis pas -un fantôme, je suis Jeanne de Thiaz, Janik, votre cousine, voilà tout! - ---Jeanne de Thiaz! murmura-t-il... Oh! pardon, mademoiselle... je suis -plus faible qu’un enfant. - -Il essayait de sourire, et il regardait la jeune fille, tout en pensant -au portrait de l’aïeule qui riait dans son cadre Empire. - ---Ne vous excusez donc pas, reprit la petite voix claire. Un malade qui -s’évanouit, rien de plus naturel. Mais je suis désolée, moi! - -Doucement, Bernard avait pris des mains de Janik le mouchoir imbibé de -vinaigre, et il se le passait lui-même sur les lèvres et sur le front. - ---Êtes-vous mieux maintenant? - ---Mieux, beaucoup mieux... merci... - ---Vous voilà moins pâle, c’est bon signe! - -Il y eut un silence. Maintenant, Bernard détaillait curieusement le -costume d’aïeule de Jeanne... Était-ce bien un costume d’ailleurs? - -Les modes modernisées de l’Empire et du Directoire étaient en grande -vogue, et, depuis plus d’un an, Bernard avait rencontré dans les rues de -Paris quantité de jeunes filles dont les robes longues, les hautes -ceintures et les manches bouffantes ne l’avaient nullement surpris. - -Non vraiment, elle n’avait rien d’étrange pour un homme lucide, cette -robe de mousseline rose garnie de rubans; c’était une robe d’été très -gentille, rien de plus! - ---Si vous vouliez me dire... m’expliquer? demanda-t-il. - -Mademoiselle de Thiaz se mit à rire d’un rire gai. - ---Vous expliquer ma robe de grand’mère qui vous préoccupe encore! bien -volontiers... Ma tante Armelle a toujours trouvé que mes traits -rappellent un peu ceux de Jeanne de Nohel, notre aïeule, et, la mode -aidant cette année, elle s’est donné le plaisir de rendre la -ressemblance plus frappante, en copiant pour moi le costume du portrait. -Voilà tout le prodige, et c’est très innocemment que j’ai joué un rôle -parmi les visions que vous suscitait la fièvre. Mon tort est de ne pas -avoir pensé aujourd’hui que votre convalescence est bien récente et -qu’ainsi vêtue je pouvais encore vous causer de l’effroi. - ---De l’effroi, mademoiselle! répondit Bernard. Mais figurez-vous que -votre première apparition a été le salut pour moi. Il m’a semblé que, -bien réellement, la petite grand’mère du portrait descendait du cadre -pour me guérir et me consoler... et je l’aimais tant, quand j’étais -enfant, ce portrait!... C’est qu’il était un peu ma conscience... - ---Votre conscience? répéta Janik étonnée. - ---Une invention de ma nourrice, qui tirait parti de mon imagination très -vive... - -Et le jeune homme raconta le rôle important qu’avaient joué, dans son -éducation première, les lèvres doucement sévères et les yeux rieurs de -la petite mère-grand. - ---Croyez-moi, mademoiselle, ajouta-t-il moitié sérieux, moitié railleur, -ne la regrettez pas votre jolie robe rose, vous qui venez de visiter les -pauvres et qui aimez à faire la charité... ne la regrettez pas, elle a -rendu un homme à là vie. Est-ce une bonne œuvre qu’elle a accomplie là? -je ne sais... mais peut-être, après tout était-ce Jeanne de Nohel -elle-même qui vous envoyait vers moi... - -Janik s’était assise en face de Bernard; elle écoutait, les mains -croisées sur ses genoux. - ---Je le crois, répondit-elle. Et, si notre aïeule m’a choisie pour vous -faire du bien, j’en suis très heureuse, monsieur de Nohel. - -Elle ne semblait nullement embarrassée de la gratitude enthousiaste de -ce grand jeune homme, dont la voix mâle lui parlait si affectueusement. -On lui avait appris à plaindre ceux qui souffrent et Bernard souffrait. -Elle avait donné à ce front brûlant la fraîcheur de sa main, à cet -esprit chagrin la pitié de son cœur, et elle n’éprouvait aucune gêne de -ce qu’elle avait fait si simplement, dans sa bonté juvénile où déjà des -instincts de mère s’éveillaient. - -Cependant, Nohel s’étonnait, peu accoutumé à cette candeur tranquille; -la petite mère-grand restait pour lui une créature à part, et il se -surprenait à lire en elle, comme en un livre grand ouvert. - -Blonde, fine, avec des yeux bleus dont l’expression égayait parfois tout -le visage sans que la bouche s’en mêlât, Jeanne de Thiaz ressemblait -beaucoup au portrait de l’aïeule, mais, bien que son teint fût rose et -son corps très frêle, on sentait qu’elle avait dépassé l’âge indécis de -seize ans. Sous la douceur du regard, on devinait une pensée profonde; -la bouche, toute petite, exprimait la fermeté. Des paroles jeunes, -sincères, toujours sages et droites, pouvaient seules entr’ouvrir ces -lèvres mignonnes, si nettement dessinées. - -Cette enfant de vingt ans était sans doute très réfléchie et très bonne, -soumise aussi, mais un peu indépendante, comme tout être vraiment -intelligent. Quelles qu’eussent été les influences qui s’étaient -exercées sur elle et qu’elle avait probablement subies dans une certaine -mesure, Janik avait dû dégager sa propre personnalité du chaos des -conseils et des exemples d’autrui: voilà ce dont Bernard était -convaincu... Et combien la jeune fille lui semblait jolie avec cet air -qu’elle avait d’ignorer son charme! Charme si pénétrant et si doux qu’on -avait peur de l’écraser, en le décorant de ce grand mot: beauté. - ---Vous avez été une vraie sœur pour moi, dit encore Bernard, et je suis -si peu habitué à la sollicitude, que je ne sais comment vous en exprimer -ma reconnaissance, mademoiselle. - ---Je ne veux pas de votre reconnaissance, que je n’ai pas méritée, mon -cousin Bernard, répondit-elle. Donnez-moi plutôt votre amitié en échange -de la mienne... voilà ce que j’accepterai de tout mon cœur... - -Elle souriait toujours des yeux et aussi des lèvres, et Bernard comprit -que c’était bien, en effet, de tout son cœur qu’elle disait: soyons -amis! - -Depuis ce jour, la guérison avança à grands pas. A cause de son genou -blessé, Bernard était encore condamné à l’immobilité, mais il ne s’en -plaignait pas et l’affection que lui témoignait mademoiselle Armelle lui -semblait si sincère, que ses premiers scrupules de faire un aussi long -séjour chez la vieille demoiselle s’étaient rapidement évanouis. - -A demi couché dans une bergère, faible et docile comme un enfant, il se -complaisait dans une sorte de passivité qui était un repos. Dans le -salon, autour de lui, mademoiselle de Kérigan et sa lectrice -travaillaient pour les pauvres; M. Le Jariel, debout, le chapeau à la -main, retardait son départ, avec d’interminables causeries; et Janik -glissait d’un bout à l’autre de la pièce, offrant au docteur une chaise -qu’il refusait énergiquement, dévidant l’écheveau de la tante Armelle, -ramassant les ciseaux de mademoiselle Louise ou préparant l’ouvrage -qu’elle allait coudre elle-même, de ses petits doigts qui voltigeaient -en tirant l’aiguille. - -Le ciel pur et comme lavé de soleil avait des douceurs opalines... Par -la fenêtre ouverte, la brise apportait des parfums de fleurs, mêlés -d’effluves salins... On entendait, très bas, le bruit de la mer; et -c’était comme un accompagnement en sourdine, au pépiage des oiseaux dans -les arbres. - -Calme et silencieux, jetant un regard presque heureux sur ce cercle -familial dont lui, l’inconnu d’hier, il était devenu le centre, Bernard -goûtait le plaisir intraduisible des convalescents, cette impression de -bien-être qui les envahit peu à peu et augmente insensiblement en eux -comme si la vie pénétrait, distillée goutte à goutte, dans leurs veines; -cette langueur délicieuse qui les enveloppe, cet émerveillement qui les -ravit devant la lumière, cette joie gourmande qu’ils trouvent à respirer -l’air qui les grise!... Plaisir purement sensuel--du moins Bernard le -pensait ainsi, puisqu’il savait qu’au moment même où son être physique -jouissait de recouvrer la vie, son être moral aspirait encore au -néant,--plaisir instinctif, mais très subtil, très étrange, séduisant -comme un paradoxe, pour ce dégoûté de l’existence! - -Avant de se mettre à coudre, Janik s’approchait du jeune homme, plaçait -un coussin sous sa tête et repoussait légèrement le battant de la -fenêtre, qui pouvait gêner ses mouvements. - -Il la regardait s’acquitter de ces soins, la remerciant des yeux. - ---Êtes-vous bien ainsi? - ---Très bien... ah! si bien! soupirait-il les yeux demi-clos. - -Et il pensait: - -«A demain la désespérance! Puisque la terre nous réservait encore -quelque chose de doux, de nouveau, d’inconnu, savourons cette dernière -coupe: la mort après!» - - - - -V - - -La mort après!... En attendant, les heures lui semblaient charmantes, -dans le vieux salon jonquille dont chaque meuble, chaque bibelot -d’étagère, lui devenaient familiers. - -Le babillage de mademoiselle Armelle le distrayait, la conversation du -docteur, dont les idées très arrêtées étaient une source de discussions -continuelles, l’intéressait sans le fatiguer. - -Puis surtout il y avait Janik. - -La maladie n’avait pas étouffé le psychologue en Bernard; il étudiait la -jeune fille. Étude bien peu compliquée que celle-là; mais attachante -pourtant, et pleine de révélations délicieuses pour ce blasé de Jacques -Chépart. - -Auparavant, chaque fois qu’il avait tenté de comprendre un caractère de -femme, il avait remarqué qu’un intérêt de lutte s’était mêlé peu à peu à -l’intérêt philosophique qu’il avait recherché d’abord. Le sujet -sollicité s’était dérobé à son observation ou, plus souvent, avait -essayé de la dérouter... Avec Janik, rien de semblable. La petite -mère-grand, dont les joues roses et veloutées comme une pêche ignoraient -la poudre de riz, ne fardait pas plus sa pensée que son visage. Et -d’ailleurs, qu’eût-elle caché de son âme toute blanche? - -A mesure qu’il connaissait mieux M. Le Jariel, Nohel s’expliquait -l’influence bienfaisante qu’avaient pu exercer sur le caractère de -mademoiselle de Thiaz, les idées du vieux philosophe. - -Sans doute, c’était l’excellent docteur qui avait fortifié chez sa -petite amie cette belle santé du cœur et de l’intelligence, qu’il -estimait à l’égal de celle du corps; c’était lui qui avait développé -dans l’esprit de la jeune fille le mélange d’enthousiasme et de raison, -de suave poésie et de saine prose, qui en faisait le charme et la -supériorité. - -Janik aimait les beaux vers et la belle musique, la nature bretonne et -les chants infinis de la mer; elle aimait les rêveries calmes à la nuit -tombante, dans le parc endormi; elle aimait la fontaine de madame Marie -et les mystérieuses légendes du pays, le mysticisme passionné des poèmes -armoricains où l’amour et la religion parlent le même langage.... Mais -elle savait admirer les étoiles sans les chercher ensuite en plein midi. -Comme une petite plante vivace, elle tenait à la terre, tout en -balançant sa jolie tête au vent du ciel. - -Mademoiselle Armelle lui reprochait un peu d’être «pratique»; elle -l’était en effet, mais non pas au sens mesquin du mot. Le positivisme de -Janik n’allait pas au-delà d’un bon sens très fin. Elle raisonnait -beaucoup, sans être aucunement raisonneuse, et ses jugements dénotaient -une sorte d’optimisme serein, fait d’indulgence pour les autres, -d’espoir en la vie et de confiance en Dieu. - -Elle semblait heureuse, contente surtout dans son existence monotone. En -la suivant dans le cours de ses occupations journalières, Bernard se -redisait cette pensée de Renan qu’il s’était amèrement répétée devant la -boîte aux pistolets: «Le bonheur dans la vie, c’est le dévouement à un -devoir ou à un rêve!» - -C’était l’accomplissement d’un devoir ou plutôt d’une série de devoirs -tout simples, qui faisait le bonheur paisible de cette enfant. - -Entourer d’affection sa vieille tante et le docteur Le Jariel qu’elle -aimait comme un père, égayer la maison de fleurs et de chansons, -soulager les malades, aider les pauvres, être la lumière et la gaieté du -coin de terre où s’épanouissait sa jeunesse, telle était la vie de -Janik! - -Mais avait-elle un «rêve»? - -C’était peut-être le seul secret de ce front pur, et Bernard le -respectait. Il respectait aussi la bienheureuse quiétude morale de -mademoiselle de Thiaz. Mais, chose étrange, autant il évitait lui-même -les conversations qui eussent donné accès à sa verve de pessimiste, -autant la jeune fille semblait les rechercher. - -Bravement, elle se heurtait aux doctrines désespérées, les combattant -avec les arguments tout spontanés que lui inspirait son cœur de femme -bonne et honnête. Nohel l’écoutait avec patience. Elle était bien -toujours la petite mère-grand, grondeuse ou souriante, et, parfois, -Jacques Chépart se figurait n’avoir plus qu’un souci au monde: ne point -attrister cette bouche enfantine, mettre un rayon dans ces yeux bleus! - -Un jour, à propos d’un livre qu’avait raconté mademoiselle Armelle, -Janik, avec une exagération juvénile, traita d’acte méprisable le -suicide du héros que sa tante avait porté aux nues... Bernard, oubliant -que mademoiselle de Thiaz n’ignorait peut-être pas les douloureux -projets qu’il avait révélés au docteur dans le délire, la contredit très -posément, comme si la question n’avait eu pour lui qu’un intérêt banal. - -Un peu pâle, les narines frémissantes, la jeune fille s’anima: - ---Mais c’est une lâcheté, s’écria-t-elle. Et vous excusez cela! - ---J’excuse l’homme qui se débarrasse volontairement d’une vie inutile, -oui. - ---Une vie inutile! Qu’appelez-vous une vie inutile d’abord? Est-ce que -chaque existence n’a pas son utilité, comme toute chose en ce monde, -comme le plus humble des animaux et la plus frêle des plantes?... Mais, -la mission consciente ou instinctive assignée à chaque être, l’effet -demandé à chaque cause, il me semble à moi que c’est le principe de la -sagesse divine, la grande loi de l’univers! - -Cette ardeur amusait le jeune homme. - ---Je vois qu’en bonne chrétienne, vous voudriez me ramener tout -doucement à Dieu, et peut-être même à notre sainte Anne d’Auray, -n’est-il pas vrai, ma petite cousine? - -Elle rit gaiement avec lui. - ---Qui sait, mon grand cousin!... Mais, quoi qu’il en soit, permettez-moi -de vous dire qu’en parlant d’un but proposé ici-bas à tout être, ce -n’est pas uniquement au point de vue religieux que je me place... au -point de vue chrétien encore bien moins!... Car, je crois qu’un Hindou, -ou même un sauvage du Congo, a sa mission comme vous et moi... seulement -c’est une mission en rapport avec ses facultés et l’état de civilisation -de son pays. De toutes les idées religieuses, plus ou moins -contestables, je ne garde en vous parlant ainsi que celle de Dieu, parce -que, sans elle, il n’y a plus ni bien, ni mal, ni morale, ni conscience, -ni rien!... Vous croyez bien à la conscience, mon cousin? - ---Dans une certaine mesure, oui. - ---Comment cela, dans une certaine mesure? - ---Je crois que la conscience, c’est-à-dire l’idée du bien et du mal, est -une sorte de convention tacite dont les conditions diffèrent selon les -pays, les climats, la race et la civilisation des peuples. En un mot, je -crois que la conscience de votre sauvage du Congo n’est pas du tout -faite comme la mienne. - ---Comme la vôtre! ah! j’aimerais bien savoir comment elle est faite, la -vôtre? - ---Oh! le mieux du monde, je vous assure... Elle est blonde, très jolie, -et porte à ravir une robe couleur d’aurore. - ---Quelle folie! - ---Elle est très douce et très sage, elle me parle d’honneur et de -devoir... Ah! ce n’est pas elle qui me conseillerait d’imiter les -habitants d’un pays dont parle je ne sais plus qui!... des hommes très -bien intentionnés, qui tuent leur père, dès qu’il est vieux!... C’est -l’usage... Que dites-vous de cet usage-là, Janik? - ---Je dis, mon cousin, qu’il est possible d’aboutir au mal en cherchant -le bien... Ces pauvres sauvages veulent éviter à ceux qu’ils aiment les -tourments de la vieillesse; le sentiment qui les pousse à un meurtre -odieux est le même qui nous inspire les soins et les respects dont nous -entourons nos parents... Ce qu’on ne peut nier, c’est l’idée plus ou -moins juste, mais innée chez tous les hommes, du bien qu’on doit -réaliser, du mal qu’ont doit combattre... la loi morale enfin!... Mais -vous m’éloignez toujours de mon sujet! - ---Allez, allez, petit philosophe. - ---Je ne vous raconterai point de vilaines histoires de sauvages, moi, -mais plutôt je vous citerai le bon Gourville, le secrétaire du prince de -Condé, si je ne me trompe. Il disait, lui, dans sa simplicité franche, -que les hommes, comme les plantes, «ont leurs propriétés particulières -et que le bonheur pour eux est d’avoir été destinés, ou de s’être -destinés eux-mêmes, aux choses pour lesquelles ils étaient nés»... N’y -a-t-il pas une grande science de la vie, dans cette petite phrase?... -Vous m’accordez bien qu’il y a des différences de caractères, de goûts, -d’aptitudes, entre les hommes? Pourquoi ces facultés, ces «propriétés -particulières», comme dit Gourville, nous ont-elles été confiées, si ce -n’est pour que nous travaillions, chacun selon notre pouvoir, en vue de -l’intérêt de tous; si ce n’est pour que nous trouvions, dans la voie -pour laquelle nous sommes créés, ce sentiment du devoir accompli, qui -donne une satisfaction profonde, à défaut de bonheur?... Non, mon cher -cousin, il n’y a pas de lâcheté permise; les inutiles, ce sont les -égoïstes ou les paresseux... Donc, personne n’a le droit de se tuer!... -Vous voyez qu’il ne s’agit là, ni d’une religion, ni d’une autre, mais -seulement de l’avenir de la société et de la civilisation, du progrès -matériel que réalise chaque jour celle-ci, du progrès moral que pourrait -réaliser celle-là!... Allons, vous croyez bien au progrès, Bernard? -demanda mademoiselle de Thiaz en riant. - ---Je vais vous révolter: qu’appelez-vous «progrès»?... Est-on plus -heureux aujourd’hui qu’il y a quatre mille ans? - -La jeune file secoua la tête. - ---Vous êtes incorrigible! Je vois que vous ne croyez à rien, Bernard! - ---Si, répliqua-t-il, je crois en vous. - ---Belle croyance! - -Alors il devint sérieux, et, regardant Janik: - ---Ne riez pas, dit-il, j’ai trente ans, et vous êtes la première femme à -laquelle j’ai dit cela... C’est une victoire que vous remportez sur -l’esprit du doute! - -De telles conversations ne laissaient pas Nohel moins sceptique en -matière philosophique; ses idées s’appuyaient sur des bases trop -anciennes pour être aussi facilement ébranlées par une enfant ignorante. - -Cependant, cette petite phrase «Je crois en vous» était bien, en effet, -une conquête de Jeanne. - -Dans le Paris élégant où il avait vécu, le romancier s’était trouvé à -même d’étudier le monde des jeunes filles, et, comme il en avait observé -attentivement quelques-unes, il avait cru pouvoir les juger toutes. - -Avec une assurance un peu présomptueuse de psychologue, il s’était créé -une opinion sur ces petites personnes, qui d’ailleurs ne l’intéressaient -que médiocrement. - -Il y a, pensait-il, deux sortes de jeunes filles: les fausses Agnès, -très nombreuses, et les véritables Agnès, beaucoup plus rares. - -Les premières cachent, sous un masque d’innocence paisible ou hardie, -des curiosités malsaines. Elles ont beaucoup lu ce qu’on lit en -cachette; elles ont beaucoup causé avec leurs petites amies, tout bas, -dans les coins; et comme elles ont respiré le fruit défendu, comme elles -en aiment le parfum, il est probable que, devenues femmes, elles -voudront en connaître le goût. - -Les secondes, plus sévèrement surveillées, ou moins développées surtout, -sont sincères avec leur mine ingénue... Elles ne lisent que des romans -anglais et des feuilletons de journaux de modes, elles ne récoltent pas -les confidences des petites amies... En un mot, elles ignorent tout du -monde et s’ignorent elles-mêmes... Mais, un jour, brusquement, on les -jettera dans la vie, comme de pauvres soldats désarmés dans la bataille. -Alors, qu’adviendra-t-il? - -Un sourire sarcastique était la conclusion de ces réflexions de Jacques -Chépart. - -Depuis longtemps, il avait voué aux femmes en général une sorte de -mépris indulgent. Il les avait considérées comme de faibles êtres, -mobiles, inconséquents et mal équilibrés toujours, vertueux ou pervers, -innocents ou coupables selon le tempérament, le jeu des circonstances -ou, tout simplement, l’occasion. - -Mais, Janik avait paru. - -Elle ne posait pas à la pensionnaire, Janik! elle ne rougissait pas à -tout propos, elle baissait rarement les paupières pour voiler son -regard; mais comme elle était bien _jeune fille_ dans ses paroles, dans -sa contenance, dans sa voix! En rencontrant ses yeux qui rayonnaient -d’une pureté sereine et pour ainsi dire consciente d’elle-même, Bernard -se disait,--et c’était spontané, presque involontaire: «Cette enfant -sera une honnête femme! Bonne, aimante, loyale, elle restera, quoi qu’il -arrive, la paix, la joie et l’honneur de son foyer!» - -... Oui, la petite mère-grand avait remporté une grande victoire!... -Car, croire en la femme c’est croire en l’amour et en la famille; c’est -croire au bonheur dans le devoir; c’est presque croire en Dieu! - -... Et c’étaient encore avec Janik des causeries plus douces, moins -tendues, des lectures... les idées nouvelles, les formules encore -inaccomplies de la pensée moderne, que Bernard expliquait à la jeune -fille tandis qu’elle l’écoutait attentive, les yeux pleins d’une -interrogation confiante... puis des échanges d’impressions et de -surprises joyeuses en s’apercevant que parfois elle et lui sentaient de -même... Si bien qu’un matin, quand M. Le Jariel qui allait partir pour -Bordeaux où l’appelait une affaire, eut conseillé à son malade les -longues promenades au grand air qui achèveraient sa convalescence, -Bernard s’étonna que cette convalescence se fût trouvée si vite en passe -d’être achevée... - ---Nous irons à la «Fontaine de Marie», s’écria mademoiselle de Thiaz. - - - - -VI - - -Dans les champs, les genêts embaumaient brillant au milieu du feuillage -comme des reflets du soleil... Un berger jouait du biniou sur les bords -du chemin pierreux où croissaient des bruyères, tandis que les petites -vaches fines et nerveuses de son troupeau paissaient autour de lui, -calmes, les yeux ternes, faisant tinter à chaque mouvement de leur tête -une clochette dont le son grêle s’enfuyait au loin porté par la brise de -mer. - -Près d’une chaumière, à quelques pas de la Fontaine, deux enfants -jouaient «à la procession»... Leurs cheveux blonds, couronnés de -pâquerettes, nimbaient des visages rieurs; ils marchaient d’un pas -drôlement solennel dans le sentier jonché de fleurs effeuillées, l’un -pressant de ses mains dévotement croisées un chapelet de Sainte-Anne, -l’autre portant dans la main droite un long pissenlit bien ouvert, dont -la tige toute droite et coiffée de jaune ardent, simulait un cierge -allumé... Bernard et Janik s’arrêtèrent, tous deux gagnés par -l’influence douce de cette nature bretonne un peu primitive dans sa -mélancolie, de cette scène gracieuse un peu mièvre dans sa poésie -inconsciente. - ---Le printemps qui passe! s’écria Bernard. - -Et, avec une gravité souriante, il se découvrit. - -Les pleurs de madame Marie tombaient goutte à goutte dans une vasque -naturelle enjolivée de plantes aquatiques... Un grand rayon d’un vert -doré tombait des arbres comme d’un vitrail d’église. - ---Voici l’eau de Jouvence, Bernard: voulez-vous en éprouver la vertu? -demanda mademoiselle de Thiaz. - -Pour toute réponse, Nohel s’agenouilla sur la mousse, et sa main plongea -dans l’eau limpide dont il rafraîchit son front et ses yeux. - -Pendant un instant, la fontaine, troublée, ne refléta plus que vaguement -la teinte foncée du feuillage et le bleu clair du ciel. De petites -rides, nombreuses et serrées, brouillaient les contours et trompaient -les yeux... Puis, tout se calma, et, dans le miroir redevenu clair, le -jeune homme aperçut son image. - -Une barbe châtaine, très soyeuse, encadrait son visage, qui avait pris, -en s’émaciant, je ne sais quelle grâce attendrie. Ses traits étaient -reposés, sa bouche avait perdu le pli amer des désenchantés; dans ses -yeux agrandis, une lueur brillait... quelque chose comme un reflet de la -chaude lumière qui avait ranimé son cœur. - -Le Bernard de la «fontaine» ne ressemblait guère à celui que Jacques -Chépart avait vu à Paris. Cependant, Nohel tressaillit, poigné par un -souvenir. - -Alors la tête blonde de la petite mère-grand, qui se penchait au-dessus -de lui, vint se dessiner à côté de la sienne, dans la fontaine apaisée. - ---Le charme opère-t-il? dit-elle. - -Bernard se leva vivement et saisit les deux mains de la jeune fille. - ---Le charme, c’est vous! s’écria-t-il. - -Elle avait rougi. Sans brusquerie, mais fermement, elle dégagea ses -mains de celles qui les étreignaient. - ---Comme vous voilà bien, Bernard! Toujours un peu fou, dans vos -meilleurs moments, fit-elle. Le charme dont vous parlez, ce sont les -contes bleus de vos premières années, que vous avez retrouvés ici et qui -vous ont rafraîchi l’esprit, comme de belles brises printanières! C’est -l’atmosphère d’affection dans laquelle vous vivez à Nohel... C’est -peut-être aussi le portrait de la tourelle qui vous fait de la morale -quand vous n’êtes pas sage... - ---Oui... mais qui me sourit quand je le suis... Janik, vous avez la -bouche des jours où le petit Bernard était méchant... Pourquoi? - -Soudain, elle pâlit un peu. - ---Vous vous trompez, dit-elle. - ---Est-ce parce que je vous ai dit que vous m’avez fait du bien? - ---Non, Bernard. - ---Vous m’avez prêché de si gentils sermons, Janik, que maintenant, je me -prends à concevoir la vie, fière, laborieuse, utile, que vous rêvez. -Vous m’avez parlé de bonheur, et, depuis, mon cœur a des élans de joie -qu’il ne connaissait plus... Enfin, vous avez un peu essayé de me -convertir, ma petite providence et... tenez, dimanche, à l’église, quand -vous étiez à genoux, le front courbé, les mains jointes, il m’a semblé -que je priais... Ne méprisez pas votre œuvre! - -Il parlait avec des inflexions infiniment douces, dans sa voix un peu -basse. Ses yeux d’acier, qui pouvaient être tour à tour si durs et si -tendres, enveloppaient la jeune fille d’un regard suppliant, dont la -grâce câline se mouillait comme d’une larme, prête à couler; c’était -presque un regard d’enfant et pourtant le regard d’un maître! - -Mademoiselle de Thiaz détourna la tête. - ---Si, vraiment, je vous ai fait du bien, Dieu est bon, dit-elle. - -Elle se baissa pour cueillir parmi les touffes d’herbe humide une petite -fleur qu’elle glissa dans sa ceinture, puis elle reprit d’un ton tout -autre: - ---Comme le vent est frais sous bois! Ce n’est pas le moment de faire des -imprudences, puisque le docteur est absent... Voulez-vous que nous -descendions jusqu’à la plage? là nous ne serons plus qu’à un quart -d’heure du château. - -Au bord de la mer ils échangèrent quelques paroles avec la fille de -Jean-Marc, qui raccommodait les mailles d’un filet en surveillant son -enfant; puis ils se reposèrent un instant sur les rochers garnis -d’algues qui émergeaient du sable. - -La fillette du pêcheur construisait un bastion avec des galets. - -Maigre, hâlée, pauvrement vêtue, mignonne pourtant avec ses yeux de -gazelle et ses cheveux embroussaillés, elle ramassait des coquillages -ou attrapait délicatement les crabes qui clopinaient autour des flaques, -puis, insouciante de qui l’entendrait, elle chantait en patois breton, -s’interrompant pour babiller aux mouettes. - -Janik suivait ces jeux d’un sourire indulgent. - ---Vous aimez beaucoup les enfants, dit Bernard. - ---Oh! oui, répondit-elle, mettant toute son âme tendre dans ce mot. - -Ses bras se fermèrent sur sa poitrine comme pour encercler une chère -couvée, et ses yeux se perdirent sur l’horizon bleuâtre où la mer se -confondait avec le ciel. - -La marée montait. Chaque instant rapprochait un peu la ligne hérissée -d’écume des vagues qui sautillaient, en se pressant, pour atteindre la -plage. - ---Je suis sûr que vous êtes le bon ange de tous les mioches de la -côte... ils doivent vous adorer! reprit Bernard. - ---Ils m’aiment bien, oui!... Pauvres petits! - ---Est-ce que vous les grondez, quelquefois, eux aussi? - -Le flot avançait toujours; la mer se couvrait de voiles blanches -qu’escortaient, haut dans le ciel pâle, de grands vols de mouettes et de -goélands. Un vent perfide commençait à souffler et gémissait dans les -excavations de la côte. Déjà les vagues mouraient aux pieds mêmes de -Janik, qui les regardait accourir promptes et rageuses, bouillonner en -nappes d’écume et se replier majestueusement. Elle aimait ce spectacle -jamais lassant, du flux et du reflux; elle aimait la voix rude qui la -berçait depuis des années. - -Et, tandis que Janik contemplait l’étendue glauque, Bernard contemplait -Janik. Il admirait son fin profil, sa taille frêle et un peu longue, ses -mains croisées sur ses genoux dans une pose familière, ses petits pieds -qui se cambraient hors de sa robe, comme pour défier le flot. - -Mais, tout à coup, un appel déchirant domina le bruit de la mer et Nohel -se leva, brusquement arraché à sa rêverie. - -La fillette aux pieds nus ne jouait plus autour de la forteresse -submergée; debout sur la plage, la femme du pêcheur se tordait les -mains. - -Elle vit le mouvement de Bernard, elle s’élança vers lui. - ---Ma petite, ma petite!... dit-elle. - -Et elle pleurait, ne pouvant achever. - -Le jeune homme comprenait le drame. L’enfant avait voulu se rire de la -mer, elle avait fait un faux pas sans doute, et la grande impitoyable, -l’enroulant du manteau glacé de ses lames, l’avait entraînée en se -retirant. - -D’un geste rapide, il jeta à terre son chapeau et sa veste... -Mademoiselle de Thiaz eut un cri d’angoisse: - ---Bernard, vous êtes encore malade, vous ne pouvez pas... - -Mais, ce ne fut qu’un éclair de révolte; elle fit un grand effort et ses -beaux yeux brillèrent: - ---Allez! dit-elle... - - * * * * * - ---Merci, oh! merci, monsieur! - -La petite fille de Jean-Marc serre dans ses bras crispés son enfant -sauvée, le cher trésor que Nohel a disputé au flot. Ah! la mer a bien -cru tenir sa proie! La pauvre petite épave soulevée, ballottée en tous -sens, a échappé plus d’une fois aux mains qui voulaient la saisir. Aussi -la lutte a été rude. Le froid de l’eau suffoquait Bernard; très faible -encore, étourdi par le mugissement des vagues, aveuglé par la mousse qui -lui jaillissait au visage, il s’est senti défaillir plus d’une fois -durant ce court sauvetage! Mais, grâce à Dieu, l’enfant inerte et toute -ruisselante que la pauvre femme emporte, est bien vivante!... Les -pêcheurs, accourus sur la plage, veulent serrer dans leurs mains -calleuses la main fine du jeune homme. «Ces Parisiens, c’est courageux -tout de même!» - -Et le père de la petite est là, livide et parlant à peine. - ---Oh! merci, merci, monsieur! - -Cependant, au milieu de cet enthousiasme, Bernard n’avait qu’une pensée: -Janik. - -Pâle, très pâle, elle lui tendit les mains. - ---Bernard... murmura-t-elle. - -Et elle n’en dit pas plus; mais ses yeux éclairaient son front blême, -ses yeux souriaient, bleus et transparents comme des saphirs. Elle était -contente, la petite mère-grand! - -Quand Bernard sortit de la cabane où il avait revêtu les habits qu’on -était allé chercher au château et que le vieux Jean-Marc lui avait -apportés en pleurant de reconnaissance, mademoiselle de Thiaz l’entraîna -vers la rampe qui escaladait la falaise. - ---Rentrons vite, dit-elle. - -Mais, au bout de quelques pas, elle s’arrêta pour reprendre haleine. - ---Oh! Bernard! s’écria-t-elle, un peu remise. Que c’est beau ce que vous -avez fait! Affaibli comme vous l’êtes, vous risquiez deux fois votre -vie! - -Puis, enveloppant son cousin d’un regard inquiet: - ---Vous ne vous sentez pas malade? Dites-moi la vérité? - ---Malade! ah! bien au contraire... Bon Jean-Marc! comme il m’a -embrassé!... Et cette pauvre femme, comme elle sanglotait!... Ah! -tenez, cela fait du bien de penser qu’au moins _une fois_ on a été un -peu utile! - ---Un peu! répéta Janik avec reproche... Vous n’avez pas froid? - ---Aucunement... Comme vous êtes bonne pour moi! - ---Parce que je vous demande de vos nouvelles, quelle idée!... ah! j’ai -eu si peur! - ---Vous avez eu peur, très peur, oui, mais... je ne sais pas vous dire ce -que j’ai éprouvé en vous voyant... Toutes les femmes à votre place -auraient pleuré et supplié, vous, vous êtes restée calme, et si simple, -si grande! Vous étiez pâle, vos mains tremblaient; pourtant, vous m’avez -dit: «Allez!...» Janik, vous ne serez pas seulement une bonne mère, vous -serez aussi une vraie Française, une vaillante, vous saurez garder les -yeux secs à la veille d’une bataille et dire à vos fils: Faites votre -devoir! - -Mademoiselle de Thiaz se taisait; Nohel reprit: - ---Je ne vous ai pas raconté une chose touchante... Comme je quittais sa -maison, le père de la petite fille m’a donné un chapelet de -Sainte-Anne: «Prenez-le, monsieur, m’a-t-il dit, c’est tout ce que je -possède, mais quand vous aurez des enfants, ça leur portera bonheur!» - ---Pauvre brave homme! fit mademoiselle de Thiaz, un peu moqueuse. Il -ignore vos théories d’esprit fort! Un chapelet à vous! - ---Un chapelet à moi, oui, Janik! Et je le garderai toujours, ce -chapelet. - ---Pour vos enfants? - -Bernard regarda la jeune fille, puis, grave, il répondit: - ---Oui, Janik, pour mes enfants. - -Le soir, après dîner, Nohel se sentait très calme et très heureux, en -prenant sa place habituelle dans le salon jonquille où mademoiselle de -Kérigan se faisait raconter pour la dixième fois au moins les prouesses -de son petit cousin. - ---Vous êtes un héros, Bernard, s’écria-t-elle. - -Et mademoiselle Louise répéta comme un écho: - ---Oui, un héros, monsieur de Nohel, un héros! - -Seulement, mademoiselle Armelle regrettait que la fille du pêcheur, au -lieu de six ans, n’en eût pas eu seize; elle se serait immanquablement -éprise de son sauveur qui, bravant les sots préjugés du monde, l’aurait -épousée à Pâques fleuries! Quelle délicieuse idylle! - -La vieille demoiselle était en veine de bâtir des romans, elle avait -passé sa journée à lire la dernière œuvre d’un auteur en vogue, une de -ces œuvres entraînantes qu’on ne sait guère quitter avant d’avoir -atteint la page finale. - -Le chapitre du sauvetage de la petite fille épuisé, elle éprouva le -besoin de faire partager ses admirations à Bernard, avec lequel elle -causait souvent littérature, au grand amusement du jeune homme. - ---_Juliane_! voilà le titre de ce chef-d’œuvre, pontifia-t-elle. -L’auteur est un romancier parisien, que vous connaissez sans doute: -Jacques Chépart? - -Mademoiselle de Kérigan parlait très innocemment. Entre le nom du livre -et celui de l’auteur, Nohel avait eu le temps de se remettre. - -Il tenait à conserver le secret de sa personnalité littéraire, inconnue -au château. Jusqu’à son retour à Paris, il voulait être uniquement le -neveu de tante Armelle et le cousin de Janik, le petit-fils soumis de la -mère-grand aux yeux bleus! Jacques Chépart, le romancier las de vivre, -l’être compliqué, d’essence moderne, était resté dans la grande ville; -il ignorait le château de Nohel, la fontaine de Marie et les -réminiscences dont on rit le regard ému. - -L’homme auquel souriait le portrait de la tourelle avait un cœur très -simple; il aimait les contes bleus, il passait des heures à causer avec -une jeune fille et un vieux philosophe... il était presque heureux! Et -ce fut lui qui répondit à tante Armelle: - ---Si je connais Jacques Chépart, ma tante? oh! très peu. - ---Quel génie! s’écria l’enragée liseuse avec conviction... Ce doit être -un affreux mauvais sujet... Moi, je l’adore, ce garçon-là! - -Le jeune homme se mit à rire. - ---Un génie! Comme vous y allez! Et un génie mauvais sujet!... Et un -mauvais sujet que vous adorez!... Vous adorez les mauvais sujets, tante -Armelle? - ---Comme toutes les femmes, mon neveu... Seulement, à soixante ans on ose -le dire, tandis qu’à vingt, on se contente de le penser... Ah! vous -connaissez Jacques Chépart? Il est jeune, n’est-ce pas? - ---Trente ans, je crois. - ---J’en étais sûre... Il fait des passions, hein? - ---Il ne m’a jamais honoré de ses confidences. - ---Tant pis, mon cher Bernard... Ah! c’est mon romancier de -prédilection!... Mais je ne le permets pas à Janik... c’est tout au plus -si elle a lu un ouvrage et quelques vers de lui... Ces livres-là sont -perfides comme le péché! - -Janik cousait sous la lampe. Silencieuse, elle souriait d’un sourire -doux, presque indulgent, aux enthousiasmes de sa tante. - ---Si tu t’en allais un instant prendre le frais sur la terrasse, ma -mignonne, mademoiselle Louise pourrait me lire le dernier chapitre de -_Juliane_, fit soudain la vieille demoiselle. Je suis si anxieuse du -dénoûment! Vous permettez, Bernard? - ---Oh! tante Armelle!... - -Docilement, mademoiselle de Thiaz gagna la terrasse et Bernard l’y -suivit. - -Le vent s’apaisait. La nuit était très bleue, criblée d’étoiles. La -jeune fille s’accouda, rêveusement, à la balustrade enguirlandée de -vigne-vierge. - -Tout se taisait autour d’eux, sauf la voix basse de la mer. Bernard -demanda: - ---Que pensez-vous de Jacques Chépart, Janik? - -Alors, elle tressaillit, arrachée à elle-même. - ---Jacques Chépart? répéta-t-elle. Oh! je l’ai lu si peu! - ---Vous avez lu l’un de ses romans et quelques vers de lui, c’en est -presque assez pour le juger... Quelle a été votre impression? - ---Mon impression! Elle vous surprendra peut-être, Bernard... En lisant -Jacques Chépart, j’ai ressenti un malaise étrange de l’esprit et de la -conscience... J’étais mécontente des autres et de moi. - ---Voilà tout? - ---Non, car je jouissais infiniment de cette prose charmeuse. Quel -dommage, pourtant: avoir un si grand talent et l’employer si mal!... Il -peint les hommes sous de tristes couleurs, votre ami! - ---Oh! il n’est pas mon ami! objecta Nohel, qui ne croyait pas si bien -dire. Mais je pense, ma pauvre enfant, qu’il peint les hommes tels qu’il -les a vus. - ---Tant pis pour le monde où il a vécu!... Allons, Bernard, vous ne me -direz pas qu’il n’y a sur la terre rien de bon, de noble et de vrai? - ---Non, Janik... je vous accorde qu’il y a de rares exceptions. - ---Alors, pourquoi les laisse-t-on de côté, ces rares exceptions?... -Pourquoi n’est-ce pas elles qu’on met au jour, comme de grands -exemples... Si l’on vous confiait un enfant à élever, Bernard, vous lui -reprocheriez ses fautes, mais vous constateriez aussi ses bonnes -actions, n’est-il pas vrai? Lui répéteriez-vous sans cesse qu’il est -menteur et méchant par nature, et que ses efforts et les vôtres seront -impuissants à le corriger? Non, cent fois non; car vous vous -rappelleriez une vérité que les romanciers modernes oublient; vous vous -diriez que, pour marcher au bien, il vaut mieux être réconcilié avec -soi-même, que sévère et découragé... Eh bien, où serait le mal si dans -les livres on les embellissait un peu, ces pauvres hommes; si on -essayait de les relever à leurs propres yeux, en leur montrant ce qu’ils -pourraient être... et non ce qu’ils sont? Mais bah! au lieu de cela, on -leur prouve, à grands renforts d’arguments scientifiques, qu’ils sont -pervers et corrompus; bien plus, on leur présente le mal comme une plaie -inguérissable, on les traite d’êtres irresponsables, on fait d’eux les -esclaves de leurs passions! quand ce n’est pas de leurs hérédités! - ---Ma chère Janik, c’est très raisonnable ce que vous dites, mais les -romanciers ne se piquent pas d’être des éducateurs. Puis, il est rare, -l’homme qui écrit ce qu’il veut, comme il le veut! La plupart du temps, -ce sont des impressions personnelles qu’on jette sur le papier... Et, -quand on se sent triste, abattu, quand on ne croit plus à grand’chose, -on ne peut qu’exhaler sa désillusion. - ---Alors, Bernard, qu’on n’écrive pas... Un mauvais livre, c’est une -mauvaise action... Tandis qu’un bon livre, un livre loyal, sincère, ah! -c’est si beau!... C’est peut-être une présomption bien naïve, Bernard, -mais au récit d’un trait généreux, d’un grand dévouement, on s’enflamme, -en se disant: «Pourquoi ne ferais-je pas ce qu’un autre a fait?» Et la -cause du bien n’y perd pas!... Quand vous étiez écolier et que vous -lisiez Corneille, ne sortiez-vous pas de votre lecture plus fort et -comme grandi? Le génie du poète vous avait porté si haut que vous -planiez au-dessus des mesquineries de la réalité quotidienne; votre cœur -s’élargissait pour embrasser tout un monde de devoirs héroïques; vous -étiez fier d’être «un homme», et tout votre cœur s’élançait vers je ne -sais quel idéal superbe... que vous auriez peut-être atteint, si un tel -charme pouvait durer! - ---O rêveuse enthousiaste! fit Nohel en souriant. - -Et il admirait Janik, délicieuse avec ses yeux ardents, son visage -mobile, qui parlaient autant que sa voix. Il buvait les paroles qu’elle -prononçait en s’animant toujours; peu à peu, il se laissait aller à -penser comme elle, à vouloir ce qu’elle voulait. Soudain il dit: - ---Oui, vous avez raison, Janik! Certains livres sont de mauvaises -actions. Vous avez raison. Consoler, réconforter, donner confiance en la -vie, en l’humanité, ce serait meilleur, ce serait plus louable que de -verser goutte à goutte le poison des désillusions et des amertumes! De -quel droit Jacques Chépart fait-il porter aux autres le poids de ses -propres fautes? De quel droit leur fait-il goûter le fruit de sa triste -expérience?... Pauvre Jacques Chépart! Vous ne le connaissez pas... et -on dirait que vous le haïssez! - -Nohel avait prononcé ces mots tristement; mademoiselle de Thiaz le -regarda, étonnée, puis, s’étant un instant recueillie: - ---Non, Bernard, dit-elle, je ne le hais point... il me fait de la peine -et m’attache, sans que je puisse définir par quel charme... Je pense que -son enfance a été malheureuse, que peut-être il n’a pas connu sa mère, -qu’aucune sœur bien tendre n’a partagé ses jeux!... S’il a été privé des -affections de la famille, doit-on lui reprocher d’en ignorer le prix?... -Plus tard, on l’aura mal aimé; il aura vécu sous le joug d’influences -pernicieuses, contre lesquelles nulle main chère ne le défendait... Il -faut quelquefois si peu de chose pour éloigner une pensée mauvaise... Un -regard, une pression de main... moins encore, une voix, un parfum, qui -évoque un souvenir... On m’a raconté l’histoire d’un jeune homme de -Plourné qui, se trouvant à Monte-Carlo, fut pris du désir fou de jouer, -de jouer de l’argent qui n’était pas à lui... Déjà, il ouvrait son -portefeuille... une petite fleur en tomba, c’était une bruyère du pays -que lui avait donnée sa fiancée... Les larmes lui montèrent aux yeux... -et il s’enfuit. Peut-être qu’aucune espérance, qu’aucun souvenir ne -gardait Jacques Chépart. - -Bernard écoutait toujours, attentif; soudain, il redressa la tête, et, -la voix émue: - ---Je voudrais, murmura-t-il, que Jacques Chépart pût vous entendre. Plus -tard, quand je le reverrai, je lui dirai ce que vous m’avez dit... Vous -avez raison de le plaindre... ce n’est pas un méchant homme, non, c’est -un homme à qui l’on n’a pas su enseigner la vie; c’est, comme vous le -disiez, un homme qu’on a mal aimé et qui n’a jamais aimé personne, un -homme qui a vécu dans un monde néfaste et qui, se jugeant sévèrement -lui-même, s’est cru le droit de juger les autres, impitoyablement. Il a -souffert beaucoup, non pas de ces douleurs grandes et saines qui -trempent, mais d’un mal lent, écœurant, qui le conduisait à l’abîme, en -lui laissant le sentiment de sa déchéance... Oui, il a souffert, je vous -assure, il a souffert, riche, envié, autant peut-être qu’un misérable -abandonné... Il était si seul dans la foule! Rien ne l’attachait à la -terre!... Si vous saviez, un jour, il a voulu se tuer!... - -Il y eut un long silence, puis Nohel dit très bas: - ---Janik, voulez-vous me donner cette fleur que vous avez cueillie à la -«Fontaine de Marie?»... Je la porterai à Jacques Chépart, et je lui -dirai qu’elle s’est fanée sur le cœur loyal et pur d’une jeune fille qui -le plaignait... - -Mademoiselle de Thiaz avait écouté, palpitante: ses yeux s’ouvraient -très grands, comme remplis d’une lumière nouvelle. On eût cru qu’un cri -allait s’élancer de ses lèvres... mais, soudain, sa main qui déjà -cherchait la fleur pour la tendre à Bernard, retomba: - ---C’est une idée de rêveur, et je ne connais pas Jacques Chépart! -dit-elle doucement. - -Elle quitta la terrasse, mais Nohel y resta longtemps après elle, -plongeant ses regards dans les lointains mystérieux du parc. A dix -heures, quand on se sépara, il regagna la tourelle. - -Il chancelait, la tête perdue... une ivresse lui gonflait le cœur. Il -contempla ardemment le portrait qui ressemblait à Janik. Ah! comme elle -était adorable, comme il l’adorait! - -Oui, il aimait! Lui, Jacques Chépart, il aimait comme on aime à vingt -ans, d’un amour spontané, irrésistible, qui défiait l’analyse; d’un -amour qui riait et pleurait à la fois dans tout son être, et qu’il eût -voulu crier au monde entier! Il aimait, pour la première fois et, pour -la première fois, il espérait, il était heureux, il était jeune! - -Il ouvrit la fenêtre toute grande, et respira avidement l’air chargé de -parfums, croyant entendre des voix joyeuses chanter, pour lui seul, dans -la nuit tiède! - -Et il avait songé à se tuer, l’insensé! Se tuer, quand on peut donner sa -vie, être deux et n’être plus qu’un, exister, penser, souffrir ensemble -et toujours, toujours ainsi! - -Bernard ne se demandait pas s’il était aimé: la soudaine révélation de -son amour lui avait semblé si douce qu’elle avait effacé pour lui toute -préoccupation de l’avenir. Dans la minute de délice, où il s’était dit: -«J’aime!» il avait oublié qu’un désespoir naît souvent de cette joie -d’aimer que Gœthe a si bien définie: «La félicité suprême du sentiment.» - -Bernard ne pouvait dormir. Il s’assit à sa table et travailla. Depuis -quelques jours, il avait entrepris une histoire simple, écrite en -prose... une prose qui n’était pas de la prose poétique, et qui était -pourtant la prose d’un poète. C’était un roman très court, dont les mots -vivaient, où le rire et les larmes étaient sincères, où l’on humait le -parfum frais des bois et l’air salé des plages, où l’on entendait -chanter la brise et les grandes vagues! - -Toute la nuit, Jacques Chépart se sentit porté par sa plume. - -Il trouvait des harmonies ravissantes pour écrire la langue tendre; car -c’était à Janik qu’il pensait; c’était pour elle qu’il se faisait -soudain si doux; c’était pour elle qu’il s’accoutumait à tracer, avec -des respects infinis, ce mot «amour» qui, jadis, grimaçait sous sa -main. - -Au matin seulement, il relut son œuvre achevée; puis il la cacheta sous -bande, à l’adresse d’un grand journal de Paris. - -Bientôt Janik lirait ces pages écrites sous le regard bienveillant de la -petite mère-grand; elle se dirait peut-être que, par une intuition -mystérieuse, Jacques Chépart avait deviné ses paroles, qu’il en avait -profité. - - * * * * * - -Mais Janik, elle non plus, n’avait pas dormi... Quand elle était entrée -dans sa chambre, toute vibrante, le visage fiévreux, avec une lueur -nouvelle au fond de ses prunelles extasiées, elle avait aperçu une -lettre cachetée, qu’on avait dressée, bien en évidence, sur le bureau -contre l’encrier, et, devant l’adresse d’une bâtarde correctement -soulignée de grands traits, elle avait blêmi. - -Ses mains, soudainement saisies d’une agitation convulsive, ouvrirent -maladroitement l’enveloppe et en arrachèrent le papier... puis elle lut. -Alors un sanglot souleva sa poitrine et elle tomba à genoux. - ---Oh! mon Dieu, murmura-t-elle, pourquoi ne m’avez-vous pas éclairée -plus tôt sur lui, sur moi-même?... Que va-t-il penser de moi! - - - - -VII - - -Dès neuf heures, Nohel se rendit au village pour expédier son envoi; -puis il revint lentement, à travers la campagne... - -Recommencer la vie pour Janik et avec Janik! Il se demandait si ce -n’était pas un bonheur impossible. Et pourtant... Pourtant, cette -dernière journée pleine d’émotions, la timidité subite de mademoiselle -de Thiaz à la Fontaine de Marie, son angoisse sur la plage à l’heure du -danger: tout laissait croire à Nohel qu’une révélation s’était faite -dans le cœur de la jeune fille. Le même moment lui avait dit qu’elle -aimait Bernard et que Bernard l’aimait! Et elle consentirait, la chère -créature, à être le délice de celui qu’elle avait rattaché à la vie, -elle consentirait à rester le bon ange de Jacques Chépart. - -... Alors, il l’emporterait dans son vieux Paris. De l’appartement jadis -trop grand et trop vide, il ferait l’écrin de cette beauté fine, un nid -embaumé de roses et de violettes, où les étoffes, les couleurs, la -lumière, seraient douces et veloutées, où, mieux qu’ailleurs, on -s’aimerait, on pourrait causer, l’un près de l’autre, la voix basse... - -Là Jacques Chépart imaginerait de beaux livres. - -C’est dans les yeux de «sa femme» qu’il chercherait le mot hésitant sous -sa plume, et, quand Janik se pencherait, curieuse, pour lire par-dessus -son épaule la page ébauchée, il sentirait sur sa joue la caresse de ses -cheveux blonds... - -Souvent, bien souvent, il lui parlerait de ses travaux, et elle -répondrait de sa petite voix claire. Ainsi, il ferait d’elle la secrète -collaboratrice de tout ce qu’il écrirait; plus tard, en lisant l’œuvre -parue, elle dirait: «C’est ensemble que nous avons pensé cela!» Et tous -deux aimeraient ces livres: Bernard, parce qu’il y retrouverait Janik; -Janik, parce qu’elle y retrouverait Bernard. Pour eux seuls, un poème -chanterait entre les lignes; chaque mot évoquerait un souvenir qu’on se -raconterait en souriant, les mains unies... - -Bernard rêvait ainsi, et il se raillait lui-même, très doucement, en -baisant une fleur, qu’il avait cueillie sur la terrasse, pendant que -Jeanne parlait. - -Comme il traversait le jardin baigné d’un soleil clair et tout perlé -encore de la rosée de la nuit, Jean-Marc, qui émondait les rosiers d’un -grand massif, l’arrêta au passage. - ---Ah! monsieur Bernard, s’écria-t-il, il faut pourtant que je vous -remercie encore; quand on pense que sans vous la petite serait... enfin -que nous pleurerions tous, quoi!... Ah! c’en aurait été fini de la -joie... Il faut quelquefois si peu de chose et si peu de temps pour que -le bonheur s’en aille... - -Bernard serra la main du vieillard. - ---J’ai fait ce que n’importe qui aurait fait à ma place, mon brave -Jean-Marc; si tu m’en aimes un peu plus, tant mieux, mais n’en parlons -pas davantage... Est-ce que mademoiselle de Thiaz a déjà arrosé ses -fleurs? - ---Mademoiselle Janik, oh! elle est matineuse... il y a longtemps que ses -plantes ont à boire... elle arrange des fleurs dans le salon... même -qu’elle n’avait pas trop bonne mine, ajouta le bonhomme d’un ton -mécontent. - -Bernard tressaillit. - ---Est-ce qu’elle avait l’air malade? - ---Pas malade, non... mais les jeunes filles c’est si délicat, si -fragile, est-ce qu’on sait jamais?... ah! elle est mignonne celle-là! - -Nohel était resté pensif, il s’éloigna sans répondre, se redisant -machinalement une phrase du jardinier: «Il faut quelquefois si peu de -chose et si peu de temps pour que le bonheur s’en aille...» - -Jean-Marc le suivit un instant du regard. - ---Pour sûr que ce serait un gentil mari pour mademoiselle Janik, fit-il -entre ses dents; seulement, voilà, je crois bien que la patronne a dans -l’idée monsieur Pierre... - -Mademoiselle de Thiaz faisait des bouquets dans le salon jonquille. - -Légèrement penchée, elle mêlait, sur les bords d’un vase plein d’eau, -des fleurs de genêt et des branches d’acacia rose. Au bruit de la porte, -elle se retourna; alors Nohel faillit jeter un cri. - -Non, ce n’était plus Janik, ce n’était plus la rieuse petite mère-grand! -Des yeux cerclés de bistre, des yeux qui avaient pleuré et qui n’avaient -pas dormi, donnaient maintenant à ce jeune visage une expression -navrée... La bouche, contractée, tremblait un peu. - ---Qu’y a-t-il? dites-moi vite... vous avez pleuré? - -Bernard avait pris les deux mains de Janik, elle se dégagea doucement. - ---Ce n’est rien, ce n’est rien, dit-elle. - ---Rien! mais je vois que vous avez pleuré, mais je sens que vous avez du -chagrin... - ---Du chagrin, oh! ne croyez pas cela, Bernard... J’ai reçu, hier soir, -une lettre qui m’a un peu émue et j’ai passé une mauvaise nuit; voilà -tout... - -Il l’interrogeait encore des yeux. Gênée par ce regard incrédule, elle -quitta la table, où les fleurs coupées gisaient, entre-croisant leurs -tiges, et elle s’approcha de la fenêtre. Elle s’assit, la tête baissée, -puis, après un instant, elle dit très bas, et péniblement, comme si les -mots s’arrêtaient dans sa gorge: - ---Il y a quelque chose que vous ne savez pas, Bernard... Déjà, j’aurais -dû vous le dire, puisque vous êtes de la famille. Depuis quatre ans, je -suis fiancée au neveu du docteur Le Jariel. - -Nohel crut que le sol croulait sous lui. - ---Vous êtes fiancée, vous! - -Il sentait qu’il devenait blême et que ses traits se tiraient comme ceux -d’un mourant. Mais, dans la douleur qui le poignait, il y avait aussi de -la colère, une colère sourde, implacable. - -Janik fiancée! Et rien dans ses paroles ou son attitude ne l’avait -laissé pressentir à Bernard. Janik fiancée! Et il l’avait aimée, sans -soupçon, sans remords... Ah! Dieu! l’avait-il aimée!... Il le comprenait -à cette heure... Et voilà que de tous les rêves du matin, il ne restait -plus qu’une inguérissable amertume. Le vieux Jean-Marc avait raison: il -faut bien peu de temps pour que le bonheur s’en aille!... - -Cette ingénue, c’était donc une coquette? C’était donc une femme comme -les autres femmes, cette créature idéale dont les yeux semblaient -n’avoir jamais menti? - -Affolé par son désespoir, Nohel oubliait le caractère fraternel de -l’affection que lui avait toujours témoignée Janik. Avait-il jamais -lui-même prononcé une parole qui pût autoriser la jeune fille à se -croire aimée d’amour? - -Janik, coquette, parce qu’elle avait entouré de soins un convalescent -dont elle avait eu pitié, parce qu’elle avait essayé de redresser un -esprit faussé, de consoler un cœur chagrin; parce qu’elle avait parlé du -devoir humain et de la volonté divine, à celui qui n’y croyait plus? -Une coquette bien étrange, alors, et presque invraisemblable, à force de -perfidie. - -Mais Bernard ne raisonnait pas; il souffrait; après avoir entrevu le -ciel il venait d’être rejeté violemment sur la terre; après avoir rêvé -le bonheur, le bonheur à deux, il se retrouvait seul dans la vie, ayant -au cœur une blessure que la main aimée ne panserait pas. Il ne -raisonnait pas et il éprouvait, dans sa grande douleur, un désir méchant -et bien humain de torturer celle qui le torturait ainsi. Par un suprême -effort de volonté, il contint son chagrin; sa voix, prête aux sanglots, -s’acéra, mordante. - ---Vous êtes fiancée? répéta-t-il. Toutes mes félicitations, ma cousine; -voilà une grande nouvelle dont je ne me doutais guère! Comment l’homme -que vous aimez peut-il vivre loin de vous? - -Janik parut surprise de ce ton railleur, mais elle répondit avec une -douceur calme: - ---Pierre Le Jariel est marin... Il y a trois ans qu’il est absent pour -son service. Hier j’ai reçu une lettre datée du Caire; dans quelques -jours il sera ici... - ---Mon Dieu! quel bonheur pour vous, ma chère enfant!... Les séparations -sont si dures, quand on s’aime! - -La voix de Nohel était âpre, ses paroles sonnaient mal. Janik se tut, -mais ses yeux se levèrent pleins de reproches. Alors le jeune homme -reprit, plus gravement et très bas: - ---Pourquoi ne m’aviez-vous rien dit? - ---Je ne sais pas... murmura-t-elle. Ah! ne croyez pas que j’aie manqué -de confiance en vous... - ---Il y a... il y a longtemps que vous êtes fiancée? - ---Presque quatre ans... nous nous sommes connus tout jeunes, lui et -moi... Nous nous voyions souvent... Ses parents habitaient Vannes où ma -tante avait conservé des relations: puis le docteur s’était installé à -Plourné, et Pierre passait les vacances chez son oncle... Nous nous -aimions bien, comme des amis, comme des frères; nous causions, nous -nous promenions ensemble; tante Armelle et monsieur Le Jariel se -souriaient en nous voyant et nous appelaient Paul et Virginie... Un -jour--j’avais seize ans--on m’a demandé si je consentirais à être la -femme de Pierre, et j’ai dit oui... Il me semblait jouer encore au petit -mari et à la petite femme. Le docteur, lui, hochait la tête, il trouvait -que c’était une folie de lier ainsi deux enfants... Il avait raison -peut-être! Mais, à cette époque, je pensais qu’il se trompait et que -nous serions très heureux, Pierre et moi. - -Les doigts de Bernard se crispèrent sur la paume de sa main. - ---Vous l’aimiez, vous l’aimiez? - -Mademoiselle de Thiaz eut un sourire triste. - ---A vrai dire, je n’en sais rien... J’aimais en lui toute sa famille, si -bonne, si heureuse, j’aimais les traditions de loyauté, de travail, de -sainteté patriarcale, dans lesquelles il avait été élevé. Je me disais -que ce serait beau d’être la joie de cette chère maison où la bienvenue -me riait partout... puis monsieur et madame Le Jariel sont morts à un -mois d’intervalle, leur fille est entrée en religion, et Pierre est -parti... - ---Il a pu vous quitter! Son amour n’était donc pas digne de vous? - ---Il m’a quittée pour faire son devoir, ce qui était digne de lui, et -digne aussi de moi, Bernard!... Il m’a quittée, ayant foi en ma parole, -comme j’ai confiance en la sienne. C’est le plus brave, le plus honnête, -le meilleur des hommes... - ---Mais vous ne l’aimez pas, mais vous avez compris que cette affection -de jadis n’était qu’une affection fraternelle, et, pour que vous ayez -compris cela, il faut... - ---Non, Bernard! - -Janik avait ébauché un geste brusque, comme pour lui fermer la bouche; -il continua en s’animant: - ---Non? pourquoi dites-vous non, avant que j’aie parlé... Vous avez donc -deviné ce que j’allais dire?... Oui, vous l’avez deviné... Si vous -comprenez _maintenant_ que vous n’aimiez pas Pierre Le Jariel, c’est que -vous en aimez un autre, c’est... Ah! Janik, Janik, ne dites plus non... - -Nohel cherchait désespérément le regard de la jeune fille. Elle se leva, -affreusement pâle. - ---Vous vous méprenez, Bernard, dit-elle en étouffant un peu. Je n’ai -jamais aimé, je n’aime personne de l’amour auquel vous faites -allusion... Quand j’ai été séparée de Pierre, j’étais une enfant; -depuis, j’ai grandi, j’ai réfléchi, et j’ai mieux vu en moi, voilà -tout!... J’ai eu tort de m’engager si vite, sans saisir la portée de -l’engagement que je contractais, et peut-être en cela ne suis-je pas -seule fautive: on m’a beaucoup influencée!... J’ai eu tort ensuite -d’envisager cet avenir prévu comme une chose trop lointaine... Je n’ai -pas assez pensé à mon fiancé. Son retour, notre mariage, ne -m’apparaissaient que dans un brouillard vague... Tellement vague que... -oh! c’est étrange!... mais c’est hier que j’ai eu pour la première fois -l’idée de vous en parler. Une sotte timidité m’a arrêtée, et j’étais -décidée à prier ma tante de vous annoncer mes fiançailles, que vous -deviez connaître, si peu officielles qu’elles fussent, lorsque cette -lettre est arrivée... On l’avait posée dans ma chambre où je l’ai -trouvée le soir. J’ai été étonnée, saisie... C’était bien naturel, -n’est-ce pas? Comme j’étais un peu énervée, contre mon habitude, j’ai -pleuré sans savoir pourquoi... Mais je serai fière d’être la femme de -Pierre Le Jariel et... et j’aimerai mon mari. - ---Et si vous ne pouvez pas l’aimer? - -D’un mouvement inconscient, Bernard avait joint les mains; il reprit, la -voix suppliante: - ---Réfléchissez. Tant que cet odieux mariage n’est pas accompli, vous -êtes libre... réfléchissez! - ---Nous sommes de la même famille, Bernard, on a dû vous apprendre, comme -à moi, qu’une parole donnée est un engagement... Je ne suis plus libre. - -A ces mots, Bernard changea de visage; un rire cassant lui échappa. - ---On ne m’a rien appris à moi, ma chère... J’ai toujours conduit ma -barque au gré de mes désirs... C’est pourquoi j’ignore totalement la -mesure et la pondération qui font les vies calmes et sages... Mais, si -j’ai souvent meurtri ceux qui m’aimaient, du moins, je n’ai jamais -trompé personne. - ---J’ai donc trompé quelqu’un, moi? - -C’était dit fièrement, comme un défi. - ---Vous m’avez caché que vous êtes fiancée... c’était agir sans -franchise. N’avez-vous donc jamais pensé... enfin, c’eût été possible... -Nous sommes jeunes tous deux, vous n’ignorez pas que vous êtes jolie... -je vous croyais libre... N’avez-vous jamais pensé que... je pourrais -vous aimer, moi? - -Janik tressaillit, mais, cette fois encore, son regard croisa sans honte -celui de Bernard et elle répondit: - ---Non, je ne l’avais jamais pensé. - -Et elle disait vrai: Non, elle ne l’avait jamais pensé, avant la veille, -avant ce moment où Bernard, la voix émue, le regard tendre et -dominateur, lui avait dit: «Le charme qui m’a rendu à la vie, au -travail, à l’espérance, c’est vous!» - -Jusque-là, simple et confiante, elle s’était abandonnée à un sentiment -qu’elle n’analysait pas, précisément parce qu’elle était très droite, -parce qu’il ne lui venait pas à l’esprit qu’elle pût jamais éprouver de -l’amour pour un autre que Pierre Le Jariel. - -Ses fiançailles lui étaient choses si peu nouvelles, qu’elle n’avait pas -songé à en faire part à son cousin plus qu’aux autres relations de sa -famille qui devaient les ignorer jusqu’au retour de Pierre... D’ailleurs -il semblait presque à Janik que tout le monde savait, sans qu’elle eût -besoin de le dire, qu’elle épouserait le neveu du docteur... une fois. - -N’avait-elle pas toujours vécu elle-même, ne vivrait-elle pas toujours -avec cette perspective lointaine qui resterait éternellement: l’avenir? - -Elle parlait peu de son fiancé, elle lui écrivait des lettres de sœur -que mademoiselle Armelle lisait et auxquelles Pierre répondait par des -récits de voyage, où jamais ne se glissait un mot de tendresse... -c’était tout. - -Et Nohel était venu, très différent du jeune marin, très différent des -hommes que connaissait Jeanne. Il l’avait intéressée un peu comme une -énigme et beaucoup comme un malheureux; elle avait pris à tâche de le -sermonner un peu, de le consoler, parce qu’elle était bonne. Puis, cette -tâche l’avait absorbée, cette œuvre bienfaisante s’était emparée de son -esprit et de son cœur, en avait chassé insensiblement toute autre -pensée; et soudain, quelque chose de suave, de douloureux, d’ineffable, -s’était fondu en elle; elle avait compris qu’elle était aimée, qu’elle -aimait! - -Alors elle n’avait pas eu le courage immédiat de dire: «Je ne suis plus -libre!» Elle avait eu la faiblesse de vouloir jouir un jour de son rêve, -encore si vague, si délicieux... et la lettre de Pierre l’avait -brusquement réveillée. Mais elle n’avait trompé personne, ni Bernard, ni -Pierre, elle le sentait bien; maintenant, elle ferait son devoir. Elle -souffrait beaucoup; pourtant, ce qui lui brisait le cœur, ce n’était pas -sa propre angoisse, c’était l’idée que Bernard souffrait aussi, et qu’il -souffrait à cause d’elle. - -Mademoiselle de Thiaz avait quitté le salon, elle s’était accoudée à la -terrasse, tristement, la tête dans ses mains. Bernard l’apercevait par -la porte entr’ouverte. A cette heure, il ne pouvait définir la douleur -qui l’accablait lui-même. C’était comme si elle lui était venue d’une -grande lassitude qui prostrait son corps et d’un vide immense qui se -creusait dans son cœur... Les choses ambiantes n’avaient plus pour lui -qu’une forme indécise. Il était incapable de faire un mouvement, sa vie -en eût-elle dépendu. - -Des idées traversaient son cerveau, mais incomplètes et si fugitives que -sa mémoire n’avait pas le temps de les arrêter au passage. Quelquefois, -l’une d’elles se dessinait plus nette, et c’était toujours la même. - ---Qu’est-ce que je vais devenir, maintenant? - -Il ne savait plus s’il en voulait encore à Janik; il ne doutait pas -d’elle; quelque chose de tout-puissant sanctifiait sur le front de cette -enfant les paroles que prononçait sa bouche. Elle avait dit: «Non, je -n’avais pas pensé que vous eussiez pu m’aimer...» Il la croyait. Et il -se figurait les fiançailles de cette innocente qui, sans rien connaître -de la vie, avait engagé sa vie. - -La coupable, c’était mademoiselle Armelle qui, naïvement, avait paré la -réalité d’un reflet des romans idylliques de son imagination -sentimentale. - ---Pauvre Janik! pensait le jeune homme. - -Mais il pensait aussi et surtout: - ---Pauvre Bernard! - -Car il se disait que Jeanne était jeune, qu’il y avait en elle une -fraîcheur d’impressions, une volonté de bonheur qui triompheraient d’une -première déception. - -L’avait-elle aimé, lui, Nohel? - -Non, mais, vaguement, elle avait senti qu’il l’aimait et son cœur vierge -en avait battu un peu plus vite. La révélation d’une passion jusque-là -inconnue l’avait un instant troublée; pendant cet instant, elle avait -aimé l’amour... Ce n’était pas Bernard qu’elle avait aimé. - -Et elle aimerait son mari, franchement, sincèrement, parce qu’une femme -«doit» aimer son mari, et aussi, parce qu’il y avait en elle un grand -besoin d’aimer, qui chercherait fatalement sa satisfaction. - -Maintenant, Nohel raisonnait froidement et logiquement, comme s’il se -fût agi de la destinée fictive d’un personnage de roman. - -Mais soudain,--ce fut une sensation étrange, poignante,--il se rappela -que cet homme à qui on allait arracher sa dernière chance de bonheur, un -faible petit cœur de femme sur lequel il avait concentré toutes ses -espérances, que cet homme qui souffrait tant: c’était lui! Et il -entrevit qu’il serait au-dessus de sa force de supporter que Janik, sa -Janik, appartînt à un autre! L’idée seule de cette monstruosité le brûla -comme un fer rouge, il crut qu’il allait devenir fou... Alors une -lumière se fit dans son esprit, le sourire d’autrefois, le sourire de -Jacques Chépart, tordit sa lèvre, quelque chose de sombre brilla dans -son regard empreint, tout à coup, d’une sérénité terrible et il se dit: - ---Je peux mourir! - - * * * * * - -Au même instant un cri jaillit, éperdu. - ---Bernard, vous pensez encore à vous tuer?... - -Devant le jeune homme, Janik était là, très pâle... - -Il balbutia: - ---Comment savez-vous que j’aie jamais songé à me tuer? - -Elle suffoquait. - ---Je le sais... vous l’avez dit pendant votre maladie... dans votre -délire... Je le sais... et quand vous parliez de mourir, vous aviez ces -yeux-là, vous aviez ce sourire-là! Oh! Bernard, que c’est mal!... - -Elle joignait les mains. Mais lui n’était pas touché de cette -supplication. Il se révoltait plutôt, car il n’admettait pas qu’on -devinât ainsi ses pensées, ni qu’on plaignît son déchirement. - -Dur, amer, il s’écria: - ---J’ignorais que vous fussiez si bien renseignée... Cependant, vous vous -êtes trompée, si vous avez jamais cru que j’abandonnais le désir et la -résolution d’en finir avec la vie. - -Elle essaya de protester, il l’interrompit. - ---Oh! je sais ce que vous allez dire: le suicide est une lâcheté morale -que l’homme n’a pas le droit de commettre... C’est votre opinion, ce -n’est pas la mienne. Vous n’êtes pas sans avoir lu Werther, vous qui -avez tant lu? Je crois me rappeler que ce héros déraisonnable fait, en -certain passage, le plus juste des raisonnements: «Personne, dit-il, ne -conteste à l’homme qui souffre par la maladie, le droit de prendre le -remède qui lui donnera la guérison; donc, personne ne devrait contester -à celui qui souffre par la vie, le droit d’avoir recours au seul remède -capable d’enrayer son mal: la mort.» - ---Si vous voulez comparer la mort à un remède, Bernard, il faut la -comparer aux remèdes des êtres sans courage, à l’opium, à l’absinthe, à -ceux qui donnent l’oubli des douleurs et non pas la guérison. - ---L’oubli! Mais, ma pauvre enfant, l’oubli, c’est le suprême bien! -L’oubli profond, complet, mais c’est le plus enviable des bonheurs -négatifs... qui sont eux-mêmes les seuls que l’homme puisse sagement -chercher. - -Nohel s’arrêta, essayant en vain de se calmer, puis il reprit: - ---Vous ne me connaissez pas, Janik, non, vous ne me connaissez pas... -Hier, nous avons parlé d’un romancier dont le talent, selon vous, a -beaucoup nui, en coupant méchamment les ailes aux illusions les plus -saintes... Moi, je vous ai dit: «Pardonnez à cet homme, ce n’est pas un -mauvais cœur, c’est un esprit mal fait à qui le sens vrai de la vie a -manqué». Alors, vous avez plaint Jacques Chépart et vous avez saisi -quelque chose de ses tristesses, mais ce que votre candeur n’a pu -concevoir, c’est le découragement d’un être qui se sent fatalement -poussé à agir mal et qui n’a pas la force de lutter; c’est la -désespérance de celui qui n’a même plus l’intérêt, je dirais presque, la -consolation du doute!... Eh bien, ce Jacques Chépart, ce personnage -malfaisant, cet heureux mortel plus misérable avec sa fortune et sa -brillante notoriété que le plus pauvre des ouvriers travaillant, au -jour le jour, pour sa femme et ses enfants, ce pessimiste, ce cruel, ce -destructeur de rêves; c’est moi! - ---Je le savais, Bernard... je l’ai deviné, quand vous m’avez demandé -cette fleur, répondit mademoiselle de Thiaz. - -Et, affermissant sa voix brisée, elle continua: - ---Si le devoir de la vie n’était pas imposé également à tous les hommes, -je vous dirais encore: Jacques Chépart est tenu de vivre, car son -intelligence est un bienfait dont il doit tenir compte, car son talent, -puissant pour faire le mal, le serait aussi pour faire le bien! - ---Je vous remercie pour Jacques Chépart... et je vous envie ce jugement -impeccable, cette rectitude absolue d’idées qui vous fait négliger les -exceptions et passer sous silence les conjectures où le devoir de -certain homme pourrait ne pas être rigoureusement semblable au devoir de -tel autre!... Mais, ne pensez-vous pas que la femme, elle aussi, doit -accomplir sa mission sur terre, et cette mission n’est-elle pas de -consoler les malheureux, de ramener dans le droit chemin ceux qui s’en -sont écartés? - ---Le devoir d’une femme, c’est, avant tout, de se dévouer à son mari, -d’élever ses enfants, de faire de ses fils des hommes, et de leur -apprendre qu’il y a contre la douleur d’autre recours qu’un coup de -pistolet. - -Bernard n’eut pas l’air de comprendre. - ---Voilà, répliqua-t-il toujours ironique, un devoir qui ressemble -singulièrement au bonheur! - ---Vous ne croyiez pas si bien dire, Bernard, répondit Janik avec un -sourire triste. Oui, le bonheur est quelquefois un devoir... le devoir -des femmes justement... car, presque toujours, le bonheur de ceux qui -nous entourent dépend du nôtre. - ---Soyez donc heureuse, ma cousine... et que Dieu vous protège! - -Nohel eut un mauvais rire, puis il sortit de la pièce. Au déjeuner, il -parla de son départ très prochain, en s’excusant d’avoir déjà trop abusé -de l’hospitalité cordiale de mademoiselle Armelle. L’excellente -personne protesta vivement. - ---Encore une semaine au moins, Bernard, ou je douterai de votre amitié! - -Il allait résister, mais elle ajouta: - ---Janik à dû vous parler de ses fiançailles, que nous allons pouvoir -annoncer à tous nos amis... Je désirerais que vous connussiez Pierre Le -Jariel... - -Il s’écria dans une bravade: - ---Je resterai, ma cousine, je resterai... ma seule crainte était de -troubler une réunion de famille; mais je serai trop heureux de prendre -ma part de votre joie. - -Il parla beaucoup, déploya une verve qui émerveilla la vieille -demoiselle, puis, quand on fut sorti de table, il monta dans la chambre -de la tourelle, et, mordant son oreiller pour ne pas être entendu, il -sanglota. - - - - -VIII - - -Bernard pensait: «Si l’enfer n’est pas un mythe, on doit y souffrir ce -que je souffre!» Mais il avait l’orgueil de sa douleur, il voulait -qu’elle restât insoupçonnée de mademoiselle Armelle, il voulait que -Janik n’en pût mesurer l’étendue. Pour dérober aux deux femmes son -visage décomposé, son front creusé d’un pli, ses yeux pleins d’une sorte -d’éperdument, il s’enfuit, loin dans la campagne, demandant à la brise -de mer un peu de fraîcheur, à la paix des champs une accalmie passagère. -Il refit ainsi sa promenade du matin, sans en avoir la notion exacte, -car les choses qu’il voyait maintenant ne ressemblaient plus guère à -celles que son ivresse avait embellies d’un tel éclat. - -Tout à l’heure encore, dans la tourelle où il cachait ses larmes, il -s’était juré de lutter, de disputer Janik à l’homme dont on lui imposait -l’amour. A moitié fou, il s’était dit: - ---Pierre Le Jariel ne l’aime pas... Est-ce que j’aurais pu vivre trois -ans sans elle, moi? Est-ce que j’aurais pu renoncer à la voir, à -l’entendre, à respirer le même air qu’elle?... Non, il ne l’aime pas, -moi seul je l’aime... Et malgré ce sentiment fraternel qui l’a un -instant abusée, malgré ce préjugé de conscience qui la lie au fiancé de -son enfance, elle m’aimera parce que je veux qu’elle m’aime, parce que -la puissance de cette volonté de tout mon être fera passer en elle -quelque chose de l’amour qui m’a brisé, plus fort que la raison, que le -devoir, que tout... Alors, oh! alors, je défierai l’univers entier, et -personne ne pourra me la prendre... - -Mais, avec la fièvre du désespoir, cette exaltation était tombée, -remplacée par le mal sourd d’une tristesse, sans violences, comme sans -espoirs. - -Nohel _savait_ que Janik n’était pas femme à s’étourdir de sophismes. -Elle aimerait peut-être celui qui l’aimait tant, mais, si elle se -considérait comme engagée à Pierre Le Jariel, rien ne le lui ferait -oublier. Le sentiment du devoir, du devoir «quand même» inhérent à sa -nature, la défendrait victorieusement contre les arguments spécieux. -Alors, elle souffrirait et sans se plaindre pour ne pas attrister les -heureux... - ---Non, je ne veux pas, ma pauvre enfant, ma pauvre Janik! - -Bernard croyait presque parler tant sa pensée était intense, et, dans ce -langage muet, il disait: - ---Non, je ne veux pas que tu m’aimes! Mon amour est funeste, et je ne -veux pas ton malheur. Ton fiancé est jeune comme toi; comme toi il a la -jeunesse du cœur. La grande existence des marins, l’éternelle -contemplation d’un spectacle sublime, un contact fréquent et toujours -attendu de la vie, de la pleine santé avec la mort, épure l’âme. Rien -n’a pu enlever à l’ami de ton enfance ces ferveurs que tu aimes tant... -et qu’on perd toujours, et qu’on ne retrouve jamais, quand on a connu la -vie sous certains aspects décevants. Mieux que moi sans doute il -comprendra tes enthousiasmes de rêveuse un peu mystique, mieux que moi -il te parlera de «l’Idéal», il prononcera ce mot au sens infini, qu’on -peut concevoir, mais qu’on n’explique pas!... Oui, il vous aimera mieux -que moi, Janik, car il vous aimera _pour vous_, tandis que je vous -aurais aimée _pour moi_; et son amour, paisible et serein, vous donnera -un bonheur que ma passion inquiète vous aurait peut-être refusé -toujours. Moi, je disparaîtrai... et, près de votre mari, vous ne -songerez pas à me pleurer. - -Mourir, enfin mourir!... - -L’idée avait repris Jacques Chépart, et, maintenant, ni vains regrets, -ni fugitifs espoirs, ne la chasseraient plus! - -En méditant ainsi, il avait beaucoup marché. Les paysans, occupés aux -champs, s’étonnaient de voir passer, pâle et furtif comme une ombre, -cet homme jeune et élégant qui ne remarquait pas leur salut. - -Où allait-il? Lui-même l’ignorait. Et d’ailleurs que lui importait? - -Le soir tombait déjà très bas sur la plaine, les contours des objets -commençaient à se perdre dans la brume, l’air était d’un calme -oppressant. Soudain, Nohel se trouva devant la Fontaine de madame Marie, -qui pleurait toujours de sa petite voix douce... Et Janik aussi était -venue là. Fatiguée par l’insomnie de la nuit précédente, elle s’était -assise à terre, près de la source et, tandis que sa tête alanguie -s’appuyait à la margelle de mousse et de gazon, le sommeil l’avait -prise. - -Elle dormait encore, avec des larmes au bord des yeux. Bernard s’arrêta, -à peine surpris, car, pour lui, Janik était partout, et il la contempla -à longs regards: dans cet abandon de son être lassé, elle semblait plus -délicate et plus faible; si délicate et si faible que le cœur du jeune -homme se fondit, ému de cette pitié attendrie qu’on ressent à voir -souffrir un enfant. - -Il eût tout donné pour essuyer ces larmes dont il voyait la trace. -Pourquoi avait-il effrayé cette sensitive, pourquoi avait-il rudement -évoqué à ses yeux le spectre du suicide? Maintenant, un désir le -tourmentait de demander pardon, de s’agenouiller près de sa petite -cousine et de baiser, là, dans l’herbe humide, l’ourlet de sa robe ou -les rubans de son soulier. - ---Ah! si vous m’aviez aimé, pourtant! Si vous m’aviez aimé, Janik! - -Et il enveloppait la jeune fille d’un regard fou où il y avait de -l’amour et surtout de la douleur... Un espoir suprême le grisait; -soudain il lui semblait qu’entre les lèvres entr’ouvertes de Janik, un -nom allait glisser, et que ce nom serait le sien. Il n’osait plus -respirer, son cœur battait à se rompre... - -Mademoiselle de Thiaz ébaucha un mouvement, puis... ce fut à peine un -mot, mais Bernard l’entendit: «Pierre...» murmura-t-elle, et elle ouvrit -les yeux. - -Lui restait sans force. Tout était donc bien fini cette fois! C’était -donc vrai, qu’il n’avait plus qu’un recours: le néant. - -A la vue de Nohel, Janik avait tressailli. - ---Vous! fit-elle. - -Il expliqua humblement: - ---C’est le hasard qui m’a conduit ici... et j’allais vous réveiller. -Comme vous êtes imprudente! - ---Je me suis endormie sans le savoir, dit-elle, en se levant toute -frissonnante. - -Et elle ajouta avec un sourire forcé: - ---Je suis un peu folle. - ---C’est la joie! - -Bernard avait parlé avec une ironie malveillante... mais il regretta -vite son sarcasme, et se baissant précipitamment, il ramassa l’écharpe -blanche qui gisait aux pieds de Janik. La jeune fille se laissa -passivement envelopper dans les plis de l’étoffe soyeuse. - ---Je ne veux pas que vous ayez froid, je ne veux pas que vous preniez du -mal, disait Bernard d’une voix sans expression, comme s’il n’eût pas eu -conscience du sens de ses paroles. Venez maintenant... bien vite... -tante Armelle va vous gronder. - -Pendant quelques minutes, ils marchèrent sous bois, se taisant -instinctivement dans cette obscurité, puis ils débouchèrent dans la -plaine; le ciel leur apparut tout à coup, comme un dôme magnifique, -constellé de points d’or, et Bernard murmura: - ---Je vais bientôt partir... Qui sait si nous nous reverrons jamais?... -Vous ne m’oublierez pas tout à fait, dites... Janik? Quelquefois... -quand vous serez seule... quand vous lirez un des livres que nous avons -lus ensemble, quand vous entendrez le chant clair de la Fontaine de -Marie... vous me donnerez une pensée, n’est-ce pas? - -Elle balbutia: - ---Je ne vous oublierai pas. Je... - -Mais elle sentit que la voix lui manquait, elle se tut. - -Ils avaient franchi la grille du château, qui se détachait en grandes -lignes dans la nuit bleue. Un parfum étrange, fait de mille parfums qui -se confondaient dans les mêmes effluves, montait des plates-bandes ou -tombait des arbres en fleurs. - -Bernard se rappela son arrivée à Nohel et cet instant de délire où, seul -sous le ciel radieux d’étoiles, il avait appelé l’âme de la mère-grand. - -Elle était venue, la bénie consolatrice et la vie du jeune homme, -soudain rassérénée, avait changé. Par les yeux doux et gais qui lui -avaient si souri, il avait appris l’espérance, presque le bonheur... -Tout ce passé encore si proche, tous ces efforts, tous ces rêves, pour -que Jacques Chépart se retrouvât, un soir, le même homme, à la même -place, avec la mort dans le cœur... - -Le même homme! Était-il vraiment le même homme?... - -Il se posait curieusement cette question et une voix intime lui -répondait: «Non, tu n’es plus le même, car tu aimes, et cette grande -tendresse qui est née dans ton cœur l’a purifié, en le meurtrissant. Tu -connais la vraie passion, tu connais la vraie douleur, et tu crois à ton -amour, et tu crois à ta souffrance!... Tu as découvert dans cette foi -une joie poignante que tu ignorais et que tu ne troquerais point contre -ta vieille indifférence!... Tu n’es plus le même homme, car, à cette -heure où tu veux mourir, tu sais bien que, si tu vivais, ce serait d’une -autre vie; que si tu écrivais, tes œuvres palpiteraient d’une -inspiration nouvelle; que si tu meurs, enfin, un souvenir te suivra -jusqu’à la minute suprême, un nom aimé parfumera ton dernier soupir!» - -Bernard leva les yeux vers le ciel: Était-ce la petite mère-grand qui -lui parlait ainsi? - -Alors, une main se posa sur la sienne. - ---Bernard, fit Janik, essayant en vain de contenir l’émotion profonde -qui vibrait dans sa voix, Bernard, promettez-moi de vivre. - -Il tressaillit, puis par un effort surhumain il obligea son visage -contracté à sourire. - ---Je constate une fois de plus, ma pauvre enfant, dit-il, que je suis un -fou de la pire espèce! Comment avez-vous pu prendre au sérieux mes -divagations de ce matin! Vraiment, je regrette que des paroles trop -légèrement prononcées... - -Janik l’interrompit, secouant fébrilement la tête: - ---Ne me trompez pas, Bernard, c’est un jeu cruel. - ---Un jeu! mais je vous jure... - ---Non, pas cela, pas cela, par pitié... Vous m’avez dit que je vous -avais fait du bien, que vous ne l’oublieriez pas... Vous m’appeliez -«conscience», vous en souvenez-vous? Eh bien, écoutez-moi, une fois -encore. La petite mère-grand vous parlerait comme je vous parle, si les -portraits avaient une voix... Soyez fort, soyez vaillant, soyez -homme!... Dites-moi: «Je vous promets de vivre»... Et je vous croirai, -et je serai si heureuse... - -Nohel voulut répliquer, Janik l’en empêcha. - ---Ne me dites plus que vous êtes méchant, que vous êtes lâche... Ce -n’est pas vrai, je vous connais maintenant... je vous ai vu vous jeter -à la mer pour sauver un enfant... je sais que vous êtes généreux, je -sais que vous êtes brave... Et je sais aussi que vous êtes trop bon pour -me faire une si grande peine... Ah! si vous vouliez, vous pourriez -réaliser tant de beaux rêves! Vous pourriez vivre d’une vie si noble, si -grande! Ah! si vous vouliez! - -Il hochait la tête d’un air sombre. - ---Vous ne savez pas ce que vous me demandez, murmura-t-il. - ---Si, je le sais, Bernard. Je vous demande le plus grand des courages. -Non pas ce courage factice, cette fièvre d’un instant que vous -appelleriez à votre aide pour faire jouer l’arme qui vous donnerait la -mort, mais un courage plus serein, plus digne, un courage de toute la -vie... Je vous demande de travailler, de faire du bien, je vous demande -de lutter, la tête haute, contre la vie dont vous avez peur!... Et tout -cela, Bernard, parce que vous êtes mon ami, mon frère, parce que j’ai -soif d’être fière de vous! - -Son enthousiasme la transfigurait. Malgré sa pâleur et ses yeux cernés, -elle était belle. Belle, non plus comme une femme née pour les amours de -la terre, mais comme un être idéal, descendu de ce grand ciel pur, qui -semblait l’inspirer. - -Le visage tourmenté, les mains serrées, comme s’il eût traversé une -crise de douleurs physiques, Bernard lui résistait. - ---Je ne peux pas vous promettre cela, non, je ne peux pas... - -Elle se tordait les mains. - ---Que puis-je lui dire, mon Dieu! que puis-je lui dire? Bernard, mon -Bernard, je vous en supplie!... Au nom de votre mère, promettez-moi de -vivre!... Faites-le pour sa mémoire, si vous ne voulez pas le faire pour -moi. - -Janik chancela. Éperdu, le jeune homme lui prit les deux mains. - ---Si je ne veux pas le faire pour vous!... Il y aurait donc au monde une -chose que je ne voudrais pas faire pour vous!... - -Il la regardait, une immense pitié dans les yeux. - ---Vous êtes toute blanche, vous souffrez?... Je vous ai attristée, -inquiétée... Je ne veux pas que vous soyez triste et inquiète, je -veux... oui, je veux que vous soyez heureuse... Ne tremblez pas, -regardez-moi. - -Elle obéit; alors Bernard se pencha sur elle; ses lèvres effleurèrent le -front de la jeune fille, et il murmura: - ---Janik, je vous le promets. - -En prononçant cette parole qui, de lui à elle, valait un serment, Nohel -pensait que c’est un pauvre héroïsme de mourir pour celle qu’on aime. -Mais à cette minute même, à cette minute de déchirement, elle -triomphait, «la conscience en robe rose»! Et les yeux qui jadis riaient -au petit Bernard, quand il était sage, pleuraient maintenant des larmes -douces et fières qui disaient merci à Jacques Chépart. - - - - -IX - - -Le temps marchait. Bientôt Pierre Le Jariel arriverait; l’heureux marin -tiendrait sur son cœur sa fiancée, sa «promise», tous les souvenirs, -toutes les espérances, reconquis en un instant, dans ce premier baiser -du retour. «Déjà! déjà!» disait Nohel... - -Et pourtant, elles lui avaient paru interminables, ces journées qu’il -avait passées dans une quasi solitude, fuyant Janik, n’osant pas lui -parler, car il n’aurait su lui dire que deux choses: «Je vous aime!... -Je hais Pierre Le Jariel!» - -Ce Pierre Le Jariel, il faudrait le voir, lui tendre la main; ce serait -un affreux supplice! - -Bernard avait repris une sorte de fièvre; il était à la fois très -nerveux, et très las; soudain la peur le saisit de tomber malade, de ne -plus pouvoir fuir cette maison hospitalière, dont l’air l’étouffait -maintenant, et il choisit le prétexte d’une lettre qu’il venait de -recevoir pour déclarer que sa présence était réclamée à Paris comme tout -à fait urgente, sous peine de complications graves dans ses affaires. En -annonçant ce prochain départ, il avait pâli et cette lividité soudaine -accusait encore la maigreur de son visage. - -Mademoiselle Armelle se révolta. - ---A Paris, pour y tomber malade et y être soigné par des mercenaires! -Belle idée que la vôtre, mon neveu! s’écria-t-elle... Regardez donc un -peu la figure que vous avez... Et, nerveux comme vous l’êtes, vous -voulez vous mettre en route ce soir! Je m’y oppose absolument. Votre -affaire peut attendre jusqu’à... après-demain, voyons?... Vous n’allez -pas me refuser ça? - -Bernard esquissa un geste d’impuissance, mais mademoiselle de Kérigan -continua son plaidoyer. - ---Et le docteur que vous ne reverriez pas! Je viens justement de lire -une lettre de lui... il arrive demain à quatre heures et nous convie -tous à dîner... vous très particulièrement... Vous ne voudriez pas -blesser, en vous sauvant ainsi sans tambour ni trompette, un homme qui -vous a témoigné autant de sympathie? - -Nohel réfléchit un instant, l’air accablé, puis il remercia la vieille -fille de ses cordiales instances. - ---Vous avez raison, dit-il, je serais un ingrat de quitter Plourné sans -avoir serré la main du docteur... et pour rien au monde, je ne voudrais -vous peiner, tante Armelle, vous qui vous êtes montrée si parfaite pour -moi... Je ne partirai que demain soir; il y a un train à sept heures... -Ainsi je reverrai monsieur Le Jariel et il m’excusera de manquer--à mon -grand regret--son dîner. - -Le jeune homme s’exprimait d’une voix très amicale, mais avec tant de -décision que mademoiselle Armelle ne tenta point d’obtenir une -concession plus importante. Pendant tout l’entretien, Janik, qui lisait, -n’avait pas levé les yeux. - -Comme mademoiselle Armelle sortait pour donner un ordre, Bernard, sombre -et désœuvré, s’assit à la fenêtre et se mit à décacheter les journaux -qu’il recevait chaque jour. - -En ouvrant l’un d’eux, il eut un sourire amer. On s’était empressé de -publier sa nouvelle, _Amour pur_, dont le titre trônait en première -page. - -Était-ce bien Jacques Chépart qui avait écrit ces lignes, exquises de -poésie? - -Non, c’était un amoureux de vingt ans et qu’on aimait!... - -D’un mouvement brusque, il repoussa le journal. - -Les yeux lassés, le geste lent, Janik avait posé son livre; elle prit -distraitement la grande feuille déployée sur le canapé et y jeta les -yeux. Guidé par une mystérieuse intuition, son regard se fixa aussitôt -sur le nom de Jacques Chépart. - ---Ah! Bernard!... vous ne m’aviez pas dit... - -Il affecta de ne pas répondre. - ---Est-ce que je peux lire? ajouta-t-elle timidement. - -Un regret étreignait le cœur du jeune homme; il pensait à la joie qu’il -eût éprouvée à dire: «Lisez, chaque mot de cette histoire a été écrit -pour vous!» - -Mais c’était pour Janik, c’était pour sa «conscience en robe rose» qu’il -avait travaillé toute une nuit, l’espoir dans l’âme; ce n’était pas pour -la fiancée de Pierre Le Jariel. - ---Lisez, si vous voulez; cette nouvelle ne vaut rien... - -Telle fut sa réplique maussade. - -Cependant il ne put résister à la tentation de regarder mademoiselle de -Thiaz, pendant qu’elle avançait dans les colonnes, les yeux brillants, -les joues empourprées, la poitrine doucement haletante. Elle ne savait -pas que Bernard l’observait, elle oubliait la présence du jeune homme, -elle s’envolait bien loin dans un autre monde, celui de ses rêves, -qu’elle voyait soudain vivre et palpiter, comme un monde réel. Le rythme -de cette prose musicale la berçait, remuant tout son être. Jacques -Chépart décrivait les bois bretons et, soudain, elle assistait au jeu du -soleil dans les feuilles, elle percevait, lointaine et claire, la voix -de la petite source... L’histoire d’amour se déroulait, suave, enivrante -dans sa pureté; et Janik croyait entendre chanter à son oreille, comme -une mélodie inconnue et troublante, les aveux qu’elle lisait. - -Un moment ses yeux se mouillèrent de larmes, qu’elle n’essuya pas et qui -glissèrent lentement, le long de ses joues. Puis, quand, deux fois, elle -eut savouré les derniers mots du récit, mots de bonheur, de triomphe -passionné, elle leva la tête, et ses yeux extasiés rencontrèrent ceux de -Bernard. Il eut comme un éblouissement. - ---Janik, s’écria-t-il, était-ce à Pierre que vous pensiez en lisant? - -Une grande pâleur couvrit le visage de mademoiselle de Thiaz; cependant -ce fut avec beaucoup de calme qu’elle répondit: - ---Je n’ai pensé qu’à ma lecture... Vous n’aviez jamais écrit ainsi. - -Il reprit son air abattu, regardant sans les voir les rosaces du tapis. - ---Vous avez raison, dit-il, c’est la première fois que j’écris ainsi... -c’est aussi la dernière. J’ai écrit dans un moment d’espoir... - -Spontanément, sans songer au sens que Bernard pourrait attribuer à son -élan, Janik lui tendit la main. - ---Je voudrais tant vous voir heureux! dit-elle. - -Cet abandon émut profondément Nohel; il pressa légèrement les doigts -menus qui se confiaient aux siens. - ---Si je vous sais heureuse, je serai très heureux, ma petite cousine, -soupira-t-il. - -Et ils se quittèrent sans faire allusion à la grande séparation qui -était proche. - -Cependant, à mesure que le moment redouté se faisait moins lointain, -Bernard se sentait redevenir méchant. Comme la nuit précédente, une -fièvre ardente lui dévora les veines jusqu’au matin. Un grand abattement -le prostra ensuite; dans la journée, mademoiselle Armelle le vit si -faible qu’elle essaya encore de le retenir, mais, très affectueusement, -il lui fit comprendre que sa résolution était irrévocable. - -Alors la vieille cousine soupira et retourna à quelque nouveau roman, -après avoir recommandé à Bernard de rester très tranquille et en lui -annonçant qu’elle allait lui envoyer une tasse de thé bien chaud. - -Ce thé bien chaud fit sourire le jeune homme; il remercia tout en jurant -qu’il n’était pas malade et il regagna le salon jonquille. Un quart -d’heure plus tard, Janik entra portant une tasse fumante. - ---Ma tante m’a dit de... - -Nohel s’était levé de cet air cérémonieux que, depuis quelques jours, il -prenait souvent avec mademoiselle de Thiaz par affectation. - ---Je suis désolé, ma chère cousine, de vous avoir donné cette peine... -et si inutilement, fit-il, en posant sur la table le petit plateau -qu’il avait enlevé des mains de Janik. Je ne sais pourquoi mademoiselle -de Kérigan me met au régime des tisanes... Je suis bien guéri pourtant! - -Elle n’insista pas et il s’ensuivit un silence assez embarrassé. - ---Il paraît que vous ne serez décidément pas des nôtres chez monsieur Le -Jariel, commença la jeune fille... vous partez... - -Bernard l’interrompit: - ---Oh! je vous en prie, ne vous croyez pas obligée d’ajouter que vous le -regrettez, dit-il. - -Puis il examina ironiquement la toilette toute simple de Janik, une robe -de voile blanc garnie de rubans blancs dont les flots satinés faisaient -ressortir sa pâleur mate. Les yeux de la pauvre enfant, enfouis dans -leur orbite et cerclés d’une ligne violette, paraissaient immenses et -trop sombres pour ce visage blême. - ---Tout en blanc, comme une mariée! Vous êtes charmante, ce soir. - -Par un mouvement d’extrême découragement, elle ferma les yeux, puis les -rouvrit aussitôt, et les leva sur Bernard, comme pour lui demander -grâce. - -Il reprit sans pitié: - ---Combien vous allez lui sembler belle, à lui! Quand il vous a quittée, -vous aviez seize ans ou dix-sept, je crois?... Vous n’étiez qu’une -enfant; vous voilà jeune fille. Votre teint a pris plus d’éclat, vos -yeux plus d’expression, votre sourire plus de charme. D’abord, c’est à -peine s’il osera vous reconnaître... puis il vous retrouvera enfin, car -cette métamorphose qui a fait de vous une autre... par un adorable -prodige, vous a laissée toujours vous! - ---Bernard! - ---Et lui aussi, Pierre, aura changé! L’adolescent aura grandi de corps -et d’âme... Mieux qu’autrefois, il saura vous dire qu’il vous aime... -Comme il a dû penser à vous, pendant ces nuits de longues veilles, où, -seul, rêvant des heures entre la mer et le ciel, il se figurait le -village natal et le moment du retour!... Ce moment qui va venir, ce -moment qui est là! - ---Bernard, je vous en prie... - -Mais Bernard continuait, s’animant encore. Ce qu’il exprimait ainsi -c’étaient les pensées qui l’avaient torturé tout le jour, et cette -expansion, qui lui déchirait l’âme, lui procurait pourtant une sorte de -soulagement. - ---N’avez-vous jamais songé, Janik, à la minute délicieuse où il vous -répétera combien il a souffert et... tant de choses, amassées pour vous -dans le trésor de son cœur?... Vous, vous l’écouterez, étonnée, ravie... -vous aurez sur les lèvres ce sourire qui vous illuminait les yeux, tout -à l’heure, en lisant ce pauvre conte d’amour... - -Elle eut un grand cri. - ---Non, Bernard! - -Ses mains tremblantes cherchèrent un soutien sur la table contre -laquelle elle était appuyée. Pâle comme une morte, prête à défaillir, -elle attacha une seconde fois sur Bernard des yeux éperdus qui se -baissèrent aussitôt. - ---Oh! assez... vous me faites mal, gémit-elle. - ---Mal! parce que je vous dis que votre fiancé vous aime, que vous -l’aimez, que vous serez heureuse! car c’est un immense bonheur -d’aimer... quand ce n’est pas une torture atroce! - ---Je n’aime pas Pierre Le Jariel... et vous le savez bien. - ---Bah! vous l’aimerez vite... s’il vous aime! Et comment pourrait-il ne -pas vous aimer? - -Janik secoua la tête, et, très bas: - ---Je ne l’aimerai jamais... murmura-t-elle. - -Elle se tut subitement et fit un pas, pour s’enfuir... Bernard la -prévint. Soudain une anxiété terrible se peignit dans les yeux du -romancier. - ---Pourquoi ne l’aimerez-vous jamais? pourquoi? je veux le savoir? -interrogea-t-il fiévreusement. - -Mademoiselle de Thiaz ne pouvait plus répondre, les mots se glaçaient -dans sa gorge. Ses deux mains se crispèrent sur sa poitrine, sa tête -vacilla, tout son corps fléchit. - ---Je ne sais pas... balbutia-t-elle d’une voix mourante, sentant que -cette phrase était une défaite. - -Mais, dans un appel de suprême détresse, instinctivement ses yeux -avaient parlé... - ---Vous ne savez pas, mais je sais, moi... oh! enfin, je sais!... - -Cette fois Nohel osait croire, cette fois il avait compris! - ---Vous n’aimez pas Pierre Le Jariel, parce que vous m’aimez, parce que -je vous aime, parce que vous sentez bien que vous êtes ma vie, toute ma -vie, que sans vous je ne suis plus rien, je ne peux plus rien!... - -Janik sanglotait... Faiblement, elle tentait de s’éloigner de Bernard; -avec une grande tendresse, il la retint près de lui... - ---Je vous en conjure, implora-t-il, restez là un instant, un seul -instant... ayez un peu pitié de moi. - -Et elle resta, elle pleura tout doucement sur l’épaule de son ami. Il y -avait si longtemps qu’elle dévorait ses larmes! Lui, il la regardait de -tous ses yeux, de toute son âme, et la voix brisée, il lui parlait -encore, vaguement, comme en rêve. - ---N’est-ce pas, vous m’aimez? N’est-ce pas, vous voulez bien que je vous -aime?... Je vous adore, Janik!... Il me semble que, malgré tous mes -défauts, toutes mes erreurs, j’aurais su vous rendre heureuse, par cet -amour-là!... Et je voudrais que vous fussiez triste, pauvre, abandonnée, -pour vous donner mieux mon cœur, mon travail, ma vie! Je voudrais qu’il -me fût possible d’accomplir pour vous quelque chose d’insensé!... Ah! -chère enfant, tu le sais bien que je suis ta chose, qu’il n’est pas de -folies dont je ne sois capable pour toi!... Je n’espérais plus rien, -j’endurais un vrai martyre et pourtant, quand tu m’as ordonné de vivre, -j’ai promis ce que tu voulais... Et maintenant que tu me fais tant -souffrir, maintenant que tu vas te prendre à moi pour te donner à un -autre, je suis docile près de toi comme un pauvre enfant... - -Comme mademoiselle de Thiaz, le repoussant un peu, s’était assise brisée -par l’émotion, il s’agenouilla près d’elle, serrant convulsivement ses -mains froides qu’elle n’avait pas le courage de lui arracher. - ---Ah! chérie, chérie, si je pouvais vous emporter au bout du monde, si -vous étiez ma femme, ma chère femme à moi!... Je sais que ce n’est pas -possible, je sais... mais cependant si vous m’aviez connu plus tôt... si -les choses, enfin, s’étaient autrement passées, vous auriez bien voulu -vous confier à moi? Et vous ne l’auriez pas rejeté, ce pauvre homme qui -vous aurait dit: «Mon bien ou mon mal, ma joie ou ma peine, dépendent -d’un mot de toi.» - ---Bernard, vous êtes cruel... Bernard, ayez pitié de moi! - -Brusquement, il se sépara d’elle. - ---Ah! tenez, c’est vous qui êtes sans pitié dans votre irréductible -héroïsme... Je pleure à vos pieds et vous n’avez pas un mot de -consolation pour moi!... - -Mademoiselle de Thiaz se leva. Le feu de ses joues avait séché ses -larmes. Debout, à quelques pas de Nohel, elle resta silencieuse, un -moment, dans une sorte de recueillement; puis, fermement, elle regarda -le jeune homme. - ---Quel mot ai-je le droit de vous dire qui puisse vous consoler? -dit-elle. - -Bernard s’était laissé tomber sur le canapé, la tête dans ses mains. - ---Ah! permettez-moi de mourir au moins... gémit-il. - ---Non, répondit-elle, maternelle et tendre, comme au temps où elle était -encore la petite mère-grand du portrait. Non, Bernard, il faut vivre, il -faut lutter, il faut travailler! - -Et, dans un cri où sa douleur à elle se révélait, immense, elle ajouta: - ---Je vivrai bien, moi! - -Elle allait quitter la pièce, quand la porte s’ouvrit inopinément devant -M. Le Jariel. Les yeux scrutateurs du vieux médecin glissèrent de Janik -à Bernard. Sans proférer une parole, il serra la main de la jeune fille -et s’effaça pour la laisser sortir; puis se tournant vers Nohel: - ---Eh bien, mon cher monsieur, que m’apprend mademoiselle Armelle? Vous -refusez les invitations de votre docteur? - -A l’entrée de M. Le Jariel, Bernard s’était redressé brusquement; il -ébaucha une phrase d’excuses. - ---Oui, oui, je suis au courant, vous avez des affaires, interrompit le -docteur. Enfin, je le regrette, que voulez-vous... Et puis, voilà que -vous êtes malade, nerveux comme une demoiselle, à ce que m’a dit votre -cousine... Moi qui vous croyais guéri! Ce serait à perdre le peu de -latin qu’on sait... - -Tout en parlant, le docteur regardait Bernard avec une fixité -bienveillante. Après un court silence, il reprit, très amicalement: - ---Dites-moi, mon cher malade, est-ce bien le médecin qui peut guérir -votre maladie? - -Le ton dont fut prononcée cette phrase émut le jeune homme. - ---Ah! docteur, s’écria-t-il, si vous saviez comme je suis malheureux! - -Le docteur ne répondit pas aussitôt; il s’assit lentement, puis, -attachant ses yeux gris sur «son cher malade», il dit avec une grande -douceur: - ---Je le sais, mon enfant... - -Les yeux brillants, la voix frémissante, Bernard continua: - ---Peut-être est-il malséant à moi de vous faire cette confession... car -enfin, le fiancé de Janik, c’est votre neveu; vous l’aimez, vous désirez -son bonheur... Mais, si je vous parle ainsi, croyez-le bien, ce n’est -pas que je veuille vous apitoyer sur moi, ce n’est pas que j’espère -quelque chose de vous ni de personne... c’est seulement parce que je -souffre et que vous êtes bon, parce que je n’ai pas d’ami et que j’ai -besoin de me confier à quelqu’un qui me comprenne... Ah! c’est que je -l’aime comme un fou!... Pourquoi ne m’avez-vous pas dit, docteur, que je -n’avais pas le droit de l’aimer?... - ---Croyez-vous donc que ce soit jamais parce qu’on en a le droit qu’on -aime? fit mélancoliquement M. Le Jariel. Et d’ailleurs, aurais-je bien -atteint mon but, en vous avertissant du péril? En vous disant, ou à peu -près: «N’aimez pas Janik, elle n’est plus libre!» n’aurais-je pas, au -contraire, paré ma petite amie du charme dangereux des fruits -défendus?... Tandis qu’il y avait des chances, après tout, pour qu’un -Parisien comme vous ne remarquât pas les grâces simples d’une petite -provinciale... Puis ces fiançailles n’étaient pas officielles... -était-ce bien à moi de vous les annoncer?... Si je l’avais fait... - ---Je serais parti, docteur, le lendemain. - ---Vous n’auriez pas été en état de partir, mon cher monsieur, et le -médecin eût été forcé de vous défendre ce que l’ami vous eût -conseillé... D’ailleurs le mariage de mon neveu n’est pas mon œuvre et, -en général, j’en parle peu. Autrefois--il y a bien longtemps--votre -cousine de Kérigan et mon pauvre frère se sont aimés... Oh! un roman -très court... Quelques marguerites effeuillées à deux, un jour de soleil -qu’on avait le printemps autour de soi et dans le cœur... Et ce fut -tout. Mon frère était pauvre, on lui refusa Armelle et ils se dirent -adieu... Mais chaque année qui passe, parfume de tels souvenirs. Devenus -vieux, les amoureux de jadis ont voulu revivre leur idylle et lui donner -un dénouement... En quelques mots, voilà l’histoire. - ---Mademoiselle de Thiaz n’aimait pas son fiancé? dit Bernard d’un ton -qui faisait une phrase interrogative de cette affirmation. - ---Elle l’aimait comme aiment les petites filles... de cet amour vague et -idéal, qui suit la dernière poupée qu’on casse et le premier roman qu’on -lit... Mais Janik n’est pas seulement une nature exquise, c’est une âme -droite... Elle estime son fiancé et, quand elle n’aimerait son mari que -d’une de ces bonnes affections que cimentent l’habitude, les joies et -les soucis partagés... je n’y verrais pas grand mal... C’est votre -chagrin à vous, dont je me sens presque un peu responsable, qui me -désole surtout aujourd’hui. - -Bernard n’avait entendu qu’en partie cette phrase; il semblait plongé -dans une méditation profonde... Quand le docteur se tut, il dit, se -parlant à lui-même, plus peut-être encore qu’à M. Le Jariel: - ---Oui, c’est une nature exquise! Comment ne l’aurais-je pas aimée? -Comment aurais-je pu échapper au charme qui émane de sa personne, de son -esprit, de son cœur? elle ne m’a pas seulement conquis, elle m’a -transformé, elle m’a rendu à moi-même... Ah! je sais bien! Je ne suis -pas digne d’elle! Rien dans mon caractère, rien dans ma vie passée ne -m’autorise à dire à cette heure que je l’ai méritée... Au contraire, -tout me condamne. Que suis-je, moi? un sceptique, un blasé! un homme qui -a fait beaucoup de mal, peut-être... et, à coup sûr, fort peu de bien... -J’ai gaspillé ma jeunesse, j’ai sottement employé ma fortune et mon -temps, j’ai travaillé comme j’ai vécu, en dilettante, sans me soucier de -rien, ni de personne... Et si je m’étais tué, il y a quelques semaines, -rien ni personne n’en aurait pâti... Oui, en vérité, qu’ai-je fait pour -aller m’agenouiller devant cette pureté, pour oser dire à cette enfant, -dont le front n’a jamais rougi: «Donne-moi le premier battement de ton -cœur, et le premier baiser de ta bouche... confie-moi ton présent, ton -avenir, toi dont le passé n’a appartenu qu’à Dieu!...» Et pourtant ces -mots, je les prononcerais, aujourd’hui! Et si elle les écoutait, si, -aveuglément, sans raisonner, elle me disait: «Prenez ma vie!...» Je -répondrais sans remords et sans crainte: «Oui, je la prends!...» -N’est-ce pas que c’est bien étrange, et qu’il faudrait, pour agir ainsi, -que je fusse bien sûr de la rendre heureuse, cette enfant qui -s’abandonnerait ainsi à un malheureux tel que moi! - -Le docteur eut un regard ému. - ---Mon pauvre enfant, dit-il, je vous ai laissé parler... L’expansion -soulage quelquefois... cependant le plus souvent elle amollit... Je -crois en votre sincérité, je vous plains profondément--vous devez le -sentir--et c’est bien votre ami le docteur, ce n’est pas l’oncle de -Pierre qui vous a écouté... Mais à quoi bon maintenant retourner en -arrière et dépenser votre énergie en regrets, devant un mal sans -remède? Pleurer, c’est doux, oui, je le sais... Pourtant vous avez mieux -à faire, Jacques Chépart. - -Ce nom amena un sourire amer sur les lèvres du romancier. - ---Vous aussi, docteur, vous connaissez Jacques Chépart? - ---Je le connais sous son véritable nom depuis quelques jours, un journal -a commis l’indiscrétion... mais j’admire son talent, depuis longtemps... -C’est un découragé, pourtant il possède--ou je me trompe fort--ce qui -manque à bon nombre de nos romanciers actuels: le sens moral! Il essaye -quelquefois d’abuser ses lecteurs sur l’importance d’une faute ou la -réelle portée du mal, mais il ne s’abuse jamais lui-même et on le -sent... c’est l’essentiel... Jacques Chépart a un grand talent, mon cher -monsieur... et il ne peut mourir d’un chagrin d’amour, il _doit_ en -guérir, entendez-vous! - ---Ah! comment? - -La voix du docteur se fit à la fois plus douce et plus grave. - ---Par le travail, mon enfant. Aujourd’hui, vous traversez une crise, -demain vous réfléchirez à ce que je vous ai dit. Retournez à vos livres, -à votre lampe des laborieuses veillées, à votre plume qui vous attend -auprès d’une page blanche... Quand vous vous retrouverez au milieu de -ces amis des heures bonnes ou mauvaises, vous pleurerez peut-être -encore, mais moins amèrement... Et, comme l’a dit un poète, ce sont les -grandes douleurs qui créent les grandes œuvres... Votre génie -s’ennoblira de ce que vous aurez souffert; peu à peu, dans ce mystérieux -tête-à-tête avec le meilleur de vous-même, vos regrets s’atténueront... -Je ne veux pas vous dire encore que vous oublierez--vous ne me croiriez -pas!--Cependant l’oubli est au bout de toute chose... et l’oubli que le -travail donne est le seul qui soit digne de vous. - -Le docteur se tut. Mademoiselle Armelle entrait suivie de Janik, et, -bientôt, ce fut l’heure des adieux. La vieille demoiselle y apporta son -habituelle volubilité; elle multiplia ses adjurations à la prudence, ses -recommandations de toutes sortes, elle supplia Bernard de lui écrire, -puis elle lui sauta au cou et le jeune homme l’embrassa sur les deux -joues, bien franchement, comme au temps de Vannes. - -Janik attendait, debout à côté de sa tante, le visage décoloré, essayant -de sourire, on ne sait pourquoi, d’un pauvre sourire tremblant qui -faisait mal. - -Aussi blême qu’elle, les nerfs affreusement tendus pour ne pas crier son -déchirement, Nohel s’inclina devant elle, puis il prit la main qu’elle -avançait timidement. - ---Voyons, voyons, pas tant de cérémonies, Bernard, embrassez votre -cousine, mon ami, s’écria mademoiselle Armelle avec bonhomie. - -L’embrasser! Bernard se sentit défaillir... tandis que sa pâleur -devenait effrayante, il se pencha sur le front de Janik et y appuya ses -lèvres... - ---Adieu... murmura-t-il, adieu... - ---Au revoir, corrigea mademoiselle Armelle. - -Mais Nohel savait bien qu’il ne reverrait jamais la femme de Pierre. - -Il pressa vivement la main de M. Le Jariel et s’élança dans la -voiture... Longtemps, il crut sentir la caresse des cheveux blonds. - ---Ah! mademoiselle Armelle, pensait le docteur, vous aimez les romans, -vous vous êtes creusé la tête autrefois pour en bâtir un de votre façon -et, pourtant, vous voilà bien innocente devant celui qui se déroule sous -vos yeux, dans votre propre maison... A quoi donc vous sert d’avoir tant -lu? - -Ce célibataire endurci avait des théories très arrêtées sur le mariage, -et il pensait qu’une des conditions du bonheur dans un ménage est la -supériorité intellectuelle de l’homme. C’était la grande raison qui -l’avait porté à désapprouver les fiançailles que son frère Louis et son -amie Armelle avaient nouées avec une joie attendrie, prenant pour une -réalité leur intime désir et voyant le présent et l’avenir avec des yeux -encore éblouis du passé. - -A cette époque, Janik avait déjà l’esprit charmant d’une enfant très -bien douée et assez sérieusement instruite; puis, par la réflexion, par -la lecture, par un travail mystérieux de son cerveau, ses facultés -naturelles s’étaient affinées. Elle avait imité «les abeilles qui -pillotent de-çà de-là les fleurs, mais font après le miel qui est tout -leur». Peu à peu, en s’assimilant ce qu’elle récoltait et amassait de -pensées étrangères, elle s’était créé une intellectualité toute -personnelle, très féminine, très intuitive, quelque chose de délicat et -de rare comme ces plantes qui ne peuvent vivre que dans une atmosphère -spéciale. Pierre, le meilleur cœur de la terre, avait beaucoup de bon -sens, c’était tout. Ce garçon franc et rond, positif en diable, -concevrait mal le caractère de mademoiselle de Thiaz qu’il froisserait -sans cesse, et involontairement, dans ses plus secrètes fibres. Il y a -des papillons qu’un toucher un peu maladroit blesse à mort; certaines -âmes sont comme ces papillons. - -Non, jamais Pierre n’inspirerait à Janik l’affection tendre et forte, -faite de confiance, d’abandon, d’admiration aussi, que toute femme -vraiment femme garde dans un coin de son cœur pour celui qui sera son -maître. Un maître, le pauvre Pierre! Quelle dérision... Et il serait le -premier à souffrir! - -Le docteur se répétait ces choses, le soir en quittant mademoiselle -Armelle et sa nièce, et il pensait à Bernard que la vapeur emportait -vers Paris, si faible, si désespéré. - -Un détraqué, oui, peut-être, ce Bernard, mais un charmeur... Est-ce que, -par hasard, Janik l’aimerait? Elle était bien pâle et bien troublée en -lui disant adieu... - - - - -X - - -Pendant que mademoiselle Armelle, le docteur et Pierre causaient dans le -salon, Janik s’était isolée sur la terrasse. Elle était lasse, si lasse! - -Il y avait six semaines que Bernard était parti... Mademoiselle de -Kérigan et M. Le Jariel avaient reçu deux fois de ses nouvelles. Il ne -se ressentait plus de sa maladie, il était très occupé, travaillait -beaucoup... Le nom de la jeune fille n’était pas même mentionné dans le -courant des pages; en terminant, Nohel envoyait «ses respectueux -souvenirs à mademoiselle de Thiaz», c’était tout. Et Janik avait souri, -les larmes aux yeux, à cette formule, dérisoire en sa banalité. - -Un autre jour, la vieille demoiselle avait poussé des «ah!» et des «oh!» -à n’en plus finir, en lisant une seconde lettre, plus longue, de son -cher Bernard: «Puisque vous «adorez» Jacques Chépart, disait cette -lettre, je ne puis résister au plaisir de vous adresser une nouvelle -édition de ses œuvres les moins imparfaites, en vous avouant son -véritable nom.» - ---Comme ces pauvres écrivains sont moins terribles qu’ils n’en ont -l’air! s’écria-t-elle, Jacques Chépart, c’est Bernard! je n’en reviens -pas. - -La lettre était pleine d’une déférence très affectueuse; mademoiselle de -Kérigan, enchantée, la fit lire à mademoiselle Louise et au docteur, -puis, comme Janik qui travaillait à l’aiguille en écoutant passivement -ce que lui racontait Pierre, n’avait pas donné le moindre signe -d’intérêt ou même de curiosité, elle s’indigna: «Quelle ingrate, cette -Janik!... Elle était toute à son Pierre et ne songeait plus au pauvre -Bernard!» - ---Et il était en admiration devant elle, docteur... Parfois n’allais-je -pas craindre qu’il ne fût amoureux! - -Une interrogation muette et très rapide passa dans les yeux de Pierre, -tandis que mademoiselle de Thiaz tendait la main pour demander la -lettre, mais personne ne s’en avisa. - -Elle était calme, cette lettre, et spirituelle, amusante, presque -enjouée. - ---Allons, pensa Janik, le voici en bonne voie! - -Depuis le départ de Nohel, combien de fois avait-elle prié: «Mon Dieu, -faites qu’il m’oublie!» - -Maintenant, elle avait froid au cœur en constatant qu’il l’oubliait. Et -elle éprouvait une souffrance révoltée, en se disant que cet oubli irait -croissant, et que c’était inévitable, et que c’était bien heureux!... Un -jour, la petite Bretonne ne serait plus qu’un souvenir pour Jacques -Chépart; il rencontrerait d’autres femmes plus séduisantes; peut-être -même un jour s’éprendrait-il d’une jeune fille très bonne et très -jolie... alors il se marierait. - -Janik rendit la lettre à sa tante; elle eût voulu se sauver dans sa -chambre pour y pleurer de douleur, de jalousie... presque de honte -aussi. - -Dieu savait pourtant qu’elle avait combattu pour s’arracher cet amour de -l’âme, pour s’attacher à Pierre!... Mais dès le premier jour de -l’arrivée de son fiancé, des comparaisons s’étaient imposées à son -esprit. Oui, dès le premier jour, au moment où, dans la joie du retour, -Pierre lui avait plaqué sur les joues deux baisers sonores et où elle -avait pensé au baiser tremblant de Bernard à l’heure de la séparation, -baiser craintif dont l’émotion l’avait pénétrée toute et dont la -sensation d’angoisse et de délice la poursuivait encore, comme une -tentation mauvaise. - -Un si bon garçon, d’humeur si joyeuse, ce Pierre! Mais qu’il était -exubérant, qu’il parlait fort; sa voix bruyante, habituée à dominer le -flot, étourdissait... et Bernard avait la voix grave, un peu voilée et -l’on se sentait bercé par sa parole. - -Sur la requête de Janik, Pierre avait raconté ses voyages, il les avait -racontés en homme qui n’est pas dépourvu de toute idée du pittoresque. -Les différents pays, leurs types humains, leurs rites religieux, leurs -habitudes sociales, l’avaient généralement frappé par leur côté -original; il les décrivait avec une sorte de verve naïve qui amusait -tout le monde, mais... Là encore il y avait un _mais_. - -Des critiques modernes ont dit que les livres sont moins précieux par ce -qu’ils contiennent effectivement que par les échos qu’ils éveillent à -l’esprit et à l’âme du lecteur... Janik pensait qu’il en est des pays -qu’on traverse comme des livres qu’on lit, et que le son de la harpe que -les mots ou les sites font vibrer en nous, dépend moins du doigt qui les -touche que de la qualité de nos cordes intimes. Tous les voyageurs ne -voient pas de même parce qu’ils voient au travers de leur propre -personnalité; Pierre avait vu trop bien, trop objectivement dans ses -voyages. A tort ou à raison, mademoiselle de Thiaz se figura que, dans -les mêmes pays, Bernard aurait senti et pensé autrement. Ses souvenirs -auraient eu peut-être des contours moins précis et des couleurs moins -vives, mais il aurait mieux saisi les mystérieuses correspondances des -choses et les mots qu’il aurait prononcés auraient eu d’infinis -prolongements dans l’esprit de ses auditeurs... - -Cependant, Janik essayait de réagir, de rendre justice à son fiancé, de -lui faire partager sa vie intellectuelle... - -Un moment qu’elle était seule avec lui, elle ouvrit les _Stances et -Poèmes_ de Sully-Prudhomme, un poète qu’elle aimait, parce qu’il est -doux, chaste et profond. Dans la journée, en lisant le petit recueil, -elle s’était dit spontanément: «Bernard aurait compris comme moi ce -passage...» et pour se punir de cette pensée, elle s’était juré de lire -le passage à Pierre. - -Elle lisait bien, à mi-voix, mettant dans chaque mot beaucoup de -pensées. Pierre écouta. Quand elle se fut tue: - ---C’est bien subtil, Janik, dit-il. - -Un peu déconcertée, elle répondit: - ---Vous n’aimez pas cette poésie? - -Lui protesta: - ---Si, si... c’est très joli... mais j’aime mieux Victor Hugo. - -Janik admirait en Victor Hugo le plus merveilleux des artistes du Verbe, -un peintre prestigieux, un poète géant; mais ce nom sonore, jeté au -milieu du poème intime et pénétrant qu’elle savourait, lui fit l’effet -de la note magnifique d’un instrument de cuivre interrompant -soudainement le concert discret et un peu triste d’un violon. Ce qui la -choqua, ce ne fut pas l’opinion de Pierre, mais l’inopportunité de la -comparaison qu’il avait faite. - -Des mots superbement colorés, d’éblouissantes clartés ou de saisissantes -ténèbres, des lignes majestueuses, une grande voix, de grandes images -bien sonnantes, voilà ce qui pouvait charmer le marin... Mais il -ignorait que chaque poète peut avoir son heure. Quand la nature -s’enveloppe dans la mélancolie des soirs d’automne; quand on se laisse -gagner par la langueur des choses; quand, troublé par le spectacle -écrasant des mondes, poussière d’infini, qui sème d’or la nuit, on se -sent inquiet, souffrant... est-ce Victor Hugo qu’on lit? - -Janik avait beau faire, jamais sa pensée et celle de Pierre ne se -rencontraient au même point, jamais leurs cœurs ne battaient à -l’unisson. Tout en Pierre la froissait: jusqu’aux paroles affectueuses -qu’il lui débitait à voix haute, et dont elle trouvait qu’il aurait dû -faire un grand secret, puéril et charmant. Si Bernard avait jamais une -fiancée, quels mots doux et mystérieux il inventerait pour elle! - -Et puis aussi, et puis surtout Janik n’aimait pas Pierre, et elle aimait -Bernard. Elle aimait Bernard et, si elle avait bien cherché au fond de -son cœur le pourquoi de cet amour, elle n’y aurait trouvé que le mot -exquis de Montaigne: «Je l’aimais, parce que c’était lui, parce que -c’était moi!» - -Parfois, cependant, elle se prenait à mépriser Pierre de ce qu’il ne -voyait pas se dresser un obstacle entre elle et lui, de ce qu’il ne -comprenait pas qu’il y avait autre chose qu’une timidité de jeune fille, -dans la pâleur qui envahissait son front, dans le frisson qui glaçait -son être, quand il lui baisait la main--la seule caresse qu’il se -permît. Elle se disait qu’après tout, elle était libre encore, que rien -d’irrévocable ne lui interdisait d’aimer Nohel, d’être aimée de lui... -Puis, elle avait un mouvement de remords, elle plaignait ce pauvre -Pierre, si tranquille, si confiant, si fidèle; elle s’en voulait de ses -injustices, et elle pleurait. - -... Mais elle ne dormait plus, elle mangeait à peine, et elle s’émaciait -de plus en plus, les yeux trop grands, la taille trop longue, les mains -si fluettes qu’au moindre geste sa bague lui glissait du doigt. - ---Et il ne voit rien! Comment ne voit-il rien!... s’écriait-elle -quelquefois. - -En cela, elle méconnaissait l’affection de Pierre Le Jariel. Il -voyait... il voyait si bien qu’il n’avait pas encore osé demander qu’on -fixât la date du mariage. Souvent, à la dérobée, il regardait -mademoiselle de Thiaz avec une sollicitude inquiète. - ---Qu’a-t-elle, qu’a-t-elle? s’était-il répété cent fois. Sous ce front -blanc, qu’y a-t-il que ces yeux ne me permettent pas de lire? Pourquoi -nos pensées, nos paroles se heurtent-elles toujours? - -Ce soir-là, il remarqua l’absence de Janik; au bout d’un instant, il -laissa le docteur et mademoiselle de Kérigan à leur causerie, et -rejoignit la jeune fille sur la terrasse. - -Elle avait appuyé sa tête fatiguée contre le treillage garni de plantes -grimpantes, et ses yeux, noyés d’une tristesse vague, se fixaient sur -quelque chose de très lointain que personne ne pouvait voir. - -Pierre la contempla ainsi, sans qu’elle eût le moindre soupçon de sa -présence. Enfin il dit: - ---Janik... - -Et elle tressaillit, s’attendant peut-être à une autre voix. - ---Ah! c’est vous, Pierre... - ---Ma pauvre Janik... vous êtes si pâle!... Est-ce que vous souffrez? - ---Mais non... répliqua-t-elle, tentant de sourire... - ---Janik, si vous aviez quelque chagrin, vous me le diriez, n’est-ce pas? - -Le ton de Pierre était très amical, il avait en observant mademoiselle -de Thiaz de bons yeux de chien fidèle. Elle s’attendrit: - ---Oui, Pierre, je vous le dirais... mais je suis très contente, je n’ai -rien... - -Elle se faisait horreur, car enfin, de cœur et de pensée, elle avait -trahi Pierre. Mais avait-elle le droit de répondre à ce pauvre garçon -qui lui témoignait une si indulgente tendresse: «Je ne vous aime pas, je -n’aurai jamais le courage d’être à vous...» - -Ah! ne savoir à qui demander conseil, ne pouvoir confier ce qu’elle -éprouvait, ce qui lui torturait l’esprit, ni à mademoiselle Armelle, qui -était incapable de la comprendre, ni au docteur, qui était l’oncle de -Pierre... - -Pourquoi ne devinait-il pas ce que Janik faisait tout au monde pour lui -cacher, le docteur? - - * * * * * - -M. Le Jariel devinait bien le secret de Janik, insensiblement il avait -pénétré les douleurs et les luttes qui minaient sourdement sa petite -amie, mais il ne savait pas à quel parti s’arrêter. - -Un après-midi, Pierre, qui avait déjeuné au château, entra de meilleure -heure que de coutume dans le cabinet de son oncle. - ---Janik a très mal à la tête, dit-il. Elle est montée dans sa chambre... -Je la trouve vraiment mal disposée ces jours-ci. - -Le docteur ne répondit pas, il examinait avec une grande attention les -dessins de son parquet. Pierre continua: - ---C’est une étrange fille... Il y a des jours où... je ne sais comment -te dire, mais... je me sens si loin, si loin d’elle. - ---Voyons, mon petit,--dit alors M. Le Jariel en relevant brusquement la -tête pour regarder son neveu,--sois franc avec moi, aimes-tu Jeanne de -Thiaz? - ---Oui, je l’aime beaucoup et... - ---Un mot de trop, interrompit le docteur. «J’aime», cela dit tout. Il -n’est pas d’adverbe qui ne diminue cette parole-là... - ---Eh bien! mon oncle, j’aime Jeanne de Thiaz... Mon père et mademoiselle -Armelle me l’ont de tout temps destinée, il me semble avoir grandi avec -l’idée qu’elle serait un jour la compagne et l’amie de toute ma vie. -Quand j’étais au loin, mon cœur faisait d’elle la personnification même -du pays et de la famille; je songeais d’une même pensée à la France, à -elle et à toi... Je l’admire infiniment, bien que souvent elle me -surprenne un peu... Elle est très bonne et très droite, je sens -qu’aucune femme plus qu’elle ne mérite d’être la joie et la fierté d’un -honnête homme... Et c’est par elle que je veux être heureux et fier. -Peut-on appeler ce sentiment-là de l’amour? Je crois que oui. - ---Eh bien! moi, mon petit, je crois que non, conclut le docteur... Ah! -quelle folie, ces mariages qu’on arrange comme le vôtre, ces serments -qu’on échange sans en concevoir la gravité... quitte à apprendre plus -tard ce que c’est qu’un véritable amour, et à l’apprendre avec des -sanglots!... Quelle folie! Voilà deux petits amis qui s’aimaient bien, -on a voulu en faire deux amants... on les a crus heureux en vertu de je -ne sais quelle chimère, puis on les a séparés pendant quatre ans... -comme si l’absence était bonne conseillère. - -Pierre ouvrit la bouche pour protester. - ---Mais, malheureux, Janik ne t’aime pas et tu n’aimes pas Janik! -continua M. Le Jariel. Non, tu ne l’aimes pas... Et tu l’avoues toi-même -quand tu cherches à expliquer ton amour. Elle est pour toi une femme que -tu crois digne d’un honnête homme, elle n’est pas la femme, la seule, -l’unique femme à laquelle ton cœur puisse se donner. Tu parles trop -raisonnablement, je te dis... On est un peu fou quand on aime! Et elle, -voyons, est-ce qu’elle t’aime, elle? - -Pierre eut un geste découragé. - ---Non, fit-il très bas. - -Et il ajouta: - ---Mon oncle... il me semble, je... ne crois-tu pas qu’elle ait un -chagrin? - -Le docteur hésita avant de dire: - ---Si, je le crois, mon ami... - -Le jeune homme regarda attentivement son oncle, puis, tout à coup, il -éclata: - ---Ah! ce monsieur de Nohel, n’est-ce pas?... J’en étais sûr. - ---Je l’ignore, mon pauvre enfant, répondit le docteur. Cela se peut... -mais Janik est une noble fille; si elle en aime un autre que toi, elle -ne l’a dit à personne... Si tu veux connaître son secret, c’est à elle -qu’il faut le demander. - -Pierre semblait un peu étourdi par cette conviction qui subitement avait -éclairé son esprit. - ---Quel homme est-ce donc que ce Bernard! s’écria-t-il avec une certaine -rage. - ---Un très brave garçon, mon petit, soyons justes... Moi, je l’aime -beaucoup, pour ma part... Un cerveau mal équilibré... oui, c’est -possible... mais on ne les compte plus, par le temps qui court... Très -sincèrement, sans la moindre arrière-pensée, Janik lui a fait de la -morale, et, que veux-tu, elle est délicieuse, Janik!... Monsieur de -Nohel n’était pas plus aveugle que toi, et il ne la savait pas -fiancée... Mademoiselle Armelle aime les longues et mystérieuses -promesses, voilà où cela mène... Quand Bernard a appris votre -engagement, il est parti; était-il trop tard pour le repos de Janik? -c’est ce que je ne puis te dire. J’en suis réduit moi-même aux -hypothèses... Sois patient, sois doux avec cette pauvre enfant... Le -temps est un grand maître; peut-être oubliera-t-elle. - -Pierre secoua la tête: - ---Non! elle n’oubliera pas, et mon bonheur est empoisonné... Ah! ce -Bernard! Un Parisien, un romancier, un fou!... Elle sont toutes les -mêmes, va!... Moi je ne suis qu’un pauvre gars bien naïf qui l’aimais à -ma manière,--oh! sans grande passion, sans grands mots, mais sincèrement -tout de même... Je l’aimais parce qu’elle est jolie, franche et -bonne... Et il faut que cet homme... Pourquoi l’aime-t-il, lui? Parce -qu’elle est trop intelligente, trop délicate, un peu mystérieuse... -Parce qu’elle ne ressemble pas aux femmes qu’il a déjà aimées, parce -que... - ---Mon pauvre petit, cet homme aime Janik; il ne l’aime pas parce qu’elle -est ceci ou cela, il l’aime et ça suffit... - ---Et Janik, reprit le jeune homme en s’exaltant, Janik en qui je croyais -comme en Dieu! - ---Et tu avais, parbleu, bien raison de croire en elle... puisqu’elle a -laissé partir Bernard, puisqu’elle ne t’a pas rendu la petite bague -qu’elle porte au doigt... ce qu’elle avait bien le droit de faire après -tout!... - -Pierre haussa les épaules. - ---Voyons, mon ami, dit le docteur, tu as beaucoup voyagé de par le -monde... tu n’es pas toujours resté sur ton bateau... Est-ce que tu -pourrais me jurer que, pendant ces trois dernières années, tu n’as -jamais oublié Janik... mais là jamais? - -Il eut un mouvement de dédain avec un vague sourire. - ---Et après? repartit-il... Est-ce que c’est la même chose? Est-ce que -j’ai laissé mon cœur là-bas? - - - - -XI - - -Pierre Le Jariel avait la tête en feu. Il était blessé dans son -amour-propre d’abord, et un peu aussi dans son cœur. - -Il lui semblait que quelque chose s’était brisé dans sa vie--oh! non pas -peut-être un lien essentiel, mais une habitude très douce. Était-il -possible qu’un autre lui prît cette Janik charmante qui, de tout temps, -lui avait été promise, cette petite femme de son enfance, dont il avait -prononcé le nom comme un nom de sainte, aux jours de tempête? - -Oui, il l’aimait d’une affection toute paisible... parfois elle lui -paraissait trop frêle, trop pâle, trop blonde; elle ne réalisait pas -pour lui le type de la beauté féminine, elle l’impatientait aussi avec -ses idées qu’il comprenait mal... Mais enfin, elle était sa fiancée, -elle lui avait juré d’être un jour sa femme, l’abandonnerait-il à ce -romancier, renoncerait-il à tous les projets d’avenir qu’il avait -édifiés? - -Non, cent fois non! - -Il se montrait irrité, troublé et, disons-le, dérangé dans sa quiétude -coutumière. Le soir, après dîner, sous le prétexte de chercher des -nouvelles de mademoiselle de Thiaz, il se rendit au château. Il ne -savait pas exactement ce qu’il allait dire ou faire, mais il aurait -donné dix ans de sa vie pour s’expliquer clairement avec Janik, et -l’accabler de son ressentiment. - -La nuit était très belle. Il trouva la jeune fille dans le jardin avec -mademoiselle de Kérigan et sa lectrice. Elle était moins pâle que dans -la journée, cependant on voyait que son esprit s’était envolé bien loin -de la conversation que soutenaient les deux vieilles filles. - -Le neveu du docteur s’y mêla un instant, mais, bientôt, il se rapprocha -de Janik, assise un peu à l’écart, et lui demanda si son mal de tête -avait entièrement disparu. - ---A peu près, dit-elle avec un sourire absent. - ---Alors, voudriez-vous faire un tour de jardin avec moi? - -La voix de Pierre était froide; mademoiselle de Thiaz le regarda avec -surprise, mais elle se leva docilement et posa sa main sur le bras qu’il -lui offrait. - -Ils s’enfoncèrent dans les allées, marchant sans parler, absorbés tous -deux, et Pierre dit, doucement, cette fois: - ---Je ne puis jamais vous voir sans témoin, Janik, nous ne causons que de -banalités, je ne vous connais pas, vous ne me connaissez guère... Ce -soir, il me fallait absolument vous ouvrir mon cœur... Vous m’inquiétez. - ---Encore cette idée! - ---Ce n’est pas seulement une idée qui me préoccupe, Janik, c’est votre -visage livide, c’est le dépérissement dans lequel vous êtes tombée et -qui n’est pas naturel... c’est... je ne sais quoi de vous qui m’échappe -sans cesse... Je sens un mur de glace entre nous, et je ne peux plus -supporter cet état de choses... Vous n’êtes plus la même, vous êtes -malheureuse, je le sais... et je viens vous demander ce qui vous -attriste ainsi... Je veux le savoir, j’en ai le droit. - -Son ton, amical d’abord, s’était transformé peu à peu, devenant très -rude. Suffoquée par cette colère subite, Janik quitta son bras. - ---Mon Dieu, qu’avez-vous, Pierre? balbutia-t-elle. Est-ce que je me suis -plainte, est-ce que je vous ai fâché? - ---C’est moi qui me plains... - -Prise soudain du tremblement nerveux qui, depuis quelque temps, la -secouait toute à la moindre émotion, mademoiselle de Thiaz se laissa -tomber sur un banc, dans le rond-point où, d’un commun accord, ils -s’étaient arrêtés. - ---Je vous assure que vous avez tort, Pierre, que mon affection pour vous -n’a pas changé... que je ne suis pas malade... que je ne souffre pas... - -En disant cela, elle pensait: «Peut-être qu’à force de souffrir, je -mourrai... alors tout sera bien.» - -Et Pierre en eut comme l’intuition. - -L’instant d’avant, il avait été sur le point de s’écrier: «Vous m’avez -trompé, vous aimez Bernard de Nohel!...» Et l’idée de ce coup de théâtre -l’avait exalté d’une joie méchante. - -Maintenant, il avait honte de sa cruauté. - -Dans une de ces visions rapides dont les cerveaux les mieux équilibrés -ne sont pas maîtres, il crut assister une seconde fois à une scène -lointaine. Il revécut l’heure où sa mère était morte. Comme il était -blême ce pauvre visage agonisant! Comme déjà, elle semblait venir d’un -autre monde, cette voix à peine perceptible!... Debout près du lit, -Janik se tenait silencieuse avec des yeux tristes, un peu effrayés du -grand mystère; alors, sur un signe de la mourante, Pierre avait pris la -main de sa fiancée et la voix faible, la voix d’au-delà, avait murmuré: -«Je te confie son bonheur; tu en es responsable, songes-y bien!...» - ---Oui, mère, je te le jure... - -A cette époque-là, le bonheur de Janik, c’était une idée si simple, une -idée que Pierre séparait si peu de celle de son bonheur à lui! Mais tout -s’était bouleversé... Et il avait juré que Janik serait heureuse. - -Mademoiselle de Thiaz se taisait, le regard morne. Enfin elle dit: - ---Si nous rentrions, Pierre... - -Elle semblait épuisée, elle parlait de retourner au château, avec un air -de ne plus avoir la force de se lever... Saisi d’une profonde pitié, ému -d’une tendresse toute protectrice qui lui revenait des jours d’autrefois -où il disait «petite sœur», Pierre s’assit auprès de la jeune fille. - ---Janik, supplia-t-il, voulez-vous me pardonner? J’ai été injuste, j’ai -été méchant, mais c’est fini, je vous le promets... seulement, ayez -confiance en moi. - -Il lui avait pris les mains, il la contemplait avec ses yeux fidèles et -indulgents des bons jours. - ---Mon Dieu, que puis-je vous dire?... Pierre, ne me torturez pas ainsi, -gémit-elle. - -Et, très énervée, elle se mit à pleurer. - ---Janik, je vous jure que je ne songe en ce moment qu’à vous, à votre -bonheur... Il y a bien des jours que je vous observe... oui, je sais, -vous ne vous en doutiez pas... mais, j’ai compris beaucoup de choses... -d’abord j’ai compris que vous ne m’aimez pas, Janik? - ---Pierre! - ---Oui, oui... entendons-nous bien, je suis toujours dans votre cœur le -petit Pierre fraternel avec lequel vous faisiez de si beaux jeux... mais -votre fiancé, oh! non! - -Elle ne répondit pas, il reprit: - ---J’ai compris cela, et puis encore autre chose... Il y avait une si -grande douleur dans vos yeux!... Janik! ma pauvre petite Janik, -ajouta-t-il avec une sorte de précaution tendre, j’ai compris que vous -en aimiez un autre. - -Elle jeta un cri étouffé; tout son corps eut un mouvement éperdu; -brusquement, elle cacha son visage dans ses mains. - ---Ma pauvre enfant, murmura Pierre en retenant contre son épaule cette -tête qui vacillait, il faut bien que je vous parle ainsi... -Écoutez-moi... quand j’ai eu la certitude qu’un autre, plus heureux que -moi, s’était fait aimer, ma tristesse a été grande et je me suis senti -très fâché contre vous, mais maintenant, ma colère est passée, je ne -vous en veux plus, plus du tout... Je n’étais pas l’homme qui pouvait -vous plaire, il y a longtemps que je le sais. - -Janik sanglotait. - ---Ma petite, ma petite, fit Pierre avec la même douceur, ne pleurez -pas... Cela vaut mieux ainsi, je le sens si bien, moi!... Je ne vous -aurais pas rendue heureuse, je n’aurais pas été heureux... Oui, cela -vaut mieux, bien mieux... C’était un peu difficile à dire... c’est dit -maintenant, voilà. - ---Oh! Pierre, vous êtes trop bon pour moi... je ne le mérite pas... vous -avez dû me mépriser un moment!... Et pourtant, ce n’est pas de ma faute, -Pierre... Si vous pouviez comprendre... je ne savais pas que... qu’il -m’aimait. Je ne voulais pas, je ne savais pas l’aimer... - -Elle pleurait encore. Pierre essayait de l’apaiser. Il lui dit avec une -gaieté affectueuse: - ---Ma vraie fiancée à moi, c’est la mer; vous auriez pu être jalouse -d’elle... Avez-vous lu _Pêcheur d’Islande_? Peut-être qu’un jour elle -m’aurait pris comme le mari de la pauvre Gaud... Tandis que vous -resterez toujours ma petite sœur... elle ne s’en plaindra pas. - -Il parlait si simplement que, peu à peu, dans le cœur de Janik -descendait l’impression réconfortante que Pierre n’avait pas beaucoup de -chagrin, qu’il jugeait très sainement, qu’il avait raison, que pour tous -deux «c’était mieux ainsi...» - -Elle n’avait plus qu’une pensée, qu’un rêve! - ---Lui, Bernard, mon Bernard, m’aime-t-il? - -Et elle ne sut jamais que cette minute où, faible et brisée, elle -s’était appuyée sur Pierre, cherchant en lui un soutien, un espoir, -avait été la seule où le pauvre garçon l’eût aimée d’amour... - ---Eh bien! mon oncle, nous le lui donnerons son Nohel. - -Le docteur avait pris à deux mains la tête de son neveu et l’avait -vigoureusement embrassée. - ---Tiens, tu es un brave enfant, toi! - -Et ils avaient causé, plus calmes. Le cœur de Pierre saignait bien un -peu; la douleur de Janik lui avait révélé ce que son amour pouvait être, -mais il était content de lui-même, presque fier. - ---Oui, nous le lui donnerons son Nohel, dit-il encore, et j’irai le -chercher... afin qu’il sache bien, lui aussi, que c’est moi qui veux -leur bonheur et que... que, par le cœur du moins, j’étais digne d’elle. - -Pierre se tut un instant, puis il émit cette idée qui lui venait: -Bernard pouvait avoir oublié Janik, ne l’aimer plus? - -M. Le Jariel hocha la tête. - ---Si c’est un dernier espoir qui t’inspire cette hypothèse, mon petit, -ne t’en berce pas... J’ai reçu tout à l’heure une lettre de monsieur de -Nohel... Il n’y prononce pas le nom de Janik, mais ce sont bien les -pages les plus désespérées que Jacques Chépart ait jamais écrites. - ---Allons, tant mieux! soupira Pierre... Hier, quand nous nous sommes -séparés, elle m’a dit: «Peut-être qu’il m’oublie, lui, pendant que vous -pensez tant à moi, mon pauvre Pierre!...» Elle ne m’avait jamais parlé -si gentiment. C’est étonnant comme la meilleure des femmes a encore des -mots cruels, mon oncle! - - - - -XII - - -Dans le grand cabinet de travail, riche et sombre avec ses vitraux -gothiques, son plafond aux caissons curieusement travaillés, ses murs -tendus d’étoffes anciennes, ses meubles de bois noir et son tapis épais -où les pas bruissaient à peine, Bernard était seul. - -Il écrivait sur un bureau très large. En face de lui, dans un vase -japonais, d’énormes chrysanthèmes s’échevelaient, étranges par leur -forme et leur couleur... à l’un des angles de la pièce, le visage fier -et le col ajouré d’un seigneur du temps de Louis XIII sortaient du -clair-obscur d’une toile, posée sur un chevalet; les socles de marbre -ou d’ébène portaient des groupes de bronze qui dessinaient dans la -pénombre leurs lignes pures ou tourmentées; les consoles étaient -couvertes de potiches, de statuettes, d’aiguières... Plusieurs tableaux -d’écoles et de temps différents, mais tous beaux, des buveurs de -Téniers, une luxuriante copie du Tintoret, un profil pâle d’Henner, un -Corot tout ensoleillé où glissaient des nymphes, puis, des aquarelles, -des gravures, des pochades modernes, occupaient la partie des panneaux -que ne cachaient pas les bibliothèques; des éditions de luxe, des -albums, des revues en masse s’accumulaient sur les tables... Dans ce -cadre somptueux et artistique où se devinaient à la fois la science d’un -luxe raffiné, et une vie intellectuelle très intense, Bernard de Nohel -était à sa vraie place. En entrant, Pierre en eut l’intuition soudaine -et, pour la première fois, il mesura réellement l’abîme qui existait -entre Jeanne de Thiaz et lui, le marin tout d’une pièce, à peine -dégrossi par des études techniques. - -Bernard s’était levé. Sa silhouette mince et aristocratique se mouvait -à l’aise au milieu des sobres élégances qui l’entouraient. Son visage -fin, un peu pâle, terminé par une barbe châtain taillée en pointe, lui -donnait une vague ressemblance avec le grand seigneur Louis XIII du -chevalet; dans ses yeux bleu d’acier, aux profondeurs inquiétantes, tout -un drame moral aurait pu se déchiffrer. - -Pierre vit que cet homme avait souffert, mais il ne comprit pas qu’il -avait lutté et qu’un vent d’orage avait passé sur lui, brûlant et -impétueux. Oppressé par l’isolement, las de creuser l’éternelle -comparaison: du «ce qui est», avec le «ce qui aurait pu être», vingt -fois Bernard avait été sur le point de reprendre la sinistre boîte, dans -la crédence où elle dormait, ou de se jeter aveuglément dans son -ancienne vie, pour oublier l’autre... - -S’il avait résisté, il sentait que le combat n’était pas fini... et il -se demandait si sa défaite n’était pas au bout. - -Pierre s’avança, un peu ému lui aussi, de ce qu’il avait à dire. - ---Monsieur, commença-t-il, vous ne me connaissez que comme je vous -connais, de nom... Je suis Pierre Le Jariel. - ---Je ne sais à quoi je dois l’honneur de votre visite, -monsieur,--répondit Bernard avec une courtoisie parfaite bien qu’un peu -froide, en indiquant un siège au jeune homme,--mais je connais en effet -votre nom qui est celui d’un homme que j’estime infiniment et je suis à -votre disposition, quoi que vous veniez me dire. - -Le neveu du docteur se recueillit un instant. - ---Monsieur de Nohel, fit-il enfin, nous nous trouvons à l’égard l’un de -l’autre, dans une situation singulière. Et il faudrait, je le sais, pour -sauver d’une sorte de ridicule la démarche que je tente aujourd’hui -auprès de vous, un tact et une habileté de mots que je ne possède pas... -Je ne suis qu’un marin, un homme très simple, un peu rude; prenez-moi -donc tel que je suis, avec mes brusqueries et mes maladresses, en -appréciant mes intentions, non mes moyens. - -Bernard s’inclina sans répondre, toujours très calme, n’appréhendant que -ce qui pourrait sortir de pénible pour Janik, de cet entretien dont il -ne prévoyait pas l’issue. Pierre continua: - ---Mademoiselle de Thiaz est souffrante... - -Si maître de lui qu’il crût être, Nohel ne put retenir une -exclamation... La tête lui tourna, une phrase instinctive, gauche, -disant tout ce qu’il voulait taire, lui échappa: - ---Elle est malade, elle est gravement malade, n’est-ce pas?... Je le -sentais... - -«Allons, il l’aime bien, pensa Pierre», et il eut un sourire quelque peu -mélancolique. - ---Mademoiselle de Thiaz n’est pas gravement malade, monsieur de Nohel, -dit-il..., elle n’est que très faible, très nerveuse, très triste... -toutes choses dont on peut guérir heureusement... Mais, tenez, si vous -voulez m’entendre, oubliez que j’aie jamais été pour Janik autre chose -qu’un frère--cela vous sera d’autant plus facile que, ce qui a changé il -y a quatre ans entre elle et moi, c’est beaucoup plus le nom que nous -nous donnions, que le sentiment qui nous unissait... Cette affection -fraternelle très profonde, toute dévouée chez moi, m’a fait -comprendre--sans que mademoiselle de Thiaz ait proféré une plainte--que -ma petite amie souffrait et que si... si elle n’aimait pas le fiancé que -lui avait choisi sa tante, c’était que son cœur en avait choisi un -autre... Voilà pourquoi je suis ici. - ---Je vous jure, fit Bernard, que jamais rien ne m’a autorisé à croire -que mademoiselle de Thiaz m’honorât d’un autre sentiment que celui d’une -grande pitié. - ---J’en suis convaincu, monsieur... Mais avec l’ami d’enfance qui était -redevenu son frère d’adoption, mademoiselle de Thiaz n’était pas tenue -aux mêmes réserves... Ce que je vous demande maintenant, c’est la -réponse d’un honnête homme à un honnête homme, et je m’adresse à toute -votre loyauté, et à tout ce que mon oncle Le Jariel a deviné en vous de -bon et de généreux: vous aimez Jeanne de Thiaz, votre cri d’angoisse me -l’a dit; l’aimez-vous bien profondément, croyez-vous sincèrement -pouvoir la rendre heureuse? - ---Si je l’aime, si je la rendrais heureuse!... Ah! monsieur, je ne sais -comment vous dire, comment... - -Une ivresse folle, une reconnaissance exaltée, se lisaient dans les yeux -de Bernard. - -Pierre répéta: - ---Croyez-vous pouvoir la rendre heureuse? - -Alors Bernard eut une seconde d’hésitation. Avant de répondre, il -s’interrogeait lui-même. - -Pierre avait demandé une parole grave à un homme, et non pas un banal -serment d’amoureux à un enfant. - -Enfin, Nohel dit, très fermement, en regardant le marin dont la -physionomie ouverte lui inspirait une irrésistible confiance: - ---Oui, je crois, je sens qu’elle serait heureuse avec moi... - -Puis, dans un élan presque indépendant de sa volonté, il ajouta: - ---Vous êtes infiniment meilleur que moi, monsieur... Voulez-vous me -donner la main. - - * * * * * - ---Bernard et Janik s’aimaient! Comme ils gardaient bien leur secret!... -Et Pierre qui se sacrifie, c’est superbe! Marions ces enfants, docteur: -quel joli roman! - -Telles ont été les conclusions de l’incorrigible Armelle. - -Maintenant, Bernard attend dans le salon jonquille. Il a vu mademoiselle -de Kérigan, il a vu M. Le Jariel, et Janik va venir. - -Elle va venir et il se le figure à peine. Son bonheur l’étonne comme -quelque chose de trop anormal pour être vrai. L’émotion a décomposé son -visage; les yeux pleins d’extase, il la voit s’avancer vers lui, elle, -la _petite mère-grand_. - -Elle chancelle, brisée par une joie trop forte, un peu pâle dans sa robe -rose, souriante, avec des larmes au bord des paupières... - -Et Bernard la regarde toujours, sans faire un pas au-devant d’elle. -Comme autrefois, dans la chambre de la tourelle, il croit à une -vision... - -Quand elle fut tout près de lui seulement, il prit les deux mains -qu’elle lui tendait et les enferma dans les siennes qui brûlaient. - ---Bernard... dit-elle très bas, la voix douce. - ---Janik... ah! si vous saviez ce que j’ai souffert! - ---Je le sais. - -La voix étranglée, il murmura: - ---Non, vous ne savez pas, mon ange... vous ne savez pas ce que je suis -quand vous n’êtes plus là, ce que j’aurais été surtout, s’il m’avait -fallu vous perdre... Vous êtes la pureté même... moi je ne suis qu’un -homme, très faible et très malheureux... Janik, je ne veux rien vous -cacher... souvent, pendant ces six semaines de déchirements, je me suis -senti redevenir l’être misérable que j’ai déjà été; voulez-vous me -pardonner, voulez-vous me laisser encore votre petite main -compatissante. Malgré mes fautes passées, malgré ces dernières -défaillances, voulez-vous être ma femme? - ---Oui, Bernard. - -Alors, avec une sorte de respect attendri, Bernard attira la jeune fille -contre sa poitrine où elle s’appuya, tendre et confiante. - ---Janik, ma Janik, dit-il de cette voix basse et infiniment pénétrante -qu’il avait quelquefois, vous n’avez pas peur de toute une existence -avec ce Jacques Chépart, que vous avez connu si lâche? Vous voulez bien -croire à son amour, accepter sa vie qu’il vous donne et qu’il rendra -digne de vous; fermer ainsi vos chers yeux et, sans crainte, vous -abandonner à lui, pour toujours? Vous voulez bien, dites?... -Regardez-moi. - ---Oui, Bernard, dit-elle encore. - -Et, levant sur Nohel ses grands yeux lumineux où brillait tant d’amour -qu’il en fut ébloui, elle reprit de sa voix aimante: - ---Je veux être votre femme, je veux vous rendre heureux, être heureuse -en vous et par vous... Je n’ai pas peur de Jacques Chépart, je le -connais, il sera mon orgueil et ma joie! Et, puisque vous m’aimez, -puisque je vous aime, je n’ai pas peur de la vie: j’ai foi en vous, -j’ai foi en Dieu! - -Un long moment Bernard la contempla avec un désir de s’agenouiller -devant elle. - ---Oh! ma chérie, répondit-il, vous avez raison d’avoir confiance, car je -vous aime de toutes les forces de mon âme et mon amour est plus pur et -meilleur que moi!... Vous avez raison de croire au bonheur, car je vous -porterai dans mes bras, à travers la vie, et jamais vos petits pieds -n’effleureront les épines... Vous avez raison aussi de ne plus craindre -Jacques Chépart, car vous en ferez un autre homme. Vous saurez le -comprendre et le soutenir, il travaillera pour vous; il veut que vous -soyez fière de l’appeler votre mari! - -Et doucement, il entraîna la jeune fille sur la terrasse où ils avaient -échangé tant de paroles cruelles. - -On avait ouvert les fenêtres du château, pour y faire entrer le soleil -qui brillait d’un air de fête... Soudain, Bernard aperçut, dans la -tourelle, le portrait de l’aïeule, qu’un rayon nimbait d’or. Alors il -lui envoya un regard de gratitude et, pressant ses lèvres sur le front -de sa fiancée, il murmura: - ---Petite mère-grand! c’est toi qui me la donnes, «ma conscience en robe -rose!» Et je l’aimerai tant, je serai pour lui plaire si bon, si «sage», -que ses yeux et les tiens me souriront toujours... Merci, merci, petite -mère-grand!... - - - - -MARIAGE DE RAISON - - Aime celui qui t’aime et sois heureuse en lui. - V. HUGO. - - -C’est un petit salon bien parisien, bien moderne dans son élégante -bizarrerie. Tous les styles, toutes les teintes se touchent sans se -heurter dans ce désordre habile où les plantes de serres jettent çà et -là leur note un peu crue, et où la chatoyante polychromie des tapis -d’Orient s’harmonise au flou pâle des étoffes anciennes, tandis que, -du haut de son chevalet drapé, un Pierrot de Flameng rit à la Vénus -grecque qui ne s’en étonne pas. - -Léa est assise près de la fenêtre; le soleil printanier, qui filtre au -travers des vitraux, danse en lueurs roses sur ses cheveux blonds; -dans un cornet de cristal, à côté d’elle, de grandes branches de lilas -penchent leurs feuilles alanguies. Elle tient à la main une broderie, -mais elle ne travaille pas; les yeux vagues, la bouche souriante, elle -rêve. - -A quoi rêve-t-elle?... A quoi rêvent les jeunes filles!... Oh! -Musset, pardonnez-lui! Elle a seize ans, elle est aimée, et ce sont -des chiffons, des bagatelles qui lui occupent l’esprit! Ce bouquet -qu’elle contemple d’un regard tranquille, c’est l’envoi quotidien de -son fiancé, et le parfum des fleurs n’apporte à son jeune cerveau que -le souvenir banal des visites qu’elle a faites et des félicitations -qu’elle a reçues à l’occasion de son mariage! - -Il lui passe devant les yeux des nuages de dentelle, enrubannés de -rose... Son trousseau est ravissant: Doucet s’est surpassé. Elle pense -à la corbeille... des diamants, son ambition! Et du renard bleu... -quelle joie! Puis elle récapitule le contenu des paquets de toutes -formes et de toutes dimensions qu’on apporte sans cesse à l’hôtel -depuis huit jours. L’a-t-on gâtée cette Léa!... Ah! c’est amusant de se -marier!... Et, la mine triomphante, elle se redit pour la centième fois -ce programme qui l’enchante: «Je sortirai seule, j’irai dans les petits -théâtres et je lirai Marcel Prévost!» - -Elle est si jeune, la mignonne! La longue natte qui tombe en frisant -jusqu’à sa taille gracile, ses yeux bleus qui s’ouvrent à tout -propos dans un étonnement naïf, ses mouvements pressés, sa démarche -voltigeante lui donnent encore un peu l’air d’une petite fille. - -Quand son père et sa mère ont prononcé pour la première fois le mot -magique de mariage, quand ils lui ont parlé de Jean Reignal qu’elle -connaissait à peine, elle a rougi beaucoup, mais elle a dit «oui» -sans hésiter. Certes, elle n’eût point agréé si vite un mari laid ou -maussade ou inintelligent; il n’avait fallu qu’une seconde à ses bons -yeux de jeune fille pour voir que M. Reignal était aimable, distingué, -sympathique. Puis on avait causé. Les gestes, le langage du jeune -homme portaient ce caractère de pondération et de sobriété qui marque -très généralement une supériorité intellectuelle incontestée; ses yeux -étaient de ceux qui plaisent aux femmes par un regard profond, à la -fois dominateur et très doux... pour tout dire, il réalisait à peu -près «l’idéal» de Léa et de ses petites amies, cet idéal dont on avait -tant jasé en visite et en promenade, au bal et au cours! N’est-il pas -délicieusement flatteur d’inspirer une passion à un homme de trente -ans, «à un homme sérieux»? Et c’est au bal, par hasard, que Jean a -rencontré Léa; il s’est épris d’elle au premier sourire qu’elle a -daigné lui adresser. Aussi est-elle fière, très fière de son roman. Le -coup de foudre, songez donc? - -Elle saute de joie, elle jette son ouvrage, elle court à la glace, s’y -examine avec complaisance, pirouette et revient s’asseoir à l’abri d’un -paravent peint de gros chrysanthèmes. - ---Je dois être jolie, songe-t-elle gravement, en se mettant à dévider -la soie d’un peloton sur une bobine--un ouvrage de petit chat qui -n’empêche pas de rêver. - ---Madame de Prébois trouve que j’ai l’air d’un Greuze... Et, mardi -dernier, quand on a fait des tableaux vivants chez lady Smithson, -on me voulait absolument pour représenter Titania... Une fée peinte -par Greuze! pas mal!... Quelle chance d’être blonde; Jean déteste -les brunes... Il est très beau, mon mari! J’aime tant sa petite -moustache!... Comme il m’aime!... Est-ce que je l’aime, moi?... Mon -Dieu, je n’en sais rien... Je suis très contente d’être aimée, voilà... -Je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’adorer son mari pour être -heureuse... Ah! pourquoi toutes les jeunes filles ne rencontrent-elles -pas des jeunes gens charmants qui les épousent? Pourquoi le bonheur -n’est-il pas donné à toutes celles qui le mériteraient? - -Tandis que Léa se pose anxieusement cette question, une moue rapproche -ses sourcils et elle pense à sa cousine Jacqueline de Mayran, qui a -vingt ans, qui est belle, parfaite et qui veut entrer au couvent. - -Pauvre Jacqueline! Elle est orpheline, et a pour tutrice une vieille -tante ennuyeuse qui lui apprend à tricoter et lui fait lire Condillac; -certes il y a bien là de quoi vous dégoûter du monde! Mademoiselle de -Mayran ne va au bal que lorsqu’on la confie à la mère de Léa et c’est -très rare; il est vrai qu’elle ne s’amuse guère au bal. Les danseurs -l’ont surnommée Sainte-Jacqueline, tant elle a passé froide et sereine, -dans ces grands salons pleins de lumière où le plaisir l’invitait. - -Le couvent! Tel est son rêve à elle. A ce seul mot, Léa frissonne. Le -couvent! Ne jamais rire, ne jamais valser, ne jamais se marier!... -Et puis, il y a des pénitences... et puis, l’uniforme enlaidit. Ah! -combien Léa préfère à la cornette, le voile qui l’enveloppera dans -trois jours, quand Jean la conduira à l’autel! Pauvre Jacqueline! - -Et Léa dévide toujours. Le peloton fait des bonds extravagants sur le -tapis, la bobine grossit à vue d’œil. Puis, tout à coup, le fil de soie -glisse sans résistance dans la main de la jeune fille, et il ne reste -plus à terre qu’une carte pliée en quatre. Une carte de correspondance, -bleue avec un chiffre au coin. - ---Tiens! l’écriture de madame de Prébois. - -Et ce nom évoque encore toute une envolée de souvenirs. - ---Madame de Prébois? mais elle était au fameux bal. N’est-ce pas elle -qui nous a présenté Jean?... Oui, oui, je me rappelle. Elle avait une -robe de velours vert... Moi, j’étais en blanc, Jacqueline en rose... Et -maman disait d’un air fier en nous admirant: «J’ai deux filles ce soir.» - -Léa a ramassé distraitement la carte, elle la regarde et... Jean -Reignal! Oui, c’est le nom de son fiancé qu’elle aperçoit au milieu -des pattes de mouche de madame de Prébois. Lentement, elle déploie le -billet et elle se demande si elle va lire. Elle est émue, anxieuse... -pourquoi? - -Et pourquoi ce tremblement qui lui agite les doigts, pourquoi cette -angoisse qui lui serre le cœur? - -Que peut-elle bien dire de Jean, madame de Prébois? - -Allons, un peu de courage... C’est absurde d’avoir peur ainsi. Elle -n’a pas la mine bien méchante cette carte satinée! - -La jeune fille se met à lire: - - «Ma bien chère, - -»Venez sans faute ce soir au bal de Madeleine. C’est décidément là que -Roméo et Juliette se rencontreront. Moi, je suis sûre qu’ils se -plairont, nos jeunes gens! Vous connaissez Jean Reignal comme un avocat -remarquable et remarqué, mais vous allez voir et juger l’homme! c’est un -charmeur. A bientôt, ma toute belle, je suis ravie de ma politique. -Voilà le plus adorable des mariages de raison. Bien à vous. - - »MARTHE DE PRÉBOIS. - -»_P.-S._--J’embrasse très affectueusement votre fille, la jolie Léa.» - -La lettre, lancée avec violence vers la cheminée, s’en alla tout droit à -son adresse et fut consumée en un instant. - -Un flot de larmes inondait le visage de la pauvre enfant. Ainsi cette -rencontre au bal était arrangée; ainsi, il avait été arrêté d’avance que -Léa plairait à Jean, que Jean demanderait Léa! Ah! cette affreuse madame -de Prébois, avec sa rage de marier tout le monde! - -Un mariage de raison!! - -Un mariage dont on a pesé le pour et le contre, un mariage traité comme -une affaire! Sans doute, M. Reignal s’était informé de la dot et des -espérances... - -Un mariage de raison!!! - -Cette chose flétrie par tous les romans que Léa a lus... Oh! les belles -tirades où, bravant les obstacles, le jeune homme jure qu’il obtiendra -celle qu’il aime! Oh! les scènes poétiques où le héros entrevoit -l’héroïne, blanche et frêle comme une vision!... La destinée les conduit -l’un vers l’autre; deux regards se croisent et deux cœurs sont unis à -jamais. Combien la triste réalité ressemble peu aux romans! - -M. Reignal a trente ans, l’âge raisonnable pour «faire une fin»; madame -de Prébois, qui est une grande marieuse, s’est empressée de lui -chercher une femme et elle a pensé à Léa! Si elle avait pensé à Jeanne, -à Laure ou à Marguerite, il aurait épousé Marguerite, Laure ou Jeanne, -pourvu que la dot et la famille répondissent aux conditions requises. -C’est tout simple; une foule de mariages se concluent ainsi... Et dans -trois jours, Léa sera la femme d’un homme qu’elle ne connaît pas, et -qu’elle ne pourra jamais aimer! Elle partira seule, toute seule avec -lui! - -Maintenant, elle a oublié ce qui l’éblouissait tout à l’heure, les -fêtes, les bijoux, les parures, les satisfactions puériles de sa vanité. -Et, pour la première fois, à cette heure où l’avenir qui l’attend -l’émeut d’une terreur folle, elle songe qu’il serait doux d’aimer, -d’être aimée, de se l’entendre dire, et de donner tout son cœur et de se -laisser conduire à travers la vie, passivement, aveuglément, par une -main forte qui se ferait tendre... Mais, hélas! Jean n’aimera jamais sa -femme. Et il est trop tard pour retourner en arrière. - -Le soleil a disparu peu à peu. La porte qui s’ouvre discrètement fait -sursauter la jeune fille, et Jean Reignal en personne entre. - ---Bonjour, monsieur. - ---Bonjour, mademoiselle. - -C’est assez sec; mais il y a une nuance sensible entre le «monsieur» de -Léa qui est strictement correct et le «mademoiselle» de Jean qui est dit -sur un ton de plaisanterie affectueuse. Ce «mademoiselle» équivaut à -«Léa» tout court. - ---Madame votre mère n’est pas rentrée? fait le jeune homme. - -Et il y a dans sa voix comme un contentement vaguement exprimé. - ---Maman? Non. - -Elle esquisse un salut, puis elle glisse vers la porte latérale; déjà -elle soulève la portière. - ---Léa! - -Elle tressaille et tourne la tête. Lui s’est avancé. - ---Restez un peu, supplie-t-il amicalement. - -Elle prend un air très digne: - ---Maman me défend de recevoir en son absence. - ---Les étrangers, mais moi... Dans trois jours vous serez ma femme! Ma -chère Léa, maman ne me grondera pas, j’en suis sûr. - -En prononçant ces mots: «Ma chère Léa,» la voix du jeune homme a vibré -plus profonde; la petite fiancée s’en aperçoit fort bien, mais elle -s’est promis d’être froide. Sans répliquer, elle s’assied sur le canapé -et Jean vient auprès d’elle, en souriant de son sourire un peu -protecteur. - ---Vous avez l’air d’être en pénitence, dit-il, vous n’êtes pas sortie -aujourd’hui? - ---Non. - ---Pourquoi? - ---J’avais des papillons plein la tête. - ---Noirs ou roses, vos papillons? - ---Noirs. - ---Vraiment? Serait-il indiscret de vous demander ce qu’ils vous -contaient en battant de l’aile? - ---Très indiscret. - ---Me le direz-vous dans quelques jours? - ---Non. - ---Vous aurez des secrets pour votre mari? - ---Ai-je dit que c’était un secret? On n’est pas forcée de dire toutes -ses pensées à son mari, je suppose! - ---Mais si. - ---Je ne vous dirai pas les miennes. - ---Alors, je les devinerai. - ---Ah!... comment donc, je vous prie. - ---Très simplement. Je prendrai comme cela vos deux mains dans les -miennes et je lirai dans vos yeux. - -Léa devint très rouge; le timbre de la porte d’entrée retentissait deux -fois, elle se leva précipitamment. - ---Voilà maman... je vais l’embrasser. - -Elle était extrêmement troublée, fâchée contre Jean. Ce mot terrible de -«mariage de raison» tourbillonnait dans sa tête. Elle était humiliée de -faire un mariage de raison, et puis triste, si triste! Jusqu’au matin -elle pleura à chaudes larmes, se répétant qu’elle était bien -malheureuse d’épouser un homme aussi déloyal. Quel hypocrite! Oui, -vraiment, à l’entendre, elle aurait pu se croire chérie. - ---Comme je le déteste! gémissait-elle. - -Or, il a été universellement constaté que lorsqu’une femme dit d’un -homme: «Je le déteste», c’est qu’elle est bien près de l’aimer. Léa -s’était écriée, l’imprudente: «Il n’est pas nécessaire d’aimer pour être -heureuse.» Comme la fée que l’on n’avait pas conviée au baptême de la -Belle au bois, l’amour venait réclamer sa place; il parlait en maître, -il s’installait en roi dans ce petit cœur de jeune fille qui ne l’avait -point appelé. - - * * * * * - -L’église est remplie de froufrous de soie et de parfums de fleurs; -autour de l’autel, tout est blanc et lumineux, les orgues chantent -gravement sous la voûte, et la mariée s’avance au bras de son père, -blanche elle aussi, sous le tulle qui idéalise sa blondeur. - -Très beau mariage en somme! Toilettes exquises, sermon remarquable, -messe en musique avec le concours des premiers chanteurs de l’Opéra, -puis, après la cérémonie, lunch brillant chez madame Person, la mère de -la mariée. - -Tout en papotant dans le salon fleuri, on goûte du bout des lèvres des -petites choses fort appétissantes, on accepte une coupe de champagne, on -grignote un gâteau en répétant qu’on n’a pas faim. Léa et Jean sont fort -entourés. Les amies de Léa s’écrient avec enthousiasme: - ---Il est impossible de rêver une plus jolie mariée que toi. Ajoutant _in -petto_: Excepté moi, quand je me marierai. - -De bonnes mères embrassent cette chère petite, en se disant, la rage au -cœur, que madame Person a bien de la chance. - -Et les amis de Jean qui viennent de faire l’apologie du célibat, -concluent qu’après tout, Reignal n’est pas à plaindre. - -Puis peu à peu les salons se vident. - -Madame Reignal se retire dans sa chambre pour échanger contre un costume -de voyage sa longue robe de satin blanc. Dans un instant, son mari va -l’emmener; ils dîneront à la gare avant de partir pour Bruxelles. - -La pauvre petite mariée a inondé de pleurs le velours du prie-Dieu, -mais, maintenant, elle veut être calme, jouer, pour sa mère, la comédie -du bonheur. Gaiement elle admire la dentelle de son linge et le chic -anglais de son manteau. Sa parole est saccadée, elle rit beaucoup, elle -rit trop et madame Person a le cœur gros. Une petite larme de ces chers -yeux lui aurait fait tant de bien! - ---Je ne suis plus Léa Person, je suis madame Reignal! C’est drôle, -dis?... As-tu entendu qu’on m’appelait madame? Est-ce que tu trouves que -j’ai l’air d’une dame, toi?... Tu l’aimeras bien, n’est-ce pas, madame -Jean? - -Voilà ce qu’elle dit et elle pense: «Mon Dieu, je voudrais mourir! je -n’aime pas Jean, non, je ne l’aime pas!... Ah! s’il m’avait aimée un -peu... seulement un peu... mais je le déteste.» - -Et elle regarde désespérément sa chambre de jeune fille. Que d’années -paisibles dans ce nid douillet! - -Soudain, ne pouvant plus se contenir, madame Person murmure: - ---Que vais-je devenir pendant ce voyage, ma pauvre chérie! - -C’est le coup de grâce. Léa sanglote sur l’épaule de sa mère qui ne sait -plus à quel saint se vouer. - -M. Person frappe à la porte. - ---Allons, allons, ma fillette, il est tard! - ---Ça m’est bien égal, répond-on. - -Alors, il entre, il console sa fille, il gronde sa femme, et Léa se -dirige vers l’antichambre, suivie de sa mère qui porte avec un soin -attendri le petit sac en cuir de Russie. - -Jean est là, il attend sa bien-aimée, il lui sourit de loin; puis il -voit qu’elle a les yeux rouges. - ---Ma pauvre Léa, fait-il affectueusement. - -Oh! oui, pauvre Léa! Et, se remettant à pleurer, elle retourne à -l’épaule maternelle. - ---Dîne avec nous, ma mignonne, vous partirez après, suggère timidement -la pauvre mère. - -M. Person a l’air contrarié (les hommes se soutiennent entre eux), mais -Jean ne peut que dire: - ---C’est comme vous préférerez, Léa. - -Et Léa lui en veut mortellement. - ---Partons, réplique-t-elle d’une voix brève. - -En voiture, elle se pelotonne dans un coin et pleure. D’abord M. Reignal -se tait, puis il lui prend la main. - ---Ma Léa, ne pleurez pas ainsi. - ---Je ne peux pas m’en empêcher. Je sais bien que cela vous vexe. - ---Non, cela ne me vexe pas, mais cela me fait beaucoup de peine. - ---Je ne vois pas pourquoi cela vous fait de la peine... vous devez bien -penser que j’aime mieux maman que vous... - ---Eh bien! non, figurez-vous... J’espérais bonnement que votre cœur -était assez grand pour maman et pour moi, répondit-il si gentiment que, -sans l’avouer, elle se sent presque radoucie. - -Au buffet, ils s’installèrent à une petite table. Jean était tout -occupé de sa femme, il la servait lui-même, et, en lui disant de ces -choses insignifiantes qui viennent parfois aux lèvres quand on a le cœur -trop plein, il la couvait des yeux. Elle était bien forcée de convenir -que c’était très amusant de dîner en tête à tête. - -Lorsqu’on commença à ouvrir les portes, son mari lui prit le bras et la -conduisit au coupé qui les attendait, retenu depuis la veille. - ---Êtes-vous bien, êtes-vous contente? disait-il tout bas. - -Elle feignait de ne pas entendre, elle arrangeait sans répondre les -frisures de son front en se mirant dans une petite glace, mais elle -entendait très bien, un vague sourire effleurait sa bouche, et sa main -tremblait un peu. - -Soudain, un cri de la machine déchira l’air... les portières se -fermèrent avec un bruit sourd. - -Le train se mettait en marche. - -Léa tressaillit. Le charme était rompu. Elle se rappela la lettre de -madame de Prébois, et toutes les petites joies qu’elle avait naïvement -savourées s’évanouirent dans son souvenir. La sensation poignante de -l’irrévocable l’accablait. Cette grosse machine noire l’emportait vers -l’inconnu, dans une autre vie, loin de ce qui lui était cher! Toute son -existence appartenait à cet homme qui l’avait épousée sans amour. -Éperdue, elle cacha son visage dans ses mains et sanglotant: - ---Pourquoi m’avez-vous choisie, moi plutôt qu’une autre... pourquoi, -puisque vous ne m’aimiez pas? - -Le jeune homme eut un mouvement de stupeur; elle continuait avec une -véhémence enfantine: - ---Vous n’étiez pas une petite fille, vous! Vous ne désiriez pas qu’on -vous appelât madame; ah! c’est bien mal, allez!... Je ne pourrai jamais -vous aimer... je ne vous aimerai jamais... Et nous serons très -malheureux, voilà tout. - ---Mais, ma Léa, je vous adore! - -Vainement, il s’était agenouillé devant elle, essayant de l’apaiser... - ---Non, non, je sais que vous ne m’aimez pas, disait-elle. J’ai lu une -lettre... je sais que c’est un mariage arrangé... oui, je sais tout... -Oh! mon Dieu! j’aurais mieux aimé le couvent comme Jacqueline! - ---Un mariage arrangé? répétait Jean qui se demandait s’il ne perdait pas -un peu la tête. Ma pauvre enfant, que voulez-vous dire? vous me rendez -fou... pourquoi ne m’aimerez-vous jamais?... Voyons, que vous ai-je fait -pour que vous pleuriez ainsi, pour que vous me fuyiez, moi qui ne vis -plus qu’en vous. Je souffre beaucoup, Léa, je vous assure... - -Et malgré la résistance de la jeune femme, il lui avait pris les mains, -il lui parlait doucement, ardemment. - ---Vous croyez que je ne vous aime pas? Comment avez-vous eu cette -pensée? Regardez-moi, écoutez-moi...... Je vous adore et peut-être mille -fois plus aujourd’hui, parce que nos deux vies sont liées pour toujours, -parce que maintenant votre joie et votre peine dépendent de moi, parce -que vous êtes mon bien, mon trésor... Tout à l’heure encore, votre mère -m’a dit: «Aimez ma Léa, soyez bon pour elle! Tout en l’aimant comme -votre femme, aimez-la aussi comme une fille chérie, remplacez-moi un -peu.» Et je lui ai répondu: «Soyez heureuse, soyez tranquille, oui, je -l’aimerai, je la protégerai, jamais sa petite main ne quittera la -mienne.»--Ah! ma chérie, vous croyez que je ne vous aime pas! - -D’abord, elle avait levé ses grands yeux, puis ses paupières s’étaient -baissées comme alourdies par les larmes qui se succédaient, perlant aux -cils. - ---Je sais... Je sais bien que vous n’êtes pas méchant... mais... - ---Mais quoi? Je vous ai toujours aimée, Léa, toujours... Ma Léa, je vous -le jure... Je vous ai adorée le premier jour, le premier instant. - -Elle secouait la tête d’un air triste et sérieux. - ---N’essayez pas de me tromper, Jean, il y trois jours, quand j’ai lu -cette lettre, j’ai tout compris. - ---Enfin, Léa, quelle lettre, quelle lettre? - ---Mais la lettre de madame de Prébois, fit-elle avec un peu -d’impatience, en retenant mal les sanglots qui la suffoquaient. - ---De madame de Prébois! Que disait-elle? - ---Elle disait à maman d’aller au bal de madame Salbert... elle disait -que... Roméo et Juliette s’y rencontreraient... que... Oh! l’affreuse -lettre! je ne sais plus, moi... Elle parlait de vous, et puis elle -disait... elle disait: «Ce sera un charmant mariage de raison!...» Oh! -Jean, il fallait me prévenir... Est-ce qu’on peut jamais aimer une femme -qu’on épouse par raison? - -Ces explications entrecoupées ne donnaient guère le mot de l’énigme à M. -Reignal. Assis à côté de Léa, il l’avait entourée de ses bras, et il la -berçait tendrement, paternellement. Soudain, une exclamation lui échappa -et, prenant dans ses deux mains la tête de sa petite femme, il -l’embrassa bien fort sur les cheveux. - ---Léa, ma chère folle, s’écria-t-il, je comprends!... mais ce n’était -pas vous!... Ah! pourquoi madame de Prébois se mêle-t-elle de citer -Shakespeare, au lieu d’appeler les gens par leurs noms! - -Et c’était au tour de Léa de ne pas comprendre, mais elle se sentait -vaguement rassurée, la lueur d’un sourire brillait déjà dans ses yeux -noyés. - ---Qu’est-ce que cela veut dire? interrogea-t-elle intriguée, en se -dégageant un peu. - -Le jeune homme riait maintenant. - ---Ma chère petite, c’est toute une histoire... un vrai roman que je vous -raconterai, seulement... - ---Seulement? - ---Je voudrais vous entendre dire que vous ne doutez pas de ma tendresse, -Léa, de ma tendresse infinie? - ---J’ai confiance en vous, Jean. - ---Alors, si vous me donniez la main en signe de pardon... voulez-vous? - ---Oui. - -Et, lorsqu’il eut baisé cette main toute menue, il la retint prisonnière -dans la sienne, pour raconter la chère histoire de son bonheur. - ---Léa, nous nous connaissions à peine, quand j’ai passé à votre doigt -cette petite bague qui vous rendait si fière, mais, depuis longtemps, je -sentais qu’il est triste de vivre sans but, de travailler sans -récompense, et, souvent, seul, le soir, j’évoquais la vision d’un doux -foyer où m’accueillerait un sourire, un baiser... Vous rappelez-vous ces -fleurs de Nice, dont vous composiez des bouquets l’autre jour... Vous -mettiez de côté les plus fraîches, les plus belles et vous disiez: «Pour -maman!...» Eh bien! Léa, moi, toute ma vie, j’ai conservé dans un coin -de mon cœur, le plus pur de mes sentiments, le meilleur de ma pensée, ce -que je devinais en moi de vraiment bon, de tendre, d’aimant, en disant: -«Pour ma femme!» Et j’éprouvais comme une souffrance en me demandant: -Existe-t-elle, la rencontrerai-je jamais?... Alors, vous savez, -quelquefois on a besoin de se confier, je parlais à ma vieille amie, à -madame de Prébois, je lui disais: «Vous qui aimez tant à bâtir des -romans, me la trouverez-vous un jour, l’adorable créature que je rêve!» - ---Voyons, Jean, me répondit-elle une belle fois, comment la rêvez-vous? - -Léa écoutait, attentive, elle attachait sur Jean des yeux très doux où -passa soudain une inquiétude. - ---Oui! comment la rêviez-vous, Jean? murmura-t-elle. - -Il l’enveloppa d’un regard plein de caresses. - ---Comment je la rêvais? fit-il en l’attirant près de lui. Blonde, très -jolie... une bouche toute petite et des cheveux très fins que je -bouclerais sur mes doigts... Et puis encore, mignonne, frêle, toute -fragile comme ces bibelots délicats qu’on a peur de casser en les -touchant... - ---Alors, dites-moi, elle est donc un peu fée, madame de Prébois? - ---Oh! pas du tout, vous allez voir. Quand je lui ai dépeint ma chère -merveille, elle a ouvert de grands yeux en disant: «Il n’est pas -difficile, ce Jean! Donnez-lui une beauté! Il sera très content.» Moi, -je souriais de son affectueuse moquerie. Non, ma bonne amie, je ne -serais pas très content. A la femme qu’on aime en passant, on peut ne -demander que d’être belle, nous exigeons plus de celle à qui nous -confions la moitié de notre vie! Celle-là, voyez-vous, ce n’est pas -seulement le délice des jeunes années, c’est encore l’amie des mauvais -jours; c’est la joie des heures bénies, c’est la consolation des grandes -douleurs... Et, quand nous lui apportons nos soucis, nos inquiétudes, ce -n’est pas pour les oublier près d’elle, c’est pour qu’elle les partage -avec nous!... je veux que ma femme soit bonne, pieuse, sensible, -aimante, intelligente aussi, car je penserai tout haut devant elle, car -je lui donnerai sa part de mes travaux, de mes craintes et de mes -espérances... Enfin je veux qu’elle soit très jeune afin que, son cœur -et son esprit devenant un peu mon œuvre, nos sentiments, nos plus -secrètes pensées se confondent toujours plus complètement... Oh! mon -amour, n’est-ce pas que je l’ai trouvé cet idéal que je rêvais? - ---Oui, Jean, je vous le promets, s’écria-t-elle rougissante, émue. - -Oh! combien il était bon, sage, tendre, son mari!... Elle était fière de -lui, et fière aussi un peu d’elle-même, parce que, tout à coup, elle se -sentait digne d’être aimée comme il l’aimait. - ---Ma Léa! - ---Et l’histoire, Jean, l’histoire? Que vous a-t-elle répondu, madame de -Prébois? - ---Elle m’a répondu: «Mon ami, votre ange est de ce monde. Il y a -longtemps que je le connais, que je l’aime, et que je le garde pour -vous. Allez au bal de madame Salbert, je me charge de vous présenter à -une jeune fille qui est très belle, remarquablement intelligente et -parfaitement bonne. C’est mademoiselle Jacqueline de Mayran.» - -Léa jeta un cri de joie, d’ivresse, sa tête tomba sur l’épaule de son -mari. - ---Jacqueline! C’était Jacqueline! Ah! quel bonheur, quel bonheur, Jean! - ---Oui, mon adorée, c’était Jacqueline. Mais ce jour-là, je ne l’ai guère -vue, cette pauvre Jacqueline: Pour moi, il n’y avait plus qu’une jeune -fille dans le salon de madame Salbert; c’est une enfant toute blonde, -toute blanche, et mon cœur criait: «C’est elle, c’est elle!...» Ah! -qu’il était beau, lumineux, ce bal! - ---Oh! je me rappelle, madame de Prébois vous a présenté à moi, vous -m’avez dit: «Que c’est triste, mademoiselle, de ne pas danser!» Moi j’ai -pensé: «Quelle drôle de chose, un jeune homme qui ne danse pas!...» Mais -je vous trouvais bien gentil tout de même... - ---Et moi je vous trouvais ravissante et je vous aimais comme un fou... -Madame de Prébois n’y comprenait rien. Je n’ai pas dit trois mots à -Jacqueline et, un mois plus tard, vous étiez ma fiancée! - -Jean contemple Léa. Elle est délicieuse, un peu pâle, les lèvres -vaguement souriantes, ses longs cils ombrant sa joue. - ---Léa, ma chère petite femme, dans ce temps-là, vous ne disiez pas que -vous ne pourriez pas m’aimer? - ---Oh! Jean, murmure-t-elle, Jean, ce n’était pas vrai... Je me sentais -si malheureuse!... Je croyais faire un mariage de raison! - -Et il lui répond: - ---Vous ne vous trompiez pas, mon aimée; les vrais mariages de raison, ce -sont les mariages d’amour. - - * * * * * - -«Maman chérie, ne sois pas inquiète... Nous ne pleurons plus, nous -sommes bien heureux et nous t’aimons de tout notre cœur. - - »LÉA. JEAN.» - - - - -UNE PAGE DE DOULEUR - - Tu n’as donc pas vu mes larmes. - J. BARBIER. - - -Une femme auteur, un bas bleu! - -Pourquoi écrivait-elle?... Oh! ni par vocation, ni par pédanterie: tout -simplement parce qu’elle trouvait le monde triste, la vie monotone, et -qu’en écrivant elle vivait d’une autre vie, dans un autre monde... «Le -monde où l’on oublie»! comme dit Musset. - -Quand elle avait répété cent fois à ses élèves, la règle de «quelque» ou -la date de Philippe-Auguste; quand elle avait repassé, reprisé le linge, -auprès du fauteuil de sa grand’mère infirme, elle était si lasse de la -réalité! - -Le soir venu, la tâche laborieuse était achevée. La vieille dame dormait -en paix sous ses courtines; tout était calme, au sixième étage de la -maison... Alors un bruit ailé frissonnait sous les rideaux, les murs -s’argentaient de suave lumière, et, dans l’air silencieux, glissaient -les esprits du rêve, ces génies bleus qui chantent la nuit, pour les -poètes et pour les jeunes filles... - -Andrée les écoutait; elle prenait la plume. - -Elle écrivait naïvement, sans talent. Son style, plein d’expressions -exagérées, de figures rebattues, d’épithètes encombrantes, était celui -d’une pensionnaire sentimentale; ses romans, tous bâtis sur le même -plan, manquaient d’intérêt et de vie. Inévitablement, le héros beau et -riche épousait l’héroïne belle et pauvre... à moins qu’ils ne mourussent -ensemble; c’était banal comme un compliment de nouvelle année. Mais quel -poème entre les lignes! Quel langage inhabile et charmant d’une âme -toute blanche qui s’ignorait! - -Aux mots ternes, aux lieux communs, l’enfant prêtait sa jeune sève. -Inconsciente, elle se faisait l’héroïne des histoires d’amour, -jouissant en songe du bonheur qu’elle demandait à la terre: La vie ou la -mort avec... Lui! - -Elle n’avait jamais aimé; mais elle devinait en son cœur une force -endormie; elle savait qu’elle aimerait un jour. - -Parfois, tout son être s’élançait en des tendresses vagues, sans objet, -qui se fondaient en larmes sans cause; parfois, des mots confus lui -venaient aux lèvres, qu’elle n’osait pas prononcer. Et, rêvant à ces -rencontres mystérieuses qu’un ange écrit dans les étoiles et que les -poètes célèbrent ici-bas, elle attendait une certaine heure qui -viendrait, elle attendait l’âme sœur de son âme, l’amant idéal, dont lui -parlaient les esprits bleus. - -Souvent, elle soupirait devant son miroir: «Je ne suis pas jolie; si -j’allais lui déplaire!» ou elle admirait sa silhouette élégante dans les -hautes glaces du boulevard: «Sera-t-il fier quand je m’appuierai sur son -bras?» - -Le bonheur semblait chose naturelle à cette enfant qui n’avait jamais -été heureuse. - -Dieu est bon! Il protège ceux qui Le prient. Dieu est juste! Il bénit -ceux qui font leur devoir. Elle a toujours prié Dieu; elle a toujours -fait son devoir; et chaque soir la vieille grand’mère murmure: «Que -Marie te garde, seule joie de ma vie!» - -Cependant les jours se traînent, tous semblables: on dirait une -interminable procession de pénitents, sombres et mornes. - -Andrée est triste, d’une tristesse intime et mal explicable, qui lui -devient chère, parce qu’elle y découvre peu à peu des jouissances -secrètes, de mystérieuses douceurs... Le soir, sous la lampe, elle lit -ses poètes... Hugo, Lamartine qu’elle admire, et les contemporains -qu’elle aime... Marius Arnal surtout! Un «jeune» celui-là, mais si bien -poète. Il ne se pique d’être ni un érudit, ni un prophète, il dit -simplement ce qu’il ressent, ou plutôt il le chante! - -Pourquoi préfère-t-elle Marius Arnal à tous les autres? C’est ce que -nous ne savons pas, c’est ce qu’elle ne sait pas elle-même. - -Elle croit le comprendre. Elle se dit: «C’est un songeur, à l’âme -mélancolique, un pâle enfant du vieux Paris» cherchant vainement dans la -grande ville la Béatrix, la Laure de Noves qu’il pourrait aimer. - -A vrai dire les poésies de Marius Arnal n’exprimaient ni les aspirations -d’un être altéré d’idéal, ni la désespérance qu’affectent tant -d’écrivains. Le bon sang gaulois de Villon et de La Fontaine coulait -dans les veines de ce Parisien du XIXᵉ siècle! Quand, pour faire son -métier de poète, il s’était alangui sur les misères humaines, il -s’écriait volontiers que le monde est supportable avec un peu d’amour et -de gaieté; et il préférait aux belles chimères du songe, les réalités -passables de la vie. - -Mais Andrée était très jeune, très ignorante; peut-être même ne -définissait-elle pas le plaisir subtil qu’elle trouvait à lire les -_Poésies tendres_. - -Les vers élégants, délicats, mélodieux avaient cette grâce un peu molle, -ce charme presque sensuel qui ont caractérisé parfois les manifestations -les plus séduisantes de la poésie parnassienne. - -Bercée par la cadence harmonieuse, elle oubliait tous les soucis, toutes -les inquiétudes... Vaguement, il lui semblait qu’une main pressait la -sienne, qu’une voix douce et mâle murmurait à son oreille les mots -caressants qu’elle lisait... Et elle se sentait plus forte pour -souffrir, pour travailler, tant il est vrai qu’un rêve aimé est encore -ce qui aide le mieux à supporter la vie. - - * * * * * - -La jeune institutrice était parvenue à faire publier dans un journal de -modes quelques unes de ses nouvelles; mais son ambition c’était de -paraître dans un grand journal, dans une revue connue. _L’Écho parisien! -la Vie moderne! la Revue contemporaine!_... Là, que de déceptions pour -la pauvre fille! - -Cependant, elle ne se décourageait pas. - -Deux fois éconduite à _la Vie moderne_, elle voulut risquer une -troisième tentative. - -Le secrétaire de la rédaction, un grand maigre à l’air important, prit -le manuscrit qu’elle lui tendait, et jeta sur la première page un bref -coup d’œil. - ---Mon Dieu, mademoiselle, il est fâcheux que vous vous soyez dérangée... -Nous avons en lecture une telle abondance de manuscrits que... - -Le congé était en règle. Les larmes jaillirent des yeux de la jeune -fille, elle balbutia un adieu, et, n’y voyant plus, se traîna vers la -porte. - ---Mademoiselle... - -A cette voix inconnue, elle tressaillit, elle se retourna. - -En entrant dans le bureau du journaliste, elle avait à peine remarqué -l’étranger qui lui apparaissait maintenant en pleine lumière. C’était un -homme d’environ trente ans, blond, grand, robuste, auquel une longue -moustache et des cheveux coupés en brosse donnaient presque un air -militaire. - ---Excusez-moi, mademoiselle, cette présentation un peu brusque, dit-il -avec ce ton de respect aimable qui est le secret de certains hommes... -Mais, nous sommes... confrères, et vous connaissez peut-être mon nom... -Marius Arnel... le poète... - ---Oh! monsieur... - -Ce fut tout ce qu’elle put dire, troublée qu’elle était par ce nom -magique, par cette voix harmonieuse, enveloppante... - -Et cependant, où était le rêveur pâle, aux inévitables cheveux longs, -qu’elle s’était si souvent figuré? - ---J’écris dans _l’Écho parisien_, le directeur est de mes amis et... je -serais heureux de vous rendre service, mademoiselle; voulez-vous me -confier votre manuscrit? - -Il souriait avec grâce; Andrée ne perdait pas un mot, une syllabe de son -organe au timbre d’or. - -Soudain, leurs regards se rencontrèrent; elle crut que son cœur -s’arrêtait de battre. Éperdue, brisée sous l’émotion d’une ivresse âpre -comme l’angoisse, elle ferma les yeux... - ---Oh! merci, merci... murmura-t-elle. - -Mais elle ne songeait guère au manuscrit qu’elle laissait entre les -mains de Marius. - -Machinalement, elle descendit l’escalier, elle marcha dans les rues -jusqu’à sa demeure. Son âme était encore toute remplie de ce regard -d’homme, doux, presque tendre, qui avait touché le sien. - -«Oui, oui, le regard et la voix d’un poète...», pensait-elle. - -Elle saisit les _Poésies tendres_ et s’y plongea, parcourant chaque -ligne d’un œil ravi. - -Elle sentait qu’en elle «quelque chose» avait changé. Maintenant, elle -éprouvait une crainte de s’imaginer que Marius était là, soupirant les -paroles enchantées... puis, tout à coup, elle croyait l’entendre et elle -défaillait. Elle était heureuse et des larmes noyaient sa prunelle; elle -jouissait délicieusement, et elle avait peur du charme qui l’avait prise -ainsi. - -Les pages tournaient dans sa main fiévreuse. Bientôt, il lui parut que -la terre se fondait sous ses pieds en vapeurs impalpables... Le sens des -mots qu’elle lisait ne frappa plus son esprit; elle n’eut plus -conscience ni du temps ni des choses ambiantes. Mais la musique du vers -chantait toujours à son oreille captivée. Les lèvres collées à la coupe -de délices, elle s’abandonnait à un ravissement étrange, presque -mystique dans sa suavité. - -Et lentement, le livre glissa des mains de la jeune fille, ses paupières -s’abaissèrent appesanties de langueur, sa bouche s’entr’ouvrit dans un -sourire extatique... Elle dormit jusqu’au jour. - - «Mademoiselle, - - »Votre nouvelle est une charmante bluette mais... voilà le - malheur!... _l’Écho parisien_ ne publie rien de ce genre, un peu - tombé à notre époque. - - »Autrefois, l’intérêt d’un roman résidait uniquement dans - l’intrigue plus ou moins vraisemblable. Il n’y a pour ainsi dire - plus d’intrigue dans les romans qu’on écrit aujourd’hui. Comment - intéresser avec un simple enchaînement de faits des gens qui, sous - prétexte d’être nés à la fin de ce siècle, s’imaginent qu’ils ont - vécu un siècle entier? Rien ne leur semblerait nouveau. Alors, les - romanciers, qui songent avant tout au plaisir des lecteurs, ont eu - l’ingénieuse idée de leur faire étudier des passions au microscope. - C’est très amusant, n’est-ce pas, mademoiselle, quand on a vu une - puce toute petite et pas bien vilaine, de l’apercevoir tout à coup - grosse comme une abeille et laide à faire peur? Ils appellent cela - faire de la psychologie et, comme il faut pour se le permettre - avoir l’expérience d’un siècle dans la tête... vous êtes peut-être - un peu jeune, mademoiselle...» - -Andrée laissa tomber la feuille de papier, et se mit à pleurer. Mais ce -n’était pas l’insuccès de son œuvre qui la navrait ainsi; c’était la -gaieté insouciante, la légèreté cynique de cet homme qui pouvait rire en -portant un coup!... Et puis... on se crée tant de bonheur en idée! elle -s’était figuré... Oh! la folle, la folle!... - -Pourquoi, sur la foi d’un regard de pitié, avait-elle cru qu’elle était -aimée?... - -Dans cette lettre, pas un mot qui vienne du cœur! pas un!... Était-elle -bien de lui? - -Puis, elle relut la nouvelle; elle pensa que Marius avait raison, elle -se dit: «je suis trop sotte pour écrire!...» Elle n’écrivit plus. - -Mais la vie lui paraissait, maintenant, inutile, trop longue... Adieu -les rêves et le travail! Les esprits bleus s’étaient tus. - -Espérant l’oubli, elle ouvrit les _Poésies tendres_. Une jalousie -furieuse la mordit au cœur. - -Elle ne voyait plus que les titres de ces sonnets, jadis tant aimés: «A -Michelle», «Ma belle», «A la duchesse de ***», «A Elle!»