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If you are not located in the United States, you -will have to check the laws of the country where you are located before -using this eBook. - -Title: Histoire de Corse - -Authors: Raoul Colonna de Cesari Rocca - Louis Villat - -Release Date: September 28, 2022 [eBook #69059] - -Language: French - -Produced by: Véronique Le Bris, Laurent Vogel, Chuck Greif and the - Online Distributed Proofreading Team at - https://www.pgdp.net (This file was produced from images - generously made available by The Internet Archive/Canadian - Libraries) - -*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE CORSE *** - - - - - - HISTOIRE - - DE CORSE - - - - - LES VIEILLES PROVINCES DE FRANCE - - COLONNA DE CESARI-ROCCA - - et - - LOUIS VILLAT - - HISTOIRE - - DE CORSE - - OUVRAGE ILLUSTRÉ DE GRAVURES HORS TEXTE - - [Illustration: colophon] - - PARIS - - ANCIENNE LIBRAIRIE FURNE - BOIVIN & Cⁱᵉ, ÉDITEURS - - 3 ET 5, RUE PALATINE (VIᵉ) - - 1916 - - - - - LES VIEILLES PROVINCES DE FRANCE - -Collection publiée sous la direction de M. A. ALBERT-PETIT, professeur - au Lycée Janson de Sailly. - - -SONT PARUES: - -=Histoire de Normandie=, 6ᵉ édition, par A. ALBERT-PETIT, professeur - au Lycée Janson de Sailly (_Couronné par l’Académie française_). - Broché 3 fr. » - -=Histoire de Franche-Comté=, 4ᵉ édition, par L. FEBVRE, professeur - à la Faculté des Lettres de l’Université de Dijon. Broché. 3 fr. » - -=Histoire d’Alsace=, 11ᵉ édition, par Rod. REUSS, correspondant de - l’Institut, direct.-adjoint à l’École des Hautes Études. Br. 4 fr. » - -=Histoire de Savoie=, 4ᵉ édition, par Ch. DUFAYARD, professeur au - Lycée Henri IV. Broché 3 fr. 50 - -=Histoire de Poitou=, par P. BOISSONNADE, professeur à la Faculté des - Lettres de l’Université de Poitiers. Broché 3 fr. 50 - - -EN PRÉPARATION: - - =Histoire de Gascogne et Guyenne=, par P. COURTEAULT, professeur à la - Faculté des Lettres de l’Université de Bordeaux. - - =Histoire de Bretagne=, par A. LE BRAZ, professeur à la Faculté des - Lettres de l’Université de Rennes. - - =Histoire de Languedoc=, par P. GACHON, professeur à la Faculté des - Lettres de l’Université de Montpellier. - - =Histoire d’Auvergne=, par Louis FARGES, Consul général de France. - - =Histoire d’Orléanais=, par René DOUCET, agrégé d’histoire, - professeur au Lycée de Tours. - - =Histoire de Bourgogne=, par J. CALMETTE, professeur à la Faculté de - Toulouse. - - =Histoire du Lyonnais=, par DUPONT-FERRIER, professeur au Lycée - Louis-le-Grand. - - =Histoire de Champagne=, par E. TOUTEY, docteur ès Lettres, - inspecteur de l’Enseignement primaire. - - _Tous droits de reproduction - et de traduction réservés pour tous pays._ - - - - -AVANT-PROPOS - - -Nous avons été guidés, en écrivant ce volume, par le souci constant de -rattacher l’histoire de Corse à l’histoire générale du monde -méditerranéen: par là seulement elle prend toute sa valeur et sa -véritable signification. Dans l’anarchie méditerranéenne qui se prolonge -à travers les siècles, la Corse est le jouet d’intrigues compliquées qui -se sont nouées à Gênes, en Aragon, en Angleterre, en France même; elle -est le champ de bataille où se vident des querelles, politiques et -économiques, qu’elle n’a point provoquées; et l’on s’explique aussi -qu’il faille suivre hors de Corse la glorieuse aventure de tant de -Corses qui ne sont point revenus dans leur patrie. Napoléon tout le -premier. - -Car ce petit peuple a rempli le monde du bruit de sa gloire. Un génie -comme Napoléon, un homme d’État comme Paoli, un diplomate comme Pozzo di -Borgo, un guerrier comme Sampiero suffiraient à sa réputation. Mais -l’éclat de ces noms a laissé les autres dans l’ombre: la _nation_ corse -était si peu connue. Quelles en sont les origines? Quels éléments la -constituent? Quelle fut son évolution? Que doit-elle aux Romains, aux -Arabes, à Pise, à Gênes? Quelles étaient ses mœurs, son développement -économique? Pour comprendre la constitution de Paoli, il faut la -replacer dans la continuité de la vie corse, à la suite des tentatives -d’organisation nationale dont témoignent les consultes d’Orezza et de -Caccia. - -Bien que l’esprit de cette collection nous interdise en principe -d’entrer en discussions sur des points controversés, nous avons dû -exprimer les raisons qui nous font repousser certaines opinions -généralement admises. La légende de Ugo Colonna, la constitution de -Sambocuccio, l’origine corse de Christophe Colomb sont-elles compatibles -dans une certaine mesure avec la gravité de l’histoire? Les détails dont -s’agrémentent la biographie de Sampiero ou les généalogies des Bonaparte -reposent-ils sur quelques points d’appui solides? C’est ce que nous -avons tenté d’élucider dans une étude sur l’évolution de -l’historiographie corse, où nous verrons comment se sont élaborées ces -opinions et dans quelles proportions la vérité a contribué à leur -formation. - -Ces quelques observations portent sur des noms assez universellement -connus pour mériter qu’on ne laisse pas s’accréditer autour d’eux des -légendes sans consistance. Nous ne les multiplierons pas, car ce modeste -ouvrage ne saurait viser à l’érudition. Tout son mérite consiste en un -choix consciencieux d’opinions et d’extraits empruntés aux études -récentes les plus poussées[A]. Grâce à M. Driault, nous avons pu donner -un copieux aperçu des négociations diplomatiques qui, pendant plus de -trente ans, préparèrent l’annexion de la Corse à la France. Les travaux -de MM. Arthur Chuquet, l’abbé Letteron, Dom Ph. Marini, Pierre Piobb -(comte Vincenti), Paul et Jean Fontana, Le Glay, Le lieut.-col. Campi, -A. Ambrosi, Franceschini, Lorenzi de Bradi, le capitaine Mathieu -Fontana, Joseph Ferrandi, A. Quentin, le capitaine X. Poli, le marquis -d’Ornano, Courtillier, ont contribué à la formation d’une synthèse que -nous aurions voulue irréprochable, mais il serait présomptueux de la -considérer comme définitive: il faudra la tenir au courant, la -compléter, la rectifier. C’est pourquoi nous nous adressons à ceux-là -mêmes dont les œuvres nous ont servi de guide pour solliciter leur -critique ainsi que la collaboration de tous ceux qui étudient le passé -de notre grande île méditerranéenne. - - - - -_L’introduction bibliographique, ainsi que les chap. IV, V, VI, VII, -VIII et IX sont de M. Colonna de Cesari Rocca; les autres chapitres sont -de M. Louis Villat._ - - - - -INTRODUCTION BIBLIOGRAPHIQUE - -L’ÉVOLUTION DE L’HISTORIOGRAPHIE CORSE - - _Le chroniqueur Giovanni della Grossa.--La légende de Ugo - Colonna.--Les continuateurs de Giovanni. Versions de sa - chronique.--Pietro Cirneo.--Les historiens des XVIIᵉ et XVIIIᵉ - siècles.--Limperani et l’anachronisme de Sambocuccio.--Les - historiens du XIXᵉ siècle.--Les altérations de l’histoire: - Sampiero, Sixte-Quint, Christophe Colomb, les Bonaparte.--Les - ouvrages récents.--L’histoire d’après les sources originales._ - - -_Le chroniqueur Giovanni della Grossa._--On peut dire de Giovanni della -Grossa et de Pietro Cirneo que leurs chroniques sont les sources uniques -d’histoire interne du Moyen Age en Corse utilisées jusqu’à nos jours. Je -parlerai peu du second dont la réputation surfaite a fâcheusement -influencé les historiens modernes. Il n’est utile que pour l’histoire -des mœurs de son temps, et parce que les détails de son livre prouvent -l’existence de sources plus anciennes utilisées par lui et par Giovanni. -Celui-ci, au contraire, d’une absolue véracité pour l’histoire de son -temps (1388-1464), a fait des deux siècles qui précèdent un récit auquel -on ne saurait reprocher que quelques erreurs chronologiques dont -certaines sont imputables à ses copistes ou continuateurs. - -Car nous ne possédons aucune reproduction exacte du texte de Giovanni -qui serait si précieux. De même qu’il a absorbé les travaux de ses -prédécesseurs, son œuvre s’est transformée sous la plume de ceux qui -l’ont continuée. Les lois de l’historiographie orientale déduites par -Renan trouvent en Corse leur application: «Un livre, dit-il, tue son -prédécesseur: les sources d’une compilation survivent rarement à la -compilation même. En d’autres termes, un livre ne se recopie guère tel -qu’il est, on le met à jour en y ajoutant ce que l’on sait ou ce que -l’on croit savoir. L’individualité du livre historique n’existe pas, on -tient au fond et non à la forme, on ne se fait nul scrupule de mêler les -auteurs et les styles; on veut être complet, voilà tout. Recopier, c’est -refaire.» - -C’est pourquoi les différentes versions qui nous sont parvenues de -l’œuvre de Giovanni, ne nous en donnent qu’une idée imparfaite. Les deux -principales sont du <small>XVI</small>ᵉ siècle et enrichies des fruits de l’érudition, -voire de l’imagination des copistes. On ne saurait cependant lui -disputer la gloire d’avoir créé l’Histoire corse; quant aux -responsabilités dont les écrivains modernes l’ont chargé, elles -paraissent, après un examen consciencieux de l’homme et de l’œuvre, -remarquablement amoindries. - -Né en 1388 à la Grossa, village de la seigneurie de la Rocca, Giovanni -étudia la grammaire à Bonifacio et continua ses études à Naples qui, au -temps du comte Arrigo, attirait les jeunes Corses curieux de -s’instruire. Les étapes de sa carrière sont de nature à lui mériter -notre confiance; notaire-chancelier au service des gouverneurs génois de -1406 à 1416, chancelier de Vincentello d’Istria, comte de Corse de 1419 -à 1426, de Simone da Mare, seigneur du Cap-Corse de 1426 à 1430, des -Fregosi, des légats pontificaux et de l’Office de San-Giorgio, jusqu’en -1456, en un mot de tous les maîtres de la Corse, il a écrit l’histoire -de son temps avec une impartialité que n’a démentie aucun des documents -utilisés depuis. - -Pour l’histoire des époques qui précèdent, Giovanni se servit de -matériaux imparfaits, transcrits sans chronologie ou mal ordonnés, de -traditions locales dénuées de sens critique, en un mot de fragments -isolés dont le groupement encore aujourd’hui ne s’effectuerait pas sans -peine. Tout le monde a observé la facilité avec laquelle le récit du -plus simple événement se modifie et se dénature par la transmission: les -légendes corses que la plume d’un éminent écrivain, M. Lorenzi de Bradi, -nous raconte dans l’_Art antique en Corse_, ne sont que l’écho poétisé -de récits que la chronique nous a livrés sous une autre forme, et elles -n’en diffèrent que parce que l’auteur a voulu les tenir directement des -pâtres de ses montagnes. - -Sur tous les points de la Corse, Giovanni della Grossa recueillit les -traditions et les rares manuscrits qui s’y trouvaient. D’un côté des -Monts et de l’autre, il se heurtait à des opinions, à des récits -contradictoires; les mœurs étaient différentes, le souvenir du passé s’y -transmettait sous des formes diverses, et s’y présentait sous des -couleurs qui lui paraissaient nouvelles. Ses narrateurs étaient des gens -primitifs, et l’individu primitif est étranger aux notions de temps et -d’espace: pour lui, les événements antérieurs à sa naissance subissent -dans leur classement l’influence de l’époque où ils lui ont été -racontés; un fait ne lui paraît éloigné que par rapport au jour où il en -a pris connaissance. Voilà comment Giovanni se trouva parfois en -possession de deux récits du même épisode pourvus de divergences assez -graves pour les faire reporter à des dates extraordinairement diverses. -Giovanni n’avait ni le temps, ni les moyens de se livrer à des -opérations de critique auxquelles ses contemporains les plus érudits -étaient étrangers; elles lui eussent cependant révélé parfois la dualité -de la composition. Quand tous les matériaux de son œuvre furent réunis, -il dut donner à sa chronique un développement assez vaste pour les -embrasser tous. L’imagina-t-il ou suivit-il le chemin déjà tracé par de -plus anciens chroniqueurs? Les deux hypothèses sont tour à tour -vraisemblables, suivant les cas. Pour le guider dans ce travail de -classement, il ne rencontra que des mémoires généalogiques, bases de -toute histoire chez les peuples primitifs. Pietro Cirneo, qui les -ignora, nous prouve le désordre des matériaux historiques en son temps, -car il ne nous a laissé que des récits dépourvus de liens et dont la -portée ne peut être comparée, même de loin, à l’œuvre de Giovanni. Ce -dernier se servit des mémoires domestiques des seigneurs de Cinarca et -du Cap-Corse chez lesquels il remplit tour à tour l’office de -chancelier. Et, c’est pour n’avoir pas fréquenté les derniers marquis de -Massa, encore vaguement seigneurs en Corse, mais vivant en bourgeois -pauvres à Pise ou à Livourne, qu’il négligea l’antique histoire du -_Marquisat de Corse_, qui n’était déjà plus pour notre historien que la -_Terre de la Commune_. - -Il serait presque puéril de défendre Giovanni della Grossa de -l’accusation de mensonge portée contre lui par Accinelli, Jacobi et tant -d’autres à cause des fables d’origine payenne dont il a agrémenté le -commencement de son livre. Giovanni se conformait à l’usage de son -temps; l’histoire était alors avec la philosophie les seules matières où -pût s’exercer la passion éternellement humaine du collectionneur. Il -fallait être complet. En taisant ces légendes, alors populaires, -Giovanni eût paru les ignorer et se fût attiré le dédain de ses -contemporains. En les insérant, il faisait acte d’homme qui a tout lu et -ne se croyait pas plus imposteur ou même crédule que ne se pouvait -supposer tel un Romain du temps d’Auguste sacrifiant à ses dieux. -Giovanni commit l’erreur d’adopter ou de conserver un classement qui -rejetait à des époques reculées des événements relativement proches; -mais l’illusion qu’il crée ne résiste pas à une lecture réellement -attentive de son œuvre, car on y trouve des points de repère qui -ramènent les faits à leur plan réel. Une quantité suffisante de -documents permet aujourd’hui d’en assurer le contrôle chronologique. Les -copistes de Giovanni (Ceccaldi, lui-même) ont parfois altéré -involontairement son texte et fait éclore de véritables contre-sens. On -s’étonnera aussi de trouver disjoints dans la Chronique des -enchaînements d’épisodes dont la tradition précise était intacte encore -au <small>XVII</small>ᵉ siècle ainsi qu’en témoignent des manuscrits de cette époque, -et l’on en conclut toujours que les morceaux étaient bons, mais qu’ils -ont été souvent assez mal ajustés. De fait, les souvenirs enregistrés -dans la mémoire de ceux qui renseignèrent Giovanni della Grossa ne -remontaient pas à plus de deux siècles, mais l’imagination leur donnait -un développement chronologique en rapport avec celui de l’histoire -générale. Nous en trouvons les preuves dans les éléments de la légende -de Ugo Colonna. - -_La légende de Ugo Colonna._--On a reproché à Giovanni d’avoir, pour -rattacher son maître Vincentello d’Istria à la maison alors extrêmement -florissante du pape Martin V, inventé ou conservé la légende de _Ugo -Colonna_. L’influence de ce récit épique fut immense en Corse, et les -anachronismes dont il est appesanti n’ont pu le détruire dans l’esprit -des insulaires; les lettres patentes des rois de France et des princes -italiens dotèrent Ugo Colonna d’une authenticité officielle bien que -l’histoire ne puisse lui ouvrir ses pages sans restriction; sa -personnalité a fait couler des flots d’encre, et Napoléon, lui-même, -dans ses _Lettres sur la Corse_, s’irrite des contestations dont elle -est l’objet. Par la suite, cette légende acceptée par le plus grand -nombre, repoussée par les autres, servit de criterium aux érudits pour -juger les historiens. Ceux qui lui ont refusé toute vraisemblance en ont -attribué la composition à Giovanni. Elle est cependant le produit d’une -époque plus ancienne: le compilateur qu’était Giovanni pouvait -transcrire un récit comme on le lui avait livré, il aurait apporté plus -de soin à une composition qui eût été sienne, et à laquelle il eût -voulu imprimer la vraisemblance de l’histoire: il a simplement reproduit -un texte d’épopée. «L’épopée, suivant la définition de M. Kurth, est la -forme primitive de l’histoire, c’est l’histoire telle que le peuple la -transmet de bouche en bouche à la postérité... Elle ne retient que ce -qui a frappé l’imagination et ne garde plus d’autre élément historique -que le grand nom auquel se rattachent les faits qu’elle raconte.» Nous -allons retrouver dans la «biographie» de Ugo Colonna tous les caractères -de l’épopée. - -Suivant la Chronique, à la fin du <small>VIII</small>ᵉ siècle, le peuple de Rome -s’étant révolté contre le pape Léon III, les chefs des rebelles -obtinrent leur pardon à la condition d’aller conquérir la Corse sur le -roi maure Negulone (ou Hugolone). Ugo della Colonna, seigneur romain, -qui s’était montré l’un des plus acharnés contre le pontife, passa dans -l’île avec un millier d’hommes et la conquit. Le pape le confirma dans -la possession de la Corse et créa cinq évêchés qui furent soumis aux -archevêchés de Gênes et de Pise. Plus tard, le roi de Jérusalem, Guy, -ayant été vaincu par Saladin, les Maures tentèrent une descente en -Corse; alors les fils de Ugo, avec l’aide du comte de Barcelone, qui -jadis avait été l’allié de leur père, taillèrent en pièces les -envahisseurs, et, maîtres de l’île, purent en transmettre la seigneurie -à leurs descendants. Des compagnons de Ugo, la tradition fait sortir la -féodalité insulaire. - -Telle est la légende; on y reconnaît dès l’abord l’unification -artificielle et grossière de deux compositions différentes d’époques et -de gestes. Pris isolément, chacun des événements rapportés est -contrôlable: la révolte des Colonna contre le Pape (1100), le partage -des évêchés (1123), les guerres de Guy de Lusignan contre Saladin -(1192), l’expédition du comte de Barcelone (1147) sont des faits qui se -produisirent dans l’espace de temps normalement occupé par deux -générations. Le nom même de Negulone rappelle celui de Nuvolone ou -Nebulone consul de Gênes en 1162, de la race des Vicomtes, dont les -descendants possèdent des terres au Cap-Corse. Que les Génois aient été -confondus par la légende avec les Sarrasins, c’est fort possible -puisqu’ils le furent dans les chroniques savoisiennes et provençales. - -Les grandes luttes contre les Maures sont plus anciennes et se -rattachent au cycle de Charlemagne. Les princes ou seigneurs du nom de -Hugues qui y prirent part, furent assez nombreux pour que ce nom -synthétisât les souvenirs attachés aux vainqueurs des Sarrasins. Quant -au nom même de Charlemagne, il était indispensable qu’il figurât dans -une œuvre de ce genre; c’était un usage absolu dans tout l’Occident de -rapporter à l’époque du grand empereur les événements de toute date qui -avaient frappé l’esprit des masses. Le roman de _Philomène_ et la _Vita -Caroli magni et Rolandi_ nous en fournissent des exemples; il semble que -cette époque seule ait été capable d’éveiller la curiosité populaire. -N’eût-elle pas d’autre utilité, la légende nous est précieuse en ce -qu’elle montre l’île participant au <small>XIII</small>ᵉ siècle au courant d’idées qui -s’élevait en Occident. Je dis au <small>XIII</small>ᵉ siècle, car, je le répète, ces -conceptions héroïques ne sauraient être imputées à Giovanni. Les débuts -de la légende semblent plutôt remonter à l’époque où un guerrier venu de -Sardaigne ou d’Italie s’étant imposé sur un point de la Corse, (<small>XII</small>ᵉ -siècle) prétendit, «qu’il appartenait à la souche des anciens -seigneurs». Ce guerrier prit le nom de Cinarca qu’il laissa à ses -descendants (Cinarchesi), et quand ceux-ci voulurent justifier de leur -origine et de l’ancienneté de leurs droits, un dédoublement du récit de -l’invasion ancestrale donna place à la légende. Par la suite, il en fut -de celle-ci comme des rescrits composés par les monastères, ou les -particuliers au cours de certains procès pour remplacer les titres -égarés ou détruits. La bonne foi n’en était pas exclue, et si -l’imagination comblait les lacunes creusées par l’ignorance ou l’oubli, -la vérité, quant au fond, était respectée. Les souvenirs populaires s’en -mêlant, on refoula bien loin les racines de l’arbre généalogique en -rejetant à l’époque de Charlemagne la première conquête, qui, effectuée -sur les infidèles, créait à la postérité du héros insulaire des droits -imprescriptibles. - -Il n’y a pas d’effort à faire pour percevoir à travers la légende une -partie de la vérité historique. Si nous l’examinons de près, rien en -elle ne nous choque ni ne nous étonne; chacun des faits qu’elle énonce -trouve sa place dans une chronographie générale. Seule l’identité du -conquérant n’est pas établie. Certes il serait audacieux de voir en lui -un membre de la famille Colonna, mais cette hypothèse envisagée dans le -cadre du <small>XII</small>ᵉ siècle n’a plus rien d’incompatible avec l’histoire. Bien -plus; à une époque où la transmission des héritages par les femmes -rapprochait historiquement les familles, les marquis de Corse et les -comtes de Tusculum, ancêtres des Colonna, pouvaient se considérer comme -d’origine commune; mais la sincérité avec laquelle s’élabora la légende -est encore moins discutable quand on constate que l’historien Liutprand -(<small>X</small>ᵉ siècle) fait d’Albéric, prince de Rome, aïeul incontesté des comtes -de Tusculum, le fils du marquis Albert, (petit-fils de Bonifacio) -ancêtre des Obertenghi, marquis de Corse. Muratori, au <small>XVIII</small>ᵉ siècle, -corrigea cette erreur matérielle, mais, jusque-là, combien d’écrivains, -dont Baronius et Fiorentini, l’avaient reproduite! - -Si l’on tient compte des conditions dans lesquelles s’est formée -l’épopée corse des origines féodales, on en usera avec Giovanni della -Grossa un peu moins cavalièrement que ne l’ont fait certains écrivains -modernes: le livre de Giovanni est l’écho des idées de plusieurs -générations de Corses, et à ce titre, il a droit à toute notre -attention. Si la première partie de son œuvre ne peut être considérée -comme une source, elle est un instrument précieux de reconstitution; son -rôle ne doit être qu’auxiliaire, mais on ne saurait repousser son -appoint quand les faits qu’elle rapporte, n’étant contrariés par aucun -monument, trouvent leur place logique et naturelle au milieu des -témoignages voisins de temps ou d’espace. En outre, si, appliquant à -l’histoire un procédé mathématique, nous considérons la Corse des <small>XIII</small>ᵉ -et <small>XIV</small>ᵉ siècles comme un produit dont il faut rechercher les facteurs, -les traditions nous fourniront les éléments de la contre-épreuve. On ne -leur discutera pas ce crédit quand on aura constaté combien il est -facile de les débarrasser de leur clinquant imaginatif et de restituer -aux faits leur valeur réelle. - -_Les continuateurs de Giovanni della Grossa. Versions de sa -chronique._--Des deux principales versions de Giovanni, la plus répandue -est celle de Marc’Antonio Ceccaldi, dont Filippini inséra littéralement -le texte dans son _Historia di Corsica_ imprimée à Tournon en 1594. Aux -chroniques de Giovanni della Grossa et de Pier’Antonio Monteggiani (son -continuateur, 1464-1525) qu’il avait abrégées et remaniées, Ceccaldi -ajouta celle de son temps (1526-1559), que Filippini continua et publia -avec les autres sous son nom. M. l’abbé Letteron a donné, dans le -_Bulletin de la Société des Sciences historiques de la Corse_, une -traduction française de cet ouvrage considérable et précieux surtout en -raison de la sincérité des auteurs. - -L’autre version ne fut connue pendant longtemps que par les copies qu’en -avait fait exécuter, au <small>XVIII</small>ᵉ siècle, un officier corse au service de -la France, Antonio Buttafoco. M. l’abbé Letteron, qui a publié en 1910, -dans le _Bulletin Corse_, le texte de la Bibliothèque municipale de -Bastia, a cru pouvoir lui imposer le titre de _Croniche di Giovanni -della Grossa e di Pier’Antonio Monteggiani_. Il se peut que le plus -ancien rédacteur ait suivi d’assez près le texte de Giovanni, car on y -retrouve sous une indiscutable clarté des phrases que Ceccaldi, malgré -la supériorité de son style, avait altérées; mais il n’est pas douteux -que ses successeurs y ont glissé des interpolations de leur cru qu’il ne -faut accueillir qu’avec circonspection. Un des transcripteurs du <small>XVII</small>ᵉ -siècle emprunta à la _Chronique aragonaise_ de Zurita et aux _Annales -génoises_ de Giustiniani des renseignements dont il fit un judicieux -usage; il inséra en outre à leur place chronologique des copies de -documents extraits des Archives de la Couronne d’Aragon, qui, malgré -leur imperfection, dotèrent la Corse d’une ébauche de code diplomatique. -Dans l’ensemble, si l’on met de côté les interpolations suspectes qu’il -est facile de reconnaître, cette œuvre reste d’un prix inestimable, -surtout pour l’histoire des <small>XIII</small>ᵉ, <small>XIV</small>ᵉ et <small>XV</small>ᵉ siècles. - -Mais si la chronique de Giovanni a fourni une grande partie des éléments -de ce travail, il ne semble pas que Monteggiani en soit l’unique auteur. -En effet, l’œuvre de celui-ci qui s’étend de 1465 à 1525 nous est -connue, au moins pour le fond, par le livre de Filippini. Or, si l’on -compare les deux versions, on constate que l’on est, pour cette période, -en présence de deux chroniques différentes aussi bien par le plan -général que par les détails, par la mise en valeur des personnages ou -des événements que par le choix des anecdotes. Les deux récits sont -également véridiques, ils se complètent l’un l’autre, mais on ne saurait -les attribuer au même auteur. - -_Pietro Cirneo._--Les mouvements de réaction subis par l’historiographie -au siècle dernier profitèrent à Pietro Cirneo au détriment de Giovanni. -Ces mouvements ont été définis par M. Kurth dans sa remarquable étude -sur l’application de l’épopée à l’histoire: «Les historiens, dit-il, -n’étudiaient que des documents et non des esprits. Une fois que les -faits ne rendaient pas le son de l’authenticité, ils les éliminaient -impitoyablement sans leur accorder une valeur quelconque. Mensonge ou -fable, tel était leur jugement sommaire, et ils croyaient avoir rempli -toute leur mission quand ils avaient expulsé de l’histoire, non sans -mépris et parfois avec colère tout ce qui ne rendait pas le son de -l’authenticité.» Nul écrivain plus que Giovanni n’a été, de la part de -ceux qui lui doivent tout leur savoir, l’objet d’un dédain plus -immérité. - -En gardant le silence à l’égard des fables payennes et des récits -épiques, Pietro Cirneo (1447-1503) s’acquit une réputation de -discernement qui l’éleva, dans l’esprit de nombreux écrivains, bien -au-dessus de Giovanni. De fait, son _De Rebus Corsicis_ n’est guère -qu’un recueil de récits classés à l’aventure et dans lesquels l’auteur, -à l’instar de ses contemporains Æneas-Sylvius, Paul Jove, Bembo, se -préoccupe moins de dire vrai que de bien dire. Son testament, en nous -révélant que la bibliothèque d’un érudit corse pouvait valoir en -richesse celle d’un lettré toscan, nous apprend aussi que si Pietro se -proposait de rechercher des documents pour terminer son histoire, il ne -possédait pas le moindre ouvrage relatif à la Corse. Quand il -rencontrait dans Quinte-Curce ou dans Tite-Live une période agréable, de -sonorité ou de couleur chatoyante, il s’empressait d’en sertir quelque -trait destiné à son œuvre. Les historiens de Rome, telles étaient les -sources que Pietro Cirneo employait à son histoire de la Corse. Son -manuscrit fut publié au <small>XVIII</small>ᵉ siècle par Muratori dans le tome XXIV des -_Rerum italicarum Scriptores_. - -_Historiens des XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles._--La plupart des histoires, -annales, chroniques produites au cours du <small>XVII</small>ᵉ siècle, bien qu’assez -nombreuses, étant restées manuscrites, n’ont exercé sur -l’historiographie aucune influence. Parmi ceux de ces ouvrages dont -l’existence a pu être contrôlée, les travaux de Biguglia, de Canari et -de Banchero (ces derniers publiés en partie dans le _Bulletin Corse_) -ainsi que ceux d’Accinelli (1739) méritent d’être consultés. Deux -ouvrages français anonymes (le second attribué à Goury de Champgrand), -parus en 1738 et 1749, n’offrent guère d’intérêt que pour la biographie -de Théodore de Neuhoff. En 1758, l’imprimerie de Corte donne la -_Giustificazione della Rivoluzione di Corsica_, plaidoyer historique -plein d’éloquence. L’intervention française et la conquête de l’île -provoquent de nombreuses publications, entre autres l’_Etat de la Corse_ -de l’Anglais Bosswell (1768), «ami enthousiaste de Paoli et de ses -concitoyens, dit M. Louis Campi, qui consacra sa fortune à la défense de -leurs droits». Puis apparaissent les histoires générales de Cambiagi -(1770-1772), Germanes (1771-1776), Pommereul (1779), Limperani -(1779-1780). Quoiqu’écrite «au coin du feu», l’_Histoire des -Révolutions de l’Ile de Corse_, de Germanes, renferme de nombreux -renseignements sur les mœurs corses et les expéditions françaises; quant -à celles-ci, Pommereul, qui fait par ailleurs à Germanes de nombreux -emprunts, est mieux informé, ayant pris part, lui-même, aux dernières -campagnes. On a accusé Pommereul de partialité; il rend cependant -justice aux Corses dont il loue fréquemment la bravoure, et s’excuse en -quelque sorte, de l’insuffisance de ses informations: «On ne doit pas -être surpris, dit-il, de trouver plus de détails sur l’attaque des -Français que sur la défense des Corses. C’est à ceux-ci à nous apprendre -ce qu’ils ont fait de leur côté pour nous repousser.» L’abbé Rossi -combla plus tard cette lacune (1822), mais l’impression de son important -ouvrage n’est pas encore terminée. - -_Limperani et l’anachronisme de Sambocuccio._--Germanes et Pommereul -s’étaient contentés de suivre les sentiers tracés par Filippini; -Cambiaggi (_Istoria del Regno di Corsica_, 4 vol. 1770-72) et Limperani -(_Istoria della Corsica_, 2 vol. 1779-1780) visèrent plus haut. En -publiant le recueil des écrivains italiens, Muratori avait ouvert aux -historiens de la Corse des horizons nouveaux: les annales génoises et -pisanes abondaient en renseignements inconnus des vieux chroniqueurs. -Cambiagi et Limperani puisèrent dans cette œuvre immense, ainsi que dans -l’_Italia Sacra_ d’Ughelli, une quantité considérable de citations qui -entourèrent leurs ouvrages d’un appareil d’érudition imposant, mais -parfois fragile. Les chartes de donations aux moines de Monte-Cristo, -entre autres, leur fournirent des conclusions erronées, la plupart étant -antidatées de plusieurs siècles, et certaines n’offrant aucun caractère -d’authenticité. Par une interprétation malheureuse des cahiers de Pietro -Cirneo, Limperani donna naissance au plus grossier anachronisme que -l’historiographie ait enregistré et que nombre d’écrivains contemporains -s’obstinent encore à reproduire: il reporta au <small>XI</small>ᵉ siècle l’existence de -Sambocuccio d’Alando et le mouvement populaire dont ce personnage fut le -chef (1359) (V. chap. VII). Puis incapable de borner son imagination, il -inventa de toutes pièces un Sambocuccio, _seigneur_ d’Alando, qui -chassait de Corse les Cinarchesi (à une époque où leur présence y est -incertaine), détruisait les repaires des barons, puis, à l’instar des -Lycurgue et des Solon, dotait la Terre de la Commune d’une constitution -adéquate à ses besoins et se révélait aussi judicieux législateur qu’il -s’était montré courageux capitaine. - -Bien que Giovanni della Grossa et Pietro Cirneo se soient accordés pour -faire aboutir le mouvement de Sambocuccio à l’occupation génoise et au -gouvernement de Giovanni Boccanegra, Limperani, dont le texte est -constellé de références, appuyait sa nouvelle théorie sur l’autorité de -ces deux chroniqueurs. Or, on chercherait en vain dans leurs œuvres un -mot touchant le Sambocuccio de l’an mille aussi bien que le Sambocuccio -législateur. Limperani avait la manie de rectifier l’histoire, et on -remarque, dans ses deux volumes, plusieurs exemples de l’oblitération de -sa clairvoyance. Limperani vivait à une époque où la foi nouvelle en la -liberté et la fraternité enfantait autant de légendes que la foi -religieuse en avait créées; c’était le temps où, pour défendre le fictif -Guillaume Tell, insuffisamment consolidé par Tschudi, on recourait à des -falsifications et des fabrications de documents d’ailleurs maladroites. -L’atmosphère d’enthousiasme libéral dégagée par les contemporains de -Montesquieu et de Jean-Jacques, devait séduire ce Corse instruit, mais -incapable d’imposer aux écarts de son imagination un contrôle judicieux. -Aveuglé par une théorie qui attribuait à la Corse une constitution -communale au <small>XI</small>ᵉ siècle, il trouva, pour l’appliquer, un prétexte dans -le désordre des cahiers de Pietro Cirneo. _La vie de Sambocuccio y -précédait celle de Giudice_, et ce fut pour Limperani un trait de -lumière: il ne considéra pas que Sambocuccio y requérait l’intervention -du gouverneur Boccanegra (1359), et allait lui-même à Gênes solliciter -l’envoi de Tridano della Torre (1362). Il ne voulut pas s’apercevoir que -Pietro attribuait au second Giudice (<small>XV</small>ᵉ siècle) la biographie du -premier (<small>XIII</small>ᵉ siècle), et que ces transpositions n’avaient peut-être -pour origine que l’interversion des feuillets du manuscrit primitif! - -C’est pourquoi sous l’influence de Limperani, les historiens de la Corse -crurent faire preuve de jugement en adoptant ce que, de bonne foi, ils -croyaient la chronologie de Pietro Cirneo: «Entre Giovanni et Pietro, -déclare l’abbé Galletti, nous n’hésitons pas à nous prononcer pour ce -dernier.» Au cours du <small>XIX</small>ᵉ siècle, Renucci et Robiquet seuls se -conformèrent au texte de Giovanni, qui, presque contemporain de -Sambocuccio, ne méritait pas d’être suspecté sur ce point. Tous les -autres suivirent le système de Limperani. Gregori, dans son édition -nouvelle de Filippini, inséra une chronologie de la Corse qui consacra -la fable de Sambocuccio législateur de l’an mille; nous la retrouvons -reproduite dans Jacobi, Friess, Gregorovius, Galletti, Mattei, Monti, -Girolami-Cortona, tous auteurs d’histoires générales de la Corse; -également dans le _Grand Dictionnaire Larousse_ et la _Grande -Encyclopédie_, sans parler des ouvrages de moindre importance. -L’_Inventaire des Archives départementales de la Corse_ (1906) maintient -encore cette chronologie erronée. D’ailleurs, l’historien de la Corse le -plus considérable et le plus consciencieux, l’abbé Rossi, confiant en -Limperani, accepta les yeux fermés, l’histoire de Sambocuccio ainsi -modifiée. - -_Les historiens du <small>XIX</small>ᵉ siècle._--L’œuvre de l’abbé Rossi, écrite à -l’époque napoléonienne, est la seule au <small>XIX</small>ᵉ siècle dont l’auteur s’est -soucié de documentation; mais restée manuscrite jusqu’en 1895, elle -découragea longtemps les curieux par sa graphie péniblement -déchiffrable. La patience de M. l’abbé Letteron a triomphé de cet -obstacle, et treize volumes sur dix-sept ont déjà été imprimés par les -soins de ce dernier. Ces treize volumes sont consacrés au <small>XVIII</small>ᵉ et au -commencement du <small>XIX</small>ᵉ siècle; ils sont riches en détails précis et en -informations puisées aux meilleures sources. - -Les autres histoires générales de la Corse ne varient guère que par -l’étendue. Cependant on consultera avec fruit Renucci (1834) pour la -période qui s’étend de 1769 à 1830, et, pour l’ensemble, les _Recherches -historiques et statistiques_ de Robiquet (1835) qu’une critique toujours -en éveil garde des erreurs où tombèrent ses contemporains Gregori et -Jacobi. Gregori a enrichi son édition de Filippini (1827) de documents -empruntés, pour la plupart, aux manuscrits exécutés par les soins de -Buttafoco; mais ayant négligé de les collationner sur les originaux, il -imprima les altérations dont chaque transcripteur avait fourni son -appoint. De Jacobi (1835) on peut dire que l’amour de son pays l’écarta -fréquemment du chemin de la vérité. Les portraits reproduits dans -l’_Histoire illustrée de la Corse_ de Galletti (1865) constituent le -mérite de cette compilation patriotique mais médiocrement digérée. -L’_Histoire_ de Friess (1852) (réserve faite de l’anachronisme de -Sambocuccio), est un bon résumé de Filippini, poursuivi avec un souci -constant d’exactitude jusqu’en 1796. Celle de Gregorovius (1854), ce -«Latin éclos au milieu des Teutons», est le groupement de morceaux -pleins d’éloquence; mais l’auteur, étranger à toute méthode historique, -a reproduit sans jugement et sans critique les fables et les opinions -courantes par quoi se comblent auprès des masses les lacunes de -l’histoire. - -Le docteur Mattei, dans ses _Annales de la Corse_ (1873), a réuni et -classé chronologiquement une quantité importante de notices; si -méritoires qu’ils soient, ses efforts mal dirigés n’ont pas obtenu le -résultat que l’auteur en attendait. Cependant, on trouverait dans ce -recueil des matériaux utilisables après une révision serrée des dates et -un rapprochement des sources qui ne sont que rarement indiquées. Chez -lui, Sambocuccio, dédoublé, paraît au onzième et au quatorzième siècle. -Les _Annales de la Corse_, ainsi que l’_Histoire_ de Mᵍʳ -Girolami-Cortona (1906) riche en renseignements statistiques, sont -indispensables à ceux qui s’occupent de la période contemporaine. - -_Les altérations de l’histoire: Sampiero, Sixte-Quint, Christophe -Colomb, les Bonaparte._--La plupart des écrits du <small>XIX</small>ᵉ siècle ont -contribué à la diffusion d’allégations inexactes et de légendes sans -consistance qui ne se rencontrent pas chez leurs prédécesseurs; et, -malheureusement, ce ne sont pas les personnages de moindre envergure qui -ont attiré leur attention. - -_Sampiero._--S’il est en Corse un nom populaire après ceux de Napoléon -et de Paoli, c’est sans conteste celui de Sampiero, qui acquit en son -temps la réputation d’un des plus braves capitaines de l’Europe. Cette -popularité est justifiée à double titre. Rompant le premier avec les -pratiques individualistes qui déchiraient la Corse, il éveilla chez ses -compatriotes le sentiment de la dignité collective: du pays, il fit la -patrie. Ce ne fut pas tout: si Sampiero a mérité d’être appelé le -_premier_ Corse français, ce n’est pas seulement pour avoir été en son -temps l’un des capitaines les plus remarquables de la Couronne, mais -parce qu’on lui doit le premier essai que firent les Corses de la -nationalité française. Et cette expérience fut telle que son souvenir -resta sinon comme le flambeau, du moins comme l’étoile lointaine qui -guida plus tard les premiers partisans de l’annexion française. Entre le -Moyen Age et les temps modernes, la physionomie de Sampiero synthétise -la Corse d’autrefois, rebelle aux contraintes et aux dominations, et la -Corse du <small>XVIII</small>ᵉ siècle, attirée plutôt que conquise par une patrie plus -grande, au charme irrésistible, qui saura l’unir à elle sans l’absorber -et lui faire place dans son histoire sans l’amoindrir. - -On ne s’étonnera donc pas que la personnalité de Sampiero ait tenté des -écrivains et des artistes. Le célèbre romancier Guerrazzi et l’aimable -conteur Arrighi, dont il a été dit «qu’il puisait dans son patriotisme -les sources de l’histoire», ont laissé des _Sampiero_ que l’on lit -encore avec plaisir aujourd’hui: leurs récits, qui n’ont que des -rapports lointains avec la vérité, n’abusent personne. - -Il n’en est pas de même des généalogistes comme Biagino Leca -d’Occhiatana et Lhermite Souliers, et des courtisans comme Canault dont -les œuvres mercenaires ont engendré de grossières erreurs. Le premier, -envoyé en Corse par le maréchal Alphonse d’Ornano, en rapporta les -pièces que celui-ci présenta, peut-être de bonne foi, à l’Ordre du -Saint-Esprit, mais qui n’en étaient pas moins les fruits d’une -complaisance évidente. C’est sur la foi de ces documents que de nombreux -ouvrages donnent à Sampiero le nom d’Ornano; mais il faut remarquer que -celui-ci, bien que seigneur d’Ornano du chef de sa femme, ne fit jamais -usage de ce nom et ne se prévalut jamais d’une noble origine. Sa -correspondance est toujours signée «Sampiero da Bastelica» ou «Sampiero -Corso». - -Il était né, en effet, à Bastelica, et non «au château de Sampiero sur -le Tibre» ainsi que l’assure la _Biographie Firmin-Didot_. Relevons à -son sujet quelques assertions erronées. Il ne servit point comme page -dans la maison du cardinal Hippolyte de Médicis qui était de treize ans -plus jeune que lui. Il ne fut jamais colonel-_général_ des Corses, -charge qui ne fut créée qu’après sa mort pour son fils Alphonse, non -plus que colonel du _Royal_-Corse, ce genre de dénomination étant -inconnu au <small>XVI</small>ᵉ siècle. - -Bayard, ainsi que le connétable de Bourbon, raconte-t-on aussi, auraient -exprimé hautement leur admiration pour Sampiero. On ne saurait sans -parti pris nier ces propos: le colonel des Corses était digne de -l’estime de ces braves capitaines, mais si celle-ci s’est manifestée, il -est certain que ce ne fut que sous la plume d’écrivains du <small>XIX</small>ᵉ siècle. - -_Sixte-Quint._--On trouvera, dans certains ouvrages, Sixte-Quint au -nombre des personnages illustres produits par la Corse, et la raison -qu’on en a donnée est que ce pontife s’appelait dans le monde Peretti. -Si ce patronymique est répandu en Corse, il ne l’est pas moins en -Italie, où il correspond au français Péret, Petit-Pierre. Un Corse, -capitaine général des galères pontificales, Bartolomeo de Vivario, dit -da Talamone, mort en 1544, avait bien adopté le nom de Peretti qui -était celui d’une famille de Sienne à laquelle il s’était allié, et qui -se targua de sa parenté avec les Peretti de Montalto (près d’Ancône) -quand la fortune eût élevé l’un de ces derniers à la pourpre -cardinalice; mais aucun lien ne rattache Sixte-Quint à Bartolomeo -Peretti non plus qu’à d’autres familles corses qui ne furent ainsi -désignées que bien après la mort de ce pontife. Ces rapprochements -purent cependant offrir un fondement à l’opinion susdite qui a pris -depuis tous les caractères d’une tradition. - -_Christophe Colomb._--On a mené grand bruit depuis une quarantaine -d’années autour d’une _découverte_ dont l’intérêt (si elle avait été -justifiée) dépassait de beaucoup les bornes de l’histoire locale. Selon -deux ecclésiastiques corses, MM. Casanova et Peretti, Christophe Colomb -serait né en Corse et, pour des raisons difficiles à comprendre, aurait -tenu son origine secrète. Cette thèse que combattit M. le chanoine -Casabianca, et contre laquelle s’inscrivirent les savants du monde -entier, a été reprise de nouveau, en 1913, dans le _Mercure de France_ -par M. Henri Schœn, qui se flattait d’apporter des preuves irrécusables -de l’origine corse du grand navigateur. - -L’article du _Mercure_ ne fit que reproduire les arguments émis jadis -par MM. Casanova et Peretti, à savoir que dès le <small>XV</small>ᵉ siècle, il existait -à Calvi une famille de navigateurs fameux du nom de Colombo; que ceux-ci -étaient indifféremment connus sous les noms de Calvi, Calvo ou Corso, -mais que leur véritable patronymique est Colombo; que les Corses -paraissent avoir été nombreux dans l’entourage de Colomb; qu’une -tradition fort ancienne à Calvi, veut que le grand navigateur soit né -dans cette ville... etc. - -A ces raisons--les principales--on répondra que si l’appellation de -Colombo figure dans certains actes du <small>XVI</small>ᵉ siècle à Calvi, c’est en -qualité de prénom, et que ce prénom, fort répandu sur les bords de la -Méditerranée, devint le patronymique de tant de familles qu’il n’est -pas, suivant l’expression de M. Henry Harrisse «trois villes sur cent» -où l’on ne rencontre des familles Colomb (Colombo ou Colon). - -Mais au <small>XV</small>ᵉ siècle, rien n’établit qu’il en ait existé une à Calvi: la -famille reconstituée par les auteurs de cette thèse, se compose d’un -_gascon_ connu sous le nom de Colomb-le-jeune, d’un Corse sans -patronymique (Bartolomeo Corso), et de différents membres de la famille -Calvo _dont l’identité et le rôle historique sont strictement établis_. -Pour obtenir une famille de navigateurs du nom de Colombo à Calvi, il -fallut: 1º traduire--librement--Calvo (Chauve, Chauvin) par _le Calvais_ -ou _de Calvi_; 2º supposer arbitrairement que cette dénomination ne -pouvait s’appliquer qu’à des gens du nom de Colombo; 3º fermer -obstinément les yeux sur la biographie des personnages dont on -travestissait l’identité. - -Quant aux Corses dans l’entourage de Christophe Colomb, on n’en trouvera -trace ni sur les rôles d’équipage, ni dans le journal de bord de -l’Amiral, ni dans les enquêtes postérieures au voyage, ni même dans les -œuvres des écrivains insulaires. - -Pour prouver l’ancienneté de la tradition de Colomb calvais, M. Schœn -cite une élégie en vers à ce sujet «que M. Gaston Paris n’hésitait pas à -placer au <small>XVI</small>ᵉ siècle». Or, Gaston Paris, dans la séance du 5 février -1886, avait, tout au contraire, déclaré que cette pièce ne devait être -accueillie qu’«_avec beaucoup de défiance_». - -M. Casanova croyait que «l’acte de baptême de Christophe Colomb existait -à Calvi». M. Schœn qui est allé enquêter sur place, ne s’étonne pas de -la disparition de ce papier concluant; car, dit-il, «il se trouve -_précisément_ que les archives de Calvi furent détruites par un incendie -à la fin du <small>XVI</small>ᵉ siècle». M. Schœn aurait tort de déplorer plus -longtemps ce sinistre, car en supposant que les archives de Calvi soient -intactes, en admettant même que cette ville ait donné naissance à -l’Amiral, il n’y trouverait certainement pas l’acte de baptême de -Colomb, né près d’un siècle avant que le Concile de Trente eut prescrit -la conservation des actes d’église!... - -Je n’aborderai pas les inexactitudes de détail, les contradictions, les -textes tronqués et les imprudentes amplifications des nouveaux avocats -de cette cause malheureuse; mais je citerai quelques opinions provoquées -en 1892 par le chanoine Casabianca: «Rien n’autorise à placer en Corse -le berceau de Christophe Colomb» (Léopold Delisle).--«Un patriotisme -local fort mal inspiré a mis en circulation la ridicule légende de -Christophe Colomb français, corse et calvais» (Auguste Himly).--«Que la -Corse laisse à Gênes ce qui appartient à Gênes; sa part reste assez -belle» (Siméon Luce).--«L’érection par le gouvernement français à Calvi -d’une statue de Christophe Colomb, risquerait de nous couvrir de -ridicule» (G. Monod).--«La Corse est assez riche de ses gloires -nationales pour n’avoir pas besoin d’aller chercher en dehors d’elle -des renommées retentissantes» (Victor Duruy). - -Arrêtons-nous sur ce jugement autorisé qui synthétise la correspondance -adressée par les savants des deux mondes au chanoine Casabianca. En -rappelant les «gloires nationales de la Corse», on rendait hommage au -«patriotisme éclairé» qui l’avait poussé à «répudier pour son île natale -une gloire imméritée». Dans une lettre qui fut lue publiquement, à -l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, le 14 février 1890, M. -Henry Harrisse félicita M. Casabianca, d’avoir produit un travail qui -était à la fois «un bon livre et une bonne action». - -_Les Bonaparte._--On s’intéresserait probablement fort peu aux Bonaparte -d’autrefois si la place imposante conquise par Napoléon dans l’histoire, -n’avait obligé celle-ci à jeter quelques clartés sur ses ancêtres. Les -multiples écrits parus sur ce sujet, ont été souvent classés dans la -_Bibliographie historique de la Corse_. - -On peut affirmer sans crainte d’être démenti que presque tous renferment -des allégations d’une inexactitude outrée. Sans m’arrêter aux _Mémoires_ -de la duchesse d’Abrantès qui rattachent les Bonaparte aux empereurs -d’Orient, ni aux généalogies florentines qui ne supportent pas l’examen -le plus superficiel, je me bornerai à signaler comme reposant sur un -document de fabrication contemporaine la thèse qui fait descendre -Napoléon des princes _cadolinges_, comtes de Settino, Fuccechio et -Pistoja, thèse adoptée par Garnier, dans ses _Généalogies des -Souverains_, et Bouillet, dans son _Atlas Historique_, ouvrages sur -l’autorité desquels les livres de seconde main sont d’autant plus tentés -de s’appuyer que M. Frédéric Masson dans son _Napoléon inconnu_, -consacre plusieurs pages à la biographie de ces ancêtres présumés des -Bonaparte. - -Garnier et Bouillet décorent le premier Bonaparte qui vint à Ajaccio, -Francesco, du titre de général des troupes génoises. Un très grand -nombre de pièces comptables permettent de suivre la carrière de -l’ascendant de l’Empereur, qui mourut _simple soldat_ à Ajaccio après -avoir servi la République pendant cinquante ans. - -Francesco cependant appartenait à une famille distinguée de Sarzane où -la charge de notaire impérial était héréditaire depuis le <small>XIII</small>ᵉ siècle. -Les Bonaparte qui figuraient parmi les premiers citoyens de la ville, -furent employés en Corse par les Fregosi quand ceux-ci, maîtres de -Sarzane (V. ch. VIII), eurent acquis la seigneurie de l’île. -L’importance de Cesare et Giovanni Bonaparte, grand-père et père de -Francesco se déduit des missions dont ils furent chargés par l’Office de -San-Giorgio et les Fregosi. Francesco dont le patrimoine s’était -amoindri, obtint la concession d’un terrain à Ajaccio: il y bâtit une -maison et se fixa dans la nouvelle cité. Ses descendants, notaires, se -livrant quelque peu au négoce, vécurent avec honneur, mais sans gloire -jusqu’«au 18 brumaire», date à laquelle il plaisait à Napoléon de fixer -l’origine de la noblesse des Bonaparte. - -_Les ouvrages récents_: Sous le titre _La Corse_ (1908), MM. Hantz et -Dupuch ont publié un petit abrégé de l’histoire de l’île exempt des -erreurs et des anachronismes que j’ai signalés. - -M. A. Ambrosi a donné en 1914 l’_Histoire des Corses et de leur -civilisation_. L’auteur n’a voulu, dit-il, que «tirer parti des pièces -d’archives ou des manuscrits qui, sur une foule de questions, ont été -imprimés».--«Presque toutes les sources, ajoute-t-il, se trouvent dans -le _Bulletin des Sciences corses_.» - -La valeur du livre de M. Ambrosi s’affirme dans l’étude des temps -modernes pour lesquels l’auteur est particulièrement documenté. En -effet, M. l’abbé Letteron, président de la Société, qui dirige le -_Bulletin_ depuis 1881, s’est appliqué surtout à réunir des matériaux -pour l’histoire du <small>XVIII</small>ᵉ siècle qu’il a jugé avec raison capable -d’apporter une contribution plus large à l’histoire de la France. Le -_Bulletin_ est donc, pour cette période, riche en mémoires et en -documents de tout ordre. Les époques antérieures par contre y sont peu -représentées. C’est tout au plus si dans les 370 fascicules déjà parus -de ce précieux recueil, on trouverait une douzaine d’articles inédits, -généralement brefs, sur le Moyen Age. Quoi qu’il en soit l’œuvre de M. -Ambrosi permet d’apprécier l’appoint considérable apporté par la -Société, dont il est le secrétaire, à l’historiographie de la Corse. -Notons en outre la présentation raisonnée du livre où l’auteur, agrégé -de l’Université, a fait preuve de grandes qualités didactiques. - -_L’histoire d’après les sources originales._--En 1872, M. Francis -Mollard, depuis archiviste départemental de la Corse, démontra la -nécessité pour l’île de posséder une histoire assise sur des bases plus -solides que des traditions dénaturées par ceux-là mêmes qui s’étaient -donné pour objet de nous les transmettre. Chargé par le Ministère de -l’Instruction Publique d’une mission en Italie, il en rapporta une -moisson assez abondante de documents qui furent publiés en partie dans -les _Archives des Missions scientifiques_ (1875), le _Bulletin -historique et philologique_ (1884) et le _Bulletin de la Société des -Sciences historiques de la Corse_ (1885). - -Reprenant en 1893, sous les auspices du Ministère de l’Instruction -publique, l’œuvre interrompue de M. Mollard, j’ai pu relever dans les -différents fonds d’archives italiens, français et espagnols les copies -de plus de 2.000 documents inédits (de 960 à 1500) et y recueillir une -quantité innombrable d’extraits relatifs à la Corse ou à des Corses. - -Les résultats de ces enquêtes qui ont fait l’objet de plusieurs -mémoires, ont été sommairement groupés et publiés en 1908 sous le titre -d’_Histoire de la Corse écrite pour la première fois d’après les sources -originales_. On y trouve, en tête de chaque chapitre, la liste des fonds -d’archives (cartons, registres, liasses, etc.), sources narratives, -collections, recueils et ouvrages qui ont servi à son élaboration. - - C. C. R. - - - - -HISTOIRE - -DE CORSE - - - - -I - -LES ORIGINES - - _Les données géographiques.--Les découvertes archéologiques et - anthropologiques.--La civilisation néolithique.--La question des - influences orientales._ - - -Un pays de montagnes dans la mer: telle est la Corse, âpre et riante, -qui tout à la fois repousse et accueille. Les plus hauts sommets se -dressent dans la partie médiane de l’île, sur le bord occidental d’une -dépression qui, de l’île Rousse à la marine de Solenzara, sépare la -Corse granitique, à l’Ouest, et la Corse schisteuse, à l’Est. La ligne -de faîte, qui atteint 2.710 mètres au _monte Cinto_, 2.625 mètres au -_monte Rotondo_, n’est franchie que par des cols (_foci_ ou _bocche_) -élevés de plus de 1.000 mètres. C’est de ce côté que la partie ancienne -de la Corse est le plus difficilement accessible. La vaste conque -granitique du Niolo, d’où le Golo s’échappe par des gorges sauvages, -abrite un peuple de bergers «couverts de poils» qui ont gardé, notamment -dans la _piève_ d’Asco, les mœurs d’autrefois. C’est une race de -travailleurs, rude et vaillante. «Nulle part, dit un vieux dicton corse, -on ne travaille autant que dans le Niolo.» Entre les hautes vallées du -Golo et du Tavignano, sur un seuil élevé, Corte commande le passage de -l’Ouest à l’Est: ce fut, au <small>XVIII</small>ᵉ siècle, le centre politique de l’île. - -Des hauteurs du Niolo, que prolongent vers le Sud-Est le _monte d’Oro_, -le _monte Renoso_, l’_Incudine_, descendent vers le Sud-Ouest une série -de vallées étroites et parallèles--Liamone, Gravona, Prunelli, Taravo, -Rizzanèse--aboutissant aux nombreux golfes de la côte occidentale. -Séparées par de hautes croupes, elles communiquent malaisément entre -elles et certains «pays» ont reçu des appellations distinctes: la verte -Balagne, au Sud de Calvi,--les _Calanche_, vers Piana, où le granit -désagrégé a formé des accumulations pittoresques de rochers,--la -_Cinarca_, «le plus joli pays du monde»... La mer, qui s’ouvre à -l’ouest, fut à l’origine le seul lien entre les hommes: à cause d’elle, -l’«_Au-delà des monts_» fut la partie la plus anciennement peuplée de -toute l’île. - -La région plissée, qui confine à l’Est, est beaucoup plus récente. Son -architecture est celle des chaînes alpines. Les vallées n’offrent pas la -même régularité et le même parallélisme que celles de l’ouest: -quelques-unes, comme celles du Golo et du Tavignano, n’ont pu établir -leur profil actuel qu’au prix d’énergiques captures. En tous cas le -morcellement n’est pas moindre. Voici le Cap, avec ses «marines»,--la -«conque» du _Nebbio_, dont certaines parties ont une grâce exquise,--la -riante _Casinca_, où les villages, tout blancs, coiffent les -collines,--la _Castagniccia_, où des pièves multiples--Rostino, -Ampugnani, Vallerustie, Orezza, Alesani--formèrent le réduit de -l’indépendance corse,--le _Fium Orbo_ sauvage et sublime... Tel est -l’«_En-deçà des monts_», où l’émiettement territorial est également -imposé par les conditions géographiques. Mais, sauf à Bastia et dans -quelques «marines» privilégiées, la côte est peu favorable à la vie -maritime: les alluvions, fluvio-glaciaires ou bien modernes, ont créé -deux plaines, larges de 5 à 10 kilomètres, où sévit la malaria. - -A l’extrémité sud, une petite table de calcaires tertiaires s’accole au -massif ancien: c’est la région de Bonifacio, que les Corses mêmes -considèrent comme étant presque hors de Corse. - -A travers cette variété il est difficile de saisir l’unité profonde qui -fera l’originalité du pays corse. Au surplus, les contrastes abondent. -La plaine féconde est délaissée pour la montagne; c’est une île, et il -n’y a pas de marins; le relief invite au morcellement, et pourtant il -n’y a pas de nationalité plus homogène que la nationalité corse. Ces -étrangetés s’expliquent par l’histoire. Grâce à sa situation centrale -dans le bassin occidental de la Méditerranée, à la sûreté de ses -mouillages, la Corse a été atteinte, et de très bonne heure, par les -courants généraux de commerce et d’invasions qui ont contribué à mêler -les races de la Méditerranée et de l’Europe; dès l’antiquité, elle tenta -les convoitises, elle devint l’arène de toutes les compétitions, le -rendez-vous de tous les conquistadores. Histoire compliquée, souvent -tumultueuse, dont les origines sont, comme il arrive, particulièrement -délicates à démêler. - - * * * * * - -Pour Sénèque déjà, les temps anciens de la Corse étaient «enveloppés de -ténèbres», et l’exil du philosophe dans l’île qu’il détesta si fort -marqua longtemps le dernier fait précis jusqu’où l’on pouvait remonter -sans faire aux hypothèses une part trop grande. Vers la fin du <small>XVIII</small>ᵉ -siècle, l’historien de la Corse, Pommereul, constatant que «l’origine de -la plupart des peuples est couverte d’un voile impénétrable» et qu’au -surplus «l’âge d’un peuple ne peut rien ajouter à sa gloire», consent à -rester ignorant par esprit philosophique et par raison critique. Les -habitants de la grande île méditerranéenne sont-ils aborigènes? ou ne -résultent-ils pas plutôt du mélange de toutes les nations qui en ont -fait successivement la conquête? Peu importe: «ils existent, ils ont -existé, c’est une chaîne de générations dont on ne peut retrouver le -premier chaînon». - -Notre époque eut de plus indiscrètes curiosités. Le capitaine Mathieu -signalait le premier, en 1810, dans les _Mémoires de l’Académie -Celtique_, la présence en Corse de monuments mégalithiques. Vers 1840, -Prosper Mérimée, inspecteur général des monuments historiques, montrait, -au retour d’une mission archéologique, l’intérêt qu’il y aurait à -rassembler «tous les documents, tous les faits qui peuvent conduire à la -connaissance des origines de la Corse». Malheureusement les insulaires -répondirent mal à l’appel qui leur était adressé et, soit ignorance, -soit cupidité, ils se montrèrent mauvais gardiens des trésors que leur -sol renfermait en abondance. On vit des dolmens détruits, des objets -d’art brisés ou dispersés. L’indifférence de l’Etat fit le reste. Il y -eut des erreurs commises, et nous ne possédons même pas le relevé des -milliers de débris que la construction, sous le Second Empire, d’un -canal d’irrigation mit à jour dans la plaine de Biguglia. Mais voici que -la Corse se prépare, dans de meilleures conditions scientifiques, à -exhumer de nouveaux trésors archéologiques. Les deux lois récemment -votées sur la construction du chemin de fer de Bonifacio et sur -l’assainissement de la côte orientale prévoient de grands travaux de -desséchement, de régularisation fluviale et d’adduction d’eau potable, -qui vont bouleverser une terre éminemment historique, faite avec la -poussière de ses plus anciens monuments. - -En même temps, des recherches ont été poursuivies dans d’autres -domaines. Complétant les études anthropologiques de MM. Broca, Fallot, -Jaubert et Mahoudeau, M. Pierre Rocca a mensuré 200 individus dans l’île -préalablement divisée en trois régions distinctes et il a notamment -porté ses investigations sur les montagnards du Niolo, où le type -primitif s’est sans doute le mieux conservé. Une foule de grottes ont -été explorées: quelques-unes ont abrité les hommes du néolithique et du -hallstattien. - -Quelles que soient les surprises que nous réservent des fouilles -méthodiquement entreprises ou d’accidentelles découvertes, nous pouvons -dès à présent, et sans crainte de généralisation hasardeuse, classer les -débris recueillis pour reconstituer les étapes du plus lointain passé. -L’âge de la pierre, l’âge du bronze, l’âge du fer se sont succédé, ou se -sont entremêlés parfois, ici comme ailleurs. - - * * * * * - -Jusqu’à présent, aucune découverte précise ne permet de croire que -l’homme paléolithique a vécu dans l’île; mais la civilisation -néolithique s’y est développée de bonne heure. A l’exclusion peut-être -des _tumuli_, on rencontre en Corse tous les types de monuments -mégalithiques qui ont été signalés en Bretagne. Les dolmens ou -_stazzone_ et les menhirs (_stantare_ ou _monaci_), les alignements et -les cromlechs y sont extrêmement nombreux, plus nombreux assurément que -ne l’a écrit M. de Mortillet. - -L’imagination populaire leur attribue une origine surnaturelle: il y a -la forge du diable (_stazzona del diavolo_), la table du péché (_tola -di u peccatu_), la maison de l’ogre (_casa dell’orco_) et, quant aux -menhirs du Rizzanèse, appelés _il frate e la suora_, il faut y voir les -statues pétrifiées d’un moine et d’une religieuse qui voulaient fuir -Sartène pour cacher au loin leurs coupables amours. - -Les plus caractéristiques sont dans le sud et appartiennent à -l’arrondissement de Sartène. Le dolmen de Fontanaccia est le plus beau -et le mieux conservé: sept dalles supportent une table longue de 3ᵐ,40 -et large de 2ᵐ,90; la chambre, enfoncée dans le sol d’environ 40 -centimètres, mesure intérieurement 2ᵐ,60 de long, 1ᵐ,60 de large et -1ᵐ,80 de haut. Sur la face supérieure de la table se trouvent trois -cuvettes réunies au bord par des rigoles taillées de main d’homme. -Auprès de ce dolmen, deux petits menhirs isolés sont cachés dans le -maquis. Au pied du rocher de Caouria, un alignement comprend 32 menhirs, -dont 26 debout et 6 renversés. A quelque distance, l’alignement de -Rinaïou comprend 7 menhirs rangés en ligne droite. Citons encore le -menhir de Vaccil Vecchio, véritable colonne de 3ᵐ,20 de haut, celui de -Capo di Luogo, plus large au sommet qu’à la base, les blocs de la vallée -du Taravo dont la longueur dépasse 4 mètres, etc. - -Le groupe septentrional, qui occupe une portion de l’arrondissement de -Bastia et s’étend jusque sur celui de Calvi, est beaucoup moins riche et -moins intéressant. Les principaux menhirs sont à Lama et les dolmens du -_monte Rivinco_ sont curieusement composés de dalles de gneiss. - -Des cimes de Cagna, escarpées sur le ciel, se détache une ébauche -gigantesque de statue d’homme que l’on découvre de très loin. Est-elle -due au caprice de la nature? Doit-on la rapprocher de celle -d’Appricciani, à Sagone, qui semble l’œuvre inachevée d’un artiste? -Celle-ci est une tête de géant, posée sur un piédestal, haut de 2 mètres -environ. Mérimée la prit pour une idole; Renan la mentionne dans sa -_Mission de Phénicie_, sur les indications du baron Aucapitaine, comme -un couvercle de sarcophage phénicien; ce ne serait, d’après M. Michon, -qu’un menhir sculpté. - -Quoi qu’il en soit, il est certain que les traces de travail humain sont -rares sur les dolmens et les menhirs. Pour juger ce que fut la -«civilisation» des néolithiques, il convient d’examiner leur outillage -qui fut, ici comme sur le continent, très perfectionné. Haches de pierre -polie, pointes de flèches, racloirs, couteaux, débris de poteries, -percuteurs, broyeurs, polissoirs, etc., une série d’objets dont le fini -remarquable témoigne de la patience et de l’habileté des ouvriers, ont -été retrouvés en Balagne, près de Bonifacio, à Vizzavona, ailleurs -encore. - -Les découvertes de M. Simonetti-Malaspina en Balagne ont une importance -particulière. Sur le territoire de Ville-di-Paraso, à 2 kilomètres -environ du village et à 8 kilomètres de la mer, se trouvent les ruines -d’une ancienne cité: les vestiges du mur d’enceinte sont encore très -apparents; sur une surface de plus de 50 hectares, le sol est couvert de -débris de poteries; on a recueilli en cet endroit des marteaux, des -polissoirs, des fragments de vases en porphyre et surtout une quantité -considérable de petits moulins à moudre le blé. On y a trouvé--on y -trouve encore--beaucoup de pointes de flèches en silex noir du -pays.--Dans d’autres régions, les ouvriers se servent de serpentine, de -quartz ou même de diorite. Près de Bonifacio, le commandant Ferton a -relevé de nombreux débris d’obsidienne provenant probablement de -Sardaigne: de bonne heure des échanges durent avoir lieu entre les deux -grandes îles de la Méditerranée Occidentale. Une même race peuplait la -Sardaigne et la Corse: celle des Ibères et des Ligures. Tels sont en -effet les peuples que l’on retrouve partout à l’arrière-plan de la -civilisation dans la Méditerranée Occidentale; ils paraissent avoir joué -le même rôle que les Pélasges dans la Méditerranée Orientale, ils sont -«le peuple _x_» de l’antiquité. - -L’homme néolithique de Bonifacio trouvait un asile dans les nombreux -abris sous roche de la région; il se nourrissait des produits de la -chasse et de la pêche, principalement de coquillages marins et du -_lagomys corsicanus_, petit lièvre de la grosseur d’un rat, aujourd’hui -disparu. Il ne dédaignait pas l’art de plaire, se parant de colliers ou -de bracelets de coquilles, et se teignait le corps. Quand il mourait, on -pliait le cadavre dans la position de l’homme accroupi et on l’inhumait -avec des vivres et des outils. - -Grâce à des découvertes récentes, l’âge du bronze commence à être -représenté en Corse par des spécimens assez nombreux, provenant surtout -de la Balagne. Quant à la civilisation des armes de fer, elle s’est -véritablement épanouie. C’est à elle que l’on doit les riches sépultures -qui, à Prunelli di Casacconi et surtout à Cagnano, près de Luri, ont -livré, avec de remarquables débris de squelettes, une foule de bijoux et -d’ustensiles: fibules, bracelets, agrafes, creusets pour fondre le -métal, perles en pâte de verre, boutons et appliques en or, peignes, -chaînettes et pinces épilatoires, manches de poignards hallstattiens. - -Quelle est l’origine de ces objets, dont quelques-uns révèlent une -fabrication délicate? Y avait-il dans l’île des fondeurs de bronze -établis à demeure? Doit-on, au contraire, reconnaître ici l’œuvre des - -[Illustration: La Tour dite de Sénèque.--Tour de Griscione. (_Sites et -Monuments du T. C. F._) - - Pl. I.--CORSE. -] - -Tsiganes, ces métallurgistes ambulants, à la fois fondeurs et habiles -marteleurs, dont le nom a été donné à la première période du bronze? Ils -achetaient aux habitants leurs objets hors d’usage et, quand ils en -possédaient une certaine quantité, procédaient à leur refonte à l’aide -de moules et de creusets qu’ils portaient avec eux. Souvent, le poids de -leur collecte journalière étant trop lourd, ils la cachaient dans un -endroit plus ou moins bien repéré. Faut-il tout simplement, rapprochant -les pièces trouvées en Corse des débris exhumés à Villanova et à -Bologne, leur attribuer une provenance étrusque? L’hypothèse est -tentante et c’est vers elle que penche M. Letteron, le dernier historien -de la Corse primitive. - -Pourtant il faut bien reconnaître que la civilisation de Cagnano est -analogue non pas seulement à celle qui s’est développée dans le centre -de l’Italie, mais encore au Caucase et dans la vallée du Danube. Les -influences civilisatrices sont peut-être venues de plus loin: il y a eu, -à partir du néolithique, une communication entre l’Orient et l’Occident -et une influence du premier sur le second. Mais il ne faudra rien -exagérer. En cette matière comme en beaucoup d’autres, il est difficile -de faire les parts de l’indigène et de l’exotique: trop de détails -restent inconnus. Tout ce qu’on peut faire est de peser ceux dont on -dispose, sans trop conclure, car demain il en peut surgir de nouveaux -qui remettent tout en question. - - - - -II - -LA «DÉCOUVERTE» DE LA CORSE - - _Légendes éponymes.--La colonisation phénicienne.--Les Phocéens et - les premiers marchés permanents.--Étrusques et Carthaginois._ - - -La Corse n’entre vraiment dans l’histoire qu’au <small>VI</small>ᵉ siècle, avec -l’arrivée des Phocéens fugitifs: ce sont eux qui ont définitivement -«découvert» la Corse et inauguré une colonisation qui se poursuivra -désormais sans arrêt. - -Avant eux, sans doute, il y a eu des établissements commerciaux et des -tentatives de peuplement. Ibères, Ligures, Phéniciens sont entrés, pour -une part difficile à déterminer, en relations avec les hommes qui -habitaient la Corse dès l’époque des dolmens et qui étaient -peut-être--du moins pour les Ligures--des hommes de leur race. De vieux -auteurs l’assurent et, dans la légende qu’ils nous ont transmise, une -réalité précise apparaît sans doute. Une femme de la côte de Ligurie, -voyant une génisse s’éloigner à la nage et revenir fort grasse, s’avisa -de suivre l’animal dans son étrange et longue course. Sur le récit -qu’elle fit de la terre inconnue qu’elle venait de découvrir, les -Liguriens y firent passer beaucoup de leurs compagnons. Cette femme -s’appelait _Corsa_, d’où vint le nom de Corse. C’est la légende éponyme -que nous retrouvons à l’origine de toutes les cités antiques; mais elle -est de formation récente, car le premier nom de l’île est _Cyrnos_ et -non pas _Corsica_. - -La difficulté n’était point pour embarrasser les vieux chroniqueurs, -grands amateurs de merveilleux et habitués à ne douter de rien. Il y a -d’autres légendes, et plus prestigieuses, sinon moins fantaisistes. Un -fils d’Héraclès, Cyrnos, aurait colonisé la Corse en lui donnant son -nom. Giovanni della Grossa croit que la Corse a été peuplée par un -chevalier troyen, appelé _Corso_ ou _Cor_, et une nièce de Didon, nommée -_Sica_, que Corso a bâti les villes de l’île et leur a donné les noms de -ses fils et de son neveu, Aiazzo, Alero, Marino, Nebbino. C’est ainsi -que la Grande-Bretagne a eu son _Brut_, la France son _Francus_ et que -la Corse a son _Corso_, neveu d’Enée. - - * * * * * - -Faut-il parler d’une colonisation phénicienne en Corse? La chose est -vraisemblable, mais l’on sait assez ce qu’il faut entendre par ce mot. -Les Phéniciens ont su les premiers jouer le rôle fructueux -d’intermédiaires et de courtiers entre les diverses parties du monde -méditerranéen; mais ils n’ont jamais entendu s’installer à demeure sur -une terre étrangère. Après une navigation lente le long des côtes, ils -abordaient dans les îles ou sur les promontoires, échouaient leurs -navires sur le sable et, de marins devenus marchands, étalaient leur -pacotille sur la place publique. La foule se pressait autour de ces -hommes «aux beaux discours», ainsi que les appellent les poèmes -homériques, de ces hommes qui savent tromper. Les femmes soupesaient les -bijoux d’or fabriqués à Memphis ou à Babylone, les statuettes de dieux, -en bronze ou en terre cuite, les coupes de verre aux reflets chatoyants -dont les Phéniciens avaient appris la fabrication en Egypte. On -regardait aussi, et ce n’était pas ce qui excitait le moindre -étonnement, les marchands étrangers tracer sur le papyrus des signes -bizarres qui permettaient de noter à tout jamais, au moyen d’une -trentaine de signes, tous les sons de la voix humaine... Des jours et -des mois se succédaient ainsi; puis, un jour, les étrangers -disparaissaient, après avoir entassé dans leurs navires aux flancs ronds -les peaux de bêtes, la cire et le miel,--marchandises que le troc avait -mises en leur possession,--souvent aussi les jeunes gens et les jeunes -filles qu’ils vendaient comme esclaves. Et les marchands reprenaient la -mer, voguant vers d’autres régions, ballottés d’île en île. - -Ainsi abordèrent-ils aux rivages de Corse et peut-être faut-il voir dans -le nom de l’île une racine phénicienne: Kir, Keras, l’île des -promontoires. Héraclès, le Melkart phénicien, dont le culte sert à -marquer les principales étapes des marins de Tyr et de Sidon, ne vint -pas en Corse, mais la légende y fait débarquer son fils Cyrnos. -Peut-être n’y a-t-il eu qu’une colonisation essaimée de Carthage, à une -époque beaucoup plus récente. - -Au surplus, quand les Phéniciens auraient vraiment découvert la Corse, -il n’y aurait pas lieu d’insister. Très jaloux de conserver autant que -possible le monopole du commerce, ils ont gardé pour eux les -renseignements qu’ils avaient pu obtenir. De plus ils n’ont pas pénétré -dans l’intérieur du pays; leurs comptoirs, établis temporairement à -l’extrémité des promontoires, ne s’animaient qu’à de rares intervalles, -et les peuplades insulaires ne s’unirent point aux Phéniciens par des -relations régulières. Ces peuplades vivaient retranchées sur les -montagnes, dans un état de demi-sauvagerie, pendant que les écumeurs de -la Méditerranée s’établissaient tour à tour sur les côtes, dans un -chassé-croisé furieux dont le pays faisait tous les frais. - - * * * * * - -Enfin les Phocéens vinrent, et avec eux les premiers marchés permanents. -A l’étroit dans un territoire peu fertile de l’Asie Mineure, ils -cherchèrent dès la fin du <small>VII</small>ᵉ siècle à s’établir au dehors; mais dans -tout l’Orient méditerranéen la place était prise. Ils se tournèrent vers -les régions plus lointaines et, montés sur des vaisseaux étroits et -rapides que 50 rameurs faisaient glisser sur les flots, ils se -dirigèrent vers le _Far West_ de l’ancien monde. Équipés pour les -batailles navales comme pour le commerce et la piraterie, ils allèrent -jusqu’au pays de Tartessos, riche en métaux, où le roi Arganthonios les -reçut amicalement et leur offrit un asile. Mais ils furent obligés de -fuir sous la menace des Carthaginois,--telle est du moins la très -vraisemblable hypothèse formulée par M. Jullian; ils recommencèrent à -longer les côtes, ils s’arrêtèrent à Rome, et même, s’il faut en croire -Trogue-Pompée, signèrent un pacte d’amitié avec le premier Tarquin. A -force d’errer, ils découvrirent la rade de Marseille, spacieuse et bien -abritée, sous un ciel qui rappelait celui de Grèce: ils s’y fixèrent -vers l’an 600. - -Mais ils restaient en relations suivies avec la métropole, et les -Phocéens d’Asie considérèrent Marseille comme un point d’appui pour -organiser dans la Méditerranée occidentale un grand empire maritime, une -véritable thalassocratie. Entre l’embouchure du Rhône et le détroit de -Gibraltar, on les voit s’installer au débouché de toutes les vallées, -ils bâtissent Mainaké (Malaga). Vers 564, enfin, ils arrivent en Corse -et fondent Alalia (Aleria) «pour obéir à un oracle», dans une position -remarquable, au centre de la vaste plaine orientale, au débouché du -Tavignano. De là ils pouvaient surveiller toute la côte étrusque, l’île -d’Elbe, dont les mines de fer pouvaient compenser celles du pays de -Tartessos, la vallée du Tibre et la puissante cité d’Agylla (Cervetro) -qui avait des sommes considérables déposées dans le trésor de Delphes. A -quelques kilomètres d’Alalia, l’étang de Diana pouvait abriter une -flotte de commerce et se prêter aux évolutions d’une flotte de guerre. -Ainsi commençait à se dessiner un Empire grec dans la Méditerranée -occidentale. - -Alalia grandissait lentement, des temples s’élevaient et l’œuvre de -colonisation se poursuivait lorsque les malheurs survenus à la métropole -vinrent lui donner un essor définitif. Vers 540 Phocée fut assiégée par -Harpage, lieutenant de Cyrus. Plutôt que de se soumettre au joug des -Perses, les Phocéens, voyant qu’une longue résistance était impossible, -s’embarquèrent avec leurs femmes, leurs enfants et tous leurs trésors et -ils allèrent demander aux habitants de Chio de leur vendre les îles -Œnusses. Ceux-ci refusèrent, «dans la crainte, écrit Hérodote, que les -nouveaux venus n’y attirassent le commerce à leur détriment». Les -Phocéens se remirent à la voile pour gagner la Corse et arrivèrent -grossir les rangs des premiers colons d’Alalia. - -Actifs, industrieux, ils développèrent la prospérité de la colonie -primitive. Hérodote nous dit qu’ils élevèrent des temples et qu’ils -ravageaient et pillaient tous leurs voisins. Qu’en faut-il conclure, -sinon qu’ils ont l’intention de s’établir définitivement et d’agrandir -leur territoire? Leur ambition croît avec les succès, des relations -commerciales et politiques suivies unissent les Phocéens de la -Méditerranée Occidentale, dont la puissance maritime est devenue -considérable. Mais la ville d’Alalia ne devait pas connaître une -splendeur plus grande et, moins de cinq ans après l’arrivée des -Phocéens d’Asie, elle succombait sous les coups de ses ennemis. - -L’apparition de ces étrangers, qui venaient s’implanter au cœur de la -mer Tyrrhénienne, tout près de l’Italie et de la Sardaigne, également le -long des côtes espagnoles, détermina les Carthaginois et les Etrusques à -se coaliser contre eux. Ici se manifeste l’hostilité constante de -Carthage contre les Grecs: antagonisme de races, peut-être, mais surtout -rivalité économique. Une grande bataille navale s’engagea dans les eaux -de Sardaigne, en face d’Alalia. Les Phocéens, que leurs compatriotes de -Marseille étaient venus renforcer, remportèrent la victoire, car ils -avaient réussi à empêcher le débarquement des alliés; mais ils avaient -perdu quarante vaisseaux, et vingt autres étaient hors de service, les -éperons ayant été faussés. Ils rentrèrent à Alalia et, prenant avec eux -leurs femmes, leurs enfants et tout ce qu’ils purent emporter du reste -de leurs biens, ils abandonnèrent définitivement la Corse et refluèrent -vers Marseille (535). - - * * * * * - -La chute de la thalassocratie phocéenne laissait la Corse au pouvoir des -Etrusques dont la domination s’étendit à nouveau sur toutes les rives de -la mer Tyrrhénienne, véritable lac étrusque. «Maîtres de la mer», écrit -Diodore de Sicile, ils s’approprièrent les îles intermédiaires et -établirent solidement leur pouvoir en Corse: ils fondèrent Nicée et -exigèrent des habitants un tribut de miel, de cire, de bois de -construction et d’esclaves. - -Pourtant la puissance de la confédération étrusque touchait déjà à son -déclin et se resserrait de plus en plus dans l’Italie Centrale. Obligés -de faire face au péril gaulois, vaincus devant Cumes par Hiéron de -Syracuse, ils durent renoncer aux grandes expéditions maritimes. Du -moins continuaient-ils à se livrer à la piraterie, se faisant corsaires -et pillant les vaisseaux étrangers qui naviguaient dans la mer -Tyrrhénienne. Il fallut que le général syracusain Apelles entreprît une -expédition en Corse d’où les Etrusques partaient pour leurs incursions -et où ils apportaient leur butin. Les Syracusains abordèrent, selon -toute vraisemblance, dans le midi de l’île et, pendant que leurs soldats -portaient le ravage dans l’intérieur, leur flotte s’abritait dans le -_portus Syracusanus_, qui est, suivant les anciens géographes, -Bonifacio, Santa-Manza ou Porto-Vecchio. - -A mesure que la confédération étrusque voyait s’affaiblir sa puissance, -elle dut concentrer peu à peu toutes ses forces dans la péninsule et -abandonner les établissements qu’elle possédait dans les îles voisines. -Les Carthaginois, au contraire, délivrés sur mer de leurs rivaux -redoutables, prenaient pied dans toutes les îles de la mer de Sardaigne -et de la mer d’Etrurie. L’inexpérience des Romains, longtemps ignorants -dans l’art de la navigation, leur laissait d’ailleurs le champ -complètement libre. Pendant deux siècles ils purent jouir en paix de la -possession des îles voisines de l’Italie. - -A quel système de gouvernement la Corse fut-elle alors soumise? On ne -saurait le dire. Carthage conquérait pour exploiter, et son Sénat ne se -souciait guère d’organiser fortement sa conquête comme faisait celui de -Rome. Il songeait avant tout à fonder sur les côtes des comptoirs -commerciaux, à exploiter les mines et à prélever des tributs sur les -peuples soumis, dont il avait fait au préalable démanteler les places -fortes. Les Corses, à vrai dire, ne s’étaient jamais soumis, pas plus -aux Carthaginois qu’aux Etrusques: réfugiés dans l’intérieur de l’île, -ils résistaient au milieu des rocs inaccessibles où ils s’étaient -retranchés. Les maîtres de la mer pouvaient occuper les côtes, ruiner -les comptoirs, installer des garnisons: ils ne pouvaient avoir raison de -ce peuple indomptable et fier, «dont les esclaves ne sont pas aptes, à -cause de leur caractère naturel, aux mêmes travaux que les autres -esclaves». Diodore de Sicile, qui fait cette observation, constate -également que l’île est montagneuse et couverte de bois touffus: les -«Africains» n’avaient jamais songé à la conquérir. - -En dépit de sa belle apparence, l’empire carthaginois n’était donc point -solide. C’était le colosse d’airain aux pieds d’argile dont parle -l’Écriture. Il s’effondra dès qu’il fut attaqué par un ennemi puissant -et déterminé. - -Cet ennemi, ce fut le peuple romain. Il allait conquérir la Corse et la -marquer de son empreinte. - - - - -III - -LA CORSE ROMAINE[B] - - _La conquête.