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If you are not located in the United States, you -will have to check the laws of the country where you are located before -using this eBook. - -Title: Sous les eaux tumultueutes - -Author: Dora Melegari - -Release Date: June 14, 2022 [eBook #68312] - -Language: French - -Produced by: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed - Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was - produced from images generously made available by the - Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)) - -*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SOUS LES EAUX -TUMULTUEUTES *** - - - - - - SOUS LES EAUX TUMULTUEUSES - - - - - DORA MELEGARI - - SOUS LES EAUX - TUMULTUEUSES - - [Illustration: colophon] - - PARIS - LIBRAIRIE FISCHBACHER - 33, RUE DE SEINE, 33 - - 1923 - - Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays - Copyright by Librairie Fischbacher 1923 - - -_Je dédie ce livre à ceux qui, comme moi, ont fermement espéré et -espèrent encore qu’après la guerre et avec l’établissement de la paix, -s’ouvrira pour l’homme une destinée meilleure que celle qu’il a connue -jusqu’ici._ - - - - -PRÉFACE - - Je ne fais pas un livre, il se fait. - Il mûrit et croît dans ma tête, comme un fruit. - ALFRED DE VIGNY. - - -Ces eaux qui, jadis, couvraient le monde sont aujourd’hui étrangement -bourbeuses et agitées. La surface des choses apparaît partout -inquiétante. Qu’y a-t-il sous cette surface? L’angoissante question se -pose à tous les cœurs qui sentent et à tous les cerveaux qui -réfléchissent! - -Du temps où le respect de soi-même, l’intérêt bien entendu et la savante -hypocrisie imposaient aux hommes intelligents, ou du moins cultivés, -une attitude correcte, les mots _sous la surface des choses_ avaient une -signification bien différente de celle que je leur attribue aujourd’hui. - -Auparavant, ils auraient indiqué ce que les individus cachaient de -médiocre, de brutal, et même de cruel sous des dehors corrects et -conventionnels. Aujourd’hui que la plupart des êtres n’essayent même -plus de masquer leurs légèretés, leurs petitesses et leurs convoitises, -il n’y a guère, sous leurs actes et leurs allures, de motifs secrets à -découvrir. - -Toutes les laideurs sont devenues apparentes et visibles. Nous vivons à -une époque de terrible sincérité; on ne le relève pas suffisamment. - -Stendhal a dit quelque part que, pour les femmes, dire la vérité -équivalait à enlever leur fichu; mais, aujourd’hui, elles ne portent -plus de fichu, et les disgraciées elles-mêmes exposent avec courage les -défectuosités physiques que jadis les filles d’Ève essayaient -soigneusement de dissimuler aux regards. Quant aux hommes, combien -d’entre eux ne tentent même plus de se défendre si l’on attaque leur -caractère ou leur probité! - -Ceux qui en manquent n’en éprouvent plus de honte; ceux qui les -possèdent, s’ils y mettent encore du prix dans le fond de leur âme, sont -devenus indifférents à l’opinion publique. Ce mépris de l’opinion -publique est un signe caractéristique de notre temps. - - * * * * * - -Ce qu’il faut discerner sous la surface des eaux tumultueuses, ce ne -sont donc pas les laideurs secrètes, puisqu’avec tant de complaisances -on les étale, mais bien plutôt les aspirations d’ardente générosité et -de pure beauté qui se cachent parfois sous les apparences déconcertantes -de la psyché moderne, tels des symptômes annonciateurs d’une aube -nouvelle! - -Cependant, malgré ces fugitives lueurs, le désarroi des pauvres âmes est -resté lamentable. Après l’ébranlement cérébral de la guerre et les -déceptions de la paix, on a pu croire qu’elles étaient devenues muettes -pour toujours! Ce phénomène d’anéantissement paraît d’autant plus -redoutable qu’il est universel et se manifeste aussi bien chez les -vainqueurs que chez les vaincus! Le monde est devenu semblable à une mer -en tempête, sillonnée de barques sans pilotes, et la marée ne cesse de -monter... - -Le spectacle, vraiment effarant, abat les plus fermes courages. Une -mystérieuse intuition avertit cependant ceux qui ont l’habitude de -regarder et d’observer que des feux s’allument encore sur les montagnes, -et que de ce chaos effrayant, de ce déchaînement de convoitises -violentes, naîtra un monde meilleur, précurseur du règne de l’esprit. -Ces ouragans qui soufflent de toutes parts, c’est l’âme d’une humanité -renouvelée qui s’élabore dans un douloureux enfantement. - - * * * * * - -Ce livre était destiné à paraître au commencement de l’an dernier: les -espoirs qu’il contient et proclame auraient alors, peut-être, semblé -chimériques aux esprits positifs. La plupart de ceux qui se complaisent -dans la triste grisaille des instincts et des forces matérielles, ne -voyaient en ce moment aucune lumière à l’horizon, et ne discernaient pas -la bordure d’argent des nuages noirs. - -Les événements extraordinaires qui se sont vérifiés récemment dans l’un -des pays de l’Europe, ont prouvé à ces intelligences trop unilatérales -que le réveil de l’esprit n’était point un simple mirage, mais bien une -réalité puissante. L’importance de la révolution politique qui vient de -sauver un peuple, s’étend moralement bien au delà de la limite de ses -frontières, car elle a proclamé une vérité universelle: _L’homme doit -avoir pour mot d’ordre la défense de la patrie et de Dieu!_ C’est un -règne nouveau qui apparaît à l’horizon du monde, celui de l’esprit! On -entend l’air trembler au son des cloches invisibles qui en annoncent -l’avènement. - - DORA MELEGARI. - -Paris, 1923. - - - - -SOUS LES EAUX TUMULTUEUSES - - - - -PREMIÈRE PARTIE - -Pendant que la nuit dure encore. - - - - -CHAPITRE PREMIER - -ESPÉRANCES PRÉMATURÉES - - Hence the most vital movement mortal feel, - _Is hope_; the balm and life blood of the soul. - (RALPH-WALDO TRINE.) - - -Je dédie ce livre à ceux qui ont besoin d’espérance, et ne peuvent se -contenter du simple pain quotidien, qu’ils l’aient gagné par leur -travail, ou leur péché, ou que, parasites, ils le doivent au travail ou -au péché d’autrui. - -C’est dans ces âmes assoiffées que l’espérance doit refleurir. Quant aux -autres, à celles qui se satisfont d’apparences et de fumée, elles -appartiennent à la catégorie des âmes qui, selon certains pères de -l’Église, seraient autorisées à refuser l’immortalité. - - * * * * * - -Rien n’est plus démoralisant que de cesser d’espérer et une partie du -désarroi actuel provient des grandes espérances conçues durant la -guerre[A] et qui ont été déçues ensuite. Ces espérances sont destinées -cependant, j’en ai la conviction, à se réaliser plus tard, mais bien -plus tard, à travers d’autres expériences, d’autres surprises, d’autres -souffrances... L’erreur des esprits de bonne foi a été de croire que, -dès le lendemain du formidable conflit, tout se remettrait en équilibre -et que les grands principes, qui avaient armé les bras et enthousiasmé -les cœurs, s’imposeraient à tous, vainqueurs et vaincus. - -On s’était imaginé que la sagesse de Salomon pénétrerait les cerveaux, -et que la cité des mensonges s’écroulerait, ensevelissant dans sa chute -les convoitises que l’orgueil des combats avait exacerbées. - -Peut-être bien y avait-il un manque de réflexion et un peu d’ingénuité -dans les espérances qui avaient ainsi gonflé les cœurs. On se figurait -que le palais de la vérité allait s’élever dans la cité de la justice. -Le réveil fut amer, et alors, criant à l’utopie, chacun renia ses dieux. -Pourtant, logiquement, ces espérances avaient été fondées. Jamais on -n’avait assisté à une pareille trépidation d’âmes, à un semblable élan -moral chez les peuples. - - * * * * * - -Comment advint-il que dans le cœur des hommes, au lieu de cette -floraison magnifique, les plus basses passions se soient dressées, et -que le mal se soit incarné? Je ne veux pas faire de politique ou de -sociologie dans ces pages qui n’envisagent que la reconstitution de la -mentalité générale; mais il est certain que l’Esprit n’a pas soufflé sur -les arbitres des destinées du monde--comme en certains conclaves -qu’enregistre l’histoire--et que, par son silence, il a permis à -l’ignorance humaine de jeter entre les peuples des germes de discorde -qui ont aiguisé les armes des haines futures. - -L’obscurcissement de la pensée a été la première inoculation fatale, et, -à sa suite, la défiance a empoisonné le cœur des frères d’armes, et -provoqué ces malentendus qui, aigrissant les amour-propres nationaux, -ont empêché jusqu’ici les bienfaisantes conséquences de la paix de se -faire sentir. - - * * * * * - -L’une des plaies de l’époque d’avant-guerre était le mensonge et le -culte du faux sous toutes ses formes: fausses valeurs, fausses -consciences, fausses pitiés... On se figurait que le triomphe du bon -droit les ferait s’écrouler instantanément, comme les trompettes de -Josué firent tomber les murs de Jéricho. Mais rien ne s’est effondré. La -victoire a été, comme toutes les autres victoires de ce monde, un -alambic où se sont élaborés les grands courages et les merveilleux -héroïsmes, mais elle n’a pas transformé l’homme dans son essence. Il -s’est, comme toujours, montré, après la paix, l’esclave de ses passions -et de ses tendances particulières. - -La grande guerre des nations,--c’est un fait prouvé aujourd’hui,--n’a -donc pas eu le résultat miraculeux qu’on en attendait. Un vent de -violence a promptement dispersé les sentiments de solidarité et de -reconnaissance qui avaient paru relier les peuples entre eux durant la -période des dangers communs. Ces sentiments ont été remplacés d’un côté -par le prestige de la force et de l’arrogance; de l’autre, par des -nécessités économiques. Trop cyniquement étalées, elles furent cause de -déboires amers, de désillusions cruelles qui desséchèrent et réduisirent -en cendres les germes de la féconde récolte sur laquelle on comptait. - -Tout cela est si connu, qu’il n’est point utile de s’attarder sur le -fait en lui-même, ni d’en rechercher les causes secrètes, ou d’en -indiquer les résultats desséchants. Les conséquences en sont d’une trop -pénétrante mélancolie pour ceux qui avaient espéré. Or, comme la -constatation perpétuelle du mal est éminemment décourageante, on doit -essayer au plus vite de dépasser cette période. - - * * * * * - -Il faudrait de l’aveuglement ou de la niaiserie pour nier la crise que -l’humanité traverse, et ne pas la combattre équivaudrait à un maladroit -aveu d’impuissance; mais la plus grande faute serait encore d’en avoir -peur et de la croire durable. - -L’unique moyen efficace pour en arrêter le développement est de lever -les yeux et de regarder au-dessus et au delà. Tout ce qui est précieux -reste caché aujourd’hui au tréfond des cœurs, et l’apparence des choses -est déconcertante. La vanité pousse partout des racines formidables: -chaque soldat prétend être Maréchal et, s’il y a encore des maîtres, il -n’y a plus de disciples, ni de serviteurs! Or, comme autour des grands -palmiers solitaires il n’y a que des plaines sablonneuses, c’est vers un -immense désert que la société semble marcher... Puisque toutes les -forces vives des nations sont dressées, l’arme au poing, les unes contre -les autres, elles ne peuvent se coaliser efficacement contre -l’épouvantable danger qui les menace. Il en est ainsi dans toute -l’Europe, il en est ainsi dans chaque pays séparément. - - * * * * * - -Chacun sait, chacun a constaté ce que je viens de dire. Parmi les gens -qui ont une vision claire de la réalité, il y en a de faibles qui -désespèrent stérilement, et de forts qui, pour précipiter l’évolution, -ne croient qu’à l’existence des faits. Mais les faits semblent partout -s’accumuler, irréconciliables les uns avec les autres. Pour créer des -faits supérieurs comme valeur et comme puissance, pour ouvrir la route à -de nouveaux courants, pour allumer des flammes capables de détruire les -scories qui encombrent la route, il faut, avant tout, avoir confiance -dans le pouvoir créateur de la pensée humaine. - -A tous les hommes d’intelligence et de bonne volonté une croisade -s’impose pour laquelle la première arme de combat est l’attente sage, -patiente, perspicace... - - - - -CHAPITRE II - -L’ATTENTE - - C’est la nuit qu’il est beau de croire à la lumière. - (ED. ROSTAND.) - - -Dans toutes les religions, l’attitude de l’attente est vivement -recommandée; c’est, du reste, l’attitude perpétuelle de la vie humaine -pour ceux surtout qui en admettent le renouvellement infini et qui -croient à l’existence d’une force supérieure à laquelle l’homme peut -avoir recours. Toute espérance formulée n’a-t-elle pas, d’ailleurs, pour -conséquence logique l’attente de la réponse? - -Donc il faut attendre, qu’on le veuille ou non. L’important c’est de -_savoir_ attendre! Chez quelques-uns c’est une disposition naturelle: -chez d’autres une vertu acquise ou qu’il faut acquérir. - - * * * * * - -Les mots de Dieu à Adam: «Désormais tu gagneras ton pain à la sueur de -ton front», s’appliquent à tous les services, à tous les genres de -labeur et vont bien au delà de l’effort matériel des bras et des -muscles. Ils comprennent chaque effort dont est capable l’âme humaine. -Même quand l’homme produit des fruits remplis non de pulpe, mais de -cendres, ces fruits sont dus au travail de sa personne ou de sa pensée. -Les imaginations perverses se fatiguent à élaborer sans cesse des forces -destructrices, et c’est aussi à la sueur de leur front qu’elles poussent -le monde aux actes démoralisants. - -Dieu a appelé l’homme à collaborer avec lui en tout ce qui s’accomplit -sur notre planète, même lorsqu’il s’agit de miracles comme la -résurrection de Lazare. C’est là un fait fondamental que l’homme ne -devrait jamais perdre de vue. - - * * * * * - -Dans la signification qu’il faut donner au mot _attendre_, toute idée de -paresse doit, bien entendu, être exclue. L’homme qui sait _attendre_ -n’est pas un fainéant, car il est constamment en état de veille. Il ne -s’agite pas, il ne se précipite pas, il ne s’irrite pas, mais son esprit -est sans cesse tendu vers l’objet de son attente, et ce n’est pas là un -mince labeur. - -L’attente doit être patiente, mais non résignée. Ces deux mots -s’excluent: quand on se résigne, on n’attend plus! Il faut donc que -l’attente soit vigilante et optimiste. «Le monde appartient aux -optimistes, disait M. Guizot, les pessimistes n’ont jamais été que des -spectateurs.» - -En ce moment, l’ordre donné par Dieu à Adam a cessé d’être obéi et -compris dans sa signification précise, qui est l’obligation absolue du -travail. Une vague de paresse a passé sur le monde, et, aujourd’hui, -l’homme, symptôme effrayant, se refuse à travailler de ses mains: il -refuse même de semer le blé et le riz dont il doit vivre! Quant à ceux -qui ne labourent pas, qui ne produisent pas les matériaux nécessaires à -la production, ils demeurent assoupis dans une apathie criminelle, une -sorte d’engourdissement de la pensée. On dirait qu’ils attendent, dans -une espèce de léthargique sommeil, l’égorgement final de leur classe. - -Pour la défendre, ils ne tentent même pas un effort. A les voir évoluer -dans la vie avec des allures nonchalantes, il semble qu’il assistent à -un jeu sur les résultats duquel ils n’ont pas engagé de pari! - -Les individus de cette catégorie n’attendent rien évidemment. Leurs yeux -ne sont pas tournés comme ceux des Rois Mages vers l’étoile qui doit se -lever à l’Orient. Ils subissent les événements, ils n’y concourent pas. -Or, subir, c’est déjà un état inférieur. - - * * * * * - -L’attente féconde se manifeste extérieurement de deux façons: par le -silence gros de pensées qui équivaut à des forces infinies d’action; et -par la parole qui peut avoir sur les esprits et les cœurs une si -puissante répercussion. Voyons comment l’homme se comporte vis-à-vis du -silence et de la parole, comment il en use dans la vie publique et -privée. - - - - -CHAPITRE III - -LE SILENCE - - Seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse - (ALFRED DE VIGNY.) - -Le vers admirable d’Alfred de Vigny est la condamnation de l’abondance -inutile des mots. Il faut avoir une grande foi dans le silence, non le -silence qui naît d’un caractère morose, d’un orgueil démesuré, d’un -manque de sincérité, d’imagination, d’expansion, d’une sorte de pauvreté -d’esprit ou bien simplement d’une humeur sauvage, mais le silence -intuitif ou voulu de ceux qui voient, sentent et savent. - -Cette force muette a toujours exercé un merveilleux pouvoir mais jamais -elle n’a été plus nécessaire que dans ce moment suprême de l’histoire -du monde, où l’on meurt de trop de paroles! - -Avec notre organisation politique et sociale, qui admet la libre -discussion sur les points les plus graves et les plus délicats, il est -difficile de mettre un frein aux langues qui parlent. Aujourd’hui qu’aux -voix masculines, les voix féminines s’unissent, et que dans son for -intérieur, chaque homme, même le plus médiocre, se croit un stratège et -un chef politique, le bruit est devenu assourdissant, et le chaos croît -chaque jour davantage. - -Dans ce réseau serré de mensonges, d’intérêts inavoués, d’astuce et de -perfidie, il est naturel que l’esprit perde son équilibre, ne sache où -se poser et soit emporté par le flux et le reflux de la pensée en -désarroi. - - * * * * * - -La vérité qui devait, après la guerre, surgir victorieuse, tirée du -sépulcre où la fausseté et la veulerie des hommes l’avaient reléguée, -dans quel puits se cache-t-elle aujourd’hui? Nous la cherchons et ne la -trouvons pas! Faut-il l’inscrire, comme sur les champs de bataille, -parmi les «disparus» puisqu’à l’appel désespéré de ses fervents -adorateurs, elle ne répond pas: «Présente!» - -Pour ceux qui avaient confiance, pour les optimistes qui avaient espéré -sa résurrection prochaine, le désappointement est amer. Les autres, ceux -qui, à coup de grosse caisse, avaient inscrit son nom en vedette sur -leurs drapeaux, ne cachent plus aujourd’hui leur sourire dédaigneux pour -les ingénus qui avaient cru de bonne foi à la mensongère devise. - -La Fontaine, dans une de ses Fables, nous montre le plus sincère et le -plus modeste des animaux de la création condamné à payer pour tous... -L’histoire, comme la Fable, se renouvelle continuellement. - -Mais il est dangereux d’insister sur les points noirs des événements -contemporains: cela est contraire à cette vertu du silence que nous -devons apprendre à pratiquer. Il est évident que les paroles inutilement -prononcées pendant quatre années et demie de guerre et plus de trois ans -de paix, ont nui à la restauration de la vérité dans le monde. - -Elle ressuscitera cependant. Plus on voudra l’étouffer, l’écraser, la -railler, plus puissante elle s’affirmera un jour; mais pour arriver à ce -jour il faudra souffrir encore. Essayons au moins d’en accélérer la -venue et de ne pas retarder, par d’imprudentes paroles pessimistes, son -avènement dans le monde. Évitons soigneusement ce qui est propre à semer -la discorde, à aigrir les cœurs, à décourager les bonnes volontés. - - * * * * * - -Entendons-nous! Limiter nos paroles, et réfléchir à leurs conséquences -ne signifie point s’isoler, cesser d’écouter, de veiller et d’être prêt -à intervenir pour protester utilement. «On devrait bâillonner la -presse», dira-t-on; mais la presse, qui ferait bien, certes, de se -museler un peu elle-même, a une autre tâche à remplir que les individus! -Elle doit informer largement le public des diverses tendances, des -divers bruits, des diverses nouvelles qui courent. Ce devoir -d’informateur n’incombe pas au simple citoyen: il a celui, au contraire, -d’être prudent, vigilant, de ne pas exaspérer les âmes, de ne pas donner -un poids exagéré aux rancœurs, aux malentendus, aux doutes... - -Dans les moments angoissants que traversent certains pays, il faudrait, -je ne dis pas suspendre tout jugement, mais formuler ceux qu’on porte de -façon à faire comprendre leurs torts aux coupables sans les accabler de -reproches qui, par leur violence, ressemblent presque à des injures. - -Il est opportun aussi de ne pas exciter les victimes, afin qu’elles ne -perdent pas leur sang-froid, cette suprême qualité des triomphateurs. -L’habileté vraie consiste à observer toujours, à tout écouter et à se -recueillir souvent. C’est là un programme auquel on peut joindre un -conseil: «Élevez dans vos cœurs un temple au silence!» - - * * * * * - -Ce n’est pas seulement dans les heures suprêmes de la vie publique, mais -encore dans toutes nos relations avec les faits et les individus, qu’il -y a avantage à user de peu de paroles. Dans la vie domestique et -familiale, le silence est certainement plus efficace que les reproches, -il touche davantage, émeut plus, il donne aux mots, quand finalement -ils sont prononcés, un prestige plus grand. - -Les maîtresses de maison les mieux obéies, les mères de famille les plus -respectées, ont été presque toujours des silencieuses. En amour aussi, -la femme qui parle peu et semble se réfugier dans sa vie intérieure, est -celle qui sait retenir l’amour le plus longtemps. Il y a en elle une -saveur de mystère qui fascine les âmes. A l’armée, à l’école, le -prestige exercé sur les soldats et les enfants est, en général, réservé -aux laconiques, des lèvres desquels ne sortent que des ordres précis, -des enseignements nets et clairs. - - * * * * * - -Que de fois également, dans des circonstances délicates, une situation a -été sauvée uniquement par le silence! Une seule parole aurait tout gâté -et tout perdu. Le silence, semblable à un baume merveilleux, a cicatrisé -la plaie et a empêché la tragédie d’éclater. Tous les êtres humains ne -peuvent pas être des silencieux efficaces; il faut pour cela du tact, de -l’intelligence, de la finesse! Ces privilégiés sont rares; mais tous -peuvent mettre un frein à leur langue pour qu’elle ne devienne pas une -source d’antagonismes et d’amers mécontentements. Cela n’est pas -toujours facile, quand le cœur bat d’une indignation justifiée, mais -c’est pourtant obligatoire. - -Nous ne devons pas oublier que toute parole acerbe est une joie pour -l’ennemi qui, secrètement et incessamment, essaye de semer la haine dans -les lignes des vainqueurs. - - * * * * * - -Comme le poète d’Eloa, rendons un culte au silence, mais n’oublions pas -cependant qu’il en peut être une mauvaise espèce: celui-là est le fruit -de l’orgueil et de l’obstination; il ferme ses oreilles à la vérité, -s’entête dans les fausses appréciations, refuse d’écouter les conseils -de l’expérience. Dans la politique, comme dans la vie familiale, ce -mutisme est souvent cause de malheurs infinis et de périlleuses -rancœurs. - -Nul homme, quelle que soit sa valeur intellectuelle, n’est autorisé à -mépriser complètement l’échange des idées avec ses semblables. - -Il faut seulement être perspicace, savoir discerner les valeurs et ne -pas donner sa confiance aux médiocres qui ne la méritent pas. - - * * * * * - -Si la parole trop prolixe présente des inconvénients, l’échange des mots -est cependant nécessaire au bon mécanisme de la vie. Il n’y a rien de -plus triste qu’une famille de silencieux moroses. Le mari, le fils -rentrent au foyer, mais pas une phrase ne sort de leur bouche, ils ne -racontent rien de ce qu’ils savent, de ce qu’ils ont vu!... Si on leur -pose une question ils en semblent exaspérés et y répondent à peine. -Combien de familles souffrent de ce système d’inique silence. - -Que demandent au fond ces mères, ces épouses, ces filles? Elles -n’exigent pas de longs discours, mais seulement un sourire, un mot qui -les mette _un peu_ au courant des choses; un simple regard affectueux -suffit même souvent à les satisfaire, à dissiper l’oppression de ce -mutisme offensant, à compenser la rareté des mots prononcés. - - * * * * * - -La cause de ce mal est unique: c’est l’égoïsme orgueilleux, joint à -l’habitude de ne jamais réfléchir suffisamment aux conséquences des -attitudes que l’on prend ou à la signification que les autres leur -attribuent. - -L’heure est si grave aujourd’hui qu’une sévère discipline est devenue -indispensable à tous; nous devons apprendre à contrôler notre langue, et -ceux auxquels leur conscience impose un _mea culpa_ doivent être les -premiers à réparer les ennuis, et parfois les malheurs que leur trop -grande impulsivité a pu causer. - -Élevons donc un hymne à la noblesse du silence conscient, qui signifie -sagesse, philosophie, tact, dignité, altruisme, et dénonçons le silence -de l’orgueil, de l’égoïsme, de l’obstination, et ce désintéressement -complet de la pensée d’autrui qui, non seulement pèse sur la vie -familiale, mais peut aussi devenir dangereux dans la vie politique des -peuples. - - - - -CHAPITRE IV - -L’INSTRUMENT MAGIQUE - - Et que tes lèvres gardent la connaissance. - (_Prov._ V-2.) - - -Après avoir affirmé la beauté, le prestige, la dignité du silence, il -faut parler un instant de l’instrument magique dont l’homme dispose et -qui s’appelle la parole! - -Trois syllabes! Et dans ces trois syllabes, toutes les manifestations de -l’âme universelle peuvent se condenser. Ces trois syllabes dispensent la -guerre et la paix, la fortune la plus éclatante et la plus épouvantable -misère, la félicité la plus complète et la plus atroce douleur. - -Elles édifient et détruisent, consolent et désespèrent, allument les -incendies, propagent les haines, exaltent l’orgueil de l’homme et le -réduisent en poussière; elles pénètrent son âme d’une infinie douceur et -la déchirent d’angoisse. Elles séparent les amants les plus tendres, -arment l’un contre l’autre les amis les plus sûrs, éloignent les fils -des mères, et si, parfois, elles rapprochent l’homme de Dieu, souvent -elles le poussent dans les bras toujours ouverts de Lucifer qui étend -inlassablement sur le monde son ombre gigantesque. - -Et cet instrument magique et merveilleux, le plus extraordinaire des -dons qui ont été faits à l’homme, celui-ci est maître de s’en servir au -gré de sa fantaisie. On l’a laissé, au fond, très ignorant des forces -terrifiantes qu’il pouvait mettre en jeu par le seul mouvement de ses -lèvres. Comment serait-il conscient de ses responsabilités, puisqu’on -les lui a à peine indiquées, et que ni les religions ni les philosophies -n’en ont fait, comme elles l’auraient dû, l’objet d’un enseignement -spécial et de capitale importance. - -Elles se sont bornées à des conseils d’ordre général. Quelques -proverbes, appartenant pour la plupart à la littérature orientale, -mettent bien l’homme en garde contre le danger des paroles -surabondantes et irréfléchies, mais c’est comme en passant, sans y -attacher d’importance, sans insister sur les terribles responsabilités -qu’il peut encourir de ce chef. - - * * * * * - -Apprendre à l’homme, dès sa première enfance, à se méfier des mots -devrait être, au contraire, le principal objet de toute intelligente -préparation à la vie. Il faudrait enseigner à l’enfant que la parole -doit être maniée avec mesure et prudence, comme s’il s’agissait d’une -arme de précision. Elle tue, en effet, mieux que le browning le plus -perfectionné. - -Il est vraiment inconcevable que les pédagogues, les philosophes, les -grands prêtres de toutes les religions et les arbitres de la destinée -humaine n’aient pas mieux compris l’incalculable portée de la parole, et -tenté de la maîtriser pour la faire servir aux fins qu’ils -poursuivaient. Or, cela n’a jamais été fait! Au XXᵉ siècle, la parole a -pris des allures désordonnées contre lesquelles aucune sanction ne -s’exerce plus. Auparavant, les citoyens des différentes nations ne -pouvaient toucher à certains sujets politiques ou religieux sans -encourir de graves remontrances, et même des pénalités. Mais il ne -s’agissait que de quelques terrains prohibés, car, dans le domaine -privé, l’homme a toujours été libre de déshonorer son prochain et de le -tuer moralement autant de fois qu’il le pouvait dans une journée! Qui a -jamais pensé à mettre un frein au débordement de la parole? Ce n’est -certes pas l’autorité publique. Quant à l’opinion, elle est restée -muette, et si quelques voix se sont élevées pour protester, vite on les -a fait taire, au nom de la liberté! - -Dans la dernière guerre, il y eut de grands faits que les paroles ont -dénaturé et obscurci, exaspérant les amour-propres, et préparant à -l’Europe un long avenir de rancœurs, empêchant les conciliations de -s’opérer et les malentendus de s’expliquer. - -La responsabilité de cette immense tuerie remonte certainement à la -convoitise des Huns ressuscités, mais l’abus insensé des paroles a jeté -sur les feux allumés des matières explosives, il a tué moralement autant -de sentiments, d’illusions et d’espérances que les plus hideuses -inventions modernes ont fait de victimes humaines. J’en appelle aux -cœurs droits qui battent encore dans la poitrine de quelques-uns des -êtres créés par Dieu à son image; il serait temps que les hommes se -rendent compte enfin de quelle arme formidable ils disposent. - -Tant qu’ils ne l’auront pas appris, tant qu’on ne le leur aura pas -enseigné dès leurs premiers balbutiements, ils ne pourront connaître, en -aucune circonstance, la sécurité ou la joie sereine d’autrefois, alors -que, dans sa vie plus recueillie, l’humanité discourait moins. - -Si celle-ci n’apprend pas à se taire, une insondable mélancolie -continuera à répandre son ombre sur les paysages de la terre, et la -beauté de la lumière ne se reflétera plus dans les yeux des hommes. -Inquiets, sombres, despotiques, agités, ils erreront de par le monde, -rêvant de destruction, de laideur, de menace et de violence. - - * * * * * - -On a si peu réfléchi jusqu’ici à la portée et à l’horrible danger des -paroles, que l’on sera stupéfait de leur voir donner une pareille -importance et les charger d’une semblable responsabilité. On dira: «La -parole est un don naturel dont l’homme a le droit d’user comme de la -faculté de voir et d’entendre.--Certes les tribuns la manient avec trop -de violence, et la presse en abuse; quelques lois restrictives -s’imposent, nous le reconnaissons.» Les plus raisonnables arrivent à -nous faire cette concession. - -Hélas! le mal est trop grave et trop étendu pour que des articles de loi -puissent avoir aujourd’hui une action efficace. C’est l’âme particulière -des individus qu’il faut émouvoir et convaincre, rendre consciente de ce -que les mots représentent comme puissance, du mal infini qu’ils peuvent -faire, et du bien incommensurable dont ils pourraient être capables. - - * * * * * - -Comme on enseigne à un enfant à ne pas se jeter devant une automobile -lancée à toute vitesse, à ne pas égratigner le visage de son prochain, à -ne pas lui tirer la langue sans provocation, il faudrait lui enseigner à -mesurer et à contrôler les mots qu’il prononce. Ah! les mots! En amour, -chacun sait le trouble et l’angoisse qu’ils provoquent, les coups cruels -qu’ils portent, les inguérissables blessures dont ils sont cause et les -séparations qui en résultent. Ils rompent le charme qui avait lié les -âmes les unes aux autres et les jettent sans scrupule dans la -désespérante solitude. - -L’amitié, le plus sérieux et noble sentiment qui puisse lier le cœur des -hommes, subit, elle aussi, l’atteinte des paroles. Et que de tragédies -d’âmes, sur lesquelles on ne s’explique jamais, sont dues au maléfique -pouvoir de phrases insouciantes prononcées et commentées. - - * * * * * - -La famille, elle non plus, n’échappe pas à ce fléau. Pour expliquer -certains suicides, quand la cause passionnelle ou financière manque, on -classe ceux-ci sous la dénomination vague de «chagrins domestiques». -Cette phrase ouvre des perspectives abominablement tristes. C’est comme -si on plongeait le regard dans un puits sombre au fond duquel on -aperçoit une miroitante tache d’eau noire; et dans la plupart de ces -cas, si quelques lueurs se font plus tard sur l’événement, c’est presque -toujours à l’abus des paroles qu’il faut faire remonter la tragédie. - -Il en est de même en ce qui concerne les malheurs publics, et chacun -peut en faire l’observation. Partout où une catastrophe quelconque se -prépare, elle est provoquée, accompagnée, accrue et envenimée par -l’abondance des mots, parlés ou écrits. Semblables à de sinistres -gardiens et souteneurs, ils se campent, se groupent et se multiplient -autour des lieux où s’élabore l’infortune. - -Quand l’homme sera devenu conscient de la puissance qu’il possède de -creuser des tombes, ou de renouveler des vies, il hésitera peut-être à -parler sans savoir ce qu’il dit, et beaucoup d’ombres se dissiperont sur -la terre. - - * * * * * - -L’usage plus discret de la parole présentera encore un autre avantage; -l’intelligence humaine y gagnera, car toutes les inepties qui courent le -monde dans un galop furieux et désordonné, cesseront de retentir aux -oreilles de ceux qui, comme Maeterlinck, donnent au bon sens, dans les -facultés de l’esprit humain, une place distinguée. - -Qu’on ne se méprenne pas sur ma pensée! S’il y a quelque chose -d’agréable dans l’existence c’est bien la conversation vive, alerte, -gaie, même un peu frivole de gens qui se connaissent et se comprennent, -et ces joyeuses causeries de famille où chacun dit tout haut ce qu’il -pense et qui perdraient beaucoup à être précédées de trop de réflexion. - -En parlant d’inepties, je pensais à ces lourds et inutiles bavardages -dont on a pris l’habitude, sur des choses qu’on ignore complètement. Les -sujets les plus simples, l’élevage des volailles même, peuvent devenir -attrayants quand on en parle avec compétence et humour. Mais durant les -années de guerre, alors que l’angoisse faisait palpiter les cœurs, ce -fut une rude épreuve d’entendre les stratèges de salon expliquer -gravement comment il fallait disposer les troupes pour gagner les -batailles. - - * * * * * - -Après avoir dénoncé les paroles criminelles qui engendrent la discorde, -la haine et la violence, les paroles féroces ou simplement méchantes qui -meurtrissent et désespèrent les cœurs, les paroles fausses qui sèment la -défiance, les paroles équivoques qui troublent les consciences, les -paroles lourdes et pesantes qui ouvrent la porte à ce vieux rôdeur, -l’ennui, dont Satan a fait son bras droit, il reste à parler des -paroles bienfaisantes, encourageantes, semeuses de vie et de force. -Celles-là sont reconstructrices, et c’est dans une autre partie de ce -livre qu’il faudra traiter de l’aide puissante qu’elles peuvent apporter -à l’évolution de la destinée humaine. - - - - -DEUXIÈME PARTIE - -Marchands et marchandes de fumée. - - - - -CHAPITRE PREMIER - -CHASSONS LES VENDEURS DU TEMPLE - - Ils vendent des cendres pour du pain. - Ils vendent du vin dilué. - (***) - - -L’épisode grandiose du Christ chassant les vendeurs du Temple est -présent à la mémoire de tous, car il a frappé l’imagination des foules. -Le geste de Jésus--divin par la sainte colère qui le provoque, et humain -parce que c’est le Fils qui défend la maison de son Père contre les -trafiquants qui osent la souiller de leurs ignobles marchés--ce geste -fut un coup de théâtre inattendu, magnifique et terrifiant, qui dut -satisfaire le besoin instinctif de justice que toute âme droite porte en -soi. Les paroles méprisantes et sévères dont il fut accompagné, firent -sans doute trembler les cœurs, mais nul ne protesta et toutes les têtes -fléchirent. - -Ce besoin de justice qui tourmentait les contemporains du fils du -charpentier de Nazareth a persisté à travers des siècles d’injustice, -et, malgré les apparences contraires, il n’a jamais été plus grand -qu’aujourd’hui. Nous ne nous rendons pas suffisamment compte à quel -point il tourmente les âmes, et quelle est sa part de responsabilité -dans les tempêtes qui, en ce moment, soufflent de partout autour de nos -foyers. - -En y regardant de près, nous le retrouvons sous les violences -révolutionnaires auxquelles il a servi de prétexte, et il se cache aussi -sous l’amer découragement qui a réduit la classe bourgeoise à cette -honteuse apathie qui l’a faite, en certain pays, tendre presque le cou à -ses égorgeurs. - -C’est parce que son besoin de justice n’avait pas été satisfait, et -qu’elle ne voyait de recours nulle part, que, blessée dans sa conscience -intime, cette classe était tombée dans l’inertie, au lieu de se hausser -à une belle résistance. Comme certains actes publics lui avaient fait -perdre toute confiance dans la justice établie par les lois humaines, -elle ne savait plus que gémir. «A quoi bon lutter?» soupirait-elle. - - * * * * * - -Pour satisfaire les consciences indignées et meurtries, il faudrait que -le grand geste du Christ se renouvelât. Mais c’est à l’homme cette fois, -qu’en incombera la charge. Les forces divines armeront son bras, mais le -coup de verge doit être donné par lui. Comment s’y prendra-t-il? Dans -tous les pays, la situation morale des vendeurs se relie au grave -problème du travail et des échanges et fait partie de l’économie -générale du monde. Pour résoudre équitablement ce problème, le concours -des siècles sera nécessaire ou du moins il faudra de longues périodes de -temps. - -Ce qu’il est urgent de faire tout de suite, c’est de débarrasser les -portiques du temple de la cohorte des marchands et marchandes de fumée -qui les encombrent et les obscurcissent. Aucune espérance d’un destin -meilleur pour l’homme ne pourra se réaliser tant qu’ils y resteront -installés, libres d’offrir et de vendre le _néant_, l’essence des fruits -de la mer Morte, enfermée dans leurs bocaux, flacons et cassolettes et -dont les lourdes vapeurs délétères empêchent l’air pur de circuler -librement et rendent impossible tout développement de vie saine, de -commerce honnête et d’initiative vigoureuse. - -Et jamais il n’y a eu autant de marchands de fumée qu’aujourd’hui, alors -qu’aux hommes, se sont jointes les femmes et que dans chaque être une -ambition est née. Chacun veut avoir boutique sur rue. Quand les -marchandises réelles manquent, on en vend l’apparence. Ce commerce, qui -n’est que fumée, est connu; tout le monde en a vaguement conscience; -mais, par une basse connivence, personne ne dénonce le trafic. Les -cartons vides continuent à porter l’étiquette des stocks absents. C’est -surtout dans le domaine moral que la tromperie est facile comme nous le -verrons plus tard. En attendant, regardons les enseignes des boutiques. -Plusieurs ont des titres suggestifs, commençons par celui-ci: - - - - -CHAPITRE II - -LES ESCAMOTEURS - - _Examinons si ce que tu promets_ - _est juste et possible, car la promesse_ - _est une dette._ - (CONFUCIUS.) - - -C’est, bien entendu, au figuré que nous examinerons les livres de ce -commerce spécial. Ce sont les secrets des prestidigitateurs d’ordre -moral qu’il est intéressant de pénétrer. Leur bilan s’explique en peu de -mots: tout individu qui ne se croit pas obligé d’apporter dans les actes -moraux de sa vie une parfaite bonne foi n’est, au fond, qu’un vulgaire -escamoteur. Celui-ci ne fait pas disparaître dans son gilet ou dans son -chapeau, les objets les plus hétéroclites, tels qu’une poule blanche aux -ailes déployées, des bouteilles de vin cachetées, des douzaines d’œufs -frais pondus, un perroquet ou un singe! Ce ne seraient là que des jeux -innocents. Ceux de l’escamoteur moral sont, au contraire, redoutables, -et l’homme le plus avisé réussit avec peine à se défendre contre ses -tours de passe-passe. Car ce malfaiteur sait en général revêtir des -apparences d’honnêteté et de respectabilité, et cette façon de donner le -change est un des traits caractéristiques de son trafic. - - * * * * * - -Les façons de procéder de nos escamoteurs varient. L’une des plus -communes et des plus banales dans sa brutalité, est de nier sans -vergogne, au mieux de leurs intérêts, les paroles qu’ils viennent de -prononcer à l’instant même, et qui flottent encore sur leurs lèvres. -Dans la discussion, ce système jette l’interlocuteur hors des gonds et -provoque chez lui les pires sentiments d’indignation et de colère. «Tu -viens de dire ceci et cela! J’ai des témoins...--Mais non, je n’ai rien -dit de semblable!» Pareille impudence ne donne-t-elle pas envie -d’écraser ceux qui en font preuve entre le pouce et l’index? - -Cette mauvaise foi dans les réponses envenime tous les rapports de -famille et d’amitié. Elle tue l’amour! - -Dans les affaires publiques, dans les discussions de profession ou de -carrière, les escamoteurs de la parole troublent les eaux et peuvent -provoquer les plus graves conflits. Ils donnent assurément aux autres le -droit d’exercer à leur égard de terribles représailles, mais ils les -subissent rarement, tellement, semblable à une couche de cire épaisse, -la lâcheté encrasse les âmes. - - * * * * * - -Les escamoteurs ont donc beau nuire et détruire, aucune pénalité ne les -atteint jamais. Il n’y a pas de recours contre eux; leurs procédés sont -pour ainsi dire impalpables. On ne peut les saisir sur le fait ni les -convaincre, car ils manipulent le néant. Matériellement, ils vendent des -marchandises frelatées; moralement, ils escamotent les situations, les -obligations, les promesses faites, les engagements pris, les serments -échangés. Avec un admirable sang-froid, ils opposent à tout reproche des -fins de non-recevoir qui déconcertent les plus intelligents et les plus -habiles. Si, devant leur évidente mauvaise foi dans les grandes comme -dans les petites choses, quelqu’un s’émeut et, emporté par -l’indignation, essaye de frapper leur conscience, ils échappent avec une -dextérité surprenante à toute responsabilité. - -Par leur escamotage des faits, des choses et des paroles, ils ont ruiné -les uns, perdu la réputation des autres, empêché la réussite d’un -troisième, en s’attribuant, ou en attribuant à d’indignes protégés, les -mérites qui auraient pu le mettre en valeur. Mais naturellement ils -nient avoir eu une part quelconque à ces désastres. Leurs mains sont si -habituées à brouiller les cartes qu’ils ne s’aperçoivent même plus de la -besogne que leurs doigts accomplissent. A force de jouer toujours avec -des dés pipés, quelques-uns trichent presque de bonne foi. - - * * * * * - -Ils volent tout ce qui leur tombe sous la main: les bons mots des uns, -les pensées des autres. Dans l’ordre des sentiments, ils ont également -sur la conscience plus d’un crime. Et le pire est qu’ils font école. On -décore poliment du nom d’«habileté» et d’«adresse» leur façon -d’escamoter les réalités, et de leur substituer le mensonge et le néant. -Comme l’on va chez la tireuse de cartes, combien de gens vont demander -conseil à ces vendeurs de fumée! Ils enseignent à brouiller les cartes -dans la vie privée ou publique, ils finissent par tenir boutique ouverte -de fraudes. - -Ce sont des gens, en général, de médiocre intelligence et de plus -médiocre culture, et comme ils sont dépourvus de passion, ils mènent -souvent une vie respectable. Quelques-uns sont des escamoteurs de -naissance, et je ne sais quelle maladie ou quelle tare de leur esprit -les rend incapables d’accepter la responsabilité de leurs actes et de -leurs paroles. Ils sont les moins dangereux de leur classe; les pires -sont au contraire les escamoteurs qui se sont engagés dans la triste -phalange par opportunisme, par envie ou par un besoin âcre et violent de -diminuer les mérites d’autrui, afin de donner plus de lustre aux leurs -propres. Des plagiaires naissent des escamoteurs, et les uns et les -autres se nourrissent de fumée! - - * * * * * - -Mais il est impossible de détruire la vérité. Pendant qu’on la nie, -qu’on la déplace ou la transporte, elle est là, en face de nous, et nous -regarde. On ne peut effacer cette image de la paroi, où elle se détache -en lumière; mieux vaudrait tout de suite, devant elle, baisser -honteusement la tête. - -Tous les hommes, même les plus loyaux, sont coupables d’avoir, par -bienveillance, pitié, ou politesse, altéré le vrai. Quelques-uns ont -fait pire; ils ont peut-être menti une fois par intérêt personnel, mais -le souvenir de ce mensonge les brûle comme un fer rouge. L’un d’eux me -disait un jour: «Je plains les escamoteurs; ne les jugeons pas trop -sévèrement. Pensez, quelle torture ce doit être de vivre continuellement -dans ce qui n’est pas vrai! C’est comme si l’on ne pouvait jamais poser -le pied sur la terre ferme, si on la sentait perpétuellement vaciller -sous ses pas.» J’étais moins indulgente et je refusais de m’apitoyer, -peut-être parce que les escamoteurs et les brouilleurs de cartes -m’avaient fait souffrir. - -Je leur reproche surtout de faire école, au lieu de se limiter à -exécuter de la prestidigitation pour leur propre compte et, quand ils -font les loups, de prendre une apparence d’agneaux. Quelques-uns -exercent leur métier avec tant de dextérité et exécutent leurs tours -avec une si merveilleuse adresse que les gens ingénus ou simplement peu -perspicaces ne s’aperçoivent pas qu’ils ont affaire à des brouilleurs de -cartes. - -Or, il est temps que les yeux s’ouvrent et que l’on dénonce à l’opinion -publique ces trafiquants, car, parmi les marchands de fumée qui -déshonorent le temple, les escamoteurs doivent être mis en première -ligne; ils sont les plus nombreux et les plus insinuants. C’est sur -leurs épaules que le premier coup de verge doit tomber. - - * * * * * - -L’heure a sonné de déblayer le terrain pour que les mains robustes et -fermes puissent accomplir leur œuvre de reconstruction. Le monde a -beaucoup souffert, en ces dernières années. Pour enfanter l’âme nouvelle -de l’humanité, que de cœurs se rongent d’angoisse, que d’intelligences -s’épuisent à donner tout ce qu’elles possèdent d’énergie vitale, que -d’âmes de bonne volonté s’efforcent de saisir, dans le plus secret de -leur être, la voix de leur subconscient pour qu’il les éclaire en vue du -grand travail de la reconstitution humaine. - -Au lieu de les aider dans leur tâche, comment les hommes de -conscience,--il y en a encore,--permettent-ils aux escamoteurs de -prendre à ceux-ci les cartes des mains pour un jeu qui est celui de la -destruction? L’atmosphère que ces misérables créent autour d’eux est si -énervante, si lourde et si déprimante, qu’elle fait succomber les plus -fermes courages. - -Dans les familles, par exemple, il suffit d’un seul escamoteur pour -gâter toute possibilité de bonheur. Sa présence est l’invitation -constante au découragement, à la défiance, à l’irritation intérieure, à -l’amertume quotidienne. Soyons indulgents pour ces pécheurs, mais pas -pour ce péché, qui est bien le plus laid et le plus vulgaire qui soit! -Forçons les escamoteurs à fermer boutique et à ne plus déshonorer le -portique du temple, en y projetant leur vilaine ombre. - - - - -CHAPITRE III - -LES FAUX INTERPRÈTES - - L’Eternel hait le faux témoin qui dit des mensonges, - Et celui qui excite des querelles entre frères. - (_Proverbes_ VI-17.) - - -Eux aussi sont des marchands de fumée et tiennent boutique à côté des -escamoteurs et des brouilleurs de cartes. Sous le prétexte fallacieux de -chercher la vérité, ils lui substituent le mensonge et le néant. - -Leurs magasins sont fort achalandés comme ceux de leurs confrères, mais -on n’y trouve aucune marchandise de bon aloi, solide et intégrale! - -Ils ont un étalage de pure apparence; au lieu de réalités, ils offrent -sans scrupules les créations de leur fantaisie. On les achète tout de -même, tellement le faux et l’artificiel satisfont cette antipathie de la -vérité dont tant de gens souffrent! Certains naissent avec l’esprit fait -de telle sorte qu’ils éprouvent le besoin d’embrouiller les choses les -plus claires et de voir des pièges derrière tout ce qui frappe leur -regard ou leur ouïe. - -Si un homme se jette à la rivière pour sauver un enfant qui se noie, -vite les faux interprètes cherchent à son acte généreux un motif secret -et parfois honteux. Et quand on applaudit devant eux à cette action -courageuse, ils ricanent ou prennent un air profond comme s’ils étaient -au courant de mystérieuses menées que les autres ignorent, alors qu’au -fond ils ne savent absolument rien de spécial! Mais ils sont gens -d’imagination, et ceux qui manquent de cette faculté,--et combien de -personnes ne possèdent même pas une étincelle de ce don divin!