... - -Elle?... Qui?... Mon Dieu, l’avait-il adorée cette Michelle! Tous, tous -dédiés à des femmes!... Et sans doute, elles étaient belles, parées pour -lui plaire, fêtées partout! Oh! désespoir! être laide! être pauvre!... - -Andrée était méconnaissable avec ses joues trop blanches et ses yeux -trop noirs. Elle souffrait tant! C’est un martyre, avoir vingt ans et ne -plus rien espérer de la vie! - -Puis, une nuit, à moitié folle, la poitrine pleine de sanglots, elle se -leva, elle écrivit... - -Plus de prince charmant! plus d’héroïne en sucre rose! plus de -descriptions fades où les oiseaux chantent sous un ciel trop beau! C’est -en vain qu’Andrée voudrait s’envoler vers le pays des songes... - -Elle écrit l’histoire, le journal d’une femme!... Cette femme aime, elle -n’est pas aimée, et elle se sent devenir folle, parce qu’elle est -jalouse, parce qu’elle éprouve le vertige de la mort, parce qu’elle a -peur du suicide qui l’attire. - -Oui, elle appelle la mort à grands cris, la malheureuse! Et cependant, -comme elle a soif de vivre! Les sentiments les plus contraires se -tordent dans ce cœur torturé. Elle adore et elle hait; elle s’agenouille -devant l’idole et se relève menaçante; elle s’élance jusqu’au ciel dans -un hymne de passion triomphante, puis elle retombe sur la terre, dans -l’abîme du désespoir!... - -Parfois une larme délaye l’encre d’un mot, qui s’étale sur le papier... -Andrée écrit toujours!... Les heures s’écoulent, elle écrit encore... -enfin, brisée de fatigue, elle se jette sur son lit, elle dort sans -rêves. - -Et, le lendemain, elle est éblouie de ce qu’elle a fait. Dans ces pages, -brûlantes de vie, elle se retrouve toute, non plus elle, la pensionnaire -romanesque, mais elle, transfigurée par la passion; elle, sacrée femme -par la douleur! - -«Ah! Marius, Marius, si vous lisiez cela!» - -Le cœur lui saute dans la poitrine, elle se met en route. Hélas! -sera-t-il chez lui? - -Certes il est chez lui. - -Souriant d’un sourire complaisant, il boucle sur ses doigt les cheveux -blonds de Zinette; et Zinette, toute frêle sous les plis soyeux d’une -simarre byzantine, lui distille à l’oreille de petits mots bêtes qu’il -trouve charmants. - -Quand on annonce Andrée, il fronce les sourcils: - ---Encore! - -Il avait eu, avouons-le, un vague caprice pour cette charmante laide au -regard sérieux, puis... il avait connu Zinette, puis surtout il avait -lu la nouvelle. Oh! d’un ennuyeux, d’un bourgeois, cette nouvelle! Elle -devait savoir repriser les bas, mademoiselle Andrée! (Marius dédaignait -profondément les femmes qui reprisent les bas.) Et quelle conception de -l’amour! Une fable de Florian... - - Un bon mari, sa femme et deux jolis enfants, - Vivaient en paix dans un simple ermitage. - -On bâillait, rien que d’y songer. - -La belle petite faisait la moue. - ---Une femme, ici, monsieur! - -Il répondit: - ---Pas une femme, ma divine, un bas bleu! - -Jadis, il avait pensé qu’un bas bleu sur une jolie jambe n’est pas, -après tout, plus vilain qu’un bas noir. Mais où sont les neiges d’antan! - -On avait fait entrer la jeune fille dans une autre pièce. Bientôt le -poête parut, gracieux comme de coutume. Elle, elle tremblait tellement -que d’abord elle ne put parler, puis elle dit qu’elle avait tenté un -dernier effort... elle s’en excusa. - ---J’abuse de vous, monsieur... - ---Mais pas du tout, mademoiselle. Voyons le titre: _Une page de -douleur_. Très suggestif. Je vais lire cela. - -Andrée n’aimait pas ce ton insouciant; cependant, elle s’éloigna le cœur -plus léger, tandis que Marius retournait à Zinette, en disant: - ---Décidément, elle est laide! - - * * * * * - ---S’il comprenait! mon Dieu, s’il comprenait!... Mon Dieu, faites qu’il -comprenne! suppliait la pauvre fille dans une prière convulsive. - -Elle se disait que Marius était un grand poète et qu’auprès de lui elle -n’était rien; mais, elle l’aimait tant! Est-il possible qu’un homme ne -soit pas touché quand on l’aime ainsi! - ---Oh! mon Dieu, faites que je meure, si vous ne permettez pas que je -vive en l’adorant... - -Trois jours après, l’auteur des _Poésies tendres_ entrait chez la jeune -institutrice. - -Lui, lui! il était venu! - -Elle eut le regard d’un accusé qui attend sa sentence... - -Marius riait. - ---Mais, c’est tout simplement un chef-d’œuvre, mademoiselle! -s’écria-t-il. Voilà enfin de la psychologie! Voilà une page de vraie -douleur! Ce n’est pas avec des mots, c’est avec des sanglots, avec des -cris d’amour, que vous avez écrit cette fois. J’étais presque ému en -lisant... moi qui connais les ficelles! Mes compliments... Très curieux, -cette étude-là! - -Andrée le regardait avec un sourire de démence. - -Une étude! Dieu du ciel! Cet homme avait donc toujours le scalpel à la -main! - -Elle était atterrée. Il lui semblait qu’elle avait donné une fleur à -Marius et qu’au lieu de la respirer, il en comptait les étamines. - -Il trouvait cela «curieux» la douleur, lui! - ---Je réponds de _l’Écho parisien_, mademoiselle, et... - -Il parlait, mais les mots bourdonnaient à l’oreille de la jeune fille, -sans qu’elle en pût comprendre le sens. - -La veille encore, elle avait fait un si beau rêve: Marius la contemplait -avec les yeux tendres du premier jour, il disait: «Dans ces pages, j’ai -deviné votre cœur, laissez-moi être seul à le connaître, gardons ce -petit cahier, toujours, ne le publions pas.» - -Et elle répondait: «Mon cœur et ma vie vous appartiennent; que m’importe -le succès, si vous m’aimez sans cela.» - -Hélas! - -Elle reconduisit le poète, puis, souriant toujours, elle s’approcha de -la cheminée, elle craqua une allumette... - -Brûle, flambe, monte en fumée, bien haut, bien loin, pauvre manuscrit -taché de larmes! - -Un peu de fumée! La fin des rêves... - -Mais elle détourna les yeux... - -Il faisait du soleil; Paris était gai, le grand indifférent! Dans une -victoria, de l’autre côté de la rue, une jeune femme blonde, en toilette -claire, semblait attendre. Le pauvre bas bleu la vit quitter sa pose -nonchalante et sourire en arrangeant sa robe pour faire une place tout -près d’elle. Puis, quelqu’un traversa la chaussée, dit un mot au cocher, -et sauta lestement dans la voiture... - -Andrée sanglotait; c’était Marius Arnal. - - * * * * * - -Depuis, elle n’écrit plus; depuis, comme tous les désespérés, elle rêve -«au charme de la mort». - -Bien qu’elle ait à peine vingt-deux ans, on dit déjà: c’est une vieille -fille! Et les esprits bleus ne chantent plus pour elle... - - - - -RELIQUES D’ANTAN - - «N’effeuillez pas les roses!» - - -A eux deux, ils n’avaient pas plus de quarante ans; ils étaient fiancés -depuis toute une semaine, ils s’adoraient, rien ne troublait leur -bonheur.... alors ils s’étaient querellés. - -Jacqueline, qui se sentait ce jour-là d’humeur boudeuse, avait un peu -provoqué l’escarmouche, Roger avait manqué de patience et, comme tous -les êtres qui s’aiment, ils avaient profité du premier prétexte venu -pour se faire beaucoup de mal. - -En avant les ironies agressives et les mordantes reparties! les «vous ne -m’aimez plus!» les «je ne vous le pardonnerai pas», les petites et les -grandes phrases, les _toujours_ et les _jamais_ qu’on dit sincèrement et -dont on rit ensuite!... Debout, très pâle, les lèvres tremblantes, les -mains nerveuses, Roger parlait d’un ton saccadé où vibrait plus de -chagrin que de colère; mais Jacqueline affectait l’impassibilité. Assise -en un coin du canapé, le nez en l’air, sa jolie tête rousse renversée -dans les draperies chatoyantes, son pied mignon battant indolemment les -glands d’un gros coussin, elle distillait à plaisir ses petits mots -cruels de femme et semblait chercher on ne sait quel astre introuvable, -parmi les nuages bleutés du plafond... - -Sur la table à côté d’elle, des roses gisaient au pied du vase de -cristal où l’on n’avait pas pris soin de tremper leurs tiges... des -roses toutes frêles, exquises dans leur blancheur immatérielle, que -Roger avait choisies et apportées lui-même. Soudain, dans un méchant -désir de destruction, la jeune fille saisit le pauvre bouquet et ses -pervers petits doigts se mirent à en arracher les pétales qui tombèrent -comme une neige embaumée sur la soie du coussin... Elle accomplissait ce -méfait lentement, savamment, sans irritation apparente... - -C’en était beaucoup, c’en était trop! Roger prit son chapeau et sortit; -Jacqueline se sauva dans sa chambre, et, seules, les pauvres fleurs -mutilées restèrent dans le salon silencieux, pour dire que des amoureux -avaient passé là. - -Mais maintenant elle pleurait, Jacqueline! Son beau calme était vaincu. - -«Méchant Roger!» gémissait-elle... - -Sa pensée intime ajoutait: «Méchante Jacqueline!» et cette exclamation -mentale et bien involontaire mêlait à son désespoir un cuisant dépit. La -colère instinctive qu’elle éprouvait contre elle-même la gênait dans sa -colère un peu voulue contre son fiancé; il lui eût paru si consolant de -rencontrer au fond de son cœur révolté, une Jacqueline toute bonne et -toute innocente qu’elle aurait plainte sans réserve, en maudissant les -injustices de Roger!... Il était parti fâché, Roger!... Quand -reviendrait-il?... S’il allait ne pas revenir?... Ah! combien triste et -longue et ennuyeuse s’écoulait cette journée! - -Le ciel était couvert de brumes; dans la cour un orgue jouait la -_Dernière Pensée de Weber_... Lasse et désœuvrée, Jacqueline se souvint -tout à coup d’une vieille ouvrière infirme et sans famille que sa -marraine protégeait. Lydie ne vivait point de secours, mais son visage -rayonnait lorsqu’on voulait bien, de temps à autre, lui consacrer -quelques moments; un peu d’intérêt et de sympathie, c’était la seule -aumône qu’elle implorât: «Quand tu seras en veine de charité, va voir -Lydie», avait dit la marraine. - -En veine de charité?... Le sentiment qui ce jour-là décidait Jacqueline -à se faire conduire chez Lydie, n’était qu’une soif de bravade, le vague -besoin de jeter un défi à sa conscience importune et d’inventer une -bonne raison pour se poser en ange méconnu aux yeux de Roger. Si la -jeune fille l’avait analysé, ce sentiment, je doute qu’elle l’eût classé -parmi les vertus théologales... Ah! on lui reprochait son égoïsme! ah! -on la traitait de créature sans cœur!... on verrait... - - * * * * * - -Un rayon pâle avait fini par traverser l’épaisseur ouatée des nuages; le -front baigné de cette lueur indécise qui argentait ses bandeaux blancs, -Lydie tricotait à la fenêtre. - -Ses mains fuselées faisaient prestement travailler les aiguilles qui -cliquetaient dans la laine grise, et ses lèvres fredonnaient une -chanson... de ces airs très vieux qu’on chantait autrefois, dont le -rythme est toujours gai et qui toujours pourtant semblent -mélancoliques... En entendant cette voix moduler ce refrain, on songeait -au son grêle et usé d’une épinette très rare. - -La chambre de l’ouvrière était paisible et claire: au fond un lit étroit -et blanc; sur les étagères des bibelots menus et sans valeur; contre les -murs tapissés de fleurettes, des meubles très droits ornés d’ouvrages au -crochet, et partout, flottant parmi ces vieilleries mièvres, je ne sais -quel charme attristé, puéril et suranné, chaste et flétri... C’était -comme la chambre d’une vieille fille. - -Avec Jacqueline, un peu de printemps pénétra dans cette cellule et, -abandonnant son tricot, Lydie eut un joli sourire de grand’mère aux -dents encore blanches. - -Bien prise dans un costume de drap bleu, son frais visage de rousse aux -yeux noirs gentiment engoncé par le boa de chinchilla qui lui montait -jusqu’aux oreilles, la petite fiancée s’assit auprès du fauteuil aux -antiques ramages et prit ses façons enjôleuses pour débiter mille -espiègleries, imposant doucement à la solitaire la contagion de sa jeune -gaieté. - -Lydie n’ignorait pas le prochain mariage de sa mignonne visiteuse, on -parla de Roger... Jacqueline était un peu embarrassée pour parler de -Roger; elle ne se sentait guère disposée à en dire du bien..., mais, -pour rien au monde, elle n’en eût dit du mal! Alors, follement, avec -cette inconsciente cruauté des très jeunes filles, elle demanda pour -changer le cours de la causerie: - ---Pourquoi ne vous êtes-vous pas mariée, Lydie? - -Surprise, la malade ôta ses lunettes; mais Jacqueline ajouta câlinement: - ---Vous deviez être très jolie, Lydie, quand vous étiez jeune? - -Quand vous étiez jeune!... Oh! le charme de cette parole! les -délicieuses images qu’elle fait surgir du flot des souvenirs à demi -effacés! Quand vous étiez jeune!... Eh! oui, si vieille qu’on soit -devenue, on a été jeune! On a eu des cheveux fous, des yeux qui riaient -sous les cils baissés, une bouche cerise qui décochait des malices... On -a eu dix-huit ans, une fois... il y a longtemps!... Et voilà qu’en un -instant la phrase magique a ressuscité tout ce passé qu’on croyait mort! - ---Jolie? répéta Lydie, et elle sourit encore de son sourire clair qui -ressemblait à la chanson triste et gaie, à la chambre jeune et -vieille... Jolie? Certes non, mais gentille: des joues roses, des -lèvres qui riaient franc et la jeunesse!... Seulement, j’étais pauvre à -l’âge où l’on se marie et puis... comment vous dire? je n’étais pas -coquette, je ne savais pas plaire... on ne me rechercha pas... Plus -tard, bien plus tard, quand j’ai eu des économies, ç’a été autre chose: -mais c’est moi qui n’ai plus voulu... - -La jeune fille ouvrait de grands yeux. - ---Vous avez eu bien raison, Lydie... et c’étaient des sots les hommes de -votre temps... Mais alors, ajouta-t-elle d’un ton de commisération -profonde, on ne vous a jamais fait la cour? - -Une troisième fois le sourire de Lydie se montra brillant, entre ses -lèvres défleuries; Jacqueline poussa un petit cri. - ---Lydie, ma bonne Lydie, s’écria-t-elle, dites-moi, dites-moi vite, on -vous a fait la cour _une fois_? - -Et comme la vieille ouvrière secouait la tête sans répondre, elle -continua, pressante: - ---Racontez-moi, Lydie!... Oh! j’étais bien sûre que vous aviez été trop -jolie pour n’être pas aimée! - -Le sourire fugitif, un instant revenu, s’évanouit. Par un mouvement -machinal de vieille, l’infirme joignit les mains en levant ses yeux -bleus vers le ciel. - ---Aimée, l’ai-je été? murmura-t-elle. Je ne crois pas... mais j’ai aimé, -moi!... Et c’est encore le meilleur, allez, mademoiselle! - -Jacqueline écoutait, sérieuse, n’interrogeant plus. - ---Mon histoire est courte, continua Lydie; si vous attendez un beau -roman, vous serez déçue... Lui, c’était un _pays_ de ma mère; comme il -ne connaissait personne à Paris où il venait chercher de l’ouvrage, on -nous l’avait recommandé; mon père l’invita chez nous... Mon Dieu, je -vous l’ai dit, je n’étais pas jolie, mais nous autres Parisiennes, avec -un frison sur la tempe et un ruban rose au cou, nous avons l’air d’être -en toilette... Pierre n’avait jamais vu ça... Il me trouva gentille, il -me le dit un peu... et moi j’en éprouvais une joie toute nouvelle... Il -me paraissait si beau, si franc, si brave ce grand garçon!... oh! -grand!... Près de lui, je paraissais toute petite... et ça me faisait -plaisir; voyez comme on est drôle!... - -Le dimanche, nous sommes allés nous promener en famille pour montrer -Paris à notre hôte et, quoiqu’il y ait cinquante ans de ça, je pourrais -vous raconter tout ce que nous avons vu, tout ce que nous avons dit -surtout... des choses qui vous sembleraient si bêtes!... et qui sont mon -trésor à moi... Le soir, en rentrant, nous avons rencontré des -marchandes de roses... il m’a acheté un bouquet... - -Lydie s’interrompit, la voix lui manquait. Jacqueline n’avait plus envie -de rire... - ---Il m’a acheté un bouquet, reprit-elle, et il m’a dit: «Voulez-vous le -garder en mémoire d’aujourd’hui?...» Hélas! ses roses n’étaient pas -fanées qu’il savait déjà que, dans la grande ville, il y avait des -filles aussi bien mises et plus jolies que moi. - -Il y eut un silence. - ---Pauvre Lydie! soupira Jacqueline. - ---Non, répéta rêveusement la vieille, non, ne dites pas pauvre Lydie... -je ne les regrette pas mes quelques jours d’espérance... - -Et elle ajouta plus bas: - ---Je ne regrette même pas les jours qui ont suivi... et j’ai toujours -gardé les roses. - -Elle se tut encore, puis très vite, avec une lueur enfantine dans ses -yeux humides: - ---Voulez-vous les voir? dit-elle. - -De sa voix chevrotante, elle indiquait à la jeune fille un livre à -fermoirs d’argent, dans la case droite du tiroir: un vieux livre de -communiante, marqué de signets ajourés et noué de faveurs bleues... -Ternes maintenant, maintenant desséchées, si diminuées, si minces qu’on -les croyait prêtes à tomber en poudre, elles dormaient dans le -reliquaire enrubanné, les pauvres fleurs qui, jadis, comme la petite -communiante du livre blanc, avaient été fraîches et belles! Et -Jacqueline les prit curieusement sur les pages enluminées où des saintes -priaient auréolées d’or; alors Lydie s’écria, inquiète: - ---Faites bien attention, mademoiselle... n’effeuillez pas les roses! - -A ces mots, la jeune fille tressaillit soudain; se rappelant ses roses à -elle, ses pauvres roses qu’elle avait impitoyablement meurtries, elle -compara sa destinée à celle de cette humble. - -Pauvre Lydie! Il n’y avait eu dans sa longue existence qu’un seul -bouquet, qu’un seul beau songe, et, de ces fleurs sitôt passées, de -cette petite flamme de rêve sitôt éteinte, elle avait parfumé sa vie, -elle avait réchauffé son cœur. - -Ainsi que Lydie, Jacqueline aimait, mais en retour elle était aimée, ah! -tant aimée! la petite fiancée de Roger!... Et dans une vision rapide, il -lui sembla que ce cher trésor de tendresses sur lequel elle n’avait pas -toujours veillé, l’imprudente, avait revêtu une forme palpable, la forme -délicate et blanche du triste bouquet maltraité. - -Elle s’avisa que l’amour est chose ineffablement précieuse, qu’un rien, -sourire ou regard, l’attire, mais qu’un rien aussi peut l’effaroucher... -et que--dans une histoire d’amour--c’est un événement qu’une rose -effeuillée!... - -Alors, tout au fond de son âme attendrie, une voix murmura: c’était la -voix lointaine des romances d’antan, la voix tendre et vieillotte de -l’épinette rare: - -«N’effeuillez pas les roses... disait-elle, ne jouez pas avec le -bonheur! Gardez-les jalousement, gardez-les à travers la vie, votre -amour, vos fleurs de femme heureuse, car, si quelque chose égale en -douceurs exquises le parfum vivant de la fleur donnée qui parle -d’espoir, c’est le parfum pâli de celle qu’on retrouve entre deux pages -jaunies et qui parle de souvenir.» - -En partant, Jacqueline embrassa l’ouvrière et, quand elle rentra dans le -petit salon, son premier regard fut pour le coussin de soie où les -pétales immaculés se mouraient, déjà plus transparents, déjà tristes -dans leur senteur de fleurs brisées. Comme elle s’agenouillait pour -ramasser, avec des soins qui demandaient grâce, cette moisson blanche -dont elle avait pitié: - ---Jacqueline, fit derrière elle une voix connue et aimée, Jacqueline... -je voulais vous dire... nous ne pouvons pas finir ainsi la journée... - -Vivement, elle se leva, les mains encore pleines de roses, à demi émue, -à demi timide, n’osant rien dire, mais laissant parler ses yeux. - -Et, très tendrement, Roger prit les deux petites mains embaumées et les -réunit sous ses lèvres tandis que Jacqueline balbutiait, en suffoquant -un peu: - ---Nous les garderons, ces feuilles de roses... - - -FIN - - - - -TABLE - - -MA CONSCIENCE EN ROBE ROSE 1 - -MARIAGE DE RAISON 219 - -UNE PAGE DE DOULEUR 249 - -RELIQUES D’ANTAN 269 - - -E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY--10.30-1-21. - -*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MA CONSCIENCE EN ROBE -ROSE *** - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the -United States without permission and without paying copyright -royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part -of this license, apply to copying and distributing Project -Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm -concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, -and may not be used if you charge for an eBook, except by following -the terms of the trademark license, including paying royalties for use -of the Project Gutenberg trademark. 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Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. - -Most people start at our website which has the main PG search -facility: www.gutenberg.org - -This website includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/old/68303-0.zip b/old/68303-0.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index 1af56d9..0000000 --- a/old/68303-0.zip +++ /dev/null diff --git a/old/68303-h.zip b/old/68303-h.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index ba20076..0000000 --- a/old/68303-h.zip +++ /dev/null diff --git a/old/68303-h/68303-h.htm b/old/68303-h/68303-h.htm deleted file mode 100644 index 0883bf2..0000000 --- a/old/68303-h/68303-h.htm +++ /dev/null @@ -1,6296 +0,0 @@ -<!DOCTYPE html> -<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr"> - <head> <link rel="icon" href="images/cover.jpg" type="image/x-cover" /> -<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=UTF-8" /> -<title> - The Project Gutenberg eBook of Ma conscience en robe rose, par -Guy Chantepleure. -</title> -<style> - -a:link {background-color:#ffffff;color:blue;text-decoration:none;} - - link {background-color:#ffffff;color:blue;text-decoration:none;} - -a:visited {background-color:#ffffff;color:purple;text-decoration:none;} - -a:hover {background-color:#ffffff;color:#FF0000;text-decoration:underline;} - -.big {font-size: 130%;} - -.blk {page-break-before:always;page-break-after:always;} - -.cbig250 {text-align:center;text-indent:0%;font-weight:bold; -font-size:250%;} - -body{margin-left:4%;margin-right:6%;background:#ffffff;color:black;font-family:"Times New Roman", serif;font-size:medium;} - -.blockquot {margin-top:2%;margin-bottom:2%;} - -.c {text-align:center;text-indent:0%;} - -.fint {text-align:center;text-indent:0%; -margin-top:2em;} - - h1 {margin-top:5%;text-align:center;clear:both; -font-weight:bold;margin-right:20%;font-size:250%;} - - h2 {margin-top:4%;margin-bottom:2%;text-align:center;clear:both; - font-size:130%;font-weight:normal;} - - h3 {margin:4% auto 2% auto;text-align:center;clear:both; -font-weight:normal;} - - hr {width:90%;margin:2em auto 2em auto;clear:both;color:black;} - - hr.full {width: 60%;margin:2% auto 2% auto;border-top:1px solid black; -padding:.1em;border-bottom:1px solid black;border-left:none;border-right:none;} - - img {border:none;} - - p {margin-top:.2em;text-align:justify;margin-bottom:.2em;text-indent:4%;} - -p.tbl {border:3px solid gray; -padding:.25em; text-align:center; -text-indent:0%;margin:1em auto; -max-width:5em;} - -p.astt {text-align:center;text-indent:0%;font-weight:bold;} - -p.dtts {text-align:center;text-indent:0%;font-weight:bold; -letter-spacing:.5em;} - -p.indd {margin-left:8%;} - -.pagenum {font-style:normal;position:absolute; -left:95%;font-size:55%;text-align:right;color:gray; -background-color:#ffffff;font-variant:normal;font-style:normal;font-weight:normal;text-decoration:none;text-indent:0em;} - -.pdd {padding-left:1em;text-indent:-1em; -font-size:85%;} - -.r {text-align:right;margin-right: 5%;} - -.rtb {text-align:right;vertical-align:bottom;} - -small {font-size: 70%;} - -table {margin:2% auto;border:none;} - -td {padding-top:.5em;} - -div.poetry {text-align:center;} -div.poetry1 {text-align:center;margin-left:30%;} -div.poem {font-size:90%;margin:auto auto;text-indent:0%; -display: inline-block; text-align: left;} -.poem .stanza {margin-top: 1em;margin-bottom:1em;} -.poem span.i0 {display: block; margin-left: 0em; padding-left: 3em; text-indent: -3em;} -.poem span.i15 {display: block; margin-left: 10em; padding-left: 3em; text-indent: -3em;} -</style> - </head> -<body> -<div lang='en' xml:lang='en'> -<p style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of <span lang='fr' xml:lang='fr'>Ma conscience en robe rose</span>, by Guy Chantepleure</p> -<div style='display:block; margin:1em 0'> -This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and -most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions -whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms -of the Project Gutenberg License included with this eBook or online -at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. If you -are not located in the United States, you will have to check the laws of the -country where you are located before using this eBook. -</div> -</div> - -<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: <span lang='fr' xml:lang='fr'>Ma conscience en robe rose</span></p> -<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Guy Chantepleure</p> -<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Release Date: June 13, 2022 [eBook #68303]</p> -<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Language: French</p> - <p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em; text-align:left'>Produced by: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)</p> -<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>MA CONSCIENCE EN ROBE ROSE</span> ***</div> -<hr class="full" /> - -<div class="c"> -<img src="images/cover.jpg" height="500" alt="" /> -</div> - -<p class="c"><span class="cbig250">MA CONSCIENCE<br /><br /> -<span style="margin-left: 20%;">EN ROBE ROSE</span></span><br /><br /><br /> -CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS<br /><br /> -———<br /><br /> -DU MÊME AUTEUR<br /><br /> - -Format in-18.</p> - -<table> -<tr><td class="pdd">FIANCÉE D’AVRIL, 71ᵉ édition (<i>Ouvrage -couronné par l’Académie française</i>)</td><td>1 vol.</td></tr> -<tr><td class="pdd">LES RUINES EN FLEURS, 35ᵉ édition</td><td>1 —</td></tr> -<tr><td class="pdd">AMES FÉMININES, 45ᵉ édition</td><td>1 —</td></tr> -<tr><td class="pdd">SPHINX BLANC, 56ᵉ édition</td><td>1 —</td></tr> -<tr><td class="pdd">L’AVENTURE D’HUGUETTE, 43ᵉ édition</td><td>1 —</td></tr> -<tr><td class="pdd">LE BAISER AU CLAIR DE LUNE, 60ᵉ édition</td><td>1 —</td></tr> -<tr><td class="pdd">LA FOLLE HISTOIRE DE FRIDOLINE, 49ᵉ édition</td><td>1 —</td></tr> -<tr><td class="pdd">LE HASARD ET L’AMOUR, 33ᵉ édition</td><td>1 —</td></tr> -<tr><td class="pdd">MALENCONTRE, 68ᵉ édition</td><td>1 —</td></tr> -<tr><td class="pdd">LA VILLE ASSIÉGÉE, 18ᵉ édition</td><td>1 —</td></tr> -</table> - -<p class="c">Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les -pays.<br /><br />———<br /><br />E. GARVIN—IMPRIMERIE DE LAGNY</p> - -<div class="blk"> -<hr /> - -<p class="c">GUY CHANTEPLEURE</p> - -<h1>MA CONSCIENCE<br /> -<br /> -<span style="margin-left: 35%;">EN ROBE ROSE</span></h1> - -<p class="c"><i>Ouvrage couronné par l’Académie française.</i><br /> -<br /> -<br /> -PARIS<br /> -CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS<br /> -3, RUE AUBER, 3<br /> -</p> -<p class="tbl"> -<a href="#TABLE"><b>TABLE</b></a><br /> -</p> -<hr /> -</div> -<div class="blk"> -<p class="c"> -A<br /> -<br /> -MONSIEUR PIERRE BARAGNON<br />  <br /> -</p> - -<p><i>Je dédie ces pages—les premières que j’aie écrites et publiées—comme -un témoignage de ma gratitude et de ma respectueuse amitié.</i></p> - -<p class="r"> -G. C.<br /> -<span class="pagenum"><a id="page_1">{1}</a></span></p> - -<hr /> -</div> -<h2><a id="MA"></a>MA<br /><br /> -<span class="big">CONSCIENCE EN ROBE ROSE</span></h2> - -<hr /> - -<h3><a id="I"></a>I</h3> - -<p>Ayant posé sur le bureau l’écrin où les pistolets dormaient encore, -enfoncés dans le velours, Bernard de Nohel—en littérature Jacques -Chépart—s’approcha de la glace pour déterminer le point exact où la -balle trouerait sa tempe.</p> - -<p>Ennemi de l’allure débraillée des bohèmes, toujours élégant, correct en -costume de sport et en veste de chambre comme en habit noir, que de -fois, depuis dix ans, il s’était vu dans cette même glace!... Mais, un -matin, n’ayant rien à faire, il y avait détaillé son visage fatigué<span class="pagenum"><a id="page_2">{2}</a></span> -d’homme de trente ans, le front déjà trop haut où les cheveux -s’éclaircissaient, le pli amer de la bouche, l’expression désabusée des -yeux... et il avait dit: «Finissons-en.»</p> - -<p>Bernard avait ce qu’on est convenu d’appeler de la fortune; très -apprécié comme romancier, très recherché comme homme du monde, très -adulé partout, il s’était toujours gardé, à travers la vie, de jouer son -cœur ou son nom, sachant bien qu’il faut peu de chose pour briser l’un -ou pour tacher l’autre... Ce n’était donc ni la misère, ni l’insuccès, -ni les affres d’un désespoir à la Werther, ni les dernières exigences -d’une réputation compromise, qui le décidaient au suicide. Non... Le -dégoût, un découragement irrémédiable, tel était son mal mortel.</p> - -<p>Depuis quelque temps déjà, il ne marchait plus qu’entraîné par la force -de l’habitude, dans l’existence enfiévrée qu’il avait constamment menée -et qui, bien qu’il n’en sût concevoir aucune autre, l’écœurait -maintenant. Là où, jadis, il avait trouvé des jouissances sinon le<span class="pagenum"><a id="page_3">{3}</a></span> -bonheur, il ne rencontrait plus qu’un étourdissement factice. Il avait -perdu toute illusion, toute croyance; il était las des autres et las de -lui-même; las du plaisir, las du travail.</p> - -<p>Il écrivait cependant et sa manière était en grande vogue, le moindre -mot de sa plume était attendu par un public de délicats aux aspirations -duquel répondaient ses fines études... Mais, comme il déversait sur les -pages blanches le fiel de son cœur, la genèse de toute œuvre issue de -son cerveau surchauffé, lui était presque douloureuse.</p> - -<p>Psychologue averti, anatomiste doucement cruel, il éprouvait une -angoissante volupté à glisser lentement son scalpel dans les chairs -vives. Comme ces montreurs dont le métier est d’exhiber des exagérations -de la nature normale, il s’appliquait à recueillir les cas étranges, -phénomènes psychiques, curiosités du domaine moral qu’il savait démêler -sous le vernis banal et uniforme de la mondanité. D’ailleurs, il -méprisait les oripeaux et le clinquant, les grands faits et les grandes -phrases. La vie réelle, la vie<span class="pagenum"><a id="page_4">{4}</a></span> parisienne surtout, offrait un champ -assez vaste à son imagination qui, plus subtile que brillante, se -dépensait moins à resserrer les nœuds d’une intrigue compliquée, qu’à -saisir les nuances infinies d’un caractère ou d’un sentiment. Le drame -tout entier se déroulait dans un cœur d’homme ou, plus souvent, dans un -cœur de femme; car Jacques Chépart connaissait ou croyait connaître en -maître «l’éternel féminin».</p> - -<p>La touche violente des réalistes blessait son goût délicat. Il -affectionnait les demi-teintes, et ses livres, écrits dans un style -délicieux, avaient l’attirance de ces fleurs exotiques dont la senteur, -trop longtemps respirée, est un poison. On les lisait à la lueur -mystérieuse des lampes intimes, dans l’atmosphère parfumée des boudoirs. -D’abord, on les traitait de livres futiles, puis de livres dangereux; -mais on y revenait sans cesse, comme on revient à l’éther, à la -morphine, à tous ces endormeurs perfides qu’on appelle, d’abord pour se -guérir, ensuite pour s’enivrer. Aussi quelles tentations avaient pu -éveiller à l’âme des êtres inquiets qui errent<span class="pagenum"><a id="page_5">{5}</a></span> souvent de par le monde, -minés par la désespérance et l’inaction, ces œuvres infiniment -séduisantes avec leurs sophismes enchanteurs; de quelles défaillances -elles avaient pu être la cause première et insoupçonnée avec leur -troublant parfum de perversité!</p> - -<p>Cependant, même à l’heure suprême, Bernard de Nohel ne pensait guère aux -victimes possibles de son talent fascinateur: il ne songeait pas -davantage aux femmes qui, après avoir admiré le romancier, avaient aimé -l’homme; celles-ci, par une sorte de curiosité, pour pénétrer le mystère -que recélaient ses yeux d’acier aux profondeurs d’abîme; celle-là par -une sorte d’ambition, pour être l’inspiratrice d’un écrivain à la mode; -quelque autre, par un sentiment mal définissable, pour être étudiée et -comprise par un artiste, avide de compliqué...</p> - -<p>Oui, elles étaient oubliées toutes, les curieuses, les ambitieuses, et -même les sincères!</p> - -<p>Rien, des années qui venaient de s’écouler, n’élevait plus la voix dans -l’esprit surexcité du jeune homme.<span class="pagenum"><a id="page_6">{6}</a></span></p> - -<p>Ce qu’il revoyait seulement, c’était une figure très pâle, aux lignes -indécises, celle de sa mère qu’il avait à peine connue; c’était la -silhouette d’un château, perché sur les rochers de la côte bretonne, -celle du château de Nohel, qu’il avait quitté à sa majorité, et que, -maître de son patrimoine, il avait fait vendre.</p> - -<p>Ce visage émacié s’était penché sur son berceau, cette vieille demeure -avait été l’impassible témoin de son enfance, de sa première jeunesse...</p> - -<p>Lentement, Bernard s’éloigna de la glace et s’assit, repoussant l’écrin -des pistolets, pour s’accouder à la table.</p> - -<p>Maintenant, des souvenirs affluaient dans sa mémoire, tristes et doux -comme le parfum des fleurs séchées qu’on retrouve au fond des tiroirs -entre les feuillets des lettres jaunies.</p> - -<p>Il se rappelait ses rêveries dans la solitude des plages, rêveries que -berçait la voix continue et solennelle des flots; il se rappelait les -bois pleins de légendes, où il avait peur quand le soir tombait, et les -arbres séculaires du parc<span class="pagenum"><a id="page_7">{7}</a></span> embroussaillé, auxquels il racontait ses -projets d’avenir en bégayant des vers.</p> - -<p>Élevé par son père, un ancien viveur devenu misanthrope, et son -précepteur, un vieux prêtre plus familiarisé avec les Pères de l’Église -qu’avec les hommes de sa génération, il avait souffert parfois de son -isolement. Alors, il avait lu beaucoup, n’importe quel livre, et il -avait trop songé, bâtissant dans sa tête d’enfant ardent et -impressionnable plus de romans que Jacques Chépart n’en aurait jamais -écrit.</p> - -<p>Ni M. de Nohel, sombre et indifférent, ni le bon abbé, toujours absorbé -par d’étroits et interminables travaux d’exégèse, n’avaient su diriger -l’intelligence et le cœur de ce petit être à l’imagination malade, puis, -de cet adolescent, occupé déjà à s’écouter sentir, à rechercher -l’abstraction en toute chose, à juger spontanément et selon ses -instincts, ce qu’il voyait, entendait, ou devinait par une intuition -étrange.</p> - -<p>Bernard s’était fait lui-même, puis il avait fait sa vie, d’après le -type très faux qu’il s’était créé du bonheur: vie et bonheur -artificiels, les<span class="pagenum"><a id="page_8">{8}</a></span> seuls peut-être que pût concevoir un enfant de ce -caractère, sevré d’affection et livré à sa propre initiative.</p> - -<p>On lui avait enseigné l’honneur, le respect du nom, l’amour filial dans -ce qu’il a d’austère, et ces différents devoirs lui étaient toujours -apparus comme des lois inviolables; mais les joies du cœur étaient -restées pour lui lettre morte, et le mot de foyer n’évoquait à son -esprit que les tristesses d’une maison silencieuse d’où les baisers -étaient absents.</p> - -<p>Il ignorait l’abandon des confidences, les conseils donnés entre deux -caresses; il ignorait surtout l’influence bénie, le rôle sérieux et -charmant de la femme dans la famille, la femme épouse et mère, la femme -tendre et chaste, adorée et respectée.</p> - -<p>Cependant, une personne avait disputé à l’ivraie les sentiments généreux -et aimants qui naissaient, malgré tout, dans le cœur du futur écrivain.</p> - -<p>C’était Loyse, la nourrice de Bernard—morte maintenant, comme l’abbé, -comme le père.<span class="pagenum"><a id="page_9">{9}</a></span></p> - -<p>Tandis que M. de Nohel, grave faiseur de formules, énonçait, le sarcasme -aux lèvres, les conclusions sceptiques de ses méditations; tandis que -l’abbé, trop dogmatique au contraire, citait les textes sacrés, la bonne -Loyse parlait simplement et sans détour.</p> - -<p>«Fais ceci, parce que c’est <i>bien</i>! Ne fais pas cela, parce que c’est -<i>mal</i>!»</p> - -<p>Telle était sa morale philosophique, et sa morale religieuse était plus -rudimentaire encore: «Mon petit enfant, disait-elle, ne chagrine jamais -ni le bon Dieu qui est au ciel, ni ta mère qui est auprès de lui.»</p> - -<p>Bernard se souvenait de ces paroles ingénues, il entendait encore la -voix franche de la paysanne.</p> - -<p>Dans la chambre de l’enfant, en face de son petit lit, un portrait au -pastel avait été placé, celui d’une aïeule, peinte toute jeune et très -jolie, au temps de la reine Hortense. Cette grand’mère de seize ans, si -fraîche dans sa robe de gaze rose à rubans vert pâle, observait -soi-disant et jugeait ensuite les faits et gestes de son petit -descendant:<span class="pagenum"><a id="page_10">{10}</a></span></p> - -<p>«Vois-tu, Bernard, tu as été méchant; la mère-grand est fâchée!» -grondait Loyse, en montrant au petit garçon la bouche sérieuse du -portrait.</p> - -<p>Mais quand la journée avait été bonne, quand l’obéissance et -l’application n’avaient rien laissé à désirer, c’était une fête!</p> - -<p>«La mère-grand est bien contente!» s’écriait la nourrice. Et Bernard, -tout fier, regardait les yeux de l’aïeule, qui riaient toujours, doux et -malicieux sous leurs cils bruns.</p> - -<p>Des puérilités qui vous font sourire!... Elles faisaient pleurer Jacques -Chépart, qui n’était pas un naïf pourtant. Le romancier s’attendrissait -sur les enfantillages du petit Bernard et il pensait: «Personne, depuis -ce temps-là, ne m’a grondé quand j’étais <i>méchant</i>, ou encouragé quand -j’aurais voulu être <i>sage</i>... J’aurais dû l’emporter à Paris, le -portrait de ma petite mère-grand.»</p> - -<p>Et il lui revenait encore d’autres réminiscences: des images falotes et -comme effacées, ratatinées par les siècles, passaient.<span class="pagenum"><a id="page_11">{11}</a></span></p> - -<p>C’était l’image de Jean-Marc, le jardinier de Nohel, qui souvent avait -porté Bernard sur ses épaules, le haussant jusqu’à l’arbre où les -cerises se balançaient à l’extrémité des bouquets de feuilles, tentantes -dans leur chair rouge et parfumée... Brave Jean-Marc! quand son jeune -maître était parti, il avait hoché la tête avec des larmes... -Maintenant, il n’était plus, sans doute.</p> - -<p>C’était l’image de «tante Armelle», une cousine de Vannes presque âgée -déjà, à laquelle M. de Nohel avait un jour conduit son fils, et qui -avait conté au petit cousin de si merveilleuses histoires!</p> - -<p>«Tante Armelle, avait dit Bernard dans un bel élan, quand vous viendrez -à Nohel, j’irai vous cueillir un bouquet d’algues au fond de la mer...» -Bernard n’avait pas cueilli le bouquet d’algues, et mademoiselle Armelle -n’avait passé à Nohel que quelques jours. Puis, elle s’en était allée à -Lille, pour rejoindre sa sœur dont le mari était mort et Bernard ne -l’avait plus revue. Bonne tante Armelle! où vivait-<span class="pagenum"><a id="page_12">{12}</a></span>elle à présent? A -Lille ou à Vannes? Vivait-elle encore seulement?</p> - -<p>«Où sont-ils tous ceux qui m’ont aimé, les plus humbles, les meilleurs -peut-être?» répétait amèrement le jeune homme.</p> - -<p>Toujours appuyé au bureau, la tête cachée dans ses mains brûlantes, il -songeait, ayant au cœur le poignant regret de ceux qui disent: «J’ai -manqué ma vie», et se figurent qu’il est trop tard pour la recommencer.</p> - -<p>Il était décidé, oh! bien décidé à mourir, car rien ne le rattachait à -la terre. Des parents? Il ne s’en connaissait plus. Des amis? Il n’y -croyait pas. Des amours? Il en était dégoûté.</p> - -<p>Le bonheur, selon l’un de nos philosophes modernes, c’est «le dévouement -à un rêve ou à un devoir».</p> - -<p>Des devoirs obligatoires, ceci manquait encore à Jacques Chépart, et il -était incapable de s’en créer de facultatifs. Quant au «rêve»... quelle -dérision!</p> - -<p>Non, vraiment, il en avait assez des êtres et des choses du monde, il -était tout prêt à dire,<span class="pagenum"><a id="page_13">{13}</a></span> comme Byron dans une heure mauvaise: -«Maintenant j’ai vécu, bonsoir!...»</p> - -<p>Mais avant de presser la gâchette de l’arme qui reposait là dans le -velours à la couleur sinistre, il voulait revoir les vieilles pierres de -la côte bretonne et la grève et la mer chantante, et, dans la chambre de -la tourelle, le portrait de la petite mère-grand.</p> - -<p>Le château, vendu une seconde fois, était habité par des étrangers. -Bernard demanderait aux nouveaux possesseurs la faveur de le visiter -encore... puis, quand il aurait remué les souvenirs trop longtemps -assoupis, quand il aurait dit adieu au seul coin de terre auquel il -devait des impressions saines et réconfortantes, il rouvrirait la boîte -aux pistolets.<span class="pagenum"><a id="page_14">{14}</a></span></p> - -<h3><a id="II"></a>II</h3> - -<p>C’était le soir, presque la nuit, une nuit d’été, chaude, alourdie de -parfums capiteux...</p> - -<p>Étouffant ses pas comme un voleur ou un amoureux, Bernard était entré -dans le parc de Nohel par la grille entr’ouverte; debout, appuyé au -tronc d’un acacia somptueux dans sa neigeuse floraison comme un bouquet -de mariée, il contemplait le château à la clarté de la lune qui -pâlissait les murs.</p> - -<p>Toute la journée, il avait grelotté la fièvre et, seul dans le wagon qui -l’emportait vers la Bretagne, il s’était dit, douloureusement étonné:</p> - -<p>«Je croyais qu’il était plus facile de mourir!...»<span class="pagenum"><a id="page_15">{15}</a></span> Car, souvent, il -avait vu la mort en face, et jamais, la veille d’un duel, il n’avait -ressenti l’angoisse qui l’étreignait à cette heure.</p> - -<p>Arrivé tout près de la tombe, il regardait en arrière, et les années -écoulées ne lui inspiraient que le mépris des hommes et de lui-même; il -n’espérait plus rien et pourtant... Pourtant, il était dur de partir -ainsi, sans avoir goûté l’illusion, sinon la réalité, d’une joie pure de -tout alliage. Et il se souvenait de deux vers du poète charmant des -<i>Intimités</i>:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">On ne peut demander de bonheur à la vie<br /></span> -<span class="i0">Qu’une minute exquise et sur-le-champ ravie...<br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>Ah! cette minute exquise dont la fugacité est peut-être une séduction, -que n’aurait pas donné Jacques Chépart pour la savourer une fois!</p> - -<p>Mais la Grande Cruelle lui avait refusé même cette lueur trop tôt pâlie, -même cet instant de paradis dont il eût pu emporter le reflet en -retombant sur terre. Allait-il la prier encore? A quoi bon! puisqu’il ne -lui était pas permis<span class="pagenum"><a id="page_16">{16}</a></span> de reprendre le livre à la première page, de -retrouver, en naissant à nouveau par un prodige, la confiance et -l’ardeur d’autrefois. A cette idée d’un prodige, Bernard avait souri. -Sur les mousses des bois de Nohel, un filet d’eau pleurait, que les -paysans avaient nommé la «Fontaine de madame Marie». Dans le vieux -temps, disait la tradition populaire, une goutte de cette eau donnait la -jeunesse à qui s’en mouillait en état de grâce. Mais il était bien loin -le vieux temps! En ce siècle de <i>struggle for life</i>, il n’existe plus -d’eau de Jouvence.</p> - -<p>A la station de Plourné, Nohel est descendu du train, et, machinalement, -il a marché jusqu’au château.</p> - -<p>Maintenant, devant la demeure qui a été sienne, il ressasse encore son -existence perdue, l’isolement dans lequel il a vécu parmi la foule de -ceux qui s’aiment. Et peu à peu une tristesse pesante l’écrase.</p> - -<p>Quand on l’aura trouvé, affaissé dans une mare de sang, la tête -misérablement fracassée, le corps déjà rigide, qui donc pleurera?<span class="pagenum"><a id="page_17">{17}</a></span></p> - -<p>Oh! certes, ce suicide-là ne passera point inaperçu. Quelle occasion de -faire de la réclame et de noircir du papier!</p> - -<p>La photographie de Jacques Chépart, exposée aux vitrines des papeteries, -se vendra couramment, et, dans les journaux, des chroniques paraîtront, -déplorant la mort tragique du romancier, relatant ses débuts et sa -brillante carrière, analysant son talent «si finement réaliste, si -essentiellement moderne».</p> - -<p>Ce tapage durera quelques jours...</p> - -<p>Puis on s’empressera de lancer de nouvelles éditions des œuvres de -Jacques Chépart, avec un portrait de l’auteur.</p> - -<p>Un certain monde les relira passionnément, et on les discutera en -papotant, au <i>cinq</i> à <i>sept</i> de madame X... ou à la quinzaine de madame -Z...</p> - -<p>Cet enthousiasme durera quelques semaines.</p> - -<p>Mais après?</p> - -<p>Ce portrait, acheté curieusement, un regard humide le contemplera-t-il -jamais, dans ces extases muettes où l’âme s’absorbe, revivant, seconde à -seconde, les bonheurs inoubliés?<span class="pagenum"><a id="page_18">{18}</a></span></p> - -<p>Cette tombe, saluée un jour par le «Tout Paris» des grandes premières, -une main l’embaumera-t-elle, choisissant, par une coquetterie, les -fleurs préférées du cher disparu?...</p> - -<p>Non, cent fois non!</p> - -<p>Après ce bruit, après ces regrets de commande, le silence planera -profond sur cette mort mystérieuse dont le début d’un acteur ou le -procès à scandale d’un financier aura détruit déjà l’actualité -poignante.</p> - -<p>Le nom de Jacques Chépart subsistera peut-être... celui de Bernard de -Nohel, personne ne le prononcera plus!</p> - -<p>—«Et je n’ai jamais été méchant, pourtant!» s’écria-t-il tout à coup, -dans une révolte.</p> - -<p>Non, il n’avait jamais été méchant; mais jamais non plus il n’avait -livré son cœur et sa pensée, jamais il ne s’était donné tout entier, -<i>lui</i> tel que la nature l’avait formé, faible, imparfait, mais bon, mais -sincère!... Sans être aucunement comédien, il avait, presque -inconsciemment, joué un personnage dans le monde.<span class="pagenum"><a id="page_19">{19}</a></span> Insouciant et fier, -un sourire sceptique aux lèvres, il avait passé, n’inspirant, en fait -d’amitiés, que des engouements, flatterie qui ne le trompait guère; en -fait d’amour, que des passions, feux de paille auxquels il ne se brûlait -pas.</p> - -<p>Hommes et femmes n’avaient été pour lui que des sujets. La grande loi -qu’il s’était imposée et qu’il avait prêchée aux autres, l’indifférence, -érigée par lui en principe initial de toute existence raisonnable, le -punissait maintenant par où il avait péché.</p> - -<p>Ah! poser sa tête incendiée par la fièvre sur un cœur qui battrait pour -lui! Sentir sur ses yeux des lèvres attendries qui y boiraient ses -larmes! Pouvoir se dire surtout: «Je n’ai pas le droit de mourir; une -vie dépend de ma vie!»</p> - -<p>Les mains de Bernard s’agitaient d’un mouvement convulsif qu’il ne -savait plus maîtriser; les pensées qui se heurtaient dans son esprit, -lui causaient un mal presque physique...</p> - -<p>Et il regrettait maintenant d’être venu à<span class="pagenum"><a id="page_20">{20}</a></span> Nohel. Faible, incertain, il -en arrivait à douter de la résolution que, d’abord, il avait si -fermement embrassée.</p> - -<p>—Je ne vois pas quelle serait l’horreur d’un sommeil sans rêves! se -répétait-il.</p> - -<p>Mais toute réflexion philosophique sur la mort qui en elle-même -n’effrayait pas Bernard, ou sur l’immortalité à laquelle il ne croyait -pas, restait stérile. Follement, dans un rêve de poète, il se prit à -souhaiter un avertissement surnaturel, une voix qui s’élèverait dans la -nuit pour lui dire: «Meurs!» ou «Vis!»... La voix de sa mère, la voix de -la petite mère-grand.</p> - -<p>Du haut des étoiles qui riaient si claires dans le ciel, toutes deux, la -mère et l’aïeule, plaignaient-elles leur pauvre enfant?</p> - -<p>Hélas! tout se taisait... même les oiseaux qui dormaient, alanguis de -chaleur sous la feuillée, même la brise qui s’était évanouie dans un -dernier souffle, aux approches du soir... Seul, l’Océan, qu’on ne -pouvait voir, gémissait au pied des falaises, et c’était lugubre comme -un <i>De profundis</i>!<span class="pagenum"><a id="page_21">{21}</a></span></p> - -<p>Jacques Chépart écoutait en vain ce calme oppressant.</p> - -<p>Ses yeux se troublaient, ses jambes fléchissaient; il lui semblait que -sa tête trop remplie devenait lourde pour ses épaules.</p> - -<p>Il <i>savait</i> que, bientôt, il allait tomber à terre, et il n’avait pas la -force de lutter contre l’anéantissement qui l’engourdissait peu à peu. -Ah! si ç’avait été la mort au moins!...</p> - -<p>Brusquement, un vide se creusa dans son cerveau et sous ses pieds. -Alors, il éprouva la sensation vague d’un choc de tout son corps, puis -une souffrance très vive, puis... plus rien...</p> - -<p class="dtts">. . . . . . . . . .</p> - -<p>Depuis quelques minutes déjà, Bernard gisait inerte au pied des acacias -en fleurs... La porte du château s’ouvrit et se referma pour laisser -passer quelqu’un qui descendit prestement les cinq marches du perron.</p> - -<p>Le nouveau venu était un petit homme d’une soixantaine d’années, vêtu -d’une redingote assez longue et coiffé d’un large chapeau de paille.<span class="pagenum"><a id="page_22">{22}</a></span></p> - -<p>Dans la main droite, il serrait une canne dont la pomme brillait aux -rayons de la lune qui éclairaient prestigieusement la grande place -sablée et donnaient à la pelouse des reflets de neige.</p> - -<p>Il fit quelques pas rapides et, presque aussitôt, une exclamation lui -échappa. Il avait aperçu, au bord du gazon, le corps de Bernard, -effrayant sous la clarté blafarde qui le baignait. Il se pencha -vivement, appuya son oreille sur la poitrine du jeune homme, puis se -redressa avec un soupir de soulagement.</p> - -<p>Un pas se faisait entendre du fond des allées, le pas de deux sabots qui -écrasaient pesamment le gravier.</p> - -<p>Le petit homme se releva et d’une voix vibrante, la voix du maître ou -d’un ami bien intime de la maison:</p> - -<p>—Hé! Jean-Marc! cria-t-il.</p> - -<p>On répondit de loin encore, puis le pas se rapprocha peu à peu en se -pressant, et Jean-Marc parut dans l’encadrement des arbres, une lanterne -à la main.<span class="pagenum"><a id="page_23">{23}</a></span></p> - -<p>Ses yeux effarés allèrent du corps affalé sur le sol, au personnage qui -l’avait hélé.</p> - -<p>—Ce n’est qu’un malade, fit ce dernier répondant au regard anxieux du -jardinier, mais du diable si je sais comment il est arrivé là... Nous -allons le porter au château; seulement, je crois utile de prévenir -mademoiselle de Kérigan qui va se mettre l’âme à l’envers.</p> - -<p>—Voyez donc, monsieur le docteur, dit Jean-Marc, c’est un monsieur, un -jeune monsieur... comme il est pâle!</p> - -<p>Le vieil homme se baissait un peu, inclinant sa lanterne pour mieux -distinguer les traits de l’inconnu... Tout à coup, sa main lâcha l’anse -de fer et il se mit à trembler sur ses jambes affaiblies.</p> - -<p>—Mon Dieu, balbutia-t-il, est-il possible que ce soit lui!</p> - -<p>—Qui, lui, imbécile? s’écria le docteur avec une impatience inquiète.</p> - -<p>—Monsieur Bernard... Monsieur Bernard de Nohel... Ah! sainte Anne, -conservez-le-nous!<span class="pagenum"><a id="page_24">{24}</a></span></p> - -<h3><a id="III"></a>III</h3> - -<p>Bernard de Nohel est bien malade.</p> - -<p>Depuis huit jours, il n’a conscience ni du lieu où il se trouve, ni des -soins qu’il reçoit. Dans l’exacerbation du délire, il attribue une cause -tout extérieure aux douleurs aiguës qui lui traversent la tête. Il croit -qu’un ouvrier invisible enfonce, à coups espacés, un long clou dans sa -tempe gauche... La pointe pénètre lentement, déchirant les chairs, -fendant les os avec des craquements. C’est atroce!</p> - -<p>Puis, d’inquiétantes visions l’obsèdent qui maintiennent son esprit dans -une surexcitation dangereuse.<span class="pagenum"><a id="page_25">{25}</a></span></p> - -<p>Tantôt, c’est l’écrin aux pistolets qu’un être fantastique et hideux lui -appuie sur la poitrine, en ricanant sinistrement; bientôt, ce sont des -ombres noires qui passent dans la chambre silencieuses, un doigt sur la -bouche... Il veut les interroger, elles le regardent fixement sans -répondre, et continuent, toujours muettes, leur mystérieuse promenade...</p> - -<p>Parfois enfin c’est sa propre image qu’il aperçoit, navrante telle -qu’elle lui est apparue à Paris, dans la glace, le jour où il a résolu -de se tuer. Alors, il réclame à grand cris l’eau de Jouvence de la -«Fontaine de Marie» ou, par un revirement subit, il supplie la mort de -l’endormir enfin, de ce «sommeil sans rêves» qui serait le suprême bien.</p> - -<p>—Je veux mourir... Ce sera bientôt fini... mais, ôtez-moi cette image, -ôtez-la! sanglote-t-il.</p> - -<p>Une nuit, un peu calmé par une dose de morphine, il venait de -s’assoupir, quand soudain il crut s’éveiller entre les quatre planches -d’un cercueil.<span class="pagenum"><a id="page_26">{26}</a></span></p> - -<p>Ses yeux, agrandis par la peur, s’ouvrirent éperdument, fouillant -l’obscurité... Il vit qu’il se trouvait dans la chambre de la tourelle.</p> - -<p>Les meubles de style Empire avaient presque tous gardé leur ancienne -place, et l’on eût dit que, depuis dix ans, les rideaux de la fenêtre -n’avaient pas été changés, tant c’étaient encore les plis un peu raides, -la teinte un peu terne de jadis. En face du lit, le portrait de la -petite mère-grand, éclairé par la veilleuse, se détachait, frais et -lumineux, sur la boiserie sombre.</p> - -<p>Était-ce encore une illusion? Bernard ne se le demanda pas. Chimère ou -réalité, la présence du riant pastel lui était bienfaisante... Il -souffrait moins.</p> - -<p>La nuit s’acheva paisible; la fièvre était prête à s’éteindre, puis, -dans la journée, le jeune homme retomba dans les mêmes divagations où -revenaient obstinément les pistolets, la glace et les spectres noirs.</p> - -<p>Oh! ce clou, ce clou qui torturait son front!</p> - -<p>—Je veux mourir... répétait-il.<span class="pagenum"><a id="page_27">{27}</a></span></p> - -<p>Et, avec une douceur déchirante, il s’adressait au portrait de l’aïeule.</p> - -<p>—C’est mal, oh! je sais bien que c’est mal... mais je suis si -malheureux... J’espérais que vous n’apprendriez jamais que j’étais mort -ainsi... Comment m’avez-vous reconnu? J’ai tant changé!... -Pardonnez-moi... ma disparition ne chagrinera personne au monde... Je -n’ai plus de force pour vivre, oh! laissez-moi mourir!...</p> - -<p>La voix sifflante, saccadée, s’évanouit brusquement dans un soupir qui -ressemblait à un râle.</p> - -<p>Assis tout droit sur son lit, les mains crispées, les yeux hagards, -Nohel regardait, affolé, dans toute la chambre.</p> - -<p>Il eut une hallucination étrange.</p> - -<p>Dans la traînée de jour pâle qui glissait sur le tapis par -l’entre-bâillement des rideaux croisés, la petite mère-grand, descendue -de son cadre, s’avançait à pas légers.</p> - -<p>Oui, c’était bien elle! C’était la robe rose à rubans vert pâle; -c’étaient les cheveux blonds<span class="pagenum"><a id="page_28">{28}</a></span> et crêpelés relevés en boucles sur la -tête; c’étaient la bouche sérieuse et le petit cou blanc, souligné d’un -velours noir...</p> - -<p>Seulement, le gracieux visage avait perdu son incarnat et les yeux bleus -s’étaient voilés.</p> - -<p>Le jeune homme contemplait le fantôme.</p> - -<p>Maintenant l’aïeule jolie était près du lit, relevant les oreillers -affaissés et disant, de cette manière tendre qu’on prend pour consoler -les enfants:</p> - -<p>—Non, vous ne mourrez pas... Je ne veux pas que vous mouriez... J’en -aurais beaucoup de chagrin, moi... Ne parlez pas, essayez de dormir...</p> - -<p>Il répondit faiblement, d’une voix gémissante de malade, en -s’abandonnant sur la toile rafraîchie!</p> - -<p>—J’ai si mal, ma tête est si chaude, grand’mère.</p> - -<p>A ces mots, un tout petit sourire éclaira les lèvres de la mère-grand, -sourire si tôt né, si tôt disparu, qu’en le saisissant au passage, -Bernard pensa soudain à ces étoiles filantes qu’on voit<span class="pagenum"><a id="page_29">{29}</a></span> d’un seul -regard scintiller, puis s’évanouir dans l’azur des soirs d’été.</p> - -<p>—Pauvre enfant! murmura maternellement et sans raillerie l’organe -musical de l’aïeule, tandis qu’une main veloutée se posait sur le front -brûlant de Nohel.</p> - -<p>—Merci... balbutia-t-il, délicieusement soulagé.</p> - -<p>Et, sous ce contact caressant, ses paupières s’abaissaient comme -magnétisées. Une impression de bien-être l’envahissait, délassant son -corps brisé par l’insomnie; un sentiment d’ineffable quiétude se fondait -dans son cœur.</p> - -<p>Que pouvait-il redouter encore, protégé par cette main compatissante? -L’ouvrier avait cessé son horrible travail, l’image terrifiante, les -ombres avaient fui. Bernard se sentait fort, Bernard se sentait -<i>sage</i>!... Mais il avait peur qu’elle ne le quittât, la chère -consolatrice. A l’idée que, peut-être, elle remonterait, immobile et -muette, dans le cadre, il éprouvait une de ces angoisses exagérées que -les moindres préoccupations causent aux malades.<span class="pagenum"><a id="page_30">{30}</a></span></p> - -<p>—Ne partez pas... ne partez pas... implora-t-il, se décidant à parler.</p> - -<p>—Je resterai si vous dormez, répondit le fantôme, avec son autorité de -mère.</p> - -<p>—Je vais dormir, soupira Bernard tranquillisé.</p> - -<p>Et, presque aussitôt, ses yeux se fermèrent. Une respiration plus -régulière souleva sa poitrine...</p> - -<p>Une détente salutaire s’était produite; il était sauvé.</p> - -<p>Le lendemain soir, il crut sortir d’un long rêve, tant sa tête était -pleine de souvenirs bizarres et confus, lorsqu’il s’éveilla.</p> - -<p>D’un coup d’œil circulaire, il embrassa la chambre que ne hantaient plus -les épouvantements de la fièvre: une lampe coiffée d’un abat-jour bleu -l’éclairait discrètement. Près de la porte, un vieux monsieur à lunettes -d’or—des lunettes d’or qui avaient l’air bon enfant—causait avec une -vieille dame en bonnet de dentelles—des dentelles qui avaient un air -évaporé.<span class="pagenum"><a id="page_31">{31}</a></span></p> - -<p>—Maintenant, je réponds de lui, mademoiselle... Le pouls est excellent, -la température normale... J’avais toujours espéré cette brusque -amélioration. Avec ces natures-là, c’est sur les coups de foudre qu’il -faut compter.</p> - -<p>—Quel bonheur, mon Dieu! Ce pauvre Bernard! Ce cher petit!</p> - -<p>Et, voyant que le vieux monsieur riait:</p> - -<p>—Eh bien! quoi, docteur? Il avait dix ans quand je l’ai connu!... -Certes, il a grandi depuis lors, mais il a gardé sa jolie tête fine, qui -vous charme bon gré mal gré, aujourd’hui comme autrefois.</p> - -<p>—Une jolie tête pas trop bien équilibrée, je le crains fort.</p> - -<p>—Voulez-vous insinuer par là qu’il soit atteint de folie?</p> - -<p>—Atteint de folie, je ne dis pas cela... mais un peu fou... ça ne -m’étonnerait guère.</p> - -<p>—Il vous a donc raconté de bien étranges choses, quand il avait le -délire et qu’il prenait cette voix d’outre-tombe qui m’a toujours fait -fuir à l’autre bout de la maison?<span class="pagenum"><a id="page_32">{32}</a></span></p> - -<p>—Non, non... c’est une simple supposition de ma part...</p> - -<p>Le jeune homme écoutait cette conversation qui avait lieu à voix basse -et ne le renseignait qu’imparfaitement.</p> - -<p>Le monsieur à lunettes, c’était le docteur, rien de plus aisé à -comprendre; mais qui était la vieille demoiselle? Où Bernard avait-il -déjà vu, moins ridé, ce visage aux traits mignards, moins blancs ces -bandeaux ondulés couvrant une oreille menue? Où avait-il entendu, plus -claire, cette voix blanche, aimable dans sa monotone douceur?</p> - -<p>Son cerveau, lucide maintenant, ne parvenait pas cependant à résoudre le -problème. Il murmura, un peu énervé par une tension d’esprit trop -fatigante pour lui:</p> - -<p>—Qui est là, où suis-je?</p> - -<p>Vive comme la poudre, la demoiselle au bonnet de dentelles se précipita -vers le lit, mais le docteur l’arrêta d’un geste calme, en passant -devant elle.</p> - -<p>—Où suis-je? redisait Bernard avec une insistance fiévreuse.<span class="pagenum"><a id="page_33">{33}</a></span></p> - -<p>—Ne vous agitez pas, mon cher monsieur, lui fut-il répondu très -amicalement. Vous êtes au château de Nohel, chez votre cousine, -mademoiselle Armelle de Kérigan.</p> - -<p>—Mademoiselle de Kérigan... Armelle... répéta Nohel d’une voix pensive -et comme s’il était frappé d’un souvenir.</p> - -<p>—Il y a dix jours, comme je sortais du château où j’avais dîné, -continua le docteur, je vous ai trouvé dans le jardin, terrassé par une -syncope... mademoiselle Armelle, aussitôt avertie, s’est empressée -d’ouvrir sa maison au cher malade qui lui tombait ainsi du ciel et que -Jean-Marc, le vieux jardinier, avait déjà reconnu...</p> - -<p>—Jean-Marc?... mais je rêve, je rêve...</p> - -<p>—... Puis vous avez été très souffrant, nous avons tous plus ou moins -tremblé pour vous... et grâce à Dieu vous voilà convalescent.</p> - -<p>—Grâce à Dieu et aussi un peu à vous, docteur, répondit languissamment -Bernard.</p> - -<p>Puis soudain il tourna la tête vers mademoiselle de Kérigan qui ne le -quittait pas des yeux et son visage s’illumina.<span class="pagenum"><a id="page_34">{34}</a></span></p> - -<p>—Tante Armelle, balbutia-t-il, tante Armelle, est-ce bien vous?</p> - -<p>—Oui, c’est bien moi, répéta tante Armelle, c’est bien moi, Bernard; -vous vous souvenez de votre cousine? Quelle gentille mémoire vous avez!</p> - -<p>Il reprit:</p> - -<p>—Vous avez été une des bonnes fées de mon enfance... Ah! si j’avais pu -me douter!... j’ai pénétré dans l’enceinte du château comme un -malfaiteur, figurez-vous! Une soif m’avait pris de revoir mon vieux -Nohel... Ah! si j’avais su, si j’avais su...</p> - -<p>La physionomie de mademoiselle de Kérigan rayonnait.</p> - -<p>—Quelle aventure! dit-elle... mais oui, je l’ai toujours adoré votre -château, il est romantique! Cependant on m’aurait bien surprise, en -m’annonçant qu’un jour il cesserait d’appartenir aux Nohel... qu’il -m’appartiendrait surtout.</p> - -<p>—Quand j’ai quitté la Bretagne, vous habitiez Lille, fit Bernard de la -même voix dolente, y êtes-vous restée longtemps?<span class="pagenum"><a id="page_35">{35}</a></span></p> - -<p>—En tout douze ans, mon enfant, pas moins!... J’y avais été appelée à -la mort de mon beau-frère, monsieur de Thiaz, vous savez... ma sœur -était seule! Et elle attendait un enfant, la chère femme! J’ai reçu ce -bébé-là dans mes bras et je suis devenue sa seconde mère... Hélas! je -n’ai regagné que trop tôt ma belle Bretagne. La pauvre Claire a rejoint -son mari... Et c’est alors que j’ai acheté le château, à ceux à qui vous -l’aviez vendu...</p> - -<p>Elle s’arrêta une seconde, puis elle dit encore:</p> - -<p>—Vous rappelez-vous ce séjour que vous avez fait à Vannes? Je vous ai -mené au Pardon... Étiez-vous gentil ce jour-là!... Un vrai petit prince -avec vos cheveux bouclés et votre blouse de velours bleu?</p> - -<p>Ah! certes, Bernard se rappelait la visite à Vannes... Et les macarons -que «tante Armelle» lui avait offerts au Pardon, et la jolie histoire de -<i>Belle-Étoile</i> qu’elle lui avait racontée en rentrant, le soir... Il se -rappelait même que mademoiselle de Kérigan avait<span class="pagenum"><a id="page_36">{36}</a></span> admiré ses belles -boucles châtaines et sa blouse de velours, et qu’il s’en était montré -flatté, le petit orgueilleux!... Un enchantement, ces heures passées -chez la généreuse cousine, dans l’antique maison où il y avait tant de -livres d’images, d’armoires et de recoins pleins de chatteries! Le nom -et le visage ami de la vieille demoiselle qui avait tout d’abord causé à -Bernard une impression d’étonnement mêlée de ressouvenir, réveillaient -maintenant dans sa mémoire toutes ces choses d’autrefois qui y avaient -dormi longtemps.</p> - -<p>Et il admirait l’enchaînement des circonstances qui l’avait conduit chez -cette respectable parente, un peu originale, mais bonne dans l’âme, au -moment où il déplorait son isolement absolu.</p> - -<p>Heureux de revoir une figure familière, il souriait, comprenant bien -qu’on ignorait Jacques Chépart à Plourné et que Bernard de Nohel était -demeuré, dans l’esprit de mademoiselle Armelle, le petit prince habillé -de velours du Pardon de Vannes... Un petit prince plus <span class="pagenum"><a id="page_37">{37}</a></span>intéressant -peut-être depuis qu’il avait grandi, un petit prince qui avait dû -traverser bien des aventures de par le monde, et qui, arrivé au château -comme un héros de roman, s’y était encore poétisé du charme de ceux que -la mort a frôlés.</p> - -<p>Lui donnerez-vous encore des macarons, ma cousine? Il n’en a plus goûté -depuis Vannes. Lui raconterez-vous <i>Belle-Étoile</i>? On a perdu le secret -des contes bleus à Paris!</p> - -<p>Parlez, parlez, mademoiselle Armelle! C’est le petit Bernard qui vous -écoute: Jacques Chépart n’en saura rien.</p> - -<p>Cependant, le docteur se fâchait.</p> - -<p>—Assez causé! disait-il en grondant. C’est très mauvais pour les -malades les «jadis» et les «autrefois»!</p> - -<p>Mais il se trompait, le brave homme! les vieux souvenirs sont comme les -vieilles chansons: ils bercent et reposent. Ce qu’il fallait redouter -pour Bernard à l’égal d’un poison, c’étaient les heures solitaires, -favorables aux rentrées en soi-même, aux idées sombres, aux regrets. A -peine seul avec le domestique qui<span class="pagenum"><a id="page_38">{38}</a></span> devait le veiller dans la chambre -voisine, le jeune homme oublia son contentement naïf de l’instant -précédent.</p> - -<p>Trop faible encore pour songer d’une façon précise au suicide et -reprendre le cours des pensées qu’avait interrompues sa maladie, il -s’abandonna à cette tristesse vague, et comme sans objet, que -recherchent les découragés, parce qu’ils y découvrent une sorte de -jouissance morbide.</p> - -<p>Quoiqu’il n’eût plus de fièvre et n’éprouvât aucun malaise défini, il -dormit mal. Dans un état intermédiaire entre le sommeil et la veille, il -attendait la venue de la petite mère-grand.