--La paix romaine: l’organisation militaire et - administrative.--Débuts du christianisme._ - - -Tant que les Romains avaient fait la guerre aux Étrusques et aux Grecs -d’Italie, les Carthaginois ne s’étaient pas inquiétés de leurs victoires -et y avaient même applaudi. Ils avaient fait plus. En 509, ils avaient -signé avec les Romains un traité d’alliance et de commerce, et, pendant -la guerre de Tarente, ils leur avaient offert des secours, qui furent -d’ailleurs refusés. Mais du jour où Rome posséda l’Italie continentale, -elle fut bientôt entraînée à de nouvelles conquêtes. En 264, la -possession de la Sicile mit Rome aux prises avec Carthage et ce fut le -duel d’un siècle qu’on appelle les guerres puniques. Lutte de races, -peut-être, mais surtout rivalité d’intérêts: les événements de Corse le -prouvent bien. - -Dans le système politique que les Phocéens avaient une première fois -élaboré et tenté de réaliser, la Corse était un des éléments essentiels: -elle demeure un des points d’appui de l’impérialisme romain à ses -débuts. Si la puissance qui venait d’établir sa domination sur toute -l’Italie voulait être maîtresse de la mer, elle devait faire rentrer la -Corse sous son hégémonie pour ne pas avoir sur son flanc une menace -constante et un obstacle à ses progrès. - -Nécessités stratégiques, nécessités économiques aussi. Par la fertilité -de sa plaine orientale, véritable grenier à blé, par l’abondance de ses -forêts, peut-être aussi par la richesse présumée de ses mines, la Corse -devait tenter les convoitises romaines. - -Mais la conquête fut extrêmement pénible; véritable guerre de Cent Ans -(260-162) aux victoires précaires, aux trêves incessamment rompues, aux -révoltes toujours renaissantes, guerre d’escarmouches, plutôt que grande -guerre, et qui ne nécessita pas moins de dix expéditions. - -Quand le consul Duillius eut battu près de Myles la flotte carthaginoise -(260), la Corse ressentit le contre-coup de cette victoire. Le consul L. -Cornelius Scipion, collègue de Duillius, poursuivit les vaisseaux -fugitifs jusqu’en Sardaigne, les détruisit et, après d’heureux combats -dans cette île, passa en Corse. Il eut à lutter contre les habitants et -contre Hannon, général des Carthaginois; Alalia, qui s’était relevée de -ses ruines et qui avait été entourée de remparts, fut le centre de la -résistance insulaire: elle dut se rendre après un siège mémorable dont -il est fait une mention toute spéciale dans l’inscription funéraire du -vainqueur. Mais, une fois la citadelle prise, l’île n’était point -soumise. Avec le miel, la châtaigne et le lait de leurs chèvres, les -gens de la montagne pouvaient tenir longtemps, empêcher tout envahisseur -de dépasser la plaine orientale et l’inquiéter sans cesse en descendant -brûler les moissons, abattre les maisons, sauvages razzias que la -nature du pays rendait faciles... Rome s’en rendit compte, et n’insista -pas. Et quand les Carthaginois vaincus durent signer le traité de 241, -ils abandonnaient bien la Sicile et l’Italie; mais il n’était pas -question de la Corse, dont ils restaient les possesseurs. - -Rome semble avoir usé ici--et dès le premier jour--de sa tactique -habituelle: profiter des divisions existantes, en créer de nouvelles, -apparaître au moment opportun comme l’arbitre des conflits, être celle -que l’on implore et qui dicte ses conditions. Ne pouvait-on séparer la -cause insulaire de la cause carthaginoise et, dès les premiers symptômes -de mécontentement, se présenter comme les alliés nécessaires, comme les -libérateurs? - -Précisément la guerre des mercenaires suscitait à Carthage les plus -graves embarras. Il fallait multiplier les levées d’hommes, faire -rentrer les impôts avec rigueur. Les Romains crurent l’instant favorable -et, en 238, Tib. Sempronius Gracchus occupait la Corse--et aussi la -Sardaigne--au mépris du traité de 241. Mais les Corses n’admirent point -les maîtres qui s’imposaient à eux. Les consuls Licinius Varus en 236, -Sp. Corvilius en 234, établissent, «non sans peine», une tranquillité -superficielle. Quand en 232 les Carthaginois reçoivent, par un ultimatum -impérieux, l’ordre d’évacuer toutes les îles, «attendu qu’elles -appartiennent aux Romains», les consuls M. Malleolus et M. Æmilius -peuvent bien rapporter de Sicile un riche butin; mais, ayant abordé sur -les côtes de Corse, ils sont assaillis et dépouillés par les habitants. -L’année suivante, le consul C. Papirius Maso refoule les insulaires dans -la montagne, mais il ne peut aller plus loin. Certes il est difficile de -déterminer, en l’absence de documents contemporains et dans la brièveté -des textes d’époque postérieure, quelle est la part des instigations -carthaginoises dans la résistance des Corses à la domination romaine. -Cette part est évidemment très grande; mais l’existence d’un sentiment -proprement corse n’est pas douteux. Obscurément l’idée d’une nationalité -indépendante apparaît chez ces peuples qui résultent déjà de tant de -mélanges mais chez qui, en face des mêmes dangers, une âme commune est -née. - -La Corse fut soumise au régime provincial dès 227: c’est à cette date -que le nombre des préteurs fut porté de deux à quatre pour gouverner -d’une part la Sicile, et, d’autre part, la Sardaigne (d’où dépendait la -Corse). Mais l’ordre ne règne pas. En vain le consul Cn. Servilius -Geminus fait-il en 217 le tour de la Corse avec cent vingt vaisseaux, -fortifiant les côtes et exigeant des otages; en vain place-t-on deux -légions à la disposition des préteurs--parmi lesquels il faut citer M. -Porcius Cato et l’annaliste Q. Fabius Pictor;--en vain les généraux -vainqueurs exigent-ils des rançons (de miel et de cire) toujours plus -rigoureuses,--les Corses demeurent en état de rébellion constante. - -Au surplus ils n’opèrent point par bandes confuses et sans organisation. -Ils perdent en 173, dans une seule action, 7.000 hommes et les Romains -leur font plus de 1.700 prisonniers. Etourdis plutôt que domptés par -cette défaite, les Corses se réorganisent, préparent un soulèvement -général contre lequel Rome doit envoyer en 164 l’armée consulaire de -Juventius Thalna. Mais cette fois la pacification est proche: le Sénat -décrète des actions de grâces aux dieux en l’honneur de Juventius et, -après la démonstration militaire faite par P. Scipio Nasica (163), les -Corses, épuisés ou résignés, acceptent leur destin. - -On comprend facilement leur peu d’enthousiasme pour le régime qui leur -avait été imposé en 227: l’administration romaine fut dure pour la -Corse, comme pour les autres provinces, sous la République. Par -habileté, plutôt que par bienveillance, quelques gouverneurs prirent -pourtant leur rôle au sérieux, s’efforcèrent de ménager les esprits, -d’apparaître en pacificateurs et non pas en conquérants. Avant même la -réduction en province, Papirius Maso, comprenant la nécessité de se -concilier les divinités locales, avait fait le vœu d’élever un temple à -une fontaine, source de vie qu’on vénérait à la lisière de la plaine et -de la montagne; le Romain ne venait pas en destructeur des usages -consacrés et des superstitions populaires. Il pouvait changer un régime -politique, mais il ne pouvait modifier les formes rituelles: le cœur de -l’homme a éternellement peur des lacs solitaires dans les châtaigneraies -et il continue d’adorer les déesses des ruisseaux. - -Les mauvais administrateurs étaient beaucoup plus nombreux, même parmi -les questeurs, qui pourtant avaient mission de représenter la légalité -et la probité. Tout un monde d’étrangers, plus avides encore -qu’ambitieux, traitèrent la Corse en pays conquis: ils l’exploitèrent, -mais pour leur compte, pillant les temples, ruinant les riches, -spéculant sur les biens des villes, multipliant les impôts. Toutes les -provinces ayant alors leur Verrès, il était naturel que la Sardaigne (et -par conséquent la Corse) eût aussi les siens. Parmi ces hommes qui, -suivant la pittoresque expression de C. Gracchus rapportée par -Aulu-Gelle, reviennent de province avec «des ceintures pleines d’argent -et des amphores pleines de vin», nul ne paraît avoir été plus rapace que -M. Æmilius Scaurus, propréteur de la Sardaigne en 57. Pour payer les -dettes nombreuses contractées pendant son édilité, il avait pressuré -Sardes et Corses et refait sa fortune à leurs dépens. Ses accusateurs -obtinrent un délai de quinze jours pour faire une enquête en Corse. Mais -Scaurus était beau-fils de Sylla et il avait Cicéron pour défenseur: il -fut scandaleusement acquitté. Si la République romaine avait vécu, la -Corse n’aurait peut-être jamais atteint le degré de prospérité auquel -elle arrivera sous l’Empire; en tout cas, Rome n’y serait jamais devenue -respectée et populaire. - -Opprimée par ses préteurs, la Corse se trouvait en outre dépouillée de -tout ce qu’elle avait possédé jusque-là. Le sol provincial, devenu _ager -publicus_, était distribué à des colons et redevenait ainsi propriété -particulière en faveur des citoyens romains. Ce fut précisément ce qui -arriva quand Marius fonda à l’embouchure du Golo la colonie de Mariana -sur l’emplacement de l’ancienne Nicée et quand Sylla, quelques années -plus tard, fit passer à Aleria un certain nombre de vétérans et de -citoyens romains. - -Du moins les Corses sont-ils assurés de trouver en leurs maîtres des -protecteurs efficaces contre les incursions des pirates? Non pas, car -pendant les guerres civiles qui ensanglantent Rome au dernier siècle de -la République, les pirates de Cilicie sont devenus les maîtres de la -mer. Mille vaisseaux, 400 villes, des chantiers établis dans un grand -nombre de ports semblent leur assurer l’impunité. Ils pillent la Corse -et insultent même aux côtes romaines; mais l’excès de leur audace -détermine les Romains à organiser l’expédition que Pompée dirige -triomphalement à travers la Méditerranée (67). - -Six ans après cette guerre, la province de Sardaigne avait pour préteur -M. Attius Balbus, dont le nom serait resté inconnu, s’il n’eût été -l’aïeul maternel d’Auguste. Les Sardes frappèrent une médaille en son -honneur; mais leur reconnaissance eût été moins suspecte s’ils n’avaient -pas attendu, pour la frapper, que son petit-fils fût empereur. Au vrai, -la Corse n’était pas heureuse et lorsque Octavien reçut, au pacte de 43, -la Corse en partage, il ne put la posséder en paix. Le fils du grand -Pompée, Sextus, à qui une flotte puissante assurait la domination de la -mer, rêvait de reconstituer un empire maritime à son profit en -s’appuyant sur les îles, Corse, Sardaigne et Sicile. Un moment même, -cette tentative séparatiste parut près de réussir: Octavien et Antoine -durent par l’accord de Misène (39) laisser à Sextus la possession de la -Sardaigne et de la Corse. Menodorus, lieutenant de Sextus, s’installa en -Corse avec plusieurs légions et utilisa les bois de l’île pour augmenter -sa flotte. Mais Menodorus trahit et la Corse reçut sans résistance les -soldats d’Octavien, devenu bientôt Auguste: la paix romaine put -s’étendre sur elle. - - * * * * * - -On admet en général que la Corse dépendait administrativement de la -Sardaigne au début de l’Empire jusqu’au règne de Vespasien: alors -seulement elle aurait formé une province séparée, gouvernée par un -_procurator_ et, après Dioclétien, par un _praeses_. Mais il semble bien -qu’il faille adopter la thèse d’Hirschfeld et faire remonter cette -séparation à l’année 6 de notre ère. A cette date la Sardaigne fut pour -la première fois enlevée au Sénat et organisée en province -procuratorienne: on a peine à croire qu’Auguste ait confié simultanément -l’administration des deux îles à un seul et même procurateur, simple -personnage de rang équestre. Notons d’ailleurs qu’une inscription de -Narbonnaise, qui date des débuts de l’Empire, nous parle d’un -_praefectus Corsicae_, appelé L. Vibrius Punicus,--le - -[Illustration: Église de la Canonica près Luciana.--Bonifacio: la -Citadelle.--_Ibid._: Une rue du vieux quartier. (_Sites et Monuments du -T. C. F._) - - Pl. II.--CORSE. -] - -_praefectus_ étant, comme le _procurator_, un gouverneur nommé par -l’empereur, ne relevant que de lui et préposé en général, comme lui, à -l’administration d’un territoire assez limité. - -Il résidait à Aleria, centre de la domination romaine, station de la -_classis Misenensis_. - -Sur un mamelon escarpé qui surplombe la plaine du Tavignano, riante et -riche, à proximité d’un port bien abrité, se dressait la citadelle que -Scipion avait emportée en 260 et dont Sylla avait compris la remarquable -position. Des soldats, venus de Rome, des commerçants la peuplèrent. -Mais de leurs efforts, qui furent considérables, de leur œuvre, qui -semble avoir connu une époque de prospérité, il ne reste aujourd’hui que -des traces incertaines. Quelques gradins du cirque, les caves à voûte de -la maison prétorienne, quelques briques, des vestiges du mur qui -traversait Aleria... Et c’est tout. Encore Mérimée refuse-t-il de -reconnaître une maison prétorienne dans l’enceinte carrée de 40 mètres -sur 30 qu’on appelle aujourd’hui la _sala real_, tant la voûte, à forme -surbaissée, du souterrain lui paraît maladroitement exécutée. Quant aux -substructions, dont la forme en ovale arrondi donne l’idée d’un petit -amphithéâtre, il semble bien que ce fut un cirque pouvant contenir en -ses trois enceintes concentriques 2.000 personnes tout au plus; mais il -pourrait bien être d’origine arabe. Le baron Aucapitaine, dans un -mémoire adressé à l’Académie des Inscriptions en 1862, y voyait les -restes d’un grenier à céréales ou même les vestiges de constructions -militaires... Tout cela évidemment est peu de chose. Quelques monnaies -romaines, des camées, des œuvres d’art, des inscriptions sur des pierres -tumulaires sont d’un médiocre secours à qui voudrait reconstituer la vie -d’Aleria la romaine. - -Pline compte 33 villes romaines en Corse et Ptolémée 27 seulement. Mais -Diodore de Sicile, qui a visité la Corse, ne parle que de deux villes, -qu’il qualifie, il est vrai, de considérables: Calaris (qui est Aleria) -et Nicée (qu’il faut très probablement identifier avec Mariana). D’autre -part il résulte de l’Itinéraire d’Antonin que les Romains n’avaient -construit qu’une seule route en Corse, celle qui conduisait de _Mariana_ -à _Palae_ en passant par Aleria, _Praesidium_ et _Portas Favonii_: il en -reste quelques traces non loin de la marine de Solenzara. M. Robiquet, -se fondant sur l’évaluation des distances de l’Itinéraire d’Antonin, -situe _Portus Favonii_ à Bonifacio et rejette _Palae_ sur la côte -occidentale, à la hauteur de Sartène, vers le port de Tizzano. Il semble -pourtant que _Portus Favonii_ doive être identifié avec la marine de -Favone, au Sud de la Solenzara, et, comme cette route se liait avec -celle qui traversait la Sardaigne, on a supposé que _Palae_ était situé -à la place qu’occupe aujourd’hui Bonifacio,--à moins qu’il ne s’agisse -de Porto-Vecchio... Ces difficultés de localisation expliquent à elles -seules les incertitudes et les lacunes de l’histoire corse sous l’Empire -romain. _Clunium_ est-il Biguglia, dont l’étang portait au <small>XIII</small>ᵉ siècle -le nom de Chiurlino? Bastia ne s’est-il pas élevé sur l’emplacement de -_Mantinum_? Lorsqu’on fit les travaux de captage des eaux sulfureuses de -Baracci (à 3 kilomètres de Propriano), en 1880, on découvrit dans une -ancienne piscine en bois quelques médailles romaines et un bronze -d’Hadrien, ce qui fait présumer qu’il y a eu à Baracci des thermes -romains; les eaux de Pietrapola furent également connues de bonne heure: -il y reste quelques vestiges des constructions romaines. Aux abords de -la grande route côtière, en quelques régions de l’intérieur -particulièrement favorables, au point de contact de la plaine et de la -montagne, sur le bord des rivières, on découvre chaque jour des -bas-reliefs et des stèles, des urnes et des amphores, des monnaies et -des médailles. Dans les champs de Palavonia, près de Bonifacio, on a -exhumé des monnaies en bronze de Marc-Aurèle, d’Antonin le Pieux, de -Septime Sévère. On doit à un pâtre de Santa-Manza la médaille de -Plautilla Augusta. Luri possède une stèle funéraire à quatre -personnages, etc. Le _Corpus_ de la Corse romaine, que M. Michon a -commencé d’entreprendre, n’est pas près d’être achevé, et il y a lieu -d’attendre beaucoup des travaux publics en cours d’exécution. Il -faudrait organiser des campagnes rationnelles de fouilles et empêcher -l’ignorance des Corses d’achever l’œuvre de destruction qu’ont accomplie -les incursions des Sarrasins et les guerres civiles. - -Dans l’état actuel de nos connaissances, il semble que la «romanisation» -de la Corse ait été incomplète et superficielle. Satisfaits de trouver -dans l’administration romaine de sûres garanties de paix, comprenant au -surplus par l’échec de nombreuses tentatives l’inanité de toute révolte, -les Corses ont abandonné aux Romains la région côtière et ils se sont -retirés dans leurs farouches montagnes. Diodore de Sicile évalue la -population des «barbares» à 30.000 hommes; mais il ne s’agit pas de la -population totale: ce n’est, au reste, qu’une approximation. - -La plaine orientale fut évidemment prospère, elle porta des moissons; -mais il serait exagéré de prétendre qu’elle fut un des greniers de Rome. -Il suffisait aux Romains qu’elle pût nourrir ses soldats et ses agents. -Les montagnards de l’intérieur pouvaient tout au plus fournir des bois -de construction, du miel et de la cire: ils n’étaient même pas propres à -faire des esclaves. Car «ils ne supportent pas de vivre dans la -servitude; ou, s’ils se résignent à ne pas mourir, ils lassent bientôt -par leur apathie et leur insensibilité les maîtres qui les ont achetés, -jusqu’à leur faire regretter la somme, si minime soit-elle, qu’ils ont -coûtée». Le reproche que Strabon adresse aux esclaves corses est tout à -l’honneur de cette nation: ne peut-on discerner dans cette fierté -irréductible de l’esclave en face de son maître, dans cette apathie -obstinée, la passion frémissante de l’indépendance, le regret -inconsolable de la famille et du sol natal? Mais tous ces beaux -sentiments n’augmentaient guère la valeur marchande du peuple corse. - -Diodore de Sicile note avec plus de sympathie ce tempérament particulier -qui rend les insulaires inaptes aux travaux ordinaires des esclaves. Il -les trouve supérieurs à tous les autres barbares qui ne vivent point -«selon les règles de la justice et de l’humanité». En Corse, «celui qui -trouve le premier des ruches de miel sur les montagnes et dans le creux -des arbres ne se voit disputer sa propriété par personne. Les -propriétaires ne perdent jamais leurs troupeaux marqués par des signes -distinctifs, lors même que personne ne les garde. Du reste, dans toutes -les circonstances de la vie, ils cultivent la pratique de la justice». -Ne se croirait-on pas vraiment au milieu des Normands policés par -Rollon? Or il s’agit, notons-le bien, des habitants de l’intérieur, de -ceux que la «romanisation» n’a pas touchés et qui parlent encore, au -début de l’Empire, «une langue particulière et difficile à comprendre». - -Le malheur de la Corse voulut que Sénèque y fût exilé: il avait -entretenu des relations coupables, au dire de Messaline, avec la fameuse -Julie, fille de Germanicus et nièce de l’empereur Claude. Et Sénèque -crut adoucir le cœur de ses juges en leur représentant le pays de son -exil comme un rocher sauvage et les habitants comme des monstres. «La -barbare Corse est fermée de toutes parts par des rocs escarpés; terre -horrible où l’on ne voit partout que de vastes déserts! L’automne n’y -donne point de fruits, ni l’été de moissons; le printemps n’y réjouit -point les regards par ses ombrages; aucune herbe ne croît sur ce sol -maudit. Là, point de pain pour soutenir sa vie, point d’eau pour -étancher sa soif, point de bûcher pour honorer ses funérailles. On n’y -trouve que deux choses: l’exilé et son exil.» Le trait est joli, mais -l’exagération est manifeste: Ovide n’avait pas eu des couleurs moins -sombres en décrivant le village perdu au fond de la Thrace, où il avait -traîné pendant neuf ou dix ans une vie misérable. Quant aux Corses, ils -ne savent faire que quatre choses: se venger, vivre de rapines, mentir -et nier les dieux, - - Prima est ulcisci lex, altera vivere raptu, - Tertia mentiri, quarta negare deos! - -Distique célèbre--et sans doute apocryphe--où il ne faudrait voir, au -surplus, que le mortel ennui d’un homme habitué à la société romaine et -aux raffinements d’une vie luxueuse. Certes, il ne trouvait pas en Corse -de demeures splendides ni la large existence qu’il avait accoutumé de -mener. Mais il nous dit lui-même, dans la _Consolation à Helvia_, que -l’île renferme un très grand nombre d’étrangers. La tradition corse -place à Luri le lieu de son exil: dans les environs s’élève la «tour de -Sénèque», dont la construction n’a rien de romain: c’est un donjon de -l’époque féodale. L’ortie qui pousse au pied de la tour est «l’ortie de -Sénèque» parce que des paysans de Luri fustigèrent avec de l’ortie le -philosophe stoïcien qui s’était permis d’embrasser une jeune paysanne. -Au vrai, Sénèque a dû être relégué dans Aleria ou dans Mariana jusqu’au -jour où, Messaline morte, Agrippine le rappela pour servir de précepteur -à Néron. Or ni l’une ni l’autre de ces deux colonies ne devait offrir un -séjour enchanteur: camps retranchés dressés aux portes de la Corse -belliqueuse, étapes d’une route commerciale et surtout stratégique qui -longeait la côte, ce n’était que des agglomérations administratives et -militaires. Et même si Sénèque n’avait rien dit, il resterait que la -Corse a pu être considérée comme une terre d’exil, à l’égal de Tomes du -Pont-Euxin, et ce seul rapprochement en dit long sur le dédain où les -Romains tenaient l’île voisine. - - * * * * * - -De quand datent, en Corse, les premières prédications? De quand les -premières églises? Questions encore insolubles et qui le resteront -longtemps. Il y eut sans doute des chrétiens parmi les colons de Mariana -ou d’Aleria, mais les gens de la montagne ne se laissèrent pas -facilement entamer par la foi nouvelle: ici comme ailleurs les «païens» -ce sont les paysans. Il y eut peut-être un cimetière chrétien à Mariana: -le Golo, au cours capricieux, le recouvre aujourd’hui et les pierres -tombales demeurent visibles; le jour où le fleuve sera ramené dans son -lit, on pourra se prononcer sur l’époque où ces tombes furent -construites. Des traditions locales, dont il est difficile de faire la -critique, nous font remonter à la fin du <small>II</small>ᵉ siècle. A mi-côte de la -colline sur laquelle Borgo est assis, à 4 kilomètres environ de -l’ancienne ville de Mariana, se trouvent, face à l’orient, les grottes -de Sᵗᵉ Dévote. Ce sont de gros blocs schisteux amoncelés par la nature -en un beau désordre. C’est là, dit-on, que les premiers chrétiens de -Mariana venaient assister en cachette à la célébration des saints -mystères, et peut-être les annelets que l’on trouve encore aujourd’hui à -une faible profondeur dans le sol, sont-ils des fragments de couronnes -ou chapelets. Sainte Dévote fut martyrisée en 303 à Mariana par les -ordres du «préfet» Barbarus (?): tant de précision nous met en défiance. - -Sainte Julie n’est pas moins célèbre. Mais la légende est ici plus -incertaine. Elle fut martyrisée de la façon la plus horrible: les -bourreaux lui auraient arraché les deux seins et les auraient jetés sur -un rocher; deux fontaines aussitôt jaillirent: on les montre encore à -Nonza, dans le Cap-Corse. Mais quels furent les bourreaux? Les uns -parlent des Romains, les autres des Vandales. - -Lorsque la domination romaine s’écroula sous le choc des Barbares, le -christianisme n’avait certainement fait dans l’île que des progrès -insignifiants. - - - - -IV - -LA CORSE BYZANTINE ET LE POUVOIR TEMPOREL - - _Invasions des Barbares.--La Corse byzantine.--Origines du Pouvoir - temporel.--Les incursions sarrasines.--Période carolingienne._ - - -Les premières invasions des Barbares chassèrent en Corse un certain -nombre de familles romaines (456). Au courant des <small>V</small>ᵉ et <small>VI</small>ᵉ siècles, -Genseric, roi des Vandales, Odoacre et les Hérules, Totila et les Goths -envahirent tour à tour la Corse et en persécutèrent les habitants -orthodoxes. Cyrille, lieutenant de Bélisaire, expulsa les Goths (534), -mais le joug byzantin fut aussi pesant que celui des Barbares. En 552, -Narsès réunit la Corse et la Sardaigne à l’Empire et y laissa comme -gouverneur Longin, dont les excès dépassèrent ceux de ses prédécesseurs. - -Jusqu’à l’époque carolingienne, la Corse fit partie officiellement de -l’Empire byzantin. Rattachée pour l’administration politique et -ecclésiastique à la Sardaigne, elle semble avoir été soumise à -l’autorité particulière d’un _cinarque_ (Κυρνου αρχων, -archonte ou juge de Corse--ou συναρχων, archonte-adjoint), -sous la haute surveillance de l’archonte de Sardaigne ou du tétrarque -d’Italie. - -Si l’on en croit les lettres de saint Grégoire le Grand, la tyrannie -exercée par les fonctionnaires de Byzance sur les pays italiens, et -particulièrement la Corse, dépassa toute mesure. Quiconque détient un -commandement veut renforcer son autorité administrative d’une fortune -territoriale qu’il accroît par les moyens les plus éhontés. Les charges -et les honneurs sont vendus à qui les peut acquérir; ce sont -généralement de vains titres empruntés aux hiérarchies en usage à -Byzance; groupés sous le nom générique de _consules_, ces dignitaires -revêtus de charges auliques, sont les plus gros propriétaires indigènes; -les autres, plus ambitieux, achètent les fonctions locales et entrent -dans les cadres administratifs de l’empire, ce sont les _juges_ ou -αρχοντες. Pour payer les faveurs dont ils sont l’objet, ils -sont autorisés à lever les taxes les plus arbitraires, et ces catégories -diverses de tyrans réduisent les Corses à une misère telle que, pour -acquitter leurs impôts, ceux-ci sont contraints, dit saint Grégoire, de -vendre leurs propres enfants. Ces magistrats, byzantins ou indigènes, -autorisent les païens à exercer leurs rites moyennant finances. La -détresse est à son comble; et l’exaspération populaire, longtemps -contenue, éclate enfin. A Ravenne, à Naples, à Rome des soulèvements se -produisent; de certains points de la Corse les habitants s’enfuient -auprès des Lombards dont la barbarie païenne leur paraît préférable à -l’oppression de leurs coreligionnaires d’Orient. - -_Les origines du Pouvoir temporel._--C’est dans ce milieu favorable que -naît et se développe lentement mais sûrement le Pouvoir temporel. - -Aux <small>IV</small>ᵉ, <small>V</small>ᵉ, <small>VI</small>ᵉ siècles, les empereurs avaient doté l’Église romaine de -biens situés sur différents points des pays italiens, notamment de la -Corse. Ces fonds de terre ou _massæ_ constituaient dans leur ensemble -une circonscription dite _patrimoine_. En Corse, un agent ecclésiastique -appelé _défenseur_ ou _notaire_ est préposé par le pape à la régie de -ces biens, constamment accrus par la libéralité des souverains et des -fidèles. L’administration des _massæ_ est entre les mains des -_conductores_, ou fermiers à bail. «Sans doute, sur ces terres, dit M. -Diehl, l’évêque de Rome n’exerce d’autres droits que ceux d’un -propriétaire soumis comme tout autre aux lois de l’État; mais, par -l’immense revenu qu’il en retirait et l’usage charitable qu’il en -faisait, il acquérait une influence toujours croissante; par les -intendants qu’il entretenait, il faisait sentir bien au delà du -_patrimoine_ son action et son contrôle.» En effet, en étendant la -compétence des _défenseurs_ et des _notaires_, en leur attribuant la -haute surveillance du clergé et des évêques, saint Grégoire jeta les -fondements du pouvoir temporel. - -En Corse, l’action du pape est constante: ses lettres non seulement nous -dépeignent l’état lamentable de l’île, mais encore y cherchent un -remède. Il en appelle à l’empereur des exactions qui sont commises par -ses officiers. Par lui, le patrice d’Afrique, Gennadius, est invité à -veiller à la sûreté du pays que menacent des invasions d’infidèles. Un -gouverneur de la Corse, le tribun Anastase, «qui avait su gagner les -cœurs par la sagesse de son administration», est signalé au tétrarque -comme utile au pays. A Boniface, _défenseur_ de la Corse, il reproche de -ne pas hâter l’élection des évêques; il lui recommande de protéger les -pauvres et de ne pas permettre qu’un «_évêque soit traduit devant les -tribunaux laïques_»: c’est là une affirmation d’indépendance à l’égard -des empereurs et de patronage vis-à-vis des peuples disposés déjà à -courir au-devant de cette autorité paternelle et bienfaisante. - -Telle est l’origine des droits si contestés du Saint-Siège sur la Corse. -Les invasions des Lombards et les incursions sarrasines donnèrent aux -papes l’occasion d’en revendiquer la possession. En 753, Etienne II -appelant à son aide Pépin le Bref contre les Lombards, lui demande de -lui faire restituer ses _patrimoines_, et le roi franc s’engage à Kiercy -à donner la Corse au Saint-Siège. Une lettre de Léon III, en 808, nous -apprend que Charlemagne avait renouvelé l’engagement pris par son père. - -Longtemps mise en doute par les historiens, la promesse de Pépin a -triomphé à peu près définitivement des raisons qui la faisaient -contester et le pouvoir temporel des papes en Corse dès l’époque -carolingienne semble prouvé. Il était d’ailleurs d’autant plus facile -aux papes de revendiquer la Corse que les Carolingiens ne l’avaient pas -incorporée à leurs Etats, mais l’avaient considérée comme un poste -avancé pour tenir les Sarrasins loin du continent. Le titre même de -_défenseur de la Corse_ porté par les commandants des marches de -Toscane, semble constituer une fonction qui ne pouvait être conférée que -par l’autorité du pontife. - -Plus tard (1077), Grégoire VII rappellera aux Corses et aux Génois que -la suzeraineté de l’île appartient au Saint-Siège; ce grand pontife dont -le but sera de réformer la chrétienté, échouera dans ses vues sur la -Corse où il semblera servir des ambitions plutôt que des consciences. -Après avoir mis aux prises les Génois, les Pisans et les Aragonais, le -Saint-Siège ne pourra jamais, malgré la constance de ses revendications -disposer de la Corse, et les princes à qui il l’inféodera ne -parviendront jamais à en prendre possession. - -_Incursions sarrasines._--En 704, les Maures ravagent les côtes de la -Corse. Au <small>IX</small>ᵉ siècle, leurs incursions deviennent périodiques: en 806, -ils quittent la Corse, fuyant devant la flotte de Pépin, roi d’Italie; -en 807, ils pillent une ville du littoral; Charlemagne envoie contre eux -le connétable Burchard qui leur prend treize bateaux; en 808, 809, -nouvelles incursions; en 813, Ermengard, comte d’Ampurias, défait la -flotte sarrasine à Majorque et délivre cinq cents Corses captifs; en -825, une nouvelle expédition est décidée par l’empereur Lothaire: le -comte Bonifacio et son fils Adalbert (844) sont tour à tour chargés de -la _défense_ de la Corse. En 852, les Corses s’enfuient en masse à Rome. -Revenus à la fin du <small>IX</small>ᵉ siècle, les Maures n’abandonnèrent les îles de -Corse et de Sardaigne qu’après la défaite de Mugahid (1014), contre qui -les communes et les seigneurs italiens se sont coalisés. C’est sur cette -victoire qui porte un coup décisif au fléau mauresque en Italie que -Pisans et Génois basent leurs prétentions traditionnelles à la -possession de la Corse: l’origine de ces prétentions sera précisée plus -loin. - -Quelque nombreuses qu’aient été les descentes des Sarrasins en Corse, -quelques traces funestes qu’ait laissées leur passage, les chroniques -locales ont exagéré l’importance de leur domination. Le plus autorisé -des chroniqueurs arabes, Ibn-el-Athir (1160-1223), ne consacre qu’un -seul chapitre à toutes les entreprises des Musulmans sur la Sardaigne, -et il affirme que, durant leur séjour, elle était administrée par le -_Rûm_, c’est-à-dire l’élément italien. - -Les écrivains modernes ont cru trouver des vestiges de la domination -sarrasine dans certains mots du dialecte corse, ainsi que dans les noms -de quelques localités qu’ils supposent d’étymologie arabe. Les exemples -qui en ont été fournis ne sont pas toujours heureux: _sciò_ (seigneur), -_scia_ (seigneurie) ne sont que des contractions des mots _signor_ et -_signoria_; _scialare_ (exhaler), _damidjana_ (damejeanne) sont italiens -et procèdent du latin. Le préfixe _cala_ qui entre dans les noms de -localités non maritimes (Calacuccia, Calasima), vient du grec (χαλἱα, -hutte, cabane); employé à Sartène, comme en Espagne, comme à Venise, -pour désigner des voies, il trouve son étymologie directe dans le -_callis_ des Latins. - -Il n’y eut jamais à proprement parler de domination sarrasine; si les -Maures parvinrent à occuper certains points du littoral ou même à -établir des campements dans la montagne, leur autorité ne laissa pas de -traces. Amari fait observer avec raison que si les habitants de la -Corse, pauvres et valeureux, n’évitèrent pas les invasions des Arabes, -ils échappèrent à leur joug et restèrent étrangers aussi bien à la -civilisation musulmane qu’à la marche ascendante du progrès en Italie. - -En effet, ces deux îles, longtemps dépourvues de relations avec le -continent, conservèrent jusqu’à nos jours un aspect de sauvagerie qui en -éloigna l’étranger. D’ailleurs, la mer elle-même était un objet d’effroi -pour tous ceux qui n’appartenaient pas aux populations commerçantes du -littoral: une chronique du <small>XII</small>ᵉ siècle nous montre le savant Eginhard -terrifié à l’idée de se rendre en Corse, où Charlemagne veut l’envoyer -recevoir de saintes reliques: «Par terre, dit-il, envoyez-moi dans -quelque endroit du globe qu’il vous plaira, même chez les nations -étrangères, et j’exécuterai fidèlement vos ordres, mais je tremble à -l’idée de me livrer aux routes dangereuses et incertaines de l’océan...» -Dans ces conditions, la Corse ne suivit que de très loin les mouvements -politiques du continent; le seul décret impérial qui la concerne (828) -l’érige en lieu de relégation pour certains criminels. - -_Période carolingienne._--Les tyrans d’origine diverse qui asservirent -l’Italie tour à tour pendant la période carolingienne, ont laissé des -souvenirs plus traditionnels qu’authentiques. Un Béranger, souvent cité -dans les chartes apocryphes de Monte-Cristo, fait penser que l’un des -deux princes de ce nom aurait pu sinon séjourner, du moins paraître en -Corse au cours des luttes qu’ils soutinrent contre leurs compétiteurs au -trône d’Italie. Le fils de Béranger II (950-961), Adalberto, se réfugia -en Corse à plusieurs reprises pour éviter la colère de l’empereur Othon. -Un siècle auparavant (872), la Corse avait également servi d’asile à -Adalgis, fils de Didier, roi des Lombards, poursuivi par l’empereur -Louis II qu’il avait, pendant un mois, retenu prisonnier. - -D’une charte de l’empereur Othon III (996) on a conclu que Ugo, fils -d’Hubert, marquis de Toscane, avait incorporé l’île à ses États, mais -rien ne prouve qu’il y ait exercé aucune souveraineté effective. - - - - -V - -LES ORIGINES DE LA FÉODALITÉ ET DES RIVALITÉS ITALIENNES - -_Les clans féodaux.--Marquis, comtes et vicomtes.--Origine de la -rivalité des Pisans et des Génois._ - - -Toute l’histoire du Moyen Age en Corse repose sur le développement de -trois clans féodaux dont les racines sont profondes et les ramifications -très étendues. L’hérédité est la base de l’organisation politique du -Moyen Age, elle est la source de tout droit, de même qu’elle sert de -prétexte à toute invasion, à toute violence. C’est pour avoir négligé de -suivre les héritages que les historiens de la Corse ont si longtemps -répété les mêmes anachronismes ou se sont appesantis sur les mêmes -critiques stériles. - -Deux de ces clans ont introduit dans l’île les peuples dans lesquels ils -s’étaient fondus (Génois et Pisans). Le troisième, dépourvu d’attaches -avec le continent, a maintenu dans sa région le caractère autochtone. Le -système géographique de l’île a assigné à chacun d’eux les limites de -son développement. - -_Les marquis._--Les comtes Bonifacio en 825 et Adalbert (son fils en -845) avaient été chargés de la _défense_ de la Corse. Leurs -descendants, _marquis en Italie_, conservèrent cette fonction. Ils -étaient _défenseurs de la Corse_ comme l’empereur était _défenseur de -Rome_. Aucun conflit entre les deux pouvoirs, le pape et l’empereur, -s’empruntant mutuellement les forces matérielles et morales dont ils -disposent. En 951, le chef des marquis toscans est _Oberto-Opizzo_, -vicaire impérial pour toute l’Italie, mais souverain direct des comtés -de Luni, de Gênes, de Milan et _des Iles_. Les historiens ont groupé ses -descendants sous le nom conventionnel d’_Obertenghi_; parmi ceux-ci nous -ne nous occuperons que de ceux qui conservèrent des biens ou des -prétentions en Corse. Ils furent assez puissants et assez nombreux pour -y maintenir l’élément toscan et y semer les germes des prétentions -pisanes. - -Si l’on s’en réfère à une épitaphe tardivement rédigée il est vrai, le -marquis Alberto, au <small>XI</small>ᵉ siècle, aurait chassé les Sarrasins de Rome et -contribué à la _défense_ de la Corse; ses descendants, marquis de Massa -ou de Parodi, sur le continent joignirent constamment à leurs titres -celui de marquis de Corse. Ce ne fut pas là, comme on pourrait le -croire, une vaine qualification: la Corse fut un des nombreux fiefs -conservés en indivis suivant la _loi lombarde_ par les descendants -d’Oberto réunis en consortium. Le partage des biens divisés en quarts, -en huitièmes, voir en trente-deuxièmes, était fictif et ne s’opérait que -sur l’ensemble des revenus. Tous les descendants d’Alberto Ruffo -portaient le titre de marquis de Corse, alors que certains d’entre eux -seulement résidaient sur le fief. Un vicomte, un gastald ou un vicaire -administrait leurs biens dont les revenus étaient répartis à chacun -proportionnellement à ses droits. Mais, comme l’a fait observer -Desimoni, il est clair que cette communauté - -[Illustration: St-Florent: la Citadelle.--_Ibid._: Cathédrale de -Nebbio.--Corbara: le Couvent. (_Sites et Monuments du T. C. F._) - - Pl. III.--CORSE. -] - -ne peut éternellement durer; à chaque génération les liens du sang -s’amoindrissent: la lutte pour les intérêts personnels devient plus -vive. En vain, la vieille coutume de famille, l’instinct de conservation -au milieu des éléments étrangers, les traditions combattent encore pour -la maintenir, tout est inutile; le progrès de l’émancipation -individuelle l’emporte, on ne divise pas encore le fief principal, la -capitale de ces états disséminés, mais chacun, peu à peu, se sépare du -tronc et se fixe sur une terre, dans un château où le retiendront plus -tard la pauvreté et l’impuissance. - -Quoi qu’il en soit, la plupart des familles toscanes qui furent mêlées à -l’histoire de la Corse aux <small>XII</small>ᵉ et <small>XIII</small>ᵉ siècles, sont issues de ces -premiers marquis dont l’héritage est parfois passé, par leurs filles, en -des races étrangères. C’est ainsi que Hugues de Baux, de maison -française, devint juge de Cagliari et marquis de Corse (1219), Adelasia -d’Arborea, sa cousine par alliance, rendit hommage au Saint-Siège pour -la Corse (1236), et l’épitaphe de son mari, Enzio, fils de Frédéric -Barberousse, qualifie _roi de Corse_ ce prince infortuné. Le petit-fils -d’Adelasia, Ugolino della Gherardesca, dont le père a inspiré au Dante -l’un de ses tableaux les plus dramatiques, vint en Corse combattre -Giudice de Cinarca (1289). Les prétentions d’autres Obertenghi prouvent -que c’est bien l’héritage de Bonifacio qu’ils se disputent: en 1171, les -Malaspina, appuyés par les Pisans, font la guerre aux marquis qui, pour -défendre leurs biens corses, s’adressent aux Génois; un traité -intervient; mais un siècle plus tard (1269), c’est avec des soldats -génois qu’Isnardo Malaspina envahira le sol de la Corse. - -Les souvenirs laissés par les marquis confirment l’opinion exprimée par -l’annaliste génois Caffaro (<small>XII</small>ᵉ siècle). «La coutume des marquis, -écrit-il, est de préférer le brigandage à l’honnêteté.» L’un d’eux -Guglielmo, fils d’Alberto Corso, se signala entre tous par ses méfaits: -il s’empara, contre tout droit, des judicats d’Arborea et de Cagliari en -Sardaigne, il persécuta l’archevêque d’Arborea, répudia sans raisons sa -femme légitime, fit contracter à sa fille des noces incestueuses et se -lia d’amitié avec les princes mahométans, toutes choses qui lui valurent -la réprobation de ses contemporains et des avertissements pontificaux -dont il ne tint d’ailleurs aucun compte. Giovanni della Grossa cite avec -indignation certains marquis qui voulaient que «les femmes de leur -seigneurie se livrassent à eux avant de vivre avec leurs maris». Peu -disposés à se soumettre à ce rite, les habitants de San-Colombano -massacrèrent trois de leurs seigneurs en un seul jour. - -Au <small>XI</small>ᵉ siècle, la part des marquis _de Massa di Corsica_ s’étendait -encore sur tout l’En-deçà-des-Monts; la révolte de leurs _vicomtes_ les -privera du Cap-Corse. Appauvris par leur accroissement, ils luttent avec -peine contre leurs anciens vassaux (seigneurs de Speloncato, de Loreto, -etc.); cependant en 1250, il leur reste encore: 1º au nord les pièves de -Giussani (Olmi-Capella), Ostriconi (Belgodere), Caccia (Castifao); 2º en -allant vers le sud-est, tout le pays compris entre les châteaux de -Rostino et de Santa-Lucia qui leur appartiennent avec leur territoire; -3º à l’ouest, les pièves de Verde et de Pietra-Pola, prolongement au -nord et au sud de la plage d’Aleria, sur une longueur de soixante milles -environ. - -Les révolutions populaires du <small>XIV</small>ᵉ siècle (bien que leur château de -San-Colombano ait été incendié par le peuple) ne ruinèrent pas leurs -privilèges féodaux. Après le mouvement communal de Sambocuccio d’Alando -(_Voir ch. VII_), ils continuent à faire des donations aux églises et à -guerroyer contre leurs voisins. Cependant l’un des moins affaiblis -d’entre eux, Andrea, en 1368, abandonne ses biens au monastère de -San-Venerio de Tiro et passe en terre ferme après avoir signé un traité -avec les seigneurs de Speloncato; il ne conservait en Corse que son -château de San-Colombano qu’il avait réparé ou reconstruit. - -_Les comtes._--Ils furent, suivant la tradition, les souverains -héréditaires de la Corse du <small>IX</small>ᵉ au <small>XI</small>ᵉ siècle, et ont pour auteur un -comte Bianco dont la légende a fait un fils de l’hypothétique Ugo -Colonna (_V. l’introduction bibliographique_). Avec plus de -vraisemblance, nous verrons dans cette dynastie une branche des marquis -d’Italie plus anciennement fixée dans l’île que les Obertenghi, et plus -rapidement mêlée à l’élément indigène. Comme les marquis, ils se -divisent en _Bianchi_ (Blancs) et en _Rossi_ (Rouges) et se transmettent -les prénoms en usage chez les Obertenghi avec une régularité qui -prêterait à la confusion si le rôle de ces derniers n’était suffisamment -précisé par les documents. Le comté des _Iles_ était d’ailleurs sous la -juridiction directe des marquis. L’un des copistes de Giovanni della -Grossa fait judicieusement descendre les _comtes_ de Bonifacio à qui il -donne le surnom de «Bianco», conciliant ainsi la légende et la -vraisemblance, mais le transcripteur a le tort de nous présenter comme -un fait acquis ce qui n’est qu’une supposition interpolée dans le texte -du vieux chroniqueur. - -Le seul personnage marquant de cette race est le bon comte -_Arrigo-bel-Messer_, assassiné en l’an mille. Celui-ci semble avoir -bénéficié de la réputation de justice et d’équité acquise plus tard par -d’autres seigneurs homonymes. Après sa mort, les Biancolacci (issus de -son frère, Bianco) perdirent leur suprématie et ne tardèrent pas à être -supplantés dans l’Au-delà-des-Monts même par les seigneurs de _Cinarca_ -ou _Cinarchesi_. Des textes touffus, des versions légendaires on peut -déduire que, vers le commencement du <small>XII</small>ᵉ siècle, les ancêtres de ces -derniers (Arrigo et Diotajuti), venus de Sardaigne ou d’Italie, -s’emparèrent par la force du château de Cinarca et que, pour justifier -cette invasion, ils se prétendirent issus _de la souche des anciens -seigneurs_. La chronique explique à sa façon cette commune origine en -supposant qu’Ugo Colonna eut deux fils: Bianco, tige des anciens -souverains de l’île, et Cinarco ancêtre des Cinarchesi qui leur -succèdent; l’histoire se contentera de constater qu’une même charte de -1222 réunit un Cinarchese et un Biancolaccio dans un pacte avec les -Bonifaciens, et qu’en 1238, des arbitres estiment les droits de la fille -d’un Biancolaccio sur les biens des seigneurs de Cinarca. Au <small>XIII</small>ᵉ -siècle, les Biancolacci ne sont plus que les vassaux des Cinarchesi qui, -devenus les maîtres de l’Au-delà-des-Monts, ne cesseront de prétendre à -l’autorité suprême. En moins de deux cent cinquante ans, dix-sept -d’entre eux, dont les plus célèbres sont Giudice de Cinarca, Arrigo -della Rocca, Vincentello d’Istria et Gian-Paolo de Leca, domineront la -Corse presque entière, la plupart avec le titre de comte qu’ils -tiendront non d’un droit ancestral, mais du suffrage populaire. -Néanmoins, certaines parties du pays cinarchese restent, jusqu’au <small>XVIII</small>ᵉ -siècle, terres féodales. - -_Les vicomtes._--Les membres d’une puissante famille exerçaient avec le -titre de _vicomtes_ le pouvoir au nom des marquis dans les comtés de -Gênes et des Iles. Quand l’empereur Conrad le Salique (1037) consacra -par une charte l’hérédité des fiefs, les officiers des Obertenghi en -profitèrent comme eux. Pendant quelque temps, les marquis conservèrent -sur leurs vicaires une faible suzeraineté, mais déjà la commune de -Gênes, ainsi que les grandes cités italiennes, travaillait à son -émancipation sous la protection de ses évêques. Ce patronage ne tarda -pas à se transformer en juridiction tolérée à l’origine, puis bientôt -considérée comme un droit. Longtemps, les vicomtes refusèrent les dîmes -à l’évêque de Gênes, bien qu’une branche de leur maison (Avogari) fût en -possession de l’avouerie héréditaire du diocèse; mais en 1052, un membre -de leur famille, Oberto, occupant le siège épiscopal, ils entrèrent en -composition, adhérèrent à la Commune et reconnurent pour leurs fiefs la -suzeraineté de l’évêque. Ils brisaient ainsi leurs liens avec les -Obertenghi dont le pouvoir, dès lors, ne cessa de décroître. - -Les vicomtes étaient représentés en Corse par diverses branches qui -formèrent au <small>XIV</small>ᵉ siècle _l’albergo Gentile_: c’étaient les familles -Avogari, Pevere, de Turca (de Curia--de Corte), de’ Mari, di Campo. Par -leur rupture avec les Obertenghi, ils constituèrent au nord de la Corse -une seigneurie indépendante, plus tard limitée au Cap-Corse. - -Par eux s’introduit dans l’île l’élément ligurien: les intérêts de la -Commune sont devenus les leurs, car leur clan forme à Gênes un noyau -d’aristocratie qui détient par les évêques et les consuls, uniquement -sortis de leur race, l’autorité religieuse et civile. Pour les Pisans, -l’action des Génois en Corse était considérée comme une usurpation; pour -les marquis, les vicomtes étaient des vassaux révoltés. Les Corses -eux-mêmes, dit la Chronique, étaient malheureux; ils implorèrent -l’appui du pape Grégoire VII qui, appréciant leur «désir de retourner -conformément à leur devoir sous la domination juste et glorieuse du -gouvernement apostolique», leur déclara qu’il y avait en Toscane des -seigneurs prêts à prendre leur défense contre les envahisseurs (1077). -Mais la mission officielle de rétablir le pouvoir de l’Église en Corse -est confiée à Landolfe, évêque de Pise, qui conservera pour le compte du -Saint-Siège les citadelles et lieux fortifiés et partagera avec le pape -les revenus de la Corse (1078). - -L’autorité de ceux des Obertenghi qui, dès lors, prennent d’une façon -suivie le titre de marquis de Corse, se trouvait donc bien réduite. A -cette époque, dans les républiques d’Italie, la cause de l’évêque ne se -sépare pas de celle de la commune. Si l’on observe qu’avant Grégoire -VII, l’investiture des évêques est un droit temporel attribué aux -souverains et non aux papes, on admettra que l’élévation de Landolfe au -vicariat apostolique de la Corse correspondait à une véritable -inféodation de l’île aux Pisans: ce fut bien ainsi que les Génois le -comprirent. - -Pendant quarante ans, le Saint-Siège ne cessa de favoriser les Pisans. -En 1119, Pise fut érigée en archevêché, ce qui mécontenta les Génois au -point de rendre la guerre inévitable. Dans un but de pacification, le -pape Calixte II, en 1121, déclara que la Corse dépendrait à jamais -directement du Saint-Siège. Les Pisans protestèrent. Ce fut alors que la -diplomatie génoise déploya ses ressources pour la première fois. Les -ambassadeurs Caffaro et Barisone venus à Rome, y étonnèrent clercs et -laïcs par leurs prodigalités. Le 16 juin 1121, ils s’engageaient sur le -salut de leur âme et de celles des consuls, à verser à la curie romaine -mille cinq cents marcs; ils promettaient en outre de faire un don de -cinq cents onces d’or aux clercs qui auraient prononcé en concile la -révocation définitive de la primatie de la Corse. De leur côté, les -_fidèles_ du pape Calixte s’engageaient à faire donner gain de cause aux -Génois. Ces conventions furent consignées par écrit. A Rome, chacun -voulut sa part du butin inespéré: cardinaux, évêques, clercs, laïques se -firent promettre par serment des sommes proportionnées à leur influence. -Les ambassadeurs ne négligèrent personne, et quand, au mois d’avril -1123, s’ouvrit le concile de Latran, la décision des juges n’était plus -douteuse. Par un reste de pudeur, nul n’osait la formuler. «Le pape -alors, dit Caffaro, réunit douze archevêques et douze évêques pour -discuter le droit à la consécration des évêques corses et, en consultant -l’ancien registre de l’Église romaine, ils trouvèrent que les Pisans -détenaient injustement l’archevêché de Corse.» Ils se rendirent alors de -la basilique au palais, et l’archevêque de Ravenne prit la parole: -«Seigneur, seigneur, dit-il, nous n’avons pas osé proférer une décision -en ta présence, mais nous te donnons un avis qui en aura toute la force: -que le métropolitain de Pise abandonne la consécration des évêques -corses et ne s’y entremette jamais plus.»--Entendant cette parole, le -pape se leva et demanda aux juges s’ils approuvaient. Par trois fois, -ils répondirent: «_Placet, placet, placet_». «Et moi, ajouta le pape, au -nom de Dieu et du bienheureux Pierre, j’approuve et je confirme.» - -Aussitôt l’archevêque de Pise, Ruggiero, se leva enflammé de colère, et, -jetant aux pieds du pontife sa mitre et son anneau: «Jamais plus, -cria-t-il, ne serai ton archevêque ou ton évêque!» Et comme il -s’éloignait, le pape, repoussant du pied la mitre et l’anneau, lui dit: -«Frère, tu as mal agi, et je t’en ferai repentir.» Le lendemain matin, -27 mars, Calixte fit connaître la sentence du concile. La bulle fut -rendue le 6 avril. - -Les Pisans ne s’inclinèrent pas devant la sentence pontificale, et les -hostilités reprirent leur cours: ce fut une véritable guerre de pirates -dans les mers de Corse et de Sardaigne et sur les côtes de ces îles. -Enfin, Innocent III entreprit de faire cesser la lutte qui durait depuis -quatorze ans (1119-1133) en partageant l’objet du litige: il érigea -Gênes en archevêché et lui donna pour suffragants les diocèses de -Mariana, du Nebbio et d’Accia, au nord de la Corse; Ajaccio, Aleria et -Sagone, c’est-à-dire la plus grande partie de l’île, restèrent sous le -gouvernement de l’archevêque pisan (19 mars 1133); la paix fut signée. -Pour compenser la perte des évêchés corses, le Saint-Siège attribua à -l’archevêque de Pise de nouveaux privilèges et étendit sa juridiction -(1ᵉʳ mai 1138). - -On aurait pu croire Génois et Pisans satisfaits: il n’en fut rien. Les -deux peuples étaient voués aux désastres d’une éternelle rivalité. -Chacun d’eux aspirait à l’empire des mers, et tout succès obtenu par -l’un était considéré par l’autre comme une atteinte à sa propre -grandeur. La guerre recommença en 1162, mais il ne semble pas que la -Corse, qui en subit le contre-coup, en ait été la cause. La rivalité des -deux peuples sur son territoire deviendra bientôt plus ardente que -jamais à propos d’une petite forteresse dont le nom, inconnu jusque-là, -figurera pendant des siècles à côté de celui de Gênes dans tous les -traités passés par la République. La querelle de Bonifacio, plus futile -en apparence que celle des évêchés, ne s’éteindra que par l’écroulement -de l’une des deux républiques. - -Au <small>XIII</small>ᵉ siècle, Bonifacio, fondée, disent les chroniques, par -l’officier impérial de ce nom préposé jadis à la défense de la Corse, -était un repaire de pirates qui pillaient les vaisseaux sans distinction -de nationalité. Avant 1186, les Génois s’en étaient rendus maîtres, mais -en 1187 les Pisans les en chassent et y bâtissent un nouveau fort dont -ils sont eux-mêmes expulsés la même année. - -Maîtres du rocher qui commande au détroit, les Génois sont bien décidés -coûte que coûte à le conserver. Ceux d’entre eux qui voudront y aller -habiter jouiront de privilèges exceptionnels. Chacun d’eux touche pour -son service de garde six livres de Gênes chaque année. Tout enfant mâle -qui y naît reçoit pour son entretien douze deniers par jour jusqu’à -l’âge de vingt ans; les filles ont droit à six deniers jusqu’à l’âge de -quinze ans, «et ce fait le commun de Gênes, dit le _Templier de Tyr_, -pour maintenir en habitation ledit château». - -Ces colons ont été choisis dans les professions les plus diverses, -forgerons, cordonniers, tailleurs, charpentiers, médecins, etc. -L’importance de la colonie est telle que le podestat de Bonifacio -prendra plus tard le titre de _vicaire de la Commune de Gênes en Corse_, -et son succès poussera les Génois en 1272 à en fonder une semblable à -Ajaccio, mais Charles d’Anjou, fils de saint Louis, détruira la -forteresse et en chassera les Génois (1274). - -Les actes dressés au sein des deux républiques nous montrent à la fin du -<small>XII</small>ᵉ siècle Gênes et Pise se disputant âprement la possession de -Bonifacio que chacune considère comme lui appartenant en propre. Après -vingt-cinq années de guerres et de luttes diplomatiques où tour à tour -furent invoquées l’autorité du pape et celle de l’empereur, Bonifacio -restait aux Génois. - - - - -VI - -LE SIÈCLE DE GIUDICE - - _État de la Corse pendant le Moyen Age.--Bonifacio et les seigneurs - de Cinarca.--Giudice.--Premières expéditions des Génois en Corse._ - - -Au <small>XIII</small>ᵉ siècle seulement commence l’histoire des Corses; jusqu’ici, -nous n’avons pu étudier l’île que dans ses rapports avec l’étranger. -Nous touchons à l’époque où la Corse se fait connaître elle-même et où -la légende cède le pas à l’histoire. Ce n’est pas que les monuments -soient nombreux, mais ils sont précis et d’une authenticité -indiscutable; ils appuient la chronologie à des bases solides, -restituent aux personnages traditionnels leur identité parfois discutée, -fournissent à la géographie féodale des éléments de reconstitution, et, -en se reliant à la documentation externe, permettent d’apprécier le -contre-coup des événements qui ont fait peser dans l’île leur lourde -influence. - -_État de la Corse pendant le Moyen Age._--Depuis le <small>IX</small>ᵉ siècle, une -double tendance s’était manifestée en Europe: la disparition des hommes -libres dans la vassalité ou le servage, et l’absorption des petites -propriétés dans la grande propriété. La Corse non incorporée à l’empire -d’Occident, ainsi que la Sardaigne plutôt abandonnée qu’arrachée à -l’empire byzantin, échappent aux mœurs nouvelles importées par les -Germains ou du moins ne les subissent que sous une forme atténuée. En -Occident comme en Orient, en effet, dès le <small>IX</small>ᵉ siècle, on se fait -esclave ou volontairement, ou parce que les lois condamnent à la vente -de leur corps ceux qui ne peuvent s’acquitter de leurs dettes. Les -charges auxquelles sont soumis les hommes libres et surtout le service -militaire, triomphent des dernières répugnances du peuple à sacrifier sa -liberté. En Corse, rien de semblable, le serf volontaire est -l’exception; la sobriété de l’insulaire, sa nature indépendante et -guerrière le mettent à l’abri de toute aliénation de sa personne. Il est -donc peu probable que le servage ait beaucoup pesé sur les Corses, et si -on voit s’opérer aux <small>IX</small>ᵉ, <small>XII</small>ᵉ et <small>XIII</small>ᵉ siècles des ventes d’esclaves -corses, on doit supposer qu’ils appartiennent à des familles de captifs -musulmans. - -On a déjà fait observer d’ailleurs que dans tous les patrimoines de -Saint-Pierre, le servage était moins arbitraire et moins barbare que -partout: en Sardaigne, dit M. Amat de San-Filippo, les questions entre -patrons et serfs étaient tranchées par les tribunaux. - -A côté des trois clans qui se partageaient l’île s’était élevée une -féodalité autochtone dont il est permis de soupçonner les commencements. -Nous avons vu plus haut combien l’aristocratie italienne goûtait les -dignités en usage dans la hiérarchie byzantine et de quel attrait -étaient revêtus ces titres de _consuls_ et surtout de _juges_ -(αργοντες) réservés d’abord aux seuls fonctionnaires. - -L’influence des usages administratifs et même de la langue de Byzance -dans les îles méditerranéennes n’est plus à démontrer. En Sardaigne, au -<small>XI</small>ᵉ siècle, les juges-souverains de Cagliari se donnaient encore le -titre d’archonte et conservaient sur leurs sceaux les caractères -helléniques. Au <small>XII</small>ᵉ siècle, Grégoire VII adressait une bulle aux -clercs, _consuls_ majeurs et mineurs de la Corse. Quant au titre de -_juge_, il précéda dans les deux îles toutes les qualifications -féodales. Lorsque Byzance affaiblie, isolée de ses dernières possessions -occidentales, se trouva dans l’obligation de renoncer à y envoyer des -fonctionnaires, les indigènes qui purent s’élever au-dessus de leurs -compatriotes, usurpèrent leurs fonctions et, croyons-nous, se parèrent -de leurs titres pour en imposer davantage. En Sardaigne, les monuments -confirment cette opinion; en Corse, ils apparaissent trop tard pour la -justifier, mais le souvenir des _juges_ est assez souvent évoqué dans la -chronique corse pour faire admettre qu’avant de se qualifier seigneurs -et gentilshommes, les puissants de l’île aient pris une qualification à -laquelle les masses étaient habituées. Giovanni della Grossa cite à -plusieurs reprises des _juges_ qui se firent _seigneurs_ et parvinrent à -rendre leurs fonctions héréditaires. - -Ce n’était cependant pas chose aisée, car nous verrons qu’en Corse, le -droit héréditaire à l’autorité est presque toujours contesté. Le fief -passe péniblement à ses héritiers naturels; l’autorité suprême ne se -transmet jamais. Aucune constitution n’assure au chef du jour une -prépondérance certaine pour sa race. Tous les Corses aspirent au -pouvoir, et les plus forts l’arrachent tour à tour au caprice de -l’opinion populaire qu’actionne tout un rouage de volontés unies par des -intérêts trop immédiats pour être stables. Ces rouages constituent le -_clan_ dont l’organisation ne permit pas au système féodal de s’imposer -dans toute sa rudesse germanique. Ainsi que les cités italiennes, et -plus encore qu’elles, la Corse paraît avoir toujours eu dans ses rangs -inférieurs des hommes libres en quantité suffisante pour composer une -tierce classe peu différente des deux autres auxquelles elle est souvent -unie par les liens du sang. Dans un pays où la femme est tenue dans un -état constant d’infériorité, l’_amie_ (comme on dit alors) presque -toujours accueillie, du moins supportée par la femme légitime, ne -souffre pas plus de sa maternité irrégulière que son fils n’aura à -rougir de sa bâtardise. Les parentés s’étendent donc très loin, et ni -les richesses, ni l’éducation n’opposant de barrière au mélange des -classes, tous les hommes peuvent se croire égaux. Aucune hiérarchie, -aucun ordre social ne faisant de la féodalité un corps constitué, la -Corse échappe aux progrès inhérents à toute organisation même -défectueuse, et nourrit uniquement le sentiment de l’indépendance -individuelle. C’est pourquoi les clans corses n’ont jamais pu concevoir -les unions patientes et fertiles qui, à Gênes, donnèrent naissance aux -_alberghi_. Dans l’_albergo_, l’intérêt général ignore les soifs -individuelles de ses membres, alors que la famille corse ne vise qu’à -satisfaire des ambitions. C’est la plus violente et la plus appuyée par -le chiffre de ses partisans qui triomphera: les alliances ont pour -principal objet d’en augmenter le nombre. Une femme qui compte vingt -frères ou cousins germains est un beau parti, même pour un _Cinarchese_. - -Lisons les chroniques, nous y verrons que le vassal, à la fois soldat et -pasteur, ignore la glèbe, car le seigneur est rarement assez puissant -pour l’y maintenir. Dès qu’il se sent opprimé, il se révolte, s’il ne -peut espérer se faire seigneur lui-même. Il sait qu’un homme robuste et -sachant manier le fer trouvera toujours bon accueil; les inimitiés des -chefs lui procureront un appui et un soutien. Le pouvoir natif du -feudataire est très limité: trop de frères, trop de bâtards surtout, -partagent son patrimoine et ses ambitions. Le vassal, ne l’oublions pas, -est souvent apparenté au seigneur, il vit de la même existence que lui -et, comme lui, porte des armes offensives et défensives; il trouvera -toujours asile dans les villages libres qu’administrent leurs consuls ou -leurs gonfaloniers. La seule loi est la force qui se manifeste surtout -par le nombre des clients accourus volontairement ou attachés au chef -par les liens du sang. Encore cette loi n’est-elle pas absolue: la -nature du pays, hérissé de montagnes, couvert de maquis, protège l’isolé -contre la masse, refrène et limite l’autorité, encourage les rébellions -et maintient la Corse dans un état d’anarchie plus désastreux pour son -progrès que les pires tyrannies. - -La tradition insulaire conserva, du gouvernement des Pisans, le meilleur -souvenir: «Leurs juges, dit Giovanni della Grossa, savaient se concilier -l’affection des grands, de la classe moyenne et du peuple, parce qu’ils -maintenaient seigneurs, gentilshommes, gens du peuple et autres dans le -rang qui leur convenait. Cette paix et cette union profonde firent -oublier les malheurs des temps passés; on bâtit ces belles églises qui -sont aujourd’hui les plus anciennes, des ponts superbes et beaucoup -d’autres édifices d’une architecture remarquable et d’un art singulier -dont quelques-uns subsistent encore aujourd’hui.» - -Il est certain que le gouvernement ecclésiastique des Pisans ne pouvait -qu’adoucir la condition des classes populaires et surtout des serfs de -corps--s’il en subsistait. Dans tous les pays d’Occident, aux temps les -plus durs de la féodalité, le fait de devenir le serf d’un évêque ou -d’une grande abbaye était considéré comme une grande amélioration de -sort. Mais les abus ne tardèrent pas à paraître. La féodalité -ecclésiastique s’implanta dans les mœurs et emprunta à l’autre jusqu’à -ses caractères de transmission héréditaire. Les bénéfices passent du -père au fils. En Corse, un prêtre commence presque toujours la fortune -d’une famille. C’est, d’après les chroniques, le cas des Cortinchi, ce -sera au <small>XV</small>ᵉ siècle celui de la puissante maison d’Omessa dont les chefs, -prélats batailleurs, partageront les bénéfices entre leurs fils -naturels. Un prêtre violent, Abram de Belgodere, à la même époque, -relèvera en Corse la famille abaissée des marquis et contraindra les -moines de Portovenere à restituer une part des biens abandonnés par la -faiblesse des Obertenghi dont il revendique l’héritage pour le laisser à -ses bâtards. On pourrait multiplier les exemples; il va de soi que c’est -par une aristocratie religieuse que le pape voulait faire diriger la -Corse, aristocratie de vertu, de discipline et surtout de soumission à -l’Église; or, l’abbaye qui fut la plus favorisée en Corse, qui y -recueillit le plus de bénéfices, «était, au dire de Grégoire IX (1231), -complètement dépravée et souillée de tous les vices des moines». - -_Bonifacio et les seigneurs de Cinarca. Giudice de Cinarca._--Maîtres de -Bonifacio, les Génois tentèrent de s’attacher, par des moyens -conciliants les plus puissants d’entre les féodaux. Ce fut ainsi que les -seigneurs de Cinarca et les Biancolacci furent amenés à signer des -traités d’alliance avec les Bonifaciens. Soit mauvaise foi de la part -des contractants, soit désobéissance du fait de leurs vassaux, ces -pactes furent fréquemment rompus. La plus ancienne de ces conventions -est de 1222. Le 5 septembre, Opizzo de Cinarca, chevalier, et Guglielmo -Biancolaccio se font admettre ensemble au nombre des citoyens de -Bonifacio. Ils s’engagent à aider ladite commune contre ses ennemis, et -à se tenir à la disposition du podestat et des consuls de Gênes, sans -toutefois que cet engagement puisse porter en quoi que ce soit préjudice -à leurs droits. Nous sommes déjà dans la seconde phase de l’histoire des -communes. Il n’y a pas un siècle qu’elles se faisaient confirmer leurs -privilèges par les seigneurs; maintenant elles se les attachent par les -liens d’une bourgeoisie honoraire, sans toutefois attaquer encore leur -autorité: ces actes sont des accords de puissance à puissance; dans peu, -nous verrons en Corse, comme en Ligurie, les seigneurs reconnaître la -suzeraineté de la commune. - -Par la suite, les relations des Génois et des Corses sont souvent -tendues. A ces derniers, les habitants de Bonifacio reprochent de se -livrer à de fréquentes excursions sur les territoires qu’ils cultivent, -d’y faire la maraude, de piller leurs bestiaux, et d’incendier les -habitations de leurs alliés. Des traités de paix interviennent, mais ils -sont violés généralement par les Corses ou par les Génois l’année même -de leur adoption. - -Mais la division régnait entre différentes branches des Cinarchesi et -des Biancolacci. Guglielmo de Cinarca fut assassiné par ses propres -neveux qui s’emparèrent de ses biens au détriment de ses héritiers -légitimes. Ceux-ci étant en bas âge, la vendetta fut tardive; elle n’en -fut pas moins énergique, les meurtriers à leur tour trouvèrent la mort -sous les coups de Sinucello, fils de Guglielmo, qui en sacrifiant ses -cousins aux mânes de son père, s’imposa comme le seul seigneur du -territoire cinarchese en attendant qu’il se rendît maître de la Corse -tout entière. Sous le nom de Giudice (Juge) qu’il adopta, Sinucello fut -le premier Corse dont les gestes imposèrent le souvenir à la postérité. -«Ce fut, dit avec raison Ceccaldi, l’un des hommes les - -[Illustration: La Corse. Figure allégorique du Vatican (1585).] - -[Illustration: Carte de la Corse au <small>XVI</small>ᵉ siècle (auteur anonyme). - -(_Bibl. Nat. de Paris._) - - Pl. IV. CORSE. -] - -plus remarquables qui aient jamais existé dans l’île.» - -Bien que les historiens insistent sur la constance de Giudice envers les -Pisans, celui-ci semble s’être déclaré, dès son arrivée en Corse, le -vassal de la commune de Gênes dont il reconnut la suzeraineté pendant la -plus grande partie de sa vie. En 1258, il fit avec les Bonifaciens un -premier traité d’alliance qui fut strictement observé jusqu’en 1277. A -cette époque, une ambassade génoise vint à Propriano lui reprocher en -termes fort mesurés de n’en avoir pas strictement observé les -conventions. On lui faisait grief seulement d’employer à son usage des -salines appartenant aux Bonifaciens et d’avoir laissé élever une -forteresse sur un emplacement relevant du district de Bonifacio: «La -Commune, dirent les ambassadeurs, se refuse à croire les crimes dont on -vous a chargé, vous, Giudice de Cinarca, citoyen génois, dont les -ancêtres ont toujours été considérés par la Commune comme des fils; -aussi ne veut-elle pas agir envers vous comme envers un étranger; les -chefs des anciens nous ont envoyés à vous pour apprendre la vérité de -votre bouche, car si les accusations portées étaient vraies, la Commune, -prenant en considération votre fidélité et celle de vos ancêtres, vous -traiterait en fils, conformément à la parole divine qui dit: «Si ton -fils pèche, avertis-le». Ils lui représentaient en outre qu’il n’avait -aucun droit sur le district de Bonifacio, mais que, s’il croyait en -avoir, c’était devant la commune de Gênes qu’il devait les faire valoir. - -Giudice accueillit l’ambassade assez froidement; cependant après avoir -laissé écouler plus d’une année, il consentit à renouveler entre les -mains du podestat de Bonifacio l’hommage de 1258 (1278). En 1280, il -stipula un nouvel accord avec les Bonifaciens; mais il montra par son -langage qu’il n’entendait plus être traité en vassal: «Autrefois, -dit-il, le district de Bonifacio était une véritable caverne de voleurs: -les seigneurs de Cagna, de Biscaglia, de Corcano, d’Attala, d’Arescia et -les Biancolacci en étaient les maîtres, et la commune de Gênes n’y -pouvait rien. Ils volaient mes vassaux, dérobaient mes bestiaux et ceux -des Bonifaciens. Tous ceux qui habitent Bonifacio depuis longtemps, -savent qu’aujourd’hui, grâce à Dieu et à ma vigilance, ils peuvent -dormir et reposer sans crainte... désormais, si les Bonifaciens ont à -lutter contre des ennemis, je serai leur pasteur et leur défenseur.» - -Cette déclaration confirme le récit des chroniqueurs qui narrent en -appuyant sur les moindres circonstances les luttes de Giudice contre les -autres féodaux corses. Il est probable que le bon accueil que trouvèrent -auprès de la Commune plusieurs d’entre eux, les Salaschi, les Cortinchi, -et les petits-fils des assassins de son père, indisposèrent Giudice -contre Gênes, et que son mécontentement se traduisit par une véritable -invasion du district de Bonifacio. - -La guerre éclata, les troupes génoises débarquèrent. Après trente jours -de lutte, Giudice, blessé à la suite d’une chute de cheval, dut aller -demander des secours aux Pisans. Les Génois sommèrent ceux-ci de livrer -le vassal rebelle. Les Pisans répondirent que, Giudice étant leur propre -vassal, ils étaient décidés, non à l’abandonner à ses ennemis, mais au -contraire à lui prêter assistance. Giudice, en effet, bien qu’il eût été -armé chevalier jadis par Giovanni Boccanegra, capitaine du peuple de -Gênes, avait rendu hommage aux Pisans. Avec l’aide de ceux-ci, Giudice -rentra en Corse et chassa sans peine les Génois des postes qu’ils -occupaient. Les deux républiques aigries l’une contre l’autre par une -longue rivalité, exaspérées par des torts réciproques, armèrent des -flottes considérables qui se rencontrèrent à la Meloria le 5 août 1284. -Cinq mille Pisans périrent, onze mille furent faits prisonniers. «Pour -voir Pise, disait-on alors, il faut aller dans les prisons de Gênes.» -Gênes triomphante s’assurait l’empire des mers, mais la victoire lui -coûtait cher. «Il y eut en cette année, dit frère Salimbene qui écrivait -trente ans plus tard, plus de larmes et de gémissements à Gênes et à -Pise que jamais depuis jusqu’à nos jours.» - -Le 3 avril 1288, les bases d’un traité de paix furent proposées à la -commune de Pise par ses citoyens captifs. Les Pisans devaient s’engager -à soumettre Giudice qui avait reconquis son indépendance et à supporter -tous les frais des nouvelles expéditions. Pise affaiblie ne put que -souscrire à des conditions d’où dépendait la liberté de ses plus -éminents citoyens. La paix fut signée le 15 avril 1288 et Gênes décida -sur-le-champ d’en faire exécuter les clauses. En vain, le chroniqueur -Jacopo D’Oria, dont la famille possédait des biens en Corse, tenta de -dissuader ses compatriotes d’une entreprise qui les poussait «au devant -d’un abîme». «Si les Génois, dit Pertz, avaient suivi ses conseils, ils -auraient épargné à la République des trésors engloutis pendant cinq -siècles sans résultat.» - -Gênes ajourna cependant l’ouverture de la campagne au printemps de -l’année suivante. Au mois de mai 1289, les troupes génoises, sous les -ordres de Luchetto D’Oria, débarquèrent à Propriano. Giudice surpris, se -retire dans la montagne avec quelques partisans, alors que ses ennemis -et plusieurs de ses parents se groupent autour du général génois et lui -rendent hommage. Luchetto, qui prend le titre de vicaire général en -Corse pour la commune de Gênes, s’empare des châteaux de -l’Au-delà-des-Monts. A Aleria, l’évêque, Orlando Cortinco, lui ouvre les -portes de la ville, et sa campagne n’est plus désormais qu’une promenade -au cours de laquelle seigneurs et communes lui font leur soumission. Aux -premiers, il demande des otages, dans les villages il nomme des -_gonfalonniers_ ou syndics. Il rend la justice, tranche les différends -entre familles, en un mot fait en toutes circonstances acte de suzerain. - -Giudice, alors, voyant son parti diminuer de jour en jour, envoya -proposer à Luchetto D’Oria de faire sa soumission, offrant de marier à -Gênes une de ses filles. Dans une entrevue qui eut lieu à Faona, les -deux adversaires jetèrent les bases d’une trêve qui devait durer -jusqu’au carême. Giudice envoya à Gênes des ambassadeurs et reconnut, le -8 décembre, la suzeraineté de la Commune; mais quelques jours après, ses -envoyés revinrent sans avoir pu accomplir leur mission. Dans une -entrevue qu’il eut avec Luchetto, Giudice lui fit remarquer ironiquement -qu’il avait tort de compter sur ses alliés insulaires et lui cita le -proverbe: «Qui se fie à un Corse a la tête sur un précipice». La guerre -recommença, mais Luchetto D’Oria, malade, dut s’embarquer pour Gênes, -laissant le commandement à son frère Inghetto. Jacopo D’Oria constate -amèrement alors «que la dépense de vingt-cinq mille livres nécessitée -pour les frais de la campagne, a été stérile, et que les seigneurs -corses continuent à recevoir Giudice chez eux et à le considérer comme -leur chef et souverain». - -Au mois de juillet 1290, Nicolò Boccanegra débarqua en Corse à la tête -de quelques troupes génoises. Il ravagea Ornano, Istria et la plaine de -Talavo, mais une épidémie l’obligea à se retirer à Bonifacio. Privé de -ses soldats malades, il fit appel aux bourgeois et recommença la -campagne secondé par les cousins de Giudice. L’expédition fut -malheureuse: battu par les Corses, il dut bientôt retourner à Gênes, -laissant Giudice maître sans conteste de l’île. Celui-ci ne reconnut -désormais que la suzeraineté des Pisans: aussi Gênes imposa-t-elle le -bannissement de Giudice parmi les clauses principales de la trêve de -trente ans conclue avec Pise le 31 juillet 1299. «Les syndics de la -commune de Pise s’engagent solennellement à bannir Giudice de Cinarca, -sa femme, ses filles, ses fils, les femmes de ses fils, ses descendants -de tout sexe, qu’ils soient issus ou non de légitime mariage; à leur -interdire tout séjour à Pise ou sur le territoire même de la commune de -Pise.» - -On ne saurait dire si cet article reçut un commencement d’exécution. On -sait seulement qu’il fut annulé par le traité définitif du 24 juin 1331. -Giudice était mort environ depuis vingt-cinq ans. - -Giovanni della Grossa et Pietro Cirneo racontent, avec de longs détails, -les guerres que Giudice soutint contre Giovanninello Cortinco de Loreto. -Une querelle de valets, dans laquelle les deux seigneurs étaient -intervenus, avait, au dire des chroniques, fait naître cette longue -inimitié qui survécut longtemps aux chefs des deux factions. En effet, -lorsqu’au <small>XV</small>ᵉ siècle, Gênes partage en Corse le commandement entre deux -gouverneurs, il est bien entendu que l’un patronnera le parti de -Giudice, l’autre celui de Giovanninello. - -Ainsi que l’avoue le chroniqueur D’Oria, lui-même, les campagnes des -Génois en Corse ne firent qu’interrompre le long règne de Giudice dont -l’autorité s’imposa pendant toute la seconde moitié du <small>XIII</small>ᵉ siècle. La -tradition veut que cette autorité ait été judicieuse et bienfaisante. -Le comte Giudice de Cinarca (car il avait pris ce titre ainsi qu’en -témoigne un document pisan) s’appliqua à faire régner partout la -justice. Suivant la Chronique, il fixa, dans une consulte générale tenue -à la Canonica di Mariana en 1264, les pouvoirs des seigneurs, et permit -d’en appeler de leurs sentences à son tribunal. Les impôts furent -limités: chacun suivant sa fortune dut payer une, deux ou trois livres -de Gênes; dans les pays féodaux, les sommes perçues étaient partagées -entre les seigneurs et Giudice; dans les autres localités, il percevait -pour son compte la totalité de l’impôt. «Il s’appliqua, dit Ceccaldi, à -donner la paix à la Corse et à la gouverner avec modération et justice.» - -La tradition rapporte que Giudice devenu vieux confia la garde de ses -châteaux à ses fils naturels: Arrigo, Arriguccio, Salnese et Ugolino -devenus ainsi seigneurs d’Attalà, de la Rocca, d’Istria et de la Punta -di Rizeni, et tiges des familles féodales de ces noms. La trahison de -Salnese d’Istria le livra aux Génois: enfermé dans la prison de la -Malapaga, à Gênes, il y mourut âgé de près de cent ans. Un historien -français contemporain, le _Templier de Tyr_, secrétaire de Guillaume de -Beaujeu, confirme par son témoignage le récit des chroniqueurs. Après -avoir parlé d’un «grand seigneur d’une isle qui a nom Corse, qui se -disait Juge de Chinerc et qui, homme de la commune de Gênes, se fit -homme de la commune de Pise», rapporte comment «les Pisans abandonnèrent -le Juge de Chinerc de Corse, lequel vint à la merci de la commune de -Gênes qui le tint en prison avec Pisans et Vénitiens, et mourut après -ledit Juge de Chinerc». - - - - -VII - -LA CORSE GÉNOISE - - _Gênes et l’Aragon.