--les -recherchent pour se renseigner, pour apprendre à leur école l’art de -tout dénigrer et de trouver aux faits les plus simples une explication -tortueuse. Cela devient vite un système que l’on applique ensuite à -toutes les grandes et les petites choses de l’existence humaine, causant -ainsi d’infinies souffrances. - -Sans l’intervention des faux interprètes, ces souffrances spéciales que -nous allons examiner existeraient quand même, car nous sommes tous -momentanément capables de nous tromper dans nos jugements, mais elles -demeureraient exceptionnelles, tandis qu’avec les boutiques ouvertes des -faux interprètes, il n’est guère de fait ou de sentiment qui soit -accepté aujourd’hui avec simplicité et bonne foi. - -Pour les hommes sincères et généreux, le fait d’être méconnu représente -une douleur intolérable qui obscurcit pour eux la beauté des jours -clairs et qui les blesse dans leur intimité profonde. - -Aucun état social, pour merveilleusement organisé qu’il soit, ne -protégera jamais l’homme contre les jugements de son frère ou de son -voisin. Ce sont là des désagréments inévitables; mais en interdisant les -pratiques auxquelles se livrent les faux interprètes, empêchant ceux-ci -de faire métier de médisance, en frappant leur commerce de taxes morales -considérables, on mettra peut-être un frein à la détestable propagande -qu’ils font par leurs perfides et insinuantes manœuvres. - - * * * * * - -Mais il en est de ceci comme de toutes les autres épreuves auxquelles -l’homme est soumis: c’est en lui-même qu’il doit trouver ses meilleures -et plus efficaces armes de défense. Il faut qu’il s’efforce de diminuer -sa sensibilité à l’égard des fausses interprétations. Quelques -individualités ont déjà réussi à éliminer ou, du moins, à atténuer ce -genre de souffrance. Quand on attribue à leurs actions des motifs -sublimes, elles sourient, sachant que leurs mobiles ont été médiocres; -elles sourient également lorsqu’elles entendent attribuer à leurs -meilleures intentions des calculs mesquins et perfides. - -Ces personnes ont cessé de protester: elles acceptent, se résignent et -finissent par devenir presque insensibles au fait d’être méconnues. Et -comme elles croient à une justice immanente, elles éprouvent presque -plus de honte à recevoir des éloges immérités qu’à être accusées des -pires intentions. - -Ce sont là des natures fortes et fières, bien qu’un peu froides -peut-être. D’autres, au contraire, continuent à se ronger le cœur quand -elles ne se sentent pas comprises et que leurs actes et leurs motifs -sont faussement interprétés. Leur sensibilité s’exaspère; elles -protestent, se plaignent, se défendent, essayent de remettre les choses -au point, sans y réussir: elles oublient que de telles plaies ne -guérissent que d’elles-mêmes, et avec l’aide toute puissante du temps. - - * * * * * - -Certains esprits soutiennent qu’il est préférable de protester -immédiatement contre les insinuations médisantes: ils ont pour théorie -que les légendes une fois formées, il est excessivement difficile de les -détruire; il faut donc, d’après eux, avoir toujours l’oreille tendue, -et, au plus petit indice suspect, arborer son drapeau et mettre -flamberge au vent. Cette méthode rend la vie très fatigante, et, la -plupart du temps, ne sert à rien. - -Il faudrait pouvoir remonter à la source secrète d’où proviennent les -fausses interprétations. Sans parler des professionnels qui les -répandent et que nous avons dénoncés, elles prennent naissance dans tous -les milieux, et, si l’on cherche bien, on voit qu’un sentiment de -rancune, d’envie, ou d’ambition frustrée les inspire presque toujours. -Elles naissent aussi d’un manque de clairvoyance et sont souvent filles -de l’ignorance. Rien n’est plus rare, du reste, que la perspicacité, -dans notre société moderne. C’est même là un point sur lequel je devrai -revenir fréquemment dans cette étude, car il mérite d’attirer -l’attention, étant donné le développement que le besoin d’analyse a pris -dans tous les esprits modernes. Cette singulière lacune est-elle -imputable à la vie tumultueuse du XXᵉ siècle, où le temps d’observer, de -réfléchir et de raisonner manque absolument? Quelle qu’en soit -l’origine, le fait existe et doit être étudié, car il désarme l’homme -devant les événements et les péripéties de la vie. - -On peut remplacer la perspicacité par l’intuition, mais c’est un don -rare et personnel et non une vraie science, mise à la portée de tous et -qu’on puisse acquérir. Lorsqu’on possède ce don, on peut le développer -par une constante communion avec les forces qui dirigent l’univers. Et -nous voyons toujours le même mystérieux phénomène se répéter: c’est à -celui qui a beaucoup reçu, qu’il est donné davantage. Cette promesse -sent le privilège, et beaucoup d’esprits étroits se rebellent contre -elle. Or, l’étroitesse de l’esprit est une forteresse inexpugnable, une -montagne toute en saillie, une paroi unie et lisse qu’aucun pied, pour -agile qu’il soit, ne parvient à gravir. - - * * * * * - -L’obstination des sots est irréductible et, contre les gens bornés, il -n’y a pas de recours possible; c’est pour cela que, si souvent, on voit -ces derniers occuper de hautes situations, à l’étonnement et à -l’indignation générales. Il faut aborder ici un point délicat, car il -soulève un grave problème: jusqu’à quel point les gens inintelligents, -ou qui manquent de perspicacité peuvent-ils être tenus pour responsables -du mal qu’ils font et des douleurs qu’ils causent? On peut affirmer, en -tout cas, qu’il n’y a pas de «bonnes bêtes», comme on le prétend -quelquefois, la bonté, sous toutes ses formes, étant toujours une preuve -d’intelligence. - -Dans le cas spécial de la propagation des fausses interprétations, les -sots tiennent le record, d’abord parce que, manquant de bon sens et -ayant des capacités limitées, il leur arrive souvent de ne pas -comprendre et de ne pas savoir discerner la réalité des sentiments et -des intentions; ils se trompent, par conséquent, plus souvent que -d’autres; et de plus, étant dépourvus d’idées personnelles, ils se -laissent facilement égarer par les faux interprètes. - -On peut donc affirmer sans démenti possible, que les cerveaux étroits -sont d’émérites faiseurs de peines. On me répondra qu’on ne devrait -attacher aucune valeur à leurs fausses interprétations. C’est vrai, et, -en effet, s’ils nous sont indifférents, nous parvenons aisément à ne pas -sentir l’écharde qu’ils ont plantée dans notre chair. Nous haussons les -épaules, et nous en remettons au temps et à la justice finale des -choses. Mais lorsque des jugements hasardés, blessants et faux, sortent -de bouches aimées,--car nous aimons les gens pour une foule de raisons -complexes où l’intelligence n’entre souvent pour rien,--toute parole -prend une valeur, tout jugement erroné blesse nos sentiments intimes, et -est créateur de griefs. Nous ne pouvons hausser les épaules, ni répondre -par un fier silence, ou un frivole «je m’en moque» à leurs paroles -malencontreuses, puisque ces fausses interprétations, partant de lèvres -chéries, mettent en péril nos pauvres bonheurs. - - * * * * * - -La famille, l’amour, l’amitié, au lieu d’être, comme on le voudrait, des -forteresses inaccessibles sont, parfois, pour les fausses -interprétations, d’admirables champs de culture où celles-ci fauchent -tout ce qui, pour un cœur sensible, représente la douceur de vivre. - -On voit souvent dans les familles un méconnu, contre lequel les autres -se liguent, et il arrive que ce méconnu est le plus intelligent, le plus -généreux et le plus large d’esprit de tous. Une légende se forme autour -du malheureux et, sortant du cercle familial, elle se répand même au -dehors. - -De très hautes personnalités ont connu des mésaventures morales de ce -genre. Un des grands hommes d’État de notre époque, le comte de Cavour, -fait allusion dans son journal intime à une situation semblable. Dans sa -jeunesse, ses parents le tenaient un peu à l’écart, et lorsqu’on -discutait certaines questions de famille, on baissait la voix à son -approche parce qu’on n’avait pas confiance dans son jugement!... Il en -souffrit, tout en se sentant déjà, sans doute, supérieur à ceux qui le -méconnaissaient. - -Oh! ces voix qui se baissent à notre approche, ou qui soudain se -taisent, quel symptôme non équivoque de dénigrement elles sont pour -nous! Nous en recevons un petit choc au cœur, et le sentiment de -solidarité qui fait la chaleur et le parfum des rapports de famille, en -est diminué; le fruit a désormais perdu son duvet et sa bonne saveur. - - * * * * * - -Parfois, c’est l’amitié qui nous réserve cette épreuve. Les amis qui -devraient nous connaître le mieux, qui nous sont unis par des liens de -choix, interprètent mal nos actions ou acceptent sans hésiter les -intentions que nos adversaires nous attribuent. On n’a pas toujours -d’ennemis au sens le plus grave du mot, mais chacun a des adversaires -disposés à défigurer les motifs qui guident nos actes. - -Les amis qui se montrent prêts à accepter les fausses interprétations -suggérées par nos adversaires, commettent déjà une déloyauté; mais quand -c’est d’eux-mêmes et spontanément qu’ils nous méconnaissent, le mot -trahison vient tout naturellement à nos lèvres. Pour nou, le paysage se -décolore, la lumière s’éteint, la joie de l’amitié disparaît: nous les -aimerons encore, peut-être, les amis infidèles, mais ce ne sera plus que -d’une façon grise et banale. - -Une félure s’est produite au plus profond du cœur. - - * * * * * - -En amour, les blessures sont plus irrémédiables encore;--et, par amour, -je n’entends pas seulement celui qui lie les hommes aux femmes, mais -aussi ces affections de famille ou d’amitié, si étroites et profondes -qu’elles ont toute l’ardeur de l’amour. En de pareils liens, la fausse -interprétation fait l’effet d’un coup de couteau en plein cœur. Elle -crée des griefs qui élèvent peu à peu, entre ceux qui s’aimaient, des -barrières, qui ne semblent d’abord rien et dont les effets sont -formidables. Le seul fait de voir leurs motifs méconnus par l’un de ces -êtres chéris, suffit à ternir, chez les natures délicates, l’image de -celui ou de celle qu’elles avaient, dans leur âme, placé sur un autel. - -Les époux, les amants croient avoir droit sous ce rapport à un -traitement spécial, et ils sont singulièrement stricts sur ce point -particulier. Trop indulgents aux mensonges, à la duplicité, à la ruse -quand elles sont appliquées à autrui, ils ne consentent pas à les -excuser vis-à-vis d’eux-mêmes. Que la coupable soit mère, sœur, épouse, -fille, amante, amie, ils ne lui pardonnent jamais une fausse -interprétation de leurs actes. - -Je connais le cas d’un fils qui, adorant sa mère, s’aperçut un jour -qu’elle avait attribué des motifs erronés à quelques-uns de ses actes. -Leur intimité se rompit, et il fallut des années pour la rétablir. Et ce -triste phénomène s’est reproduit souvent dans d’autres relations. Que de -bonheurs ont été détruits par de fausses interprétations non pardonnées -et qui entraînaient à leur suite beaucoup de douleurs inutiles, -puisqu’elles étaient basées sur de la fumée, c’est-à-dire sur -l’inexistant. - -C’est là une source de souffrance dont l’humanité doit être délivrée. Le -remède est dans l’homme lui-même. Quand il aura refait son éducation, il -réussira à maîtriser cette sensibilité spéciale. C’est une science -nouvelle qu’il doit apprendre et qui représentera une partie essentielle -de sa reconstruction morale. - -Pour lui faciliter sa tâche, il faut que tous les hommes de bonne -volonté dénoncent les faux interprètes partout où ils les découvrent, -afin de ne plus permettre à leur ombre de s’étendre sous les portiques -du temple, ni à leurs mains de lâcher l’essaim pestilentiel des insectes -venimeux que leurs bocaux contiennent, et qui ont nom: défiances, -doutes, soupçons, calomnies, brouillards, vapeurs, fumée, poussière et -cendres! - - - - -CHAPITRE IV - -LES FAUX JUGES - - L’Éternel a horreur des - yeux hautains et des langues - menteuses. - (_Proverbes_ VI-9.) - - -La boutique où siègent les faux juges a une apparence plus convenable et -plus noble que celle des autres débitants de fumée. Les crieurs chargés -d’attirer les chalands ont la voix moins aiguë, les gestes moins -canailles que ceux des baraques voisines. Une sorte de solennité préside -à l’arrangement de l’ensemble des choses. Les magistrats improvisés se -font un visage grave, ils parlent avec une hypocrite mesure, pincent les -lèvres, froncent les sourcils, comme si, avant d’émettre une sentence, -ils en pesaient soigneusement la portée. Dans leur attitude, il y a -quelque chose qui inspire confiance, non seulement aux ingénus et aux -hommes inexpérimentés, mais même à ceux qui connaissent à fond la vie et -n’ont pas l’habitude de s’en tenir aux apparences. Pénétrés d’une -illusoire confiance, quelques-uns vont même, dans les cas délicats, -prendre conseil des faux juges, ce qui augmente le prestige de ceux-ci -auprès des faibles, des sots, des incertains. - -Le manque de clairvoyance ou de bon sens de gens réputés sages et forts, -peut avoir des conséquences d’une incalculable importance. A leur suite, -le public se rend chez les faux juges, les écoute et, ensuite, -malicieusement ou maladroitement, répand leurs sentences dans le monde. -En général, celles-ci défigurent la vérité; elles condamnent les actes -droits et sincères, pour donner des éloges à ceux sur qui, au contraire, -il faudrait passer condamnation pour leur égoïsme, leur vanité, leur -bassesse. Il suffit d’être doué d’un peu de bon sens et de perspicacité -pour faire à ce propos d’étranges réflexions. - -Mais ce n’est pas dans leur boutique que ces marchands de fausse justice -accomplissent leur pire besogne. Ils ne demeurent pas longtemps à leur -tribunal, car cela les ennuie de siéger avec apparat; ils préfèrent se -répandre au dehors et rendre leurs sentences pédantes et bornées devant -un auditoire plus varié. Les paroles prononcées à la face du monde -volent, se dispersent et ont plus de chances de trouver un terrain où -germer. - -J’ai connu quelques-uns de ces faux juges, tous Pharisiens de race, -d’éducation et d’instinct. Je les ai vus ourdir des conspirations contre -ceux de leurs prochains, dont la présence dans la vie les contrariait, -les gênait... D’un air de suprême sagesse, ils commençaient par -s’indigner à fond contre ces malheureux pour arriver ensuite, sans une -preuve en main, à porter contre eux une sentence définitive. Souvent -leur manœuvre était grotesque et nulle comme résultat positif, mais tout -de même un peu de mal était fait! - -Si le nombre et la présomption de ces faux juges devaient s’accroître, -le sentiment de la sécurité disparaîtrait des cœurs, et les courages -vacilleraient, car il ne servirait plus à rien d’éviter avec soin toutes -les causes de conflits avec la justice, puisque, hors des tribunaux et -de tout l’appareil légal, des hommes et des femmes s’improvisent -présidents d’appel ou d’assises et osent formuler des arrêts qui -peuvent détruire ou flétrir les réputations. - -Les femmes, plus encore que les hommes, se complaisent dans cette -besogne extra-légale. Ne pouvant rendre publiquement la justice, elles -en adorent le simulacre, et il faut les entendre décider et trancher sur -tout. L’ascension de la démocratie a prouvé qu’il y avait un despote en -tout homme et en toute femme également. Celles-ci refusent de fatiguer -leurs méninges, n’étudient pas, ne creusent pas les textes: cela -riderait leur front et jaunirait leur teint... Elles ne se soucient pas -de recueillir des preuves, elles ne tiennent compte ni des -circonstances, ni des atavismes. Une impression fâcheuse, une rancune, -un dépit, suffisent à les décider dans un sens ou dans l’autre. Le lit -de justice où elles étalent leurs robes, n’est, pour elles, qu’un -terrain de jeux, et elles n’éprouvent aucun besoin d’éclaircir leurs -idées. Il ne s’agit que de fumée, dira-t-on; mais il y a des fumées -lourdes de miasmes mortels. - - * * * * * - -Les faux juges des deux sexes, hors de leur boutique du temple, -travaillent séparément. Ils se divisent la besogne: ce sont, en général, -des gens prétentieux et bornés d’esprit, qui se prennent au sérieux et -se croient eux-mêmes infiniment intelligents. Parfois, ces -francs-tireurs éprouvent le désir de se réunir. Quel aréopage! Malheur -aux Phrynés, même très vêtues, qui oseraient s’y présenter! Les -sentences qu’on y rend sont de celles que le tribunal des Animaux, qui -condamnèrent l’Ane dans la fable de La Fontaine, n’aurait pas -désavouées! - -J’ai toujours estimé que la profession de juge était l’une des plus -lourdes pour la conscience, et il m’a toujours paru inouï que, sans y -être forcé par serment, quelqu’un veuille de son plein gré, assumer -cette tâche, usurper cette place... Ces juges improvisés ne regardent -donc jamais en eux-mêmes? C’est un phénomène assez curieux de l’âme -humaine que cet auto-aveuglement. Plus on jette les yeux autour de soi, -plus on se rend compte que le vrai est ce dont l’homme se soucie le -moins! Ceux même qui auraient voulu décrocher les étoiles du ciel et -arrêter sur les lèvres la vieille chanson qu’on chantait auprès des -berceaux et des tombes, ne sont pas plus réalistes que les autres! Eux -aussi sont des acheteurs et des vendeurs de fumée. - - * * * * * - -Pour en revenir aux faux juges, dont les sentences courent le monde, -détruisent la confiance et empêchent le développement des meilleures -initiatives, comment leur donner la chasse et les anéantir? Les -mitrailleuses elles-mêmes seraient impuissantes, contre leurs décisions, -car elles ne frappent pas dans le vide... Seul un geste divin pourrait -les faire disparaître dans ces cavernes de sable mouvant et sans fond, -où l’enlisement éternel attend tout ce qui, en ce monde, a été mensonge -et fumée. - - - - -CHAPITRE V - -LES BLUFFEURS - - Le mensonge est l’avilissement, - en quelque sorte l’anéantissement - de la dignité humaine. - (KANT.) - - -Il est impossible de quitter les marchands de fumée, sans dire un mot -des bluffeurs, malgré la vulgarité rebutante du mot et de la chose. -Aujourd’hui leur dégradant moyen d’action s’est tellement répandu que le -nom «bluff» a été adopté dans toutes les langues et qu’il est compris et -appliqué dans tous les pays. Fils du Nouveau Monde, il a acquis -maintenant droit de cité partout. On se sert couramment du mot et de la -chose. «Quel infect bluffeur», nous écrierons-nous, si celui auquel -l’adjectif s’applique a lésé nos intérêts. Et d’autre part, nous rions -en disant à un ami: «Avez-vous fini de bluffer?» Cette façon éclectique -d’employer le vocable est symptômatique. - -Le bluff peut mener en cour d’assises, mais, quand il ne s’applique -qu’aux petits intérêts de la vie, on en plaisante agréablement, ce qui -est un tort, car le fond de la chose est le même. Le fait de -reconnaître, dans une mesure quelconque, qu’on a le droit de «bluffer» -est la condamnation de toute société bien organisée. Les escamoteurs, -les brouilleurs de cartes, les faux interprètes et les faux juges -empêchent la reconstruction morale du monde, mais le bluff permis, -reconnu, protégé, jette un tel désarroi dans les consciences, que, -l’admettre, équivaut à sonner le glas de la société humaine. - -Si le Fils de l’homme et de Dieu a chassé, il y a presque vingt siècles, -les trafiquants du temple, qu’aurait-il dit de cette plaie du bluff qui, -semblable à une lèpre hideuse s’étend aujourd’hui sur le monde? Pour la -laver il n’y a que les étangs de feu dont le vieillard de Patmos parle -dans l’Apocalypse. - -Né des plus basses passions et synonyme d’un esprit de tromperie froide -et calculée, le bluff n’est pas simplement de la fumée, mais une vapeur -délétère qui empoisonne toutes les sources de l’activité humaine. Que -n’a-t-on pas dit des poisons des Borgia! Certes, leur emploi avait des -inconvénients et ceux qui les ingurgitaient passaient un mauvais quart -d’heure, mais à Sinigaglia même les victimes ne furent que trente ou -quarante. Les grandes plaies sociales actuelles font un nombre bien plus -considérable de victimes. - - - - -CHAPITRE VI - -LANCEUSES DE BULLES DE SAVON - - Si le mirage de la _Fata Morgana_ - faisait naufrager les navigateurs, - que d’espérances les bulles - de savon ont créées et détruites - dans le cœur des hommes! - (***) - - -Y a-t-il rien de plus charmant qu’une bulle de savon? Ces boules -fluides, légères, irisées qui s’élancent joyeusement dans l’air ont un -charme particulier; et, en y réfléchissant, on peut leur trouver une -signification profonde. - -Aujourd’hui pourtant les enfants ne s’amusent plus guère à ce jeu. Mais -il y a toujours des bulles d’air dont les gens font commerce! Quand les -réalités manquent, il faut bien vendre quelque chose pour attirer -l’attention. Ces boutiques-là devraient être impitoyablement fermées. -J’en connais qui ont des vendeuses charmantes et même bien -intentionnées. Je regrette de les citer dans les chapitres consacrés aux -escamoteurs et aux bluffeurs, mais comment ne pas parler d’elles dans -cette nomenclature des commerçants de fumée? Leur trafic est dangereux, -non parce qu’il fait directement du mal, mais parce qu’il engendre le -désappointement et détruit la confiance. Quand on a vu plusieurs bulles -de savon se crever dans l’air, on est moins disposé à écouter la voix -des propagandistes qui disent: «Marchez, suivez telle route--vous -arriverez à tel but...» Leurs accents les plus persuasifs et les plus -éloquents ont cessé d’éveiller l’espérance, d’exciter les bonnes -volontés: «Poussière, sable, fumée!» murmure la voix de l’expérience. - -Il sera un peu triste de voir disparaître ces jolies bulles, faiseuses -d’illusions; mais si l’on veut sérieusement reconstruire le monde, -celles qui les vendent doivent, elles aussi, disparaître du portique du -temple. Disons-leur cependant un adieu un peu attendri, car si elles ont -parfois _bluffé_ pour des motifs personnels, elles l’ont fait, souvent, -pour essayer d’alléger la souffrance humaine et pour stimuler la bonne -volonté des hommes. - - - - -TROISIÈME PARTIE - -Les Problèmes de l’heure. - - -Ces problèmes sont nombreux et il en est qui correspondent à toutes les -cordes puissantes qui font vibrer l’âme des hommes; leur liste pourrait -représenter la lyre entière de l’existence humaine, mais aujourd’hui je -me bornerai à aborder trois d’entre eux: _la Famille_, _l’Éducation_, -_la Femme_, laissant de côté, pour l’instant, le plus important de tous: -celui de la vie intérieure! - - - - -CHAPITRE PREMIER - -UNE CONDAMNÉE A MORT QUI DÉFIE LA MORT - - La famille est la patrie du cœur. - (JOSEPH MAZZINI.) - - -Avant la guerre, pendant la guerre, et après la guerre, les prophètes -ont entonné le _De Profundis_ de l’institution familiale. On avait -inventé mieux que cela, et, désormais, chacun se considérant plus ou -moins comme fils du hasard, voudrait vivre sa vie en pleine liberté, -sans attaches gênantes, sans traditions encombrantes, sans obligations -énervantes. La plante humaine devait pouvoir fleurir face au soleil, -libérée de toute entrave! Quel besoin a-t-on encore d’une famille et -d’un _home_, puisqu’il y a les hôtels, les restaurants, les cafés, les -cercles, et mille lieux de divertissements où l’on peut passer la fin -des après-midi et les soirées? Les femmes étant heureusement devenues -moins dépendantes, peuvent vivre leur vie, et n’ont plus besoin de -protecteur pour participer aux différentes manifestations de -l’existence. Pourquoi donc les hommes, étant donné cet état de choses, -devraient-ils continuer à assumer des charges qui ont cessé d’être -obligatoires? - -«Et les enfants?» demandions-nous. A cette demande timide, on répondait: -«L’État pourvoira à leur éducation.» - -J’ai toujours écouté développer ces théories sans m’émouvoir, parce que -je n’ai jamais cru qu’on pût les mettre en pratique, et ce qui se passe -aujourd’hui me donne raison. Si la disparition de la famille était si -proche, on ne verrait pas le nombre des mariages augmenter dans toutes -les classes. La facilité et le chiffre croissant des divorces, ne suffit -pas à expliquer ce phénomène matrimonial. - -Le besoin de se créer une famille est devenu si prépondérant chez les -hommes, depuis le formidable conflit auquel ils ont pris part, que -plusieurs se permettent des mariages imprudents qu’ils n’auraient pas -conclus auparavant. On voit des jeunes gens accepter, d’un commun -accord, la perspective d’une existence modeste et laborieuse. L’homme a -évidemment été travaillé dans les profondeurs de son être par la -souffrance, les anxiétés, les angoisses de la guerre, et il a senti la -tristesse de la solitude avec une acuité extraordinaire. C’est le besoin -obscur de se rattacher à quelque chose de fixe, de stable, et lui -appartenant en propre, qui est le principal motif de l’accroissement des -mariages. - -Les déceptions, cependant, ont été grandes au retour de la terrible -campagne; plusieurs s’étaient figuré que, rentrés au foyer, ils y -occuperaient la place d’une sorte d’idole domestique, et que le culte de -l’héroïsme fleurirait dans toutes les demeures. Hélas! la désillusion -fut rapide. En outre, un changement étrange s’était accompli dans l’âme -des épouses, des fiancées ou de celles qui pouvaient le devenir. Elles -s’étaient émancipées, elles n’attendaient plus uniquement de l’époux le -droit de vivre et d’affirmer leur personnalité. - -Ces surprises auraient dû logiquement mettre les hommes en garde contre -le mariage. Or c’est l’illogisme qui a triomphé, et pourquoi a-t-il -triomphé? Parce qu’il y a, dans la nature et dans l’individu, des forces -plus puissantes que tous les raisonnements, les doctrines et les -théories. Il suffira toujours d’un homme et d’une femme qui s’aiment -près d’un berceau, pour reconstituer la famille, même si l’on était -parvenu à la dissoudre légalement. - - * * * * * - -La famille possède, du reste, en elle-même d’autres sources de vie qui -la feront éternellement subsister. Celle où s’alimente, en certains -pays, l’attachement des fils pour leur mère est inépuisable. Je dis des -fils spécialement, car, entre les filles et les mères, des éléments -d’aigreur entrent parfois en jeu, qui dénaturent la douceur des liens -naturels. - -La force de l’attachement des fils pour leur mère s’est révélée -extraordinaire pendant la guerre. Mes observations se sont, d’une -manière générale, limitées à l’Italie et à la France, et je pourrais -écrire un livre sur ce que j’ai vu et entendu à ce sujet. En Italie, le -fils du peuple, le paysan en particulier, est aveuglément attaché à sa -mère; c’est son image qui lui apparaît à l’heure du danger et à l’heure -de la mort! S’il se marie tant aujourd’hui, c’est surtout pour -constituer une famille, poussé par le besoin inconscient de rendre -possible à d’autres l’affection qui a fait le fond de sa propre vie. - -Une femme de cœur, dont la mission consistait à fournir aux familles les -nouvelles des soldats qui se trouvaient au front, me disait pendant la -guerre: «Rien qu’à la façon dont elles ouvrent la bouche, je reconnais -les mères! Les épouses, les fiancées ont une autre façon de remuer les -lèvres. Et quelle différence dans leur expression de visage, tandis -qu’elles attendent le verdict qu’elles sont venues implorer.» - -Chez les races où le lien entre la mère et le fils est si -extraordinairement fort, l’avenir de la famille est assuré, et les -théories dont on mène tant de bruit ne l’entameront jamais. Toutes les -mères, peut-être, ne méritent pas cet attachement profond; en ce cas il -se déverse sur celle ou celui qui la remplace, sur le père, _il -vecchio_, ou sur quelque autre membre de la famille dans les veines -duquel les jeunes gens sentent courir le même sang. Cette question du -sang et de la perpétuité de la race a une énorme importance chez les -latins. Leur synthèse sentimentale embrasse avant tout les ascendants -et les descendants. - -Les théories subversives sur la famille étaient entrées en circulation -longtemps avant la guerre et avaient fait en somme si peu de chemin dans -le monde, que le cri des soldats mourants, aux heures suprêmes où l’on -ne ment pas, a été toujours le même: «Maman! Maman!» - - * * * * * - -Aujourd’hui, après la formidable épreuve, où tant de passions primitives -se sont déchaînées, où la violence a cessé de répugner, où la férocité -atavique s’est révélée puissante encore, où les instincts brutaux ont -semblé reparaître à la surface, à quoi pensent ces soldats que la mort a -épargnés? A se créer une famille! - -Il serait enfantin et un peu puéril de croire que tous ces jeunes maris -sont conscients de l’acte qu’ils accomplissent. Un ensemble de -circonstances complexes est à la base de ces nombreuses unions, mais on -ne peut méconnaître qu’une force obscure, mystérieuse et puissante, -pousse les hommes à les conclure: celle de la perpétuité de la race, -c’est-à-dire de la continuation de la famille! - -Je dis «les hommes», car, apparemment, ce sont eux qui choisissent leur -compagne et portent la parole pour la conclusion de l’alliance. Et -d’autre part les femmes, pour décidées qu’elles soient, comme la Nora -d’Ibsen, à vivre leur vie et à secouer toute dépendance, ont encore, -pour peu qu’elles aient une ombre de bon sens, un intérêt vital à ce que -l’institution familiale ne soit pas détruite. Celle-ci est un peu pour -elles comme une assurance sur la vie. - -Donc, malgré ce qui se passe à la surface et fait lever à tant de gens -les bras au ciel avec de grands gestes désespérés, une réalité s’impose: -sous la surface, des forces travaillent qui assurent la perpétuité des -traditions. D’ailleurs, la famille se rattache si étroitement à l’idée -de patrie, qu’il serait difficile de maintenir le prestige de l’une sans -l’existence de l’autre. Et toutes deux ont besoin, pour subsister, de -l’idée religieuse de la sanction divine, qui leur confère le droit -d’exiger des sacrifices... Maintenir l’intégrité de l’une, c’est assurer -le respect de l’autre dans l’âme humaine. Les pays où tout semble avoir -sombré dans le néant, sont ceux où la famille, la patrie et la religion -ont été découronnées et brutalement dépouillées de leurs privilèges et -de leurs droits. Cette vérité s’impose à tous les esprits et à toutes -les consciences qu’une vague de démence n’a pas encore submergés. - -Pour peu que l’on regarde attentivement sous la surface des mots, et que -l’on ne se contente pas de leur simple assemblage, on voit que -l’institution de la famille représente non seulement l’avenir qu’il faut -assurer, mais encore une arme de défense sociale dont il serait insensé -de se priver. - -Pourquoi tant de ligues, de syndicats, et ce retour aux corporations du -moyen âge? Simplement parce que l’homme moderne se sent désespérément -seul. C’est là, je le crois, la vraie explication de ce mouvement -général vers le groupement. Le sentiment des droits qu’on possède, -artificiellement éveillé et surchauffé, y a eu bien moins de part que la -sensation horrible de l’isolement. Chacun a regardé avec désarroi autour -de soi. Alors les mains se sont jointes et, bientôt, on n’a plus vu que -des assemblages. L’individu a disparu dans le groupement. Je n’ai pas -l’intention de discuter dans ces pages l’histoire de cette évolution, -ni le bien et le mal qu’elle a pu faire ou qu’elle fera; ce serait -sortir de mon cadre. Je constate simplement un fait. - -En ce qui concerne sa profession ou son métier, l’homme, en effet, a -cessé d’être seul, il n’est plus forcé de combattre isolément. Si, d’un -côté, il aliène sa liberté de pensée et d’action, de l’autre il se sent -soutenu par ses camarades dans toutes les questions de salaires, -d’horaires, de droits... Mais en tant qu’être humain, il reste, au fond, -plus seul qu’auparavant, parce que les luttes de classe ont avivé les -haines latentes, et que l’on vit aujourd’hui dans une atmosphère -d’hostilité générale qui rend l’existence insupportable. - -Si la famille lui manquait pour se retremper dans un milieu d’affection -et de chaleur, que resterait-il à l’homme? Des camarades de combat et -quelques vulgaires contacts passagers! Son sort deviendrait de plus en -plus triste, et il finirait par regretter l’époque où il pouvait se -considérer à bon droit comme une espèce de victime sociale, soit qu’il -fût paysan, ouvrier, employé ou qu’il eût choisi une profession -libérale. - - * * * * * - -La famille doit être avant tout, selon la tradition des siècles, le -centre où le travailleur vient reprendre haleine un instant pour -affronter ensuite d’autres besognes et d’autres luttes; en ce sens, elle -représente déjà un grand bénéfice social. Mais à un autre point de vue -elle mérite encore d’être prise en considération par les moralistes et -les sociologues, car elle peut offrir la solution partielle de certaines -questions redoutables qui se posent aujourd’hui à tous les esprits -raisonnables et réfléchis. - -Il serait superflu d’insister à ce propos sur les désastreux effets de -la vie chère et sur les difficultés des services publics et privés. -Autrefois, pourvu qu’on y mît le prix, on trouvait tout sous la main, on -était servi au doigt et à l’œil (je ne parle pas seulement des gens de -maison, mais du service des magasins, des établissements privés et -publics, des moyens de communication, etc.). Aujourd’hui, tout est -singulièrement changé. L’homme qui se trouve seul devant les difficultés -de la vie quotidienne passe parfois par des moments critiques et se -trouve souvent fort embarrassé s’il doit faire face aux obligations -quotidiennes de l’existence. Il ne suffit même pas toujours d’être deux -pour résoudre ces difficultés, d’autant plus que les gens du dehors sont -devenus forcément moins obligeants vis-à-vis de ceux qui les appellent à -l’aide. Il serait injuste de leur en faire un grief: la journée est -devenue si laborieuse pour chacun qu’on ne parvient pas toujours à en -distraire une minute pour porter secours au prochain! - -A qui s’adresser dans les moments de désarroi et de détresse? A la -famille! C’est encore le plus sûr secours; mais si vous en avez dénoué -les liens, comme vous en avez soigneusement divisé les intérêts, -répondra-t-elle comme autrefois à votre appel? Mettra-t-elle le même -zèle à accourir au premier cri de détresse? Admettez que ses membres -vivent aux deux extrémités d’une ville, avec la difficulté actuelle des -communications et si l’habitude des échanges d’idées et de sentiments -est perdue entre eux, comment feront-ils pour se joindre et se prêter un -mutuel appui? - -Ces difficultés, ces besoins d’aide ne se font pas sentir peut-être dans -les familles des grands privilégiés de la fortune, sauf dans les cas de -maladie et de malheur. Mais les grands privilégiés ne représentent -qu’une petite partie de la société humaine. C’est la majorité de la -classe bourgeoise qui souffre des inconvénients de la vie moderne, sans -parler de la classe populaire qui, malgré la croissante augmentation des -salaires, connaît des embarras analogues. - - * * * * * - -Il est évidemment difficile de revenir à la vie patriarcale qui faisait -vivre les jeunes ménages sous le toit des chefs de famille. Cependant, -étant donnée la pénurie actuelle des logements, cela aurait bien des -avantages, d’autant plus qu’un ménage de douze personnes étant -relativement beaucoup moins coûteux qu’un ménage de deux, trois ou même -quatre bouches, la crise économique en serait peut-être adoucie. Mais -c’est à un autre point de vue, d’un intérêt supérieur, que la question -demande à être étudiée, celui de l’entr’aide morale et sociale. - -La crise du service est, dans tous les pays, fort grave. Que dire de -celle des gouvernantes et des simples bonnes? Lorsque la mère de -famille, de condition modeste ou simplement aisée, quitte son logis, -soit pour son travail, soit pour ses obligations sociales, soit pour les -emplettes indispensables, dans quelles mains va-t-elle laisser désormais -ses enfants? S’ils sont petits, le problème se pose très nettement et de -façon simpliste: il faut ou les abandonner, ce qui est un danger, ou les -remettre aux soins d’une femme de ménage quelconque, ce qui est un autre -danger; à moins que la mère ne s’en fasse l’esclave et renonce à toutes -sorties, à celles du soir surtout. - -Si les enfants sont grands, d’autres inconvénients surgissent qu’il est -inutile d’énumérer. Quand fils et filles, en sortant de leurs cours, -rentrent à la maison, doivent-ils trouver la maison vide? Le père est -occupé à ses affaires, la mère à ses visites, et c’est elle qui, -généralement rentre la dernière. La présence d’une grand’mère, d’une -tante, d’une sœur, d’une parente, prête à les accueillir au foyer, -réchaufferait de jeunes cœurs au moment de la vie où les contacts -affectueux et intelligents sont le plus nécessaires. - -Avant la guerre, c’était le rôle des gouvernantes; mais aujourd’hui leur -présence dans les familles représente un luxe, sans compter que les -yeux se sont étrangement ouverts sur les inconvénients des influences -étrangères et des anges-gardiens inconnus admis dans le cercle familial. - -Ces considérations qu’inspirent le bon sens, et l’intérêt pour les -pauvres petites âmes solitaires qui trouvent, en rentrant de l’école, le -foyer désert, finiront-elles par prévaloir sur le farouche besoin -d’indépendance qui est devenu pour la jeunesse, un culte et un principe -de conduite auquel elle croit de sa dignité de ne jamais renoncer? Les -abus d’autorité, auxquels les parents se sont complus autrefois avec une -imprudente exagération et un absurde manque de réflexion, ont suscité -des rancœurs qu’ils expient aujourd’hui. - -Il est évident que, dans la reconstitution sociale de la famille qui -finira peut-être par s’imposer, il faudra trouver le moyen de -sauvegarder suffisamment l’indépendance réciproque des êtres destinés à -habiter sous le même toit. Sans cette précaution, que de tempêtes ne -verrait-on pas éclater dans des verres d’eau! Mais cependant, pour -soustraire l’homme à l’horrible sentiment de solitude qui l’étreint -quand il a quitté l’atelier et la compagnie de ses camarades, il n’y a -encore que le retour aux vieilles traditions familiales. - -L’incertitude du lendemain, en cas d’accident ou de maladie, deviendrait -moins angoissante pour lui. Quand on est plusieurs à la maison, on est -mieux armé pour faire face au mauvais sort. - -Si l’on craint par trop le despotisme des ascendants, ce qui se -comprend, comme je l’ai dit, parce que les abus de l’autorité paternelle -ont eu parfois des effets désastreux, pourquoi les sœurs et les frères -ne se grouperaient-ils pas contre l’isolement funeste? A ces -considérations, une autre s’ajoute, celle du travail des femmes à -l’atelier ou dans les bureaux. Le dilemme se présentera bientôt avec -force. Il faudra que les femmes renoncent à travailler au dehors, ou -qu’elles consentent à élargir le cercle de la famille. Il n’y a pas une -troisième façon de résoudre le problème. - - * * * * * - -Dans cette question de la famille, il faut évidemment tenir compte de la -race et des traditions. Chez les latins, la famille s’était étendue -jusqu’à devenir _la gens_, sans rien perdre de sa signification -première; cela avait donné une grande force à la famille romaine, dont -l’institution a servi plus ou moins de modèle à celle des autres peuples -et des autres pays. - -Ce qu’on a appelé la débâcle de la famille marque peut-être, au -contraire, l’aurore de sa reconstitution. Les horribles conséquences de -la guerre, le désarroi actuel des âmes, le bouleversement des esprits et -l’angoisse des pauvres cœurs solitaires sont en train d’élaborer en -secret, et sous la surface des eaux tumultueuses, un nouveau type de -société humaine: dans celui-ci, la famille, renouvelée sur des bases -d’où les abus d’autorité seraient rigoureusement bannis et où le respect -absolu de la personnalité humaine serait reconnu, deviendra peut-être, -plus que jadis encore, la pierre angulaire de l’édifice social. - - * * * * * - -Il faudra que les hommes se réservent désormais un rôle important dans -cette famille reconstituée; au cours des dernières années, ils avaient -trop abdiqué entre les mains des femmes tout ce qui concerne la -direction morale de la famille et l’éducation des enfants. Une -collaboration étroite entre les deux sexes me paraît indispensable pour -la solution intelligente et pratique de ce problème, dont dépendent en -grande partie les destinées du monde, la dignité de la femme et le -bonheur des individus appelés à vivre dans une société renouvelée. - -Le sujet que je viens d’aborder ne pourrait être épuisé dans un volume. -Je ne lui ai consacré que quelques pages, non certes pour diminuer la -place à laquelle il a droit, puisque je vois dans la famille, outre son -importance traditionnelle, une grande arme de défense sociale, mais -parce que le moment actuel n’est pas celui des longues dissertations. Le -temps presse, les solutions s’imposent et il faut se borner à indiquer -les problèmes de l’heure à ceux qui détiennent entre leurs mains le -pouvoir de faire les lois et de diriger l’opinion publique. - -C’est à eux de considérer la gravité de cette question, d’en déterminer -l’importance et d’en proposer la solution. - - - - -CHAPITRE II - -L’ÉDUCATION DES PEUPLES CIVILISÉS - - Quelle aimable chose pourrait - être l’homme s’il était vraiment - homme. - (MÉNANDRE.) - - -De tous côtés aujourd’hui, une même préoccupation a envahi les cerveaux -et les consciences lucides: celle de l’éducation! - -Dans l’appréhension des désordres qui menacent le monde, une terrible -question s’est posée à l’esprit de tous. L’école, avec son apathie, son -manque d’air, de soleil, d’espace et de spiritualité, ne serait-elle pas -la principale responsable de l’effrayante folie collective qui -bouleverse en ce moment l’âme des peuples? La réponse n’a pas été -rassurante, et pour peu qu’on prête l’oreille, l’on entend de toutes -parts un cri d’angoisse qui traverse l’espace. - -La crise a éclaté dans tous les pays, et la nécessité de réformes -scolaires s’impose partout, ce qui est une preuve évidente qu’aucun des -systèmes suivis jusqu’ici n’a été jugé satisfaisant ni pour l’heure -passée, ni pour l’heure présente! - -Avant la guerre, chez les nations où la plaie de l’analphabétisme -s’étendait encore dans certaines provinces, on avait l’habitude de -croire, au point de vue éducatif, à l’incontestable supériorité des -méthodes anglo-saxonnes, et on avait raison en partie. Mais aujourd’hui -la crise s’est généralisée, le mal va jusqu’à la racine, et l’on -comprend clairement que les anciens systèmes, déjà insuffisants dans le -passé, ne répondent plus nulle part aux besoins de l’heure présente. - - * * * * * - -Deux immenses armées couvrent l’étendue du monde civilisé: les maîtres -et les écoliers! Elles ont chacune leurs droits et leurs besoins, qui, -malheureusement, ne s’accordent pas toujours. Jusqu’ici les éducateurs -élevaient seuls la voix, les élèves se taisaient et supportaient. Ces -derniers étaient les plus injustement sacrifiés, car ils n’avaient pas -demandé à naître, ni à quitter leurs jeux pour s’instruire, tandis que -les maîtres embrassaient par un libre choix la carrière de -l’enseignement. - -Les enfants avaient, il est vrai, des défenseurs naturels en la personne -de leurs parents; mais ceux-ci ne protestaient pas contre les méthodes -en vigueur, dans la crainte de retarder, par de trop justes -réclamations, la future carrière de leurs enfants. - -Plus encore que par peur, c’était par légèreté que tant de pères et de -mères restaient silencieux; ils ne pensaient pas à l’avenir moral, ni à -la formation de la conscience ou au développement intérieur de la plante -«homme». Ceux mêmes qui, sur d’autres points, défendaient avec -acharnement les intérêts de leurs enfants, ne se préoccupaient que -médiocrement (symptôme singulier d’amoralité et d’aveuglement) de leur -croissance intérieure, c’est-à-dire de leur éducation. - -Parmi les maîtres éclairés qui se rendaient compte depuis longtemps du -mal, sans pouvoir y porter remède, il y en avait de vaillants et -d’énergiques. Malheureusement, le formalisme et le pédantisme avaient -modelé si fortement une bonne partie du monde scolaire (sauf peut-être -l’anglo-saxon), que les plus hardis novateurs hésitaient à abattre les -portes de la prison où ils se sentaient enfermés; ils pensaient que la -prison s’améliorerait, qu’on ouvrirait les portes et les fenêtres; mais -elle était cachot, et cachot elle restait. - - * * * * * - -C’est le principe erroné de l’égalité--elle n’existe que dans le fait de -la naissance et de la mort--qui, durant les trente dernières années, a -empêché la pleine floraison de la pensée humaine et coupé les ailes à la -liberté. Ce mirage trompeur, puisque la nature le contredit dans toutes -ses manifestations, a obscurci les cerveaux en leur faisant admettre -que, pour faire brèche dans la vie et y construire un nid, pour entrer -dans la grande lice des combattants et y marquer sa place, il fallait -savoir les mêmes choses, les apprendre de la même manière, courber la -tête sous le même joug, comme les Romains du célèbre tableau de Gleyre. - - * * * * * - -Il suffit d’un peu de bon sens pour se rendre compte des difficultés qui -auraient surgi si l’on avait brusquement détruit les anciens moules -scolaires, et pour comprendre à quel saut dans le vide et dans -l’ignorance, l’humanité aurait été exposée! Les hésitations des -réformateurs étaient donc parfaitement légitimes. Rompre les rangs sans -précaution aurait fait courir des risques immenses à la cause même pour -laquelle ils avaient combattu si longtemps en silence. Le monde de -l’avant-guerre était encore prisonnier des idées, des théories et des -méthodes que le temps avait sanctionnées. Les novateurs et les esprits -avancés, tout en déplorant cet esclavage, comprenaient que, pour obtenir -quelques réformes utiles, il ne fallait pas déserter la maison, ni en -démolir précipitamment les bases. Ils s’efforçaient donc de respecter -les anciens moules, et c’est pour cela que ces combattants avaient -presque tous le visage triste. - -A ces nobles et patients lutteurs et aux écoliers qui ont perdu l’amour -de l’école, il faut redonner le courage et l’espérance: inspirer aux -premiers la fierté de leur mission grandiose, et faire comprendre aux -seconds vers quelles hauteurs peut les conduire le développement de leur -personnalité morale. - - * * * * * - -En ce monde de transformations continuelles, dans lequel nous voyons -chaque jour une forme dynamique nouvelle remplacer celle qui l’a -précédée, les gouvernements devraient avoir le courage de renoncer, tous -les premiers, à quelques-unes des vieilles formules qui alourdissent les -programmes scolaires. Il y en a évidemment d’excellentes qu’on doit -respecter, mais c’est de l’ensemble du système qu’il faut secouer le -joug, pour faire passer un souffle d’air pur et libre dans les rangs -serrés de l’école et défendre la haute culture contre les entraves de -l’ignorance et du matérialisme qui, de tous côtés, lui dressent des -embûches et essayent d’arrêter son essor. - -Chaque méthode a son heure favorable: l’exclusivisme de l’école d’État a -pu être indispensable à certains moments de l’histoire, et il serait -absurde de ne pas reconnaître les services qu’elle a rendus. Même si -l’on adoptait le système d’une plus large liberté de l’enseignement, la -surveillance et peut-être même l’ingérence de l’État demeureraient, en -quelques cas, indispensables. - - * * * * * - -En Angleterre et en Amérique, la double fonction de l’État et de -l’initiative privée se combinent avec des résultats favorables à la -formation du caractère et au respect de la discipline dans la liberté. -Les résultats n’ont pas été aussi brillants en ce qui concerne la haute -culture; mais ce fait ne dépend en rien du système en lui-même, mais -plutôt des tendances de l’esprit national chez les uns et du manque -d’une tradition de culture chez les autres. - -Ce serait une expérience utile et intéressante que d’introduire la -méthode de la double fonction dans des pays comme la France et l’Italie, -où les écoles d’État ont été seules chargées jusqu’ici de résoudre -l’angoissant problème de l’éducation. - -Ces deux pays latins ont, pour des raisons à peu près analogues, quoique -à des périodes différentes, défendu jalousement les prérogatives de -l’État au point de vue scolaire et, pour les maintenir, ils ont agité le -même épouvantail: la crainte de l’influence cléricale, accusée de -vouloir compromettre les conquêtes de la liberté. Mais de grandes -évolutions se sont dernièrement accomplies et des périls bien plus -graves se dressent, auxquels il faut faire face en s’élevant à des -visions plus hautes et plus larges. - -Pour sauver l’âme de la jeunesse et, à travers celle-ci, la civilisation -du monde, la pensée humaine doit faire un suprême effort; et maintenant -que le canon a achevé son œuvre, celle des éducateurs doit commencer. - - * * * * * - -Il convient avant tout de faire une distinction essentielle entre -l’éducation et l’instruction. Dans le langage courant, on confond -volontiers les deux termes et c’est pourquoi nous avons vu si souvent -des maîtres qui n’étaient en rien des éducateurs! - -Être un éducateur sous-entend une culture morale qu’aucun examen d’État -ne peut conférer. On répondra que la pédagogie est enseignée dans toutes -les écoles: mais, en général, ce qu’on entend par ce mot ne représente -aucune pénétration d’âme entre l’élève et le professeur. - -Sauf en des cas assez rares, où l’intelligence vive et claire d’un -maître le libérait des formules et l’élevait au-dessus des systèmes, -l’enseignement d’État était aride, froid, souvent pédantesque, et ne -tenait pas compte des consciences embryonnaires auxquelles il -s’adressait. Les leçons étaient débitées avec indifférence et écoutées -avec une insouciance analogue. - -L’ensemble des doctrines pédagogiques,--dont quelques-unes peuvent être -excellentes en elles-mêmes--a été, du reste, presque toujours mal -présenté et plus mal digéré encore, tandis qu’il devrait être, au -contraire, le principal et le plus essentiel des enseignements. Il -mériterait même une place à part dans la hiérarchie des études, parce -que modeler des caractères est beaucoup plus profitable à la félicité -humaine que de former des savants. - -Que ces paroles ne donnent lieu à aucun malentendu! La nécessité de la -haute culture est d’une telle importance que si la liberté de -l’enseignement, accompagnée d’un indispensable contrôle, paraît -désirable aujourd’hui à tant d’esprits sagaces, c’est justement parce -que, délivrant l’école des vaines formules, elle provoquera de fécondes -émulations, contrebalançant ainsi l’inconvénient qu’il peut y avoir à -confier l’école à des professeurs inamovibles, qui n’ont rien à craindre -ni à espérer; cette liberté permettrait, dans tous les pays, la -constitution de fortes équipes d’éducateurs moralement solides et -capables d’exercer un prestige sur les esprits qu’ils sont appelés à -modeler. Quand on considère l’immense responsabilité qu’ont encourue les -maîtres en ne comprenant pas suffisamment leur mission, on tremble à la -fois pour leur conscience et pour les victimes de leurs fausses -théories. - - * * * * * - -L’anarchie générale de la pensée qui menace de nous ramener à la -barbarie et le bouleversement mental qui en dérive, dépendent en grande -partie de l’enseignement erroné et incomplet, au point de vue éducatif, -qu’ont reçu les enfants. Les parents ont aussi, en ce sens, de graves -fautes à se reprocher: les mères surtout, dans l’esprit desquelles la -notion de la nécessité du plaisir pour leurs enfants a pris des -proportions singulières; mais l’école est encore la plus coupable, car -elle embrasse tout le développement des êtres humains. A côté -d’instituteurs admirables, éclairés et patients, combien d’autres, avec -leur mécontentement perpétuel, leurs doctrines subversives, leurs -attitudes violentes et amères, ont semé dans les jeunes cœurs les germes -d’une brutalité inféconde et dominatrice, devant lesquelles aujourd’hui -le monde recule épouvanté. - - * * * * * - -La réforme s’affirme donc indispensable et urgente. Pour étudier à fond -cette question, pour essayer du moins d’apporter quelque remède au mal, -ou d’en arrêter l’essor et d’en empêcher le renouvellement, il faut -obtenir le concours unanime de tous les bons esprits assoiffés de -fraternité et de spiritualité, capables d’élucider, par leurs -consciencieux et sages conseils, le problème ardu qui se pose -aujourd’hui, menaçant, à tous les esprits de bonne foi, à toutes les -consciences droites et à toutes les âmes de bonne volonté. - - -_La Société des Nations_ - -La question de l’éducation devrait préoccuper l’opinion publique et les -chefs d’État beaucoup plus encore que celle de l’enseignement. La -Société des Nations aurait là une tâche admirable à accomplir, -supérieure à toutes celles qui remplissent déjà son programme. Elle -devrait nommer une commission mondiale chargée d’étudier cette question -d’une si vitale importance que l’on peut dire que l’avenir de l’humanité -en dépend! Un drapeau devrait flotter par son ordre sur la place -publique de toutes les communes du monde portant cette brève -inscription: _L’éducation est obligatoire pour les citoyens des nations -civilisées._ - -L’instruction est chose fort diverse; elle reste un problème national -parce que, en la répandant, il faut tenir compte de la différence des -races, des besoins particuliers des peuples et de leurs traditions. Mais -en ce qui concerne l’éducation, comme la même menace est suspendue, bien -que d’une façon plus ou moins imminente, au-dessus de toutes les -nations, celles-ci pourraient et devraient chercher ensemble les -solutions et les appliquer solidairement. - -Le but de l’éducation devrait être de _former des hommes_. Les Saintes -Écritures disent que, quand une femme a mis un enfant au monde, elle -oublie ses souffrances dans l’orgueil d’avoir enfanté un homme... Devant -la folie destructrice de certaines mentalités actuelles, combien de -mères doivent, dans le secret de leur cœur endolori, déplorer d’avoir -conçu des monstres: monstres de violence brutale, monstres de honteuse -apathie! - - * * * * * - -Assainir les cerveaux déjà empoisonnés et empêcher le renouvellement de -périlleuses intoxications, telle est la synthèse de la réforme éducative -qui s’impose aujourd’hui. - -Le problème ne pourra être résolu que par un énorme effort international -qui élève un temple idéal aux forces civilisatrices et condamne -solennellement les principes contraires à la liberté et à une saine -discipline morale. - -La défense de la civilisation doit devenir le premier devoir des -citoyens du monde entier; celui des États, des corps constitués, des -académies, des universités, des écoles et de tout enseignement -familial... Pour rétablir l’équilibre de l’esprit humain, la coopération -de toutes les nations civilisées est indispensable, et il faut que le -sentiment de la désapprobation générale arrive à peser sur les -consciences troubles comme un insupportable fardeau, qui dépouillera -pour elles la vie de toute saveur. - -Cette désapprobation solennelle du tribunal suprême de l’opinion -publique me paraît être l’unique effort que l’humanité puisse tenter, -pour ramener les troupeaux égarés à une vue plus juste et plus vraie des -choses humaines. - -Quant à la nécessité absolue d’imposer à l’école, à côté de -l’instruction et bien au-dessus d’elle, une éducation saine et forte, la -difficulté consistera dans la formation des éducateurs eux-mêmes. - - * * * * * - -Pour former un corps enseignant digne d’élever les générations futures, -une première chose est nécessaire[B], qui est de relever, non seulement -économiquement, mais encore socialement et moralement la classe des -instituteurs. Celle-ci doit acquérir une importance majeure aux yeux de -l’opinion publique, car elle est appelée à sauver le monde. - -Il faut que ceux mêmes qui n’ont pas besoin d’y chercher un gagne-pain -considèrent comme un honneur d’y appartenir. - -J’ai cité à ce propos, dans _Chercheurs de Sources_, d’illustres -exemples. _La Ligue des Nations, ou à son défaut une Commission -permanente pour l’éducation, pourrait consacrer définitivement -l’importance de la classe des éducateurs, et leur assurer une position -morale si considérable qu’ils seraient forcés de s’en montrer dignes._ - -Pour faire triompher des réformes, il est nécessaire de trouver, avant -toutes choses, les personnalités capables de les imposer. C’est ainsi -que l’on doit d’abord chercher des éducatrices. Mais où les trouver? -C’est évidemment parmi les âmes anxieuses qui, ayant constaté depuis -longtemps le mal, en souffrent et travaillent en silence à l’éliminer. - -On rencontre partout de ces âmes, aujourd’hui: mères angoissées se -demandant quelle est leur part de responsabilité dans la tourmente qui -menace d’engloutir la Société humaine, ou instituteurs éclairés qui -voient se réaliser les craintes qui, depuis tant d’années, troublaient -leur sommeil. - -Les esprits de ceux qui ont, ou ont eu charge d’âme, traversent, en ces -jours de crises, des états de conscience douloureux, tandis qu’ils -sentent leurs entrailles frémir... Ces meneurs d’hommes qui répandent -dans le monde l’anarchie et le malheur sont leurs fils et leurs -élèves!... Ces doctrines de violences où les ont-ils puisées? Qui a -tenté de les mettre en garde contre les entraînements de la haine et de -la brutalité? Quels sont les hommes courageux qui ont osé crier assez -fort pour soulever l’opinion publique et l’émouvoir? - -Du reste, comme nous sommes tous solidaires les uns des autres, ceux qui -n’ont ni vu, ni compris, ni deviné ce qui se préparait, ou qui, le -discernant, n’ont pas mis obstacle à la marée montante, doivent se -frapper la poitrine et ne pas se consoler trop vite, en croyant la -victoire prochaine! Elle n’est pas assurée, hélas! Cette opinion -publique, qui commence à comprendre la nécessité d’une réforme, doit -rester en éveil, parler à voix haute, se prononcer nettement en faveur -des réformateurs, les encourager, renverser les obstacles qui se -dressent encore contre eux, proclamer leurs victoires quand ils les -auront obtenues, et se déclarer favorable à la théorie qu’avant -d’enseigner tant de choses superflues à des gens qui ne pourront en -faire usage, l’important est de former des hommes capables de guider les -peuples vers les fécondes initiatives, les réformes justes et la -discipline dans la liberté. - - * * * * * - -La grande question du siècle sera celle de l’éducation. Elle primera -même celle du travail, qui a pourtant une importance considérable, et -les bons esprits de tempérament apostolique s’efforceront d’établir dans -tous les pays, sous des formes diverses pour ce qui concerne -l’instruction, mais identiques sur les points essentiels, des principes -éducatifs tendant à la formation morale des individus et des caractères. - -Ces points essentiels sont la responsabilité encourue par l’école et par -la famille dans l’anarchie de la pensée actuelle; la nécessité de la -liberté pour stimuler l’émulation dans l’enseignement; l’éducation -rendue obligatoire, et, enfin, l’intervention morale et puissante de -tous ceux qui comprennent la nécessité du développement de la vie -spirituelle et individuelle en chaque être humain. - -_Il faut espérer_, disait M. Guizot; _le monde appartient aux -optimistes; les pessimistes n’ont jamais été que des spectateurs_. - -Or, le défaut des Latins est d’être des critiques sans pitié vis-à-vis -d’eux-mêmes, des autocritiques, des hypercritiques et d’appartenir trop -volontiers à la catégorie des spectateurs. - -Les tendances infécondes doivent désormais être fièrement combattues par -l’opinion publique, si l’on veut gagner la suprême bataille morale que -tous les peuples s’apprêtent à livrer. Il appartient à la Société des -Nations[C] d’établir les bases de cette éducation et de l’imposer à tous -les pays. Il faudra l’avoir reçue et acceptée pour être admis à -participer à la discussion des graves questions qui intéressent -l’humanité et qui concernent la dignité morale des peuples et des -individus. Ceux qui refuseront de la recevoir seront considérés comme -étant en dehors de la grande famille des nations civilisées. - -Pour la culture de cet immense vignoble, il faudra beaucoup d’ouvriers: -nous devons tous essayer d’en susciter autour de nous et tenter -d’enflammer les cœurs pour la victoire finale, qui ne pourra être -obtenue que par la solution du problème éducatif. - -Si la Société des Nations réussit dans cette tâche, ce sera pour elle -une grande gloire, et tous ceux qui ont combattu sa constitution -devront, sur ce point du moins, s’incliner devant l’œuvre de suprême -autorité morale qu’elle aura accomplie. - - - - -CHAPITRE III - -ÉTEIGNEUSES DE PHARES - - A quoi bon vivre si les raisons - de vivre manquent? - (JUVÉNAL.) - - -Parmi les problèmes de l’heure, en ce moment de désarroi général, où -l’aube de la société nouvelle n’a pas encore commencé à rougir le ciel, -celui de l’influence de la femme présente une extrême gravité, non -seulement en lui-même, mais parce qu’il se rattache étroitement à ceux -de la famille et de l’éducation. - -A toutes époques on a dit beaucoup de mal des femmes. Ceux qui les -connaissaient trop, et ceux qui les connaissaient trop peu ont été -également sévères dans leurs jugements sur elles. Les Anciens, certes, -ne se sont pas montrés indulgents pour le sexe féminin: «Qu’y a-t-il de -plus léger que la plume?» demandent-ils dans leurs satires; «La -poussière!»