</p> - -<p>Une angoisse inexprimable faisait battre son cœur trop vite. Les yeux -fermés, remuant les lèvres dans une supplication muette, il croyait par -moments sentir sur son front la petite main de l’aïeule, puis, déçu, il -fixait le portrait d’un regard intense, comme pour l’animer de sa propre -vie... Hélas! la chère vision s’était enfuie avec la fièvre.</p> - -<p>Blêmi par l’insomnie, très abattu par un ennui oppressant, Bernard eut -un soupir de<span class="pagenum"><a id="page_39">{39}</a></span> soulagement, quand le docteur Le Jariel entra, vers neuf -heures, dans sa chambre.</p> - -<p>A peine assis au chevet du lit, ce dernier fronça les sourcils.</p> - -<p>—Les malades ne guérissent qu’autant qu’ils le veulent bien, monsieur -de Nohel, dit-il, cette nuit vous vous êtes fatigué la tête, je le -devine, avec un tas de soucis malsains, que vous auriez bien dû laisser -à Paris...</p> - -<p>Nohel répondit par un geste lassé.</p> - -<p>—J’ai passé des heures affreuses, docteur!... Cependant je me sens plus -fort qu’hier... Quel a été mon mal, en somme? N’ai-je pas le genou -bandé?... Depuis dix jours, je ne me rends compte de rien!</p> - -<p>—Vous avez eu une fièvre cérébrale... et vous avez encore, au genou, -une contusion, résultat de votre chute sur le gravier... Le tout ne sera -bientôt qu’un souvenir, si vous suivez mes prescriptions: le repos et un -calme complet.</p> - -<p>—Hélas! docteur, où trouver de tels remèdes? murmura Jacques Chépart.</p> - -<p>—Ici, pour le moment, monsieur de Nohel,<span class="pagenum"><a id="page_40">{40}</a></span> dans le château où vous êtes -né, chez mademoiselle Armelle de Kérigan.</p> - -<p>—La plus digne et la meilleure des femmes, n’est-ce pas, docteur? fit -Bernard avec un sourire... Mon père l’aimait beaucoup et je me souviens -bien d’elle.</p> - -<p>—Votre père avait raison de l’aimer... Je ne lui connais qu’un travers -et bien inoffensif, son amour exagéré des romans. Elle discute toute la -soirée ceux qu’elle a lus toute la journée avec mademoiselle Louise, sa -demoiselle de compagnie... quitte à en rêver encore toute la nuit, comme -une jeune fille... Mais elle n’en est pas moins serviable et moins -dévouée... Vous savez qu’elle a tout quitté pour sa sœur dont elle a -élevé la fille? Elle a été un peu aussi la bonne marraine de mon neveu -Pierre, dont la mère était souvent souffrante, et elle réserve à la -charité les heures de loisir que toute provinciale convaincue donne à la -médisance... Ici, tout le monde l’aime et l’estime infiniment, moi le -premier... et bientôt, vous ferez comme tout le monde.<span class="pagenum"><a id="page_41">{41}</a></span></p> - -<p>—J’en suis persuadé... et, quoi qu’il arrive, croyez bien, docteur, que -je n’oublierai pas les soins que j’ai reçus ici... dit le jeune homme -d’une voix un peu tremblante.</p> - -<p>—Allons, du sentiment, à présent! s’écria M. Le Jariel, avec un sourire -clair sur son visage ridé.</p> - -<p>Et il fit mine de se lever pour s’en aller bien vite.</p> - -<p>D’un geste de prière, Bernard le retint.</p> - -<p>—Oh! docteur, ne me laissez pas seul!... Parlez-moi encore, parlez-moi -beaucoup pour m’empêcher de penser.</p> - -<p>Les cheveux tout blancs, le front bombé, le nez correct, la bouche -gracieuse avec je ne sais quoi de malicieux, les yeux un peu petits, -mais brillants comme des escarboucles sous des cils encore bruns, M. Le -Jariel offrait le type si séduisant du vieillard qui, resté affable et -devenu indulgent avec les années, sait toujours se rappeler qu’il est -vieux, sans jamais oublier qu’il a été jeune...</p> - -<p>Il avait repris son fauteuil près du lit, et<span class="pagenum"><a id="page_42">{42}</a></span> tandis que, pour complaire -au convalescent, il causait au hasard de mademoiselle Armelle, de -Plourné, du château, de Jean-Marc et de lui-même, Bernard observait avec -intérêt cette physionomie fine et bienveillante.</p> - -<p>Le docteur connaissait bien Paris où il avait fait ses études de -médecine et passé ses années d’internat, il aimait la grande ville et -son mouvement perpétuel, mais il aimait aussi Plourné, le petit coin -poétique, et la mer, sa vieille amie! S’ennuyait-il parfois dans ce pays -perdu où les relations sociales comme les ressources intellectuelles -manquaient absolument? Ma foi, non!... Un vilain personnage, l’ennui! Et -d’ailleurs, règle générale, il n’y a pas de vies ennuyeuses, il n’y a -que des gens ennuyés, autrement dit, des esprits nuls ou de mauvaises -consciences.</p> - -<p>La besogne quotidienne, la musique, un jardin! Il y aurait là de quoi -remplir des journées de quarante-huit heures!... Puis le docteur avait -des amis, ce qui vaut mieux que des relations. Les uns, très humbles, -s’appelaient Kadio<span class="pagenum"><a id="page_43">{43}</a></span> ou Yvonne, Loïc ou Dinorah... c’étaient les pêcheurs -de la côte. Les autres, très grands, s’appelaient Pascal ou Corneille, -Molière ou Victor Hugo... c’étaient les grands penseurs, les écrivains -de génie...</p> - -<p>—Tout cela ne m’empêche pas de regretter Paris, quelquefois... mais on -ne choisit pas sa vie; la grande affaire est de se contenter de celle -qu’on a.</p> - -<p>En prononçant ces derniers mots, M. Le Jariel avait attaché ses yeux -vifs sur Bernard qui, saisi d’une idée subite, demanda:</p> - -<p>—J’ai beaucoup parlé dans mon délire, n’est-ce pas?</p> - -<p>—Oui, beaucoup, répondit le docteur sans manifester aucun étonnement. -Vous disiez d’assez vilaines choses: que vous vouliez mourir, vous -tuer!... C’est souvent ainsi quand on a la fièvre... Se tuer! bel acte -de courage! Il avait raison le bonhomme Franklin: «Un commandant ne doit -pas déserter son poste, et le poste de l’homme, c’est la vie!» Il faut -vivre, jeune homme, bien vivre!... Et, ma<span class="pagenum"><a id="page_44">{44}</a></span> foi, on s’en tire encore sans -trop de peine, si l’on a seulement un peu de ciel bleu dans le cœur!</p> - -<p>—C’est sans doute l’Idéal, que vous appelez ainsi? demanda le romancier -pessimiste, avec quelque ironie.</p> - -<p>—Oui, mon cher monsieur, c’est l’Idéal... Je suis de la vieille école, -moi!... On ne lit pas Schopenhaüer en Bretagne!... Oh! ce n’est pas que -j’aime les songeurs inactifs, ceux qui, sous le prétexte de je ne sais -quelle manie contemplative, marchent sans regarder à terre, les yeux -perdus dans l’azur, au risque de se casser le cou!... Vivent les -lutteurs et les braves, monsieur de Nohel!... Mais, où est le mal, je -vous prie, si on lutte avec un rêve dans l’âme, une sainte ambition dans -l’esprit... si, de la réalisation d’une conception noble et belle, on -fait le but de sa carrière?... Voyons, jeune homme, est-on jamais un -grand artiste, un grand poète, si l’on ne s’est pas créé un type du -beau? Un grand savant, si l’on ne croit pas à la science? Un philosophe -bienfaisant, si l’on<span class="pagenum"><a id="page_45">{45}</a></span> ne croit pas à la vérité? Un homme, oui, tout -simplement un homme, dans la superbe acception du mot, si l’on ne croit -pas au bien, à l’honneur? si l’on n’a pas conscience de sa propre -personnalité, même très humble, dans l’univers très grand; si l’on ne se -dit pas que chaque vie humaine doit être pour quelque chose dans -l’avancement général de l’humanité!... Eh bien, le Beau, l’Utile, le -Vrai, le Bien qu’on rêve d’atteindre, guidé par le sentiment de la -dignité humaine, voilà ce que j’appelle l’Idéal!... Faire tendre vers ce -but les efforts de toutes ses facultés, voilà ce que j’appellerai donner -une raison d’être à sa propre existence. Et, maintenant, dites ce que -vous pensiez tout à l’heure, que je suis un vieux fou.</p> - -<p>Nohel eut un sourire et tendit la main au docteur.</p> - -<p>—S’il y avait dans le monde beaucoup de fous comme vous, personne -n’aurait plus envie de le quitter.</p> - -<p>—Phrase ambiguë qui ne signifie aucunement que vous me trouviez sage.<span class="pagenum"><a id="page_46">{46}</a></span></p> - -<p>—Je vous crois très sincère et très bon... et il y a des folies -sublimes.</p> - -<p>—Eau bénite de cour, mon cher malade! Vous me traitez tout bonnement de -provincial qui n’a rien vu!... Écoutez-moi pourtant... Si arriéré que je -puisse paraître, c’est à Paris, la ville pensante et agissante, que j’ai -appris à agir et à penser, vous pouvez vous fier à mon expérience: les -hommes ne sont pas si mauvais qu’ils le disent, si «décadents» qu’ils le -croient, si impuissants qu’ils voudraient l’être... Le malheur, c’est -qu’ils cultivent la désespérance... un mot nouveau, mais une vieille -plaie, dont on guérit si on le veut bien... Tenez, je voudrais pouvoir -vous fondre avec mon neveu Pierre... cet alliage de monsieur Tant-Pis -avec monsieur Tant-Mieux donnerait deux hommes parfaits ou près de -l’être... Ah! voilà un heureux vivant!... Rien ne l’étonne, rien ne -l’inquiète. Tout est beau, tout est bon, tout est vrai... Il a encore -moins d’idéal que vous celui-là, allez!</p> - -<p>—Est-ce que votre neveu habite Plourné, docteur?<span class="pagenum"><a id="page_47">{47}</a></span></p> - -<p>—Pierre est marin; il y a plus de trois ans que je ne l’ai vu... Il -reviendra prochainement, je pense, pour...</p> - -<p>Le docteur s’arrêta, puis acheva:</p> - -<p>—Pour nous retrouver tous... Et maintenant, adieu, monsieur de Nohel, -je ne sais trop si je vous ai distrait... Que voulez-vous, j’ai la manie -de la santé: drôle pour un médecin, n’est-ce pas? Et j’aime les âmes -bien portantes et les intelligences saines, autant que les tempéraments -solides et les corps vigoureux.</p> - -<p>—A demain, docteur, et merci... murmura le jeune homme.</p> - -<p>Il était bien loin d’être convaincu, mais les idées du docteur l’avaient -réconforté, ainsi que l’air vivifiant des plages ranime un instant les -malades, sans les guérir. Somme toute, il était vaguement satisfait de -rencontrer chez un homme d’esprit les illusions qu’il avait considérées -jusque-là comme puériles et presque sottes.</p> - -<p>—Une figure sympathique, ce philosophe sans le savoir! pensa-t-il. Si -j’avais un fils, je<span class="pagenum"><a id="page_48">{48}</a></span> le lui confierais... Il en ferait très probablement -un Don Quichotte, mais à coup sûr, un honnête homme et, qui sait?... -peut-être un homme heureux.<span class="pagenum"><a id="page_49">{49}</a></span></p> - -<h3><a id="IV"></a>IV</h3> - -<p>Le surlendemain, Jean-Marc demanda comme une grande faveur la permission -de saluer celui qu’il nommait encore son jeune maître.</p> - -<p>Le jardinier de Nohel avait vieilli depuis le temps où Bernard cueillait -des cerises. Sa taille s’était courbée, ses cheveux avaient grisonné, sa -peau brune et desséchée, prenant des teintes de terre, s’était étendue -sur la charpente osseuse de son visage, mais les mêmes yeux, pleins -d’une sorte de candeur sereine, brillaient au fond de ses orbites plus -creuses; un sourire de bonhomie franche égayait sa bouche dégarnie.</p> - -<p>Il ne voulait pas s’asseoir, le vieil homme!<span class="pagenum"><a id="page_50">{50}</a></span> Debout, son chapeau à la -main, il parlait à Bernard, disant comme mademoiselle Armelle, ce mot -ravi de ceux qui se retrouvent après de longues années: «Vous -rappelez-vous?» Et Bernard se rappelait.</p> - -<p>Mais en dix ans, bien des choses avaient changé; la petite-fille de -Jean-Marc, une contemporaine de Bernard, avait épousé l’un des pêcheurs -de la côte... Le fidèle serviteur était arrière-grand-père, maintenant! -Combien on les aime ces petits, qui viennent quand on est déjà tout près -de s’en aller!</p> - -<p>—Et vous, monsieur Bernard, est-ce que vous ne nous amènerez pas un de -ces jours une belle jeune dame et de gentils marmots?</p> - -<p>Bernard sourit, en secouant la tête.</p> - -<p>—Non, mon pauvre ami, je ne suis ni marié, ni désireux de l’être -jamais... Ça vaut autant pour la femme que j’épouserais, va... Fais mes -compliments à ta petite-fille, je lui souhaite tout le bonheur possible -et à toi aussi.</p> - -<p>—Oh! le bonheur, fit simplement Jean-Marc, le bonheur, c’est ça: la -santé, une bonne<span class="pagenum"><a id="page_51">{51}</a></span> femme qu’on aime, des enfants qui grandissent bien, du -travail, et puis, plus tard, quand on est vieux, des mioches qui vous -appellent grand-père... Je l’ai eue ma part de bonheur, allez! Et si -parfois la besogne a été rude, si l’on a souffert de l’hiver, si l’on a -eu des tourments—qui n’en a pas!—eh bien! on ne s’en est pas trop -plaint, et on a remercié Notre-Dame tout de même.</p> - -<p>«Allons, pensa Nohel, encore un philosophe; bien humble celui-là!... -Encore un être qui a son petit coin bleu dans le cœur!»</p> - -<p>—Donne-moi la main, Jean-Marc, fit-il à voix haute, tu es un bien brave -homme, mon vieux.</p> - -<p>Et le jardinier s’éloigna sans savoir pourquoi il était un si brave -homme d’avoir été heureux.</p> - -<p>A ce moment, mademoiselle Armelle entrait, le visage auréolé d’un grand -chapeau cabriolet, les épaules serrées dans une écharpe de crêpe de -Chine puce... Trop ridée, trop maigre, trop exsangue, ce n’était pas, à -vrai dire, une jolie vieille que mademoiselle Armelle. Mais le blanc -bleuâtre de ses bandeaux donnait un éclat à ses<span class="pagenum"><a id="page_52">{52}</a></span> yeux noirs, et son -sourire, aux dents encore blanches, avait le charme indéfinissable d’une -grande bonté.</p> - -<p>Une grande bonté, tel était en effet le fonds de cette nature ingénue, -tel avait été le principe inspirateur de toute la vie de mademoiselle -Armelle.</p> - -<p>Née avec un cœur aimant, bercée dès la prime jeunesse par les -exaltations passionnées et le rythme enchanteur des <i>Méditations</i>; très -romanesque, ainsi que toutes les jeunes filles de sa génération, elle -avait aimé, à dix-huit ans, un jeune homme simple et bon comme elle, -Louis Le Jariel, le frère aîné du docteur, mais le pauvre amoureux -n’ayant pour toute fortune qu’une place de comptable chez un négociant -de Vannes, M. de Kérigan lui avait refusé sa fille... et les années -s’étaient enfuies.</p> - -<p>Louis n’avait pas oublié Armelle, cependant il avait fait un beau -mariage, il avait épousé la fille de son patron, une brave jeune fille -qui méritait son affection. Un adieu aux rêveries sentimentales, ce -mariage, une entrée dans la vie<span class="pagenum"><a id="page_53">{53}</a></span> positive! Armelle resta dans le cœur de -Louis, comme une image très fine et presque immatérielle, comme un -symbole de sa jeunesse devant lequel son souvenir aimait à se -prosterner, mais il fut heureux avec sa femme, il adora ses enfants.</p> - -<p>Mademoiselle de Kérigan, elle, n’avait pas eu le courage de renoncer à -son idéal; pour lui rester fidèle, elle avait éconduit tous les -épouseurs. Le mariage raisonnable seulement, le mariage sans un amour -infini qui le conclue entre deux âmes avant qu’un contrat le consacre -aux yeux du monde, lui inspirait une invincible horreur. Elle préféra -vouer son cœur au rêve qui ne s’était pas réalisé.</p> - -<p>Quand elle revint de Lille, déjà vieille, ayant donné à sa sœur douze -années de sa vie—douze années de cette tendresse exclusive qui était le -parfum de son âme passive—des relations très amicales s’établirent -entre elle et le ménage Le Jariel qu’elle avait d’abord perdu de vue. -Elle aima madame Le Jariel qui était faible et délicate; elle aima -Berthe et Pierre,<span class="pagenum"><a id="page_54">{54}</a></span> les enfants nés du mariage qui avait détruit toutes -ses espérances, et elle trouva cela très simple. Plusieurs années après, -M. Le Jariel mourut, et quand madame Le Jariel s’éteignit à son tour, ce -fut en recommandant ses enfants au docteur et à mademoiselle Armelle. La -vocation de Berthe et celle de Pierre étaient alors depuis longtemps -arrêtées. L’une entra au couvent, l’autre fut marin, mais mademoiselle -de Kérigan les suivait du cœur dans leur nouvelle vie; elle remplaçait -la mère qui n’était plus.</p> - -<p>Chose étrange, aucun chagrin, aucune déception n’avait aigri cette âme -de femme! Séparée de celui qu’elle aimait, puis presque oubliée, presque -trahie, Armelle croyait encore aux amours éternelles, et elle avait un -beau sourire sans amertume, lorsqu’elle rencontrait dans la campagne -deux amoureux qui se tenaient par la main... A soixante ans, elle se -formait encore, de la vie, la même idée qu’à seize. La vie, à ses yeux, -c’était un joli roman où, au dénouement, tout le monde devait être -heureux. Les romans, le docteur l’avait bien dit à Bernard, étaient la<span class="pagenum"><a id="page_55">{55}</a></span> -faiblesse de mademoiselle Armelle; son imagination avait su lui créer, -dans les fictions dont elle recherchait le charme, une seconde destinée -plus clémente que la première, et elle jouissait d’un vrai bonheur et -elle pleurait de vraies larmes avec les héros dont on lui contait le -malheur ou la félicité.</p> - -<p>Mais, cette double existence dans le domaine du faux et du conventionnel -autant que les dispositions naturelles du caractère de mademoiselle de -Kérigan avaient fini par annihiler, chez cette excellente personne, le -peu qui lui avait été départi de sens pratique applicable à la direction -générale de la vie; l’esprit romanesque, s’il n’est pas contenu par la -raison, est un danger, le docteur le savait bien et il avait pu le -constater une fois de plus, et il en soupirait dans son amitié pour la -vieille demoiselle... dans son amitié pour ceux qu’elle aimait surtout. -Bernard, qui était moins bien renseigné que M. Le Jariel et qui allait -moins au fond des choses, s’amusait au contraire de cette fraîcheur -d’imagination qui avait survécu à la<span class="pagenum"><a id="page_56">{56}</a></span> soixantième année et il admirait -que quelqu’un pût se désintéresser momentanément de la réalité d’une -façon assez complète pour vivre au pays des nuages, dans un contentement -presque absolu.</p> - -<p>Il aimait la figure distraite et souriante de «tante Armelle»; en voyant -la vieille cousine s’avancer dans le petit salon où il était autorisé à -passer quelques heures sur un fauteuil, il eut un regard joyeux et fit -instinctivement le mouvement de se lever.</p> - -<p>—Restez, restez, par grâce, mon enfant! s’écria-t-elle.</p> - -<p>Et elle continua, parlant comme toujours très vite et à bâtons rompus:</p> - -<p>—Vous avez encore pauvre mine, Bernard, et vous avez maigri -terriblement... Comme vous voilà changé par dix jours de maladie!... Le -docteur trouve que vous avez besoin de distractions... il veut qu’on -vous tienne compagnie, qu’on cause avec vous... Il a raison, mais voyez -le contre-temps, voilà que j’ai promis une visite à la sœur de monsieur -le curé... Enfin, je vais vous<span class="pagenum"><a id="page_57">{57}</a></span> envoyer Janik; elle fait une tournée de -pauvres; je pense qu’elle va rentrer... Jeanne de Thiaz, vous savez, la -fille de ma sœur. C’est une bonne petite fille. Ah! bien plus pratique -que sa tante!... En attendant, voulez-vous un livre?... <i>Dette de -haine</i>... C’est de monsieur Ohnet? (Elle prononçait Ohnette.) un peu -scabreux... mais bien intéressant! conclut-elle en interrogeant Nohel du -regard.</p> - -<p>—Mon Dieu, ma cousine, je tâcherai de ne pas trop m’en effaroucher, -répondit le jeune homme avec un grand sérieux, et, bien que je regrette -infiniment cette promesse à la sœur du curé, je vous remercie de votre -attention dont je profiterai volontiers.</p> - -<p>Mais il n’avait nulle envie de lire ni le roman de M. Ohnet, ni aucun -autre roman... Aux premières pages, il posa le volume et essaya, -vainement aussi, de penser au roman qu’il écrivait lui-même. Son cerveau -se refusait à tout travail; involontairement il songeait au portrait de -la petite mère-grand, dont l’apparition restait pour lui un mystère.<span class="pagenum"><a id="page_58">{58}</a></span></p> - -<p>Car enfin, Bernard avait vu, bien vu, et toute jeune, toute jolie, sa -trisaïeule, l’arrière-grand’mère de la vieille demoiselle Armelle! Il -lui avait parlé, elle avait répondu; et il se rappelait cette -conversation, comme un fait réel... Était-il possible qu’une -hallucination laissât un souvenir si net? Qu’une simple illusion eût -emprunté tant de vie à la fièvre?</p> - -<p>Plusieurs fois, le jeune homme avait été sur le point de tout raconter -au docteur Le Jariel et de lui demander la confirmation scientifique -d’un incident qui paraissait presque surnaturel; la crainte d’être -traité de visionnaire l’avait arrêté. Il se jugeait bien naïf d’attacher -tant d’importance à une chimère de malade, et, cependant, il ne -parvenait pas à analyser l’impression complexe, insaisissable, qu’il -éprouvait encore, quand il dévorait du regard pour l’interroger, ce -portrait, cette chose insensible qui ne pouvait pas lui répondre.</p> - -<p>On frappait à la porte.</p> - -<p>—Entrez, dit-il distraitement.</p> - -<p>Mais il restait plongé dans sa méditation in<span class="pagenum"><a id="page_59">{59}</a></span>quiète. Mentalement, il -parlait à la riante image:</p> - -<p>«Si vous saviez, petite mère-grand, combien je vous aime, et quel bien -vous me feriez si vous viviez encore, jeune et ravissante comme vous -voilà!... Vous me diriez sans doute ce que me disait l’autre jour -monsieur Le Jariel, mais ce ne sont pas les plus vieux curés qui -prononcent les meilleurs sermons, et votre voix plus tendre que la -sienne me persuaderait mieux! Ah! petite mère-grand, petite mère-grand, -si vous reveniez encore!»</p> - -<p>Puis, par hasard, au milieu de cette invocation, Nohel tourna la tête; -un cri à peine étouffé lui échappa...</p> - -<p>C’est que la petite mère-grand était là, debout dans la pièce -ensoleillée, avec sa robe rose à rubans vert pâle.</p> - -<p>Vaguement, Bernard pensa qu’à force de concentrer sur le même point son -esprit énervé, il retrouvait le délire des jours de fièvre... Les -poètes, les artistes, tous les êtres impressionnables ne traversent-ils -pas des crises déconcertantes?...<span class="pagenum"><a id="page_60">{60}</a></span></p> - -<p>Mais la sensation avait été trop inattendue et trop vive; au moment même -où la petite mère-grand allait lui parler, Nohel s’évanouit...</p> - -<p>L’odeur astringente du vinaigre lui fit ouvrir les yeux. Une voix lui -disait:</p> - -<p>—N’ayez pas peur, je vous en prie, monsieur de Nohel... Je ne suis pas -un fantôme, je suis Jeanne de Thiaz, Janik, votre cousine, voilà tout!</p> - -<p>—Jeanne de Thiaz! murmura-t-il... Oh! pardon, mademoiselle... je suis -plus faible qu’un enfant.</p> - -<p>Il essayait de sourire, et il regardait la jeune fille, tout en pensant -au portrait de l’aïeule qui riait dans son cadre Empire.</p> - -<p>—Ne vous excusez donc pas, reprit la petite voix claire. Un malade qui -s’évanouit, rien de plus naturel. Mais je suis désolée, moi!</p> - -<p>Doucement, Bernard avait pris des mains de Janik le mouchoir imbibé de -vinaigre, et il se le passait lui-même sur les lèvres et sur le front.</p> - -<p>—Êtes-vous mieux maintenant?</p> - -<p>—Mieux, beaucoup mieux... merci...<span class="pagenum"><a id="page_61">{61}</a></span></p> - -<p>—Vous voilà moins pâle, c’est bon signe!</p> - -<p>Il y eut un silence. Maintenant, Bernard détaillait curieusement le -costume d’aïeule de Jeanne... Était-ce bien un costume d’ailleurs?</p> - -<p>Les modes modernisées de l’Empire et du Directoire étaient en grande -vogue, et, depuis plus d’un an, Bernard avait rencontré dans les rues de -Paris quantité de jeunes filles dont les robes longues, les hautes -ceintures et les manches bouffantes ne l’avaient nullement surpris.</p> - -<p>Non vraiment, elle n’avait rien d’étrange pour un homme lucide, cette -robe de mousseline rose garnie de rubans; c’était une robe d’été très -gentille, rien de plus!</p> - -<p>—Si vous vouliez me dire... m’expliquer? demanda-t-il.</p> - -<p>Mademoiselle de Thiaz se mit à rire d’un rire gai.</p> - -<p>—Vous expliquer ma robe de grand’mère qui vous préoccupe encore! bien -volontiers... Ma tante Armelle a toujours trouvé que mes traits -rappellent un peu ceux de Jeanne de Nohel,<span class="pagenum"><a id="page_62">{62}</a></span> notre aïeule, et, la mode -aidant cette année, elle s’est donné le plaisir de rendre la -ressemblance plus frappante, en copiant pour moi le costume du portrait. -Voilà tout le prodige, et c’est très innocemment que j’ai joué un rôle -parmi les visions que vous suscitait la fièvre. Mon tort est de ne pas -avoir pensé aujourd’hui que votre convalescence est bien récente et -qu’ainsi vêtue je pouvais encore vous causer de l’effroi.</p> - -<p>—De l’effroi, mademoiselle! répondit Bernard. Mais figurez-vous que -votre première apparition a été le salut pour moi. Il m’a semblé que, -bien réellement, la petite grand’mère du portrait descendait du cadre -pour me guérir et me consoler... et je l’aimais tant, quand j’étais -enfant, ce portrait!... C’est qu’il était un peu ma conscience...</p> - -<p>—Votre conscience? répéta Janik étonnée.</p> - -<p>—Une invention de ma nourrice, qui tirait parti de mon imagination très -vive...</p> - -<p>Et le jeune homme raconta le rôle important qu’avaient joué, dans son -éducation pre<span class="pagenum"><a id="page_63">{63}</a></span>mière, les lèvres doucement sévères et les yeux rieurs de -la petite mère-grand.</p> - -<p>—Croyez-moi, mademoiselle, ajouta-t-il moitié sérieux, moitié railleur, -ne la regrettez pas votre jolie robe rose, vous qui venez de visiter les -pauvres et qui aimez à faire la charité... ne la regrettez pas, elle a -rendu un homme à là vie. Est-ce une bonne œuvre qu’elle a accomplie là? -je ne sais... mais peut-être, après tout était-ce Jeanne de Nohel -elle-même qui vous envoyait vers moi...</p> - -<p>Janik s’était assise en face de Bernard; elle écoutait, les mains -croisées sur ses genoux.</p> - -<p>—Je le crois, répondit-elle. Et, si notre aïeule m’a choisie pour vous -faire du bien, j’en suis très heureuse, monsieur de Nohel.</p> - -<p>Elle ne semblait nullement embarrassée de la gratitude enthousiaste de -ce grand jeune homme, dont la voix mâle lui parlait si affectueusement. -On lui avait appris à plaindre ceux qui souffrent et Bernard souffrait. -Elle avait donné à ce front brûlant la fraîcheur de sa main, à cet -esprit chagrin la pitié de son cœur,<span class="pagenum"><a id="page_64">{64}</a></span> et elle n’éprouvait aucune gêne de -ce qu’elle avait fait si simplement, dans sa bonté juvénile où déjà des -instincts de mère s’éveillaient.</p> - -<p>Cependant, Nohel s’étonnait, peu accoutumé à cette candeur tranquille; -la petite mère-grand restait pour lui une créature à part, et il se -surprenait à lire en elle, comme en un livre grand ouvert.</p> - -<p>Blonde, fine, avec des yeux bleus dont l’expression égayait parfois tout -le visage sans que la bouche s’en mêlât, Jeanne de Thiaz ressemblait -beaucoup au portrait de l’aïeule, mais, bien que son teint fût rose et -son corps très frêle, on sentait qu’elle avait dépassé l’âge indécis de -seize ans. Sous la douceur du regard, on devinait une pensée profonde; -la bouche, toute petite, exprimait la fermeté. Des paroles jeunes, -sincères, toujours sages et droites, pouvaient seules entr’ouvrir ces -lèvres mignonnes, si nettement dessinées.</p> - -<p>Cette enfant de vingt ans était sans doute très réfléchie et très bonne, -soumise aussi, mais un peu indépendante, comme tout être vraiment<span class="pagenum"><a id="page_65">{65}</a></span> -intelligent. Quelles qu’eussent été les influences qui s’étaient -exercées sur elle et qu’elle avait probablement subies dans une certaine -mesure, Janik avait dû dégager sa propre personnalité du chaos des -conseils et des exemples d’autrui: voilà ce dont Bernard était -convaincu... Et combien la jeune fille lui semblait jolie avec cet air -qu’elle avait d’ignorer son charme! Charme si pénétrant et si doux qu’on -avait peur de l’écraser, en le décorant de ce grand mot: beauté.</p> - -<p>—Vous avez été une vraie sœur pour moi, dit encore Bernard, et je suis -si peu habitué à la sollicitude, que je ne sais comment vous en exprimer -ma reconnaissance, mademoiselle.</p> - -<p>—Je ne veux pas de votre reconnaissance, que je n’ai pas méritée, mon -cousin Bernard, répondit-elle. Donnez-moi plutôt votre amitié en échange -de la mienne... voilà ce que j’accepterai de tout mon cœur...</p> - -<p>Elle souriait toujours des yeux et aussi des lèvres, et Bernard comprit -que c’était bien, en<span class="pagenum"><a id="page_66">{66}</a></span> effet, de tout son cœur qu’elle disait: soyons -amis!</p> - -<p>Depuis ce jour, la guérison avança à grands pas. A cause de son genou -blessé, Bernard était encore condamné à l’immobilité, mais il ne s’en -plaignait pas et l’affection que lui témoignait mademoiselle Armelle lui -semblait si sincère, que ses premiers scrupules de faire un aussi long -séjour chez la vieille demoiselle s’étaient rapidement évanouis.</p> - -<p>A demi couché dans une bergère, faible et docile comme un enfant, il se -complaisait dans une sorte de passivité qui était un repos. Dans le -salon, autour de lui, mademoiselle de Kérigan et sa lectrice -travaillaient pour les pauvres; M. Le Jariel, debout, le chapeau à la -main, retardait son départ, avec d’interminables causeries; et Janik -glissait d’un bout à l’autre de la pièce, offrant au docteur une chaise -qu’il refusait énergiquement, dévidant l’écheveau de la tante Armelle, -ramassant les ciseaux de mademoiselle Louise ou préparant l’ouvrage -qu’elle allait coudre elle-même,<span class="pagenum"><a id="page_67">{67}</a></span> de ses petits doigts qui voltigeaient -en tirant l’aiguille.</p> - -<p>Le ciel pur et comme lavé de soleil avait des douceurs opalines... Par -la fenêtre ouverte, la brise apportait des parfums de fleurs, mêlés -d’effluves salins... On entendait, très bas, le bruit de la mer; et -c’était comme un accompagnement en sourdine, au pépiage des oiseaux dans -les arbres.</p> - -<p>Calme et silencieux, jetant un regard presque heureux sur ce cercle -familial dont lui, l’inconnu d’hier, il était devenu le centre, Bernard -goûtait le plaisir intraduisible des convalescents, cette impression de -bien-être qui les envahit peu à peu et augmente insensiblement en eux -comme si la vie pénétrait, distillée goutte à goutte, dans leurs veines; -cette langueur délicieuse qui les enveloppe, cet émerveillement qui les -ravit devant la lumière, cette joie gourmande qu’ils trouvent à respirer -l’air qui les grise!... Plaisir purement sensuel—du moins Bernard le -pensait ainsi, puisqu’il savait qu’au moment même où son être physique -jouissait<span class="pagenum"><a id="page_68">{68}</a></span> de recouvrer la vie, son être moral aspirait encore au -néant,—plaisir instinctif, mais très subtil, très étrange, séduisant -comme un paradoxe, pour ce dégoûté de l’existence!</p> - -<p>Avant de se mettre à coudre, Janik s’approchait du jeune homme, plaçait -un coussin sous sa tête et repoussait légèrement le battant de la -fenêtre, qui pouvait gêner ses mouvements.</p> - -<p>Il la regardait s’acquitter de ces soins, la remerciant des yeux.</p> - -<p>—Êtes-vous bien ainsi?</p> - -<p>—Très bien... ah! si bien! soupirait-il les yeux demi-clos.</p> - -<p>Et il pensait:</p> - -<p>«A demain la désespérance! Puisque la terre nous réservait encore -quelque chose de doux, de nouveau, d’inconnu, savourons cette dernière -coupe: la mort après!»<span class="pagenum"><a id="page_69">{69}</a></span></p> - -<h3><a id="V"></a>V</h3> - -<p>La mort après!... En attendant, les heures lui semblaient charmantes, -dans le vieux salon jonquille dont chaque meuble, chaque bibelot -d’étagère, lui devenaient familiers.</p> - -<p>Le babillage de mademoiselle Armelle le distrayait, la conversation du -docteur, dont les idées très arrêtées étaient une source de discussions -continuelles, l’intéressait sans le fatiguer.</p> - -<p>Puis surtout il y avait Janik.</p> - -<p>La maladie n’avait pas étouffé le psychologue en Bernard; il étudiait la -jeune fille. Étude bien peu compliquée que celle-là; mais attachante<span class="pagenum"><a id="page_70">{70}</a></span> -pourtant, et pleine de révélations délicieuses pour ce blasé de Jacques -Chépart.</p> - -<p>Auparavant, chaque fois qu’il avait tenté de comprendre un caractère de -femme, il avait remarqué qu’un intérêt de lutte s’était mêlé peu à peu à -l’intérêt philosophique qu’il avait recherché d’abord. Le sujet -sollicité s’était dérobé à son observation ou, plus souvent, avait -essayé de la dérouter... Avec Janik, rien de semblable. La petite -mère-grand, dont les joues roses et veloutées comme une pêche ignoraient -la poudre de riz, ne fardait pas plus sa pensée que son visage. Et -d’ailleurs, qu’eût-elle caché de son âme toute blanche?</p> - -<p>A mesure qu’il connaissait mieux M. Le Jariel, Nohel s’expliquait -l’influence bienfaisante qu’avaient pu exercer sur le caractère de -mademoiselle de Thiaz, les idées du vieux philosophe.</p> - -<p>Sans doute, c’était l’excellent docteur qui avait fortifié chez sa -petite amie cette belle santé du cœur et de l’intelligence, qu’il -estimait à l’égal de celle du corps; c’était lui qui<span class="pagenum"><a id="page_71">{71}</a></span> avait développé -dans l’esprit de la jeune fille le mélange d’enthousiasme et de raison, -de suave poésie et de saine prose, qui en faisait le charme et la -supériorité.</p> - -<p>Janik aimait les beaux vers et la belle musique, la nature bretonne et -les chants infinis de la mer; elle aimait les rêveries calmes à la nuit -tombante, dans le parc endormi; elle aimait la fontaine de madame Marie -et les mystérieuses légendes du pays, le mysticisme passionné des poèmes -armoricains où l’amour et la religion parlent le même langage.... Mais -elle savait admirer les étoiles sans les chercher ensuite en plein midi. -Comme une petite plante vivace, elle tenait à la terre, tout en -balançant sa jolie tête au vent du ciel.</p> - -<p>Mademoiselle Armelle lui reprochait un peu d’être «pratique»; elle -l’était en effet, mais non pas au sens mesquin du mot. Le positivisme de -Janik n’allait pas au-delà d’un bon sens très fin. Elle raisonnait -beaucoup, sans être aucunement raisonneuse, et ses jugements dénotaient -une sorte d’optimisme serein, fait d’in<span class="pagenum"><a id="page_72">{72}</a></span>dulgence pour les autres, -d’espoir en la vie et de confiance en Dieu.</p> - -<p>Elle semblait heureuse, contente surtout dans son existence monotone. En -la suivant dans le cours de ses occupations journalières, Bernard se -redisait cette pensée de Renan qu’il s’était amèrement répétée devant la -boîte aux pistolets: «Le bonheur dans la vie, c’est le dévouement à un -devoir ou à un rêve!»</p> - -<p>C’était l’accomplissement d’un devoir ou plutôt d’une série de devoirs -tout simples, qui faisait le bonheur paisible de cette enfant.</p> - -<p>Entourer d’affection sa vieille tante et le docteur Le Jariel qu’elle -aimait comme un père, égayer la maison de fleurs et de chansons, -soulager les malades, aider les pauvres, être la lumière et la gaieté du -coin de terre où s’épanouissait sa jeunesse, telle était la vie de -Janik!</p> - -<p>Mais avait-elle un «rêve»?</p> - -<p>C’était peut-être le seul secret de ce front pur, et Bernard le -respectait. Il respectait aussi la bienheureuse quiétude morale de -mademoiselle de Thiaz. Mais, chose étrange, autant il<span class="pagenum"><a id="page_73">{73}</a></span> évitait lui-même -les conversations qui eussent donné accès à sa verve de pessimiste, -autant la jeune fille semblait les rechercher.</p> - -<p>Bravement, elle se heurtait aux doctrines désespérées, les combattant -avec les arguments tout spontanés que lui inspirait son cœur de femme -bonne et honnête. Nohel l’écoutait avec patience. Elle était bien -toujours la petite mère-grand, grondeuse ou souriante, et, parfois, -Jacques Chépart se figurait n’avoir plus qu’un souci au monde: ne point -attrister cette bouche enfantine, mettre un rayon dans ces yeux bleus!</p> - -<p>Un jour, à propos d’un livre qu’avait raconté mademoiselle Armelle, -Janik, avec une exagération juvénile, traita d’acte méprisable le -suicide du héros que sa tante avait porté aux nues... Bernard, oubliant -que mademoiselle de Thiaz n’ignorait peut-être pas les douloureux -projets qu’il avait révélés au docteur dans le délire, la contredit très -posément, comme si la question n’avait eu pour lui qu’un intérêt banal.<span class="pagenum"><a id="page_74">{74}</a></span></p> - -<p>Un peu pâle, les narines frémissantes, la jeune fille s’anima:</p> - -<p>—Mais c’est une lâcheté, s’écria-t-elle. Et vous excusez cela!</p> - -<p>—J’excuse l’homme qui se débarrasse volontairement d’une vie inutile, -oui.</p> - -<p>—Une vie inutile! Qu’appelez-vous une vie inutile d’abord? Est-ce que -chaque existence n’a pas son utilité, comme toute chose en ce monde, -comme le plus humble des animaux et la plus frêle des plantes?... Mais, -la mission consciente ou instinctive assignée à chaque être, l’effet -demandé à chaque cause, il me semble à moi que c’est le principe de la -sagesse divine, la grande loi de l’univers!</p> - -<p>Cette ardeur amusait le jeune homme.</p> - -<p>—Je vois qu’en bonne chrétienne, vous voudriez me ramener tout -doucement à Dieu, et peut-être même à notre sainte Anne d’Auray, -n’est-il pas vrai, ma petite cousine?</p> - -<p>Elle rit gaiement avec lui.</p> - -<p>—Qui sait, mon grand cousin!... Mais, quoi qu’il en soit, permettez-moi -de vous dire qu’en<span class="pagenum"><a id="page_75">{75}</a></span> parlant d’un but proposé ici-bas à tout être, ce -n’est pas uniquement au point de vue religieux que je me place... au -point de vue chrétien encore bien moins!... Car, je crois qu’un Hindou, -ou même un sauvage du Congo, a sa mission comme vous et moi... seulement -c’est une mission en rapport avec ses facultés et l’état de civilisation -de son pays. De toutes les idées religieuses, plus ou moins -contestables, je ne garde en vous parlant ainsi que celle de Dieu, parce -que, sans elle, il n’y a plus ni bien, ni mal, ni morale, ni conscience, -ni rien!... Vous croyez bien à la conscience, mon cousin?</p> - -<p>—Dans une certaine mesure, oui.</p> - -<p>—Comment cela, dans une certaine mesure?</p> - -<p>—Je crois que la conscience, c’est-à-dire l’idée du bien et du mal, est -une sorte de convention tacite dont les conditions diffèrent selon les -pays, les climats, la race et la civilisation des peuples. En un mot, je -crois que la conscience de votre sauvage du Congo n’est pas du tout -faite comme la mienne.<span class="pagenum"><a id="page_76">{76}</a></span></p> - -<p>—Comme la vôtre! ah! j’aimerais bien savoir comment elle est faite, la -vôtre?</p> - -<p>—Oh! le mieux du monde, je vous assure... Elle est blonde, très jolie, -et porte à ravir une robe couleur d’aurore.</p> - -<p>—Quelle folie!</p> - -<p>—Elle est très douce et très sage, elle me parle d’honneur et de -devoir... Ah! ce n’est pas elle qui me conseillerait d’imiter les -habitants d’un pays dont parle je ne sais plus qui!... des hommes très -bien intentionnés, qui tuent leur père, dès qu’il est vieux!... C’est -l’usage... Que dites-vous de cet usage-là, Janik?</p> - -<p>—Je dis, mon cousin, qu’il est possible d’aboutir au mal en cherchant -le bien... Ces pauvres sauvages veulent éviter à ceux qu’ils aiment les -tourments de la vieillesse; le sentiment qui les pousse à un meurtre -odieux est le même qui nous inspire les soins et les respects dont nous -entourons nos parents... Ce qu’on ne peut nier, c’est l’idée plus ou -moins juste, mais innée chez tous les hommes, du bien qu’on doit -réaliser, du mal qu’ont doit com<span class="pagenum"><a id="page_77">{77}</a></span>battre... la loi morale enfin!... Mais -vous m’éloignez toujours de mon sujet!</p> - -<p>—Allez, allez, petit philosophe.</p> - -<p>—Je ne vous raconterai point de vilaines histoires de sauvages, moi, -mais plutôt je vous citerai le bon Gourville, le secrétaire du prince de -Condé, si je ne me trompe. Il disait, lui, dans sa simplicité franche, -que les hommes, comme les plantes, «ont leurs propriétés particulières -et que le bonheur pour eux est d’avoir été destinés, ou de s’être -destinés eux-mêmes, aux choses pour lesquelles ils étaient nés»... N’y -a-t-il pas une grande science de la vie, dans cette petite phrase?... -Vous m’accordez bien qu’il y a des différences de caractères, de goûts, -d’aptitudes, entre les hommes? Pourquoi ces facultés, ces «propriétés -particulières», comme dit Gourville, nous ont-elles été confiées, si ce -n’est pour que nous travaillions, chacun selon notre pouvoir, en vue de -l’intérêt de tous; si ce n’est pour que nous trouvions, dans la voie -pour laquelle nous sommes créés, ce sentiment du devoir accompli, qui -donne une<span class="pagenum"><a id="page_78">{78}</a></span> satisfaction profonde, à défaut de bonheur?... Non, mon cher -cousin, il n’y a pas de lâcheté permise; les inutiles, ce sont les -égoïstes ou les paresseux... Donc, personne n’a le droit de se tuer!... -Vous voyez qu’il ne s’agit là, ni d’une religion, ni d’une autre, mais -seulement de l’avenir de la société et de la civilisation, du progrès -matériel que réalise chaque jour celle-ci, du progrès moral que pourrait -réaliser celle-là!... Allons, vous croyez bien au progrès, Bernard? -demanda mademoiselle de Thiaz en riant.</p> - -<p>—Je vais vous révolter: qu’appelez-vous «progrès»?... Est-on plus -heureux aujourd’hui qu’il y a quatre mille ans?</p> - -<p>La jeune file secoua la tête.</p> - -<p>—Vous êtes incorrigible! Je vois que vous ne croyez à rien, Bernard!</p> - -<p>—Si, répliqua-t-il, je crois en vous.</p> - -<p>—Belle croyance!</p> - -<p>Alors il devint sérieux, et, regardant Janik:</p> - -<p>—Ne riez pas, dit-il, j’ai trente ans, et vous êtes la première femme à -laquelle j’ai dit cela...<span class="pagenum"><a id="page_79">{79}</a></span> C’est une victoire que vous remportez sur -l’esprit du doute!</p> - -<p>De telles conversations ne laissaient pas Nohel moins sceptique en -matière philosophique; ses idées s’appuyaient sur des bases trop -anciennes pour être aussi facilement ébranlées par une enfant ignorante.</p> - -<p>Cependant, cette petite phrase «Je crois en vous» était bien, en effet, -une conquête de Jeanne.</p> - -<p>Dans le Paris élégant où il avait vécu, le romancier s’était trouvé à -même d’étudier le monde des jeunes filles, et, comme il en avait observé -attentivement quelques-unes, il avait cru pouvoir les juger toutes.</p> - -<p>Avec une assurance un peu présomptueuse de psychologue, il s’était créé -une opinion sur ces petites personnes, qui d’ailleurs ne l’intéressaient -que médiocrement.</p> - -<p>Il y a, pensait-il, deux sortes de jeunes filles: les fausses Agnès, -très nombreuses, et les véritables Agnès, beaucoup plus rares.</p> - -<p>Les premières cachent, sous un masque d’in<span class="pagenum"><a id="page_80">{80}</a></span>nocence paisible ou hardie, -des curiosités malsaines. Elles ont beaucoup lu ce qu’on lit en -cachette; elles ont beaucoup causé avec leurs petites amies, tout bas, -dans les coins; et comme elles ont respiré le fruit défendu, comme elles -en aiment le parfum, il est probable que, devenues femmes, elles -voudront en connaître le goût.</p> - -<p>Les secondes, plus sévèrement surveillées, ou moins développées surtout, -sont sincères avec leur mine ingénue... Elles ne lisent que des romans -anglais et des feuilletons de journaux de modes, elles ne récoltent pas -les confidences des petites amies... En un mot, elles ignorent tout du -monde et s’ignorent elles-mêmes... Mais, un jour, brusquement, on les -jettera dans la vie, comme de pauvres soldats désarmés dans la bataille. -Alors, qu’adviendra-t-il?</p> - -<p>Un sourire sarcastique était la conclusion de ces réflexions de Jacques -Chépart.</p> - -<p>Depuis longtemps, il avait voué aux femmes en général une sorte de -mépris indulgent. Il les avait considérées comme de faibles êtres,<span class="pagenum"><a id="page_81">{81}</a></span> -mobiles, inconséquents et mal équilibrés toujours, vertueux ou pervers, -innocents ou coupables selon le tempérament, le jeu des circonstances -ou, tout simplement, l’occasion.</p> - -<p>Mais, Janik avait paru.</p> - -<p>Elle ne posait pas à la pensionnaire, Janik! elle ne rougissait pas à -tout propos, elle baissait rarement les paupières pour voiler son -regard; mais comme elle était bien <i>jeune fille</i> dans ses paroles, dans -sa contenance, dans sa voix! En rencontrant ses yeux qui rayonnaient -d’une pureté sereine et pour ainsi dire consciente d’elle-même, Bernard -se disait,—et c’était spontané, presque involontaire: «Cette enfant -sera une honnête femme! Bonne, aimante, loyale, elle restera, quoi qu’il -arrive, la paix, la joie et l’honneur de son foyer!»</p> - -<p>... Oui, la petite mère-grand avait remporté une grande victoire!... -Car, croire en la femme c’est croire en l’amour et en la famille; c’est -croire au bonheur dans le devoir; c’est presque croire en Dieu!<span class="pagenum"><a id="page_82">{82}</a></span></p> - -<p>... Et c’étaient encore avec Janik des causeries plus douces, moins -tendues, des lectures... les idées nouvelles, les formules encore -inaccomplies de la pensée moderne, que Bernard expliquait à la jeune -fille tandis qu’elle l’écoutait attentive, les yeux pleins d’une -interrogation confiante... puis des échanges d’impressions et de -surprises joyeuses en s’apercevant que parfois elle et lui sentaient de -même... Si bien qu’un matin, quand M. Le Jariel qui allait partir pour -Bordeaux où l’appelait une affaire, eut conseillé à son malade les -longues promenades au grand air qui achèveraient sa convalescence, -Bernard s’étonna que cette convalescence se fût trouvée si vite en passe -d’être achevée...</p> - -<p>—Nous irons à la «Fontaine de Marie», s’écria mademoiselle de Thiaz.<span class="pagenum"><a id="page_83">{83}</a></span></p> - -<h3><a id="VI"></a>VI</h3> - -<p>Dans les champs, les genêts embaumaient brillant au milieu du feuillage -comme des reflets du soleil... Un berger jouait du biniou sur les bords -du chemin pierreux où croissaient des bruyères, tandis que les petites -vaches fines et nerveuses de son troupeau paissaient autour de lui, -calmes, les yeux ternes, faisant tinter à chaque mouvement de leur tête -une clochette dont le son grêle s’enfuyait au loin porté par la brise de -mer.</p> - -<p>Près d’une chaumière, à quelques pas de la Fontaine, deux enfants -jouaient «à la procession»... Leurs cheveux blonds, couronnés de<span class="pagenum"><a id="page_84">{84}</a></span> -pâquerettes, nimbaient des visages rieurs; ils marchaient d’un pas -drôlement solennel dans le sentier jonché de fleurs effeuillées, l’un -pressant de ses mains dévotement croisées un chapelet de Sainte-Anne, -l’autre portant dans la main droite un long pissenlit bien ouvert, dont -la tige toute droite et coiffée de jaune ardent, simulait un cierge -allumé... Bernard et Janik s’arrêtèrent, tous deux gagnés par -l’influence douce de cette nature bretonne un peu primitive dans sa -mélancolie, de cette scène gracieuse un peu mièvre dans sa poésie -inconsciente.</p> - -<p>—Le printemps qui passe! s’écria Bernard.</p> - -<p>Et, avec une gravité souriante, il se découvrit.</p> - -<p>Les pleurs de madame Marie tombaient goutte à goutte dans une vasque -naturelle enjolivée de plantes aquatiques... Un grand rayon d’un vert -doré tombait des arbres comme d’un vitrail d’église.</p> - -<p>—Voici l’eau de Jouvence, Bernard: voulez-vous en éprouver la vertu? -demanda mademoiselle de Thiaz.<span class="pagenum"><a id="page_85">{85}</a></span></p> - -<p>Pour toute réponse, Nohel s’agenouilla sur la mousse, et sa main plongea -dans l’eau limpide dont il rafraîchit son front et ses yeux.</p> - -<p>Pendant un instant, la fontaine, troublée, ne refléta plus que vaguement -la teinte foncée du feuillage et le bleu clair du ciel. De petites -rides, nombreuses et serrées, brouillaient les contours et trompaient -les yeux... Puis, tout se calma, et, dans le miroir redevenu clair, le -jeune homme aperçut son image.</p> - -<p>Une barbe châtaine, très soyeuse, encadrait son visage, qui avait pris, -en s’émaciant, je ne sais quelle grâce attendrie. Ses traits étaient -reposés, sa bouche avait perdu le pli amer des désenchantés; dans ses -yeux agrandis, une lueur brillait... quelque chose comme un reflet de la -chaude lumière qui avait ranimé son cœur.</p> - -<p>Le Bernard de la «fontaine» ne ressemblait guère à celui que Jacques -Chépart avait vu à Paris. Cependant, Nohel tressaillit, poigné par un -souvenir.</p> - -<p>Alors la tête blonde de la petite mère-grand,<span class="pagenum"><a id="page_86">{86}</a></span> qui se penchait au-dessus -de lui, vint se dessiner à côté de la sienne, dans la fontaine apaisée.</p> - -<p>—Le charme opère-t-il? dit-elle.</p> - -<p>Bernard se leva vivement et saisit les deux mains de la jeune fille.</p> - -<p>—Le charme, c’est vous! s’écria-t-il.</p> - -<p>Elle avait rougi. Sans brusquerie, mais fermement, elle dégagea ses -mains de celles qui les étreignaient.</p> - -<p>—Comme vous voilà bien, Bernard! Toujours un peu fou, dans vos -meilleurs moments, fit-elle. Le charme dont vous parlez, ce sont les -contes bleus de vos premières années, que vous avez retrouvés ici et qui -vous ont rafraîchi l’esprit, comme de belles brises printanières! C’est -l’atmosphère d’affection dans laquelle vous vivez à Nohel... C’est -peut-être aussi le portrait de la tourelle qui vous fait de la morale -quand vous n’êtes pas sage...</p> - -<p>—Oui... mais qui me sourit quand je le suis... Janik, vous avez la -bouche des jours où le petit Bernard était méchant... Pourquoi?<span class="pagenum"><a id="page_87">{87}</a></span></p> - -<p>Soudain, elle pâlit un peu.</p> - -<p>—Vous vous trompez, dit-elle.</p> - -<p>—Est-ce parce que je vous ai dit que vous m’avez fait du bien?</p> - -<p>—Non, Bernard.</p> - -<p>—Vous m’avez prêché de si gentils sermons, Janik, que maintenant, je me -prends à concevoir la vie, fière, laborieuse, utile, que vous rêvez. -Vous m’avez parlé de bonheur, et, depuis, mon cœur a des élans de joie -qu’il ne connaissait plus... Enfin, vous avez un peu essayé de me -convertir, ma petite providence et... tenez, dimanche, à l’église, quand -vous étiez à genoux, le front courbé, les mains jointes, il m’a semblé -que je priais... Ne méprisez pas votre œuvre!</p> - -<p>Il parlait avec des inflexions infiniment douces, dans sa voix un peu -basse. Ses yeux d’acier, qui pouvaient être tour à tour si durs et si -tendres, enveloppaient la jeune fille d’un regard suppliant, dont la -grâce câline se mouillait comme d’une larme, prête à couler; c’était -presque un regard d’enfant et pourtant le regard d’un maître!<span class="pagenum"><a id="page_88">{88}</a></span></p> - -<p>Mademoiselle de Thiaz détourna la tête.</p> - -<p>—Si, vraiment, je vous ai fait du bien, Dieu est bon, dit-elle.</p> - -<p>Elle se baissa pour cueillir parmi les touffes d’herbe humide une petite -fleur qu’elle glissa dans sa ceinture, puis elle reprit d’un ton tout -autre:</p> - -<p>—Comme le vent est frais sous bois! Ce n’est pas le moment de faire des -imprudences, puisque le docteur est absent... Voulez-vous que nous -descendions jusqu’à la plage? là nous ne serons plus qu’à un quart -d’heure du château.</p> - -<p>Au bord de la mer ils échangèrent quelques paroles avec la fille de -Jean-Marc, qui raccommodait les mailles d’un filet en surveillant son -enfant; puis ils se reposèrent un instant sur les rochers garnis -d’algues qui émergeaient du sable.</p> - -<p>La fillette du pêcheur construisait un bastion avec des galets.</p> - -<p>Maigre, hâlée, pauvrement vêtue, mignonne pourtant avec ses yeux de -gazelle et ses cheveux embroussaillés, elle ramassait des coquillages<span class="pagenum"><a id="page_89">{89}</a></span> -ou attrapait délicatement les crabes qui clopinaient autour des flaques, -puis, insouciante de qui l’entendrait, elle chantait en patois breton, -s’interrompant pour babiller aux mouettes.</p> - -<p>Janik suivait ces jeux d’un sourire indulgent.</p> - -<p>—Vous aimez beaucoup les enfants, dit Bernard.</p> - -<p>—Oh! oui, répondit-elle, mettant toute son âme tendre dans ce mot.</p> - -<p>Ses bras se fermèrent sur sa poitrine comme pour encercler une chère -couvée, et ses yeux se perdirent sur l’horizon bleuâtre où la mer se -confondait avec le ciel.</p> - -<p>La marée montait. Chaque instant rapprochait un peu la ligne hérissée -d’écume des vagues qui sautillaient, en se pressant, pour atteindre la -plage.</p> - -<p>—Je suis sûr que vous êtes le bon ange de tous les mioches de la -côte... ils doivent vous adorer! reprit Bernard.</p> - -<p>—Ils m’aiment bien, oui!... Pauvres petits!</p> - -<p>—Est-ce que vous les grondez, quelquefois, eux aussi?<span class="pagenum"><a id="page_90">{90}</a></span></p> - -<p>Le flot avançait toujours; la mer se couvrait de voiles blanches -qu’escortaient, haut dans le ciel pâle, de grands vols de mouettes et de -goélands. Un vent perfide commençait à souffler et gémissait dans les -excavations de la côte. Déjà les vagues mouraient aux pieds mêmes de -Janik, qui les regardait accourir promptes et rageuses, bouillonner en -nappes d’écume et se replier majestueusement. Elle aimait ce spectacle -jamais lassant, du flux et du reflux; elle aimait la voix rude qui la -berçait depuis des années.</p> - -<p>Et, tandis que Janik contemplait l’étendue glauque, Bernard contemplait -Janik. Il admirait son fin profil, sa taille frêle et un peu longue, ses -mains croisées sur ses genoux dans une pose familière, ses petits pieds -qui se cambraient hors de sa robe, comme pour défier le flot.</p> - -<p>Mais, tout à coup, un appel déchirant domina le bruit de la mer et Nohel -se leva, brusquement arraché à sa rêverie.</p> - -<p>La fillette aux pieds nus ne jouait plus<span class="pagenum"><a id="page_91">{91}</a></span> autour de la forteresse -submergée; debout sur la plage, la femme du pêcheur se tordait les -mains.</p> - -<p>Elle vit le mouvement de Bernard, elle s’élança vers lui.</p> - -<p>—Ma petite, ma petite!... dit-elle.</p> - -<p>Et elle pleurait, ne pouvant achever.</p> - -<p>Le jeune homme comprenait le drame. L’enfant avait voulu se rire de la -mer, elle avait fait un faux pas sans doute, et la grande impitoyable, -l’enroulant du manteau glacé de ses lames, l’avait entraînée en se -retirant.</p> - -<p>D’un geste rapide, il jeta à terre son chapeau et sa veste... -Mademoiselle de Thiaz eut un cri d’angoisse:</p> - -<p>—Bernard, vous êtes encore malade, vous ne pouvez pas...</p> - -<p>Mais, ce ne fut qu’un éclair de révolte; elle fit un grand effort et ses -beaux yeux brillèrent:</p> - -<p>—Allez! dit-elle...</p> - -<p class="dtts">. . . . . . . . . .</p> - -<p>—Merci, oh! merci, monsieur!</p> - -<p>La petite fille de Jean-Marc serre dans ses bras crispés son enfant -sauvée, le cher trésor<span class="pagenum"><a id="page_92">{92}</a></span> que Nohel a disputé au flot. Ah! la mer a bien -cru tenir sa proie! La pauvre petite épave soulevée, ballottée en tous -sens, a échappé plus d’une fois aux mains qui voulaient la saisir. Aussi -la lutte a été rude. Le froid de l’eau suffoquait Bernard; très faible -encore, étourdi par le mugissement des vagues, aveuglé par la mousse qui -lui jaillissait au visage, il s’est senti défaillir plus d’une fois -durant ce court sauvetage! Mais, grâce à Dieu, l’enfant inerte et toute -ruisselante que la pauvre femme emporte, est bien vivante!... Les -pêcheurs, accourus sur la plage, veulent serrer dans leurs mains -calleuses la main fine du jeune homme. «Ces Parisiens, c’est courageux -tout de même!»</p> - -<p>Et le père de la petite est là, livide et parlant à peine.</p> - -<p>—Oh! merci, merci, monsieur!</p> - -<p>Cependant, au milieu de cet enthousiasme, Bernard n’avait qu’une pensée: -Janik.</p> - -<p>Pâle, très pâle, elle lui tendit les mains.</p> - -<p>—Bernard... murmura-t-elle.</p> - -<p>Et elle n’en dit pas plus; mais ses yeux éclai<span class="pagenum"><a id="page_93">{93}</a></span>raient son front blême, -ses yeux souriaient, bleus et transparents comme des saphirs. Elle était -contente, la petite mère-grand!</p> - -<p>Quand Bernard sortit de la cabane où il avait revêtu les habits qu’on -était allé chercher au château et que le vieux Jean-Marc lui avait -apportés en pleurant de reconnaissance, mademoiselle de Thiaz l’entraîna -vers la rampe qui escaladait la falaise.</p> - -<p>—Rentrons vite, dit-elle.</p> - -<p>Mais, au bout de quelques pas, elle s’arrêta pour reprendre haleine.</p> - -<p>—Oh! Bernard! s’écria-t-elle, un peu remise. Que c’est beau ce que vous -avez fait! Affaibli comme vous l’êtes, vous risquiez deux fois votre -vie!</p> - -<p>Puis, enveloppant son cousin d’un regard inquiet:</p> - -<p>—Vous ne vous sentez pas malade? Dites-moi la vérité?</p> - -<p>—Malade! ah! bien au contraire... Bon Jean-Marc! comme il m’a -embrassé!... Et cette pauvre femme, comme elle sanglotait!... Ah!<span class="pagenum"><a id="page_94">{94}</a></span> -tenez, cela fait du bien de penser qu’au moins <i>une fois</i> on a été un -peu utile!</p> - -<p>—Un peu! répéta Janik avec reproche... Vous n’avez pas froid?</p> - -<p>—Aucunement... Comme vous êtes bonne pour moi!</p> - -<p>—Parce que je vous demande de vos nouvelles, quelle idée!... ah! j’ai -eu si peur!</p> - -<p>—Vous avez eu peur, très peur, oui, mais... je ne sais pas vous dire ce -que j’ai éprouvé en vous voyant... Toutes les femmes à votre place -auraient pleuré et supplié, vous, vous êtes restée calme, et si simple, -si grande! Vous étiez pâle, vos mains tremblaient; pourtant, vous m’avez -dit: «Allez!...» Janik, vous ne serez pas seulement une bonne mère, vous -serez aussi une vraie Française, une vaillante, vous saurez garder les -yeux secs à la veille d’une bataille et dire à vos fils: Faites votre -devoir!</p> - -<p>Mademoiselle de Thiaz se taisait; Nohel reprit:</p> - -<p>—Je ne vous ai pas raconté une chose touchante... Comme je quittais sa -maison, le père<span class="pagenum"><a id="page_95">{95}</a></span> de la petite fille m’a donné un chapelet de -Sainte-Anne: «Prenez-le, monsieur, m’a-t-il dit, c’est tout ce que je -possède, mais quand vous aurez des enfants, ça leur portera bonheur!»</p> - -<p>—Pauvre brave homme! fit mademoiselle de Thiaz, un peu moqueuse. Il -ignore vos théories d’esprit fort! Un chapelet à vous!</p> - -<p>—Un chapelet à moi, oui, Janik! Et je le garderai toujours, ce -chapelet.</p> - -<p>—Pour vos enfants?</p> - -<p>Bernard regarda la jeune fille, puis, grave, il répondit:</p> - -<p>—Oui, Janik, pour mes enfants.</p> - -<p>Le soir, après dîner, Nohel se sentait très calme et très heureux, en -prenant sa place habituelle dans le salon jonquille où mademoiselle de -Kérigan se faisait raconter pour la dixième fois au moins les prouesses -de son petit cousin.</p> - -<p>—Vous êtes un héros, Bernard, s’écria-t-elle.</p> - -<p>Et mademoiselle Louise répéta comme un écho:<span class="pagenum"><a id="page_96">{96}</a></span></p> - -<p>—Oui, un héros, monsieur de Nohel, un héros!</p> - -<p>Seulement, mademoiselle Armelle regrettait que la fille du pêcheur, au -lieu de six ans, n’en eût pas eu seize; elle se serait immanquablement -éprise de son sauveur qui, bravant les sots préjugés du monde, l’aurait -épousée à Pâques fleuries! Quelle délicieuse idylle!</p> - -<p>La vieille demoiselle était en veine de bâtir des romans, elle avait -passé sa journée à lire la dernière œuvre d’un auteur en vogue, une de -ces œuvres entraînantes qu’on ne sait guère quitter avant d’avoir -atteint la page finale.</p> - -<p>Le chapitre du sauvetage de la petite fille épuisé, elle éprouva le -besoin de faire partager ses admirations à Bernard, avec lequel elle -causait souvent littérature, au grand amusement du jeune homme.</p> - -<p>—<i>Juliane</i>! voilà le titre de ce chef-d’œuvre, pontifia-t-elle. -L’auteur est un romancier parisien, que vous connaissez sans doute: -Jacques Chépart?</p> - -<p>Mademoiselle de Kérigan parlait très inno<span class="pagenum"><a id="page_97">{97}</a></span>cemment. Entre le nom du livre -et celui de l’auteur, Nohel avait eu le temps de se remettre.</p> - -<p>Il tenait à conserver le secret de sa personnalité littéraire, inconnue -au château. Jusqu’à son retour à Paris, il voulait être uniquement le -neveu de tante Armelle et le cousin de Janik, le petit-fils soumis de la -mère-grand aux yeux bleus! Jacques Chépart, le romancier las de vivre, -l’être compliqué, d’essence moderne, était resté dans la grande ville; -il ignorait le château de Nohel, la fontaine de Marie et les -réminiscences dont on rit le regard ému.</p> - -<p>L’homme auquel souriait le portrait de la tourelle avait un cœur très -simple; il aimait les contes bleus, il passait des heures à causer avec -une jeune fille et un vieux philosophe... il était presque heureux! Et -ce fut lui qui répondit à tante Armelle:</p> - -<p>—Si je connais Jacques Chépart, ma tante? oh! très peu.</p> - -<p>—Quel génie! s’écria l’enragée liseuse avec conviction... Ce doit être -un affreux mauvais sujet... Moi, je l’adore, ce garçon-là!<span class="pagenum"><a id="page_98">{98}</a></span></p> - -<p>Le jeune homme se mit à rire.</p> - -<p>—Un génie! Comme vous y allez! Et un génie mauvais sujet!... Et un -mauvais sujet que vous adorez!... Vous adorez les mauvais sujets, tante -Armelle?</p> - -<p>—Comme toutes les femmes, mon neveu... Seulement, à soixante ans on ose -le dire, tandis qu’à vingt, on se contente de le penser... Ah! vous -connaissez Jacques Chépart? Il est jeune, n’est-ce pas?</p> - -<p>—Trente ans, je crois.</p> - -<p>—J’en étais sûre... Il fait des passions, hein?</p> - -<p>—Il ne m’a jamais honoré de ses confidences.</p> - -<p>—Tant pis, mon cher Bernard... Ah! c’est mon romancier de -prédilection!... Mais je ne le permets pas à Janik... c’est tout au plus -si elle a lu un ouvrage et quelques vers de lui... Ces livres-là sont -perfides comme le péché!</p> - -<p>Janik cousait sous la lampe. Silencieuse, elle souriait d’un sourire -doux, presque indulgent, aux enthousiasmes de sa tante.</p> - -<p>—Si tu t’en allais un instant prendre le frais<span class="pagenum"><a id="page_99">{99}</a></span> sur la terrasse, ma -mignonne, mademoiselle Louise pourrait me lire le dernier chapitre de -<i>Juliane</i>, fit soudain la vieille demoiselle. Je suis si anxieuse du -dénoûment! Vous permettez, Bernard?</p> - -<p>—Oh! tante Armelle!...</p> - -<p>Docilement, mademoiselle de Thiaz gagna la terrasse et Bernard l’y -suivit.</p> - -<p>Le vent s’apaisait. La nuit était très bleue, criblée d’étoiles. La -jeune fille s’accouda, rêveusement, à la balustrade enguirlandée de -vigne-vierge.</p> - -<p>Tout se taisait autour d’eux, sauf la voix basse de la mer. Bernard -demanda:</p> - -<p>—Que pensez-vous de Jacques Chépart, Janik?</p> - -<p>Alors, elle tressaillit, arrachée à elle-même.</p> - -<p>—Jacques Chépart? répéta-t-elle. Oh! je l’ai lu si peu!</p> - -<p>—Vous avez lu l’un de ses romans et quelques vers de lui, c’en est -presque assez pour le juger... Quelle a été votre impression?