--Réunion de la Corse à Gênes.--Le Temps de la - Commune et Sambocuccio d’Alando.--Arrigo della Rocca et la Maona._ - - -_Gênes et l’Aragon._--En 1296, le pape Boniface VIII avait investi des -îles de Corse et de Sardaigne la maison d’Aragon. Se contentant -d’établir leur pouvoir dans la Sardaigne, Jayme Iᵉʳ et Alfonse -ajournèrent la conquête de la Corse, malgré les pressantes -sollicitations des seigneurs insulaires. Enfin, en 1345, Raymondo de -Montepavone, qui avait gouverné longtemps Cagliari pour le roi d’Aragon, -ayant convaincu D. Pedre, successeur d’Alfonse, de la facilité avec -laquelle il occuperait un pays où l’Aragon comptait de si nombreux -partisans, le roi se décida à envoyer des troupes que les Bonifaciens -virent avec stupeur se répandre sur leur territoire (novembre 1346). - -Au temps des guerres pisanes, Gênes avait lutté en Corse plus pour -l’influence que pour la conquête. Quand Pise ruinée eut abdiqué ses -prétentions, la Commune avait cessé de s’occuper de la Corse. Seuls, les -D’Oria de Nurra, maîtres en partie de la Sardaigne et de la -Rivière-de-Ponent, avaient tenté d’en faire une terre gibeline: les uns -s’y présentaient armés de l’investiture aragonaise propre à leur -acquérir les sympathies des habitants, les autres, comme Branca D’Oria, -avec des pouvoirs fictifs qui en imposaient aux _fidèles_ de la Commune -et leur ouvraient les portes mêmes de Bonifacio. A deux reprises, Aitone -D’Oria, amiral des Gibelins, avait tenté la conquête de la Corse: la -première expédition ayant échoué, il s’était uni en 1335 à Arrigo de -Cinarca, seigneur d’Attalà, fils de Giudice, et tous deux s’étaient -rendus maîtres de la Corse entière. Comme un revirement s’était produit -à Gênes en faveur des D’Oria, Aitone faisait reconnaître par son allié -en mars 1336 la suzeraineté de la Commune, mais l’année suivante, ayant -mis ses troupes et ses galères au service du roi de France, l’amiral se -désintéressa de sa conquête et quitta la Corse pour n’y plus revenir. Il -devait périr à la bataille de Crécy. - -Mais toutes ses expéditions avaient un caractère privé, et la Commune -n’en tirait bénéfice qu’occasionnellement. En 1345, le doge Giovanni da -Murta arriva au pouvoir avec de vastes projets au nombre desquels il -faut compter la ruine de l’influence espagnole en Corse et en Sardaigne: -pour obtenir ce résultat il sut réconcilier momentanément, ou du moins -unir, dans un même élan patriotique, les nobles et le peuple. Le parti -populaire triomphait à Gênes et ses tendances, entre les mains de -l’homme supérieur qu’était le doge, devenaient un instrument de -conquête. Il envoyait en Corse le chef de la puissante corporation des -bouchers, Antonio Rosso, pour y _travailler_ le peuple, et le terrible -ennemi des grands, Gottifredo da Zoagli, pour impressionner la noblesse. -En Sardaigne, ses agents tentaient de faire révolter Sassari contre le -roi d’Aragon, et les D’Oria, les Spinola, les Malaspina et les Massa, -oubliant leurs triples rancunes d’aristocrates, de gibelins, d’exilés, -secondaient les efforts de ces artisans, de ces Guelfes, de cette plèbe -qui les avaient chassés. - -_Réunion de la Corse à Gênes._--Cependant les hostilités étaient -suspendues, quand la nouvelle parvint à Gênes que le territoire de -Bonifacio venait d’être envahi. Indigné, le doge se plaignit à D. Pedre -qui, au lieu de s’excuser, déclara que «l’expédition de Corse était -faite par son ordre». Cette sèche réponse dictait aux Génois une -conduite énergique: la conquête de la Corse devenait indispensable à -l’honneur de la République. En trois mois, les agents de la Commune -s’assurèrent l’adhésion des chefs, et en avril 1347, Nicolò da Levanto, -podestat de Bonifacio et vicaire pour les Génois en Corse, recevait les -hommages des Cinarchesi (Guglielmo et Ristoruccio della Rocca,--Orlando -et Arriguccio d’Ornano). Si les registres du chancelier Giberto da -Carpina, lacérés et réduits à quelques feuilles, ne nous ont conservé -que les actes relatifs à ces personnages, il n’en faut pas conclure que -les Cinarchesi furent seuls à rendre cet hommage, car le chroniqueur -florentin, Giovanni Villani, qui mourut l’année suivante (1348), dit -formellement qu’au mois d’août 1347 «_les Génois eurent la seigneurie de -toute l’île de Corse, par la volonté presque unanime de tous les barons -et seigneurs de la Corse_». - -Pendant ce temps, le roi d’Aragon armait des forces importantes pour les -jeter sur la Corse. Le 12 juillet, le doge réunit le Conseil des Sages -pour délibérer «sur les événements de Corse--_supra factis Corsicæ_.» -Dans cette séance, on décréta un armement considérable auquel furent -tenus de contribuer tous les citoyens, les vassaux de la Commune, ainsi -que les seigneurs et les villes confédérés. Pour couvrir les premiers -frais de la campagne, un emprunt de 50.000 livres fut voté. - -Le 18 juillet, des lettres sont envoyées en tous sens pour inviter -seigneurs et communes à coopérer au «recouvrement urgent de l’île de -Corse». Il faut répondre dans le délai d’une semaine. Les marquis del -Carretto qui gardent le silence, sont menacés et sommés d’envoyer leur -procureur. Gottifredo Impériale est chargé de recruter des soldats à -Pise et «dans tous les endroits où il en pourra rencontrer». Ces lettres -témoignent par leur rédaction d’une fièvre impatiente et inquiète; «on -ne saurait trop prévoir, disent-elles, de combien de dangers les Génois -sont menacés, _si la Corse tombait entre les mains d’un étranger ou d’un -ennemi_, et pour éviter ce péril, chacun doit, d’un cœur fidèle et -empressé, remplir un devoir aussi nécessaire que glorieux.» - -Aucun détail ne nous est parvenu sur cette campagne, que commandait le -fils du doge, Tomaso da Murta. La terrible peste de 1347-48 qui ne -laissa en Corse que le tiers des habitants, au dire de Villani, anéantit -tout souvenir de cette expédition. Cependant la Chronique nous montre à -l’époque de la _grande mortalité_, l’implacable populaire Gottifredo da -Zoagli assouvissant sur des seigneurs qui avaient cependant reconnu les -premiers la souveraineté de Gênes, sa haine pour la noblesse. Sous de -futiles prétextes, il fit pendre Orlando Cortinco, et envoya deux de ses -parents mourir à la Malapaga. Il ne se montra pas moins sévère à l’égard -d’Orlando d’Ornano. Ce seigneur n’était cependant coupable que d’avoir -enlevé la femme de son frère, parce que, dit la Chronique, «il la -trouvait plus belle que la sienne». Gottifredo n’apprécia pas cette -excuse et le fit décapiter. En Balagne, il semble n’avoir pas été -étranger à l’incendie et au pillage du château des marquis de Massa à -San-Colombano par les _populaires_; mais il fit couper le nez à une -femme de mœurs douteuses qui avait séquestré la fille d’un des marquis -pour la «marier à un seigneur qui la recherchait». Cet homme vertueux et -sanguinaire, qui s’était fait élire comte de Corse par le peuple, ne -tenta pas de résister à la peste: il retourna à Gênes pour fuir le -fléau, laissant comme vicaire Guglielmo della Rocca, mais non sans avoir -pris la précaution de faire consigner en otage par celui-ci son fils -Arrigo. - -Par décret du 29 novembre 1347 fut ouvert l’_Emprunt nouveau pour -l’acquisition de la Corse_. Le capital de 50.000 livres fut divisé en -500 actions (luoghi) donnant droit chacune à une voix dans les -assemblées délibératives. Malgré la peste, la République entretint des -garnisons en Corse; mais une guerre terrible, dans laquelle Gênes trouva -réunies contre elle toutes les forces maritimes des Grecs, des Vénitiens -et des Aragonais, la contraignit peu à peu à mettre toutes ses troupes -au service d’une cause d’où dépendait sa fortune commerciale. Forcée de -transiger avec ses ennemis, elle tenta de les diviser et, pour «empêcher -les étrangers de se plaindre», elle rappela de Corse les soldats qui y -restaient encore en 1350. Les pourparlers avec le roi d’Aragon -s’éternisèrent, les Génois ne voulant à aucune condition, renoncer à la -Corse et à la Sardaigne. Cependant quand ils virent que D. Pedre, en -lutte avec la Castille, était immobilisé dans son royaume, ils ne -songèrent plus qu’à reprendre les positions qu’ils occupaient avant la -guerre. Un diplomate habile, Leonardo da Montaldo, fut chargé de ramener -à la République les communes qui s’étaient séparées d’elle au cours des -hostilités avec Venise. En Corse, il procéda discrètement et reçut à -Calvi, au nom de la Commune, le serment de fidélité prononcé par les -chefs au nom du peuple corse. On envoya alors en Corse des troupes qui -occupèrent quelques forteresses, dont Baraci, lieu propre à surveiller -le débarquement des Aragonais (1357). - -_Le Temps de la Commune et Sambocuccio d’Alando._--Si l’on s’en rapporte -aux chroniques, toutes les invasions génoises qui se sont succédé en -Corse, furent provoquées par les insulaires eux-mêmes réunis en consulte -à la suite de soulèvements d’importance inégale. Et de fait, si les -monuments prouvent que ce n’est pas là une satisfaction accordée par -l’auteur à l’amour-propre national, ils témoignent surtout de l’habileté -de ceux qui travaillèrent à les asservir. - -Car la documentation, extraite en grande partie de la comptabilité -froide et discrète de la Commune, nous révèle que toutes ces consultes -et tous ces soulèvements sont le résultat d’intrigues dont le prix est -soigneusement consigné. Observons aussi que les ambassades corses sont -presque toujours arrivées à Gênes au moment où la République avait -intérêt à leur intervention. Elles ne représentent le plus souvent qu’un -parti, et exécutent leur mission à l’insu du plus grand nombre. Aussi -arrive-t-il parfois que leurs pouvoirs sont contestés, et que les -mandataires s’estiment heureux d’être renvoyés dans leur île sans passer -par la corde ou la prison, après avoir été traités de _faux -ambassadeurs_. - -Quiconque a étudié l’histoire de la Corse ailleurs que dans les -chroniques, sait combien la portée de ces assemblées a été exagérée. Les -populations de Morosaglia et des pays voisins y prenaient part; quant -au reste de la Corse, il n’y était représenté que dans des proportions -assez faibles et uniquement par les partisans des organisateurs de la -consulte. S’il n’en était ainsi, comment comprendrait-on les résultats -contradictoires de ces réunions, où se succédaient des décisions -tellement diverses que la mobilité même du peuple corse ne suffirait pas -pour les expliquer? - -On imagine donc combien il était facile à un chef de clan, à un parti, -même à une invasion étrangère, de faire sanctionner les usurpations les -moins justifiées: le pays était pauvre, les peuples oisifs, les -rivalités aveugles, les passions excessives. Dans un horizon trop étroit -pour se développer, les qualités de la race n’étaient plus qu’un danger -pour elle-même. La Corse aspirait à un champ plus vaste, toute nouveauté -lui était une espérance, tout inconnu devenait un messie. L’étranger -pouvait débarquer sur son sol, il y trouvait toujours une faction -intéressée au changement; tout au moins, s’il n’y avait rien à gagner -pour elle, y avait-il à perdre pour la fraction adverse. - -Une vaste _internationale_ (que l’on me pardonne cette expression -moderne) reliait au milieu du <small>XIV</small>ᵉ siècle les _populaires_ de tout -l’Occident. A Rome, où Rienzi, vainqueur des patriciens, ose attaquer le -dogme de la monarchie universelle et proclamer l’indépendance des -peuples, à Gênes, à Lucques, à Pise, à Sienne, partout souffle un vent -de révolte, et les marchands italiens, en propageant les idées nouvelles -sur les foires de Provence et de Champagne, apportent en France le germe -de la Jacquerie. Dans un pays comme la Corse, les Zoagli, les Rosso, les -Montaldo trouvent un terrain propice aux rébellions. Mais ce n’est pas -seulement un idéal social que poursuivent ces diplomates avisés, ils -servent leur patrie. Depuis plus d’un siècle, il existait en Corse des -villages indépendants. Dans ces petites communes qui souffrent du -voisinage des seigneurs et des fréquentes invasions des Cinarchesi, -l’intrigue génoise avait plus de facilités pour préparer les voies que -dans les pays où le seigneur est souvent un tyran, mais aussi un -protecteur. Suivant une version très ancienne de Giovanni della Grossa, -«les grands dominaient là où ils n’étaient pas _seigneurs_. Ne pouvant -supporter leurs mauvais traitements, les peuples de Mariana et du -domaine des Cortinelis s’unirent ensemble et mirent à leur tête -Sambocuccio d’Alando». La troupe toujours grossissante traverse -triomphalement la Corse et renverse les châteaux, bâtisses grossières -qui ne doivent leur force qu’à leur position naturelle. Mais les -seigneurs, revenus de leur surprise, songent à se défendre. Deux armées -sont en présence et l’avantage, au dire de Pietro Cirneo, est plutôt du -côté des seigneurs, car le prudent Sambocuccio est d’avis d’éviter la -bataille. On combattit toute une journée, sans résultat, mais «le parti -populaire, dit la Chronique, sentant qu’il ne pouvait se maintenir sans -un appui solide, envoya à Gênes quatre députés qui, en son nom, -_donnèrent la commune de Corse à la commune de Gênes_». Les -ambassadeurs, reçus avec effusion, y furent entretenus et luxueusement -habillés, dit la comptabilité, «_pour le bénéfice et l’utilité de la -commune de Gênes_». - -Car telle est la morale et la conclusion de ce mouvement populaire dans -lequel un écrivain italien (le général Asserets) soutenant une thèse -politique, d’ailleurs richement documentée, a voulu voir «une révolution -telle que n’en avait jamais subi aucun pays italien». La Chronique si -fertile en détails ne nomme pas un seigneur qui ait péri au cours du -soulèvement; sauf dans le _Marchesato_ et le fief _cortinco_, qui -prendront désormais le nom de _Terre de la Commune_, tous les châteaux -seront rapidement relevés. Si justifiée qu’eût été une _jacquerie_, le -peuple qui n’a même pas pu contraindre ses chefs (_caporali_) à se -mettre à sa tête, n’a été que l’instrument de la politique génoise. - -La révolution communale de Sambocuccio, encadrée par la mission de -Montaldo et précédée de pourparlers avec Gênes, ne nous apparaît donc -pas comme un acte spontané des populations. Le diplomate génois qui -partait en Corse le 30 septembre 1358, semble littéralement être allé -_chercher l’ambassade_ dont la mission à Gênes était terminée dès le 12 -octobre, ainsi qu’il résulte de la facture de «25 livres 18 sous» du -tavernier Leonardo da Boncella pour frais de pain, nourriture et -boisson, des ambassadeurs du peuple corse. Ce détail a son importance, -car il nous permet de croire que l’habile politique a pu régler tout -aussi bien les phases de la révolte que rédiger les _instructions_ -données par le peuple à ses mandataires. - -En résumé, le _Temps de la Commune_ ne fut qu’un épisode de la guerre de -Gênes contre l’Aragon, et des luttes de la démocratie génoise contre des -tyrans dangereux, non à cause de leur tyrannie, mais en raison de leur -indiscipline. La République, qui avait laissé au peuple corse la -consolation ou plutôt l’illusion de s’être donné soi-même, envoya comme -gouverneur le frère du doge, Giovanni Boccanegra. (Octobre 1358.) - -Le rôle de Sambocuccio a été considérablement amplifié par les -historiens modernes qui ont vu en lui non seulement le libérateur du -peuple, mais encore le législateur de la Corse. Il n’existe ni -tradition, ni document qui appuie cette opinion, née au <small>XVIII</small>ᵉ siècle, -dans des conditions que nous avons relatées au début de cet ouvrage. Le -peuple l’avait choisi pour le diriger contre les seigneurs; par deux -fois, Sambocuccio négocia avec la République l’envoi d’un gouverneur, et -représenta très probablement le parti populaire à Gênes où des actes -notariés nous signalent sa présence. En Corse, il semble n’avoir exercé -que les fonctions de _conseiller du gouverneur_ qu’il partageait avec -six autres insulaires. - -Rien d’important ne signale le gouvernement de Giovanni Boccanegra. -Après son départ (1362), les seigneurs recommencèrent à peser sur le -peuple. Sambocuccio s’adressa encore aux Génois qui envoyèrent comme -gouverneurs Tridano della Torre et Filippo Scaglia. Ceux-ci détruisirent -les châteaux et soumirent tous les seigneurs. Ils se firent remettre par -chacun des Cinarchesi une caution assez forte, à défaut de laquelle ils -prirent en otage un fils ou une _amie_. - -Les conventions passées entre les chefs du peuple corse et la commune de -Gênes, ne sont pas parvenues jusqu’à nous: «Les conditions, dit Giovanni -della Grossa, étaient que les Corses ne seraient jamais obligés de payer -plus de vingt sous par feu chaque année.» Les documents nous apprennent -que le gouverneur, assisté d’un vicaire et d’un jurisconsulte, devait -prendre l’avis d’un conseil composé de six Corses. Chaque paroisse était -administrée par son gonfalonier, chaque groupe de villages par un -podestat. - -Des désordres de toute nature signalent le milieu du <small>XIV</small>ᵉ siècle; c’est -d’abord l’apparition de la secte des _Giovannali_ dont «la loi portait -que tout serait commun entre eux», et que l’opinion - -[Illustration: Sartène: vieilles maisons. (_Sites et Monuments du T. C. -F._)--La Porta: le Clocher et l’Église. (_Ph. Damiani._)--Cargèse.(_Sites -et Monuments du T. C. F._) - - Pl. V.--CORSE. -] - -publique accusait de débordements et de crimes inqualifiables. Le pape -les excommunia et envoya contre eux un commissaire avec quelques -troupes; les Corses se joignirent à la petite armée, et les _Giovannali_ -furent exterminés. - -Sous le gouvernement de Tridano della Torre commença la lutte entre les -Ristagnacci (appelés à tort Rusticacci dans les manuscrits du <small>XVIII</small>ᵉ -siècle) et les Cagianacci, familles _populaires_ de la piève de Rogna. -Leurs _vendette_ devaient se prolonger pendant près d’un siècle. - -_Arrigo della Rocca et la Maona._--Les gouverneurs génois soutenus par -les chefs populaires étaient à peu près maîtres de la Corse, -lorsqu’Arrigo della Rocca, fils de Guglielmo, qui s’était enfui en -Espagne, débarqua à Olmeto avec des troupes catalanes et, secondé par -les Cinarchesi, s’empara de l’île entière. A Biguglia, il se fit -acclamer comte de Corse. A la suite de ces succès rapides, D. Pedro le -nommait son lieutenant en Corse et en Sardaigne; mais un parti composé -des feudataires du Cap-Corse et d’un certain nombre de chefs de villages -conduits par Deodato da Casta, se forma contre Arrigo, qui abusait -violemment du pouvoir. Une consulte populaire tenue à la Venzolasca -décida l’envoi d’ambassadeurs à Gênes, qui, effrayée par les dépenses -d’une nouvelle guerre, afferma l’île à une société industrielle et -financière, composée de six membres, et désignée sous le nom de _maona_ -(27 août 1378). On prétendit à Gênes que les mandataires du peuple corse -avaient sollicité ce nouveau mode de gouvernement. - -Arrigo, après avoir attendu vainement des secours promis par le roi -d’Aragon, se décida à accepter une part dans la _maona_, mais il ne -tarda pas à se brouiller avec ses associés. D’accord avec les seigneurs -d’Ornano et d’Istria, il tomba à l’improviste sur les troupes génoises -et s’empara de deux membres de l’association: l’un fut mis à mort, -l’autre paya six mille florins pour sa rançon. - -La _maona_ s’était résignée à la perte du pays cinarchese que -gouvernaient les seigneurs sous la suzeraineté du comte Arrigo. -L’assassinat d’un membre de la famille de Leca ralluma le feu des -divisions intestines; le gouverneur pour la société en voulut profiter: -ses troupes battirent les Cinarchesi et les refoulèrent jusqu’en Ornano. -Mais alors les seigneurs, redoublant d’énergie, tombèrent à leur tour -sur l’armée génoise qui, réfugiée à Ajaccio, dut capituler. - -Cependant, Arrigo était parvenu à se rendre maître de la Corse presque -entière, il y régna tranquillement au nom du roi d’Aragon pendant -plusieurs années, n’ayant à lutter que contre des révoltes partielles. -En 1393, il perdit toutes ses conquêtes et se trouva, avec tous les -seigneurs Cinarchesi, dépossédé même des fiefs paternels. - -Arrigo eut de nouveau recours au roi d’Aragon qui mit à sa disposition -deux galères. En moins de temps encore qu’il n’en avait mis à perdre -l’île, il la reconquit et fit même prisonnier le gouverneur génois, -Battista da Zoagli, frère du doge de Gênes. Mais comme les Cinarchesi ne -lui avaient apporté aucune aide, il les chassa de leurs châteaux et se -déclara seigneur de l’île tout entière. Quatre ans après, Raffaele da -Montaldo, capitaine de l’île de Corse pour les Génois, l’obligea à -repasser les monts (1398). Arrigo se préparait de nouveau à la guerre -lorsqu’il mourut en 1401. - - - - -VIII - -LA FIN DU MOYEN AGE - - _Rivalité de Francesco della Rocca et de Vincentello - d’Istria.--Conquête de l’île par Vincentello.--Entreprises des - Aragonais sur la Corse.--Intrigues des seigneurs, des caporali, des - Fregosi.--Intervention pontificale._ - - -A Gênes, en moins de quatre ans, dix doges s’étaient succédé, choisis -alternativement dans les factions des Adorni et des Fregosi. Pendant -près de deux siècles, ces deux familles d’origine populaire devaient se -disputer le pouvoir, au détriment de leur patrie qu’elles inféodèrent -tour à tour à des souverains étrangers pour enlever à la faction adverse -triomphante les bénéfices de sa victoire. A l’extérieur, la sécurité de -la République fut, au cours du <small>XV</small>ᵉ siècle, constamment menacée: par les -Vénitiens, jaloux de la prospérité de leur commerce, par les Milanais, -voisins turbulents et intraitables, par les Musulmans, dangereux pour -leur négoce en Orient, par l’Aragon qui convoite l’empire de la -Méditerranée, et plus tard par l’ambition conquérante des princes -français. Au début du siècle, les rois aragonais ont les yeux fixés sur -la Sardaigne, qu’ils dominent imparfaitement, et sur la Corse dont ils -ne sont souverains que de nom; mais il ne semble pas qu’ils aient -poursuivi la conquête de cette dernière avec ardeur: leur ambition ne se -manifeste que par des expéditions intermittentes et des formules de -chancellerie rarement sanctionnées par des actes. - -En octobre 1390, le doge Antoniotto Adorno, voyant sa patrie menacée par -le duc de Milan, Gian-Galeaz Visconti, et ne voulant pas s’effacer -devant les Fregosi, offrit la suzeraineté de Gênes au roi de France. -Charles VI accepta et envoya comme gouverneur le comte de Saint-Pol, -remplacé, peu après, par le maréchal Boucicault (1401). La Corse -devenait vassale du roi de France. Elle était alors gouvernée avec -justice et modération par Raffaele da Montaldo. Malheureusement, en mai -1403, Boucicault le remplaça par Ambrogio de’ Marini, qui ne put tenir -tête aux Corses révoltés. A la mort de celui-ci advenue en décembre de -la même année, Leonello Lomellino, alléguant qu’il avait engagé dans la -maona de Corse des sommes considérables, sollicita du roi de France la -concession de l’île en fief noble. Au mois de janvier 1404, Andrea -Lomellino son fils était nommé gouverneur de la Corse. Peu de temps -après, Leonello, l’investiture obtenue, prenait possession de l’île. -«Arrivé en Corse, avec le titre de comte, dit Giovanni della Grossa, il -se laissa aller à un tel excès d’orgueil qu’il prétendait que tout lui -appartenait: hommes, bestiaux, fruits et tout le reste. Il se vit -bientôt l’objet d’une haine profonde et déclarée.» - - -_Rivalité de Francesco della Rocca et de Vincentello d’Istria._--Avec -l’appui des Génois, auxquels il s’était soumis après la mort de son -père, Francesco della Rocca, fils d’Arrigo, vicaire de la République, -avait contraint les Cinarchesi à reconnaître sa suprématie. Seul, -Vincentello d’Istria, fils de Ghilfuccio et d’une sœur du comte Arrigo, -dont le domaine était réduit au tiers de la petite seigneurie d’Istria, -ne voulut pas s’incliner devant l’autorité du bâtard de son oncle. Il -s’associa quelques aventuriers sardes et catalans avec lesquels, monté -sur une felouque de rencontre, il commença de piller les territoires des -Bonifaciens. Dès que les ressources ainsi acquises le lui permirent, il -se procura un brigantin dont l’usage énergique lui valut bientôt dans -les eaux méditerranéennes la réputation d’un corsaire redoutable. Les -navires des marchands génois, lui procurant le plus substantiel de ses -prises, sa renommée parvint à la cour d’Aragon où le roi, don Pedre, se -souvenant des services et de la constance de son oncle Arrigo, lui fit -un favorable accueil, et lui donna quelques troupes avec le titre de -_lieutenant du roi en Corse_. D’esprit pratique, Vincentello ne se para -pas bruyamment de cette dignité honorable, mais il débarqua discrètement -dans l’île, s’empara par surprise du château de Cinarca et y plaça une -garnison espagnole. Avec les Corses qui étaient venus, en grand nombre, -se ranger sous la bannière aragonaise, il marcha sur Biguglia où il ne -rencontra aucune résistance et se présenta devant Bastia. Quoique -secondé par Francesco della Rocca, Leonello Lomellino fuyant le danger, -s’était embarqué pour Gênes, laissant dans la forteresse une petite -garnison dont le chef livra la place à Vincentello pour deux cents écus. - -A Biguglia, Vincentello, satisfait du nombre respectable de ses -partisans, s’était fait offrir le rameau d’oranger qui, suivant le rite -consacré en Corse, lui conférait le titre de comte. Francesco della -Rocca, à Bonifacio, se préparait à la lutte en ralliant à la cause -génoise les mécontents déçus pour avoir escompté trop tôt les avantages -de la suzeraineté aragonaise. Cependant les deux peuples étaient en -paix, et quand Francesco, jugeant ses forces suffisantes, reprit -l’offensive, une proclamation du roi de Sicile, D. Martin, fils de D. -Pedro, ordonna au gouverneur de Sardaigne et à ses officiers de porter -secours à Vincentello _contre les rebelles qu’il s’étonnait de voir -combattre sous l’étendard de la commune de Gênes_, de poursuivre lesdits -rebelles en tous lieux, mais _de respecter Calvi et Bonifacio, villes -génoises_. Cette formule n’avait pour but que de limiter les -revendications génoises et de montrer surtout qu’elle les voulait -ignorer. Gênes imita cette discrétion, mais n’en envoya pas moins, en -1407, Andrea Lomellino, fils de Leonello, avec le titre de gouverneur. -Francesco della Rocca, dont la popularité avait remplacé celle de -Vincentello, triomphait sur tous les points. Dans l’Istria, dans -l’Ornano, à Vico, il avait battu et poursuivi les troupes de ce dernier -et les avait obligées à franchir les monts. «Partout où il passait, dit -la Chronique, chacun prenait les armes pour se joindre à lui.» Il -assiégea Biguglia où le comte s’était retiré et le contraignit à fuir à -Bastia. Bloqué dans cette forteresse par Francesco et le gouverneur -génois qui venait de débarquer, Vincentello, blessé à la jambe, se jeta -en hâte sur un brigantin et s’en fut solliciter des secours en Sicile. - -La faveur dont avaient joui les Génois et leur vicaire Francesco auprès -des chefs insulaires, ne fut pas de longue durée. Quand Vincentello -reparut dans la baie d’Ajaccio avec une petite flotte catalane (1408), -les Cinarchesi l’accueillirent comme un sauveur. Pour se les attacher -par des liens plus solides que ceux dont il avait éprouvé la fragilité, -il dissimula ses ressentiments, et s’engagea à partager avec les plus -influents d’entre eux les fruits de leur conquête éventuelle. Cette -union éphémère impressionna les masses et les ramena autour de -Vincentello. - -L’inquiétude à Gênes fut extrême. On y décréta un armement général -auquel les communes confédérées furent énergiquement invitées à -contribuer (mai 1407). La mort de Francesco della Rocca, frappé d’un -coup d’épieu à Biguglia, débarrassa Vincentello d’un redoutable -compétiteur, et Andrea Lomellino fut tellement effrayé de l’isolement où -le laissait la disparition de son vicaire qu’il pensa renoncer à -l’entreprise et s’enfuir. Il en fut empêché par les Gentili, seigneurs -du Cap-Corse, qui, accourant avec leurs vassaux, mirent en fuite les -troupes de Vincentello. - -Francesco ne laissait que des enfants en bas âge. Sa sœur _madonna_ -Violante, femme de Ristorucello Cortinco, se crut assez forte pour le -venger et empêcher Vincentello de s’établir sur les ruines de sa maison. -Elle parcourut la Corse, évoquant partout la mémoire de son frère et de -son père, le comte Arrigo, «mais, dit la Chronique, le sort ne seconda -pas ses desseins; malgré le nombre infini de partisans qui suivirent -cette femme valeureuse, malgré la virilité de son courage et l’élévation -de son esprit, elle fut battue à Quenza par Vincentello; et sa défaite -fut telle qu’elle eut grand’peine à gagner Bonifacio». - - * * * * * - -_Conquête de l’île par Vincentello._--Cependant Vincentello, peu rassuré -sur les conséquences de la lutte qu’il avait entreprise contre Gênes, -envoya au roi D. Martin, le gouverneur catalan du château de Cinarca, -qui, s’appuyant sur l’expérience acquise pendant son séjour dans l’île, -put convaincre son souverain des dangers que courait la cause aragonaise -abandonnée aux mains des seuls Corses. Le roi promit de prompts secours. -Malheureusement pour Vincentello, D. Martin n’arriva en Sardaigne que -pour y terminer prématurément ses jours. - -En 1411, Gênes envoya en Corse Raffaele da Montaldo, qui s’y était -concilié des sympathies au temps du comte Arrigo. Il était -particulièrement lié avec la puissante famille d’Omessa dont tous les -membres, revêtus de fonctions ecclésiastiques, vivaient en chefs -redoutés plus qu’en prélats. Ambrogio d’Omessa était évêque d’Aleria, et -Giovanni son neveu, évêque de Mariana. Ceux-ci élevèrent d’abord une -barrière à l’ambition croissante de Vincentello; mais quand Montaldo fut -rappelé à Gênes, ils semèrent l’agitation dans l’île pour exploiter la -mauvaise position de ses successeurs. - -Tomasino da Campo-Fregoso, alors doge, fit décréter une dépense de 5000 -florins d’or pour soumettre la Corse (7 juin 1416). Son frère Abramo, -envoyé dans l’île, contraignit Vincentello à demander des secours au roi -d’Aragon. Quant aux deux évêques, quoique battus par Pietro -Squarciafico, lieutenant de Tomasino, ils ne se découragèrent pas et -recrutèrent des troupes pour lutter contre les Génois; Vincentello se -joint à eux, bat Squarciafico et le fait prisonnier. C’est alors qu’il -fit construire à Corte la citadelle dont on peut admirer encore -aujourd’hui les imposantes fondations. - -Ici, les _caporali_ entrent officiellement en scène. Comme à Florence, -on appelait ainsi les gonfaloniers du peuple. Ainsi que le gonfalonier, -le caporale était toujours choisi parmi les habitants du village. Dans -l’esprit du peuple, il devait faire contrepoids à la tyrannie du -seigneur ou du podestat, mais les familles de gentilshommes, -elles-mêmes, ne tardèrent pas à apprécier une fonction que tous les -gouvernements subventionnaient tour à tour, et une nouvelle -aristocratie mixte se forma. Il y eut des familles de caporali. Au <small>XV</small>ᵉ -siècle, le caporale n’est plus pour le gouvernement génois que le chef -d’origine locale chargé, moyennant rétribution, de maintenir son -influence. Sur ses registres de comptabilité, il confondra sous la même -rubrique les syndics des villages et les féodaux les plus puissants de -l’Au-delà-des-Monts. Par les caporali, Gênes communique avec chaque clan -et conserve ainsi dans l’île une autorité que les fonctionnaires génois -sont incapables de maintenir par eux-mêmes. - -Il est probable que la suppression d’une pension qu’ils touchaient -depuis deux ou trois ans fit soulever les deux évêques et leurs amis -contre Gênes. Vincentello se les attacha en leur rendant leur -subvention. Dès lors, les familles principales de la Terre-de-la-Commune -reçurent régulièrement leur traitement, tantôt de la République, tantôt -du gouvernement aragonais, souvent aussi du seigneur cinarchese qui -avait pu se constituer un parti important. En 1443, Mariano da Caggio, -élu lieutenant général du peuple corse, voudra réprimer leurs abus: il -nivellera leurs tours et leur interdira de prendre le titre de caporale; -mais son autorité trop éphémère ne portera pas de fruits. - -Pour les Fregosi, la Corse devait être un champ d’exploitation. Ils -avaient employé au mieux de leurs intérêts personnels les fonds fournis -par la République. Afin de continuer la guerre, Abramo de Campo-Fregoso -emprunta de l’argent aux Bonifaciens et vint mettre le siège devant le -château de Cinarca. Quand il s’en fut emparé, jugeant qu’il lui serait -difficile de le conserver, il le vendit 3.500 livres à Carlo d’Ornano. -Mais Vincentello d’Istria qui avait vaincu et fait prisonnier le -lieutenant d’Abramo, Andrea Lomellini, assiège le gouverneur à Biguglia -et s’empare de sa personne (1420). La prise de Bastia suit de près, et -les Génois sont chassés. Il est presque inutile d’ajouter qu’Abramo ne -rendit jamais aux Bonifaciens l’argent qu’il leur avait emprunté. - - -_Entreprises des Aragonais sur la Corse._--Vers la fin de l’année 1420, -le roi D. Alfonse estimant nécessaire sa présence en Sardaigne, arma une -flotte importante. Accueilli en souverain à Sassari par les Sardes, il -fit voile aussitôt pour la Corse, et reçut à son débarquement les -hommages des principaux chefs. Calvi et Bonifacio, dont les populations -étaient génoises, s’étaient préparées à la résistance; cependant les -Aragonais entrèrent dans Calvi presque sans coup férir, grâce à la -trahison d’un habitant, Giacopo-Pietro da Montelupo qui leur en ouvrit -les portes pendant la nuit. La ville ainsi occupée, presque sans -protestation de la part de sa population pacifique de pêcheurs et de -marchands, le roi distribua aux notables quelques faveurs et partit pour -Bonifacio, ne laissant, pour garder la place, que soixante Catalans sous -la conduite du capitaine Juan de Liñan. Grave imprudence, car les -Calvais, privés de communications avec Gênes, principal débouché de leur -commerce, et peut-être incommodés par la présence des soudards catalans, -s’avisèrent d’un stratagème pour s’en débarrasser. Un navire chargé de -marchandises avait jeté l’ancre au cap Saint’Ambrogio, à quatre milles -de Calvi: ils firent miroiter aux yeux des soldats les avantages d’une -prise facile, et décidèrent une partie de la garnison à courir sus au -butin. Ce piège grossier réussit: la garde de la citadelle réduite de -moitié, ne put résister aux menaces de la population armée contre elle, -et le capitaine Liñan s’estima heureux de pouvoir embarquer tous ses -hommes à destination de Bonifacio. Ainsi, fait peut-être unique dans -l’histoire, la prise d’une ville et sa délivrance s’effectuèrent presque -sans effusion de sang. - -Quant à Montelupo, une délibération des habitants de Calvi réunis dans -l’église San-Giovanni le 14 août 1421, le déclara traître à sa patrie, -indigne d’habiter, de posséder ou de négocier à Calvi. Ses biens furent -confisqués et le prix de leur vente affecté à l’acquisition d’armes, de -cuirasses et de munitions pour la défense de la ville. C’est à partir de -ce moment, dit-on, que Calvi ajouta en exergue à la croix de Gênes -qu’elle portait dans ses armoiries la devise «_Civitas Calvi semper -fidelis_». - -La flotte aragonaise resserrait étroitement Bonifacio. Les canons -catalans, hissés sur des tours voisines, dominaient à la fois le port et -la ville et causaient de tels ravages que les habitants, déjà décimés -par la famine et la rigueur de décembre, implorèrent une courte trêve, -promettant de se rendre s’ils n’étaient pas ravitaillés avant janvier -1421. Un brigantin fut envoyé à Gênes et, le premier janvier, une -escadre de huit vaisseaux, commandée par Battista di Campofregoso était -signalée. Aussitôt les assiégés au mépris de la trêve, dit un historien -milanais contemporain, prennent les armes et détournent l’attention des -Aragonais. Favorisée par le vent, la flotte génoise brise la chaîne qui -ferme le port et ravitaille la cité. C’en fut assez pour décourager le -roi appelé à Naples par des intérêts plus pressants, car il s’agissait -de la succession de la reine Jeanne compromise par l’ambition de la -maison d’Anjou. Il partit après avoir nommé Vincentello vice-roi de -Corse. Le pouvoir de celui-ci, en 1421, est tel que l’annaliste génois -contemporain (Stella), lui-même ne le discute pas: «La plus grande -partie de l’île, écrit-il, appartient au comte Vincentello della Rocca, -les Génois y règnent de nom, mais leur pouvoir y est nul.» Le pape -Martin V, envoyant en Corse un légat apostolique pour y organiser un -synode, l’adressa _au comte Vincentello, Souverain de la Corse_. -Celui-ci sut profiter de l’occasion pour convier à cette assemblée tous -les laïques de quelque importance, et fit savoir que la constitution -synodale devait être observée par tous, sous les peines les plus -sévères. Cet acte purement politique tendait à donner à son autorité la -sanction apparente du Saint-Siège. - -La lutte des Adorni et des Fregosi fit tomber Gênes au pouvoir du duc de -Milan. Tomasino de Campo-Fregoso et les siens reçurent «en remboursement -des sommes qu’ils avaient dépensées pour le service public» près de -60.000 florins et la seigneurie de Sarzane. Ils attendirent dans cette -petite ville qu’un souffle plus favorable leur rendît les hautes charges -de la République qu’ils avaient su rendre si lucratives. Comme le roi de -France, le duc de Milan s’était engagé à respecter la constitution des -Génois et leurs franchises. - -Moins tyrannique, Vincentello, malgré l’opposition des Cinarchesi, -aurait pu établir solidement son autorité en Corse. En pensionnant les -caporali, il avait fait reconnaître sa suzeraineté; les rois d’Aragon, -le Saint-Siège, Florence le traitaient en souverain, et Gênes, -elle-même, par des rapports courtois avec lui, semblait accepter l’état -de choses qu’il avait créé. Les excès dont il se rendit coupable -causèrent sa chute. En 1433, alors qu’il était en fort mauvais termes -avec Simone de Mari, seigneur du Cap-Corse, et les seigneurs della -Rocca, d’Ornano et de Bozzi, il exigea des populations qui lui -restaient fidèles une contribution extraordinaire, ce qui lui aliéna -les masses. En enlevant une jeune fille de Biguglia, il provoqua -l’indignation générale. Les habitants de la Terre-de-la Commune se -groupèrent autour de Simone de’ Mari et le comte, presque isolé, dut -quitter la Corse. Les Florentins l’accueillirent avec de grands honneurs -et lui fournirent des secours. Mais comme il revenait, accompagné de son -frère Giovanni, Zaccaria Spinola, capitaine d’une galère génoise, -s’empara d’eux. Vincentello, conduit à Gênes, fut condamné à avoir la -tête tranchée. Il revendiqua la responsabilité de tous les dommages que -son frère et les autres Corses avaient infligés aux Génois; ce qui -fournit un prétexte à la République pour déclarer ses biens confisqués. -L’importance qu’attacha le gouvernement génois à la capture de -Vincentello fut telle que Zaccaria Spinola et son lieutenant, Giacopo di -Marchisio, reçurent, en récompense, des privilèges à vie, et que chacun -des officiers qui se trouvaient à bord de leur galère fut gratifié d’un -don de cinquante livres. Vincentello fut exécuté à Gênes dans une petite -cour du _Palazzetto_ (monument qui renferme aujourd’hui les Archives -d’État). Sa tête tomba sous le couperet de la _mannaja_, instrument de -mort dont on usait communément en Italie, et qui fit depuis son -apparition en France sous le patronage du docteur Guillotin. - -_Intrigues des seigneurs, des caporali et des Fregosi.--Intervention -pontificale._--Après la mort de Vincentello, les feudataires -recommencèrent à se disputer le pouvoir. Simone de’ Mari, le plus -puissant d’entre eux, se rendit maître de Bastia et se crut assez fort -pour lever des impôts; mais les Cinarchesi: Giudice d’Istria, Polo della -Rocca et Rinuccio di Leca s’unirent contre lui. Afin de diviser ses -adversaires, il commença par gagner à sa cause Polo della Rocca et -traita avec Rinuccio. Giudice ne voulut entendre parler d’aucun -accommodement: il se fit nommer comte de Corse par le roi d’Aragon, -titre qui ne fut reconnu que par ses vassaux, car les insulaires, réunis -à Morosaglia, élurent Polo della Rocca comte et seigneur de l’île. - -Aussitôt Simone de’ Mari déçu dans ses espérances, fit avec les Montaldi -un traité par lequel la Corse aussitôt conquise serait partagée entre -eux et lui, par moitié. Les caporali, fidèles à leurs principes -d’intérêt personnel, abandonnèrent le comte Polo et se rangèrent avec -les Montaldi, mais ceux-ci après la victoire, s’aliénèrent les Corses en -faisant emprisonner leur allié, Simone de’ Mari. Sous les ordres de -Rinuccio di Leca, les insulaires marchèrent contre les Montaldi dont -l’armée fut taillée en pièce à Tassamone (1437). - -Cette même année, Tomasino di Campo-Fregoso fut élu doge. Reprenant le -projet déjà conçu par tant de familles génoises de se constituer avec la -Corse un fief particulier, il envoya son neveu Jano qui entra en -correspondance avec les seigneurs et les caporali; grâce à de belles -promesses celui-ci n’eut aucune peine à parcourir la Corse en -triomphateur. Après avoir reçu l’hommage des seigneurs du Cap-Corse dont -il confisqua et revendit les châteaux, il passa dans l’Au-delà-des-Monts -et força Bartolomeo d’Istria, fils de Vincentello, à lui céder moyennant -200 écus le château de Cinarca qu’il revendit 3.000 écus à Rinuccio de -Leca. Pour conserver son fief, chacun des Cinarchesi paya à Jano une -somme proportionnée à son importance. - -Encouragé par ces premiers succès, Jano supprima les pensions des -caporali. C’était imprudent: ceux-ci mirent à leur tête Polo della -Rocca et Rinuccio di Leca qui forcèrent le gouverneur à s’enfuir. Revenu -avec des forces importantes, il triompha des Corses, dit Giovanni della -Grossa, dans la plaine de Mariana, «grâce à des épouvantails avec -lesquels les Génois effrayaient les chevaux» (1441). Cette défaite eut -des conséquences graves pour les Corses: pendant plusieurs mois, Polo -fut poursuivi par les Génois; mais le pire, dit la Chronique, fut que -chacun des adversaires, partout où il passait, levait la taille, de -sorte que chaque feu la paya deux fois cette année. - -Mais les Adorni ayant reconquis le pouvoir, les Montaldi reparurent en -Corse et se mirent en campagne contre Jano qui chercha en vain un allié -parmi les feudataires. Battu dans toutes les rencontres, Jano prit le -parti de rentrer à Gênes où la fortune de sa famille était très -compromise. Pour ne pas tout perdre, il porta la lutte sur un autre -terrain et réclama de la République une indemnité de 15.000 livres. - -Au milieu des troubles qui désolaient l’île, l’évêque d’Aleria, Ambrogio -d’Omessa, qui avait contribué pour une bonne part au retour des Fregosi, -proposa aux caporali d’offrir la souveraineté de l’île au Saint-Siège. -Le pape Eugène IV accepta, mais les troupes pontificales, s’étant -rencontrées avec un parti de Cinarchesi que commandait Raffè de Leca, -fils de Rinuccio, éprouvèrent une sanglante défaite. L’avarice des -gouverneurs pontificaux acheva de détruire le prestige du régime. Un -caporale dont la valeur égalait le prestige, Mariano da Caggio, de la -famille des Cortinchi, convoqua une consulte à Morosaglia. Les -populations lasses de l’oppression où les tenaient les gouvernements -étrangers, les seigneurs et les caporali, élurent par acclamation -Mariano lieutenant général du peuple, mais se laissèrent persuader -d’accepter, entre toutes les tyrannies, celle qui théoriquement se -présentait comme la plus douce. Les troupes romaines débarquèrent donc -de nouveau et remportèrent sur les Cinarchesi d’assez gros succès, mais -la mort d’Eugène IV (1447) suggéra à son général, Mariano da Norcia, de -continuer pour son compte ce qu’il avait entrepris pour celui du pape. -Craignant l’opposition de ses alliés, il fit incarcérer Mariano da -Gaggio, le gouverneur de la Corse, évêque de Potenza, et Giudice -d’Istria, lequel, en haine des seigneurs de la Rocca et de Leca, s’était -joint au parti populaire. Ces arrestations provoquèrent l’indignation -générale. Mariano da Norcia fut obligé de se retirer dans le château de -Brando où il prépara sa fuite: encore prit-il la précaution de vendre -avant de partir le dit château pour la somme de trois cents florins -qu’il conserva ainsi que les sommes qu’il avait recueillies au nom du -gouvernement pontifical. - -A Eugène IV avait succédé, sous le nom de Nicolas V, Tomaso -Parentucelli, de Sarzane, qui, sujet des Fregosi, fut flatté de voir -Lodovico, frère de Jano (nouvellement élu doge de Gênes), venir à Rome -lui baiser les pieds. Le pape témoigna sa satisfaction envers la famille -de ses seigneurs naturels en donnant à Lodovico l’investiture de la -Corse. - -En prenant possession de son fief, Lodovico éprouva plus d’une -déception. La vente des citadelles et le trésor vidé par le commissaire -pontifical lui furent particulièrement sensibles. Le peuple, dirigé par -Mariano da Gaggio, paraissait peu disposé à accepter son autorité et les -seigneurs peu préparés à verser les garanties pécuniaires qu’il en -exigeait; Mariano da Gaggio appela les Corses aux armes, et Lodovico, -qui se trouvait alors à Gênes, - -[Illustration: Sampiero montrant ses blessures.--Sampiero et Vannina. - -Sampiero excitant les Corses à l’insurrection (_d’après l’Histoire de -Galletti_). - - Pl. VI.--CORSE. -] - -dut revenir subitement avec huit cents hommes: l’évêque d’Aleria, -Ambrogio d’Omessa, passa de son côté, mais en poursuivant Mariano, qui -battait en retraite, Lodovico perdit un grand nombre des siens sur les -rives du Golo, et laissa deux cents prisonniers qui se rachetèrent à -prix d’argent. - -Lodovico appelé au dogat en remplacement de son frère qui venait de -mourir, confia le gouvernement de la Corse à Galeazzo di Campo-Fregoso, -son cousin. Les instructions que donna Lodovico à celui-ci furent -surtout d’ordre économique: il l’engagea à rendre aux caporali leur -pension, estimant que mieux valait dépenser deux ou trois mille livres -en subventions qu’en armements; l’expérience qu’en avait faite son -frère, disait-il, avait été désastreuse. D’ailleurs, il indiquait les -moyens de combler les vides du trésor en exigeant cinq mille livres pour -la rançon des otages corses qu’ils conservaient; il suffisait, -ajoutait-il, pour faire verser cette somme d’augmenter les tailles dans -la proportion de _dix sous par livre_. On voit par ces détails les -raisons qui attachaient les Fregosi à la Corse. Quoique excessivement -jeune, Galeazzo, «digne de ses parents sous tous les rapports», trouva -son cousin encore trop généreux; il refusa de payer les pensions des -caporali; il salaria seulement Mariano da Caggio qui avait fait sa -soumission, et qu’il jugeait capable de maintenir la paix dans la -Terre-de-la-Commune. - -Mais l’évêque Ambrogio d’Omessa poussa les autres caporali à la révolte, -et sans l’intervention de Michèle de’ Germani, évêque de Mariana, qui -conseilla à Galeazzo de faire quelques concessions, l’île entière se -soulevait à nouveau. Grâce à cette prudente intervention, l’île goûta -quelques mois de calme; les caporali patientèrent, mais lorsque leurs -réclamations devinrent importunes, Galeazzo se saisit des plus bruyants -et les jeta en prison. Il n’eut pas à se louer de cet abus de pouvoir, -car les Génois eux-mêmes le jugèrent impolitique et de nature à -compromettre définitivement l’autorité de la République. Une lettre du -doge assisté de son conseil (9 février 1451) l’en tança vertement: «Vous -n’êtes pourtant pas, lui était-il dit, sans savoir de quelle importance -est la Corse pour nous et quelle perte irréparable résulterait de son -passage aux mains d’une puissance étrangère.» Ces avis venaient -tardivement. «Les Corses, disait-on à Gênes, sont d’avis d’expérimenter -tous les régimes plutôt que de se soumettre à notre autorité.» Appelés -par le comte Polo della Rocca et Vincentello d’Istria (neveu du comte -Vincentello), les Aragonais, sous la conduite de Jayme Imbisora, -débarquaient en Corse au mois de novembre, prenaient possession de -quelques places fortes et manifestaient l’intention de bloquer -Bonifacio. Raffè da Leca resta, ainsi que Giudice della Rocca (fils de -Polo), du côté des Génois. La lutte paraissait devoir être chaude quand -Jayme Imbisora mourut. Comme le comte Polo, découragé, s’embarquait pour -Naples, il fut pris en mer par un corsaire espagnol qui le vendit 600 -écus à Galeazzo. Celui-ci, moyennant la promesse d’une rançon de 700 -écus, garantie par des tiers, rendit la liberté à Polo, et lui donna -même le titre de _vicaire du peuple_ pour qu’il pût, en recueillant les -impôts, réunir les fonds qu’il s’était engagé à payer. Mais le peuple -refusa de verser des _accatti_ (redevances volontaires) à un vieillard -dépourvu de forces et de soldats; ce que voyant, Polo, sans se soucier -des amis qui l’avaient cautionné auprès de Galeazzo, retourna dans ses -terres. - - - - -IX - -LA BANQUE DE SAN-GIORGIO - - _Cession de la Corse à l’Office de San-Giorgio.--Révoltes des - seigneurs.--Raffè de Leca.--Tyranie de l’Office.--Les Milanais en - Corse.--Dernières luttes des féodaux: Gio-Paolo di Leca et Rinuccio - della Rocca._ - - -Jamais la Corse n’avait obéi à tant d’autorités diverses: Galeazzo di -Campo-Fregoso possédait les forteresses de San-Firenzo, de Biguglia, de -Bastia et de Corte; Calvi et Bonifacio tenaient pour la République; un -caporale, Carlo da Casta, dominait dans les campagnes de -l’En-deçà-des-Monts, tandis que chacun des Cinarchesi s’agitait pour -faire prévaloir son autorité personnelle sur l’île entière. Raffè di -Leca, bien secondé par ses vingt-deux frères, tant légitimes que -bâtards, semblait plus que tout autre appelé à ressusciter les rôles de -Giudice d’Arrigo et de Vincentello. Sa destinée se heurta à une -organisation plus puissante que toutes celles qui avaient dominé la -Corse jusqu’à ce jour. C’était l’Office ou Banque de San-Giorgio. - -Cet établissement célèbre avait été créé en 1410, sous les auspices du -maréchal Boucicault dans le but de réunir aux mains d’une seule -compagnie toutes les créances de la République. En peu de temps, -l’Office des _Emprunts de San-Giorgio_ (_Offitium Comperarum -Santi-Georgii_) avait pris une importance considérable. Cette -république financière avait son sénat et ses troupes; quant aux -décisions de ses magistrats, le Doge, assisté de son conseil suprême, -hésitait avant de les contester. - -Un corsaire catalan venait de s’emparer de San-Firenzo. Gênes, que la -prise de Constantinople, en coupant les communications avec ses colonies -de la Mer Noire, venait de plonger dans une situation désastreuse, -abandonnait alors à l’Office de San-Giorgio toutes ses possessions -d’outre-mer. Galeazzo, voyant que la Corse allait lui échapper, résolut -d’en tirer au moins quelque argent: il se rendit à Gênes, et céda à la -République ses droits sur la Corse. En même temps que lui, arrivaient -des députés du peuple corse qui venaient demander pour leur patrie -d’être comprise dans le lot cédé à l’Office de San-Giorgio. Est-il -permis de douter de l’unanimité de cette requête, au succès de laquelle, -Galeazzo et la Banque seuls étaient intéressés? Tout ce qu’on peut -assurer c’est que les négociations ne traînèrent pas, et que, pour -l’abandon de la Corse, Galeazzo, dit la Chronique, reçut de l’Office une -«somme importante». - -Au mois de juin 1453, Pietro-Battista D’Oria commissaire de l’Office -parut dans la baie de San-Firenzo et mit le siège devant la forteresse -qu’occupait Vincentello d’Istria pour le roi d’Aragon. La place -capitula, et Pietro-Battista, après avoir pris possession officiellement -de Calvi et de Bonifacio, tint à Biguglia une consulte nationale où l’on -publia de nouvelles conventions passées entre l’Office et les Corses. La -plupart des seigneurs déclarèrent accepter la suzeraineté de l’Office. -Raffè di Leca, particulièrement distingué, fut avec son frère Anton’ -Guglielmo, inscrit au _Livre d’or_ de la République et agrégé à -l’albergo Doria, faveur sans précédente et qui, dans la suite ne fut -octroyée qu’à deux Corses (Cuneo et Ristori); encore ne fut-ce qu’aux -<small>XVII</small>ᵉ et <small>XVIII</small>ᵉ siècles, en des temps où l’inscription moyennant -finances, devenue commune, avait ôté au Livre d’or une grande partie de -son éclat. - -_Révoltes des seigneurs.--Raffè di Leca._--Si jamais la politique des -seigneurs corses se montra obscure et incompréhensible, ce fut pendant -cette période où leur mobilité n’eut d’égale que la vigueur de la -répression. Presque tous sollicitèrent les bonnes grâces de l’Office qui -s’efforça de les satisfaire; mais les soupçons des gouvernants, la -susceptibilité des féodaux, leur jalousie vigilante et réciproque -épuisèrent rapidement le bon vouloir dont les uns et les autres -paraissaient animés. Dès 1454, un agent aragonais, Francesco de Zanilo, -pousse Simone et Giovanni de’ Mari à la révolte. Geronimo de Guarco, au -nom de la Banque, les soumet au bout de sept mois. On ne triompha pas -aussi aisément de Raffè malgré la coalition de Giudice et d’Antonio -della Rocca, de Vincentello d’Istria et de Mariano da Caggio contre lui. -Une descente en Corse des Sardes, sous la conduite de Berengario Erill, -vice-roi de Sardaigne pour le roi d’Aragon (1455), augmenta les -difficultés de l’Office: ce fut encore pis quand Lodovico di -Campo-Fregoso entra en relation avec Berengario dans le but de lui -vendre Bonifacio. - -En juillet 1455, Génois et Aragonais ayant signé une trêve, Berengario -fut rappelé par son souverain. Astucieusement, la Banque envoya de -nouvelles troupes et la lutte recommença. Giudice, sans que l’on sût -exactement pourquoi, s’étant réconcilié avec Raffè, les Génois furent -battus et refoulés dans l’En-deçà-des-Monts. Jadis, lorsque Vincentello -et Arrigo avaient infligé à la République de tels échecs, les Génois, -démoralisés, s’étaient retirés pour attendre une époque plus propice et -mieux préparée par leur diplomatie toujours active; mais l’Office -confiant en la puissance de son or, et décidé à prendre possession d’une -marchandise qu’il avait payée, s’impressionnait peu du sang de ses -mercenaires. Une lutte sanglante et sans merci fut décidée contre les -Corses. Raffè se montra comme cruauté au niveau de ses ennemis. Un -habitant du Niolo, Arrigo da Calacuccia, s’étant emparé du gouverneur -génois Carlo de’ Franchi, Raffè lui paya son prisonnier 400 livres, puis -il l’enferma dans une sorte de cage roulante que chacun fut autorisé à -mouvoir. Le malheureux ne put supporter ce traitement et mourut au bout -de quelques jours. Quant aux soldats génois, il les vendait aux pirates -barbaresques, et pour bien afficher son mépris, il n’exigeait des -acheteurs que _huit oignons_ par tête. Plus miséricordieux à l’égard des -mercenaires, il les renvoyait souvent sans rançon. Cependant il fit -couper à l’un d’eux les mains et le nez: «Lombard, lui avait-il dit, -c’est bien toi que j’ai pris sept fois? c’est bien toi qui m’as juré de -ne plus combattre contre moi? Pour ne pas me tromper à l’avenir, je veux -te marquer d’un signe de reconnaissance.» - -Raffè combattait avec l’énergie du désespoir, car les Génois avaient -envoyé des forces considérables. Giudice della Rocca à Bariccini, Raffè, -Anton’ Guglielmo, et leur oncle Giocante à Leca restaient seuls à -soutenir le poids de la guerre. Pour en finir, les Protecteurs de -San-Giorgio confièrent le commandement de leurs troupes à Antonio Calvo, -_homme énergique et implacable_, dit la Chronique. On lui donna des -instructions formelles. Il devait, en débarquant, mettre à prix les -têtes des chefs: à qui livrerait Raffè ou Giudice vivants, on verserait -mille ducats, morts cinq cents; deux cents ou cent ducats devaient -récompenser la prise des deux autres. De ceux de leurs partisans qui se -soumettraient, exiger des otages ou des cautions; quant aux rebelles -endurcis, les traiter de façon à «inspirer à chacun la terreur». - -Antonio Calvo s’acquitta consciencieusement de cette besogne, avec tant -de zèle même que le gouverneur Carlo di Negro et l’évêque de Sagone -protestèrent contre ses actes de cruauté devant le tribunal des -Protecteurs. Ceux-ci ne se laissèrent pas émouvoir: «Laissez faire au -capitaine, répondirent-ils au premier: quand il s’agit de châtier, il -est plus compétent que vous.»--«La cruauté nous déplaît autant qu’à -vous, déclarèrent-ils au prélat, mais il ne faut pas traiter de cruautés -les actes de justice.» - -Le 20 avril 1456, on apprit à Gênes par une lettre d’Antonio Calvo que -Leca était envahi et que Raffè restait bloqué avec ses frères et -quelques partisans dans le château. Parmi ces derniers se trouvaient des -traîtres, et l’un d’eux, Trastollo da Niolo, depuis le commencement du -mois, négociait avec le gouverneur la perte de Raffè. Cependant, la -place paraissait imprenable. Par ordre des Protecteurs, Antonio Calvo -fit arrêter tous les parents des assiégés et fit en sorte que ceux-ci -fussent informés de la situation critique de ces malheureux réduits à -l’état d’otages. Trastollo n’eut donc aucune peine à convaincre -plusieurs de ses compagnons qui, profitant de l’heure où Raffè et sa -famille étaient à table, introduisirent Calvo et ses soldats. Tous -furent pris vivants avant d’avoir pu saisir leurs armes. Raffè, sachant -qu’il n’avait aucun quartier à espérer, se jeta du haut des remparts et -se cassa la jambe. Il eut encore la force de se réfugier sous un rocher -où on le découvrit quelques heures plus tard: «Il nous sera difficile, -écrivirent les Protecteurs à Calvo, de vous exprimer par lettre ou de -vive voix la joie que nous cause, que cause à toute la ville, la capture -de Raffè, d’Anton’ Guglielmo et des autres rebelles... Mettez-les à la -torture avant de les exécuter pour leur faire avouer leurs crimes.» -Raffè fut pendu ainsi que vingt-deux de ses parents, frères ou cousins -germains, dont les corps restèrent accrochés au gibet; celui de Raffè -fut dépecé, et les morceaux envoyés dans les principales villes de la -Corse pour y être exposés. Des instructions de la Banque avaient réglé -deux mois auparavant le cérémonial de ces représailles. Pietro Cirneo -ajoute que l’on expédia à Gênes, après l’avoir préalablement salée, la -tête de Raffè. - -_Tyrannie de l’Office._--La mort de Raffè découragea les feudataires: -Giocante de Leca, Arrigo della Rocca, Giudice d’Istria, Orlando d’Ornano -et Guglielmo di Bozzi se réfugièrent à Naples. Seul, Giudice della Rocca -resta en Corse, mais n’ayant plus de partisans, il dut bientôt s’enfuir -en Sardaigne où il mourut. - -A l’intérieur, les sévérités et les excès des fonctionnaires de l’Office -exaspéraient les Corses. Le crime isolé d’un vulgaire bandit redoubla -les rigueurs. Sur l’ordre de Michele de’ Germani, évêque de Mariana, -Maino di Brando, dit Brandolaccio, avait subi quelques coups d’estrapade -pour un délit dont il se prétendait innocent. Sa culpabilité n’était pas -démontrée, il fut remis en liberté. En tout autre pays, ce malfaiteur -notoire se fût estimé heureux d’en être quitte à si bon marché: en -Corse, le compte se régla autrement. - -Le bandit se déclara _en inimitié_ avec l’évêque, et un jour que -celui-ci, entouré d’une nombreuse escorte se rendait à une assemblée -des prêtres de son diocèse, il le tua d’un coup de javelot. Pour qu’il -fût bien établi que l’honneur de Brandolaccio était vengé, celui-ci -s’était écrié au moment où l’évêque tombait: «C’est moi! Brandolaccio!» -Cependant, ordre fut donné de rechercher le meurtrier et ses complices, -et de les poursuivre avec la dernière rigueur. Ne pouvant s’emparer de -l’auteur du crime, le gouverneur fit arrêter d’abord les Corses qui -étaient convaincus de lui avoir donné asile, et trouva le moyen de mêler -au procès les remuants caporali d’Omessa. Comme presque tous les membres -de cette famille appartenaient au clergé, l’évêque d’Ajaccio fut -autorisé par bulle pontificale à instruire contre eux, mais le bras -séculier fut plus expéditif. La torture arracha des aveux au curé piévan -de Giovellina, fils de l’évêque Ambrogio, et au curé de Casacconi, -Sinoraldo, qui furent pendus. - -Michele de’ Germani était l’ami personnel du doge, ce qui explique les -excès qui vengèrent son assassinat. L’un après l’autre, les fils et les -neveux d’Ambrogio d’Omessa subirent la torture; on en pendit plusieurs, -entre autres Valentino, son frère coupable uniquement «de s’affliger de -leur mort». Le nouvel évêque de Mariana successeur de Michele, Ottaviano -fut soupçonné d’avoir trempé dans le crime, et son vicaire livré au -bourreau. De Rome, Ottaviano se plaignit énergiquement aux Protecteurs -de ces procédés: «Pour moi, écrivait-il, je les supporte aisément, car -_on ne peut me faire grand mal_, mais je me demande comment font les -Corses qui ne peuvent se faire entendre.» Il se trompait, car un jour il -disparut dans l’hécatombe qui fondait sur le clergé insulaire. Cette -fois ce fut au tour du doge d’être frappé: Pietro da Campo-Fregoso -mourut hors de la communion des fidèles.» Avant d’expirer, il avait -sollicité son pardon pour les sévices qu’il avait commis envers _un -certain évêque de Mariana, mort, dit-on, et différents membres du clergé -qu’il avait fait emprisonner et tourmenter pour la sûreté et la défense -de son État_. Mais la bulle qui levait l’excommunication ne parvint -qu’après sa mort. Le 18 février 1460, elle fut déposée en grande pompe -sur son tombeau. - -Alors que cette cérémonie grandiose réunissait un peuple entier dans la -cathédrale de Gênes, la justice continuait en vain à poursuivre -Brandolaccio qui avait entrepris une lutte à mort contre les Génois. -Quand ceux-ci, pour échapper à sa mortelle étreinte, se disaient Corses, -il les forçait à articuler le mot _capra_ (chèvre) particulièrement -difficile pour une bouche génoise: en disant _cavra_, ils prononçaient -leur arrêt de mort. Brandolaccio périt de la main d’un de ses parents -acheté par l’espoir d’une grosse récompense. - -En présence d’un mécontentement général, les Cinarchesi revinrent en -Corse. Leurs succès inspirèrent à la Banque une telle inquiétude, -qu’elle envoya dans l’île Antonio Spinola, l’un des meilleurs officiers -de la République. Avec l’aide de Vincentello d’Istria, qui était resté -l’allié de l’Office, Spinola contraignit les seigneurs à se retirer dans -les montagnes, et fit usage, contre ceux qui leur étaient attachés, de -terribles représailles; il ravagea la campagne, depuis les rives du Golo -jusqu’à Calvi, et livra aux flammes plusieurs villages. Peu à peu les -Cinarchesi firent leur soumission à Spinola qui avait promis au nom de -l’office une amnistie générale. «Il les convia à un festin, raconte un -Génois contemporain, et, contre la foi jurée, les fit décapiter.» Sans -parler des moyens employés pour réunir les chefs corses, le gouverneur -de la Corse, Giovanni da Levanto, annonça l’événement aux Protecteurs en -ces termes: «Nous sommes venus ici pour mettre en ordre les choses de ce -pays et nous avons fait le nécessaire; le magnifique capitaine a présidé -à l’exécution: il a décapité Arrigo della Rocca, Vincente di Leca, -Trastollo di Paganaccio et son fils, le curé doyen d’Evisa et son frère, -Abram di Leca, Guglielmo da Calocuccio, et il en a fait pendre quatorze -autres... J’ai envoyé des cavaliers faire de même à Antonio della Rocca -et à Manone di Leca.» Ces derniers n’échappèrent pas à leur sort. -Vinciguerra et Pier’ Andrea della Rocca, fils de Polo, rejoignirent leur -père en Sardaigne et Vincentello d’Istria se retira à Sarzane. - -Quant à Giocante, il laissa ignorer l’endroit de sa retraite, et pour -cause: le 14 novembre 1458, deux des Protecteurs de San-Giorgio en -personne s’étaient fait amener dans la maison du vicaire de Pietra-Santa -deux criminels condamnés au dernier supplice et avaient passé par écrit -avec eux le contrat suivant: «Ils devaient poursuivre Giocante à Pise, à -Piombino, à Rome ou en quelque endroit qu’il se pût trouver, et le -mettre à mort par quelque moyen que ce fût, fer, corde ou poison»; en -échange de quoi ils obtenaient leur grâce, des vêtements neufs, les -fonds nécessaires à leurs déplacements, et deux cents ducats chacun sans -préjudice d’une gratification qui serait ultérieurement fixée par les -protecteurs. La mission des deux bravi échoua. - -Gênes était passée de nouveau sous le protectorat du roi de France -(1459). D. Juan, roi d’Aragon, réclamait la Corse à l’indignation des -Génois. Un mémoire fut rédigé dans lequel on déclara la demande de D. -Juan «très injuste (_molto iniqua_), aucun roi d’Aragon n’ayant jamais -eu la possession de cette île, et les souverains aragonais n’ayant -jamais, dans leurs traités avec Gênes, prétendu autre chose que réserver -leurs droits sur la Corse». D. Juan ne perdait pas de vue la forteresse -de Bonifacio qui représentait pour lui la clef de l’île. L’archevêque de -Sassari avait des intelligences dans la ville qu’il tenta de faire -révolter par des promesses et par des menaces. Le roi offrait des fiefs -en Sardaigne et des pensions de cent à deux cents ducats aux -Bonifaciens; mais la population issue de sang génois, resta fidèle. - -Giocante di Leca était alors le chef du parti aragonais. D. Juan le -gratifia de 60 florins (1461) et mit à sa disposition une galère et des -troupes. Giocante, ainsi que Polo della Rocca, également bien traité, se -réservant de faire tourner au moment opportun les événements à leur -profit, s’intéressèrent au mouvement que les réfugiés corses de Sarzane -et de Rome préparaient d’accord avec les Fregosi. - -Vincentello d’Istria n’avait point pardonné à l’Office de San-Giorgio -l’assassinat des Cinarchesi, car c’était sur sa parole que ceux-ci -s’étaient rendus à l’invitation déloyale d’Antonio Spinola. D’accord -avec l’évêque d’Aleria, Ambrogio qui, à son retour en Corse, avait été -accueilli, dit la Chronique, «comme un saint ressuscité», il poussa les -Fregosi à rétablir leur autorité. Polo della Rocca et Giocante di Leca -se joignirent à eux, mais une vilenie de Lodovico di Campo-Fregoso qui -tâcha de faire tomber le comte Polo dans un guet-apens divisa les -alliés. Dans le désordre de luttes auxquelles chacun prenait part sans -en bien entrevoir le résultat, l’Office voyait le nombre de ses ennemis -s’accroître chaque jour. Le gouverneur Spinola en mourut de chagrin. Les -Fregosi cherchaient un moyen de prendre possession de la Corse sans -bourse délier; comme ils négociaient à Sarzane à ce sujet, les Adorni -profitèrent de leur absence pour livrer Gênes à Francesco Sforza, duc de -Milan. Sous le coup des mêmes influences, la Banque, par acte du 12 -juillet 1463, abandonnait la Corse au duc de Milan moyennant une rente -de deux mille livres. - -_Les Milanais en Corse._--En 1464, Francesco Maletta vint prendre -possession de la Corse au nom du duc de Milan; Polo della Rocca et les -seigneurs de Cap-Corse lui firent leur soumission. Dans une consulte -tenue à Biguglia le 24 septembre, le gouvernement milanais fut acclamé. - -Deux années s’écoulèrent en paix. En 1467, Giorgio Pagello, commissaire -ducal, appela tous les habitants de la Corse à Biguglia, pour y prêter, -entre ses mains, serment de fidélité à Galeaz-Maria Sforza, qui -avait succédé au duc Francesco son père. Les feudataires de -l’Au-delà-des-Monts se rendirent à son invitation, disposés à rendre -hommage à son mandataire; mais une querelle qui dégénéra en rixe entre -les habitants du Nebbio et les hommes d’armes de la suite des -Cinarchesi, coupa court à ces bonnes dispositions. Irrités de ce que -Pagello avait, de sa propre autorité, fait punir les coupables, les -seigneurs regagnèrent immédiatement leurs châteaux. La guerre devenait -inévitable; déjà Giocante di Leca s’était avancé jusqu’à Morosaglia et -avait chassé les avant-postes des Milanais; il avait entraîné dans sa -cause les seigneurs della Rocca, d’Ornano et de Bozzi, et les caporali -de la Terre-de-la-Commune. Pour parer aux événements, les habitants de -l’En-deça-des-Monts se réunirent en diète dans la vallée de Morosaglia, -et mirent à leur tête, avec le titre de lieutenant du peuple, -Sambocuccio d’Alando (1466), neveu de celui qui avait jadis soulevé les -communes. Celui-ci envoya des députés au duc de Milan qui remplaça -Pagello par Battista Geraldini, d’Amelia (1468). L’empressement que mit -le nouveau gouverneur à lancer des agents du fisc dans toutes les -directions, faillit lui être fatal. Assiégé dans Matra, Battista -d’Amelia ne dut la vie qu’à l’engagement qu’il prit de se retirer à -Bastia et de n’en plus sortir. Sambocuccio d’Alando donna sa démission -de lieutenant du peuple, et fut remplacé successivement par Giudicello -da Gagio, fils de Mariano et Carlo da Casta dont les efforts furent -stériles. Il était réservé à Vinciguerra della Rocca d’apaiser les -partis et de mettre fin aux troubles; mais lorsqu’il jugea sa mission -terminée, il refusa de conserver le pouvoir et se retira dans ses terres -(1473). La sagesse de sa conduite lui avait fait donner le surnom d’_ami -de la justice_. Colombano della Rocca lui succéda et, l’année écoulée, -remit le pouvoir aux mains de Carlo della Rocca, frère de Vinciguerra, -qui prit le titre de _défenseur du peuple_, en conservant son frère pour -lieutenant. - -Après trois années de paix (1476), la guerre recommença entre plusieurs -branches des Cinarchesi. Carlo et Vinciguerra furent obligés de se -retirer dans leur patrimoine, pour le défendre contre les invasions de -leurs parents; d’autre part, la mort du duc Galeaz-Maria rendit à Gênes -son indépendance. - -En 1479, D. Ferdinand II, roi de Castille, venait de décider une -expédition en Corse lorsque le soulèvement des Portugais et la mort de -l’amiral Juan Villamari arrêtèrent l’exécution de ses projets. -Cependant, en Sardaigne, les intrigues continuaient pour arracher -Bonifacio aux Génois. Giovanni Peralta, d’origine sarde, prétextant un -voyage de commerce, entra en rapports avec quelques chefs corses et -intéressa à son but l’évêque d’Ajaccio, Giacomo Mancozo; mais arrêté par -les Génois, il fut mis à la torture et condamné à mort. Un Catalan, -Leonardo Esteban, poursuivit l’œuvre de Peralta et subit le même sort. -Quant à l’évêque d’Ajaccio, sa culpabilité ayant été prouvée, il fut -transféré dans la forteresse de Lerici où il semble avoir été mis à -mort. - -_Dernières luttes des feudataires: Gian-Paolo di Leca et Rinuccio della -Rocca._--Par l’entremise du secrétaire d’État Cecco Simoneta, Tomasino -de Campo-Fregoso avait obtenu de la duchesse de Milan l’investiture du -comté de Corse. Pour assurer son pouvoir, il maria son fils Jano à une -fille de Gian-Paolo di Leca, l’un des plus puissants Cinarchesi, et -donna sa propre fille à Ristoruccio, fils de ce dernier. Après avoir -triomphé des quelques caporali qui lui faisaient opposition, en leur -allouant des pensions, il construisit l’enceinte de Bastia qui n’avait -été jusqu’alors qu’une forteresse flanquée de deux ou trois pauvres -habitations, et décida d’y fixer sa résidence; mais sa tyrannie fut -telle qu’il jugea bientôt prudent de laisser à Jano le gouvernement de -l’île en attendant qu’il pût l’aliéner; pour cela il lui fallait -l’autorisation du gouvernement milanais. Dans cette circonstance -délicate, il envoya à Milan le Sarzanais Giovanni Bonaparte (ancêtre -direct de Napoléon) qui l’avait accompagné en Corse. Le 18 février 1481, -celui-ci exposa la requête de Tomasino devant le conseil de régence qui -ne voulut rien entendre. - -Sur ces entrefaites, Rinuccio di Leca, jaloux du prestige que valait à -Gian-Paolo sa double alliance avec les Fregosi, souleva le peuple et -offrit la Corse à Appiano IV, seigneur de Piombino, qui envoya -immédiatement son frère Gherardo, comte de Montegna. Dans une consulte -tenue à Lago-Benedetto, on fit jurer à Gherardo de ne rien entreprendre -contre la constitution du pays, et on l’acclama comte de Corse. Pour ne -pas tout perdre, les Fregosi vendirent à l’Office de San-Giorgio -moyennant deux mille écus d’or leurs droits sur la Corse. Gherardo, -après avoir assisté à la défaite de Rinuccio et de ses partisans -exterminés par Gian-Paolo, retourna en Italie. - -A l’instigation de Jano, qui déplorait son marché avec la Banque, -Gian-Paolo di Leca appela les Corses aux armes. Bien que Campo-Fregoso, -convaincu de félonie, eût été incarcéré sur le champ, Gian-Paolo -continua la lutte et se fit proclamer comte de Corse et de Cinarca, à -l’indignation des seigneurs de la Rocca et d’Istria qui arguaient que -les _comtes_ avaient toujours été choisis dans leurs maisons. L’Office -encouragea leurs protestations et se montra à l’égard des partisans de -Gian-Paolo, d’une excessive sévérité. Gian-Paolo se trouva bientôt -isolé. Assiégé dans son château de Leca, il dut capituler, s’estimant -heureux de pouvoir passer en Sardaigne avec sa famille. - -Mais il n’y séjourna pas longtemps; Rinuccio di Leca soupçonnant la -Banque, dont jusque-là il avait été l’allié, de vouloir faire de lui ce -qu’elle avait fait de Gian-Paolo, engagea ce dernier à revenir en Corse -pour combattre avec lui. L’exilé ne se fit pas réitérer l’invitation; il -leva une troupe de trois cents Sardes (1488), débarqua en Corse, et -joignit son cousin. - -Dès que la Banque apprit ce soulèvement, elle envoya dans l’île Ambrogio -di Negro, «homme de très grande astuce», et Rollandino Conte qui se -firent battre complètement à Bocognano, mais la discorde s’étant glissée -parmi les Leca, ceux-ci - -[Illustration: - - Théodore Iᵉʳ, roi de Corse (d’après une attribution du <small>XVIII</small>ᵉ - siècle).--Monnaies de Théodore Iᵉʳ (_Bibl. Nat. Cabinet des - Médailles_).--Le Satyre corse, caricature allemande (d’après Le - Glay, _Théodore de Neuhoff_, Paris et Monaco, 1907). - -PI. VII.--CORSE. -] - -essuyèrent, le 29 mars 1489, une terrible défaite. Filippo di Fiesco, -capitaine-général de l’armée génoise, avait été très lié avec Rinuccio -di Leca: il en profita pour l’attirer dans un guet-apens, et l’envoya à -Gênes où il fut jeté en prison et exécuté. - -Sous le gouverneur Gaspardo di Santo-Pietro (1489), tout insulaire -soupçonné d’intelligences avec les rebelles était mis à mort ou exilé, -et ses biens employés à constituer une caution; à ceux qui n’avaient -rien et même aux chefs trop dangereux on prenait, selon l’usage, leurs -fils ou leurs plus proches parents: c’était la garantie qu’ils ne -porteraient pas les armes contre la république. - -Pour les moindres délits, des amendes étaient appliquées de la façon la -plus arbitraire, les fonctionnaires avaient ordre de ne pas les ménager -«d’abord, disent les instructions aux gouverneurs, parce qu’elles -retiennent les Corses dans le devoir, ensuite parce qu’elles diminuent -les dépenses que l’Office s’impose pour maintenir l’île en paix». - -Dès 1457, la Banque avait conçu le projet de construire une forteresse à -Ajaccio. Les guerres contre les seigneurs de Leca firent apprécier -l’utilité de cette construction. En mars 1489, Ambrogio di Negro -écrivait aux Protecteurs: «Je rappelle à vos seigneuries que si elles -veulent la paix, il faut dépeupler la région et peupler Ajaccio, y -construire une forteresse et détruire complètement la race des Leca.» - -L’ancienne ville d’Ajaccio était située au fond du golfe sur le -territoire de San-Giovanni. En 1486, l’Office décida que la ville -jusqu’alors située sur un point insalubre, serait reconstruite à deux -milles plus bas, sur la langue de terre qu’occupe aujourd’hui la -citadelle. L’ingénieur chargé de tracer le plan de la cité, Paolo -Mortara s’adjoignit pour diriger les travaux un Corse nommé Alfonso -d’Ornano. Le 2 mai 1492, ce dernier écrivit aux Protecteurs de -San-Giorgio que les murailles de la ville étaient assez avancées pour -«couper les jambes à toute espèce d’ennemis». On y envoya des colons -liguriens et pendant longtemps le séjour n’en fut toléré qu’à un petit -nombre de Corses privilégiés. Ce fut seulement en 1743, que disparurent -entre les Ajacciens les distinctions d’origine. - -En 1500, Gian-Paolo de Leca retourna en Corse et souleva -l’Au-delà-des-Monts; à son appel une partie même de la -Terre-de-la-Commune prit les armes. Ambrogio di Negro, envoyé contre -lui, fit alliance avec Rinuccio della Rocca et força Gian-Paolo à -quitter l’île. Les Génois attachèrent tant de prix à cette victoire -qu’ils élevèrent une statue à l’heureux général (1501). - -Un seul des Cinarchesi jouissait encore d’une certaine indépendance; -c’était Rinuccio della Rocca; unique maître de sa seigneurie au -détriment de frères incapables, il avait su se faire abandonner le fief -d’Istria par ses seigneurs. Ennemi de Gian-Paolo, il avait été l’objet -de faveurs diverses de la part de l’Office et s’était marié dans la -famille génoise des Cattanei. Malheureusement pour Rinuccio, la Banque -avait placé auprès de lui pour le surveiller un prêtre corse de moralité -douteuse, Polino da Mela, qui lui servait de secrétaire. Les intrigues -de ce dernier eurent pour résultat de faire révolter Rinuccio contre -l’Office. Il prit les armes, mais, vaincu par Nicolò D’Oria à la -Casinca, il dut abandonner ses domaines à la compagnie moyennant une -rente annuelle dont il alla vivre à Gênes. - -Mais Rinuccio n’avait cédé qu’à la force. Dès qu’il le put, il quitta -Gênes secrètement et excita de nouveaux soulèvements. Nicolò D’Oria le -somma de déposer les armes et de quitter l’île, sous peine de voir -tomber les têtes de son fils et de son neveu, qui étaient ses -prisonniers. La menace fut exécutée. Dès lors, la République n’épargna, -contre la maison della Rocca, aucun crime, aucune perfidie: Giudice et -Francesco della Rocca ses fils furent assassinés. Rinuccio passa en -Sardaigne, puis en Espagne, où il sollicita des secours qui lui furent -promis, mais qu’il ne reçut pas. Louis XII, maître de Gênes, apprit par -les Cattanei la situation de ce brave capitaine; il lui dépêcha deux -gentilshommes chargés de lui offrir de grands avantages (1507). Rinuccio -se rendit à Gênes où les représentants du roi le reçurent avec -distinction; mais les négociations n’aboutirent pas et la guerre -recommença. Andrea D’Oria, qui devait acquérir plus tard une célébrité -universelle, menaça Rinuccio de mettre à mort le dernier de ses fils, -s’il ne déposait pas les armes. Traqué de toutes parts, le chef corse, -après dix ans de lutte, succomba dans une embuscade que lui avaient -tendue les descendants d’Antonio della Rocca, irréconciliables ennemis -de Rinuccio qui les avait dépouillés de leurs seigneuries (1511). -Gian-Paolo di Leca, qui n’avait pas renoncé à la guerre, vivait alors à -Rome; il y mourut en 1515. La ruine de Gian-Paolo et de Rinuccio fut -aussi celle du pouvoir féodal en Corse. Gênes ne permit pas aux maisons -della Rocca et de Leca de se relever, les seigneurs d’Istria, d’Ornano -et de Bozzi firent leur soumission et renoncèrent désormais à tout rôle -politique. - - - - -X - -LA PREMIÈRE OCCUPATION FRANÇAISE - - _Henri II et la Corse.