--«Et de plus léger que la poussière?»--«Le vent!»--«Et de -plus léger que le vent?»--«La femme!»--«Et de plus léger que la -femme?»--«Rien!». - -Nous nous rappelons tous en quels termes les théologiens et les docteurs -du moyen âge ont, à leur exemple, stigmatisé ce sexe contre lequel ils -mettaient violemment l’humanité en garde. Au cours des siècles, l’idée -chrétienne finit par dominer les préjugés théologiques, et la situation -morale des filles d’Ève s’améliora. Les femmes de la Renaissance -montèrent de plusieurs degrés dans l’estime intellectuelle des hommes et -gagnèrent même celle des savants et des philosophes. - -Au XVIIᵉ siècle, en France surtout, la femme commença à exercer une -influence directe sur les événements et les individus. Le XVIIIᵉ marque -l’apogée de son règne mondain et intellectuel. Pour s’en convaincre, il -suffit de contempler les portraits de l’époque, ces visages spirituels, -fins, aiguisés, ces regards avertis qui semblent prendre un peu -ironiquement la mesure des hommes, indiquent chez les femmes l’habitude -de la domination par l’esprit, la frivolité, la coquetterie, et, -parfois, la perversité. - -Au XIXᵉ siècle, un autre type de femme devait surgir, inégal dans son -ensemble, car il n’y a aucun rapport entre la femme romantique de 1830, -fière de cœur, noble d’attitude, exaltée, sensible, et la femme sociale -des dernières années du siècle. Ce fut l’époque, peut-être, où elle a -été le plus respectée par l’opinion publique moyenne et où elle s’est le -mieux rapprochée, en certains cas et sous certains aspects, du type de -la bourgeoise sage, de la mère sérieuse, de la citoyenne bienfaisante et -éclairée, qui mérite parfois d’être comparée à la femme forte des -Écritures, si respectée de tous _qu’elle attire l’honneur sur son mari_. - - * * * * * - -Quant à la femme du XXᵉ siècle, elle est tellement multiple dans ses -manifestations, qu’il est extrêmement difficile de la définir. Pour -essayer de donner un trait à peu près général de son caractère, il faut -procéder par une négation: «La femme n’a jamais été mystique comme -trait essentiel, elle l’est moins que jamais actuellement.» Un poète -français, Alfred de Vigny, peut-être le plus noble et le plus fier de -tous, l’a stigmatisée dans un vers cruel: - - Toujours ce compagnon dont le cœur n’est pas sûr, - La femme, enfant malade... - -Ce premier vers suffit à jeter un doute terrible sur les sources de la -vie morale dont la femme dispose, justement parce que le sens du -mysticisme lui manque totalement. - - * * * * * - -Dans un article sensationnel: _Oxford, Woman and God_, une Revue -américaine prétendait récemment que l’admission des femmes dans la -vieille université en avait chassé Dieu!--Si les anciens bâtiments ont -conservé extérieurement, dit-elle, leur aspect traditionnel de -recueillement et de gravité, le souffle qui les animait n’est plus le -même, et ni Newmann ni Pusey ne reconnaîtraient les vieilles cours et -les longues galeries silencieuses où ils avaient promené leurs doutes, -leurs mélancolies et les ardeurs inquiètes de leur foi. - -Les pierres sont restées les mêmes, mais l’esprit qui les imprégnait -s’est transformé. C’est qu’Oxford était autrefois une cité de jeunes -hommes où dominait la spéculation pure, tandis qu’elle est aujourd’hui -envahie par l’esprit positiviste que la femme apporte partout où elle -passe, et qui, à tous égards, assure l’équilibre, le bien-être et -l’enjouement de la vie quotidienne. Il est donc naturel que la présence -des femmes ait modifié les habitudes morales et mentales d’Oxford. - -Jadis, non seulement tous les élèves, mais presque tous les professeurs -étaient célibataires; c’est ainsi que le caractère monastique de -l’Université s’était conservé à travers les âges. L’invasion des jupons -devait fatalement modifier l’esprit même d’Oxford. Non qu’un élément -impur ait pénétré dans la forteresse de la _Mens umana_, à la suite de -celles qui en suivent diligemment les cours, mais c’est que, d’instinct, -l’esprit des femmes se tourne vers les choses visibles et qu’il est -moins recueilli que celui des hommes, dont il n’a pas le tour -spéculatif. Il faut louer d’autre part les nouvelles venues d’avoir -contribué à imposer la tempérance dans un milieu où les libations -étaient traditionnelles. Dans les habitudes journalières des étudiants, -des modifications se sont évidemment introduites: le salon a peu à peu -conquis le cloître, et la causerie a remplacé la méditation grave. - - * * * * * - -Ce qui se passe à Oxford ne représente, du reste, qu’un cas spécial, un -groupement particulier de personnalités. Ce phénomène serait sans grande -importance en soi, s’il n’offrait pas un élément de la réponse -qu’attendent ceux qui s’intéressent à l’évolution de l’âme féminine et -dont l’inquiétude peut se formuler en ces mots: «La femme serait-elle -instinctivement rebelle à l’action de l’esprit, et son goût évident pour -les réalités représenterait-il un insurmontable obstacle à son ascension -vers l’absolu?» - -A cette inquiète question, la réponse n’est pas aisée. Il est évident -que même les femmes supérieures possèdent rarement une intelligence -spéculative et que les très remarquables mathématiciennes et astronomes -dont le sexe féminin peut s’enorgueillir ont été des êtres d’exception. -En général, les filles d’une mère trop curieuse aiment trop _les choses -en elles-mêmes_, pour être méditatives et abstraites! On peut soutenir -que les hommes tiennent plus encore que leurs compagnes aux réalités de -l’existence et les poursuivent souvent avec une brutalité, une véhémence -que celles-ci ignorent. Mais ceci n’est vrai que dans le domaine des -actions physiques; dans celui de la vie en général, les hommes tiennent -moins que les femmes aux détails des choses: leur esprit ne s’embarrasse -guère des cas particuliers. Ainsi en va-t-il du luxe: la femme en chérit -toutes les manifestations. S’il lui manque, elle s’arrête à de stériles -regrets, bien plus que ses camarades de misère! On peut affirmer qu’elle -est possédée par la réalité des faits, mais il faut se rappeler aussi -que ses devoirs journaliers l’y obligent. - -De temps en temps, le niveau de la pensée féminine s’élève. Quelques -femmes savent hausser le ton de leurs entretiens quand des hommes -cultivés sont présents; mais que ces hommes s’éloignent, c’est avec un -réel soulagement que la plupart retombent du général au particulier et -rentrent dans l’ornière des faits et des choses. Dans la stricte -intimité, elles abordent parfois entre elles la psychologie amoureuse -et sentimentale, mais leur point de vue est toujours positif, et -l’empirisme sert de base à leurs raisonnements! Les idées ne leur -suffisent pas, elles éprouvent le besoin de les incarner dans des -personnes. - - * * * * * - -Pour creuser en leurs intimes replis les tendances instinctives de -l’esprit féminin et les causes complexes d’où celles-ci procèdent, il -faudrait s’attarder en de longues analyses. Je me vois forcée, au -contraire, pour justifier le titre de mon chapitre: _Éteigneuses de -Phares_, de recourir à une brève synthèse qui de la femme antimystique, -incapable de méditation et de recueillement va jusqu’à l’agressive -décrocheuse d’étoiles, sceptique, sardonique, qui ricane au mot _idéal_, -et dont la voix ne s’élève jamais, au croisement des routes pour crier: -_sursum corda!_ - - * * * * * - -En cette heure si déconcertante de l’histoire du monde où toutes les -pensées mesquines et basses s’étalent avec impudeur, les femmes -semblent mettre leur orgueil à dépasser les hommes. Elles se figurent -grandir en n’espérant rien, en ne croyant à rien, en niant la -possibilité de tout effort vers une vie plus intense, plus belle, plus -spirituelle... - -A les entendre ainsi raisonner, à les voir jeter des cendres partout où -un jet de flamme surgit encore, ceux qui avaient cru qu’une fois -libérées par le travail et la connaissance, les femmes aideraient au -salut du monde autrement que par des soins donnés aux blessés, aux -malades, aux enfants, sentent leur gorge se serrer douloureusement. - -Quand un appel est fait à leur pitié et à leurs entrailles en faveur des -faibles, des souffrants, des petits, un élan généreux les emporte -encore, et elles accourent sans hésiter; mais en même temps elles -étouffent par des regards, des gestes et des paroles cruelles, toutes -les initiatives de l’esprit. - -Juvénal a dit quelque part: «A quoi bon vivre si les raisons de vivre -manquent?» Sauver les corps et éteindre les flammes de l’âme évoque -l’«_à quoi bon_» du poète latin. - - - - -CHAPITRE IV - -CELLES QUI PORTENT ENCORE LE FLAMBEAU - - Tout ce qui a été créé se meut, - L’étoile comme l’âme! - (ABRAHAM BEN EZRA.) - - -C’est toujours un flambeau allumé en main que je m’étais représenté la -femme dans son _devenir_; c’est ainsi qu’en imagination je la voyais -remplir la mission à laquelle je la croyais appelée. Mais jamais aucune -vision intérieure ne me l’avait montrée, le verbe haut, jouant des -coudes, le visage péremptoire et l’air important, renonçant, par son -attitude même, à ses meilleures armes de combat. - -Certes, elle est apparemment l’une des triomphatrices de la guerre; elle -a aujourd’hui ses entrées partout et ses droits sont admis sur -plusieurs points. Pourquoi donc s’attendrir sur elle et la plaindre? Il -me semble pourtant naturel de faire l’un et l’autre, car, bien que ses -regards soient devenus étrangement glacés, on devine que les sources de -la souffrance ne sont pas taries dans son cœur, et que, le long de la -route sur laquelle ses pieds se sont si légèrement engagés, elle va -rencontrer des difficultés nouvelles qu’elle n’est pas préparée à -affronter, et qui, en certains cas, risquent de rendre son enfance -aride, sa jeunesse solitaire et sa vieillesse désolée. - -Malgré ses allures de victorieuse, elle se rend compte, j’en suis sûre, -qu’elle marche sur le bord d’un précipice, où le pied pourrait lui -manquer tout à coup, sans qu’elle puisse s’accrocher à rien. Elle se -trouve entre la paroi lisse de la haute montagne dont elle a voulu -descendre, et les étangs fangeux des plaines humides où elle risque de -s’embourber, tandis qu’à ses côtés, des forêts profondes, aux détours -ignorés, s’étendent à perte de vue. - - * * * * * - -Les nobles pionnières de l’égalité des droits des femmes ont eu le tort -d’habituer leur sexe à considérer l’homme comme un adversaire à -combattre ou à exploiter. Il l’a été, en effet, dans quelques cas et sur -quelques points; mais au demeurant, on est forcé de reconnaître que, de -tout temps, il s’est montré en somme, pour sa compagne de route, un -protecteur efficace, même quand il abusait de la faiblesse et de la -complaisance de celle-ci! Ce sentiment de protection accordée et reçue -nouait entre les deux sexes une sorte de chaîne spéciale, qui mettait de -la douceur dans leurs relations mutuelles. - -Si, par suite de l’affirmation un peu tapageuse des droits féminins et -de l’agacement que les hommes en ressentent, cette chaîne devait se -rompre, je crois que la situation de la femme dans le monde se -modifierait assez désagréablement pour elle, et qu’entre les deux -parties qui jadis formaient un seul tout, l’heure du combat ne tarderait -pas à sonner. L’homme, considérant désormais la femme comme une égale, -continuerait-il d’épargner à sa compagne, devenue sa concurrente, ces -accès de violence, dont il a coutume d’user pour résoudre les problèmes -trop difficiles? Même dans l’ordre moral, la partie engagée serait -inégale, et il est probable que, malgré son adresse, son astuce et les -façons impérieuses dont elle a pris l’habitude, la femme serait vaincue -et que l’avantage resterait au plus fort, à celui qui est -traditionnellement le mieux armé. Et si le contraire arrivait, vers -quelles aventures le monde ne marcherait-il pas? - - * * * * * - -Les femmes disent volontiers, inspirées par la fausse direction mentale -qu’on leur a fait prendre: «Les hommes ne nous aiment que pour nos -défauts!» Il y a du vrai dans cette boutade. Il n’en est pas moins -positif que tout homme digne de ce nom, et quelles que soient les -péripéties plus ou moins singulières de la vie qu’il mène, porte dans le -tréfond de son cœur une image de femme: mère, épouse, amie, sœur, à -laquelle il ne veut pas qu’on touche et qui ne ressemble en rien à la -personnalité turbulente, importante et encombrante que la guerre nous a -laissée en héritage. - -Il est impossible de prévoir dès aujourd’hui ce que l’avenir peut -réserver de particulièrement heureux à la femme; mais en tout cas, ne -vous semble-t-il pas, lecteurs et lectrices, qu’elle ferait bien de -réfléchir avant d’effacer imprudemment, de sa propre main, l’image un -peu chimérique, peut-être, que l’homme se faisait d’elle dans l’intimité -de son cœur? Cette illusion où l’imagination masculine se complaisait -avait pour effet d’embellir et de poétiser les rapports des deux sexes. - -Des femmes souriront en me lisant. Sur certains points, beaucoup d’entre -elles sont très sûres d’elles-mêmes et semblent dire sans modestie, ni -excessive pudeur: «Notre règne durera autant que la vie humaine!» Cela -est évident, mais que de choses dans la nature, une fois dépouillées des -rayons qui les éclairaient et qui rendaient brillantes leurs couleurs, -perdent leur beauté, leur attrait! Une subite obscurité les voile, la -vulgarité les imprègne. Ainsi en serait-il des rapports entre les deux -sexes: la banalité en altérera la saveur et l’on entrera uniquement dans -un ordre d’idées primitives qui matérialisent tout ce qu’elles -effleurent. Les femmes intelligentes devraient du moins comprendre -qu’elles ont tout intérêt à préserver les illusions que leur attitude un -peu réservée provoquait chez leurs compagnons de misère. L’âme ayant -toujours été attirée par le mystère, les femmes agiraient peut-être -sagement en remettant une partie de leurs voiles. Surtout, elles -devraient renoncer aux sourires ironiques, aux propos sardoniques, aux -insinuations sarcastiques. Éteindre le feu que les âmes créatrices, -douées d’inspirations soudaines, s’efforcent d’allumer un peu partout -sur les cimes du vaste monde, est une œuvre d’une parfaite inélégance -morale. - - * * * * * - -Mais, dira-t-on, si la nature d’Ève n’est pas spéculative, il serait -injuste de l’en rendre responsable. C’est vrai, mais il ne s’agit pas -ici de dissertations transcendantales, mais plutôt d’un grave problème -qu’il faut envisager parce qu’il a une importance considérable à l’heure -actuelle, tant au point de vue de la famille et de l’éducation qu’à -celui de la vie sentimentale et sociale. Les femmes se trouvent en effet -à un curieux tournant de route où leur destinée se joue. Il est donc -charitable de leur crier: «Casse cou!», avant qu’elles ne signent de -façon définitive l’acte du grand renoncement. Ce que sera leur rôle -politique et social, l’expérience nous le dira. Mais au-dessus de ce -rôle, encore problématique, elles ont une mission éternelle pour -l’accomplissement de laquelle il serait désirable de voir leur prestige -augmenter au lieu de décroître. - - * * * * * - -Les Èves modernes ont pris la puérile habitude de parler du lendemain, -comme si ce lendemain devait être un jour de fête. Si, au lieu de -regarder toujours en avant, elles tournaient parfois la tête en arrière, -elles se rendraient compte, en étudiant les vicissitudes de l’histoire, -que la violence n’a, au fond, jamais réussi à personne, puisque la vie -est faite de concessions, de complications, de complexités... - -Jadis l’épouse, on le sait, était entièrement et sans préoccupations -superflues, sacrifiée à la famille et à la race, son unique destinée -étant de procréer des fils légitimes. En ce temps-là, on ne lui -reconnaissait absolument aucune personnalité, et si on ne lui manquait -pas de respect, c’est qu’elle symbolisait la sainteté de la famille et -l’intégrité de la race. Pour cette raison, une surveillance étroite -était exercée autour d’elle par des magistrats spéciaux chargés de -scruter ses toilettes et ses attitudes. Quand son mari était absent, -elle ne pouvait, bien entendu, recevoir aucun homme, et Aristophane -raconte que le seul fait de se montrer à la fenêtre de sa maison -constituait de sa part une infidélité aux dieux du foyer, et -représentait, pour son mari, une cause de répudiation. - -La loi, ou plutôt le code de Manou, était péremptoire et semblait offrir -la synthèse du mépris dans lequel la mentalité de la femme a été tenue -pendant une longue période historique. Pendant son enfance, elle -dépendait de son père, plus tard de son mari, et, devenue veuve, de ses -fils; et si elle n’avait pas de fils, elle devait alors obéir aux -parents mâles du défunt, parce qu’ _une femme ne doit jamais se -gouverner elle même_!... - -Il est naturel qu’après cette évocation du passé, les pauvres esclaves -de jadis soient fières du terrain qu’elles ont conquis! Mais à qui -doivent-elles leur libération? Au christianisme, uniquement au -christianisme, dont aujourd’hui beaucoup d’entre elles répudient les -doctrines idéalistes qu’elles accusent d’entraver leur développement -complet et d’assombrir leurs plaisirs! - -Quelle folie d’ingratitude brouille donc le cerveau de ces femmes pour -qu’elles puissent ainsi renier et amoindrir les grandes figures -féminines qui furent la gloire de leur sexe, et dont quelques-unes se -rattachent uniquement au christianisme par la solennité de leur -repentir! - - * * * * * - -Presque immédiatement après la résurrection du Fils du charpentier, on -voit les femmes aller à Dieu. Ce sont les descendantes des Gracques et -des Scipions qui suivent saint Jérôme dans le désert, abandonnant leurs -privilèges. Ils étaient immenses cependant. - - Et qu’on l’honore ici en dame Romaine - C’est-à-dire un peu plus qu’on n’honore la Reine - -disait Jules César, à son débarquement en Égypte, parlant de Cornélie, -veuve de Pompée. - -Puis ce furent les grandes abbesses du moyen âge qui dirigeaient leur -communauté comme un empire, et même, au besoin, levaient des hommes -d’armes. Et les Saintes, qui se répandirent sur le monde comme une -pléiade lumineuse! A côté de Catherine de Sienne, la plus grande, la -plus rayonnante et la plus géniale personnalité féminine que la terre -ait produite, combien d’autres femmes charmantes ont illuminé le monde -par leur auréole de sainteté! - -Si celles-ci gravirent avec le christianisme les plus hauts degrés de -l’échelle de Jacob, d’autres se firent païennes de mœurs, croyant ainsi -se grandir, et suivant en cela une tendance que l’on retrouve à toutes -les époques et sous toutes les latitudes. Nous ne suivrons pas la femme -dans les différents avatars de son évolution, mais une constatation -morale incontestable ressort de tant de manifestations diverses: -l’arrogance, le manque de douceur, l’absence de tendresse n’ont jamais -rehaussé le prestige de la femme, elles en ont au contraire toujours -obscurci l’éclat. - - * * * * * - -Dans l’organisation actuelle de la société, il n’est plus possible, -malgré les maladresses et certaines inaptitudes de la nature féminine, -de traiter la femme en quantité négligeable; nous avons tous trop besoin -d’elle dans la famille et à l’école. En lui indiquant les portes du -temple de l’idéal, il faut en même temps la ramener au culte du bon -sens, c’est-à-dire à l’habitude mentale de la logique. Or, celle-ci lui -a été presque toujours si aridement enseignée qu’il y a peu de temps -encore les femmes d’esprit haussaient les épaules quand on leur en -parlait. En quoi elles avaient tort, car la logique est la source de cet -équilibre souriant, de cette indulgence sereine qui font l’agrément de -la vie, la sûreté des rapports et les foyers chauds et consolants... - - * * * * * - -On se tromperait en voulant classer le bon sens parmi les qualités -secondaires. Un homme médiocre peut en posséder une parcelle; une sotte, -jamais! Pour saisir quelles en sont l’importance et la portée, il faut -de la part de la femme un effort d’intelligence. Toute son éducation est -à refaire en ce sens, et la préparation à son futur rôle social -d’éducatrice et de mère demandera un travail laborieux et lent; mais -celui-ci lui semblera facile si elle comprend qu’au-dessus de ses -devoirs de mère, d’éducatrice et de citoyenne, elle a reçu une mission -d’un ordre général et supérieur: c’est celle de porter dans ses mains -la lampe qui, semblable à l’étoile du matin, indique et éclaire les -chemins qui conduisent aux sommets, derrière lesquels le soleil se -couche et se lève jour après jour! - - - - -QUATRIÈME PARTIE - -Sur la montagne quelques feux s’allument. - - -Si l’on regarde autour de soi, on ne voit de flammes nulle part! Le ciel -est couleur de grisaille et tous les flambeaux semblent éteints. Une -atmosphère lourde, malsaine, tout imprégnée de pourriture, empêche les -cierges de brûler. La violence des instincts ne s’est pas atténuée -cependant, car on se tue un peu partout et il est rare qu’on entende des -protestations indignées s’élever des cœurs, des consciences, des -entrailles... - -«Il ne faut pas s’en faire», disaient les poilus dans les tranchées, -pour garder leur beau courage et chasser les impressions déprimantes. En -ce moment, après deux ans de paix, le mot court le monde plus qu’avant; -mais on a dénaturé le sens qu’il avait primitivement. «Ne pas s’en -faire» veut dire aujourd’hui se vautrer dans le plus plat égoïsme et -s’interdire rigoureusement tout élan généreux ou simplement altruiste. - -Avant la guerre, un saint François d’Assise, un saint Vincent de Paul ne -se rencontraient pas souvent dans la société contemporaine; mais si, -dans une heure de petite ou de grande détresse, on élevait la voix ou -l’on tendait la main, d’autres voix et d’autres mains répondaient à -l’appel. Il n’en est plus ainsi aujourd’hui. Chacun s’est fait aveugle -et sourd, et a enfermé soigneusement son cœur dans une forteresse -inexpugnable. - -Une sorte de faux orgueil se mêle à cette attitude: on a presque honte, -en 1923, de tout acte qui ne rapporte pas un profit matériel immédiat; -et cela est vrai dans les ordres d’idées les plus divers. Ces offres de -services, qui abondaient aimablement autrefois, entre gens de même -culture et de même éducation, sont devenues rares et ont presque cessé. -On se réserve, on se soustrait, on se cache dans sa coquille ou dans sa -carapace. - -L’obligeance spontanée passera bientôt à l’état de légende, car pour -obtenir aujourd’hui le plus léger service, il faut insister avec -obstination. On se heurte sous ce rapport à une si formidable candeur -d’égoïsme, qu’on en reste saisi et désorienté. - -Semblable à ces plantes parasitaires, qui étendant partout leurs racines -au-dessus et au-dessous du sol, finissent par envahir des étendues -immenses de terrain, le _personnalisme_ d’après guerre a pris de telles -proportions dans les âmes, qu’au rebours du mot de Térence, tout ce qui -est humain semble leur être devenu étranger! - - * * * * * - -Je ne parle point ici de cet égoïsme effronté et cynique qui a pris pour -devise ces deux mots suprêmement antipathiques: «Donnant, donnant!» et -qui, à l’heure actuelle, enlaidit et abaisse toutes les relations des -hommes entre eux, pousse ceux-ci à la violence, à la dureté, à une -avidité mesquine et abjecte--qu’ils ne se donnent même plus la peine de -dissimuler.--Non, je fais allusion à quelque chose de plus grave, parce -qu’il pénètre même les cœurs qu’on croyait généreux, les consciences -qu’on estimait droites. Dans cette période d’abaissement de la pensée -humaine, le désintéressement est presque considéré comme une preuve de -faiblesse mentale. On peut observer à ce propos un singulier phénomène -chez les natures originairement honnêtes: autrefois, les plus avides -d’argent essayaient de couvrir leur rapacité naturelle du manteau du -désintéressement; aujourd’hui, on rejette ce manteau comme une loque -honteuse, il est même devenu distingué de sembler âpre au gain. - -Il y a toujours eu des avares, et, depuis Harpagon, leur race ne s’est -pas éteinte, mais ils ne se vantaient pas de leur parcimonie, tandis -qu’ils mettent maintenant de l’ostentation à savoir défendre leur -moindre petit sou. - -Il y aurait, en ce genre, des exemples assez divertissants à citer. -Jadis on se targuait volontiers d’un beau geste: on gonflait les -services rendus, les sommes données... «J’ai fait ceci, j’ai donné cela, -et puis cela encore!» Aujourd’hui, c’est tout le contraire! Les gens -déclarent avec une satisfaction visible: «Oh! moi, je n’ai lâché que -cela!» Et des chiffres dérisoires sortent des lèvres. S’agit-il de -services, et non d’argent: «Me déranger, dit-on, et pourquoi? Chacun a -ses propres affaires! Ah! je leur ai parlé de façon à leur enlever toute -envie de revenir!» - -Si les femmes montrent souvent sans vergogne des jambes très -contestables, elles ont la même impudeur pour les laideurs de leur -caractère. Ces manifestations d’avidité se produisent, il faut l’avouer, -à peu près également chez les deux sexes. Mais elles font un effet plus -discordant encore chez celui qui avait eu jusqu’ici la prétention de -faire du sentiment un monopole féminin. - - * * * * * - -Tout cela serait assez drôle, si ce n’était pas infiniment triste! En -cette heure suprême de la vie sociale des peuples, alors que tant de -souffrances se sont accumulées dans les cœurs, on ne peut voir les êtres -humains mesurer si parcimonieusement leur sympathie et leurs services, -sans se sentir le cœur serré d’une étreinte si douloureuse qu’elle -semble presque en arrêter les battements. - -Les vers où Edmond Rostand raconte l’histoire des deux Rois Mages blonds -qui avaient perdu l’étoile, et ne la retrouvaient plus, rendent aux -âmes l’espérance et la foi. Pour retrouver l’astre disparu, ces savants -de Chaldée: - - Tracèrent sur le sol des cercles au bâton, - Ils firent des calculs, grattèrent leur menton, - Mais l’étoile avait fui, comme fuit une idée! - Et ces hommes, dont l’âme eut soif d’être guidée, - Pleurèrent, en dressant leurs tentes de coton. - - Mais le pauvre roi noir, méprisé des deux autres, - Se dit: «Pensons aux soifs qui ne sont pas les nôtres, - Il faut donner quand même à boire aux animaux.» - - Et tandis qu’il tenait un seau d’eau par son anse, - Dans l’humble rond de ciel où buvaient les chameaux, - Il vit l’étoile d’or qui dansait en silence. - -Les vers du poète libèrent les cœurs de la pesanteur qui les oppressait; -ils peuvent de nouveau respirer largement, puisque l’étoile brille -toujours au ciel, visible aux yeux des humbles, des pitoyables et des -simples, dans le cœur desquels la flamme ardente brûle encore! - - * * * * * - -Mais, demandera-t-on, quels sont les symptômes sur lesquels se base -cette affirmation péremptoire? Ceux-ci sont assez difficiles à énumérer -car ils ne se produisent pas à la surface, mais bien sous la profondeur -des eaux, et les forces qui s’en dégagent sont encore mystérieuses et -secrètes. Envisageons un instant l’âme humaine dans son ensemble, et -voyons si, par quelque côté, elle n’a pas fait un pas en avant, après en -avoir fait plusieurs en arrière! Commençons par examiner la conscience, -qui est moralement la partie la plus noble de l’organisme humain, -puisqu’en elle réside ce principe du libre arbitre qui confère à l’homme -ses lettres de noblesse. - - - - -CHAPITRE PREMIER - -LES CONSCIENCES QUI CRIENT - - Conscience does make cowards of us all. - (SHAKESPEARE.) - - -Nous assistons aujourd’hui à l’inévitable mouvement de réaction qui -devait suivre les excès et les violences, les arrogantes prétentions et -les ridicules doctrines de ceux qui,--pour apprêter le problématique -banquet, où tous pourront assouvir leurs convoitises, satisfaire leurs -appétits, s’enivrer de liqueurs brûlantes et se gorger de nourritures -azotées,--n’avaient pas hésité à détruire le travail des siècles, pas -plus qu’ils n’ont reculé devant le crime de jeter le monde dans -l’horrible désert de l’anarchie. - -Il est curieux de constater comment, en cette heure de révolte certains -droits, récemment et souvent injustement acquis, sont reconnus par ceux -même qui sont prêts à réagir avec force contre la menaçante -décomposition matérielle et morale du monde. C’est là un fait assez -symptômatique pour qu’on le relève et que l’attention s’y arrête: l’idée -de punir pour punir a cessé de dominer les cerveaux, l’instinct -justicier ne s’affirme plus aussi implacable. On a même dépassé la -mesure en sens contraire, comme le prouvent certaines amnisties et -certaines sentences étranges des tribunaux militaires eux-mêmes, qui ont -perdu de ce fait leur réputation d’inflexibilité et de rigide justice. - -En ce qui concerne les pouvoirs publics, ces indulgences peuvent être -taxées de déplorables faiblesses. Elles sont l’effet de causes -complexes, dont plusieurs dépendent des intérêts politiques et ne se -rattachent qu’indirectement à mon sujet. Mais le phénomène réellement -intéressant est celui qui a pour théâtre les consciences individuelles. -Aujourd’hui on voit celles-ci reculer presque toutes devant un programme -qui enlèverait à la classe ouvrière, même sous forme de justes -représailles, les avantages matériels, qu’elle s’est assurés par la -violence de ses procédés. - -La délicatesse des consciences au point de vue de l’équité économique -est devenue singulière. Un de mes amis, très libéral d’idées quoique -conservateur d’instinct, me disait l’année dernière, à propos du devoir -qui incombait à la bourgeoisie de défendre ses droits, cette phrase -étonnante: «Oui, certes, mais il faut qu’elle trouve un prétexte pour -cette levée de boucliers; celui de sa défense personnelle ne suffirait -pas à la justifier.» - -Sans discuter la question de savoir si le scrupule était exagéré, je -cite la phrase simplement parce qu’elle représente bien l’état d’esprit -incertain et timide qui caractérisait la mentalité générale en 1920-21. -Elle révèle, en tout cas, un travail particulier de la conscience -humaine en ce qui concerne le droit au bien-être, cette _poule au pot_, -que le bon roi Henri IV souhaitait à son peuple! - -On peut y voir simplement la trace d’un faux humanitarisme tolstoïen -qui, au lieu de ramener les brebis au bercail, les abandonne aux -aventures et aux mésaventures du hasard, dieu frivole et cruel qui -fourvoie ceux qui suivent sa direction. Mais il n’en est pas moins vrai -qu’une singulière transformation s’est accomplie dans les consciences. -Or, comme la conscience est la source où s’élaborent les sentiments, -tous les signes de vie qu’elle donne prouvent à l’évidence que le cœur -des hommes bat toujours et que leurs oreilles ne se satisfont pas -uniquement du cliquetis de l’argent qui passe de main en main. - - * * * * * - -Dans un autre ordre d’idées encore, nous assistons aux mêmes -manifestations d’indulgence. On est surpris de constater à quel point, -en certains pays surtout, le droit à la jouissance pour tous est reconnu -par les consciences des anciens prétendus privilégiés. La phrase du -Christ aux Pharisiens, à propos de la pécheresse, qui, d’après la loi, -méritait d’être lapidée: «Que celui qui est sans péché lui jette la -première pierre», semble retentir tardivement dans l’âme humaine. C’est -malheureusement sous une forme qui peut devenir dangereuse: on ne se -borne point à ne pas lancer la première pierre, on a pour certaines -formes de dégénérescence de bénévoles encouragements. - -Les ignorants essayent de rattacher la doctrine communiste à celle du -Christ. Et lorsqu’ils entendent énoncer cette erreur profonde, certains -esprits légers opinent du bonnet, comme s’ils ne percevaient pas -l’immense distance qui sépare les deux doctrines; elles se trouvent -même, on peut l’affirmer, aux deux pôles opposés! La seconde prêche le -renoncement à toutes les catégories d’êtres humains, tandis que la -première affirme le droit de tous aux richesses et aux jouissances, et a -pour mot d’ordre: «_La convoitise satisfaite!_» - -Mais ce n’est point le moment d’aborder cette grave question. -Bornons-nous à signaler que l’on voit aujourd’hui des familles entières -se soumettre de leur plein gré à de pénibles inconvénients, pour ne pas -gêner les plaisirs de leurs subalternes, et leur laisser de longues -heures de liberté. - -«On est bien forcé de subir ce qu’on ne peut empêcher, répondra-t-on; -et, ne vous y trompez pas, c’est la peur et non l’équité qui provoque -ces indulgences!» Voilà encore un jugement précipité, faux et injuste. -Car, en beaucoup de cas, c’est sincèrement que les classes supérieures -sont arrivées à reconnaître le droit du peuple à une certaine somme de -plaisir. Elles le font avec sympathie, et non plus avec le méprisant: -_Panem et Circences_ des anciens Romains. Il vaudrait peut-être mieux -que les privilégiés apprennent à se priver parfois pour leur propre -compte, de certains plaisirs, au lieu d’en approuver l’abus pour eux et -pour les autres. - -Le fait que les consciences, muettes jusqu’ici, se sont enfin éveillées -sur ce point spécial de l’équité sociale, indique cependant une vitalité -d’âme dont il faudrait hautement se réjouir, si ce respect exagéré des -avidités et des jouissances matérielles ne prouvait pas l’importance -extrême qu’a prise, dans la mentalité des hommes tout ce qui se rapporte -à l’argent et aux appétits qu’il permet de satisfaire. - -C’est l’ombre du tableau, et elle s’étendra, dense et obscure, sur les -âmes, tant que les yeux des hommes ne se seront pas ouverts à la grande -et glorieuse réalité de la vie spirituelle que la plupart d’entre eux -s’obstinent à ne pas voir, à ne pas chercher, à ne pas reconnaître... - -Mais comme cette forme un peu particulière d’équité qui a surgi dans -certaines consciences représente, somme toute, un pas accompli sur la -route qui monte, il est juste de la signaler à l’attention. Plus tard, -lorsque les hommes auront appris à regarder sous la surface des eaux, -ils pourront mieux enregistrer les vérités profondes que l’esprit des -sources leur permettra d’apercevoir. - - - - -CHAPITRE II - -LES PHYSIONOMIES RÉVÉLATRICES - - _De quels profonds sillons sont marqués ces visages_ - _Où l’ombre du passé lutte avec l’avenir_... - (***) - - -Je me suis absentée assez longtemps de ma résidence habituelle, et j’ai, -d’autre part, revu ailleurs des visages qui, depuis quelques années, -m’étaient devenus étrangers: peut-être est-ce pour cela qu’il me semble -percevoir une étrange transformation dans la physionomie humaine. Je -n’ai retrouvé, sauf dans le cas de quelques personnalités supérieures, -aucun visage identique à ce qu’il était jadis. Ceci prouve également -que, malgré l’odeur de mort répandue un peu partout, de fortes -vibrations secouent encore le cœur et le cerveau des hommes. Si la -stagnation intérieure était complète, les physionomies ne se seraient -point ainsi modifiées et accentuées. - -Ce phénomène ne s’observe pas seulement chez ceux qui, comme les -combattants, ont traversé d’inoubliables moments de détresse et des -heures tragiques, ni chez les femmes dont les entrailles ont été -déchirées par la mort d’un fils. Cette transformation des visages est -beaucoup plus générale: on dirait qu’une vague puissante ou la main d’un -rude sculpteur a passé sur les figures humaines, tantôt déformant leurs -traits, et les harmonisant parfois dans une étrange expression -d’intensité. Les physionomies incertaines, insipides et veules ont à peu -près disparu. On en voit cependant encore de mornes et de bestiales -qu’aucun idéal n’anime, qu’aucune passion n’émeut ni ne trouble, -qu’aucune volonté de despotisme n’accentue: l’animalité seule règle -leurs mouvements. - -Ces dernières appartiennent presque toujours à la catégorie des êtres -dont un égoïsme outrancier étayé de sottise, a sucé les moelles. Ce sont -des âmes déjà trépassées dans des corps en voie de devenir cadavres, car -lorsque les sources véritables de la vie sont taries, celle-ci -s’alimente si pauvrement qu’elle n’est plus au fond qu’une course à la -mort! - - * * * * * - -Mais ces visages de moribonds, en marche vers le tombeau ne peuvent -intéresser personne: il est inutile de s’arrêter à les contempler. Par -contre, les physionomies presque trop expressives qu’on rencontre -aujourd’hui offrent un curieux champ d’études et indiquent que la vie -intérieure persiste chez quelques-uns, malgré les apparences d’une -indifférence générale et absolue. Mais de quelle nature est cette vie -intérieure? Nous essaierons d’en percer le mystère, mais je voudrais -auparavant noter ici une observation que j’ai faite et que j’invite les -autres à faire comme moi: les modifications de la physionomie sont -beaucoup plus visibles chez les femmes, peut-être parce que leurs traits -délicats se marquent plus facilement sous la secousse de l’émotion et -l’étreinte des sentiments. Il y a évidemment aujourd’hui, chez presque -toutes, quelque chose de plus accentué, de plus marqué en profondeur -dans les traits du visage que ce qu’on y voyait autrefois! Les yeux -sont devenus froids, étrangement froids! Quelques-uns semblent taillés -dans des pierres dures: onyx, agathe, jaspe et lapis... Ce sont des yeux -qui manquent de rayonnement et de chaleur. Chez la paysanne, l’ouvrière, -la dactylographe, la femme du monde, la même expression implacable se -rencontre. Je ne rétracte pas le mot implacable, car dans les prunelles -féminines aucune miséricorde ne luit plus à l’heure actuelle. Une -énergie d’un genre nouveau les anime, fille de passions récemment -éveillées qui cependant se rattachent aux passions primitives de -l’humanité, et ne semblent pas avant-courrières d’une conception -nouvelle et plus noble de l’existence. - -Dans _les problèmes de l’heure_ j’ai traité des conditions spéciales où -se trouve la femme en tant que femme, et mes conclusions à son sujet -n’étaient pas optimistes ni colorées d’espérance prochaine. Mais en -examinant avec plus d’attention les physionomies humaines je me suis -rendu compte qu’il y avait encore, chez les femmes comme chez les hommes -d’aujourd’hui, de l’étoffe pour tailler, assembler et coudre. Il faut -que les ouvriers intelligents et habiles se mettent à l’œuvre, montrent -la voie, préparent l’ouvrage et jettent dans les âmes des pensées -d’avenir. - - * * * * * - -Certaines passions sont assez neuves chez la femme, tandis que l’homme -les a presque toutes connues, vécues et taries; ces passions sont -semblables à des sources vives, d’où des énergies inattendues pourraient -surgir. L’instinct de despotisme, par exemple latent jusqu’ici chez les -descendantes d’Ève, a pris désormais dans l’âme féminine un essor -effrayant. Celles qui se sentent des âmes à la Sémiramis sont rares, -mais tous les petits despotismes les attirent et les tentent. Le goût de -la domination, le besoin de se donner de l’importance qui n’avaient pas -franchi jusqu’ici les bornes de la vanité et de l’amour, se sont étendus -à toutes les branches de l’activité sociale où les femmes prétendent à -présent exercer leur empire. Cette modification de leur psyché -développera peut-être dans ces mentalités un peu mièvres, un peu veules, -un peu incertaines, des forces qu’on ne soupçonnait pas. - -Je crains pourtant qu’il ne s’agisse pas au début, de nouveautés -sympathiques, car l’accentuation des physionomies que je viens de -signaler ne semble pas avoir une base pure et noble. Mais étant donné -l’état d’insipidité où semblaient tombées la plupart des âmes, tout -symptôme qui révèle des énergies en formation doit être accueilli avec -satisfaction. - -Ce sont là des forces en gestation. Dans quel sens se -développeront-elles? Comment les sauver, en ce moment psychologique -d’une si extrême importance, de la rencontre et de l’influence des -mauvais bergers? Tel est le grave problème qui se pose devant les -consciences vivantes, devant les esprits qui veillent. - -Ah! les mauvais bergers! On peut parler aussi aujourd’hui des mauvaises -bergères. A quelque sexe qu’ils appartiennent les uns ou les autres, on -ne redoute pas assez le rôle néfaste qu’ils jouent, on ne met pas -suffisamment en garde contre eux les esprits inexpérimentés. Or, c’est -l’une des pires sottises qu’on puisse commettre, car ces conducteurs de -brebis sont mille fois plus dangereux que les loups dévorants, ces -frères inférieurs, comme les appelle saint François d’Assise! - -Il n’est pas agréable, certes, d’être croqué par les dents des loups, -mais il est cent fois pire encore de tomber sous la coupe d’un mauvais -berger, car cette emprise peut avoir sur la destinée des autres hommes -de pernicieuses répercussions. - -Quand ces déviateurs de la conscience humaine se dévoilent, on devrait -les marquer moralement au fer rouge et faire pour eux ce qu’on fait en -Italie pour les _jettatori_ que couronne une sinistre auréole de -malheur, refuser même de prononcer leur nom! - -Mais notre esprit superficiel--cette tendance qu’Oscar Wilde qualifiait -de crime,--nous rend incapables de jouer le rôle sacré de gardiens des -âmes. - - * * * * * - -Le déplorable empire que les mauvais bergers ont acquis et conservent -dans la société actuelle est dû en grande partie au fait que les hommes -ne savent pas se servir contre eux des armes de défense dont la nature -les a généreusement pourvus. L’une d’elles est assurément le regard, -destiné à aiguiser la perspicacité de l’esprit et à indiquer au voyageur -les embûches et les périls de la route. L’insouciance, avec laquelle -nous nous en servons, la plupart du temps, sans prêter une attention -suffisante aux embarras qui obstruent le chemin ou aux détours qui -l’interrompent, est une preuve de sottise. Les éducateurs devraient -désormais s’occuper à mieux développer chez les enfants cette faculté du -discernement qui manque à tant d’hommes faits. Ils devraient, avant -toutes choses, apprendre à leurs élèves qu’il faut donner une extrême -importance à l’expression du regard de ceux qu’ils rencontrent, et user -du leur avec clairvoyance et attention. L’œil humain est la clef de -voûte des personnalités et elle les accompagnera sans doute dans -l’au-delà, car, comme l’a dit le poète des _Deux Rencontres_: - - Les prunelles ont leur couchant, - Mais il n’est pas vrai qu’elles meurent! - - - - -CHAPITRE III - -LES YEUX QUI VOIENT - - Oh! qu’ils aient perdu le regard, - Non, non, cela n’est pas possible; - Ils se sont tournés quelque part - Vers ce qu’on nomme l’invisible. - SULLY PRUD’HOMME. - - -Par le mot «voir», j’entends parler de la vision intérieure, la seule -qui soit intéressante dans l’ordre moral et intellectuel. On peut -percevoir merveilleusement les objets extérieurs et être privé -complètement de cette vision spéciale, qu’un malheureux aveugle peut -posséder parfois au suprême degré. C’est donc cette vision qu’il importe -de chercher avant tout dans les prunelles dont nous rencontrons le -regard. - -Il y a toutes espèces d’yeux dans le monde: de beaux et de doux, de -sévères et de durs; il y en a de dominateurs, d’éblouissants, de -provocants... D’autres nous prennent simplement. Ce sont les plus -redoutables, ceux qui, d’un coup d’œil, changent parfois des destinées. - -Nous n’accordons pas assez d’importance aux yeux, nous ne les observons -pas suffisamment, nous nous perdons inutilement dans d’autres détails du -visage et de la personne. Eux seuls mériteraient cependant l’attention -des psychologues et des curieux. Ils n’ont qu’une rivale: la bouche! -Mais celle-ci n’est guère révélatrice qu’au point de vue des passions et -des tendances instinctives: bonté, méchanceté, faiblesse, ou -obstination. Elle ne représente pas un tempérament dans son ensemble, -et, au point de vue intellectuel, elle reste muette. - -Sans la négliger, ce qui serait une erreur, ce sont les yeux que nous -devons toujours considérer pour obtenir une vision à peu près exacte des -âmes individuelles. - -Leurs variétés sont infinies et ils sont souvent déconcertants par leur -sincérité même. Quelques-uns sont fuyants, et on les devine faux; -d’autres ont appris l’art de se soustraire aux investigations, sans se -détourner ouvertement; mais, en général, les prunelles de la plupart des -hommes s’ouvrent candidement, et s’offrent sans défiance aux -observations des regards curieux qui croisent les leurs. Les êtres qui -ont clos le plus hermétiquement leur cœur, ne se sont pas avisés de -prendre la même précaution pour ces fenêtres à travers lesquelles le -regard d’autrui peut pénétrer jusqu’à l’intimité de l’âme, et en -fouiller les replis. - -Puisque la candeur de l’homme le permet ou ne peut l’empêcher, cherchons -donc, non pas dans ses paroles, parfois mensongères, ni dans ses actes, -souvent transitoires, mais dans ses yeux qui n’ont encore appris à -dissimuler qu’une petite partie de ses secrets, le mystère de son âme -profonde. - - * * * * * - -Entendons-nous! Je n’ai pas l’intention de pousser aux curiosités -psychologiques, ni d’engager mes lecteurs à cultiver l’art de couper un -cheveu en quatre. Nous avons trop souffert pour nous complaire -sérieusement à ces jeux qui affinent le goût sans éclairer -l’intelligence. Je propose, au contraire, de renoncer aux puériles -recherches dans le jardin secret des membres de notre entourage, et de -nous attacher à une unique recherche. Ces yeux que nous interrogeons -avidement, demandons-leur une seule chose: reflètent-ils une vision -intérieure, une capacité d’inspiration subite, l’amour de l’idée au lieu -de l’amour des choses? - -Hélas! que de fois n’y découvre-t-on que l’amour des choses, cette -irrémédiable tare, cette constante ennemie de toute vraie liberté -morale! Les femmes y sont plus attachées encore que les hommes. C’est -pourquoi elles arrivent rarement au mysticisme et au grand vol des -idées. «Laissez-les donc tranquilles, diront ceux qui préfèrent ne pas -réfléchir, elles font ce qu’elles peuvent et il ne faut pas demander au -pommier de porter des pêches!» J’use volontiers de cette métaphore, car -il est injuste, je le reconnais, de ne pas tenir compte des possibilités -pour établir ses jugements; mais admettre, pour soi et pour les autres, -une semblable limitation, c’est renoncer à la grandeur de l’effort, -c’est désobéir d’avance à ces inspirations subites de l’esprit qui, -mieux qu’un coup de cloche retentissant, vous font sortir des rangs et -gravir les cimes... - -Et cela est vrai pour les hommes comme pour les femmes. Si dans l’ordre -intellectuel celles-ci n’ont pas le cerveau organisé pour la spéculation -pure, on ne leur demandera pas de trouver la solution de problèmes -mathématiques; mais dans l’ordre moral, leur organisation mentale ne les -relègue pas fatalement, comme de pauvres Cendrillons, à la porte des -palais et des temples. Lorsqu’elles ne peuvent en franchir le seuil, -c’est la plupart du temps qu’elles ne le veulent pas! La répugnance à -l’effort, l’horreur du recueillement, et le prestige des choses -extérieures, tout puissant sur leur âme, ferment leurs yeux plus encore -que ceux des hommes, aux visions intérieures. - -Il me semble du reste absurde d’établir, en parlant des problèmes de -l’âme, des différences essentielles entre les deux sexes, puisqu’ils -sont, dès leur naissance, des condamnés à mort auxquels l’immortalité -est promise. L’important, à l’heure actuelle, est de savoir discerner -dans les yeux des hommes et des femmes, le reflet de leurs visions -intimes, puisque ces visions peuvent seules élaborer en eux les âmes de -soldats, de défenseurs et d’apôtres qui seront nécessaires pour rétablir -l’équilibre du monde et apaiser la conflagration terrible qui en ce -moment déchire son cerveau et ses entrailles. - - - - -CHAPITRE IV - -LES CERVEAUX QUI VEILLENT - - L’âme n’est pas un vase à remplir, mais un phare à allumer. - PLUTARQUE. - - -Il ne suffit pas de posséder le don de la vision intérieure, il faut que -cette vision se réfléchisse dans le cerveau qui la reçoit, la creuse, la -travaille et s’en sert ensuite comme d’un levier pour provoquer -l’ascension des âmes. - -Il en fut sans doute ainsi pour les prophètes. Ils ont eu d’abord la -vision des choses, que leur génie spécial, après l’avoir considérée et -méditée, a ensuite présentée au monde. Ces personnalités puissantes -vivaient dans l’attente, les yeux bien ouverts, tandis que leur esprit -veillait. - -S’il nous arrive parfois, même aujourd’hui, de rencontrer des yeux qui -semblent refléter une vision intérieure, le contact avec les cerveaux -qui veillent est bien plus rare. Pour arriver à cet état de veille, -l’intelligence ne suffit pas, car l’intelligence se laisse facilement -distraire et recherche volontiers les frivolités qui l’amusent et la -reposent. Il faut qu’elle se réfugie au contraire dans l’intimité du -subconscient dont parle Leibnitz, qui vit en nous sa vie cachée et -profonde. Il est la source de toute inspiration, qu’elle vienne du génie -ou du cœur! Même si elle procède directement des forces divines, c’est à -travers notre subconscient qu’elle se révèle à nous. - -Savoir et pouvoir veiller, signifie donc pour l’homme: être en contact -intime et constant avec cette part secrète de lui-même qui échappe, -semble-t-il, à l’action des nerfs et du sang, et rend parfois l’âme -capable de ces intuitions mystérieuses qui se changeaient en lueurs -irradiantes dans les cerveaux des prophètes, des précurseurs, et dans -ceux des poètes qui furent, eux aussi, des voyants. - - * * * * * - -Mais ces grands initiés n’apparaissent que de loin en loin dans -l’histoire du monde et restent des isolés. Or, pour redresser, émonder -et cultiver tous les ceps de vigne, il faut aujourd’hui beaucoup -d’ouvriers, il faut surtout que ces ouvriers soient aptes à recueillir -les enseignements qu’une voix inspirée prononcera ou qu’un souffle -mystérieux répandra subtilement dans les esprits, pour les transformer -en gardiens vigilants de la conscience humaine. Il n’est pas besoin, -pour accomplir cette tâche, d’être un génie ou un prédestiné, il suffit -d’être un homme de bonne volonté, _aimant d’amour_ la vérité, et assez -clairvoyant pour savoir discerner les faux dieux et renverser, sans -vaine pitié, leurs autels. - -Mais, demandera-t-on, de tels hommes existent-ils à l’heure présente? -Certes, ils sont rares, bien rares, et ils demeurent muets et timides, -car la profondeur et la délicatesse de leur pensée les rendent suspects. -On ne peut cependant nier leur existence. Ils surgissent ici ou là et -leur présence éclaire d’une bordure lumineuse les épais nuages noirs qui -ferment l’horizon. - -D’où viennent ces hommes, dont la conscience en travail commence à se -faire entendre? Leurs origines sont multiples, mais la plupart d’entre -eux appartiennent pourtant à deux catégories: d’abord à celle des -clairvoyants, à l’intelligence desquels n’échappe aucun des -épouvantables et dangereux symptômes de la crise que l’humanité -traverse. Après avoir sondé jusqu’en ses profondeurs la décomposition de -l’âme humaine, ils ont trouvé dans l’excès même de leur désolante vision -d’avenir une raison d’espérer. Si la destruction du monde physique, -disent-ils, a été annoncée, la destruction de l’âme n’a pas été prédite. -Or, c’est vers cette destruction que nous semblons marcher. Ce serait un -reniement de promesses et telle ne peut être la volonté divine. Donc, -invisiblement encore, le remède se prépare, le salut approche, et il -faut que les pensées et les yeux de ceux qui espèrent se tendent pour le -voir venir. - -Les cerveaux qui veillent se recrutent encore dans une seconde catégorie -d’hommes: ceux dans le cœur desquels l’amour de l’humanité est en train -de renaître et qui, émus d’une immense pitié, tendent l’oreille au -moindre son de cloche et cherchent éperdument autour d’eux le moindre -reflet d’une lueur d’aube. - -J’ai dit: _ceux au cœur desquels l’amour de l’humanité renaît_, car cet -amour a subi, lui aussi, une terrible crise depuis la conclusion de la -paix. Quand le sang a cessé de couler sur les champs de bataille et que -les jeunes corps des soldats n’ont plus été exposés aux balles et aux -bombes ennemies, aux gaz asphyxiants, aux raids des avions, aux attaques -des sous-marins, la grande compassion, qui remplissait les cœurs et les -faisait vibrer d’une vie douloureuse et