</p> - -<p>—Mon impression! Elle vous surprendra<span class="pagenum"><a id="page_100">{100}</a></span> peut-être, Bernard... En lisant -Jacques Chépart, j’ai ressenti un malaise étrange de l’esprit et de la -conscience... J’étais mécontente des autres et de moi.</p> - -<p>—Voilà tout?</p> - -<p>—Non, car je jouissais infiniment de cette prose charmeuse. Quel -dommage, pourtant: avoir un si grand talent et l’employer si mal!... Il -peint les hommes sous de tristes couleurs, votre ami!</p> - -<p>—Oh! il n’est pas mon ami! objecta Nohel, qui ne croyait pas si bien -dire. Mais je pense, ma pauvre enfant, qu’il peint les hommes tels qu’il -les a vus.</p> - -<p>—Tant pis pour le monde où il a vécu!... Allons, Bernard, vous ne me -direz pas qu’il n’y a sur la terre rien de bon, de noble et de vrai?</p> - -<p>—Non, Janik... je vous accorde qu’il y a de rares exceptions.</p> - -<p>—Alors, pourquoi les laisse-t-on de côté, ces rares exceptions?... -Pourquoi n’est-ce pas elles qu’on met au jour, comme de grands -exemples... Si l’on vous confiait un enfant à éle<span class="pagenum"><a id="page_101">{101}</a></span>ver, Bernard, vous lui -reprocheriez ses fautes, mais vous constateriez aussi ses bonnes -actions, n’est-il pas vrai? Lui répéteriez-vous sans cesse qu’il est -menteur et méchant par nature, et que ses efforts et les vôtres seront -impuissants à le corriger? Non, cent fois non; car vous vous -rappelleriez une vérité que les romanciers modernes oublient; vous vous -diriez que, pour marcher au bien, il vaut mieux être réconcilié avec -soi-même, que sévère et découragé... Eh bien, où serait le mal si dans -les livres on les embellissait un peu, ces pauvres hommes; si on -essayait de les relever à leurs propres yeux, en leur montrant ce qu’ils -pourraient être... et non ce qu’ils sont? Mais bah! au lieu de cela, on -leur prouve, à grands renforts d’arguments scientifiques, qu’ils sont -pervers et corrompus; bien plus, on leur présente le mal comme une plaie -inguérissable, on les traite d’êtres irresponsables, on fait d’eux les -esclaves de leurs passions! quand ce n’est pas de leurs hérédités!</p> - -<p>—Ma chère Janik, c’est très raisonnable ce que vous dites, mais les -romanciers ne se<span class="pagenum"><a id="page_102">{102}</a></span> piquent pas d’être des éducateurs. Puis, il est rare, -l’homme qui écrit ce qu’il veut, comme il le veut! La plupart du temps, -ce sont des impressions personnelles qu’on jette sur le papier... Et, -quand on se sent triste, abattu, quand on ne croit plus à grand’chose, -on ne peut qu’exhaler sa désillusion.</p> - -<p>—Alors, Bernard, qu’on n’écrive pas... Un mauvais livre, c’est une -mauvaise action... Tandis qu’un bon livre, un livre loyal, sincère, ah! -c’est si beau!... C’est peut-être une présomption bien naïve, Bernard, -mais au récit d’un trait généreux, d’un grand dévouement, on s’enflamme, -en se disant: «Pourquoi ne ferais-je pas ce qu’un autre a fait?» Et la -cause du bien n’y perd pas!... Quand vous étiez écolier et que vous -lisiez Corneille, ne sortiez-vous pas de votre lecture plus fort et -comme grandi? Le génie du poète vous avait porté si haut que vous -planiez au-dessus des mesquineries de la réalité quotidienne; votre cœur -s’élargissait pour embrasser tout un monde de devoirs héroïques; vous -étiez fier d’être «un homme»,<span class="pagenum"><a id="page_103">{103}</a></span> et tout votre cœur s’élançait vers je ne -sais quel idéal superbe... que vous auriez peut-être atteint, si un tel -charme pouvait durer!</p> - -<p>—O rêveuse enthousiaste! fit Nohel en souriant.</p> - -<p>Et il admirait Janik, délicieuse avec ses yeux ardents, son visage -mobile, qui parlaient autant que sa voix. Il buvait les paroles qu’elle -prononçait en s’animant toujours; peu à peu, il se laissait aller à -penser comme elle, à vouloir ce qu’elle voulait. Soudain il dit:</p> - -<p>—Oui, vous avez raison, Janik! Certains livres sont de mauvaises -actions. Vous avez raison. Consoler, réconforter, donner confiance en la -vie, en l’humanité, ce serait meilleur, ce serait plus louable que de -verser goutte à goutte le poison des désillusions et des amertumes! De -quel droit Jacques Chépart fait-il porter aux autres le poids de ses -propres fautes? De quel droit leur fait-il goûter le fruit de sa triste -expérience?... Pauvre Jacques Chépart! Vous ne le connaissez pas... et -on dirait que vous le haïssez!<span class="pagenum"><a id="page_104">{104}</a></span></p> - -<p>Nohel avait prononcé ces mots tristement; mademoiselle de Thiaz le -regarda, étonnée, puis, s’étant un instant recueillie:</p> - -<p>—Non, Bernard, dit-elle, je ne le hais point... il me fait de la peine -et m’attache, sans que je puisse définir par quel charme... Je pense que -son enfance a été malheureuse, que peut-être il n’a pas connu sa mère, -qu’aucune sœur bien tendre n’a partagé ses jeux!... S’il a été privé des -affections de la famille, doit-on lui reprocher d’en ignorer le prix?... -Plus tard, on l’aura mal aimé; il aura vécu sous le joug d’influences -pernicieuses, contre lesquelles nulle main chère ne le défendait... Il -faut quelquefois si peu de chose pour éloigner une pensée mauvaise... Un -regard, une pression de main... moins encore, une voix, un parfum, qui -évoque un souvenir... On m’a raconté l’histoire d’un jeune homme de -Plourné qui, se trouvant à Monte-Carlo, fut pris du désir fou de jouer, -de jouer de l’argent qui n’était pas à lui... Déjà, il ouvrait son -portefeuille... une petite fleur en tomba, c’était une bruyère du<span class="pagenum"><a id="page_105">{105}</a></span> pays -que lui avait donnée sa fiancée... Les larmes lui montèrent aux yeux... -et il s’enfuit. Peut-être qu’aucune espérance, qu’aucun souvenir ne -gardait Jacques Chépart.</p> - -<p>Bernard écoutait toujours, attentif; soudain, il redressa la tête, et, -la voix émue:</p> - -<p>—Je voudrais, murmura-t-il, que Jacques Chépart pût vous entendre. Plus -tard, quand je le reverrai, je lui dirai ce que vous m’avez dit... Vous -avez raison de le plaindre... ce n’est pas un méchant homme, non, c’est -un homme à qui l’on n’a pas su enseigner la vie; c’est, comme vous le -disiez, un homme qu’on a mal aimé et qui n’a jamais aimé personne, un -homme qui a vécu dans un monde néfaste et qui, se jugeant sévèrement -lui-même, s’est cru le droit de juger les autres, impitoyablement. Il a -souffert beaucoup, non pas de ces douleurs grandes et saines qui -trempent, mais d’un mal lent, écœurant, qui le conduisait à l’abîme, en -lui laissant le sentiment de sa déchéance... Oui, il a souffert, je vous -assure, il a souffert, riche, envié, autant peut-être qu’un misérable -aban<span class="pagenum"><a id="page_106">{106}</a></span>donné... Il était si seul dans la foule! Rien ne l’attachait à la -terre!... Si vous saviez, un jour, il a voulu se tuer!...</p> - -<p>Il y eut un long silence, puis Nohel dit très bas:</p> - -<p>—Janik, voulez-vous me donner cette fleur que vous avez cueillie à la -«Fontaine de Marie?»... Je la porterai à Jacques Chépart, et je lui -dirai qu’elle s’est fanée sur le cœur loyal et pur d’une jeune fille qui -le plaignait...</p> - -<p>Mademoiselle de Thiaz avait écouté, palpitante: ses yeux s’ouvraient -très grands, comme remplis d’une lumière nouvelle. On eût cru qu’un cri -allait s’élancer de ses lèvres... mais, soudain, sa main qui déjà -cherchait la fleur pour la tendre à Bernard, retomba:</p> - -<p>—C’est une idée de rêveur, et je ne connais pas Jacques Chépart! -dit-elle doucement.</p> - -<p>Elle quitta la terrasse, mais Nohel y resta longtemps après elle, -plongeant ses regards dans les lointains mystérieux du parc. A dix -heures, quand on se sépara, il regagna la tourelle.</p> - -<p>Il chancelait, la tête perdue... une ivresse<span class="pagenum"><a id="page_107">{107}</a></span> lui gonflait le cœur. Il -contempla ardemment le portrait qui ressemblait à Janik. Ah! comme elle -était adorable, comme il l’adorait!</p> - -<p>Oui, il aimait! Lui, Jacques Chépart, il aimait comme on aime à vingt -ans, d’un amour spontané, irrésistible, qui défiait l’analyse; d’un -amour qui riait et pleurait à la fois dans tout son être, et qu’il eût -voulu crier au monde entier! Il aimait, pour la première fois et, pour -la première fois, il espérait, il était heureux, il était jeune!</p> - -<p>Il ouvrit la fenêtre toute grande, et respira avidement l’air chargé de -parfums, croyant entendre des voix joyeuses chanter, pour lui seul, dans -la nuit tiède!</p> - -<p>Et il avait songé à se tuer, l’insensé! Se tuer, quand on peut donner sa -vie, être deux et n’être plus qu’un, exister, penser, souffrir ensemble -et toujours, toujours ainsi!</p> - -<p>Bernard ne se demandait pas s’il était aimé: la soudaine révélation de -son amour lui avait semblé si douce qu’elle avait effacé pour lui toute -préoccupation de l’avenir. Dans la minute<span class="pagenum"><a id="page_108">{108}</a></span> de délice, où il s’était dit: -«J’aime!» il avait oublié qu’un désespoir naît souvent de cette joie -d’aimer que Gœthe a si bien définie: «La félicité suprême du sentiment.»</p> - -<p>Bernard ne pouvait dormir. Il s’assit à sa table et travailla. Depuis -quelques jours, il avait entrepris une histoire simple, écrite en -prose... une prose qui n’était pas de la prose poétique, et qui était -pourtant la prose d’un poète. C’était un roman très court, dont les mots -vivaient, où le rire et les larmes étaient sincères, où l’on humait le -parfum frais des bois et l’air salé des plages, où l’on entendait -chanter la brise et les grandes vagues!</p> - -<p>Toute la nuit, Jacques Chépart se sentit porté par sa plume.</p> - -<p>Il trouvait des harmonies ravissantes pour écrire la langue tendre; car -c’était à Janik qu’il pensait; c’était pour elle qu’il se faisait -soudain si doux; c’était pour elle qu’il s’accoutumait à tracer, avec -des respects infinis, ce mot «amour» qui, jadis, grimaçait sous sa -main.<span class="pagenum"><a id="page_109">{109}</a></span></p> - -<p>Au matin seulement, il relut son œuvre achevée; puis il la cacheta sous -bande, à l’adresse d’un grand journal de Paris.</p> - -<p>Bientôt Janik lirait ces pages écrites sous le regard bienveillant de la -petite mère-grand; elle se dirait peut-être que, par une intuition -mystérieuse, Jacques Chépart avait deviné ses paroles, qu’il en avait -profité.</p> - -<p class="dtts">. . . . . . . . . .</p> - -<p>Mais Janik, elle non plus, n’avait pas dormi... Quand elle était entrée -dans sa chambre, toute vibrante, le visage fiévreux, avec une lueur -nouvelle au fond de ses prunelles extasiées, elle avait aperçu une -lettre cachetée, qu’on avait dressée, bien en évidence, sur le bureau -contre l’encrier, et, devant l’adresse d’une bâtarde correctement -soulignée de grands traits, elle avait blêmi.</p> - -<p>Ses mains, soudainement saisies d’une agitation convulsive, ouvrirent -maladroitement l’enveloppe et en arrachèrent le papier... puis elle lut. -Alors un sanglot souleva sa poitrine et elle tomba à genoux.<span class="pagenum"><a id="page_110">{110}</a></span></p> - -<p>—Oh! mon Dieu, murmura-t-elle, pourquoi ne m’avez-vous pas éclairée -plus tôt sur lui, sur moi-même?... Que va-t-il penser de moi!<span class="pagenum"><a id="page_111">{111}</a></span></p> - -<h3><a id="VII"></a>VII</h3> - -<p>Dès neuf heures, Nohel se rendit au village pour expédier son envoi; -puis il revint lentement, à travers la campagne...</p> - -<p>Recommencer la vie pour Janik et avec Janik! Il se demandait si ce -n’était pas un bonheur impossible. Et pourtant... Pourtant, cette -dernière journée pleine d’émotions, la timidité subite de mademoiselle -de Thiaz à la Fontaine de Marie, son angoisse sur la plage à l’heure du -danger: tout laissait croire à Nohel qu’une révélation s’était faite -dans le cœur de la jeune fille. Le même moment lui avait dit qu’elle -aimait Bernard et que Bernard l’aimait! Et elle<span class="pagenum"><a id="page_112">{112}</a></span> consentirait, la chère -créature, à être le délice de celui qu’elle avait rattaché à la vie, -elle consentirait à rester le bon ange de Jacques Chépart.</p> - -<p>... Alors, il l’emporterait dans son vieux Paris. De l’appartement jadis -trop grand et trop vide, il ferait l’écrin de cette beauté fine, un nid -embaumé de roses et de violettes, où les étoffes, les couleurs, la -lumière, seraient douces et veloutées, où, mieux qu’ailleurs, on -s’aimerait, on pourrait causer, l’un près de l’autre, la voix basse...</p> - -<p>Là Jacques Chépart imaginerait de beaux livres.</p> - -<p>C’est dans les yeux de «sa femme» qu’il chercherait le mot hésitant sous -sa plume, et, quand Janik se pencherait, curieuse, pour lire par-dessus -son épaule la page ébauchée, il sentirait sur sa joue la caresse de ses -cheveux blonds...</p> - -<p>Souvent, bien souvent, il lui parlerait de ses travaux, et elle -répondrait de sa petite voix claire. Ainsi, il ferait d’elle la secrète -collaboratrice de tout ce qu’il écrirait; plus tard, en<span class="pagenum"><a id="page_113">{113}</a></span> lisant l’œuvre -parue, elle dirait: «C’est ensemble que nous avons pensé cela!» Et tous -deux aimeraient ces livres: Bernard, parce qu’il y retrouverait Janik; -Janik, parce qu’elle y retrouverait Bernard. Pour eux seuls, un poème -chanterait entre les lignes; chaque mot évoquerait un souvenir qu’on se -raconterait en souriant, les mains unies...</p> - -<p>Bernard rêvait ainsi, et il se raillait lui-même, très doucement, en -baisant une fleur, qu’il avait cueillie sur la terrasse, pendant que -Jeanne parlait.</p> - -<p>Comme il traversait le jardin baigné d’un soleil clair et tout perlé -encore de la rosée de la nuit, Jean-Marc, qui émondait les rosiers d’un -grand massif, l’arrêta au passage.</p> - -<p>—Ah! monsieur Bernard, s’écria-t-il, il faut pourtant que je vous -remercie encore; quand on pense que sans vous la petite serait... enfin -que nous pleurerions tous, quoi!... Ah! c’en aurait été fini de la -joie... Il faut quelquefois si peu de chose et si peu de temps pour que -le bonheur s’en aille...<span class="pagenum"><a id="page_114">{114}</a></span></p> - -<p>Bernard serra la main du vieillard.</p> - -<p>—J’ai fait ce que n’importe qui aurait fait à ma place, mon brave -Jean-Marc; si tu m’en aimes un peu plus, tant mieux, mais n’en parlons -pas davantage... Est-ce que mademoiselle de Thiaz a déjà arrosé ses -fleurs?</p> - -<p>—Mademoiselle Janik, oh! elle est matineuse... il y a longtemps que ses -plantes ont à boire... elle arrange des fleurs dans le salon... même -qu’elle n’avait pas trop bonne mine, ajouta le bonhomme d’un ton -mécontent.</p> - -<p>Bernard tressaillit.</p> - -<p>—Est-ce qu’elle avait l’air malade?</p> - -<p>—Pas malade, non... mais les jeunes filles c’est si délicat, si -fragile, est-ce qu’on sait jamais?... ah! elle est mignonne celle-là!</p> - -<p>Nohel était resté pensif, il s’éloigna sans répondre, se redisant -machinalement une phrase du jardinier: «Il faut quelquefois si peu de -chose et si peu de temps pour que le bonheur s’en aille...»</p> - -<p>Jean-Marc le suivit un instant du regard.</p> - -<p>—Pour sûr que ce serait un gentil mari<span class="pagenum"><a id="page_115">{115}</a></span> pour mademoiselle Janik, fit-il -entre ses dents; seulement, voilà, je crois bien que la patronne a dans -l’idée monsieur Pierre...</p> - -<p>Mademoiselle de Thiaz faisait des bouquets dans le salon jonquille.</p> - -<p>Légèrement penchée, elle mêlait, sur les bords d’un vase plein d’eau, -des fleurs de genêt et des branches d’acacia rose. Au bruit de la porte, -elle se retourna; alors Nohel faillit jeter un cri.</p> - -<p>Non, ce n’était plus Janik, ce n’était plus la rieuse petite mère-grand! -Des yeux cerclés de bistre, des yeux qui avaient pleuré et qui n’avaient -pas dormi, donnaient maintenant à ce jeune visage une expression -navrée... La bouche, contractée, tremblait un peu.</p> - -<p>—Qu’y a-t-il? dites-moi vite... vous avez pleuré?</p> - -<p>Bernard avait pris les deux mains de Janik, elle se dégagea doucement.</p> - -<p>—Ce n’est rien, ce n’est rien, dit-elle.</p> - -<p>—Rien! mais je vois que vous avez pleuré, mais je sens que vous avez du -chagrin...<span class="pagenum"><a id="page_116">{116}</a></span></p> - -<p>—Du chagrin, oh! ne croyez pas cela, Bernard... J’ai reçu, hier soir, -une lettre qui m’a un peu émue et j’ai passé une mauvaise nuit; voilà -tout...</p> - -<p>Il l’interrogeait encore des yeux. Gênée par ce regard incrédule, elle -quitta la table, où les fleurs coupées gisaient, entre-croisant leurs -tiges, et elle s’approcha de la fenêtre. Elle s’assit, la tête baissée, -puis, après un instant, elle dit très bas, et péniblement, comme si les -mots s’arrêtaient dans sa gorge:</p> - -<p>—Il y a quelque chose que vous ne savez pas, Bernard... Déjà, j’aurais -dû vous le dire, puisque vous êtes de la famille. Depuis quatre ans, je -suis fiancée au neveu du docteur Le Jariel.</p> - -<p>Nohel crut que le sol croulait sous lui.</p> - -<p>—Vous êtes fiancée, vous!</p> - -<p>Il sentait qu’il devenait blême et que ses traits se tiraient comme ceux -d’un mourant. Mais, dans la douleur qui le poignait, il y avait aussi de -la colère, une colère sourde, implacable.</p> - -<p>Janik fiancée! Et rien dans ses paroles ou<span class="pagenum"><a id="page_117">{117}</a></span> son attitude ne l’avait -laissé pressentir à Bernard. Janik fiancée! Et il l’avait aimée, sans -soupçon, sans remords... Ah! Dieu! l’avait-il aimée!... Il le comprenait -à cette heure... Et voilà que de tous les rêves du matin, il ne restait -plus qu’une inguérissable amertume. Le vieux Jean-Marc avait raison: il -faut bien peu de temps pour que le bonheur s’en aille!...</p> - -<p>Cette ingénue, c’était donc une coquette? C’était donc une femme comme -les autres femmes, cette créature idéale dont les yeux semblaient -n’avoir jamais menti?</p> - -<p>Affolé par son désespoir, Nohel oubliait le caractère fraternel de -l’affection que lui avait toujours témoignée Janik. Avait-il jamais -lui-même prononcé une parole qui pût autoriser la jeune fille à se -croire aimée d’amour?</p> - -<p>Janik, coquette, parce qu’elle avait entouré de soins un convalescent -dont elle avait eu pitié, parce qu’elle avait essayé de redresser un -esprit faussé, de consoler un cœur chagrin; parce qu’elle avait parlé du -devoir humain et de la volonté divine, à celui qui n’y croyait<span class="pagenum"><a id="page_118">{118}</a></span> plus? -Une coquette bien étrange, alors, et presque invraisemblable, à force de -perfidie.</p> - -<p>Mais Bernard ne raisonnait pas; il souffrait; après avoir entrevu le -ciel il venait d’être rejeté violemment sur la terre; après avoir rêvé -le bonheur, le bonheur à deux, il se retrouvait seul dans la vie, ayant -au cœur une blessure que la main aimée ne panserait pas. Il ne -raisonnait pas et il éprouvait, dans sa grande douleur, un désir méchant -et bien humain de torturer celle qui le torturait ainsi. Par un suprême -effort de volonté, il contint son chagrin; sa voix, prête aux sanglots, -s’acéra, mordante.</p> - -<p>—Vous êtes fiancée? répéta-t-il. Toutes mes félicitations, ma cousine; -voilà une grande nouvelle dont je ne me doutais guère! Comment l’homme -que vous aimez peut-il vivre loin de vous?</p> - -<p>Janik parut surprise de ce ton railleur, mais elle répondit avec une -douceur calme:</p> - -<p>—Pierre Le Jariel est marin... Il y a trois ans qu’il est absent pour -son service. Hier j’ai<span class="pagenum"><a id="page_119">{119}</a></span> reçu une lettre datée du Caire; dans quelques -jours il sera ici...</p> - -<p>—Mon Dieu! quel bonheur pour vous, ma chère enfant!... Les séparations -sont si dures, quand on s’aime!</p> - -<p>La voix de Nohel était âpre, ses paroles sonnaient mal. Janik se tut, -mais ses yeux se levèrent pleins de reproches. Alors le jeune homme -reprit, plus gravement et très bas:</p> - -<p>—Pourquoi ne m’aviez-vous rien dit?</p> - -<p>—Je ne sais pas... murmura-t-elle. Ah! ne croyez pas que j’aie manqué -de confiance en vous...</p> - -<p>—Il y a... il y a longtemps que vous êtes fiancée?</p> - -<p>—Presque quatre ans... nous nous sommes connus tout jeunes, lui et -moi... Nous nous voyions souvent... Ses parents habitaient Vannes où ma -tante avait conservé des relations: puis le docteur s’était installé à -Plourné, et Pierre passait les vacances chez son oncle... Nous nous -aimions bien, comme des amis, comme des frères; nous causions, nous -nous<span class="pagenum"><a id="page_120">{120}</a></span> promenions ensemble; tante Armelle et monsieur Le Jariel se -souriaient en nous voyant et nous appelaient Paul et Virginie... Un -jour—j’avais seize ans—on m’a demandé si je consentirais à être la -femme de Pierre, et j’ai dit oui... Il me semblait jouer encore au petit -mari et à la petite femme. Le docteur, lui, hochait la tête, il trouvait -que c’était une folie de lier ainsi deux enfants... Il avait raison -peut-être! Mais, à cette époque, je pensais qu’il se trompait et que -nous serions très heureux, Pierre et moi.</p> - -<p>Les doigts de Bernard se crispèrent sur la paume de sa main.</p> - -<p>—Vous l’aimiez, vous l’aimiez?</p> - -<p>Mademoiselle de Thiaz eut un sourire triste.</p> - -<p>—A vrai dire, je n’en sais rien... J’aimais en lui toute sa famille, si -bonne, si heureuse, j’aimais les traditions de loyauté, de travail, de -sainteté patriarcale, dans lesquelles il avait été élevé. Je me disais -que ce serait beau d’être la joie de cette chère maison où la bienvenue -me riait partout... puis monsieur et madame Le<span class="pagenum"><a id="page_121">{121}</a></span> Jariel sont morts à un -mois d’intervalle, leur fille est entrée en religion, et Pierre est -parti...</p> - -<p>—Il a pu vous quitter! Son amour n’était donc pas digne de vous?</p> - -<p>—Il m’a quittée pour faire son devoir, ce qui était digne de lui, et -digne aussi de moi, Bernard!... Il m’a quittée, ayant foi en ma parole, -comme j’ai confiance en la sienne. C’est le plus brave, le plus honnête, -le meilleur des hommes...</p> - -<p>—Mais vous ne l’aimez pas, mais vous avez compris que cette affection -de jadis n’était qu’une affection fraternelle, et, pour que vous ayez -compris cela, il faut...</p> - -<p>—Non, Bernard!</p> - -<p>Janik avait ébauché un geste brusque, comme pour lui fermer la bouche; -il continua en s’animant:</p> - -<p>—Non? pourquoi dites-vous non, avant que j’aie parlé... Vous avez donc -deviné ce que j’allais dire?... Oui, vous l’avez deviné... Si vous -comprenez <i>maintenant</i> que vous n’aimiez pas Pierre Le Jariel, c’est que -vous en<span class="pagenum"><a id="page_122">{122}</a></span> aimez un autre, c’est... Ah! Janik, Janik, ne dites plus non...</p> - -<p>Nohel cherchait désespérément le regard de la jeune fille. Elle se leva, -affreusement pâle.</p> - -<p>—Vous vous méprenez, Bernard, dit-elle en étouffant un peu. Je n’ai -jamais aimé, je n’aime personne de l’amour auquel vous faites -allusion... Quand j’ai été séparée de Pierre, j’étais une enfant; -depuis, j’ai grandi, j’ai réfléchi, et j’ai mieux vu en moi, voilà -tout!... J’ai eu tort de m’engager si vite, sans saisir la portée de -l’engagement que je contractais, et peut-être en cela ne suis-je pas -seule fautive: on m’a beaucoup influencée!... J’ai eu tort ensuite -d’envisager cet avenir prévu comme une chose trop lointaine... Je n’ai -pas assez pensé à mon fiancé. Son retour, notre mariage, ne -m’apparaissaient que dans un brouillard vague... Tellement vague que... -oh! c’est étrange!... mais c’est hier que j’ai eu pour la première fois -l’idée de vous en parler. Une sotte timidité m’a arrêtée, et j’étais -décidée à prier ma tante de vous annoncer mes fian<span class="pagenum"><a id="page_123">{123}</a></span>çailles, que vous -deviez connaître, si peu officielles qu’elles fussent, lorsque cette -lettre est arrivée... On l’avait posée dans ma chambre où je l’ai -trouvée le soir. J’ai été étonnée, saisie... C’était bien naturel, -n’est-ce pas? Comme j’étais un peu énervée, contre mon habitude, j’ai -pleuré sans savoir pourquoi... Mais je serai fière d’être la femme de -Pierre Le Jariel et... et j’aimerai mon mari.</p> - -<p>—Et si vous ne pouvez pas l’aimer?</p> - -<p>D’un mouvement inconscient, Bernard avait joint les mains; il reprit, la -voix suppliante:</p> - -<p>—Réfléchissez. Tant que cet odieux mariage n’est pas accompli, vous -êtes libre... réfléchissez!</p> - -<p>—Nous sommes de la même famille, Bernard, on a dû vous apprendre, comme -à moi, qu’une parole donnée est un engagement... Je ne suis plus libre.</p> - -<p>A ces mots, Bernard changea de visage; un rire cassant lui échappa.</p> - -<p>—On ne m’a rien appris à moi, ma chère... J’ai toujours conduit ma -barque au gré de mes<span class="pagenum"><a id="page_124">{124}</a></span> désirs... C’est pourquoi j’ignore totalement la -mesure et la pondération qui font les vies calmes et sages... Mais, si -j’ai souvent meurtri ceux qui m’aimaient, du moins, je n’ai jamais -trompé personne.</p> - -<p>—J’ai donc trompé quelqu’un, moi?</p> - -<p>C’était dit fièrement, comme un défi.</p> - -<p>—Vous m’avez caché que vous êtes fiancée... c’était agir sans -franchise. N’avez-vous donc jamais pensé... enfin, c’eût été possible... -Nous sommes jeunes tous deux, vous n’ignorez pas que vous êtes jolie... -je vous croyais libre... N’avez-vous jamais pensé que... je pourrais -vous aimer, moi?</p> - -<p>Janik tressaillit, mais, cette fois encore, son regard croisa sans honte -celui de Bernard et elle répondit:</p> - -<p>—Non, je ne l’avais jamais pensé.</p> - -<p>Et elle disait vrai: Non, elle ne l’avait jamais pensé, avant la veille, -avant ce moment où Bernard, la voix émue, le regard tendre et -dominateur, lui avait dit: «Le charme qui m’a rendu à la vie, au -travail, à l’espérance, c’est vous!»<span class="pagenum"><a id="page_125">{125}</a></span></p> - -<p>Jusque-là, simple et confiante, elle s’était abandonnée à un sentiment -qu’elle n’analysait pas, précisément parce qu’elle était très droite, -parce qu’il ne lui venait pas à l’esprit qu’elle pût jamais éprouver de -l’amour pour un autre que Pierre Le Jariel.</p> - -<p>Ses fiançailles lui étaient choses si peu nouvelles, qu’elle n’avait pas -songé à en faire part à son cousin plus qu’aux autres relations de sa -famille qui devaient les ignorer jusqu’au retour de Pierre... D’ailleurs -il semblait presque à Janik que tout le monde savait, sans qu’elle eût -besoin de le dire, qu’elle épouserait le neveu du docteur... une fois.</p> - -<p>N’avait-elle pas toujours vécu elle-même, ne vivrait-elle pas toujours -avec cette perspective lointaine qui resterait éternellement: l’avenir?</p> - -<p>Elle parlait peu de son fiancé, elle lui écrivait des lettres de sœur -que mademoiselle Armelle lisait et auxquelles Pierre répondait par des -récits de voyage, où jamais ne se glissait un mot de tendresse... -c’était tout.</p> - -<p>Et Nohel était venu, très différent du jeune<span class="pagenum"><a id="page_126">{126}</a></span> marin, très différent des -hommes que connaissait Jeanne. Il l’avait intéressée un peu comme une -énigme et beaucoup comme un malheureux; elle avait pris à tâche de le -sermonner un peu, de le consoler, parce qu’elle était bonne. Puis, cette -tâche l’avait absorbée, cette œuvre bienfaisante s’était emparée de son -esprit et de son cœur, en avait chassé insensiblement toute autre -pensée; et soudain, quelque chose de suave, de douloureux, d’ineffable, -s’était fondu en elle; elle avait compris qu’elle était aimée, qu’elle -aimait!</p> - -<p>Alors elle n’avait pas eu le courage immédiat de dire: «Je ne suis plus -libre!» Elle avait eu la faiblesse de vouloir jouir un jour de son rêve, -encore si vague, si délicieux... et la lettre de Pierre l’avait -brusquement réveillée. Mais elle n’avait trompé personne, ni Bernard, ni -Pierre, elle le sentait bien; maintenant, elle ferait son devoir. Elle -souffrait beaucoup; pourtant, ce qui lui brisait le cœur, ce n’était pas -sa propre angoisse, c’était l’idée que Bernard souffrait aussi, et qu’il -souffrait à cause d’elle.<span class="pagenum"><a id="page_127">{127}</a></span></p> - -<p>Mademoiselle de Thiaz avait quitté le salon, elle s’était accoudée à la -terrasse, tristement, la tête dans ses mains. Bernard l’apercevait par -la porte entr’ouverte. A cette heure, il ne pouvait définir la douleur -qui l’accablait lui-même. C’était comme si elle lui était venue d’une -grande lassitude qui prostrait son corps et d’un vide immense qui se -creusait dans son cœur... Les choses ambiantes n’avaient plus pour lui -qu’une forme indécise. Il était incapable de faire un mouvement, sa vie -en eût-elle dépendu.</p> - -<p>Des idées traversaient son cerveau, mais incomplètes et si fugitives que -sa mémoire n’avait pas le temps de les arrêter au passage. Quelquefois, -l’une d’elles se dessinait plus nette, et c’était toujours la même.</p> - -<p>—Qu’est-ce que je vais devenir, maintenant?</p> - -<p>Il ne savait plus s’il en voulait encore à Janik; il ne doutait pas -d’elle; quelque chose de tout-puissant sanctifiait sur le front de cette -enfant les paroles que prononçait sa bouche. Elle avait dit: «Non, je -n’avais pas pensé que<span class="pagenum"><a id="page_128">{128}</a></span> vous eussiez pu m’aimer...» Il la croyait. Et il -se figurait les fiançailles de cette innocente qui, sans rien connaître -de la vie, avait engagé sa vie.</p> - -<p>La coupable, c’était mademoiselle Armelle qui, naïvement, avait paré la -réalité d’un reflet des romans idylliques de son imagination -sentimentale.</p> - -<p>—Pauvre Janik! pensait le jeune homme.</p> - -<p>Mais il pensait aussi et surtout:</p> - -<p>—Pauvre Bernard!</p> - -<p>Car il se disait que Jeanne était jeune, qu’il y avait en elle une -fraîcheur d’impressions, une volonté de bonheur qui triompheraient d’une -première déception.</p> - -<p>L’avait-elle aimé, lui, Nohel?</p> - -<p>Non, mais, vaguement, elle avait senti qu’il l’aimait et son cœur vierge -en avait battu un peu plus vite. La révélation d’une passion jusque-là -inconnue l’avait un instant troublée; pendant cet instant, elle avait -aimé l’amour... Ce n’était pas Bernard qu’elle avait aimé.</p> - -<p>Et elle aimerait son mari, franchement, sincèrement, parce qu’une femme -«doit» aimer<span class="pagenum"><a id="page_129">{129}</a></span> son mari, et aussi, parce qu’il y avait en elle un grand -besoin d’aimer, qui chercherait fatalement sa satisfaction.</p> - -<p>Maintenant, Nohel raisonnait froidement et logiquement, comme s’il se -fût agi de la destinée fictive d’un personnage de roman.</p> - -<p>Mais soudain,—ce fut une sensation étrange, poignante,—il se rappela -que cet homme à qui on allait arracher sa dernière chance de bonheur, un -faible petit cœur de femme sur lequel il avait concentré toutes ses -espérances, que cet homme qui souffrait tant: c’était lui! Et il -entrevit qu’il serait au-dessus de sa force de supporter que Janik, sa -Janik, appartînt à un autre! L’idée seule de cette monstruosité le brûla -comme un fer rouge, il crut qu’il allait devenir fou... Alors une -lumière se fit dans son esprit, le sourire d’autrefois, le sourire de -Jacques Chépart, tordit sa lèvre, quelque chose de sombre brilla dans -son regard empreint, tout à coup, d’une sérénité terrible et il se dit:</p> - -<p>—Je peux mourir!</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page_130">{130}</a></span></p> - -<p class="dtts">. . . . . . . . . .</p> - -<p>Au même instant un cri jaillit, éperdu.</p> - -<p>—Bernard, vous pensez encore à vous tuer?...</p> - -<p>Devant le jeune homme, Janik était là, très pâle...</p> - -<p>Il balbutia:</p> - -<p>—Comment savez-vous que j’aie jamais songé à me tuer?</p> - -<p>Elle suffoquait.</p> - -<p>—Je le sais... vous l’avez dit pendant votre maladie... dans votre -délire... Je le sais... et quand vous parliez de mourir, vous aviez ces -yeux-là, vous aviez ce sourire-là! Oh! Bernard, que c’est mal!...</p> - -<p>Elle joignait les mains. Mais lui n’était pas touché de cette -supplication. Il se révoltait plutôt, car il n’admettait pas qu’on -devinât ainsi ses pensées, ni qu’on plaignît son déchirement.</p> - -<p>Dur, amer, il s’écria:</p> - -<p>—J’ignorais que vous fussiez si bien renseignée... Cependant, vous vous -êtes trompée, si vous avez jamais cru que j’abandonnais le désir et la -résolution d’en finir avec la vie.<span class="pagenum"><a id="page_131">{131}</a></span></p> - -<p>Elle essaya de protester, il l’interrompit.</p> - -<p>—Oh! je sais ce que vous allez dire: le suicide est une lâcheté morale -que l’homme n’a pas le droit de commettre... C’est votre opinion, ce -n’est pas la mienne. Vous n’êtes pas sans avoir lu Werther, vous qui -avez tant lu? Je crois me rappeler que ce héros déraisonnable fait, en -certain passage, le plus juste des raisonnements: «Personne, dit-il, ne -conteste à l’homme qui souffre par la maladie, le droit de prendre le -remède qui lui donnera la guérison; donc, personne ne devrait contester -à celui qui souffre par la vie, le droit d’avoir recours au seul remède -capable d’enrayer son mal: la mort.»</p> - -<p>—Si vous voulez comparer la mort à un remède, Bernard, il faut la -comparer aux remèdes des êtres sans courage, à l’opium, à l’absinthe, à -ceux qui donnent l’oubli des douleurs et non pas la guérison.</p> - -<p>—L’oubli! Mais, ma pauvre enfant, l’oubli, c’est le suprême bien! -L’oubli profond, complet, mais c’est le plus enviable des bonheurs<span class="pagenum"><a id="page_132">{132}</a></span> -négatifs... qui sont eux-mêmes les seuls que l’homme puisse sagement -chercher.</p> - -<p>Nohel s’arrêta, essayant en vain de se calmer, puis il reprit:</p> - -<p>—Vous ne me connaissez pas, Janik, non, vous ne me connaissez pas... -Hier, nous avons parlé d’un romancier dont le talent, selon vous, a -beaucoup nui, en coupant méchamment les ailes aux illusions les plus -saintes... Moi, je vous ai dit: «Pardonnez à cet homme, ce n’est pas un -mauvais cœur, c’est un esprit mal fait à qui le sens vrai de la vie a -manqué». Alors, vous avez plaint Jacques Chépart et vous avez saisi -quelque chose de ses tristesses, mais ce que votre candeur n’a pu -concevoir, c’est le découragement d’un être qui se sent fatalement -poussé à agir mal et qui n’a pas la force de lutter; c’est la -désespérance de celui qui n’a même plus l’intérêt, je dirais presque, la -consolation du doute!... Eh bien, ce Jacques Chépart, ce personnage -malfaisant, cet heureux mortel plus misérable avec sa fortune et sa -brillante notoriété que le plus pauvre des ou<span class="pagenum"><a id="page_133">{133}</a></span>vriers travaillant, au -jour le jour, pour sa femme et ses enfants, ce pessimiste, ce cruel, ce -destructeur de rêves; c’est moi!</p> - -<p>—Je le savais, Bernard... je l’ai deviné, quand vous m’avez demandé -cette fleur, répondit mademoiselle de Thiaz.</p> - -<p>Et, affermissant sa voix brisée, elle continua:</p> - -<p>—Si le devoir de la vie n’était pas imposé également à tous les hommes, -je vous dirais encore: Jacques Chépart est tenu de vivre, car son -intelligence est un bienfait dont il doit tenir compte, car son talent, -puissant pour faire le mal, le serait aussi pour faire le bien!</p> - -<p>—Je vous remercie pour Jacques Chépart... et je vous envie ce jugement -impeccable, cette rectitude absolue d’idées qui vous fait négliger les -exceptions et passer sous silence les conjectures où le devoir de -certain homme pourrait ne pas être rigoureusement semblable au devoir de -tel autre!... Mais, ne pensez-vous pas que la femme, elle aussi, doit -accomplir sa mission sur terre, et cette mission n’est-elle pas de<span class="pagenum"><a id="page_134">{134}</a></span> -consoler les malheureux, de ramener dans le droit chemin ceux qui s’en -sont écartés?</p> - -<p>—Le devoir d’une femme, c’est, avant tout, de se dévouer à son mari, -d’élever ses enfants, de faire de ses fils des hommes, et de leur -apprendre qu’il y a contre la douleur d’autre recours qu’un coup de -pistolet.</p> - -<p>Bernard n’eut pas l’air de comprendre.</p> - -<p>—Voilà, répliqua-t-il toujours ironique, un devoir qui ressemble -singulièrement au bonheur!</p> - -<p>—Vous ne croyiez pas si bien dire, Bernard, répondit Janik avec un -sourire triste. Oui, le bonheur est quelquefois un devoir... le devoir -des femmes justement... car, presque toujours, le bonheur de ceux qui -nous entourent dépend du nôtre.</p> - -<p>—Soyez donc heureuse, ma cousine... et que Dieu vous protège!</p> - -<p>Nohel eut un mauvais rire, puis il sortit de la pièce. Au déjeuner, il -parla de son départ très prochain, en s’excusant d’avoir déjà trop abusé -de l’hospitalité cordiale de mademoiselle<span class="pagenum"><a id="page_135">{135}</a></span> Armelle. L’excellente -personne protesta vivement.</p> - -<p>—Encore une semaine au moins, Bernard, ou je douterai de votre amitié!</p> - -<p>Il allait résister, mais elle ajouta:</p> - -<p>—Janik à dû vous parler de ses fiançailles, que nous allons pouvoir -annoncer à tous nos amis... Je désirerais que vous connussiez Pierre Le -Jariel...</p> - -<p>Il s’écria dans une bravade:</p> - -<p>—Je resterai, ma cousine, je resterai... ma seule crainte était de -troubler une réunion de famille; mais je serai trop heureux de prendre -ma part de votre joie.</p> - -<p>Il parla beaucoup, déploya une verve qui émerveilla la vieille -demoiselle, puis, quand on fut sorti de table, il monta dans la chambre -de la tourelle, et, mordant son oreiller pour ne pas être entendu, il -sanglota.<span class="pagenum"><a id="page_136">{136}</a></span></p> - -<h3><a id="VIII"></a>VIII</h3> - -<p>Bernard pensait: «Si l’enfer n’est pas un mythe, on doit y souffrir ce -que je souffre!» Mais il avait l’orgueil de sa douleur, il voulait -qu’elle restât insoupçonnée de mademoiselle Armelle, il voulait que -Janik n’en pût mesurer l’étendue. Pour dérober aux deux femmes son -visage décomposé, son front creusé d’un pli, ses yeux pleins d’une sorte -d’éperdument, il s’enfuit, loin dans la campagne, demandant à la brise -de mer un peu de fraîcheur, à la paix des champs une accalmie passagère. -Il refit ainsi sa promenade du matin, sans en avoir la notion exacte, -car les choses qu’il voyait main<span class="pagenum"><a id="page_137">{137}</a></span>tenant ne ressemblaient plus guère à -celles que son ivresse avait embellies d’un tel éclat.</p> - -<p>Tout à l’heure encore, dans la tourelle où il cachait ses larmes, il -s’était juré de lutter, de disputer Janik à l’homme dont on lui imposait -l’amour. A moitié fou, il s’était dit:</p> - -<p>—Pierre Le Jariel ne l’aime pas... Est-ce que j’aurais pu vivre trois -ans sans elle, moi? Est-ce que j’aurais pu renoncer à la voir, à -l’entendre, à respirer le même air qu’elle?... Non, il ne l’aime pas, -moi seul je l’aime... Et malgré ce sentiment fraternel qui l’a un -instant abusée, malgré ce préjugé de conscience qui la lie au fiancé de -son enfance, elle m’aimera parce que je veux qu’elle m’aime, parce que -la puissance de cette volonté de tout mon être fera passer en elle -quelque chose de l’amour qui m’a brisé, plus fort que la raison, que le -devoir, que tout... Alors, oh! alors, je défierai l’univers entier, et -personne ne pourra me la prendre...</p> - -<p>Mais, avec la fièvre du désespoir, cette exaltation était tombée, -remplacée par le mal sourd<span class="pagenum"><a id="page_138">{138}</a></span> d’une tristesse, sans violences, comme sans -espoirs.</p> - -<p>Nohel <i>savait</i> que Janik n’était pas femme à s’étourdir de sophismes. -Elle aimerait peut-être celui qui l’aimait tant, mais, si elle se -considérait comme engagée à Pierre Le Jariel, rien ne le lui ferait -oublier. Le sentiment du devoir, du devoir «quand même» inhérent à sa -nature, la défendrait victorieusement contre les arguments spécieux. -Alors, elle souffrirait et sans se plaindre pour ne pas attrister les -heureux...</p> - -<p>—Non, je ne veux pas, ma pauvre enfant, ma pauvre Janik!</p> - -<p>Bernard croyait presque parler tant sa pensée était intense, et, dans ce -langage muet, il disait:</p> - -<p>—Non, je ne veux pas que tu m’aimes! Mon amour est funeste, et je ne -veux pas ton malheur. Ton fiancé est jeune comme toi; comme toi il a la -jeunesse du cœur. La grande existence des marins, l’éternelle -contemplation d’un spectacle sublime, un contact fréquent et toujours -attendu de la vie, de la pleine santé<span class="pagenum"><a id="page_139">{139}</a></span> avec la mort, épure l’âme. Rien -n’a pu enlever à l’ami de ton enfance ces ferveurs que tu aimes tant... -et qu’on perd toujours, et qu’on ne retrouve jamais, quand on a connu la -vie sous certains aspects décevants. Mieux que moi sans doute il -comprendra tes enthousiasmes de rêveuse un peu mystique, mieux que moi -il te parlera de «l’Idéal», il prononcera ce mot au sens infini, qu’on -peut concevoir, mais qu’on n’explique pas!... Oui, il vous aimera mieux -que moi, Janik, car il vous aimera <i>pour vous</i>, tandis que je vous -aurais aimée <i>pour moi</i>; et son amour, paisible et serein, vous donnera -un bonheur que ma passion inquiète vous aurait peut-être refusé -toujours. Moi, je disparaîtrai... et, près de votre mari, vous ne -songerez pas à me pleurer.</p> - -<p>Mourir, enfin mourir!...</p> - -<p>L’idée avait repris Jacques Chépart, et, maintenant, ni vains regrets, -ni fugitifs espoirs, ne la chasseraient plus!</p> - -<p>En méditant ainsi, il avait beaucoup marché. Les paysans, occupés aux -champs, s’éton<span class="pagenum"><a id="page_140">{140}</a></span>naient de voir passer, pâle et furtif comme une ombre, -cet homme jeune et élégant qui ne remarquait pas leur salut.</p> - -<p>Où allait-il? Lui-même l’ignorait. Et d’ailleurs que lui importait?</p> - -<p>Le soir tombait déjà très bas sur la plaine, les contours des objets -commençaient à se perdre dans la brume, l’air était d’un calme -oppressant. Soudain, Nohel se trouva devant la Fontaine de madame Marie, -qui pleurait toujours de sa petite voix douce... Et Janik aussi était -venue là. Fatiguée par l’insomnie de la nuit précédente, elle s’était -assise à terre, près de la source et, tandis que sa tête alanguie -s’appuyait à la margelle de mousse et de gazon, le sommeil l’avait -prise.</p> - -<p>Elle dormait encore, avec des larmes au bord des yeux. Bernard s’arrêta, -à peine surpris, car, pour lui, Janik était partout, et il la contempla -à longs regards: dans cet abandon de son être lassé, elle semblait plus -délicate et plus faible; si délicate et si faible que le cœur du jeune -homme se fondit, ému de cette pitié<span class="pagenum"><a id="page_141">{141}</a></span> attendrie qu’on ressent à voir -souffrir un enfant.</p> - -<p>Il eût tout donné pour essuyer ces larmes dont il voyait la trace. -Pourquoi avait-il effrayé cette sensitive, pourquoi avait-il rudement -évoqué à ses yeux le spectre du suicide? Maintenant, un désir le -tourmentait de demander pardon, de s’agenouiller près de sa petite -cousine et de baiser, là, dans l’herbe humide, l’ourlet de sa robe ou -les rubans de son soulier.</p> - -<p>—Ah! si vous m’aviez aimé, pourtant! Si vous m’aviez aimé, Janik!</p> - -<p>Et il enveloppait la jeune fille d’un regard fou où il y avait de -l’amour et surtout de la douleur... Un espoir suprême le grisait; -soudain il lui semblait qu’entre les lèvres entr’ouvertes de Janik, un -nom allait glisser, et que ce nom serait le sien. Il n’osait plus -respirer, son cœur battait à se rompre...</p> - -<p>Mademoiselle de Thiaz ébaucha un mouvement, puis... ce fut à peine un -mot, mais Bernard l’entendit: «Pierre...» murmura-t-elle, et elle ouvrit -les yeux.<span class="pagenum"><a id="page_142">{142}</a></span></p> - -<p>Lui restait sans force. Tout était donc bien fini cette fois! C’était -donc vrai, qu’il n’avait plus qu’un recours: le néant.</p> - -<p>A la vue de Nohel, Janik avait tressailli.</p> - -<p>—Vous! fit-elle.</p> - -<p>Il expliqua humblement:</p> - -<p>—C’est le hasard qui m’a conduit ici... et j’allais vous réveiller. -Comme vous êtes imprudente!</p> - -<p>—Je me suis endormie sans le savoir, dit-elle, en se levant toute -frissonnante.</p> - -<p>Et elle ajouta avec un sourire forcé:</p> - -<p>—Je suis un peu folle.</p> - -<p>—C’est la joie!</p> - -<p>Bernard avait parlé avec une ironie malveillante... mais il regretta -vite son sarcasme, et se baissant précipitamment, il ramassa l’écharpe -blanche qui gisait aux pieds de Janik. La jeune fille se laissa -passivement envelopper dans les plis de l’étoffe soyeuse.</p> - -<p>—Je ne veux pas que vous ayez froid, je ne veux pas que vous preniez du -mal, disait Bernard d’une voix sans expression, comme s’il<span class="pagenum"><a id="page_143">{143}</a></span> n’eût pas eu -conscience du sens de ses paroles. Venez maintenant... bien vite... -tante Armelle va vous gronder.</p> - -<p>Pendant quelques minutes, ils marchèrent sous bois, se taisant -instinctivement dans cette obscurité, puis ils débouchèrent dans la -plaine; le ciel leur apparut tout à coup, comme un dôme magnifique, -constellé de points d’or, et Bernard murmura:</p> - -<p>—Je vais bientôt partir... Qui sait si nous nous reverrons jamais?... -Vous ne m’oublierez pas tout à fait, dites... Janik? Quelquefois... -quand vous serez seule... quand vous lirez un des livres que nous avons -lus ensemble, quand vous entendrez le chant clair de la Fontaine de -Marie... vous me donnerez une pensée, n’est-ce pas?</p> - -<p>Elle balbutia:</p> - -<p>—Je ne vous oublierai pas. Je...</p> - -<p>Mais elle sentit que la voix lui manquait, elle se tut.</p> - -<p>Ils avaient franchi la grille du château, qui se détachait en grandes -lignes dans la nuit bleue.<span class="pagenum"><a id="page_144">{144}</a></span> Un parfum étrange, fait de mille parfums qui -se confondaient dans les mêmes effluves, montait des plates-bandes ou -tombait des arbres en fleurs.</p> - -<p>Bernard se rappela son arrivée à Nohel et cet instant de délire où, seul -sous le ciel radieux d’étoiles, il avait appelé l’âme de la mère-grand.</p> - -<p>Elle était venue, la bénie consolatrice et la vie du jeune homme, -soudain rassérénée, avait changé. Par les yeux doux et gais qui lui -avaient si souri, il avait appris l’espérance, presque le bonheur... -Tout ce passé encore si proche, tous ces efforts, tous ces rêves, pour -que Jacques Chépart se retrouvât, un soir, le même homme, à la même -place, avec la mort dans le cœur...</p> - -<p>Le même homme! Était-il vraiment le même homme?...</p> - -<p>Il se posait curieusement cette question et une voix intime lui -répondait: «Non, tu n’es plus le même, car tu aimes, et cette grande -tendresse qui est née dans ton cœur l’a purifié,<span class="pagenum"><a id="page_145">{145}</a></span> en le meurtrissant. Tu -connais la vraie passion, tu connais la vraie douleur, et tu crois à ton -amour, et tu crois à ta souffrance!... Tu as découvert dans cette foi -une joie poignante que tu ignorais et que tu ne troquerais point contre -ta vieille indifférence!... Tu n’es plus le même homme, car, à cette -heure où tu veux mourir, tu sais bien que, si tu vivais, ce serait d’une -autre vie; que si tu écrivais, tes œuvres palpiteraient d’une -inspiration nouvelle; que si tu meurs, enfin, un souvenir te suivra -jusqu’à la minute suprême, un nom aimé parfumera ton dernier soupir!»</p> - -<p>Bernard leva les yeux vers le ciel: Était-ce la petite mère-grand qui -lui parlait ainsi?</p> - -<p>Alors, une main se posa sur la sienne.</p> - -<p>—Bernard, fit Janik, essayant en vain de contenir l’émotion profonde -qui vibrait dans sa voix, Bernard, promettez-moi de vivre.</p> - -<p>Il tressaillit, puis par un effort surhumain il obligea son visage -contracté à sourire.</p> - -<p>—Je constate une fois de plus, ma pauvre enfant, dit-il, que je suis un -fou de la pire<span class="pagenum"><a id="page_146">{146}</a></span> espèce! Comment avez-vous pu prendre au sérieux mes -divagations de ce matin! Vraiment, je regrette que des paroles trop -légèrement prononcées...</p> - -<p>Janik l’interrompit, secouant fébrilement la tête:</p> - -<p>—Ne me trompez pas, Bernard, c’est un jeu cruel.</p> - -<p>—Un jeu! mais je vous jure...</p> - -<p>—Non, pas cela, pas cela, par pitié... Vous m’avez dit que je vous -avais fait du bien, que vous ne l’oublieriez pas... Vous m’appeliez -«conscience», vous en souvenez-vous? Eh bien, écoutez-moi, une fois -encore. La petite mère-grand vous parlerait comme je vous parle, si les -portraits avaient une voix... Soyez fort, soyez vaillant, soyez -homme!... Dites-moi: «Je vous promets de vivre»... Et je vous croirai, -et je serai si heureuse...</p> - -<p>Nohel voulut répliquer, Janik l’en empêcha.</p> - -<p>—Ne me dites plus que vous êtes méchant, que vous êtes lâche... Ce -n’est pas vrai, je vous connais maintenant... je vous ai vu vous<span class="pagenum"><a id="page_147">{147}</a></span> jeter -à la mer pour sauver un enfant... je sais que vous êtes généreux, je -sais que vous êtes brave... Et je sais aussi que vous êtes trop bon pour -me faire une si grande peine... Ah! si vous vouliez, vous pourriez -réaliser tant de beaux rêves! Vous pourriez vivre d’une vie si noble, si -grande! Ah! si vous vouliez!</p> - -<p>Il hochait la tête d’un air sombre.</p> - -<p>—Vous ne savez pas ce que vous me demandez, murmura-t-il.</p> - -<p>—Si, je le sais, Bernard. Je vous demande le plus grand des courages. -Non pas ce courage factice, cette fièvre d’un instant que vous -appelleriez à votre aide pour faire jouer l’arme qui vous donnerait la -mort, mais un courage plus serein, plus digne, un courage de toute la -vie... Je vous demande de travailler, de faire du bien, je vous demande -de lutter, la tête haute, contre la vie dont vous avez peur!... Et tout -cela, Bernard, parce que vous êtes mon ami, mon frère, parce que j’ai -soif d’être fière de vous!</p> - -<p>Son enthousiasme la transfigurait. Malgré sa<span class="pagenum"><a id="page_148">{148}</a></span> pâleur et ses yeux cernés, -elle était belle. Belle, non plus comme une femme née pour les amours de -la terre, mais comme un être idéal, descendu de ce grand ciel pur, qui -semblait l’inspirer.</p> - -<p>Le visage tourmenté, les mains serrées, comme s’il eût traversé une -crise de douleurs physiques, Bernard lui résistait.</p> - -<p>—Je ne peux pas vous promettre cela, non, je ne peux pas...</p> - -<p>Elle se tordait les mains.</p> - -<p>—Que puis-je lui dire, mon Dieu! que puis-je lui dire? Bernard, mon -Bernard, je vous en supplie!... Au nom de votre mère, promettez-moi de -vivre!... Faites-le pour sa mémoire, si vous ne voulez pas le faire pour -moi.</p> - -<p>Janik chancela. Éperdu, le jeune homme lui prit les deux mains.</p> - -<p>—Si je ne veux pas le faire pour vous!... Il y aurait donc au monde une -chose que je ne voudrais pas faire pour vous!...</p> - -<p>Il la regardait, une immense pitié dans les yeux.<span class="pagenum"><a id="page_149">{149}</a></span></p> - -<p>—Vous êtes toute blanche, vous souffrez?... Je vous ai attristée, -inquiétée... Je ne veux pas que vous soyez triste et inquiète, je -veux... oui, je veux que vous soyez heureuse... Ne tremblez pas, -regardez-moi.</p> - -<p>Elle obéit; alors Bernard se pencha sur elle; ses lèvres effleurèrent le -front de la jeune fille, et il murmura:</p> - -<p>—Janik, je vous le promets.</p> - -<p>En prononçant cette parole qui, de lui à elle, valait un serment, Nohel -pensait que c’est un pauvre héroïsme de mourir pour celle qu’on aime. -Mais à cette minute même, à cette minute de déchirement, elle -triomphait, «la conscience en robe rose»! Et les yeux qui jadis riaient -au petit Bernard, quand il était sage, pleuraient maintenant des larmes -douces et fières qui disaient merci à Jacques Chépart.<span class="pagenum"><a id="page_150">{150}</a></span></p> - -<h3><a id="IX"></a>IX</h3> - -<p>Le temps marchait. Bientôt Pierre Le Jariel arriverait; l’heureux marin -tiendrait sur son cœur sa fiancée, sa «promise», tous les souvenirs, -toutes les espérances, reconquis en un instant, dans ce premier baiser -du retour. «Déjà! déjà!» disait Nohel...</p> - -<p>Et pourtant, elles lui avaient paru interminables, ces journées qu’il -avait passées dans une quasi solitude, fuyant Janik, n’osant pas lui -parler, car il n’aurait su lui dire que deux choses: «Je vous aime!... -Je hais Pierre Le Jariel!»</p> - -<p>Ce Pierre Le Jariel, il faudrait le voir, lui tendre la main; ce serait -un affreux supplice!<span class="pagenum"><a id="page_151">{151}</a></span></p> - -<p>Bernard avait repris une sorte de fièvre; il était à la fois très -nerveux, et très las; soudain la peur le saisit de tomber malade, de ne -plus pouvoir fuir cette maison hospitalière, dont l’air l’étouffait -maintenant, et il choisit le prétexte d’une lettre qu’il venait de -recevoir pour déclarer que sa présence était réclamée à Paris comme tout -à fait urgente, sous peine de complications graves dans ses affaires. En -annonçant ce prochain départ, il avait pâli et cette lividité soudaine -accusait encore la maigreur de son visage.</p> - -<p>Mademoiselle Armelle se révolta.</p> - -<p>—A Paris, pour y tomber malade et y être soigné par des mercenaires! -Belle idée que la vôtre, mon neveu! s’écria-t-elle... Regardez donc un -peu la figure que vous avez... Et, nerveux comme vous l’êtes, vous -voulez vous mettre en route ce soir! Je m’y oppose absolument. Votre -affaire peut attendre jusqu’à... après-demain, voyons?... Vous n’allez -pas me refuser ça?</p> - -<p>Bernard esquissa un geste d’impuissance,<span class="pagenum"><a id="page_152">{152}</a></span> mais mademoiselle de Kérigan -continua son plaidoyer.</p> - -<p>—Et le docteur que vous ne reverriez pas! Je viens justement de lire -une lettre de lui... il arrive demain à quatre heures et nous convie -tous à dîner... vous très particulièrement... Vous ne voudriez pas -blesser, en vous sauvant ainsi sans tambour ni trompette, un homme qui -vous a témoigné autant de sympathie?</p> - -<p>Nohel réfléchit un instant, l’air accablé, puis il remercia la vieille -fille de ses cordiales instances.</p> - -<p>—Vous avez raison, dit-il, je serais un ingrat de quitter Plourné sans -avoir serré la main du docteur... et pour rien au monde, je ne voudrais -vous peiner, tante Armelle, vous qui vous êtes montrée si parfaite pour -moi... Je ne partirai que demain soir; il y a un train à sept heures... -Ainsi je reverrai monsieur Le Jariel et il m’excusera de manquer—à mon -grand regret—son dîner.</p> - -<p>Le jeune homme s’exprimait d’une voix très amicale, mais avec tant de -décision que made<span class="pagenum"><a id="page_153">{153}</a></span>moiselle Armelle ne tenta point d’obtenir une -concession plus importante. Pendant tout l’entretien, Janik, qui lisait, -n’avait pas levé les yeux.</p> - -<p>Comme mademoiselle Armelle sortait pour donner un ordre, Bernard, sombre -et désœuvré, s’assit à la fenêtre et se mit à décacheter les journaux -qu’il recevait chaque jour.</p> - -<p>En ouvrant l’un d’eux, il eut un sourire amer. On s’était empressé de -publier sa nouvelle, <i>Amour pur</i>, dont le titre trônait en première -page.</p> - -<p>Était-ce bien Jacques Chépart qui avait écrit ces lignes, exquises de -poésie?</p> - -<p>Non, c’était un amoureux de vingt ans et qu’on aimait!...</p> - -<p>D’un mouvement brusque, il repoussa le journal.</p> - -<p>Les yeux lassés, le geste lent, Janik avait posé son livre; elle prit -distraitement la grande feuille déployée sur le canapé et y jeta les -yeux. Guidé par une mystérieuse intuition, son regard se fixa aussitôt -sur le nom de Jacques Chépart.<span class="pagenum"><a id="page_154">{154}</a></span></p> - -<p>—Ah! Bernard!... vous ne m’aviez pas dit...</p> - -<p>Il affecta de ne pas répondre.</p> - -<p>—Est-ce que je peux lire? ajouta-t-elle timidement.</p> - -<p>Un regret étreignait le cœur du jeune homme; il pensait à la joie qu’il -eût éprouvée à dire: «Lisez, chaque mot de cette histoire a été écrit -pour vous!»</p> - -<p>Mais c’était pour Janik, c’était pour sa «conscience en robe rose» qu’il -avait travaillé toute une nuit, l’espoir dans l’âme; ce n’était pas pour -la fiancée de Pierre Le Jariel.</p> - -<p>—Lisez, si vous voulez; cette nouvelle ne vaut rien...</p> - -<p>Telle fut sa réplique maussade.</p> - -<p>Cependant il ne put résister à la tentation de regarder mademoiselle de -Thiaz, pendant qu’elle avançait dans les colonnes, les yeux brillants, -les joues empourprées, la poitrine doucement haletante. Elle ne savait -pas que Bernard l’observait, elle oubliait la présence du jeune homme, -elle s’envolait bien loin dans un<span class="pagenum"><a id="page_155">{155}</a></span> autre monde, celui de ses rêves, -qu’elle voyait soudain vivre et palpiter, comme un monde réel. Le rythme -de cette prose musicale la berçait, remuant tout son être. Jacques -Chépart décrivait les bois bretons et, soudain, elle assistait au jeu du -soleil dans les feuilles, elle percevait, lointaine et claire, la voix -de la petite source... L’histoire d’amour se déroulait, suave, enivrante -dans sa pureté; et Janik croyait entendre chanter à son oreille, comme -une mélodie inconnue et troublante, les aveux qu’elle lisait.</p> - -<p>Un moment ses yeux se mouillèrent de larmes, qu’elle n’essuya pas et qui -glissèrent lentement, le long de ses joues. Puis, quand, deux fois, elle -eut savouré les derniers mots du récit, mots de bonheur, de triomphe -passionné, elle leva la tête, et ses yeux extasiés rencontrèrent ceux de -Bernard. Il eut comme un éblouissement.</p> - -<p>—Janik, s’écria-t-il, était-ce à Pierre que vous pensiez en lisant?</p> - -<p>Une grande pâleur couvrit le visage de made<span class="pagenum"><a id="page_156">{156}</a></span>moiselle de Thiaz; cependant -ce fut avec beaucoup de calme qu’elle répondit:</p> - -<p>—Je n’ai pensé qu’à ma lecture... Vous n’aviez jamais écrit ainsi.</p> - -<p>Il reprit son air abattu, regardant sans les voir les rosaces du tapis.</p> - -<p>—Vous avez raison, dit-il, c’est la première fois que j’écris ainsi... -c’est aussi la dernière. J’ai écrit dans un moment d’espoir...</p> - -<p>Spontanément, sans songer au sens que Bernard pourrait attribuer à son -élan, Janik lui tendit la main.</p> - -<p>—Je voudrais tant vous voir heureux! dit-elle.</p> - -<p>Cet abandon émut profondément Nohel; il pressa légèrement les doigts -menus qui se confiaient aux siens.</p> - -<p>—Si je vous sais heureuse, je serai très heureux, ma petite cousine, -soupira-t-il.</p> - -<p>Et ils se quittèrent sans faire allusion à la grande séparation qui -était proche.</p> - -<p>Cependant, à mesure que le moment redouté se faisait moins lointain, -Bernard se sentait<span class="pagenum"><a id="page_157">{157}</a></span> redevenir méchant. Comme la nuit précédente, une -fièvre ardente lui dévora les veines jusqu’au matin. Un grand abattement -le prostra ensuite; dans la journée, mademoiselle Armelle le vit si -faible qu’elle essaya encore de le retenir, mais, très affectueusement, -il lui fit comprendre que sa résolution était irrévocable.</p> - -<p>Alors la vieille cousine soupira et retourna à quelque nouveau roman, -après avoir recommandé à Bernard de rester très tranquille et en lui -annonçant qu’elle allait lui envoyer une tasse de thé bien chaud.</p> - -<p>Ce thé bien chaud fit sourire le jeune homme; il remercia tout en jurant -qu’il n’était pas malade et il regagna le salon jonquille. Un quart -d’heure plus tard, Janik entra portant une tasse fumante.</p> - -<p>—Ma tante m’a dit de...</p> - -<p>Nohel s’était levé de cet air cérémonieux que, depuis quelques jours, il -prenait souvent avec mademoiselle de Thiaz par affectation.</p> - -<p>—Je suis désolé, ma chère cousine, de vous avoir donné cette peine... -et si inutilement, fit-<span class="pagenum"><a id="page_158">{158}</a></span>il, en posant sur la table le petit plateau -qu’il avait enlevé des mains de Janik. Je ne sais pourquoi mademoiselle -de Kérigan me met au régime des tisanes... Je suis bien guéri pourtant!</p> - -<p>Elle n’insista pas et il s’ensuivit un silence assez embarrassé.</p> - -<p>—Il paraît que vous ne serez décidément pas des nôtres chez monsieur Le -Jariel, commença la jeune fille... vous partez...</p> - -<p>Bernard l’interrompit:</p> - -<p>—Oh! je vous en prie, ne vous croyez pas obligée d’ajouter que vous le -regrettez, dit-il.</p> - -<p>Puis il examina ironiquement la toilette toute simple de Janik, une robe -de voile blanc garnie de rubans blancs dont les flots satinés faisaient -ressortir sa pâleur mate. Les yeux de la pauvre enfant, enfouis dans -leur orbite et cerclés d’une ligne violette, paraissaient immenses et -trop sombres pour ce visage blême.</p> - -<p>—Tout en blanc, comme une mariée! Vous êtes charmante, ce soir.</p> - -<p>Par un mouvement d’extrême décourage<span class="pagenum"><a id="page_159">{159}</a></span>ment, elle ferma les yeux, puis les -rouvrit aussitôt, et les leva sur Bernard, comme pour lui demander -grâce.</p> - -<p>Il reprit sans pitié:</p> - -<p>—Combien vous allez lui sembler belle, à lui! Quand il vous a quittée, -vous aviez seize ans ou dix-sept, je crois?... Vous n’étiez qu’une -enfant; vous voilà jeune fille. Votre teint a pris plus d’éclat, vos -yeux plus d’expression, votre sourire plus de charme. D’abord, c’est à -peine s’il osera vous reconnaître... puis il vous retrouvera enfin, car -cette métamorphose qui a fait de vous une autre... par un adorable -prodige, vous a laissée toujours vous!</p> - -<p>—Bernard!</p> - -<p>—Et lui aussi, Pierre, aura changé! L’adolescent aura grandi de corps -et d’âme... Mieux qu’autrefois, il saura vous dire qu’il vous aime... -Comme il a dû penser à vous, pendant ces nuits de longues veilles, où, -seul, rêvant des heures entre la mer et le ciel, il se figurait le -village natal et le moment du retour!... Ce moment qui va venir, ce -moment qui est là!<span class="pagenum"><a id="page_160">{160}</a></span></p> - -<p>—Bernard, je vous en prie...</p> - -<p>Mais Bernard continuait, s’animant encore. Ce qu’il exprimait ainsi -c’étaient les pensées qui l’avaient torturé tout le jour, et cette -expansion, qui lui déchirait l’âme, lui procurait pourtant une sorte de -soulagement.</p> - -<p>—N’avez-vous jamais songé, Janik, à la minute délicieuse où il vous -répétera combien il a souffert et... tant de choses, amassées pour vous -dans le trésor de son cœur?... Vous, vous l’écouterez, étonnée, ravie... -vous aurez sur les lèvres ce sourire qui vous illuminait les yeux, tout -à l’heure, en lisant ce pauvre conte d’amour...</p> - -<p>Elle eut un grand cri.</p> - -<p>—Non, Bernard!</p> - -<p>Ses mains tremblantes cherchèrent un soutien sur la table contre -laquelle elle était appuyée. Pâle comme une morte, prête à défaillir, -elle attacha une seconde fois sur Bernard des yeux éperdus qui se -baissèrent aussitôt.</p> - -<p>—Oh! assez... vous me faites mal, gémit-elle.<span class="pagenum"><a id="page_161">{161}</a></span></p> - -<p>—Mal! parce que je vous dis que votre fiancé vous aime, que vous -l’aimez, que vous serez heureuse! car c’est un immense bonheur -d’aimer... quand ce n’est pas une torture atroce!</p> - -<p>—Je n’aime pas Pierre Le Jariel... et vous le savez bien.