--Sampiero Corso.--État de la Corse au traité - de Cateau-Cambrésis.--Rétrocession de l’Ile à la République de - Gênes.--La fin de Sampiero._ - - -Né en 1498 à Bastelica, dans les montagnes sauvages qui s’étendent -au-dessus d’Ajaccio, Sampiero Corso fit ses premières armes dans les -_bandes noires_ de Jean de Médicis. Il s’attacha ensuite à la fortune du -cardinal Hippolyte de Médicis et, à la mort de celui-ci, entra au -service de la France sous les auspices du cardinal du Bellay (1535). -Déjà il avait acquis dans toute l’Europe la réputation d’un guerrier -redoutable et valeureux. Après le traité de Crépy il revint en Corse où -il épousa Vannina d’Ornano, héritière d’un des fiefs les plus importants -de l’Au-delà-des-Monts. Au retour d’un voyage à Rome, il fut arrêté à -Bastia par ordre du gouverneur de la Corse et il fallut l’intervention -du roi de France pour lui faire rendre la liberté. De cette offense, -Sampiero conserva un souvenir cruel. La guerre entre la France et -Charles-Quint allait lui fournir l’occasion de se venger. - -Henri II était au plus fort de sa lutte contre l’empereur Charles-Quint, -allié de Gênes, et il venait de solliciter des Turcs l’envoi d’une -flotte dans la Méditerranée occidentale. Aussi accueillit-il volontiers -un projet qui lui permettait d’atteindre un double but: combattre -l’empereur et la République de Gênes, obtenir dans la Méditerranée un -point d’appui pour les flottes réunies de la France et de la Turquie. - -A la nouvelle de la prochaine arrivée de l’armée française, sous les -ordres du baron de la Garde, et de la flotte turque, commandée par -Dragut, l’Office s’empressa de renforcer les garnisons de Saint-Florent, -de Bonifacio et de Calvi, d’envoyer dans l’île des munitions, de -l’artillerie, des vivres et deux commissaires; mais la garnison de -Bastia, prise de peur, se rendit, imitée bientôt par le seigneur da -Mare, du Cap-Corse. Sampiero, réfugié dans le pays, excitait ses -compatriotes à reconnaître le roi de France comme leur seigneur. Corte -se rend à lui, pendant que de Thermes entre à Saint-Florent. - -Les insulaires paraissent «si naturellement français», déclare du -Bellay, qu’on les pourrait conduire «par un filet à la bouche». Le 23 -août 1553, de Thermes prenait possession officielle de la Corse au nom -du roi de France. - -Dans l’Au-delà-des-Monts, Sampiero partageait entre ses compagnons -(appartenant pour la plupart à la famille d’Ornano) les territoires -conquis et les chargeait d’organiser de nouvelles bandes. De son côté, -Dragut s’emparait de Porto-Vecchio; Bonifacio, défendue énergiquement -par un chevalier de Malte, Antoine de Canetto, fut livrée par trahison -(1553). Le corsaire abandonna ensuite ses alliés; mais il fut remplacé -par un exilé génois, Scipion Fieschi, qui amena aux Français quelques -galères de Provence. Calvi seule, résistait encore. - -«Quant aux Génois, écrit le nonce du pape au cardinal du Bellay, ils -sont délibérés de dépenser tout ce qu’ils ont, jusqu’à leurs propres -vies, sans y épargner leurs femmes et leurs enfants, au recouvrement de -ladite île de Corsègue.» Charles-Quint s’était engagé à supporter la -moitié des frais de la guerre. La Banque se décida aux plus grands -sacrifices: on arma vingt-six galères, l’empereur fournit 12.000 hommes -de pied et 500 cavaliers; le duc de Toscane, Cosme de Médicis, alors -allié de Charles-Quint, envoya 3.000 soldats, auxquels s’ajoutèrent -2.000 Milanais. Le vieil amiral, André Doria, reçut le commandement de -toutes ces troupes le 10 novembre 1553. Il fit lever le siège de Calvi, -s’empara de Bastia et vint bloquer Saint-Florent que défendait le mestre -de camp Giordan Orsini (Jourdan des Ursins). Trente-trois galères -françaises, portant les secours demandés par le maréchal de Thermes, -durent rebrousser chemin, car la flotte de Doria fermait l’entrée du -port, et la tempête les dispersa. Des Ursins se vit refuser une -capitulation honorable; mais ses soldats se frayèrent un chemin sur des -barques à la pointe de l’épée. Ce fait d’armes passa, en ce siècle -guerrier, pour un des plus merveilleux qui ait jamais été exécuté: -Brantôme et de Thou le narrent en y joignant les témoignages de la plus -énergique admiration. - -Nous n’essaierons pas de raconter ici les événements de cette glorieuse -guerre, qui dura presque sans interruption et avec des vicissitudes -nombreuses jusqu’à la paix de Cateau-Cambrésis. Il suffira de savoir que -les Français, alliés des Turcs, firent tout leur possible pour se -maintenir dans l’île, tandis que l’Office dépensait des sommes énormes -pour tenir en échec les Corses et leurs défenseurs. Après la trêve de -Vaucelles, deux députés de la nation corse, Giacomo della Casabianca et -Leonardo da Corte, accompagnèrent Jourdan des Ursins auprès de Henri II -à qui ils transmirent une série de requêtes. - -Le 17 septembre 1557, à la Consulte de Vescovato, tenue sous la -présidence de Sampiero, des Ursins affirma que le roi venait de -soustraire à jamais les Corses à la domination tyrannique de Gênes «et -qu’il avait incorporé l’île à la couronne de France, en telle sorte -qu’il ne pouvait abandonner les Corses sans abandonner sa propre -couronne». - - * * * * * - -Le 3 avril 1559 fut signée la paix de Cateau-Cambrésis qui enlevait plus -en un jour à la France «qu’on ne lui aurait ôté en cent ans de revers». -L’opinion la plus répandue chez les Corses fut que le roi abandonnait -une contrée qui ne lui était plus utile, la guerre étant terminée. «La -vérité, dit M. Jacques Rombaldi, est que la reddition de la Corse à la -République fut l’objet des disputes les plus vives entre les -négociateurs du traité, que cette question faillit, à diverses reprises, -amener la rupture des pourparlers et rallumer la guerre, et qu’enfin -Henri II ne consentit à cet abandon qu’à la dernière extrémité.» - -Jourdan des Ursins, espérant peut-être que la paix ne serait pas -définitive, tint le traité caché pendant quelque temps, mais bientôt, il -reçut l’ordre de préparer son départ. Les chefs corses vinrent alors le -trouver à Ajaccio «remontrant la fidélité qu’ils ont toujours maintenue -pour la France, la ruine qu’avait apportée la guerre en leurs maisons, -personnes et biens et demandant qu’il plût au roi de les garder envers -et contre tous, sans jamais les rendre entre les mains des Génevois -(sic); que si le roi cependant estimait que l’île était trop à charge à -sa couronne, ils contribueraient à la dépense pour le soulager en -partie, ils se taxeraient eux-mêmes de payer le lieutenant général de Sa -Majesté, la justice et les tours de garde et caps de la marine et, en -outre feraient un tribut annuel pour payer au roi quelque somme -d’argent, selon leur possibilité et pauvreté... Sire, dit plus loin -Jourdan des Ursins, ce serait chose trop longue d’écrire à Votre -Majesté, par le menu toutes les choses qu’ils me dirent, car pendant une -grosse heure ce ne fut que pleurs et lamentations, vous disant en -substance, Sire, que c’était la plus grande pitié du monde de les voir.» - - * * * * * - -Pendant que le sort de la Corse se discutait à Cateau-Cambrésis, un -Génois estimait que le parti le plus sûr pour la République serait de -laisser les Corses se gouverner eux-mêmes. «Ils ont pour nous, -disait-il, une aversion aussi forte que justifiée. Nos officiers avec -leurs désirs de justice, nos concitoyens en pratiquant l’usure, les ont -véritablement provoqués à la révolte. Pour les empêcher de se révolter -encore, ils font un nouveau système de gouvernement... Qu’ils soient -donc maîtres chez eux et nous donnent des otages pour garantie de leur -fidélité; qu’ils laissent Calvi entre nos mains et mettent à leur tête -deux Génois à leur choix pour les gouverner. Chacun y trouvera -profit[C].» - -Ces vues n’étaient pas celles de la République. - -Rentrer en possession de la Corse, y rétablir son autorité, lui -paraissait essentiel: cela importait à la sécurité de son commerce. -L’Office promit de n’inquiéter aucun Corse, il envoya deux commissaires: -Andrea Imperiale et Pelegro Giustiniani--qui donnèrent à tous de bonnes -paroles, mais multiplièrent les actes de représailles. On procéda au -désarmement; les gens qui allaient en voyage, pouvaient seuls porter une -lance ou une épée. Ordre fut donné de démolir les châteaux, et un décret -interdit de quitter le pays pour aller prendre du service à l’étranger. -Une grande assemblée fut réunie, où les commissaires, présentant de faux -états, réclamèrent des taxes doubles: on décida de les faire supporter -par les riches. L’impôt consenti, restait à le percevoir: il fallait -pour cela faire le recensement des feux et établir le cadastre. -L’opération, indispensable après six années de guerre, fut conduite avec -rapidité, et l’on devine toutes les vexations qu’elle put comporter: les -propriétaires devaient déclarer les immeubles qu’ils possédaient, avec -l’indication de leur nature, de leur étendue et des revenus qu’ils -produisaient, tout cela sous peine d’amende. - -Quand on publia le rôle des taxes, ce fut bien autre chose. Le pays -n’avait ni industrie ni commerce; les employés étant des étrangers, -l’argent sortait des mains des contribuables sans jamais y retourner. Le -sol produisait de l’orge et du blé; mais l’olivier n’était guère cultivé -qu’en Balagne. On vendait à la moisson ce qui était nécessaire pour -payer les dettes de l’année et pour ravitailler les places fortes. Or, -les prix n’étaient pas élevés. En 1552, l’hémine (13 décalitres environ) -coûtait à Ajaccio 4 livres 5 sous; l’orge, 2 livres. En 1569 (mauvaise -récolte), l’hémine de blé se vendait en Balagne 6 livres 8 sous. En -1570, à Saint-Florent, c’est-à-dire dans le Nebbio, le sac de blé -coûtait 4 livres 15 sous. Il faudrait maintenant deux sacs de blé pour -acquitter l’impôt, au lieu qu’autrefois deux boisseaux suffisaient. On -se croyait plus que jamais livré à l’avidité des usuriers étrangers, -quelques-uns même entrevoyaient l’impossibilité de payer et le risque -d’être expropriés. L’effervescence montait, et ce n’était pas la -partialité que les commissaires montraient dans l’administration de la -justice, qui pouvait la calmer. - -Pour augmenter le désarroi, les corsaires barbaresques venaient prélever -dans l’île leur tribut d’esclaves. Depuis quarante ans qu’ils faisaient -des descentes dans l’île, ils avaient ravagé les côtes, transformé les -plaines en désert; ils s’avançaient maintenant dans l’intérieur, à la -suite des populations qui s’y retiraient. Débarquant le soir, ils -arrivaient par une marche de nuit jusqu’à des villages que la distance -paraissait mettre hors de leurs atteintes: Sartène et Evisa avaient été -mises à sac. Les commissaires voyaient la désolation et les ruines -accumulées, ils enregistraient le nombre des malheureux conduits en -captivité: 70 entre Ajaccio et Bonifacio, 30 dans le Fiumorbo, 25 aux -Agriates, 20 à Campoloro. Mais leur affliction n’est qu’une formule de -chancellerie, car ils persistent à exiger la démolition des tours et des -châteaux, à interdire de porter des armes, sauf sur la côte. Algaiola -obtint quatre fusils: deux ans après, il n’y avait plus que des ruines. -Les Corses captifs à Alger étaient, dit-on, plus de 6.000. Le manque de -sécurité suffisait à lui seul à éloigner les Corses d’un gouvernement -qui ne protégeait pas ses sujets. - -Pour échapper aux impôts et aux corsaires il n’y avait qu’à quitter le -pays et le mouvement d’émigration s’accentua: on trouve des Corses -jusqu’en Écosse. En vain l’interdiction demeure: les Génois veulent que -la Corse, mise en culture par ses habitants, pourvoie aux besoins de -Gênes. Pour cette seule raison, l’agriculture ne pouvait qu’être -délaissée. - -Sur ces entrefaites, la République se substitue (1552) à la maison de -Saint-Georges, «l’expérience ayant démontré, dit un important document -conservé à la Bibliothèque Universitaire de Gênes, que les Protecteurs -étaient trop occupés à l’administration des _Compere_ pour songer aussi -aux affaires politiques et militaires de la guerre». La cession eut lieu -moyennant un subside annuel de 50.000 lires pour la Corse. Les -ambassadeurs, envoyés à Gênes pour faire hommage aux nouveaux maîtres, -exposent la détresse du pays en termes saisissants. «Beaucoup, -disent-ils, n’ont plus qu’un souffle de vie. Ils sont réduits comme les -bêtes à chercher leur nourriture dans les maquis et à vivre d’herbes et -de racines.» Les larmes aux yeux, ils supplient qu’on diminue un impôt -trop lourd pour leurs épaules, et ne craignent pas de dire que tout -dépend de cela, «_importa il tutto_». Ils implorent en même temps une -amnistie générale qui ramènera les hommes égarés, fera tomber les -inimitiés, rétablira la liberté du travail et assurera la tranquillité -publique. - -Le Sénat demeura sourd à ces prières. En refusant l’amnistie, il -obligeait un grand nombre de Corses à persévérer dans la rébellion; en -refusant d’alléger l’impôt, on attisait le mécontentement. Sampiero, qui -n’avait cessé d’espérer contre tout espoir, allait en profiter. - - * * * * * - -Pendant quatre ans on le vit parcourir l’Europe, cherchant à intéresser -quelque souverain à la cause de la Corse. Reçu par les cours de Navarre -et de Florence avec beaucoup d’égard, il n’en obtint que des promesses. -Il résolut de s’adresser aux princes musulmans: on le trouve à Alger -auprès de Barberousse, à Constantinople auprès de Soliman. En vain, tout -semble l’abandonner. Sa femme elle-même veut quitter Marseille où elle -était réfugiée, pour se rendre à Gênes. De rage, il l’étrangle de ses -propres mains. C’est alors qu’il se rend à la cour de France et de Thou -nous rapporte l’impression d’indignation qu’y produit «un homme aussi -méchant». Il n’est point poursuivi, mais on ne lui accorde aucun -secours. Le 12 juin 1564, il débarque dans le golfe de Valinco avec une -petite troupe et se précipite en furieux sur Corte, qu’il emporte. - -Rien ne résiste à cet homme de 66 ans; ni les Corses hésitants, ni les -Génois culbutés à Vescovato. Entre les Doria et Sampiero, la lutte prend -un caractère d’horreur tragique: les prisonniers sont jetés aux chiens -ou mutilés; les villages brûlent, à commencer par la maison de Sampiero -à Bastelica. Pendant deux ans et demi, la Corse est un champ de carnage. -Gênes n’a plus qu’une ressource: la trahison. Elle parvient à ses fins -en se servant des frères d’Ornano, cousins de Vannina, gagnés, sous -prétexte de venger leur parente, par l’espoir d’être mis en possession -de ses biens. Entraîné dans une embuscade auprès de Cauro le 17 janvier -1567, Sampiero est abattu par le capitaine Vittolo. «Dieu soit loué, dit -le gouverneur Fornari dans sa lettre au Sénat de Gênes, ce matin j’ai -fait mettre la tête du rebelle Sampiero sur une pique à la porte de la -ville d’Ajaccio, et une jambe sur le bastion. Je n’ai pu réunir les -restes du corps parce que les cavaliers et les soldats ont voulu en -avoir chacun un morceau, pour mettre à leur lance en guise de trophée.» - -Sampiero a lutté jusqu’au bout pour la liberté corse. Apprécié de ses -contemporains et du pape Clément VII, général habile que Paoli -regrettera de n’avoir pas à ses côtés, il fut «le plus Corse des -Corses». - -Alphonse d’Ornano, fils de Sampiero, résista encore pendant deux ans et -obtint de Georges Doria des conditions honorables. Il quitta son pays le -1ᵉʳ avril 1569 pour former un régiment de Corses au service de Charles -IX: il devait recevoir de Henri IV le bâton de maréchal de France et le -commandement de la Guyenne; son fils aussi, Jean-Baptiste d’Ornano, -devait être maréchal de France sous Louis XIII. En Corse, George Doria -avait proclamé l’amnistie; mais il ne tarda pas à être rappelé, et ses -successeurs, revêtus par Gênes d’un pouvoir sans bornes, considérèrent -la Corse comme un domaine à exploiter jusqu’à l’épuisement. - - - - -XI - -LA CORSE SOUS LA DOMINATION GÉNOISE - -I) LES ROUAGES ADMINISTRATIFS[D]. - - _Les statuts de 1571. Le gouverneur et l’organisation judiciaire. - Le Syndicat.--Les Corses éliminés de l’administration._ - - -Le 7 décembre 1571, le Sénat de Gênes promulgua un décret par lequel les -statuts de 1357 qui régissaient l’île, revisés depuis 1559 par une -commission composée de deux Corses et de trois Génois, seraient en -vigueur à partir du 1ᵉʳ février 1572. Les insulaires avaient envoyé à -Gênes le P. Antonio de Saint-Florent et Giovan-Antonio della Serra. Le -gouvernement génois avait désigné de son côté Giovan-Battista Fiesco, -Domenico Doria et Francesco Fornari. A la suite d’une demande qui lui -fut adressée par l’orateur de Corse, le Sénat de Gênes, par décret du 8 -décembre 1573, ordonna une révision nouvelle des statuts et désigna pour -la faire le gouverneur Giovan-Antonio Pallavicino, son vicaire -Gio-Battista Gentile et Martilio Fiesco, auxquels il conseillait de -demander l’avis de notaires, procurateurs, caporaux, gentilshommes de -l’île. Cette revision, de nouveau promise en 1577, puis le 19 février -1588, ne fut jamais accomplie. Les statuts de 1571 furent donc appliqués -en Corse d’une façon à peu près ininterrompue pendant toute la période -génoise. Publiés en 1603 et plusieurs fois réimprimés, notamment à -Bastia en 1694, les _Statuti civili e criminali dell’ isola di Corsica_ -furent traduits en français par Serval, avocat au Parlement, en 1769, -c’est-à-dire lors de la réunion à la France et sur le désir exprimé par -Mᵍʳ Chardon, premier président du Conseil supérieur de Corse: rien ne -prouve mieux la force légale que l’on continuait à leur reconnaître. Les -Corses étaient jaloux de leur corps de lois; comme, en 1770, une -ordonnance royale leur avait fait croire que le gouvernement français -voulait en décider l’abrogation, une assemblée insulaire, sur la -proposition d’Abbatucci, en réclama avec force le maintien. - -D’après ce code, le gouverneur général jouissait d’un pouvoir sans -bornes. Là où il était, cessait toute autorité. Seul il possédait en -Corse le droit _della spada_ ou _di sangue_, c’est-à-dire qu’il avait -pleins pouvoirs pour juger toutes les causes criminelles. Il pouvait -condamner à la corde, aux galères, au pilori, au fouet, sans aucune -formalité ni preuve juridique, mais _ex informata conscientia_; il -prononçait seul sur ce qui intéressait le commerce et accordait à son -gré ou refusait tout droit d’importation ou d’exportation; il disposait -enfin des revenus publics et n’était obligé de rendre des comptes qu’en -retournant à Gênes à l’expiration de son commandement. - -Le gouverneur résidait à Bastia. Il avait, au début du <small>XVIII</small>ᵉ siècle, du -temps de Morati,--l’auteur de la _Prattica manuale_,--un traitement de -1.000 écus d’argent et, de plus, 25 pour 100 des condamnations -recouvrées et 500 écus d’argent pour la tournée qu’il devait faire dans -l’île. Il avait droit aussi, périodiquement, à certaines prestations en -nature de la part de ses administrés. - -Il était assisté de nombreux fonctionnaires: le vicaire (il y en eut -deux, à partir du <small>XVIII</small>ᵉ siècle, s’occupant chaque année à tour de rôle -du civil et du criminel; le vicaire au criminel avait la préséance sur -l’autre, remplaçait le gouverneur empêché; l’un et l’autre touchaient le -même traitement de 2.000 lires);--le chancelier qui, au début du <small>XVIII</small>ᵉ -siècle, payait sa charge 7.600 lires par an, fonction lucrative et -recherchée;--le sous-chancelier, désigné, avec approbation du -gouverneur, par le chancelier (25 lires par mois);--le trésorier, qui -était en général noble; il était chargé d’encaisser les deniers publics -et de payer les fonctionnaires; son salaire fixe était de 800 lires par -an; il avait droit aussi à une certaine part dans la quantité d’huile -que la Balagne, en vertu d’un décret de 1646, fournissait à la -République;--le seigneur «_fiscale_», choisi également, en principe, -dans la noblesse et parmi les docteurs en droit; chargé de mettre en -mouvement l’action publique, il bénéficiait de la moitié des -condamnations pécuniaires prononcées en matière pénale, à charge par lui -de payer 50 lires par mois à la Chambre; le fiscal, de même que le -trésorier, avait le titre de «magnifique»;--le syndic de la Chambre -ayant pour mission de faire rentrer les impôts et de tenir un compte -exact des débiteurs;--un chapelain;--un secrétaire et un -sous-secrétaire, fonctions créées seulement à la fin du <small>XVII</small>ᵉ -siècle;--un maître des cérémonies, dont la charge fut établie en 1671 et -à qui, à partir de 1690, le gouverneur prit l’habitude de déléguer -certaines affaires en matière ecclésiastique;--des individus en nombre -variable (80, 100, 140) portant le nom de - -[Illustration: Corte: Maison Gaffori.--_Ibid._: Statue de Paoli. - -Calvi: la Citadelle. (_Sites et Monuments du T. C. F._) - - Pl. VIII.--CORSE. -] - -_famegli_, sous la direction d’un capitaine ou _bargello_, ayant pour -mission d’exécuter les ordres que le gouverneur ou ses vicaires -pouvaient donner pour l’administration de la justice;--le gardien des -prisons ou _castellano_;--l’archiviste, préposé à la garde des archives -du gouvernement et notamment du «Livre rouge», le _Libro rosso_, où se -trouvaient enregistrés tous les ordres et décrets de la Sérénissime -République depuis 1471;--un avocat, enfin, chargé de défendre les -pauvres sans exiger d’eux aucune indemnité, _non vi e altra mercede a -detto avocato che quella che la divina pietà e misericordia li -contribuirà nell’ altra vita_. - -La justice était rendue en Corse par le gouverneur et par d’autres -fonctionnaires, dont le nombre varia suivant les époques, et qui -portaient le titre de commissaire ou de lieutenant. En vertu d’un décret -des sérénissimes collèges de Gênes du 6 juin 1570, ils étaient élus par -ces collèges aux deux tiers des voix; un décret de 1584 porta cette -quotité aux quatre cinquièmes. Leur fonction était temporaire: ils -étaient d’abord élus pour un an seulement; puis un décret du 12 novembre -1571 déclara que les élections des gouverneurs et magistrats quelconques -se feraient tous les dix-huit mois et auraient respectivement lieu à la -fin de février ou d’août. Les titulaires de ces charges ne pouvaient -posséder à nouveau aucune d’elles qu’après trois ans d’interruption. - -Tel était le droit commun; mais un certain nombre de villes jouissaient -de privilèges spéciaux. Bonifacio avait eu, dès le <small>XIV</small>ᵉ siècle, un -«podestat» qui était envoyé par Gênes, mais qui devait, dans son -administration, observer les statuts de la cité; dans les jugements -qu’il rendait, il était nécessairement assisté des «caissiers»: -ceux-ci, élus par les habitants mêmes de Bonifacio, étaient en outre -chargés de poursuivre le recouvrement des condamnations prononcées par -le podestat et de gérer les biens de la commune. Il y avait plusieurs -juridictions d’exception en matière civile ou commerciale. Nous nous -bornerons à citer celle des _campari_ et celle des _censori_ ou -_ministrali_. Les _campari_ étaient compétents en matière de vols et -dommages champêtres. Quant aux _censori_ ou _ministrali_, au nombre de -deux, élus tous les six mois, leur juridiction s’étendait aux affaires -de commerce: ils avaient des pouvoirs de réglementation notamment pour -la pêche, pour la vente du vin, pour celle du pain dont ils -déterminaient eux-mêmes le prix.--Les Calvais également pouvaient -concourir dans une certaine mesure à l’administration de la justice: le -commissaire que la République envoyait à Calvi était assisté, en matière -civile, de trois «consuls» tirés au sort périodiquement (tous les six -mois, puis tous les trois mois) dans une liste--un _bussolo_--de -trente-six membres élus par les Calvais eux-mêmes. Le tribunal n’était -composé de la sorte que pour les procès entre Calvais, et même les -consuls jugeaient seuls et sans l’assistance du commissaire les procès -champêtres; pour les causes dans lesquelles intervenaient des gens -étrangers à Calvi, le commissaire jugeait seul.--Sᵗ-Florent jusqu’au -début du <small>XVII</small>ᵉ siècle, Bastia de 1584 à 1645 eurent également des -faveurs spéciales. - -D’autre part les seigneurs feudataires qui existaient en Corse avaient -le droit, dont ils usaient en pratique, de publier des règlements qui -étaient appliqués dans leurs seigneuries. On a conservé--et publié--les -statuts des seigneurs de Nonza, Brando et Canari. Il est probable que -des statuts de ce genre furent promulgués par les autres seigneurs du -Cap, notamment par les da Mare, et dans l’Au-delà-des-monts, par les -seigneurs d’Istria, de Bozio et d’Ornano. Il y avait aussi des tribunaux -en matière ecclésiastique, cinq à l’époque de Morati: Bastia, Aleria, -Ajaccio, Nebbio, Sagone. - -L’organisation judiciaire en Corse comprenait enfin une sorte de -tribunal suprême à fonctions diverses et qui portait le nom de -_Syndicat_, les membres qui en faisaient partie étant les «syndics». Ce -Syndicat ne fut pas toujours composé de la même façon: il y eut d’abord -des insulaires, élus par leurs compatriotes, et des Génois, désignés par -le gouvernement de la République. Deux citoyens génois se réunissaient, -pour former le Syndicat de l’En-deçà-des-monts, à six Corses élus à -raison de deux par _terziero_; leur compétence s’étendait aux -juridictions de Bastia, Corte et Aleria; l’opinion des deux Génois -valait autant que celle des six Corses réunis. Dans l’Au-delà-des-monts -on élisait de même six insulaires qui formaient, avec les deux Génois, -le Syndicat pour les juridictions d’Ajaccio, Vico et Sartène. La -Balagne, Calvi et Bonifacio élisaient aussi des délégués, qui formaient -le Syndicat, en compagnie des deux Génois, pour chacun de ces -territoires. Cette organisation, qui résulte d’un décret du 27 janvier -1573, ne subsista pas durant toute la période génoise; on ne tarda pas à -supprimer les syndics insulaires, de sorte que bientôt les représentants -de Gênes purent seuls faire partie du Syndicat. - -Le Syndicat avait d’abord un pouvoir de juridiction civile. Les causes -susceptibles d’appel pouvaient être déférées en général, au choix de -l’appelant, devant le gouverneur, le gouvernement génois ou le Syndicat. -Dans ce dernier cas, le Syndicat était une véritable cour de justice -tenue, comme les autres magistrats, à l’observation des statuts. Mais -sa principale fonction consistait à surveiller la conduite des -différents fonctionnaires de l’île, qu’ils aient été élus par les Corses -ou nommés par la République. Les syndics, qui venaient en Corse tous les -ans et n’y faisaient que des tournées, recevaient les plaintes que les -particuliers pouvaient avoir à formuler contre tel ou tel -administrateur, ils statuaient en dernier ressort sur les réclamations -qui leur étaient ainsi adressées et, s’ils les reconnaissaient fondées, -ils avaient le pouvoir de prononcer contre le coupable les peines qu’ils -jugeaient convenables et qui consistaient le plus souvent, soit en une -amende, soit en la privation temporaire ou même définitive de son -office. Les commissaires syndics recevaient ensemble une indemnité qu’un -décret du 28 avril 1710 fixa à 1.770 lires. Au surplus, rien de -particulièrement original: l’institution du Syndicat, qui n’a point -d’analogue dans notre droit français, se retrouve à Gênes et en d’autres -régions italiennes. - -Un tel régime n’apparaît vraiment pas comme «un régime de compression et -d’absolutisme». Le Conseil des Douze était également une garantie contre -l’arbitraire administratif, puisque ses membres étaient élus par les -procurateurs ou députés de chaque piève: les douze mandataires de -l’En-deça-des-monts, auxquels se joignaient les six de l’Au-delà, -avaient par leur «orateur» résidant à Gênes, un contact permanent avec -le gouvernement génois; mais ils ne pouvaient émettre que des vœux et -les seules attributions que la République ligurienne eût consenti à leur -laisser, étaient relatives aux travaux publics. - - * * * * * - -Malgré le pouvoir illimité dont était armé le gouverneur, l’observation -des statuts pouvait garantir une tranquillité relative. Mais les -institutions valent ce que valent les hommes chargés de les appliquer. -Or les fonctionnaires que Gênes envoie en Corse ne sont pas choisis -parmi les plus dignes. Ce sont, pour la plupart, des gentilshommes -ruinés que leur incapacité éloigne des grands postes de la République. -Ils vont dans l’île refaire leur fortune. Tout pour eux devient une -marchandise: privilèges, brevets d’officiers, droits de port d’armes, -justice, permis d’importation, même les lettres de grâce acquises -quelquefois par un individu _en prévision du crime qu’il n’a pas encore -commis_. Tous les textes contemporains mentionnent les vexations sans -nombre pratiquées par les fonctionnaires génois, l’usage excessif du -droit exorbitant accordé au gouverneur de condamner _ex informata -conscientia_, l’augmentation croissante des taxes dont on grevait sans -cesse l’île, le favoritisme effréné, l’altération sans scrupule des -tarifs, la longueur des procès et surtout l’arbitraire odieux et la -partialité évidente qui osaient s’étaler au grand jour. Le _Libro rosso_ -mentionne presque à chaque page les réclamations des Douze et de -l’orateur, les requêtes adressées par les élus de l’île au gouvernement -génois afin de mettre un terme aux exactions et aux injustices -révoltantes commises dans l’île par les délégués de la République. Le -renouvellement, la fréquence même de ces plaintes sont une preuve du peu -de cas que la métropole en faisait. - -D’ailleurs les insulaires sont, par une violation constante des statuts, -progressivement éliminés de toute l’administration. Dès 1581, un décret -pris par le gouverneur Andréa Cataneo, interdit les fonctions de garde à -tout individu né, marié, ou habitant en Corse. D’après un décret de -1585, promulgué par Cataneo Marini, aucun Corse ne peut exercer de -fonctions judiciaires dans le lieu où il est né, dans celui où il a sa -femme et dans tous ceux où il a des parents de nationalité corse -jusqu’au quatrième degré. En 1588, Lorenzo Negroni déclare tout Corse -impropre à exercer les fonctions de notaire ou de greffier. Enfin un -arrêt de 1612 empêche tout insulaire d’exercer une fonction, même -infime, dans le lieu de sa naissance. Le même arrêt révoque les -privilèges des grandes villes, qui fournissaient elles-mêmes leur -capitaine de la milice. Deux ans après, le Sénat décide que les «Douze» -n’enverront plus à Gênes l’orateur chargé de la défense de leurs -intérêts. De nouveaux décrets excluent les Corses des charges de -collecteurs (1624) et des offices de vicaires et d’auditeurs (1634). - -Notons enfin que Gênes ne se préoccupe vraiment que des villes, -n’admettant les Corses dans l’administration municipale que s’ils -renoncent à la qualité de Corses: dans ces conditions seulement Gênes -permet aux _Magnifici anziani_ d’Ajaccio de s’intéresser au -développement de la cité. De la campagne, au contraire, où se réfugient -les mécontents et les rebelles, on ne se préoccupe pas. De là la haine -que les populations voisines d’Ajaccio (Tavera, Bocagnano et Bastelica -notamment) nourrissent contre la ville privilégiée; de là des guerres -d’embuscades. Ce n’est pas des villes que viendra le sursaut de révolte -et l’origine du soulèvement. - - - - -XII - -LA CORSE SOUS LA DOMINATION GÉNOISE - -2) LA VIE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE[E] - - _La police des marchés et la Composta d’Ajaccio.--Les incursions - des Barbaresques.--La question du port d’armes et les origines de - la vendetta.--Désorganisation sociale: une mission ecclésiastique - dans le Niolo.--Disparition de la féodalité._ - - -«La Corse est naturellement fertile et avantageusement située pour le -commerce. Les Génois n’y encouragèrent ni les arts ni l’agriculture. -Nulle fabrique, nulle manufacture n’y fut établie; le commerce y fut -aussi peu protégé, s’il n’y fut pas absolument prohibé.» Pommereul, qui -parle ainsi en 1779, est suspect comme «philosophe» hostile à ce qu’il -appelle «l’esprit mercantile». Certes, le système colonial des Génois, -envisage uniquement l’intérêt de la métropole: les Corses, obligés de -garder leurs denrées ou de les livrer à vil prix, se désaccoutumèrent du -travail des champs. «Le particulier qui retira de la terre les fruits et -le blé nécessaires à sa simple subsistance et à celle de sa famille, qui -put tondre quelques moutons et se faire filer de leur laine par sa femme -ou ses filles un vêtement grossier, fut aussi riche que celui qui, -possédant inutilement de beaucoup plus grands territoires, n’en put -également mettre en valeur que ce qui était suffisant pour lui procurer -la simple nourriture.» - -Mais il faut distinguer la ville, colonie génoise qu’il est nécessaire -d’approvisionner régulièrement, et la campagne, ou l’indigène se réfugie -farouche. A Ajaccio, par exemple, des magistrats chargés de veiller à la -police des marchés sont élus annuellement par le Conseil des Anciens, -parmi les citoyens notables de la ville: ce sont les _Spectabili -ministrali_. Les noms de Francesco Cuneo, Leca, Colonna, Orto, Rossi, -Oberti, Bonaparte, Martinenghi, Peraldi, Paravicino, etc., figurent dans -la longue liste des _Spectabili ministrali_. Ces magistrats étaient -chargés d’arrêter la _meta_ (mercuriale) suivant les saisons et la -nature des denrées, ils s’opposaient à l’accaparement des vivres, -tenaient la main à ce que la ville fût constamment approvisionnée, -ordonnaient des recensements et ne permettaient l’exportation des -vivres, du vin et de l’huile qu’après s’être assurés que l’alimentation -de la ville n’aurait pas à en souffrir. Aux <small>XVI</small>ᵉ et <small>XVII</small>ᵉ siècles, -Ajaccio et l’Au-delà-des-monts produisaient peu d’huile et de vin; on -était obligé d’en tirer de la Balagne, et d’ailleurs, en employant la -voie de mer. Il est bon d’ajouter qu’à cette époque la campagne -d’Ajaccio n’était pas mise en culture: elle avait l’aspect d’un désert, -parsemé de quelques petites oasis. Pour la rendre productive, on doit -faire des concessions de terre à ceux qui prennent l’engagement de les -mettre en culture dans un délai déterminé. Ces concessions de terres -remontent à 1639; les demandes devinrent générales pendant la période -1639-1670. - -En été, au moment des fortes chaleurs, le Conseil des Anciens avait la -sage prévoyance de faire approvisionner la ville de neiges: c’était le -moyen de rendre buvable l’eau saumâtre des puits de la cité. La -fourniture des neiges était l’objet d’un contrat passé par devant -notaire, en présence du commissaire génois, concédant aux seules -personnes qui en étaient chargées le droit exclusif d’introduire les -neiges en ville pendant l’été. - -La _Composta_ était une assemblée des notables commerçants de la ville, -qui fixait annuellement le prix des denrées pour servir de base aux -paiements à faire en nature. Elle était consultée par le gouvernement -pour tout ce qui intéressait le commerce de la cité; elle avait le droit -de présenter des observations et d’émettre des vœux. C’était une sorte -de Chambre de Commerce. - -L’orateur de l’Au-delà des monts ayant demandé au Sénat de Gênes (4 -avril 1584) de décider que, pendant deux années, les marchands d’Ajaccio -ne pourraient plus vendre à crédit, à l’exception des blés et autres -denrées, et, en outre, d’accorder aux débiteurs de ces mêmes négociants -un délai de deux années pour se libérer, Gio-Battista Baciocchi, -procureur de la _Composta_, répondant au nom de celle-ci, déclara que -les marchands d’Ajaccio accordaient un délai de deux années à leurs -débiteurs, mais qu’ils ne pouvaient pas admettre qu’il leur fût défendu -de vendre à crédit pendant ce même laps de temps. Il revendiqua pour les -marchands de la ville la liberté de vendre aussi bien à crédit qu’au -comptant, en ajoutant qu’une pareille prohibition était contraire aux -lois civiles et canoniques et à l’usage admis chez tous les peuples de -commercer librement. Les marchands d’Ajaccio possédaient dès le <small>XVI</small>ᵉ -siècle une notion exacte de leurs droits, qu’ils savaient au besoin -revendiquer avec fierté. - -La vie économique demeurait pourtant singulièrement trouble. L’audace -des corsaires barbaresques était telle qu’on les vit, en novembre 1582, -venir jeter la terreur et l’épouvante jusque sous les murs d’Ajaccio. La -nouvelle se répandit en ville qu’ils venaient d’enlever dix habitants de -Bastelica dans la plaine de Campo di Loro. Aussitôt Jérôme -Roccatagliata, chargé de la garde des marines, sortit d’Ajaccio avec sa -compagnie à cheval pour marcher à leur rencontre. De courageux habitants -de la ville, ayant à leur tête Niccolo Baggioco et Martino Punta, se -joignirent à lui et atteignirent les infidèles à Porto Pollo le 19 -novembre 1582. Après un vif engagement, les Barbaresques furent défaits -en laissant sur le terrain vingt des leurs; on leur fit dix-neuf -prisonniers. Martino Punta reçut un coup d’arquebuse qui lui enleva le -pouce de la main droite. - -Episode que la tradition a popularisé! Mille autres pourraient être -cités: sans cesse les plages de Corse sont visitées par les corsaires -barbaresques, qui pillent les campagnes et enlèvent des captifs. Les 85 -tours, bâties sur le littoral par ordre du gouvernement de Gênes pour -signaler aux populations l’approche des corsaires, ne suffisaient pas -toujours à les préserver de leurs atteintes. - -Ces tours sont nombreuses. De la mer, en longeant les côtes, on les voit -dans leur fauve isolement, sur les pointes les plus périlleuses. Elles -accentuent encore la désolation des rocs, des arbustes qui semblent -incrustés, des escarpements inaccessibles qu’elles commandent. Parfois, -au contraire, elles se parent des charmes d’un promontoire harmonieux et -d’une baie caressante. Ainsi nous apparaissent les tours du littoral -d’Ajaccio: celles de Capitello, construite en 1553, de l’Isolella -(1596), de la Castagna (1580), de Capo di Muro (1584), de la Parata -(1608), des Sanguinaires (1550). Dès l’apparition des voiles hostiles à -l’horizon, les laboureurs, les bergers des rivages accouraient vers la -tour la plus proche: ils y trouvaient des vivres et des armes. Aussitôt -on allumait un grand feu au sommet de la tour. C’était le signal convenu -qui se multipliait de cime en cime. Les cabanes, les villages, les cités -étaient ainsi prévenus de l’arrivée des ennemis. Puis tout s’éteignait. -La tour s’enveloppait de silence pour se réveiller quand l’ennemi -débarquait. - -De temps en temps il y avait entre les pirates et les Corses des -échanges ou des rachats mutuels d’esclaves. C’est ainsi que, le 14 août -1597, quatre galères turques, commandées par Moretto Rais, après avoir -fait comprendre par leurs signaux que leur arrivée était pacifique, -allèrent jeter l’ancre dans l’anse de Ficajola et proposèrent aux -Bastiais de racheter un certain nombre d’esclaves corses. - -En 1584, noble Pasquale Pozzo di Borgo, orateur de l’Au-delà des monts, -est envoyé à Gênes pour signaler au Sénat les déprédations des -infidèles, dont les nombreux rapts, disait-il, amèneront infailliblement -le dépeuplement du pays. Il supplie la République de prendre des mesures -efficaces, afin d’éloigner les Barbaresques des plages d’Ajaccio et de -la province de l’Au-delà des monts. A défaut, ajoutait-il, ce qui reste -encore de population ne tardera pas à être réduit en esclavage, au grand -détriment du corps et de l’âme. Déjà les Barbaresques pénétraient dans -l’intérieur du pays, jusqu’à 15 et 18 milles. Pozzo di Borgo proposait -d’augmenter la prime de capture, qui était de 70 lires par infidèle -capturé les armes à la main et de 13 pour un prisonnier fait _alla -stracqua_, c’est-à-dire trouvé sur le rivage où la tempête avait pu le -jeter: elle fut portée respectivement à 100 et à 50 lires, et le Sénat -accorda 30 lires pour tout Turc tué pendant le combat. - -Un autre remède avait été proposé trois ans auparavant par Giovanni da -Salo, citoyen d’Ajaccio, orateur pour l’Au-delà des monts: il avait -demandé (5 janvier 1581) des permis de port d’armes afin de se défendre -non pas seulement contre les Barbaresques mais contre les ours (dont la -présence est ainsi attestée dans la Corse du <small>XVI</small>ᵉ siècle). - - * * * * * - -Les armes sont nécessaires aux Corses pour leur sécurité personnelle et -pour la défense même de l’île contre les pillages des Barbaresques; mais -on ne délivrera le permis que moyennant finances, on monnaiera cet -indispensable privilège, on en fera une mesure fiscale, un procédé de -vexation. On verra des gouverneurs vendre des ports d’armes, ordonner -ensuite un désarmement général, revendre les armes confisquées: le même -fusil, dit-on, fut vendu jusqu’à sept fois. Mais dans cette complication -même, le problème est trop simple, car de ces armes les Corses -commencent à faire un mauvais usage, s’il est vrai qu’il faille noter -ici l’origine de la _vendetta_. Les Génois semblent fondés à défendre -les armes à feu; mais la seule cause de la vendetta fut l’absence -absolue de justice sous leur gouvernement. - -«Dès qu’un homicide se commettait, est-il dit dans _la Justification de -la révolution de la Corse_--ouvrage au titre caractéristique, que les -Génois eux-mêmes ne réfutèrent que faiblement,--les parents du mort -recouraient à la justice contre l’assassin; les parents de l’assassin -accouraient pour empêcher l’action de la justice. Il y avait entre les -parties une première lutte devant le greffier pour en obtenir un -procès-verbal favorable; une seconde devant le juge qui émettait son -avis; une troisième devant le gouverneur, de qui émanait la sentence. Si -les parties avaient quelques moyens pécuniaires, on profitait de -l’occasion pour faire une moisson abondante: les plus offrants gagnaient -toujours leur procès; mais si c’étaient les parents du mort, on ne -condamnait l’assassin qu’à une peine légère, et simplement pour leur -donner une sorte de satisfaction, tandis que, si c’étaient les parents -du meurtrier, le meurtrier lui-même était exempté de toute peine -afflictive ou infamante... Que si les assassins étaient pauvres, alors, -pour faire parade d’une justice incorruptible, ils étaient condamnés au -bannissement; mais bientôt, pour une pièce de 80 francs (genovina), on -accordait un sauf-conduit de six mois, même aux bannis pour peine -capitale, avec permis de port d’armes, afin que, pouvant parcourir l’île -en toute sécurité, ils fussent non seulement en état de se défendre -contre leurs ennemis, mais même de commettre de nouveaux attentats. -Quelquefois on les faisait embarquer pour Gênes où, admis au service de -la République, ils étaient élevés à des grades honorables, et même à -celui de colonel. Enfin, au bout de peu d’années, tous les bannis, -absous par des grâces générales ou particulières, retournaient chez eux -d’un air de triomphe et plus insolents que jamais.» - -Effrayés des crimes et des délits de tout ordre qui restaient impunis, -les Corses eux-mêmes s’indignaient et réclamaient une répression sévère. - -«En Corse, dit un chroniqueur, il y a des voleurs publics, de faux -témoins, des notaires faussaires, des malfaiteurs de toute sorte. Les -maux de cette île se sont multipliés tellement que, de même que le mal -français se soigne par le vif argent, il faudrait employer contre cet -état de choses les moyens les plus violents.» - -Mais Gênes n’agissait pas, sinon pour augmenter les taxes et tirer -profit de la misère, matérielle ou morale, où l’île commençait de -sombrer. Aussi les Corses, dans la méfiance grandissante vis-à-vis de la -justice, prirent-ils décidément l’habitude de recourir à l’acte -personnel et de venger eux-mêmes l’injure qui leur était faite. Le -nombre des crimes commis pendant cette douloureuse période est presque -incroyable: on relève sur les registres de la République, en l’espace de -32 ans (de 1683 à 1715), 28.715 meurtres. - -En 1714, un Jésuite, le P. Murati, député à Gênes par les Douze, obtint -qu’il ne serait plus délivré aucun port d’armes, à condition qu’une -redevance de deux _seini_ (0 fr. 40) par feu indemniserait la République -du tort que lui causait la suppression des patentes. Le nouveau -gouverneur Pallavicini, chargé d’opérer le désarmement, ne rencontra -dans sa tâche aucun obstacle, et la police de l’île parut prendre une -voie meilleure. Malheureusement, de toutes les mesures prises, une seule -survécut: l’impôt auquel les insulaires s’étaient eux-mêmes soumis. - - * * * * * - -Ce n’est pas que les magistrats de Gênes n’aient rien tenté pour -l’amélioration économique et sociale de la Corse. Ils avaient donné tout -leur appui au Barnabite milanais Alexandre Sauli, qui fut évêque -d’Aleria de 1570 à 1591 et qui mérita le titre d’«apôtre de la Corse»; -mais un demi-siècle avait passé et tout devait être repris à pied -d’œuvre. En 1652, alarmés par l’impiété et le relâchement des mœurs de -leurs indomptables sujets, les Génois demandèrent à saint Vincent de -Paul quelques prêtres de sa Congrégation pour aller prêcher des missions -dans l’île, afin de ramener au bercail les brebis égarées. «Monsieur -Vincent» fit droit à cette requête: il envoya sept missionnaires; le -cardinal Durazzo, archevêque de Gênes, leur adjoignit quatre -ecclésiastiques et quatre religieux. Les quinze représentants de -l’orthodoxie prêchèrent des missions en différents endroits, à Aleria, à -Corte, dans le Niolo. - -Le rapport adressé par les missionnaires à saint Vincent de Paul nous -apprend qu’à Aleria régnait le plus grand désordre, non pas à cause du -manque de directeurs spirituels, mais au contraire parce qu’il y en -avait trop. Le siège épiscopal, il est vrai, était vacant; mais il y -avait deux vicaires généraux, dont l’un était nommé par la Congrégation -de la Propagation de la Foi et l’autre par le Chapitre de l’Église -cathédrale. Ces deux vicaires généraux se faisaient la guerre: «L’un -défaisait ce que l’autre avait fait et si l’un excommuniait, l’autre -relevait cette excommunication.» De sorte que le clergé et le peuple -étaient divisés en deux clans, ni plus ni moins que s’il se fût agi de -politique: de la religion et de la morale, nul ne se souciait. - -Les rapports de nos missionnaires signalent du reste le désordre qui -régnait dans la Corse entière; ils y mettent même tant de vigueur qu’on -serait assez naturellement porté à soupçonner qu’ils ont un peu chargé -le tableau pour mieux faire ressortir, par contraste, la difficulté de -leur tâche et la fécondité de leurs efforts. A les en croire, «outre -l’ignorance, qui est fort grande parmi le peuple, les vices les plus -ordinaires qui règnent dans le pays sont l’impiété, le concubinage, -l’inceste, le larcin, le faux témoignage et, sur tous les autres, la -vengeance qui est le désordre le plus général et le plus fréquent». - -Les bons pères furent effrayés de l’état religieux du Niolo: «Je n’ai -jamais trouvé de gens, écrit l’auteur du rapport, et je ne sais s’il y -en a dans toute la chrétienté, qui fussent plus abandonnés qu’étaient -ceux-là.» Beaucoup n’étaient pas baptisés; la très grande majorité -ignorait les commandements de Dieu et le symbole des Apôtres; «leur -demander s’il y a un Dieu ou s’il y en a plusieurs... c’était leur -parler arabe. Il y en avait plusieurs qui passaient les 7 ou 8 mois sans -entendre la messe, et les 3, 4, 8 et 10 ans sans se confesser; on -trouvait même des jeunes gens de 15 et 16 ans qui ne s’étaient encore -jamais confessés»; bien entendu, ils n’observaient ni Carême ni -Quatre-Temps. Mais cela n’était que peccadille à côté du reste: les -hommes et les femmes se mettaient en ménage librement et ne se mariaient -qu’ensuite. - -Pour remettre un peu d’ordre dans tant de désordre, les missionnaires -commencèrent par catéchiser le clergé qui en avait lui-même grand -besoin, puisque, nous dit le rapport, plusieurs ecclésiastiques -donnaient les exemples les plus déplorables et commettaient des incestes -et des sacrilèges avec leurs nièces et parentes. De ce côté, ils -n’eurent pas trop de peine: ils obtinrent assez aisément des prêtres -corses qu’ils fissent, même publiquement, la confession de leurs fautes -et qu’ils se livrassent aux austères douceurs de la pénitence. - -En second lieu, les missionnaires obtinrent de ceux qui vivaient en état -de péché la cessation des scandales qu’ils causaient. Ils travaillèrent - -[Illustration: Corte: la Citadelle. (_Sites et Monuments du T. C. -F._)--Tour de Casella. - -Bastelica: Maison de Sampiero. - - Pl. IX.--CORSE. -] - -aussi à amener des réconciliations entre ennemis acharnés. Mais cela fut -assez malaisé, surtout dans le Niolo. «Tous les hommes venaient à la -prédication l’épée au côté et le fusil à l’épaule»; quelques-uns--les -bandits--apportaient en outre «deux pistolets et deux ou trois dagues à -la ceinture». Enfin, après bien des efforts, deux ennemis firent la -paix; d’autres suivirent leur exemple, «de façon que, pendant l’espace -d’une heure et demie, on ne vit autre chose que réconciliations et -embrassements» et, ajoute l’auteur du rapport, «pour une plus grande -sûreté, les choses les plus importantes se mettaient par écrit, et le -notaire en faisait acte public». Communion générale à laquelle tous les -Niolains prennent part, fondation de nombreuses conférences de la -charité, guérison rapide et radicale de tous les maux dont souffrait la -Corse... Vaine illusion: après le départ des missionnaires, les -désordres recommencèrent de plus belle, s’il n’est pas plus vrai de dire -qu’ils n’avaient jamais cessé. Le clergé lui-même continua d’être, au -point de vue moral comme au point de vue professionnel, fort au-dessous -de sa tâche, sans organisation rigoureuse, sans instruction suffisante. - - * * * * * - -Ce qui contribua plus que tout à la désorganisation sociale, c’est la -disparition de ce que l’on pourrait appeler les classes dirigeantes, la -fin de cette féodalité qui avait constitué des cadres pour les pauvres -et les inférieurs. Tactique habituelle aux grandes républiques -italiennes: elles ne laissèrent jamais s’élever au niveau de leur -patriciat (Gênes avait reconstitué le sien en 1528) la noblesse des -villes ou des pays qui composaient leurs Etats. Systématiquement les -Génois nivelèrent les castes en Corse, laissant aux chefs de clan de -vains titres honorifiques et de maigres privilèges perpétuellement -discutés. - -Des fiefs cinarchèses, ceux d’Istria, d’Ornano et de Bozzi avaient seuls -conservé un semblant d’existence; mais, morcelés par de nombreux -partages, ils étaient pour leurs seigneurs d’un maigre revenu. -L’autorité de ceux-ci est d’ailleurs illusoire: un lieutenant des -feudataires exerce bien la justice en leur nom; mais il est désigné par -le gouverneur.--Les maisons della Rocca et de Leca ne possèdent plus que -des distinctions appellatives, le patronat de certaines églises et -l’exemption des dîmes et de la taille. Cette dernière exemption est -héréditaire dans une soixantaine de familles dont le «magistrat de -Corse» se fait représenter les titres à chaque génération. Le privilège -de paraître couverts devant le gouverneur leur fut enlevé en 1623.--Les -seigneurs du Cap Corse sont également dans la misère par suite de leur -accroissement même: seuls, ceux qui ont conservé des intérêts à Gênes -sont plus riches. - -En somme il y a un mouvement social tout à fait curieux qui transforme -les conditions mêmes de la vie populaire. Les clans vont se former -autour d’hommes sortis du peuple, et que distingue leur instruction; les -grands patriotes du <small>XVIII</small>ᵉ siècle ne sont pas des seigneurs. Giacinto -Paoli, Colonna-Ceccaldi, Gaffori, Limperani, Abbatucci sont des -médecins; Leoni, Costa, Marengo, Charles Bonaparte, Saliceti, Pozzo di -Borgo sont des avocats. - - - - -XIII - -BASTIA AU XVIIᵉ SIÈCLE - - _Situation topographique: les quartiers, les édifices religieux, - les monuments publics et privés.--Le Mont-de-Piété et - l’Hôpital.--Le collège des Jésuites et l’Académie des «Vagabonds»._ - - -L’œuvre génoise en Corse est surtout visible dans les villes. Ajaccio, -fondée en 1492, avait été la capitale de l’île pendant l’occupation -française qui précéda Cateau-Cambrésis, et l’on y goûtait déjà, dit -Filippini, «la douceur du climat, la beauté des campagnes, ses rues -droites et larges, la fertilité du sol, les jardins délicieux». Elle fit -de rapides progrès à la fin du <small>XVI</small>ᵉ siècle et au commencement du <small>XVII</small>ᵉ: -édifices religieux, écoles, institutions de bienfaisance datent de cette -époque. Lorsqu’un décret du Sénat de Gênes, en date du 3 décembre 1715, -divisa la Corse en deux gouvernements, Ajaccio devint le siège du -gouverneur de l’Au-delà des monts. Mais Bastia, plus ancienne, plus -importante pour les Génois à cause de sa situation même, était depuis -1453 la résidence du gouverneur de l’île et de son vicaire. Capitale -administrative et religieuse, bien défendue par un système compliqué de -remparts, de citadelle et de tours, en relations constantes avec Gênes, -elle eut au <small>XVII</small>ᵉ siècle un éclat et une prospérité incomparables: la -vie économique et intellectuelle s’y développa dans le calme. La -chronique de Filippini et les Annales de Banchero, ancien podestat de -Bastia, nous permettent d’esquisser un tableau qui contraste -singulièrement avec le spectacle des misères et des vengeances des -Corses de l’intérieur. - - * * * * * - -Une montagne haute et raide, dont le pied se perd dans la mer, domine la -ville, qui occupe sur la côte un espace d’environ 800 mètres de long sur -200 de large. Vers le milieu de sa longueur, la mer forme une anse -fermée au N.-E. par un môle (inauguré en 1671) et au S.-E. par -l’escarpement du rocher sur lequel est bâtie la citadelle. C’est _Terra -Nova_, qu’enferme un mur d’enceinte. On y accède par une porte d’entrée -placée sons la garde d’un capitaine et de soldats de Gênes; la -citadelle, où habitaient le gouverneur et les officiers de sa suite, -était entourée d’un fossé et l’on y pénétrait à l’aide d’un pont-levis. -De larges rues, des places publiques, l’église paroissiale de -Sainte-Marie, qui passait pour la plus somptueuse de l’île, avec ses -colonnes en marbre de Corse, les stalles de son chœur, les bijoux, -dentelles et broderies conservés dans son trésor. Elle devait cette -richesse aux évêques de Mariana, qui s’en servaient comme de cathédrale. -La Canonica en effet tombait en ruines et, dès la seconde moitié du -<small>XIII</small>ᵉ siècle, les évêques de Mariana résidaient à Vescovato. Mᵍʳ -Leonardo de Fornari, évêque de Mariana, décédé en 1492, avait établi par -testament que les revenus capitalisés d’une certaine somme d’argent -placée à la Banque de Saint-Georges seraient affectés à la réparation de -la Canonica; mais en 1495 Mᵍʳ Ottavio de Fornari, nommé évêque de -Mariana, fit construire l’église Sainte-Marie de Terranova; un bref du -pape Pie V obligea les évêques et chanoines de Mariana à résider à -Sainte-Marie. Mᵍʳ Centurione commença la construction du chœur de cette -église: il y officia pontificalement le 18 juin 1575. En 1582 la commune -de Bastia céda les bénéfices de Pineto pour aider à la restauration de -l’église cathédrale de Sainte-Marie. Comme elle était devenue -insuffisante, que le pape Clément VIII avait autorisé (1600) la -substitution de Sainte-Marie à la Canonica et l’attribution, par suite, -du legs Leonardo de Fornari, on la refit sur de nouvelles bases. Mᵍʳ -Jérôme del Pozzo, de la Spezia, évêque de Mariana, posa la première -pierre de la nouvelle cathédrale en 1604; les travaux furent menés à -bonne fin en 1619; le clocher fut achevé en 1620. La consécration eut -lieu le 17 juillet 1625, par Mᵍʳ Giulio del Pozzo. Lorsque mourut ce -prélat, le 17 décembre 1644, il légua mille écus pour achat de -chandeliers d’argent et objets d’art. - -La ville proprement dite, c’est _Terra Vecchia_. Plus grande, plus -peuplée que la citadelle, elle n’est fermée par aucun système de murs ou -de fossés. Sur l’emplacement de l’ancienne église paroissiale, l’église -Sᵗ-Jean Baptiste a été construite en 1640. Les rues y sont étroites et -tortueuses. Une série d’oratoires, de chapelles et de couvents: Sᵗ-Roch, -édifié en 1604; la Conception, qui s’écroula le 25 février 1609, mais -qui fut restaurée et agrandie en 1611. Les plus beaux édifices de toute -la Corse appartiennent assez ordinairement aux moines. Les Lazaristes -sont installés dans une vaste et belle maison, dont la situation, hors -de la ville et sur le bord de la mer, «est si singulière que, d’une -lieue en mer, cette maison paraît sortir de l’eau». Les couvents des -Cordeliers, des Capucins, des Récollets et des Servites, bâtis sur des -mamelons en arrière de la ville, l’entourent du côté de la terre. Deux -couvents de religieuses, notamment celui des Clarisses. - -Bastia, vers le milieu du <small>XVII</small>ᵉ siècle, était donc une charmante ville, -dont la population ne dépassait certainement pas 7.000 habitants: tel -est le chiffre que donnent les Annales de Banchero; celui de 14.000 -qu’indique le docteur Morati dans la _Prattica Manuale_, est beaucoup -moins vraisemblable. Les rues, étroites, sombres et escarpées dans la -vieille ville, plus larges aux environs de la citadelle, sont bordées de -maisons plus ou moins bien construites, généralement hautes, habitées -dans les étages supérieurs par les propriétaires et les gens aisés qui -louent le reste au peuple. On comptait près de 400 magasins. - -La ville était alimentée par de nombreuses fontaines débitant une eau -excellente. Elle produisait du vin exquis, des céréales qu’elle -exportait à Livourne et à Gênes, et l’étang de Chiurlino lui fournissait -à profusion du poisson, des anguilles et du gibier d’eau. - - * * * * * - -A l’exemple des anciennes villes italiennes, Bastia avait un -Mont-de-Piété, pour prêter des fonds aux pauvres à un taux modéré. Cette -institution fut créée en 1618 par l’évêque Sartario di Policastro, -visiteur apostolique, qui en établit un autre à Ajaccio, et ces deux -établissements ont précédé de plus d’un siècle et demi le Mont-de-Piété -de Paris (créé le 9 décembre 1777). L’évêque en fit annoncer l’ouverture -par l’intermédiaire des curés. Il était stipulé dans les statuts que le -Mont, placé sous la surveillance et la direction des évêques, serait -administré par trois gouverneurs, pris parmi les meilleurs, les plus -fidèles et les plus éclairés des citoyens: deux nommés par l’évêque, le -troisième par l’illustrissime commissaire de la République de Gênes; -six autres membres, nommés pour moitié par le commissaire génois, leur -étaient adjoints. Leurs fonctions étaient renouvelables chaque année le -jour de la fête de l’Annonciation de la Vierge Marie, sous la protection -de laquelle l’œuvre était placée. Les administrateurs étaient tenus de -prêter serment entre les mains de l’évêque et, en leur absence, entre -celles des vicaires généraux, soit le jour de leur nomination, soit le -lendemain. - -Le registre des engagements et des retraits était confié à un gouverneur -ayant la pratique de la comptabilité. Ce registre, qui contenait 300 -feuillets, portait en tête, outre les statuts, une page destinée à -recevoir les noms de bienfaiteurs disposés à faire des dons et legs à -l’œuvre. Il mentionnait la désignation des nantissements, la somme -prêtée et la date de l’engagement. Le prêt, consenti pour six mois, -représentait la moitié de la valeur de l’objet: il ne pouvait excéder 12 -livres. Ce délai expiré, on vendait les gages aux enchères, sans avis -préalable. La caisse du Mont-de-Piété était confiée aux soins des -officiers municipaux; elle était à 3 clés, dont une restait entre les -mains de l’évêque, la deuxième était la propriété des conseillers -municipaux; l’un des gouverneurs, alternant tous les six mois, -conservait la troisième. Le service courant se trouvait assuré par le -dépôt entre les mains du gouverneur d’une somme de 50 écus, soit 200 -livres. - -«En commençant, disaient les statuts, les prêts auront lieu en argent; -par la suite, les évêques pourront les faire, partie en argent, partie -en blé; on s’en rapportera à la prudence des évêques.» Il était en outre -stipulé que le Mont-de-Piété, pour venir en aide à un plus grand nombre -de pauvres, solliciterait l’autorisation nécessaire afin de pouvoir -accepter, des emprunteurs qui y consentiraient, la restitution, «à -mesure comble, du blé prêté à mesure rase» et le versement d’un sou et -demi par écu prêté pour 6 mois. Les prêts ne devaient être faits qu’aux -vrais pauvres, sans exception aucune, avec rapidité, empressement et -charité. - -La question de l’hôpital se pose en 1646. Dès le temps de la domination -pisane, des personnes charitables, s’inclinant vers les misères -humaines, avaient eu la pensée de créer un _Ospedale dei poveri_: -l’hôpital primitif, dit de Saint-Nicolas, parce qu’il était situé près -d’une chapelle dédiée à ce saint,--d’où la dénomination de la place -actuelle,--dépendait de Pise. En 1546 il fut transféré dans la haute -ville, mais bientôt reconnu insuffisant. Un siècle après, on proposait -donc d’ériger un nouvel hôpital sur l’emplacement du premier, et de le -confier à l’ordre des frères de Saint-Jean de Dieu. - - * * * * * - -La seule école pour l’éducation de la jeunesse, sous le gouvernement de -Gênes, était celle des Jésuites qui datait de 1635 (celle d’Ajaccio -datait de 1617), dans le bâtiment occupé aujourd’hui par le Lycée. Le -recteur et les professeurs étaient nommés par l’évêque. Les jeunes gens -allaient compléter leur éducation dans quelques-unes des Facultés les -plus célèbres de l’Italie: médecins, jurisconsultes, hommes d’Eglise; -mais la plupart se destinaient à la carrière des armes. Ceux qui -revenaient à Bastia pouvaient se rencontrer au sein d’une Académie -littéraire qui groupait les beaux esprits de l’endroit, les honnêtes -gens qui se piquaient de beau langage et savaient manier avec élégance -la langue italienne et le vers classique. C’était l’Académie des -Vagabonds--_Accademia dei Vagabondi_--fondée en 1659: elle devait être -réorganisée en 1750 par le marquis de Cursay. On connaît le nom de -quelques-uns de ses membres, notamment de Jérôme Biguglia, dont le -tombeau se trouve dans l’église Sainte-Marie. - -La population, nonchalante ou active, se pressait dans les rues pour -admirer les spectacles ordinaires et la pompe des cérémonies: le -gouverneur de Corse défilant avec sa suite, l’évêque de Mariana et son -clergé, les confréries avec leurs insignes et les membres revêtus de -leurs cagoules. Un air lumineux et léger, des physionomies riantes. Les -chroniques et les récits ne nous laissent pas l’impression d’une -population malheureuse, révoltée. Mais trop d’étrangers circulent ici: -l’âme de la Corse ne bat pas dans cette ville administrative et -commerciale, capitale militaire, _civitas_ et _praesidium_. - - - - -XIV - -UNE TENTATIVE DE DÉNATIONALISATION - - _Les Grecs du Magne installés à Paomia.--Une colonie - florissante.--Etat d’esprit des Corses: les Grecs expulsés._ - - -En 1676 des Grecs du Magne, dans l’ancien Péloponnèse, fatigués de la -tyrannie des Turcs, demandèrent à Gênes un territoire pour eux, leurs -femmes et leurs enfants. Le Sénat génois accepta et les établit en -Corse. Tel est le fait premier et, réduit à ces termes, il ne peut -manquer de surprendre. Car enfin, si les Turcs tyrannisaient les Grecs, -les Génois tyrannisaient les Corses. En quittant le Péloponnèse pour -s’installer dans une île soumise à la domination génoise, les Grecs -n’allaient faire, semble-t-il, que changer de tyrannie. - -Il n’en devait pas être ainsi, et ce n’est point par les Génois que les -Grecs allaient souffrir. Leur démarche s’explique tout d’abord par la -politique traditionnelle de Gênes dans la Méditerranée orientale: de -très anciennes relations commerciales s’étaient nouées avec les Grecs, -tandis que les Ottomans avaient toujours manifesté la plus violente -hostilité à ses entreprises, même pacifiques. Les Turcs voulaient «la -Méditerranée orientale aux Turcs» et, dans la seconde moitié du <small>XVI</small>ᵉ -siècle, ils avaient profité des embarras de Gênes, occupée à vaincre la -révolte de Sampiero, non seulement pour reprendre l’île de Chio, où des -Génois s’étaient jadis installés, mais encore pour paraître en Corse -même comme alliés de Henri II. Ainsi, ennemis séculaires des Turcs, les -Génois devaient tout naturellement paraître sympathiques aux Grecs: -déjà, en 1663 et en 1671, des projets de capitulations avaient même été -ébauchés entre leurs envoyés et les représentants de la Sérénissime -République. - -Mais la politique corse des Génois fait comprendre mieux encore -l’accueil qu’ils réservèrent aux délégués grecs. Leur domination dans -l’île demeurait précaire. Exploitée, pressurée, la Corse s’était d’abord -révoltée; mais toutes ses tentatives d’indépendance avaient été -réprimées: elle languissait dans un profond engourdissement. Les impôts -avaient été tels, écrit Filippini, que «dans toute la Corse il n’y eut -terre, roche, étang, marais, forêt, buisson, lieu sauvage, rien enfin -qui ne reçût son estimation». Les Corses, dont il ne faut pas accuser a -priori l’indolence, s’étaient découragés de travailler: ils se -réfugiaient dans la haute montagne. L’île, improductive et mal soumise, -devenait pour la République une possession inutile, un poids mort. Pour -résoudre la crise économique qu’ils avaient eux-mêmes créée et pour ne -plus se heurter à des résistances nationales, les Génois cherchèrent à -dénationaliser le pays en introduisant des éléments étrangers. «Les -étrangers en Corse et les Corses hors de Corse!» telle fut la solution, -élégante et simpliste, que les Génois prétendirent donner à la question -corse. - -Dès le milieu du <small>XVI</small>ᵉ siècle, vers 1549, et sous le gouvernement -d’Auguste Doria, ils avaient envoyé une première colonie de cent -familles génoises à Porto-Vecchio, au fond d’un admirable golfe qui -s’ouvre, entre des collines verdoyantes, sur la côte sud-orientale. Le -site était splendide et les ressources abondaient: des vignobles, des -champs d’oliviers, de grands bois de chênes-liège, une mer -poissonneuse... Mais ce premier essai de colonisation ligurienne avait -échoué, parce que l’air est dans cette région très malsain. Aujourd’hui -encore les hautes maisons, bordant des ruelles tortueuses, sont, à cause -des fièvres, abandonnées chaque année, de juin à octobre, par la plupart -des habitants. Tout autour de la ville on remarque de magnifiques blocs -de porphyre rose: c’est sur cette base inébranlable qu’avaient été -construites les anciennes fortifications, dont un bastion est encore -debout. Les Turcs de l’amiral Dragut, débarquant en 1553 avec 60 -galères, les franchirent «en passant» et ils avaient achevé la ruine de -Porto-Vecchio. - -Lorsque des Grecs vinrent, un siècle plus tard,--montagnards du Taygète, -marins de Vitylo,--demander asile à la République, celle-ci tenta de -reprendre dans de meilleures conditions une œuvre qui lui tenait à cœur. -Et quelle magnifique occasion pour elle de se laver de certaines -accusations qui la froissaient d’autant plus qu’elles étaient plus -justifiées! Elle allait accueillir des hommes chargés d’impôts, réduits, -comme dit Pommereul, «à l’état de la plus dure et de la plus abjecte -servitude». Qui donc après cela oserait l’accuser de maltraiter et -d’opprimer les Corses? - - * * * * * - -Le 1ᵉʳ janvier 1676 un descendant de la famille impériale des Comnène, -Jean Stéphanopoli, débarquait à Gênes avec 730 compagnons après une -pénible traversée de 97 jours. Il avait profité, le 23 septembre 1675, -de la présence d’un navire français, le _Sauveur_, capitaine Daniel, -dans le port de Vitylo. Tous étaient partis, confiants dans l’avenir; -leur évêque, Mᵍʳ Parthenios, était avec eux, ainsi que plusieurs membres -du clergé. - -La République les accueillit avec joie. Elle leur offrit le petit -territoire de Paomia, qui s’étend «en forme de queue de paon» sur une -hauteur de 600 mètres dominant la côte occidentale de la Corse, entre le -golfe de Porto et celui de Sagone. Le climat était sain, mais le sol -inculte. Jean Stephanopoli, chargé d’aller reconnaître le terrain, le -déclara favorable et un traité fut conclu le 18 mars 1676. Les émigrants -devaient recevoir en toute propriété les territoires de Paomia, Ruvida -et Salogna; la République s’engageait en outre à pourvoir à leur premier -établissement et à respecter leur religion et leurs institutions -municipales. De leur côté ils devenaient sujets de Gênes, à qui ils -devaient prêter serment de fidélité et payer, en plus de la dîme, cinq -livres d’imposition annuelle par feu. - -A la fin d’avril, les Grecs furent transportés à Paomia et répartis, par -les soins de Marc-Aurèle Rossi, dans les hameaux de Salici, Corona, -Pancone, Rondolino et Monte Rosso. Ils furent divisés en neuf escouades, -ayant chacune un chef désigné par le suffrage de ses concitoyens. Gênes -accorda aux quatre «conducteurs» de la colonie,--Apostolo, Jean, Nicolas -et Constantin Stephanopoli,--le titre de chefs privilégiés, comportant -le privilège personnel de porter des armes à feu et l’exemption de la -taille. La colonie était administrée par un directeur génois nommé pour -deux ans: le premier directeur de Paomia fut Pierre Giustiniani, auquel -succéda le colonel Buti. - -Les colons se mirent au travail avec ardeur. Gênes leur avait fourni des -habitations, des instruments d’agriculture, des bestiaux, de l’argent -et des grains. Leur «industrie naturelle» fit le reste et sut rapidement -transformer une région inculte en un excellent pays. Ils défrichèrent -les maquis, greffèrent les nombreux sauvageons qui poussent ici -spontanément. L’historien Limperani, qui visita Paomia au commencement -du <small>XVIII</small>ᵉ siècle, fut émerveillé des résultats obtenus par les Grecs: -leur village était certainement un des plus jolis et des mieux cultivés -de la Corse. - - * * * * * - -Les insulaires regardèrent avec surprise ces étrangers qui venaient -s’installer chez eux. «La fortune des Grecs et leurs talents, écrit -Pommereul, devinrent l’objet de la jalousie des Corses, qui tentèrent -plusieurs fois de les détruire et de dévaster leurs nouvelles cultures.» -Voilà qui est vite dit--et faussement interprété. Les Corses et -particulièrement les habitants du voisinage,--les gens de Vico et du -Niolo,--virent les Grecs d’un très mauvais œil, la chose est évidente, -mais il n’est pas besoin d’invoquer la jalousie. Pour être mécontents, -il suffisait aux Corses de voir clair dans le jeu des Génois et d’y -dénoncer--ce qu’il recélait en effet--une tentative de -dénationalisation. Comment aimer des étrangers, seraient-ils animés des -meilleures intentions, quand leur présence est imposée par des -oppresseurs? Les Génois venaient d’introduire en Corse, non pas sans -doute les premiers éléments d’un Etat dans l’Etat, mais un groupe -d’hommes attachés à eux par les liens de la reconnaissance et qui leur -ménageraient un contact permanent avec l’île, un point d’appui solide en -cas de rébellion, un prétexte pour intervenir en Corse si leurs protégés -étaient molestés. Entre Grecs et Corses il y eut dès le premier jour--il -ne pouvait pas ne pas y en avoir--un malentendu difficile à dissiper et -qui allait peser d’un poids très lourd sur le développement et la -prospérité de la colonie naissante. - -Lorsque la grande insurrection contre Gênes éclata en 1729, unissant -dans un même sentiment d’indignation, dans une même aspiration vers -l’indépendance, le peuple entier des deux côtés des monts, les gens de -Vico sommèrent les Grecs de se joindre à eux. Mais les Grecs n’avaient -eu qu’à se louer de la République Sérénissime: ils refusèrent de la -trahir. Alors Vicolésiens et Niolains envahirent Paomia et, malgré une -vive résistance à la tour d’Ormigna, ils désarmèrent les habitants -(avril 1731). La ville fut saccagée et les champs dévastés. Mais les -Corses laissèrent aux habitants la vie sauve. Ils ne voulaient que -détruire l’œuvre des Génois, ils ne pouvaient reprocher aux Grecs leur -fidélité et leur loyalisme: ils les laissèrent partir pour Ajaccio. Le -séjour à Paomia avait duré 55 ans. - -Dans la Corse insurgée contre leurs maîtres et leurs bienfaiteurs, les -exilés, ballottés à tous les vents, sans ressources et souvent sans -abri, mènent une existence lamentable et douloureuse. Au moment de la -conquête française, ils songeaient à s’établir en Espagne. Marbeuf les -fixa en Corse: accomplissant une mesure de justice et de pitié, songeant -à rendre l’île «riche et industrieuse», il fit construire 120 maisons -non loin des anciens défrichements de Paomia et, parmi les cultures, -dans un cadre de collines dorées, Cargèse la Blanche se fonda. Après -bien des péripéties qui durèrent jusqu’en 1814, une histoire plus -paisible commença pour la ravissante bourgade grecque, cramponnée à la -terre dont on a voulu tant de fois l’expulser. - - - - -XV - -LA QUESTION CORSE ET LA POLITIQUE FRANÇAISE - - _Les éléments économiques et politiques de la question - corse.--L’affaire du droit des trois tours.--Le soulèvement de 1729 - et l’intervention autrichienne.--La révolte de 1735 et le «secret» - de Chauvelin._ - - -Dans leur tentative de colonisation étrangère en Corse, les Génois -avaient échoué, parce qu’ils avaient prétendu résoudre la question corse -sans les Corses et même contre eux. De ce fait leur domination même se -trouva définitivement ébranlée, et la question corse va entrer dans une -nouvelle phase. - -Les soulèvements locaux étaient continuels. Sans avoir la gravité d’une -insurrection générale, ils révélaient du moins l’impuissance croissante -du gouvernement génois. En vain le Sénat recourait-il aux mesures les -plus violentes et les plus arbitraires: peine de mort contre quiconque -offenserait un agent de la République ou se disposerait à l’offenser, -contre quiconque aurait quelques relations que ce soit avec un «bandit», -défense faite en 1715 à tous les Corses de porter les armes. Il y avait -plus de mille assassinats par an. Le clergé entretenait l’agitation, car -les meilleurs bénéfices étaient réservés par la métropole à des Génois; -ils - -[Illustration: Acte de baptême de Bonaparte.--Ajaccio: Maison de -Bonaparte. - -Bastia: Statue de Napoléon. (_Sites et Monuments du T. C. F._) - - Pl. X.--CORSE. -] - -étaient une des plus profitables matières à exploitation. «En sorte que, -de génération en génération, les haines contre le gouvernement génois se -multipliaient et s’avivaient: elles ne pouvaient se terminer que par des -catastrophes.» - -Le gouvernement français eut le mérite de comprendre tout le profit -qu’on en pouvait tirer et, de bonne heure, ses agents diplomatiques -reçurent mission d’étudier la valeur _économique_ et _stratégique_ de -l’île de Corse. Dès la fin de 1682, le sieur Pidou de Saint-Olon, -«gentilhomme ordinaire de la maison du roy, s’en allant pour le service -de Sa Majesté à Gennes», insiste sur la Corse dans le mémoire qu’il -rédige touchant «les _revenus_ et les _forces_ de la République de -Gênes». Le tableau qu’il en fait révèle un remarquable talent -d’observation. Si les habitants sont oisifs, c’est qu’«il leur suffit -d’avoir de quoi simplement vivre plus tost que de prendre peine pour les -officiers gennois qui leur enlèvent encore leur peu de substance (_sic_) -avec beaucoup de tirannie.» En réalité nulle terre n’est plus riche: -elle produit «de bons vins, des blés de toutes sortes, de l’huile assez -abondamment, et fort bonne, de façon que, si on cultivoit les oliviers -qui y viennent, il s’y en recueilleroit davantage qu’à la rivière de -Gênes. Il y a aussi beaucoup de meuriers, elle produit encore quantité -de châtaignes et presque autant qu’en nos Sévennes du Languedoc. Il y a -aussi de beaux pasturages: on y fait des fromages excellents, il y a des -bois touffus et d’haute fustaye en grande quantité, des Génois y en -tirent d’extrêmement bons pour la fabrique de leurs vaisseaux et galères -et elle en pourvoit tout cet Estat pour brusler; on y en pourroit tirer -telle quantité qu’on voudroit pour la fabrique des vaisseaux. Il y a -quantité des cerfs, des daims, des chevreuils, des sangliers et de tout -autre genre de chasse, en particulier des perdrix... Il y a de plus des -minières d’or, d’argent, de fer et de plomb, et outre cela il y a deux -ou trois bons ports, et l’on y en pourroit faire facilement d’autres -très commodes. Enfin il n’y faudroit que plus de travail et d’industrie -pour y recueillir abondamment de tout ce qui seroit nécessaire à la vie, -comme l’on pourroit faire en Provence ou en Languedoc. Ainsy il est aysé -de voir qu’on fairoit quelque chose de bon de cette isle; mais, comme a -très bien dit un habile homme parlant de la Corse, _li Genovesi vogliono -che questa gioia sia sepelita nel fango_, de peur sans doute ou de -l’envie de leurs voisins ou, comme dit un autre sur ce sujet, pour -détourner un puissant monarque de rentrer dans les justes droits qu’il a -sur cette isle. Par le dernier dénombrement cette isle avoit environ 80 -mille âmes, mais capable d’en nourrir plus de 250 mille...» - -Nous avons voulu insister sur ce plaidoyer, qui est probablement le -premier en date pour le relèvement économique de la Corse: dès la fin du -<small>XVII</small>ᵉ siècle, la Corse est à l’ordre du jour. Mais il n’y a pas encore -une question corse. Pour qu’elle soit posée, il faut attendre le règne -de Louis XV et le développement des intérêts de la France dans le bassin -occidental de la Méditerranée. Cet aspect proprement politique se -manifesta nettement pendant la guerre de la succession d’Espagne, -lorsque le petit-fils de Louis XIV devint maître, avec l’Espagne, de la -plus grande partie de l’Italie. Il parut alors au gouvernement français -que la domination de la Méditerranée Occidentale devait appartenir au -_consortium_ des trois puissances maritimes unies dans une étroite -amitié: la France, l’Espagne et la République de Gênes. Toutes trois -devaient se garantir mutuellement la liberté des routes de mer contre -toutes les ambitions des puissances extra-méditerranéennes. Un pareil -acte était dirigé contre les entreprises de l’Angleterre, qui commençait -à chercher les meilleurs points stratégiques de la Méditerranée. La -Corse occupait une situation trop avantageuse pour ne pas être -convoitée: la France avait un intérêt de premier ordre à la maintenir -entre les mains d’une puissance alliée et, au besoin, à surveiller -elle-même la liberté de ses rivages. - -Un élément nouveau vint encore compliquer la question corse lorsque, au -lendemain des traités d’Utrecht et de Rastadt, l’Autriche devint la plus -grande puissance italienne. Les Génois eurent désormais le plus grand -intérêt à la ménager, sinon même à la servir. Sous prétexte de droit de -visite, nos navires furent arrêtés, nos nationaux furent molestés, et le -commerce français subit, dans les ports de Corse, de continuelles -vexations. La France se heurtait une fois de plus à l’influence des -Habsbourg et l’affaire corse n’est, à un certain point de vue, qu’un -aspect de la rivalité traditionnelle de la France et de la maison -d’Autriche. - - * * * * * - -De 1715 à 1727 la France ne fut représentée à Gênes que par le consul -Coutlet, dont la correspondance a un caractère purement commercial. Mais -le 27 juillet 1727 M. de Campredon, «chevalier de Notre-Dame du Mont -Carmel et de Sᵗ-Lazare de Jérusalem», fut nommé envoyé extraordinaire à -Gênes. C’était un des diplomates français les plus en vue: il arrivait -de Sᵗ-Pétersbourg où il avait été mêlé aux plus délicates négociations -matrimoniales. Sa réputation était considérable, et le choix qui était -fait de lui pour la mission de Gênes indiquait à lui seul qu’elle -prenait une importance nouvelle. - -Les instructions données à M. de Campredon étaient très générales. Mais -on lui remit également un Mémoire particulier «concernant le commerce -maritime et la navigation des sujets du roi» et, dès les premières -pages, il y est question de la Corse. En 1725 les Génois ont fait -«visiter et arrester avec violence, à la coste de l’isle de Corse», la -barque du patron Blanc de Marseille. «On en a porté des plaintes à la -République.» Elle a fait relâcher ce bâtiment, mais elle n’a pas encore -donné les ordres qui lui ont été demandés «pour la punition de ceux qui -ont commis cette violence, pour le paiement des dommages et intérêts qui -sont dus au patron et aux propriétaires». M. de Campredon est chargé -d’obtenir les satisfactions réclamées et d’assurer «l’exemption de la -visite des bâtiments français». - -Il devra également veiller à l’abolition du «droit que l’on prétend -exiger des bâtimens français qui abordent à l’isle de Corse». La -République l’a établi depuis quelques années à «la Bastie (Bastia), -principal port de l’isle de Corse», pour «en estre le produit employé à -l’entretien des feux destinez pour avertir les vaisseaux des nations qui -sont en guerre avec les Barbaresques que l’on découvre de leurs -corsaires à la mer». C’est le droit dit «des trois tours»--la Giraglia, -l’Agiello et Santa Maria della Chiapella.