palpitante, s’est éteinte tout à -coup comme une bougie sur laquelle on vient de souffler brutalement. - - * * * * * - -C’est que le règne des paroles pernicieuses et inutiles, avait succédé à -celui des actes héroïques et que les compromis s’étaient substitués aux -nobles endurances. La pitié ardente qui attendrissait les regards trop -scrutateurs et empêchait les observations aiguës, avait, en -disparaissant, rendu la liberté aux yeux et aux cerveaux. - -Les hommes recommencèrent alors à se juger entre eux, et beaucoup -pensèrent que leurs concitoyens étaient au fond de pauvres hères, que -leurs voisins, ou plutôt leurs compagnons de misère, ne présentaient pas -des personnalités beaucoup plus intéressantes. Ce fut ainsi, que l’amour -pour l’_humana gens_ commença de pâlir dans les cœurs. Cet état -d’endurcissement n’a pas été suffisamment observé; d’aucuns même l’ont -laissé passer inaperçu et ne s’aperçoivent pas qu’il dure encore. - -Individuellement cependant, quelques hommes ont surmonté la crise: De -l’excès même de leur dégoût, quelque chose a remué dans leur cœur: avoir -tant plaint l’homme, parce que sa chair était meurtrie et que son sang -coulait, et rester insensible aux douleurs que lui prépare l’avenir -obscur, glacial, terne et décoloré, qui semble logiquement l’attendre, -quelle anomalie, quelle cruauté! - -C’est au plus fort de cette anormale indifférence que soudain, en -quelques-uns, l’amour pour les hommes a refleuri. Ces êtres, ces -générations qu’attendent de si déconcertantes perspectives, ce sont -leurs frères, leurs fils, et une idée a commencé à germer dans les -cerveaux de ceux qui ont l’habitude de veiller: «Nous ne pouvons pas -laisser périr l’humanité. Le secours doit venir...» - -Hélas! on n’est plus au temps des croisades, alors qu’on pouvait -enflammer les cœurs en prononçant le nom magique de Jérusalem! La ville -sainte a été délivrée, et son nom n’exerce plus sur les âmes l’ancien -effet prestigieux. Une anxieuse question se pose: «Si jamais le tombeau -qu’elle renferme retombait aux mains de ses anciens détenteurs, les -souverains de la terre accourraient-ils de tous les points du globe dans -la vallée de Cédron pour délivrer le Saint-Sépulcre?» - -Il a fallu, après la dernière croisade, environ sept siècles et une -nouvelle invasion de Barbares pour que l’Europe chrétienne, en -repoussant les hordes qui menaçaient sa civilisation, se soit enfin -décidée à chasser les Infidèles qui montaient la garde au tombeau de -l’enfant qui naquit à Bethléem et mourut sur le Golgotha! - - * * * * * - -Les cerveaux qui s’éveillent, les consciences qui crient, les -physionomies qui révèlent des forces nouvelles et les yeux qui reflètent -des visions intérieures forment une petite avant-garde, dont la mission -est d’enflammer d’un renouveau de confiance les cœurs oppressés et -déprimés. - -L’origine de ce mouvement est double, comme nous l’avons indiqué déjà. -Les uns y sont amenés par une foi tenace dans la paternité du Parfait -qui ne peut abandonner ses créatures; les autres, par un réveil de -fraternité devant les abominables perspectives d’avenir que prépare la -vague de folie qui a passé sur le monde. - -Mais ces champions doivent croître en nombre et en force pour triompher -du chaos universel et dominer l’étourdissante cacophonie qui a remplacé -la puissante voix du canon. Le chant même des oiseaux ne résonne plus -joyeux et triomphant comme jadis: d’aucuns vont jusqu’à prétendre que le -rossignol, effrayé, désertant les bois et les jardins, ne fait plus -entendre, sauf dans les vers des poètes, ses trilles délicieux. - -Se taire, espérer, attendre, veiller, écouter les voix profondes de la -nature, regarder les étoiles derrière lesquelles se cachent les vérités -éternelles, voilà ce que les hommes de bonne volonté peuvent faire pour -provoquer et pour hâter la rentrée au port. - -Shakespeare a dit: _It is the mind that makes the body rich._ Si cette -parole s’applique victorieusement à la matière, combien plus doit-elle -être exacte en ce qui concerne les choses de l’esprit, car, comme l’a -dit Plutarque, «l’âme n’est pas un vase à remplir, mais un feu à -allumer». Or, le monde, en ce moment, a besoin de grands feux brûlant -sur les montagnes, qui soient comme un appel lancé au loin. Les cerveaux -qui veillent doivent être les premiers à signaler ces feux. En bas, -leurs regards doivent fouiller partout car, selon la belle expression de -Rostand: «Il y a de la boue qui veut redevenir de la terre.» - - - - -CINQUIÈME PARTIE - -La rentrée au port. - - -Des barques à la dérive, sans timon et sans pilote, sur une mer -démontée, voilà l’image du monde actuel après trois ans de paix! - -Les embarcations qui sillonnent les eaux semblent devoir chavirer -toutes, les unes après les autres, car l’équipage est incapable de -trouver la direction d’un port où jeter l’ancre. Le naufrage paraît -imminent aux passagers consternés et aux spectateurs qui, du rivage, -observent les manœuvres des voiles et le mouvement des rameurs. - -Dans certains pays du globe, les mers et les fleuves semblent plus -normaux d’aspect, mais il y a partout, sur les eaux et dans les airs, -des soubresauts inquiétants, et les apparentes oasis sont trompeuses, -semblables à ces prairies riantes et vertes qui cachent des marais -profonds où le pied s’embourbe, s’enfonce et qui finissent par engloutir -inexorablement hommes et bêtes. - - * * * * * - -Cependant, dans l’ordre des faits naturels, on voit même aujourd’hui les -tempêtes finir par s’apaiser normalement, le ciel redevenir serein, et -lorsqu’après une violente bourrasque, on assiste à la rentrée au port -des grandes et des petites embarcations, une sensation exquise de -bien-être envahit les hommes. Le calme subit du ciel, de l’air et des -eaux produit également un effet magique sur les cœurs angoissés; il -tranquillise leurs battements trop rapides et apaise leur excessive -émotion. - -S’il en est ainsi pour les tempêtes qui agitent les flots et -l’atmosphère, le même phénomène devrait logiquement se produire dans -l’ordre des faits intellectuels et moraux. Les horribles tueries, que -les regards humains ont été forcés de contempler, ont provoqué ce -détraquement des cerveaux qui rend aujourd’hui les hommes apparemment -incapables de bon sens, de clairvoyance et de tout pouvoir de résistance -et de réaction. La phrase désastreuse de Tolstoï: «Il ne faut pas lutter -contre le mal», a fait école hors de Russie et semble avoir envahi les -âmes occidentales. Nous assistons avec épouvante à des phénomènes -redoutables dont rien n’indique encore clairement la disparition -prochaine. - - * * * * * - -Et pourtant...! Croire à la perpétuité de l’obscurcissement du cerveau -humain, n’est pas seulement absurde et illogique; c’est encore la plus -grande offense qui puisse être faite au Créateur des merveilles de la -nature. Il devrait nous suffire de contempler une nuit étoilée, ou bien -de regarder l’Aurore qui précède, matin, après matin, la naissance de -l’astre du jour, pour comprendre que la lumière qui éclaire et réchauffe -notre planète, ne désertera jamais l’univers, car elle est la condition -même de son existence; à sa source s’alimente l’_Esprit_ qui règle et -dirige le destin des hommes. Ceux-ci ont, par conséquent, le droit de -croire au prochain retour de la lumière qui éclairait et réglait leur -conduite morale. - - * * * * * - -Mais avant d’ouvrir trop largement son cœur à l’espérance, et dans -l’attente du souffle puissant qui balaiera les nuages du ciel spirituel -de l’humanité et établira les bases d’une société nouvelle, il est -indispensable, comme nous l’avons dit, que l’homme ouvre ses yeux et -aiguise son esprit pour mieux étudier les mentalités actuelles et pour -rechercher s’il n’y a pas, entre elles et le bonheur dans l’ordre, -d’infranchissables barrières ou quelque éclatante divergence de -conception. - - - - -CHAPITRE PREMIER - -LE MOT D’ORDRE: SERVIR! - - Servir... servir... servir! - (Paroles de Kundri dans _Parsifal_ - de RICHARD WAGNER.) - - -La vérité est qu’il y a en ce moment un terrible malentendu entre -l’homme et sa destinée. - -Quel que soit son rang social ou sa condition intellectuelle, il refuse -avec arrogance d’accomplir celle-ci, et les plus rebelles sont souvent -les plus petits. Ils mettent à désobéir à l’ordre divin une âpreté -extraordinaire et se sentiraient horriblement humiliés d’accepter le mot -d’ordre que les descendants d’Adam portent tous sur leur front, tracé -par la main suprême qui dirige les destinées humaines. Ce mot est celui -de Parsifal: _Servir!_ - - * * * * * - -Il est inutile de protester, de s’indigner, de se révolter... L’ordre -est péremptoire; il faut courber la tête, y conformer sa vie, si l’on ne -veut pas tomber dans le désespoir morne, lourd, glacial et sombre que -l’homme a connu à la suite de la grande révolte morale de -l’après-guerre, et qui a rempli sa bouche d’un goût de cendre. - -Imitons Dante, qui, après avoir entendu les paroles des sages, -interrogeait avec anxiété les yeux de l’aigle pour savoir si Virgile, -non baptisé, pourrait voir un jour les portes du paradis s’ouvrir devant -lui et relisons les livres sacrés de toutes les religions et ceux où se -déroule l’histoire des philosophies et des destinées humaines; nous nous -rendrons compte que, sur ce point, il est oiseux de discuter et de -s’insurger. - -Nous sommes des serviteurs, pas des esclaves, entendons-nous! La -reconnaissance par Dieu du libre arbitre de l’homme l’a sauvé de -l’esclavage, mais non du service. Ce service librement accepté a ouvert -pour lui les portes de la joie terrestre, lui a conféré en même temps -une grande dignité et a fait de lui une sorte de roi, puisque, servant -son maître avec l’amour d’un fils, il s’élève de ce fait à un niveau qui -lui fait immédiatement gravir plusieurs échelons dans la hiérarchie -morale des êtres. - - * * * * * - -En cette heure de l’histoire du monde où chacun, avec une arrogance que -double une épaisse sottise, se refuse au travail et à l’obéissance, il -semblera sans doute à la plupart absurde, maladroit et inopportun -d’avoir l’audace d’affirmer qu’en dehors du _service_, même le plus -humble, il n’y a pas pour l’homme de bonheur possible, et que sa dignité -et son amour-propre trouvent tous deux leur avantage à ce service -librement et joyeusement consenti. - - * * * * * - -Les Anciens avaient coutume de dire que Jupiter aveuglait ceux qu’il -voulait perdre. Ne dirait-on pas aujourd’hui qu’une main malfaisante se -plaît à poser un bandeau sur les yeux des hommes pour les empêcher de -discerner les vérités les plus évidentes et leur cacher les périls les -plus menaçants? Mais Zeus est mort, et il est impossible d’attribuer au -Père du Fils de l’Homme les actes que pouvait se permettre le maître des -dieux, représentant de toutes les passions humaines. - -La responsabilité de son misérable état d’âme repose donc entièrement -sur les épaules de l’homme d’aujourd’hui et sur celles des mauvais -bergers qui l’ont nourri de paradoxes et de sophismes enveloppés de -grands mots creux, dont le néant a été percé depuis longtemps, mais qui -continuent cependant à égarer certaines âmes. - -Or, nul n’est plus difficile à guérir que le malade et le dément qui -veulent l’être; l’intelligence et la volonté humaines n’y suffisent pas. -Non que les raisonnements ne puissent avoir leur rôle dans le formidable -combat engagé par les hommes révoltés contre l’ordre établi et le grand -législateur de toutes choses. Il est même des cas où la répression -violente est peut-être indispensable pour vaincre certaines formes de la -rébellion. Mais puisque la tendance qui nous courbe aujourd’hui vers le -limon de la terre, comme les bœufs vers l’abreuvoir, est plutôt un état -d’esprit qu’un phénomène physique, c’est plutôt vers l’intervention des -forces spirituelles que les espérances des hommes de bonne volonté -doivent se tourner. Il faut qu’ils se penchent vers leur subconscient -pour écouter sa voix profonde; il faut qu’en toutes choses ils invoquent -l’appui de l’Esprit. - - - - -CHAPITRE II - -QUEL SERA LE PILOTE? - - Quand Enée s’aperçut de la - disparition de son pilote, il - prit sa place. - VIRGILE (_Enéide_). - - -Quel sera le pilote? Telle est l’anxieuse interrogation qui se pose -devant les âmes et les esprits des hommes. - -Pour ramener rapidement les cœurs rebelles à l’obéissance, il faudrait -qu’une bouche divine, celle du «grand convive des Noces de Cana», comme -l’appelle le poète Louis Bouilhet, répète à l’homme, d’une voix plus -résonnante que l’airain, l’ordre suprême du Créateur: «Tu es né pour -travailler et servir», et que la réponse de l’homme sorte frémissante -de son cœur et de ses entrailles: «Je servirai». - -Ce serait là un double miracle; mais si nous pouvons, d’après les -promesses divines faites aux violents sur le royaume des cieux, nous -attendre au miracle, et si l’immense clameur des âmes angoissées -parvient à l’imposer à Dieu, c’est toujours Lui qui choisit son heure, -et notre attitude ne peut être que celle de l’attente confiante et -patiente. - -Une voie cependant est toujours ouverte aux cœurs religieux, même si -leur pensée est libre, c’est celle qui s’adresse directement à l’Esprit, -à cet Esprit dont Joseph Mazzini, le nouvel Ézéchiel, comme l’appelait -le grand poète Carducci, annonçait le règne dans la forme religieuse -qu’il prévoyait pour l’avenir; et qui se dévoilera à l’homme à travers -ce mystérieux subconscient qui règle les rapports de l’être humain avec -les forces suprêmes. L’existence de ce merveilleux intermédiaire entre -la conscience humaine et la divinité, n’a été comprise jusqu’ici que par -un nombre restreint de cerveaux. - -Il est évident que l’action de l’Esprit est souvent lente, et il est -rare qu’elle se manifeste d’une façon éclatante; elle marque cependant -les âmes d’une ineffaçable empreinte, et le jour viendra, sans doute, où -celles qui auront été ainsi désignées, se dresseront une à une, prêtes, -dès le point du jour, comme les moissonneurs, à faucher le blé mûr, et, -comme des soldats à l’appel du tocsin, à mettre leur fusil sur l’épaule -et à descendre dans la plaine ou à gravir la montagne pour défendre -l’idéal contre l’humiliante limitation de la pensée humaine au monde -matériel et visible. - -Que les positivistes ne s’alarment pas de ce programme. Le monde des -faits ne peut, lui aussi, qu’y gagner. Lorsque les ouvriers seront prêts -et que le drapeau de la nouvelle Croisade sera déployé, tout ce qui -appartient à l’ordre des phénomènes naturels et sociaux trouvera sa -place, comme les morceaux épars et confus de ces jeux de patience qui, -avant la guerre, ont eu leur jour de vogue dans le monde des désœuvrés. - -Mais le rétablissement des formes qui réglaient l’existence de -l’avant-guerre, et la reprise normale de tous les services sociaux et de -la vie économique des nations, ne pourront plus satisfaire entièrement -l’homme, dont la perspicacité aiguisée a appris à discerner, sous les -cicatrices fermées, la permanence du virus qui continue à ronger les -tissus essentiels à la vie. Il avait fait de bien autres rêves!... - -«Une immense espérance a traversé la terre», disait Alfred de Musset, en -parlant de l’apparition du Christ dans le monde. Ces mots célèbres du -poète des _Nuits_ peuvent être rappelés à propos du frémissement qui a -soulevé les âmes, lors de la grande levée de boucliers du droit contre -la force, et qui les avait remplies d’une invincible certitude, non -seulement de victoire, mais de rénovation. - -Ces champions de l’espérance, qui ne vivent pas machinalement au jour le -jour en se contentant de la cendre des choses, devraient se rappeler que -Varron, un païen, a dit: «Les dieux protègent ceux qui les invoquent», -et se souvenir aussi de l’abondance des promesses de l’Évangile sur -l’efficacité de la prière des violents. Ils invoqueraient alors les -forces suprêmes avec cette persistance et cette impétuosité qui irritent -les hommes, mais que, paraît-il, la patience de Dieu accepte et -supporte: «Un pilote! un pilote! devraient-ils s’écrier. Par pitié, -Seigneur, donnez-nous un pilote qui nous conduise!» - - * * * * * - -Nous sommes tellement habitués à tout matérialiser et à tout voir sous -forme d’images, qu’en entendant parler de pilote, nous regardons -instinctivement autour de nous pour essayer d’apercevoir, dans le monde -visible, la silhouette de l’être à figure d’homme capable de prendre en -mains les destinées humaines et de les conduire au port. Quelques noms -nous viennent à l’esprit, mais nos lèvres ne les prononcent pas, et nous -nous contentons de pousser un soupir ou de faire un geste découragé. - -C’est qu’en effet, même parmi les meilleurs et les plus grands, aucun -homme n’est tout à fait à la hauteur de ce rôle. C’est en vain que nous -interrogeons l’horizon: Rien ne surgit. Les chemins poudroient, les -champs verdoient, le soleil flamboie, mais le cavalier sauveur ne paraît -pas encore et la nuit ne se dissipe point! - -Pour apercevoir une lueur, il faudrait monter plus haut, regarder au -delà, élargir nos moyens d’action. Autrefois, l’histoire nous l’apprend, -le travail d’une seule conscience suffisait parfois. Faut-il, -peut-être, aujourd’hui que les plus délicates fonctions de l’âme -s’accomplissent collectivement? Allumer des phares dans le cœur des -hommes de bonne volonté pour faire de ceux-ci des conducteurs d’hommes -et de barques, cela est du ressort de l’Esprit, suprême Pilote de -l’humanité! - -Supplions-le de n’abandonner plus jamais, sur la mer démontée, nos -embarcations fragiles, qui ne portent pas seulement cette fois la -fortune d’Enée et des héros troyens, mais les destinées du monde entier. - -Les Anciens dressaient jadis, à la proue de leurs navires, une figure de -femme, destinée à les protéger contre les vents contraires ou les flots -en délire, et à leur assurer le triomphe des armes. La fulgurante image -de la Victoire de Samothrace se dresse devant nos yeux. Le même usage -s’est continué dans le monde chrétien; les petits voiliers et les -barques de pêcheur ont longtemps arboré à leur proue une figure en bois -représentant soit un ange aux ailes déployées, soit une sainte -protectrice, et l’on trouve encore, dans les anciens châteaux et abbayes -de France, quelques-unes de ces naïves et touchantes statuettes. - -Les symboles ne sont plus guère à la mode aujourd’hui, mais on peut -penser cependant que si les hommes attachaient mentalement à leur barque -personnelle un symbole moral, l’œuvre du pilote en serait facilitée. On -vient fêter partout en Europe, le centenaire de Dante Alighieri. Quel -choix de symboles merveilleux renferme la Divine Comédie! L’image de la -dame de blancheur décrite au chapitre XII du _Purgatoire_, «dont le -visage luit comme l’étoile du matin», serait une efficace protectrice -pour les embarcations qui, ayant miraculeusement échappé à la tempête, -rentrent au port avant d’affronter d’autres périlleux voyages. - - - - -CHAPITRE III - -LA TRIOMPHATRICE DE DEMAIN - - A noi venia la creatura bella - Bianco vestita e nelle faccia quale - Par tremolante mattutina stella. - DANTE, _Purgatorio_, - Canto 12, Sta. 88. - - -Si les hommes comprenaient et acceptaient, à tous les degrés de -l’échelle sociale le mot d’ordre contre lequel a eu lieu la grande -révolte qui s’est accentuée dès le début du XXᵉ siècle, une autre -transformation s’accomplirait logiquement dans les cœurs, et une -triomphatrice inattendue y remplacerait cette arrogance individualiste -qui, de jour en jour, les exalte sottement et dessèche en eux la source -des émotions nobles. - -Un orgueil absurde--qui ne s’en rend compte?--a envahi aujourd’hui tous -les cerveaux. Il suffit d’un peu de bon sens et de clairvoyance pour le -constater. Chacun a de soi-même une opinion si exagérée que celle-ci va -souvent jusqu’au ridicule. On dirait que les prétentions croissent en -proportion directe de la médiocrité des personnes et des conditions. -C’est là un phénomène si singulier que cette outrecuidance serait d’un -haut comique, si elle ne remuait pas dans notre âme de mélancoliques -pensées sur notre situation réelle au point de vue terrestre. Que -sommes-nous, en effet, sinon de pauvres condamnés à mort, isolés dans le -vaste univers? Il n’y a vraiment pas là de quoi s’enorgueillir, même si -l’on appartient à la catégorie restreinte des favorisés de la nature et -du sort! - -Pour peu qu’on réfléchisse de bonne foi aux conditions de la vie humaine -on est amené à se convaincre qu’il n’y a de dignité réelle et de -sécurité morale pour l’homme que dans une conception modeste de sa -propre individualité. Si les éducateurs avaient su élever et diriger la -pensée de ce dernier, il le comprendrait dès l’enfance et essayerait de -se débarrasser au plus vite de la lourde carapace de prétentions, -d’exigences, de vanités, de griefs et de rancunes qu’il traîne après -lui. Ce bagage, qui l’enfle démesurément, le rend semblable à une énorme -cible où tous les coups portent: piqûres d’épingle, flèches envenimées, -coups de canif, l’atteignent de tous les côtés, tandis qu’ils glissent -sur l’homme réellement fier et assez adroit pour se rendre le plus petit -possible, afin d’offrir une moindre prise aux attaques. - -Si la conscience du peu qu’il est en réalité ne suffit pas à enseigner à -l’homme la modestie de l’attitude, le simple tact devrait lui apprendre -quelle maladresse il commet, au point de vue de son intérêt personnel, -en affichant des prétentions injustifiées et que l’opinion ne ratifie -pas. J’ai connu un homme, dont je veux, comme exemple, rappeler ici le -souvenir: il avait occupé de grandes positions, mais sa vie avait été -très mouvementée, et l’on devinait que ses yeux avaient vu trop de -choses! S’il parvint à esquiver la plupart des inconvénients qui -auraient pu résulter pour lui de son passé, ce fut par la modestie -constante et habile de son attitude. Il s’agissait évidemment, dans son -cas, d’un triomphe du tact, de l’intuition, du sens de la mesure qui -n’est possible qu’aux êtres très raffinés; pour que la modestie se -généralise, elle doit devenir un sentiment du cœur, né dans la -conscience, de façon à être à la portée de tous. - - * * * * * - -A l’heure actuelle parler d’humilité, c’est comme parler de service. La -plupart des êtres repoussent cette vertu comme un hôte indésirable qu’il -faut écarter soigneusement de sa vie; on croit y voir un élément de -laideur, de pauvreté, de mesquinerie, de platitude, et chacun, avec un -geste méprisant, gouailleur, ou tout au plus, dédaigneusement -compatissant, lui ferme les portes de sa maison. Cette image décolorée -et terne que nous nous faisons de l’humilité ne ressemble en rien à -celle que nous présente le poète. Telle que son génie l’a conçue, c’est -une créature d’une beauté parfaite, vêtue de blanc et sur le visage de -laquelle semble trembler l’étoile du matin. Quel contraste avec la -Cendrillon poussiéreuse que nous avons reléguée derrière le mur de nos -maisons, en refusant de lui en laisser franchir le seuil! - -Après avoir ainsi dépeint l’humilité dans l’éclat d’un rayonnement -incomparable, Dante lui donne la parole, et celle-ci ouvrant les bras -et déployant les ailes, la prend tout à coup avec une autorité -extraordinaire: «Venez, dit-elle, je suis près des degrés qui montent, -mais désormais on les gravit facilement», ce qui signifie qu’après avoir -ouvert notre cœur à l’humilité, les obstacles de la route disparaissent -et que l’ascension devient aisée. - - * * * * * - -Sans l’humilité comme sœur et compagne de route, chaque caillou se -change en pierre, chaque pierre en rocher; les pieds sont pris aux -pièges du chemin et s’embarrassent de mille entraves. Sans elle comme -point d’appui, on n’avance pas, on recule, et les plus nobles fiertés se -changent en présomptueux orgueil, car elle seule affermit les cœurs et -assure la dignité réelle des êtres. - -Certes, il y a entre les hommes,--il serait injuste de le -nier--d’immenses différences de valeur intrinsèque. Les uns, par la -hauteur de leur pensée, atteignent presque aux étoiles; d’autres roulent -dans la fange et s’y complaisent. Mais ceux même qui ont gravi le Mont -Sacré, se rappelant de l’ordre imparti par Celui qui naquit dans une -étable: «Soyez parfaits comme votre père qui est aux cieux est parfait», -doivent comprendre qu’aucun orgueil personnel ne peut subsister dans -l’âme humaine, tellement elle est éloignée de l’incommensurable modèle -qui lui a été proposé. - - * * * * * - -Je n’ai pas l’intention de dépouiller l’homme de ses légitimes -satisfactions d’amour-propre; tout ouvrier qui a le sentiment d’avoir -bien accompli sa tâche journalière,--qu’il s’appelle Aristote ou qu’il -réponde au nom d’un simple berger des Alpes,--a le droit d’être fier -d’avoir fidèlement servi son maître. Cette fierté-là n’éloignera pas de -lui la belle créature qui le reconnaîtra pour frère et couronnera son -front d’une auréole de blancheur. La bonne volonté dans le travail est -la sœur de l’humilité, de cette enchanteresse qui, par sa radieuse -grâce, détient la clef des cœurs, car, sans nous en douter, ce que nous -chérissons dans les êtres, c’est la parcelle d’humilité qu’ils -possèdent! - - - - -CHAPITRE IV - -AMES CRÉATRICES - - -Elles n’ont jamais cessé d’exister tout à fait, ni pendant, ni après la -guerre, et dans le sombre tableau qui s’étend sous nos yeux on voit ici -et là surgir quelques taches claires, d’où sortent parfois de petites -flammes légères. Ces âmes ne sont pas toutes des créatrices, mais elles -sont les chevilles ouvrières de ce qui est resté debout après la -tourmente ou de ce qui est en train de se reformer lentement. Grâce à -leur concours, les œuvres sociales laïques ou religieuses ont, en -partie, repris leur fonctionnement régulier. Le recrutement des -travailleurs est, il est vrai, devenu moins abondant, car on sait que -l’altruisme est un vêtement démodé, dont on a presque honte de se vêtir. -Il faut tenir compte aussi du fait que le jugement des hommes s’étant -singulièrement aiguisé, ils n’attachent plus une aussi grande importance -à leurs efforts sociaux et philanthropiques, et n’éprouvent plus, par -conséquent, à les accomplir cette satisfaction dont certains cœurs -s’enivraient avec un pieux orgueil. C’est là une diminution d’attrait -pour les esprits faibles, mais faut-il regretter de perdre ceux-ci comme -frères d’armes? - - * * * * * - -Et ici une question très grave se pose: Quelle sera la situation des -faibles dans le monde de l’avenir? Mais le moment d’envisager ce -problème n’est pas venu encore. Ce qu’il est urgent de découvrir à -l’heure actuelle, ce sont les représentants d’une autre catégorie -d’êtres; de ceux qui cherchent, inventent, réalisent... Ils n’ont pas -toujours une âme visible, mais disposent certainement d’un cerveau -puissant et, tout en étant pour la plupart d’un positivisme absolu ils -voient au delà des réalités, ce qui les rapproche des adorateurs de -l’Esprit. - -L’effort qui s’accomplit en ce sens est immense dans la génération -actuelle; et on la voit asservir à ses fins le fer et le feu. De tous -ces flambeaux qu’elle allume, des forces accumulées sortiront qui -transformeront et gouverneront le monde. Il est trop tôt pour qu’on -puisse prévoir les résultats de cette fièvre de recherches, dont -certaines expositions, certains congrès scientifiques réunis dans les -grands centres d’Europe et d’Amérique, ne fournissent encore qu’une pâle -synthèse. Depuis des siècles, tous les écoliers du monde ont appris -l’histoire d’Icare et de Prométhée, et ont palpité d’admiration pour ces -audacieux qui tentèrent de ravir le feu du ciel et s’exposèrent -joyeusement, pour remporter un tel prix, à être précipités dans les -abîmes infernaux. - -Aujourd’hui, ces audacieux sont devenus légion, et ce qui est digne de -remarque, c’est qu’ils n’espèrent rien ravir! Ils se lancent éperdus -dans l’espace, sans presque savoir pourquoi, poussés par l’irrésistible -besoin de dépenser leur énergie, de faire ce qui n’avait pas été fait -encore, et de se rapprocher du soleil! L’astre suprême, semblable à un -formidable aimant, attire vers lui ces hommes... Ils seront anéantis par -son brûlant voisinage, qu’importe! Ils auront dépassé les autres -conquérants des airs sur la route du ciel et aperçu, comme Moïse, dans -une fulgurante vision, la face de Dieu! Cette ivresse compense, à leurs -yeux, bien des pertes, même celle de leur vie, de leur corps réduit en -fragments informes et sanglants. - -Parmi les symptômes d’espérance que j’ai signalés, il serait injuste et -illogique de ne pas tenir compte de ce grand mouvement de recherche et -d’invention qui enfièvre la jeunesse moderne. Ces techniciens n’écrivent -pas de vers, mais ils font, à leur façon, de la poésie vivante et -hardie. Ils ne respectent guère, sans doute, les traditions -métaphysiques, car plusieurs ont adopté le système de Descartes, et fait -_table rase_ de ce qu’ils avaient jusqu’alors appris; ils veulent se -rendre compte par eux-mêmes et librement, des points de vue qu’ils -doivent accepter ou défendre, s’aiguillant souvent ainsi vers des vues -nouvelles et inattendues. - -Ces jeunes gens ne sont pas prêts encore à être des pilotes, mais ils -représentent des éléments de vie, desquels pourront surgir les âmes -créatrices, capables d’inspirations subites et douées de cette -sensualité d’esprit qui, par le fluide mystérieux et puissant qu’elle -dégage, attire irrésistiblement les autres âmes. - - * * * * * - -Un pont suspendu, et que l’humanité attend, doit être lancé assez haut -pour permettre aux habitants des deux rivages entre lesquels se partage -notre civilisation, d’échanger des pensées et de suivre ensemble du -regard la marche des étoiles. Ce pont sera l’œuvre des âmes créatrices. - -Qu’elles se hâtent donc de le construire, car entre ceux dont la -mentalité a été nourrie d’Homère et de Virgile et les techniciens -modernes, disciples passionnés de l’équation, il ne peut y avoir de -barrières irréductibles, puisque certains éléments de leur vie cachée et -profonde sont et resteront éternellement les mêmes. - -Les chercheurs et les inventeurs, par le fait même de leur vocation, -sont presque toujours des silencieux qui n’ont pas l’habitude de jouer, -en de frivoles entretiens, avec les mots inutiles, ni de brutaliser la -parole humaine ou de la traîner dans des marécages boueux; ils lui ont -ainsi conservé une sorte de virginité qui la rend plus efficace et plus -convaincante lorsqu’ils l’emploient. - -Le monde aurait besoin, en ce moment, d’entendre quelques paroles fermes -et ailées, et c’est peut-être de la bouche de l’un de ces jeunes gens -qu’elles sortiront. - - * * * * * - -Après avoir déchaîné tant de tempêtes matérielles et morales, -l’instrument magique, inspiré par les âmes créatrices, révélera au monde -qu’il y a dans la vie des valeurs et des joies jusqu’ici insoupçonnées. - -Quelques êtres privilégiés ont les mains pleines de grâces. Pourquoi -leurs lèvres--celles, par exemple, qui se refusant à violer la parole, -l’ont toujours respectée--ne pourraient-elles répandre ces grâces? - - * * * * * - -Ne nous bornons pas à effleurer les surfaces. C’est dans les choses qui -ne peuvent mourir qu’il faut avoir confiance, même si la nuit semble -s’obscurcir et si les glas sonnent autour de nous. - -Dans le drame d’Ibsen: _Empereur et Galiléen_, une épouvante traverse -tout à coup l’âme de l’Apostat. «Où est-il maintenant?» se demande-t-il -avec une indicible terreur. «La mort sur le Golgotha, près de -Jérusalem, n’aurait-elle été qu’un épisode, une chose faite en passant, -dans une heure de loisir? Qui nous assure qu’Il ne continue pas son -œuvre, et souffre, et meurt, et est vainqueur de nouveau, et toujours, -de monde en monde?...» - -C’est là une terrible vision de continuité qui hante les nuits, et -tenaille obscurément l’âme de celui qui a été vaincu dans sa tentative -de rétablir le culte des dieux qu’il croyait lié à la grandeur de Rome; -mais ce cauchemar se transforme en une vision consolante pour ceux dans -le cœur desquels l’image de l’enfant de Bethléem, bien qu’oubliée et -souvent reniée et trahie, a régné, ne fût-ce qu’un instant! - - - Rome, 1920; Abbaye de Villeloin et Paris, 1921. - - - - -TABLE DES MATIERES - - - Pages. - -PRÉFACE VII - - -PREMIÈRE PARTIE - -=Pendant que la nuit dure encore.= - -CHAPITRE PREMIER.--Espérances prématurées 1 - --- II.--L’Attente 8 - --- III.--Le Silence 12 - --- IV.--L’Instrument magique 21 - - -DEUXIÈME PARTIE - -=Marchands et marchandes de fumée.= - -CHAPITRE PREMIER.--Chassons les vendeurs du -Temple 31 - --- II.--Les Escamoteurs 35 - --- III.--Les Faux Interprètes 43 - --- IV.--Les Faux Juges 56 - --- V.--Les Bluffeurs 62 - --- VI.--Lanceuses de bulles de savon 65 - - -TROISIÈME PARTIE - -=Les Problèmes de l’heure.= - -CHAPITRE PREMIER.--Une condamnée à mort qui -défie la mort 68 - --- II.--L’Éducation des peuples civilisés 85 - --- III.--Éteigneuses de phares 104 - --- IV.--Celles qui portent encore le flambeau 113 - - -QUATRIÈME PARTIE - -=Sur la montagne quelques feux s’allument.= - -CHAPITRE PREMIER.--Les Consciences qui crient 132 - --- II.--Les Physionomies révélatrices 139 - --- III.--Les Yeux qui voient 147 - --- IV.--Les Cerveaux qui veillent 153 - - -CINQUIÈME PARTIE - -=La Rentrée au port.= - -CHAPITRE PREMIER.--Le Mot d’ordre: Servir 167 - --- II.--Quel sera le pilote? 172 - --- III.--La Triomphatrice de demain 179 - --- IV.--Ames créatrices 186 - - -5343.--Tours, Imprimerie E. ARRAULT et Cⁱᵉ. - - * * * * * - - - LIBRAIRIE FISCHBACHER, 33, rue de Seine, Paris. - - -_En vente_: - - -OUVRAGES DE DORA MELEGARI - -=Ames dormantes= (_Ouvrage couronné par l’Académie - française_), 8ᵉ édition, in-12 =6= fr. =75= -=Faiseurs de peines et faiseurs de joies.=, 12ᵉ édition, in-12 =6= fr. =75= -=Chercheurs de sources=, 5ᵉ édition, in-12 =6= fr. =75= -=Amis et ennemis=, 4ᵉ édition, in-12 =6= fr. =75= -=La jeune Italie et la jeune Europe.= _Lettres inédites de - Joseph Mazzini à Louis-Amédée Melegari_, in-12 =5= fr. =»= -=Mes Filles=, _Roman_, in-12 (_épuisé_). - - -OUVRAGES DE CHARLES WAGNER - -=Jeunesse=, 33ᵉ édition, in-12 =6= fr. =75= -=Vaillance=, 24ᵉ édition, in-12 =6= fr. =75= -=Justice.= _Huit discours_, 8ᵉ édition, in-12 =6= fr. =75= -=Sois un homme!= _Simples causeries sur la conduite de la - vie_, 4ᵉ édition, in-12 =3= fr. =50= -=L’Ame des choses=, 3ᵉ édition, in-12 =6= fr. =75= -=Le long du chemin=, 5ᵉ édition, in 12 =6= fr. =75= -=La Vie simple=, 15ᵉ édition, in-12 =6= fr. =75= -=Auprès du Foyer=, 8ᵉ édition, in-12 =6= fr. =75= -=Vers le cœur de l’Amérique=, 3ᵉ édition, in-12 (_épuisé_) =6= fr. =75= -=Pour les Petits et les Grands=, 4ᵉ édition, in-12 =6= fr. =75= -=A travers les choses et les hommes=, 3ᵉ édition, in-12 =6= fr. =75= -=Par le sourire=, in-12 =6= fr. =75= -=Ce qu’il faudra toujours=, in-12 =6= fr. =75= - - -OUVRAGES DE JEANNE DE VIETINGHOFF - -=La liberté intérieure=, 3ᵉ édition, in-12 =6= fr. =75= -=Impressions d’âme=, 3ᵉ édition, in-16 =5= fr. =»= -=L’Intelligence du Bien=, 5ᵉ édition, in-16 =6= fr. =»= -=Au seuil d’un monde nouveau=, in-16 =6= fr. =75= - - - 5343.--Tours, imprimerie E. ARRAULT et Cⁱᵉ. - - -NOTES: - -[A] _Le Livre de l’Espérance_, par DORA MELEGARI, Payot-Paris, 1916. - -[B] Voir DORA MELEGARI, _Chercheurs de sources_, Paris, Fischbacher. - -[C] Une proposition en ce sens a été présentée en 1920-21, sous ma -signature, au Bureau international du travail et à la Société des -Nations qui en ont pris acte pour une discussion future. - - - - -*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SOUS LES EAUX -TUMULTUEUTES *** - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the -United States without permission and without paying copyright -royalties. 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Redistribution is subject to the trademark -license, especially commercial redistribution. - -START: FULL LICENSE - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg-tm License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project -Gutenberg-tm electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. 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Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. - -Most people start at our website which has the main PG search -facility: www.gutenberg.org - -This website includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/old/68312-0.zip b/old/68312-0.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index b670a13..0000000 --- a/old/68312-0.zip +++ /dev/null diff --git a/old/68312-h.zip b/old/68312-h.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index 0e0a563..0000000 --- a/old/68312-h.zip +++ /dev/null diff --git a/old/68312-h/68312-h.htm b/old/68312-h/68312-h.htm deleted file mode 100644 index 8a95fef..0000000 --- a/old/68312-h/68312-h.htm +++ /dev/null @@ -1,4481 +0,0 @@ -<!DOCTYPE html> -<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr"> - <head> <link rel="icon" href="images/cover.jpg" type="image/x-cover" /> -<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=UTF-8" /> -<title> - The Project Gutenberg eBook of Sous les eaux tumultueuses, -par Dora Melegari. -</title> -<style> - -a:link {background-color:#ffffff;color:blue;text-decoration:none;} - - link {background-color:#ffffff;color:blue;text-decoration:none;} - -a:visited {background-color:#ffffff;color:purple;text-decoration:none;} - -a:hover {background-color:#ffffff;color:#FF0000;text-decoration:underline;} - -.big {font-size: 130%;} - -.blk {page-break-before:always;page-break-after:always;} - -body{margin-left:4%;margin-right:6%;background:#ffffff;color:black;font-family:"Times New Roman", serif;font-size:medium;} - -.c {text-align:center;text-indent:0%;} - -.cb {text-align:center;text-indent:0%;font-weight:bold;} - -.fint {text-align:center;text-indent:0%; -margin-top:2em;} - -.footnotes {border:dotted 3px gray;margin-top:5%;clear:both;} - -.footnote {width:95%;margin:auto 3% 1% auto;font-size:0.9em;position:relative;} - -.label {position:relative;left:-.5em;top:0;text-align:left;font-size:.8em;} - -.fnanchor {vertical-align:30%;font-size:.8em;} - - h1 {margin-top:5%;text-align:center;clear:both; -font-weight:normal;} - - h2 {margin-top:4%;margin-bottom:2%;text-align:center;clear:both; - font-size:120%;font-weight:normal;} - - h3 {margin:4% auto 2% auto;text-align:center;clear:both; -font-size:100%;font-weight:normal;} - - hr {width:90%;margin:.7em auto .7em auto;clear:both;color:black;} - - hr.full {width: 60%;margin:2% auto 2% auto;border-top:1px solid black; -padding:.1em;border-bottom:1px solid black;border-left:none;border-right:none;} - - img {border:none;} - -.nind {text-indent:0%;} - - p {margin-top:.2em;text-align:justify;margin-bottom:.2em;text-indent:4%;} - -p.astt {text-align:center;text-indent:0%; -margin:1em auto;} - -.pagenum {font-style:normal;position:absolute; -left:95%;font-size:55%;text-align:right;color:gray; -background-color:#ffffff;font-variant:normal;font-style:normal;font-weight:normal;text-decoration:none;text-indent:0em;} - -.pdd {padding-left:1em;text-indent:-1em;} - -.redd {color:red;} - -.rt {text-align:right;} - -.rtb {text-align:right;vertical-align:bottom;} - -small {font-size: 70%;} - -.smcap {font-variant:small-caps;font-size:100%;} - -table {margin:2% auto;border:none;} - -td {padding-top:.15em;} - -th {padding-top:1em;padding-bottom:.25em;} - -tr {vertical-align:top;} - -div.poetry {text-align:center;} -div.poetry1 {text-align:center;margin-left:30%;} -div.poem {font-size:90%;margin:auto auto;text-indent:0%; -display: inline-block; text-align: left;} -.poem .stanza {margin-top: 1em;margin-bottom:1em;} -.poem span.i0 {display: block; margin-left: 0em; padding-left: 3em; text-indent: -3em;} -.poem span.i2 {display: block; margin-left: 1em; padding-left: 3em; text-indent: -3em;} -.poem span.i4 {display: block; margin-left: 3em; padding-left: 3em; text-indent: -3em;} -.poem span.i5 {display: block; margin-left: 3.5em; padding-left: 3em; text-indent: -3em;} -.poem span.i6 {display: block; margin-left: 4em; padding-left: 3em; text-indent: -3em;} -.poem span.i8 {display: block; margin-left: 7em; padding-left: 3em; text-indent: -3em;} -.poem span.i10 {display: block; margin-left: 8em; padding-left: 3em; text-indent: -3em;} - -p.tbl {border:3px solid gray; -padding:.25em; text-align:center; -text-indent:0%;margin:1em auto; -max-width:10em;} -</style> - </head> -<body> -<div lang='en' xml:lang='en'> -<p style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of <span lang='fr' xml:lang='fr'>Sous les eaux tumultueutes</span>, by Dora Melegari</p> -<div style='display:block; margin:1em 0'> -This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and -most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions -whatsoever. 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La surface des choses apparaît partout -inquiétante. Qu’y a-t-il sous cette surface? L’angoissante question se -pose à tous les cœurs qui sentent et à tous les cerveaux qui -réfléchissent!</p> - -<p>Du temps où le respect de soi-même, l’intérêt bien entendu et la savante -<span class="pagenum"><a id="page_viii">{viii}</a></span>hypocrisie imposaient aux hommes intelligents, ou du moins cultivés, -une attitude correcte, les mots <i>sous la surface des choses</i> avaient une -signification bien différente de celle que je leur attribue aujourd’hui.</p> - -<p>Auparavant, ils auraient indiqué ce que les individus cachaient de -médiocre, de brutal, et même de cruel sous des dehors corrects et -conventionnels. Aujourd’hui que la plupart des êtres n’essayent même -plus de masquer leurs légèretés, leurs petitesses et leurs convoitises, -il n’y a guère, sous leurs actes et leurs allures, de motifs secrets à -découvrir.</p> - -<p>Toutes les laideurs sont devenues apparentes et visibles. Nous vivons à -une époque de terrible sincérité; on ne le relève pas suffisamment.</p> - -<p>Stendhal a dit quelque part que, pour les femmes, dire la vérité -équivalait à enlever leur fichu; mais, aujourd’hui, elles ne portent -plus de fichu, et les disgraciées elles-mêmes exposent avec courage les -<span class="pagenum"><a id="page_ix">{ix}</a></span>défectuosités physiques que jadis les filles d’Ève essayaient -soigneusement de dissimuler aux regards. Quant aux hommes, combien -d’entre eux ne tentent même plus de se défendre si l’on attaque leur -caractère ou leur probité!</p> - -<p>Ceux qui en manquent n’en éprouvent plus de honte; ceux qui les -possèdent, s’ils y mettent encore du prix dans le fond de leur âme, sont -devenus indifférents à l’opinion publique. Ce mépris de l’opinion -publique est un signe caractéristique de notre temps.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Ce qu’il faut discerner sous la surface des eaux tumultueuses, ce ne -sont donc pas les laideurs secrètes, puisqu’avec tant de complaisances -on les étale, mais bien plutôt les aspirations d’ardente générosité et -de pure beauté qui se cachent parfois sous les apparences déconcertantes -de la psyché moderne, tels des symptômes annonciateurs d’une aube -<span class="pagenum"><a id="page_x">{x}</a></span>nouvelle!</p> - -<p>Cependant, malgré ces fugitives lueurs, le désarroi des pauvres âmes est -resté lamentable. Après l’ébranlement cérébral de la guerre et les -déceptions de la paix, on a pu croire qu’elles étaient devenues muettes -pour toujours! Ce phénomène d’anéantissement paraît d’autant plus -redoutable qu’il est universel et se manifeste aussi bien chez les -vainqueurs que chez les vaincus! Le monde est devenu semblable à une mer -en tempête, sillonnée de barques sans pilotes, et la marée ne cesse de -monter...</p> - -<p>Le spectacle, vraiment effarant, abat les plus fermes courages. Une -mystérieuse intuition avertit cependant ceux qui ont l’habitude de -regarder et d’observer que des feux s’allument encore sur les montagnes, -et que de ce chaos effrayant, de ce déchaînement de convoitises -violentes, naîtra un monde meilleur, précurseur du règne de l’esprit. -Ces ouragans qui soufflent de toutes parts, c’est l’âme d’une<span class="pagenum"><a id="page_xi">{xi}</a></span> humanité -renouvelée qui s’élabore dans un douloureux enfantement.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Ce livre était destiné à paraître au commencement de l’an dernier: les -espoirs qu’il contient et proclame auraient alors, peut-être, semblé -chimériques aux esprits positifs. La plupart de ceux qui se complaisent -dans la triste grisaille des instincts et des forces matérielles, ne -voyaient en ce moment aucune lumière à l’horizon, et ne discernaient pas -la bordure d’argent des nuages noirs.</p> - -<p>Les événements extraordinaires qui se sont vérifiés récemment dans l’un -des pays de l’Europe, ont prouvé à ces intelligences trop unilatérales -que le réveil de l’esprit n’était point un simple mirage, mais bien une -réalité puissante. L’importance de la révolution politique qui vient de -sauver un peuple, s’étend moralement bien au delà<span class="pagenum"><a id="page_xii">{xii}</a></span> de la limite de ses -frontières, car elle a proclamé une vérité universelle: <i>L’homme doit -avoir pour mot d’ordre la défense de la patrie et de Dieu!</i> C’est un -règne nouveau qui apparaît à l’horizon du monde, celui de l’esprit! On -entend l’air trembler au son des cloches invisibles qui en annoncent -l’avènement.</p> - -<p class="rt"> -<span class="smcap">Dora Melegari.</span><br /> -</p> - -<p>Paris, 1923.<span class="pagenum"><a id="page_1">{1}</a></span></p> - -<hr /> - -<h1>SOUS LES EAUX TUMULTUEUSES</h1> - -<hr /> - -<h2><a id="PREMIERE_PARTIE"></a>PREMIÈRE PARTIE<br /><br /> -<b>Pendant que la nuit dure encore.</b></h2> - -<h3><a id="CHAPITRE_PREMIER1"></a>CHAPITRE PREMIER<br /><br /> -<b>ESPÉRANCES PRÉMATURÉES</b></h3> - -<div class="poetry1"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Hence the most vital movement mortal feel,<br /></span> -<span class="i0"><i>Is hope</i>; the balm and life blood of the soul.<br /></span> -<span class="i8">(<span class="smcap">Ralph-Waldo Trine.</span>)<br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>Je dédie ce livre à ceux qui ont besoin d’espérance, et ne peuvent se -contenter du simple pain quotidien, qu’ils l’aient gagné par leur -travail, ou leur péché, ou que, parasites, ils le doivent au travail ou -au péché d’autrui.</p> - -<p>C’est dans ces âmes assoiffées que l’espérance doit refleurir. Quant aux -autres, à celles qui se satisfont d’apparences et de fu<span class="pagenum"><a id="page_2">{2}</a></span>mée, elles -appartiennent à la catégorie des âmes qui, selon certains pères de -l’Église, seraient autorisées à refuser l’immortalité.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Rien n’est plus démoralisant que de cesser d’espérer et une partie du -désarroi actuel provient des grandes espérances conçues durant la -guerre<a id="FNanchor_A_1"></a><a href="#Footnote_A_1" class="fnanchor">[A]</a> et qui ont été déçues ensuite. Ces espérances sont destinées -cependant, j’en ai la conviction, à se réaliser plus tard, mais bien -plus tard, à travers d’autres expériences, d’autres surprises, d’autres -souffrances... L’erreur des esprits de bonne foi a été de croire que, -dès le lendemain du formidable conflit, tout se remettrait en équilibre -et que les grands principes, qui avaient armé les bras et enthousiasmé -les cœurs, s’imposeraient à tous, vainqueurs et vaincus.</p> - -<p>On s’était imaginé que la sagesse de Salomon pénétrerait les cerveaux, -et que la cité des mensonges s’écroulerait, ensevelissant dans sa chute -les convoitises que l’orgueil des combats avait exacerbées.<span class="pagenum"><a id="page_3">{3}</a></span></p> - -<p>Peut-être bien y avait-il un manque de réflexion et un peu d’ingénuité -dans les espérances qui avaient ainsi gonflé les cœurs. On se figurait -que le palais de la vérité allait s’élever dans la cité de la justice. -Le réveil fut amer, et alors, criant à l’utopie, chacun renia ses dieux. -Pourtant, logiquement, ces espérances avaient été fondées. Jamais on -n’avait assisté à une pareille trépidation d’âmes, à un semblable élan -moral chez les peuples.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Comment advint-il que dans le cœur des hommes, au lieu de cette -floraison magnifique, les plus basses passions se soient dressées, et -que le mal se soit incarné? Je ne veux pas faire de politique ou de -sociologie dans ces pages qui n’envisagent que la reconstitution de la -mentalité générale; mais il est certain que l’Esprit n’a pas soufflé sur -les arbitres des destinées du monde—comme en certains conclaves -qu’enregistre l’histoire—et que, par son silence, il a permis à -l’ignorance humaine de jeter entre les peuples des germes de discorde -qui ont aiguisé les armes des haines futures.<span class="pagenum"><a id="page_4">{4}</a></span></p> - -<p>L’obscurcissement de la pensée a été la première inoculation fatale, et, -à sa suite, la défiance a empoisonné le cœur des frères d’armes, et -provoqué ces malentendus qui, aigrissant les amour-propres nationaux, -ont empêché jusqu’ici les bienfaisantes conséquences de la paix de se -faire sentir.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>L’une des plaies de l’époque d’avant-guerre était le mensonge et le -culte du faux sous toutes ses formes: fausses valeurs, fausses -consciences, fausses pitiés... On se figurait que le triomphe du bon -droit les ferait s’écrouler instantanément, comme les trompettes de -Josué firent tomber les murs de Jéricho. Mais rien ne s’est effondré. La -victoire a été, comme toutes les autres victoires de ce monde, un -alambic où se sont élaborés les grands courages et les merveilleux -héroïsmes, mais elle n’a pas transformé l’homme dans son essence. Il -s’est, comme toujours, montré, après la paix, l’esclave de ses passions -et de ses tendances particulières.</p> - -<p>La grande guerre des nations,—c’est un fait prouvé aujourd’hui,—n’a -donc pas eu le<span class="pagenum"><a id="page_5">{5}</a></span> résultat miraculeux qu’on en attendait. Un vent de -violence a promptement dispersé les sentiments de solidarité et de -reconnaissance qui avaient paru relier les peuples entre eux durant la -période des dangers communs. Ces sentiments ont été remplacés d’un côté -par le prestige de la force et de l’arrogance; de l’autre, par des -nécessités économiques. Trop cyniquement étalées, elles furent cause de -déboires amers, de désillusions cruelles qui desséchèrent et réduisirent -en cendres les germes de la féconde récolte sur laquelle on comptait.</p> - -<p>Tout cela est si connu, qu’il n’est point utile de s’attarder sur le -fait en lui-même, ni d’en rechercher les causes secrètes, ou d’en -indiquer les résultats desséchants. Les conséquences en sont d’une trop -pénétrante mélancolie pour ceux qui avaient espéré. Or, comme la -constatation perpétuelle du mal est éminemment décourageante, on doit -essayer au plus vite de dépasser cette période.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Il faudrait de l’aveuglement ou de la niaiserie pour nier la crise que -l’humanité traverse, et ne pas la combattre équivaudrait à<span class="pagenum"><a id="page_6">{6}</a></span> un maladroit -aveu d’impuissance; mais la plus grande faute serait encore d’en avoir -peur et de la croire durable.</p> - -<p>L’unique moyen efficace pour en arrêter le développement est de lever -les yeux et de regarder au-dessus et au delà. Tout ce qui est précieux -reste caché aujourd’hui au tréfond des cœurs, et l’apparence des choses -est déconcertante. La vanité pousse partout des racines formidables: -chaque soldat prétend être Maréchal et, s’il y a encore des maîtres, il -n’y a plus de disciples, ni de serviteurs! Or, comme autour des grands -palmiers solitaires il n’y a que des plaines sablonneuses, c’est vers un -immense désert que la société semble marcher... Puisque toutes les -forces vives des nations sont dressées, l’arme au poing, les unes contre -les autres, elles ne peuvent se coaliser efficacement contre -l’épouvantable danger qui les menace. Il en est ainsi dans toute -l’Europe, il en est ainsi dans chaque pays séparément.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Chacun sait, chacun a constaté ce que je viens de dire. Parmi les gens -qui ont une vi<span class="pagenum"><a id="page_7">{7}</a></span>sion claire de la réalité, il y en a de faibles qui -désespèrent stérilement, et de forts qui, pour précipiter l’évolution, -ne croient qu’à l’existence des faits. Mais les faits semblent partout -s’accumuler, irréconciliables les uns avec les autres. Pour créer des -faits supérieurs comme valeur et comme puissance, pour ouvrir la route à -de nouveaux courants, pour allumer des flammes capables de détruire les -scories qui encombrent la route, il faut, avant tout, avoir confiance -dans le pouvoir créateur de la pensée humaine.</p> - -<p>A tous les hommes d’intelligence et de bonne volonté une croisade -s’impose pour laquelle la première arme de combat est l’attente sage, -patiente, perspicace...<span class="pagenum"><a id="page_8">{8}</a></span></p> - -<h3><a id="CHAPITRE_II-a"></a>CHAPITRE II<br /><br /> -<b>L’ATTENTE</b></h3> - -<div class="poetry1"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">C’est la nuit qu’il est beau de croire à la lumière.<br /></span> -<span class="i5">(<span class="smcap">Ed. Rostand.</span>)<br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>Dans toutes les religions, l’attitude de l’attente est vivement -recommandée; c’est, du reste, l’attitude perpétuelle de la vie humaine -pour ceux surtout qui en admettent le renouvellement infini et qui -croient à l’existence d’une force supérieure à laquelle l’homme peut -avoir recours. Toute espérance formulée n’a-t-elle pas, d’ailleurs, pour -conséquence logique l’attente de la réponse?</p> - -<p>Donc il faut attendre, qu’on le veuille ou non. L’important c’est de -<i>savoir</i> attendre! Chez quelques-uns c’est une disposition naturelle:<span class="pagenum"><a id="page_9">{9}</a></span> -chez d’autres une vertu acquise ou qu’il faut acquérir.