</p> - -<p>—Bah! vous l’aimerez vite... s’il vous aime! Et comment pourrait-il ne -pas vous aimer?</p> - -<p>Janik secoua la tête, et, très bas:</p> - -<p>—Je ne l’aimerai jamais... murmura-t-elle.</p> - -<p>Elle se tut subitement et fit un pas, pour s’enfuir... Bernard la -prévint. Soudain une anxiété terrible se peignit dans les yeux du -romancier.</p> - -<p>—Pourquoi ne l’aimerez-vous jamais? pourquoi? je veux le savoir? -interrogea-t-il fiévreusement.</p> - -<p>Mademoiselle de Thiaz ne pouvait plus répondre, les mots se glaçaient -dans sa gorge. Ses deux mains se crispèrent sur sa poitrine, sa tête -vacilla, tout son corps fléchit.</p> - -<p>—Je ne sais pas... balbutia-t-elle d’une voix<span class="pagenum"><a id="page_162">{162}</a></span> mourante, sentant que -cette phrase était une défaite.</p> - -<p>Mais, dans un appel de suprême détresse, instinctivement ses yeux -avaient parlé...</p> - -<p>—Vous ne savez pas, mais je sais, moi... oh! enfin, je sais!...</p> - -<p>Cette fois Nohel osait croire, cette fois il avait compris!</p> - -<p>—Vous n’aimez pas Pierre Le Jariel, parce que vous m’aimez, parce que -je vous aime, parce que vous sentez bien que vous êtes ma vie, toute ma -vie, que sans vous je ne suis plus rien, je ne peux plus rien!...</p> - -<p>Janik sanglotait... Faiblement, elle tentait de s’éloigner de Bernard; -avec une grande tendresse, il la retint près de lui...</p> - -<p>—Je vous en conjure, implora-t-il, restez là un instant, un seul -instant... ayez un peu pitié de moi.</p> - -<p>Et elle resta, elle pleura tout doucement sur l’épaule de son ami. Il y -avait si longtemps qu’elle dévorait ses larmes! Lui, il la regardait de -tous ses yeux, de toute son âme, et la<span class="pagenum"><a id="page_163">{163}</a></span> voix brisée, il lui parlait -encore, vaguement, comme en rêve.</p> - -<p>—N’est-ce pas, vous m’aimez? N’est-ce pas, vous voulez bien que je vous -aime?... Je vous adore, Janik!... Il me semble que, malgré tous mes -défauts, toutes mes erreurs, j’aurais su vous rendre heureuse, par cet -amour-là!... Et je voudrais que vous fussiez triste, pauvre, abandonnée, -pour vous donner mieux mon cœur, mon travail, ma vie! Je voudrais qu’il -me fût possible d’accomplir pour vous quelque chose d’insensé!... Ah! -chère enfant, tu le sais bien que je suis ta chose, qu’il n’est pas de -folies dont je ne sois capable pour toi!... Je n’espérais plus rien, -j’endurais un vrai martyre et pourtant, quand tu m’as ordonné de vivre, -j’ai promis ce que tu voulais... Et maintenant que tu me fais tant -souffrir, maintenant que tu vas te prendre à moi pour te donner à un -autre, je suis docile près de toi comme un pauvre enfant...</p> - -<p>Comme mademoiselle de Thiaz, le repoussant un peu, s’était assise brisée -par l’émotion,<span class="pagenum"><a id="page_164">{164}</a></span> il s’agenouilla près d’elle, serrant convulsivement ses -mains froides qu’elle n’avait pas le courage de lui arracher.</p> - -<p>—Ah! chérie, chérie, si je pouvais vous emporter au bout du monde, si -vous étiez ma femme, ma chère femme à moi!... Je sais que ce n’est pas -possible, je sais... mais cependant si vous m’aviez connu plus tôt... si -les choses, enfin, s’étaient autrement passées, vous auriez bien voulu -vous confier à moi? Et vous ne l’auriez pas rejeté, ce pauvre homme qui -vous aurait dit: «Mon bien ou mon mal, ma joie ou ma peine, dépendent -d’un mot de toi.»</p> - -<p>—Bernard, vous êtes cruel... Bernard, ayez pitié de moi!</p> - -<p>Brusquement, il se sépara d’elle.</p> - -<p>—Ah! tenez, c’est vous qui êtes sans pitié dans votre irréductible -héroïsme... Je pleure à vos pieds et vous n’avez pas un mot de -consolation pour moi!...</p> - -<p>Mademoiselle de Thiaz se leva. Le feu de ses joues avait séché ses -larmes. Debout, à quelques pas de Nohel, elle resta silencieuse, un<span class="pagenum"><a id="page_165">{165}</a></span> -moment, dans une sorte de recueillement; puis, fermement, elle regarda -le jeune homme.</p> - -<p>—Quel mot ai-je le droit de vous dire qui puisse vous consoler? -dit-elle.</p> - -<p>Bernard s’était laissé tomber sur le canapé, la tête dans ses mains.</p> - -<p>—Ah! permettez-moi de mourir au moins... gémit-il.</p> - -<p>—Non, répondit-elle, maternelle et tendre, comme au temps où elle était -encore la petite mère-grand du portrait. Non, Bernard, il faut vivre, il -faut lutter, il faut travailler!</p> - -<p>Et, dans un cri où sa douleur à elle se révélait, immense, elle ajouta:</p> - -<p>—Je vivrai bien, moi!</p> - -<p>Elle allait quitter la pièce, quand la porte s’ouvrit inopinément devant -M. Le Jariel. Les yeux scrutateurs du vieux médecin glissèrent de Janik -à Bernard. Sans proférer une parole, il serra la main de la jeune fille -et s’effaça pour la laisser sortir; puis se tournant vers Nohel:</p> - -<p>—Eh bien, mon cher monsieur, que m’ap<span class="pagenum"><a id="page_166">{166}</a></span>prend mademoiselle Armelle? Vous -refusez les invitations de votre docteur?</p> - -<p>A l’entrée de M. Le Jariel, Bernard s’était redressé brusquement; il -ébaucha une phrase d’excuses.</p> - -<p>—Oui, oui, je suis au courant, vous avez des affaires, interrompit le -docteur. Enfin, je le regrette, que voulez-vous... Et puis, voilà que -vous êtes malade, nerveux comme une demoiselle, à ce que m’a dit votre -cousine... Moi qui vous croyais guéri! Ce serait à perdre le peu de -latin qu’on sait...</p> - -<p>Tout en parlant, le docteur regardait Bernard avec une fixité -bienveillante. Après un court silence, il reprit, très amicalement:</p> - -<p>—Dites-moi, mon cher malade, est-ce bien le médecin qui peut guérir -votre maladie?</p> - -<p>Le ton dont fut prononcée cette phrase émut le jeune homme.</p> - -<p>—Ah! docteur, s’écria-t-il, si vous saviez comme je suis malheureux!</p> - -<p>Le docteur ne répondit pas aussitôt; il s’assit lentement, puis, -attachant ses yeux gris sur<span class="pagenum"><a id="page_167">{167}</a></span> «son cher malade», il dit avec une grande -douceur:</p> - -<p>—Je le sais, mon enfant...</p> - -<p>Les yeux brillants, la voix frémissante, Bernard continua:</p> - -<p>—Peut-être est-il malséant à moi de vous faire cette confession... car -enfin, le fiancé de Janik, c’est votre neveu; vous l’aimez, vous désirez -son bonheur... Mais, si je vous parle ainsi, croyez-le bien, ce n’est -pas que je veuille vous apitoyer sur moi, ce n’est pas que j’espère -quelque chose de vous ni de personne... c’est seulement parce que je -souffre et que vous êtes bon, parce que je n’ai pas d’ami et que j’ai -besoin de me confier à quelqu’un qui me comprenne... Ah! c’est que je -l’aime comme un fou!... Pourquoi ne m’avez-vous pas dit, docteur, que je -n’avais pas le droit de l’aimer?...</p> - -<p>—Croyez-vous donc que ce soit jamais parce qu’on en a le droit qu’on -aime? fit mélancoliquement M. Le Jariel. Et d’ailleurs, aurais-je bien -atteint mon but, en vous avertissant du<span class="pagenum"><a id="page_168">{168}</a></span> péril? En vous disant, ou à peu -près: «N’aimez pas Janik, elle n’est plus libre!» n’aurais-je pas, au -contraire, paré ma petite amie du charme dangereux des fruits -défendus?... Tandis qu’il y avait des chances, après tout, pour qu’un -Parisien comme vous ne remarquât pas les grâces simples d’une petite -provinciale... Puis ces fiançailles n’étaient pas officielles... -était-ce bien à moi de vous les annoncer?... Si je l’avais fait...</p> - -<p>—Je serais parti, docteur, le lendemain.</p> - -<p>—Vous n’auriez pas été en état de partir, mon cher monsieur, et le -médecin eût été forcé de vous défendre ce que l’ami vous eût -conseillé... D’ailleurs le mariage de mon neveu n’est pas mon œuvre et, -en général, j’en parle peu. Autrefois—il y a bien longtemps—votre -cousine de Kérigan et mon pauvre frère se sont aimés... Oh! un roman -très court... Quelques marguerites effeuillées à deux, un jour de soleil -qu’on avait le printemps autour de soi et dans le cœur... Et ce fut -tout. Mon frère était pauvre, on lui refusa Armelle et<span class="pagenum"><a id="page_169">{169}</a></span> ils se dirent -adieu... Mais chaque année qui passe, parfume de tels souvenirs. Devenus -vieux, les amoureux de jadis ont voulu revivre leur idylle et lui donner -un dénouement... En quelques mots, voilà l’histoire.</p> - -<p>—Mademoiselle de Thiaz n’aimait pas son fiancé? dit Bernard d’un ton -qui faisait une phrase interrogative de cette affirmation.</p> - -<p>—Elle l’aimait comme aiment les petites filles... de cet amour vague et -idéal, qui suit la dernière poupée qu’on casse et le premier roman qu’on -lit... Mais Janik n’est pas seulement une nature exquise, c’est une âme -droite... Elle estime son fiancé et, quand elle n’aimerait son mari que -d’une de ces bonnes affections que cimentent l’habitude, les joies et -les soucis partagés... je n’y verrais pas grand mal... C’est votre -chagrin à vous, dont je me sens presque un peu responsable, qui me -désole surtout aujourd’hui.</p> - -<p>Bernard n’avait entendu qu’en partie cette phrase; il semblait plongé -dans une méditation profonde... Quand le docteur se tut, il dit, se<span class="pagenum"><a id="page_170">{170}</a></span> -parlant à lui-même, plus peut-être encore qu’à M. Le Jariel:</p> - -<p>—Oui, c’est une nature exquise! Comment ne l’aurais-je pas aimée? -Comment aurais-je pu échapper au charme qui émane de sa personne, de son -esprit, de son cœur? elle ne m’a pas seulement conquis, elle m’a -transformé, elle m’a rendu à moi-même... Ah! je sais bien! Je ne suis -pas digne d’elle! Rien dans mon caractère, rien dans ma vie passée ne -m’autorise à dire à cette heure que je l’ai méritée... Au contraire, -tout me condamne. Que suis-je, moi? un sceptique, un blasé! un homme qui -a fait beaucoup de mal, peut-être... et, à coup sûr, fort peu de bien... -J’ai gaspillé ma jeunesse, j’ai sottement employé ma fortune et mon -temps, j’ai travaillé comme j’ai vécu, en dilettante, sans me soucier de -rien, ni de personne... Et si je m’étais tué, il y a quelques semaines, -rien ni personne n’en aurait pâti... Oui, en vérité, qu’ai-je fait pour -aller m’agenouiller devant cette pureté, pour oser dire à cette enfant, -dont le front n’a jamais rougi:<span class="pagenum"><a id="page_171">{171}</a></span> «Donne-moi le premier battement de ton -cœur, et le premier baiser de ta bouche... confie-moi ton présent, ton -avenir, toi dont le passé n’a appartenu qu’à Dieu!...» Et pourtant ces -mots, je les prononcerais, aujourd’hui! Et si elle les écoutait, si, -aveuglément, sans raisonner, elle me disait: «Prenez ma vie!...» Je -répondrais sans remords et sans crainte: «Oui, je la prends!...» -N’est-ce pas que c’est bien étrange, et qu’il faudrait, pour agir ainsi, -que je fusse bien sûr de la rendre heureuse, cette enfant qui -s’abandonnerait ainsi à un malheureux tel que moi!</p> - -<p>Le docteur eut un regard ému.</p> - -<p>—Mon pauvre enfant, dit-il, je vous ai laissé parler... L’expansion -soulage quelquefois... cependant le plus souvent elle amollit... Je -crois en votre sincérité, je vous plains profondément—vous devez le -sentir—et c’est bien votre ami le docteur, ce n’est pas l’oncle de -Pierre qui vous a écouté... Mais à quoi bon maintenant retourner en -arrière et dépenser votre énergie en regrets, devant un mal sans<span class="pagenum"><a id="page_172">{172}</a></span> -remède? Pleurer, c’est doux, oui, je le sais... Pourtant vous avez mieux -à faire, Jacques Chépart.</p> - -<p>Ce nom amena un sourire amer sur les lèvres du romancier.</p> - -<p>—Vous aussi, docteur, vous connaissez Jacques Chépart?</p> - -<p>—Je le connais sous son véritable nom depuis quelques jours, un journal -a commis l’indiscrétion... mais j’admire son talent, depuis longtemps... -C’est un découragé, pourtant il possède—ou je me trompe fort—ce qui -manque à bon nombre de nos romanciers actuels: le sens moral! Il essaye -quelquefois d’abuser ses lecteurs sur l’importance d’une faute ou la -réelle portée du mal, mais il ne s’abuse jamais lui-même et on le -sent... c’est l’essentiel... Jacques Chépart a un grand talent, mon cher -monsieur... et il ne peut mourir d’un chagrin d’amour, il <i>doit</i> en -guérir, entendez-vous!</p> - -<p>—Ah! comment?</p> - -<p>La voix du docteur se fit à la fois plus douce et plus grave.<span class="pagenum"><a id="page_173">{173}</a></span></p> - -<p>—Par le travail, mon enfant. Aujourd’hui, vous traversez une crise, -demain vous réfléchirez à ce que je vous ai dit. Retournez à vos livres, -à votre lampe des laborieuses veillées, à votre plume qui vous attend -auprès d’une page blanche... Quand vous vous retrouverez au milieu de -ces amis des heures bonnes ou mauvaises, vous pleurerez peut-être -encore, mais moins amèrement... Et, comme l’a dit un poète, ce sont les -grandes douleurs qui créent les grandes œuvres... Votre génie -s’ennoblira de ce que vous aurez souffert; peu à peu, dans ce mystérieux -tête-à-tête avec le meilleur de vous-même, vos regrets s’atténueront... -Je ne veux pas vous dire encore que vous oublierez—vous ne me croiriez -pas!—Cependant l’oubli est au bout de toute chose... et l’oubli que le -travail donne est le seul qui soit digne de vous.</p> - -<p>Le docteur se tut. Mademoiselle Armelle entrait suivie de Janik, et, -bientôt, ce fut l’heure des adieux. La vieille demoiselle y apporta son -habituelle volubilité; elle multiplia ses adjurations à la prudence, ses -recommandations de<span class="pagenum"><a id="page_174">{174}</a></span> toutes sortes, elle supplia Bernard de lui écrire, -puis elle lui sauta au cou et le jeune homme l’embrassa sur les deux -joues, bien franchement, comme au temps de Vannes.</p> - -<p>Janik attendait, debout à côté de sa tante, le visage décoloré, essayant -de sourire, on ne sait pourquoi, d’un pauvre sourire tremblant qui -faisait mal.</p> - -<p>Aussi blême qu’elle, les nerfs affreusement tendus pour ne pas crier son -déchirement, Nohel s’inclina devant elle, puis il prit la main qu’elle -avançait timidement.</p> - -<p>—Voyons, voyons, pas tant de cérémonies, Bernard, embrassez votre -cousine, mon ami, s’écria mademoiselle Armelle avec bonhomie.</p> - -<p>L’embrasser! Bernard se sentit défaillir... tandis que sa pâleur -devenait effrayante, il se pencha sur le front de Janik et y appuya ses -lèvres...</p> - -<p>—Adieu... murmura-t-il, adieu...</p> - -<p>—Au revoir, corrigea mademoiselle Armelle.</p> - -<p>Mais Nohel savait bien qu’il ne reverrait jamais la femme de Pierre.<span class="pagenum"><a id="page_175">{175}</a></span></p> - -<p>Il pressa vivement la main de M. Le Jariel et s’élança dans la -voiture... Longtemps, il crut sentir la caresse des cheveux blonds.</p> - -<p>—Ah! mademoiselle Armelle, pensait le docteur, vous aimez les romans, -vous vous êtes creusé la tête autrefois pour en bâtir un de votre façon -et, pourtant, vous voilà bien innocente devant celui qui se déroule sous -vos yeux, dans votre propre maison... A quoi donc vous sert d’avoir tant -lu?</p> - -<p>Ce célibataire endurci avait des théories très arrêtées sur le mariage, -et il pensait qu’une des conditions du bonheur dans un ménage est la -supériorité intellectuelle de l’homme. C’était la grande raison qui -l’avait porté à désapprouver les fiançailles que son frère Louis et son -amie Armelle avaient nouées avec une joie attendrie, prenant pour une -réalité leur intime désir et voyant le présent et l’avenir avec des yeux -encore éblouis du passé.</p> - -<p>A cette époque, Janik avait déjà l’esprit charmant d’une enfant très -bien douée et assez sérieusement instruite; puis, par la réflexion, par -la<span class="pagenum"><a id="page_176">{176}</a></span> lecture, par un travail mystérieux de son cerveau, ses facultés -naturelles s’étaient affinées. Elle avait imité «les abeilles qui -pillotent de-çà de-là les fleurs, mais font après le miel qui est tout -leur». Peu à peu, en s’assimilant ce qu’elle récoltait et amassait de -pensées étrangères, elle s’était créé une intellectualité toute -personnelle, très féminine, très intuitive, quelque chose de délicat et -de rare comme ces plantes qui ne peuvent vivre que dans une atmosphère -spéciale. Pierre, le meilleur cœur de la terre, avait beaucoup de bon -sens, c’était tout. Ce garçon franc et rond, positif en diable, -concevrait mal le caractère de mademoiselle de Thiaz qu’il froisserait -sans cesse, et involontairement, dans ses plus secrètes fibres. Il y a -des papillons qu’un toucher un peu maladroit blesse à mort; certaines -âmes sont comme ces papillons.</p> - -<p>Non, jamais Pierre n’inspirerait à Janik l’affection tendre et forte, -faite de confiance, d’abandon, d’admiration aussi, que toute femme -vraiment femme garde dans un coin de son<span class="pagenum"><a id="page_177">{177}</a></span> cœur pour celui qui sera son -maître. Un maître, le pauvre Pierre! Quelle dérision... Et il serait le -premier à souffrir!</p> - -<p>Le docteur se répétait ces choses, le soir en quittant mademoiselle -Armelle et sa nièce, et il pensait à Bernard que la vapeur emportait -vers Paris, si faible, si désespéré.</p> - -<p>Un détraqué, oui, peut-être, ce Bernard, mais un charmeur... Est-ce que, -par hasard, Janik l’aimerait? Elle était bien pâle et bien troublée en -lui disant adieu...<span class="pagenum"><a id="page_178">{178}</a></span></p> - -<h3><a id="X"></a>X</h3> - -<p>Pendant que mademoiselle Armelle, le docteur et Pierre causaient dans le -salon, Janik s’était isolée sur la terrasse. Elle était lasse, si lasse!</p> - -<p>Il y avait six semaines que Bernard était parti... Mademoiselle de -Kérigan et M. Le Jariel avaient reçu deux fois de ses nouvelles. Il ne -se ressentait plus de sa maladie, il était très occupé, travaillait -beaucoup... Le nom de la jeune fille n’était pas même mentionné dans le -courant des pages; en terminant, Nohel envoyait «ses respectueux -souvenirs à mademoiselle de Thiaz», c’était tout. Et Janik avait<span class="pagenum"><a id="page_179">{179}</a></span> souri, -les larmes aux yeux, à cette formule, dérisoire en sa banalité.</p> - -<p>Un autre jour, la vieille demoiselle avait poussé des «ah!» et des «oh!» -à n’en plus finir, en lisant une seconde lettre, plus longue, de son -cher Bernard: «Puisque vous «adorez» Jacques Chépart, disait cette -lettre, je ne puis résister au plaisir de vous adresser une nouvelle -édition de ses œuvres les moins imparfaites, en vous avouant son -véritable nom.»</p> - -<p>—Comme ces pauvres écrivains sont moins terribles qu’ils n’en ont -l’air! s’écria-t-elle, Jacques Chépart, c’est Bernard! je n’en reviens -pas.</p> - -<p>La lettre était pleine d’une déférence très affectueuse; mademoiselle de -Kérigan, enchantée, la fit lire à mademoiselle Louise et au docteur, -puis, comme Janik qui travaillait à l’aiguille en écoutant passivement -ce que lui racontait Pierre, n’avait pas donné le moindre signe -d’intérêt ou même de curiosité, elle s’indigna: «Quelle ingrate, cette -Janik!... Elle<span class="pagenum"><a id="page_180">{180}</a></span> était toute à son Pierre et ne songeait plus au pauvre -Bernard!»</p> - -<p>—Et il était en admiration devant elle, docteur... Parfois n’allais-je -pas craindre qu’il ne fût amoureux!</p> - -<p>Une interrogation muette et très rapide passa dans les yeux de Pierre, -tandis que mademoiselle de Thiaz tendait la main pour demander la -lettre, mais personne ne s’en avisa.</p> - -<p>Elle était calme, cette lettre, et spirituelle, amusante, presque -enjouée.</p> - -<p>—Allons, pensa Janik, le voici en bonne voie!</p> - -<p>Depuis le départ de Nohel, combien de fois avait-elle prié: «Mon Dieu, -faites qu’il m’oublie!»</p> - -<p>Maintenant, elle avait froid au cœur en constatant qu’il l’oubliait. Et -elle éprouvait une souffrance révoltée, en se disant que cet oubli irait -croissant, et que c’était inévitable, et que c’était bien heureux!... Un -jour, la petite Bretonne ne serait plus qu’un souvenir pour Jacques -Chépart; il rencontrerait d’autres<span class="pagenum"><a id="page_181">{181}</a></span> femmes plus séduisantes; peut-être -même un jour s’éprendrait-il d’une jeune fille très bonne et très -jolie... alors il se marierait.</p> - -<p>Janik rendit la lettre à sa tante; elle eût voulu se sauver dans sa -chambre pour y pleurer de douleur, de jalousie... presque de honte -aussi.</p> - -<p>Dieu savait pourtant qu’elle avait combattu pour s’arracher cet amour de -l’âme, pour s’attacher à Pierre!... Mais dès le premier jour de -l’arrivée de son fiancé, des comparaisons s’étaient imposées à son -esprit. Oui, dès le premier jour, au moment où, dans la joie du retour, -Pierre lui avait plaqué sur les joues deux baisers sonores et où elle -avait pensé au baiser tremblant de Bernard à l’heure de la séparation, -baiser craintif dont l’émotion l’avait pénétrée toute et dont la -sensation d’angoisse et de délice la poursuivait encore, comme une -tentation mauvaise.</p> - -<p>Un si bon garçon, d’humeur si joyeuse, ce Pierre! Mais qu’il était -exubérant, qu’il parlait fort; sa voix bruyante, habituée à dominer le<span class="pagenum"><a id="page_182">{182}</a></span> -flot, étourdissait... et Bernard avait la voix grave, un peu voilée et -l’on se sentait bercé par sa parole.</p> - -<p>Sur la requête de Janik, Pierre avait raconté ses voyages, il les avait -racontés en homme qui n’est pas dépourvu de toute idée du pittoresque. -Les différents pays, leurs types humains, leurs rites religieux, leurs -habitudes sociales, l’avaient généralement frappé par leur côté -original; il les décrivait avec une sorte de verve naïve qui amusait -tout le monde, mais... Là encore il y avait un <i>mais</i>.</p> - -<p>Des critiques modernes ont dit que les livres sont moins précieux par ce -qu’ils contiennent effectivement que par les échos qu’ils éveillent à -l’esprit et à l’âme du lecteur... Janik pensait qu’il en est des pays -qu’on traverse comme des livres qu’on lit, et que le son de la harpe que -les mots ou les sites font vibrer en nous, dépend moins du doigt qui les -touche que de la qualité de nos cordes intimes. Tous les voyageurs ne -voient pas de même parce qu’ils voient au travers de leur propre -personnalité;<span class="pagenum"><a id="page_183">{183}</a></span> Pierre avait vu trop bien, trop objectivement dans ses -voyages. A tort ou à raison, mademoiselle de Thiaz se figura que, dans -les mêmes pays, Bernard aurait senti et pensé autrement. Ses souvenirs -auraient eu peut-être des contours moins précis et des couleurs moins -vives, mais il aurait mieux saisi les mystérieuses correspondances des -choses et les mots qu’il aurait prononcés auraient eu d’infinis -prolongements dans l’esprit de ses auditeurs...</p> - -<p>Cependant, Janik essayait de réagir, de rendre justice à son fiancé, de -lui faire partager sa vie intellectuelle...</p> - -<p>Un moment qu’elle était seule avec lui, elle ouvrit les <i>Stances et -Poèmes</i> de Sully-Prudhomme, un poète qu’elle aimait, parce qu’il est -doux, chaste et profond. Dans la journée, en lisant le petit recueil, -elle s’était dit spontanément: «Bernard aurait compris comme moi ce -passage...» et pour se punir de cette pensée, elle s’était juré de lire -le passage à Pierre.</p> - -<p>Elle lisait bien, à mi-voix, mettant dans<span class="pagenum"><a id="page_184">{184}</a></span> chaque mot beaucoup de -pensées. Pierre écouta. Quand elle se fut tue:</p> - -<p>—C’est bien subtil, Janik, dit-il.</p> - -<p>Un peu déconcertée, elle répondit:</p> - -<p>—Vous n’aimez pas cette poésie?</p> - -<p>Lui protesta:</p> - -<p>—Si, si... c’est très joli... mais j’aime mieux Victor Hugo.</p> - -<p>Janik admirait en Victor Hugo le plus merveilleux des artistes du Verbe, -un peintre prestigieux, un poète géant; mais ce nom sonore, jeté au -milieu du poème intime et pénétrant qu’elle savourait, lui fit l’effet -de la note magnifique d’un instrument de cuivre interrompant -soudainement le concert discret et un peu triste d’un violon. Ce qui la -choqua, ce ne fut pas l’opinion de Pierre, mais l’inopportunité de la -comparaison qu’il avait faite.</p> - -<p>Des mots superbement colorés, d’éblouissantes clartés ou de saisissantes -ténèbres, des lignes majestueuses, une grande voix, de grandes images -bien sonnantes, voilà ce qui pouvait charmer le marin... Mais il -ignorait que<span class="pagenum"><a id="page_185">{185}</a></span> chaque poète peut avoir son heure. Quand la nature -s’enveloppe dans la mélancolie des soirs d’automne; quand on se laisse -gagner par la langueur des choses; quand, troublé par le spectacle -écrasant des mondes, poussière d’infini, qui sème d’or la nuit, on se -sent inquiet, souffrant... est-ce Victor Hugo qu’on lit?</p> - -<p>Janik avait beau faire, jamais sa pensée et celle de Pierre ne se -rencontraient au même point, jamais leurs cœurs ne battaient à -l’unisson. Tout en Pierre la froissait: jusqu’aux paroles affectueuses -qu’il lui débitait à voix haute, et dont elle trouvait qu’il aurait dû -faire un grand secret, puéril et charmant. Si Bernard avait jamais une -fiancée, quels mots doux et mystérieux il inventerait pour elle!</p> - -<p>Et puis aussi, et puis surtout Janik n’aimait pas Pierre, et elle aimait -Bernard. Elle aimait Bernard et, si elle avait bien cherché au fond de -son cœur le pourquoi de cet amour, elle n’y aurait trouvé que le mot -exquis de Montaigne: «Je l’aimais, parce que c’était lui, parce que -c’était moi!»<span class="pagenum"><a id="page_186">{186}</a></span></p> - -<p>Parfois, cependant, elle se prenait à mépriser Pierre de ce qu’il ne -voyait pas se dresser un obstacle entre elle et lui, de ce qu’il ne -comprenait pas qu’il y avait autre chose qu’une timidité de jeune fille, -dans la pâleur qui envahissait son front, dans le frisson qui glaçait -son être, quand il lui baisait la main—la seule caresse qu’il se -permît. Elle se disait qu’après tout, elle était libre encore, que rien -d’irrévocable ne lui interdisait d’aimer Nohel, d’être aimée de lui... -Puis, elle avait un mouvement de remords, elle plaignait ce pauvre -Pierre, si tranquille, si confiant, si fidèle; elle s’en voulait de ses -injustices, et elle pleurait.</p> - -<p>... Mais elle ne dormait plus, elle mangeait à peine, et elle s’émaciait -de plus en plus, les yeux trop grands, la taille trop longue, les mains -si fluettes qu’au moindre geste sa bague lui glissait du doigt.</p> - -<p>—Et il ne voit rien! Comment ne voit-il rien!... s’écriait-elle -quelquefois.</p> - -<p>En cela, elle méconnaissait l’affection de Pierre Le Jariel. Il -voyait... il voyait si bien<span class="pagenum"><a id="page_187">{187}</a></span> qu’il n’avait pas encore osé demander qu’on -fixât la date du mariage. Souvent, à la dérobée, il regardait -mademoiselle de Thiaz avec une sollicitude inquiète.</p> - -<p>—Qu’a-t-elle, qu’a-t-elle? s’était-il répété cent fois. Sous ce front -blanc, qu’y a-t-il que ces yeux ne me permettent pas de lire? Pourquoi -nos pensées, nos paroles se heurtent-elles toujours?</p> - -<p>Ce soir-là, il remarqua l’absence de Janik; au bout d’un instant, il -laissa le docteur et mademoiselle de Kérigan à leur causerie, et -rejoignit la jeune fille sur la terrasse.</p> - -<p>Elle avait appuyé sa tête fatiguée contre le treillage garni de plantes -grimpantes, et ses yeux, noyés d’une tristesse vague, se fixaient sur -quelque chose de très lointain que personne ne pouvait voir.</p> - -<p>Pierre la contempla ainsi, sans qu’elle eût le moindre soupçon de sa -présence. Enfin il dit:</p> - -<p>—Janik...</p> - -<p>Et elle tressaillit, s’attendant peut-être à une autre voix.<span class="pagenum"><a id="page_188">{188}</a></span></p> - -<p>—Ah! c’est vous, Pierre...</p> - -<p>—Ma pauvre Janik... vous êtes si pâle!... Est-ce que vous souffrez?</p> - -<p>—Mais non... répliqua-t-elle, tentant de sourire...</p> - -<p>—Janik, si vous aviez quelque chagrin, vous me le diriez, n’est-ce pas?</p> - -<p>Le ton de Pierre était très amical, il avait en observant mademoiselle -de Thiaz de bons yeux de chien fidèle. Elle s’attendrit:</p> - -<p>—Oui, Pierre, je vous le dirais... mais je suis très contente, je n’ai -rien...</p> - -<p>Elle se faisait horreur, car enfin, de cœur et de pensée, elle avait -trahi Pierre. Mais avait-elle le droit de répondre à ce pauvre garçon -qui lui témoignait une si indulgente tendresse: «Je ne vous aime pas, je -n’aurai jamais le courage d’être à vous...»</p> - -<p>Ah! ne savoir à qui demander conseil, ne pouvoir confier ce qu’elle -éprouvait, ce qui lui torturait l’esprit, ni à mademoiselle Armelle, qui -était incapable de la comprendre, ni au docteur, qui était l’oncle de -Pierre...<span class="pagenum"><a id="page_189">{189}</a></span></p> - -<p>Pourquoi ne devinait-il pas ce que Janik faisait tout au monde pour lui -cacher, le docteur?</p> - -<p>  </p> - -<p>M. Le Jariel devinait bien le secret de Janik, insensiblement il avait -pénétré les douleurs et les luttes qui minaient sourdement sa petite -amie, mais il ne savait pas à quel parti s’arrêter.</p> - -<p>Un après-midi, Pierre, qui avait déjeuné au château, entra de meilleure -heure que de coutume dans le cabinet de son oncle.</p> - -<p>—Janik a très mal à la tête, dit-il. Elle est montée dans sa chambre... -Je la trouve vraiment mal disposée ces jours-ci.</p> - -<p>Le docteur ne répondit pas, il examinait avec une grande attention les -dessins de son parquet. Pierre continua:</p> - -<p>—C’est une étrange fille... Il y a des jours où... je ne sais comment -te dire, mais... je me sens si loin, si loin d’elle.</p> - -<p>—Voyons, mon petit,—dit alors M. Le Jariel en relevant brusquement la -tête pour<span class="pagenum"><a id="page_190">{190}</a></span> regarder son neveu,—sois franc avec moi, aimes-tu Jeanne de -Thiaz?</p> - -<p>—Oui, je l’aime beaucoup et...</p> - -<p>—Un mot de trop, interrompit le docteur. «J’aime», cela dit tout. Il -n’est pas d’adverbe qui ne diminue cette parole-là...</p> - -<p>—Eh bien! mon oncle, j’aime Jeanne de Thiaz... Mon père et mademoiselle -Armelle me l’ont de tout temps destinée, il me semble avoir grandi avec -l’idée qu’elle serait un jour la compagne et l’amie de toute ma vie. -Quand j’étais au loin, mon cœur faisait d’elle la personnification même -du pays et de la famille; je songeais d’une même pensée à la France, à -elle et à toi... Je l’admire infiniment, bien que souvent elle me -surprenne un peu... Elle est très bonne et très droite, je sens -qu’aucune femme plus qu’elle ne mérite d’être la joie et la fierté d’un -honnête homme... Et c’est par elle que je veux être heureux et fier. -Peut-on appeler ce sentiment-là de l’amour? Je crois que oui.</p> - -<p>—Eh bien! moi, mon petit, je crois que non, conclut le docteur... Ah! -quelle folie, ces<span class="pagenum"><a id="page_191">{191}</a></span> mariages qu’on arrange comme le vôtre, ces serments -qu’on échange sans en concevoir la gravité... quitte à apprendre plus -tard ce que c’est qu’un véritable amour, et à l’apprendre avec des -sanglots!... Quelle folie! Voilà deux petits amis qui s’aimaient bien, -on a voulu en faire deux amants... on les a crus heureux en vertu de je -ne sais quelle chimère, puis on les a séparés pendant quatre ans... -comme si l’absence était bonne conseillère.</p> - -<p>Pierre ouvrit la bouche pour protester.</p> - -<p>—Mais, malheureux, Janik ne t’aime pas et tu n’aimes pas Janik! -continua M. Le Jariel. Non, tu ne l’aimes pas... Et tu l’avoues toi-même -quand tu cherches à expliquer ton amour. Elle est pour toi une femme que -tu crois digne d’un honnête homme, elle n’est pas la femme, la seule, -l’unique femme à laquelle ton cœur puisse se donner. Tu parles trop -raisonnablement, je te dis... On est un peu fou quand on aime! Et elle, -voyons, est-ce qu’elle t’aime, elle?</p> - -<p>Pierre eut un geste découragé.<span class="pagenum"><a id="page_192">{192}</a></span></p> - -<p>—Non, fit-il très bas.</p> - -<p>Et il ajouta:</p> - -<p>—Mon oncle... il me semble, je... ne crois-tu pas qu’elle ait un -chagrin?</p> - -<p>Le docteur hésita avant de dire:</p> - -<p>—Si, je le crois, mon ami...</p> - -<p>Le jeune homme regarda attentivement son oncle, puis, tout à coup, il -éclata:</p> - -<p>—Ah! ce monsieur de Nohel, n’est-ce pas?... J’en étais sûr.</p> - -<p>—Je l’ignore, mon pauvre enfant, répondit le docteur. Cela se peut... -mais Janik est une noble fille; si elle en aime un autre que toi, elle -ne l’a dit à personne... Si tu veux connaître son secret, c’est à elle -qu’il faut le demander.</p> - -<p>Pierre semblait un peu étourdi par cette conviction qui subitement avait -éclairé son esprit.</p> - -<p>—Quel homme est-ce donc que ce Bernard! s’écria-t-il avec une certaine -rage.</p> - -<p>—Un très brave garçon, mon petit, soyons justes... Moi, je l’aime -beaucoup, pour ma<span class="pagenum"><a id="page_193">{193}</a></span> part... Un cerveau mal équilibré... oui, c’est -possible... mais on ne les compte plus, par le temps qui court... Très -sincèrement, sans la moindre arrière-pensée, Janik lui a fait de la -morale, et, que veux-tu, elle est délicieuse, Janik!... Monsieur de -Nohel n’était pas plus aveugle que toi, et il ne la savait pas -fiancée... Mademoiselle Armelle aime les longues et mystérieuses -promesses, voilà où cela mène... Quand Bernard a appris votre -engagement, il est parti; était-il trop tard pour le repos de Janik? -c’est ce que je ne puis te dire. J’en suis réduit moi-même aux -hypothèses... Sois patient, sois doux avec cette pauvre enfant... Le -temps est un grand maître; peut-être oubliera-t-elle.</p> - -<p>Pierre secoua la tête:</p> - -<p>—Non! elle n’oubliera pas, et mon bonheur est empoisonné... Ah! ce -Bernard! Un Parisien, un romancier, un fou!... Elle sont toutes les -mêmes, va!... Moi je ne suis qu’un pauvre gars bien naïf qui l’aimais à -ma manière,—oh! sans grande passion, sans grands mots, mais sincèrement -tout de même... Je l’aimais<span class="pagenum"><a id="page_194">{194}</a></span> parce qu’elle est jolie, franche et -bonne... Et il faut que cet homme... Pourquoi l’aime-t-il, lui? Parce -qu’elle est trop intelligente, trop délicate, un peu mystérieuse... -Parce qu’elle ne ressemble pas aux femmes qu’il a déjà aimées, parce -que...</p> - -<p>—Mon pauvre petit, cet homme aime Janik; il ne l’aime pas parce qu’elle -est ceci ou cela, il l’aime et ça suffit...</p> - -<p>—Et Janik, reprit le jeune homme en s’exaltant, Janik en qui je croyais -comme en Dieu!</p> - -<p>—Et tu avais, parbleu, bien raison de croire en elle... puisqu’elle a -laissé partir Bernard, puisqu’elle ne t’a pas rendu la petite bague -qu’elle porte au doigt... ce qu’elle avait bien le droit de faire après -tout!...</p> - -<p>Pierre haussa les épaules.</p> - -<p>—Voyons, mon ami, dit le docteur, tu as beaucoup voyagé de par le -monde... tu n’es pas toujours resté sur ton bateau... Est-ce que tu -pourrais me jurer que, pendant ces trois dernières années, tu n’as -jamais oublié Janik... mais là jamais?<span class="pagenum"><a id="page_195">{195}</a></span></p> - -<p>Il eut un mouvement de dédain avec un vague sourire.</p> - -<p>—Et après? repartit-il... Est-ce que c’est la même chose? Est-ce que -j’ai laissé mon cœur là-bas?<span class="pagenum"><a id="page_196">{196}</a></span></p> - -<h3><a id="XI"></a>XI</h3> - -<p>Pierre Le Jariel avait la tête en feu. Il était blessé dans son -amour-propre d’abord, et un peu aussi dans son cœur.</p> - -<p>Il lui semblait que quelque chose s’était brisé dans sa vie—oh! non pas -peut-être un lien essentiel, mais une habitude très douce. Était-il -possible qu’un autre lui prît cette Janik charmante qui, de tout temps, -lui avait été promise, cette petite femme de son enfance, dont il avait -prononcé le nom comme un nom de sainte, aux jours de tempête?</p> - -<p>Oui, il l’aimait d’une affection toute paisible... parfois elle lui -paraissait trop frêle,<span class="pagenum"><a id="page_197">{197}</a></span> trop pâle, trop blonde; elle ne réalisait pas -pour lui le type de la beauté féminine, elle l’impatientait aussi avec -ses idées qu’il comprenait mal... Mais enfin, elle était sa fiancée, -elle lui avait juré d’être un jour sa femme, l’abandonnerait-il à ce -romancier, renoncerait-il à tous les projets d’avenir qu’il avait -édifiés?</p> - -<p>Non, cent fois non!</p> - -<p>Il se montrait irrité, troublé et, disons-le, dérangé dans sa quiétude -coutumière. Le soir, après dîner, sous le prétexte de chercher des -nouvelles de mademoiselle de Thiaz, il se rendit au château. Il ne -savait pas exactement ce qu’il allait dire ou faire, mais il aurait -donné dix ans de sa vie pour s’expliquer clairement avec Janik, et -l’accabler de son ressentiment.</p> - -<p>La nuit était très belle. Il trouva la jeune fille dans le jardin avec -mademoiselle de Kérigan et sa lectrice. Elle était moins pâle que dans -la journée, cependant on voyait que son esprit s’était envolé bien loin -de la conversation que soutenaient les deux vieilles filles.</p> - -<p>Le neveu du docteur s’y mêla un instant,<span class="pagenum"><a id="page_198">{198}</a></span> mais, bientôt, il se rapprocha -de Janik, assise un peu à l’écart, et lui demanda si son mal de tête -avait entièrement disparu.</p> - -<p>—A peu près, dit-elle avec un sourire absent.</p> - -<p>—Alors, voudriez-vous faire un tour de jardin avec moi?</p> - -<p>La voix de Pierre était froide; mademoiselle de Thiaz le regarda avec -surprise, mais elle se leva docilement et posa sa main sur le bras qu’il -lui offrait.</p> - -<p>Ils s’enfoncèrent dans les allées, marchant sans parler, absorbés tous -deux, et Pierre dit, doucement, cette fois:</p> - -<p>—Je ne puis jamais vous voir sans témoin, Janik, nous ne causons que de -banalités, je ne vous connais pas, vous ne me connaissez guère... Ce -soir, il me fallait absolument vous ouvrir mon cœur... Vous m’inquiétez.</p> - -<p>—Encore cette idée!</p> - -<p>—Ce n’est pas seulement une idée qui me préoccupe, Janik, c’est votre -visage livide, c’est le dépérissement dans lequel vous êtes tombée<span class="pagenum"><a id="page_199">{199}</a></span> et -qui n’est pas naturel... c’est... je ne sais quoi de vous qui m’échappe -sans cesse... Je sens un mur de glace entre nous, et je ne peux plus -supporter cet état de choses... Vous n’êtes plus la même, vous êtes -malheureuse, je le sais... et je viens vous demander ce qui vous -attriste ainsi... Je veux le savoir, j’en ai le droit.</p> - -<p>Son ton, amical d’abord, s’était transformé peu à peu, devenant très -rude. Suffoquée par cette colère subite, Janik quitta son bras.</p> - -<p>—Mon Dieu, qu’avez-vous, Pierre? balbutia-t-elle. Est-ce que je me suis -plainte, est-ce que je vous ai fâché?</p> - -<p>—C’est moi qui me plains...</p> - -<p>Prise soudain du tremblement nerveux qui, depuis quelque temps, la -secouait toute à la moindre émotion, mademoiselle de Thiaz se laissa -tomber sur un banc, dans le rond-point où, d’un commun accord, ils -s’étaient arrêtés.</p> - -<p>—Je vous assure que vous avez tort, Pierre, que mon affection pour vous -n’a pas changé... que je ne suis pas malade... que je ne souffre pas...<span class="pagenum"><a id="page_200">{200}</a></span></p> - -<p>En disant cela, elle pensait: «Peut-être qu’à force de souffrir, je -mourrai... alors tout sera bien.»</p> - -<p>Et Pierre en eut comme l’intuition.</p> - -<p>L’instant d’avant, il avait été sur le point de s’écrier: «Vous m’avez -trompé, vous aimez Bernard de Nohel!...» Et l’idée de ce coup de théâtre -l’avait exalté d’une joie méchante.</p> - -<p>Maintenant, il avait honte de sa cruauté.</p> - -<p>Dans une de ces visions rapides dont les cerveaux les mieux équilibrés -ne sont pas maîtres, il crut assister une seconde fois à une scène -lointaine. Il revécut l’heure où sa mère était morte. Comme il était -blême ce pauvre visage agonisant! Comme déjà, elle semblait venir d’un -autre monde, cette voix à peine perceptible!... Debout près du lit, -Janik se tenait silencieuse avec des yeux tristes, un peu effrayés du -grand mystère; alors, sur un signe de la mourante, Pierre avait pris la -main de sa fiancée et la voix faible, la voix d’au-delà, avait murmuré: -«Je te confie son bonheur; tu en es responsable, songes-y bien!...»<span class="pagenum"><a id="page_201">{201}</a></span></p> - -<p>—Oui, mère, je te le jure...</p> - -<p>A cette époque-là, le bonheur de Janik, c’était une idée si simple, une -idée que Pierre séparait si peu de celle de son bonheur à lui! Mais tout -s’était bouleversé... Et il avait juré que Janik serait heureuse.</p> - -<p>Mademoiselle de Thiaz se taisait, le regard morne. Enfin elle dit:</p> - -<p>—Si nous rentrions, Pierre...</p> - -<p>Elle semblait épuisée, elle parlait de retourner au château, avec un air -de ne plus avoir la force de se lever... Saisi d’une profonde pitié, ému -d’une tendresse toute protectrice qui lui revenait des jours d’autrefois -où il disait «petite sœur», Pierre s’assit auprès de la jeune fille.</p> - -<p>—Janik, supplia-t-il, voulez-vous me pardonner? J’ai été injuste, j’ai -été méchant, mais c’est fini, je vous le promets... seulement, ayez -confiance en moi.</p> - -<p>Il lui avait pris les mains, il la contemplait avec ses yeux fidèles et -indulgents des bons jours.<span class="pagenum"><a id="page_202">{202}</a></span></p> - -<p>—Mon Dieu, que puis-je vous dire?... Pierre, ne me torturez pas ainsi, -gémit-elle.</p> - -<p>Et, très énervée, elle se mit à pleurer.</p> - -<p>—Janik, je vous jure que je ne songe en ce moment qu’à vous, à votre -bonheur... Il y a bien des jours que je vous observe... oui, je sais, -vous ne vous en doutiez pas... mais, j’ai compris beaucoup de choses... -d’abord j’ai compris que vous ne m’aimez pas, Janik?</p> - -<p>—Pierre!</p> - -<p>—Oui, oui... entendons-nous bien, je suis toujours dans votre cœur le -petit Pierre fraternel avec lequel vous faisiez de si beaux jeux... mais -votre fiancé, oh! non!</p> - -<p>Elle ne répondit pas, il reprit:</p> - -<p>—J’ai compris cela, et puis encore autre chose... Il y avait une si -grande douleur dans vos yeux!... Janik! ma pauvre petite Janik, -ajouta-t-il avec une sorte de précaution tendre, j’ai compris que vous -en aimiez un autre.</p> - -<p>Elle jeta un cri étouffé; tout son corps eut un mouvement éperdu; -brusquement, elle cacha son visage dans ses mains.<span class="pagenum"><a id="page_203">{203}</a></span></p> - -<p>—Ma pauvre enfant, murmura Pierre en retenant contre son épaule cette -tête qui vacillait, il faut bien que je vous parle ainsi... -Écoutez-moi... quand j’ai eu la certitude qu’un autre, plus heureux que -moi, s’était fait aimer, ma tristesse a été grande et je me suis senti -très fâché contre vous, mais maintenant, ma colère est passée, je ne -vous en veux plus, plus du tout... Je n’étais pas l’homme qui pouvait -vous plaire, il y a longtemps que je le sais.</p> - -<p>Janik sanglotait.</p> - -<p>—Ma petite, ma petite, fit Pierre avec la même douceur, ne pleurez -pas... Cela vaut mieux ainsi, je le sens si bien, moi!... Je ne vous -aurais pas rendue heureuse, je n’aurais pas été heureux... Oui, cela -vaut mieux, bien mieux... C’était un peu difficile à dire... c’est dit -maintenant, voilà.</p> - -<p>—Oh! Pierre, vous êtes trop bon pour moi... je ne le mérite pas... vous -avez dû me mépriser un moment!... Et pourtant, ce n’est pas de ma faute, -Pierre... Si vous pouviez comprendre... je ne savais pas que... qu’il<span class="pagenum"><a id="page_204">{204}</a></span> -m’aimait. Je ne voulais pas, je ne savais pas l’aimer...</p> - -<p>Elle pleurait encore. Pierre essayait de l’apaiser. Il lui dit avec une -gaieté affectueuse:</p> - -<p>—Ma vraie fiancée à moi, c’est la mer; vous auriez pu être jalouse -d’elle... Avez-vous lu <i>Pêcheur d’Islande</i>? Peut-être qu’un jour elle -m’aurait pris comme le mari de la pauvre Gaud... Tandis que vous -resterez toujours ma petite sœur... elle ne s’en plaindra pas.</p> - -<p>Il parlait si simplement que, peu à peu, dans le cœur de Janik -descendait l’impression réconfortante que Pierre n’avait pas beaucoup de -chagrin, qu’il jugeait très sainement, qu’il avait raison, que pour tous -deux «c’était mieux ainsi...»</p> - -<p>Elle n’avait plus qu’une pensée, qu’un rêve!</p> - -<p>—Lui, Bernard, mon Bernard, m’aime-t-il?</p> - -<p>Et elle ne sut jamais que cette minute où, faible et brisée, elle -s’était appuyée sur Pierre, cherchant en lui un soutien, un espoir, -avait été la seule où le pauvre garçon l’eût aimée d’amour...<span class="pagenum"><a id="page_205">{205}</a></span></p> - -<p>—Eh bien! mon oncle, nous le lui donnerons son Nohel.</p> - -<p>Le docteur avait pris à deux mains la tête de son neveu et l’avait -vigoureusement embrassée.</p> - -<p>—Tiens, tu es un brave enfant, toi!</p> - -<p>Et ils avaient causé, plus calmes. Le cœur de Pierre saignait bien un -peu; la douleur de Janik lui avait révélé ce que son amour pouvait être, -mais il était content de lui-même, presque fier.</p> - -<p>—Oui, nous le lui donnerons son Nohel, dit-il encore, et j’irai le -chercher... afin qu’il sache bien, lui aussi, que c’est moi qui veux -leur bonheur et que... que, par le cœur du moins, j’étais digne d’elle.</p> - -<p>Pierre se tut un instant, puis il émit cette idée qui lui venait: -Bernard pouvait avoir oublié Janik, ne l’aimer plus?</p> - -<p>M. Le Jariel hocha la tête.</p> - -<p>—Si c’est un dernier espoir qui t’inspire cette hypothèse, mon petit, -ne t’en berce pas... J’ai reçu tout à l’heure une lettre de monsieur de<span class="pagenum"><a id="page_206">{206}</a></span> -Nohel... Il n’y prononce pas le nom de Janik, mais ce sont bien les -pages les plus désespérées que Jacques Chépart ait jamais écrites.</p> - -<p>—Allons, tant mieux! soupira Pierre... Hier, quand nous nous sommes -séparés, elle m’a dit: «Peut-être qu’il m’oublie, lui, pendant que vous -pensez tant à moi, mon pauvre Pierre!...» Elle ne m’avait jamais parlé -si gentiment. C’est étonnant comme la meilleure des femmes a encore des -mots cruels, mon oncle!<span class="pagenum"><a id="page_207">{207}</a></span></p> - -<h3><a id="XII"></a>XII</h3> - -<p>Dans le grand cabinet de travail, riche et sombre avec ses vitraux -gothiques, son plafond aux caissons curieusement travaillés, ses murs -tendus d’étoffes anciennes, ses meubles de bois noir et son tapis épais -où les pas bruissaient à peine, Bernard était seul.</p> - -<p>Il écrivait sur un bureau très large. En face de lui, dans un vase -japonais, d’énormes chrysanthèmes s’échevelaient, étranges par leur -forme et leur couleur... à l’un des angles de la pièce, le visage fier -et le col ajouré d’un seigneur du temps de Louis XIII sortaient du -clair-obscur d’une toile, posée sur un chevalet; les<span class="pagenum"><a id="page_208">{208}</a></span> socles de marbre -ou d’ébène portaient des groupes de bronze qui dessinaient dans la -pénombre leurs lignes pures ou tourmentées; les consoles étaient -couvertes de potiches, de statuettes, d’aiguières... Plusieurs tableaux -d’écoles et de temps différents, mais tous beaux, des buveurs de -Téniers, une luxuriante copie du Tintoret, un profil pâle d’Henner, un -Corot tout ensoleillé où glissaient des nymphes, puis, des aquarelles, -des gravures, des pochades modernes, occupaient la partie des panneaux -que ne cachaient pas les bibliothèques; des éditions de luxe, des -albums, des revues en masse s’accumulaient sur les tables... Dans ce -cadre somptueux et artistique où se devinaient à la fois la science d’un -luxe raffiné, et une vie intellectuelle très intense, Bernard de Nohel -était à sa vraie place. En entrant, Pierre en eut l’intuition soudaine -et, pour la première fois, il mesura réellement l’abîme qui existait -entre Jeanne de Thiaz et lui, le marin tout d’une pièce, à peine -dégrossi par des études techniques.</p> - -<p>Bernard s’était levé. Sa silhouette mince et<span class="pagenum"><a id="page_209">{209}</a></span> aristocratique se mouvait -à l’aise au milieu des sobres élégances qui l’entouraient. Son visage -fin, un peu pâle, terminé par une barbe châtain taillée en pointe, lui -donnait une vague ressemblance avec le grand seigneur Louis XIII du -chevalet; dans ses yeux bleu d’acier, aux profondeurs inquiétantes, tout -un drame moral aurait pu se déchiffrer.</p> - -<p>Pierre vit que cet homme avait souffert, mais il ne comprit pas qu’il -avait lutté et qu’un vent d’orage avait passé sur lui, brûlant et -impétueux. Oppressé par l’isolement, las de creuser l’éternelle -comparaison: du «ce qui est», avec le «ce qui aurait pu être», vingt -fois Bernard avait été sur le point de reprendre la sinistre boîte, dans -la crédence où elle dormait, ou de se jeter aveuglément dans son -ancienne vie, pour oublier l’autre...</p> - -<p>S’il avait résisté, il sentait que le combat n’était pas fini... et il -se demandait si sa défaite n’était pas au bout.</p> - -<p>Pierre s’avança, un peu ému lui aussi, de ce qu’il avait à dire.<span class="pagenum"><a id="page_210">{210}</a></span></p> - -<p>—Monsieur, commença-t-il, vous ne me connaissez que comme je vous -connais, de nom... Je suis Pierre Le Jariel.</p> - -<p>—Je ne sais à quoi je dois l’honneur de votre visite, -monsieur,—répondit Bernard avec une courtoisie parfaite bien qu’un peu -froide, en indiquant un siège au jeune homme,—mais je connais en effet -votre nom qui est celui d’un homme que j’estime infiniment et je suis à -votre disposition, quoi que vous veniez me dire.</p> - -<p>Le neveu du docteur se recueillit un instant.</p> - -<p>—Monsieur de Nohel, fit-il enfin, nous nous trouvons à l’égard l’un de -l’autre, dans une situation singulière. Et il faudrait, je le sais, pour -sauver d’une sorte de ridicule la démarche que je tente aujourd’hui -auprès de vous, un tact et une habileté de mots que je ne possède pas... -Je ne suis qu’un marin, un homme très simple, un peu rude; prenez-moi -donc tel que je suis, avec mes brusqueries et mes maladresses, en -appréciant mes intentions, non mes moyens.<span class="pagenum"><a id="page_211">{211}</a></span></p> - -<p>Bernard s’inclina sans répondre, toujours très calme, n’appréhendant que -ce qui pourrait sortir de pénible pour Janik, de cet entretien dont il -ne prévoyait pas l’issue. Pierre continua:</p> - -<p>—Mademoiselle de Thiaz est souffrante...</p> - -<p>Si maître de lui qu’il crût être, Nohel ne put retenir une -exclamation... La tête lui tourna, une phrase instinctive, gauche, -disant tout ce qu’il voulait taire, lui échappa:</p> - -<p>—Elle est malade, elle est gravement malade, n’est-ce pas?... Je le -sentais...</p> - -<p>«Allons, il l’aime bien, pensa Pierre», et il eut un sourire quelque peu -mélancolique.</p> - -<p>—Mademoiselle de Thiaz n’est pas gravement malade, monsieur de Nohel, -dit-il..., elle n’est que très faible, très nerveuse, très triste... -toutes choses dont on peut guérir heureusement... Mais, tenez, si vous -voulez m’entendre, oubliez que j’aie jamais été pour Janik autre chose -qu’un frère—cela vous sera d’autant plus facile que, ce qui a changé il -y a quatre ans entre elle et moi, c’est beaucoup<span class="pagenum"><a id="page_212">{212}</a></span> plus le nom que nous -nous donnions, que le sentiment qui nous unissait... Cette affection -fraternelle très profonde, toute dévouée chez moi, m’a fait -comprendre—sans que mademoiselle de Thiaz ait proféré une plainte—que -ma petite amie souffrait et que si... si elle n’aimait pas le fiancé que -lui avait choisi sa tante, c’était que son cœur en avait choisi un -autre... Voilà pourquoi je suis ici.</p> - -<p>—Je vous jure, fit Bernard, que jamais rien ne m’a autorisé à croire -que mademoiselle de Thiaz m’honorât d’un autre sentiment que celui d’une -grande pitié.</p> - -<p>—J’en suis convaincu, monsieur... Mais avec l’ami d’enfance qui était -redevenu son frère d’adoption, mademoiselle de Thiaz n’était pas tenue -aux mêmes réserves... Ce que je vous demande maintenant, c’est la -réponse d’un honnête homme à un honnête homme, et je m’adresse à toute -votre loyauté, et à tout ce que mon oncle Le Jariel a deviné en vous de -bon et de généreux: vous aimez Jeanne de Thiaz, votre cri d’angoisse me -l’a dit; l’aimez-<span class="pagenum"><a id="page_213">{213}</a></span>vous bien profondément, croyez-vous sincèrement -pouvoir la rendre heureuse?</p> - -<p>—Si je l’aime, si je la rendrais heureuse!... Ah! monsieur, je ne sais -comment vous dire, comment...</p> - -<p>Une ivresse folle, une reconnaissance exaltée, se lisaient dans les yeux -de Bernard.</p> - -<p>Pierre répéta:</p> - -<p>—Croyez-vous pouvoir la rendre heureuse?</p> - -<p>Alors Bernard eut une seconde d’hésitation. Avant de répondre, il -s’interrogeait lui-même.</p> - -<p>Pierre avait demandé une parole grave à un homme, et non pas un banal -serment d’amoureux à un enfant.</p> - -<p>Enfin, Nohel dit, très fermement, en regardant le marin dont la -physionomie ouverte lui inspirait une irrésistible confiance:</p> - -<p>—Oui, je crois, je sens qu’elle serait heureuse avec moi...</p> - -<p>Puis, dans un élan presque indépendant de sa volonté, il ajouta:<span class="pagenum"><a id="page_214">{214}</a></span></p> - -<p>—Vous êtes infiniment meilleur que moi, monsieur... Voulez-vous me -donner la main.</p> - -<p class="dtts">. . . . . . . . . .</p> - -<p>—Bernard et Janik s’aimaient! Comme ils gardaient bien leur secret!... -Et Pierre qui se sacrifie, c’est superbe! Marions ces enfants, docteur: -quel joli roman!</p> - -<p>Telles ont été les conclusions de l’incorrigible Armelle.</p> - -<p>Maintenant, Bernard attend dans le salon jonquille. Il a vu mademoiselle -de Kérigan, il a vu M. Le Jariel, et Janik va venir.</p> - -<p>Elle va venir et il se le figure à peine. Son bonheur l’étonne comme -quelque chose de trop anormal pour être vrai. L’émotion a décomposé son -visage; les yeux pleins d’extase, il la voit s’avancer vers lui, elle, -la <i>petite mère-grand</i>.</p> - -<p>Elle chancelle, brisée par une joie trop forte, un peu pâle dans sa robe -rose, souriante, avec des larmes au bord des paupières...</p> - -<p>Et Bernard la regarde toujours, sans faire un pas au-devant d’elle. -Comme autrefois,<span class="pagenum"><a id="page_215">{215}</a></span> dans la chambre de la tourelle, il croit à une -vision...</p> - -<p>Quand elle fut tout près de lui seulement, il prit les deux mains -qu’elle lui tendait et les enferma dans les siennes qui brûlaient.</p> - -<p>—Bernard... dit-elle très bas, la voix douce.</p> - -<p>—Janik... ah! si vous saviez ce que j’ai souffert!</p> - -<p>—Je le sais.</p> - -<p>La voix étranglée, il murmura:</p> - -<p>—Non, vous ne savez pas, mon ange... vous ne savez pas ce que je suis -quand vous n’êtes plus là, ce que j’aurais été surtout, s’il m’avait -fallu vous perdre... Vous êtes la pureté même... moi je ne suis qu’un -homme, très faible et très malheureux... Janik, je ne veux rien vous -cacher... souvent, pendant ces six semaines de déchirements, je me suis -senti redevenir l’être misérable que j’ai déjà été; voulez-vous me -pardonner, voulez-vous me laisser encore votre petite main -compatissante. Malgré mes fautes passées, malgré ces dernières -défaillances, voulez-vous être ma femme?<span class="pagenum"><a id="page_216">{216}</a></span></p> - -<p>—Oui, Bernard.</p> - -<p>Alors, avec une sorte de respect attendri, Bernard attira la jeune fille -contre sa poitrine où elle s’appuya, tendre et confiante.</p> - -<p>—Janik, ma Janik, dit-il de cette voix basse et infiniment pénétrante -qu’il avait quelquefois, vous n’avez pas peur de toute une existence -avec ce Jacques Chépart, que vous avez connu si lâche? Vous voulez bien -croire à son amour, accepter sa vie qu’il vous donne et qu’il rendra -digne de vous; fermer ainsi vos chers yeux et, sans crainte, vous -abandonner à lui, pour toujours? Vous voulez bien, dites?... -Regardez-moi.</p> - -<p>—Oui, Bernard, dit-elle encore.</p> - -<p>Et, levant sur Nohel ses grands yeux lumineux où brillait tant d’amour -qu’il en fut ébloui, elle reprit de sa voix aimante:</p> - -<p>—Je veux être votre femme, je veux vous rendre heureux, être heureuse -en vous et par vous... Je n’ai pas peur de Jacques Chépart, je le -connais, il sera mon orgueil et ma joie! Et, puisque vous m’aimez, -puisque je vous aime,<span class="pagenum"><a id="page_217">{217}</a></span> je n’ai pas peur de la vie: j’ai foi en vous, -j’ai foi en Dieu!</p> - -<p>Un long moment Bernard la contempla avec un désir de s’agenouiller -devant elle.</p> - -<p>—Oh! ma chérie, répondit-il, vous avez raison d’avoir confiance, car je -vous aime de toutes les forces de mon âme et mon amour est plus pur et -meilleur que moi!... Vous avez raison de croire au bonheur, car je vous -porterai dans mes bras, à travers la vie, et jamais vos petits pieds -n’effleureront les épines... Vous avez raison aussi de ne plus craindre -Jacques Chépart, car vous en ferez un autre homme. Vous saurez le -comprendre et le soutenir, il travaillera pour vous; il veut que vous -soyez fière de l’appeler votre mari!</p> - -<p>Et doucement, il entraîna la jeune fille sur la terrasse où ils avaient -échangé tant de paroles cruelles.</p> - -<p>On avait ouvert les fenêtres du château, pour y faire entrer le soleil -qui brillait d’un air de fête... Soudain, Bernard aperçut, dans la -tourelle, le portrait de l’aïeule, qu’un rayon nim<span class="pagenum"><a id="page_218">{218}</a></span>bait d’or. Alors il -lui envoya un regard de gratitude et, pressant ses lèvres sur le front -de sa fiancée, il murmura:</p> - -<p>—Petite mère-grand! c’est toi qui me la donnes, «ma conscience en robe -rose!» Et je l’aimerai tant, je serai pour lui plaire si bon, si «sage», -que ses yeux et les tiens me souriront toujours... Merci, merci, petite -mère-grand!...<span class="pagenum"><a id="page_219">{219}</a></span></p> - -<h2><a id="MARIAGE_DE_RAISON"></a>MARIAGE DE RAISON</h2> - -<div class="poetry1"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Aime celui qui t’aime et sois heureuse en lui.<br /></span> -<span class="i15"><small>V. HUGO.</small><br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>C’est un petit salon bien parisien, bien moderne dans son élégante -bizarrerie. Tous les styles, toutes les teintes se touchent sans se -heurter dans ce désordre habile où les plantes de serres jettent çà et -là leur note un peu crue, et où la chatoyante polychromie des tapis -d’Orient s’harmonise au flou pâle des étoffes anciennes, tandis que, du -haut de son chevalet drapé, un Pierrot de Flameng rit à la Vénus grecque -qui ne s’en étonne pas.</p> - -<p>Léa est assise près de la fenêtre; le soleil printanier, qui filtre au -travers des vitraux,<span class="pagenum"><a id="page_220">{220}</a></span> danse en lueurs roses sur ses cheveux blonds; dans -un cornet de cristal, à côté d’elle, de grandes branches de lilas -penchent leurs feuilles alanguies. Elle tient à la main une broderie, -mais elle ne travaille pas; le s yeux vagues, la bouche souriante, elle -rêve.</p> - -<p>A quoi rêve-t-elle?... A quoi rêvent les jeunes filles!... Oh! Musset, -pardonnez-lui! Elle a seize ans, elle est aimée, et ce sont des -chiffons, des bagatelles qui lui occupent l’esprit! Ce bouquet qu’elle -contemple d’un regard tranquille, c’est l’envoi quotidien de son fiancé, -et le parfum des fleurs n’apporte à son jeune cerveau que le souvenir -banal des visites qu’elle a faites et des félicitations qu’elle a reçues -à l’occasion de son mariage!</p> - -<p>Il lui passe devant les yeux des nuages de dentelle, enrubannés de -rose... Son trousseau est ravissant: Doucet s’est surpassé. Elle pense à -la corbeille... des diamants, son ambition! Et du renard bleu... quelle -joie! Puis elle récapitule le contenu des paquets de toutes formes et de -toutes dimensions qu’on apporte<span class="pagenum"><a id="page_221">{221}</a></span> sans cesse à l’hôtel depuis huit jours. -L’a-t-on gâtée cette Léa!... Ah! c’est amusant de se marier!... Et, la -mine triomphante, elle se redit pour la centième fois ce programme qui -l’enchante: «Je sortirai seule, j’irai dans les petits théâtres et je -lirai Marcel Prévost!»</p> - -<p>Elle est si jeune, la mignonne! La longue natte qui tombe en frisant -jusqu’à sa taille gracile, ses yeux bleus qui s’ouvrent à tout propos -dans un étonnement naïf, ses mouvements pressés, sa démarche voltigeante -lui donnent encore un peu l’air d’une petite fille.</p> - -<p>Quand son père et sa mère ont prononcé pour la première fois le mot -magique de mariage, quand ils lui ont parlé de Jean Reignal qu’elle -connaissait à peine, elle a rougi beaucoup, mais elle a dit «oui» sans -hésiter. Certes, elle n’eût point agréé si vite un mari laid ou maussade -ou inintelligent; il n’avait fallu qu’une seconde à ses bons yeux de -jeune fille pour voir que M. Reignal était aimable, distingué, -sympathique. Puis on avait causé. Les gestes, le langage du jeune homme -portaient ce caractère de<span class="pagenum"><a id="page_222">{222}</a></span> pondération et de sobriété qui marque très -généralement une supériorité intellectuelle incontestée; ses yeux -étaient de ceux qui plaisent aux femmes par un regard profond, à la fois -dominateur et très doux... pour tout dire, il réalisait à peu près -«l’idéal» de Léa et de ses petites amies, cet idéal dont on avait tant -jasé en visite et en promenade, au bal et au cours! N’est-il pas -délicieusement flatteur d’inspirer une passion à un homme de trente ans, -«à un homme sérieux»? Et c’est au bal, par hasard, que Jean a rencontré -Léa; il s’est épris d’elle au premier sourire qu’elle a daigné lui -adresser. Aussi est-elle fière, très fière de son roman. Le coup de -foudre, songez donc?</p> - -<p>Elle saute de joie, elle jette son ouvrage, elle court à la glace, s’y -examine avec complaisance, pirouette et revient s’asseoir à l’abri d’un -paravent peint de gros chrysanthèmes.</p> - -<p>—Je dois être jolie, songe-t-elle gravement, en se mettant à dévider la -soie d’un peloton sur une bobine—un ouvrage de petit chat qui n’empêche -pas de rêver.<span class="pagenum"><a id="page_223">{223}</a></span></p> - -<p>—Madame de Prébois trouve que j’ai l’air d’un Greuze... Et, mardi -dernier, quand on a fait des tableaux vivants chez lady Smithson, on me -voulait absolument pour représenter Titania... Une fée peinte par -Greuze! pas mal!... Quelle chance d’être blonde; Jean déteste les -brunes... Il est très beau, mon mari! J’aime tant sa petite -moustache!... Comme il m’aime!... Est-ce que je l’aime, moi?... Mon -Dieu, je n’en sais rien... Je suis très contente d’être aimée, voilà... -Je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’adorer son mari pour être -heureuse... Ah! pourquoi toutes les jeunes filles ne rencontrent-elles -pas des jeunes gens charmants qui les épousent? Pourquoi le bonheur -n’est-il pas donné à toutes celles qui le mériteraient?</p> - -<p>Tandis que Léa se pose anxieusement cette question, une moue rapproche -ses sourcils et elle pense à sa cousine Jacqueline de Mayran, qui a -vingt ans, qui est belle, parfaite et qui veut entrer au couvent.