--Les capitaines et patrons -français qui touchaient le port de Bastia refusaient énergiquement de -payer ce droit «qui n’estoit établi que pour les navires italiens et -autres qui estoient en guerre avec ces corsaires». Le vice-consul de -France, le sieur d’Angelo, soutenait leurs réclamations qui avaient -trouvé à la cour de Versailles un chaleureux appui. - -La question s’était embrouillée. Le 13 décembre 1723, «MM. les maire, -échevins et députés du commerce» à Marseille avaient assuré, après -vérification dans les Archives, «que les capitaines et patrons de nos -bâtimens, qui ont esté de tous temps à la Bastie et autres ports de -l’isle de Corse n’ont jamais payé ce droit-là, que les Français ne le -doivent pas». A cela M. de Sorba, ministre de Gênes en France, avait -riposté, le 19 juin 1724, par «un extrait des certificats que le -gouverneur de l’isle de Corse s’est fait donner par les habitans du -païs, faisant mention que les vaisseaux français ont payé ce droit -depuis longtemps». Mais on s’était aperçu que ces certificats n’avaient -aucune valeur: «on a esté averty qu’ils avoient été extorqués à des gens -qui n’ont pu les refuser à ce gouverneur, à moins qu’ils n’eussent voulu -s’exposer à son ressentiment». - -Quoi qu’il en soit, l’intérêt du roi est que cette affaire reçoive une -prompte solution et que la République donne incessamment les ordres qui -lui ont été demandés «pour que ce droit des trois tours ne se perçoive -plus des bâtimens français». - -Telle fut la première affaire que M. de Campredon eut à traiter et, dès -1729, il obtenait une solution favorable: les Génois renonçaient à faire -payer ce droit par les vaisseaux français. Ce fut, écrit M. Driault, -«comme l’ouverture des affaires de Corse, où M. de Campredon allait être -aussitôt mêlé à des événements plus importants». - - * * * * * - -M. de Campredon devait, en effet, assister aux premiers épisodes d’une -nouvelle rébellion qui allait être décisive. En 1728 des soldats corses -qui étaient au service de Gênes, à Finale, se trouvèrent mêlés à une -rixe: à la suite de quoi ils furent condamnés à mort et exécutés. Un -pareil châtiment produisit à travers l’île la plus douloureuse -impression: on cria partout vengeance et une formidable émeute se -prépara. Elle éclata le 30 octobre 1729 à l’occasion de la perception de -la taxe sur le port d’armes. Un vieillard de Bustanica, Lanfranchi, dit -Cardone, présenta une pièce de mauvais aloi; le collecteur le somma -d’avoir à compléter la somme avant le lendemain. En vain Cardone le -pria-t-il «d’avoir égard à sa misère». L’exaspération était à son -comble. Les soldats génois furent maltraités et chassés, les armes -furent tirées des cachettes, le tocsin sonna de village en village: en -quelques jours l’insurrection avait gagné toutes les vallées de -l’intérieur. Un premier chef, Pompiliani, ne parut pas assez énergique: -il fut bientôt déposé. A la consulte de San Pancrazio da Biguglia, non -loin de Furiani, deux autres chefs, Andrea Colonna-Ceccaldi de -Vescovato, et Louis Giafferi de Talasani, furent proclamés généraux du -peuple corse. Ils s’adjoignirent l’abbé Raffaelli qui jouissait d’une -grande influence sur le clergé. Pour enlever tout scrupule religieux, la -rébellion fut proclamée légitime et sainte par l’assemblée des -théologiens d’Orezza. Le chanoine Orticoni fut chargé d’aller solliciter -l’appui des puissances étrangères. - -Il apparut tout de suite que ce soulèvement devait marquer la fin de la -domination génoise, et les convoitises s’éveillèrent. L’Espagne, qui -préparait l’établissement de don Carlos en Toscane, devait tout -naturellement chercher à s’assurer la voie entre Barcelone et Livourne. -D’autre part, le Sénat génois demanda un contingent de troupes -autrichiennes. - -En présence de ce double péril, auquel s’ajouta bientôt la crainte d’une -intervention anglaise, la Cour de Versailles éprouva les plus vives -inquiétudes et connut un moment de désarroi. Les dépêches envoyées à M. -de Campredon trahissent l’indécision la plus complète et le dépit le -plus manifeste. Elles recommandent à notre représentant la plus grande -réserve vis-à-vis des Génois, «ces gens qui, dans leurs besoins, donnent -une préférence si marquée à l’Empereur, pendant qu’ils marquent si peu -d’attention pour la France et ne s’adressent à elle qu’en second. Ils -paieront chèrement ce secours allemand, pourvu même que, l’expédition de -Corse finie, c’est-à-dire les rebelles soumis, le corps des troupes -impériales ne se partage pas pour demeurer moitié en Corse et moitié -dans le territoire de terre ferme de la République». - -Pourquoi le Sénat de Gênes s’était-il adressé à l’empereur Charles VI -plutôt qu’au roi de France? M. Driault rappelle l’importance du droit de -suzeraineté générale que l’empereur exerçait encore au <small>XVIII</small>ᵉ siècle sur -toute l’Italie: «Le prestige impérial, écrit-il, parut sans doute plus -capable d’en imposer aux rebelles.» Il est probable aussi que les Génois -cherchèrent à opposer un dernier obstacle aux progrès de l’influence -française dans l’île: devant l’intérêt croissant que le gouvernement de -Louis XV prenait aux choses de Corse, ils pressentaient sans doute les -solutions inévitables qui allaient intervenir. Charles VI n’était-il pas -au surplus le seul des souverains de l’Europe qui, dépourvu de toute -puissance maritime, ne serait pas tenté de rendre définitive -l’occupation de l’île par ses troupes? - -Quoi qu’il en soit, une armée d’environ 15.000 hommes, commandée par le -prince de Wurtemberg et le colonel Wachtendung, jointe aux troupes -génoises de Camille Doria, remporta d’assez faciles succès sur les -Corses dans le pays de Vescovato, au sud de Bastelica. Mais Camille -Doria se fit écraser à Calenzana, le 2 février 1732, et Wachtendung se -montre inquiet sur l’issue de la campagne, «ayant à combattre, -disait-il, des hommes qui ne connaissaient pas la peur». Ceccaldi et -Giafferi entrèrent en pourparlers avec le prince de Wurtemberg, qui les -livra aux Génois. Pour sauver les deux prisonniers, les rebelles -consentirent à traiter; mais la paix de Corte (11 mai 1732) leur fut -singulièrement avantageuse: amnistie générale, admission des Corses à -tous les emplois même ecclésiastiques, pouvoir effectif rendu à -l’orateur et au Conseil des XVIII. Cette convention était placée sous la -garantie de l’empereur: c’était--on le constatait à la cour de -Versailles avec mélancolie--laisser à ce prince «la liberté de prendre -toujours telle part qu’il voudra à ce qui se passera dans ce royaume, si -ce n’est même y établir incontestablement les droits que la Cour de -Vienne prétend avoir sur tout le reste de l’Italie». - -Le gouvernement français aurait-il manqué d’initiative et d’esprit -d’à-propos, et n’aurait-il pas su profiter de l’occasion qui se -présentait? Non pas: car ce fut prudence, et non pas abandon. La France -a, pour s’occuper de la Corse, un intérêt politique en même temps qu’un -intérêt commercial: c’est le double aspect de sa politique -méditerranéenne où tant d’ambitions,--autrichiennes, espagnoles, -anglaises,--se heurtent et s’entrecroisent. Mais s’il faut surveiller de -très près les affaires de Corse, réprimer les menées des Impériaux, -profiter des fautes du Sénat, il ne convient pas encore de laisser -soupçonner «nos vues sur l’île». La question corse va constituer -désormais un des «secrets» de la diplomatie française au <small>XVIII</small>ᵉ siècle: -il va se poursuivre, sans faiblesses, sans hésitations, à travers les -crises ministérielles qui marquent le règne de Louis XV. - - * * * * * - -La paix de Corte ne pouvait être qu’une trêve, et les événements de -1729-1732 marquent en réalité le début de la grande insurrection du -<small>XVIII</small>ᵉ siècle. Ni les Corses n’avaient été assez naïfs pour croire à la -sincérité du Sénat--et, s’ils avaient traité, ce n’était que pour se -débarrasser des troupes impériales,--ni les Génois n’avaient eu -l’intention sérieuse de mettre un terme à leurs fructueuses exactions et -à leurs injustices plusieurs fois séculaires. La Corse restait -frémissante: une nouvelle et plus grave rébellion la souleva tout -entière au début de 1735. - -Les impôts en furent l’occasion. Le règlement du 28 janvier 1733 en -avait accru le chiffre, sous prétexte de dédommager la métropole de ses -frais d’occupation militaire. Au mois de juin, les fonctionnaires génois -avaient reçu l’ordre de convoquer, au chef-lieu de chaque piève, les -députés des villages, de leur faire prêter serment au nouveau règlement -et de réclamer leur adhésion aux projets financiers du suzerain. La -mauvaise volonté fut partout visible. Dans la piève de Rostino, en -particulier, où le peuple échappait, par son isolement, à l’emprise -génoise, la résistance fut plus courageuse que partout ailleurs. A -l’invitation des commissaires, Giangiacomo Ambrosi, de Castineta, refusa -de prendre tout engagement au nom de ses concitoyens. Il quitta -l’Assemblée en prononçant ces mots: «_Io so di Castineta e mi ritiro._» -Son exemple fut suivi par Paul-François Giovannoni, délégué de Saliceto. -Leur ami, Giacinto Paoli, de Morosaglia, se joignit à eux. - -Il fallait au plus tôt étouffer ce germe de rébellion et punir le -mauvais exemple donné à tout un peuple, déjà mal disposé. Le gouverneur -Pallavicino décida de recourir à la force: ce fut en vain. Le capitaine -Pippo et le capitaine Gagliardi, envoyés dans la vallée du Golo et dans -l’Ampugnani, pour intimider les villages et arrêter les meneurs, furent -surpris et obligés de capituler avant d’avoir pu être rejoints par un -troisième détachement venu de Calvi. Ainsi commençait la deuxième guerre -pour l’indépendance: elle allait durer jusqu’en 1739, et les Corses ont -gardé le souvenir du paysan farouche et patriote dont les paroles, -répétées de bouche en bouche, surexcitèrent l’enthousiasme national. - -On était alors en pleine crise de la succession de Pologne. Le -soulèvement de la Corse prenait l’empereur au dépourvu: il ne pouvait -intervenir. Les Corses placèrent tout leur espoir dans l’appui de -l’Espagne: le chanoine Orticoni partit pour Madrid, pendant que Louis -Giafferi remplaçait à Corte la bannière de Gênes par celle du roi -d’Espagne. Mais Philippe V résista, tout en protestant de son intérêt -affectueux pour la cause des révoltés. Les Corses ne devaient plus -compter que sur eux-mêmes: ils se montrèrent dignes des circonstances. -Au mois de janvier 1735, Giafferi et Paoli, élus généraux du peuple, -convoquèrent à Corte une consulte générale où fut votée une véritable -constitution, rédigée par l’avocat Sébastien Costa. La Corse y fut -déclarée indépendante et à jamais séparée de la République (30 janvier). -L’assemblée populaire, source de toute loi, prendra une part directe au -gouvernement; une _Junte_, composée de six membres nommés par -l’assemblée et renouvelable tous les trois mois, devra, avec les -généraux, représenter le peuple lui-même; un comité, composé de 4 -membres, s’occupera de la justice, des finances et du commerce. -Véritable constitution démocratique, adoptée par un peuple dont le -continent européen entendait parler de temps en temps d’une manière -vague et confuse, comme d’une terrible horde de sauvages. «Un petit -peuple, obscur, sans littérature, sans industrie, avait, par sa seule -force, surpassé en sagesse politique et en humanité toutes les nations -civilisées de l’Europe; sa constitution n’était point sortie des -systèmes philosophiques, mais des besoins matériels du pays.» Les -nationaux firent broder sur leurs drapeaux l’image de la Vierge, sous la -protection de laquelle fut placé le royaume. Jésus-Christ fut nommé -«gonfalonier» des Corses, c’est-à-dire porte-étendard. - -Cependant la France suivait de près les affaires de Corse. Très vite -elle comprit tout le parti qu’elle pouvait tirer de la situation: elle -l’avait prévue, elle y était préparée. M. de Campredon, invité à fournir -d’urgence un rapport, insistait le 10 mars sur les intrigues espagnoles. -Et Chauvelin estima aussitôt qu’il fallait agir, sinon encore à -découvert, du moins avec précision. Dans une remarquable dépêche du 26 -avril 1735, il fixe les deux traits essentiels de la politique à -laquelle la cour de Versailles allait s’attacher jusqu’au bout. Il ne -peut être question d’«enlever la Corse comme une usurpation sur les -Génois»: cette opération brutale «exciterait les cris de toute -l’Europe». Mais il faut se la faire offrir en agissant à la fois sur les -Corses et sur les Génois. D’une part, «il faut dès aujourd’hui commencer -à former _sourdement_ un party en Corse et tascher que cela se mène -sagement et _bien secrètement_». D’autre part, écrit-il à son -représentant, «appliquez-vous à inspirer (_sans laisser deviner la -France_) aux meilleures testes de la République que l’isle leur est à -charge et que, plustost de se la laisser enlever, ils devraient songer -à s’en accommoder avec quelque puissance, qui n’eust intérêt que de -protéger les Génois». Il s’agit, en somme, de faire comprendre aux -Génois que le gouvernement français est prêt à leur rendre un service -tout à fait exceptionnel,--et l’on ne saurait vraiment s’exprimer avec -plus de délicatesse ni agir avec plus d’élégance.--Au surplus, Chauvelin -a pensé à tout: il entre dans les détails les plus précis relativement à -la façon de conduire cette affaire qui lui tient à cœur: «Taschons -d’amener les choses au point, en Corse, que tous les habitans tout d’un -coup se déclarent sous la protection de la France; alors et sur-le-champ -le Roy y envoyeroit quelques troupes et ce que les habitants -demanderoient.--Nous déclarerions en même temps à Gênes que nous n’avons -envoyé ces troupes que pour que les Corses ne se donnent à personne et -que nous sommes prêts de travailler à remettre, s’il est possible, les -peuples sous l’obéissance de la République, _à moins qu’elle ne jugeât -devoir s’en accommoder avec nous par un traité de vente_. Ce sera alors -le moment de faire usage des principales testes que vous lui auriez -ménagées, et le Roy se portera à donner de l’argent pour déterminer la -pluralité.» - -On ne saurait trop insister sur cette lettre du 26 avril 1735. Elle -marque, dès l’ouverture de la question de Corse, le programme de la -politique française. Campredon et Chauvelin doivent être considérés -comme les précurseurs de l’établissement de la domination française en -Corse. - - - - -XVI - -THÉODORE DE NEUHOFF, ROI DE CORSE - - _Un aventurier allemand: son règne de huit mois.--Le «secret» de - Fleury.--La politique corse du comte de Boissieux et de M. de - Maillebois._ - - -Le 12 mars 1736, devant la plage déserte d’Aleria, s’arrêtait une galère -aux couleurs anglaises qui venait de Tunis. Aux salves d’artillerie qui -éclatèrent du bord rien ne répondit. Alors il en descendit un messager, -qui s’en fut porter au «très illustre seigneur» Giafferi une missive lui -rappelant certaines entrevues passées à Gênes. Elle était accompagnée de -menus présents: «des dattes, des boutargues et des langues» et aussi des -«bouteilles de véritable vin du Rhin». Giafferi convoqua les autres -chefs, Sébastien Costa, Xavier dit de Matra, Giacinto Paoli. Ils se -rendirent, dès le lendemain, au-devant du Messie qui leur arrivait. - -Quand il les vit approcher, le passager mystérieux descendit, dans un -accoutrement bizarre qui faisait songer au costume de mamamouchi dont M. -Jourdain est affublé dans _le Bourgeois gentilhomme_[F]. Il était vêtu, -dit le chroniqueur de la Haye, «d’un long habit d’écarlate doublé de -fourrure, couvert d’une perruque cavalière et d’un chapeau retroussé à -larges bords, et portant au côté une longue épée à l’espagnole et à la -main une canne à bec de corbin». Il avait une suite de 16 personnes: un -officier, qui prenait le titre de lieutenant-colonel, un maître d’hôtel, -un majordome, un chapelain, un cuisinier, trois esclaves maures et huit -autres domestiques. Il avait aussi deux esclaves corses, qu’il venait de -racheter sur les côtes barbaresques, à crédit d’ailleurs. La cargaison -comportait quelques armes et 15,000 bottes à la turque, «magnificence -ignorée en Corse». Ce personnage était le baron allemand Théodore de -Neuhoff, né à Cologne 42 ans auparavant. Il se donnait les titres de -grand d’Espagne, de lord d’Angleterre, de pair de France, de baron du -Saint-Empire, prince du Trône romain: titres ronflants et cosmopolites, -qui pouvaient impressionner les Corses et qui les impressionnèrent en -effet. - -Le baron parlait si beau, il faisait miroiter des secours si importants -qui ne pouvaient tarder à venir, il offrit incontinent un si somptueux -festin arrosé de crus exotiques, que les chefs corses eurent confiance. -Ils n’étaient pas forcés de savoir que l’aventurier avait mené jusqu’à -ce jour une existence étrange, à Versailles, où il fut page de la -duchesse d’Orléans, en Angleterre, en Suède, en Espagne, où il se maria, -à la cour de Toscane, en qualité d’agent secret. C’est là qu’il connut -les chefs corses exilés de leur patrie, Ceccaldi, Giafferi, Aitelli, et -qu’il entendit de leur bouche la détresse d’un peuple anxieux de trouver -un «rédempteur». Théodore s’imagina peut-être que la fortune lui -souriait enfin et que, sur cette terre sauvage, «aussi peu connue que la -Californie et le Japon», il trouverait une couronne et une destinée -glorieuse. - -Pour ne pas laisser refroidir l’enthousiasme, de Neuhoff mena rondement -les choses. Il se rendit à la tête d’un pompeux cortège au palais -épiscopal de Cervione, laissé vide par l’évêque d’Aleria, alors à Gênes. -Il tenait à son couronnement. Pour lui donner satisfaction, on choisit -pour lieu du sacre le couvent voisin d’Alesani. A défaut de trône, un -fauteuil flanqué de deux chaises; à la place d’un diadème d’or, une -couronne de lauriers cueillis dans le maquis. - -Théodore Iᵉʳ fut acclamé comme «souverain et premier roi du royaume» le -15 avril 1736. On lui vota une constitution avec droit d’hérédité, même -pour les femmes, et on l’assista d’une diète de 24 membres--16 de l’En -deçà, 8 de l’Au-delà,--pris parmi les sujets «les plus qualifiés et les -plus méritants», qui deviendraient les magnats corses. Trois membres de -la Diète résideraient à la cour et «le roi ne pourra rien résoudre sans -leur consentement, soit par rapport aux impôts et gabelles, soit par -rapport à la paix ou à la guerre». L’autorité de cette Diète s’étendrait -à toutes les branches de l’administration. Seuls, les Corses, à -l’exclusion de tout étranger, seraient appelés aux dignités, fonctions -ou emplois à créer dans le royaume. Les Génois étaient à tout jamais -bannis de Corse, leurs biens étaient confisqués, ainsi que ceux des gens -de Paomia. La constitution réglait les impôts, tailles et gabelles, dont -les veuves étaient exemptées. Elle fixait le prix du sel, les poids et -les mesures. Une Université publique pour les études du droit et de la -physique--admirable souci pratique et digne du siècle des -philosophes--serait établie dans l’une des villes du royaume. L’article -17 portait que le roi créera incessamment un ordre de «vraie noblesse» -pour l’honneur du royaume et de «divers nationaux». Le souverain et ses -successeurs devaient pratiquer la religion catholique romaine. Les -chefs prêtèrent serment de fidélité; un banquet et des salves -interrompues de mousqueterie saluèrent l’heureux événement. - -Théodore revint dans son palais de Cervione. Il fit aussitôt preuve de -roi, en distribuant des charges et des honneurs qui suscitèrent bien des -jalousies. Il nomma Paoli et Giafferi généraux et premiers ministres; -Costa devint grand chancelier, secrétaire d’État et garde des sceaux. Il -fit exécuter Luccioni qui avait livré Porto-Vecchio aux Génois pour 30 -sequins, et tint tout le monde en haleine par l’espoir de prochains -secours. Il emprunte aux géographes allemands le blason de la Corse: une -tête de Maure avec le bandeau sur le front. L’argent lui manquant, il -essaie de fonder au couvent de Tavagna une frappe de monnaie. Elle ne -réussit qu’à produire un seul écu d’argent de 3 livres, plus quelques -sous de cuivre portant les initiales T.R. de Théodore Roi. _Totto Rame_, -tout cuivre, disaient les Corses frondeurs; _Tutti Ribelli_, tous -rebelles, interprétaient les Génois. - - * * * * * - -Ceux-ci, après avoir mis quelque temps à se remettre de leur étonnement, -commencèrent à vouloir expulser de Corse ce roi d’occasion. Un édit -contre le baron de Neuhoff fut affiché dans les rues et communiqué aux -représentants des puissances étrangères: il noircissait ce «personnage -fameux habillé à l’asiatique» de toutes les friponneries; il traitait -Théodore de vagabond, d’astrologue et de cabaliste, il le proclamait -enfin «séducteur des peuples, perturbateur de la tranquillité publique, -coupable de trahison au premier chef». Comme tel il tombait sous les -rigueurs des lois génoises. A ce factum, dont les gazettes de Hollande -publièrent une - -[Illustration: Château de la Punta.--Ajaccio, vue générale. (_Sites et -Monuments du T. C. F._) - - Pl. XI.--CORSE. -] - -traduction, Théodore répondit par un manifeste assez habile, déclarant -que les véritables perturbateurs du repos public étaient les Génois -eux-mêmes, dont la tyrannie avait soulevé les Corses bien avant son -arrivée dans l’île. Quant à lui, «ministre du Saint-Siège» et confiant -dans la divine Providence, il avait été élevé au trône par la volonté -spontanée et unanime du peuple, ce qui lui permettait de considérer les -invectives génoises comme les cris «des chiens qui aboient à la lune». -Gênes lâcha dans l’île 1.500 bandits des galères, les _vittoli_,--on les -appelait ainsi du nom du compagnon de Sampiero, Vittolo, dont la -trahison avait causé la mort du chef corse.--Ceux-ci commirent de -nombreuses atrocités et Théodore, après quelques succès en Balagne, -commença de connaître les revers. - -Au surplus les chefs corses, que la jalousie divisait et qui ne voyaient -pas venir la flotte attendue, se méfièrent et se mutinèrent. Théodore -jugea rapidement que la situation n’était plus tenable. Il usa de moyens -de fortune pour recruter des partisans, instituant l’Ordre de la -Délivrance «tant pour la gloire du royaume que pour la consolation des -sujets» et distribuant à cette occasion une pluie de titres de noblesse. -Afin d’attirer les étrangers, il proclama la liberté de conscience et -déclara vouloir favoriser l’industrie, à peu près inconnue en Corse. Il -autorisait également la fabrication du sel que Gênes avait prohibée. Il -réglementait la pêche dans les rivières, les étangs et sur les côtes de -la mer. - -Mais ces dispositions, excellentes en elles-mêmes, ne ramenaient pas la -popularité: l’heure de la désaffection était venue. Ayant délibéré «de -passer en terre ferme pour chasser les Génois», il publia le 4 novembre, -à Sartène, un édit pour annoncer son départ et organiser la régence. -Giacinto Paoli et Louis Giafferi reçurent le commandement en chef des -provinces au delà des monts; Luca d’Ornano fut nommé gouverneur des -provinces en deçà. Puis, seul à travers les forêts, il gagna la -Solenzara. Une barque sous pavillon français le protégea des corsaires -et le débarqua à Livourne le 14 novembre 1736. Voulant dépister les -espions génois, il avait pris un costume ecclésiastique; il n’avait plus -rien avec lui, sauf quelques bribes d’argenterie, restes d’une splendeur -éphémère. Son règne avait duré huit mois. - -Blessé dans son amour-propre, un chroniqueur corse, Rostini, déclare -après coup que ses compatriotes s’étaient moqués de ce roi d’opérette: -ils voulaient seulement «quelque chose qui fît du bruit» et ils -montraient ainsi qu’ils étaient disposés «à embrasser le parti le plus -étrange qui se présenterait à eux... plutôt que de se soumettre aux -Génois». D’ailleurs le roi Théodore n’avait causé aucun tort à la Corse: -il en était sorti plus pauvre qu’à son arrivée. «Grâce à lui, un rayon -de soleil avait éclairé quelque temps la nuit de l’oppression génoise. -L’île garde bon souvenir de son roi Théodore.» - - * * * * * - -De cet épisode curieux une conclusion se dégage avec une évidence -indiscutable: Gênes devait renoncer à l’espérance de triompher des -Corses par ses seules ressources. Allait-elle, comme naguère en 1729, -s’adresser à l’Autriche? La guerre de la succession de Pologne peut être -alors considérée comme finie; mais l’empereur reste aux prises avec les -Turcs, et le marquis de Villeneuve, notre ambassadeur à Constantinople, -lui suscite tous les embarras désirables. Il ne reste plus au Sénat qu’à -se tourner du côté de la France, accomplissant ainsi le geste qu’avait -prévu Chauvelin et que M. de Campredon avait préparé. Le 12 juillet -1737 un arrangement fut conclu. La France enverrait en Corse une petite -armée de 8.000 hommes pour soumettre les «rebelles». - -Il en fut ainsi, et le commandement en fut confié au comte de Boissieux, -neveu du maréchal de Villars. Mais la préoccupation essentielle fut de -rassurer les Corses sur les véritables intentions de la France: il ne -s’agissait pas d’une expédition militaire, mais seulement d’une «mission -de conciliation et d’arbitrage». Le comte de Boissieux s’en acquitta -d’ailleurs avec beaucoup d’intelligence et de délicatesse, se bornant à -cantonner ses troupes à Bastia et à Saint-Florent, et se tenant en -relations avec les Corses de l’intérieur sans intervenir d’une façon -active et visible dans leurs rapports avec les Génois. - -Les Corses ne purent que se féliciter de son «admirable conduite», de sa -«diligence» et de sa «patience». De plus, dans la lettre même où ils -rendent un pareil hommage au représentant de la France, les deux -«députés» de la nation corse, Erasme Orticoni et Jean-Pierre Gaffori, -sollicitaient du cardinal Fleury la continuation de ses bons offices. Sa -piété et son équité le désignaient pour être «leur juge et leur avocat»: -aussi la Corse, «chargée du poids de ses injures et de ses droits», -n’hésitait-elle pas à recourir à son arbitrage. En termes qui savaient -rester dignes, ils exprimaient toute la confiance qu’ils n’avaient -jamais cessé d’avoir dans le Roi très chrétien, «notre maître», pour la -paix de l’Europe et «pour la rédemption et délivrance des Corses qui -gémissent dans l’esclavage et l’oppression». - -Le plan de Chauvelin se réalisait donc point par point: il existait en -Corse un «parti français», les habitants «se déclaraient sous la -protection de la France» et le gouvernement de Louis XV avait eu la -suprême habileté de faire réclamer par les Génois eux-mêmes l’envoi -d’une armée française dans l’île. Cependant la Cour de Versailles croit -que l’heure n’a pas encore sonné. En présence de l’offre formelle faite -par Orticoni et Gaffori, le cardinal de Fleury se dérobe et craint de -s’engager. - -Sa réponse (6 juin 1738) est un chef-d’œuvre de réserve diplomatique et -de sous-entendus. Il commence par poser en principe la souveraineté -«légitime» de Gênes: «Vous êtes nés sujets de la République de Gênes et -ils sont vos maîtres légitimes. Il ne s’agit point d’aller fouiller dans -des temps reculés la constitution primitive de votre pays et il suffit -que les Génois en soient reconnus depuis plusieurs siècles paisibles -possesseurs pour qu’on ne puisse plus leur contester le domaine -souverain de la Corse.» En conséquence «le roy ne peut et ne doit avoir -d’autre principe, dans les bons offices qu’il est disposé à rendre à vos -citoyens, que celui de les remettre dans l’obéissance légitime à leurs -souverains».--Mais, tout en réservant les droits de l’empereur, sous la -garantie duquel l’exécution du traité de 1732 a été placée, tout en -rassurant Gênes à l’endroit des ambitions françaises, Fleury entend -rester en bons rapports avec les «rebelles» et ménager l’avenir: «Si -vous estes bien déterminés à vous conformer à ces principes, le Roy -travaillera avec tout l’empressement possible à vous rendre une -tranquillité que vous avez perdue depuis si longtemps, et ne vous -demandera d’autre récompense de ses soins que celle d’avoir contribué au -bonheur d’un païs qui lui a toujours esté cher, aussi bien qu’à ses -glorieux ancêtres.» Au surplus, ne me forcez pas à en écrire trop long, -devinez ce que je n’avoue pas ouvertement: «M. le comte de Boissieux, -dont vous paroissés estre contens, vous expliquera plus au long les -intentions de Sa Majesté.» - - * * * * * - -Le général français se trouvait aux prises avec les plus graves -difficultés, suscitées en partie par la réapparition de Théodore. Depuis -son départ de Solenzara, le roi en exil avait mené l’existence la plus -étrange. Des émissaires génois le suivent pas à pas et le font à -plusieurs reprises arrêter. A Florence, à Rome, à Paris, en Hollande, il -doit se cacher pour échapper à leurs dénonciations et même à -l’assassinat, car sa tête a été mise à prix. Emprisonné pour dettes à -Amsterdam, il réussit à se faire rendre la liberté et organise une -compagnie commerciale, commanditée par des négociants hollandais, qui se -chargera d’exploiter la Corse. Il enverra à ses sujets des munitions et -des approvisionnements; ceux-ci le rembourseront en huile, châtaignes et -autres produits. Mais les trois navires qu’il affrète ne peuvent -débarquer leur cargaison; lui-même avec le vaisseau l’_Africain_ parut -devant Sorraco près de Porto-Vecchio, mais il ne tarda pas à filer sur -Naples (septembre 1738), pendant que le comte de Boissieux prescrivait -de «courre sus» à ceux de sa suite et à ses partisans. Entouré d’espions -et de traîtres, Théodore se confine en Italie dans une mystérieuse -retraite et s’efforce de réchauffer le zèle de ses partisans par des -lettres que son neveu Frédéric apporte aux chefs. Vains efforts, qui ne -se prolongeront pas au delà d’une année. - -D’autre part, M. de Boissieux devait tenir tête aux exigences -croissantes des commissaires de Gênes qui le sommaient d’intervenir plus -activement. Ne voulant pas sortir de la réserve que les instructions -dont il était porteur lui recommandaient avec insistance, il décida -seulement de procéder au désarmement des habitants. Mais les troupes -françaises du capitaine Courtois, envoyées dans ce but à Borgo, durent -battre en retraite du côté de Bastia, harcelées par les Corses qui les -poursuivirent jusqu’au delà de la plaine de Biguglia (13 décembre 1738). - -Cette défaite des Français, à laquelle les insulaires donnèrent le nom -de _Vêpres corses_--mot impropre, car il n’y eut pas de guet-apens comme -en Sicile,--stupéfia le cabinet de Versailles moins qu’elle ne l’ennuya. -M. de Boissieux fut aussitôt rappelé et remplacé par le marquis de -Maillebois. Il était malade quand il apprit sa disgrâce et n’y survécut -pas. Il mourut à Bastia, dans la nuit du 1ᵉʳ au 2 février 1739, et fut -inhumé dans l’église Saint-Jean où son tombeau subsista jusqu’en 1793. - -Le comte de Maillebois, qui lui succéda à la tête des troupes françaises -de Corse, imita sa prudence. Pourtant il ne fallait pas, sous prétexte -de mansuétude, imposer à l’armée française une inaction pouvant porter -atteinte à son prestige aux yeux des rebelles et aux yeux des Génois. -Après avoir lancé une proclamation où il affirmait n’avoir «d’autre vue -que le bonheur et la tranquillité du pays», il entra en campagne et -décida de porter les armes jusque dans les cantons montagneux de -l’intérieur. La Balagne, où Frédéric de Neuhoff, neveu du roi Théodore, -prêchait et organisait la résistance, fut assez facilement réduite: la -prise de Lento et de Bigorno assura l’occupation presque complète de la -vallée du Golo. Puis Maillebois se rendit à Corte: tout le nord de l’île -était pacifié et même désarmé. La résistance fut plus longue dans le -sud, encombré de montagnes et de rochers, et surtout dans le canton de -Zicavo, où Frédéric s’était réfugié, dominant la vallée du Taravo. -Maillebois n’y entra qu’à la fin de septembre. Frédéric et ses partisans -durent quitter la Corse (1740). Dès le mois de juillet précédent, -Giacinto Paoli, Giafferi et Luca d’Ornano étaient partis pour Naples. - -Maillebois se hâta de proclamer que la pacification était achevée. Il -s’efforça de gagner les sympathies des Corses par sa modération et son -équité; il leva un régiment spécialement composé d’insulaires, auquel on -donna le nom de Royal-Corse. Il s’enferma dans Calvi: admirant la -fertilité et l’heureuse situation de la Balagne voisine, «il en fit des -rapports à son gouvernement, appelant son attention sur l’intérêt qu’il -y aurait à s’y établir». Lui aussi voit clair et juste et entrevoit les -solutions inévitables. Les 8.000 hommes de troupes françaises que Gênes -entretient n’ont pacifié que les côtes et leur établissement dans l’île -n’est que provisoire; si les Français se retirent, les Corses, restés -maîtres de l’intérieur, remporteront sur les Génois des victoires -décisives et les chasseront de l’île, qui sera perdue pour la République -sans compensation. «L’intérêt certain de la République était de se -défaire de la Corse au meilleur prix. Il n’importait que de le lui faire -comprendre[G].» - - - - -XVII - -LA CORSE PENDANT LA GUERRE DE LA SUCCESSION D’AUTRICHE - - _Les progrès de l’influence française.--La dernière aventure du roi - Théodore.--Intrigues anglaises, sardes et autrichiennes._ - - -M. de Campredon, vieilli, ne suffisait plus à l’activité que réclamaient -les événements nouveaux. Il demanda à se retirer (juin 1739) et fut -aussitôt remplacé par M. Chaillon de Jonville, gentilhomme ordinaire de -la maison du roi, ancien ministre à Bruxelles. Rien à signaler dans les -instructions qui lui furent remises le 24 juin 1739: c’est à peine s’il -y est question de la Corse. Mais dès qu’il fut arrivé à Gênes, en -janvier 1740, il reçut du secrétaire d’État des Affaires étrangères, -Amelot, des lettres plus précises et un mémoire très détaillé sur ce -sujet. L’objet de sa mission était d’ouvrir avec le Sénat une -négociation sur les conditions de l’intervention française en Corse. Le -gouvernement de Versailles, désireux de terminer «une affaire aussy -épineuse», réclame toute sa liberté d’action. Les troupes génoises -évacueraient entièrement toutes les places et forteresses de la Corse -«qui seraient remises entre les mains du Roi et y mettrait des -garnisons». Tout se ferait en son nom: il administrerait la justice, il -y réglerait les subsides que l’île devrait payer chaque année; en un -mot le roi de France agirait «comme s’il en estoit le seul souverain». - -Il faut prévoir une certaine résistance de la part des Génois, «soit par -leur défiance naturelle, aussi bien que par leur jalousie, soit par la -crainte qu’ils auroient de nostre bonne foy». Forts de la situation, qui -nous est entièrement favorable, il faut les mettre «au pied du mur», les -menacer de retirer entièrement nos troupes et les rendre responsables de -tous les événements qui peuvent arriver: «on s’en prendra à eux si -quelque autre puissance s’emparait de l’île et on les regarderait comme -y ayant eu part eux-mêmes, dont le Roy ne pourrait qu’en tirer raison -_sur les Estats mesmes de la République_». - -Cette fois la menace n’est même plus déguisée. Mais, de même qu’en -ménageant les Corses il avait fallu--et telle avait bien été la -politique du comte de Boissieux--apaiser les susceptibilités génoises, -de même il fallait aujourd’hui prendre garde, en négociant avec les -Génois, de ne pas effaroucher les Corses. Aussi Amelot exige-t-il -expressément que rien ne transpire des conversations qui vont être -engagées: la République ne devra nommer qu’un petit nombre de -commissaires, qui seront «d’une extrême prudence» et «capables surtout -d’un secret à toute épreuve». - -Lorsque M. de Jonville eut fait connaître les propositions de son -gouvernement, le Sénat de Gênes nomma deux commissaires pour suivre avec -lui la négociation: Jean-Baptiste Grimaldi et Charles-Emmanuel Durazzo. -Bientôt ils laissèrent entendre--et le ministre de la République à -Versailles, Lomellini, agissait dans le même sens,--que les conditions -du gouvernement français ne pouvaient pas être acceptées intégralement. -Ils demandèrent une intervention combinée des troupes françaises et des -troupes impériales, espérant ainsi neutraliser ces deux influences l’une -par l’autre. - -Sur ces entrefaites l’empereur Charles VI mourut (20 octobre 1740) et -l’ouverture de la succession d’Autriche apporta d’autres préoccupations -aux Etats européens. Du moins la France essaya-t-elle encore de profiter -des embarras de l’Autriche, comme elle avait fait une première fois -après les événements de 1732. M. de Jonville proposa au Sénat de laisser -dans l’île, _aux frais de la France_, l’armée de M. de Maillebois, à -condition que les Génois lui remettraient en dépôt quatre places de -l’île--Ajaccio, Calvi avec la tour de Girolata, la tour de Porto, le -village de Piana,--construiraient deux ponts--sur le Liamone et sur -l’Otta,--fourniraient enfin aux soldats français les lits, le bois, les -tables et tous les ustensiles nécessaires. Le Sénat faisant des -difficultés, Louis XV rappela M. de Maillebois qui alla combattre en -Bohème (mai 1741). - -Les Français laissaient l’île pacifiée mais non soumise: les Corses ne -voulaient à aucun prix accepter la domination de Gênes. Si la présence -des troupes françaises les avait contenus jusqu’alors, ils reprirent sur -plusieurs points, dès 1742, les hostilités contre la République. Ce fut -en vain que le Sénat et ses commissaires généraux multiplièrent les -règlements, les _perdoni_ et les _concessioni_: ils ne purent décider -les Corses à déposer les armes. C’était, semble-t-il, la fin de la -domination génoise, d’autant plus que Théodore de Neuhoff reparut -soudain en 1743. - - * * * * * - -Ses deux échecs n’avaient fait qu’augmenter sa popularité et la -caricature s’était emparée de lui. Une gravure allemande ridiculisait - - Le satyre corse visionnaire - ou - le rêve à l’état de veille, - dont l’image représente - dérisoirement - Théodore, - premier et dernier en sa personne, - pseudo-roi des Corses rebelles. - -Mais si les uns se moquaient, d’autres croyaient vraiment à la réussite -ou à l’influence du baron de Neuhoff: la sous-prieure du couvent des -Saints Dominique et Sixte, Madame Angélique Cassandre-Fonséca, qui -dirigeait les affaires politiques du baron à Rome et en faisait «un -martyr, grand soldat du Christ»;--François, duc de Lorraine et beau-fils -de l’empereur, qui avait jeté ses vues sur la Corse et, après s’être -servi en 1736 du louche Humbert de Beaujeu, avait en 1740 recours à -Théodore lui-même et lui promettait 1.500 fusils..... La mort de Charles -VI coupa court à ces projets. Le roi de Corse s’adressa alors à la -France, par l’intermédiaire de son beau-frère, Gomé-Delagrange, -conseiller au Parlement de Metz: il essayait «l’escroquerie politique» -après l’escroquerie commerciale. On refusa de l’entendre et c’est alors -que la guerre de la succession d’Autriche, en brouillant les puissances -européennes, mit l’aventurier au premier plan. - -Au mois de janvier 1743, un navire de la Majesté britannique, le -_Revenger_, parut dans la Méditerranée. Sous le couvert du pavillon -anglais, muni d’un passeport de lord Carteret, le baron Théodore de -Neuhoff, souverain de la Corse, allait reconquérir son royaume. Une -proclamation fut distribuée aux rebelles: elle produisit un médiocre -effet; d’autant plus que Sa Majesté ne consentit pas à débarquer: elle -répugnait à l’idée de coucher sur la dure, dans le maquis, avec ses -farouches sujets. Théodore parut à peine sur les côtes de la Balagne et -distribua quelques munitions; une nuit, le commandant anglais le ramena -sur le rivage de Toscane, à l’embouchure de l’Arno. Le roi se hâta de -gagner Florence, pour continuer ses intrigues et battre monnaie au moyen -des plus savantes manœuvres de chantage. - - * * * * * - -Pendant que se poursuit «le roman de sa vie», on voit se nouer autour de -la question corse le réseau compliqué des combinaisons diplomatiques. Ce -sont les menées de l’Angleterre qui apparaissent d’abord, pendant la -guerre de la succession d’Autriche, comme les plus significatives et les -plus dangereuses. Les Anglais ont compris, bien avant Nelson, -l’importance du golfe de Saint-Florent, où l’on pourrait entretenir -«nombre de gros vaisseaux qui seront toujours en vedette sur Toulon» et, -dans le début, il ne s’agit de rien moins que de «conquérir» la Corse. -Théodore essaie de séduire le représentant anglais en Toscane, Horace -Mann: celui-ci, par curiosité et par désœuvrement, consentit à avoir -plusieurs entretiens avec un personnage qui l’intriguait; il eut tôt -fait de s’apercevoir que Théodore n’était qu’un «babillard» et il -conseilla à son ministre de ne faire aucun fonds sur lui. - -Lâché par l’Angleterre, Neuhoff essaya de s’imposer à la Cour de Turin: -Charles-Emmanuel III, dont les ambitions commencent à s’étendre au delà -des limites étroites du Piémont et qui, doué d’un fort appétit, ne -demande qu’à se mettre à table pour manger l’Italie feuille à feuille, -aurait volontiers commencé par la Corse le démembrement de Gênes et la -conquête de la péninsule entière. On voit poindre ainsi dès le <small>XVIII</small>ᵉ -siècle l’idée de l’unité de l’Italie sous le drapeau de la maison de -Savoie,--les dépêches du comte Lorenzi, envoyé de France à Florence, -sont particulièrement caractéristiques à cet égard. Or dans ces -espérances grandioses, le roi de Sardaigne sera de bonne heure soutenu -par l’Angleterre, «qui voudrait le rendre très puissant pour en faire -une digue contre la France» (lettre de Poggi, consul de Naples à Gênes, -en date du 4 janvier 1744).--Mais on n’a pas confiance en Théodore, dont -les prétentions paraissent excessives et les promesses vaines et, tandis -qu’il écrit au marquis d’Ormea, on écoute plus volontiers Dominique -Rivarola, d’origine corse, un traître et un intrigant, qui jouit malgré -tout d’un certain crédit auprès de ses compatriotes et se fait fort -d’introduire les étrangers dans sa patrie. - -Restait l’impératrice Marie-Thérèse, dont l’époux François de Lorraine -avait jadis convoité l’île. La famille autrichienne se berça un moment -de l’espoir d’utiliser l’influence du personnage; elle prépara même une -expédition qu’il devait conduire, mais qui ne partit pas. - -Une fois de plus, Théodore avait échoué: mais il avait fort bien vu à -qui il convenait de s’adresser pour réussir. Visiblement une triple -alliance anglo-austro-sarde se nouait en 1744: la Corse en était le -pivot, et ces projets étaient dirigés contre les Bourbons de France et -d’Espagne. Le résultat serait la formation d’une unité italienne au -profit de la Sardaigne et l’attribution de l’île à la maison anglaise de -Hanovre. Toute cette négociation, conduite par lord Newcastle à -Londres, est vraiment, suivant le mot de M. Le Glay, «de l’art dans la -diplomatie». - - * * * * * - -Et les Corses? Que deviennent-ils au milieu de ces partages dont leur -île est l’objet éventuel, au milieu de ces intrigues, de ces ruses et de -ces mensonges? Peuvent-ils se sauver eux-mêmes? Effrayés de tous les -embarras qui les accablent, les Génois ont essayé de s’entendre -directement avec les Corses et préparé un règlement de pacification (3 -août 1744) qu’ils espèrent faire accepter aux révoltés. Ce fut en vain. -La lutte se prolongea sans engagements importants jusqu’en 1745. Cette -année-là, au mois d’août, les Corses élurent pour chefs l’abbé Ignace -Venturini, Jean-Pierre Gaffori et François Matra, avec le titre de -«Protecteurs de la Nation». La mission confiée à ces chefs était plutôt -de porter un remède aux désordres qui désolaient l’île à ce moment; mais -les maladresses du nouveau commissaire général, Stefano Mari, ne -tardèrent pas à déchaîner une guerre ouverte. - -La France sut admirablement profiter de cette situation embrouillée et -déjouer toutes les intrigues. Il fallait à tout prix empêcher -l’établissement en Corse d’une grande puissance maritime, si l’on -voulait sauvegarder la suprématie française dans la Méditerranée, -assurer la défense des côtes de Provence, avoir la route libre vers -l’Orient pour le développement du trafic maritime,--et c’est ce que -comprirent tous les hommes qui dirigèrent pendant cette période la -diplomatie française: Fleury, Chauvelin, Amelot, d’Argenson, Puysieux. -Gênes est obligée de se rejeter dans les bras de la France qui, d’accord -avec l’Espagne, lui garantit au traité d’Aranjuez (17 mai 1745) -l’intégrité de son territoire. Puis M. de Guymont, nommé ministre de -France à Gênes à la place de M. de Jonville, adresse aux peuples de -Corse une proclamation les invitant à se tenir dans le devoir et à se -défier des excitations des ennemis de la République. En fait, on vit les -insurgés corses faire cause commune avec les Autrichiens ou les Sardes, -mais il ne se passa rien d’irréparable en Corse pendant la terrible -guerre où Gênes elle-même faillit périr. - -Au mois de novembre 1745, les Anglais bombardaient et prenaient Bastia: -Rivarola et les chefs insurgés occupaient la ville et la citadelle. Mais -les Bastiais prennent les armes en faveur de la République et chassent -les insurgés. Rivarola revient mettre le siège devant la ville. Il -occupe Terra Vecchia et presse si énergiquement la citadelle de Terra -Nova que sa capitulation parut inévitable. Si l’escadre anglaise de six -vaisseaux qui croisait entre Bastia et Livourne était intervenue -l’événement se serait aussitôt accompli; mais elle ne bougea pas, car le -gouvernement britannique était en ce moment occupé à négocier avec -l’Espagne. Profitant de la mort de Philippe V et de l’avènement d’un -nouveau roi à Madrid, l’Angleterre offrait la paix--et la Corse--à -l’infant don Philippe, dans l’espoir de brouiller les Bourbons de France -et d’Espagne et peut-être aussi d’obtenir d’importantes concessions -commerciales en Amérique. «Un accommodement avec l’Espagne, disait le -duc de Newcastle, est un si grand objet pour l’Angleterre, qu’elle est -résolue de ne pas risquer de le manquer pour une chose qui lui semble de -si peu d’importance comme la Corse.» La question de Gibraltar, que la -cour de Madrid réclamait, fit échouer les pourparlers. Mais, pendant -qu’ils se prolongeaient, l’escadre britannique était restée inactive et -son amiral demeurait sourd aux prières du roi de Sardaigne. «Du moment -qu’ils ne croyaient pas devoir recueillir des bénéfices personnels, les -Anglais n’entendaient pas perdre leur temps à protéger un peuple -gémissant.» - -Le gouvernement français mit ses tergiversations à profit. Sur les -instances de la République de Gênes, une troupe de 500 hommes--Génois, -Français et Espagnols,--fut envoyée le 1ᵉʳ septembre 1747 au secours de -Bastia. Le lieutenant-colonel Choiseul-Beaupré, qui commandait ce -détachement, réussit à repousser Rivarola. L’année suivante, Bastia -devait soutenir un siège autrement meurtrier. Gaffori et Giulani avec -les insurgés corses, le chevalier de Cumiana avec 1.500 hommes, -Piémontais et Autrichiens, et plusieurs batteries d’artillerie, -attaquèrent furieusement la ville. Le duc de Richelieu, ministre -plénipotentiaire à Gênes, envoya en toute hâte M. de Pédemont, officier -du régiment de Nivernais, au secours du commandant génois Spinola; après -une lutte sanglante, le chevalier de Cumiana se retira sur Saint-Florent -(27 mai 1748). Deux jours après, le marquis de Cursay débarquait à -Bastia. Son arrivée rendait impossible tout succès des Austro-Sardes. -Ainsi l’action énergique et décisive de la France terminait la campagne, -et la paix prochaine d’Aix-la-Chapelle (30 octobre 1748) allait ruiner -les convoitises de la Sardaigne et les menées de l’Angleterre[H]. - -Il ne sera plus question du roi Théodore dans l’histoire de Corse. Son -rôle politique est fini, bien qu’il refuse d’abdiquer. Toujours dénué -tout en recevant de fortes sommes de donateurs inconnus, il fait -miroiter aux yeux des marchands ou des - -[Illustration: Bastia: la Citadelle.--_Ibid._: Dans le Vieux Port. (_Ph. -Moretti._) - - Pl. XII.--CORSE. -] - -souverains les avantages à tirer de la Corse, pour peu qu’on le mette en -mesure de la prendre. En fin de compte, il échoue à Londres où il est -bientôt emprisonné pour dettes. Après six ans de détention, bafoué par -les uns, renié par les autres, finalement appelé à bénéficier d’une -libération conditionnelle, il répondit au tribunal qui lui demandait une -garantie: «Je n’ai rien que mon royaume de Corse.» Il signa une cédule -par laquelle il abandonnait ses Etats (24 juin 1755). Et le royaume de -Corse fut légalement et officiellement enregistré pour la garantie des -créanciers du baron de Neuhoff! Les Anglais étaient donc arrivés à leurs -fins: ils avaient l’île, objet de leurs convoitises. Seulement cette -cession n’existait que sur un papier sans valeur. Théodore vécut encore -un an, rejeté en prison, libéré une dernière fois, loqueteux et affamé, -accueilli charitablement par un pauvre tailleur chez lequel il mourut le -11 décembre 1756. Horace Walpole fit graver sur la pierre, dans l’église -Sainte-Anne ce témoignage de compassion railleuse: «Le destin lui -accorda un royaume et lui refusa du pain!» C’est tout ce qui reste de -l’homme qui disputa à Gênes la souveraineté de la Corse! - -Sa mémoire fut ridiculisée. On connaît les sarcasmes de Voltaire. -Ensuite, sur un poème de Casti, Paisiello composa en 1784 un opéra -héroïco-comique, _il Re Teodoro_: Marie-Antoinette le faisait jouer au -théâtre de Versailles et Napoléon l’écoutera dans le palais des -Tuileries, «lui qui aurait pu naître sujet du baron de Neuhoff, si -celui-ci avait réussi et fondé une dynastie»! - - - - -XVIII - -ESSAIS D’ORGANISATION NATIONALE - - _Administration du marquis de Cursay.--Gaffori et la consulte - d’Orezza.--A la recherche d’un chef: l’affaire de Malte.--La - consulte de Caccia et l’entrée en scène de Pascal Paoli._ - - -En 1748, un corps de troupes françaises avait débarqué en Corse, sous -les ordres de M. de Cursay. Il y demeura jusqu’en 1753 et gouverna le -pays pendant ce temps. Les commandants des postes établis dans l’île -rendaient la justice et percevaient les impôts: la souveraineté se -trouvait, pour ainsi dire, en dépôt entre leurs mains. Situation -singulière, qui s’expliquait par le rôle d’arbitres et de pacificateurs -entre Corses et Génois qu’ils avaient assumé, mais instable et -périlleuse. - -M. de Cursay était un homme bienveillant et juste: «il gouverna l’île, -dit Cambiaggi, avec une grande sagesse». Recherchant les causes -profondes du désordre où la Corse se trouvait d’une façon permanente, il -«connut bien vite que tout ce qui était dans l’île avait un intérêt réel -à maintenir la révolte»: les fonctionnaires génois, parce qu’ils -pouvaient à la faveur du désordre continuer leurs malversations;--les -chefs du peuple, pour dominer et s’enrichir;--les autres, pour vivre -dans l’indépendance. «Il avait donc, écrit Pommereul, deux partis à -gagner, les chefs et le peuple: pour faire un projet solide, il fallait -que les chefs lui répondissent du peuple, et le peuple des chefs.» - -Il commença par le peuple et, sachant que les abus dans l’administration -de la justice avaient été la principale cause de la révolte, il voulut -être un juge intègre et sévère. Les administrateurs des pièves -imitèrent, comme il arrive, la conduite du chef suprême et le peuple -connut une tranquillité dont il n’avait plus l’habitude: il se reprit à -respirer et à espérer et, par delà la personnalité du marquis de Cursay, -le nom de la France excita l’admiration et l’amour. Ayant ainsi agi sur -le peuple, Cursay réunit les chefs à Biguglia et se fit remettre toutes -les places dont ils s’étaient emparés; mais il eut l’art de le faire -avec leur assentiment, et pareille mesure ne se présenta pas sous les -apparences d’une vengeance administrative. - -L’ordre et la paix réapparurent dans l’île. «Il y fit régner la plus -exacte justice, et fut encore plus aimé qu’il ne fut craint. Il fit -construire des pontons, raccommoder des ports. Il leva des impôts en -plus grande quantité que ceux qu’avait jamais établis la République, -sans pour cela mécontenter la nation. Il fit enfin tout ce que le -souverain le plus intelligent peut faire pour un peuple qu’il aime.» -Précurseur de la domination française, initiateur des mesures que les -intendants prendront après 1769, véritable despote éclairé, il mérita la -reconnaissance de la Corse et de la France. Il s’attacha à toutes les -branches de l’administration et tenta de greffer sur une vie économique -renaissante un développement intellectuel digne de ce peuple que tant de -luttes avaient détourné de la littérature. Il fait représenter devant -lui un drame de Marco-Maria Ambrosi, fils du fameux Castineta, intitulé -_Lavinia_. L’Académie des Vagabonds, fondée à Bastia en 1659 et dont -l’éclat avait été éphémère, fut rétablie en 1750 et proposa un prix -d’éloquence dont le sujet était cette question: «Quelle est la vertu la -plus nécessaire au héros, et quels sont les héros à qui cette vertu a -manqué?» J.-J. Rousseau concourut en 1751 pour ce prix. La disgrâce du -marquis de Cursay et les nouveaux troubles qui agitèrent la Corse -détruisirent l’Académie, «espèce d’établissement qui ne peut subsister -qu’avec la paix». - -Car les Génois ne tardèrent pas à se montrer jaloux de M. de Cursay: son -administration, comme dit Pommereul, «faisait la satire de la leur» et -ne pouvait leur convenir. En offrant aux Corses le modèle d’un -gouvernement ferme, sage et modéré, tel que Gênes n’en avait jamais -adopté, il préparait de nouvelles révoltes à la République «et lui -enlevait réellement les Corses en tâchant de les lui soumettre». Gênes -se plaignit à la Cour de France, qui fit passer en Corse le marquis de -Chauvelin, officier de carrière, ambassadeur à Gênes, chargé pour la -circonstance du commandement supérieur des troupes françaises avec le -grade de lieutenant général. Il avait pleins pouvoirs et M. de Puysieux, -secrétaire d’Etat des Affaires étrangères, lui transmettant les -instructions du comte d’Argenson, lui recommandait de traiter «dans des -lettres séparées» tout ce qui aurait rapport aux affaires de Corse: -c’était montrer l’intérêt que l’on y attachait en haut lieu. - -M. de Chauvelin sut répondre à la confiance du ministre; il se montra -dès le premier jour organisateur éminent, rédigeant de nombreux mémoires -sur l’administration de la Corse, sur les moyens de la pacifier, et se -tenant sans cesse en correspondance avec le gouvernement. Mais il crut -habile de rendre aux Génois la garde des ports en laissant aux Français -l’administration de la justice, source de conflits évidents: ou -l’autorité de M. de Cursay s’arrêtait aux ports, et alors les -malfaiteurs pouvaient à leur gré entrer dans l’île ou en sortir, tant -les Génois faisaient mauvaise garde, ou M. de Cursay possédait -l’administration générale de la justice et devait commander également -dans les ports. - -En attendant, Gênes essaya de profiter de l’œuvre de pacification -réalisée par M. de Cursay et feignit de considérer les Corses comme -soumis à la République. Un voyage de M. de Grimaldi dans l’intérieur lui -fit voir son erreur: il trouva tous les passages fermés et fut obligé de -revenir honteusement à Bastia. Il fallait à tout prix se débarrasser du -marquis de Cursay. On y parvint à la fin de 1752, lorsque furent -terminées les négociations entamées avec les deux commissaires génois, -Charles-Emmanuel Durazzo et Dominique Pallavicini. M. de Grimaldi et -Chauvelin se transportèrent en Corse. On suscita des difficultés à M. de -Cursay, on le calomnia, on l’accusa de fomenter la rébellion et -d’aspirer à la royauté. Il fut arrêté et emprisonné à Antibes; son -innocence ne tarda pas à être reconnue et il alla commander en Bretagne -et en Franche-Comté. La convention de Saint-Florent (6 sept. 1752) avait -réglé les rapports de Gênes et de la France: l’administration de l’île -était rendue aux Génois sous la garantie du roi qui leur donnerait un -subside pour l’entretien des troupes par lesquelles ils remplaceraient -peu à peu les troupes françaises. Solution précaire, essentiellement -provisoire, qui ne réglait rien et remettait tout en question. - - * * * * * - -Le départ de Cursay exaspéra les Corses, mais ne les prit pas au -dépourvu: ils entendaient avoir le dernier mot et s’étaient organisés -pour la lutte. Dès le mois de juin 1751, le général des Corses, Gaffori, -qui apparaît au premier plan de l’histoire insulaire, avait provoqué une -consulte à Orezza et organisé un gouvernement dont l’autorité devait, le -moment venu, se substituer à celle des Français. Les Français présents, -ce gouvernement n’existait pas, à proprement parler; les Français -partis, il était prêt à fonctionner. - -Ce gouvernement devait se composer:--1º d’une cour suprême jugeant sans -appel dans toutes les affaires civiles et criminelles et pouvant -prononcer la peine de mort, sauf confirmation des généraux;--2º d’une -junte de cinq membres (_sindicatori_), chargée de veiller sur la -conduite des officiers et des magistrats, afin d’empêcher tout abus de -pouvoir;--3º d’une junte des finances, chargée d’assurer la rentrée des -revenus publics: impôt de 26 sous par feu, condamnations prononcées par -les tribunaux, etc.; le trésorier général ne pourrait disposer d’aucune -somme si elle n’était d’abord ordonnancée par 4 membres sur 6 qui -composaient la junte;--4º d’une junte de guerre, composée de 12 -membres.--Sous les ordres de cette junte de guerre, les commandants des -pièves (2 par piève exerçant l’autorité à tour de rôle, se relevant de -mois en mois), dirigeaient les capitaines des paroisses. Ceux-ci -devaient intervenir dans toutes les disputes, arrêter les délinquants, -faire exécuter les sentences des magistrats, condamner à l’amende les -fusiliers qui ne prendraient point part aux marches commandées. Dans -chaque piève, un auditeur, assisté d’un chancelier, devait juger toutes -les affaires civiles ne dépassant pas 30 livres, sous réserve d’appel à -la Cour suprême. Une loi rigoureuse était annoncée pour la répression -des crimes. Les généraux gardaient le droit de convoquer les -assemblées. - -De la consulte d’Orezza était sorti un véritable gouvernement -«révolutionnaire» qu’il sera curieux de rapprocher des mesures prises -par Paoli. Inspiré par les circonstances, il rappelle l’organisation du -parti protestant en France avant Richelieu. - -Or cet organisme entra en fonctions lorsque les troupes françaises -eurent quitté la Corse: dès la fin de 1752 les tribunaux se dressaient, -les magistrats rendaient la justice, la junte de guerre ordonnait des -marches, aussitôt exécutées par les commandants des pièves, les députés -aux finances recueillaient les impôts. _Principato nascente_, s’écriait -le commissaire Grimaldi; et il ajoutait: «Ce n’est encore qu’une -ébauche, mais les lignes se distinguent nettement et il sera facile de -l’améliorer de jour en jour.» Les améliorations devaient venir en effet, -et l’une des premières fut la création d’un tribunal d’inquisiteurs -chargé de surveiller les relations des Corses avec les villes et, par ce -moyen, de couper court aux intrigues toujours à craindre des autorités -génoises. - -La Corse était maîtresse d’elle-même. Le péril était grand pour la -République. Pour le conjurer, Grimaldi ne trouva rien de mieux que de -faire assassiner Gaffori (3 octobre 1753). Lui mort, pensait-il, son -œuvre périssait: le nouveau principat était tué dès sa naissance. Il ne -se trompait qu’à moitié: l’homme étant difficile à remplacer, on ne le -remplaça pas, et, au lieu d’un chef imposant sa volonté, on eut une -régence de quatre membres--Clément Paoli, fils de Giacinto, Tommaso -Santucci, Simon Pietro Frediani et le docteur Grimaldi,--qui, n’ayant -pas d’unité de vues, manquait d’initiative et devait bientôt manquer -d’autorité. - -L’«anarchie spontanée» éclatait dans l’île et se répandait de proche en -proche. Le magistrat suprême et les magistrats des provinces n’étaient -plus obéis. Les assassinats se succédaient; au sein des consultes, les -partis s’excommuniaient et les Génois assistaient à la décomposition de -l’unité matérielle et morale que Gaffori avait un moment réalisée: les -Corses étaient impuissants et découragés. On parlait bien d’établir des -patrouilles, de séquestrer les dîmes des évêques, de confisquer les -biens des Génois. Chansons que tout cela! disait Grimaldi, _le passioni -non gli permottono una divisa stabile_. Quelques expéditions militaires -n’eurent pas de succès, les trahisons se multipliaient. Le désir d’union -était d’autant plus vif chez les patriotes et le vœu des patriotes était -unanime: ils voulaient un chef suprême à la tête des affaires. - - * * * * * - -Dès le début de 1754 les Corses résidant à Rome, dont quelques-uns -étaient de véritables personnages, avaient songé à profiter de leurs -relations pour affranchir leur île de la domination génoise, même en lui -donnant un maître étranger. Le chanoine Giulio Natali, d’Oletta, en -particulier, l’auteur du _Disinganno intorno alla guerra di Corsica_, -alors auditeur du cardinal Ferroni, ne pouvait contenir son indignation -depuis l’assassinat du général Gaffori. Lié avec le marquis Solari, -ministre de Malte auprès du Saint-Siège et bailli de l’ordre, il -s’entretenait avec lui des moyens d’assurer à leur patrie une libération -définitive et peu à peu ce plan fut conçu: placer la Corse sous -l’autorité du grand maître de l’ordre de Malte. La Corse trouverait dans -cette réunion un accroissement de forces, et l’ordre tirerait parti des -ports et des forêts de l’île; l’esprit militaire des insulaires lui -assurerait d’autre part de nombreux et vaillants soldats. L’abbé Louis -Zerbi, qui gérait à Livourne les intérêts de ses compatriotes, fut -chargé de la négociation: muni d’une lettre de créance du magistrat -suprême et d’une lettre de Solari, il partit pour Malte et traita -directement avec le Grand Maître de l’ordre, qui était alors Pinto. Une -convention fut conclue, aux termes de laquelle l’ordre de Malte -donnerait au gouvernement corse une somme suffisante pour entretenir 600 -hommes de troupes, fournirait des armes et assurerait aux Corses la -protection des puissances étrangères. En revanche les Corses -s’engageaient à se rendre libres eux-mêmes; leur liberté une fois -reconquise, ils convoqueraient une diète générale et proclameraient la -religion de Malte souveraine de l’île. Tous les privilèges de la nation -seraient d’ailleurs respectés et accrus. - -Malgré toutes les précautions prises pour envelopper la négociation de -mystère, elle ne put rester tellement secrète qu’Antonio Colonna de -Bozzi, qui se trouvait alors à Livourne, n’en apprît quelque chose. Il -s’embarqua pour Malte, et obtint pour ses concitoyens 30.000 piastres -qui contribuèrent à soulager les besoins de la nation. Mais son crédit -baissa dès qu’on aperçut que des préoccupations personnelles se mêlaient -à un sincère amour de la patrie. Il espérait que l’ordre de Malte, après -avoir pris possession de la Corse, y rétablirait l’ancienne noblesse des -Cinarchesi. Or les populations corses n’entendaient pas se soustraire à -la domination des Génois pour se replacer sous celle des Cinarchesi, -contre lesquels ils avaient imploré autrefois l’assistance de la -République. Antonio Colonna se trouva bientôt isolé. - -Au surplus le projet s’en allait en fumée, malgré le zèle infatigable de -Zerbi, qui «se croit le premier homme de la Corse» et n’est qu’«une -taupe et un ignorant». Le gouvernement de Malte est mille fois pire que -celui de Gênes. «Les Maltais sont plus misérables que nous. Au lieu -d’être commandés par 40 ou 50 familles génoises, nous serions commandés -par tous les meurt-de-faim de l’Europe, comme cela se passe à Malte, -dont le peuple est le plus esclave de l’Europe; personne n’y ose mettre -son chapeau devant un chevalier, et chaque année on expurge l’île des -maris jaloux pour les éloigner de leurs femmes.» Qui parle ainsi, avec -ce mélange d’humour et de colère? le plus jeune des fils de Giacinto -Paoli,--il était né à Morosaglia en avril 1725,--Pascal Paoli, -sous-lieutenant au service du roi des Deux-Siciles. Il suit avec une -attention impatiente les démarches entreprises par Natali et Zerbi -auprès de la Religion de Malte, il se rend de Longone à Porto-Ferrajo -pour joindre Zerbi, il lui montre l’inanité, le ridicule même du projet -maltais. Il parle avec d’autant plus de chaleur que les Corses ont jeté -les yeux sur lui: des lettres pressantes et réitérées lui parviennent du -colonel Fabiani, de Mariani, du chanoine Orticoni, des principaux de -l’île. Giacinto s’alarme, mais Pascal est enthousiaste. - - * * * * * - -Car il faut définitivement abandonner la légende d’un Pascal Paoli, -travaillant à Naples, sans trop songer à la Corse et hésitant à répondre -aux vœux de ses concitoyens. En réalité il a compris de bonne heure le -rôle qu’il pouvait jouer dans sa patrie et il s’y est préparé. Il -demande à son père en novembre 1754 de lui acheter des livres pour se -former à la science du gouvernement et pour surveiller avec compétence -l’exploitation des mines. Ces livres sont: le _Parfait Ingénieur_, les -_Histoires_ de Rollin, l’_Esprit des Lois_, les _Considérations sur les -causes de la grandeur des Romains et de leur décadence_. L’exploitation -des mines lui tient à cœur, il visite les exploitations de l’île d’Elbe, -il reçoit des renseignements de Marco-Maria Ambrosi, un des esprits les -plus distingués de la Corse, qui mourut malheureusement avant le retour -de son ami dans l’île. Paoli, qui a déjà rédigé un projet de -gouvernement, dresse un plan d’opérations militaires un peu -présomptueux. Enfin il part pour la Corse où il arrive, soit au -commencement de juillet, soit à la fin d’avril. - -Dès le 21 avril, une consulte tenue à Caccia promulgue une série -d’«établissements, règlements et décrets» qui achèvent l’œuvre ébauchée -à Orezza. L’exercice de la justice est réglé dans tous ses détails. Le -fonctionnement en est assuré dans chaque piève par un juge rétribué mais -révocable en cas de prévarication. Au-dessus sont les tribunaux des -provinces et le Magistrat suprême, corps judiciaire et politique tout à -la fois. La loi annoncée à Orezza pour la répression des crimes fut -publiée à Caccia, et rien ne montre davantage le lien entre les deux -consultes: la seconde tient les promesses de la première. L’assassinat -est puni de mort et la famille de l’assassin est chassée du royaume sans -espoir de retour.--Mais en même temps qu’un Code, ces «établissements» -présentent un enseignement moral et civique, montrant le mal qu’est -l’assassinat, réprouvant le faux point d’honneur par où se perpétuent -des vengeances qui ensanglantent et déshonorent le pays: _non è bravura, -ma vero brutalità_. De ces principes doivent s’inspirer _les paceri_, -amiables compositeurs ou arbitres criminels, institués dans chaque piève -pour prévenir le mal et l’arrêter à ses débuts. Un tribunal -d’inquisiteurs, renouvelé de Gaffori, juge en secret. - -Pour exécuter les sentences des magistrats, pour garder le château de -Corte et la tour de l’île Rousse--par où seulement les Corses pouvaient -communiquer avec l’Italie,--la consulte avait décrété la création d’une -troupe soldée, soumise à une discipline régulière. Non pas que le -principe fût abrogé suivant lequel tout Corse était soldat; mais la -troupe soldée présentait cet avantage d’être prête à toute réquisition -et les populations se trouvaient déchargées d’autant.--Il y avait de ce -fait une augmentation d’impôts: deux livres par feu, au lieu de 26 sous -fixés à Orezza; mais les fonctions publiques sont gratuites et le bilan -des recettes et des dépenses, qui se publiera tous les six mois, fera -connaître à tous le bon emploi des deniers publics. - -Ainsi, finances et armée, police et justice, la consulte de Caccia avait -tout organisé. Le nouveau gouvernement recevait, pour accomplir son -œuvre, un instrument tel qu’aucun régime n’en avait possédé avant lui. -Désormais la Corse pouvait s’orienter vers de nouvelles destinées. -_Subditi naturali_, disaient les Génois; _subditi convenzionati_, -ripostaient les Corses. On discutait sur ces deux adjectifs. La consulte -de Caccia changea la question. «Nous transférons, dit-elle, le domaine -de l’île au Magistrat suprême (c’est-à-dire à la représentation -nationale). Les membres qui le composent forment le corps de la nation -et ont le domaine de l’île tout entière.» La souveraineté nationale -était affirmée et tout vasselage aboli. Au lieu de marcher à la suite de -la Sérénissime République, la Corse suivra désormais sa propre voie. - -A quel chef confiera-t-on cet instrument d’où la Corse régénérée attend -son salut? Le commissaire de Gênes, Giuseppe-Maria Doria, parle dans la -même lettre de la consulte de Caccia et du jeune Pascal Paoli, dont le -crédit augmente chaque jour dans l’esprit des rebelles. A peine -débarqué, il seconde son frère dans ses expéditions, établit une -poudrerie, parle de l’exploitation des mines et se flatte qu’on le -proclamera général. Sa candidature est posée[I]... L’élection se fit le -13 juillet 1755 à San Antonio della Casabianca. Seize pièves en tout y -prirent part: les délégués votèrent pour Pascal Paoli. Il accepta et -prêta serment. La Corse avait trouvé le chef qu’elle cherchait. - - - - -XIX - -LE GÉNÉRALAT DE PASCAL PAOLI[J] - - _Une «République» corse au XVIIIᵉ siècle.--Les tentatives - séparatistes.--Le développement économique et la vie - intellectuelle.--J.-J. Rousseau et la Corse._ - - -Avec Pascal Paoli la Corse entre dans la période héroïque de son -histoire. Elle cherche à se rendre libre, à échapper à la domination -française aussi bien qu’à la domination génoise. Ce sera l’éternel titre -de gloire de Paoli aux yeux des insulaires que d’avoir incarné, pendant -la première partie de sa vie, ce beau rêve d’indépendance. Ses -contemporains le dépeignent d’un extérieur imposant, énergique et calme, -avec une parole assurée qui inspirait la confiance. Il a lu Montesquieu -et considère la séparation des pouvoirs comme le principe de toute -organisation politique. Mais ce n’est point un théoricien cherchant à -appliquer à un Etat quelconque des idées «philosophiques»: il travaille -pour la Corse, dont il connaît l’état misérable, le passé trouble et les -besoins précis. Eloigné de sa patrie, il est resté en relations avec les -«patriotes», il a reçu des conseils et des encouragements, il a rédigé -des projets de constitution, il n’arrive pas «les mains vides». Il -n’apportait avec lui, écrit à tort Gregorovius, suivi par la plupart des -historiens, «que son patriotisme, sa volonté énergique et sa philosophie -humanitaire, et c’est avec ces moyens qu’il entendait délivrer un peuple -primitif, presque entièrement sauvage, déchiré par les guerres -intestines, le banditisme et la _vendetta_, et le transformer en une -société politique et morale. Ce problème étrange, sans précédents dans -l’histoire du monde, allait pourtant être résolu aux yeux de l’Europe, -dans un temps où des peuples civilisés l’avaient tenté en vain». -Problème étrange, en effet, mais les données sont mal posées et il est -des «précédents» dont il faut tenir compte, en se référant notamment à -l’œuvre des consultes d’Orezza et de Caccia. - -Le peuple était souverain. Pas de droit divin qui annihilât son pouvoir; -pas de droit d’occupation en faveur d’une dynastie. Cette autorité -souveraine, le peuple la délègue à ses représentants, qui forment la -Consulte, et la Consulte, étant le peuple, exerce tous les pouvoirs; -mais, déléguant à son tour l’exécutif et le judiciaire, elle se réserve -seulement le pouvoir législatif. Cette assemblée comprend -essentiellement des élus du peuple: les uns nommés dans le but précis -d’aller siéger à la Consulte, les autres membres de droit parce que le -peuple les avait choisis préalablement pour remplir d’autres charges. -Parfois on y voit figurer des ecclésiastiques, quelques hauts magistrats -sortis de charge, des personnages considérables: en 1762 on convoque les -fils et les frères de ceux qui ont versé leur sang pour la patrie, en -1763 les vicaires forains et les curés des chefs-lieux de pièves, en -1765 «les patriotes les plus zélés et les plus éclairés». Assemblées -parfois trop nombreuses où les délibérations étaient confuses. Une -réglementation plus stricte fut prise en décembre 1763: deux ou trois -membres par province, élus par les magistrats provinciaux (une -vingtaine), un représentant du peuple élu dans chaque piève par les -procureurs (60), les présidents de province (10). Le suffrage indirect -remplaçait le suffrage direct et cette organisation fut à peu près -observée depuis 1764. Les Consultes se réunissaient une fois par an pour -une durée très courte (deux ou trois jours) et généralement à Corte, où -Paoli établit le siège du gouvernement. Elles approuvaient les actes du -gouvernement, votaient les impôts, nommaient et contrôlaient les -fonctionnaires. - -De la Consulte émanait le Conseil d’Etat ou Conseil suprême (_Consiglio -supremo_). Celui-ci était composé du Général, président-né de ses -libérations, de plusieurs conseillers et du grand chancelier. Au début -les conseillers sont extrêmement nombreux et ils forment deux -catégories: 36 présidents et 108 consulteurs, formant ensemble les trois -chambres de justice, de guerre et de finances. Chaque président n’exerce -effectivement le pouvoir que pendant un mois par an, chaque consulteur -pendant dix jours seulement, de sorte qu’à tout moment le pouvoir -exécutif «actif» était représenté par le Général, trois présidents, -trois consulteurs et le secrétaire d’Etat, dont la voix, ordinairement -consultative, devenait délibérative en cas de partage égal des opinions. -Organisation déplorable, morcellement excessif du pouvoir exécutif, et -les deux réunions que le Conseil d’Etat devait tenir chaque année au -grand complet ne pouvaient suffire à donner une impulsion d’ensemble à -la marche des services - -[Illustration: La patrie de Colomba: Fozzano.--Ghisoni. (_Ph. Damiani._) - - Pl. XIII.--CORSE. -] - -publics. Que pouvaient faire de sérieux un consulteur qui restait dix -jours au pouvoir, un conseiller d’Etat qui en restait trente? Assurément -le gouvernement de la Corse n’avait pas les rouages compliqués des Etats -modernes; mais il y avait tout de même des impôts à prélever, des -jugements à faire exécuter, des ordres administratifs à donner, et on -préposait à ces fonctions délicates des citoyens qui y étaient en -général peu préparés et qui les abandonnaient dès qu’ils commençaient à -pouvoir rendre des services au pays. Comment s’étonner que Paoli écrive -le 6 février 1756: «Je n’ai personne sur qui je puisse me reposer, je -fais tout par moi-même.» Un tel régime ne pouvait conduire qu’à -l’anarchie ou à la dictature. Dès 1758 le nombre des conseillers fut -réduit à 18, ils étaient élus pour 6 mois et on leur imposait la -résidence fixe à Corte. En 1764 il n’y en a plus que 9, représentant les -neuf provinces affranchies: 6 de l’En deçà (Cap Corse, Nebbio, Casinca, -Aleria, Corte, Balagne), 3 de l’Au delà (Vico, Cauro, la Rocca). Le -Conseil d’Etat pouvait opposer son veto aux décisions de la Consulte et -exiger une délibération nouvelle, précédent très curieux du veto -suspensif que la constitution du 3 septembre 1791 devait donner à Louis -XVI. Il était chargé de faire exécuter les résolutions votées par la -Consulte, d’appliquer les lois et d’administrer les finances.