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Les mots de Dieu à Adam: «Désormais tu gagneras ton pain à la sueur de -ton front», s’appliquent à tous les services, à tous les genres de -labeur et vont bien au delà de l’effort matériel des bras et des -muscles. Ils comprennent chaque effort dont est capable l’âme humaine. -Même quand l’homme produit des fruits remplis non de pulpe, mais de -cendres, ces fruits sont dus au travail de sa personne ou de sa pensée. -Les imaginations perverses se fatiguent à élaborer sans cesse des forces -destructrices, et c’est aussi à la sueur de leur front qu’elles poussent -le monde aux actes démoralisants.</p> - -<p>Dieu a appelé l’homme à collaborer avec lui en tout ce qui s’accomplit -sur notre planète, même lorsqu’il s’agit de miracles comme la -résurrection de Lazare. C’est là un fait fondamental que l’homme ne -devrait jamais perdre de vue.<span class="pagenum"><a id="page_10">{10}</a></span></p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Dans la signification qu’il faut donner au mot <i>attendre</i>, toute idée de -paresse doit, bien entendu, être exclue. L’homme qui sait <i>attendre</i> -n’est pas un fainéant, car il est constamment en état de veille. Il ne -s’agite pas, il ne se précipite pas, il ne s’irrite pas, mais son esprit -est sans cesse tendu vers l’objet de son attente, et ce n’est pas là un -mince labeur.</p> - -<p>L’attente doit être patiente, mais non résignée. Ces deux mots -s’excluent: quand on se résigne, on n’attend plus! Il faut donc que -l’attente soit vigilante et optimiste. «Le monde appartient aux -optimistes, disait M. Guizot, les pessimistes n’ont jamais été que des -spectateurs.»</p> - -<p>En ce moment, l’ordre donné par Dieu à Adam a cessé d’être obéi et -compris dans sa signification précise, qui est l’obligation absolue du -travail. Une vague de paresse a passé sur le monde, et, aujourd’hui, -l’homme, symptôme effrayant, se refuse à travailler de ses mains: il -refuse même de semer le blé et le riz dont il doit vivre! Quant à ceux -qui ne labourent pas, qui ne produisent pas les matériaux nécessaires à -la production, ils de<span class="pagenum"><a id="page_11">{11}</a></span>meurent assoupis dans une apathie criminelle, une -sorte d’engourdissement de la pensée. On dirait qu’ils attendent, dans -une espèce de léthargique sommeil, l’égorgement final de leur classe.</p> - -<p>Pour la défendre, ils ne tentent même pas un effort. A les voir évoluer -dans la vie avec des allures nonchalantes, il semble qu’il assistent à -un jeu sur les résultats duquel ils n’ont pas engagé de pari!</p> - -<p>Les individus de cette catégorie n’attendent rien évidemment. Leurs yeux -ne sont pas tournés comme ceux des Rois Mages vers l’étoile qui doit se -lever à l’Orient. Ils subissent les événements, ils n’y concourent pas. -Or, subir, c’est déjà un état inférieur.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>L’attente féconde se manifeste extérieurement de deux façons: par le -silence gros de pensées qui équivaut à des forces infinies d’action; et -par la parole qui peut avoir sur les esprits et les cœurs une si -puissante répercussion. Voyons comment l’homme se comporte vis-à-vis du -silence et de la parole, comment il en use dans la vie publique et -privée.<span class="pagenum"><a id="page_12">{12}</a></span></p> - -<h3><a id="CHAPITRE_III-a"></a>CHAPITRE III<br /><br /> -<b>LE SILENCE</b></h3> - -<div class="poetry1"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse<br /></span> -<span class="i10">(<span class="smcap">Alfred de Vigny</span>.)<br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>Le vers admirable d’Alfred de Vigny est la condamnation de l’abondance -inutile des mots. Il faut avoir une grande foi dans le silence, non le -silence qui naît d’un caractère morose, d’un orgueil démesuré, d’un -manque de sincérité, d’imagination, d’expansion, d’une sorte de pauvreté -d’esprit ou bien simplement d’une humeur sauvage, mais le silence -intuitif ou voulu de ceux qui voient, sentent et savent.</p> - -<p>Cette force muette a toujours exercé un merveilleux pouvoir mais jamais -elle n’a été<span class="pagenum"><a id="page_13">{13}</a></span> plus nécessaire que dans ce moment suprême de l’histoire -du monde, où l’on meurt de trop de paroles!</p> - -<p>Avec notre organisation politique et sociale, qui admet la libre -discussion sur les points les plus graves et les plus délicats, il est -difficile de mettre un frein aux langues qui parlent. Aujourd’hui qu’aux -voix masculines, les voix féminines s’unissent, et que dans son for -intérieur, chaque homme, même le plus médiocre, se croit un stratège et -un chef politique, le bruit est devenu assourdissant, et le chaos croît -chaque jour davantage.</p> - -<p>Dans ce réseau serré de mensonges, d’intérêts inavoués, d’astuce et de -perfidie, il est naturel que l’esprit perde son équilibre, ne sache où -se poser et soit emporté par le flux et le reflux de la pensée en -désarroi.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>La vérité qui devait, après la guerre, surgir victorieuse, tirée du -sépulcre où la fausseté et la veulerie des hommes l’avaient reléguée, -dans quel puits se cache-t-elle aujourd’hui? Nous la cherchons et ne la -trouvons pas!<span class="pagenum"><a id="page_14">{14}</a></span> Faut-il l’inscrire, comme sur les champs de bataille, -parmi les «disparus» puisqu’à l’appel désespéré de ses fervents -adorateurs, elle ne répond pas: «Présente!»</p> - -<p>Pour ceux qui avaient confiance, pour les optimistes qui avaient espéré -sa résurrection prochaine, le désappointement est amer. Les autres, ceux -qui, à coup de grosse caisse, avaient inscrit son nom en vedette sur -leurs drapeaux, ne cachent plus aujourd’hui leur sourire dédaigneux pour -les ingénus qui avaient cru de bonne foi à la mensongère devise.</p> - -<p>La Fontaine, dans une de ses Fables, nous montre le plus sincère et le -plus modeste des animaux de la création condamné à payer pour tous... -L’histoire, comme la Fable, se renouvelle continuellement.</p> - -<p>Mais il est dangereux d’insister sur les points noirs des événements -contemporains: cela est contraire à cette vertu du silence que nous -devons apprendre à pratiquer. Il est évident que les paroles inutilement -prononcées pendant quatre années et demie de guerre et plus de trois ans -de paix, ont nui à la restauration de la vérité dans le monde.</p> - -<p>Elle ressuscitera cependant. Plus on voudra<span class="pagenum"><a id="page_15">{15}</a></span> l’étouffer, l’écraser, la -railler, plus puissante elle s’affirmera un jour; mais pour arriver à ce -jour il faudra souffrir encore. Essayons au moins d’en accélérer la -venue et de ne pas retarder, par d’imprudentes paroles pessimistes, son -avènement dans le monde. Évitons soigneusement ce qui est propre à semer -la discorde, à aigrir les cœurs, à décourager les bonnes volontés.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Entendons-nous! Limiter nos paroles, et réfléchir à leurs conséquences -ne signifie point s’isoler, cesser d’écouter, de veiller et d’être prêt -à intervenir pour protester utilement. «On devrait bâillonner la -presse», dira-t-on; mais la presse, qui ferait bien, certes, de se -museler un peu elle-même, a une autre tâche à remplir que les individus! -Elle doit informer largement le public des diverses tendances, des -divers bruits, des diverses nouvelles qui courent. Ce devoir -d’informateur n’incombe pas au simple citoyen: il a celui, au contraire, -d’être prudent, vigilant, de ne pas exaspérer les âmes, de ne pas donner -un poids exagéré aux rancœurs, aux malentendus, aux doutes...<span class="pagenum"><a id="page_16">{16}</a></span></p> - -<p>Dans les moments angoissants que traversent certains pays, il faudrait, -je ne dis pas suspendre tout jugement, mais formuler ceux qu’on porte de -façon à faire comprendre leurs torts aux coupables sans les accabler de -reproches qui, par leur violence, ressemblent presque à des injures.</p> - -<p>Il est opportun aussi de ne pas exciter les victimes, afin qu’elles ne -perdent pas leur sang-froid, cette suprême qualité des triomphateurs. -L’habileté vraie consiste à observer toujours, à tout écouter et à se -recueillir souvent. C’est là un programme auquel on peut joindre un -conseil: «Élevez dans vos cœurs un temple au silence!»</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Ce n’est pas seulement dans les heures suprêmes de la vie publique, mais -encore dans toutes nos relations avec les faits et les individus, qu’il -y a avantage à user de peu de paroles. Dans la vie domestique et -familiale, le silence est certainement plus efficace que les reproches, -il touche davantage, émeut plus, il donne aux mots, quand finale<span class="pagenum"><a id="page_17">{17}</a></span>ment -ils sont prononcés, un prestige plus grand.</p> - -<p>Les maîtresses de maison les mieux obéies, les mères de famille les plus -respectées, ont été presque toujours des silencieuses. En amour aussi, -la femme qui parle peu et semble se réfugier dans sa vie intérieure, est -celle qui sait retenir l’amour le plus longtemps. Il y a en elle une -saveur de mystère qui fascine les âmes. A l’armée, à l’école, le -prestige exercé sur les soldats et les enfants est, en général, réservé -aux laconiques, des lèvres desquels ne sortent que des ordres précis, -des enseignements nets et clairs.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Que de fois également, dans des circonstances délicates, une situation a -été sauvée uniquement par le silence! Une seule parole aurait tout gâté -et tout perdu. Le silence, semblable à un baume merveilleux, a cicatrisé -la plaie et a empêché la tragédie d’éclater. Tous les êtres humains ne -peuvent pas être des silencieux efficaces; il faut pour cela du tact, de -l’intelligence, de la finesse! Ces privilégiés sont rares; mais tous -peuvent mettre<span class="pagenum"><a id="page_18">{18}</a></span> un frein à leur langue pour qu’elle ne devienne pas une -source d’antagonismes et d’amers mécontentements. Cela n’est pas -toujours facile, quand le cœur bat d’une indignation justifiée, mais -c’est pourtant obligatoire.</p> - -<p>Nous ne devons pas oublier que toute parole acerbe est une joie pour -l’ennemi qui, secrètement et incessamment, essaye de semer la haine dans -les lignes des vainqueurs.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Comme le poète d’Eloa, rendons un culte au silence, mais n’oublions pas -cependant qu’il en peut être une mauvaise espèce: celui-là est le fruit -de l’orgueil et de l’obstination; il ferme ses oreilles à la vérité, -s’entête dans les fausses appréciations, refuse d’écouter les conseils -de l’expérience. Dans la politique, comme dans la vie familiale, ce -mutisme est souvent cause de malheurs infinis et de périlleuses -rancœurs.</p> - -<p>Nul homme, quelle que soit sa valeur intellectuelle, n’est autorisé à -mépriser complètement l’échange des idées avec ses semblables.</p> - -<p>Il faut seulement être perspicace, savoir<span class="pagenum"><a id="page_19">{19}</a></span> discerner les valeurs et ne -pas donner sa confiance aux médiocres qui ne la méritent pas.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Si la parole trop prolixe présente des inconvénients, l’échange des mots -est cependant nécessaire au bon mécanisme de la vie. Il n’y a rien de -plus triste qu’une famille de silencieux moroses. Le mari, le fils -rentrent au foyer, mais pas une phrase ne sort de leur bouche, ils ne -racontent rien de ce qu’ils savent, de ce qu’ils ont vu!... Si on leur -pose une question ils en semblent exaspérés et y répondent à peine. -Combien de familles souffrent de ce système d’inique silence.</p> - -<p>Que demandent au fond ces mères, ces épouses, ces filles? Elles -n’exigent pas de longs discours, mais seulement un sourire, un mot qui -les mette <i>un peu</i> au courant des choses; un simple regard affectueux -suffit même souvent à les satisfaire, à dissiper l’oppression de ce -mutisme offensant, à compenser la rareté des mots prononcés.<span class="pagenum"><a id="page_20">{20}</a></span></p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>La cause de ce mal est unique: c’est l’égoïsme orgueilleux, joint à -l’habitude de ne jamais réfléchir suffisamment aux conséquences des -attitudes que l’on prend ou à la signification que les autres leur -attribuent.</p> - -<p>L’heure est si grave aujourd’hui qu’une sévère discipline est devenue -indispensable à tous; nous devons apprendre à contrôler notre langue, et -ceux auxquels leur conscience impose un <i>mea culpa</i> doivent être les -premiers à réparer les ennuis, et parfois les malheurs que leur trop -grande impulsivité a pu causer.</p> - -<p>Élevons donc un hymne à la noblesse du silence conscient, qui signifie -sagesse, philosophie, tact, dignité, altruisme, et dénonçons le silence -de l’orgueil, de l’égoïsme, de l’obstination, et ce désintéressement -complet de la pensée d’autrui qui, non seulement pèse sur la vie -familiale, mais peut aussi devenir dangereux dans la vie politique des -peuples.<span class="pagenum"><a id="page_21">{21}</a></span></p> - -<h3><a id="CHAPITRE_IV-a"></a>CHAPITRE IV<br /><br /> -<b>L’INSTRUMENT MAGIQUE</b></h3> - -<div class="poetry1"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Et que tes lèvres gardent la connaissance.<br /></span> -<span class="i10">(<i>Prov.</i> V-2.)<br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>Après avoir affirmé la beauté, le prestige, la dignité du silence, il -faut parler un instant de l’instrument magique dont l’homme dispose et -qui s’appelle la parole!</p> - -<p>Trois syllabes! Et dans ces trois syllabes, toutes les manifestations de -l’âme universelle peuvent se condenser. Ces trois syllabes dispensent la -guerre et la paix, la fortune la plus éclatante et la plus épouvantable -misère, la félicité la plus complète et la plus atroce douleur.</p> - -<p>Elles édifient et détruisent, consolent et dé<span class="pagenum"><a id="page_22">{22}</a></span>sespèrent, allument les -incendies, propagent les haines, exaltent l’orgueil de l’homme et le -réduisent en poussière; elles pénètrent son âme d’une infinie douceur et -la déchirent d’angoisse. Elles séparent les amants les plus tendres, -arment l’un contre l’autre les amis les plus sûrs, éloignent les fils -des mères, et si, parfois, elles rapprochent l’homme de Dieu, souvent -elles le poussent dans les bras toujours ouverts de Lucifer qui étend -inlassablement sur le monde son ombre gigantesque.</p> - -<p>Et cet instrument magique et merveilleux, le plus extraordinaire des -dons qui ont été faits à l’homme, celui-ci est maître de s’en servir au -gré de sa fantaisie. On l’a laissé, au fond, très ignorant des forces -terrifiantes qu’il pouvait mettre en jeu par le seul mouvement de ses -lèvres. Comment serait-il conscient de ses responsabilités, puisqu’on -les lui a à peine indiquées, et que ni les religions ni les philosophies -n’en ont fait, comme elles l’auraient dû, l’objet d’un enseignement -spécial et de capitale importance.</p> - -<p>Elles se sont bornées à des conseils d’ordre général. Quelques -proverbes, appartenant pour la plupart à la littérature orientale, -mettent bien l’homme en garde contre le danger<span class="pagenum"><a id="page_23">{23}</a></span> des paroles -surabondantes et irréfléchies, mais c’est comme en passant, sans y -attacher d’importance, sans insister sur les terribles responsabilités -qu’il peut encourir de ce chef.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Apprendre à l’homme, dès sa première enfance, à se méfier des mots -devrait être, au contraire, le principal objet de toute intelligente -préparation à la vie. Il faudrait enseigner à l’enfant que la parole -doit être maniée avec mesure et prudence, comme s’il s’agissait d’une -arme de précision. Elle tue, en effet, mieux que le browning le plus -perfectionné.</p> - -<p>Il est vraiment inconcevable que les pédagogues, les philosophes, les -grands prêtres de toutes les religions et les arbitres de la destinée -humaine n’aient pas mieux compris l’incalculable portée de la parole, et -tenté de la maîtriser pour la faire servir aux fins qu’ils -poursuivaient. Or, cela n’a jamais été fait! Au <small>XX</small>ᵉ siècle, la parole a -pris des allures désordonnées contre lesquelles aucune sanction ne -s’exerce plus. Auparavant, les citoyens des différentes nations ne -pouvaient toucher à certains sujets politiques ou religieux sans<span class="pagenum"><a id="page_24">{24}</a></span> -encourir de graves remontrances, et même des pénalités. Mais il ne -s’agissait que de quelques terrains prohibés, car, dans le domaine -privé, l’homme a toujours été libre de déshonorer son prochain et de le -tuer moralement autant de fois qu’il le pouvait dans une journée! Qui a -jamais pensé à mettre un frein au débordement de la parole? Ce n’est -certes pas l’autorité publique. Quant à l’opinion, elle est restée -muette, et si quelques voix se sont élevées pour protester, vite on les -a fait taire, au nom de la liberté!</p> - -<p>Dans la dernière guerre, il y eut de grands faits que les paroles ont -dénaturé et obscurci, exaspérant les amour-propres, et préparant à -l’Europe un long avenir de rancœurs, empêchant les conciliations de -s’opérer et les malentendus de s’expliquer.</p> - -<p>La responsabilité de cette immense tuerie remonte certainement à la -convoitise des Huns ressuscités, mais l’abus insensé des paroles a jeté -sur les feux allumés des matières explosives, il a tué moralement autant -de sentiments, d’illusions et d’espérances que les plus hideuses -inventions modernes ont fait de victimes humaines. J’en appelle aux -cœurs droits qui battent encore dans la poitrine de quelques-<span class="pagenum"><a id="page_25">{25}</a></span>uns des -êtres créés par Dieu à son image; il serait temps que les hommes se -rendent compte enfin de quelle arme formidable ils disposent.</p> - -<p>Tant qu’ils ne l’auront pas appris, tant qu’on ne le leur aura pas -enseigné dès leurs premiers balbutiements, ils ne pourront connaître, en -aucune circonstance, la sécurité ou la joie sereine d’autrefois, alors -que, dans sa vie plus recueillie, l’humanité discourait moins.</p> - -<p>Si celle-ci n’apprend pas à se taire, une insondable mélancolie -continuera à répandre son ombre sur les paysages de la terre, et la -beauté de la lumière ne se reflétera plus dans les yeux des hommes. -Inquiets, sombres, despotiques, agités, ils erreront de par le monde, -rêvant de destruction, de laideur, de menace et de violence.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>On a si peu réfléchi jusqu’ici à la portée et à l’horrible danger des -paroles, que l’on sera stupéfait de leur voir donner une pareille -importance et les charger d’une semblable responsabilité. On dira: «La -parole est un don naturel dont l’homme a le droit d’user<span class="pagenum"><a id="page_26">{26}</a></span> comme de la -faculté de voir et d’entendre.—Certes les tribuns la manient avec trop -de violence, et la presse en abuse; quelques lois restrictives -s’imposent, nous le reconnaissons.» Les plus raisonnables arrivent à -nous faire cette concession.</p> - -<p>Hélas! le mal est trop grave et trop étendu pour que des articles de loi -puissent avoir aujourd’hui une action efficace. C’est l’âme particulière -des individus qu’il faut émouvoir et convaincre, rendre consciente de ce -que les mots représentent comme puissance, du mal infini qu’ils peuvent -faire, et du bien incommensurable dont ils pourraient être capables.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Comme on enseigne à un enfant à ne pas se jeter devant une automobile -lancée à toute vitesse, à ne pas égratigner le visage de son prochain, à -ne pas lui tirer la langue sans provocation, il faudrait lui enseigner à -mesurer et à contrôler les mots qu’il prononce. Ah! les mots! En amour, -chacun sait le trouble et l’angoisse qu’ils provoquent, les coups cruels -qu’ils portent, les inguérissables blessures dont ils sont cause et les -séparations qui en ré<span class="pagenum"><a id="page_27">{27}</a></span>sultent. Ils rompent le charme qui avait lié les -âmes les unes aux autres et les jettent sans scrupule dans la -désespérante solitude.</p> - -<p>L’amitié, le plus sérieux et noble sentiment qui puisse lier le cœur des -hommes, subit, elle aussi, l’atteinte des paroles. Et que de tragédies -d’âmes, sur lesquelles on ne s’explique jamais, sont dues au maléfique -pouvoir de phrases insouciantes prononcées et commentées.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>La famille, elle non plus, n’échappe pas à ce fléau. Pour expliquer -certains suicides, quand la cause passionnelle ou financière manque, on -classe ceux-ci sous la dénomination vague de «chagrins domestiques». -Cette phrase ouvre des perspectives abominablement tristes. C’est comme -si on plongeait le regard dans un puits sombre au fond duquel on -aperçoit une miroitante tache d’eau noire; et dans la plupart de ces -cas, si quelques lueurs se font plus tard sur l’événement, c’est presque -toujours à l’abus des paroles qu’il faut faire remonter la tragédie.</p> - -<p>Il en est de même en ce qui concerne les malheurs publics, et chacun -peut en faire l’ob<span class="pagenum"><a id="page_28">{28}</a></span>servation. Partout où une catastrophe quelconque se -prépare, elle est provoquée, accompagnée, accrue et envenimée par -l’abondance des mots, parlés ou écrits. Semblables à de sinistres -gardiens et souteneurs, ils se campent, se groupent et se multiplient -autour des lieux où s’élabore l’infortune.</p> - -<p>Quand l’homme sera devenu conscient de la puissance qu’il possède de -creuser des tombes, ou de renouveler des vies, il hésitera peut-être à -parler sans savoir ce qu’il dit, et beaucoup d’ombres se dissiperont sur -la terre.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>L’usage plus discret de la parole présentera encore un autre avantage; -l’intelligence humaine y gagnera, car toutes les inepties qui courent le -monde dans un galop furieux et désordonné, cesseront de retentir aux -oreilles de ceux qui, comme Maeterlinck, donnent au bon sens, dans les -facultés de l’esprit humain, une place distinguée.</p> - -<p>Qu’on ne se méprenne pas sur ma pensée! S’il y a quelque chose -d’agréable dans l’existence c’est bien la conversation vive, alerte, -gaie, même un peu frivole de gens qui se con<span class="pagenum"><a id="page_29">{29}</a></span>naissent et se comprennent, -et ces joyeuses causeries de famille où chacun dit tout haut ce qu’il -pense et qui perdraient beaucoup à être précédées de trop de réflexion.</p> - -<p>En parlant d’inepties, je pensais à ces lourds et inutiles bavardages -dont on a pris l’habitude, sur des choses qu’on ignore complètement. Les -sujets les plus simples, l’élevage des volailles même, peuvent devenir -attrayants quand on en parle avec compétence et humour. Mais durant les -années de guerre, alors que l’angoisse faisait palpiter les cœurs, ce -fut une rude épreuve d’entendre les stratèges de salon expliquer -gravement comment il fallait disposer les troupes pour gagner les -batailles.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Après avoir dénoncé les paroles criminelles qui engendrent la discorde, -la haine et la violence, les paroles féroces ou simplement méchantes qui -meurtrissent et désespèrent les cœurs, les paroles fausses qui sèment la -défiance, les paroles équivoques qui troublent les consciences, les -paroles lourdes et pesantes qui ouvrent la porte à ce vieux rôdeur, -l’ennui, dont Satan a fait son bras droit, il reste à parler des<span class="pagenum"><a id="page_30">{30}</a></span> -paroles bienfaisantes, encourageantes, semeuses de vie et de force. -Celles-là sont reconstructrices, et c’est dans une autre partie de ce -livre qu’il faudra traiter de l’aide puissante qu’elles peuvent apporter -à l’évolution de la destinée humaine.<span class="pagenum"><a id="page_31">{31}</a></span></p> - -<h2><a id="DEUXIEME_PARTIE"></a>DEUXIÈME PARTIE<br /><br /> -<b>Marchands et marchandes de fumée.</b></h2> - -<h3><a id="CHAPITRE_PREMIER2"></a>CHAPITRE PREMIER<br /><br /> -<b>CHASSONS LES VENDEURS DU TEMPLE</b></h3> - -<div class="poetry1"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Ils vendent des cendres pour du pain.<br /></span> -<span class="i0">Ils vendent du vin dilué.<br /></span> -<span class="i10">(***)<br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>L’épisode grandiose du Christ chassant les vendeurs du Temple est -présent à la mémoire de tous, car il a frappé l’imagination des foules. -Le geste de Jésus—divin par la sainte colère qui le provoque, et humain -parce que c’est le Fils qui défend la maison de son Père contre les -trafiquants qui osent la souiller de leurs ignobles marchés—ce geste -fut un coup de théâtre inattendu, magnifique et terrifiant,<span class="pagenum"><a id="page_32">{32}</a></span> qui dut -satisfaire le besoin instinctif de justice que toute âme droite porte en -soi. Les paroles méprisantes et sévères dont il fut accompagné, firent -sans doute trembler les cœurs, mais nul ne protesta et toutes les têtes -fléchirent.</p> - -<p>Ce besoin de justice qui tourmentait les contemporains du fils du -charpentier de Nazareth a persisté à travers des siècles d’injustice, -et, malgré les apparences contraires, il n’a jamais été plus grand -qu’aujourd’hui. Nous ne nous rendons pas suffisamment compte à quel -point il tourmente les âmes, et quelle est sa part de responsabilité -dans les tempêtes qui, en ce moment, soufflent de partout autour de nos -foyers.</p> - -<p>En y regardant de près, nous le retrouvons sous les violences -révolutionnaires auxquelles il a servi de prétexte, et il se cache aussi -sous l’amer découragement qui a réduit la classe bourgeoise à cette -honteuse apathie qui l’a faite, en certain pays, tendre presque le cou à -ses égorgeurs.</p> - -<p>C’est parce que son besoin de justice n’avait pas été satisfait, et -qu’elle ne voyait de recours nulle part, que, blessée dans sa conscience -intime, cette classe était tombée dans l’inertie,<span class="pagenum"><a id="page_33">{33}</a></span> au lieu de se hausser -à une belle résistance. Comme certains actes publics lui avaient fait -perdre toute confiance dans la justice établie par les lois humaines, -elle ne savait plus que gémir. «A quoi bon lutter?» soupirait-elle.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Pour satisfaire les consciences indignées et meurtries, il faudrait que -le grand geste du Christ se renouvelât. Mais c’est à l’homme cette fois, -qu’en incombera la charge. Les forces divines armeront son bras, mais le -coup de verge doit être donné par lui. Comment s’y prendra-t-il? Dans -tous les pays, la situation morale des vendeurs se relie au grave -problème du travail et des échanges et fait partie de l’économie -générale du monde. Pour résoudre équitablement ce problème, le concours -des siècles sera nécessaire ou du moins il faudra de longues périodes de -temps.</p> - -<p>Ce qu’il est urgent de faire tout de suite, c’est de débarrasser les -portiques du temple de la cohorte des marchands et marchandes de fumée -qui les encombrent et les obscurcissent. Aucune espérance d’un destin -meilleur pour l’homme ne pourra se réaliser tant qu’ils<span class="pagenum"><a id="page_34">{34}</a></span> y resteront -installés, libres d’offrir et de vendre le <i>néant</i>, l’essence des fruits -de la mer Morte, enfermée dans leurs bocaux, flacons et cassolettes et -dont les lourdes vapeurs délétères empêchent l’air pur de circuler -librement et rendent impossible tout développement de vie saine, de -commerce honnête et d’initiative vigoureuse.</p> - -<p>Et jamais il n’y a eu autant de marchands de fumée qu’aujourd’hui, alors -qu’aux hommes, se sont jointes les femmes et que dans chaque être une -ambition est née. Chacun veut avoir boutique sur rue. Quand les -marchandises réelles manquent, on en vend l’apparence. Ce commerce, qui -n’est que fumée, est connu; tout le monde en a vaguement conscience; -mais, par une basse connivence, personne ne dénonce le trafic. Les -cartons vides continuent à porter l’étiquette des stocks absents. C’est -surtout dans le domaine moral que la tromperie est facile comme nous le -verrons plus tard. En attendant, regardons les enseignes des boutiques. -Plusieurs ont des titres suggestifs, commençons par celui-ci:<span class="pagenum"><a id="page_35">{35}</a></span></p> - -<h3><a id="CHAPITRE_II-b"></a>CHAPITRE II<br /><br /> -<b>LES ESCAMOTEURS</b></h3> - -<div class="poetry1"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0"><i>Examinons si ce que tu promets</i><br /></span> -<span class="i0"><i>est juste et possible, car la promesse</i><br /></span> -<span class="i0"><i>est une dette.</i><br /></span> -<span class="i10">(<span class="smcap">Confucius.</span>)<br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>C’est, bien entendu, au figuré que nous examinerons les livres de ce -commerce spécial. Ce sont les secrets des prestidigitateurs d’ordre -moral qu’il est intéressant de pénétrer. Leur bilan s’explique en peu de -mots: tout individu qui ne se croit pas obligé d’apporter dans les actes -moraux de sa vie une parfaite bonne foi n’est, au fond, qu’un vulgaire -escamoteur. Celui-ci ne fait pas disparaître dans son gilet ou dans son -chapeau, les objets les plus hétéroclites, tels qu’une poule blanche aux -ailes déployées, des bouteilles de vin cachetées, des<span class="pagenum"><a id="page_36">{36}</a></span> douzaines d’œufs -frais pondus, un perroquet ou un singe! Ce ne seraient là que des jeux -innocents. Ceux de l’escamoteur moral sont, au contraire, redoutables, -et l’homme le plus avisé réussit avec peine à se défendre contre ses -tours de passe-passe. Car ce malfaiteur sait en général revêtir des -apparences d’honnêteté et de respectabilité, et cette façon de donner le -change est un des traits caractéristiques de son trafic.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Les façons de procéder de nos escamoteurs varient. L’une des plus -communes et des plus banales dans sa brutalité, est de nier sans -vergogne, au mieux de leurs intérêts, les paroles qu’ils viennent de -prononcer à l’instant même, et qui flottent encore sur leurs lèvres. -Dans la discussion, ce système jette l’interlocuteur hors des gonds et -provoque chez lui les pires sentiments d’indignation et de colère. «Tu -viens de dire ceci et cela! J’ai des témoins...—Mais non, je n’ai rien -dit de semblable!» Pareille impudence ne donne-t-elle pas envie -d’écraser ceux qui en font preuve entre le pouce et l’index?<span class="pagenum"><a id="page_37">{37}</a></span></p> - -<p>Cette mauvaise foi dans les réponses envenime tous les rapports de -famille et d’amitié. Elle tue l’amour!</p> - -<p>Dans les affaires publiques, dans les discussions de profession ou de -carrière, les escamoteurs de la parole troublent les eaux et peuvent -provoquer les plus graves conflits. Ils donnent assurément aux autres le -droit d’exercer à leur égard de terribles représailles, mais ils les -subissent rarement, tellement, semblable à une couche de cire épaisse, -la lâcheté encrasse les âmes.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Les escamoteurs ont donc beau nuire et détruire, aucune pénalité ne les -atteint jamais. Il n’y a pas de recours contre eux; leurs procédés sont -pour ainsi dire impalpables. On ne peut les saisir sur le fait ni les -convaincre, car ils manipulent le néant. Matériellement, ils vendent des -marchandises frelatées; moralement, ils escamotent les situations, les -obligations, les promesses faites, les engagements pris, les serments -échangés. Avec un admirable sang-froid, ils opposent à tout reproche des -fins de non-recevoir qui déconcertent les plus<span class="pagenum"><a id="page_38">{38}</a></span> intelligents et les plus -habiles. Si, devant leur évidente mauvaise foi dans les grandes comme -dans les petites choses, quelqu’un s’émeut et, emporté par -l’indignation, essaye de frapper leur conscience, ils échappent avec une -dextérité surprenante à toute responsabilité.</p> - -<p>Par leur escamotage des faits, des choses et des paroles, ils ont ruiné -les uns, perdu la réputation des autres, empêché la réussite d’un -troisième, en s’attribuant, ou en attribuant à d’indignes protégés, les -mérites qui auraient pu le mettre en valeur. Mais naturellement ils -nient avoir eu une part quelconque à ces désastres. Leurs mains sont si -habituées à brouiller les cartes qu’ils ne s’aperçoivent même plus de la -besogne que leurs doigts accomplissent. A force de jouer toujours avec -des dés pipés, quelques-uns trichent presque de bonne foi.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Ils volent tout ce qui leur tombe sous la main: les bons mots des uns, -les pensées des autres. Dans l’ordre des sentiments, ils ont également -sur la conscience plus d’un crime.<span class="pagenum"><a id="page_39">{39}</a></span> Et le pire est qu’ils font école. On -décore poliment du nom d’«habileté» et d’«adresse» leur façon -d’escamoter les réalités, et de leur substituer le mensonge et le néant. -Comme l’on va chez la tireuse de cartes, combien de gens vont demander -conseil à ces vendeurs de fumée! Ils enseignent à brouiller les cartes -dans la vie privée ou publique, ils finissent par tenir boutique ouverte -de fraudes.</p> - -<p>Ce sont des gens, en général, de médiocre intelligence et de plus -médiocre culture, et comme ils sont dépourvus de passion, ils mènent -souvent une vie respectable. Quelques-uns sont des escamoteurs de -naissance, et je ne sais quelle maladie ou quelle tare de leur esprit -les rend incapables d’accepter la responsabilité de leurs actes et de -leurs paroles. Ils sont les moins dangereux de leur classe; les pires -sont au contraire les escamoteurs qui se sont engagés dans la triste -phalange par opportunisme, par envie ou par un besoin âcre et violent de -diminuer les mérites d’autrui, afin de donner plus de lustre aux leurs -propres. Des plagiaires naissent des escamoteurs, et les uns et les -autres se nourrissent de fumée!<span class="pagenum"><a id="page_40">{40}</a></span></p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Mais il est impossible de détruire la vérité. Pendant qu’on la nie, -qu’on la déplace ou la transporte, elle est là, en face de nous, et nous -regarde. On ne peut effacer cette image de la paroi, où elle se détache -en lumière; mieux vaudrait tout de suite, devant elle, baisser -honteusement la tête.</p> - -<p>Tous les hommes, même les plus loyaux, sont coupables d’avoir, par -bienveillance, pitié, ou politesse, altéré le vrai. Quelques-uns ont -fait pire; ils ont peut-être menti une fois par intérêt personnel, mais -le souvenir de ce mensonge les brûle comme un fer rouge. L’un d’eux me -disait un jour: «Je plains les escamoteurs; ne les jugeons pas trop -sévèrement. Pensez, quelle torture ce doit être de vivre continuellement -dans ce qui n’est pas vrai! C’est comme si l’on ne pouvait jamais poser -le pied sur la terre ferme, si on la sentait perpétuellement vaciller -sous ses pas.» J’étais moins indulgente et je refusais de m’apitoyer, -peut-être parce que les escamoteurs et les brouilleurs de cartes -m’avaient fait souffrir.<span class="pagenum"><a id="page_41">{41}</a></span></p> - -<p>Je leur reproche surtout de faire école, au lieu de se limiter à -exécuter de la prestidigitation pour leur propre compte et, quand ils -font les loups, de prendre une apparence d’agneaux. Quelques-uns -exercent leur métier avec tant de dextérité et exécutent leurs tours -avec une si merveilleuse adresse que les gens ingénus ou simplement peu -perspicaces ne s’aperçoivent pas qu’ils ont affaire à des brouilleurs de -cartes.</p> - -<p>Or, il est temps que les yeux s’ouvrent et que l’on dénonce à l’opinion -publique ces trafiquants, car, parmi les marchands de fumée qui -déshonorent le temple, les escamoteurs doivent être mis en première -ligne; ils sont les plus nombreux et les plus insinuants. C’est sur -leurs épaules que le premier coup de verge doit tomber.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>L’heure a sonné de déblayer le terrain pour que les mains robustes et -fermes puissent accomplir leur œuvre de reconstruction. Le monde a -beaucoup souffert, en ces dernières années. Pour enfanter l’âme nouvelle -de l’humanité, que de cœurs se rongent d’angoisse,<span class="pagenum"><a id="page_42">{42}</a></span> que d’intelligences -s’épuisent à donner tout ce qu’elles possèdent d’énergie vitale, que -d’âmes de bonne volonté s’efforcent de saisir, dans le plus secret de -leur être, la voix de leur subconscient pour qu’il les éclaire en vue du -grand travail de la reconstitution humaine.</p> - -<p>Au lieu de les aider dans leur tâche, comment les hommes de -conscience,—il y en a encore,—permettent-ils aux escamoteurs de -prendre à ceux-ci les cartes des mains pour un jeu qui est celui de la -destruction? L’atmosphère que ces misérables créent autour d’eux est si -énervante, si lourde et si déprimante, qu’elle fait succomber les plus -fermes courages.</p> - -<p>Dans les familles, par exemple, il suffit d’un seul escamoteur pour -gâter toute possibilité de bonheur. Sa présence est l’invitation -constante au découragement, à la défiance, à l’irritation intérieure, à -l’amertume quotidienne. Soyons indulgents pour ces pécheurs, mais pas -pour ce péché, qui est bien le plus laid et le plus vulgaire qui soit! -Forçons les escamoteurs à fermer boutique et à ne plus déshonorer le -portique du temple, en y projetant leur vilaine ombre.<span class="pagenum"><a id="page_43">{43}</a></span></p> - -<h3><a id="CHAPITRE_III-b"></a>CHAPITRE III<br /><br /> -<b>LES FAUX INTERPRÈTES</b></h3> - -<div class="poetry1"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">L’Eternel hait le faux témoin qui dit des mensonges,<br /></span> -<span class="i0">Et celui qui excite des querelles entre frères.<br /></span> -<span class="i10">(<i>Proverbes</i> VI-17.)<br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>Eux aussi sont des marchands de fumée et tiennent boutique à côté des -escamoteurs et des brouilleurs de cartes. Sous le prétexte fallacieux de -chercher la vérité, ils lui substituent le mensonge et le néant.</p> - -<p>Leurs magasins sont fort achalandés comme ceux de leurs confrères, mais -on n’y trouve aucune marchandise de bon aloi, solide et intégrale!</p> - -<p>Ils ont un étalage de pure apparence; au lieu de réalités, ils offrent -sans scrupules les créations de leur fantaisie. On les achète tout de<span class="pagenum"><a id="page_44">{44}</a></span> -même, tellement le faux et l’artificiel satisfont cette antipathie de la -vérité dont tant de gens souffrent! Certains naissent avec l’esprit fait -de telle sorte qu’ils éprouvent le besoin d’embrouiller les choses les -plus claires et de voir des pièges derrière tout ce qui frappe leur -regard ou leur ouïe.</p> - -<p>Si un homme se jette à la rivière pour sauver un enfant qui se noie, -vite les faux interprètes cherchent à son acte généreux un motif secret -et parfois honteux. Et quand on applaudit devant eux à cette action -courageuse, ils ricanent ou prennent un air profond comme s’ils étaient -au courant de mystérieuses menées que les autres ignorent, alors qu’au -fond ils ne savent absolument rien de spécial! Mais ils sont gens -d’imagination, et ceux qui manquent de cette faculté,—et combien de -personnes ne possèdent même pas une étincelle de ce don divin!—les -recherchent pour se renseigner, pour apprendre à leur école l’art de -tout dénigrer et de trouver aux faits les plus simples une explication -tortueuse. Cela devient vite un système que l’on applique ensuite à -toutes les grandes et les petites choses de l’existence humaine, causant -ainsi d’infinies souffrances.<span class="pagenum"><a id="page_45">{45}</a></span></p> - -<p>Sans l’intervention des faux interprètes, ces souffrances spéciales que -nous allons examiner existeraient quand même, car nous sommes tous -momentanément capables de nous tromper dans nos jugements, mais elles -demeureraient exceptionnelles, tandis qu’avec les boutiques ouvertes des -faux interprètes, il n’est guère de fait ou de sentiment qui soit -accepté aujourd’hui avec simplicité et bonne foi.</p> - -<p>Pour les hommes sincères et généreux, le fait d’être méconnu représente -une douleur intolérable qui obscurcit pour eux la beauté des jours -clairs et qui les blesse dans leur intimité profonde.</p> - -<p>Aucun état social, pour merveilleusement organisé qu’il soit, ne -protégera jamais l’homme contre les jugements de son frère ou de son -voisin. Ce sont là des désagréments inévitables; mais en interdisant les -pratiques auxquelles se livrent les faux interprètes, empêchant ceux-ci -de faire métier de médisance, en frappant leur commerce de taxes morales -considérables, on mettra peut-être un frein à la détestable propagande -qu’ils font par leurs perfides et insinuantes manœuvres.<span class="pagenum"><a id="page_46">{46}</a></span></p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Mais il en est de ceci comme de toutes les autres épreuves auxquelles -l’homme est soumis: c’est en lui-même qu’il doit trouver ses meilleures -et plus efficaces armes de défense. Il faut qu’il s’efforce de diminuer -sa sensibilité à l’égard des fausses interprétations. Quelques -individualités ont déjà réussi à éliminer ou, du moins, à atténuer ce -genre de souffrance. Quand on attribue à leurs actions des motifs -sublimes, elles sourient, sachant que leurs mobiles ont été médiocres; -elles sourient également lorsqu’elles entendent attribuer à leurs -meilleures intentions des calculs mesquins et perfides.</p> - -<p>Ces personnes ont cessé de protester: elles acceptent, se résignent et -finissent par devenir presque insensibles au fait d’être méconnues. Et -comme elles croient à une justice immanente, elles éprouvent presque -plus de honte à recevoir des éloges immérités qu’à être accusées des -pires intentions.</p> - -<p>Ce sont là des natures fortes et fières, bien qu’un peu froides -peut-être. D’autres, au contraire, continuent à se ronger le cœur<span class="pagenum"><a id="page_47">{47}</a></span> quand -elles ne se sentent pas comprises et que leurs actes et leurs motifs -sont faussement interprétés. Leur sensibilité s’exaspère; elles -protestent, se plaignent, se défendent, essayent de remettre les choses -au point, sans y réussir: elles oublient que de telles plaies ne -guérissent que d’elles-mêmes, et avec l’aide toute puissante du temps.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Certains esprits soutiennent qu’il est préférable de protester -immédiatement contre les insinuations médisantes: ils ont pour théorie -que les légendes une fois formées, il est excessivement difficile de les -détruire; il faut donc, d’après eux, avoir toujours l’oreille tendue, -et, au plus petit indice suspect, arborer son drapeau et mettre -flamberge au vent. Cette méthode rend la vie très fatigante, et, la -plupart du temps, ne sert à rien.</p> - -<p>Il faudrait pouvoir remonter à la source secrète d’où proviennent les -fausses interprétations. Sans parler des professionnels qui les -répandent et que nous avons dénoncés, elles prennent naissance dans tous -les milieux, et, si l’on cherche bien, on voit qu’un sentiment<span class="pagenum"><a id="page_48">{48}</a></span> de -rancune, d’envie, ou d’ambition frustrée les inspire presque toujours. -Elles naissent aussi d’un manque de clairvoyance et sont souvent filles -de l’ignorance. Rien n’est plus rare, du reste, que la perspicacité, -dans notre société moderne. C’est même là un point sur lequel je devrai -revenir fréquemment dans cette étude, car il mérite d’attirer -l’attention, étant donné le développement que le besoin d’analyse a pris -dans tous les esprits modernes. Cette singulière lacune est-elle -imputable à la vie tumultueuse du <small>XX</small>ᵉ siècle, où le temps d’observer, de -réfléchir et de raisonner manque absolument? Quelle qu’en soit -l’origine, le fait existe et doit être étudié, car il désarme l’homme -devant les événements et les péripéties de la vie.</p> - -<p>On peut remplacer la perspicacité par l’intuition, mais c’est un don -rare et personnel et non une vraie science, mise à la portée de tous et -qu’on puisse acquérir. Lorsqu’on possède ce don, on peut le développer -par une constante communion avec les forces qui dirigent l’univers. Et -nous voyons toujours le même mystérieux phénomène se répéter: c’est à -celui qui a beaucoup reçu, qu’il est donné davantage. Cette promesse -sent le privi<span class="pagenum"><a id="page_49">{49}</a></span>lège, et beaucoup d’esprits étroits se rebellent contre -elle. Or, l’étroitesse de l’esprit est une forteresse inexpugnable, une -montagne toute en saillie, une paroi unie et lisse qu’aucun pied, pour -agile qu’il soit, ne parvient à gravir.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>L’obstination des sots est irréductible et, contre les gens bornés, il -n’y a pas de recours possible; c’est pour cela que, si souvent, on voit -ces derniers occuper de hautes situations, à l’étonnement et à -l’indignation générales. Il faut aborder ici un point délicat, car il -soulève un grave problème: jusqu’à quel point les gens inintelligents, -ou qui manquent de perspicacité peuvent-ils être tenus pour responsables -du mal qu’ils font et des douleurs qu’ils causent? On peut affirmer, en -tout cas, qu’il n’y a pas de «bonnes bêtes», comme on le prétend -quelquefois, la bonté, sous toutes ses formes, étant toujours une preuve -d’intelligence.</p> - -<p>Dans le cas spécial de la propagation des fausses interprétations, les -sots tiennent le record, d’abord parce que, manquant de bon sens et -ayant des capacités limitées, il leur ar<span class="pagenum"><a id="page_50">{50}</a></span>rive souvent de ne pas -comprendre et de ne pas savoir discerner la réalité des sentiments et -des intentions; ils se trompent, par conséquent, plus souvent que -d’autres; et de plus, étant dépourvus d’idées personnelles, ils se -laissent facilement égarer par les faux interprètes.</p> - -<p>On peut donc affirmer sans démenti possible, que les cerveaux étroits -sont d’émérites faiseurs de peines. On me répondra qu’on ne devrait -attacher aucune valeur à leurs fausses interprétations. C’est vrai, et, -en effet, s’ils nous sont indifférents, nous parvenons aisément à ne pas -sentir l’écharde qu’ils ont plantée dans notre chair. Nous haussons les -épaules, et nous en remettons au temps et à la justice finale des -choses. Mais lorsque des jugements hasardés, blessants et faux, sortent -de bouches aimées,—car nous aimons les gens pour une foule de raisons -complexes où l’intelligence n’entre souvent pour rien,—toute parole -prend une valeur, tout jugement erroné blesse nos sentiments intimes, et -est créateur de griefs. Nous ne pouvons hausser les épaules, ni répondre -par un fier silence, ou un frivole «je m’en moque» à leurs paroles -malencontreuses, puisque ces fausses inter<span class="pagenum"><a id="page_51">{51}</a></span>prétations, partant de lèvres -chéries, mettent en péril nos pauvres bonheurs.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>La famille, l’amour, l’amitié, au lieu d’être, comme on le voudrait, des -forteresses inaccessibles sont, parfois, pour les fausses -interprétations, d’admirables champs de culture où celles-ci fauchent -tout ce qui, pour un cœur sensible, représente la douceur de vivre.</p> - -<p>On voit souvent dans les familles un méconnu, contre lequel les autres -se liguent, et il arrive que ce méconnu est le plus intelligent, le plus -généreux et le plus large d’esprit de tous. Une légende se forme autour -du malheureux et, sortant du cercle familial, elle se répand même au -dehors.</p> - -<p>De très hautes personnalités ont connu des mésaventures morales de ce -genre. Un des grands hommes d’État de notre époque, le comte de Cavour, -fait allusion dans son journal intime à une situation semblable. Dans sa -jeunesse, ses parents le tenaient un peu à l’écart, et lorsqu’on -discutait certaines questions de famille, on baissait la voix à son -approche parce qu’on n’avait pas confiance<span class="pagenum"><a id="page_52">{52}</a></span> dans son jugement!... Il en -souffrit, tout en se sentant déjà, sans doute, supérieur à ceux qui le -méconnaissaient.</p> - -<p>Oh! ces voix qui se baissent à notre approche, ou qui soudain se -taisent, quel symptôme non équivoque de dénigrement elles sont pour -nous! Nous en recevons un petit choc au cœur, et le sentiment de -solidarité qui fait la chaleur et le parfum des rapports de famille, en -est diminué; le fruit a désormais perdu son duvet et sa bonne saveur.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Parfois, c’est l’amitié qui nous réserve cette épreuve. Les amis qui -devraient nous connaître le mieux, qui nous sont unis par des liens de -choix, interprètent mal nos actions ou acceptent sans hésiter les -intentions que nos adversaires nous attribuent. On n’a pas toujours -d’ennemis au sens le plus grave du mot, mais chacun a des adversaires -disposés à défigurer les motifs qui guident nos actes.</p> - -<p>Les amis qui se montrent prêts à accepter les fausses interprétations -suggérées par nos adversaires, commettent déjà une déloyauté; mais quand -c’est d’eux-mêmes et spontanément<span class="pagenum"><a id="page_53">{53}</a></span> qu’ils nous méconnaissent, le mot -trahison vient tout naturellement à nos lèvres. Pour nou, le paysage se -décolore, la lumière s’éteint, la joie de l’amitié disparaît: nous les -aimerons encore, peut-être, les amis infidèles, mais ce ne sera plus que -d’une façon grise et banale.</p> - -<p>Une félure s’est produite au plus profond du cœur.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>En amour, les blessures sont plus irrémédiables encore;—et, par amour, -je n’entends pas seulement celui qui lie les hommes aux femmes, mais -aussi ces affections de famille ou d’amitié, si étroites et profondes -qu’elles ont toute l’ardeur de l’amour. En de pareils liens, la fausse -interprétation fait l’effet d’un coup de couteau en plein cœur. Elle -crée des griefs qui élèvent peu à peu, entre ceux qui s’aimaient, des -barrières, qui ne semblent d’abord rien et dont les effets sont -formidables. Le seul fait de voir leurs motifs méconnus par l’un de ces -êtres chéris, suffit à ternir, chez les natures délicates, l’image de -celui ou de celle qu’elles avaient, dans leur âme, placé sur un autel.</p> - -<p>Les époux, les amants croient avoir droit<span class="pagenum"><a id="page_54">{54}</a></span> sous ce rapport à un -traitement spécial, et ils sont singulièrement stricts sur ce point -particulier. Trop indulgents aux mensonges, à la duplicité, à la ruse -quand elles sont appliquées à autrui, ils ne consentent pas à les -excuser vis-à-vis d’eux-mêmes. Que la coupable soit mère, sœur, épouse, -fille, amante, amie, ils ne lui pardonnent jamais une fausse -interprétation de leurs actes.</p> - -<p>Je connais le cas d’un fils qui, adorant sa mère, s’aperçut un jour -qu’elle avait attribué des motifs erronés à quelques-uns de ses actes. -Leur intimité se rompit, et il fallut des années pour la rétablir. Et ce -triste phénomène s’est reproduit souvent dans d’autres relations. Que de -bonheurs ont été détruits par de fausses interprétations non pardonnées -et qui entraînaient à leur suite beaucoup de douleurs inutiles, -puisqu’elles étaient basées sur de la fumée, c’est-à-dire sur -l’inexistant.</p> - -<p>C’est là une source de souffrance dont l’humanité doit être délivrée. Le -remède est dans l’homme lui-même. Quand il aura refait son éducation, il -réussira à maîtriser cette sensibilité spéciale. C’est une science -nouvelle qu’il doit apprendre et qui représentera une partie essentielle -de sa reconstruction morale.<span class="pagenum"><a id="page_55">{55}</a></span></p> - -<p>Pour lui faciliter sa tâche, il faut que tous les hommes de bonne -volonté dénoncent les faux interprètes partout où ils les découvrent, -afin de ne plus permettre à leur ombre de s’étendre sous les portiques -du temple, ni à leurs mains de lâcher l’essaim pestilentiel des insectes -venimeux que leurs bocaux contiennent, et qui ont nom: défiances, -doutes, soupçons, calomnies, brouillards, vapeurs, fumée, poussière et -cendres!<span class="pagenum"><a id="page_56">{56}</a></span></p> - -<h3><a id="CHAPITRE_IV-b"></a>CHAPITRE IV<br /><br /> -<b>LES FAUX JUGES</b></h3> - -<div class="poetry1"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">L’Éternel a horreur des<br /></span> -<span class="i0">yeux hautains et des langues<br /></span> -<span class="i0">menteuses.<br /></span> -<span class="i10">(<i>Proverbes</i> VI-9.)<br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>La boutique où siègent les faux juges a une apparence plus convenable et -plus noble que celle des autres débitants de fumée. Les crieurs chargés -d’attirer les chalands ont la voix moins aiguë, les gestes moins -canailles que ceux des baraques voisines. Une sorte de solennité préside -à l’arrangement de l’ensemble des choses. Les magistrats improvisés se -font un visage grave, ils parlent avec une hypocrite mesure, pincent les -lèvres, froncent les sourcils, comme si, avant d’émettre une sentence, -ils en pesaient soigneusement la portée.<span class="pagenum"><a id="page_57">{57}</a></span> Dans leur attitude, il y a -quelque chose qui inspire confiance, non seulement aux ingénus et aux -hommes inexpérimentés, mais même à ceux qui connaissent à fond la vie et -n’ont pas l’habitude de s’en tenir aux apparences. Pénétrés d’une -illusoire confiance, quelques-uns vont même, dans les cas délicats, -prendre conseil des faux juges, ce qui augmente le prestige de ceux-ci -auprès des faibles, des sots, des incertains.