</p> - -<p>Pauvre Jacqueline! Elle est orpheline, et a pour tutrice une vieille -tante ennuyeuse qui lui<span class="pagenum"><a id="page_224">{224}</a></span> apprend à tricoter et lui fait lire Condillac; -certes il y a bien là de quoi vous dégoûter du monde! Mademoiselle de -Mayran ne va au bal que lorsqu’on la confie à la mère de Léa et c’est -très rare; il est vrai qu’elle ne s’amuse guère au bal. Les danseurs -l’ont surnommée Sainte-Jacqueline, tant elle a passé froide et sereine, -dans ces grands salons pleins de lumière où le plaisir l’invitait.</p> - -<p>Le couvent! Tel est son rêve à elle. A ce seul mot, Léa frissonne. Le -couvent! Ne jamais rire, ne jamais valser, ne jamais se marier!... Et -puis, il y a des pénitences... et puis, l’uniforme enlaidit. Ah! combien -Léa préfère à la cornette, le voile qui l’enveloppera dans trois jours, -quand Jean la conduira à l’autel! Pauvre Jacqueline!</p> - -<p>Et Léa dévide toujours. Le peloton fait des bonds extravagants sur le -tapis, la bobine grossit à vue d’œil. Puis, tout à coup, le fil de soie -glisse sans résistance dans la main de la jeune fille, et il ne reste -plus à terre qu’une carte pliée en quatre. Une carte de correspondance, -bleue avec un chiffre au coin.<span class="pagenum"><a id="page_225">{225}</a></span></p> - -<p>—Tiens! l’écriture de madame de Prébois.</p> - -<p>Et ce nom évoque encore toute une envolée de souvenirs.</p> - -<p>—Madame de Prébois? mais elle était au fameux bal. N’est-ce pas elle -qui nous a présenté Jean?... Oui, oui, je me rappelle. Elle avait une -robe de velours vert... Moi, j’étais en blanc, Jacqueline en rose... Et -maman disait d’un air fier en nous admirant: «J’ai deux filles ce soir.»</p> - -<p>Léa a ramassé distraitement la carte, elle la regarde et... Jean -Reignal! Oui, c’est le nom de son fiancé qu’elle aperçoit au milieu des -pattes de mouche de madame de Prébois. Lentement, elle déploie le billet -et elle se demande si elle va lire. Elle est émue, anxieuse... pourquoi?</p> - -<p>Et pourquoi ce tremblement qui lui agite les doigts, pourquoi cette -angoisse qui lui serre le cœur?</p> - -<p>Que peut-elle bien dire de Jean, madame de Prébois?</p> - -<p>Allons, un peu de courage... C’est absurde<span class="pagenum"><a id="page_226">{226}</a></span> d’avoir peur ainsi. Elle n’a -pas la mine bien méchante cette carte satinée!</p> - -<p>La jeune fille se met à lire:</p> - -<div class="blockquot"><p class="indd"> -«Ma bien chère,<br /> -</p> - -<p>»Venez sans faute ce soir au bal de Madeleine. C’est décidément là -que Roméo et Juliette se rencontreront. Moi, je suis sûre qu’ils se -plairont, nos jeunes gens! Vous connaissez Jean Reignal comme un -avocat remarquable et remarqué, mais vous allez voir et juger -l’homme! c’est un charmeur. A bientôt, ma toute belle, je suis -ravie de ma politique. Voilà le plus adorable des mariages de -raison. Bien à vous.</p> - -<p class="r"> -<small>»MARTHE DE PRÉBOIS.</small><br /> -</p> - -<p>»<i>P.-S.</i>—J’embrasse très affectueusement votre fille, la jolie -Léa.» </p></div> - -<p>La lettre, lancée avec violence vers la cheminée, s’en alla tout droit à -son adresse et fut consumée en un instant.</p> - -<p>Un flot de larmes inondait le visage de la<span class="pagenum"><a id="page_227">{227}</a></span> pauvre enfant. Ainsi cette -rencontre au bal était arrangée; ainsi, il avait été arrêté d’avance que -Léa plairait à Jean, que Jean demanderait Léa! Ah! cette affreuse madame -de Prébois, avec sa rage de marier tout le monde!</p> - -<p>Un mariage de raison!!</p> - -<p>Un mariage dont on a pesé le pour et le contre, un mariage traité comme -une affaire! Sans doute, M. Reignal s’était informé de la dot et des -espérances...</p> - -<p>Un mariage de raison!!!</p> - -<p>Cette chose flétrie par tous les romans que Léa a lus... Oh! les belles -tirades où, bravant les obstacles, le jeune homme jure qu’il obtiendra -celle qu’il aime! Oh! les scènes poétiques où le héros entrevoit -l’héroïne, blanche et frêle comme une vision!... La destinée les conduit -l’un vers l’autre; deux regards se croisent et deux cœurs sont unis à -jamais. Combien la triste réalité ressemble peu aux romans!</p> - -<p>M. Reignal a trente ans, l’âge raisonnable pour «faire une fin»; madame -de Prébois, qui est une grande marieuse, s’est empressée de<span class="pagenum"><a id="page_228">{228}</a></span> lui -chercher une femme et elle a pensé à Léa! Si elle avait pensé à Jeanne, -à Laure ou à Marguerite, il aurait épousé Marguerite, Laure ou Jeanne, -pourvu que la dot et la famille répondissent aux conditions requises. -C’est tout simple; une foule de mariages se concluent ainsi... Et dans -trois jours, Léa sera la femme d’un homme qu’elle ne connaît pas, et -qu’elle ne pourra jamais aimer! Elle partira seule, toute seule avec -lui!</p> - -<p>Maintenant, elle a oublié ce qui l’éblouissait tout à l’heure, les -fêtes, les bijoux, les parures, les satisfactions puériles de sa vanité. -Et, pour la première fois, à cette heure où l’avenir qui l’attend -l’émeut d’une terreur folle, elle songe qu’il serait doux d’aimer, -d’être aimée, de se l’entendre dire, et de donner tout son cœur et de se -laisser conduire à travers la vie, passivement, aveuglément, par une -main forte qui se ferait tendre... Mais, hélas! Jean n’aimera jamais sa -femme. Et il est trop tard pour retourner en arrière.</p> - -<p>Le soleil a disparu peu à peu. La porte qui<span class="pagenum"><a id="page_229">{229}</a></span> s’ouvre discrètement fait -sursauter la jeune fille, et Jean Reignal en personne entre.</p> - -<p>—Bonjour, monsieur.</p> - -<p>—Bonjour, mademoiselle.</p> - -<p>C’est assez sec; mais il y a une nuance sensible entre le «monsieur» de -Léa qui est strictement correct et le «mademoiselle» de Jean qui est dit -sur un ton de plaisanterie affectueuse. Ce «mademoiselle» équivaut à -«Léa» tout court.</p> - -<p>—Madame votre mère n’est pas rentrée? fait le jeune homme.</p> - -<p>Et il y a dans sa voix comme un contentement vaguement exprimé.</p> - -<p>—Maman? Non.</p> - -<p>Elle esquisse un salut, puis elle glisse vers la porte latérale; déjà -elle soulève la portière.</p> - -<p>—Léa!</p> - -<p>Elle tressaille et tourne la tête. Lui s’est avancé.</p> - -<p>—Restez un peu, supplie-t-il amicalement.</p> - -<p>Elle prend un air très digne:<span class="pagenum"><a id="page_230">{230}</a></span></p> - -<p>—Maman me défend de recevoir en son absence.</p> - -<p>—Les étrangers, mais moi... Dans trois jours vous serez ma femme! Ma -chère Léa, maman ne me grondera pas, j’en suis sûr.</p> - -<p>En prononçant ces mots: «Ma chère Léa,» la voix du jeune homme a vibré -plus profonde; la petite fiancée s’en aperçoit fort bien, mais elle -s’est promis d’être froide. Sans répliquer, elle s’assied sur le canapé -et Jean vient auprès d’elle, en souriant de son sourire un peu -protecteur.</p> - -<p>—Vous avez l’air d’être en pénitence, dit-il, vous n’êtes pas sortie -aujourd’hui?</p> - -<p>—Non.</p> - -<p>—Pourquoi?</p> - -<p>—J’avais des papillons plein la tête.</p> - -<p>—Noirs ou roses, vos papillons?</p> - -<p>—Noirs.</p> - -<p>—Vraiment? Serait-il indiscret de vous demander ce qu’ils vous -contaient en battant de l’aile?</p> - -<p>—Très indiscret.<span class="pagenum"><a id="page_231">{231}</a></span></p> - -<p>—Me le direz-vous dans quelques jours?</p> - -<p>—Non.</p> - -<p>—Vous aurez des secrets pour votre mari?</p> - -<p>—Ai-je dit que c’était un secret? On n’est pas forcée de dire toutes -ses pensées à son mari, je suppose!</p> - -<p>—Mais si.</p> - -<p>—Je ne vous dirai pas les miennes.</p> - -<p>—Alors, je les devinerai.</p> - -<p>—Ah!... comment donc, je vous prie.</p> - -<p>—Très simplement. Je prendrai comme cela vos deux mains dans les -miennes et je lirai dans vos yeux.</p> - -<p>Léa devint très rouge; le timbre de la porte d’entrée retentissait deux -fois, elle se leva précipitamment.</p> - -<p>—Voilà maman... je vais l’embrasser.</p> - -<p>Elle était extrêmement troublée, fâchée contre Jean. Ce mot terrible de -«mariage de raison» tourbillonnait dans sa tête. Elle était humiliée de -faire un mariage de raison, et puis triste, si triste! Jusqu’au matin -elle pleura à chaudes larmes, se répétant qu’elle était bien -malheu<span class="pagenum"><a id="page_232">{232}</a></span>reuse d’épouser un homme aussi déloyal. Quel hypocrite! Oui, -vraiment, à l’entendre, elle aurait pu se croire chérie.</p> - -<p>—Comme je le déteste! gémissait-elle.</p> - -<p>Or, il a été universellement constaté que lorsqu’une femme dit d’un -homme: «Je le déteste», c’est qu’elle est bien près de l’aimer. Léa -s’était écriée, l’imprudente: «Il n’est pas nécessaire d’aimer pour être -heureuse.» Comme la fée que l’on n’avait pas conviée au baptême de la -Belle au bois, l’amour venait réclamer sa place; il parlait en maître, -il s’installait en roi dans ce petit cœur de jeune fille qui ne l’avait -point appelé.</p> - -<p>  </p> - -<p>L’église est remplie de froufrous de soie et de parfums de fleurs; -autour de l’autel, tout est blanc et lumineux, les orgues chantent -gravement sous la voûte, et la mariée s’avance au bras de son père, -blanche elle aussi, sous le tulle qui idéalise sa blondeur.</p> - -<p>Très beau mariage en somme! Toilettes exquises, sermon remarquable, -messe en mu<span class="pagenum"><a id="page_233">{233}</a></span>sique avec le concours des premiers chanteurs de l’Opéra, -puis, après la cérémonie, lunch brillant chez madame Person, la mère de -la mariée.</p> - -<p>Tout en papotant dans le salon fleuri, on goûte du bout des lèvres des -petites choses fort appétissantes, on accepte une coupe de champagne, on -grignote un gâteau en répétant qu’on n’a pas faim. Léa et Jean sont fort -entourés. Les amies de Léa s’écrient avec enthousiasme:</p> - -<p>—Il est impossible de rêver une plus jolie mariée que toi. Ajoutant <i>in -petto</i>: Excepté moi, quand je me marierai.</p> - -<p>De bonnes mères embrassent cette chère petite, en se disant, la rage au -cœur, que madame Person a bien de la chance.</p> - -<p>Et les amis de Jean qui viennent de faire l’apologie du célibat, -concluent qu’après tout, Reignal n’est pas à plaindre.</p> - -<p>Puis peu à peu les salons se vident.</p> - -<p>Madame Reignal se retire dans sa chambre pour échanger contre un costume -de voyage sa longue robe de satin blanc. Dans un<span class="pagenum"><a id="page_234">{234}</a></span> instant, son mari va -l’emmener; ils dîneront à la gare avant de partir pour Bruxelles.</p> - -<p>La pauvre petite mariée a inondé de pleurs le velours du prie-Dieu, -mais, maintenant, elle veut être calme, jouer, pour sa mère, la comédie -du bonheur. Gaiement elle admire la dentelle de son linge et le chic -anglais de son manteau. Sa parole est saccadée, elle rit beaucoup, elle -rit trop et madame Person a le cœur gros. Une petite larme de ces chers -yeux lui aurait fait tant de bien!</p> - -<p>—Je ne suis plus Léa Person, je suis madame Reignal! C’est drôle, -dis?... As-tu entendu qu’on m’appelait madame? Est-ce que tu trouves que -j’ai l’air d’une dame, toi?... Tu l’aimeras bien, n’est-ce pas, madame -Jean?</p> - -<p>Voilà ce qu’elle dit et elle pense: «Mon Dieu, je voudrais mourir! je -n’aime pas Jean, non, je ne l’aime pas!... Ah! s’il m’avait aimée un -peu... seulement un peu... mais je le déteste.»</p> - -<p>Et elle regarde désespérément sa chambre de jeune fille. Que d’années -paisibles dans ce nid douillet!<span class="pagenum"><a id="page_235">{235}</a></span></p> - -<p>Soudain, ne pouvant plus se contenir, madame Person murmure:</p> - -<p>—Que vais-je devenir pendant ce voyage, ma pauvre chérie!</p> - -<p>C’est le coup de grâce. Léa sanglote sur l’épaule de sa mère qui ne sait -plus à quel saint se vouer.</p> - -<p>M. Person frappe à la porte.</p> - -<p>—Allons, allons, ma fillette, il est tard!</p> - -<p>—Ça m’est bien égal, répond-on.</p> - -<p>Alors, il entre, il console sa fille, il gronde sa femme, et Léa se -dirige vers l’antichambre, suivie de sa mère qui porte avec un soin -attendri le petit sac en cuir de Russie.</p> - -<p>Jean est là, il attend sa bien-aimée, il lui sourit de loin; puis il -voit qu’elle a les yeux rouges.</p> - -<p>—Ma pauvre Léa, fait-il affectueusement.</p> - -<p>Oh! oui, pauvre Léa! Et, se remettant à pleurer, elle retourne à -l’épaule maternelle.</p> - -<p>—Dîne avec nous, ma mignonne, vous partirez après, suggère timidement -la pauvre mère.<span class="pagenum"><a id="page_236">{236}</a></span></p> - -<p>M. Person a l’air contrarié (les hommes se soutiennent entre eux), mais -Jean ne peut que dire:</p> - -<p>—C’est comme vous préférerez, Léa.</p> - -<p>Et Léa lui en veut mortellement.</p> - -<p>—Partons, réplique-t-elle d’une voix brève.</p> - -<p>En voiture, elle se pelotonne dans un coin et pleure. D’abord M. Reignal -se tait, puis il lui prend la main.</p> - -<p>—Ma Léa, ne pleurez pas ainsi.</p> - -<p>—Je ne peux pas m’en empêcher. Je sais bien que cela vous vexe.</p> - -<p>—Non, cela ne me vexe pas, mais cela me fait beaucoup de peine.</p> - -<p>—Je ne vois pas pourquoi cela vous fait de la peine... vous devez bien -penser que j’aime mieux maman que vous...</p> - -<p>—Eh bien! non, figurez-vous... J’espérais bonnement que votre cœur -était assez grand pour maman et pour moi, répondit-il si gentiment que, -sans l’avouer, elle se sent presque radoucie.</p> - -<p>Au buffet, ils s’installèrent à une petite table.<span class="pagenum"><a id="page_237">{237}</a></span> Jean était tout -occupé de sa femme, il la servait lui-même, et, en lui disant de ces -choses insignifiantes qui viennent parfois aux lèvres quand on a le cœur -trop plein, il la couvait des yeux. Elle était bien forcée de convenir -que c’était très amusant de dîner en tête à tête.</p> - -<p>Lorsqu’on commença à ouvrir les portes, son mari lui prit le bras et la -conduisit au coupé qui les attendait, retenu depuis la veille.</p> - -<p>—Êtes-vous bien, êtes-vous contente? disait-il tout bas.</p> - -<p>Elle feignait de ne pas entendre, elle arrangeait sans répondre les -frisures de son front en se mirant dans une petite glace, mais elle -entendait très bien, un vague sourire effleurait sa bouche, et sa main -tremblait un peu.</p> - -<p>Soudain, un cri de la machine déchira l’air... les portières se -fermèrent avec un bruit sourd.</p> - -<p>Le train se mettait en marche.</p> - -<p>Léa tressaillit. Le charme était rompu. Elle se rappela la lettre de -madame de Prébois, et toutes les petites joies qu’elle avait naïvement -savourées s’évanouirent dans son souvenir. La<span class="pagenum"><a id="page_238">{238}</a></span> sensation poignante de -l’irrévocable l’accablait. Cette grosse machine noire l’emportait vers -l’inconnu, dans une autre vie, loin de ce qui lui était cher! Toute son -existence appartenait à cet homme qui l’avait épousée sans amour. -Éperdue, elle cacha son visage dans ses mains et sanglotant:</p> - -<p>—Pourquoi m’avez-vous choisie, moi plutôt qu’une autre... pourquoi, -puisque vous ne m’aimiez pas?</p> - -<p>Le jeune homme eut un mouvement de stupeur; elle continuait avec une -véhémence enfantine:</p> - -<p>—Vous n’étiez pas une petite fille, vous! Vous ne désiriez pas qu’on -vous appelât madame; ah! c’est bien mal, allez!... Je ne pourrai jamais -vous aimer... je ne vous aimerai jamais... Et nous serons très -malheureux, voilà tout.</p> - -<p>—Mais, ma Léa, je vous adore!</p> - -<p>Vainement, il s’était agenouillé devant elle, essayant de l’apaiser...</p> - -<p>—Non, non, je sais que vous ne m’aimez<span class="pagenum"><a id="page_239">{239}</a></span> pas, disait-elle. J’ai lu une -lettre... je sais que c’est un mariage arrangé... oui, je sais tout... -Oh! mon Dieu! j’aurais mieux aimé le couvent comme Jacqueline!</p> - -<p>—Un mariage arrangé? répétait Jean qui se demandait s’il ne perdait pas -un peu la tête. Ma pauvre enfant, que voulez-vous dire? vous me rendez -fou... pourquoi ne m’aimerez-vous jamais?... Voyons, que vous ai-je fait -pour que vous pleuriez ainsi, pour que vous me fuyiez, moi qui ne vis -plus qu’en vous. Je souffre beaucoup, Léa, je vous assure...</p> - -<p>Et malgré la résistance de la jeune femme, il lui avait pris les mains, -il lui parlait doucement, ardemment.</p> - -<p>—Vous croyez que je ne vous aime pas? Comment avez-vous eu cette -pensée? Regardez-moi, écoutez-moi...... Je vous adore et peut-être mille -fois plus aujourd’hui, parce que nos deux vies sont liées pour toujours, -parce que maintenant votre joie et votre peine dépendent de moi, parce -que vous êtes mon bien, mon trésor... Tout à l’heure encore, votre mère -m’a<span class="pagenum"><a id="page_240">{240}</a></span> dit: «Aimez ma Léa, soyez bon pour elle! Tout en l’aimant comme -votre femme, aimez-la aussi comme une fille chérie, remplacez-moi un -peu.» Et je lui ai répondu: «Soyez heureuse, soyez tranquille, oui, je -l’aimerai, je la protégerai, jamais sa petite main ne quittera la -mienne.»—Ah! ma chérie, vous croyez que je ne vous aime pas!</p> - -<p>D’abord, elle avait levé ses grands yeux, puis ses paupières s’étaient -baissées comme alourdies par les larmes qui se succédaient, perlant aux -cils.</p> - -<p>—Je sais... Je sais bien que vous n’êtes pas méchant... mais...</p> - -<p>—Mais quoi? Je vous ai toujours aimée, Léa, toujours... Ma Léa, je vous -le jure... Je vous ai adorée le premier jour, le premier instant.</p> - -<p>Elle secouait la tête d’un air triste et sérieux.</p> - -<p>—N’essayez pas de me tromper, Jean, il y trois jours, quand j’ai lu -cette lettre, j’ai tout compris.<span class="pagenum"><a id="page_241">{241}</a></span></p> - -<p>—Enfin, Léa, quelle lettre, quelle lettre?</p> - -<p>—Mais la lettre de madame de Prébois, fit-elle avec un peu -d’impatience, en retenant mal les sanglots qui la suffoquaient.</p> - -<p>—De madame de Prébois! Que disait-elle?</p> - -<p>—Elle disait à maman d’aller au bal de madame Salbert... elle disait -que... Roméo et Juliette s’y rencontreraient... que... Oh! l’affreuse -lettre! je ne sais plus, moi... Elle parlait de vous, et puis elle -disait... elle disait: «Ce sera un charmant mariage de raison!...» Oh! -Jean, il fallait me prévenir... Est-ce qu’on peut jamais aimer une femme -qu’on épouse par raison?</p> - -<p>Ces explications entrecoupées ne donnaient guère le mot de l’énigme à M. -Reignal. Assis à côté de Léa, il l’avait entourée de ses bras, et il la -berçait tendrement, paternellement. Soudain, une exclamation lui échappa -et, prenant dans ses deux mains la tête de sa petite femme, il -l’embrassa bien fort sur les cheveux.</p> - -<p>—Léa, ma chère folle, s’écria-t-il, je comprends!... mais ce n’était -pas vous!... Ah!<span class="pagenum"><a id="page_242">{242}</a></span> pourquoi madame de Prébois se mêle-t-elle de citer -Shakespeare, au lieu d’appeler les gens par leurs noms!</p> - -<p>Et c’était au tour de Léa de ne pas comprendre, mais elle se sentait -vaguement rassurée, la lueur d’un sourire brillait déjà dans ses yeux -noyés.</p> - -<p>—Qu’est-ce que cela veut dire? interrogea-t-elle intriguée, en se -dégageant un peu.</p> - -<p>Le jeune homme riait maintenant.</p> - -<p>—Ma chère petite, c’est toute une histoire... un vrai roman que je vous -raconterai, seulement...</p> - -<p>—Seulement?</p> - -<p>—Je voudrais vous entendre dire que vous ne doutez pas de ma tendresse, -Léa, de ma tendresse infinie?</p> - -<p>—J’ai confiance en vous, Jean.</p> - -<p>—Alors, si vous me donniez la main en signe de pardon... voulez-vous?</p> - -<p>—Oui.</p> - -<p>Et, lorsqu’il eut baisé cette main toute menue, il la retint prisonnière -dans la sienne,<span class="pagenum"><a id="page_243">{243}</a></span> pour raconter la chère histoire de son bonheur.</p> - -<p>—Léa, nous nous connaissions à peine, quand j’ai passé à votre doigt -cette petite bague qui vous rendait si fière, mais, depuis longtemps, je -sentais qu’il est triste de vivre sans but, de travailler sans -récompense, et, souvent, seul, le soir, j’évoquais la vision d’un doux -foyer où m’accueillerait un sourire, un baiser... Vous rappelez-vous ces -fleurs de Nice, dont vous composiez des bouquets l’autre jour... Vous -mettiez de côté les plus fraîches, les plus belles et vous disiez: «Pour -maman!...» Eh bien! Léa, moi, toute ma vie, j’ai conservé dans un coin -de mon cœur, le plus pur de mes sentiments, le meilleur de ma pensée, ce -que je devinais en moi de vraiment bon, de tendre, d’aimant, en disant: -«Pour ma femme!» Et j’éprouvais comme une souffrance en me demandant: -Existe-t-elle, la rencontrerai-je jamais?... Alors, vous savez, -quelquefois on a besoin de se confier, je parlais à ma vieille amie, à -madame de Prébois, je lui disais: «Vous qui<span class="pagenum"><a id="page_244">{244}</a></span> aimez tant à bâtir des -romans, me la trouverez-vous un jour, l’adorable créature que je rêve!»</p> - -<p>—Voyons, Jean, me répondit-elle une belle fois, comment la rêvez-vous?</p> - -<p>Léa écoutait, attentive, elle attachait sur Jean des yeux très doux où -passa soudain une inquiétude.</p> - -<p>—Oui! comment la rêviez-vous, Jean? murmura-t-elle.</p> - -<p>Il l’enveloppa d’un regard plein de caresses.</p> - -<p>—Comment je la rêvais? fit-il en l’attirant près de lui. Blonde, très -jolie... une bouche toute petite et des cheveux très fins que je -bouclerais sur mes doigts... Et puis encore, mignonne, frêle, toute -fragile comme ces bibelots délicats qu’on a peur de casser en les -touchant...</p> - -<p>—Alors, dites-moi, elle est donc un peu fée, madame de Prébois?</p> - -<p>—Oh! pas du tout, vous allez voir. Quand je lui ai dépeint ma chère -merveille, elle a ouvert de grands yeux en disant: «Il n’est pas<span class="pagenum"><a id="page_245">{245}</a></span> -difficile, ce Jean! Donnez-lui une beauté! Il sera très content.» Moi, -je souriais de son affectueuse moquerie. Non, ma bonne amie, je ne -serais pas très content. A la femme qu’on aime en passant, on peut ne -demander que d’être belle, nous exigeons plus de celle à qui nous -confions la moitié de notre vie! Celle-là, voyez-vous, ce n’est pas -seulement le délice des jeunes années, c’est encore l’amie des mauvais -jours; c’est la joie des heures bénies, c’est la consolation des grandes -douleurs... Et, quand nous lui apportons nos soucis, nos inquiétudes, ce -n’est pas pour les oublier près d’elle, c’est pour qu’elle les partage -avec nous!... je veux que ma femme soit bonne, pieuse, sensible, -aimante, intelligente aussi, car je penserai tout haut devant elle, car -je lui donnerai sa part de mes travaux, de mes craintes et de mes -espérances... Enfin je veux qu’elle soit très jeune afin que, son cœur -et son esprit devenant un peu mon œuvre, nos sentiments, nos plus -secrètes pensées se confondent toujours plus complètement... Oh! mon -amour, n’est-<span class="pagenum"><a id="page_246">{246}</a></span>ce pas que je l’ai trouvé cet idéal que je rêvais?</p> - -<p>—Oui, Jean, je vous le promets, s’écria-t-elle rougissante, émue.</p> - -<p>Oh! combien il était bon, sage, tendre, son mari!... Elle était fière de -lui, et fière aussi un peu d’elle-même, parce que, tout à coup, elle se -sentait digne d’être aimée comme il l’aimait.</p> - -<p>—Ma Léa!</p> - -<p>—Et l’histoire, Jean, l’histoire? Que vous a-t-elle répondu, madame de -Prébois?</p> - -<p>—Elle m’a répondu: «Mon ami, votre ange est de ce monde. Il y a -longtemps que je le connais, que je l’aime, et que je le garde pour -vous. Allez au bal de madame Salbert, je me charge de vous présenter à -une jeune fille qui est très belle, remarquablement intelligente et -parfaitement bonne. C’est mademoiselle Jacqueline de Mayran.»</p> - -<p>Léa jeta un cri de joie, d’ivresse, sa tête tomba sur l’épaule de son -mari.</p> - -<p>—Jacqueline! C’était Jacqueline! Ah! quel bonheur, quel bonheur, Jean!<span class="pagenum"><a id="page_247">{247}</a></span></p> - -<p>—Oui, mon adorée, c’était Jacqueline. Mais ce jour-là, je ne l’ai guère -vue, cette pauvre Jacqueline: Pour moi, il n’y avait plus qu’une jeune -fille dans le salon de madame Salbert; c’est une enfant toute blonde, -toute blanche, et mon cœur criait: «C’est elle, c’est elle!...» Ah! -qu’il était beau, lumineux, ce bal!</p> - -<p>—Oh! je me rappelle, madame de Prébois vous a présenté à moi, vous -m’avez dit: «Que c’est triste, mademoiselle, de ne pas danser!» Moi j’ai -pensé: «Quelle drôle de chose, un jeune homme qui ne danse pas!...» Mais -je vous trouvais bien gentil tout de même...</p> - -<p>—Et moi je vous trouvais ravissante et je vous aimais comme un fou... -Madame de Prébois n’y comprenait rien. Je n’ai pas dit trois mots à -Jacqueline et, un mois plus tard, vous étiez ma fiancée!</p> - -<p>Jean contemple Léa. Elle est délicieuse, un peu pâle, les lèvres -vaguement souriantes, ses longs cils ombrant sa joue.</p> - -<p>—Léa, ma chère petite femme, dans ce<span class="pagenum"><a id="page_248">{248}</a></span> temps-là, vous ne disiez pas que -vous ne pourriez pas m’aimer?</p> - -<p>—Oh! Jean, murmure-t-elle, Jean, ce n’était pas vrai... Je me sentais -si malheureuse!... Je croyais faire un mariage de raison!</p> - -<p>Et il lui répond:</p> - -<p>—Vous ne vous trompiez pas, mon aimée; les vrais mariages de raison, ce -sont les mariages d’amour.</p> - -<p class="dtts">. . . . . . . . . .</p> - -<p>«Maman chérie, ne sois pas inquiète... Nous ne pleurons plus, nous -sommes bien heureux et nous t’aimons de tout notre cœur.</p> - -<p class="r"> -<small>»LÉA. JEAN.»</small><br /> -<span class="pagenum"><a id="page_249">{249}</a></span></p> - -<h2><a id="UNE_PAGE_DE_DOULEUR"></a>UNE PAGE DE DOULEUR</h2> - -<div class="poetry1"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Tu n’as donc pas vu mes larmes.<br /></span> -<span class="i15"><small>J. BARBIER.</small><br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>Une femme auteur, un bas bleu!</p> - -<p>Pourquoi écrivait-elle?... Oh! ni par vocation, ni par pédanterie: tout -simplement parce qu’elle trouvait le monde triste, la vie monotone, et -qu’en écrivant elle vivait d’une autre vie, dans un autre monde... «Le -monde où l’on oublie»! comme dit Musset.</p> - -<p>Quand elle avait répété cent fois à ses élèves, la règle de «quelque» ou -la date de Philippe-Auguste; quand elle avait repassé, reprisé le linge, -auprès du fauteuil de sa grand’mère infirme, elle était si lasse de la -réalité!<span class="pagenum"><a id="page_250">{250}</a></span></p> - -<p>Le soir venu, la tâche laborieuse était achevée. La vieille dame dormait -en paix sous ses courtines; tout était calme, au sixième étage de la -maison... Alors un bruit ailé frissonnait sous les rideaux, les murs -s’argentaient de suave lumière, et, dans l’air silencieux, glissaient -les esprits du rêve, ces génies bleus qui chantent la nuit, pour les -poètes et pour les jeunes filles...</p> - -<p>Andrée les écoutait; elle prenait la plume.</p> - -<p>Elle écrivait naïvement, sans talent. Son style, plein d’expressions -exagérées, de figures rebattues, d’épithètes encombrantes, était celui -d’une pensionnaire sentimentale; ses romans, tous bâtis sur le même -plan, manquaient d’intérêt et de vie. Inévitablement, le héros beau et -riche épousait l’héroïne belle et pauvre... à moins qu’ils ne mourussent -ensemble; c’était banal comme un compliment de nouvelle année. Mais quel -poème entre les lignes! Quel langage inhabile et charmant d’une âme -toute blanche qui s’ignorait!</p> - -<p>Aux mots ternes, aux lieux communs, l’enfant prêtait sa jeune sève. -Inconsciente, elle se fai<span class="pagenum"><a id="page_251">{251}</a></span>sait l’héroïne des histoires d’amour, -jouissant en songe du bonheur qu’elle demandait à la terre: La vie ou la -mort avec... Lui!</p> - -<p>Elle n’avait jamais aimé; mais elle devinait en son cœur une force -endormie; elle savait qu’elle aimerait un jour.</p> - -<p>Parfois, tout son être s’élançait en des tendresses vagues, sans objet, -qui se fondaient en larmes sans cause; parfois, des mots confus lui -venaient aux lèvres, qu’elle n’osait pas prononcer. Et, rêvant à ces -rencontres mystérieuses qu’un ange écrit dans les étoiles et que les -poètes célèbrent ici-bas, elle attendait une certaine heure qui -viendrait, elle attendait l’âme sœur de son âme, l’amant idéal, dont lui -parlaient les esprits bleus.</p> - -<p>Souvent, elle soupirait devant son miroir: «Je ne suis pas jolie; si -j’allais lui déplaire!» ou elle admirait sa silhouette élégante dans les -hautes glaces du boulevard: «Sera-t-il fier quand je m’appuierai sur son -bras?»</p> - -<p>Le bonheur semblait chose naturelle à cette enfant qui n’avait jamais -été heureuse.<span class="pagenum"><a id="page_252">{252}</a></span></p> - -<p>Dieu est bon! Il protège ceux qui Le prient. Dieu est juste! Il bénit -ceux qui font leur devoir. Elle a toujours prié Dieu; elle a toujours -fait son devoir; et chaque soir la vieille grand’mère murmure: «Que -Marie te garde, seule joie de ma vie!»</p> - -<p>Cependant les jours se traînent, tous semblables: on dirait une -interminable procession de pénitents, sombres et mornes.</p> - -<p>Andrée est triste, d’une tristesse intime et mal explicable, qui lui -devient chère, parce qu’elle y découvre peu à peu des jouissances -secrètes, de mystérieuses douceurs... Le soir, sous la lampe, elle lit -ses poètes... Hugo, Lamartine qu’elle admire, et les contemporains -qu’elle aime... Marius Arnal surtout! Un «jeune» celui-là, mais si bien -poète. Il ne se pique d’être ni un érudit, ni un prophète, il dit -simplement ce qu’il ressent, ou plutôt il le chante!</p> - -<p>Pourquoi préfère-t-elle Marius Arnal à tous les autres? C’est ce que -nous ne savons pas, c’est ce qu’elle ne sait pas elle-même.</p> - -<p>Elle croit le comprendre. Elle se dit: «C’est<span class="pagenum"><a id="page_253">{253}</a></span> un songeur, à l’âme -mélancolique, un pâle enfant du vieux Paris» cherchant vainement dans la -grande ville la Béatrix, la Laure de Noves qu’il pourrait aimer.</p> - -<p>A vrai dire les poésies de Marius Arnal n’exprimaient ni les aspirations -d’un être altéré d’idéal, ni la désespérance qu’affectent tant -d’écrivains. Le bon sang gaulois de Villon et de La Fontaine coulait -dans les veines de ce Parisien du <small>XIX</small>ᵉ siècle! Quand, pour faire son -métier de poète, il s’était alangui sur les misères humaines, il -s’écriait volontiers que le monde est supportable avec un peu d’amour et -de gaieté; et il préférait aux belles chimères du songe, les réalités -passables de la vie.</p> - -<p>Mais Andrée était très jeune, très ignorante; peut-être même ne -définissait-elle pas le plaisir subtil qu’elle trouvait à lire les -<i>Poésies tendres</i>.</p> - -<p>Les vers élégants, délicats, mélodieux avaient cette grâce un peu molle, -ce charme presque sensuel qui ont caractérisé parfois les manifestations -les plus séduisantes de la poésie parnassienne.<span class="pagenum"><a id="page_254">{254}</a></span></p> - -<p>Bercée par la cadence harmonieuse, elle oubliait tous les soucis, toutes -les inquiétudes... Vaguement, il lui semblait qu’une main pressait la -sienne, qu’une voix douce et mâle murmurait à son oreille les mots -caressants qu’elle lisait... Et elle se sentait plus forte pour -souffrir, pour travailler, tant il est vrai qu’un rêve aimé est encore -ce qui aide le mieux à supporter la vie.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>La jeune institutrice était parvenue à faire publier dans un journal de -modes quelques unes de ses nouvelles; mais son ambition c’était de -paraître dans un grand journal, dans une revue connue. <i>L’Écho parisien! -la Vie moderne! la Revue contemporaine!</i>... Là, que de déceptions pour -la pauvre fille!</p> - -<p>Cependant, elle ne se décourageait pas.</p> - -<p>Deux fois éconduite à <i>la Vie moderne</i>, elle voulut risquer une -troisième tentative.</p> - -<p>Le secrétaire de la rédaction, un grand maigre à l’air important, prit -le manuscrit<span class="pagenum"><a id="page_255">{255}</a></span> qu’elle lui tendait, et jeta sur la première page un bref -coup d’œil.</p> - -<p>—Mon Dieu, mademoiselle, il est fâcheux que vous vous soyez dérangée... -Nous avons en lecture une telle abondance de manuscrits que...</p> - -<p>Le congé était en règle. Les larmes jaillirent des yeux de la jeune -fille, elle balbutia un adieu, et, n’y voyant plus, se traîna vers la -porte.</p> - -<p>—Mademoiselle...</p> - -<p>A cette voix inconnue, elle tressaillit, elle se retourna.</p> - -<p>En entrant dans le bureau du journaliste, elle avait à peine remarqué -l’étranger qui lui apparaissait maintenant en pleine lumière. C’était un -homme d’environ trente ans, blond, grand, robuste, auquel une longue -moustache et des cheveux coupés en brosse donnaient presque un air -militaire.</p> - -<p>—Excusez-moi, mademoiselle, cette présentation un peu brusque, dit-il -avec ce ton de respect aimable qui est le secret de certains hommes... -Mais, nous sommes... confrères, et<span class="pagenum"><a id="page_256">{256}</a></span> vous connaissez peut-être mon nom... -Marius Arnel... le poète...</p> - -<p>—Oh! monsieur...</p> - -<p>Ce fut tout ce qu’elle put dire, troublée qu’elle était par ce nom -magique, par cette voix harmonieuse, enveloppante...</p> - -<p>Et cependant, où était le rêveur pâle, aux inévitables cheveux longs, -qu’elle s’était si souvent figuré?</p> - -<p>—J’écris dans <i>l’Écho parisien</i>, le directeur est de mes amis et... je -serais heureux de vous rendre service, mademoiselle; voulez-vous me -confier votre manuscrit?</p> - -<p>Il souriait avec grâce; Andrée ne perdait pas un mot, une syllabe de son -organe au timbre d’or.</p> - -<p>Soudain, leurs regards se rencontrèrent; elle crut que son cœur -s’arrêtait de battre. Éperdue, brisée sous l’émotion d’une ivresse âpre -comme l’angoisse, elle ferma les yeux...</p> - -<p>—Oh! merci, merci... murmura-t-elle.</p> - -<p>Mais elle ne songeait guère au manuscrit qu’elle laissait entre les -mains de Marius.<span class="pagenum"><a id="page_257">{257}</a></span></p> - -<p>Machinalement, elle descendit l’escalier, elle marcha dans les rues -jusqu’à sa demeure. Son âme était encore toute remplie de ce regard -d’homme, doux, presque tendre, qui avait touché le sien.</p> - -<p>«Oui, oui, le regard et la voix d’un poète...», pensait-elle.</p> - -<p>Elle saisit les <i>Poésies tendres</i> et s’y plongea, parcourant chaque -ligne d’un œil ravi.</p> - -<p>Elle sentait qu’en elle «quelque chose» avait changé. Maintenant, elle -éprouvait une crainte de s’imaginer que Marius était là, soupirant les -paroles enchantées... puis, tout à coup, elle croyait l’entendre et elle -défaillait. Elle était heureuse et des larmes noyaient sa prunelle; elle -jouissait délicieusement, et elle avait peur du charme qui l’avait prise -ainsi.</p> - -<p>Les pages tournaient dans sa main fiévreuse. Bientôt, il lui parut que -la terre se fondait sous ses pieds en vapeurs impalpables... Le sens des -mots qu’elle lisait ne frappa plus son esprit; elle n’eut plus -conscience ni du temps ni des choses ambiantes. Mais la musique du vers<span class="pagenum"><a id="page_258">{258}</a></span> -chantait toujours à son oreille captivée. Les lèvres collées à la coupe -de délices, elle s’abandonnait à un ravissement étrange, presque -mystique dans sa suavité.</p> - -<p>Et lentement, le livre glissa des mains de la jeune fille, ses paupières -s’abaissèrent appesanties de langueur, sa bouche s’entr’ouvrit dans un -sourire extatique... Elle dormit jusqu’au jour.</p> - -<div class="blockquot"><p class="indd"> -«Mademoiselle,<br /> -</p> - -<p>»Votre nouvelle est une charmante bluette mais... voilà le -malheur!... <i>l’Écho parisien</i> ne publie rien de ce genre, un peu -tombé à notre époque.</p> - -<p>»Autrefois, l’intérêt d’un roman résidait uniquement dans -l’intrigue plus ou moins vraisemblable. Il n’y a pour ainsi dire -plus d’intrigue dans les romans qu’on écrit aujourd’hui. Comment -intéresser avec un simple enchaînement de faits des gens qui, sous -prétexte d’être nés à la fin de ce siècle, s’imaginent qu’ils ont -vécu un siècle entier? Rien<span class="pagenum"><a id="page_259">{259}</a></span> ne leur semblerait nouveau. Alors, les -romanciers, qui songent avant tout au plaisir des lecteurs, ont eu -l’ingénieuse idée de leur faire étudier des passions au microscope. -C’est très amusant, n’est-ce pas, mademoiselle, quand on a vu une -puce toute petite et pas bien vilaine, de l’apercevoir tout à coup -grosse comme une abeille et laide à faire peur? Ils appellent cela -faire de la psychologie et, comme il faut pour se le permettre -avoir l’expérience d’un siècle dans la tête... vous êtes peut-être -un peu jeune, mademoiselle...»</p></div> - -<p>Andrée laissa tomber la feuille de papier, et se mit à pleurer. Mais ce -n’était pas l’insuccès de son œuvre qui la navrait ainsi; c’était la -gaieté insouciante, la légèreté cynique de cet homme qui pouvait rire en -portant un coup!... Et puis... on se crée tant de bonheur en idée! elle -s’était figuré... Oh! la folle, la folle!...</p> - -<p>Pourquoi, sur la foi d’un regard de pitié, avait-elle cru qu’elle était -aimée?...<span class="pagenum"><a id="page_260">{260}</a></span></p> - -<p>Dans cette lettre, pas un mot qui vienne du cœur! pas un!... Était-elle -bien de lui?</p> - -<p>Puis, elle relut la nouvelle; elle pensa que Marius avait raison, elle -se dit: «je suis trop sotte pour écrire!...» Elle n’écrivit plus.</p> - -<p>Mais la vie lui paraissait, maintenant, inutile, trop longue... Adieu -les rêves et le travail! Les esprits bleus s’étaient tus.</p> - -<p>Espérant l’oubli, elle ouvrit les <i>Poésies tendres</i>. Une jalousie -furieuse la mordit au cœur.</p> - -<p>Elle ne voyait plus que les titres de ces sonnets, jadis tant aimés: «A -Michelle», «Ma belle», «A la duchesse de ***», «A Elle!»...</p> - -<p>Elle?... Qui?... Mon Dieu, l’avait-il adorée cette Michelle! Tous, tous -dédiés à des femmes!... Et sans doute, elles étaient belles, parées pour -lui plaire, fêtées partout! Oh! désespoir! être laide! être pauvre!...</p> - -<p>Andrée était méconnaissable avec ses joues trop blanches et ses yeux -trop noirs. Elle souffrait tant! C’est un martyre, avoir vingt ans et ne -plus rien espérer de la vie!<span class="pagenum"><a id="page_261">{261}</a></span></p> - -<p>Puis, une nuit, à moitié folle, la poitrine pleine de sanglots, elle se -leva, elle écrivit...</p> - -<p>Plus de prince charmant! plus d’héroïne en sucre rose! plus de -descriptions fades où les oiseaux chantent sous un ciel trop beau! C’est -en vain qu’Andrée voudrait s’envoler vers le pays des songes...</p> - -<p>Elle écrit l’histoire, le journal d’une femme!... Cette femme aime, elle -n’est pas aimée, et elle se sent devenir folle, parce qu’elle est -jalouse, parce qu’elle éprouve le vertige de la mort, parce qu’elle a -peur du suicide qui l’attire.</p> - -<p>Oui, elle appelle la mort à grands cris, la malheureuse! Et cependant, -comme elle a soif de vivre! Les sentiments les plus contraires se -tordent dans ce cœur torturé. Elle adore et elle hait; elle s’agenouille -devant l’idole et se relève menaçante; elle s’élance jusqu’au ciel dans -un hymne de passion triomphante, puis elle retombe sur la terre, dans -l’abîme du désespoir!...</p> - -<p>Parfois une larme délaye l’encre d’un mot, qui s’étale sur le papier... -Andrée écrit tou<span class="pagenum"><a id="page_262">{262}</a></span>jours!... Les heures s’écoulent, elle écrit encore... -enfin, brisée de fatigue, elle se jette sur son lit, elle dort sans -rêves.</p> - -<p>Et, le lendemain, elle est éblouie de ce qu’elle a fait. Dans ces pages, -brûlantes de vie, elle se retrouve toute, non plus elle, la pensionnaire -romanesque, mais elle, transfigurée par la passion; elle, sacrée femme -par la douleur!</p> - -<p>«Ah! Marius, Marius, si vous lisiez cela!»</p> - -<p>Le cœur lui saute dans la poitrine, elle se met en route. Hélas! -sera-t-il chez lui?</p> - -<p>Certes il est chez lui.</p> - -<p>Souriant d’un sourire complaisant, il boucle sur ses doigt les cheveux -blonds de Zinette; et Zinette, toute frêle sous les plis soyeux d’une -simarre byzantine, lui distille à l’oreille de petits mots bêtes qu’il -trouve charmants.</p> - -<p>Quand on annonce Andrée, il fronce les sourcils:</p> - -<p>—Encore!</p> - -<p>Il avait eu, avouons-le, un vague caprice pour cette charmante laide au -regard sérieux, puis...<span class="pagenum"><a id="page_263">{263}</a></span> il avait connu Zinette, puis surtout il avait -lu la nouvelle. Oh! d’un ennuyeux, d’un bourgeois, cette nouvelle! Elle -devait savoir repriser les bas, mademoiselle Andrée! (Marius dédaignait -profondément les femmes qui reprisent les bas.) Et quelle conception de -l’amour! Une fable de Florian...</p> - -<div class="poetry"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Un bon mari, sa femme et deux jolis enfants,<br /></span> -<span class="i0">Vivaient en paix dans un simple ermitage.<br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>On bâillait, rien que d’y songer.</p> - -<p>La belle petite faisait la moue.</p> - -<p>—Une femme, ici, monsieur!</p> - -<p>Il répondit:</p> - -<p>—Pas une femme, ma divine, un bas bleu!</p> - -<p>Jadis, il avait pensé qu’un bas bleu sur une jolie jambe n’est pas, -après tout, plus vilain qu’un bas noir. Mais où sont les neiges d’antan!</p> - -<p>On avait fait entrer la jeune fille dans une autre pièce. Bientôt le -poête parut, gracieux comme de coutume. Elle, elle tremblait tellement -que d’abord elle ne put parler, puis elle dit<span class="pagenum"><a id="page_264">{264}</a></span> qu’elle avait tenté un -dernier effort... elle s’en excusa.</p> - -<p>—J’abuse de vous, monsieur...</p> - -<p>—Mais pas du tout, mademoiselle. Voyons le titre: <i>Une page de -douleur</i>. Très suggestif. Je vais lire cela.</p> - -<p>Andrée n’aimait pas ce ton insouciant; cependant, elle s’éloigna le cœur -plus léger, tandis que Marius retournait à Zinette, en disant:</p> - -<p>—Décidément, elle est laide!</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>—S’il comprenait! mon Dieu, s’il comprenait!... Mon Dieu, faites qu’il -comprenne! suppliait la pauvre fille dans une prière convulsive.</p> - -<p>Elle se disait que Marius était un grand poète et qu’auprès de lui elle -n’était rien; mais, elle l’aimait tant! Est-il possible qu’un homme ne -soit pas touché quand on l’aime ainsi!</p> - -<p>—Oh! mon Dieu, faites que je meure, si<span class="pagenum"><a id="page_265">{265}</a></span> vous ne permettez pas que je -vive en l’adorant...</p> - -<p>Trois jours après, l’auteur des <i>Poésies tendres</i> entrait chez la jeune -institutrice.</p> - -<p>Lui, lui! il était venu!</p> - -<p>Elle eut le regard d’un accusé qui attend sa sentence...</p> - -<p>Marius riait.</p> - -<p>—Mais, c’est tout simplement un chef-d’œuvre, mademoiselle! -s’écria-t-il. Voilà enfin de la psychologie! Voilà une page de vraie -douleur! Ce n’est pas avec des mots, c’est avec des sanglots, avec des -cris d’amour, que vous avez écrit cette fois. J’étais presque ému en -lisant... moi qui connais les ficelles! Mes compliments... Très curieux, -cette étude-là!</p> - -<p>Andrée le regardait avec un sourire de démence.</p> - -<p>Une étude! Dieu du ciel! Cet homme avait donc toujours le scalpel à la -main!</p> - -<p>Elle était atterrée. Il lui semblait qu’elle avait donné une fleur à -Marius et qu’au lieu de la respirer, il en comptait les étamines.<span class="pagenum"><a id="page_266">{266}</a></span></p> - -<p>Il trouvait cela «curieux» la douleur, lui!</p> - -<p>—Je réponds de <i>l’Écho parisien</i>, mademoiselle, et...</p> - -<p>Il parlait, mais les mots bourdonnaient à l’oreille de la jeune fille, -sans qu’elle en pût comprendre le sens.</p> - -<p>La veille encore, elle avait fait un si beau rêve: Marius la contemplait -avec les yeux tendres du premier jour, il disait: «Dans ces pages, j’ai -deviné votre cœur, laissez-moi être seul à le connaître, gardons ce -petit cahier, toujours, ne le publions pas.»</p> - -<p>Et elle répondait: «Mon cœur et ma vie vous appartiennent; que m’importe -le succès, si vous m’aimez sans cela.»</p> - -<p>Hélas!</p> - -<p>Elle reconduisit le poète, puis, souriant toujours, elle s’approcha de -la cheminée, elle craqua une allumette...</p> - -<p>Brûle, flambe, monte en fumée, bien haut, bien loin, pauvre manuscrit -taché de larmes!</p> - -<p>Un peu de fumée! La fin des rêves...</p> - -<p>Mais elle détourna les yeux...<span class="pagenum"><a id="page_267">{267}</a></span></p> - -<p>Il faisait du soleil; Paris était gai, le grand indifférent! Dans une -victoria, de l’autre côté de la rue, une jeune femme blonde, en toilette -claire, semblait attendre. Le pauvre bas bleu la vit quitter sa pose -nonchalante et sourire en arrangeant sa robe pour faire une place tout -près d’elle. Puis, quelqu’un traversa la chaussée, dit un mot au cocher, -et sauta lestement dans la voiture...</p> - -<p>Andrée sanglotait; c’était Marius Arnal.</p> - -<p class="dtts">. . . . . . . . . .</p> - -<p>Depuis, elle n’écrit plus; depuis, comme tous les désespérés, elle rêve -«au charme de la mort».</p> - -<p>Bien qu’elle ait à peine vingt-deux ans, on dit déjà: c’est une vieille -fille! Et les esprits bleus ne chantent plus pour elle...<span class="pagenum"><a id="page_269">{269}</a></span><span class="pagenum"><a id="page_268">{268}</a></span></p> - -<h2><a id="RELIQUES_DANTAN"></a>RELIQUES D’ANTAN</h2> - -<p class="r"> -<small>«N’effeuillez pas les roses!»</small><br /> -</p> - -<p>A eux deux, ils n’avaient pas plus de quarante ans; ils étaient fiancés -depuis toute une semaine, ils s’adoraient, rien ne troublait leur -bonheur.... alors ils s’étaient querellés.</p> - -<p>Jacqueline, qui se sentait ce jour-là d’humeur boudeuse, avait un peu -provoqué l’escarmouche, Roger avait manqué de patience et, comme tous -les êtres qui s’aiment, ils avaient profité du premier prétexte venu -pour se faire beaucoup de mal.</p> - -<p>En avant les ironies agressives et les mordantes reparties! les «vous ne -m’aimez plus!»<span class="pagenum"><a id="page_270">{270}</a></span> les «je ne vous le pardonnerai pas», les petites et les -grandes phrases, les <i>toujours</i> et les <i>jamais</i> qu’on dit sincèrement et -dont on rit ensuite!... Debout, très pâle, les lèvres tremblantes, les -mains nerveuses, Roger parlait d’un ton saccadé où vibrait plus de -chagrin que de colère; mais Jacqueline affectait l’impassibilité. Assise -en un coin du canapé, le nez en l’air, sa jolie tête rousse renversée -dans les draperies chatoyantes, son pied mignon battant indolemment les -glands d’un gros coussin, elle distillait à plaisir ses petits mots -cruels de femme et semblait chercher on ne sait quel astre introuvable, -parmi les nuages bleutés du plafond...</p> - -<p>Sur la table à côté d’elle, des roses gisaient au pied du vase de -cristal où l’on n’avait pas pris soin de tremper leurs tiges... des -roses toutes frêles, exquises dans leur blancheur immatérielle, que -Roger avait choisies et apportées lui-même. Soudain, dans un méchant -désir de destruction, la jeune fille saisit le pauvre bouquet et ses -pervers petits doigts se<span class="pagenum"><a id="page_271">{271}</a></span> mirent à en arracher les pétales qui tombèrent -comme une neige embaumée sur la soie du coussin... Elle accomplissait ce -méfait lentement, savamment, sans irritation apparente...</p> - -<p>C’en était beaucoup, c’en était trop! Roger prit son chapeau et sortit; -Jacqueline se sauva dans sa chambre, et, seules, les pauvres fleurs -mutilées restèrent dans le salon silencieux, pour dire que des amoureux -avaient passé là.</p> - -<p>Mais maintenant elle pleurait, Jacqueline! Son beau calme était vaincu.</p> - -<p>«Méchant Roger!» gémissait-elle...</p> - -<p>Sa pensée intime ajoutait: «Méchante Jacqueline!» et cette exclamation -mentale et bien involontaire mêlait à son désespoir un cuisant dépit. La -colère instinctive qu’elle éprouvait contre elle-même la gênait dans sa -colère un peu voulue contre son fiancé; il lui eût paru si consolant de -rencontrer au fond de son cœur révolté, une Jacqueline toute bonne et -toute innocente qu’elle aurait plainte sans réserve, en maudissant les -injustices de Roger!... Il était parti fâché, Roger!... Quand -reviendrait-<span class="pagenum"><a id="page_272">{272}</a></span>il?... S’il allait ne pas revenir?... Ah! combien triste et -longue et ennuyeuse s’écoulait cette journée!</p> - -<p>Le ciel était couvert de brumes; dans la cour un orgue jouait la -<i>Dernière Pensée de Weber</i>... Lasse et désœuvrée, Jacqueline se souvint -tout à coup d’une vieille ouvrière infirme et sans famille que sa -marraine protégeait. Lydie ne vivait point de secours, mais son visage -rayonnait lorsqu’on voulait bien, de temps à autre, lui consacrer -quelques moments; un peu d’intérêt et de sympathie, c’était la seule -aumône qu’elle implorât: «Quand tu seras en veine de charité, va voir -Lydie», avait dit la marraine.</p> - -<p>En veine de charité?... Le sentiment qui ce jour-là décidait Jacqueline -à se faire conduire chez Lydie, n’était qu’une soif de bravade, le vague -besoin de jeter un défi à sa conscience importune et d’inventer une -bonne raison pour se poser en ange méconnu aux yeux de Roger. Si la -jeune fille l’avait analysé, ce sentiment, je doute qu’elle l’eût classé -parmi les vertus<span class="pagenum"><a id="page_273">{273}</a></span> théologales... Ah! on lui reprochait son égoïsme! ah! -on la traitait de créature sans cœur!... on verrait...</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Un rayon pâle avait fini par traverser l’épaisseur ouatée des nuages; le -front baigné de cette lueur indécise qui argentait ses bandeaux blancs, -Lydie tricotait à la fenêtre.</p> - -<p>Ses mains fuselées faisaient prestement travailler les aiguilles qui -cliquetaient dans la laine grise, et ses lèvres fredonnaient une -chanson... de ces airs très vieux qu’on chantait autrefois, dont le -rythme est toujours gai et qui toujours pourtant semblent -mélancoliques... En entendant cette voix moduler ce refrain, on songeait -au son grêle et usé d’une épinette très rare.</p> - -<p>La chambre de l’ouvrière était paisible et claire: au fond un lit étroit -et blanc; sur les étagères des bibelots menus et sans valeur; contre les -murs tapissés de fleurettes, des meubles très droits ornés d’ouvrages au -cro<span class="pagenum"><a id="page_274">{274}</a></span>chet, et partout, flottant parmi ces vieilleries mièvres, je ne sais -quel charme attristé, puéril et suranné, chaste et flétri... C’était -comme la chambre d’une vieille fille.</p> - -<p>Avec Jacqueline, un peu de printemps pénétra dans cette cellule et, -abandonnant son tricot, Lydie eut un joli sourire de grand’mère aux -dents encore blanches.</p> - -<p>Bien prise dans un costume de drap bleu, son frais visage de rousse aux -yeux noirs gentiment engoncé par le boa de chinchilla qui lui montait -jusqu’aux oreilles, la petite fiancée s’assit auprès du fauteuil aux -antiques ramages et prit ses façons enjôleuses pour débiter mille -espiègleries, imposant doucement à la solitaire la contagion de sa jeune -gaieté.</p> - -<p>Lydie n’ignorait pas le prochain mariage de sa mignonne visiteuse, on -parla de Roger... Jacqueline était un peu embarrassée pour parler de -Roger; elle ne se sentait guère disposée à en dire du bien..., mais, -pour rien au monde, elle n’en eût dit du mal! Alors, follement, avec -cette inconsciente cruauté des très jeunes<span class="pagenum"><a id="page_275">{275}</a></span> filles, elle demanda pour -changer le cours de la causerie:</p> - -<p>—Pourquoi ne vous êtes-vous pas mariée, Lydie?</p> - -<p>Surprise, la malade ôta ses lunettes; mais Jacqueline ajouta câlinement:</p> - -<p>—Vous deviez être très jolie, Lydie, quand vous étiez jeune?</p> - -<p>Quand vous étiez jeune!... Oh! le charme de cette parole! les -délicieuses images qu’elle fait surgir du flot des souvenirs à demi -effacés! Quand vous étiez jeune!... Eh! oui, si vieille qu’on soit -devenue, on a été jeune! On a eu des cheveux fous, des yeux qui riaient -sous les cils baissés, une bouche cerise qui décochait des malices... On -a eu dix-huit ans, une fois... il y a longtemps!... Et voilà qu’en un -instant la phrase magique a ressuscité tout ce passé qu’on croyait mort!</p> - -<p>—Jolie? répéta Lydie, et elle sourit encore de son sourire clair qui -ressemblait à la chanson triste et gaie, à la chambre jeune et -vieille... Jolie? Certes non, mais gentille: des joues<span class="pagenum"><a id="page_276">{276}</a></span> roses, des -lèvres qui riaient franc et la jeunesse!... Seulement, j’étais pauvre à -l’âge où l’on se marie et puis... comment vous dire? je n’étais pas -coquette, je ne savais pas plaire... on ne me rechercha pas... Plus -tard, bien plus tard, quand j’ai eu des économies, ç’a été autre chose: -mais c’est moi qui n’ai plus voulu...</p> - -<p>La jeune fille ouvrait de grands yeux.</p> - -<p>—Vous avez eu bien raison, Lydie... et c’étaient des sots les hommes de -votre temps... Mais alors, ajouta-t-elle d’un ton de commisération -profonde, on ne vous a jamais fait la cour?</p> - -<p>Une troisième fois le sourire de Lydie se montra brillant, entre ses -lèvres défleuries; Jacqueline poussa un petit cri.</p> - -<p>—Lydie, ma bonne Lydie, s’écria-t-elle, dites-moi, dites-moi vite, on -vous a fait la cour <i>une fois</i>?</p> - -<p>Et comme la vieille ouvrière secouait la tête sans répondre, elle -continua, pressante:</p> - -<p>—Racontez-moi, Lydie!... Oh! j’étais bien sûre que vous aviez été trop -jolie pour n’être pas aimée!<span class="pagenum"><a id="page_277">{277}</a></span></p> - -<p>Le sourire fugitif, un instant revenu, s’évanouit. Par un mouvement -machinal de vieille, l’infirme joignit les mains en levant ses yeux -bleus vers le ciel.</p> - -<p>—Aimée, l’ai-je été? murmura-t-elle. Je ne crois pas... mais j’ai aimé, -moi!... Et c’est encore le meilleur, allez, mademoiselle!</p> - -<p>Jacqueline écoutait, sérieuse, n’interrogeant plus.</p> - -<p>—Mon histoire est courte, continua Lydie; si vous attendez un beau -roman, vous serez déçue... Lui, c’était un <i>pays</i> de ma mère; comme il -ne connaissait personne à Paris où il venait chercher de l’ouvrage, on -nous l’avait recommandé; mon père l’invita chez nous... Mon Dieu, je -vous l’ai dit, je n’étais pas jolie, mais nous autres Parisiennes, avec -un frison sur la tempe et un ruban rose au cou, nous avons l’air d’être -en toilette... Pierre n’avait jamais vu ça... Il me trouva gentille, il -me le dit un peu... et moi j’en éprouvais une joie toute nouvelle... Il -me paraissait si beau, si franc, si brave ce grand garçon!... oh! -grand!...<span class="pagenum"><a id="page_278">{278}</a></span> Près de lui, je paraissais toute petite... et ça me faisait -plaisir; voyez comme on est drôle!...</p> - -<p>Le dimanche, nous sommes allés nous promener en famille pour montrer -Paris à notre hôte et, quoiqu’il y ait cinquante ans de ça, je pourrais -vous raconter tout ce que nous avons vu, tout ce que nous avons dit -surtout... des choses qui vous sembleraient si bêtes!... et qui sont mon -trésor à moi... Le soir, en rentrant, nous avons rencontré des -marchandes de roses... il m’a acheté un bouquet...</p> - -<p>Lydie s’interrompit, la voix lui manquait. Jacqueline n’avait plus envie -de rire...</p> - -<p>—Il m’a acheté un bouquet, reprit-elle, et il m’a dit: «Voulez-vous le -garder en mémoire d’aujourd’hui?...» Hélas! ses roses n’étaient pas -fanées qu’il savait déjà que, dans la grande ville, il y avait des -filles aussi bien mises et plus jolies que moi.</p> - -<p>Il y eut un silence.</p> - -<p>—Pauvre Lydie! soupira Jacqueline.</p> - -<p>—Non, répéta rêveusement la vieille, non,<span class="pagenum"><a id="page_279">{279}</a></span> ne dites pas pauvre Lydie... -je ne les regrette pas mes quelques jours d’espérance...</p> - -<p>Et elle ajouta plus bas:</p> - -<p>—Je ne regrette même pas les jours qui ont suivi... et j’ai toujours -gardé les roses.</p> - -<p>Elle se tut encore, puis très vite, avec une lueur enfantine dans ses -yeux humides:</p> - -<p>—Voulez-vous les voir? dit-elle.</p> - -<p>De sa voix chevrotante, elle indiquait à la jeune fille un livre à -fermoirs d’argent, dans la case droite du tiroir: un vieux livre de -communiante, marqué de signets ajourés et noué de faveurs bleues... -Ternes maintenant, maintenant desséchées, si diminuées, si minces qu’on -les croyait prêtes à tomber en poudre, elles dormaient dans le -reliquaire enrubanné, les pauvres fleurs qui, jadis, comme la petite -communiante du livre blanc, avaient été fraîches et belles! Et -Jacqueline les prit curieusement sur les pages enluminées où des saintes -priaient auréolées d’or; alors Lydie s’écria, inquiète:</p> - -<p>—Faites bien attention, mademoiselle... n’effeuillez pas les roses!<span class="pagenum"><a id="page_280">{280}</a></span></p> - -<p>A ces mots, la jeune fille tressaillit soudain; se rappelant ses roses à -elle, ses pauvres roses qu’elle avait impitoyablement meurtries, elle -compara sa destinée à celle de cette humble.</p> - -<p>Pauvre Lydie! Il n’y avait eu dans sa longue existence qu’un seul -bouquet, qu’un seul beau songe, et, de ces fleurs sitôt passées, de -cette petite flamme de rêve sitôt éteinte, elle avait parfumé sa vie, -elle avait réchauffé son cœur.</p> - -<p>Ainsi que Lydie, Jacqueline aimait, mais en retour elle était aimée, ah! -tant aimée! la petite fiancée de Roger!... Et dans une vision rapide, il -lui sembla que ce cher trésor de tendresses sur lequel elle n’avait pas -toujours veillé, l’imprudente, avait revêtu une forme palpable, la forme -délicate et blanche du triste bouquet maltraité.</p> - -<p>Elle s’avisa que l’amour est chose ineffablement précieuse, qu’un rien, -sourire ou regard, l’attire, mais qu’un rien aussi peut l’effaroucher... -et que—dans une histoire d’amour—c’est un événement qu’une rose -effeuillée!...<span class="pagenum"><a id="page_281">{281}</a></span></p> - -<p>Alors, tout au fond de son âme attendrie, une voix murmura: c’était la -voix lointaine des romances d’antan, la voix tendre et vieillotte de -l’épinette rare:</p> - -<p>«N’effeuillez pas les roses... disait-elle, ne jouez pas avec le -bonheur! Gardez-les jalousement, gardez-les à travers la vie, votre -amour, vos fleurs de femme heureuse, car, si quelque chose égale en -douceurs exquises le parfum vivant de la fleur donnée qui parle -d’espoir, c’est le parfum pâli de celle qu’on retrouve entre deux pages -jaunies et qui parle de souvenir.»</p> - -<p>En partant, Jacqueline embrassa l’ouvrière et, quand elle rentra dans le -petit salon, son premier regard fut pour le coussin de soie où les -pétales immaculés se mouraient, déjà plus transparents, déjà tristes -dans leur senteur de fleurs brisées. Comme elle s’agenouillait pour -ramasser, avec des soins qui demandaient grâce, cette moisson blanche -dont elle avait pitié:</p> - -<p>—Jacqueline, fit derrière elle une voix connue et aimée, Jacqueline... -je voulais vous<span class="pagenum"><a id="page_282">{282}</a></span> dire... nous ne pouvons pas finir ainsi la journée...</p> - -<p>Vivement, elle se leva, les mains encore pleines de roses, à demi émue, -à demi timide, n’osant rien dire, mais laissant parler ses yeux.</p> - -<p>Et, très tendrement, Roger prit les deux petites mains embaumées et les -réunit sous ses lèvres tandis que Jacqueline balbutiait, en suffoquant -un peu:</p> - -<p>—Nous les garderons, ces feuilles de roses...</p> - -<p class="fint">FIN</p> - -<hr /> - -<h2><a id="TABLE"></a>TABLE</h2> - -<table> -<tr><td class="pdd"><a href="#MA">MA CONSCIENCE EN ROBE ROSE</a></td><td class="rtb"><a href="#page_1">1</a></td></tr> -<tr><td class="pdd"><a href="#MARIAGE_DE_RAISON">MARIAGE DE RAISON</a></td><td class="rtb"><a href="#page_219">219</a></td></tr> -<tr><td class="pdd"><a href="#UNE_PAGE_DE_DOULEUR">UNE PAGE DE DOULEUR</a></td><td class="rtb"><a href="#page_249">249</a></td></tr> -<tr><td class="pdd"><a href="#RELIQUES_DANTAN">RELIQUES D’ANTAN</a></td><td class="rtb"><a href="#page_269">269</a></td></tr> -</table> - -<p class="fint">E. GREVIN—IMPRIMERIE DE LAGNY—10.30-1-21.</p> - -<hr class="full" /> -<div lang='en' xml:lang='en'> -<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>MA CONSCIENCE EN ROBE ROSE</span> ***</div> -<div style='text-align:left'> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Updated editions will replace the previous one—the old editions will -be renamed. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part -of this license, apply to copying and distributing Project -Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ -concept and trademark. 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Redistribution is subject to the trademark -license, especially commercial redistribution. -</div> - -<div style='margin-top:1em; font-size:1.1em; text-align:center'>START: FULL LICENSE</div> -<div style='text-align:center;font-size:0.9em'>THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE</div> -<div style='text-align:center;font-size:0.9em'>PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase “Project -Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg™ License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all -the terms of this agreement, you must cease using and return or -destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your -possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a -Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound -by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person -or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. 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To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state’s laws. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, -Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up -to date contact information can be found at the Foundation’s website -and official page at www.gutenberg.org/contact -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread -public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine-readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. To SEND -DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state -visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -While we cannot and do not solicit contributions from states where we -have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition -against accepting unsolicited donations from donors in such states who -approach us with offers to donate. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -International donations are gratefully accepted, but we cannot make -any statements concerning tax treatment of donations received from -outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Please check the Project Gutenberg web pages for current donation -methods and addresses. 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Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Most people start at our website which has the main PG search -facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -This website includes information about Project Gutenberg™, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. -</div> - -</div> -</div> -</body> -</html> diff --git a/old/68303-h/images/cover.jpg b/old/68303-h/images/cover.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 4de9157..0000000 --- a/old/68303-h/images/cover.jpg +++ /dev/null |