--Le -général présidait le Conseil d’Etat, commandait l’armée et dirigeait les -opérations militaires, représentait devant l’Europe la nation et à ce -titre avait la charge des relations extérieures et des négociations -diplomatiques. Contraint par les événements de maintenir une armée -régulière, dont il détestait le principe, Paoli prévoit pour l’avenir -une milice populaire où tous les Corses seront soldats, uniquement pour -défendre la patrie attaquée. - -Le pouvoir judiciaire avait à sa tête des syndics ou censeurs, élus par -l’assemblée générale et chargés de recueillir les plaintes du peuple -contre l’administration de la justice: véritables _missi dominici_ se -transportant de piève en piève et rendant des sentences sans appel. -Institution excellente qui exerça une influence énorme et bienfaisante -sur la pacification des esprits. Paoli, qui ne voulait pas de -magistrature vénale, voulait également extirper la vendetta: son premier -décret punit de la peine capitale un de ses propres parents; d’où vint -l’expression de justice paoline, _giustizia paolina_. - -La justice comprenait trois degrés: les tribunaux des podestats, les -tribunaux de province et la _rota_ civile ou cour suprême. Tous les -magistrats étaient élus pour un temps limité, à l’exception des membres -de la Cour suprême qui étaient nommés à vie. Quand la situation devenait -grave, soit par l’imminence d’une offensive génoise, soit par l’annonce -des troubles intérieurs, la Consulte ordonnait la formation d’une junte -de guerre, dont elle désignait les membres: tribunal d’exception, sorte -de cour prévôtale, munie des pouvoirs les plus étendus et pouvant faire -exécuter immédiatement ses sentences. - -L’élection, la souveraineté du peuple, la séparation des pouvoirs, tels -étaient les principes dont s’inspirait cette belle constitution qui -devançait celle des États-Unis d’Amérique et celle de la France -révolutionnaire. Après quatre siècles de luttes malheureuses, le -pavillon national à la tête de Maure flottait librement dans le -«royaume» presque entier, à l’exception des ports. - - * * * * * - -Pourtant les Corses n’étaient pas unanimes dans cet effort d’unité -nationale; trop de rivalités féodales subsistaient; entre l’Au-delà et -l’En-deçà des ferments de haine subsistaient, que Gênes, suivant sa -politique de divisions et de discordes, avait naturellement cultivés et -développés. - -En septembre 1757, un des notables de l’Au-delà, Antonio Colonna, réunit -une consulte des gens du Talavo, Ornano, Rocca et Istria, et leur fit -adopter les propositions suivantes: «Que tous les peuples de -l’Au-delà-des-monts affirment vouloir vivre et mourir en union avec -l’En-deça en ce qui est de l’exécration du nom génois, mais déclarent -une séparation formelle pour ce qui regarde le gouvernement -économique..., qu’il soit créé un Conseil d’Etat composé d’un président -et de huit conseillers en qui résidera l’autorité suprême, pour ce qui -concerne le gouvernement politique.» Schisme possible où la Corse risque -de perdre son indépendance enfin recouvrée, jalousie que nous retrouvons -à l’origine de toutes les démocraties. Ayant vu le danger, Paoli sut y -parer avec son énergie habituelle. Il part pour l’Au-delà, visite Sari, -Mezzana, Cauro, l’Ornano et l’Istria, réunit à Sari le 10 décembre 1757 -une consulte pour les pays de Cinarca, Celavo, Cauro, y établit un -tribunal provincial sur le modèle de ceux qui fonctionnaient de l’autre -côté des monts. A Olmeto, il réunit une consulte des régions de l’Istria -et de la Rocca, installe aussi une magistrature provinciale et en fait -donner la présidence à Antonio Colonna. Ainsi, «au lieu d’essayer -d’abattre celui qui se dressait contre lui dans une étroite conception -de particularisme provincial et peut-être aussi de rivalité personnelle, -il se montre au peuple, prêche aux chefs l’union contre l’ennemi commun, -leur fait comprendre qu’il n’est pas leur chef mais leur ami et les -invite à collaborer avec lui dans la lutte pour la liberté». Peu -après (juillet ou août 1758), il propose à Colonna de prendre, -avec l’assentiment du peuple, le titre de «commandant -de-l’Au-delà-des-monts»--et Colonna devient le plus vaillant adversaire -de l’influence génoise dans le fief d’Istria dont les seigneurs ont -récemment poussé les habitants à se proclamer indépendants du -gouvernement de Paoli et fidèles à la République (19 mai 1758). - -Le 24 décembre de l’année suivante, Paoli délègue son autorité à un -notable de Levie, nommé Peretti, afin que celui-ci maintienne l’autorité -de la nation dans la province de la Rocca, un peu éloignée du -gouvernement central. Il écrit: «Jusqu’à ce que le gouvernement -provincial soit mieux établi dans la province de la Rocca, nous avons -cru utile, en vertu des présentes, de vous concéder toute faculté de -pouvoir commander ses troupes et nous voulons que dans cette région vous -soyez obéi en notre place par les commissaires des pièves et les -capitaines et lieutenants d’armes des paroisses de cette province...» Ne -fallait-il pas, en effet, prouver à ces provinces lointaines, un peu -portées à se croire abandonnées, la sollicitude constante du -gouvernement? Ne fallait-il pas ménager la susceptibilité «pomontiche» -et montrer que les citoyens corses ne devaient être distingués que par -leur plus ou moins grand attachement à la cause de la patrie? Aussi le -résultat ne se fait-il pas attendre: le 23 août 1760, toute la Rocca se -déclarait contre les Génois dans une assemblée où les chefs des communes -signèrent un acte d’adhésion au gouvernement national. - -Depuis cette époque, il n’y eut plus en Corse de mouvement séparatiste. -Paoli qui, le 3 septembre 1755, écrivait au président Venturini: «Mon -objet n’est que d’unir nos peuples, afin que tous de concert soutiennent -les droits de la patrie», avait atteint son but: tous les Corses -collaboraient avec lui pour le bien de la patrie. - - * * * * * - -Les Génois, expulsés de l’intérieur de l’île, ne tenaient plus que dans -les forteresses du littoral, où les nationaux les bloquaient de près. A -Ajaccio, par exemple, il existe un parti paoliste extrêmement fort, à la -tête duquel se trouvent les Masseria, Santo et Annibalo Folacci, -Marc-Aurelio Rossi, Giambattista Pozzo di Borgo, le chanoine Levie, -l’abbé Moresco, l’abbé Carlo Felice Pozzo di Borgo, Girolamo Levie, le -chanoine Susini, etc. Ils ne négligent aucune occasion de manifester au -général leur loyalisme, et Paoli répond en accordant aux Ajacciens les -mêmes droits qu’aux autres Corses devant les tribunaux et en les -autorisant à circuler dans l’île sans passeport. Les Ajacciens -reconnaissants composent en l’honneur de Paoli une chanson où Gênes -était malmenée. Le refrain surtout exaspérait le commissaire génois: - - Hai la stizza, ti vorra passa: - Paoli è a Murato è ti casticarà. - -«Tu es en colère, ça te passera: Paoli est à Murato et te châtiera.» - -Paoli avait, en effet, créé à Murato une _Zecca_ (hôtel des monnaies), -où l’on frappait des pièces en argent et en cuivre, portant les armes de -la Corse: la tête de Maure au bandeau relevé sur le front. Les Corses -voyaient en cela l’acte de souveraineté par excellence, proclamant à la -fois l’indépendance de l’île et la déchéance de la domination génoise. - -L’agriculture recevait de la part du général des soins de tous les -instants: on nomma dans l’île deux délégués à l’agriculture chargés de -veiller à ses intérêts et de régler son impulsion. Paoli introduisit en -Corse la pomme de terre dont il vulgarisa la culture. Il écrit le 14 -avril 1768 à son ami le médecin florentin Cocchi: «Hier j’ai fait -planter les pommes de terre. Je les mettrai en circulation en prenant -soin de m’en faire servir tous les matins à ma table.» Ses ennemis -l’appellent par dérision le général des patates, _generale delle -patate_. - -L’industrie, qui n’existait pas en Corse, fut mise en honneur par -l’exploitation de plusieurs mines de plomb et de cuivre. Le commerce se -développe. C’est pour l’augmenter que Paoli fonda le port de l’île -Rousse qui devait exporter les huiles de la Balagne et remplacer pour -les nationaux les ports de Calvi et de l’Algajola, occupés par les -Génois ou les Français. - -Dans l’apaisement des guerres civiles et dans la prospérité -grandissante, la population augmente: à la consulte de 1763 les curés -présentèrent les registres de la population et l’on constata que depuis -1753 elle s’était accrue de 30.000 habitants. - -La première imprimerie qui ait fonctionné dans l’île fut établie à cette -époque à Campoloro et le premier ouvrage qui sortit de ses presses -devait avoir sa signification: ce fut la _Giustificazione della -rivoluzione di Corsica_, véritable cri d’indépendance que les Génois -essayèrent en vain d’étouffer. Une gazette, sorte de moniteur officiel, -paraît depuis 1764: _Ragguagli dell’ Isola di Corsica_, Nouvelles de -l’île de Corse. - -Des écoles s’ouvrent dans la plupart des villages: mais Paoli, qui croit -à la toute-puissance de l’instruction, voudrait retenir en Corse les -jeunes gens qui vont étudier dans les Universités du continent. Il -demande au clergé un don gratuit annuel de 15 livres par chaque piévain, -de 9 livres 12 sols par chaque curé, et de 6 livres par chaque chanoine -ou autre bénéfice. L’Université de Corte put être fondée: elle ouvrit -ses portes le 3 janvier 1765. On y enseigna d’abord les six matières -suivantes, fixées par la Consulte de 1764 et considérées comme -fondamentales:--1º la théologie scolastique et dogmatique «où les -principes de la religion et les doctrines de l’Église catholique seront -expliqués avec brièveté et exactitude; le professeur fera aussi une -leçon par semaine d’histoire ecclésiastique»;--2º la théologie morale, -«dans laquelle on donnera les préceptes et les règles les plus certaines -de la morale chrétienne et, un jour par semaine, on fera une conférence -sur un cas pratique se rapportant aux matières enseignées»;--3º les -statuts civils et canoniques, «où on montrera l’origine et le véritable -esprit des lois pour leur meilleur usage»;--4º l’éthique, «science très -utile pour apprendre les règles de bien vivre et la manière de se bien -guider dans les différents emplois de la société civile; elle comprendra -aussi la connaissance du droit naturel et du droit des gens»;--5º la -philosophie «suivant les systèmes les plus plausibles des philosophes -modernes; le professeur donnera aussi les principes de la -mathématique»;--6º la rhétorique.--Peu après, il y eut de nouvelles -créations de chaires et, en particulier, on nomma un professeur de -«_fisica_», c’est-à-dire des sciences de la nature. Tous les professeurs -étaient Corses. Les premiers furent Guelfucci de Belgodère, Stefani de -Venaco, Mariani de Corbara, Grimaldi de Campoloro, Ferdinandi de Brando -et Vincenti de Santa-Lucia. Paoli encourageait les étudiants par de -fréquentes visites à l’Université, par les nominations aux charges du -gouvernement. Pommereul fait le plus grand éloge des professeurs, qui -appartenaient à l’ordre de saint François: «J’y ai connu des penseurs -aussi sages que profonds; j’ai vu Voltaire, Locke, Montesquieu, -Helvétius, Hume et Jean-Jacques Rousseau orner leur bibliothèque et -faire leurs délices.» - - * * * * * - -Œuvre immense que les «philosophes» admirent. Les «naissantes vertus» de -ce peuple promettent d’égaler un jour celles de Sparte et de Rome, et -Jean-Jacques Rousseau attend beaucoup de Paoli dont la gloire est à son -apogée: «J’ai quelque pressentiment qu’un jour cette petite île étonnera -l’Europe.» Dans le _Contrat social_, il avait désigné la Corse comme le -seul pays d’Europe «capable de législation», tourmenté par le besoin -d’en recevoir une, mûr pour elle et en même temps assez voisin de l’état -de nature pour que les mœurs n’y fissent pas obstacle à l’action -salutaire des lois. «La valeur et la constance, disait-il, avec laquelle -ce brave peuple a su recouvrer et défendre sa liberté mériteraient bien -que quelque homme sage lui apprît à la conserver.» N’était-ce pas offrir -ses services? Le général Paoli lui fit demander par l’intermédiaire de -M. Buttafoco, officier corse au service de la France, d’être lui-même -cet «homme sage». Rousseau réclama des documents propres à l’éclairer et -se mit à l’œuvre. Quand cette nouvelle s’ébruita, les philosophes -trouvèrent la chose parfaitement ridicule, autant dire impossible, et -crurent Rousseau dupe d’une facétie flatteuse pour son orgueil. Voltaire -s’en égaya bruyamment. Le plus singulier, c’est que l’ombrageux Rousseau -se prit lui-même à partager ce soupçon, en dépit de la correspondance -qu’il avait dans les mains. Après cet incident comique, il se rendit -enfin à l’évidence et reprit son œuvre avec ardeur. Mais cela se -passait dans le temps le plus agité de son séjour à Motiers: sa santé, -la nécessité de tenir tête à son pasteur devenu son ennemi, lui -enlevaient tout repos d’esprit. En 1765, il forma le projet, pour se -procurer à la fois toutes les informations nécessaires et la résidence -paisible qu’il ne trouvait nulle part en Europe, d’aller s’établir parmi -les Corses. Les difficultés du voyage l’arrêtèrent, et surtout les -desseins de plus en plus manifestes du ministère français, qui ne -laissaient plus aucune illusion sur les rêves d’indépendance formés par -les patriotes corses. On comprend qu’il n’ait pas vu sans indignation -sombrer la liberté du peuple au bonheur duquel il travaillait avec la -certitude intrépide du succès. Ce qui prête à rire, ce qui est insensé, -c’est de prétendre qu’en préparant la conquête de la Corse, M. de -Choiseul eut pour but principal de faire échouer une entreprise qui -pouvait devenir glorieuse pour Jean-Jacques. - - - - -XX - -LE RÈGLEMENT DE LA QUESTION CORSE - - _L’accord franco-génois de 1756 et le «secret de Choiseul».--Les - traités de Compiègne et de Versailles.--La lutte suprême._ - - -L’entrée en scène de Pascal Paoli modifiait singulièrement les données -du problème corse, car il en excluait les Génois. Il ne restait dans -l’île que deux pouvoirs: les ports étaient aux troupes françaises et -l’intérieur était à Paoli. Dans ces conjonctures, les Génois demandèrent -au roi de France de nouveaux subsides pour un nouvel effort contre la -rébellion. - -Or le gouvernement français accepta encore de traiter avec Gênes, -reculant ainsi la solution définitive, depuis si longtemps désirée, -plusieurs fois approchée, jamais atteinte. On peut s’en étonner au -premier abord, surtout si l’on songe au prochain «renversement des -alliances» qui va permettre à Bernis de se faire garantir par le -ministre autrichien Kaunitz sa liberté d’action dans la Méditerranée. -Mais il ne faut pas oublier que les hostilités sont imminentes avec -l’Angleterre: ce sera la guerre de Sept Ans, et la Cour de Versailles -peut à bon droit craindre une intervention anglaise dans l’île. Mieux -vaut qu’aucun prétexte ne puisse être saisi par les Anglais et qu’une -alliance franco-génoise rétablisse dans l’île une tranquillité au moins -apparente et provisoire. - -M. de Pujol fut envoyé à Gênes en mission temporaire, pour examiner la -question des subsides d’accord avec le comte de Neuilly, ambassadeur -régulier. «Sa Majesté, expliquait le mémoire qui lui fut remis le 22 -mars 1756, n’est pas éloignée d’entrer par un subside plus considérable -dans les mesures qu’ils (les Génois) se proposent de prendre; mais, -avant que de fixer la somme qu’il conviendra de leur donner, le Roy veut -connaître, _dans le plus grand détail et avec la plus exacte précision_, -les besoins de la République et s’assurer qu’elle fera un usage utile de -l’argent qui lui sera accordé.» L’objet de la mission confiée à M. de -Pujol est «d’examiner _dans le plus grand détail_ la qualité et le -nombre des troupes que la République a actuellement sur pied, soit dans -les États de terre ferme, soit en Corse, la force des garnisons dans les -places et l’état des fortifications, _surtout dans cette isle, où il -sera nécessaire que M. de Pujol se rende, pour se procurer par lui-même -les notions les plus précises sur tous ces articles_». - -Ainsi, sous prétexte de vérifier la nécessité des subsides qu’il -convenait d’accorder aux Génois, le comte de Neuilly et M. de Pujol -allaient en profiter pour demander au Sénat et transmettre à leur -gouvernement les renseignements les plus circonstanciés sur les places -de Corse, les fortifications, les casernements nécessaires, les -meilleurs emplacements des troupes. Il était impossible d’agir avec plus -de maîtrise et d’ironie: c’est de Gênes même que l’on allait tirer des -indications qui pouvaient rendre tant de services plus tard. - -Un traité de subsides fut conclu «entre le Roy et la République de Gênes -et pour la sûreté de l’isle de Corse». C’est le premier traité de -Compiègne, du 14 août 1756. Le roi accordait de nouveaux subsides; mais -il augmentait également, et sans en fixer le chiffre, le nombre des -troupes françaises de Corse. Pour rassurer les Génois, il est entendu -que les officiers français devront s’abstenir de toute négociation avec -les Corses rebelles, «même dans la vue de les amener à un accommodement -de pacification et à la soumission qu’ils doivent à la République, que -cet objet doit regarder uniquement». - -Qu’est-ce à dire? Les Génois sont exécrés, les Français seuls ont chance -de lier amitié avec les Corses et le roi n’entend pas que la sympathie -qui pourra être témoignée à ses officiers rejaillisse sur des alliés -qu’il importe de n’aider qu’en apparence.--En fait l’expédition -française chercha à faire aux Corses le moins de mal possible, et c’est -avec les commissaires de Gênes que les généraux français eurent des -disputes continuelles. Les renforts, d’abord placés sous le commandement -du marquis de Castries, furent bientôt concentrés presque complètement à -Calvi sous le comte de Vaux: «C’est l’unique place, écrivait Choiseul au -comte de Neuilly, qu’il nous soit intéressant de garder, puisqu’elle est -la seule qui soit en état de faire quelque résistance si les Anglais -tentaient de s’en emparer.» - -Quoi qu’il en soit, le premier traité de Compiègne marquait un temps -d’arrêt dans l’évolution de la question corse vers son terme inévitable. -Il permit du moins à la France de traverser, sans incident notable de ce -côté, la crise de la guerre de Sept Ans. - - * * * * * - -Elle n’était même pas terminée lorsque le gouvernement français se -trouva sollicité tout à la fois par le Sénat de Gênes, qui affirmait -hautement sa souveraineté et par Pascal Paoli qui, maître de l’île, -proclamait énergiquement son indépendance. La France se retrouvait du -premier coup dans la situation la plus avantageuse, sinon encore -maîtresse d’édicter ses volontés, du moins intervenant comme arbitre du -consentement spontané des deux adversaires. Privilège depuis longtemps -prévu et patiemment préparé. - -Choiseul, qui depuis 1758 était secrétaire d’État des Affaires -étrangères, ne voulut pas s’engager tout de suite avec Pascal Paoli. Il -se borna à inviter les Corses à ne pas négocier avec une autre -puissance, et il recommanda la plus entière réserve à M. Boyer de -Fonscolombe qu’il envoyait à Gênes en 1762. Il lui signalait, entre -autres objets particulièrement dignes d’attention, «la situation des -affaires de Corse». Mais «le sieur Boyer, lorsqu’on le mettra à portée -de s’expliquer sur cette matière, déclarera _en termes généraux_ que -toutes les puissances se doivent à elles-mêmes de ne point protéger des -sujets révoltés contre leur légitime souverain». C’est le langage même -tenu par Fleury dans sa lettre du 6 juin 1738. - -Boyer de Fonscolombe s’y trompa lui-même et le 13 septembre 1762 il -adressait à Choiseul un «mémoire politique» sur la Corse qui est des -plus curieux. Il expose la situation et constate que, les Génois étant -«dans l’impossibilité de se maintenir» dans l’île, il faut préparer un -arrangement qui puisse convenir «non seulement aux Génois, mais aussi à -la France et aux personnes intéressées à ne pas voir s’élever un prince -dont la marine et le commerce pourraient leur donner de l’ombrage». Il -ne saurait donc être question ni de l’empereur (comme grand-duc de -Toscane) ni du roi des Deux Siciles. Il est également inutile de songer -à des princes trop faibles qui seraient incapables d’établir ou de -maintenir leur autorité: le duc de Parme, le duc de Modène. Il n’y a que -le roi de Sardaigne qui réponde à la définition: il est le seul à qui -l’on pourrait donner la Corse «sans beaucoup craindre les conséquences -de son agrandissement et aussi sans avoir à craindre de grands obstacles -de la part des autres puissances». - -Choiseul promit de lire ce mémoire quand il aurait le temps. Ce temps ne -vint pas: le ministre devait rester fidèle, pour sa politique corse, au -«secret» que lui avaient transmis ses prédécesseurs depuis Fleury et -Chauvelin. - - * * * * * - -Peu à peu la question de Corse approchait de sa solution, par la force -des circonstances et l’épuisement des adversaires. Les événements se -précipitaient en Corse et faisaient prévoir aux Génois la fin de leur -domination. En vain essayèrent-ils, en désespoir de cause, de s’entendre -avec leurs adversaires en promettant de réduire leur souveraineté à un -vague protectorat, à une sorte de suzeraineté nominale: les commissaires -de la République ne furent même pas reçus. En vain essayèrent-ils de -susciter à Paoli un rival, François Matra, que l’on fit venir de -Sardaigne avec le titre de maréchal et une pension annuelle de 10.000 -livres. Le «Conseil Suprême d’État du royaume de Corse» rédigea une -circulaire qu’il fit parvenir à tous les gouvernements et notamment à la -Cour de Versailles. Il y affirmait, avec une énergie peu commune et une -noblesse singulière, sa volonté de résister à outrance. «Le parti le -plus sage pour la République serait d’abandonner la guerre obstinée -qu’elle nous fait» et de «traiter tout uniment avec d’honnestes -patriotes»: car il faut bien qu’elle se persuade «qu’il n’y aura jamais -d’autre moyen de pacification, dussions-nous y périr tous». - -Il devenait de plus en plus évident, comme l’affirmait fièrement ce -document, qu’il ne restait plus «aucune espérance à la République de -Gênes, notre ennemie, de pouvoir subjuguer ni remettre notre royaume -dans son ancienne servitude». Il était temps pour la France de réaliser -l’intervention décisive. - -L’occasion en fut fournie par les Génois eux-mêmes, qui durent réclamer -une fois de plus (sept. 1763) le concours militaire et financier du -gouvernement français. Celui-ci montra immédiatement la plus grande -bonne volonté, il se déclara prêt à envoyer des troupes importantes en -Corse et à fournir des subsides à la République. Mais il exigea en -nantissement l’abandon d’une place forte sur le rivage de l’île. C’était -un commencement de démembrement. Le Sénat résista; les négociations -furent laborieuses et, un moment même, en 1764, elles furent rompues. En -apprenant que le Sénat essayait de s’entendre avec les cours de Vienne -et de Londres, le roi fit connaître à M. Boyer de Fonscolombe qu’il -refusait de fournir des troupes. - -Il pouvait parler avec d’autant plus de netteté qu’il savait très -exactement quels étaient les sentiments des Génois. M. de -Choiseul-Praslin, secrétaire d’Etat des Affaires étrangères, avait reçu -le 9 juin une longue lettre de M. de Chauvelin, qui s’était arrêté à -Gênes avant de gagner son nouveau poste de Parme. M. de Chauvelin expose -les revendications de Paoli, dont il fait--soit dit en passant--un éloge -remarquable. Il voudrait laisser à la République de Gênes «une -souveraineté vague, générale et plus nominative que réelle» et assurer -aux Corses, «sous la garantie du roi», l’exercice tranquille et -constant de l’administration. Mais il ne s’agit plus de propositions -vagues: la garantie du roi porterait «sur tous les objets intérieurs de -finances, d’économie, de justice civile et criminelle, de commerce, de -cultivation, d’autorité municipale et de recouvrement d’impositions». - -Une entente intervint: ce fut le second traité de Compiègne, du 6 août -1764. Le roi accordait de nouveaux subsides à la République et -consentait à faire passer en Corse un corps de ses troupes «pour -conserver et défendre les places dont la garde leur sera confiée avec -les postes qui en dépendent», et ces places étaient Bastia, Ajaccio, -Calvi, l’Algajola et Saint-Florent. Ce ne devait être qu’un «dépôt»; -encore était-il limité «au terme de quatre années». - -L’article 12 était gros de conséquences. «L’intention de Sa Majesté -étant que les commandans de ses troupes en Corse contribuent, autant -qu’il sera possible et de concert avec les représentans de la -République, à faciliter le rétablissement de l’ordre et de la -tranquillité dans cette isle, lesdits commandans seront autorisés à -entretenir pour cet effet tel commerce qu’ils jugeront à propos avec -tous les habitants de l’isle indistinctement, et à leur faire connoistre -l’intérêt que Sa Majesté prend à la pacification dont dépend le bonheur -réciproque du souverain et des sujets.» Il n’est plus question de Gênes, -et les termes les plus généraux sont employés à dessein. D’autre part, -les Génois ne devaient se faire aucune illusion sur la nature de la -propagande que les soldats de France allaient entreprendre dans l’île. - - * * * * * - -Le comte de Marbeuf, nommé en décembre 1764 commandant en chef des -troupes du roi dans l’île, - -[Illustration: Vallée du Vecchio.--Aqueduc de la Gravona. (_Sites et -Monuments du T. C. F._) - - Pl. XIV.--CORSE. -] - -prit possession des places que le traité de Compiègne assurait à la -France. Mais conformément à ses instructions, il se borna à un rôle de -médiation et, malgré les plaintes de Gênes, il ne fit rien contre les -rebelles qui manifestaient pour la France une sympathie non équivoque. - -Il y a plus: la cour de Versailles se mit en relations avec Pascal -Paoli, «général de la nation corse». Le duc de Choiseul lui offrit -d’abord d’entrer au service de la France avec le commandement du Royal -Corse: Paoli refusa. Choiseul lui proposa alors de le faire roi de Corse -«sous la suzeraineté de Gênes et sous la garantie de la France». Après -avoir consulté ses compatriotes, Paoli accepta, mais il en refusa le -prix que Choiseul y mettait: l’abandon de quelques places côtières à la -République. - -Tout cela n’était fait que pour tâter le terrain et préparer sans -à-coups le résultat définitif. Quand tout fut prêt, Choiseul agit à -découvert, exigeant pour la France les places côtières qu’il avait -d’abord feint de demander pour Gênes: il réclama notamment les ports du -Cap Corse, Bastia et Saint-Florent. Paoli refusa d’admettre «un si cruel -démembrement de sa patrie». La correspondance échangée entre le ministre -français et le général corse fut rompue le 2 mai 1768. - -Aussi bien convenait-il d’agir et non plus de négocier. On était arrivé -au terme fixé par le traité de 1764 pour l’occupation des places de -Corse. Le roi, reprenant la politique d’intimidation dont il avait déjà -usé en 1743, annonça son intention d’évacuer les places qu’il occupait: -c’était donner l’île à Paoli, sans que Gênes pût espérer en retirer -aucune compensation. Cette menace produisit l’effet qu’en attendait -Choiseul, et M. de Sorba, ministre de Gênes à Versailles, ne tarda pas -à recevoir de son gouvernement les instructions nécessaires pour tirer -le meilleur parti de cette affaire où il avait décidément le dessous. Le -4 juillet 1767 il proposait à la France de lui abandonner la -souveraineté de la Corse contre l’abandon des subsides qu’elle avait -avancés depuis trente ans et moyennant le paiement d’un nouveau subside -non remboursable. - -Le traité fut signé à Versailles le 15 mai 1768. Le roi pouvait faire -occuper, non seulement Bastia, Sᵗ-Florent, l’Algajola, Calvi, Ajaccio, -Bonifacio, mais toutes les autres «places, forts, tours ou ports situés -dans l’isle de Corse et qui sont nécessaires à la sûreté des troupes de -Sa Majesté». La République faisait abandon de tous ses droits de -souveraineté d’une façon entière et absolue: «Si par la succession des -tems l’intérieur de l’isle se soumettait à la domination du roi, la -République consent dès à présent que ledit intérieur reste soumis à Sa -Majesté.» Deux articles «séparés et secrets» joints au traité donnaient -au Sénat quittance des sommes reçues et lui assuraient le paiement -pendant dix ans d’une somme de 200.000 livres tournois par an. - -Il n’était pas question pour la France d’une domination définitive et la -République pouvait théoriquement rentrer un jour «en jouissance de la -souveraineté de la Corse». Mais le Sénat ne pourrait le faire qu’en -remboursant intégralement au roi les dépenses faites par le gouvernement -français pour la conquête et l’administration de l’île (art. 15). Il y a -là une condition qui rappelle la clause introduite par Mazarin dans le -traité des Pyrénées. C’est l’article 15 qui renferme tous les droits de -la France sur la Corse. - -L’épilogue fut court et sans complications. Les Corses étaient trop -fiers pour accepter sans résistance un traité qui disposait d’eux sans -avoir été consultés. Aussi, malgré les sympathies réelles--et bien des -fois manifestées--qu’ils éprouvaient pour la France, ils se soulevèrent -une dernière fois. Leur effort fut si énergique que le colonel de Ludre -fut forcé de capituler dans Borgo, sans que Chauvelin et Grandmaison -aient pu rompre la barrière de fer qui les empêchait de rejoindre -l’assiégé (sept. 1768). Les Français s’exaspèrent et parce que l’abbé -Saliceti avec quelques partisans essaie, dans la nuit du 13 au 14 -février 1769, d’introduire les troupes de Paoli dans Oletta, clé -stratégique du Nebbio et quartier général de l’armée française, on feint -de croire à une conspiration: cinq Corses subirent le supplice barbare -de la roue, et leurs cadavres restèrent exposés dans le chemin d’Oletta -à Bastia. Une seule victime fut ensevelie, grâce à l’héroïque -désobéissance de sa fiancée. Maria Gentile Guidoni, «l’Antigone corse». -Quelques officiers--Dumouriez notamment--essaient, mais en vain, de se -ménager des intelligences dans l’île. En France Louis XV veut rappeler -ses troupes et il faut toute l’énergie de Choiseul pour achever l’œuvre -patiemment poursuivie. Le comte de Vaux remporte la victoire décisive à -Ponte-Novo (8 mai 1769). En ce jour s’évanouit le rêve d’indépendance de -la Corse. - -Paoli dut s’enfuir: il s’embarqua le 13 juin pour l’Angleterre. Deux -mois après, le 15 août 1769, Napoléon Bonaparte naissait à Ajaccio: son -nom et sa gloire allaient lier définitivement sa patrie à la France. - - - - -XXI - -LA CORSE EN 1769 - - _La conquête de la Corse et l’opinion publique en - France.--Caractère et mœurs des habitants.--La situation économique - et l’œuvre à réaliser._ - - -Au moment où la Corse devient française, après tant de guerres et de -misère, au terme d’une lutte héroïque pour l’indépendance, il convient -de nous arrêter et de jeter un coup d’œil sur ce pays qui entre, le -dernier de tous, dans l’unité française. Que vaut la Corse? et que -faut-il penser de ses habitants? Question délicate et complexe que se -posèrent les contemporains de Choiseul, mais qui ne fut pas toujours -résolue d’une façon impartiale. Les jugements, imprimés et manuscrits, -des voyageurs qui visitèrent l’île et des officiers qui la conquirent ou -y tinrent garnison, mériteraient tous d’être recueillis et réunis; mais -on aurait tort de croire qu’il suffit de les résumer pour présenter «le -tableau le plus exact de l’état du pays et du caractère des habitants». -D’autre part, il faut se défier des critiques passionnées par où -l’opinion publique chercha à discréditer Choiseul. «La conquête de la -Corse, écrit Pommereul en 1779, a rencontré des censeurs qui l’ont -désapprouvée et ont blâmé le gouvernement de l’avoir entreprise.» Les -uns dépeignaient la Corse comme un amas d’inutiles rochers. Les autres -déclaraient qu’une pareille possession serait toujours onéreuse et ils -répétaient le mot du Génois Lomellino qu’on serait trop heureux de -pouvoir creuser un grand trou au milieu de l’île pour la submerger. - -De tous les pamphlets qui surgirent alors, le plus violent est celui du -duc d’Aiguillon, qui ne peut découvrir «le vrai motif de l’insensé -projet de conquérir la Corse». Serait-ce pour relever, étendre et -affermir notre puissance maritime, en nous emparant d’une île dont les -ports et les bois de constructions nous seraient de quelque ressource? -Evidemment non, car «les ports de Corse ne valent rien pour une marine -royale; pas un seul ne peut recevoir un vaisseau de ligne. Quelques -frégates peuvent entrer, non sans danger et beaucoup de difficultés, -dans les ports d’Ajaccio et de Saint-Florent; partout ailleurs elles -sont obligées de rester en rade: ce sont des ports à chébecs, à -felouques et à tartanes». D’autre part «les bois de cette île propres à -la construction se trouvent dans l’intérieur des terres» et il n’y a -aucune communication entre la haute montagne et la côte: «point de -rivières navigables, ni même par où l’on puisse les flotter. Il n’y a -que des torrents qui roulent à travers des rochers pendant quelques mois -de l’année, mais qui sont à sec le reste du temps».--Inutile à la marine -royale, la Corse n’apportera aucun élément à la prospérité générale de -la France, «et on s’est moqué dans toute l’Europe des descriptions -pompeuses qui furent débitées, par ordre de M. de Choiseul, de ce -_misérable pays_, qui n’est en général ni cultivé, ni presque -cultivable, et qui n’est presque favorable qu’à la vigne et à l’olivier, -qui y a été laissé sauvage jusqu’à présent par les Corses». On n’y sème -presque point de grains, et on y mange presque partout du pain de -châtaignes. «Il n’y a point de manufactures ni de commerce, et par -conséquent point d’argent, et qu’y pourrait-on fabriquer ou en exporter, -qui ne se trouve en abondance dans l’Italie et dans tous les ports de la -Méditerranée?» Somme toute, véritable _royaume de la misère_, où les -habitants sont pauvres «et vivent et s’habillent en conséquence» et où -il n’y a rien à faire pour les employés de finances, «commis, -directeurs, même fermier général»... - -Mais Choiseul et la plupart de nos officiers--et dans le nombre, des -hommes d’expérience et de talent, comme Vaux, Marbeuf et -Guibert--avaient demandé la conquête de l’île. Fallait-il laisser à -Paoli le loisir de consolider son autorité dans un pays qui serait en -temps de guerre l’asile des corsaires? Un ennemi qui posséderait la -Corse ne pourrait-il intercepter notre communication avec l’Espagne, -l’Italie et le Levant? Toute la côte de la Provence et du Languedoc ne -serait-elle pas dès lors à découvert? Pommereul insiste là-dessus en -entreprenant de justifier Choiseul aux yeux de ses détracteurs: «La -Corse, dit-il, est en temps de guerre un point essentiel pour le soutien -du commerce de la France dans le Levant; cette possession consolidée lui -procurera les moyens faciles de donner la loi à toutes les côtes -d’Italie.» La marine de France et celle d’Espagne, unies en vertu du -pacte de famille (une des grandes idées du ministère de Choiseul), -pourront combattre l’Angleterre sur l’Océan et en attendant «primer» -dans la Méditerranée. «La Corse doit assurer à la France et à l’Espagne -la domination dans la Méditerranée.» Que fût devenu notre commerce du -Levant, si les Anglais, ayant déjà Gibraltar et Mahon, avaient réussi à -s’emparer de cette île? «Il fallait renoncer à faire sortir un vaisseau -de Marseille et de Toulon.» Et d’avoir su conquérir la Corse en déjouant -les intrigues anglaises et autrichiennes, c’est vraiment «le -chef-d’œuvre de la politique». Pommereul devance ainsi le jugement des -historiens modernes qui ont su déchiffrer le «secret» des ministres de -Louis XV et déterminer l’évolution par laquelle le gouvernement français -poursuivait un dessein auquel il s’était, dès l’époque de Fleury et de -Chauvelin, fermement attaché: c’est dans le développement de la question -corse que M. Driault reconnaît «le chef-d’œuvre de la diplomatie -française au <small>XVIII</small>ᵉ siècle». - -Au surplus la conquête de la Corse ne doit pas être seulement envisagée -en elle-même et du point de vue diplomatique. Lorsque Guibert taxe -d’ignorance et de prévention les adversaires de la conquête,--ceux-là, -déclare-t-il, ne portent pas leurs regards au delà de leur siècle et de -la surface des choses,--il envisage surtout les «possibilités» -économiques et les ressources de l’île. A la suite de Jean-Jacques -Rousseau, du fait de la conquête et des théories des «philosophes», le -problème du relèvement économique de la Corse, pour user de mots qui -sont de nos jours à la mode, est posé devant l’opinion publique -française. Les mœurs des habitants sont expliquées et non plus seulement -décrites; les ressources du pays ne sont plus seulement cataloguées, -mais on étudie avec soin les moyens de les accroître et de les répandre. -De pareilles préoccupations apparaissent dans l’ouvrage de Bellin, qui -est de 1768, et dans Voltaire, dont le _Précis du siècle de Louis XV_ -date de 1769. On les retrouvera dans Boswell, «le premier globe-trotter -que la Grande-Bretagne ait envoyé à la Corse» et «le premier poète que -ses paysages aient troublé»; dans l’abbé de Germanes qui, sans avoir -jamais mis les pieds dans l’île, nous rapporte des anecdotes très -romantiques sur les bandits; dans cet officier du régiment de Picardie -qui séjourna en Corse de 1774 à 1777 et dont les Mémoires historiques -sont de tout premier ordre; dans Ferrand Dupuy, qui considère la Corse -comme «susceptible de devenir une des plus riches possessions de notre -puissance» si le gouvernement sait encourager les vues du négociant et -du spéculateur éclairés; dans Pommereul qui fait un enthousiaste tableau -des «trésors» de l’île, rend Gênes responsable de la misère actuelle et -adjure le gouvernement de faire son devoir, le gouvernement étant «le -plus naturel, pour ne pas dire le seul et le plus sûr instituteur des -peuples». - - * * * * * - -Avec ses 122.000 habitants, l’île apparaît en 1769 comme dépeuplée par -les guerres continuelles, les troubles intérieurs, les descentes -fréquentes des corsaires tunisiens et algériens. Cependant «on a tout -lieu de croire que, la paix et la tranquillité une fois bien établies, -la population augmentera sensiblement en peu d’années». Les Corses sont -petits pour la plupart. Ils portent des habits d’une étoffe brune qu’ils -tissent eux-mêmes avec le poil ou la laine de leurs troupeaux et qui -paraît aux Français infiniment plus rude que la bure des Capucins: -«Quand on les aperçoit d’un peu loin, on ne sait d’abord si c’est un -ours ou une créature humaine.» Leurs culottes et leurs guêtres, faites -en forme de bas, sont de la même étoffe que l’habit. «Au lieu de -chapeau, ils portent un bonnet pointu, aussi de la même étoffe... Les -plus aisés portent des bottines de cuir, au lieu de guêtres d’étoffe. -D’autres, au lieu de guêtres, enveloppent leurs jambes avec des peaux de -chèvres, le poil en dehors.»--L’habillement des femmes consiste «en un -corset de soie, ou d’autre étoffe, avec des manches à la jésuite, très -justes, la jupe extérieure d’une autre couleur que le corset. Leurs -cheveux sont tressés avec des rubans au-dessus de la tête, et d’autres -fois ils sont enveloppés dans un filet à réseau en soie, de la couleur -qui leur plaît le plus». Cet ajustement leur sied bien quand elles sont -bien faites, «d’autant plus que leurs jupes sont très courtes sur le -devant et traînent jusqu’à terre sur le derrière». Quand elles sortent, -elles portent sur la tête un voile assez grand de toile des Indes, à -fond blanc et peint, de fort bon goût. On le nomme _mezaro_. Dans le -Niolo, et dans les parties les plus «agrestes» de l’île, la jupe et le -corset sont tout d’une pièce, et ouverts par devant, et leur coiffure -«n’est qu’une espèce de tortillon qu’elles portent sur la tête presque -toute la journée, et qui leur sert à porter le fardeau». - -La langue générale de la Corse est l’italienne; mais elle diffère selon -les lieux. Dans les villes maritimes, on parle un italien épuré et -facile à entendre; les habitants de l’intérieur ont un jargon très -corrompu et entremêlé d’expressions mauresques. - -La vieille armature sociale est restée intacte. Tout gravite autour de -la primogéniture. Etre l’aîné est une gloire; c’est aussi une -responsabilité, et chacun se courbe sans murmure devant les prérogatives -du droit d’aînesse. Ils sont hospitaliers farouchement: celui qui -franchit leur seuil et se confie à eux,--étranger, malheureux, ennemi -même,--celui-là est sacré. Ils ont l’horreur de l’injustice et la -reconnaissance du service rendu: ce qui dure le plus en Corse, dit -Paoli, c’est la mémoire des bienfaits. - -La bravoure des Corses était proverbiale. Ils avaient tenu tête à la -France durant deux campagnes, sans place forte, sans artillerie, sans -magasins, sans argent, et les conquérants ne parlaient qu’avec estime -de ces petits hommes vêtus de brun qui se rassemblaient «au son des -sifflets ou des cornets»,--à l’appel du _colombo_,--s’avançaient à la -débandade, «épars comme une compagnie de perdreaux» et, s’abritant -derrière les broussailles, les rochers ou les murailles, assaillaient -brusquement les Français de toutes parts, puis se rejetaient en arrière -et revenaient à la charge avec la plus grande célérité. Quelques-uns -furent cruels et commirent des actes d’une férocité barbare. Mais la -plupart furent magnanimes. Des Français disaient à un prisonnier: -«Comment osez-vous guerroyer sans hôpitaux ni chirurgiens, et que -faites-vous quand vous êtes blessés?--Nous mourons.» Un Corse, -mortellement frappé, écrivait à Paoli ce billet héroïque: «Je vous -salue; prenez soin de mon père; dans douze heures je serai avec les -autres braves qui sont morts en défendant la patrie.» - -En général, ils sont graves, sérieux et mélancoliques, au milieu de leur -vivacité, et ils rient peu. Les malheurs de leur patrie semblent les -occuper entièrement et leur donnent une humeur sombre et farouche. Dans -leur physionomie, intelligente et fine, quelque dureté apparaît. Pas de -divertissements, pas de danses ni de fêtes champêtres. Les jeux de -cartes, les graves sentences émises autour du _fugone_, les mélopées -plaintives des bergers de la montagne: on pourrait dire des Corses, chez -qui le ciel pourtant est si léger, si clair et si haut, ce que Renan -disait des Bretons, que la joie même est chez eux un peu triste. Crainte -de l’oppresseur, résistance tenace et indomptable. - -L’esprit du moins s’est mûri par l’épreuve, les facultés d’observation -se sont aiguisées dans le silence. Le moindre d’entre eux étonnait les -officiers français par l’intelligence avec laquelle il parlait guerre -ou politique, et le dernier paysan plaidait sa cause avec autant de -force et d’astuce que le plus habile avocat, discutait ses affaires avec -une singulière abondance d’expressions et de tours, usait avec une -adresse infinie des moyens de chicane que lui fournissaient les -nouvelles formes judiciaires. Les raisonneurs de garnison durent plus -d’une fois s’avouer battus par les insulaires loquaces et subtils. -Corses des villes ou de la montagne, hommes et femmes, pauvres ou -riches, ils aiment à parler, et parlent tous naturellement bien. «Ils -veulent être écoutés et ils regardent comme un affront, dans la -conversation, quand on ne les écoute pas jusqu’à la fin.» - -Car le Corse est orgueilleux, et voici peut-être le trait le plus -saillant de son caractère. Tous les Corses se regardent comme égaux, et -Marbeuf assure que la vanité est le principal ressort qui les met en -mouvement. «Ce qui les caractérise plus que tout, écrit un de nos -officiers, c’est qu’ils sont incapables de soutenir le mépris, pas même -de supporter l’indifférence.» On en voit peu demander l’aumône. «Le -dernier habitant s’estime autant que le premier... Ils sont -reconnaissants du moindre service, et ils se tiennent offensés quand on -leur offre de l’argent en reconnaissance de ceux qu’ils rendent. Leur -amour-propre paraît flatté de vous tenir dans une sorte de dépendance.» -Ils recherchent avec empressement les distinctions et les marques -d’honneur. Le roi Théodore n’avait-il pas créé des princes, des marquis, -des comtes, des barons et institué un ordre de chevalerie? Paoli ne -fondait-il pas, dans les commencements de son généralat, un ordre de -Santa Devota pour les volontaires qui combattaient avec lui Colonna de -Bozzi? - -Ils aiment l’intrigue et la politique, et Marbeuf rangeait parmi les -plus grands maux dont souffrait le pays le goût des habitants pour la -cabale. Que de menées, que de manœuvres, même aux assemblées des pièves -qui n’avaient d’autre but que d’élire des députés à l’assemblée de la -province. «Que de jalousies et de mensonges, s’écriait le vicomte de -Barrin, et que de mauvais tours ces gens-ci cherchent à se jouer -réciproquement!» Pas d’assemblée en France, témoigne l’intendant La -Guillaumye, que «l’esprit individuel de prépondérance et de changement -puisse rendre aussi tumultueuse et aussi dangereuse que la plus petite -assemblée en Corse». L’homme vit plus volontiers sur la place publique -que dans son ménage et, habitué, comme disait Paoli, à «identifier la -fortune de l’Etat avec la sienne propre», il s’intéresse passionnément -aux affaires du gouvernement et de l’administration, dont il veut -prendre sa part. Il poursuit longuement, âprement, la vengeance d’une -injure faite à lui-même ou à ses proches et, puisque les Génois -vendaient la justice, il n’a recours qu’à lui-même, à son bras, à son -escopette. Pardonner est d’une âme faible, _il punto d’onore è tanto -forte in Corsica_... Les femmes sont méprisées et chargées des emplois -les plus fatigants. Le plus souvent elles ne mangent pas avec leur mari, -tant celui-ci est plein du sentiment de son importance particulière. -Sans doute l’origine d’une pareille coutume doit être cherchée dans -l’état d’hostilité où les hommes vivent depuis des siècles, luttant -contre les Génois, poursuivant une vendetta et n’ayant pas le loisir de -rester auprès des femmes. N’importe, cela choque les officiers et les -Français du <small>XVIII</small>ᵉ siècle, venus de la cour la plus galante de l’univers -et peu adaptés à de pareilles mœurs. Plusieurs relèvent, en des termes -à peu près identiques, la soumission que le mari exige de la jeune -épousée: «Elle se déshabille elle-même, quitte sa chemise et va se jeter -ainsi dans le lit de son époux... Dès le lendemain, elle commence à -aller aux champs, à porter le bois, les récoltes et d’autres fardeaux -sur la tête, enfin à faire les travaux d’une bête de somme. J’en ai -rencontré mille pour une, dans les montagnes et le long des chemins, par -la plus forte chaleur, porter des fardeaux très lourds sur leur tête, le -mari la suivant, monté sur son âne ou sur son mulet.» - - * * * * * - -Que devient, dans de pareilles conditions morales et sociales, le -développement économique? Peu de chose en vérité. Mais qu’importe, si -les Corses sont sobres et s’ils ont peu de besoins. «Pourvu qu’un -ménage, dans la montagne, quelque nombreux qu’il soit, ait en propriété -six châtaigniers et autant de chèvres, il ne pensera pas à cultiver -d’autres productions.» Ce sont des Lucquois, des Sardes, des Génois, des -étrangers, qui viennent tous les ans, au nombre de dix à douze mille, -pour faire les travaux les plus pénibles, comme exploiter les terres et -les bois, faire les récoltes, scier les planches, tailler les pierres et -servir de domestiques ou de manœuvres. Pas d’agriculture, nulle entente -du labourage, nulle connaissance des instruments aratoires. Çà et là -quelques champs écorchés par une charrue informe. Pas de prairies. Pas -d’engrais--sinon les cendres des grosses herbes et des broussailles. De -longues étendues de pays et d’immenses déserts sans le moindre vestige -de l’industrie humaine. Et pourtant les vallons sont fertiles, tous les -produits viendraient à foison. Mais il faut de l’argent et des -débouchés. Nulle route. Des sentiers étroits, tracés au hasard, suivant -la pente naturelle du terrain, creusés presque partout par les eaux et -très éloignés des villages, parce que les habitants se sont logés dans -des endroits escarpés pour échapper sûrement à l’ennemi. Ils avaient, a -dit Napoléon, «abandonné les plaines trop difficiles à défendre pour -errer dans les forêts les moins pénétrables, sur les sommets les moins -accessibles». Les conditions historiques ont ramené les Corses à l’état -matériel du régime féodal. - -Situation déplorable, mais non pas sans remède. «J’en trouve la raison, -écrit en 1774 un officier du régiment de Picardie, moins dans leur -caractère que dans le gouvernement vicieux des Génois, qui... tenait ce -peuple dans une espèce d’esclavage, le forçait à vendre au plus bas prix -ses denrées aux agents de la République, et gênait en même temps son -commerce par toutes les friponneries possibles.» Un devoir s’impose donc -aux nouveaux maîtres du pays: développer les ressources économiques de -l’île, faire les avances pour défricher les terres incultes, -entreprendre l’éducation de ce peuple, créer des débouchés. La conquête -militaire est faite: les Français sauront-ils également mener à bien -l’œuvre nécessaire de la conquête morale? - - - - -XXII - -LA CORSE DANS LA MONARCHIE FRANÇAISE - - _L’organisation de la conquête et les Etats de Corse.--Les travaux - publics et la vie économique.--La question financière et le - mécontentement insulaire._ - - -Quand le comte de Vaux eut vaincu les Corses, il fit un joli discours -aux notables réunis à Corte, leur disant: «Vous acquerrez une nouvelle -patrie, qui mettra toute sa sollicitude à vous rendre heureux.» Promesse -évidemment sincère, mais dont la réalisation fut lente et demeura -incomplète. - -Il s’agissait avant tout de consolider la conquête en supprimant les -derniers germes de révolte, en traquant les _outlaw_, les «bandits». Les -édits rigoureux se succédèrent. Le 23 mai 1769 et le 24 mai 1770, ordre -à tous les Corses de livrer leurs armes à feu, sous peine de mort, et -quiconque ne sera pas muni d’une permission expresse du commandant en -chef sera jugé prévôtalement et sans appel. Le 24 septembre 1770, ordre -aux familles des Corses qui suivirent Paoli à Livourne de s’embarquer -incontinent, sous peine de prison ou d’expulsion ignominieuse. Au mois -d’août 1771, déclaration royale qui punit pour la première fois d’une -amende de cinquante à cent livres et, on cas de récidive, du carcan et -des galères, quiconque possédera, fabriquera, vendra un stylet ou -couteau pointu. Les partisans de Paoli sont accusés de voler et -d’assassiner: le gouvernement prescrit, le 24 juin 1770, de les pendre -sans aucune forme de procès, et, pour mieux ôter à cette «race -exécrable» la facilité d’échapper, il enjoint, le 1ᵉʳ avril suivant, de -brûler les maquis. Le 20 avril 1771, il menace de châtier toute personne -qui donnerait du secours aux bandits, tiendrait des propos séditieux ou -correspondrait avec les exilés. Le 12 mai 1771, nouvelles instructions -aux pièves: les podestats doivent avertir de la conduite des bandits et -des habitants les commandants des postes voisins, envoyer la liste et le -signalement des _pastori_ ou bergers, désigner ceux dont ils se méfient, -spécifier l’endroit où paissent les troupeaux et le nom de leurs -propriétaires; les bergers ont défense, sous les peines les plus fortes, -d’allumer des feux sur les hauteurs et de faire aucun signal, aucun -bruit, lorsqu’ils découvrent des gens armés; les pièves qui se -comportent mal paieront des amendes. Vint enfin le grand édit d’août -1772: une maréchaussée, composée d’un prévôt général, de deux officiers -et de dix-sept sous-officiers et cavaliers, fut établie à Bastia, et -quatre juntes, formées chacune de six commissaires corses et appuyées -parles compagnies ou détachements du régiment provincial, siégèrent à -Orezza, à Caccia, à Tallano, à La Mezzana, pour exercer une juridiction -de discipline et de correction contre ceux qui, suivant les termes de -l’édit, renonçaient à être sujets et citoyens pour devenir à la fois -vagabonds, déserteurs et rebelles. En dehors des ecclésiastiques, des -nobles de noblesse reconnue au Conseil supérieur et des fonctionnaires -royaux, aucun Corse ne put s’absenter sans un congé du podestat. Ceux -qui s’absentaient sans - -[Illustration: Meria.--Campile: l’Église.--Ajaccio: Vieilles maisons. -(_Sites et Monuments du T. C. F._) - - Pl. XV.--CORSE. -] - -congé et ne reparaissaient pas à leur domicile au bout d’un mois, furent -déclarés fugitifs et, après six mois, poursuivis comme félons. Les -fruits de leurs biens, les amendes édictées contre eux, leurs bestiaux -que confisquaient les juntes, appartinrent aux hôpitaux et -établissements de charité. Les bergers durent, sous peine de trois ans -de prison, avoir une résidence dans une paroisse ou communauté de l’île. -Tout assassinat prémédité, tout guet-apens fut puni du supplice de la -roue. En cas de vendetta, la maison du coupable était rasée, et sa -postérité déchue des fonctions publiques. - -Ces ordonnances établirent la tranquillité: le nombre des meurtres -diminua, il y eut même une année où un seul meurtre fut commis dans -l’île. Et sans s’inquiéter de savoir si un pareil résultat n’était pas -obtenu par la terreur plutôt que par un régime de douceur librement -accepté, le gouvernement installa définitivement son autorité dans -l’île. - -Deux commissaires du roi se trouvaient au sommet de la hiérarchie: le -commandant en chef des troupes, ou commandant général, ou, comme on le -nommait encore, gouverneur, et l’intendant, auquel incombaient, dit -Marbeuf, toutes les affaires contentieuses et ce qui s’appelle -impositions, fermes et domaines. Les commandants en chef furent le comte -de Vaux dans les premières années, le comte de Marbeuf de 1772 à 1786 -et, après l’intérim du comte de Jaucourt, le vicomte de Barrin de 1786 à -1790. Les intendants ont été au nombre de quatre: Chardon, ancien -intendant de Cayenne, Pradine, ancien maître des comptes à Aix, -Boucheporn et La Guillaumye. En fait l’administration de l’ancien régime -en Corse se résume dans deux noms: dans le nom de Marbeuf et dans celui -de Boucheporn, qui fut intendant durant dix années, de 1775 à 1785, et -que les Corses qualifiaient de grand vizir de Marbeuf. - -L’administration judiciaire, entièrement réorganisée, comprit un Conseil -supérieur, revêtu des attributions d’un Parlement, et onze juridictions -royales.--Le Conseil Supérieur, créé dès le mois de juin 1768, tenait -ses séances à Bastia et se composait d’un premier et d’un second -président, de dix conseillers,--dont six Français et quatre -Corses,--d’un procureur général français et de son substitut, d’un -greffier et de deux secrétaires interprètes; le commandant en chef -pouvait siéger et avait voix délibérative. M. du Tressan, «espèce de -cerveau brûlé», fut fait premier président de ce Conseil.--Chaque -juridiction comptait un juge royal, un assesseur, un procureur du roi et -un greffier. Les trois premiers officiers de justice furent toujours -deux Corses et un Français. Ils recevaient des appointements fixes; mais -les Corses ne touchaient pas de gros gages, et le maréchal de Vaux avait -dit qu’un traitement annuel de 400 livres serait plus que suffisant pour -chacun parce qu’ils étaient depuis longtemps accoutumés à une médiocre -fortune. - -Le ministre de la Guerre établit un état-major d’armée et de places, un -corps d’ingénieurs pour les fortifications faites ou à faire, un corps -d’ingénieurs des Ponts et Chaussées, une prévôté, une direction des -hôpitaux, un bureau général des postes aux lettres et des bateaux de -poste, une régie des vivres à la tête de laquelle fut placé M. de -l’Isle, quatre juntes... Le ministre de la Marine établit deux bureaux -d’amirauté, l’un à Bastia et l’autre à Ajaccio, et plaça plusieurs -commissaires de marine dans différents ports. - -L’organisation civile, réglée par un édit du mois de mai 1771, -comportait une hiérarchie élective de représentation municipale et -nationale analogue à celle que Turgot et Necker essaieront d’introduire -en France. A la base le _paese_ ou village, où le podestat et deux pères -du commun, annuellement élus par les chefs de famille de plus de -vingt-cinq ans, remplissaient toutes les fonctions d’administration et -de police. Au-dessus, la _pieve_ ou canton, que surveillait le podestat -major, choisi chaque année parmi les gens les plus distingués et les -plus considérables de la piève. Enfin les dix _provinces_, dont toutes -les pièves étaient surveillées par un inspecteur que le roi désignait -dans l’ordre de la noblesse. - - * * * * * - -Sur le conseil du maréchal de Vaux, du comte de Marbeuf et de Buttafoco, -la France avait fait de la Corse un pays d’Etats. On croyait flatter la -nation, «entêtée de sa liberté imaginaire», en lui persuadant qu’elle -était associée au gouvernement. Chaque ordre avait 23 députés, tous élus -par les assemblées des dix provinces (pour le clergé cependant les -élections ne portaient que sur 18 piévans ou doyens, car les 5 évêques -de l’île étaient membres de droit).--Les Etats nommaient, à la fin de -chaque session, une commission permanente ou commission intermédiaire de -12 nobles, dits _Nobili Dodici_. «La nation, avait écrit Marbeuf, a du -goût pour cette espèce de représentants auprès des personnes en place.» -La commission des Douze était censée faire son service auprès des -commissaires du roi; elle devait solliciter du gouvernement le règlement -de toutes les affaires raisonnables, hâter l’exécution des mesures -ordonnées, presser la rédaction et l’envoi des mémoires que les Etats -avaient résolu de remettre sur divers objets, surveiller la besogne du -bureau dirigé par le greffier en chef, préparer les matières qui -seraient débattues dans la consulte suivante. Deux membres des Douze, -qui jouaient le rôle des procureurs généraux-syndics dans les pays -d’Etats, résidaient alternativement auprès des commissaires du roi. - -Les Etats de Corse ne furent réunis que huit fois, toujours à Bastia; -mais dans ces assemblées furent présentées et discutées toutes les -questions relatives à l’administration du pays, aux impôts, à -l’éducation publique, l’agriculture, l’industrie, la police, etc. -L’histoire des Etats est l’histoire même de la Corse de 1770 jusqu’à -1789. Nous possédions déjà les procès-verbaux de ces assemblées. Nous -pouvons aujourd’hui les contrôler et les compléter par des documents -plus brefs et aussi intéressants. A la fin de chaque session, les Etats -de Corse envoyaient à la Cour trois députés pour présenter au roi les -requêtes votées par l’assemblée et approuvées par les commissaires -présidents, qui étaient le gouverneur et l’intendant. En 1770, en 1772 -et en 1773, le choix des députés n’avait pas eu de signification -particulière. Mais en 1775 la rivalité qui régnait ouvertement entre le -comte de Marbeuf, gouverneur de la Corse, et le comte de Narbonne-Pelet, -commandant en second à Ajaccio, ne permit pas de procéder aux élections -avec le calme ordinaire. On reprochait à Marbeuf ses «coups d’autorité, -aussi arbitraires que multipliés» et, sous couleur de travailler «pour -le bien de la patrie», les «narbonnistes» essayèrent d’obtenir le rappel -du gouverneur et de jouir à leur tour des honneurs et des postes -lucratifs dont Marbeuf les tenait écartés. Tel fut le premier objet de -la mission dont furent chargés les députés de 1775: Mᵍʳ de Guernes, -évêque d’Aleria; César-Mathieu de Petriconi, pour la noblesse; Benedetti -Ventura, dit Venturone, pour le tiers-état. L’audience royale, -plusieurs fois retardée, fut fixée au 25 août 1776. L’évêque d’Aleria ne -formula pas moins de 29 griefs dont la liste fut remise au Ministère et -que M. Letteron a retrouvée aux Archives Nationales. Episode curieux des -querelles de personnes et des rivalités d’influence qui entravaient les -efforts de l’administration.--Plus intéressantes encore sont les -«représentations que MM. les députés ont cru devoir faire à la Cour», -véritable cahier de doléances qui ne comprend pas moins de 63 -paragraphes: finances, domaines, bois et forêts, douanes; agriculture, -arts et métiers, haras; sages-femmes et maîtres d’école; séminaires, -collèges et Université, création d’un archevêché; reconnaissance du -titre de royaume, organisation du tribunal de la junte et du régiment -provincial, etc., toutes les matières qui peuvent intéresser la -Corse--et qui ont fait au préalable l’objet de discussions attentives au -sein des Etats,--sont ici passées en revue. - -Entre l’assemblée de 1775 et le commencement de la Révolution, les Etats -de Corse se réunirent encore quatre fois: en 1777, 1779, 1781 et 1785. -En 1777, «Carlo Buonaparte», assesseur au tribunal d’Ajaccio, est député -de la noblesse. Le rapport des Etats de 1785 se réfère aux événements de -1788 et 1789. - -Ainsi la France cherchait à créer un esprit public en associant la -nation au gouvernement. Elle usa d’autres moyens, développant l’usage de -la langue française, faisant bénéficier la nouvelle province de cette -haute culture et de ces «lumières» qui éblouissaient l’Europe. Quelques -années à peine après l’annexion, les commissaires du roi, reprenant et -développant les projets de Paoli, proposaient d’établir une Université à -Corte avec les quatre facultés (théologie, droit, médecine et arts). De -plus ils décidaient que quatre collèges seraient fondés à Bastia, à -Ajaccio, à Cervione et à Calvi, des pensionnats à Bastia et à Ajaccio, -et des écoles dans la campagne. Enfin les séminaires, qui avaient été -occupés par les troupes, seraient rendus aux évêques. - -De pareils projets donnaient-ils entièrement satisfaction à l’opinion -corse et quels vœux formait-elle à ce sujet? On peut s’en rendre compte -en parcourant les requêtes présentées au roi par les députés des Etats, -encore que de pareils documents soient forcément empreints d’un certain -optimisme officiel. Particulièrement, en ce qui touche l’instruction -publique, leurs demandes ont un grand intérêt: on y voit un exemple de -la noble et intelligente façon dont ils comprenaient leur -«francisation». - - * * * * * - -La monarchie française cherche à favoriser la noblesse, en créant, en -face du tiers et du clergé plus indépendants, une classe d’hommes qui -seraient attachés au gouvernement par l’intérêt. Prolongement du -caporalisme par suite de l’égoïsme administratif. Et les jeunes nobles, -qu’on jugeait utiles de «dépayser» pour «changer leur façon de penser», -furent admis au collège Mazarin, au séminaire d’Aix, aux écoles royales -militaires, à la maison de Saint-Cyr. On vit à Brienne Napoléon -Bonaparte; à Vendôme, Jean-Baptiste Buttafoco, que l’inspecteur Reynaud -de Monts jugeait très insubordonné et qui, avec peu de moyens, joignait -à l’entêtement de son pays le dégoût du travail; à Effiat, Luce-Quilico -Casabianca, le futur Conventionnel, que l’inspecteur Keralio trouvait un -peu sombre, mais bon, capable d’application et d’un labeur soutenu; à -Auxerre, Jean-Baptiste Casalta; à Rebais, Luc-Antoine d’Ornano et -Arrighi de Casanova; à Tiron, César-Joseph Balthazar de Petriconi, son -frère Jean-Laurent, Paul-François Galloni d’Istria, qui devint, au -sortir de l’émigration, adjudant général au service de Naples et -lieutenant-colonel d’état-major au service de France; Marius Matra, qui -fut aide de camp du général Franceschi et capitaine adjoint à -l’état-major de l’armée d’Italie, etc.[K]. - -Ce n’était pas assez de s’attacher la noblesse: il fallait attirer les -Corses dans les troupes du roi. Ils furent admis dans tous les régiments -de l’armée; ils eurent leur régiment particulier, le Royal Corse; après -la dissolution du Royal Corse en 1788, deux bataillons de chasseurs, les -chasseurs royaux corses et les chasseurs corses, ne se composèrent que -d’insulaires. Chaque compagnie reçut quatre soldats corses, destinés à -s’initier aux arts et aux métiers, «afin de se rendre utiles dans l’île -et de contribuer à sa prospérité». - -Enfin, les Corses ne payèrent que très peu d’impôts. Il y avait l’impôt -territorial, perçu en productions soit animales, soit végétales, à -raison du vingtième des récoltes, et Napoléon a justement remarqué que -les économistes firent dans son île l’essai de l’imposition en nature. -Il y avait un impôt de deux vingtièmes sur les loyers, mais il ne -frappait que les propriétaires des villes. Il y avait des droits de -contrôle, de timbre et de douane. Mais, si les taxes d’entrée et de -sortie paraissaient excessives, elles étaient surtout à la charge des -étrangers et des Français. Bref, l’île--et ce mot revient dans tous les -mémoires du temps--l’île était _onéreuse_ au roi, et le parrain de -Napoléon, Laurent Giubega, assure que la dépense excédait de 600.000 -livres le total des recettes. - -Des travaux considérables furent entrepris. Deux grands chemins avaient -été ouverts depuis la conquête: de Bastia à Saint-Florent et de Bastia à -Corte. On ébauchait la route de Corte à Ajaccio. Et si les voies -restaient insuffisantes, on aurait mauvaise grâce à s’en plaindre après -vingt ans seulement d’administration française. Louis XVI fait installer -à Ajaccio une madrague pour la pêche du thon, une corderie pour les -chanvres du pays; il fait entreprendre le dessèchement de l’étang des -_Salini_, propriété de Charles Bonaparte, pour y créer une pépinière de -mûriers et autres arbres fruitiers; il accorde un subside de 21.000 -livres pour l’agriculture[L]. Un édit du 23 mars 1785 accordait une -prime de dix sous par plant à toute personne qui introduirait du -continent vingt plants au moins de mûriers greffés. - -Par trois fois, l’administration tenta de fonder des colonies: 80 -Lorrains transportés à Poretto, des Génois près du golfe d’Ajaccio, au -domaine de Chiavari, 110 pionniers au domaine de Galeria. La plupart -succombèrent. En revanche, les Grecs de Paomia, réfugiés à Ajaccio, -furent installés non loin de leurs premiers défrichements, à Cargèse, -qui devint admirablement prospère. On commença de dessécher les plaines -de Biguglia et de Mariana. On entreprit en 1773 le plan terrier de la -Corse qui fut confié à MM. Bédigis, Testevuide et Tranchot, et qui eut -également pour but--l’abbé Rossi nous l’assure--de recueillir des -renseignements sur l’esprit public des anciennes familles paolistes. - -Le commerce se développa. Ajaccio est en relations avec Marseille, -Toulon, Saint-Tropez, Antibes et la Seyne. Les droits d’entrée pour les -marchandises de provenance française sous pavillon national étaient de -2, 7-1/2, 15 et 25 p. 100 de leur valeur. Les droits de douanes -acquittés à Ajaccio pendant la période 1785-89 ont été de 37.807 francs. -Le marché de la ville est convenablement approvisionné. Le boisseau -(_bacino_) de blé de 14 livres 1/2 coûte 1 fr. 16 sous; pour l’orge et -le millet, 1 fr. 2 sous; le pot d’huile de 1 l. 7 onces 1/2, 16 sous; la -bouteille de vin, 3 sous 6 d.; la livre de bœuf ou de mouton, 5 sous; le -poisson de première qualité, 3 sous la livre. - -A la faveur de ce commerce, des familles françaises vinrent s’établir en -Corse et y firent souche. Ces arrivés de la première heure furent les -Touranjon, les Serpeille, les Arène, les Garçain, les Bonnet, les Maury, -les Roux, les Picard, etc. On les désignait généralement sous le nom de -leur province d’origine. Ainsi les Serpeille, originaires du Dauphiné, -étaient connus sous le nom de _Dufiné_, les Maury sous celui de -_Languido_ (Languedoc), les Roux étaient appelés _Sciampagne_ -(Champagne). Il arrivait même que le nom patronymique disparaissait -complètement pour faire place à celui de la province: le nom de -Touranjon a dû se former ainsi. D’autres enfin, comme les Picard, -étaient beaucoup plus connus par de gais sobriquets, si répandus -autrefois en France: cette famille avait celui de _Cœur joyeux_, dont on -fit, par corruption, _Cruginé_, qui s’est perpétué jusqu’à nos jours. - - * * * * * - -La fusion s’accomplissait doucement, sans heurts, entre Français et -Corses. Les anciens paolistes, comprenant que l’île retirerait de son -union avec la France d’immenses avantages, se ralliaient peu à peu. -Charles Bonaparte avait été l’un des premiers: «J’ai été, répétait-il, -bon patriote et paoliste dans l’âme, tant qu’a duré le gouvernement -national; mais ce gouvernement n’est plus, nous sommes devenus Français, -_evviva il Re e suo governo_.» Laurent Giubega, greffier en chef des -Etats de 1771, que Charles Bonaparte appelait _amatissimo signor -compadre_ et qui fut le parrain de Napoléon, était également dévoué au -régime nouveau: «Puisque l’indépendance nationale est perdue, aurait-il -dit au maréchal de Vaux, nous nous honorerons d’appartenir au peuple le -plus puissant du monde, et de même que nous avons été bons et fidèles -Corses, nous serons bons et fidèles Français.» Paoli refuse en 1776 -d’abandonner l’Angleterre pour entrer au service du roi de France; mais -il dicte à son secrétaire, l’abbé Andrei, un curieux mémoire sur «le -meilleur parti que pourrait tirer la France de la Corse». - -Cependant la francisation n’avait pas dépassé les grandes villes du -littoral et là même elle restait précaire: les Corses étaient -mécontents, les Corses boudaient. Trop de réglementation avait surpris -ce peuple jaloux de son indépendance. Une foule d’édits, d’ordonnances, -de lettres patentes, d’arrêts du conseil, de règlements de police, -tapissaient toutes les rues «et ne produisaient d’autre effet que de -faire rire le peuple dans les commencements, parce qu’on ne savait -comment s’y prendre pour les faire mettre à exécution dans l’intérieur -du pays». Quand on s’en prenait aux podestats de leur inexécution, ils -répondaient qu’ils ne savaient pas lire le français. Pour le leur -apprendre, on leur envoyait continuellement «des exécutions militaires». -Et le Corse se cabrait. D’autant plus que le personnel administratif -n’était pas à la hauteur de sa tâche: l’intendant Chardon, qui venait de -Cayenne, considéra la Corse comme un domaine colonial dont -l’exploitation était fructueuse; il fit si bien qu’il fallut le -rappeler. Mais l’exemple venait de haut et, dans le morcellement de -l’autorité, les ministres de la Guerre, de la Justice, des Finances et -de la Marine ne songeaient qu’à créer des emplois pour y placer leurs -créatures. «Cette foule de gens, soit par ignorance, par incapacité ou -par mauvaise foi, retarde plutôt qu’elle ne contribue au bonheur -public.» La méfiance des Corses augmentait et devenait de la haine -envers ces Français qui les méprisaient. Le Tiers-État demande, dans les -cahiers de 1789, que les charges du Conseil supérieur soient conférées à -des hommes d’expérience, à des officiers des justices royales et à des -avocats émérites. - -La question financière augmenta le malaise. La Corse avait d’abord été -attachée au ministère de la Guerre, à qui elle revenait de droit comme -province frontière et pays conquis. Mais en 1773 l’abbé Terray demanda -et reçut la finance de l’île. Le contrôleur général fournit dès lors aux -dépenses extraordinaires de la caisse militaire par un fonds annuel de -1.500.000 livres; par contre, il fut maître de l’administration civile, -couvrit la Corse d’employés, intervint dans toutes les affaires, -repoussa tous les projets utiles qui coûtaient quelque argent. En vain -Necker offrit la Corse à Saint-Germain, en vain d’autres voulurent la -«jeter à la tête» de Vergennes ou d’Amelot: ce fut seulement à la veille -de la Révolution que le département fut rattaché à la Guerre. La Corse -était donc en proie à la Finance. Les deux Lorrains--les frères -Coster--qui dirigeaient l’administration centrale inondèrent la Corse -de leurs parents, de leurs amis. Les Corses eussent rempli ces charges à -moins de frais, avec plus de probité et rien ne les eût rattachés -davantage à la France. «Voilà, écrivait Paoli, ce qui a brisé leur -courage; ils sont tombés dans un vide affreux, lorsqu’ils ont été privés -du plaisir de veiller, de contribuer au bien commun, lorsqu’ils n’ont -plus aperçu aucune liaison entre eux et l’intérêt général, lorsqu’ils -ont vu ces soins pénibles, patriotiques et honorables accordés à des -Français dont tout le talent consiste à unir des chiffres et à tracer -des lettres.» Et qui étaient ces Français? Vauvorn, convaincu d’avoir -volé le bois de la couronne et avouant qu’il devait au Trésor 3 à 4.000 -livres, était mis à la tête de la douane de Calvi; d’autres avaient -simplement à refaire une situation compromise et s’en acquittaient -consciencieusement: Houvet, ci-devant commis des bêtes à cornes, Moreau, -déserteur du régiment de Bretagne, Sappey, ancien garçon perruquier, -trop heureux à leur arrivée d’avoir du pain, acquéraient une fortune -dans les diverses entreprises et finissaient par posséder plus de cent -mille écus. - -L’impôt n’était pas lourd; mais les droits de douane, plus élevés qu’en -Italie, empêchaient la population d’augmenter et la culture de -s’étendre. Les adjudications affamaient la population. Les Corses se -soulevèrent en 1774: l’insurrection fut réprimée. Mais les habitants, se -regardant comme opprimés, n’étaient pas encore de cœur avec les -Français. «Pendant près de vingt années, écrivait Constantini à -l’Assemblée Constituante, la Corse a vu s’accroître le terrible colosse -du despotisme militaire, a vu s’accumuler les abus d’autorité, les -vexations ministérielles, les rapines judiciaires.» Un commissaire civil -de cette même assemblée ne reconnaît-il pas que les Corses étaient -avant 1789 des «sujets asservis et trop négligés, toujours prêts à -secouer le joug»? Napoléon ne dit-il pas que les bienfaits du roi -n’avaient pas touché le cœur des habitants et que la Corse était, sous -le règne de Louis XVI un pays malintentionné qui frémissait sous la main -de ses vainqueurs? - - - - -XXIII - -LA RÉVOLUTION ET L’EMPIRE - - _Les promesses de Barère.--L’agitation séparatiste: Paolistes et - Bonapartistes.--La Corse anglaise.--Miot et Morand.--La Corse - napoléonienne._ - - -Ce fut la Révolution française et, après elle, les Bonaparte, qui -gagnèrent à la France le cœur de la Corse. Provoquée par des causes -semblables à celles qui, un demi-siècle plus tôt, avaient armé les -Corses contre le despotisme génois, la Révolution fut accueillie avec -enthousiasme par le Tiers-Etat, dont les députés--l’avocat Saliceti et -le comte Colonna de Cesari Rocca--allaient bientôt compter parmi les -Constituants les plus fougueux. Les deux autres députés de la Corse--le -comte de Buttafoco pour la noblesse, l’abbé Peretti della Rocca pour le -clergé,--demeuraient au contraire fidèles à la royauté et font cause -commune avec le général de Barrin, gouverneur de la Corse. Le 5 novembre -1789, une émeute éclate à Bastia entre les patriotes, à qui le jeune -Napoléon fournit des cocardes tricolores, et les soldats du roi, qui -veulent conserver la cocarde blanche. M. de Barrin doit céder. Le 30 -novembre, Volney lit à l’Assemblée Nationale une lettre, que Napoléon a -inspirée, racontant les événements tout à l’avantage des patriotes. Il -en résulta une motion, faisant cesser le régime militaire auquel la -Corse était soumise depuis son annexion et la déclarant partie -intégrante de l’Empire français. - -Les Corses eurent un mouvement de joie et de confiance. Paoli se fit -l’interprète de leur fidélité et de leurs espoirs. Le champion de -l’indépendance affirma sa joie de devenir le fils adoptif du pays -généreux où la liberté venait d’éclore. Revenu de Londres à la suite du -décret du 30 novembre, il reçut de grands honneurs en passant à Paris. -Quand il débarque à Macinaggio, après un exil de vingt ans, il s’écrie -en baisant le sol: «O ma patrie, je t’ai laissée esclave, et je te -retrouve libre!» Puis il se rembarque pour Bastia, où il arrive le 17 -juillet 1790. - -Il apportait les pleins pouvoirs de l’Assemblée nationale, pour procéder -à l’organisation de l’île. A la consulte qui se tint à Orezza du 9 au 27 -septembre 1790, et qui décida de célébrer tous les ans l’anniversaire du -décret d’incorporation de la Corse à la France, Paoli fut nommé -président du conseil administratif et reçut un traitement de 50.000 -francs; il était en plus commandant des gardes nationales. - -A la tribune de la Constituante, Barère, rapporteur du Comité des -Domaines, assura la Corse de toute la sollicitude de la France. -Promesses solennelles qui datent du 4 septembre 1791: «La Corse est -libre, la Corse est française, les tyrans ne l’oppriment plus: c’est à -vous de la régénérer! Elle a été riche et peuplée sous les Romains, -malheureuse et ensanglantée sous les Génois, pauvre et inculte sous -votre ancien gouvernement. Elle présente cependant tous les moyens -physiques et moraux d’une brillante et solide régénération. Ce peuple -est idolâtre de la liberté, et il n’est vraiment libre que depuis la -Révolution française; il aime les lois, et il est sans civilisation; il -a un grand caractère, et il éprouve tous les maux attachés à la -faiblesse; il a un territoire fertile, et il est pauvre; il a une -situation de commerce admirable, des ports nombreux, des pêcheries -abondantes, et cependant son commerce languit et son industrie est -nulle. De tous les peuples de l’Europe, les Corses sont aujourd’hui dans -les circonstances les plus favorables pour jouir du bienfait de la -liberté et recevoir les avantages d’une belle constitution... Cette île -peut parvenir aussi facilement que les autres départements du royaume à -un haut degré de prospérité, quoiqu’elle soit dans ce moment la plus -reculée en tout sens. Le moment de régénérer cette île est arrivé...» - -La Corse est pauvre: «Une population peu nombreuse, des villes -dépeuplées, un pays sans industrie, le numéraire rare, les campagnes -n’offrant à la vue que des brandes et des taillis ou _maquis_ inutiles, -l’agriculture devenue étrangère ou indifférente aux habitants: voilà le -tableau de la Corse sous l’ancien régime de France, quoiqu’il n’y ait -pas en Europe un autre pays où la végétation soit plus abondante, plus -hâtive et plus facile à entretenir par la bonté reconnue des pâturages.» -Y aurait-il donc, continue Barère, une fatalité irrésistible «qui -condamne à jamais l’île de Corse à languir dans cet état déplorable? Et -puisque son délaissement et son inculture ne peuvent être imputés à la -nature de ses terres, qui égalent en bonté les meilleures terres de -l’Europe, serait-ce au caractère des habitants ou à la dégradation -successive de leur caractère primitif, sous l’empire des circonstances -politiques dont ils ont été si longtemps les jouets et - -[Illustration: Gorges de Ponte Novo (_Phot. Moretti._)--Propriano. -(_Sites et Monuments du T. C. F._) - - Pl. XVI.--CORSE. -] - -les victimes, qu’il faudrait attribuer leur malheur? Repoussons, -repoussons sans hésiter une conjecture aussi fausse qu’ingénieuse. La -Corse est malheureuse; mais elle peut dire aux représentants de la -nation dont elle fait partie: Dites un mot, et mes malheurs cesseront». - -Mais à ces Corses qu’elle juge si dignes d’intérêt, à qui elle fait tant -de promesses pour l’avenir, l’Assemblée Constituante n’accorde pour le -moment qu’un petit bienfait, et partiel. Elle décrète que «les dons, -concessions, acensements et inféodations, et tous autres actes -d’aliénation, sous quelque dénomination que ce soit, de divers domaines -nationaux situés dans l’île de Corse, faits depuis 1768, époque de sa -réunion à la France, par divers arrêtés du Conseil, lettres-patentes et -tous autres actes, sont révoqués et, conformément aux lois domaniales, -sont et demeurent réunis au domaine national».