</p> - -<p>Le manque de clairvoyance ou de bon sens de gens réputés sages et forts, -peut avoir des conséquences d’une incalculable importance. A leur suite, -le public se rend chez les faux juges, les écoute et, ensuite, -malicieusement ou maladroitement, répand leurs sentences dans le monde. -En général, celles-ci défigurent la vérité; elles condamnent les actes -droits et sincères, pour donner des éloges à ceux sur qui, au contraire, -il faudrait passer condamnation pour leur égoïsme, leur vanité, leur -bassesse. Il suffit d’être doué d’un peu de bon sens et de perspicacité -pour faire à ce propos d’étranges réflexions.</p> - -<p>Mais ce n’est pas dans leur boutique que ces marchands de fausse justice -accomplissent leur pire besogne. Ils ne demeurent pas long<span class="pagenum"><a id="page_58">{58}</a></span>temps à leur -tribunal, car cela les ennuie de siéger avec apparat; ils préfèrent se -répandre au dehors et rendre leurs sentences pédantes et bornées devant -un auditoire plus varié. Les paroles prononcées à la face du monde -volent, se dispersent et ont plus de chances de trouver un terrain où -germer.</p> - -<p>J’ai connu quelques-uns de ces faux juges, tous Pharisiens de race, -d’éducation et d’instinct. Je les ai vus ourdir des conspirations contre -ceux de leurs prochains, dont la présence dans la vie les contrariait, -les gênait... D’un air de suprême sagesse, ils commençaient par -s’indigner à fond contre ces malheureux pour arriver ensuite, sans une -preuve en main, à porter contre eux une sentence définitive. Souvent -leur manœuvre était grotesque et nulle comme résultat positif, mais tout -de même un peu de mal était fait!</p> - -<p>Si le nombre et la présomption de ces faux juges devaient s’accroître, -le sentiment de la sécurité disparaîtrait des cœurs, et les courages -vacilleraient, car il ne servirait plus à rien d’éviter avec soin toutes -les causes de conflits avec la justice, puisque, hors des tribunaux et -de tout l’appareil légal, des hommes et des femmes s’improvisent -présidents<span class="pagenum"><a id="page_59">{59}</a></span> d’appel ou d’assises et osent formuler des arrêts qui -peuvent détruire ou flétrir les réputations.</p> - -<p>Les femmes, plus encore que les hommes, se complaisent dans cette -besogne extra-légale. Ne pouvant rendre publiquement la justice, elles -en adorent le simulacre, et il faut les entendre décider et trancher sur -tout. L’ascension de la démocratie a prouvé qu’il y avait un despote en -tout homme et en toute femme également. Celles-ci refusent de fatiguer -leurs méninges, n’étudient pas, ne creusent pas les textes: cela -riderait leur front et jaunirait leur teint... Elles ne se soucient pas -de recueillir des preuves, elles ne tiennent compte ni des -circonstances, ni des atavismes. Une impression fâcheuse, une rancune, -un dépit, suffisent à les décider dans un sens ou dans l’autre. Le lit -de justice où elles étalent leurs robes, n’est, pour elles, qu’un -terrain de jeux, et elles n’éprouvent aucun besoin d’éclaircir leurs -idées. Il ne s’agit que de fumée, dira-t-on; mais il y a des fumées -lourdes de miasmes mortels.<span class="pagenum"><a id="page_60">{60}</a></span></p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Les faux juges des deux sexes, hors de leur boutique du temple, -travaillent séparément. Ils se divisent la besogne: ce sont, en général, -des gens prétentieux et bornés d’esprit, qui se prennent au sérieux et -se croient eux-mêmes infiniment intelligents. Parfois, ces -francs-tireurs éprouvent le désir de se réunir. Quel aréopage! Malheur -aux Phrynés, même très vêtues, qui oseraient s’y présenter! Les -sentences qu’on y rend sont de celles que le tribunal des Animaux, qui -condamnèrent l’Ane dans la fable de La Fontaine, n’aurait pas -désavouées!</p> - -<p>J’ai toujours estimé que la profession de juge était l’une des plus -lourdes pour la conscience, et il m’a toujours paru inouï que, sans y -être forcé par serment, quelqu’un veuille de son plein gré, assumer -cette tâche, usurper cette place... Ces juges improvisés ne regardent -donc jamais en eux-mêmes? C’est un phénomène assez curieux de l’âme -humaine que cet auto-aveuglement. Plus on jette les yeux autour de soi, -plus on se rend compte que le vrai est ce dont l’homme se<span class="pagenum"><a id="page_61">{61}</a></span> soucie le -moins! Ceux même qui auraient voulu décrocher les étoiles du ciel et -arrêter sur les lèvres la vieille chanson qu’on chantait auprès des -berceaux et des tombes, ne sont pas plus réalistes que les autres! Eux -aussi sont des acheteurs et des vendeurs de fumée.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Pour en revenir aux faux juges, dont les sentences courent le monde, -détruisent la confiance et empêchent le développement des meilleures -initiatives, comment leur donner la chasse et les anéantir? Les -mitrailleuses elles-mêmes seraient impuissantes, contre leurs décisions, -car elles ne frappent pas dans le vide... Seul un geste divin pourrait -les faire disparaître dans ces cavernes de sable mouvant et sans fond, -où l’enlisement éternel attend tout ce qui, en ce monde, a été mensonge -et fumée.<span class="pagenum"><a id="page_62">{62}</a></span></p> - -<h3><a id="CHAPITRE_V-b"></a>CHAPITRE V<br /><br /> -<b>LES BLUFFEURS</b></h3> - -<div class="poetry1"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Le mensonge est l’avilissement,<br /></span> -<span class="i0">en quelque sorte l’anéantissement<br /></span> -<span class="i0">de la dignité humaine.<br /></span> -<span class="i10">(<span class="smcap">Kant.</span>)<br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>Il est impossible de quitter les marchands de fumée, sans dire un mot -des bluffeurs, malgré la vulgarité rebutante du mot et de la chose. -Aujourd’hui leur dégradant moyen d’action s’est tellement répandu que le -nom «bluff» a été adopté dans toutes les langues et qu’il est compris et -appliqué dans tous les pays. Fils du Nouveau Monde, il a acquis -maintenant droit de cité partout. On se sert couramment du mot et de la -chose. «Quel infect bluffeur», nous écrierons-nous, si celui auquel -l’adjectif s’applique a lésé nos<span class="pagenum"><a id="page_63">{63}</a></span> intérêts. Et d’autre part, nous rions -en disant à un ami: «Avez-vous fini de bluffer?» Cette façon éclectique -d’employer le vocable est symptômatique.</p> - -<p>Le bluff peut mener en cour d’assises, mais, quand il ne s’applique -qu’aux petits intérêts de la vie, on en plaisante agréablement, ce qui -est un tort, car le fond de la chose est le même. Le fait de -reconnaître, dans une mesure quelconque, qu’on a le droit de «bluffer» -est la condamnation de toute société bien organisée. Les escamoteurs, -les brouilleurs de cartes, les faux interprètes et les faux juges -empêchent la reconstruction morale du monde, mais le bluff permis, -reconnu, protégé, jette un tel désarroi dans les consciences, que, -l’admettre, équivaut à sonner le glas de la société humaine.</p> - -<p>Si le Fils de l’homme et de Dieu a chassé, il y a presque vingt siècles, -les trafiquants du temple, qu’aurait-il dit de cette plaie du bluff qui, -semblable à une lèpre hideuse s’étend aujourd’hui sur le monde? Pour la -laver il n’y a que les étangs de feu dont le vieillard de Patmos parle -dans l’Apocalypse.</p> - -<p>Né des plus basses passions et synonyme d’un esprit de tromperie froide -et calculée, le<span class="pagenum"><a id="page_64">{64}</a></span> bluff n’est pas simplement de la fumée, mais une vapeur -délétère qui empoisonne toutes les sources de l’activité humaine. Que -n’a-t-on pas dit des poisons des Borgia! Certes, leur emploi avait des -inconvénients et ceux qui les ingurgitaient passaient un mauvais quart -d’heure, mais à Sinigaglia même les victimes ne furent que trente ou -quarante. Les grandes plaies sociales actuelles font un nombre bien plus -considérable de victimes.<span class="pagenum"><a id="page_65">{65}</a></span></p> - -<h3><a id="CHAPITRE_VI-b"></a>CHAPITRE VI<br /><br /> -<b>LANCEUSES DE BULLES DE SAVON</b></h3> - -<div class="poetry1"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Si le mirage de la <i>Fata Morgana</i><br /></span> -<span class="i0">faisait naufrager les navigateurs,<br /></span> -<span class="i0">que d’espérances les bulles<br /></span> -<span class="i0">de savon ont créées et détruites<br /></span> -<span class="i0">dans le cœur des hommes!<br /></span> -<span class="i10">(***)<br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>Y a-t-il rien de plus charmant qu’une bulle de savon? Ces boules -fluides, légères, irisées qui s’élancent joyeusement dans l’air ont un -charme particulier; et, en y réfléchissant, on peut leur trouver une -signification profonde.</p> - -<p>Aujourd’hui pourtant les enfants ne s’amusent plus guère à ce jeu. Mais -il y a toujours des bulles d’air dont les gens font commerce! Quand les -réalités manquent, il faut bien vendre quelque chose pour attirer -l’attention. Ces boutiques-là devraient être impitoyablement fermées. -J’en connais qui ont des<span class="pagenum"><a id="page_66">{66}</a></span> vendeuses charmantes et même bien -intentionnées. Je regrette de les citer dans les chapitres consacrés aux -escamoteurs et aux bluffeurs, mais comment ne pas parler d’elles dans -cette nomenclature des commerçants de fumée? Leur trafic est dangereux, -non parce qu’il fait directement du mal, mais parce qu’il engendre le -désappointement et détruit la confiance. Quand on a vu plusieurs bulles -de savon se crever dans l’air, on est moins disposé à écouter la voix -des propagandistes qui disent: «Marchez, suivez telle route—vous -arriverez à tel but...» Leurs accents les plus persuasifs et les plus -éloquents ont cessé d’éveiller l’espérance, d’exciter les bonnes -volontés: «Poussière, sable, fumée!» murmure la voix de l’expérience.</p> - -<p>Il sera un peu triste de voir disparaître ces jolies bulles, faiseuses -d’illusions; mais si l’on veut sérieusement reconstruire le monde, -celles qui les vendent doivent, elles aussi, disparaître du portique du -temple. Disons-leur cependant un adieu un peu attendri, car si elles ont -parfois <i>bluffé</i> pour des motifs personnels, elles l’ont fait, souvent, -pour essayer d’alléger la souffrance humaine et pour stimuler la bonne -volonté des hommes.<span class="pagenum"><a id="page_67">{67}</a></span></p> - -<h2><a id="TROISIEME_PARTIE"></a>TROISIÈME PARTIE<br /><br /> -<b>Les Problèmes de l’heure.</b></h2> - -<p>Ces problèmes sont nombreux et il en est qui correspondent à toutes les -cordes puissantes qui font vibrer l’âme des hommes; leur liste pourrait -représenter la lyre entière de l’existence humaine, mais aujourd’hui je -me bornerai à aborder trois d’entre eux: <i>la Famille</i>, <i>l’Éducation</i>, -<i>la Femme</i>, laissant de côté, pour l’instant, le plus important de tous: -celui de la vie intérieure!<span class="pagenum"><a id="page_68">{68}</a></span></p> - -<h3><a id="CHAPITRE_PREMIER3"></a>CHAPITRE PREMIER<br /><br /> -<b>UNE CONDAMNÉE A MORT QUI DÉFIE LA MORT</b></h3> - -<div class="poetry1"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">La famille est la patrie du cœur.<br /></span> -<span class="i10">(<span class="smcap">Joseph Mazzini.</span>)<br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>Avant la guerre, pendant la guerre, et après la guerre, les prophètes -ont entonné le <i>De Profundis</i> de l’institution familiale. On avait -inventé mieux que cela, et, désormais, chacun se considérant plus ou -moins comme fils du hasard, voudrait vivre sa vie en pleine liberté, -sans attaches gênantes, sans traditions encombrantes, sans obligations -énervantes. La plante humaine devait pouvoir fleurir face au soleil, -libérée de toute entrave! Quel besoin a-t-on encore d’une famille et -d’un <i>home</i>, puisqu’il y a les hôtels, les restau<span class="pagenum"><a id="page_69">{69}</a></span>rants, les cafés, les -cercles, et mille lieux de divertissements où l’on peut passer la fin -des après-midi et les soirées? Les femmes étant heureusement devenues -moins dépendantes, peuvent vivre leur vie, et n’ont plus besoin de -protecteur pour participer aux différentes manifestations de -l’existence. Pourquoi donc les hommes, étant donné cet état de choses, -devraient-ils continuer à assumer des charges qui ont cessé d’être -obligatoires?</p> - -<p>«Et les enfants?» demandions-nous. A cette demande timide, on répondait: -«L’État pourvoira à leur éducation.»</p> - -<p>J’ai toujours écouté développer ces théories sans m’émouvoir, parce que -je n’ai jamais cru qu’on pût les mettre en pratique, et ce qui se passe -aujourd’hui me donne raison. Si la disparition de la famille était si -proche, on ne verrait pas le nombre des mariages augmenter dans toutes -les classes. La facilité et le chiffre croissant des divorces, ne suffit -pas à expliquer ce phénomène matrimonial.</p> - -<p>Le besoin de se créer une famille est devenu si prépondérant chez les -hommes, depuis le formidable conflit auquel ils ont pris part, que -plusieurs se permettent des mariages im<span class="pagenum"><a id="page_70">{70}</a></span>prudents qu’ils n’auraient pas -conclus auparavant. On voit des jeunes gens accepter, d’un commun -accord, la perspective d’une existence modeste et laborieuse. L’homme a -évidemment été travaillé dans les profondeurs de son être par la -souffrance, les anxiétés, les angoisses de la guerre, et il a senti la -tristesse de la solitude avec une acuité extraordinaire. C’est le besoin -obscur de se rattacher à quelque chose de fixe, de stable, et lui -appartenant en propre, qui est le principal motif de l’accroissement des -mariages.</p> - -<p>Les déceptions, cependant, ont été grandes au retour de la terrible -campagne; plusieurs s’étaient figuré que, rentrés au foyer, ils y -occuperaient la place d’une sorte d’idole domestique, et que le culte de -l’héroïsme fleurirait dans toutes les demeures. Hélas! la désillusion -fut rapide. En outre, un changement étrange s’était accompli dans l’âme -des épouses, des fiancées ou de celles qui pouvaient le devenir. Elles -s’étaient émancipées, elles n’attendaient plus uniquement de l’époux le -droit de vivre et d’affirmer leur personnalité.</p> - -<p>Ces surprises auraient dû logiquement mettre les hommes en garde contre -le mariage. Or c’est l’illogisme qui a triomphé, et pour<span class="pagenum"><a id="page_71">{71}</a></span>quoi a-t-il -triomphé? Parce qu’il y a, dans la nature et dans l’individu, des forces -plus puissantes que tous les raisonnements, les doctrines et les -théories. Il suffira toujours d’un homme et d’une femme qui s’aiment -près d’un berceau, pour reconstituer la famille, même si l’on était -parvenu à la dissoudre légalement.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>La famille possède, du reste, en elle-même d’autres sources de vie qui -la feront éternellement subsister. Celle où s’alimente, en certains -pays, l’attachement des fils pour leur mère est inépuisable. Je dis des -fils spécialement, car, entre les filles et les mères, des éléments -d’aigreur entrent parfois en jeu, qui dénaturent la douceur des liens -naturels.</p> - -<p>La force de l’attachement des fils pour leur mère s’est révélée -extraordinaire pendant la guerre. Mes observations se sont, d’une -manière générale, limitées à l’Italie et à la France, et je pourrais -écrire un livre sur ce que j’ai vu et entendu à ce sujet. En Italie, le -fils du peuple, le paysan en particulier, est aveuglément attaché à sa -mère; c’est son image qui lui apparaît à l’heure du danger et à l’heure -de la<span class="pagenum"><a id="page_72">{72}</a></span> mort! S’il se marie tant aujourd’hui, c’est surtout pour -constituer une famille, poussé par le besoin inconscient de rendre -possible à d’autres l’affection qui a fait le fond de sa propre vie.</p> - -<p>Une femme de cœur, dont la mission consistait à fournir aux familles les -nouvelles des soldats qui se trouvaient au front, me disait pendant la -guerre: «Rien qu’à la façon dont elles ouvrent la bouche, je reconnais -les mères! Les épouses, les fiancées ont une autre façon de remuer les -lèvres. Et quelle différence dans leur expression de visage, tandis -qu’elles attendent le verdict qu’elles sont venues implorer.»</p> - -<p>Chez les races où le lien entre la mère et le fils est si -extraordinairement fort, l’avenir de la famille est assuré, et les -théories dont on mène tant de bruit ne l’entameront jamais. Toutes les -mères, peut-être, ne méritent pas cet attachement profond; en ce cas il -se déverse sur celle ou celui qui la remplace, sur le père, <i>il -vecchio</i>, ou sur quelque autre membre de la famille dans les veines -duquel les jeunes gens sentent courir le même sang. Cette question du -sang et de la perpétuité de la race a une énorme importance chez les -latins. Leur<span class="pagenum"><a id="page_73">{73}</a></span> synthèse sentimentale embrasse avant tout les ascendants -et les descendants.</p> - -<p>Les théories subversives sur la famille étaient entrées en circulation -longtemps avant la guerre et avaient fait en somme si peu de chemin dans -le monde, que le cri des soldats mourants, aux heures suprêmes où l’on -ne ment pas, a été toujours le même: «Maman! Maman!»</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Aujourd’hui, après la formidable épreuve, où tant de passions primitives -se sont déchaînées, où la violence a cessé de répugner, où la férocité -atavique s’est révélée puissante encore, où les instincts brutaux ont -semblé reparaître à la surface, à quoi pensent ces soldats que la mort a -épargnés? A se créer une famille!</p> - -<p>Il serait enfantin et un peu puéril de croire que tous ces jeunes maris -sont conscients de l’acte qu’ils accomplissent. Un ensemble de -circonstances complexes est à la base de ces nombreuses unions, mais on -ne peut méconnaître qu’une force obscure, mystérieuse et puissante, -pousse les hommes à les conclure:<span class="pagenum"><a id="page_74">{74}</a></span> celle de la perpétuité de la race, -c’est-à-dire de la continuation de la famille!</p> - -<p>Je dis «les hommes», car, apparemment, ce sont eux qui choisissent leur -compagne et portent la parole pour la conclusion de l’alliance. Et -d’autre part les femmes, pour décidées qu’elles soient, comme la Nora -d’Ibsen, à vivre leur vie et à secouer toute dépendance, ont encore, -pour peu qu’elles aient une ombre de bon sens, un intérêt vital à ce que -l’institution familiale ne soit pas détruite. Celle-ci est un peu pour -elles comme une assurance sur la vie.</p> - -<p>Donc, malgré ce qui se passe à la surface et fait lever à tant de gens -les bras au ciel avec de grands gestes désespérés, une réalité s’impose: -sous la surface, des forces travaillent qui assurent la perpétuité des -traditions. D’ailleurs, la famille se rattache si étroitement à l’idée -de patrie, qu’il serait difficile de maintenir le prestige de l’une sans -l’existence de l’autre. Et toutes deux ont besoin, pour subsister, de -l’idée religieuse de la sanction divine, qui leur confère le droit -d’exiger des sacrifices... Maintenir l’intégrité de l’une, c’est assurer -le respect de l’autre dans l’âme humaine. Les pays où tout semble<span class="pagenum"><a id="page_75">{75}</a></span> avoir -sombré dans le néant, sont ceux où la famille, la patrie et la religion -ont été découronnées et brutalement dépouillées de leurs privilèges et -de leurs droits. Cette vérité s’impose à tous les esprits et à toutes -les consciences qu’une vague de démence n’a pas encore submergés.</p> - -<p>Pour peu que l’on regarde attentivement sous la surface des mots, et que -l’on ne se contente pas de leur simple assemblage, on voit que -l’institution de la famille représente non seulement l’avenir qu’il faut -assurer, mais encore une arme de défense sociale dont il serait insensé -de se priver.</p> - -<p>Pourquoi tant de ligues, de syndicats, et ce retour aux corporations du -moyen âge? Simplement parce que l’homme moderne se sent désespérément -seul. C’est là, je le crois, la vraie explication de ce mouvement -général vers le groupement. Le sentiment des droits qu’on possède, -artificiellement éveillé et surchauffé, y a eu bien moins de part que la -sensation horrible de l’isolement. Chacun a regardé avec désarroi autour -de soi. Alors les mains se sont jointes et, bientôt, on n’a plus vu que -des assemblages. L’individu a disparu dans le groupement. Je n’ai pas -l’intention<span class="pagenum"><a id="page_76">{76}</a></span> de discuter dans ces pages l’histoire de cette évolution, -ni le bien et le mal qu’elle a pu faire ou qu’elle fera; ce serait -sortir de mon cadre. Je constate simplement un fait.</p> - -<p>En ce qui concerne sa profession ou son métier, l’homme, en effet, a -cessé d’être seul, il n’est plus forcé de combattre isolément. Si, d’un -côté, il aliène sa liberté de pensée et d’action, de l’autre il se sent -soutenu par ses camarades dans toutes les questions de salaires, -d’horaires, de droits... Mais en tant qu’être humain, il reste, au fond, -plus seul qu’auparavant, parce que les luttes de classe ont avivé les -haines latentes, et que l’on vit aujourd’hui dans une atmosphère -d’hostilité générale qui rend l’existence insupportable.</p> - -<p>Si la famille lui manquait pour se retremper dans un milieu d’affection -et de chaleur, que resterait-il à l’homme? Des camarades de combat et -quelques vulgaires contacts passagers! Son sort deviendrait de plus en -plus triste, et il finirait par regretter l’époque où il pouvait se -considérer à bon droit comme une espèce de victime sociale, soit qu’il -fût paysan, ouvrier, employé ou qu’il eût choisi une profession -libérale<span class="pagenum"><a id="page_77">{77}</a></span>.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>La famille doit être avant tout, selon la tradition des siècles, le -centre où le travailleur vient reprendre haleine un instant pour -affronter ensuite d’autres besognes et d’autres luttes; en ce sens, elle -représente déjà un grand bénéfice social. Mais à un autre point de vue -elle mérite encore d’être prise en considération par les moralistes et -les sociologues, car elle peut offrir la solution partielle de certaines -questions redoutables qui se posent aujourd’hui à tous les esprits -raisonnables et réfléchis.</p> - -<p>Il serait superflu d’insister à ce propos sur les désastreux effets de -la vie chère et sur les difficultés des services publics et privés. -Autrefois, pourvu qu’on y mît le prix, on trouvait tout sous la main, on -était servi au doigt et à l’œil (je ne parle pas seulement des gens de -maison, mais du service des magasins, des établissements privés et -publics, des moyens de communication, etc.). Aujourd’hui, tout est -singulièrement changé. L’homme qui se trouve seul devant les difficultés -de la vie quotidienne passe parfois<span class="pagenum"><a id="page_78">{78}</a></span> par des moments critiques et se -trouve souvent fort embarrassé s’il doit faire face aux obligations -quotidiennes de l’existence. Il ne suffit même pas toujours d’être deux -pour résoudre ces difficultés, d’autant plus que les gens du dehors sont -devenus forcément moins obligeants vis-à-vis de ceux qui les appellent à -l’aide. Il serait injuste de leur en faire un grief: la journée est -devenue si laborieuse pour chacun qu’on ne parvient pas toujours à en -distraire une minute pour porter secours au prochain!</p> - -<p>A qui s’adresser dans les moments de désarroi et de détresse? A la -famille! C’est encore le plus sûr secours; mais si vous en avez dénoué -les liens, comme vous en avez soigneusement divisé les intérêts, -répondra-t-elle comme autrefois à votre appel? Mettra-t-elle le même -zèle à accourir au premier cri de détresse? Admettez que ses membres -vivent aux deux extrémités d’une ville, avec la difficulté actuelle des -communications et si l’habitude des échanges d’idées et de sentiments -est perdue entre eux, comment feront-ils pour se joindre et se prêter un -mutuel appui?</p> - -<p>Ces difficultés, ces besoins d’aide ne se font pas sentir peut-être dans -les familles des<span class="pagenum"><a id="page_79">{79}</a></span> grands privilégiés de la fortune, sauf dans les cas de -maladie et de malheur. Mais les grands privilégiés ne représentent -qu’une petite partie de la société humaine. C’est la majorité de la -classe bourgeoise qui souffre des inconvénients de la vie moderne, sans -parler de la classe populaire qui, malgré la croissante augmentation des -salaires, connaît des embarras analogues.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Il est évidemment difficile de revenir à la vie patriarcale qui faisait -vivre les jeunes ménages sous le toit des chefs de famille. Cependant, -étant donnée la pénurie actuelle des logements, cela aurait bien des -avantages, d’autant plus qu’un ménage de douze personnes étant -relativement beaucoup moins coûteux qu’un ménage de deux, trois ou même -quatre bouches, la crise économique en serait peut-être adoucie. Mais -c’est à un autre point de vue, d’un intérêt supérieur, que la question -demande à être étudiée, celui de l’entr’aide morale et sociale.</p> - -<p>La crise du service est, dans tous les pays, fort grave. Que dire de -celle des gouvernantes<span class="pagenum"><a id="page_80">{80}</a></span> et des simples bonnes? Lorsque la mère de -famille, de condition modeste ou simplement aisée, quitte son logis, -soit pour son travail, soit pour ses obligations sociales, soit pour les -emplettes indispensables, dans quelles mains va-t-elle laisser désormais -ses enfants? S’ils sont petits, le problème se pose très nettement et de -façon simpliste: il faut ou les abandonner, ce qui est un danger, ou les -remettre aux soins d’une femme de ménage quelconque, ce qui est un autre -danger; à moins que la mère ne s’en fasse l’esclave et renonce à toutes -sorties, à celles du soir surtout.</p> - -<p>Si les enfants sont grands, d’autres inconvénients surgissent qu’il est -inutile d’énumérer. Quand fils et filles, en sortant de leurs cours, -rentrent à la maison, doivent-ils trouver la maison vide? Le père est -occupé à ses affaires, la mère à ses visites, et c’est elle qui, -généralement rentre la dernière. La présence d’une grand’mère, d’une -tante, d’une sœur, d’une parente, prête à les accueillir au foyer, -réchaufferait de jeunes cœurs au moment de la vie où les contacts -affectueux et intelligents sont le plus nécessaires.</p> - -<p>Avant la guerre, c’était le rôle des gouvernantes; mais aujourd’hui leur -présence dans<span class="pagenum"><a id="page_81">{81}</a></span> les familles représente un luxe, sans compter que les -yeux se sont étrangement ouverts sur les inconvénients des influences -étrangères et des anges-gardiens inconnus admis dans le cercle familial.</p> - -<p>Ces considérations qu’inspirent le bon sens, et l’intérêt pour les -pauvres petites âmes solitaires qui trouvent, en rentrant de l’école, le -foyer désert, finiront-elles par prévaloir sur le farouche besoin -d’indépendance qui est devenu pour la jeunesse, un culte et un principe -de conduite auquel elle croit de sa dignité de ne jamais renoncer? Les -abus d’autorité, auxquels les parents se sont complus autrefois avec une -imprudente exagération et un absurde manque de réflexion, ont suscité -des rancœurs qu’ils expient aujourd’hui.</p> - -<p>Il est évident que, dans la reconstitution sociale de la famille qui -finira peut-être par s’imposer, il faudra trouver le moyen de -sauvegarder suffisamment l’indépendance réciproque des êtres destinés à -habiter sous le même toit. Sans cette précaution, que de tempêtes ne -verrait-on pas éclater dans des verres d’eau! Mais cependant, pour -soustraire l’homme à l’horrible sentiment de solitude qui l’étreint -quand il a quitté l’atelier et la com<span class="pagenum"><a id="page_82">{82}</a></span>pagnie de ses camarades, il n’y a -encore que le retour aux vieilles traditions familiales.</p> - -<p>L’incertitude du lendemain, en cas d’accident ou de maladie, deviendrait -moins angoissante pour lui. Quand on est plusieurs à la maison, on est -mieux armé pour faire face au mauvais sort.</p> - -<p>Si l’on craint par trop le despotisme des ascendants, ce qui se -comprend, comme je l’ai dit, parce que les abus de l’autorité paternelle -ont eu parfois des effets désastreux, pourquoi les sœurs et les frères -ne se grouperaient-ils pas contre l’isolement funeste? A ces -considérations, une autre s’ajoute, celle du travail des femmes à -l’atelier ou dans les bureaux. Le dilemme se présentera bientôt avec -force. Il faudra que les femmes renoncent à travailler au dehors, ou -qu’elles consentent à élargir le cercle de la famille. Il n’y a pas une -troisième façon de résoudre le problème.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Dans cette question de la famille, il faut évidemment tenir compte de la -race et des traditions. Chez les latins, la famille s’était étendue -jusqu’à devenir <i>la gens</i>, sans rien perdre<span class="pagenum"><a id="page_83">{83}</a></span> de sa signification -première; cela avait donné une grande force à la famille romaine, dont -l’institution a servi plus ou moins de modèle à celle des autres peuples -et des autres pays.</p> - -<p>Ce qu’on a appelé la débâcle de la famille marque peut-être, au -contraire, l’aurore de sa reconstitution. Les horribles conséquences de -la guerre, le désarroi actuel des âmes, le bouleversement des esprits et -l’angoisse des pauvres cœurs solitaires sont en train d’élaborer en -secret, et sous la surface des eaux tumultueuses, un nouveau type de -société humaine: dans celui-ci, la famille, renouvelée sur des bases -d’où les abus d’autorité seraient rigoureusement bannis et où le respect -absolu de la personnalité humaine serait reconnu, deviendra peut-être, -plus que jadis encore, la pierre angulaire de l’édifice social.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Il faudra que les hommes se réservent désormais un rôle important dans -cette famille reconstituée; au cours des dernières années, ils avaient -trop abdiqué entre les mains des femmes tout ce qui concerne la -direction<span class="pagenum"><a id="page_84">{84}</a></span> morale de la famille et l’éducation des enfants. Une -collaboration étroite entre les deux sexes me paraît indispensable pour -la solution intelligente et pratique de ce problème, dont dépendent en -grande partie les destinées du monde, la dignité de la femme et le -bonheur des individus appelés à vivre dans une société renouvelée.</p> - -<p>Le sujet que je viens d’aborder ne pourrait être épuisé dans un volume. -Je ne lui ai consacré que quelques pages, non certes pour diminuer la -place à laquelle il a droit, puisque je vois dans la famille, outre son -importance traditionnelle, une grande arme de défense sociale, mais -parce que le moment actuel n’est pas celui des longues dissertations. Le -temps presse, les solutions s’imposent et il faut se borner à indiquer -les problèmes de l’heure à ceux qui détiennent entre leurs mains le -pouvoir de faire les lois et de diriger l’opinion publique.</p> - -<p>C’est à eux de considérer la gravité de cette question, d’en déterminer -l’importance et d’en proposer la solution.<span class="pagenum"><a id="page_85">{85}</a></span></p> - -<h3><a id="CHAPITRE_II-c"></a>CHAPITRE II<br /><br /> -<b>L’ÉDUCATION DES PEUPLES CIVILISÉS</b></h3> - -<div class="poetry1"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Quelle aimable chose pourrait<br /></span> -<span class="i0">être l’homme s’il était vraiment<br /></span> -<span class="i0">homme.<br /></span> -<span class="i10">(<span class="smcap">Ménandre.</span>)<br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>De tous côtés aujourd’hui, une même préoccupation a envahi les cerveaux -et les consciences lucides: celle de l’éducation!</p> - -<p>Dans l’appréhension des désordres qui menacent le monde, une terrible -question s’est posée à l’esprit de tous. L’école, avec son apathie, son -manque d’air, de soleil, d’espace et de spiritualité, ne serait-elle pas -la principale responsable de l’effrayante folie collective qui -bouleverse en ce moment l’âme des peuples? La réponse n’a pas été -rassurante, et pour peu<span class="pagenum"><a id="page_86">{86}</a></span> qu’on prête l’oreille, l’on entend de toutes -parts un cri d’angoisse qui traverse l’espace.</p> - -<p>La crise a éclaté dans tous les pays, et la nécessité de réformes -scolaires s’impose partout, ce qui est une preuve évidente qu’aucun des -systèmes suivis jusqu’ici n’a été jugé satisfaisant ni pour l’heure -passée, ni pour l’heure présente!</p> - -<p>Avant la guerre, chez les nations où la plaie de l’analphabétisme -s’étendait encore dans certaines provinces, on avait l’habitude de -croire, au point de vue éducatif, à l’incontestable supériorité des -méthodes anglo-saxonnes, et on avait raison en partie. Mais aujourd’hui -la crise s’est généralisée, le mal va jusqu’à la racine, et l’on -comprend clairement que les anciens systèmes, déjà insuffisants dans le -passé, ne répondent plus nulle part aux besoins de l’heure présente.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Deux immenses armées couvrent l’étendue du monde civilisé: les maîtres -et les écoliers! Elles ont chacune leurs droits et leurs besoins, qui, -malheureusement, ne s’accordent pas toujours. Jusqu’ici les éducateurs -élevaient seuls<span class="pagenum"><a id="page_87">{87}</a></span> la voix, les élèves se taisaient et supportaient. Ces -derniers étaient les plus injustement sacrifiés, car ils n’avaient pas -demandé à naître, ni à quitter leurs jeux pour s’instruire, tandis que -les maîtres embrassaient par un libre choix la carrière de -l’enseignement.</p> - -<p>Les enfants avaient, il est vrai, des défenseurs naturels en la personne -de leurs parents; mais ceux-ci ne protestaient pas contre les méthodes -en vigueur, dans la crainte de retarder, par de trop justes -réclamations, la future carrière de leurs enfants.</p> - -<p>Plus encore que par peur, c’était par légèreté que tant de pères et de -mères restaient silencieux; ils ne pensaient pas à l’avenir moral, ni à -la formation de la conscience ou au développement intérieur de la plante -«homme». Ceux mêmes qui, sur d’autres points, défendaient avec -acharnement les intérêts de leurs enfants, ne se préoccupaient que -médiocrement (symptôme singulier d’amoralité et d’aveuglement) de leur -croissance intérieure, c’est-à-dire de leur éducation.</p> - -<p>Parmi les maîtres éclairés qui se rendaient compte depuis longtemps du -mal, sans pouvoir y porter remède, il y en avait de vaillants et -d’énergiques. Malheureusement, le formalisme<span class="pagenum"><a id="page_88">{88}</a></span> et le pédantisme avaient -modelé si fortement une bonne partie du monde scolaire (sauf peut-être -l’anglo-saxon), que les plus hardis novateurs hésitaient à abattre les -portes de la prison où ils se sentaient enfermés; ils pensaient que la -prison s’améliorerait, qu’on ouvrirait les portes et les fenêtres; mais -elle était cachot, et cachot elle restait.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>C’est le principe erroné de l’égalité—elle n’existe que dans le fait de -la naissance et de la mort—qui, durant les trente dernières années, a -empêché la pleine floraison de la pensée humaine et coupé les ailes à la -liberté. Ce mirage trompeur, puisque la nature le contredit dans toutes -ses manifestations, a obscurci les cerveaux en leur faisant admettre -que, pour faire brèche dans la vie et y construire un nid, pour entrer -dans la grande lice des combattants et y marquer sa place, il fallait -savoir les mêmes choses, les apprendre de la même manière, courber la -tête sous le même joug, comme les Romains du célèbre tableau de Gleyre.<span class="pagenum"><a id="page_89">{89}</a></span></p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Il suffit d’un peu de bon sens pour se rendre compte des difficultés qui -auraient surgi si l’on avait brusquement détruit les anciens moules -scolaires, et pour comprendre à quel saut dans le vide et dans -l’ignorance, l’humanité aurait été exposée! Les hésitations des -réformateurs étaient donc parfaitement légitimes. Rompre les rangs sans -précaution aurait fait courir des risques immenses à la cause même pour -laquelle ils avaient combattu si longtemps en silence. Le monde de -l’avant-guerre était encore prisonnier des idées, des théories et des -méthodes que le temps avait sanctionnées. Les novateurs et les esprits -avancés, tout en déplorant cet esclavage, comprenaient que, pour obtenir -quelques réformes utiles, il ne fallait pas déserter la maison, ni en -démolir précipitamment les bases. Ils s’efforçaient donc de respecter -les anciens moules, et c’est pour cela que ces combattants avaient -presque tous le visage triste.</p> - -<p>A ces nobles et patients lutteurs et aux écoliers qui ont perdu l’amour -de l’école, il faut redonner le courage et l’espérance: inspirer<span class="pagenum"><a id="page_90">{90}</a></span> aux -premiers la fierté de leur mission grandiose, et faire comprendre aux -seconds vers quelles hauteurs peut les conduire le développement de leur -personnalité morale.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>En ce monde de transformations continuelles, dans lequel nous voyons -chaque jour une forme dynamique nouvelle remplacer celle qui l’a -précédée, les gouvernements devraient avoir le courage de renoncer, tous -les premiers, à quelques-unes des vieilles formules qui alourdissent les -programmes scolaires. Il y en a évidemment d’excellentes qu’on doit -respecter, mais c’est de l’ensemble du système qu’il faut secouer le -joug, pour faire passer un souffle d’air pur et libre dans les rangs -serrés de l’école et défendre la haute culture contre les entraves de -l’ignorance et du matérialisme qui, de tous côtés, lui dressent des -embûches et essayent d’arrêter son essor.</p> - -<p>Chaque méthode a son heure favorable: l’exclusivisme de l’école d’État a -pu être indispensable à certains moments de l’histoire, et il serait -absurde de ne pas reconnaître les services qu’elle a rendus. Même si -l’on adop<span class="pagenum"><a id="page_91">{91}</a></span>tait le système d’une plus large liberté de l’enseignement, la -surveillance et peut-être même l’ingérence de l’État demeureraient, en -quelques cas, indispensables.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>En Angleterre et en Amérique, la double fonction de l’État et de -l’initiative privée se combinent avec des résultats favorables à la -formation du caractère et au respect de la discipline dans la liberté. -Les résultats n’ont pas été aussi brillants en ce qui concerne la haute -culture; mais ce fait ne dépend en rien du système en lui-même, mais -plutôt des tendances de l’esprit national chez les uns et du manque -d’une tradition de culture chez les autres.</p> - -<p>Ce serait une expérience utile et intéressante que d’introduire la -méthode de la double fonction dans des pays comme la France et l’Italie, -où les écoles d’État ont été seules chargées jusqu’ici de résoudre -l’angoissant problème de l’éducation.</p> - -<p>Ces deux pays latins ont, pour des raisons à peu près analogues, quoique -à des périodes différentes, défendu jalousement les préroga<span class="pagenum"><a id="page_92">{92}</a></span>tives de -l’État au point de vue scolaire et, pour les maintenir, ils ont agité le -même épouvantail: la crainte de l’influence cléricale, accusée de -vouloir compromettre les conquêtes de la liberté. Mais de grandes -évolutions se sont dernièrement accomplies et des périls bien plus -graves se dressent, auxquels il faut faire face en s’élevant à des -visions plus hautes et plus larges.</p> - -<p>Pour sauver l’âme de la jeunesse et, à travers celle-ci, la civilisation -du monde, la pensée humaine doit faire un suprême effort; et maintenant -que le canon a achevé son œuvre, celle des éducateurs doit commencer.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Il convient avant tout de faire une distinction essentielle entre -l’éducation et l’instruction. Dans le langage courant, on confond -volontiers les deux termes et c’est pourquoi nous avons vu si souvent -des maîtres qui n’étaient en rien des éducateurs!</p> - -<p>Être un éducateur sous-entend une culture morale qu’aucun examen d’État -ne peut conférer. On répondra que la pédagogie est enseignée dans toutes -les écoles: mais, en général,<span class="pagenum"><a id="page_93">{93}</a></span> ce qu’on entend par ce mot ne représente -aucune pénétration d’âme entre l’élève et le professeur.</p> - -<p>Sauf en des cas assez rares, où l’intelligence vive et claire d’un -maître le libérait des formules et l’élevait au-dessus des systèmes, -l’enseignement d’État était aride, froid, souvent pédantesque, et ne -tenait pas compte des consciences embryonnaires auxquelles il -s’adressait. Les leçons étaient débitées avec indifférence et écoutées -avec une insouciance analogue.</p> - -<p>L’ensemble des doctrines pédagogiques,—dont quelques-unes peuvent être -excellentes en elles-mêmes—a été, du reste, presque toujours mal -présenté et plus mal digéré encore, tandis qu’il devrait être, au -contraire, le principal et le plus essentiel des enseignements. Il -mériterait même une place à part dans la hiérarchie des études, parce -que modeler des caractères est beaucoup plus profitable à la félicité -humaine que de former des savants.</p> - -<p>Que ces paroles ne donnent lieu à aucun malentendu! La nécessité de la -haute culture est d’une telle importance que si la liberté de -l’enseignement, accompagnée d’un indispen<span class="pagenum"><a id="page_94">{94}</a></span>sable contrôle, paraît -désirable aujourd’hui à tant d’esprits sagaces, c’est justement parce -que, délivrant l’école des vaines formules, elle provoquera de fécondes -émulations, contrebalançant ainsi l’inconvénient qu’il peut y avoir à -confier l’école à des professeurs inamovibles, qui n’ont rien à craindre -ni à espérer; cette liberté permettrait, dans tous les pays, la -constitution de fortes équipes d’éducateurs moralement solides et -capables d’exercer un prestige sur les esprits qu’ils sont appelés à -modeler. Quand on considère l’immense responsabilité qu’ont encourue les -maîtres en ne comprenant pas suffisamment leur mission, on tremble à la -fois pour leur conscience et pour les victimes de leurs fausses -théories.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>L’anarchie générale de la pensée qui menace de nous ramener à la -barbarie et le bouleversement mental qui en dérive, dépendent en grande -partie de l’enseignement erroné et incomplet, au point de vue éducatif, -qu’ont reçu les enfants. Les parents ont aussi, en ce sens, de graves -fautes à se reprocher: les mères surtout, dans l’esprit desquelles la<span class="pagenum"><a id="page_95">{95}</a></span> -notion de la nécessité du plaisir pour leurs enfants a pris des -proportions singulières; mais l’école est encore la plus coupable, car -elle embrasse tout le développement des êtres humains. A côté -d’instituteurs admirables, éclairés et patients, combien d’autres, avec -leur mécontentement perpétuel, leurs doctrines subversives, leurs -attitudes violentes et amères, ont semé dans les jeunes cœurs les germes -d’une brutalité inféconde et dominatrice, devant lesquelles aujourd’hui -le monde recule épouvanté.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>La réforme s’affirme donc indispensable et urgente. Pour étudier à fond -cette question, pour essayer du moins d’apporter quelque remède au mal, -ou d’en arrêter l’essor et d’en empêcher le renouvellement, il faut -obtenir le concours unanime de tous les bons esprits assoiffés de -fraternité et de spiritualité, capables d’élucider, par leurs -consciencieux et sages conseils, le problème ardu qui se pose -aujourd’hui, menaçant, à tous les esprits de bonne foi, à toutes les -consciences droites et à toutes les âmes de bonne volonté.<span class="pagenum"><a id="page_96">{96}</a></span></p> - -<p><i>La Société des Nations</i></p> - -<p>La question de l’éducation devrait préoccuper l’opinion publique et les -chefs d’État beaucoup plus encore que celle de l’enseignement. La -Société des Nations aurait là une tâche admirable à accomplir, -supérieure à toutes celles qui remplissent déjà son programme. Elle -devrait nommer une commission mondiale chargée d’étudier cette question -d’une si vitale importance que l’on peut dire que l’avenir de l’humanité -en dépend! Un drapeau devrait flotter par son ordre sur la place -publique de toutes les communes du monde portant cette brève -inscription: <i>L’éducation est obligatoire pour les citoyens des nations -civilisées.</i></p> - -<p>L’instruction est chose fort diverse; elle reste un problème national -parce que, en la répandant, il faut tenir compte de la différence des -races, des besoins particuliers des peuples et de leurs traditions. Mais -en ce qui concerne l’éducation, comme la même menace est suspendue, bien -que d’une façon plus ou moins imminente, au-dessus de toutes les -nations, celles-ci pourraient et devraient cher<span class="pagenum"><a id="page_97">{97}</a></span>cher ensemble les -solutions et les appliquer solidairement.</p> - -<p>Le but de l’éducation devrait être de <i>former des hommes</i>. Les Saintes -Écritures disent que, quand une femme a mis un enfant au monde, elle -oublie ses souffrances dans l’orgueil d’avoir enfanté un homme... Devant -la folie destructrice de certaines mentalités actuelles, combien de -mères doivent, dans le secret de leur cœur endolori, déplorer d’avoir -conçu des monstres: monstres de violence brutale, monstres de honteuse -apathie!</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Assainir les cerveaux déjà empoisonnés et empêcher le renouvellement de -périlleuses intoxications, telle est la synthèse de la réforme éducative -qui s’impose aujourd’hui.</p> - -<p>Le problème ne pourra être résolu que par un énorme effort international -qui élève un temple idéal aux forces civilisatrices et condamne -solennellement les principes contraires à la liberté et à une saine -discipline morale.</p> - -<p>La défense de la civilisation doit devenir le premier devoir des -citoyens du monde entier; celui des États, des corps constitués, des -aca<span class="pagenum"><a id="page_98">{98}</a></span>démies, des universités, des écoles et de tout enseignement -familial... Pour rétablir l’équilibre de l’esprit humain, la coopération -de toutes les nations civilisées est indispensable, et il faut que le -sentiment de la désapprobation générale arrive à peser sur les -consciences troubles comme un insupportable fardeau, qui dépouillera -pour elles la vie de toute saveur.</p> - -<p>Cette désapprobation solennelle du tribunal suprême de l’opinion -publique me paraît être l’unique effort que l’humanité puisse tenter, -pour ramener les troupeaux égarés à une vue plus juste et plus vraie des -choses humaines.</p> - -<p>Quant à la nécessité absolue d’imposer à l’école, à côté de -l’instruction et bien au-dessus d’elle, une éducation saine et forte, la -difficulté consistera dans la formation des éducateurs eux-mêmes.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Pour former un corps enseignant digne d’élever les générations futures, -une première chose est nécessaire<a id="FNanchor_B_2"></a><a href="#Footnote_B_2" class="fnanchor">[B]</a>, qui est de<span class="pagenum"><a id="page_99">{99}</a></span> relever, non seulement -économiquement, mais encore socialement et moralement la classe des -instituteurs. Celle-ci doit acquérir une importance majeure aux yeux de -l’opinion publique, car elle est appelée à sauver le monde.</p> - -<p>Il faut que ceux mêmes qui n’ont pas besoin d’y chercher un gagne-pain -considèrent comme un honneur d’y appartenir.</p> - -<p>J’ai cité à ce propos, dans <i>Chercheurs de Sources</i>, d’illustres -exemples. <i>La Ligue des Nations, ou à son défaut une Commission -permanente pour l’éducation, pourrait consacrer définitivement -l’importance de la classe des éducateurs, et leur assurer une position -morale si considérable qu’ils seraient forcés de s’en montrer dignes.</i></p> - -<p>Pour faire triompher des réformes, il est nécessaire de trouver, avant -toutes choses, les personnalités capables de les imposer. C’est ainsi -que l’on doit d’abord chercher des éducatrices. Mais où les trouver? -C’est évidemment parmi les âmes anxieuses qui, ayant constaté depuis -longtemps le mal, en souffrent et travaillent en silence à l’éliminer.</p> - -<p>On rencontre partout de ces âmes, aujourd’hui: mères angoissées se -demandant quelle est leur part de responsabilité dans la<span class="pagenum"><a id="page_100">{100}</a></span> tourmente qui -menace d’engloutir la Société humaine, ou instituteurs éclairés qui -voient se réaliser les craintes qui, depuis tant d’années, troublaient -leur sommeil.</p> - -<p>Les esprits de ceux qui ont, ou ont eu charge d’âme, traversent, en ces -jours de crises, des états de conscience douloureux, tandis qu’ils -sentent leurs entrailles frémir... Ces meneurs d’hommes qui répandent -dans le monde l’anarchie et le malheur sont leurs fils et leurs -élèves!... Ces doctrines de violences où les ont-ils puisées? Qui a -tenté de les mettre en garde contre les entraînements de la haine et de -la brutalité? Quels sont les hommes courageux qui ont osé crier assez -fort pour soulever l’opinion publique et l’émouvoir?</p> - -<p>Du reste, comme nous sommes tous solidaires les uns des autres, ceux qui -n’ont ni vu, ni compris, ni deviné ce qui se préparait, ou qui, le -discernant, n’ont pas mis obstacle à la marée montante, doivent se -frapper la poitrine et ne pas se consoler trop vite, en croyant la -victoire prochaine! Elle n’est pas assurée, hélas! Cette opinion -publique, qui commence à comprendre la nécessité d’une réforme, doit -rester en éveil, parler à voix haute, se prononcer nettement en faveur -des<span class="pagenum"><a id="page_101">{101}</a></span> réformateurs, les encourager, renverser les obstacles qui se -dressent encore contre eux, proclamer leurs victoires quand ils les -auront obtenues, et se déclarer favorable à la théorie qu’avant -d’enseigner tant de choses superflues à des gens qui ne pourront en -faire usage, l’important est de former des hommes capables de guider les -peuples vers les fécondes initiatives, les réformes justes et la -discipline dans la liberté.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>La grande question du siècle sera celle de l’éducation. Elle primera -même celle du travail, qui a pourtant une importance considérable, et -les bons esprits de tempérament apostolique s’efforceront d’établir dans -tous les pays, sous des formes diverses pour ce qui concerne -l’instruction, mais identiques sur les points essentiels, des principes -éducatifs tendant à la formation morale des individus et des caractères.</p> - -<p>Ces points essentiels sont la responsabilité encourue par l’école et par -la famille dans l’anarchie de la pensée actuelle; la nécessité de la -liberté pour stimuler l’émulation dans l’enseignement; l’éducation -rendue obliga<span class="pagenum"><a id="page_102">{102}</a></span>toire, et, enfin, l’intervention morale et puissante de -tous ceux qui comprennent la nécessité du développement de la vie -spirituelle et individuelle en chaque être humain.</p> - -<p><i>Il faut espérer</i>, disait M. Guizot; <i>le monde appartient aux -optimistes; les pessimistes n’ont jamais été que des spectateurs</i>.</p> - -<p>Or, le défaut des Latins est d’être des critiques sans pitié vis-à-vis -d’eux-mêmes, des autocritiques, des hypercritiques et d’appartenir trop -volontiers à la catégorie des spectateurs.</p> - -<p>Les tendances infécondes doivent désormais être fièrement combattues par -l’opinion publique, si l’on veut gagner la suprême bataille morale que -tous les peuples s’apprêtent à livrer. Il appartient à la Société des -Nations<a id="FNanchor_C_3"></a><a href="#Footnote_C_3" class="fnanchor">[C]</a> d’établir les bases de cette éducation et de l’imposer à tous -les pays. Il faudra l’avoir reçue et acceptée pour être admis à -participer à la discussion des graves questions qui intéressent -l’humanité et qui concernent la dignité morale des peuples et des -individus. Ceux qui<span class="pagenum"><a id="page_103">{103}</a></span> refuseront de la recevoir seront considérés comme -étant en dehors de la grande famille des nations civilisées.</p> - -<p>Pour la culture de cet immense vignoble, il faudra beaucoup d’ouvriers: -nous devons tous essayer d’en susciter autour de nous et tenter -d’enflammer les cœurs pour la victoire finale, qui ne pourra être -obtenue que par la solution du problème éducatif.</p> - -<p>Si la Société des Nations réussit dans cette tâche, ce sera pour elle -une grande gloire, et tous ceux qui ont combattu sa constitution -devront, sur ce point du moins, s’incliner devant l’œuvre de suprême -autorité morale qu’elle aura accomplie.<span class="pagenum"><a id="page_104">{104}</a></span></p> - -<h3><a id="CHAPITRE_III-c"></a>CHAPITRE III<br /><br /> -<b>ÉTEIGNEUSES DE PHARES</b></h3> - -<div class="poetry1"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">A quoi bon vivre si les raisons<br /></span> -<span class="i0">de vivre manquent?<br /></span> -<span class="i10">(<span class="smcap">Juvénal.</span>)<br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>Parmi les problèmes de l’heure, en ce moment de désarroi général, où -l’aube de la société nouvelle n’a pas encore commencé à rougir le ciel, -celui de l’influence de la femme présente une extrême gravité, non -seulement en lui-même, mais parce qu’il se rattache étroitement à ceux -de la famille et de l’éducation.</p> - -<p>A toutes époques on a dit beaucoup de mal des femmes. Ceux qui les -connaissaient trop, et ceux qui les connaissaient trop peu ont été -également sévères dans leurs jugements sur elles. Les Anciens, certes, -ne se sont pas mon<span class="pagenum"><a id="page_105">{105}</a></span>trés indulgents pour le sexe féminin: «Qu’y a-t-il de -plus léger que la plume?» demandent-ils dans leurs satires; «La -poussière!»