--Quant aux mesures -d’ensemble, «nous regrettons, dit Barère, de ne pouvoir réclamer dans ce -moment, pour ce pays, tous les secours dont il a besoin, et dont -l’utilité se fera bientôt sentir dans toute son étendue; mais nos -successeurs immédiats s’empresseront certainement de les réclamer de la -nation pour un département qui est incontestablement le plus pauvre, le -plus malheureux, et qui peut devenir cependant un des plus beaux, des -plus riches de la France». - - * * * * * - -Ni la Législative, ni la Convention ne tinrent ces promesses. On peut -dire que la Législative n’eut pas le temps. Quant à la Convention, elle -vit la Corse tenter de se séparer de la France et suivre Paoli qui -l’entraînait vers l’Angleterre. Pourquoi ce revirement? Deux hypothèses -sont possibles. Paoli aurait espéré occuper en Corse une situation -prépondérante et rester, comme par le passé, le véritable chef du pays; -mais la Convention n’entendait pas abdiquer devant lui et refusa de lui -donner le commandement en chef de l’expédition de Sardaigne. La deuxième -hypothèse repose sur l’horreur que lui auraient inspirée les actes de la -Convention, sur ses sentiments fédéralistes et girondins, sur son -hostilité vis-à-vis des Montagnards qu’il traitait de «cannibales». Les -deux hypothèses ne s’excluent pas forcément. Quoi qu’il en soit, la -conduite de Paoli lors de l’expédition de Sardaigne fut considérée comme -la cause principale de l’échec de cette expédition et, sur d’autres -accusations, auxquelles le jeune Lucien Bonaparte n’était pas étranger, -Paoli, que Marat appelle «lâche intrigant», est décrété d’accusation par -la Convention. Condorcet rédige une pompeuse adresse dénonçant aux -habitants de l’île de Corse «l’antique alliance de la tyrannie royale et -du despotisme sacerdotal». Les commissaires du gouvernement envoyés en -mission, Saliceti, Lacombe Saint-Michel et Delcher, agissent avec -vigueur. Napoléon Bonaparte, qui croit avoir trouvé l’occasion de se -révéler, se place à la tête du parti français, mais, après une vaine -tentative d’entrevue à Corte, il rétrograde à Vivario, puis à Bocognano. -Un moment arrêté dans la maisonnette dite de _la Poule noire_ par les -émissaires de Paoli, il est délivré par ses partisans qui protègent sa -retraite jusqu’à Ucciani. Rentré dans Ajaccio, il n’est pas en sécurité -dans sa demeure et se réfugie chez le maire, Jean Jérôme Levie, où il -reste trois jours, s’embarque pendant la nuit, atterrit à Macinaggio et -gagne Bastia le 10 mai 1793. Il y passe douze jours, pressant les -représentants de la Convention de venir s’emparer d’Ajaccio, afin -d’isoler dans Corte Paoli révolté. Lui-même, précédant sur un chebek la -flottille française, débarque à Provenzale près d’Ajaccio. Des bergers -lui apprennent que sa maison a été pillée par les Paolistes le 24 mai, -que sa mère et l’abbé Fesch, prévenus à temps, se sont réfugiés aux -Milelli, pendant que ses frères sont cachés dans Ajaccio. Letizia, -poursuivie par les Paolistes, ne peut trouver un asile dans la tour de -Capitello, elle doit fuir jusqu’à Casella, sur l’isthme qui rattache -Capo-di-Muro au territoire de Coti-Chiavari: on couche sur le plancher -entre les quatre murs d’une masure abandonnée. - -Cependant l’attaque contre Ajaccio ne réussit pas. Loin de se soulever -comme on l’espérait, la ville est aux mains des Paolistes. La flottille, -partie de Bastia le 23 mai et retardée par une tempête jusqu’au 29, ne -fait qu’une courte démonstration devant Ajaccio. Elle regagne le -mouillage de Capitello. Napoléon se rend à Calvi, où son parrain Laurent -Giubega donne asile à sa famille. Ils en repartent bientôt pour -débarquer à Toulon, le 13 juin 1793, proscrits, désemparés. Le rôle de -Bonaparte paraît fini en Corse. - -Mais Paoli ne peut triompher seul dans une île livrée à l’anarchie des -partis. Pour rompre l’unité du mouvement séparatiste, la Convention -divise l’île en deux départements, le département du Golo et le -département du Liamone (11 août 1793). Commissaire du Conseil exécutif, -Joseph Bonaparte essaie d’animer sa patrie de l’esprit révolutionnaire -et, pour cela, de «l’inonder de lumières». Il agit de loin, n’ayant pu -dépasser Toulon, et il a pour collègue, dans cette «mission de -fraternité et d’instruction», le fameux Buonarroti, dont le rôle en -Corse n’a pas encore été suffisamment étudié. Cependant l’amiral Hood -répond aux sollicitations de Paoli, et Nelson, alors capitaine de -vaisseau, apparaît dans les eaux corses. Successivement le commandant -bloque Calvi, débarque à Saint-Florent, dont il brûle la campagne, -détruit les barques et les approvisionnements de Centuri, Macinaggio, -Lavasina, Miomo et jette l’ancre enfin devant Bastia le 19 février 1794. - -Sur la ville de Bastia et sur le siège qu’elle eut alors à subir, la -correspondance de Nelson fournit des renseignements précis et curieux. -C’était alors une grande cité, peuplée de 15.000 habitants, avec une -belle jetée pour les navires. Elle est défendue par 6 forts détachés et -une citadelle avec 20 embrasures; il y a 62 canons montés, en plus des -mortiers, et une garnison de 4.500 hommes. Mais Nelson croit pouvoir -compter sur le soulèvement des Paolistes, qui se sont fortifiés à Cardo. -De plus, dès le 18 mars, la disette des vivres se fait sentir: «un petit -pain se vend 3 livres»; et tandis que s’épuisent les munitions et les -vivres, Nelson, dont la flotte est renforcée par 7 navires que lui -envoie l’amiral Hood, multiplie les batteries et rend le blocus de plus -en plus rigoureux. «Nous l’emporterons, écrit-il le 26 mars, il le faut, -ou quelques-unes de nos têtes seront couchées bas.» Il a d’ailleurs -compris toute l’importance stratégique de la Corse: «Cette île doit -appartenir à l’Angleterre pour être régie par ses propres lois, comme -l’Irlande, avec un vice-roi et des ports libres...; elle commandera la -Méditerranée.»--L’héroïsme des assiégés fut à la hauteur des -circonstances. Le représentant en mission, Lacombe Saint-Michel, aidé du -maire Galeazzini et des généraux Rochon et Gentili, sut organiser une -résistance opiniâtre: «J’ai des boulets rouges pour vos navires, -déclarait-il fièrement à l’amiral Hood, et des baïonnettes pour vos -troupes. Quand les deux tiers de nos hommes auront été tués, alors je -me fierai à la générosité des Anglais.» Pourtant il fallut capituler le -22 mai: il ne restait plus que quelques jours de vivres; les assiégés -avaient eu 203 tués et 540 blessés. - -Maîtres de Bastia, les Anglais étaient maîtres de la Corse. Il ne leur -restait plus qu’à s’emparer de Calvi. Il y fallut un siège qui dura du -19 juin au 10 août 1794 où s’illustra Abbatucci et où Nelson eut l’œil -droit «entièrement fendu». Le 10 juin 1794 une consulte, convoquée à -Corte par Paoli, rompit tout lien avec la France et, huit jours après, -Charles André Pozzo di Borgo y faisait acclamer une constitution -anglo-corse reconnaissant comme suzerain le roi d’Angleterre; sir -Gilbert Elliot l’accepta au nom de George III. Le Parlement corse issu -de cette constitution se réunit le 1ᵉʳ février 1795 à Bastia, et offrit -la présidence à Paoli qui refusa pour ne pas troubler le fonctionnement -du régime nouveau. Mais sa personnalité demeurait redoutable et -Morosaglia devint bientôt le rendez-vous des mécontents. L’Angleterre -prit peur et l’invita à quitter la Corse. Paoli hésita. Craignant de -faire renaître la guerre civile, et d’ailleurs hors d’état de résister -longtemps, il céda. Le 14 octobre 1795, il s’embarquait à Saint-Florent -et partait pour Londres où il devait mourir en 1807. - -Son départ ne rendit pas la sécurité aux Anglais pas plus que les -glorieuses croisières de Nelson au nord du Cap Corse. Tout cela ne -pouvait empêcher les victoires continentales de la France de produire -leurs résultats. Quand l’Italie du Nord eut été conquise par Bonaparte, -le général Gentili reparut à Livourne et, avec un millier de Corses, se -prépara à revenir combattre dans sa patrie. Nelson fut chargé de bloquer -le port italien pour empêcher ce projet d’aboutir. Il avait réussi à -merveille, s’était emparé des îles d’Elbe et de Capraja, lorsque, au -mois d’octobre 1796, le gouvernement anglais décida d’évacuer la Corse. -Nelson dut se rendre à Bastia, où il recueillit le vice-roi avec la -garnison anglaise. Il intimida à tel point par ses menaces les habitants -de la ville et la petite troupe de Gentili, débarquée près de Rogliano, -qu’il put emporter tout ce qu’il voulut. Le 20 Octobre il s’embarquait -le dernier, abandonnant cette île qu’il avait contribué à conquérir et -où il avait commencé cette carrière glorieuse qui devait finir à -Trafalgar en 1805. - - * * * * * - -Du quartier général de Modène, Bonaparte, général en chef de l’armée -d’Italie, expose aux citoyens directeurs, le 26 vendémiaire an V (17 -octobre 1796), quelques idées sur la Corse: «La Corse, restituée à la -République, offrira des ressources à notre armée et même un moyen de -recrutement à notre infanterie légère.» Saliceti est envoyé dans l’île -pour proclamer l’amnistie et réaliser l’apaisement; mais le gouvernement -sent le danger de laisser tous les pouvoirs «entre les mains d’un homme -né dans le pays, ayant des injures personnelles à venger et qui, en -supposant même qu’il restât impartial dans le maniement des affaires, ne -pourrait jamais persuader à ses compatriotes qu’il le fût réellement». -Le Directoire lui adjoint Miot de Melito, un ancien fonctionnaire de la -Guerre, délégué auprès du grand duc de Toscane. Joseph Bonaparte -l’accompagne et lui sera «d’un précieux concours». Là où Saliceti--_u -compatriottu_--a échoué, Miot--_u francesi_--va réussir. Il débarque à -Erbalunga le 22 décembre 1796, parcourt le pays, réprime les -insurrections, organise les deux départements du Golo et du Liamone, -nomme les commissaires du pouvoir exécutif, met le pays sous l’empire -de la constitution de l’an III et regagne le continent (29 nov. 1797). -Mais l’adjudant-général Franceschi, dont Miot a fait son aide de camp, -constate que l’esprit public a été complètement corrompu par les -Anglais. Une véritable croisade est fomentée par les prêtres au couvent -de San Antonio en Casinca: ils ont persuadé aux insulaires que les -Français «nient Dieu et veulent abolir la religion». Une foule -d’hommes portant à leurs coiffures une petite croix blanche--la -_Crocetta_,--sèment la terreur et la destruction dans les cantons de -Moriani de Casinca et d’Orezza, n’épargnant à Ampugnani que la maison du -curé Sebastiani (l’oncle du général), connu pour sa haine des Français. - -Quand le bruit de cette insurrection, qui fut réduite dans le sang par -le général de Vaubois, parvient à Paris, le 18 brumaire est fait. -Saliceti lutte en vain contre les troubles du Fiumorbo et de la Balagne: -il multiplie les commissions militaires et frappe le pays d’une -contribution de guerre de deux millions. C’est l’anarchie: l’île tombe -au pouvoir du général Ambert. Enfin Miot est renvoyé en Corse avec -mission de rétablir la paix et de régénérer le pays. Il débarque à Calvi -le 25 mars 1801. Joseph Bonaparte l’accompagne, Lucien cède 6.000 -volumes pour la Bibliothèque d’Ajaccio. Un pépiniériste en vogue, -Noisette, fonde les jardins botaniques d’Ajaccio et de Bastia. La -culture du coton est inaugurée, et celle de la cochenille. Miot prend -des arrêtés restés célèbres où il atténue certains droits de douane, -d’enregistrement et de succession. Il supprime totalement les taxes des -contributions indirectes. Pour mieux lutter contre le banditisme, il -suspend l’exercice de la constitution et, supprimant l’institution du -jury, il forme un tribunal exceptionnel. La ville d’Ajaccio est -embellie et agrandie: sur l’emplacement des anciennes fortifications -abattues, un quartier nouveau s’élève. Quittant le pays le 24 octobre -1802, Miot pouvait déclarer au premier consul qu’il laissait le pays -«généralement tranquille, affectionné au gouvernement et jouissant de -l’avantage des améliorations qu’il vous doit». - -Mais il faut des mesures exceptionnelles pour guérir la Corse de ses -maux séculaires: une justice rapide et impartiale, une dictature -militaire. Et les consuls nomment en Corse le général Joseph Morand (22 -juillet 1801), investi des pouvoirs les plus étendus. Morand fait une -levée générale de troupes, prohibe les ports d’armes de la façon la plus -absolue. Mais il rencontre des obstacles de la part des autorités -constituées--Pietri, préfet du Golo, Arrighi, préfet du Liamone, -Casabianca, titulaire de la sénatorerie de la Corse. Il se heurte -surtout à la méfiance, à la colère des Corses qui le calomnient et -essaient d’obtenir sa destitution. Il reste fidèle à sa mission, dénonce -l’existence du Comité anglo-corse d’Ajaccio et réprime cruellement la -conspiration de 1809 dont beaucoup l’ont accusé d’avoir exagéré -l’importance. En 1811, il remédie à la famine que de mauvaises récoltes -ont déterminée dans l’île, ordonnant que tous les approvisionnements de -l’armée contenus dans les vastes magasins de la guerre, à Bastia, à -Ajaccio, à Calvi, à Bonifacio, à Corte, soient mis à la disposition des -habitants à titre remboursable, signalant au gouvernement les misères -des Corses «qui se nourrissent d’herbes des champs» et appelant sur eux, -par de pressantes correspondances, les secours de la métropole. -Fonctionnaire énergique, d’une implacable sévérité, mais administrateur -éminent, il ne mérite pas la réprobation dont les Corses l’ont accablé. -Le général Berthier, qui le remplace (1811-1814), se brouille avec -Bastia en organisant l’unité administrative de l’île dans un seul -département avec Ajaccio pour chef-lieu (19 avril 1811). - - * * * * * - -L’empereur n’a cessé de s’occuper de son pays et sa correspondance en -fait foi. Il porte son activité sur toutes les branches de -l’administration: justice et finances, armée de terre et marine, -commerce, travaux publics, agriculture, organisation de la police. Il -veut à la tête des services des hommes qui connaissent le pays et la -langue. Il essaie d’établir à Ajaccio «une fabrique de briques et une -poterie pour le menu peuple, afin qu’il ne soit pas pour ces objets -tributaire des Génois». Il se préoccupe du développement économique de -l’île. Il y songe à Paris, à Fontainebleau, à Compiègne, à Saint-Cloud; -il y songe également sur les chemins de l’Europe, à Strasbourg, à -Potsdam, à Schœnbrunn, à Dresde. Il encourage la culture du coton; il -s’intéresse à l’établissement de hauts fourneaux destinés à employer le -minerai surabondant de l’île d’Elbe. Il s’occupe d’une manière spéciale, -surtout à partir de 1810, de la réorganisation financière du pays et de -l’exploitation de ses forêts. - -Le temps manqua à Napoléon pour accomplir en Corse ses généreux projets. -Trop souvent aussi il lui manqua le concours loyal et désintéressé des -chefs de services, qui détournaient à leur profit ou faisaient servir à -d’autres usages les fonds envoyés pour améliorer la situation de l’île. - -Il n’eut pas non plus la population corse avec lui. A la nouvelle de -l’abdication de Fontainebleau, personne ne songea à se soulever en sa -faveur. Le 28 avril, le préfet du Liamone, Arrighi, se rallie aux -Bourbons; le maire, François Levie, fait hisser «le cher drapeau des -lis» sur le clocher de la cathédrale et la mairie est illuminée pour -saluer le retour «des rois légitimes». Un buste en marbre de l’empereur, -donné en 1806 par le cardinal Fesch à la ville d’Ajaccio, est livré à la -foule qui le précipite à la mer. On n’a que mépris contre ce -_bastardino_, dont il faut effacer jusqu’au souvenir: les rues de la -ville prennent des noms royalistes. Bastia ouvre ses portes aux Anglais, -mais ceux-ci ne font en Corse qu’une courte apparition et le traité de -Paris la rendit à la France. Bonapartistes aux Cent Jours, les Corses -redeviennent royalistes avec le retour de Louis XVIII. - - - - -XXIV - -LA PÉRIODE CONTEMPORAINE - - _Un préfet de la Restauration: Saint-Genest[M].--La Corse et - l’opinion publique.--Napoléon III et la 3ᵉ République._ - - -Une vie politique tout à fait agitée et généralement inféconde, un -développement économique extrêmement précaire; négligences de la -métropole, inertie des Corses; tel est le spectacle que nous offre le -<small>XIX</small>ᵉ siècle. - -Napoléon disparu, le parti bonapartiste se forma. Le marquis de Rivière, -au nom du roi, organisait en Corse la Terreur blanche. Alors se place la -curieuse guerre de Fiumorbo, pendant laquelle, dans le maquis et les -ravins de cette contrée inaccessible, le commandant Poli, petit-gendre -de la nourrice de Napoléon, qui avait suivi l’empereur à l’île d’Elbe et -sur qui Napoléon comptait pour se ménager au besoin une retraite en -Corse, tint tête pendant de longs mois aux troupes royales. Les femmes -corses combattaient avec Poli, aussi acharnées que les hommes à défendre -la liberté. La Restauration s’affermit cependant en Corse, et l’on -proclama l’amnistie générale. - -Pourtant l’île reste divisée et la succession des régimes politiques a -déterminé ici comme dans les autres départements un malaise qu’il est -difficile de dissiper. «Deux partis principaux sont en présence, -écrivait le chevalier de Bruslart, ancien commandant militaire de la -Corse, dès le 6 octobre 1814; les anciennes familles attachées aux -Bourbons et les nouvelles que Bonaparte et la Révolution ont élevées. -Entre ces deux partis, l’amalgame est impossible.» Dès le début, les -administrateurs français ne songent qu’à une seule méthode: se mettre à -la tête d’un parti pour triompher de l’autre, prolonger en somme l’état -social anarchique et les errements des Génois; nul n’entreprend -loyalement, courageusement la fusion des partis, l’œuvre de concorde et -d’apaisement qu’il aurait fallu. - -Rien de plus curieux à étudier que la question électorale en Corse dans -les premières années du régime censitaire. Nous connaissons les lois qui -ont réglé les élections législatives sous la Restauration ainsi que les -tendances des ministères chargés de les appliquer: nous savons ce que -fut par en haut la politique du gouvernement. Mais ne convient-il pas -d’être sceptique en matière de formules législatives et, pour pénétrer -une réalité plus concrète, il faut négliger les légiférants pour aller -chez les électeurs. Comment fut pratiqué ce régime dans l’île lointaine -où il était si difficilement applicable? Dans quel sens agirent les -candidatures officielles et les pressions administratives? Comment -furent composées les listes électorales et quelles garanties -d’indépendance laissa-t-on aux citoyens? De quelle manière les comités -électoraux et les partis politiques fonctionnèrent-ils? Autant de -questions neuves auxquelles il faudrait répondre. - -Ce sont elles qui s’imposèrent à un des premiers préfets de la -Restauration, Louis Courbon de Saint-Genest, nommé en vertu d’une -ordonnance royale du 14 juillet 1815 et installé le 19 janvier suivant. -La Corse n’avait pas été représentée dans la Chambre introuvable: -l’ordonnance de convocation du 13 juillet 1815 lui avait bien accordé 4 -députés; mais le temps avait fait défaut pour réunir les assemblées -cantonales et d’ailleurs la plus grande incertitude régnait au sujet de -la composition du collège électoral. Les dispositions de la Charte -étaient inapplicables en Corse où il n’existait aucune personne imposée -à 1.000 francs et où il n’y avait pas dix personnes figurant dans les -rôles pour 300 francs. Saint-Genest s’attache à reviser la liste des -plus imposés, car «la balance égale entre les partis, c’est le triomphe -des bonapartistes: ils ont pour eux le nombre, la richesse, l’unité de -vues, une tactique très exercée et plus de capacités pour tenir les -emplois». Il signale les Sebastiani, les Arrighi, les d’Ornano, les -Casablanca et «toute leur clientèle d’intrigants subalternes qui n’ont -pu être récompensés qu’avec de l’or parce que leur bassesse aurait par -trop avili les distinctions honorifiques». Il faut faire les élections -contre eux, et au besoin sans eux. Dans cette sélection savante, un nom -trouve grâce: Ramolino, «cousin de Buonaparte», mais ce choix est d’une -bonne politique et sans inconvénients, «parce que M. Ramolino est un -homme paisible, sans capacités et dont l’influence est très faible -depuis la chute de Buonaparte». Quelques «suspects» sont également -maintenus: Henri Colonna, propriétaire, ancien commissaire des guerres; -J. B. Galeazzini, ancien administrateur de l’île d’Elbe et préfet de -Maine-et-Loire pendant les Cent Jours; Philippe Suzzoni, propriétaire, -gendre du sénateur Casabianca, «d’opinions suivant les temps»; J. B. -Ambrosi, lieutenant du roi à Calvi, etc. - -Faut-il convoquer le collège électoral à Ajaccio, où réside le préfet, -ou à Bastia, où réside le premier président? Grave problème, brusquement -tranché par la convocation à Corte au lendemain de la dissolution de la -Chambre introuvable. Paul François Peraldi, riche propriétaire, -«distingué par son éducation et ses sentiments autant que par sa -fortune», est choisi pour présider ce collège. Sur 120 électeurs, 95 se -présentent; Castelli et Peraldi sont élus et ils sont immédiatement -sollicités. «On croit en Corse, dit Saint-Genest, qu’un député n’a qu’à -se montrer à Paris pour se faire donner et procurer à sa famille les -meilleurs emplois.» Ces deux députés de la Corse ne devaient cependant -jouer qu’un rôle effacé: Peraldi ne parut jamais à la Chambre, Castelli -alla siéger au centre et soutint sans éclat les différents ministères. -Pourtant dans la session de 1817 il intervint dans le débat sur les -douanes pour demander que les produits corses fussent admis en franchise -dans les ports français et que la Corse, qui supportait les charges de -l’Etat, fût traitée à ce point de vue comme les autres départements -français. - -Saint-Genest se donne ensuite à l’œuvre de réorganisation morale et de -relèvement économique. Il observe que les lois françaises ne conviennent -en Corse qu’aux personnes riches; pour la grande masse du pays, il faut -des institutions paternelles, despotiques mais honnêtes. La justice est -trop chère: il voudrait à Bastia et à Ajaccio des bureaux de -conciliation qui seraient gratuits; il veut faire juger les criminels -sur le continent de manière à échapper aux influences locales. Quant aux -magistrats français de l’île, ce sont trop souvent des protégés sans -mérites. Les différents fonctionnaires «oppriment ou favorisent ou font -des gains illicites». Les maires de campagne «iraient tous aux galères -si on les jugeait suivant la rigueur des lois». La situation morale du -clergé est pitoyable: 1.844 prêtres, rudes et violents, qui savent à -peine écrire: il faudrait des séminaires et des frères des Ecoles -chrétiennes. L’instruction publique est dans le marasme, les collèges de -Bastia et d’Ajaccio n’ont qu’une existence précaire, les professeurs -sont irrégulièrement payés sur les fonds communaux. D’ailleurs l’argent -n’arrive pas à destination: «les percepteurs volent le peuple et souvent -le gouvernement». - -L’agriculture attire son attention. Il demande des encouragements pour -la culture de la pomme de terre, préconise la plantation de châtaigniers -dans la montagne, fait faire des essais de culture de la garance et -établit des pépinières de mûriers. Il signale les dommages causés par la -divagation des animaux, propose l’établissement de deux greniers -d’abondance, demande qu’on exploite les forêts, qu’on améliore les -routes. - -Il ne s’entendait malheureusement pas avec le gouverneur militaire, M. -de Willot, et il obtint son rappel dès 1818. En l’absence d’un chef -unique, responsable, stable, les clans reprennent une vie presque -normale. Les Pozzo di Borgo sont les maîtres de l’île. La Révolution de -1830, qui amena le triomphe du parti libéral, les remplaça par les -Sebastiani. «Maréchal, ministre, ambassadeur, pair de France, le comte -Horace eut tous les honneurs. Son frère, le vicomte Tiburce, fut nommé -général de division et commandant de la place de Paris. La Corse devint -leur fief politique. Ils y distribuaient les faveurs et les emplois à -leur gré.» - - * * * * * - -Les Corses durent à la Monarchie de juillet--ce que la Restauration -n’avait pas osé leur accorder--la fin d’une législature criminelle -d’exception et l’institution du jury (12 nov. 1830). L’attentat de -Fieschi, qui épargna Louis-Philippe mais frappa autour de lui tant de -personnes illustres (1835), souleva l’indignation des Corses. Le roi ne -les rendit pas responsables de cet acte isolé: il multiplia les routes, -développa les relations de l’île avec le continent (le premier navire à -vapeur était arrivé à Ajaccio le 18 juin 1830, permettant vraiment de se -rendre _per mare in carozza_). Il fit agrandir les ports d’Ajaccio et de -Bastia, éleva à Ajaccio l’Hôtel-de-Ville, la Préfecture et le Théâtre, -bref travailla à améliorer la situation du pays. - -Pourtant la Corse, où les administrateurs continentaux arrivent toujours -avec les mêmes préventions, considérant leur séjour en Corse comme un -noviciat forcé ou comme un exil, n’est pas ce qu’elle devrait être. -Blanqui, dans un rapport à l’Académie des Sciences morales et -politiques, écrit vers 1840: «Comment se fait-il donc que ce -département, si heureusement partagé sous le rapport du climat, du sol -et des eaux, situé au centre de la Méditerranée, à portée presque égale -de la France, de l’Italie et de l’Espagne, ressemble aujourd’hui si peu -aux pays qui l’entourent? Pourquoi ses vallées pittoresques sont-elles -veuves de voyageurs et ses belles rades dépourvues de vaisseaux? Par -quels motifs nos constructeurs se déterminent-ils à aller chercher des -bois au Canada et en Russie, tandis que la Corse regorge de chênes -blancs, et de chênes verts, de hêtres et de pins innombrables? Pourquoi -cette île, qui pourrait nourrir un million d’hommes, n’a-t-elle qu’une -population insuffisante à sa culture?» - -Le Ministre des Finances en 1839 avait déjà fait la même constatation: -«Il y a en Corse, disait-il, 100.000 hectares de bois, mais l’absence de -routes et de moyens de transport a empêché jusqu’à présent le -gouvernement d’en tirer profit.» Et plus catégorique encore, Malte-Brun -disait, dans sa _Géographie Universelle_: «Lorsque les gouvernements -européens seront las d’entretenir des colonies, reconnues depuis -longtemps plus onéreuses que profitables, la France trouvera dans le sol -fertile de la Corse, dans son climat propre à la production des denrées -coloniales, une source de richesses qui n’attend que des soins et des -encouragements pour s’y acclimater.» C’est aussi ce que pensait le -docteur Donné qui, dans un feuilleton des _Débats_ du 15 janvier 1852, -consacrait ces lignes à son pays d’origine: «Mon patriotisme souffre -lorsque je vois la France, par mode ou par ignorance, aller chercher -hors d’elle-même ce qu’elle possède et demander à des pays étrangers des -avantages que ses diverses contrées lui offrent à un degré égal ou -supérieur... Quel plus beau climat que celui de la Corse, et d’Ajaccio -en particulier!» - - * * * * * - -Louis-Napoléon, nommé par la Corse en tête de ses représentants à -l’Assemblée Constituante de 1848, ramena pour la seconde fois la -couronne de France dans la famille Bonaparte. Va-t-il tenir compte de -ces vœux? Va-t-il se montrer soucieux de la Corse? On assainit bien les -marais de Calvi, de Saint-Florent et de Bastia; on prolongea bien les -quais et les jetées d’Ajaccio et de Bastia; mais c’était faire bien peu -pour la prospérité du pays, au moment où la France tout entière -réalisait des progrès économiques prestigieux. Au vrai l’histoire de la -négligence administrative à l’endroit de la Corse commence sous le -second Empire, et elle a des causes diverses, psychologiques et -sociales, qu’il faudrait, pour une grande part, chercher en Corse même. -Les grandes familles du pays se disputent les faveurs impériales et, -dans ce conflit d’ambitions rivales, où les Corses réclament des places -et des gratifications, la Corse est oubliée. Au surplus la famille -impériale se montre dans l’île. En 1860 Napoléon III vient à Ajaccio -ouvrir la chapelle funéraire qu’il a fait construire; en 1865, il envoie -son cousin, le prince Jérôme-Napoléon, inaugurer le monument de la place -du Diamant; en 1869 l’impératrice et le prince impérial visitent l’île à -leur tour. Par trois fois, les Corses ont pu affirmer leur loyalisme -impérial. - -Il se manifeste à Bordeaux au sein de l’Assemblée Nationale qui, dans sa -séance du 1ᵉʳ mars 1871, confirma la déchéance de Napoléon III. Deux -députés corses, MM. Conti et Gavini, montèrent à la tribune pour -défendre «leurs convictions les plus intimes». - -Mais le loyalisme français de la Corse n’était pas moins vif: 30.000 de -ses enfants allèrent défendre la France en danger. Les Corses boudèrent -le régime républicain, puis peu à peu se rallièrent. Est-ce par -reconnaissance d’une œuvre féconde accomplie en Corse? On peut nettement -répondre non, car la République n’a pas entrepris la réalisation du -programme que Barère présentait à la tribune de la Constituante dès -1791. Un réseau de chemins de fer incomplet, inachevé, des transports -maritimes trop coûteux, l’agriculture de plus en plus délaissée à cause -de ces mauvaises conditions, le reboisement des montagnes et -l’assainissement des côtes négligés, telle fut la Corse du <small>XIX</small>ᵉ siècle, -cependant que les départements continentaux, délivrés du paludisme, -voyaient croître leur prospérité, et que la Sardaigne était -méthodiquement régénérée par l’Italie. - -Le ralliement est dû aux chefs de clan que la métropole a comblés de -faveur en échange de leurs votes, et des mœurs politiques d’un autre âge -se sont perpétuées dans ce département par la faute du gouvernement -français. Ne parlons pas de Pozzo di Borgo, dont la rancune tenace se -manifeste contre les Bonaparte par la construction au-dessus d’Ajaccio -du château de la Punta, fait avec les matériaux provenant de la -démolition des Tuileries. Mais l’histoire impartiale doit noter tout le -mal que fit à son pays Emmanuel Arène, «le roi de la Corse». Sous son -joug omnipotent il semblait que les Corses eussent perdu tout sentiment -de l’intérêt général. - -En 1908 pourtant la question corse fut officiellement posée par un -rapport de M. Clémenceau, président du Conseil: une commission -extra-parlementaire, placée sous la présidence de M. Delanney, rédigea -les vœux des insulaires et les cahiers de leurs légitimes -revendications. Un vaste mouvement d’opinion se dessina sur le continent -en faveur de la Corse et, dans l’île, un esprit public commença de se -former. - - - - -XXV - -CORSE ANCIENNE, CORSE NOUVELLE - - _Régions diverses, caractères dissemblables.--Les courants de vie - générale et le développement économique.--L’esprit corse._ - - -Si peu qu’on écrive l’histoire de la Corse, on se sent toujours, au bout -d’une période, en voie de répéter le mot de Montesquieu: «Je n’ai pas le -courage de parler des misères qui suivirent...» Histoire héroïque et -douloureuse qui a façonné le caractère corse sur qui la nature avait mis -son empreinte et en qui revivait le passé. - -Résumer la Corse est chose impossible: on ne résume pas une contrée -aussi diversifiée, où le paysage méditerranéen de la Riviera, aux -rochers rouges se profilant sur la mer bleue, voisine avec la falaise -dieppoise et avec la sapinière norvégienne, où le désert asiatique fait -suite à la prairie normande et confine à la lagune hollandaise, où la -cascade suisse est à flanc d’un coteau d’oliviers et de vignobles dont -l’allure rappelle ceux du Péloponnèse. Et dans la centralisation -contemporaine la Corse, protégée par son isolement, a gardé cette -diversité. _Corsica, tanti paesi, tante usanze._ - -Le Corse de l’Au-delà des monts, le pomontinco, est le plus fier et le -plus vaniteux de ses compatriotes. Il est aussi le plus despote et le -plus remuant. N’oublions pas que Bonaparte, issu d’Ajaccio, était un -_pomontinco_. _Pomontinchi_ également, ces chefs de parti qui -bouleversèrent la Corse avant l’annexion française, ces seigneurs de -Cinarca, d’Istria, della Rocca, de Leca, d’Ornano. _Pomontinchi_, Pozzo -di Borgo, Abbatucci, Emmanuel Arène.--Le Corse du Pomonte est le moins -agriculteur, le moins commerçant, le moins philosophe de tous. Il ne -rêve que puissance, domination, arrivisme: il est individualiste au -suprême degré. C’est un homme d’action, un politique, impitoyable pour -ses adversaires, favorisant les siens sans compter. Il connaît le moyen -de parvenir. «Quand un _pomontinco_ occupe une fonction, cette dernière -semble avoir été créée pour lui. Il est partout à sa place, surtout si -celle-ci est la première. Il incarne même tellement son emploi qu’il le -dominera et qu’il le personnifiera.» - -Le Corse de l’En-deçà des monts, l’homme de la _Castagniccia_, est plus -posé, plus grave. C’est un agriculteur, c’est même un industriel. Il a -couvert ses coteaux de châtaigneraies touffues, il a mis en culture les -plaines de la côte orientale, il a établi des aciéries (_ferrere_), -aujourd’hui détruites, et transformé en acier le minerai de l’île -d’Elbe. Il a toujours été le plus riche de tous les Corses, il a -toujours été aussi le plus démocrate. C’est lui qui, au <small>XIV</small>ᵉ siècle, -s’affranchit du pouvoir des _Cinarchesi_ et établit le régime populaire: -la _Castagniccia_ fut la _terre du commun_ et le pays des _Giovannali_. -Tous ceux qui se sont révoltés, descendirent de ces montagnes, soit -qu’ils aient eu à lutter contre l’oppression étrangère, soit qu’ils -aient soulevé le peuple contre les féodaux: Gaffori et Paoli venaient de -l’En-deça.--La proximité de l’Italie a exercé son influence: doux et -affable, le Corse est ici plus intellectuel et moins intrigant: Pietro -Cirneo, l’historien, naquit à Alesani. Une certaine maîtrise de soi: -dans la vie moderne du continent, il ne s’élancera pas furieusement à -l’assaut des places, il ira lentement, régulièrement. Il ne violentera -jamais la destinée, il la vivra dans les meilleures conditions -possibles. Plus résistant que le _pomontinco_, il incarne les qualités -du peuple corse: ce sera rarement un aventurier, et plus souvent un -résigné. - -A l’extrémité sud de l’île, les Bonifaciens se replient sur eux-mêmes, -frayant surtout avec les _pomontinchi_, dont ils ont l’allure générale: -ce sont des fiers, des modestes, des casaniers et chez eux la femme est -asservie plus que partout ailleurs. Le _bonifazino_ se ressent toujours -de la domination aragonaise: on trouverait en lui une parenté -espagnole[N]. Le Corse de la Balagne est un agriculteur aisé, -indépendant. Depuis des temps immémoriaux les _Balanini_ parcourent le -pays avec leurs mulets chargés d’huile. On connaît dans les villages ce -cri familier: _Chi compra olio?_ Il annonce généralement la venue d’un -de ces trafiquants qui savent drainer l’argent. Le calme de la contrée, -aux horizons adoucis, aux spectacles familiers, se reflète dans les -mœurs; les luttes intestines ont eu ici peu de retentissement. Calvi sut -tirer parti de la domination génoise et s’y attacha, _civitas semper -fidelis_. Le _Balanino_ connaît la Corse, il l’a parcourue et il a vu -que les autres régions étaient moins belles et moins riches: il s’est -cantonné, méprisant, au milieu de ses oliviers.--Que dire des habitants -du Cap, trafiquants souples et habiles, que l’esprit d’aventure entraîna -et enrichit, «Américains» analogues aux gens du Queyras ou de -Barcelonnette, qui reviennent au soir de leur vie construire d’élégantes -villas avant de reposer dans la terre des aïeux? - -A ces différences profondes que la nature a marquées dans le peuple -corse, il faut ajouter tout ce que l’histoire a fait pour multiplier les -influences. Le plus lointain passé subsiste et en plein <small>XX</small>ᵉ siècle les -traditions les plus anciennes se perpétuent. Sur cette île est venu -battre le ressac de la civilisation méditerranéenne et toutes les -races--Grecs et Romains, Arabes et Espagnols--ont laissé leur empreinte, -sinon dans la montagne et dans le village, du moins sur les côtes et -dans les villes. Le langage est varié. En principe, c’est le toscan, -adouci par certaines intonations romaines: _lingua toscana in bocca -romana_; mais dans le Pomonte il est dur, âpre, farouche; dans l’En-deçà -des monts, il est élégant, adouci.--La façon même d’entendre le -catholicisme n’est pas la même chez _les Capi Corsini_, qui pratiquent, -chez les _Balanini_, qui sont plus tièdes, chez les _Castagnicciai_, qui -sont presque anticléricaux. - -Autre motif de différenciation: la ville et le village, où les -occupations sont variées et la mentalité opposée. Et les villages mêmes -au surplus ne se ressemblent guère. - -En fait l’île n’est pas un pays, mais un assemblage de cantons -montagneux, isolés de leurs voisins et du reste du monde. Ce serait trop -peu d’appeler la vie corse d’autrefois une vie de vallées. Rien de -comparable, ici, à ces couloirs alpestres qui gardent la même direction, -la même nature, le même nom sur de grandes longueurs--Valais, -Graisivaudan, Engadine--ni à ces vallées pyrénéennes qui s’étendent, en -une forte unité pastorale, du cirque à la plaine. La vallée corse se -segmente en une série de bassins étagés, séparés par des étranglements -successifs. Chacun de ces bassins, _conques_ enfermées entre de hautes -chaînes, épand ses villages sur les croupes surbaissées. Pour pénétrer -dans ce petit monde clos il faut--il fallait--s’enfermer entre des -gorges étroites et profondes, gravir des sentiers de chèvres, véritables -«escaliers» de pierre: _Scala_ de Santa Regina vers le Niolo, gradins -fantastiques de la _Spelunca_ vers Evisa, formidable entaille de -l’_Inzecca_ vers Ghisoni. Qu’un rocher vînt à rouler au travers de la -route, qu’une crue exceptionnelle emportât le pont génois, à l’arche -surélevée, au tablier en dos d’âne, et la conque n’avait plus de -rapports avec les gens d’en bas. Vers le haut on n’en pouvait sortir -qu’en franchissant des cols de 1.200, de 1.500 mètres d’altitude, que -pendant trois mois la neige rendait impraticables aux hommes et aux -bêtes. Ainsi s’explique toute l’histoire corse, la vie isolée et -farouche de ces petites républiques--_pievi_--dont la conque était le -cadre naturel, et qui luttaient contre leurs voisines pour la possession -des bonnes terres, des bons parcours de transhumance. - -La route a permis de faire circuler dans cette vie cantonale--vie -d’aigles dans leur aire--les courants de la vie générale. Mais quels -profils les ingénieurs ont dû établir? D’Ajaccio à Sartène, sur 85 -kilomètres, la route monte à 762 mètres au col Saint-Georges, redescend -vers la vallée d’Ornano, rebondit vers Petreto-Bicchisano, grimpe -jusqu’à près de 600 mètres à Boccelaccia, touche le niveau de la mer à -Propriano, suit la vallée basse du Rizzanèse et, par une série de -lacets, atteint l’extraordinaire acropole, ville de rêve accrochée en -balcon au flanc de la montagne, à 300 mètres dans les airs. Et presque -toutes les routes sont ainsi. Les chemins de fer gravissent des rampes -fantastiques, et des viaducs enjambent les torrents. Cela d’ailleurs est -l’exception: de la ligne Bastia-Ajaccio par Corte, deux embranchements -seuls se détachent, qui conduisent d’une part vers Calvi et l’Ile -Rousse, et d’autre part, longeant la côte orientale, vers Ghisonaccia. -Tout le sud de l’île est encore isolé, cependant que, dans le Centre si -curieusement hérissé, des cantons tels que Bocognano et Bastelica ne -sont reliés que par des sentiers de mules. L’évolution se poursuit -cependant, décisive et sûre, et l’on peut aller jusqu’à dire, avec M. H. -Hauser, que la route a créé la Corse. - - * * * * * - -On saisit mieux le caractère général. - -Il faut noter d’abord la joie, l’animation et l’exubérance, née de la -vie en plein air et du contact perpétuel avec une nature ensoleillée. -Nulle part ailleurs la vie ne s’écoule plus au dehors. L’homme, chez -lequel les impressions sont mobiles et l’expression très près de la -pensée, ne se plaît pas dans l’isolement: il lui faut la ville et la -société de ses semblables. Il arrive que les maisons, très hautes, -soient parfois, comme dans le vieux Bastia, de véritables caravansérails -à six ou sept étages où grouille une population des plus bariolées et -d’une extraordinaire densité. Ce sont de vastes casernes, avec un -enchevêtrement de cours intérieures tel qu’il n’est pas aisé d’en sortir -sans guide. Il en est qui abritent trois à quatre cents personnes. Il -n’y a rien là dedans pour l’aménagement intérieur, et en effet on y vit -le moins possible. Le lieu de réunion, c’est la rue, étroite, resserrée -par les hautes maisons aux étages surplombants qui la protègent du -soleil, parfois même couverte. Les jeunes gens riment des chansons pour -les jeunes filles et vont les chanter sous leurs fenêtres à la nuit -tombante, en s’accompagnant du violon ou de la mandoline. Dans l’air -parfumé que raient des vols lumineux de lucioles, se répand comme une -ivresse, et la joie de vivre fait déborder le cœur d’allégresse. - -Nulle part la nature n’a façonné davantage les mœurs de l’homme. Une -curieuse et pittoresque coutume n’en est que la traduction aimable. -Quand les cloches reviennent de Rome, suivant la tradition, et se -mettent à tinter à la veille de Pâques, après deux jours de silence, -tous les habitants ouvrent leurs fenêtres toutes grandes. Et ce n’est -pas seulement par esprit religieux, pour faire pénétrer dans la maison -un peu de la bénédiction divine: c’est pour saluer le printemps qui -arrive et renouvelle toutes choses; c’est pour laisser entrer dans la -vieille demeure toute la joie du ciel païen. - -Des traditions analogues se retrouvent chez tous les peuples riverains -de la Méditerranée, et il n’y a rien en somme dans tout cela qui soit -particulier à la Corse. Mais voici quelque chose de plus original: cette -humeur joyeuse est atténuée par un tempérament mélancolique, un peu -farouche même. - -Pénétrons dans l’intérieur de l’île: solitudes étincelantes, senteurs du -maquis; tout est rocheux, pierreux, mais riche de verdure, et la mer -bruit à l’horizon. Protégé par son _pelone_--son grand manteau en poils -de chèvre,--un berger, assis sur un gros roc moussu, à moitié perdu dans -les hautes fougères, rêve et regarde au loin, ou bien il fredonne d’une -voix grave et lente une cantilène étrange, une mélopée saccadée, une -_paghiella_ où se reflète une âme triste et rêveuse. - -La montée devient plus abrupte: cela longe les crêtes, zigzague autour -des rochers, cabriole sur les précipices.--Tout à coup, vous apercevez, -accrochée à flanc du coteau ou sur le sommet même, une ligne de maisons -serrées les unes contre les autres, tache grise et sombre sur le ciel -clair. Tout est morne, tout est triste. Le village s’anime à votre -arrivée, mais vous retrouvez cette impression de mélancolie en -participant à la veillée autour du _fugone_. Figurez-vous un petit -tréteau carré de 1ᵐ,50 de côté, 0ᵐ.35 à 0ᵐ,50 de haut, au milieu de la -pièce, et c’est là qu’est le feu: des quartiers d’arbres entiers y -brûlent, une acre fumée se répand partout, piquant les yeux, enflammant -la gorge; au plafond des poutres, disjointes à dessein, laissent -apercevoir les châtaignes qui sèchent pour l’hiver... Autour de ce -_fugone_, et les pieds dans le feu, toute la famille se réunit aux -longues soirées d’hiver, quand le vent fait rage et que la neige isole -la maison. Or, il y a très longtemps que les familles vivent ainsi dans -cet isolement, et c’est le résultat de l’histoire. Aux heures de péril -national, lorsque la Corse, écrasée par Gênes, n’avait plus qu’à vaincre -ou à périr, quand les récoltes étaient détruites, les villages brûlés, -les ports bloqués,--le peuple, réfugié aux forêts hautes et aux maquis, -trouvait à vivre avec le lait des chèvres, l’eau des fontaines et la -châtaigne. Sur les hauteurs inaccessibles, il se créait ainsi -d’imprenables réduits. Des générations ont vécu là, sous la terreur de -la domination étrangère, et l’âme en a gardé une tristesse profonde en -même temps qu’un étrange amour pour cette montagne âpre et rude, où tant -de souvenirs sont attachés. - -D’avoir lutté et de ne s’être jamais soumis, les Corses ont conservé -l’orgueil et la fierté. Dernier trait que l’on peut relever. Il y a, au -fond du tempérament, un curieux mélange de vanité, de susceptibilité et -de familiarité. Les journaux corses doivent réserver une importante -place dans leurs colonnes aux découpures de l’_Officiel_ et à -l’énumération des emplois auxquels des Corses ont été appelés: il n’en -est point d’assez infime pour être dédaigné. D’autre part, le paysan -corse, plein du sentiment de son importance particulière, n’a pas -toujours pour la femme le respect et la considération d’un -continental... Mais quand on multiplierait les exemples de cette nature, -il faudra toujours en revenir à ce je ne sais quoi d’indomptable qui est -dans le sang et dans les traditions. On acquiert les Corses, on ne les -possède jamais. Dès l’antiquité, personne ne voulait des esclaves -originaires de l’île parce qu’ils ne se résignaient jamais à la -servitude. L’orgueil insulaire peut avoir ses travers, mais il a aussi -sa noblesse: évidemment c’est une race qui ne plie pas les genoux. - -Faut-il voir en eux des gens rebelles au progrès, au travail manuel? Il -ne le semble vraiment pas. Les Lucquois n’ont été appelés que pour les -grands travaux de terrassement; le petit propriétaire sait cultiver et -se livrer à l’industrie, mais il lui manque les capitaux et l’appui de -la France lui a manqué. D’autre part, la France n’a pas su imposer le -respect de sa justice et de ses lois par où aurait disparu la -vendetta--et d’ailleurs, les bandits ne sont pas des brigands,--ni -réaliser encore les grands travaux publics nécessaires. Mais la Corse, -prenant mieux conscience d’elle-même, entraînée plus que jamais, après -un siècle et demi de tutelle, dans l’orbite de la grande nation -protectrice, marche avec plus de confiance vers le progrès économique, -garantie certaine du progrès intellectuel et du perfectionnement social. - -Le progrès économique sera ce que le feront les efforts des insulaires -vers le travail et conséquemment vers la richesse. Déjà les anciens -genres de vie se dissocient ou se transforment: les terres basses et les -pentes inférieures se spécialisent dans les cultures méditerranéennes, -la moyenne montagne dans un élevage plus intensif ainsi que dans -l’exploitation des bois. Evolution décisive, par où l’homme s’adapte -mieux aux ressources du pays. On voit disparaître progressivement le -type transhumant, trop archaïque, cependant que la conquête de «la -plage» à la vie sédentaire se précise à l’Ouest et se dessine à -l’Est.--Le progrès intellectuel doit suivre également. Il suivra. Car la -Corse barbare, fécondée jadis par le génie italien, avec lequel elle fut -d’abord en contact, s’ouvre chaque jour davantage à la chaleur du génie -français. Ce que n’a pu donner la Corse obscure et mutilée des époques -lointaines, où la lutte fut tragique pour la liberté et même pour -l’existence, la Corse d’aujourd’hui, régénérée, adoucie, fécondée par -l’esprit moderne, le donnera. Des artistes sont nés, des poètes ont -chanté les malheurs de la nation et les mœurs de la montagne. -Quelques-uns se plaignent de la décadence du dialecte. Adieu les -_voceri_ farouches que chantaient devant les cercueils les -improvisatrices de village, adieu les cantilènes naïves que composaient -les pâtres en gardant les troupeaux! Derrière la vieille façade -romantique, le pays se transforme avec rapidité. Mais la Corse -conservera toujours dans l’unité française, l’originalité profonde -qu’elle doit à son sol âpre et rude, à son climat riant, à son passé -glorieux et tourmenté. - -«Dans une remarquable gravure, le maître Novellini a vigoureusement -synthétisé l’âme de cette race qui fut toujours, au milieu de la mer -sacrée, sur le chemin des migrations humaines. Ce lion puissant de -Roccapina, sur lequel s’appuie fièrement la déesse, n’est-ce pas le -Sphinx de l’île, témoin de plus de millénaires que celui d’Égypte? Que -de hordes conquérantes il a vues fondre sur ces plages: peuples dont le -nom demeurera toujours ignoré, mercenaires carthaginois et légions -romaines, Lombards et Arabes, Barbares pilleurs, Pisans, Génois, -Aragonais; il a vu les villages et les moissons en feu, le rapt des -femmes et des hommes pour les lointains esclavages, les tueries -sauvages, et la fuite éperdue des ancêtres vers les cimes -inexpugnables...»[O] Mais les «siècles de fer» sont terminés et de la -Corse ancienne se dégage laborieusement une Corse nouvelle. Les fiers -descendants de Sambocuccio, de Sampiero et de Paoli, les fils de ceux -qui tombèrent à Ponte-Novo pour la liberté--durement acquise--et pour la -patrie expirante, ont l’âme trop haute pour se résigner à une vie -mesquine, à un rôle effacé... Et la Corse, que son isolement insulaire -met à l’écart des trépidations d’un monde américanisé, s’ouvre au -progrès qui féconde la glèbe et enracine un peuple. - - - - -TABLE DES ILLUSTRATIONS - - -Planche I.--La tour dite de Sénèque.--Tour de Griscione. - -Pl. II.--Église de la Canonica, près Luciana.--Bonifacio: la Citadelle.--_Ibid._: -Une rue du vieux Quartier. - -Pl. III.--Saint-Florent: la Citadelle.--_Ibid._: Cathédrale de Nebbio.--Corbara: -le Couvent. - -Pl. IV.--La Corse, figure allégorique du Vatican.--Carte de la -Corse au <small>XVI</small>ᵉ siècle. - -Pl. V.--Sartène: vieilles maisons.--La Porta: le Clocher et l’Église.--Cargèse. - -Pl. VI.--Sampiero montrant ses blessures.--Sampiero et Vannina.--Sampiero -excitant les Corses à l’insurrection. - -Pl. VII.--Théodore Iᵉʳ, roi de Corse, d’après une attribution du -<small>XVIII</small>ᵉ siècle.--Monnaies de Théodore Iᵉʳ.--_Le Satyre corse_, caricature -allemande. - -Pl. VIII.--Corte: maison Gaffori.--_Ibid._: statue de Paoli.--Calvi: -la Citadelle. - -Pl. IX.--Corte: la Citadelle.--Tour de Casella.--Bastelica: -maison de Sampiero. - -Pl. X.--Acte de baptême de Bonaparte.--Ajaccio: maison de -Bonaparte.--Bastia: statue de Napoléon. - -Pl. XI.--Château de la Punta.--Ajaccio: vue générale. - -Pl. XII.--Bastia: la Citadelle.--_Ibid._: dans le vieux port. - -Pl. XIII.--La patrie de _Colomba_: Fozzano.--Ghisoni. - -Pl. XIV.--Vallée du Vecchio.--Aqueduc de la Gravona. - -Pl. XV.--Meria.--Campile: l’Église.--Ajaccio: vieilles maisons. - -Pl. XVI.--Gorges de Ponte-Novo.--Propriano. - - - - -TABLE DES MATIÈRES - - -Chapitres. Pages. - -PRÉFACE <small>V</small> - - -I.--Les origines 1 - -II.--La «découverte» de la Corse 10 - -III.--La Corse romaine 18 - -IV.--La Corse byzantine et le pouvoir temporel 32 - -V.--Les origines de la féodalité et des rivalités italiennes 39 - -VI.--Le siècle de Giudice 50 - -VII.--La Corse Génoise 63 - -VIII.--La fin du Moyen âge 75 - -IX.--La Banque de San Giorgio 91 - -X.--La première occupation française 108 - -XI.--La Corse sous la domination génoise. 1. Les rouages -administratifs 118 - -XII.--La Corse sous la domination génoise. 2. La vie économique -et sociale 127 - -XIII.--Bastia au <small>XVII</small>ᵉ siècle 139 - -XIV.--Une tentative de dénationalisation 146 - -XV.--La question corse et la politique française 152 - -XVI.--Théodore de Neuhoff, roi de Corse 165 - -XVII.--La Corse pendant la guerre de la succession d’Autriche 176 - -XVIII.--Essais d’organisation nationale 186 - -XIX.--Le généralat de Pascal Paoli 198 - -XX.--Le règlement de la question corse 210 - -XXI.--La Corse en 1769 220 - -XXII.--La Corse dans la monarchie française 231 - -XXIII.--La Révolution et l’Empire 246 - -XXIV.--La période contemporaine 259 - -XXV.--Corse ancienne, Corse nouvelle 268 - - -TABLE DES ILLUSTRATIONS 279 - - -Typographie Fermin-Didot et Cⁱᵉ.--Mesnil (Eure). - - - - -CHEZ LES MÊMES ÉDITEURS - -ENVOI FRANCO CONTRE MANDAT OU TIMBRES-POSTE - - -Francis Marre - -NOTRE ARTILLERIE - - Le Matériel.--Les Poudres.--Les Explosifs. Les Projectiles.--Le - Problème des Munitions. - -Un vol. in-8º écu illustré de 58 figures, broché =2= fr. » - - -LA PAIX QUE NOUS DEVONS FAIRE - -Le remaniement de l’Europe - -1 petit vol. in-8º accompagné de deux cartes. Broché =1= fr. » - - -Camille Fidel - -L’ALLEMAGNE D’OUTRE-MER - -(GRANDEUR ET DÉCADENCE) - -Un petit volume in-8º écu, accompagné de 6 cartes, précédé -d’une préface de _Lucien Hubert_, sénateur. Broché =1= fr. » - - -A. Albert-Petit - -COMMENT L’ALSACE EST DEVENUE FRANÇAISE - -Un petit volume in-8º écu, accompagné de quatre portraits. -Broché =1= fr. » - - -Louis Bréhier - -PROFESSEUR A LA FACULTÉ DES LETTRES DE CLERMONT-FERRAND - -L’ÉGYPTE de 1789 à 1900 - -Un volume in-8º cavalier avec cartes et plans, broché =6= fr. » - - -Commandant Farinet - -L’AGONIE D’UNE ARMÉE - -(METZ 1870) - -Journal de Guerre d’un porte-étendard de l’armée du Rhin. - -Publié sous la direction de =Ch. Robert Dumas=, avec des notes -historiques et des croquis, par =Pierre Davaud=, professeur de l’Université, -1 vol. in-8º carré <small>XVI</small>-392 pages. Broché =5= fr. » - - -HISTOIRE DE LA FRANCE CONTEMPORAINE - -PAR - -=GABRIEL HANOTAUX=, de l’Académie française. - -4 volumes in-8º raisin, ornés de portraits en héliogravure. L’ouvrage -complet, broché =30= fr. » - -Chaque volume se vend séparément broché =7= fr. =50= - - -TYPOGRAPHIE FIRMIN-DIDOT ET Cⁱᵉ.--MESNIL (EURE). - - -FOOTNOTES: - -[A] Le cadre des _Vieilles Provinces de France_ limite nos références -aux ouvrages modernes. Pour la documentation relative à chaque époque -Cf. COLONNA DE CESARI ROCCA, _Recherches historiques sur la Corse_ -(Gênes, 1901) et _Histoire de la Corse écrite pour la première fois -d’après les sources originales_ (Paris, 1908). - -[B] Abbé LETTERON. _Notice historique sur l’île de Corse depuis -l’origine jusqu’à l’établissement de l’Empire romain_, dans le -_Bulletin_ (1911), pp. 30, 34, 36, 39, 45, 48, etc.--LORENZI DE BRADI. -_L’art antique en Corse_ (Paris, 1900). - -[C] P. MARINI. _Gênes et la Corse après le traité de Cateau-Cambrésis_, -dans le _Bulletin_, 1912, pp. 7, 8, 12, 15. - -[D] Jean FONTANA. _Essai sur l’Histoire du Droit privé en Corse_ (Paris, -1905), pp. 119 et suiv. 125, 129, 132, 134, 148. - -[E] Lᵗ Colonel CAMPI. _Notes sur Ajaccio_, pp. 24, 28, 29, 42 et suiv. -LORENZI DE BRADI, _L’art antique en Corse_, pp. 49, 50. - -[F] QUANTIN, _Le Corse_ (Paris, 1914) pp. 154, 155, 156. - -[G] DRIAULT, dans les _Introductions aux ambassadeurs_, t. XIX (Paris, -1912). pp. LXXX à CIII, passim 273, 287, 298, etc. - -[H] AMBROSI, _la Conquête de la Corse par les Français_, dans le -_Bulletin_ (1913), pp. 125, 127, 128. - -[I] P. MARINI, _La Consulte de Cacia et l’élection de Pascal Paoli dans -le Bulletin_ (1913), pp. 65 à 76.--Abbé LETTERON, _Pascal Paoli avant -son généralat_, dans le _Bulletin_ (1913), pp. 14 et suiv., 36, 37, etc. - -[J] MATHIEU FONTANA, _La Constitution du généralat de Pascal Paoli en -Corse_ (Paris, 1907), pp. 25 à 28, 31 à 34.--127 à 130. Lieut.-col. -CAMPI, _Notes sur Ajaccio_, Ajaccio, 1901, pp. 81 à 84. - -[K] CHUQUET, _La jeunesse de Napoléon_ (Paris, 1897), t. <small>I</small>, pp. 18, 19, -21, 23, 24, 29, 30, 31. - -[L] Lieut. Col. CAMPI, _Notes sur Ajaccio_, (Ajaccio, 1901), pp. 99, -105, 107, 108, etc. - -[M] FRANCESCHINI, _Un préfet de la Restauration, Saint-Genest_, dans le -_Bulletin_ (1913). - -[N] PIOBB, _La Corse d’aujourd’hui_ (Paris, 1909), pp. 25, passim, 39. - -[O] FERRANDI, _La Renaissance de la Corse_ (mai 1914). - - - - -*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE CORSE *** - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the -United States without permission and without paying copyright -royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part -of this license, apply to copying and distributing Project -Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm -concept and trademark. 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Redistribution is subject to the trademark -license, especially commercial redistribution. - -START: FULL LICENSE - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg-tm License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project -Gutenberg-tm electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. 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Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. - -Most people start at our website which has the main PG search -facility: www.gutenberg.org - -This website includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/old/69059-0.zip b/old/69059-0.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index 2f1ec5d..0000000 --- a/old/69059-0.zip +++ /dev/null diff --git a/old/69059-h.zip b/old/69059-h.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index d6599e1..0000000 --- a/old/69059-h.zip +++ /dev/null diff --git a/old/69059-h/69059-h.htm b/old/69059-h/69059-h.htm deleted file mode 100644 index a34ed7b..0000000 --- a/old/69059-h/69059-h.htm +++ /dev/null @@ -1,9529 +0,0 @@ -<!DOCTYPE html> -<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr"> - <head> <link rel="icon" href="images/cover.jpg" type="image/x-cover" /> -<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=UTF-8" /> -<title> - The Project Gutenberg eBook of Histoire de Corse. -</title> -<style> - -a:link {background-color:#ffffff;color:blue;text-decoration:none;} - - link {background-color:#ffffff;color:blue;text-decoration:none;} - -a:visited {background-color:#ffffff;color:purple;text-decoration:none;} - -a:hover {background-color:#ffffff;color:#FF0000;text-decoration:underline;} - -.big {font-size: 130%;} - -.blk {page-break-before:always;page-break-after:always;} - -body{margin-left:4%;margin-right:6%;background:#ffffff;color:black;font-family:"Times New Roman", serif;font-size:medium;} - -.blockquot {margin-top:2%;margin-bottom:2%;} - -.c {text-align:center;text-indent:0%;} - -.caption {font-weight:normal;} -.caption p{font-size:75%;text-align:center;text-indent:0%;} - -.cb {text-align:center;text-indent:0%;font-weight:bold;} - -.fint {text-align:center;text-indent:0%; -margin-top:2em;} - -.figcenter {margin:3% auto 3% auto;clear:both; -text-align:center;text-indent:0%;} - -.footnotes {border:dotted 3px gray;margin-top:5%;clear:both;} - -.footnote {width:95%;margin:auto 3% 1% auto;font-size:0.9em;position:relative;} - -.label {position:relative;left:-.5em;top:0;text-align:left;font-size:.8em;} - -.fnanchor {vertical-align:30%;font-size:.8em;} - -.hang {text-indent:-2%;margin-left:2%; -font-weight:bold;} - - h1 {margin-top:5%;text-align:center;clear:both; -font-weight:normal;} - - h2 {margin-top:4%;margin-bottom:2%;text-align:center;clear:both; - font-size:100%;font-weight:normal;} - - h3 {margin:4% auto 2% auto;text-align:center;clear:both;} - - hr {width:90%;margin:.5em auto;clear:both;color:black;} - - hr.full {width: 60%;margin:2% auto 2% auto;border-top:1px solid black; -padding:.1em;border-bottom:1px solid black;border-left:none;border-right:none;} - - img {border:none;} - -.nind {text-indent:0%;} - - p {margin-top:.2em;text-align:justify;margin-bottom:.2em;text-indent:4%;} - -.pagenum {font-style:normal;position:absolute; -left:95%;font-size:55%;text-align:right;color:gray; -background-color:#ffffff;font-variant:normal;font-style:normal;font-weight:normal;text-decoration:none;text-indent:0em;} - -.pdd {padding-left:1em;text-indent:-1em;} - -.r {text-align:right;margin-right: 5%;} - -.rt {text-align:right;} - -.rtb {text-align:right;vertical-align:bottom;} - -.sans {font-family:sans-serif;} - -small {font-size: 70%;} - -.smcap {font-variant:small-caps;font-size:100%;} - -table {margin:2% auto;border:none;} - -table p{padding-left:2em;text-indent:-1em;} - -td {padding-top:.15em;} - -th {padding-top:.5em;padding-bottom:.25em;} - -tr {vertical-align:top;} - -div.poetry {text-align:center;} -div.poem {font-size:90%;margin:auto auto;text-indent:0%; -display: inline-block; text-align: left;} -.poem .stanza {margin-top: 1em;margin-bottom:1em;} -.poem span.i0 {display: block; margin-left: 0em; padding-left: 3em; text-indent: -3em;} -.poem span.i2 {display: block; margin-left: 1em; padding-left: 3em; text-indent: -3em;} -.poem span.i4 {display: block; margin-left: 3em; padding-left: 3em; text-indent: -3em;} -</style> - </head> -<body> -<div lang='en' xml:lang='en'> -<p style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of <span lang='fr' xml:lang='fr'>Histoire de Corse</span>, by Raoul Colonna de Cesari Rocca</p> -<div style='display:block; margin:1em 0'> -This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and -most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions -whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms -of the Project Gutenberg License included with this eBook or online -at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. If you -are not located in the United States, you will have to check the laws of the -country where you are located before using this eBook. -</div> -</div> - -<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: <span lang='fr' xml:lang='fr'>Histoire de Corse</span></p> -<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Authors: Raoul Colonna de Cesari Rocca</p> -<p style='display:block; margin-top:0; margin-bottom:0; margin-left:2em;'>Louis Villat</p> -<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Release Date: September 28, 2022 [eBook #69059]</p> -<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Language: French</p> - <p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em; text-align:left'>Produced by: Véronique Le Bris, Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)</p> -<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>HISTOIRE DE CORSE</span> ***</div> -<hr class="full" /> - -<p class="figcenter"> -<a href="images/cover.jpg"> -<img src="images/cover.jpg" -height="550" alt="[The image of -the book's cover is unavailable.]" /></a> -</p> - -<table style="border: 2px black solid;margin:auto auto;max-width:50%; -padding:1%;"> -<tr><td class="c"> -<a href="#TABLE_DES_ILLUSTRATIONS">Table des illustrations</a><br /> -<a href="#TABLE_DES_MATIERES">Table des matières</a><br /> -</td></tr> -</table> - -<p><span class="pagenum"><a id="page_i">{i}</a></span>  </p> - -<p class="c">HISTOIRE<br /><br /> -D E   C O R S E</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page_ii">{ii}</a></span>  </p> -<p><span class="pagenum"><a id="page_iii">{iii}</a></span>  </p> - -<div class="blk"> -<p class="cb"><span class="sans"> -LES VIEILLES PROVINCES DE FRANCE</span></p> - -<hr /> -<p class="cb">COLONNA DE CESARI-ROCCA<br /> -<br /> -et<br /> -<br /> -LOUIS VILLAT<br /> -———— -</p> - -<h1>HISTOIRE<br /> -<br /><span class="big"> -D E   C O R S E</span></h1> - -<p class="c">————<br /><small> -OUVRAGE ILLUSTRÉ DE GRAVURES HORS TEXTE</small><br /> -———— -<br /><br /> -<img src="images/colophon.jpg" -width="200" -alt="[Pas d'image disponible.]" /> -<br /> -<br /> -PARIS<br /> -<br /> -<b>ANCIENNE LIBRAIRIE FURNE<br /> -BOIVIN & Cⁱᵉ, ÉDITEURS</b><br /> -<small>3 ET 5, RUE PALATINE (VIᵉ)<br /> -1916<br /></small> -<span class="pagenum"><a id="page_iv">{iv}</a></span></p> -</div> -<hr /> - -<p class="cb">LES VIEILLES PROVINCES DE FRANCE<br /><br /> -<small>Collection publiée sous la direction de M. A. <span class="smcap">Albert-Petit</span>, professeur -au Lycée Janson de Sailly.</small></p> - -<p class="c"><small>SONT PARUES:</small></p> - -<table> -<tr><td class="pdd"><b>Histoire de Normandie</b>, 6ᵉ édition, par A. Albert-Petit, professeur au Lycée Janson de Sailly (<i>Couronné par l’Académie française</i>). Broché</td><td>3 fr.</td><td class="c">»</td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>Histoire de Franche-Comté</b>, 4ᵉ édition, par L. Febvre, professeur à la Faculté des Lettres de l’Université de Dijon. Broché.</td><td>3 fr.</td><td class="c">»</td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>Histoire d’Alsace</b>, 11ᵉ édition, par Rod. Reuss, correspondant de l’Institut, direct.-adjoint à l’École des Hautes Études. Br.</td><td>4 fr.</td><td class="c">»</td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>Histoire de Savoie</b>, 4ᵉ édition, par Ch. Dufayard, professeur au Lycée Henri IV. Broché</td><td>3 fr.</td><td class="c"> 50</td></tr> -<tr><td class="pdd"><b>Histoire de Poitou</b>, par P. Boissonnade, professeur à la Faculté des Lettres de l’Université de Poitiers. Broché</td><td>3 fr.</td><td class="c"> 50</td></tr> -</table> - -<p class="c"><small>EN PRÉPARATION:</small></p> - -<table> - -<tr><td class="pdd"><b>Histoire de Gascogne et Guyenne</b>, par <span class="smcap">P. Courteault</span>, professeur à la -Faculté des Lettres de l’Université de Bordeaux.</td></tr> - -<tr><td class="pdd"><b>Histoire de Bretagne</b>, par <span class="smcap">A. Le Braz</span>, professeur à la Faculté des -Lettres de l’Université de Rennes.</td></tr> - -<tr><td class="pdd"><b>Histoire de Languedoc</b>, par <span class="smcap">P. Gachon</span>, professeur à la Faculté des -Lettres de l’Université de Montpellier.</td></tr> - -<tr><td class="pdd"><b>Histoire d’Auvergne</b>, par Louis <span class="smcap">Farges</span>, Consul général de France.</td></tr> - -<tr><td class="pdd"><b>Histoire d’Orléanais</b>, par René <span class="smcap">Doucet</span>, agrégé d’histoire, -professeur au Lycée de Tours.</td></tr> - -<tr><td class="pdd"><b>Histoire de Bourgogne</b>, par <span class="smcap">J. Calmette</span>, professeur à la Faculté de -Toulouse.</td></tr> - -<tr><td class="pdd"><b>Histoire du Lyonnais</b>, par <span class="smcap">Dupont-Ferrier</span>, professeur au Lycée -Louis-le-Grand.</td></tr> - -<tr><td class="pdd"><b>Histoire de Champagne</b>, par <span class="smcap">E. Toutey</span>, docteur ès Lettres, -inspecteur de l’Enseignement primaire.</td></tr> -</table> - -<p class="r"> -<i>Tous droits de reproduction<br /> -et de traduction réservés pour tous pays.</i><br /></p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page_v">{v}</a></span>  </p> - -<h2><a id="AVANT-PROPOS"></a>AVANT-PROPOS</h2> - -<p>Nous avons été guidés, en écrivant ce volume, par le souci constant de -rattacher l’histoire de Corse à l’histoire générale du monde -méditerranéen: par là seulement elle prend toute sa valeur et sa -véritable signification. Dans l’anarchie méditerranéenne qui se prolonge -à travers les siècles, la Corse est le jouet d’intrigues compliquées qui -se sont nouées à Gênes, en Aragon, en Angleterre, en France même; elle -est le champ de bataille où se vident des querelles, politiques et -économiques, qu’elle n’a point provoquées; et l’on s’explique aussi -qu’il faille suivre hors de Corse la glorieuse aventure de tant de -Corses qui ne sont point revenus dans leur patrie. Napoléon tout le -premier.</p> - -<p>Car ce petit peuple a rempli le monde du bruit de sa gloire. Un génie -comme Napoléon, un homme d’État comme Paoli, un diplomate comme Pozzo di -Borgo, un guerrier comme Sampiero suffiraient à sa réputation. Mais -l’éclat de ces<span class="pagenum"><a id="page_vi">{vi}</a></span> noms a laissé les autres dans l’ombre: la <i>nation</i> corse -était si peu connue. Quelles en sont les origines? Quels éléments la -constituent? Quelle fut son évolution? Que doit-elle aux Romains, aux -Arabes, à Pise, à Gênes? Quelles étaient ses mœurs, son développement -économique? Pour comprendre la constitution de Paoli, il faut la -replacer dans la continuité de la vie corse, à la suite des tentatives -d’organisation nationale dont témoignent les consultes d’Orezza et de -Caccia.</p> - -<p>Bien que l’esprit de cette collection nous interdise en principe -d’entrer en discussions sur des points controversés, nous avons dû -exprimer les raisons qui nous font repousser certaines opinions -généralement admises. La légende de Ugo Colonna, la constitution de -Sambocuccio, l’origine corse de Christophe Colomb sont-elles compatibles -dans une certaine mesure avec la gravité de l’histoire? Les détails dont -s’agrémentent la biographie de Sampiero ou les généalogies des Bonaparte -reposent-ils sur quelques points d’appui solides? C’est ce que nous -avons tenté d’élucider dans une étude sur l’évolution de -l’historiographie corse, où nous verrons comment se sont élaborées ces -opinions et dans quelles proportions la vérité a contribué à leur -formation.</p> - -<p>Ces quelques observations portent sur des noms assez universellement -connus pour mériter qu’on ne laisse pas s’accréditer autour d’eux des<span class="pagenum"><a id="page_vii">{vii}</a></span> -légendes sans consistance. Nous ne les multiplierons pas, car ce modeste -ouvrage ne saurait viser à l’érudition. Tout son mérite consiste en un -choix consciencieux d’opinions et d’extraits empruntés aux études -récentes les plus poussées<a id="FNanchor_A_1"></a><a href="#Footnote_A_1" class="fnanchor">[A]</a>. Grâce à M. Driault, nous avons pu donner -un copieux aperçu des négociations diplomatiques qui, pendant plus de -trente ans, préparèrent l’annexion de la Corse à la France. Les travaux -de MM. Arthur Chuquet, l’abbé Letteron, Dom Ph. Marini, Pierre Piobb -(comte Vincenti), Paul et Jean Fontana, Le Glay, Le lieut.-col. Campi, -A. Ambrosi, Franceschini, Lorenzi de Bradi, le capitaine Mathieu -Fontana, Joseph Ferrandi, A. Quentin, le capitaine X. Poli, le marquis -d’Ornano, Courtillier, ont contribué à la formation d’une synthèse que -nous aurions voulue irréprochable, mais il serait présomptueux de la -considérer comme définitive: il faudra la tenir au courant, la -compléter, la rectifier. C’est pourquoi nous nous adressons à ceux-là -mêmes dont les œuvres nous ont servi de guide pour solliciter leur -critique ainsi que la collaboration de tous ceux qui étudient le passé -de notre grande île méditerranéenne.<span class="pagenum"><a id="page_viii">{viii}</a></span></p> - -<h2><a id="Lintroduction_bibliographique_ainsi_que_les_chap_IV_V_VI_VII"></a><i>L’introduction bibliographique, ainsi que les chap. IV, V, VI, VII,VIII et IX sont de M. Colonna de Cesari Rocca; les autres chapitres sont -de M. Louis Villat.</i></h2> - -<p><span class="pagenum"><a id="page_ix">{ix}</a></span></p> - -<h2><a id="INTRODUCTION_BIBLIOGRAPHIQUE"></a>INTRODUCTION BIBLIOGRAPHIQUE<br /><br /> -<b>L’ÉVOLUTION DE L’HISTORIOGRAPHIE CORSE</b></h2> - -<div class="blockquot"><p class="hang"><i>Le chroniqueur Giovanni della Grossa.—La légende de Ugo -Colonna.—Les continuateurs de Giovanni. Versions de sa -chronique.—Pietro Cirneo.—Les historiens des XVIIᵉ et XVIIIᵉ -siècles.—Limperani et l’anachronisme de Sambocuccio.—Les -historiens du XIXᵉ siècle.—Les altérations de l’histoire: -Sampiero, Sixte-Quint, Christophe Colomb, les Bonaparte.—Les -ouvrages récents.—L’histoire d’après les sources originales.</i></p></div> - -<p><i>Le chroniqueur Giovanni della Grossa.</i>—On peut dire de Giovanni della -Grossa et de Pietro Cirneo que leurs chroniques sont les sources uniques -d’histoire interne du Moyen Age en Corse utilisées jusqu’à nos jours. Je -parlerai peu du second dont la réputation surfaite a fâcheusement -influencé les historiens modernes. Il n’est utile que pour l’histoire -des mœurs de son temps, et parce que les détails de son livre prouvent -l’existence de sources plus anciennes utilisées par lui et par Giovanni. -Celui-ci, au contraire, d’une absolue véracité pour l’histoire de son -temps (1388-1464), a fait des deux siècles qui précèdent un récit auquel -on ne saurait reprocher que quelques erreurs chronologiques dont -certaines sont imputables à ses copistes ou continuateurs.</p> - -<p>Car nous ne possédons aucune reproduction exacte du texte de Giovanni -qui serait si précieux. De même qu’il a absorbé les travaux de ses -prédécesseurs, son œuvre s’est transformée sous la plume de ceux qui -l’ont continuée. Les lois de l’historiographie orientale déduites par -Renan trouvent en Corse leur application: «Un livre, dit-il, tue son -prédécesseur: les sources d’une compilation survivent rarement à la -compilation même. En d’autres termes, un<span class="pagenum"><a id="page_x">{x}</a></span> livre ne se recopie guère tel -qu’il est, on le met à jour en y ajoutant ce que l’on sait ou ce que -l’on croit savoir. L’individualité du livre historique n’existe pas, on -tient au fond et non à la forme, on ne se fait nul scrupule de mêler les -auteurs et les styles; on veut être complet, voilà tout. Recopier, c’est -refaire.»</p> - -<p>C’est pourquoi les différentes versions qui nous sont parvenues de -l’œuvre de Giovanni, ne nous en donnent qu’une idée imparfaite. Les deux -principales sont du <small>XVI</small>ᵉ siècle et enrichies des fruits de l’érudition, -voire de l’imagination des copistes. On ne saurait cependant lui -disputer la gloire d’avoir créé l’Histoire corse; quant aux -responsabilités dont les écrivains modernes l’ont chargé, elles -paraissent, après un examen consciencieux de l’homme et de l’œuvre, -remarquablement amoindries.</p> - -<p>Né en 1388 à la Grossa, village de la seigneurie de la Rocca, Giovanni -étudia la grammaire à Bonifacio et continua ses études à Naples qui, au -temps du comte Arrigo, attirait les jeunes Corses curieux de -s’instruire. Les étapes de sa carrière sont de nature à lui mériter -notre confiance; notaire-chancelier au service des gouverneurs génois de -1406 à 1416, chancelier de Vincentello d’Istria, comte de Corse de 1419 -à 1426, de Simone da Mare, seigneur du Cap-Corse de 1426 à 1430, des -Fregosi, des légats pontificaux et de l’Office de San-Giorgio, jusqu’en -1456, en un mot de tous les maîtres de la Corse, il a écrit l’histoire -de son temps avec une impartialité que n’a démentie aucun des documents -utilisés depuis.</p> - -<p>Pour l’histoire des époques qui précèdent, Giovanni se servit de -matériaux imparfaits, transcrits sans chronologie ou mal ordonnés, de -traditions locales dénuées de sens critique, en un mot de fragments -isolés dont le groupement encore aujourd’hui ne s’effectuerait pas sans -peine. Tout le monde a observé la facilité avec laquelle le récit du -plus simple événement se modifie et se dénature par la transmission: les -légendes corses que la plume d’un éminent écrivain, M. Lorenzi de Bradi, -nous raconte dans l’<i>Art antique en Corse</i>, ne sont que l’écho poétisé -de récits que la chronique nous a livrés sous une autre forme, et elles -n’en diffèrent que parce que l’auteur a voulu les tenir directement des -pâtres de ses montagnes.</p> - -<p>Sur tous les points de la Corse, Giovanni della Grossa recueillit les -traditions et les rares manuscrits qui s’y trouvaient. D’un côté des -Monts et de l’autre, il se heurtait<span class="pagenum"><a id="page_xi">{xi}</a></span> à des opinions, à des récits -contradictoires; les mœurs étaient différentes, le souvenir du passé s’y -transmettait sous des formes diverses, et s’y présentait sous des -couleurs qui lui paraissaient nouvelles. Ses narrateurs étaient des gens -primitifs, et l’individu primitif est étranger aux notions de temps et -d’espace: pour lui, les événements antérieurs à sa naissance subissent -dans leur classement l’influence de l’époque où ils lui ont été -racontés; un fait ne lui paraît éloigné que par rapport au jour où il en -a pris connaissance. Voilà comment Giovanni se trouva parfois en -possession de deux récits du même épisode pourvus de divergences assez -graves pour les faire reporter à des dates extraordinairement diverses. -Giovanni n’avait ni le temps, ni les moyens de se livrer à des -opérations de critique auxquelles ses contemporains les plus érudits -étaient étrangers; elles lui eussent cependant révélé parfois la dualité -de la composition. Quand tous les matériaux de son œuvre furent réunis, -il dut donner à sa chronique un développement assez vaste pour les -embrasser tous. L’imagina-t-il ou suivit-il le chemin déjà tracé par de -plus anciens chroniqueurs? Les deux hypothèses sont tour à tour -vraisemblables, suivant les cas. Pour le guider dans ce travail de -classement, il ne rencontra que des mémoires généalogiques, bases de -toute histoire chez les peuples primitifs. Pietro Cirneo, qui les -ignora, nous prouve le désordre des matériaux historiques en son temps, -car il ne nous a laissé que des récits dépourvus de liens et dont la -portée ne peut être comparée, même de loin, à l’œuvre de Giovanni. Ce -dernier se servit des mémoires domestiques des seigneurs de Cinarca et -du Cap-Corse chez lesquels il remplit tour à tour l’office de -chancelier. Et, c’est pour n’avoir pas fréquenté les derniers marquis de -Massa, encore vaguement seigneurs en Corse, mais vivant en bourgeois -pauvres à Pise ou à Livourne, qu’il négligea l’antique histoire du -<i>Marquisat de Corse</i>, qui n’était déjà plus pour notre historien que la -<i>Terre de la Commune</i>.</p> - -<p>Il serait presque puéril de défendre Giovanni della Grossa de -l’accusation de mensonge portée contre lui par Accinelli, Jacobi et tant -d’autres à cause des fables d’origine payenne dont il a agrémenté le -commencement de son livre. Giovanni se conformait à l’usage de son -temps; l’histoire était alors avec la philosophie les seules matières où -pût s’exercer la passion éternellement humaine du collectionneur. Il -fallait être complet. En taisant ces légendes, alors popu<span class="pagenum"><a id="page_xii">{xii}</a></span>laires, -Giovanni eût paru les ignorer et se fût attiré le dédain de ses -contemporains. En les insérant, il faisait acte d’homme qui a tout lu et -ne se croyait pas plus imposteur ou même crédule que ne se pouvait -supposer tel un Romain du temps d’Auguste sacrifiant à ses dieux. -Giovanni commit l’erreur d’adopter ou de conserver un classement qui -rejetait à des époques reculées des événements relativement proches; -mais l’illusion qu’il crée ne résiste pas à une lecture réellement -attentive de son œuvre, car on y trouve des points de repère qui -ramènent les faits à leur plan réel. Une quantité suffisante de -documents permet aujourd’hui d’en assurer le contrôle chronologique. Les -copistes de Giovanni (Ceccaldi, lui-même) ont parfois altéré -involontairement son texte et fait éclore de véritables contre-sens. On -s’étonnera aussi de trouver disjoints dans la Chronique des -enchaînements d’épisodes dont la tradition précise était intacte encore -au <small>XVII</small>ᵉ siècle ainsi qu’en témoignent des manuscrits de cette époque, -et l’on en conclut toujours que les morceaux étaient bons, mais qu’ils -ont été souvent assez mal ajustés. De fait, les souvenirs enregistrés -dans la mémoire de ceux qui renseignèrent Giovanni della Grossa ne -remontaient pas à plus de deux siècles, mais l’imagination leur donnait -un développement chronologique en rapport avec celui de l’histoire -générale. Nous en trouvons les preuves dans les éléments de la légende -de Ugo Colonna.