—«Et de plus léger que la poussière?»—«Le vent!»—«Et de -plus léger que le vent?»—«La femme!»—«Et de plus léger que la -femme?»—«Rien!».</p> - -<p>Nous nous rappelons tous en quels termes les théologiens et les docteurs -du moyen âge ont, à leur exemple, stigmatisé ce sexe contre lequel ils -mettaient violemment l’humanité en garde. Au cours des siècles, l’idée -chrétienne finit par dominer les préjugés théologiques, et la situation -morale des filles d’Ève s’améliora. Les femmes de la Renaissance -montèrent de plusieurs degrés dans l’estime intellectuelle des hommes et -gagnèrent même celle des savants et des philosophes.</p> - -<p>Au <small>XVII</small>ᵉ siècle, en France surtout, la femme commença à exercer une -influence directe sur les événements et les individus. Le <small>XVIII</small>ᵉ marque -l’apogée de son règne mondain et intellectuel. Pour s’en convaincre, il -suffit de contempler les portraits de l’époque, ces visages spirituels, -fins, aiguisés, ces regards avertis qui semblent prendre un peu -ironiquement la mesure des hommes, indi<span class="pagenum"><a id="page_106">{106}</a></span>quent chez les femmes l’habitude -de la domination par l’esprit, la frivolité, la coquetterie, et, -parfois, la perversité.</p> - -<p>Au <small>XIX</small>ᵉ siècle, un autre type de femme devait surgir, inégal dans son -ensemble, car il n’y a aucun rapport entre la femme romantique de 1830, -fière de cœur, noble d’attitude, exaltée, sensible, et la femme sociale -des dernières années du siècle. Ce fut l’époque, peut-être, où elle a -été le plus respectée par l’opinion publique moyenne et où elle s’est le -mieux rapprochée, en certains cas et sous certains aspects, du type de -la bourgeoise sage, de la mère sérieuse, de la citoyenne bienfaisante et -éclairée, qui mérite parfois d’être comparée à la femme forte des -Écritures, si respectée de tous <i>qu’elle attire l’honneur sur son mari</i>.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Quant à la femme du <small>XX</small>ᵉ siècle, elle est tellement multiple dans ses -manifestations, qu’il est extrêmement difficile de la définir. Pour -essayer de donner un trait à peu près général de son caractère, il faut -procéder par une négation: «La femme n’a jamais été<span class="pagenum"><a id="page_107">{107}</a></span> mystique comme -trait essentiel, elle l’est moins que jamais actuellement.» Un poète -français, Alfred de Vigny, peut-être le plus noble et le plus fier de -tous, l’a stigmatisée dans un vers cruel:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Toujours ce compagnon dont le cœur n’est pas sûr,<br /></span> -<span class="i0">La femme, enfant malade...<br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>Ce premier vers suffit à jeter un doute terrible sur les sources de la -vie morale dont la femme dispose, justement parce que le sens du -mysticisme lui manque totalement.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Dans un article sensationnel: <i>Oxford, Woman and God</i>, une Revue -américaine prétendait récemment que l’admission des femmes dans la -vieille université en avait chassé Dieu!—Si les anciens bâtiments ont -conservé extérieurement, dit-elle, leur aspect traditionnel de -recueillement et de gravité, le souffle qui les animait n’est plus le -même, et ni Newmann ni Pusey ne reconnaîtraient les vieilles cours et -les longues galeries silencieuses où ils avaient promené leurs doutes,<span class="pagenum"><a id="page_108">{108}</a></span> -leurs mélancolies et les ardeurs inquiètes de leur foi.</p> - -<p>Les pierres sont restées les mêmes, mais l’esprit qui les imprégnait -s’est transformé. C’est qu’Oxford était autrefois une cité de jeunes -hommes où dominait la spéculation pure, tandis qu’elle est aujourd’hui -envahie par l’esprit positiviste que la femme apporte partout où elle -passe, et qui, à tous égards, assure l’équilibre, le bien-être et -l’enjouement de la vie quotidienne. Il est donc naturel que la présence -des femmes ait modifié les habitudes morales et mentales d’Oxford.</p> - -<p>Jadis, non seulement tous les élèves, mais presque tous les professeurs -étaient célibataires; c’est ainsi que le caractère monastique de -l’Université s’était conservé à travers les âges. L’invasion des jupons -devait fatalement modifier l’esprit même d’Oxford. Non qu’un élément -impur ait pénétré dans la forteresse de la <i>Mens umana</i>, à la suite de -celles qui en suivent diligemment les cours, mais c’est que, d’instinct, -l’esprit des femmes se tourne vers les choses visibles et qu’il est -moins recueilli que celui des hommes, dont il n’a pas le tour -spéculatif. Il faut louer d’autre part les nouvelles venues d’avoir -contribué à<span class="pagenum"><a id="page_109">{109}</a></span> imposer la tempérance dans un milieu où les libations -étaient traditionnelles. Dans les habitudes journalières des étudiants, -des modifications se sont évidemment introduites: le salon a peu à peu -conquis le cloître, et la causerie a remplacé la méditation grave.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Ce qui se passe à Oxford ne représente, du reste, qu’un cas spécial, un -groupement particulier de personnalités. Ce phénomène serait sans grande -importance en soi, s’il n’offrait pas un élément de la réponse -qu’attendent ceux qui s’intéressent à l’évolution de l’âme féminine et -dont l’inquiétude peut se formuler en ces mots: «La femme serait-elle -instinctivement rebelle à l’action de l’esprit, et son goût évident pour -les réalités représenterait-il un insurmontable obstacle à son ascension -vers l’absolu?»</p> - -<p>A cette inquiète question, la réponse n’est pas aisée. Il est évident -que même les femmes supérieures possèdent rarement une intelligence -spéculative et que les très remarquables mathématiciennes et astronomes -dont le sexe féminin peut s’enorgueillir ont été des<span class="pagenum"><a id="page_110">{110}</a></span> êtres d’exception. -En général, les filles d’une mère trop curieuse aiment trop <i>les choses -en elles-mêmes</i>, pour être méditatives et abstraites! On peut soutenir -que les hommes tiennent plus encore que leurs compagnes aux réalités de -l’existence et les poursuivent souvent avec une brutalité, une véhémence -que celles-ci ignorent. Mais ceci n’est vrai que dans le domaine des -actions physiques; dans celui de la vie en général, les hommes tiennent -moins que les femmes aux détails des choses: leur esprit ne s’embarrasse -guère des cas particuliers. Ainsi en va-t-il du luxe: la femme en chérit -toutes les manifestations. S’il lui manque, elle s’arrête à de stériles -regrets, bien plus que ses camarades de misère! On peut affirmer qu’elle -est possédée par la réalité des faits, mais il faut se rappeler aussi -que ses devoirs journaliers l’y obligent.</p> - -<p>De temps en temps, le niveau de la pensée féminine s’élève. Quelques -femmes savent hausser le ton de leurs entretiens quand des hommes -cultivés sont présents; mais que ces hommes s’éloignent, c’est avec un -réel soulagement que la plupart retombent du général au particulier et -rentrent dans l’ornière des faits et des choses. Dans la stricte -intimité, elles<span class="pagenum"><a id="page_111">{111}</a></span> abordent parfois entre elles la psychologie amoureuse -et sentimentale, mais leur point de vue est toujours positif, et -l’empirisme sert de base à leurs raisonnements! Les idées ne leur -suffisent pas, elles éprouvent le besoin de les incarner dans des -personnes.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Pour creuser en leurs intimes replis les tendances instinctives de -l’esprit féminin et les causes complexes d’où celles-ci procèdent, il -faudrait s’attarder en de longues analyses. Je me vois forcée, au -contraire, pour justifier le titre de mon chapitre: <i>Éteigneuses de -Phares</i>, de recourir à une brève synthèse qui de la femme antimystique, -incapable de méditation et de recueillement va jusqu’à l’agressive -décrocheuse d’étoiles, sceptique, sardonique, qui ricane au mot <i>idéal</i>, -et dont la voix ne s’élève jamais, au croisement des routes pour crier: -<i>sursum corda!</i></p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>En cette heure si déconcertante de l’histoire du monde où toutes les -pensées mesquines et<span class="pagenum"><a id="page_112">{112}</a></span> basses s’étalent avec impudeur, les femmes -semblent mettre leur orgueil à dépasser les hommes. Elles se figurent -grandir en n’espérant rien, en ne croyant à rien, en niant la -possibilité de tout effort vers une vie plus intense, plus belle, plus -spirituelle...</p> - -<p>A les entendre ainsi raisonner, à les voir jeter des cendres partout où -un jet de flamme surgit encore, ceux qui avaient cru qu’une fois -libérées par le travail et la connaissance, les femmes aideraient au -salut du monde autrement que par des soins donnés aux blessés, aux -malades, aux enfants, sentent leur gorge se serrer douloureusement.</p> - -<p>Quand un appel est fait à leur pitié et à leurs entrailles en faveur des -faibles, des souffrants, des petits, un élan généreux les emporte -encore, et elles accourent sans hésiter; mais en même temps elles -étouffent par des regards, des gestes et des paroles cruelles, toutes -les initiatives de l’esprit.</p> - -<p>Juvénal a dit quelque part: «A quoi bon vivre si les raisons de vivre -manquent?» Sauver les corps et éteindre les flammes de l’âme évoque -l’«<i>à quoi bon</i>» du poète latin.<span class="pagenum"><a id="page_113">{113}</a></span></p> - -<h3><a id="CHAPITRE_IV-c"></a>CHAPITRE IV<br /><br /> -<b>CELLES QUI PORTENT ENCORE LE FLAMBEAU</b></h3> - -<div class="poetry1"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Tout ce qui a été créé se meut,<br /></span> -<span class="i0">L’étoile comme l’âme!<br /></span> -<span class="i10">(<span class="smcap">Abraham ben Ezra.</span>)<br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>C’est toujours un flambeau allumé en main que je m’étais représenté la -femme dans son <i>devenir</i>; c’est ainsi qu’en imagination je la voyais -remplir la mission à laquelle je la croyais appelée. Mais jamais aucune -vision intérieure ne me l’avait montrée, le verbe haut, jouant des -coudes, le visage péremptoire et l’air important, renonçant, par son -attitude même, à ses meilleures armes de combat.</p> - -<p>Certes, elle est apparemment l’une des triomphatrices de la guerre; elle -a aujourd’hui ses entrées partout et ses droits sont<span class="pagenum"><a id="page_114">{114}</a></span> admis sur -plusieurs points. Pourquoi donc s’attendrir sur elle et la plaindre? Il -me semble pourtant naturel de faire l’un et l’autre, car, bien que ses -regards soient devenus étrangement glacés, on devine que les sources de -la souffrance ne sont pas taries dans son cœur, et que, le long de la -route sur laquelle ses pieds se sont si légèrement engagés, elle va -rencontrer des difficultés nouvelles qu’elle n’est pas préparée à -affronter, et qui, en certains cas, risquent de rendre son enfance -aride, sa jeunesse solitaire et sa vieillesse désolée.</p> - -<p>Malgré ses allures de victorieuse, elle se rend compte, j’en suis sûre, -qu’elle marche sur le bord d’un précipice, où le pied pourrait lui -manquer tout à coup, sans qu’elle puisse s’accrocher à rien. Elle se -trouve entre la paroi lisse de la haute montagne dont elle a voulu -descendre, et les étangs fangeux des plaines humides où elle risque de -s’embourber, tandis qu’à ses côtés, des forêts profondes, aux détours -ignorés, s’étendent à perte de vue.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Les nobles pionnières de l’égalité des droits des femmes ont eu le tort -d’habituer leur sexe<span class="pagenum"><a id="page_115">{115}</a></span> à considérer l’homme comme un adversaire à -combattre ou à exploiter. Il l’a été, en effet, dans quelques cas et sur -quelques points; mais au demeurant, on est forcé de reconnaître que, de -tout temps, il s’est montré en somme, pour sa compagne de route, un -protecteur efficace, même quand il abusait de la faiblesse et de la -complaisance de celle-ci! Ce sentiment de protection accordée et reçue -nouait entre les deux sexes une sorte de chaîne spéciale, qui mettait de -la douceur dans leurs relations mutuelles.</p> - -<p>Si, par suite de l’affirmation un peu tapageuse des droits féminins et -de l’agacement que les hommes en ressentent, cette chaîne devait se -rompre, je crois que la situation de la femme dans le monde se -modifierait assez désagréablement pour elle, et qu’entre les deux -parties qui jadis formaient un seul tout, l’heure du combat ne tarderait -pas à sonner. L’homme, considérant désormais la femme comme une égale, -continuerait-il d’épargner à sa compagne, devenue sa concurrente, ces -accès de violence, dont il a coutume d’user pour résoudre les problèmes -trop difficiles? Même dans l’ordre moral, la partie engagée serait -inégale, et il est probable que, malgré<span class="pagenum"><a id="page_116">{116}</a></span> son adresse, son astuce et les -façons impérieuses dont elle a pris l’habitude, la femme serait vaincue -et que l’avantage resterait au plus fort, à celui qui est -traditionnellement le mieux armé. Et si le contraire arrivait, vers -quelles aventures le monde ne marcherait-il pas?</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Les femmes disent volontiers, inspirées par la fausse direction mentale -qu’on leur a fait prendre: «Les hommes ne nous aiment que pour nos -défauts!» Il y a du vrai dans cette boutade. Il n’en est pas moins -positif que tout homme digne de ce nom, et quelles que soient les -péripéties plus ou moins singulières de la vie qu’il mène, porte dans le -tréfond de son cœur une image de femme: mère, épouse, amie, sœur, à -laquelle il ne veut pas qu’on touche et qui ne ressemble en rien à la -personnalité turbulente, importante et encombrante que la guerre nous a -laissée en héritage.</p> - -<p>Il est impossible de prévoir dès aujourd’hui ce que l’avenir peut -réserver de particulièrement heureux à la femme; mais en tout cas, ne -vous semble-t-il pas, lecteurs et lectrices, qu’elle ferait bien de -réfléchir avant<span class="pagenum"><a id="page_117">{117}</a></span> d’effacer imprudemment, de sa propre main, l’image un -peu chimérique, peut-être, que l’homme se faisait d’elle dans l’intimité -de son cœur? Cette illusion où l’imagination masculine se complaisait -avait pour effet d’embellir et de poétiser les rapports des deux sexes.</p> - -<p>Des femmes souriront en me lisant. Sur certains points, beaucoup d’entre -elles sont très sûres d’elles-mêmes et semblent dire sans modestie, ni -excessive pudeur: «Notre règne durera autant que la vie humaine!» Cela -est évident, mais que de choses dans la nature, une fois dépouillées des -rayons qui les éclairaient et qui rendaient brillantes leurs couleurs, -perdent leur beauté, leur attrait! Une subite obscurité les voile, la -vulgarité les imprègne. Ainsi en serait-il des rapports entre les deux -sexes: la banalité en altérera la saveur et l’on entrera uniquement dans -un ordre d’idées primitives qui matérialisent tout ce qu’elles -effleurent. Les femmes intelligentes devraient du moins comprendre -qu’elles ont tout intérêt à préserver les illusions que leur attitude un -peu réservée provoquait chez leurs compagnons de misère. L’âme ayant -toujours été attirée par le mystère, les femmes agiraient<span class="pagenum"><a id="page_118">{118}</a></span> peut-être -sagement en remettant une partie de leurs voiles. Surtout, elles -devraient renoncer aux sourires ironiques, aux propos sardoniques, aux -insinuations sarcastiques. Éteindre le feu que les âmes créatrices, -douées d’inspirations soudaines, s’efforcent d’allumer un peu partout -sur les cimes du vaste monde, est une œuvre d’une parfaite inélégance -morale.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Mais, dira-t-on, si la nature d’Ève n’est pas spéculative, il serait -injuste de l’en rendre responsable. C’est vrai, mais il ne s’agit pas -ici de dissertations transcendantales, mais plutôt d’un grave problème -qu’il faut envisager parce qu’il a une importance considérable à l’heure -actuelle, tant au point de vue de la famille et de l’éducation qu’à -celui de la vie sentimentale et sociale. Les femmes se trouvent en effet -à un curieux tournant de route où leur destinée se joue. Il est donc -charitable de leur crier: «Casse cou!», avant qu’elles ne signent de -façon définitive l’acte du grand renoncement. Ce que sera leur rôle -politique et social, l’expérience nous le dira. Mais au-dessus de ce -rôle, encore problématique, elles ont une<span class="pagenum"><a id="page_119">{119}</a></span> mission éternelle pour -l’accomplissement de laquelle il serait désirable de voir leur prestige -augmenter au lieu de décroître.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Les Èves modernes ont pris la puérile habitude de parler du lendemain, -comme si ce lendemain devait être un jour de fête. Si, au lieu de -regarder toujours en avant, elles tournaient parfois la tête en arrière, -elles se rendraient compte, en étudiant les vicissitudes de l’histoire, -que la violence n’a, au fond, jamais réussi à personne, puisque la vie -est faite de concessions, de complications, de complexités...</p> - -<p>Jadis l’épouse, on le sait, était entièrement et sans préoccupations -superflues, sacrifiée à la famille et à la race, son unique destinée -étant de procréer des fils légitimes. En ce temps-là, on ne lui -reconnaissait absolument aucune personnalité, et si on ne lui manquait -pas de respect, c’est qu’elle symbolisait la sainteté de la famille et -l’intégrité de la race. Pour cette raison, une surveillance étroite -était exercée autour d’elle par des magistrats spéciaux chargés de -scruter ses toilettes et ses atti<span class="pagenum"><a id="page_120">{120}</a></span>tudes. Quand son mari était absent, -elle ne pouvait, bien entendu, recevoir aucun homme, et Aristophane -raconte que le seul fait de se montrer à la fenêtre de sa maison -constituait de sa part une infidélité aux dieux du foyer, et -représentait, pour son mari, une cause de répudiation.</p> - -<p>La loi, ou plutôt le code de Manou, était péremptoire et semblait offrir -la synthèse du mépris dans lequel la mentalité de la femme a été tenue -pendant une longue période historique. Pendant son enfance, elle -dépendait de son père, plus tard de son mari, et, devenue veuve, de ses -fils; et si elle n’avait pas de fils, elle devait alors obéir aux -parents mâles du défunt, parce qu’ <i>une femme ne doit jamais se -gouverner elle même</i>!...</p> - -<p>Il est naturel qu’après cette évocation du passé, les pauvres esclaves -de jadis soient fières du terrain qu’elles ont conquis! Mais à qui -doivent-elles leur libération? Au christianisme, uniquement au -christianisme, dont aujourd’hui beaucoup d’entre elles répudient les -doctrines idéalistes qu’elles accusent d’entraver leur développement -complet et d’assombrir leurs plaisirs!</p> - -<p>Quelle folie d’ingratitude brouille donc le<span class="pagenum"><a id="page_121">{121}</a></span> cerveau de ces femmes pour -qu’elles puissent ainsi renier et amoindrir les grandes figures -féminines qui furent la gloire de leur sexe, et dont quelques-unes se -rattachent uniquement au christianisme par la solennité de leur -repentir!</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Presque immédiatement après la résurrection du Fils du charpentier, on -voit les femmes aller à Dieu. Ce sont les descendantes des Gracques et -des Scipions qui suivent saint Jérôme dans le désert, abandonnant leurs -privilèges. Ils étaient immenses cependant.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Et qu’on l’honore ici en dame Romaine<br /></span> -<span class="i0">C’est-à-dire un peu plus qu’on n’honore la Reine<br /></span> -</div></div> -</div> - -<p class="nind">disait Jules César, à son débarquement en Égypte, parlant de Cornélie, -veuve de Pompée.</p> - -<p>Puis ce furent les grandes abbesses du moyen âge qui dirigeaient leur -communauté comme un empire, et même, au besoin, levaient des hommes -d’armes. Et les Saintes, qui se répandirent sur le monde comme une -pléiade lumineuse! A côté de Catherine de<span class="pagenum"><a id="page_122">{122}</a></span> Sienne, la plus grande, la -plus rayonnante et la plus géniale personnalité féminine que la terre -ait produite, combien d’autres femmes charmantes ont illuminé le monde -par leur auréole de sainteté!</p> - -<p>Si celles-ci gravirent avec le christianisme les plus hauts degrés de -l’échelle de Jacob, d’autres se firent païennes de mœurs, croyant ainsi -se grandir, et suivant en cela une tendance que l’on retrouve à toutes -les époques et sous toutes les latitudes. Nous ne suivrons pas la femme -dans les différents avatars de son évolution, mais une constatation -morale incontestable ressort de tant de manifestations diverses: -l’arrogance, le manque de douceur, l’absence de tendresse n’ont jamais -rehaussé le prestige de la femme, elles en ont au contraire toujours -obscurci l’éclat.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Dans l’organisation actuelle de la société, il n’est plus possible, -malgré les maladresses et certaines inaptitudes de la nature féminine, -de traiter la femme en quantité négligeable; nous avons tous trop besoin -d’elle dans la famille et à l’école. En lui indiquant les portes<span class="pagenum"><a id="page_123">{123}</a></span> du -temple de l’idéal, il faut en même temps la ramener au culte du bon -sens, c’est-à-dire à l’habitude mentale de la logique. Or, celle-ci lui -a été presque toujours si aridement enseignée qu’il y a peu de temps -encore les femmes d’esprit haussaient les épaules quand on leur en -parlait. En quoi elles avaient tort, car la logique est la source de cet -équilibre souriant, de cette indulgence sereine qui font l’agrément de -la vie, la sûreté des rapports et les foyers chauds et consolants...</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>On se tromperait en voulant classer le bon sens parmi les qualités -secondaires. Un homme médiocre peut en posséder une parcelle; une sotte, -jamais! Pour saisir quelles en sont l’importance et la portée, il faut -de la part de la femme un effort d’intelligence. Toute son éducation est -à refaire en ce sens, et la préparation à son futur rôle social -d’éducatrice et de mère demandera un travail laborieux et lent; mais -celui-ci lui semblera facile si elle comprend qu’au-dessus de ses -devoirs de mère, d’éducatrice et de citoyenne, elle a reçu une mission -d’un ordre général et supérieur:<span class="pagenum"><a id="page_124">{124}</a></span> c’est celle de porter dans ses mains -la lampe qui, semblable à l’étoile du matin, indique et éclaire les -chemins qui conduisent aux sommets, derrière lesquels le soleil se -couche et se lève jour après jour!<span class="pagenum"><a id="page_125">{125}</a></span></p> - -<h2><a id="QUATRIEME_PARTIE"></a>QUATRIÈME PARTIE<br /><br /> -<b>Sur la montagne quelques feux s’allument.</b></h2> - -<p>Si l’on regarde autour de soi, on ne voit de flammes nulle part! Le ciel -est couleur de grisaille et tous les flambeaux semblent éteints. Une -atmosphère lourde, malsaine, tout imprégnée de pourriture, empêche les -cierges de brûler. La violence des instincts ne s’est pas atténuée -cependant, car on se tue un peu partout et il est rare qu’on entende des -protestations indignées s’élever des cœurs, des consciences, des -entrailles...</p> - -<p>«Il ne faut pas s’en faire», disaient les poilus dans les tranchées, -pour garder leur beau courage et chasser les impressions déprimantes. En -ce moment, après deux ans de<span class="pagenum"><a id="page_126">{126}</a></span> paix, le mot court le monde plus qu’avant; -mais on a dénaturé le sens qu’il avait primitivement. «Ne pas s’en -faire» veut dire aujourd’hui se vautrer dans le plus plat égoïsme et -s’interdire rigoureusement tout élan généreux ou simplement altruiste.</p> - -<p>Avant la guerre, un saint François d’Assise, un saint Vincent de Paul ne -se rencontraient pas souvent dans la société contemporaine; mais si, -dans une heure de petite ou de grande détresse, on élevait la voix ou -l’on tendait la main, d’autres voix et d’autres mains répondaient à -l’appel. Il n’en est plus ainsi aujourd’hui. Chacun s’est fait aveugle -et sourd, et a enfermé soigneusement son cœur dans une forteresse -inexpugnable.</p> - -<p>Une sorte de faux orgueil se mêle à cette attitude: on a presque honte, -en 1923, de tout acte qui ne rapporte pas un profit matériel immédiat; -et cela est vrai dans les ordres d’idées les plus divers. Ces offres de -services, qui abondaient aimablement autrefois, entre gens de même -culture et de même éducation, sont devenues rares et ont presque cessé. -On se réserve, on se soustrait, on se cache dans sa coquille ou dans sa -carapace.</p> - -<p>L’obligeance spontanée passera bientôt à<span class="pagenum"><a id="page_127">{127}</a></span> l’état de légende, car pour -obtenir aujourd’hui le plus léger service, il faut insister avec -obstination. On se heurte sous ce rapport à une si formidable candeur -d’égoïsme, qu’on en reste saisi et désorienté.</p> - -<p>Semblable à ces plantes parasitaires, qui étendant partout leurs racines -au-dessus et au-dessous du sol, finissent par envahir des étendues -immenses de terrain, le <i>personnalisme</i> d’après guerre a pris de telles -proportions dans les âmes, qu’au rebours du mot de Térence, tout ce qui -est humain semble leur être devenu étranger!</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Je ne parle point ici de cet égoïsme effronté et cynique qui a pris pour -devise ces deux mots suprêmement antipathiques: «Donnant, donnant!» et -qui, à l’heure actuelle, enlaidit et abaisse toutes les relations des -hommes entre eux, pousse ceux-ci à la violence, à la dureté, à une -avidité mesquine et abjecte—qu’ils ne se donnent même plus la peine de -dissimuler.—Non, je fais allusion à quelque chose de plus grave, parce -qu’il pénètre même les cœurs qu’on croyait<span class="pagenum"><a id="page_128">{128}</a></span> généreux, les consciences -qu’on estimait droites. Dans cette période d’abaissement de la pensée -humaine, le désintéressement est presque considéré comme une preuve de -faiblesse mentale. On peut observer à ce propos un singulier phénomène -chez les natures originairement honnêtes: autrefois, les plus avides -d’argent essayaient de couvrir leur rapacité naturelle du manteau du -désintéressement; aujourd’hui, on rejette ce manteau comme une loque -honteuse, il est même devenu distingué de sembler âpre au gain.</p> - -<p>Il y a toujours eu des avares, et, depuis Harpagon, leur race ne s’est -pas éteinte, mais ils ne se vantaient pas de leur parcimonie, tandis -qu’ils mettent maintenant de l’ostentation à savoir défendre leur -moindre petit sou.</p> - -<p>Il y aurait, en ce genre, des exemples assez divertissants à citer. -Jadis on se targuait volontiers d’un beau geste: on gonflait les -services rendus, les sommes données... «J’ai fait ceci, j’ai donné cela, -et puis cela encore!» Aujourd’hui, c’est tout le contraire! Les gens -déclarent avec une satisfaction visible: «Oh! moi, je n’ai lâché que -cela!» Et des chiffres dérisoires sortent des lèvres. S’agit-il de -ser<span class="pagenum"><a id="page_129">{129}</a></span>vices, et non d’argent: «Me déranger, dit-on, et pourquoi? Chacun a -ses propres affaires! Ah! je leur ai parlé de façon à leur enlever toute -envie de revenir!»</p> - -<p>Si les femmes montrent souvent sans vergogne des jambes très -contestables, elles ont la même impudeur pour les laideurs de leur -caractère. Ces manifestations d’avidité se produisent, il faut l’avouer, -à peu près également chez les deux sexes. Mais elles font un effet plus -discordant encore chez celui qui avait eu jusqu’ici la prétention de -faire du sentiment un monopole féminin.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Tout cela serait assez drôle, si ce n’était pas infiniment triste! En -cette heure suprême de la vie sociale des peuples, alors que tant de -souffrances se sont accumulées dans les cœurs, on ne peut voir les êtres -humains mesurer si parcimonieusement leur sympathie et leurs services, -sans se sentir le cœur serré d’une étreinte si douloureuse qu’elle -semble presque en arrêter les battements.</p> - -<p>Les vers où Edmond Rostand raconte l’histoire des deux Rois Mages blonds -qui avaient<span class="pagenum"><a id="page_130">{130}</a></span> perdu l’étoile, et ne la retrouvaient plus, rendent aux -âmes l’espérance et la foi. Pour retrouver l’astre disparu, ces savants -de Chaldée:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i6">Tracèrent sur le sol des cercles au bâton,<br /></span> -<span class="i4">Ils firent des calculs, grattèrent leur menton,<br /></span> -<span class="i4">Mais l’étoile avait fui, comme fuit une idée!<br /></span> -<span class="i2">Et ces hommes, dont l’âme eut soif d’être guidée,<br /></span> -<span class="i4">Pleurèrent, en dressant leurs tentes de coton.<br /></span> -</div><div class="stanza"> -<span class="i2">Mais le pauvre roi noir, méprisé des deux autres,<br /></span> -<span class="i0">Se dit: «Pensons aux soifs qui ne sont pas les nôtres,<br /></span> -<span class="i0">Il faut donner quand même à boire aux animaux.»<br /></span> -</div><div class="stanza"> -<span class="i2">Et tandis qu’il tenait un seau d’eau par son anse,<br /></span> -<span class="i0">Dans l’humble rond de ciel où buvaient les chameaux,<br /></span> -<span class="i6">Il vit l’étoile d’or qui dansait en silence.<br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>Les vers du poète libèrent les cœurs de la pesanteur qui les oppressait; -ils peuvent de nouveau respirer largement, puisque l’étoile brille -toujours au ciel, visible aux yeux des humbles, des pitoyables et des -simples, dans le cœur desquels la flamme ardente brûle encore!</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Mais, demandera-t-on, quels sont les symptômes sur lesquels se base -cette affirmation<span class="pagenum"><a id="page_131">{131}</a></span> péremptoire? Ceux-ci sont assez difficiles à énumérer -car ils ne se produisent pas à la surface, mais bien sous la profondeur -des eaux, et les forces qui s’en dégagent sont encore mystérieuses et -secrètes. Envisageons un instant l’âme humaine dans son ensemble, et -voyons si, par quelque côté, elle n’a pas fait un pas en avant, après en -avoir fait plusieurs en arrière! Commençons par examiner la conscience, -qui est moralement la partie la plus noble de l’organisme humain, -puisqu’en elle réside ce principe du libre arbitre qui confère à l’homme -ses lettres de noblesse.<span class="pagenum"><a id="page_132">{132}</a></span></p> - -<h3><a id="CHAPITRE_PREMIER4"></a>CHAPITRE PREMIER<br /><br /> -<b>LES CONSCIENCES QUI CRIENT</b></h3> - -<div class="poetry1"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Conscience does make cowards of us all.<br /></span> -<span class="i10">(<span class="smcap">Shakespeare.</span>)<br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>Nous assistons aujourd’hui à l’inévitable mouvement de réaction qui -devait suivre les excès et les violences, les arrogantes prétentions et -les ridicules doctrines de ceux qui,—pour apprêter le problématique -banquet, où tous pourront assouvir leurs convoitises, satisfaire leurs -appétits, s’enivrer de liqueurs brûlantes et se gorger de nourritures -azotées,—n’avaient pas hésité à détruire le travail des siècles, pas -plus qu’ils n’ont reculé devant le crime de jeter le monde dans -l’horrible désert de l’anarchie.<span class="pagenum"><a id="page_133">{133}</a></span></p> - -<p>Il est curieux de constater comment, en cette heure de révolte certains -droits, récemment et souvent injustement acquis, sont reconnus par ceux -même qui sont prêts à réagir avec force contre la menaçante -décomposition matérielle et morale du monde. C’est là un fait assez -symptômatique pour qu’on le relève et que l’attention s’y arrête: l’idée -de punir pour punir a cessé de dominer les cerveaux, l’instinct -justicier ne s’affirme plus aussi implacable. On a même dépassé la -mesure en sens contraire, comme le prouvent certaines amnisties et -certaines sentences étranges des tribunaux militaires eux-mêmes, qui ont -perdu de ce fait leur réputation d’inflexibilité et de rigide justice.</p> - -<p>En ce qui concerne les pouvoirs publics, ces indulgences peuvent être -taxées de déplorables faiblesses. Elles sont l’effet de causes -complexes, dont plusieurs dépendent des intérêts politiques et ne se -rattachent qu’indirectement à mon sujet. Mais le phénomène réellement -intéressant est celui qui a pour théâtre les consciences individuelles. -Aujourd’hui on voit celles-ci reculer presque toutes devant un programme -qui enlèverait à la classe ouvrière, même sous forme de justes<span class="pagenum"><a id="page_134">{134}</a></span> -représailles, les avantages matériels, qu’elle s’est assurés par la -violence de ses procédés.</p> - -<p>La délicatesse des consciences au point de vue de l’équité économique -est devenue singulière. Un de mes amis, très libéral d’idées quoique -conservateur d’instinct, me disait l’année dernière, à propos du devoir -qui incombait à la bourgeoisie de défendre ses droits, cette phrase -étonnante: «Oui, certes, mais il faut qu’elle trouve un prétexte pour -cette levée de boucliers; celui de sa défense personnelle ne suffirait -pas à la justifier.»</p> - -<p>Sans discuter la question de savoir si le scrupule était exagéré, je -cite la phrase simplement parce qu’elle représente bien l’état d’esprit -incertain et timide qui caractérisait la mentalité générale en 1920-21. -Elle révèle, en tout cas, un travail particulier de la conscience -humaine en ce qui concerne le droit au bien-être, cette <i>poule au pot</i>, -que le bon roi Henri IV souhaitait à son peuple!</p> - -<p>On peut y voir simplement la trace d’un faux humanitarisme tolstoïen -qui, au lieu de ramener les brebis au bercail, les abandonne aux -aventures et aux mésaventures du hasard, dieu frivole et cruel qui -fourvoie ceux qui suivent sa direction. Mais il n’en est pas moins<span class="pagenum"><a id="page_135">{135}</a></span> vrai -qu’une singulière transformation s’est accomplie dans les consciences. -Or, comme la conscience est la source où s’élaborent les sentiments, -tous les signes de vie qu’elle donne prouvent à l’évidence que le cœur -des hommes bat toujours et que leurs oreilles ne se satisfont pas -uniquement du cliquetis de l’argent qui passe de main en main.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Dans un autre ordre d’idées encore, nous assistons aux mêmes -manifestations d’indulgence. On est surpris de constater à quel point, -en certains pays surtout, le droit à la jouissance pour tous est reconnu -par les consciences des anciens prétendus privilégiés. La phrase du -Christ aux Pharisiens, à propos de la pécheresse, qui, d’après la loi, -méritait d’être lapidée: «Que celui qui est sans péché lui jette la -première pierre», semble retentir tardivement dans l’âme humaine. C’est -malheureusement sous une forme qui peut devenir dangereuse: on ne se -borne point à ne pas lancer la première pierre, on a pour certaines -formes de dégénérescence de bénévoles encouragements.<span class="pagenum"><a id="page_136">{136}</a></span></p> - -<p>Les ignorants essayent de rattacher la doctrine communiste à celle du -Christ. Et lorsqu’ils entendent énoncer cette erreur profonde, certains -esprits légers opinent du bonnet, comme s’ils ne percevaient pas -l’immense distance qui sépare les deux doctrines; elles se trouvent -même, on peut l’affirmer, aux deux pôles opposés! La seconde prêche le -renoncement à toutes les catégories d’êtres humains, tandis que la -première affirme le droit de tous aux richesses et aux jouissances, et a -pour mot d’ordre: «<i>La convoitise satisfaite!</i>»</p> - -<p>Mais ce n’est point le moment d’aborder cette grave question. -Bornons-nous à signaler que l’on voit aujourd’hui des familles entières -se soumettre de leur plein gré à de pénibles inconvénients, pour ne pas -gêner les plaisirs de leurs subalternes, et leur laisser de longues -heures de liberté.</p> - -<p>«On est bien forcé de subir ce qu’on ne peut empêcher, répondra-t-on; -et, ne vous y trompez pas, c’est la peur et non l’équité qui provoque -ces indulgences!» Voilà encore un jugement précipité, faux et injuste. -Car, en beaucoup de cas, c’est sincèrement que les classes supérieures -sont arrivées à<span class="pagenum"><a id="page_137">{137}</a></span> reconnaître le droit du peuple à une certaine somme de -plaisir. Elles le font avec sympathie, et non plus avec le méprisant: -<i>Panem et Circences</i> des anciens Romains. Il vaudrait peut-être mieux -que les privilégiés apprennent à se priver parfois pour leur propre -compte, de certains plaisirs, au lieu d’en approuver l’abus pour eux et -pour les autres.</p> - -<p>Le fait que les consciences, muettes jusqu’ici, se sont enfin éveillées -sur ce point spécial de l’équité sociale, indique cependant une vitalité -d’âme dont il faudrait hautement se réjouir, si ce respect exagéré des -avidités et des jouissances matérielles ne prouvait pas l’importance -extrême qu’a prise, dans la mentalité des hommes tout ce qui se rapporte -à l’argent et aux appétits qu’il permet de satisfaire.</p> - -<p>C’est l’ombre du tableau, et elle s’étendra, dense et obscure, sur les -âmes, tant que les yeux des hommes ne se seront pas ouverts à la grande -et glorieuse réalité de la vie spirituelle que la plupart d’entre eux -s’obstinent à ne pas voir, à ne pas chercher, à ne pas reconnaître...</p> - -<p>Mais comme cette forme un peu particulière d’équité qui a surgi dans -certaines conscien<span class="pagenum"><a id="page_138">{138}</a></span>ces représente, somme toute, un pas accompli sur la -route qui monte, il est juste de la signaler à l’attention. Plus tard, -lorsque les hommes auront appris à regarder sous la surface des eaux, -ils pourront mieux enregistrer les vérités profondes que l’esprit des -sources leur permettra d’apercevoir.<span class="pagenum"><a id="page_139">{139}</a></span></p> - -<h3><a id="CHAPITRE_II-d"></a>CHAPITRE II<br /><br /> -<b>LES PHYSIONOMIES RÉVÉLATRICES</b></h3> - -<div class="poetry1"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0"><i>De quels profonds sillons sont marqués ces visages</i><br /></span> -<span class="i0"><i>Où l’ombre du passé lutte avec l’avenir</i>...<br /></span> -<span class="i10">(***)<br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>Je me suis absentée assez longtemps de ma résidence habituelle, et j’ai, -d’autre part, revu ailleurs des visages qui, depuis quelques années, -m’étaient devenus étrangers: peut-être est-ce pour cela qu’il me semble -percevoir une étrange transformation dans la physionomie humaine. Je -n’ai retrouvé, sauf dans le cas de quelques personnalités supérieures, -aucun visage identique à ce qu’il était jadis. Ceci prouve également -que, malgré l’odeur de mort répandue un peu partout, de fortes -vibrations secouent encore le cœur et le cerveau<span class="pagenum"><a id="page_140">{140}</a></span> des hommes. Si la -stagnation intérieure était complète, les physionomies ne se seraient -point ainsi modifiées et accentuées.</p> - -<p>Ce phénomène ne s’observe pas seulement chez ceux qui, comme les -combattants, ont traversé d’inoubliables moments de détresse et des -heures tragiques, ni chez les femmes dont les entrailles ont été -déchirées par la mort d’un fils. Cette transformation des visages est -beaucoup plus générale: on dirait qu’une vague puissante ou la main d’un -rude sculpteur a passé sur les figures humaines, tantôt déformant leurs -traits, et les harmonisant parfois dans une étrange expression -d’intensité. Les physionomies incertaines, insipides et veules ont à peu -près disparu. On en voit cependant encore de mornes et de bestiales -qu’aucun idéal n’anime, qu’aucune passion n’émeut ni ne trouble, -qu’aucune volonté de despotisme n’accentue: l’animalité seule règle -leurs mouvements.</p> - -<p>Ces dernières appartiennent presque toujours à la catégorie des êtres -dont un égoïsme outrancier étayé de sottise, a sucé les moelles. Ce sont -des âmes déjà trépassées dans des corps en voie de devenir cadavres, car -lorsque les sources véritables de la vie sont taries, celle<span class="pagenum"><a id="page_141">{141}</a></span>-ci -s’alimente si pauvrement qu’elle n’est plus au fond qu’une course à la -mort!</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Mais ces visages de moribonds, en marche vers le tombeau ne peuvent -intéresser personne: il est inutile de s’arrêter à les contempler. Par -contre, les physionomies presque trop expressives qu’on rencontre -aujourd’hui offrent un curieux champ d’études et indiquent que la vie -intérieure persiste chez quelques-uns, malgré les apparences d’une -indifférence générale et absolue. Mais de quelle nature est cette vie -intérieure? Nous essaierons d’en percer le mystère, mais je voudrais -auparavant noter ici une observation que j’ai faite et que j’invite les -autres à faire comme moi: les modifications de la physionomie sont -beaucoup plus visibles chez les femmes, peut-être parce que leurs traits -délicats se marquent plus facilement sous la secousse de l’émotion et -l’étreinte des sentiments. Il y a évidemment aujourd’hui, chez presque -toutes, quelque chose de plus accentué, de plus marqué en profondeur -dans les traits du visage que<span class="pagenum"><a id="page_142">{142}</a></span> ce qu’on y voyait autrefois! Les yeux -sont devenus froids, étrangement froids! Quelques-uns semblent taillés -dans des pierres dures: onyx, agathe, jaspe et lapis... Ce sont des yeux -qui manquent de rayonnement et de chaleur. Chez la paysanne, l’ouvrière, -la dactylographe, la femme du monde, la même expression implacable se -rencontre. Je ne rétracte pas le mot implacable, car dans les prunelles -féminines aucune miséricorde ne luit plus à l’heure actuelle. Une -énergie d’un genre nouveau les anime, fille de passions récemment -éveillées qui cependant se rattachent aux passions primitives de -l’humanité, et ne semblent pas avant-courrières d’une conception -nouvelle et plus noble de l’existence.</p> - -<p>Dans <i>les problèmes de l’heure</i> j’ai traité des conditions spéciales où -se trouve la femme en tant que femme, et mes conclusions à son sujet -n’étaient pas optimistes ni colorées d’espérance prochaine. Mais en -examinant avec plus d’attention les physionomies humaines je me suis -rendu compte qu’il y avait encore, chez les femmes comme chez les hommes -d’aujourd’hui, de l’étoffe pour tailler, assembler et coudre. Il faut -que les ouvriers intelligents et habiles se mettent à l’œuvre, montrent<span class="pagenum"><a id="page_143">{143}</a></span> -la voie, préparent l’ouvrage et jettent dans les âmes des pensées -d’avenir.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Certaines passions sont assez neuves chez la femme, tandis que l’homme -les a presque toutes connues, vécues et taries; ces passions sont -semblables à des sources vives, d’où des énergies inattendues pourraient -surgir. L’instinct de despotisme, par exemple latent jusqu’ici chez les -descendantes d’Ève, a pris désormais dans l’âme féminine un essor -effrayant. Celles qui se sentent des âmes à la Sémiramis sont rares, -mais tous les petits despotismes les attirent et les tentent. Le goût de -la domination, le besoin de se donner de l’importance qui n’avaient pas -franchi jusqu’ici les bornes de la vanité et de l’amour, se sont étendus -à toutes les branches de l’activité sociale où les femmes prétendent à -présent exercer leur empire. Cette modification de leur psyché -développera peut-être dans ces mentalités un peu mièvres, un peu veules, -un peu incertaines, des forces qu’on ne soupçonnait pas.</p> - -<p>Je crains pourtant qu’il ne s’agisse pas au<span class="pagenum"><a id="page_144">{144}</a></span> début, de nouveautés -sympathiques, car l’accentuation des physionomies que je viens de -signaler ne semble pas avoir une base pure et noble. Mais étant donné -l’état d’insipidité où semblaient tombées la plupart des âmes, tout -symptôme qui révèle des énergies en formation doit être accueilli avec -satisfaction.</p> - -<p>Ce sont là des forces en gestation. Dans quel sens se -développeront-elles? Comment les sauver, en ce moment psychologique -d’une si extrême importance, de la rencontre et de l’influence des -mauvais bergers? Tel est le grave problème qui se pose devant les -consciences vivantes, devant les esprits qui veillent.</p> - -<p>Ah! les mauvais bergers! On peut parler aussi aujourd’hui des mauvaises -bergères. A quelque sexe qu’ils appartiennent les uns ou les autres, on -ne redoute pas assez le rôle néfaste qu’ils jouent, on ne met pas -suffisamment en garde contre eux les esprits inexpérimentés. Or, c’est -l’une des pires sottises qu’on puisse commettre, car ces conducteurs de -brebis sont mille fois plus dangereux que les loups dévorants, ces -frères inférieurs, comme les appelle saint François d’Assise!</p> - -<p>Il n’est pas agréable, certes, d’être croqué par les dents des loups, -mais il est cent fois<span class="pagenum"><a id="page_145">{145}</a></span> pire encore de tomber sous la coupe d’un mauvais -berger, car cette emprise peut avoir sur la destinée des autres hommes -de pernicieuses répercussions.</p> - -<p>Quand ces déviateurs de la conscience humaine se dévoilent, on devrait -les marquer moralement au fer rouge et faire pour eux ce qu’on fait en -Italie pour les <i>jettatori</i> que couronne une sinistre auréole de -malheur, refuser même de prononcer leur nom!</p> - -<p>Mais notre esprit superficiel—cette tendance qu’Oscar Wilde qualifiait -de crime,—nous rend incapables de jouer le rôle sacré de gardiens des -âmes.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Le déplorable empire que les mauvais bergers ont acquis et conservent -dans la société actuelle est dû en grande partie au fait que les hommes -ne savent pas se servir contre eux des armes de défense dont la nature -les a généreusement pourvus. L’une d’elles est assurément le regard, -destiné à aiguiser la perspicacité de l’esprit et à indiquer au voyageur -les embûches et les périls de la route. L’insouciance, avec laquelle -nous nous en ser<span class="pagenum"><a id="page_146">{146}</a></span>vons, la plupart du temps, sans prêter une attention -suffisante aux embarras qui obstruent le chemin ou aux détours qui -l’interrompent, est une preuve de sottise. Les éducateurs devraient -désormais s’occuper à mieux développer chez les enfants cette faculté du -discernement qui manque à tant d’hommes faits. Ils devraient, avant -toutes choses, apprendre à leurs élèves qu’il faut donner une extrême -importance à l’expression du regard de ceux qu’ils rencontrent, et user -du leur avec clairvoyance et attention. L’œil humain est la clef de -voûte des personnalités et elle les accompagnera sans doute dans -l’au-delà, car, comme l’a dit le poète des <i>Deux Rencontres</i>:</p> - -<div class="poetry1"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Les prunelles ont leur couchant,<br /></span> -<span class="i0">Mais il n’est pas vrai qu’elles meurent!<br /></span> -<span class="pagenum"><a id="page_147">{147}</a></span></div></div> -</div> - -<h3><a id="CHAPITRE_III-d"></a>CHAPITRE III<br /><br /> -<b>LES YEUX QUI VOIENT</b></h3> - -<div class="poetry1"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Oh! qu’ils aient perdu le regard,<br /></span> -<span class="i0">Non, non, cela n’est pas possible;<br /></span> -<span class="i0">Ils se sont tournés quelque part<br /></span> -<span class="i0">Vers ce qu’on nomme l’invisible.<br /></span> -<span class="i8"><span class="smcap">Sully Prud’homme.</span><br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>Par le mot «voir», j’entends parler de la vision intérieure, la seule -qui soit intéressante dans l’ordre moral et intellectuel. On peut -percevoir merveilleusement les objets extérieurs et être privé -complètement de cette vision spéciale, qu’un malheureux aveugle peut -posséder parfois au suprême degré. C’est donc cette vision qu’il importe -de chercher avant tout dans les prunelles dont nous rencontrons le -regard.</p> - -<p>Il y a toutes espèces d’yeux dans le monde:<span class="pagenum"><a id="page_148">{148}</a></span> de beaux et de doux, de -sévères et de durs; il y en a de dominateurs, d’éblouissants, de -provocants... D’autres nous prennent simplement. Ce sont les plus -redoutables, ceux qui, d’un coup d’œil, changent parfois des destinées.</p> - -<p>Nous n’accordons pas assez d’importance aux yeux, nous ne les observons -pas suffisamment, nous nous perdons inutilement dans d’autres détails du -visage et de la personne. Eux seuls mériteraient cependant l’attention -des psychologues et des curieux. Ils n’ont qu’une rivale: la bouche! -Mais celle-ci n’est guère révélatrice qu’au point de vue des passions et -des tendances instinctives: bonté, méchanceté, faiblesse, ou -obstination. Elle ne représente pas un tempérament dans son ensemble, -et, au point de vue intellectuel, elle reste muette.</p> - -<p>Sans la négliger, ce qui serait une erreur, ce sont les yeux que nous -devons toujours considérer pour obtenir une vision à peu près exacte des -âmes individuelles.</p> - -<p>Leurs variétés sont infinies et ils sont souvent déconcertants par leur -sincérité même. Quelques-uns sont fuyants, et on les devine faux; -d’autres ont appris l’art de se soustraire<span class="pagenum"><a id="page_149">{149}</a></span> aux investigations, sans se -détourner ouvertement; mais, en général, les prunelles de la plupart des -hommes s’ouvrent candidement, et s’offrent sans défiance aux -observations des regards curieux qui croisent les leurs. Les êtres qui -ont clos le plus hermétiquement leur cœur, ne se sont pas avisés de -prendre la même précaution pour ces fenêtres à travers lesquelles le -regard d’autrui peut pénétrer jusqu’à l’intimité de l’âme, et en -fouiller les replis.</p> - -<p>Puisque la candeur de l’homme le permet ou ne peut l’empêcher, cherchons -donc, non pas dans ses paroles, parfois mensongères, ni dans ses actes, -souvent transitoires, mais dans ses yeux qui n’ont encore appris à -dissimuler qu’une petite partie de ses secrets, le mystère de son âme -profonde.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Entendons-nous! Je n’ai pas l’intention de pousser aux curiosités -psychologiques, ni d’engager mes lecteurs à cultiver l’art de couper un -cheveu en quatre. Nous avons trop souffert pour nous complaire -sérieusement à<span class="pagenum"><a id="page_150">{150}</a></span> ces jeux qui affinent le goût sans éclairer -l’intelligence. Je propose, au contraire, de renoncer aux puériles -recherches dans le jardin secret des membres de notre entourage, et de -nous attacher à une unique recherche. Ces yeux que nous interrogeons -avidement, demandons-leur une seule chose: reflètent-ils une vision -intérieure, une capacité d’inspiration subite, l’amour de l’idée au lieu -de l’amour des choses?</p> - -<p>Hélas! que de fois n’y découvre-t-on que l’amour des choses, cette -irrémédiable tare, cette constante ennemie de toute vraie liberté -morale! Les femmes y sont plus attachées encore que les hommes. C’est -pourquoi elles arrivent rarement au mysticisme et au grand vol des -idées. «Laissez-les donc tranquilles, diront ceux qui préfèrent ne pas -réfléchir, elles font ce qu’elles peuvent et il ne faut pas demander au -pommier de porter des pêches!» J’use volontiers de cette métaphore, car -il est injuste, je le reconnais, de ne pas tenir compte des possibilités -pour établir ses jugements; mais admettre, pour soi et pour les autres, -une semblable limitation, c’est renoncer à la grandeur de l’effort, -c’est désobéir d’avance à ces inspirations subites de l’esprit qui, -mieux<span class="pagenum"><a id="page_151">{151}</a></span> qu’un coup de cloche retentissant, vous font sortir des rangs et -gravir les cimes...</p> - -<p>Et cela est vrai pour les hommes comme pour les femmes. Si dans l’ordre -intellectuel celles-ci n’ont pas le cerveau organisé pour la spéculation -pure, on ne leur demandera pas de trouver la solution de problèmes -mathématiques; mais dans l’ordre moral, leur organisation mentale ne les -relègue pas fatalement, comme de pauvres Cendrillons, à la porte des -palais et des temples. Lorsqu’elles ne peuvent en franchir le seuil, -c’est la plupart du temps qu’elles ne le veulent pas! La répugnance à -l’effort, l’horreur du recueillement, et le prestige des choses -extérieures, tout puissant sur leur âme, ferment leurs yeux plus encore -que ceux des hommes, aux visions intérieures.</p> - -<p>Il me semble du reste absurde d’établir, en parlant des problèmes de -l’âme, des différences essentielles entre les deux sexes, puisqu’ils -sont, dès leur naissance, des condamnés à mort auxquels l’immortalité -est promise. L’important, à l’heure actuelle, est de savoir discerner -dans les yeux des hommes et des femmes, le reflet de leurs visions -intimes, puisque ces visions peuvent seules<span class="pagenum"><a id="page_152">{152}</a></span> élaborer en eux les âmes de -soldats, de défenseurs et d’apôtres qui seront nécessaires pour rétablir -l’équilibre du monde et apaiser la conflagration terrible qui en ce -moment déchire son cerveau et ses entrailles.<span class="pagenum"><a id="page_153">{153}</a></span></p> - -<h3><a id="CHAPITRE_IV-d"></a>CHAPITRE IV<br /><br /> -<b>LES CERVEAUX QUI VEILLENT</b></h3> - -<div class="poetry1"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">L’âme n’est pas un vase à remplir, mais un phare à allumer.<br /></span> -<span class="i10"><span class="smcap">Plutarque.</span><br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>Il ne suffit pas de posséder le don de la vision intérieure, il faut que -cette vision se réfléchisse dans le cerveau qui la reçoit, la creuse, la -travaille et s’en sert ensuite comme d’un levier pour provoquer -l’ascension des âmes.</p> - -<p>Il en fut sans doute ainsi pour les prophètes. Ils ont eu d’abord la -vision des choses, que leur génie spécial, après l’avoir considérée et -méditée, a ensuite présentée au monde. Ces personnalités puissantes -vivaient dans l’attente, les yeux bien ouverts, tandis que leur esprit -veillait.<span class="pagenum"><a id="page_154">{154}</a></span></p> - -<p>S’il nous arrive parfois, même aujourd’hui, de rencontrer des yeux qui -semblent refléter une vision intérieure, le contact avec les cerveaux -qui veillent est bien plus rare. Pour arriver à cet état de veille, -l’intelligence ne suffit pas, car l’intelligence se laisse facilement -distraire et recherche volontiers les frivolités qui l’amusent et la -reposent. Il faut qu’elle se réfugie au contraire dans l’intimité du -subconscient dont parle Leibnitz, qui vit en nous sa vie cachée et -profonde. Il est la source de toute inspiration, qu’elle vienne du génie -ou du cœur! Même si elle procède directement des forces divines, c’est à -travers notre subconscient qu’elle se révèle à nous.</p> - -<p>Savoir et pouvoir veiller, signifie donc pour l’homme: être en contact -intime et constant avec cette part secrète de lui-même qui échappe, -semble-t-il, à l’action des nerfs et du sang, et rend parfois l’âme -capable de ces intuitions mystérieuses qui se changeaient en lueurs -irradiantes dans les cerveaux des prophètes, des précurseurs, et dans -ceux des poètes qui furent, eux aussi, des voyants.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Mais ces grands initiés n’apparaissent que<span class="pagenum"><a id="page_155">{155}</a></span> de loin en loin dans -l’histoire du monde et restent des isolés. Or, pour redresser, émonder -et cultiver tous les ceps de vigne, il faut aujourd’hui beaucoup -d’ouvriers, il faut surtout que ces ouvriers soient aptes à recueillir -les enseignements qu’une voix inspirée prononcera ou qu’un souffle -mystérieux répandra subtilement dans les esprits, pour les transformer -en gardiens vigilants de la conscience humaine. Il n’est pas besoin, -pour accomplir cette tâche, d’être un génie ou un prédestiné, il suffit -d’être un homme de bonne volonté, <i>aimant d’amour</i> la vérité, et assez -clairvoyant pour savoir discerner les faux dieux et renverser, sans -vaine pitié, leurs autels.</p> - -<p>Mais, demandera-t-on, de tels hommes existent-ils à l’heure présente? -Certes, ils sont rares, bien rares, et ils demeurent muets et timides, -car la profondeur et la délicatesse de leur pensée les rendent suspects. -On ne peut cependant nier leur existence. Ils surgissent ici ou là et -leur présence éclaire d’une bordure lumineuse les épais nuages noirs qui -ferment l’horizon.</p> - -<p>D’où viennent ces hommes, dont la conscience en travail commence à se -faire entendre? Leurs origines sont multiples,<span class="pagenum"><a id="page_156">{156}</a></span> mais la plupart d’entre -eux appartiennent pourtant à deux catégories: d’abord à celle des -clairvoyants, à l’intelligence desquels n’échappe aucun des -épouvantables et dangereux symptômes de la crise que l’humanité -traverse. Après avoir sondé jusqu’en ses profondeurs la décomposition de -l’âme humaine, ils ont trouvé dans l’excès même de leur désolante vision -d’avenir une raison d’espérer. Si la destruction du monde physique, -disent-ils, a été annoncée, la destruction de l’âme n’a pas été prédite. -Or, c’est vers cette destruction que nous semblons marcher. Ce serait un -reniement de promesses et telle ne peut être la volonté divine. Donc, -invisiblement encore, le remède se prépare, le salut approche, et il -faut que les pensées et les yeux de ceux qui espèrent se tendent pour le -voir venir.</p> - -<p>Les cerveaux qui veillent se recrutent encore dans une seconde catégorie -d’hommes: ceux dans le cœur desquels l’amour de l’humanité est en train -de renaître et qui, émus d’une immense pitié, tendent l’oreille au -moindre son de cloche et cherchent éperdument autour d’eux le moindre -reflet d’une lueur d’aube.<span class="pagenum"><a id="page_157">{157}</a></span></p> - -<p>J’ai dit: <i>ceux au cœur desquels l’amour de l’humanité renaît</i>, car cet -amour a subi, lui aussi, une terrible crise depuis la conclusion de la -paix. Quand le sang a cessé de couler sur les champs de bataille et que -les jeunes corps des soldats n’ont plus été exposés aux balles et aux -bombes ennemies, aux gaz asphyxiants, aux raids des avions, aux attaques -des sous-marins, la grande compassion, qui remplissait les cœurs et les -faisait vibrer d’une vie douloureuse et palpitante, s’est éteinte tout à -coup comme une bougie sur laquelle on vient de souffler brutalement.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>C’est que le règne des paroles pernicieuses et inutiles, avait succédé à -celui des actes héroïques et que les compromis s’étaient substitués aux -nobles endurances. La pitié ardente qui attendrissait les regards trop -scrutateurs et empêchait les observations aiguës, avait, en -disparaissant, rendu la liberté aux yeux et aux cerveaux.</p> - -<p>Les hommes recommencèrent alors à se juger entre eux, et beaucoup -pensèrent que leurs concitoyens étaient au fond de pauvres<span class="pagenum"><a id="page_158">{158}</a></span> hères, que -leurs voisins, ou plutôt leurs compagnons de misère, ne présentaient pas -des personnalités beaucoup plus intéressantes. Ce fut ainsi, que l’amour -pour l’<i>humana gens</i> commença de pâlir dans les cœurs. Cet état -d’endurcissement n’a pas été suffisamment observé; d’aucuns même l’ont -laissé passer inaperçu et ne s’aperçoivent pas qu’il dure encore.</p> - -<p>Individuellement cependant, quelques hommes ont surmonté la crise: De -l’excès même de leur dégoût, quelque chose a remué dans leur cœur: avoir -tant plaint l’homme, parce que sa chair était meurtrie et que son sang -coulait, et rester insensible aux douleurs que lui prépare l’avenir -obscur, glacial, terne et décoloré, qui semble logiquement l’attendre, -quelle anomalie, quelle cruauté!</p> - -<p>C’est au plus fort de cette anormale indifférence que soudain, en -quelques-uns, l’amour pour les hommes a refleuri. Ces êtres, ces -générations qu’attendent de si déconcertantes perspectives, ce sont -leurs frères, leurs fils, et une idée a commencé à germer dans les -cerveaux de ceux qui ont l’habitude de veiller: «Nous ne pouvons pas -laisser périr l’humanité. Le secours doit venir...»<span class="pagenum"><a id="page_159">{159}</a></span></p> - -<p>Hélas! on n’est plus au temps des croisades, alors qu’on pouvait -enflammer les cœurs en prononçant le nom magique de Jérusalem! La ville -sainte a été délivrée, et son nom n’exerce plus sur les âmes l’ancien -effet prestigieux. Une anxieuse question se pose: «Si jamais le tombeau -qu’elle renferme retombait aux mains de ses anciens détenteurs, les -souverains de la terre accourraient-ils de tous les points du globe dans -la vallée de Cédron pour délivrer le Saint-Sépulcre?»</p> - -<p>Il a fallu, après la dernière croisade, environ sept siècles et une -nouvelle invasion de Barbares pour que l’Europe chrétienne, en -repoussant les hordes qui menaçaient sa civilisation, se soit enfin -décidée à chasser les Infidèles qui montaient la garde au tombeau de -l’enfant qui naquit à Bethléem et mourut sur le Golgotha!</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Les cerveaux qui s’éveillent, les consciences qui crient, les -physionomies qui révèlent des forces nouvelles et les yeux qui reflètent -des visions intérieures forment une petite avant-garde, dont la mission -est d’enflammer d’un<span class="pagenum"><a id="page_160">{160}</a></span> renouveau de confiance les cœurs oppressés et -déprimés.</p> - -<p>L’origine de ce mouvement est double, comme nous l’avons indiqué déjà. -Les uns y sont amenés par une foi tenace dans la paternité du Parfait -qui ne peut abandonner ses créatures; les autres, par un réveil de -fraternité devant les abominables perspectives d’avenir que prépare la -vague de folie qui a passé sur le monde.</p> - -<p>Mais ces champions doivent croître en nombre et en force pour triompher -du chaos universel et dominer l’étourdissante cacophonie qui a remplacé -la puissante voix du canon. Le chant même des oiseaux ne résonne plus -joyeux et triomphant comme jadis: d’aucuns vont jusqu’à prétendre que le -rossignol, effrayé, désertant les bois et les jardins, ne fait plus -entendre, sauf dans les vers des poètes, ses trilles délicieux.</p> - -<p>Se taire, espérer, attendre, veiller, écouter les voix profondes de la -nature, regarder les étoiles derrière lesquelles se cachent les vérités -éternelles, voilà ce que les hommes de bonne volonté peuvent faire pour -provoquer et pour hâter la rentrée au port.</p> - -<p>Shakespeare a dit: <i>It is the mind that<span class="pagenum"><a id="page_161">{161}</a></span> makes the body rich.</i> Si cette -parole s’applique victorieusement à la matière, combien plus doit-elle -être exacte en ce qui concerne les choses de l’esprit, car, comme l’a -dit Plutarque, «l’âme n’est pas un vase à remplir, mais un feu à -allumer». Or, le monde, en ce moment, a besoin de grands feux brûlant -sur les montagnes, qui soient comme un appel lancé au loin. Les cerveaux -qui veillent doivent être les premiers à signaler ces feux. En bas, -leurs regards doivent fouiller partout car, selon la belle expression de -Rostand: «Il y a de la boue qui veut redevenir de la terre.»<span class="pagenum"><a id="page_163">{163}</a></span><span class="pagenum"><a id="page_162">{162}</a></span></p> - -<h2><a id="CINQUIEME_PARTIE"></a>CINQUIÈME PARTIE<br /><br /> -<b>La rentrée au port.</b></h2> - -<p>Des barques à la dérive, sans timon et sans pilote, sur une mer -démontée, voilà l’image du monde actuel après trois ans de paix!</p> - -<p>Les embarcations qui sillonnent les eaux semblent devoir chavirer -toutes, les unes après les autres, car l’équipage est incapable de -trouver la direction d’un port où jeter l’ancre. Le naufrage paraît -imminent aux passagers consternés et aux spectateurs qui, du rivage, -observent les manœuvres des voiles et le mouvement des rameurs.</p> - -<p>Dans certains pays du globe, les mers et les fleuves semblent plus -normaux d’aspect, mais il y a partout, sur les eaux et dans les airs, -des soubresauts inquiétants, et les ap<span class="pagenum"><a id="page_164">{164}</a></span>parentes oasis sont trompeuses, -semblables à ces prairies riantes et vertes qui cachent des marais -profonds où le pied s’embourbe, s’enfonce et qui finissent par engloutir -inexorablement hommes et bêtes.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Cependant, dans l’ordre des faits naturels, on voit même aujourd’hui les -tempêtes finir par s’apaiser normalement, le ciel redevenir serein, et -lorsqu’après une violente bourrasque, on assiste à la rentrée au port -des grandes et des petites embarcations, une sensation exquise de -bien-être envahit les hommes. Le calme subit du ciel, de l’air et des -eaux produit également un effet magique sur les cœurs angoissés; il -tranquillise leurs battements trop rapides et apaise leur excessive -émotion.</p> - -<p>S’il en est ainsi pour les tempêtes qui agitent les flots et -l’atmosphère, le même phénomène devrait logiquement se produire dans -l’ordre des faits intellectuels et moraux. Les horribles tueries, que -les regards humains ont été forcés de contempler, ont provoqué ce -détraquement des cerveaux qui rend aujour<span class="pagenum"><a id="page_165">{165}</a></span>d’hui les hommes apparemment -incapables de bon sens, de clairvoyance et de tout pouvoir de résistance -et de réaction. La phrase désastreuse de Tolstoï: «Il ne faut pas lutter -contre le mal», a fait école hors de Russie et semble avoir envahi les -âmes occidentales. Nous assistons avec épouvante à des phénomènes -redoutables dont rien n’indique encore clairement la disparition -prochaine.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Et pourtant...! Croire à la perpétuité de l’obscurcissement du cerveau -humain, n’est pas seulement absurde et illogique; c’est encore la plus -grande offense qui puisse être faite au Créateur des merveilles de la -nature. Il devrait nous suffire de contempler une nuit étoilée, ou bien -de regarder l’Aurore qui précède, matin, après matin, la naissance de -l’astre du jour, pour comprendre que la lumière qui éclaire et réchauffe -notre planète, ne désertera jamais l’univers, car elle est la condition -même de son existence; à sa source s’alimente l’<i>Esprit</i> qui règle et -dirige le destin des hommes. Ceux-ci ont, par conséquent, le droit de -croire au prochain retour de la<span class="pagenum"><a id="page_166">{166}</a></span> lumière qui éclairait et réglait leur -conduite morale.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Mais avant d’ouvrir trop largement son cœur à l’espérance, et dans -l’attente du souffle puissant qui balaiera les nuages du ciel spirituel -de l’humanité et établira les bases d’une société nouvelle, il est -indispensable, comme nous l’avons dit, que l’homme ouvre ses yeux et -aiguise son esprit pour mieux étudier les mentalités actuelles et pour -rechercher s’il n’y a pas, entre elles et le bonheur dans l’ordre, -d’infranchissables barrières ou quelque éclatante divergence de -conception.<span class="pagenum"><a id="page_167">{167}</a></span></p> - -<h3><a id="CHAPITRE_PREMIER5"></a>CHAPITRE PREMIER<br /><br /> -<b>LE MOT D’ORDRE: SERVIR!</b></h3> - -<div class="poetry1"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Servir... servir... servir!<br /></span> -<span class="i6">(Paroles de Kundri dans <i>Parsifal</i><br /></span> -<span class="i6">de <span class="smcap">Richard Wagner</span>.)<br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>La vérité est qu’il y a en ce moment un terrible malentendu entre -l’homme et sa destinée.</p> - -<p>Quel que soit son rang social ou sa condition intellectuelle, il refuse -avec arrogance d’accomplir celle-ci, et les plus rebelles sont souvent -les plus petits. Ils mettent à désobéir à l’ordre divin une âpreté -extraordinaire et se sentiraient horriblement humiliés d’accepter le mot -d’ordre que les descendants d’Adam portent tous sur leur front, tracé -par la main suprême qui dirige les destinées<span class="pagenum"><a id="page_168">{168}</a></span> humaines. Ce mot est celui -de Parsifal: <i>Servir!</i></p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Il est inutile de protester, de s’indigner, de se révolter... L’ordre -est péremptoire; il faut courber la tête, y conformer sa vie, si l’on ne -veut pas tomber dans le désespoir morne, lourd, glacial et sombre que -l’homme a connu à la suite de la grande révolte morale de -l’après-guerre, et qui a rempli sa bouche d’un goût de cendre.</p> - -<p>Imitons Dante, qui, après avoir entendu les paroles des sages, -interrogeait avec anxiété les yeux de l’aigle pour savoir si Virgile, -non baptisé, pourrait voir un jour les portes du paradis s’ouvrir devant -lui et relisons les livres sacrés de toutes les religions et ceux où se -déroule l’histoire des philosophies et des destinées humaines; nous nous -rendrons compte que, sur ce point, il est oiseux de discuter et de -s’insurger.</p> - -<p>Nous sommes des serviteurs, pas des esclaves, entendons-nous! La -reconnaissance par Dieu du libre arbitre de l’homme l’a sauvé de -l’esclavage, mais non du service. Ce service librement accepté a ouvert -pour<span class="pagenum"><a id="page_169">{169}</a></span> lui les portes de la joie terrestre, lui a conféré en même temps -une grande dignité et a fait de lui une sorte de roi, puisque, servant -son maître avec l’amour d’un fils, il s’élève de ce fait à un niveau qui -lui fait immédiatement gravir plusieurs échelons dans la hiérarchie -morale des êtres.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>En cette heure de l’histoire du monde où chacun, avec une arrogance que -double une épaisse sottise, se refuse au travail et à l’obéissance, il -semblera sans doute à la plupart absurde, maladroit et inopportun -d’avoir l’audace d’affirmer qu’en dehors du <i>service</i>, même le plus -humble, il n’y a pas pour l’homme de bonheur possible, et que sa dignité -et son amour-propre trouvent tous deux leur avantage à ce service -librement et joyeusement consenti.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Les Anciens avaient coutume de dire que Jupiter aveuglait ceux qu’il -voulait perdre. Ne dirait-on pas aujourd’hui qu’une main malfaisante se -plaît à poser un bandeau sur<span class="pagenum"><a id="page_170">{170}</a></span> les yeux des hommes pour les empêcher de -discerner les vérités les plus évidentes et leur cacher les périls les -plus menaçants? Mais Zeus est mort, et il est impossible d’attribuer au -Père du Fils de l’Homme les actes que pouvait se permettre le maître des -dieux, représentant de toutes les passions humaines.</p> - -<p>La responsabilité de son misérable état d’âme repose donc entièrement -sur les épaules de l’homme d’aujourd’hui et sur celles des mauvais -bergers qui l’ont nourri de paradoxes et de sophismes enveloppés de -grands mots creux, dont le néant a été percé depuis longtemps, mais qui -continuent cependant à égarer certaines âmes.</p> - -<p>Or, nul n’est plus difficile à guérir que le malade et le dément qui -veulent l’être; l’intelligence et la volonté humaines n’y suffisent pas. -Non que les raisonnements ne puissent avoir leur rôle dans le formidable -combat engagé par les hommes révoltés contre l’ordre établi et le grand -législateur de toutes choses. Il est même des cas où la répression -violente est peut-être indispensable pour vaincre certaines formes de la -rébellion. Mais puisque la tendance qui nous courbe aujourd’hui vers le -limon de la terre, comme les bœufs vers<span class="pagenum"><a id="page_171">{171}</a></span> l’abreuvoir, est plutôt un état -d’esprit qu’un phénomène physique, c’est plutôt vers l’intervention des -forces spirituelles que les espérances des hommes de bonne volonté -doivent se tourner. Il faut qu’ils se penchent vers leur subconscient -pour écouter sa voix profonde; il faut qu’en toutes choses ils invoquent -l’appui de l’Esprit.<span class="pagenum"><a id="page_172">{172}</a></span></p> - -<h3><a id="CHAPITRE_II-e"></a>CHAPITRE II<br /><br /> -<b>QUEL SERA LE PILOTE?</b></h3> - -<div class="poetry1"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Quand Enée s’aperçut de la<br /></span> -<span class="i0">disparition de son pilote, il<br /></span> -<span class="i0">prit sa place.<br /></span> -<span class="i10"><span class="smcap">Virgile</span> (<i>Enéide</i>).<br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>Quel sera le pilote? Telle est l’anxieuse interrogation qui se pose -devant les âmes et les esprits des hommes.</p> - -<p>Pour ramener rapidement les cœurs rebelles à l’obéissance, il faudrait -qu’une bouche divine, celle du «grand convive des Noces de Cana», comme -l’appelle le poète Louis Bouilhet, répète à l’homme, d’une voix plus -résonnante que l’airain, l’ordre suprême du Créateur: «Tu es né pour -travailler et servir», et que la réponse de l’homme sorte<span class="pagenum"><a id="page_173">{173}</a></span> frémissante -de son cœur et de ses entrailles: «Je servirai».</p> - -<p>Ce serait là un double miracle; mais si nous pouvons, d’après les -promesses divines faites aux violents sur le royaume des cieux, nous -attendre au miracle, et si l’immense clameur des âmes angoissées -parvient à l’imposer à Dieu, c’est toujours Lui qui choisit son heure, -et notre attitude ne peut être que celle de l’attente confiante et -patiente.</p> - -<p>Une voie cependant est toujours ouverte aux cœurs religieux, même si -leur pensée est libre, c’est celle qui s’adresse directement à l’Esprit, -à cet Esprit dont Joseph Mazzini, le nouvel Ézéchiel, comme l’appelait -le grand poète Carducci, annonçait le règne dans la forme religieuse -qu’il prévoyait pour l’avenir; et qui se dévoilera à l’homme à travers -ce mystérieux subconscient qui règle les rapports de l’être humain avec -les forces suprêmes. L’existence de ce merveilleux intermédiaire entre -la conscience humaine et la divinité, n’a été comprise jusqu’ici que par -un nombre restreint de cerveaux.</p> - -<p>Il est évident que l’action de l’Esprit est souvent lente, et il est -rare qu’elle se manifeste d’une façon éclatante; elle marque cepen<span class="pagenum"><a id="page_174">{174}</a></span>dant -les âmes d’une ineffaçable empreinte, et le jour viendra, sans doute, où -celles qui auront été ainsi désignées, se dresseront une à une, prêtes, -dès le point du jour, comme les moissonneurs, à faucher le blé mûr, et, -comme des soldats à l’appel du tocsin, à mettre leur fusil sur l’épaule -et à descendre dans la plaine ou à gravir la montagne pour défendre -l’idéal contre l’humiliante limitation de la pensée humaine au monde -matériel et visible.</p> - -<p>Que les positivistes ne s’alarment pas de ce programme. Le monde des -faits ne peut, lui aussi, qu’y gagner. Lorsque les ouvriers seront prêts -et que le drapeau de la nouvelle Croisade sera déployé, tout ce qui -appartient à l’ordre des phénomènes naturels et sociaux trouvera sa -place, comme les morceaux épars et confus de ces jeux de patience qui, -avant la guerre, ont eu leur jour de vogue dans le monde des désœuvrés.</p> - -<p>Mais le rétablissement des formes qui réglaient l’existence de -l’avant-guerre, et la reprise normale de tous les services sociaux et de -la vie économique des nations, ne pourront plus satisfaire entièrement -l’homme, dont la perspicacité aiguisée a appris à discerner, sous les -cicatrices fermées, la permanence du virus<span class="pagenum"><a id="page_175">{175}</a></span> qui continue à ronger les -tissus essentiels à la vie. Il avait fait de bien autres rêves!...</p> - -<p>«Une immense espérance a traversé la terre», disait Alfred de Musset, en -parlant de l’apparition du Christ dans le monde. Ces mots célèbres du -poète des <i>Nuits</i> peuvent être rappelés à propos du frémissement qui a -soulevé les âmes, lors de la grande levée de boucliers du droit contre -la force, et qui les avait remplies d’une invincible certitude, non -seulement de victoire, mais de rénovation.</p> - -<p>Ces champions de l’espérance, qui ne vivent pas machinalement au jour le -jour en se contentant de la cendre des choses, devraient se rappeler que -Varron, un païen, a dit: «Les dieux protègent ceux qui les invoquent», -et se souvenir aussi de l’abondance des promesses de l’Évangile sur -l’efficacité de la prière des violents. Ils invoqueraient alors les -forces suprêmes avec cette persistance et cette impétuosité qui irritent -les hommes, mais que, paraît-il, la patience de Dieu accepte et -supporte: «Un pilote! un pilote! devraient-ils s’écrier. Par pitié, -Seigneur, donnez-nous un pilote qui nous conduise!»<span class="pagenum"><a id="page_176">{176}</a></span></p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Nous sommes tellement habitués à tout matérialiser et à tout voir sous -forme d’images, qu’en entendant parler de pilote, nous regardons -instinctivement autour de nous pour essayer d’apercevoir, dans le monde -visible, la silhouette de l’être à figure d’homme capable de prendre en -mains les destinées humaines et de les conduire au port. Quelques noms -nous viennent à l’esprit, mais nos lèvres ne les prononcent pas, et nous -nous contentons de pousser un soupir ou de faire un geste découragé.</p> - -<p>C’est qu’en effet, même parmi les meilleurs et les plus grands, aucun -homme n’est tout à fait à la hauteur de ce rôle. C’est en vain que nous -interrogeons l’horizon: Rien ne surgit. Les chemins poudroient, les -champs verdoient, le soleil flamboie, mais le cavalier sauveur ne paraît -pas encore et la nuit ne se dissipe point!</p> - -<p>Pour apercevoir une lueur, il faudrait monter plus haut, regarder au -delà, élargir nos moyens d’action. Autrefois, l’histoire nous l’apprend, -le travail d’une seule cons<span class="pagenum"><a id="page_177">{177}</a></span>cience suffisait parfois. Faut-il, -peut-être, aujourd’hui que les plus délicates fonctions de l’âme -s’accomplissent collectivement? Allumer des phares dans le cœur des -hommes de bonne volonté pour faire de ceux-ci des conducteurs d’hommes -et de barques, cela est du ressort de l’Esprit, suprême Pilote de -l’humanité!</p> - -<p>Supplions-le de n’abandonner plus jamais, sur la mer démontée, nos -embarcations fragiles, qui ne portent pas seulement cette fois la -fortune d’Enée et des héros troyens, mais les destinées du monde entier.</p> - -<p>Les Anciens dressaient jadis, à la proue de leurs navires, une figure de -femme, destinée à les protéger contre les vents contraires ou les flots -en délire, et à leur assurer le triomphe des armes. La fulgurante image -de la Victoire de Samothrace se dresse devant nos yeux. Le même usage -s’est continué dans le monde chrétien; les petits voiliers et les -barques de pêcheur ont longtemps arboré à leur proue une figure en bois -représentant soit un ange aux ailes déployées, soit une sainte -protectrice, et l’on trouve encore, dans les anciens châteaux et abbayes -de France, quelques-unes de ces naïves et touchantes statuettes.<span class="pagenum"><a id="page_178">{178}</a></span></p> - -<p>Les symboles ne sont plus guère à la mode aujourd’hui, mais on peut -penser cependant que si les hommes attachaient mentalement à leur barque -personnelle un symbole moral, l’œuvre du pilote en serait facilitée. On -vient fêter partout en Europe, le centenaire de Dante Alighieri. Quel -choix de symboles merveilleux renferme la Divine Comédie! L’image de la -dame de blancheur décrite au chapitre <small>XII</small> du <i>Purgatoire</i>, «dont le -visage luit comme l’étoile du matin», serait une efficace protectrice -pour les embarcations qui, ayant miraculeusement échappé à la tempête, -rentrent au port avant d’affronter d’autres périlleux voyages.<span class="pagenum"><a id="page_179">{179}</a></span></p> - -<h3><a id="CHAPITRE_III-e"></a>CHAPITRE III<br /><br /> -<b>LA TRIOMPHATRICE DE DEMAIN</b></h3> - -<div class="poetry1"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">A noi venia la creatura bella<br /></span> -<span class="i0">Bianco vestita e nelle faccia quale<br /></span> -<span class="i0">Par tremolante mattutina stella.<br /></span> -<span class="i10"><span class="smcap">Dante</span>, <i>Purgatorio</i>,<br /></span> -<span class="i10">Canto 12, Sta. 88.<br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>Si les hommes comprenaient et acceptaient, à tous les degrés de -l’échelle sociale le mot d’ordre contre lequel a eu lieu la grande -révolte qui s’est accentuée dès le début du <small>XX</small>ᵉ siècle, une autre -transformation s’accomplirait logiquement dans les cœurs, et une -triomphatrice inattendue y remplacerait cette arrogance individualiste -qui, de jour en jour, les exalte sottement et dessèche en eux la source -des émotions nobles.</p> - -<p>Un orgueil absurde—qui ne s’en rend<span class="pagenum"><a id="page_180">{180}</a></span> compte?—a envahi aujourd’hui tous -les cerveaux. Il suffit d’un peu de bon sens et de clairvoyance pour le -constater. Chacun a de soi-même une opinion si exagérée que celle-ci va -souvent jusqu’au ridicule. On dirait que les prétentions croissent en -proportion directe de la médiocrité des personnes et des conditions. -C’est là un phénomène si singulier que cette outrecuidance serait d’un -haut comique, si elle ne remuait pas dans notre âme de mélancoliques -pensées sur notre situation réelle au point de vue terrestre. Que -sommes-nous, en effet, sinon de pauvres condamnés à mort, isolés dans le -vaste univers? Il n’y a vraiment pas là de quoi s’enorgueillir, même si -l’on appartient à la catégorie restreinte des favorisés de la nature et -du sort!</p> - -<p>Pour peu qu’on réfléchisse de bonne foi aux conditions de la vie humaine -on est amené à se convaincre qu’il n’y a de dignité réelle et de -sécurité morale pour l’homme que dans une conception modeste de sa -propre individualité. Si les éducateurs avaient su élever et diriger la -pensée de ce dernier, il le comprendrait dès l’enfance et essayerait de -se débarrasser au plus vite de la lourde carapace de prétentions, -d’exigences, de vanités, de griefs<span class="pagenum"><a id="page_181">{181}</a></span> et de rancunes qu’il traîne après -lui. Ce bagage, qui l’enfle démesurément, le rend semblable à une énorme -cible où tous les coups portent: piqûres d’épingle, flèches envenimées, -coups de canif, l’atteignent de tous les côtés, tandis qu’ils glissent -sur l’homme réellement fier et assez adroit pour se rendre le plus petit -possible, afin d’offrir une moindre prise aux attaques.</p> - -<p>Si la conscience du peu qu’il est en réalité ne suffit pas à enseigner à -l’homme la modestie de l’attitude, le simple tact devrait lui apprendre -quelle maladresse il commet, au point de vue de son intérêt personnel, -en affichant des prétentions injustifiées et que l’opinion ne ratifie -pas. J’ai connu un homme, dont je veux, comme exemple, rappeler ici le -souvenir: il avait occupé de grandes positions, mais sa vie avait été -très mouvementée, et l’on devinait que ses yeux avaient vu trop de -choses! S’il parvint à esquiver la plupart des inconvénients qui -auraient pu résulter pour lui de son passé, ce fut par la modestie -constante et habile de son attitude. Il s’agissait évidemment, dans son -cas, d’un triomphe du tact, de l’intuition, du sens de la mesure qui -n’est possible qu’aux êtres très<span class="pagenum"><a id="page_182">{182}</a></span> raffinés; pour que la modestie se -généralise, elle doit devenir un sentiment du cœur, né dans la -conscience, de façon à être à la portée de tous.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>A l’heure actuelle parler d’humilité, c’est comme parler de service. La -plupart des êtres repoussent cette vertu comme un hôte indésirable qu’il -faut écarter soigneusement de sa vie; on croit y voir un élément de -laideur, de pauvreté, de mesquinerie, de platitude, et chacun, avec un -geste méprisant, gouailleur, ou tout au plus, dédaigneusement -compatissant, lui ferme les portes de sa maison. Cette image décolorée -et terne que nous nous faisons de l’humilité ne ressemble en rien à -celle que nous présente le poète. Telle que son génie l’a conçue, c’est -une créature d’une beauté parfaite, vêtue de blanc et sur le visage de -laquelle semble trembler l’étoile du matin. Quel contraste avec la -Cendrillon poussiéreuse que nous avons reléguée derrière le mur de nos -maisons, en refusant de lui en laisser franchir le seuil!</p> - -<p>Après avoir ainsi dépeint l’humilité dans l’éclat d’un rayonnement -incomparable, Dante<span class="pagenum"><a id="page_183">{183}</a></span> lui donne la parole, et celle-ci ouvrant les bras -et déployant les ailes, la prend tout à coup avec une autorité -extraordinaire: «Venez, dit-elle, je suis près des degrés qui montent, -mais désormais on les gravit facilement», ce qui signifie qu’après avoir -ouvert notre cœur à l’humilité, les obstacles de la route disparaissent -et que l’ascension devient aisée.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Sans l’humilité comme sœur et compagne de route, chaque caillou se -change en pierre, chaque pierre en rocher; les pieds sont pris aux -pièges du chemin et s’embarrassent de mille entraves. Sans elle comme -point d’appui, on n’avance pas, on recule, et les plus nobles fiertés se -changent en présomptueux orgueil, car elle seule affermit les cœurs et -assure la dignité réelle des êtres.</p> - -<p>Certes, il y a entre les hommes,—il serait injuste de le -nier—d’immenses différences de valeur intrinsèque. Les uns, par la -hauteur de leur pensée, atteignent presque aux étoiles; d’autres roulent -dans la fange et s’y complaisent. Mais ceux même qui ont gravi le Mont -Sacré, se rappelant de l’ordre imparti par Celui<span class="pagenum"><a id="page_184">{184}</a></span> qui naquit dans une -étable: «Soyez parfaits comme votre père qui est aux cieux est parfait», -doivent comprendre qu’aucun orgueil personnel ne peut subsister dans -l’âme humaine, tellement elle est éloignée de l’incommensurable modèle -qui lui a été proposé.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Je n’ai pas l’intention de dépouiller l’homme de ses légitimes -satisfactions d’amour-propre; tout ouvrier qui a le sentiment d’avoir -bien accompli sa tâche journalière,—qu’il s’appelle Aristote ou qu’il -réponde au nom d’un simple berger des Alpes,—a le droit d’être fier -d’avoir fidèlement servi son maître. Cette fierté-là n’éloignera pas de -lui la belle créature qui le reconnaîtra pour frère et couronnera son -front d’une auréole de blancheur. La bonne volonté dans le travail est -la sœur de l’humilité, de cette enchanteresse qui, par sa radieuse -grâce, détient la clef des cœurs, car, sans nous en douter, ce que nous -chérissons dans les êtres, c’est la parcelle d’humilité qu’ils -possèdent!<span class="pagenum"><a id="page_185">{185}</a></span></p> - -<h3><a id="CHAPITRE_IV-e"></a>CHAPITRE IV<br /><br /> -<b>AMES CRÉATRICES</b></h3> - -<p>Elles n’ont jamais cessé d’exister tout à fait, ni pendant, ni après la -guerre, et dans le sombre tableau qui s’étend sous nos yeux on voit ici -et là surgir quelques taches claires, d’où sortent parfois de petites -flammes légères. Ces âmes ne sont pas toutes des créatrices, mais elles -sont les chevilles ouvrières de ce qui est resté debout après la -tourmente ou de ce qui est en train de se reformer lentement. Grâce à -leur concours, les œuvres sociales laïques ou religieuses ont, en -partie, repris leur fonctionnement régulier. Le recrutement des -travailleurs est, il est vrai, devenu moins abondant, car on sait que -l’altruisme est un vêtement démodé, dont on a presque honte de se vêtir. -Il faut tenir compte aussi du<span class="pagenum"><a id="page_186">{186}</a></span> fait que le jugement des hommes s’étant -singulièrement aiguisé, ils n’attachent plus une aussi grande importance -à leurs efforts sociaux et philanthropiques, et n’éprouvent plus, par -conséquent, à les accomplir cette satisfaction dont certains cœurs -s’enivraient avec un pieux orgueil. C’est là une diminution d’attrait -pour les esprits faibles, mais faut-il regretter de perdre ceux-ci comme -frères d’armes?</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Et ici une question très grave se pose: Quelle sera la situation des -faibles dans le monde de l’avenir? Mais le moment d’envisager ce -problème n’est pas venu encore. Ce qu’il est urgent de découvrir à -l’heure actuelle, ce sont les représentants d’une autre catégorie -d’êtres; de ceux qui cherchent, inventent, réalisent... Ils n’ont pas -toujours une âme visible, mais disposent certainement d’un cerveau -puissant et, tout en étant pour la plupart d’un positivisme absolu ils -voient au delà des réalités, ce qui les rapproche des adorateurs de -l’Esprit.</p> - -<p>L’effort qui s’accomplit en ce sens est immense dans la génération -actuelle; et on la<span class="pagenum"><a id="page_187">{187}</a></span> voit asservir à ses fins le fer et le feu. De tous -ces flambeaux qu’elle allume, des forces accumulées sortiront qui -transformeront et gouverneront le monde. Il est trop tôt pour qu’on -puisse prévoir les résultats de cette fièvre de recherches, dont -certaines expositions, certains congrès scientifiques réunis dans les -grands centres d’Europe et d’Amérique, ne fournissent encore qu’une pâle -synthèse. Depuis des siècles, tous les écoliers du monde ont appris -l’histoire d’Icare et de Prométhée, et ont palpité d’admiration pour ces -audacieux qui tentèrent de ravir le feu du ciel et s’exposèrent -joyeusement, pour remporter un tel prix, à être précipités dans les -abîmes infernaux.</p> - -<p>Aujourd’hui, ces audacieux sont devenus légion, et ce qui est digne de -remarque, c’est qu’ils n’espèrent rien ravir! Ils se lancent éperdus -dans l’espace, sans presque savoir pourquoi, poussés par l’irrésistible -besoin de dépenser leur énergie, de faire ce qui n’avait pas été fait -encore, et de se rapprocher du soleil! L’astre suprême, semblable à un -formidable aimant, attire vers lui ces hommes... Ils seront anéantis par -son brûlant voisinage, qu’importe! Ils auront dépassé les autres -conquérants des airs sur la route du ciel et<span class="pagenum"><a id="page_188">{188}</a></span> aperçu, comme Moïse, dans -une fulgurante vision, la face de Dieu! Cette ivresse compense, à leurs -yeux, bien des pertes, même celle de leur vie, de leur corps réduit en -fragments informes et sanglants.</p> - -<p>Parmi les symptômes d’espérance que j’ai signalés, il serait injuste et -illogique de ne pas tenir compte de ce grand mouvement de recherche et -d’invention qui enfièvre la jeunesse moderne. Ces techniciens n’écrivent -pas de vers, mais ils font, à leur façon, de la poésie vivante et -hardie. Ils ne respectent guère, sans doute, les traditions -métaphysiques, car plusieurs ont adopté le système de Descartes, et fait -<i>table rase</i> de ce qu’ils avaient jusqu’alors appris; ils veulent se -rendre compte par eux-mêmes et librement, des points de vue qu’ils -doivent accepter ou défendre, s’aiguillant souvent ainsi vers des vues -nouvelles et inattendues.</p> - -<p>Ces jeunes gens ne sont pas prêts encore à être des pilotes, mais ils -représentent des éléments de vie, desquels pourront surgir les âmes -créatrices, capables d’inspirations subites et douées de cette -sensualité d’esprit qui, par le fluide mystérieux et puissant qu’elle -dégage, attire irrésistiblement les autres âmes.<span class="pagenum"><a id="page_189">{189}</a></span></p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Un pont suspendu, et que l’humanité attend, doit être lancé assez haut -pour permettre aux habitants des deux rivages entre lesquels se partage -notre civilisation, d’échanger des pensées et de suivre ensemble du -regard la marche des étoiles. Ce pont sera l’œuvre des âmes créatrices.</p> - -<p>Qu’elles se hâtent donc de le construire, car entre ceux dont la -mentalité a été nourrie d’Homère et de Virgile et les techniciens -modernes, disciples passionnés de l’équation, il ne peut y avoir de -barrières irréductibles, puisque certains éléments de leur vie cachée et -profonde sont et resteront éternellement les mêmes.</p> - -<p>Les chercheurs et les inventeurs, par le fait même de leur vocation, -sont presque toujours des silencieux qui n’ont pas l’habitude de jouer, -en de frivoles entretiens, avec les mots inutiles, ni de brutaliser la -parole humaine ou de la traîner dans des marécages boueux; ils lui ont -ainsi conservé une sorte de virginité qui la rend plus efficace et plus -convaincante lorsqu’ils l’emploient.<span class="pagenum"><a id="page_190">{190}</a></span></p> - -<p>Le monde aurait besoin, en ce moment, d’entendre quelques paroles fermes -et ailées, et c’est peut-être de la bouche de l’un de ces jeunes gens -qu’elles sortiront.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Après avoir déchaîné tant de tempêtes matérielles et morales, -l’instrument magique, inspiré par les âmes créatrices, révélera au monde -qu’il y a dans la vie des valeurs et des joies jusqu’ici insoupçonnées.</p> - -<p>Quelques êtres privilégiés ont les mains pleines de grâces. Pourquoi -leurs lèvres—celles, par exemple, qui se refusant à violer la parole, -l’ont toujours respectée—ne pourraient-elles répandre ces grâces?</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Ne nous bornons pas à effleurer les surfaces. C’est dans les choses qui -ne peuvent mourir qu’il faut avoir confiance, même si la nuit semble -s’obscurcir et si les glas sonnent autour de nous.</p> - -<p>Dans le drame d’Ibsen: <i>Empereur et Galiléen</i>, une épouvante traverse -tout à coup l’âme de l’Apostat. «Où est-il maintenant?» se demande-t-il -avec une indicible terreur.<span class="pagenum"><a id="page_191">{191}</a></span> «La mort sur le Golgotha, près de -Jérusalem, n’aurait-elle été qu’un épisode, une chose faite en passant, -dans une heure de loisir? Qui nous assure qu’Il ne continue pas son -œuvre, et souffre, et meurt, et est vainqueur de nouveau, et toujours, -de monde en monde?...»</p> - -<p>C’est là une terrible vision de continuité qui hante les nuits, et -tenaille obscurément l’âme de celui qui a été vaincu dans sa tentative -de rétablir le culte des dieux qu’il croyait lié à la grandeur de Rome; -mais ce cauchemar se transforme en une vision consolante pour ceux dans -le cœur desquels l’image de l’enfant de Bethléem, bien qu’oubliée et -souvent reniée et trahie, a régné, ne fût-ce qu’un instant!</p> - -<p class="rt"> -Rome, 1920; Abbaye de Villeloin et Paris, 1921.<br /> -<span class="pagenum"><a id="page_193">{193}</a></span><span class="pagenum"><a id="page_192">{192}</a></span></p> - -<h2><a id="TABLE_DES_MATIERES"></a>TABLE DES MATIERES</h2> - -<table> -<tr><td colspan="4"> </td><td class="rt"><small>Pages.</small></td></tr> -<tr><td colspan="4"><span class="smcap">Préface</span></td><td class="rt"><a href="#page_vii"> <small>VII</small></a></td></tr> - -<tr><th colspan="5">PREMIÈRE PARTIE<br /> - -<b>Pendant que la nuit dure encore.</b><br /></th></tr> - -<tr><td colspan="3"><span class="smcap"><a href="#CHAPITRE_PREMIER1">Chapitre premier.</a></span></td><td>—Espérances prématurées</td><td class="rtb"><a href="#page_1">1</a></td></tr> - -<tr><td class="c">—</td><td class="c"><a href="#CHAPITRE_II-a">II.</a></td><td class="c">—</td><td>L’Attente</td><td class="rtb"><a href="#page_8">8</a></td></tr> - -<tr><td class="c">—</td><td class="c"><a href="#CHAPITRE_III-a">III.</a></td><td class="c">—</td><td>Le Silence</td><td class="rtb"><a href="#page_12">12</a></td></tr> - -<tr><td class="c">—</td><td class="c"><a href="#CHAPITRE_IV-a">IV.</a></td><td class="c">—</td><td>L’Instrument magique</td><td class="rtb"><a href="#page_21">21</a></td></tr> - -<tr><th colspan="5">DEUXIÈME PARTIE<br /> - -<b>Marchands et marchandes de fumée.</b><br /></th></tr> - -<tr><td colspan="3"><span class="smcap"><a href="#CHAPITRE_PREMIER2">Chapitre premier.</a></span></td><td>—Chassons les vendeurs du Temple</td><td class="rtb"><a href="#page_31">31</a></td></tr> - -<tr><td class="c">—</td><td class="c"><a href="#CHAPITRE_II-b">II.</a></td><td class="c">—</td><td>Les Escamoteurs</td><td class="rtb"><a href="#page_35">35</a></td></tr> - -<tr><td class="c">—</td><td class="c"><a href="#CHAPITRE_III-b">III.</a></td><td class="c">—</td><td>Les Faux Interprètes</td><td class="rtb"><a href="#page_43">43</a></td></tr> - -<tr><td class="c">—</td><td class="c"><a href="#CHAPITRE_IV-b">IV.</a></td><td class="c">—</td><td>Les Faux Juges</td><td class="rtb"><a href="#page_56">56</a></td></tr> - -<tr><td class="c">—</td><td class="c"><a href="#CHAPITRE_V-b">V.</a></td><td class="c">—</td><td>Les Bluffeurs</td><td class="rtb"><a href="#page_62">62</a> -<span class="pagenum"><a id="page_194">{194}</a></span></td></tr> - -<tr><td class="c">—</td><td class="c"><a href="#CHAPITRE_VI-b">VI.</a></td><td class="c">—</td><td>Lanceuses de bulles de savon</td><td class="rtb"><a href="#page_65">65</a></td></tr> - -<tr><th colspan="5">TROISIÈME PARTIE<br /> - -<b>Les Problèmes de l’heure.</b><br /></th></tr> - -<tr><td colspan="3"><span class="smcap"><a href="#CHAPITRE_PREMIER3">Chapitre premier.</a></span></td><td>—Une condamnée à mort qui<br /> -défie la mort</td><td class="rtb"><a href="#page_68">68</a></td></tr> - -<tr><td class="c">—</td><td class="c"><a href="#CHAPITRE_II-c">II.</a></td><td class="c">—</td><td>L’Éducation des peuples civilisés</td><td class="rtb"><a href="#page_85">85</a></td></tr> - -<tr><td class="c">—</td><td class="c"><a href="#CHAPITRE_III-c">III.</a></td><td class="c">—</td><td>Éteigneuses de phares</td><td class="rtb"><a href="#page_104">104</a></td></tr> - -<tr><td class="c">—</td><td class="c"><a href="#CHAPITRE_IV-c">IV.</a></td><td class="c">—</td><td>Celles qui portent encore le flambeau</td><td class="rtb"><a href="#page_113">113</a></td></tr> - -<tr><th colspan="5">QUATRIÈME PARTIE<br /> - -<b>Sur la montagne quelques feux s’allument.</b><br /></th></tr> - -<tr><td colspan="3"><span class="smcap"><a href="#CHAPITRE_PREMIER4">Chapitre premier.</a></span></td><td>—Les Consciences qui crient</td><td class="rtb"><a href="#page_132">132</a></td></tr> - -<tr><td class="c">—</td><td class="c"><a href="#CHAPITRE_II-d">II.</a></td><td class="c">—</td><td>Les Physionomies révélatrices</td><td class="rtb"><a href="#page_139">139</a></td></tr> - -<tr><td class="c">—</td><td class="c"><a href="#CHAPITRE_III-d">III.</a></td><td class="c">—</td><td>Les Yeux qui voient</td><td class="rtb"><a href="#page_147">147</a></td></tr> - -<tr><td class="c">—</td><td class="c"><a href="#CHAPITRE_IV-d">IV.</a></td><td class="c">—</td><td>Les Cerveaux qui veillent</td><td class="rtb"><a href="#page_153">153</a></td></tr> - -<tr><th colspan="5">CINQUIÈME PARTIE<br /> - -<b>La Rentrée au port.</b><br /></th></tr> - -<tr><td colspan="3"><span class="smcap"><a href="#CHAPITRE_PREMIER5">Chapitre premier.</a></span></td><td>—Le Mot d’ordre: Servir</td><td class="rtb"><a href="#page_167">167</a></td></tr> - -<tr><td class="c">—</td><td class="c"><a href="#CHAPITRE_II-e">II.</a></td><td class="c">—</td><td>Quel sera le pilote?</td><td class="rtb"><a href="#page_172">172</a></td></tr> - -<tr><td class="c">—</td><td class="c"><a href="#CHAPITRE_III-e">III.</a></td><td class="c">—</td><td>La Triomphatrice de demain</td><td class="rtb"><a href="#page_179">179</a></td></tr> - -<tr><td class="c">—</td><td class="c"><a href="#CHAPITRE_IV-e">IV.</a></td><td class="c">—</td><td>Ames créatrices</td><td class="rtb"><a href="#page_186">186</a></td></tr> -</table> - -<p class="fint">5343.—Tours, Imprimerie <span class="smcap">E. Arrault</span> et Cⁱᵉ.</p> - -<hr /> - -<p class="cb">LIBRAIRIE FISCHBACHER, 33, rue de Seine, Paris.</p> - -<p><i>En vente</i>:</p> - -<table> -<tr><th colspan="4">OUVRAGES DE DORA MELEGARI</th></tr> -<tr><td class="pdd"><b>Ames dormantes</b> (<i>Ouvrage couronné par l’Académie française</i>), 8ᵉ édition, in-12</td><td><b>6</b></td><td>fr.</td><td><b>75</b></td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>Faiseurs de peines et faiseurs de joies.</b>, 12ᵉ édition, in-12</td><td><b>6</b></td><td> fr.</td><td> <b>75</b></td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>Chercheurs de sources</b>, 5ᵉ édition, in-12</td><td><b>6</b> </td><td>fr. </td><td><b>75</b></td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>Amis et ennemis</b>, 4ᵉ édition, in-12</td><td><b>6</b></td><td> fr.</td><td> <b>75</b></td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>La jeune Italie et la jeune Europe.</b> <i>Lettres inédites de Joseph Mazzini à Louis-Amédée Melegari</i>, in-12</td><td><b>5</b></td><td>fr.</td><td><b>»</b></td></tr> -<tr><td class="pdd" colspan="4"><b>Mes Filles</b>, -<i>Roman</i>, in-12 (<i>épuisé</i>).</td></tr> - -<tr><th colspan="4">OUVRAGES DE CHARLES WAGNER</th></tr> - -<tr><td class="pdd"><b>Jeunesse</b>, 33ᵉ édition, in-12</td><td><b>6</b></td><td>fr.</td><td><b>75</b></td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>Vaillance</b>, 24ᵉ édition, in-12</td><td><b>6</b></td><td>fr.</td><td><b>75</b></td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>Justice.</b> <i>Huit discours</i>, 8ᵉ édition, in-12</td><td><b>6</b></td><td>fr.</td><td><b>75</b></td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>Sois un homme!</b> <i>Simples causeries sur la conduite de la vie</i>, 4ᵉ édition, in-12</td><td><b>3</b></td><td>fr.</td><td><b>50</b></td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>L’Ame des choses</b>, 3ᵉ édition, in-12</td><td><b>6</b></td><td>fr.</td><td><b>75</b></td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>Le long du chemin</b>, 5ᵉ édition, in 12</td><td><b>6</b></td><td>fr.</td><td><b>75</b></td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>La Vie simple</b>, 15ᵉ édition, in-12</td><td><b>6</b></td><td>fr.</td><td><b>75</b></td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>Auprès du Foyer</b>, 8ᵉ édition, in-12</td><td><b>6</b></td><td>fr.</td><td><b>75</b></td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>Vers le cœur de l’Amérique</b>, 3ᵉ édition, in-12 (<i>épuisé</i>)</td><td><b>6</b></td><td>fr.</td><td><b>75</b></td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>Pour les Petits et les Grands</b>, 4ᵉ édition, in-12</td><td><b>6</b></td><td>fr.</td><td><b>75</b></td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>A travers les choses et les hommes</b>, 3ᵉ édition, in-12</td><td><b>6</b></td><td>fr.</td><td><b>75</b></td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>Par le sourire</b>, in-12</td><td><b>6</b></td><td>fr.</td><td><b>75</b></td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>Ce qu’il faudra toujours</b>, in-12</td><td><b>6</b></td><td>fr.</td><td><b>75</b></td></tr> - -<tr><th colspan="4">OUVRAGES DE JEANNE DE VIETINGHOFF</th></tr> - -<tr><td class="pdd"><b>La liberté intérieure</b>, 3ᵉ édition, in-12</td><td><b>6</b></td><td>fr.</td><td><b>75</b></td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>Impressions d’âme</b>, 3ᵉ édition, in-16</td><td><b>5</b></td><td>fr.</td><td><b>»</b></td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>L’Intelligence du Bien</b>, 5ᵉ édition, in-16</td><td><b>6</b></td><td>fr.</td><td><b>»</b></td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>Au seuil d’un monde nouveau</b>, in-16</td><td><b>6</b></td><td>fr.</td><td><b>75</b></td></tr> -</table> - -<p class="fint">5343.—Tours, imprimerie <span class="smcap">E. Arrault</span> et Cⁱᵉ.</p> - -<hr /> - -<div class="footnotes"><p class="cb">NOTES:</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_A_1"></a><a href="#FNanchor_A_1"><span class="label">[A]</span></a> <i>Le Livre de l’Espérance</i>, par <span class="smcap">Dora Melegari</span>, Payot-Paris, -1916.</p></div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_B_2"></a><a href="#FNanchor_B_2"><span class="label">[B]</span></a> Voir <span class="smcap">Dora Melegari</span>, <i>Chercheurs de sources</i>, Paris, -Fischbacher.</p></div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_C_3"></a><a href="#FNanchor_C_3"><span class="label">[C]</span></a> Une proposition en ce sens a été présentée en 1920-21, sous -ma signature, au Bureau international du travail et à la Société des -Nations qui en ont pris acte pour une discussion future.</p></div> - -</div> -<hr class="full" /> -<div lang='en' xml:lang='en'> -<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>SOUS LES EAUX TUMULTUEUTES</span> ***</div> -<div style='text-align:left'> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Updated editions will replace the previous one—the old editions will -be renamed. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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Redistribution is subject to the trademark -license, especially commercial redistribution. -</div> - -<div style='margin-top:1em; font-size:1.1em; text-align:center'>START: FULL LICENSE</div> -<div style='text-align:center;font-size:0.9em'>THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE</div> -<div style='text-align:center;font-size:0.9em'>PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase “Project -Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg™ License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all -the terms of this agreement, you must cease using and return or -destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your -possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a -Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound -by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person -or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be -used on or associated in any way with an electronic work by people who -agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few -things that you can do with most Project Gutenberg™ electronic works -even without complying with the full terms of this agreement. See -paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project -Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this -agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™ -electronic works. See paragraph 1.E below. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the -Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection -of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual -works in the collection are in the public domain in the United -States. 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Information about the Mission of Project Gutenberg™ -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s -goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg™ and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state’s laws. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, -Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up -to date contact information can be found at the Foundation’s website -and official page at www.gutenberg.org/contact -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread -public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine-readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. 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Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Most people start at our website which has the main PG search -facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -This website includes information about Project Gutenberg™, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. -</div> - -</div> -</div> -</body> -</html> diff --git a/old/68312-h/images/colophon.jpg b/old/68312-h/images/colophon.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index e2fb2e1..0000000 --- a/old/68312-h/images/colophon.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/68312-h/images/cover.jpg b/old/68312-h/images/cover.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 6dd0c83..0000000 --- a/old/68312-h/images/cover.jpg +++ /dev/null |