</p> - -<p><i>La légende de Ugo Colonna.</i>—On a reproché à Giovanni d’avoir, pour -rattacher son maître Vincentello d’Istria à la maison alors extrêmement -florissante du pape Martin V, inventé ou conservé la légende de <i>Ugo -Colonna</i>. L’influence de ce récit épique fut immense en Corse, et les -anachronismes dont il est appesanti n’ont pu le détruire dans l’esprit -des insulaires; les lettres patentes des rois de France et des princes -italiens dotèrent Ugo Colonna d’une authenticité officielle bien que -l’histoire ne puisse lui ouvrir ses pages sans restriction; sa -personnalité a fait couler des flots d’encre, et Napoléon, lui-même, -dans ses <i>Lettres sur la Corse</i>, s’irrite des contestations dont elle -est l’objet. Par la suite, cette légende acceptée par le plus grand -nombre, repoussée par les autres, servit de criterium aux érudits pour -juger les historiens. Ceux qui lui ont refusé toute vraisemblance en ont -attribué la composition à Giovanni. Elle est cependant le produit d’une -époque plus ancienne: le compilateur qu’était Giovanni pouvait -transcrire un récit comme on le lui avait livré, il aurait apporté plus -de soin à<span class="pagenum"><a id="page_xiii">{xiii}</a></span> une composition qui eût été sienne, et à laquelle il eût -voulu imprimer la vraisemblance de l’histoire: il a simplement reproduit -un texte d’épopée. «L’épopée, suivant la définition de M. Kurth, est la -forme primitive de l’histoire, c’est l’histoire telle que le peuple la -transmet de bouche en bouche à la postérité... Elle ne retient que ce -qui a frappé l’imagination et ne garde plus d’autre élément historique -que le grand nom auquel se rattachent les faits qu’elle raconte.» Nous -allons retrouver dans la «biographie» de Ugo Colonna tous les caractères -de l’épopée.</p> - -<p>Suivant la Chronique, à la fin du <small>VIII</small>ᵉ siècle, le peuple de Rome -s’étant révolté contre le pape Léon III, les chefs des rebelles -obtinrent leur pardon à la condition d’aller conquérir la Corse sur le -roi maure Negulone (ou Hugolone). Ugo della Colonna, seigneur romain, -qui s’était montré l’un des plus acharnés contre le pontife, passa dans -l’île avec un millier d’hommes et la conquit. Le pape le confirma dans -la possession de la Corse et créa cinq évêchés qui furent soumis aux -archevêchés de Gênes et de Pise. Plus tard, le roi de Jérusalem, Guy, -ayant été vaincu par Saladin, les Maures tentèrent une descente en -Corse; alors les fils de Ugo, avec l’aide du comte de Barcelone, qui -jadis avait été l’allié de leur père, taillèrent en pièces les -envahisseurs, et, maîtres de l’île, purent en transmettre la seigneurie -à leurs descendants. Des compagnons de Ugo, la tradition fait sortir la -féodalité insulaire.</p> - -<p>Telle est la légende; on y reconnaît dès l’abord l’unification -artificielle et grossière de deux compositions différentes d’époques et -de gestes. Pris isolément, chacun des événements rapportés est -contrôlable: la révolte des Colonna contre le Pape (1100), le partage -des évêchés (1123), les guerres de Guy de Lusignan contre Saladin -(1192), l’expédition du comte de Barcelone (1147) sont des faits qui se -produisirent dans l’espace de temps normalement occupé par deux -générations. Le nom même de Negulone rappelle celui de Nuvolone ou -Nebulone consul de Gênes en 1162, de la race des Vicomtes, dont les -descendants possèdent des terres au Cap-Corse. Que les Génois aient été -confondus par la légende avec les Sarrasins, c’est fort possible -puisqu’ils le furent dans les chroniques savoisiennes et provençales.</p> - -<p>Les grandes luttes contre les Maures sont plus anciennes et se -rattachent au cycle de Charlemagne. Les princes ou seigneurs du nom de -Hugues qui y prirent part, furent assez<span class="pagenum"><a id="page_xiv">{xiv}</a></span> nombreux pour que ce nom -synthétisât les souvenirs attachés aux vainqueurs des Sarrasins. Quant -au nom même de Charlemagne, il était indispensable qu’il figurât dans -une œuvre de ce genre; c’était un usage absolu dans tout l’Occident de -rapporter à l’époque du grand empereur les événements de toute date qui -avaient frappé l’esprit des masses. Le roman de <i>Philomène</i> et la <i>Vita -Caroli magni et Rolandi</i> nous en fournissent des exemples; il semble que -cette époque seule ait été capable d’éveiller la curiosité populaire. -N’eût-elle pas d’autre utilité, la légende nous est précieuse en ce -qu’elle montre l’île participant au <small>XIII</small>ᵉ siècle au courant d’idées qui -s’élevait en Occident. Je dis au <small>XIII</small>ᵉ siècle, car, je le répète, ces -conceptions héroïques ne sauraient être imputées à Giovanni. Les débuts -de la légende semblent plutôt remonter à l’époque où un guerrier venu de -Sardaigne ou d’Italie s’étant imposé sur un point de la Corse, (<small>XII</small>ᵉ -siècle) prétendit, «qu’il appartenait à la souche des anciens -seigneurs». Ce guerrier prit le nom de Cinarca qu’il laissa à ses -descendants (Cinarchesi), et quand ceux-ci voulurent justifier de leur -origine et de l’ancienneté de leurs droits, un dédoublement du récit de -l’invasion ancestrale donna place à la légende. Par la suite, il en fut -de celle-ci comme des rescrits composés par les monastères, ou les -particuliers au cours de certains procès pour remplacer les titres -égarés ou détruits. La bonne foi n’en était pas exclue, et si -l’imagination comblait les lacunes creusées par l’ignorance ou l’oubli, -la vérité, quant au fond, était respectée. Les souvenirs populaires s’en -mêlant, on refoula bien loin les racines de l’arbre généalogique en -rejetant à l’époque de Charlemagne la première conquête, qui, effectuée -sur les infidèles, créait à la postérité du héros insulaire des droits -imprescriptibles.</p> - -<p>Il n’y a pas d’effort à faire pour percevoir à travers la légende une -partie de la vérité historique. Si nous l’examinons de près, rien en -elle ne nous choque ni ne nous étonne; chacun des faits qu’elle énonce -trouve sa place dans une chronographie générale. Seule l’identité du -conquérant n’est pas établie. Certes il serait audacieux de voir en lui -un membre de la famille Colonna, mais cette hypothèse envisagée dans le -cadre du <small>XII</small>ᵉ siècle n’a plus rien d’incompatible avec l’histoire. Bien -plus; à une époque où la transmission des héritages par les femmes -rapprochait historiquement les familles, les marquis de Corse et les -comtes de Tusculum, ancêtres des Colonna, pouvaient se considérer comme -d’ori<span class="pagenum"><a id="page_xv">{xv}</a></span>gine commune; mais la sincérité avec laquelle s’élabora la légende -est encore moins discutable quand on constate que l’historien Liutprand -(<small>X</small>ᵉ siècle) fait d’Albéric, prince de Rome, aïeul incontesté des comtes -de Tusculum, le fils du marquis Albert, (petit-fils de Bonifacio) -ancêtre des Obertenghi, marquis de Corse. Muratori, au <small>XVIII</small>ᵉ siècle, -corrigea cette erreur matérielle, mais, jusque-là, combien d’écrivains, -dont Baronius et Fiorentini, l’avaient reproduite!</p> - -<p>Si l’on tient compte des conditions dans lesquelles s’est formée -l’épopée corse des origines féodales, on en usera avec Giovanni della -Grossa un peu moins cavalièrement que ne l’ont fait certains écrivains -modernes: le livre de Giovanni est l’écho des idées de plusieurs -générations de Corses, et à ce titre, il a droit à toute notre -attention. Si la première partie de son œuvre ne peut être considérée -comme une source, elle est un instrument précieux de reconstitution; son -rôle ne doit être qu’auxiliaire, mais on ne saurait repousser son -appoint quand les faits qu’elle rapporte, n’étant contrariés par aucun -monument, trouvent leur place logique et naturelle au milieu des -témoignages voisins de temps ou d’espace. En outre, si, appliquant à -l’histoire un procédé mathématique, nous considérons la Corse des <small>XIII</small>ᵉ -et <small>XIV</small>ᵉ siècles comme un produit dont il faut rechercher les facteurs, -les traditions nous fourniront les éléments de la contre-épreuve. On ne -leur discutera pas ce crédit quand on aura constaté combien il est -facile de les débarrasser de leur clinquant imaginatif et de restituer -aux faits leur valeur réelle.</p> - -<p><i>Les continuateurs de Giovanni della Grossa. Versions de sa -chronique.</i>—Des deux principales versions de Giovanni, la plus répandue -est celle de Marc’Antonio Ceccaldi, dont Filippini inséra littéralement -le texte dans son <i>Historia di Corsica</i> imprimée à Tournon en 1594. Aux -chroniques de Giovanni della Grossa et de Pier’Antonio Monteggiani (son -continuateur, 1464-1525) qu’il avait abrégées et remaniées, Ceccaldi -ajouta celle de son temps (1526-1559), que Filippini continua et publia -avec les autres sous son nom. M. l’abbé Letteron a donné, dans le -<i>Bulletin de la Société des Sciences historiques de la Corse</i>, une -traduction française de cet ouvrage considérable et précieux surtout en -raison de la sincérité des auteurs.</p> - -<p>L’autre version ne fut connue pendant longtemps que par les copies qu’en -avait fait exécuter, au <small>XVIII</small>ᵉ siècle, un officier corse au service de -la France, Antonio Buttafoco.<span class="pagenum"><a id="page_xvi">{xvi}</a></span> M. l’abbé Letteron, qui a publié en 1910, -dans le <i>Bulletin Corse</i>, le texte de la Bibliothèque municipale de -Bastia, a cru pouvoir lui imposer le titre de <i>Croniche di Giovanni -della Grossa e di Pier’Antonio Monteggiani</i>. Il se peut que le plus -ancien rédacteur ait suivi d’assez près le texte de Giovanni, car on y -retrouve sous une indiscutable clarté des phrases que Ceccaldi, malgré -la supériorité de son style, avait altérées; mais il n’est pas douteux -que ses successeurs y ont glissé des interpolations de leur cru qu’il ne -faut accueillir qu’avec circonspection. Un des transcripteurs du <small>XVII</small>ᵉ -siècle emprunta à la <i>Chronique aragonaise</i> de Zurita et aux <i>Annales -génoises</i> de Giustiniani des renseignements dont il fit un judicieux -usage; il inséra en outre à leur place chronologique des copies de -documents extraits des Archives de la Couronne d’Aragon, qui, malgré -leur imperfection, dotèrent la Corse d’une ébauche de code diplomatique. -Dans l’ensemble, si l’on met de côté les interpolations suspectes qu’il -est facile de reconnaître, cette œuvre reste d’un prix inestimable, -surtout pour l’histoire des <small>XIII</small>ᵉ, <small>XIV</small>ᵉ et <small>XV</small>ᵉ siècles.</p> - -<p>Mais si la chronique de Giovanni a fourni une grande partie des éléments -de ce travail, il ne semble pas que Monteggiani en soit l’unique auteur. -En effet, l’œuvre de celui-ci qui s’étend de 1465 à 1525 nous est -connue, au moins pour le fond, par le livre de Filippini. Or, si l’on -compare les deux versions, on constate que l’on est, pour cette période, -en présence de deux chroniques différentes aussi bien par le plan -général que par les détails, par la mise en valeur des personnages ou -des événements que par le choix des anecdotes. Les deux récits sont -également véridiques, ils se complètent l’un l’autre, mais on ne saurait -les attribuer au même auteur.</p> - -<p><i>Pietro Cirneo.</i>—Les mouvements de réaction subis par l’historiographie -au siècle dernier profitèrent à Pietro Cirneo au détriment de Giovanni. -Ces mouvements ont été définis par M. Kurth dans sa remarquable étude -sur l’application de l’épopée à l’histoire: «Les historiens, dit-il, -n’étudiaient que des documents et non des esprits. Une fois que les -faits ne rendaient pas le son de l’authenticité, ils les éliminaient -impitoyablement sans leur accorder une valeur quelconque. Mensonge ou -fable, tel était leur jugement sommaire, et ils croyaient avoir rempli -toute leur mission quand ils avaient expulsé de l’histoire, non sans -mépris et parfois avec colère tout ce qui ne rendait pas le son de<span class="pagenum"><a id="page_xvii">{xvii}</a></span> -l’authenticité.» Nul écrivain plus que Giovanni n’a été, de la part de -ceux qui lui doivent tout leur savoir, l’objet d’un dédain plus -immérité.</p> - -<p>En gardant le silence à l’égard des fables payennes et des récits -épiques, Pietro Cirneo (1447-1503) s’acquit une réputation de -discernement qui l’éleva, dans l’esprit de nombreux écrivains, bien -au-dessus de Giovanni. De fait, son <i>De Rebus Corsicis</i> n’est guère -qu’un recueil de récits classés à l’aventure et dans lesquels l’auteur, -à l’instar de ses contemporains Æneas-Sylvius, Paul Jove, Bembo, se -préoccupe moins de dire vrai que de bien dire. Son testament, en nous -révélant que la bibliothèque d’un érudit corse pouvait valoir en -richesse celle d’un lettré toscan, nous apprend aussi que si Pietro se -proposait de rechercher des documents pour terminer son histoire, il ne -possédait pas le moindre ouvrage relatif à la Corse. Quand il -rencontrait dans Quinte-Curce ou dans Tite-Live une période agréable, de -sonorité ou de couleur chatoyante, il s’empressait d’en sertir quelque -trait destiné à son œuvre. Les historiens de Rome, telles étaient les -sources que Pietro Cirneo employait à son histoire de la Corse. Son -manuscrit fut publié au <small>XVIII</small>ᵉ siècle par Muratori dans le tome XXIV des -<i>Rerum italicarum Scriptores</i>.</p> - -<p><i>Historiens des XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles.</i>—La plupart des histoires, -annales, chroniques produites au cours du <small>XVII</small>ᵉ siècle, bien qu’assez -nombreuses, étant restées manuscrites, n’ont exercé sur -l’historiographie aucune influence. Parmi ceux de ces ouvrages dont -l’existence a pu être contrôlée, les travaux de Biguglia, de Canari et -de Banchero (ces derniers publiés en partie dans le <i>Bulletin Corse</i>) -ainsi que ceux d’Accinelli (1739) méritent d’être consultés. Deux -ouvrages français anonymes (le second attribué à Goury de Champgrand), -parus en 1738 et 1749, n’offrent guère d’intérêt que pour la biographie -de Théodore de Neuhoff. En 1758, l’imprimerie de Corte donne la -<i>Giustificazione della Rivoluzione di Corsica</i>, plaidoyer historique -plein d’éloquence. L’intervention française et la conquête de l’île -provoquent de nombreuses publications, entre autres l’<i>Etat de la Corse</i> -de l’Anglais Bosswell (1768), «ami enthousiaste de Paoli et de ses -concitoyens, dit M. Louis Campi, qui consacra sa fortune à la défense de -leurs droits». Puis apparaissent les histoires générales de Cambiagi -(1770-1772), Germanes (1771-1776), Pommereul (1779), Limperani -(1779-1780). Quoiqu’écrite «au coin du feu», l’<i>Histoire des -Révolu<span class="pagenum"><a id="page_xviii">{xviii}</a></span>tions de l’Ile de Corse</i>, de Germanes, renferme de nombreux -renseignements sur les mœurs corses et les expéditions françaises; quant -à celles-ci, Pommereul, qui fait par ailleurs à Germanes de nombreux -emprunts, est mieux informé, ayant pris part, lui-même, aux dernières -campagnes. On a accusé Pommereul de partialité; il rend cependant -justice aux Corses dont il loue fréquemment la bravoure, et s’excuse en -quelque sorte, de l’insuffisance de ses informations: «On ne doit pas -être surpris, dit-il, de trouver plus de détails sur l’attaque des -Français que sur la défense des Corses. C’est à ceux-ci à nous apprendre -ce qu’ils ont fait de leur côté pour nous repousser.» L’abbé Rossi -combla plus tard cette lacune (1822), mais l’impression de son important -ouvrage n’est pas encore terminée.</p> - -<p><i>Limperani et l’anachronisme de Sambocuccio.</i>—Germanes et Pommereul -s’étaient contentés de suivre les sentiers tracés par Filippini; -Cambiaggi (<i>Istoria del Regno di Corsica</i>, 4 vol. 1770-72) et Limperani -(<i>Istoria della Corsica</i>, 2 vol. 1779-1780) visèrent plus haut. En -publiant le recueil des écrivains italiens, Muratori avait ouvert aux -historiens de la Corse des horizons nouveaux: les annales génoises et -pisanes abondaient en renseignements inconnus des vieux chroniqueurs. -Cambiagi et Limperani puisèrent dans cette œuvre immense, ainsi que dans -l’<i>Italia Sacra</i> d’Ughelli, une quantité considérable de citations qui -entourèrent leurs ouvrages d’un appareil d’érudition imposant, mais -parfois fragile. Les chartes de donations aux moines de Monte-Cristo, -entre autres, leur fournirent des conclusions erronées, la plupart étant -antidatées de plusieurs siècles, et certaines n’offrant aucun caractère -d’authenticité. Par une interprétation malheureuse des cahiers de Pietro -Cirneo, Limperani donna naissance au plus grossier anachronisme que -l’historiographie ait enregistré et que nombre d’écrivains contemporains -s’obstinent encore à reproduire: il reporta au <small>XI</small>ᵉ siècle l’existence de -Sambocuccio d’Alando et le mouvement populaire dont ce personnage fut le -chef (1359) (V. chap. VII). Puis incapable de borner son imagination, il -inventa de toutes pièces un Sambocuccio, <i>seigneur</i> d’Alando, qui -chassait de Corse les Cinarchesi (à une époque où leur présence y est -incertaine), détruisait les repaires des barons, puis, à l’instar des -Lycurgue et des Solon, dotait la Terre de la Commune d’une constitution -adéquate à ses besoins et se révélait aussi judi<span class="pagenum"><a id="page_xix">{xix}</a></span>cieux législateur qu’il -s’était montré courageux capitaine.</p> - -<p>Bien que Giovanni della Grossa et Pietro Cirneo se soient accordés pour -faire aboutir le mouvement de Sambocuccio à l’occupation génoise et au -gouvernement de Giovanni Boccanegra, Limperani, dont le texte est -constellé de références, appuyait sa nouvelle théorie sur l’autorité de -ces deux chroniqueurs. Or, on chercherait en vain dans leurs œuvres un -mot touchant le Sambocuccio de l’an mille aussi bien que le Sambocuccio -législateur. Limperani avait la manie de rectifier l’histoire, et on -remarque, dans ses deux volumes, plusieurs exemples de l’oblitération de -sa clairvoyance. Limperani vivait à une époque où la foi nouvelle en la -liberté et la fraternité enfantait autant de légendes que la foi -religieuse en avait créées; c’était le temps où, pour défendre le fictif -Guillaume Tell, insuffisamment consolidé par Tschudi, on recourait à des -falsifications et des fabrications de documents d’ailleurs maladroites. -L’atmosphère d’enthousiasme libéral dégagée par les contemporains de -Montesquieu et de Jean-Jacques, devait séduire ce Corse instruit, mais -incapable d’imposer aux écarts de son imagination un contrôle judicieux. -Aveuglé par une théorie qui attribuait à la Corse une constitution -communale au <small>XI</small>ᵉ siècle, il trouva, pour l’appliquer, un prétexte dans -le désordre des cahiers de Pietro Cirneo. <i>La vie de Sambocuccio y -précédait celle de Giudice</i>, et ce fut pour Limperani un trait de -lumière: il ne considéra pas que Sambocuccio y requérait l’intervention -du gouverneur Boccanegra (1359), et allait lui-même à Gênes solliciter -l’envoi de Tridano della Torre (1362). Il ne voulut pas s’apercevoir que -Pietro attribuait au second Giudice (<small>XV</small>ᵉ siècle) la biographie du -premier (<small>XIII</small>ᵉ siècle), et que ces transpositions n’avaient peut-être -pour origine que l’interversion des feuillets du manuscrit primitif!</p> - -<p>C’est pourquoi sous l’influence de Limperani, les historiens de la Corse -crurent faire preuve de jugement en adoptant ce que, de bonne foi, ils -croyaient la chronologie de Pietro Cirneo: «Entre Giovanni et Pietro, -déclare l’abbé Galletti, nous n’hésitons pas à nous prononcer pour ce -dernier.» Au cours du <small>XIX</small>ᵉ siècle, Renucci et Robiquet seuls se -conformèrent au texte de Giovanni, qui, presque contemporain de -Sambocuccio, ne méritait pas d’être suspecté sur ce point. Tous les -autres suivirent le système de Limperani. Gregori, dans son édition -nouvelle de Filippini, inséra une chronologie de la Corse qui consacra -la fable de Sam<span class="pagenum"><a id="page_xx">{xx}</a></span>bocuccio législateur de l’an mille; nous la retrouvons -reproduite dans Jacobi, Friess, Gregorovius, Galletti, Mattei, Monti, -Girolami-Cortona, tous auteurs d’histoires générales de la Corse; -également dans le <i>Grand Dictionnaire Larousse</i> et la <i>Grande -Encyclopédie</i>, sans parler des ouvrages de moindre importance. -L’<i>Inventaire des Archives départementales de la Corse</i> (1906) maintient -encore cette chronologie erronée. D’ailleurs, l’historien de la Corse le -plus considérable et le plus consciencieux, l’abbé Rossi, confiant en -Limperani, accepta les yeux fermés, l’histoire de Sambocuccio ainsi -modifiée.</p> - -<p><i>Les historiens du <small>XIX</small>ᵉ siècle.</i>—L’œuvre de l’abbé Rossi, écrite à -l’époque napoléonienne, est la seule au <small>XIX</small>ᵉ siècle dont l’auteur s’est -soucié de documentation; mais restée manuscrite jusqu’en 1895, elle -découragea longtemps les curieux par sa graphie péniblement -déchiffrable. La patience de M. l’abbé Letteron a triomphé de cet -obstacle, et treize volumes sur dix-sept ont déjà été imprimés par les -soins de ce dernier. Ces treize volumes sont consacrés au <small>XVIII</small>ᵉ et au -commencement du <small>XIX</small>ᵉ siècle; ils sont riches en détails précis et en -informations puisées aux meilleures sources.</p> - -<p>Les autres histoires générales de la Corse ne varient guère que par -l’étendue. Cependant on consultera avec fruit Renucci (1834) pour la -période qui s’étend de 1769 à 1830, et, pour l’ensemble, les <i>Recherches -historiques et statistiques</i> de Robiquet (1835) qu’une critique toujours -en éveil garde des erreurs où tombèrent ses contemporains Gregori et -Jacobi. Gregori a enrichi son édition de Filippini (1827) de documents -empruntés, pour la plupart, aux manuscrits exécutés par les soins de -Buttafoco; mais ayant négligé de les collationner sur les originaux, il -imprima les altérations dont chaque transcripteur avait fourni son -appoint. De Jacobi (1835) on peut dire que l’amour de son pays l’écarta -fréquemment du chemin de la vérité. Les portraits reproduits dans -l’<i>Histoire illustrée de la Corse</i> de Galletti (1865) constituent le -mérite de cette compilation patriotique mais médiocrement digérée. -L’<i>Histoire</i> de Friess (1852) (réserve faite de l’anachronisme de -Sambocuccio), est un bon résumé de Filippini, poursuivi avec un souci -constant d’exactitude jusqu’en 1796. Celle de Gregorovius (1854), ce -«Latin éclos au milieu des Teutons», est le groupement de morceaux -pleins d’éloquence; mais l’auteur, étranger à toute méthode historique, -a reproduit sans jugement et sans critique<span class="pagenum"><a id="page_xxi">{xxi}</a></span> les fables et les opinions -courantes par quoi se comblent auprès des masses les lacunes de -l’histoire.</p> - -<p>Le docteur Mattei, dans ses <i>Annales de la Corse</i> (1873), a réuni et -classé chronologiquement une quantité importante de notices; si -méritoires qu’ils soient, ses efforts mal dirigés n’ont pas obtenu le -résultat que l’auteur en attendait. Cependant, on trouverait dans ce -recueil des matériaux utilisables après une révision serrée des dates et -un rapprochement des sources qui ne sont que rarement indiquées. Chez -lui, Sambocuccio, dédoublé, paraît au onzième et au quatorzième siècle. -Les <i>Annales de la Corse</i>, ainsi que l’<i>Histoire</i> de Mᵍʳ -Girolami-Cortona (1906) riche en renseignements statistiques, sont -indispensables à ceux qui s’occupent de la période contemporaine.</p> - -<p><i>Les altérations de l’histoire: Sampiero, Sixte-Quint, Christophe -Colomb, les Bonaparte.</i>—La plupart des écrits du <small>XIX</small>ᵉ siècle ont -contribué à la diffusion d’allégations inexactes et de légendes sans -consistance qui ne se rencontrent pas chez leurs prédécesseurs; et, -malheureusement, ce ne sont pas les personnages de moindre envergure qui -ont attiré leur attention.</p> - -<p><i>Sampiero.</i>—S’il est en Corse un nom populaire après ceux de Napoléon -et de Paoli, c’est sans conteste celui de Sampiero, qui acquit en son -temps la réputation d’un des plus braves capitaines de l’Europe. Cette -popularité est justifiée à double titre. Rompant le premier avec les -pratiques individualistes qui déchiraient la Corse, il éveilla chez ses -compatriotes le sentiment de la dignité collective: du pays, il fit la -patrie. Ce ne fut pas tout: si Sampiero a mérité d’être appelé le -<i>premier</i> Corse français, ce n’est pas seulement pour avoir été en son -temps l’un des capitaines les plus remarquables de la Couronne, mais -parce qu’on lui doit le premier essai que firent les Corses de la -nationalité française. Et cette expérience fut telle que son souvenir -resta sinon comme le flambeau, du moins comme l’étoile lointaine qui -guida plus tard les premiers partisans de l’annexion française. Entre le -Moyen Age et les temps modernes, la physionomie de Sampiero synthétise -la Corse d’autrefois, rebelle aux contraintes et aux dominations, et la -Corse du <small>XVIII</small>ᵉ siècle, attirée plutôt que conquise par une patrie plus -grande, au charme irrésistible, qui saura l’unir à elle sans l’absorber -et lui faire place dans son histoire sans l’amoindrir.</p> - -<p>On ne s’étonnera donc pas que la personnalité de Sam<span class="pagenum"><a id="page_xxii">{xxii}</a></span>piero ait tenté des -écrivains et des artistes. Le célèbre romancier Guerrazzi et l’aimable -conteur Arrighi, dont il a été dit «qu’il puisait dans son patriotisme -les sources de l’histoire», ont laissé des <i>Sampiero</i> que l’on lit -encore avec plaisir aujourd’hui: leurs récits, qui n’ont que des -rapports lointains avec la vérité, n’abusent personne.</p> - -<p>Il n’en est pas de même des généalogistes comme Biagino Leca -d’Occhiatana et Lhermite Souliers, et des courtisans comme Canault dont -les œuvres mercenaires ont engendré de grossières erreurs. Le premier, -envoyé en Corse par le maréchal Alphonse d’Ornano, en rapporta les -pièces que celui-ci présenta, peut-être de bonne foi, à l’Ordre du -Saint-Esprit, mais qui n’en étaient pas moins les fruits d’une -complaisance évidente. C’est sur la foi de ces documents que de nombreux -ouvrages donnent à Sampiero le nom d’Ornano; mais il faut remarquer que -celui-ci, bien que seigneur d’Ornano du chef de sa femme, ne fit jamais -usage de ce nom et ne se prévalut jamais d’une noble origine. Sa -correspondance est toujours signée «Sampiero da Bastelica» ou «Sampiero -Corso».</p> - -<p>Il était né, en effet, à Bastelica, et non «au château de Sampiero sur -le Tibre» ainsi que l’assure la <i>Biographie Firmin-Didot</i>. Relevons à -son sujet quelques assertions erronées. Il ne servit point comme page -dans la maison du cardinal Hippolyte de Médicis qui était de treize ans -plus jeune que lui. Il ne fut jamais colonel-<i>général</i> des Corses, -charge qui ne fut créée qu’après sa mort pour son fils Alphonse, non -plus que colonel du <i>Royal</i>-Corse, ce genre de dénomination étant -inconnu au <small>XVI</small>ᵉ siècle.</p> - -<p>Bayard, ainsi que le connétable de Bourbon, raconte-t-on aussi, auraient -exprimé hautement leur admiration pour Sampiero. On ne saurait sans -parti pris nier ces propos: le colonel des Corses était digne de -l’estime de ces braves capitaines, mais si celle-ci s’est manifestée, il -est certain que ce ne fut que sous la plume d’écrivains du <small>XIX</small>ᵉ siècle.</p> - -<p><i>Sixte-Quint.</i>—On trouvera, dans certains ouvrages, Sixte-Quint au -nombre des personnages illustres produits par la Corse, et la raison -qu’on en a donnée est que ce pontife s’appelait dans le monde Peretti. -Si ce patronymique est répandu en Corse, il ne l’est pas moins en -Italie, où il correspond au français Péret, Petit-Pierre. Un Corse, -capitaine général des galères pontificales, Bartolomeo de Vivario, dit -da Talamone, mort en 1544, avait bien adopté le nom de<span class="pagenum"><a id="page_xxiii">{xxiii}</a></span> Peretti qui -était celui d’une famille de Sienne à laquelle il s’était allié, et qui -se targua de sa parenté avec les Peretti de Montalto (près d’Ancône) -quand la fortune eût élevé l’un de ces derniers à la pourpre -cardinalice; mais aucun lien ne rattache Sixte-Quint à Bartolomeo -Peretti non plus qu’à d’autres familles corses qui ne furent ainsi -désignées que bien après la mort de ce pontife. Ces rapprochements -purent cependant offrir un fondement à l’opinion susdite qui a pris -depuis tous les caractères d’une tradition.</p> - -<p><i>Christophe Colomb.</i>—On a mené grand bruit depuis une quarantaine -d’années autour d’une <i>découverte</i> dont l’intérêt (si elle avait été -justifiée) dépassait de beaucoup les bornes de l’histoire locale. Selon -deux ecclésiastiques corses, MM. Casanova et Peretti, Christophe Colomb -serait né en Corse et, pour des raisons difficiles à comprendre, aurait -tenu son origine secrète. Cette thèse que combattit M. le chanoine -Casabianca, et contre laquelle s’inscrivirent les savants du monde -entier, a été reprise de nouveau, en 1913, dans le <i>Mercure de France</i> -par M. Henri Schœn, qui se flattait d’apporter des preuves irrécusables -de l’origine corse du grand navigateur.</p> - -<p>L’article du <i>Mercure</i> ne fit que reproduire les arguments émis jadis -par MM. Casanova et Peretti, à savoir que dès le <small>XV</small>ᵉ siècle, il existait -à Calvi une famille de navigateurs fameux du nom de Colombo; que ceux-ci -étaient indifféremment connus sous les noms de Calvi, Calvo ou Corso, -mais que leur véritable patronymique est Colombo; que les Corses -paraissent avoir été nombreux dans l’entourage de Colomb; qu’une -tradition fort ancienne à Calvi, veut que le grand navigateur soit né -dans cette ville... etc.</p> - -<p>A ces raisons—les principales—on répondra que si l’appellation de -Colombo figure dans certains actes du <small>XVI</small>ᵉ siècle à Calvi, c’est en -qualité de prénom, et que ce prénom, fort répandu sur les bords de la -Méditerranée, devint le patronymique de tant de familles qu’il n’est -pas, suivant l’expression de M. Henry Harrisse «trois villes sur cent» -où l’on ne rencontre des familles Colomb (Colombo ou Colon).</p> - -<p>Mais au <small>XV</small>ᵉ siècle, rien n’établit qu’il en ait existé une à Calvi: la -famille reconstituée par les auteurs de cette thèse, se compose d’un -<i>gascon</i> connu sous le nom de Colomb-le-jeune, d’un Corse sans -patronymique (Bartolomeo Corso), et de différents membres de la famille -Calvo <i>dont l’identité et le rôle historique sont strictement établis</i>. -Pour obtenir<span class="pagenum"><a id="page_xxiv">{xxiv}</a></span> une famille de navigateurs du nom de Colombo à Calvi, il -fallut: 1º traduire—librement—Calvo (Chauve, Chauvin) par <i>le Calvais</i> -ou <i>de Calvi</i>; 2º supposer arbitrairement que cette dénomination ne -pouvait s’appliquer qu’à des gens du nom de Colombo; 3º fermer -obstinément les yeux sur la biographie des personnages dont on -travestissait l’identité.</p> - -<p>Quant aux Corses dans l’entourage de Christophe Colomb, on n’en trouvera -trace ni sur les rôles d’équipage, ni dans le journal de bord de -l’Amiral, ni dans les enquêtes postérieures au voyage, ni même dans les -œuvres des écrivains insulaires.</p> - -<p>Pour prouver l’ancienneté de la tradition de Colomb calvais, M. Schœn -cite une élégie en vers à ce sujet «que M. Gaston Paris n’hésitait pas à -placer au <small>XVI</small>ᵉ siècle». Or, Gaston Paris, dans la séance du 5 février -1886, avait, tout au contraire, déclaré que cette pièce ne devait être -accueillie qu’«<i>avec beaucoup de défiance</i>».</p> - -<p>M. Casanova croyait que «l’acte de baptême de Christophe Colomb existait -à Calvi». M. Schœn qui est allé enquêter sur place, ne s’étonne pas de -la disparition de ce papier concluant; car, dit-il, «il se trouve -<i>précisément</i> que les archives de Calvi furent détruites par un incendie -à la fin du <small>XVI</small>ᵉ siècle». M. Schœn aurait tort de déplorer plus -longtemps ce sinistre, car en supposant que les archives de Calvi soient -intactes, en admettant même que cette ville ait donné naissance à -l’Amiral, il n’y trouverait certainement pas l’acte de baptême de -Colomb, né près d’un siècle avant que le Concile de Trente eut prescrit -la conservation des actes d’église!...</p> - -<p>Je n’aborderai pas les inexactitudes de détail, les contradictions, les -textes tronqués et les imprudentes amplifications des nouveaux avocats -de cette cause malheureuse; mais je citerai quelques opinions provoquées -en 1892 par le chanoine Casabianca: «Rien n’autorise à placer en Corse -le berceau de Christophe Colomb» (Léopold Delisle).—«Un patriotisme -local fort mal inspiré a mis en circulation la ridicule légende de -Christophe Colomb français, corse et calvais» (Auguste Himly).—«Que la -Corse laisse à Gênes ce qui appartient à Gênes; sa part reste assez -belle» (Siméon Luce).—«L’érection par le gouvernement français à Calvi -d’une statue de Christophe Colomb, risquerait de nous couvrir de -ridicule» (G. Monod).—«La Corse est assez riche de ses gloires -nationales pour n’avoir pas besoin<span class="pagenum"><a id="page_xxv">{xxv}</a></span> d’aller chercher en dehors d’elle -des renommées retentissantes» (Victor Duruy).</p> - -<p>Arrêtons-nous sur ce jugement autorisé qui synthétise la correspondance -adressée par les savants des deux mondes au chanoine Casabianca. En -rappelant les «gloires nationales de la Corse», on rendait hommage au -«patriotisme éclairé» qui l’avait poussé à «répudier pour son île natale -une gloire imméritée». Dans une lettre qui fut lue publiquement, à -l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, le 14 février 1890, M. -Henry Harrisse félicita M. Casabianca, d’avoir produit un travail qui -était à la fois «un bon livre et une bonne action».</p> - -<p><i>Les Bonaparte.</i>—On s’intéresserait probablement fort peu aux Bonaparte -d’autrefois si la place imposante conquise par Napoléon dans l’histoire, -n’avait obligé celle-ci à jeter quelques clartés sur ses ancêtres. Les -multiples écrits parus sur ce sujet, ont été souvent classés dans la -<i>Bibliographie historique de la Corse</i>.</p> - -<p>On peut affirmer sans crainte d’être démenti que presque tous renferment -des allégations d’une inexactitude outrée. Sans m’arrêter aux <i>Mémoires</i> -de la duchesse d’Abrantès qui rattachent les Bonaparte aux empereurs -d’Orient, ni aux généalogies florentines qui ne supportent pas l’examen -le plus superficiel, je me bornerai à signaler comme reposant sur un -document de fabrication contemporaine la thèse qui fait descendre -Napoléon des princes <i>cadolinges</i>, comtes de Settino, Fuccechio et -Pistoja, thèse adoptée par Garnier, dans ses <i>Généalogies des -Souverains</i>, et Bouillet, dans son <i>Atlas Historique</i>, ouvrages sur -l’autorité desquels les livres de seconde main sont d’autant plus tentés -de s’appuyer que M. Frédéric Masson dans son <i>Napoléon inconnu</i>, -consacre plusieurs pages à la biographie de ces ancêtres présumés des -Bonaparte.</p> - -<p>Garnier et Bouillet décorent le premier Bonaparte qui vint à Ajaccio, -Francesco, du titre de général des troupes génoises. Un très grand -nombre de pièces comptables permettent de suivre la carrière de -l’ascendant de l’Empereur, qui mourut <i>simple soldat</i> à Ajaccio après -avoir servi la République pendant cinquante ans.</p> - -<p>Francesco cependant appartenait à une famille distinguée de Sarzane où -la charge de notaire impérial était héréditaire depuis le <small>XIII</small>ᵉ siècle. -Les Bonaparte qui figuraient parmi les premiers citoyens de la ville, -furent employés en Corse par les Fregosi quand ceux-ci, maîtres de -Sarzane (V. ch. VIII),<span class="pagenum"><a id="page_xxvi">{xxvi}</a></span> eurent acquis la seigneurie de l’île. -L’importance de Cesare et Giovanni Bonaparte, grand-père et père de -Francesco se déduit des missions dont ils furent chargés par l’Office de -San-Giorgio et les Fregosi. Francesco dont le patrimoine s’était -amoindri, obtint la concession d’un terrain à Ajaccio: il y bâtit une -maison et se fixa dans la nouvelle cité. Ses descendants, notaires, se -livrant quelque peu au négoce, vécurent avec honneur, mais sans gloire -jusqu’«au 18 brumaire», date à laquelle il plaisait à Napoléon de fixer -l’origine de la noblesse des Bonaparte.</p> - -<p><i>Les ouvrages récents</i>: Sous le titre <i>La Corse</i> (1908), MM. Hantz et -Dupuch ont publié un petit abrégé de l’histoire de l’île exempt des -erreurs et des anachronismes que j’ai signalés.</p> - -<p>M. A. Ambrosi a donné en 1914 l’<i>Histoire des Corses et de leur -civilisation</i>. L’auteur n’a voulu, dit-il, que «tirer parti des pièces -d’archives ou des manuscrits qui, sur une foule de questions, ont été -imprimés».—«Presque toutes les sources, ajoute-t-il, se trouvent dans -le <i>Bulletin des Sciences corses</i>.»</p> - -<p>La valeur du livre de M. Ambrosi s’affirme dans l’étude des temps -modernes pour lesquels l’auteur est particulièrement documenté. En -effet, M. l’abbé Letteron, président de la Société, qui dirige le -<i>Bulletin</i> depuis 1881, s’est appliqué surtout à réunir des matériaux -pour l’histoire du <small>XVIII</small>ᵉ siècle qu’il a jugé avec raison capable -d’apporter une contribution plus large à l’histoire de la France. Le -<i>Bulletin</i> est donc, pour cette période, riche en mémoires et en -documents de tout ordre. Les époques antérieures par contre y sont peu -représentées. C’est tout au plus si dans les 370 fascicules déjà parus -de ce précieux recueil, on trouverait une douzaine d’articles inédits, -généralement brefs, sur le Moyen Age. Quoi qu’il en soit l’œuvre de M. -Ambrosi permet d’apprécier l’appoint considérable apporté par la -Société, dont il est le secrétaire, à l’historiographie de la Corse. -Notons en outre la présentation raisonnée du livre où l’auteur, agrégé -de l’Université, a fait preuve de grandes qualités didactiques.</p> - -<p><i>L’histoire d’après les sources originales.</i>—En 1872, M. Francis -Mollard, depuis archiviste départemental de la Corse, démontra la -nécessité pour l’île de posséder une histoire assise sur des bases plus -solides que des traditions dénaturées par ceux-là mêmes qui s’étaient -donné pour objet de nous les transmettre. Chargé par le Ministère de<span class="pagenum"><a id="page_xxvii">{xxvii}</a></span> -l’Instruction Publique d’une mission en Italie, il en rapporta une -moisson assez abondante de documents qui furent publiés en partie dans -les <i>Archives des Missions scientifiques</i> (1875), le <i>Bulletin -historique et philologique</i> (1884) et le <i>Bulletin de la Société des -Sciences historiques de la Corse</i> (1885).</p> - -<p>Reprenant en 1893, sous les auspices du Ministère de l’Instruction -publique, l’œuvre interrompue de M. Mollard, j’ai pu relever dans les -différents fonds d’archives italiens, français et espagnols les copies -de plus de 2.000 documents inédits (de 960 à 1500) et y recueillir une -quantité innombrable d’extraits relatifs à la Corse ou à des Corses.</p> - -<p>Les résultats de ces enquêtes qui ont fait l’objet de plusieurs -mémoires, ont été sommairement groupés et publiés en 1908 sous le titre -d’<i>Histoire de la Corse écrite pour la première fois d’après les sources -originales</i>. On y trouve, en tête de chaque chapitre, la liste des fonds -d’archives (cartons, registres, liasses, etc.), sources narratives, -collections, recueils et ouvrages qui ont servi à son élaboration.</p> - -<p class="r"> -C. C. R.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page_xxviii">{xxviii}</a></span>  </p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page_1">{1}</a></span>  </p> - -<h1><small>HISTOIRE</small><br /> -DE CORSE</h1> - -<hr /> - -<h2><a id="CHAPITRE_I"></a>I<br /><br /> -LES ORIGINES</h2> - -<div class="blockquot"><p class="hang"><i>Les données géographiques.—Les découvertes archéologiques et -anthropologiques.—La civilisation néolithique.—La question des -influences orientales.</i></p></div> - -<p>Un pays de montagnes dans la mer: telle est la Corse, âpre et riante, -qui tout à la fois repousse et accueille. Les plus hauts sommets se -dressent dans la partie médiane de l’île, sur le bord occidental d’une -dépression qui, de l’île Rousse à la marine de Solenzara, sépare la -Corse granitique, à l’Ouest, et la Corse schisteuse, à l’Est. La ligne -de faîte, qui atteint 2.710 mètres au <i>monte Cinto</i>, 2.625 mètres au -<i>monte Rotondo</i>, n’est franchie que par des cols (<i>foci</i> ou <i>bocche</i>) -élevés de plus de 1.000 mètres. C’est de ce côté que la partie ancienne -de la Corse est le plus difficilement accessible. La vaste conque -granitique du Niolo, d’où le Golo s’échappe par des gorges sauvages, -abrite un peuple de bergers «couverts de poils» qui ont gardé, notamment -dans la <i>piève</i> d’Asco, les mœurs d’autrefois. C’est une race de -travailleurs, rude et vaillante. «Nulle part, dit un vieux dicton corse, -on ne travaille<span class="pagenum"><a id="page_2">{2}</a></span> autant que dans le Niolo.» Entre les hautes vallées du -Golo et du Tavignano, sur un seuil élevé, Corte commande le passage de -l’Ouest à l’Est: ce fut, au <small>XVIII</small>ᵉ siècle, le centre politique de l’île.</p> - -<p>Des hauteurs du Niolo, que prolongent vers le Sud-Est le <i>monte d’Oro</i>, -le <i>monte Renoso</i>, l’<i>Incudine</i>, descendent vers le Sud-Ouest une série -de vallées étroites et parallèles—Liamone, Gravona, Prunelli, Taravo, -Rizzanèse—aboutissant aux nombreux golfes de la côte occidentale. -Séparées par de hautes croupes, elles communiquent malaisément entre -elles et certains «pays» ont reçu des appellations distinctes: la verte -Balagne, au Sud de Calvi,—les <i>Calanche</i>, vers Piana, où le granit -désagrégé a formé des accumulations pittoresques de rochers,—la -<i>Cinarca</i>, «le plus joli pays du monde»... La mer, qui s’ouvre à -l’ouest, fut à l’origine le seul lien entre les hommes: à cause d’elle, -l’«<i>Au-delà des monts</i>» fut la partie la plus anciennement peuplée de -toute l’île.</p> - -<p>La région plissée, qui confine à l’Est, est beaucoup plus récente. Son -architecture est celle des chaînes alpines. Les vallées n’offrent pas la -même régularité et le même parallélisme que celles de l’ouest: -quelques-unes, comme celles du Golo et du Tavignano, n’ont pu établir -leur profil actuel qu’au prix d’énergiques captures. En tous cas le -morcellement n’est pas moindre. Voici le Cap, avec ses «marines»,—la -«conque» du <i>Nebbio</i>, dont certaines parties ont une grâce exquise,—la -riante <i>Casinca</i>, où les villages, tout blancs, coiffent les -collines,—la <i>Castagniccia</i>, où des pièves multiples—Rostino, -Ampugnani, Vallerustie, Orezza, Alesani—formèrent le réduit de -l’indépendance corse,—le <i>Fium Orbo</i> sauvage et sublime... Tel est -l’«<i>En-deçà des monts</i>», où l’émiettement territorial est éga<span class="pagenum"><a id="page_3">{3}</a></span>lement -imposé par les conditions géographiques. Mais, sauf à Bastia et dans -quelques «marines» privilégiées, la côte est peu favorable à la vie -maritime: les alluvions, fluvio-glaciaires ou bien modernes, ont créé -deux plaines, larges de 5 à 10 kilomètres, où sévit la malaria.</p> - -<p>A l’extrémité sud, une petite table de calcaires tertiaires s’accole au -massif ancien: c’est la région de Bonifacio, que les Corses mêmes -considèrent comme étant presque hors de Corse.</p> - -<p>A travers cette variété il est difficile de saisir l’unité profonde qui -fera l’originalité du pays corse. Au surplus, les contrastes abondent. -La plaine féconde est délaissée pour la montagne; c’est une île, et il -n’y a pas de marins; le relief invite au morcellement, et pourtant il -n’y a pas de nationalité plus homogène que la nationalité corse. Ces -étrangetés s’expliquent par l’histoire. Grâce à sa situation centrale -dans le bassin occidental de la Méditerranée, à la sûreté de ses -mouillages, la Corse a été atteinte, et de très bonne heure, par les -courants généraux de commerce et d’invasions qui ont contribué à mêler -les races de la Méditerranée et de l’Europe; dès l’antiquité, elle tenta -les convoitises, elle devint l’arène de toutes les compétitions, le -rendez-vous de tous les conquistadores. Histoire compliquée, souvent -tumultueuse, dont les origines sont, comme il arrive, particulièrement -délicates à démêler.</p> - -<p>  </p> - -<p>Pour Sénèque déjà, les temps anciens de la Corse étaient «enveloppés de -ténèbres», et l’exil du philosophe dans l’île qu’il détesta si fort -marqua longtemps le dernier fait précis jusqu’où l’on pouvait remonter -sans faire aux hypothèses une part trop grande. Vers la fin du <small>XVIII</small>ᵉ -siècle, l’historien de la Corse, Pommereul, constatant que «l’origine de -la<span class="pagenum"><a id="page_4">{4}</a></span> plupart des peuples est couverte d’un voile impénétrable» et qu’au -surplus «l’âge d’un peuple ne peut rien ajouter à sa gloire», consent à -rester ignorant par esprit philosophique et par raison critique. Les -habitants de la grande île méditerranéenne sont-ils aborigènes? ou ne -résultent-ils pas plutôt du mélange de toutes les nations qui en ont -fait successivement la conquête? Peu importe: «ils existent, ils ont -existé, c’est une chaîne de générations dont on ne peut retrouver le -premier chaînon».</p> - -<p>Notre époque eut de plus indiscrètes curiosités. Le capitaine Mathieu -signalait le premier, en 1810, dans les <i>Mémoires de l’Académie -Celtique</i>, la présence en Corse de monuments mégalithiques. Vers 1840, -Prosper Mérimée, inspecteur général des monuments historiques, montrait, -au retour d’une mission archéologique, l’intérêt qu’il y aurait à -rassembler «tous les documents, tous les faits qui peuvent conduire à la -connaissance des origines de la Corse». Malheureusement les insulaires -répondirent mal à l’appel qui leur était adressé et, soit ignorance, -soit cupidité, ils se montrèrent mauvais gardiens des trésors que leur -sol renfermait en abondance. On vit des dolmens détruits, des objets -d’art brisés ou dispersés. L’indifférence de l’Etat fit le reste. Il y -eut des erreurs commises, et nous ne possédons même pas le relevé des -milliers de débris que la construction, sous le Second Empire, d’un -canal d’irrigation mit à jour dans la plaine de Biguglia. Mais voici que -la Corse se prépare, dans de meilleures conditions scientifiques, à -exhumer de nouveaux trésors archéologiques. Les deux lois récemment -votées sur la construction du chemin de fer de Bonifacio et sur -l’assainissement de la côte orientale prévoient de grands travaux de -desséchement, de régularisation fluviale et d’adduction d’eau<span class="pagenum"><a id="page_5">{5}</a></span> potable, -qui vont bouleverser une terre éminemment historique, faite avec la -poussière de ses plus anciens monuments.</p> - -<p>En même temps, des recherches ont été poursuivies dans d’autres -domaines. Complétant les études anthropologiques de MM. Broca, Fallot, -Jaubert et Mahoudeau, M. Pierre Rocca a mensuré 200 individus dans l’île -préalablement divisée en trois régions distinctes et il a notamment -porté ses investigations sur les montagnards du Niolo, où le type -primitif s’est sans doute le mieux conservé. Une foule de grottes ont -été explorées: quelques-unes ont abrité les hommes du néolithique et du -hallstattien.</p> - -<p>Quelles que soient les surprises que nous réservent des fouilles -méthodiquement entreprises ou d’accidentelles découvertes, nous pouvons -dès à présent, et sans crainte de généralisation hasardeuse, classer les -débris recueillis pour reconstituer les étapes du plus lointain passé. -L’âge de la pierre, l’âge du bronze, l’âge du fer se sont succédé, ou se -sont entremêlés parfois, ici comme ailleurs.</p> - -<p>  </p> - -<p>Jusqu’à présent, aucune découverte précise ne permet de croire que -l’homme paléolithique a vécu dans l’île; mais la civilisation -néolithique s’y est développée de bonne heure. A l’exclusion peut-être -des <i>tumuli</i>, on rencontre en Corse tous les types de monuments -mégalithiques qui ont été signalés en Bretagne. Les dolmens ou -<i>stazzone</i> et les menhirs (<i>stantare</i> ou <i>monaci</i>), les alignements et -les cromlechs y sont extrêmement nombreux, plus nombreux assurément que -ne l’a écrit M. de Mortillet.</p> - -<p>L’imagination populaire leur attribue une origine surnaturelle: il y a -la forge du diable (<i>stazzona<span class="pagenum"><a id="page_6">{6}</a></span> del diavolo</i>), la table du péché (<i>tola -di u peccatu</i>), la maison de l’ogre (<i>casa dell’orco</i>) et, quant aux -menhirs du Rizzanèse, appelés <i>il frate e la suora</i>, il faut y voir les -statues pétrifiées d’un moine et d’une religieuse qui voulaient fuir -Sartène pour cacher au loin leurs coupables amours.</p> - -<p>Les plus caractéristiques sont dans le sud et appartiennent à -l’arrondissement de Sartène. Le dolmen de Fontanaccia est le plus beau -et le mieux conservé: sept dalles supportent une table longue de 3ᵐ,40 -et large de 2ᵐ,90; la chambre, enfoncée dans le sol d’environ 40 -centimètres, mesure intérieurement 2ᵐ,60 de long, 1ᵐ,60 de large et -1ᵐ,80 de haut. Sur la face supérieure de la table se trouvent trois -cuvettes réunies au bord par des rigoles taillées de main d’homme. -Auprès de ce dolmen, deux petits menhirs isolés sont cachés dans le -maquis. Au pied du rocher de Caouria, un alignement comprend 32 menhirs, -dont 26 debout et 6 renversés. A quelque distance, l’alignement de -Rinaïou comprend 7 menhirs rangés en ligne droite. Citons encore le -menhir de Vaccil Vecchio, véritable colonne de 3ᵐ,20 de haut, celui de -Capo di Luogo, plus large au sommet qu’à la base, les blocs de la vallée -du Taravo dont la longueur dépasse 4 mètres, etc.</p> - -<p>Le groupe septentrional, qui occupe une portion de l’arrondissement de -Bastia et s’étend jusque sur celui de Calvi, est beaucoup moins riche et -moins intéressant. Les principaux menhirs sont à Lama et les dolmens du -<i>monte Rivinco</i> sont curieusement composés de dalles de gneiss.</p> - -<p>Des cimes de Cagna, escarpées sur le ciel, se détache une ébauche -gigantesque de statue d’homme que l’on découvre de très loin. Est-elle -due au caprice de la nature? Doit-on la rapprocher de celle -d’Appricciani, à Sagone, qui semble l’œuvre ina<span class="pagenum"><a id="page_7">{7}</a></span>chevée d’un artiste? -Celle-ci est une tête de géant, posée sur un piédestal, haut de 2 mètres -environ. Mérimée la prit pour une idole; Renan la mentionne dans sa -<i>Mission de Phénicie</i>, sur les indications du baron Aucapitaine, comme -un couvercle de sarcophage phénicien; ce ne serait, d’après M. Michon, -qu’un menhir sculpté.</p> - -<p>Quoi qu’il en soit, il est certain que les traces de travail humain sont -rares sur les dolmens et les menhirs. Pour juger ce que fut la -«civilisation» des néolithiques, il convient d’examiner leur outillage -qui fut, ici comme sur le continent, très perfectionné. Haches de pierre -polie, pointes de flèches, racloirs, couteaux, débris de poteries, -percuteurs, broyeurs, polissoirs, etc., une série d’objets dont le fini -remarquable témoigne de la patience et de l’habileté des ouvriers, ont -été retrouvés en Balagne, près de Bonifacio, à Vizzavona, ailleurs -encore.</p> - -<p>Les découvertes de M. Simonetti-Malaspina en Balagne ont une importance -particulière. Sur le territoire de Ville-di-Paraso, à 2 kilomètres -environ du village et à 8 kilomètres de la mer, se trouvent les ruines -d’une ancienne cité: les vestiges du mur d’enceinte sont encore très -apparents; sur une surface de plus de 50 hectares, le sol est couvert de -débris de poteries; on a recueilli en cet endroit des marteaux, des -polissoirs, des fragments de vases en porphyre et surtout une quantité -considérable de petits moulins à moudre le blé. On y a trouvé—on y -trouve encore—beaucoup de pointes de flèches en silex noir du -pays.—Dans d’autres régions, les ouvriers se servent de serpentine, de -quartz ou même de diorite. Près de Bonifacio, le commandant Ferton a -relevé de nombreux débris d’obsidienne provenant probablement de -Sardaigne: de bonne heure des échanges durent avoir lieu entre les deux -grandes<span class="pagenum"><a id="page_8">{8}</a></span> îles de la Méditerranée Occidentale. Une même race peuplait la -Sardaigne et la Corse: celle des Ibères et des Ligures. Tels sont en -effet les peuples que l’on retrouve partout à l’arrière-plan de la -civilisation dans la Méditerranée Occidentale; ils paraissent avoir joué -le même rôle que les Pélasges dans la Méditerranée Orientale, ils sont -«le peuple <i>x</i>» de l’antiquité.</p> - -<p>L’homme néolithique de Bonifacio trouvait un asile dans les nombreux -abris sous roche de la région; il se nourrissait des produits de la -chasse et de la pêche, principalement de coquillages marins et du -<i>lagomys corsicanus</i>, petit lièvre de la grosseur d’un rat, aujourd’hui -disparu. Il ne dédaignait pas l’art de plaire, se parant de colliers ou -de bracelets de coquilles, et se teignait le corps. Quand il mourait, on -pliait le cadavre dans la position de l’homme accroupi et on l’inhumait -avec des vivres et des outils.</p> - -<p>Grâce à des découvertes récentes, l’âge du bronze commence à être -représenté en Corse par des spécimens assez nombreux, provenant surtout -de la Balagne. Quant à la civilisation des armes de fer, elle s’est -véritablement épanouie. C’est à elle que l’on doit les riches sépultures -qui, à Prunelli di Casacconi et surtout à Cagnano, près de Luri, ont -livré, avec de remarquables débris de squelettes, une foule de bijoux et -d’ustensiles: fibules, bracelets, agrafes, creusets pour fondre le -métal, perles en pâte de verre, boutons et appliques en or, peignes, -chaînettes et pinces épilatoires, manches de poignards hallstattiens.</p> - -<p>Quelle est l’origine de ces objets, dont quelques-uns révèlent une -fabrication délicate? Y avait-il dans l’île des fondeurs de bronze -établis à demeure? Doit-on, au contraire, reconnaître ici l’œuvre des</p> - -<div class="figcenter" id="plt_I" style="width: 433px;"> -<a href="images/illu-037.jpg"> -<img src="images/illu-037.jpg" width="433" height="600" alt="[Pas d'image disponible.]" /></a> -<div class="caption"><p>La Tour dite de Sénèque.—Tour de Griscione. (<i>Sites et -Monuments du T. C. F.</i>)</p> - -<p>Pl. I.—<span class="smcap">Corse.</span></p></div> -</div> - -<p><span class="pagenum"><a id="page_9">{9}</a></span></p> - -<p>Tsiganes, ces métallurgistes ambulants, à la fois fondeurs et habiles -marteleurs, dont le nom a été donné à la première période du bronze? Ils -achetaient aux habitants leurs objets hors d’usage et, quand ils en -possédaient une certaine quantité, procédaient à leur refonte à l’aide -de moules et de creusets qu’ils portaient avec eux. Souvent, le poids de -leur collecte journalière étant trop lourd, ils la cachaient dans un -endroit plus ou moins bien repéré. Faut-il tout simplement, rapprochant -les pièces trouvées en Corse des débris exhumés à Villanova et à -Bologne, leur attribuer une provenance étrusque? L’hypothèse est -tentante et c’est vers elle que penche M. Letteron, le dernier historien -de la Corse primitive.</p> - -<p>Pourtant il faut bien reconnaître que la civilisation de Cagnano est -analogue non pas seulement à celle qui s’est développée dans le centre -de l’Italie, mais encore au Caucase et dans la vallée du Danube. Les -influences civilisatrices sont peut-être venues de plus loin: il y a eu, -à partir du néolithique, une communication entre l’Orient et l’Occident -et une influence du premier sur le second. Mais il ne faudra rien -exagérer. En cette matière comme en beaucoup d’autres, il est difficile -de faire les parts de l’indigène et de l’exotique: trop de détails -restent inconnus. Tout ce qu’on peut faire est de peser ceux dont on -dispose, sans trop conclure, car demain il en peut surgir de nouveaux -qui remettent tout en question.<span class="pagenum"><a id="page_10">{10}</a></span></p> - -<h2><a id="CHAPITRE_II"></a>II<br /><br /> -LA «DÉCOUVERTE» DE LA CORSE</h2> - -<div class="blockquot"><p class="hang"><i>Légendes éponymes.—La colonisation phénicienne.—Les Phocéens et -les premiers marchés permanents.—Étrusques et Carthaginois.</i></p></div> - -<p>La Corse n’entre vraiment dans l’histoire qu’au <small>VI</small>ᵉ siècle, avec -l’arrivée des Phocéens fugitifs: ce sont eux qui ont définitivement -«découvert» la Corse et inauguré une colonisation qui se poursuivra -désormais sans arrêt.</p> - -<p>Avant eux, sans doute, il y a eu des établissements commerciaux et des -tentatives de peuplement. Ibères, Ligures, Phéniciens sont entrés, pour -une part difficile à déterminer, en relations avec les hommes qui -habitaient la Corse dès l’époque des dolmens et qui étaient -peut-être—du moins pour les Ligures—des hommes de leur race. De vieux -auteurs l’assurent et, dans la légende qu’ils nous ont transmise, une -réalité précise apparaît sans doute. Une femme de la côte de Ligurie, -voyant une génisse s’éloigner à la nage et revenir fort grasse, s’avisa -de suivre l’animal dans son étrange et longue course. Sur le récit -qu’elle fit de la terre inconnue qu’elle venait de découvrir, les -Liguriens y firent passer beaucoup de leurs compagnons. Cette femme -s’appelait <i>Corsa</i>, d’où vint le nom de Corse. C’est la légende éponyme -que nous retrouvons à l’origine de toutes les cités antiques; mais elle -est<span class="pagenum"><a id="page_11">{11}</a></span> de formation récente, car le premier nom de l’île est <i>Cyrnos</i> et -non pas <i>Corsica</i>.</p> - -<p>La difficulté n’était point pour embarrasser les vieux chroniqueurs, -grands amateurs de merveilleux et habitués à ne douter de rien. Il y a -d’autres légendes, et plus prestigieuses, sinon moins fantaisistes. Un -fils d’Héraclès, Cyrnos, aurait colonisé la Corse en lui donnant son -nom. Giovanni della Grossa croit que la Corse a été peuplée par un -chevalier troyen, appelé <i>Corso</i> ou <i>Cor</i>, et une nièce de Didon, nommée -<i>Sica</i>, que Corso a bâti les villes de l’île et leur a donné les noms de -ses fils et de son neveu, Aiazzo, Alero, Marino, Nebbino. C’est ainsi -que la Grande-Bretagne a eu son <i>Brut</i>, la France son <i>Francus</i> et que -la Corse a son <i>Corso</i>, neveu d’Enée.</p> - -<p>  </p> - -<p>Faut-il parler d’une colonisation phénicienne en Corse? La chose est -vraisemblable, mais l’on sait assez ce qu’il faut entendre par ce mot. -Les Phéniciens ont su les premiers jouer le rôle fructueux -d’intermédiaires et de courtiers entre les diverses parties du monde -méditerranéen; mais ils n’ont jamais entendu s’installer à demeure sur -une terre étrangère. Après une navigation lente le long des côtes, ils -abordaient dans les îles ou sur les promontoires, échouaient leurs -navires sur le sable et, de marins devenus marchands, étalaient leur -pacotille sur la place publique. La foule se pressait autour de ces -hommes «aux beaux discours», ainsi que les appellent les poèmes -homériques, de ces hommes qui savent tromper. Les femmes soupesaient les -bijoux d’or fabriqués à Memphis ou à Babylone, les statuettes de dieux, -en bronze ou en terre cuite, les coupes de verre aux reflets chatoyants -dont les Phéniciens avaient appris la fabrication en Egypte. On -regardait aussi, et ce n’était pas ce qui excitait le<span class="pagenum"><a id="page_12">{12}</a></span> moindre -étonnement, les marchands étrangers tracer sur le papyrus des signes -bizarres qui permettaient de noter à tout jamais, au moyen d’une -trentaine de signes, tous les sons de la voix humaine... Des jours et -des mois se succédaient ainsi; puis, un jour, les étrangers -disparaissaient, après avoir entassé dans leurs navires aux flancs ronds -les peaux de bêtes, la cire et le miel,—marchandises que le troc avait -mises en leur possession,—souvent aussi les jeunes gens et les jeunes -filles qu’ils vendaient comme esclaves. Et les marchands reprenaient la -mer, voguant vers d’autres régions, ballottés d’île en île.</p> - -<p>Ainsi abordèrent-ils aux rivages de Corse et peut-être faut-il voir dans -le nom de l’île une racine phénicienne: Kir, Keras, l’île des -promontoires. Héraclès, le Melkart phénicien, dont le culte sert à -marquer les principales étapes des marins de Tyr et de Sidon, ne vint -pas en Corse, mais la légende y fait débarquer son fils Cyrnos. -Peut-être n’y a-t-il eu qu’une colonisation essaimée de Carthage, à une -époque beaucoup plus récente.</p> - -<p>Au surplus, quand les Phéniciens auraient vraiment découvert la Corse, -il n’y aurait pas lieu d’insister. Très jaloux de conserver autant que -possible le monopole du commerce, ils ont gardé pour eux les -renseignements qu’ils avaient pu obtenir. De plus ils n’ont pas pénétré -dans l’intérieur du pays; leurs comptoirs, établis temporairement à -l’extrémité des promontoires, ne s’animaient qu’à de rares intervalles, -et les peuplades insulaires ne s’unirent point aux Phéniciens par des -relations régulières. Ces peuplades vivaient retranchées sur les -montagnes, dans un état de demi-sauvagerie, pendant que les écumeurs de -la Méditerranée s’établissaient tour à tour sur les côtes, dans un -<span class="pagenum"><a id="page_13">{13}</a></span>chassé-croisé furieux dont le pays faisait tous les frais.</p> - -<p>  </p> - -<p>Enfin les Phocéens vinrent, et avec eux les premiers marchés permanents. -A l’étroit dans un territoire peu fertile de l’Asie Mineure, ils -cherchèrent dès la fin du <small>VII</small>ᵉ siècle à s’établir au dehors; mais dans -tout l’Orient méditerranéen la place était prise. Ils se tournèrent vers -les régions plus lointaines et, montés sur des vaisseaux étroits et -rapides que 50 rameurs faisaient glisser sur les flots, ils se -dirigèrent vers le <i>Far West</i> de l’ancien monde. Équipés pour les -batailles navales comme pour le commerce et la piraterie, ils allèrent -jusqu’au pays de Tartessos, riche en métaux, où le roi Arganthonios les -reçut amicalement et leur offrit un asile. Mais ils furent obligés de -fuir sous la menace des Carthaginois,—telle est du moins la très -vraisemblable hypothèse formulée par M. Jullian; ils recommencèrent à -longer les côtes, ils s’arrêtèrent à Rome, et même, s’il faut en croire -Trogue-Pompée, signèrent un pacte d’amitié avec le premier Tarquin. A -force d’errer, ils découvrirent la rade de Marseille, spacieuse et bien -abritée, sous un ciel qui rappelait celui de Grèce: ils s’y fixèrent -vers l’an 600.</p> - -<p>Mais ils restaient en relations suivies avec la métropole, et les -Phocéens d’Asie considérèrent Marseille comme un point d’appui pour -organiser dans la Méditerranée occidentale un grand empire maritime, une -véritable thalassocratie. Entre l’embouchure du Rhône et le détroit de -Gibraltar, on les voit s’installer au débouché de toutes les vallées, -ils bâtissent Mainaké (Malaga). Vers 564, enfin, ils arrivent en Corse -et fondent Alalia (Aleria) «pour obéir à un oracle», dans une position -remarquable, au centre de la vaste plaine orientale, au débouché du -Tavignano. De là ils pouvaient<span class="pagenum"><a id="page_14">{14}</a></span> surveiller toute la côte étrusque, l’île -d’Elbe, dont les mines de fer pouvaient compenser celles du pays de -Tartessos, la vallée du Tibre et la puissante cité d’Agylla (Cervetro) -qui avait des sommes considérables déposées dans le trésor de Delphes. A -quelques kilomètres d’Alalia, l’étang de Diana pouvait abriter une -flotte de commerce et se prêter aux évolutions d’une flotte de guerre. -Ainsi commençait à se dessiner un Empire grec dans la Méditerranée -occidentale.</p> - -<p>Alalia grandissait lentement, des temples s’élevaient et l’œuvre de -colonisation se poursuivait lorsque les malheurs survenus à la métropole -vinrent lui donner un essor définitif. Vers 540 Phocée fut assiégée par -Harpage, lieutenant de Cyrus. Plutôt que de se soumettre au joug des -Perses, les Phocéens, voyant qu’une longue résistance était impossible, -s’embarquèrent avec leurs femmes, leurs enfants et tous leurs trésors et -ils allèrent demander aux habitants de Chio de leur vendre les îles -Œnusses. Ceux-ci refusèrent, «dans la crainte, écrit Hérodote, que les -nouveaux venus n’y attirassent le commerce à leur détriment». Les -Phocéens se remirent à la voile pour gagner la Corse et arrivèrent -grossir les rangs des premiers colons d’Alalia.</p> - -<p>Actifs, industrieux, ils développèrent la prospérité de la colonie -primitive. Hérodote nous dit qu’ils élevèrent des temples et qu’ils -ravageaient et pillaient tous leurs voisins. Qu’en faut-il conclure, -sinon qu’ils ont l’intention de s’établir définitivement et d’agrandir -leur territoire? Leur ambition croît avec les succès, des relations -commerciales et politiques suivies unissent les Phocéens de la -Méditerranée Occidentale, dont la puissance maritime est devenue -considérable. Mais la ville d’Alalia ne devait pas connaître une -splendeur plus grande et,<span class="pagenum"><a id="page_15">{15}</a></span> moins de cinq ans après l’arrivée des -Phocéens d’Asie, elle succombait sous les coups de ses ennemis.</p> - -<p>L’apparition de ces étrangers, qui venaient s’implanter au cœur de la -mer Tyrrhénienne, tout près de l’Italie et de la Sardaigne, également le -long des côtes espagnoles, détermina les Carthaginois et les Etrusques à -se coaliser contre eux. Ici se manifeste l’hostilité constante de -Carthage contre les Grecs: antagonisme de races, peut-être, mais surtout -rivalité économique. Une grande bataille navale s’engagea dans les eaux -de Sardaigne, en face d’Alalia. Les Phocéens, que leurs compatriotes de -Marseille étaient venus renforcer, remportèrent la victoire, car ils -avaient réussi à empêcher le débarquement des alliés; mais ils avaient -perdu quarante vaisseaux, et vingt autres étaient hors de service, les -éperons ayant été faussés. Ils rentrèrent à Alalia et, prenant avec eux -leurs femmes, leurs enfants et tout ce qu’ils purent emporter du reste -de leurs biens, ils abandonnèrent définitivement la Corse et refluèrent -vers Marseille (535).</p> - -<p>  </p> - -<p>La chute de la thalassocratie phocéenne laissait la Corse au pouvoir des -Etrusques dont la domination s’étendit à nouveau sur toutes les rives de -la mer Tyrrhénienne, véritable lac étrusque. «Maîtres de la mer», écrit -Diodore de Sicile, ils s’approprièrent les îles intermédiaires et -établirent solidement leur pouvoir en Corse: ils fondèrent Nicée et -exigèrent des habitants un tribut de miel, de cire, de bois de -construction et d’esclaves.</p> - -<p>Pourtant la puissance de la confédération étrusque touchait déjà à son -déclin et se resserrait de plus en plus dans l’Italie Centrale. Obligés -de faire face au péril gaulois, vaincus devant Cumes par Hiéron de -Syracuse, ils durent renoncer aux grandes<span class="pagenum"><a id="page_16">{16}</a></span> expéditions maritimes. Du -moins continuaient-ils à se livrer à la piraterie, se faisant corsaires -et pillant les vaisseaux étrangers qui naviguaient dans la mer -Tyrrhénienne. Il fallut que le général syracusain Apelles entreprît une -expédition en Corse d’où les Etrusques partaient pour leurs incursions -et où ils apportaient leur butin. Les Syracusains abordèrent, selon -toute vraisemblance, dans le midi de l’île et, pendant que leurs soldats -portaient le ravage dans l’intérieur, leur flotte s’abritait dans le -<i>portus Syracusanus</i>, qui est, suivant les anciens géographes, -Bonifacio, Santa-Manza ou Porto-Vecchio.</p> - -<p>A mesure que la confédération étrusque voyait s’affaiblir sa puissance, -elle dut concentrer peu à peu toutes ses forces dans la péninsule et -abandonner les établissements qu’elle possédait dans les îles voisines. -Les Carthaginois, au contraire, délivrés sur mer de leurs rivaux -redoutables, prenaient pied dans toutes les îles de la mer de Sardaigne -et de la mer d’Etrurie. L’inexpérience des Romains, longtemps ignorants -dans l’art de la navigation, leur laissait d’ailleurs le champ -complètement libre. Pendant deux siècles ils purent jouir en paix de la -possession des îles voisines de l’Italie.</p> - -<p>A quel système de gouvernement la Corse fut-elle alors soumise? On ne -saurait le dire. Carthage conquérait pour exploiter, et son Sénat ne se -souciait guère d’organiser fortement sa conquête comme faisait celui de -Rome. Il songeait avant tout à fonder sur les côtes des comptoirs -commerciaux, à exploiter les mines et à prélever des tributs sur les -peuples soumis, dont il avait fait au préalable démanteler les places -fortes. Les Corses, à vrai dire, ne s’étaient jamais soumis, pas plus -aux Carthaginois qu’aux Etrusques: réfugiés dans l’inté<span class="pagenum"><a id="page_17">{17}</a></span>rieur de l’île, -ils résistaient au milieu des rocs inaccessibles où ils s’étaient -retranchés. Les maîtres de la mer pouvaient occuper les côtes, ruiner -les comptoirs, installer des garnisons: ils ne pouvaient avoir raison de -ce peuple indomptable et fier, «dont les esclaves ne sont pas aptes, à -cause de leur caractère naturel, aux mêmes travaux que les autres -esclaves». Diodore de Sicile, qui fait cette observation, constate -également que l’île est montagneuse et couverte de bois touffus: les -«Africains» n’avaient jamais songé à la conquérir.</p> - -<p>En dépit de sa belle apparence, l’empire carthaginois n’était donc point -solide. C’était le colosse d’airain aux pieds d’argile dont parle -l’Écriture. Il s’effondra dès qu’il fut attaqué par un ennemi puissant -et déterminé.</p> - -<p>Cet ennemi, ce fut le peuple romain. Il allait conquérir la Corse et la -marquer de son empreinte.<span class="pagenum"><a id="page_18">{18}</a></span></p> - -<h2><a id="CHAPITRE_III"></a>III<br /><br /> -LA CORSE ROMAINE<a id="FNanchor_B_2"></a><a href="#Footnote_B_2" class="fnanchor">[B]</a></h2> - -<div class="blockquot"><p class="hang"><i>La conquête.—La paix romaine: l’organisation militaire et -administrative.—Débuts du christianisme.</i></p></div> - -<p>Tant que les Romains avaient fait la guerre aux Étrusques et aux Grecs -d’Italie, les Carthaginois ne s’étaient pas inquiétés de leurs victoires -et y avaient même applaudi. Ils avaient fait plus. En 509, ils avaient -signé avec les Romains un traité d’alliance et de commerce, et, pendant -la guerre de Tarente, ils leur avaient offert des secours, qui furent -d’ailleurs refusés. Mais du jour où Rome posséda l’Italie continentale, -elle fut bientôt entraînée à de nouvelles conquêtes. En 264, la -possession de la Sicile mit Rome aux prises avec Carthage et ce fut le -duel d’un siècle qu’on appelle les guerres puniques. Lutte de races, -peut-être, mais surtout rivalité d’intérêts: les événements de Corse le -prouvent bien.</p> - -<p>Dans le système politique que les Phocéens avaient une première fois -élaboré et tenté de réaliser, la Corse était un des éléments essentiels: -elle demeure un des points d’appui de l’impérialisme<span class="pagenum"><a id="page_19">{19}</a></span> romain à ses -débuts. Si la puissance qui venait d’établir sa domination sur toute -l’Italie voulait être maîtresse de la mer, elle devait faire rentrer la -Corse sous son hégémonie pour ne pas avoir sur son flanc une menace -constante et un obstacle à ses progrès.</p> - -<p>Nécessités stratégiques, nécessités économiques aussi. Par la fertilité -de sa plaine orientale, véritable grenier à blé, par l’abondance de ses -forêts, peut-être aussi par la richesse présumée de ses mines, la Corse -devait tenter les convoitises romaines.</p> - -<p>Mais la conquête fut extrêmement pénible; véritable guerre de Cent Ans -(260-162) aux victoires précaires, aux trêves incessamment rompues, aux -révoltes toujours renaissantes, guerre d’escarmouches, plutôt que grande -guerre, et qui ne nécessita pas moins de dix expéditions.</p> - -<p>Quand le consul Duillius eut battu près de Myles la flotte carthaginoise -(260), la Corse ressentit le contre-coup de cette victoire. Le consul L. -Cornelius Scipion, collègue de Duillius, poursuivit les vaisseaux -fugitifs jusqu’en Sardaigne, les détruisit et, après d’heureux combats -dans cette île, passa en Corse. Il eut à lutter contre les habitants et -contre Hannon, général des Carthaginois; Alalia, qui s’était relevée de -ses ruines et qui avait été entourée de remparts, fut le centre de la -résistance insulaire: elle dut se rendre après un siège mémorable dont -il est fait une mention toute spéciale dans l’inscription funéraire du -vainqueur. Mais, une fois la citadelle prise, l’île n’était point -soumise. Avec le miel, la châtaigne et le lait de leurs chèvres, les -gens de la montagne pouvaient tenir longtemps, empêcher tout envahisseur -de dépasser la plaine orientale et l’inquiéter sans cesse en descendant -brûler les mois<span class="pagenum"><a id="page_20">{20}</a></span>sons, abattre les maisons, sauvages razzias que la -nature du pays rendait faciles... Rome s’en rendit compte, et n’insista -pas. Et quand les Carthaginois vaincus durent signer le traité de 241, -ils abandonnaient bien la Sicile et l’Italie; mais il n’était pas -question de la Corse, dont ils restaient les possesseurs.</p> - -<p>Rome semble avoir usé ici—et dès le premier jour—de sa tactique -habituelle: profiter des divisions existantes, en créer de nouvelles, -apparaître au moment opportun comme l’arbitre des conflits, être celle -que l’on implore et qui dicte ses conditions. Ne pouvait-on séparer la -cause insulaire de la cause carthaginoise et, dès les premiers symptômes -de mécontentement, se présenter comme les alliés nécessaires, comme les -libérateurs?</p> - -<p>Précisément la guerre des mercenaires suscitait à Carthage les plus -graves embarras. Il fallait multiplier les levées d’hommes, faire -rentrer les impôts avec rigueur. Les Romains crurent l’instant favorable -et, en 238, Tib. Sempronius Gracchus occupait la Corse—et aussi la -Sardaigne—au mépris du traité de 241. Mais les Corses n’admirent point -les maîtres qui s’imposaient à eux. Les consuls Licinius Varus en 236, -Sp. Corvilius en 234, établissent, «non sans peine», une tranquillité -superficielle. Quand en 232 les Carthaginois reçoivent, par un ultimatum -impérieux, l’ordre d’évacuer toutes les îles, «attendu qu’elles -appartiennent aux Romains», les consuls M. Malleolus et M. Æmilius -peuvent bien rapporter de Sicile un riche butin; mais, ayant abordé sur -les côtes de Corse, ils sont assaillis et dépouillés par les habitants. -L’année suivante, le consul C. Papirius Maso refoule les insulaires dans -la montagne, mais il ne peut aller plus loin. Certes il est difficile de -déterminer, en l’absence de documents contem<span class="pagenum"><a id="page_21">{21}</a></span>porains et dans la brièveté -des textes d’époque postérieure, quelle est la part des instigations -carthaginoises dans la résistance des Corses à la domination romaine. -Cette part est évidemment très grande; mais l’existence d’un sentiment -proprement corse n’est pas douteux. Obscurément l’idée d’une nationalité -indépendante apparaît chez ces peuples qui résultent déjà de tant de -mélanges mais chez qui, en face des mêmes dangers, une âme commune est -née.</p> - -<p>La Corse fut soumise au régime provincial dès 227: c’est à cette date -que le nombre des préteurs fut porté de deux à quatre pour gouverner -d’une part la Sicile, et, d’autre part, la Sardaigne (d’où dépendait la -Corse). Mais l’ordre ne règne pas. En vain le consul Cn. Servilius -Geminus fait-il en 217 le tour de la Corse avec cent vingt vaisseaux, -fortifiant les côtes et exigeant des otages; en vain place-t-on deux -légions à la disposition des préteurs—parmi lesquels il faut citer M. -Porcius Cato et l’annaliste Q. Fabius Pictor;—en vain les généraux -vainqueurs exigent-ils des rançons (de miel et de cire) toujours plus -rigoureuses,—les Corses demeurent en état de rébellion constante.</p> - -<p>Au surplus ils n’opèrent point par bandes confuses et sans organisation. -Ils perdent en 173, dans une seule action, 7.000 hommes et les Romains -leur font plus de 1.700 prisonniers. Etourdis plutôt que domptés par -cette défaite, les Corses se réorganisent, préparent un soulèvement -général contre lequel Rome doit envoyer en 164 l’armée consulaire de -Juventius Thalna. Mais cette fois la pacification est proche: le Sénat -décrète des actions de grâces aux dieux en l’honneur de Juventius et, -après la démonstration militaire faite par P. Scipio Nasica (163), les -Corses, épuisés ou résignés, acceptent leur destin.<span class="pagenum"><a id="page_22">{22}</a></span></p> - -<p>On comprend facilement leur peu d’enthousiasme pour le régime qui leur -avait été imposé en 227: l’administration romaine fut dure pour la -Corse, comme pour les autres provinces, sous la République. Par -habileté, plutôt que par bienveillance, quelques gouverneurs prirent -pourtant leur rôle au sérieux, s’efforcèrent de ménager les esprits, -d’apparaître en pacificateurs et non pas en conquérants. Avant même la -réduction en province, Papirius Maso, comprenant la nécessité de se -concilier les divinités locales, avait fait le vœu d’élever un temple à -une fontaine, source de vie qu’on vénérait à la lisière de la plaine et -de la montagne; le Romain ne venait pas en destructeur des usages -consacrés et des superstitions populaires. Il pouvait changer un régime -politique, mais il ne pouvait modifier les formes rituelles: le cœur de -l’homme a éternellement peur des lacs solitaires dans les châtaigneraies -et il continue d’adorer les déesses des ruisseaux.</p> - -<p>Les mauvais administrateurs étaient beaucoup plus nombreux, même parmi -les questeurs, qui pourtant avaient mission de représenter la légalité -et la probité. Tout un monde d’étrangers, plus avides encore -qu’ambitieux, traitèrent la Corse en pays conquis: ils l’exploitèrent, -mais pour leur compte, pillant les temples, ruinant les riches, -spéculant sur les biens des villes, multipliant les impôts. Toutes les -provinces ayant alors leur Verrès, il était naturel que la Sardaigne (et -par conséquent la Corse) eût aussi les siens. Parmi ces hommes qui, -suivant la pittoresque expression de C. Gracchus rapportée par -Aulu-Gelle, reviennent de province avec «des ceintures pleines d’argent -et des amphores pleines de vin», nul ne paraît avoir été plus rapace que -M. Æmilius Scaurus, propréteur de la Sardaigne en 57. Pour payer les -dettes nombreuses contractées<span class="pagenum"><a id="page_23">{23}</a></span> pendant son édilité, il avait pressuré -Sardes et Corses et refait sa fortune à leurs dépens. Ses accusateurs -obtinrent un délai de quinze jours pour faire une enquête en Corse. Mais -Scaurus était beau-fils de Sylla et il avait Cicéron pour défenseur: il -fut scandaleusement acquitté. Si la République romaine avait vécu, la -Corse n’aurait peut-être jamais atteint le degré de prospérité auquel -elle arrivera sous l’Empire; en tout cas, Rome n’y serait jamais devenue -respectée et populaire.</p> - -<p>Opprimée par ses préteurs, la Corse se trouvait en outre dépouillée de -tout ce qu’elle avait possédé jusque-là. Le sol provincial, devenu <i>ager -publicus</i>, était distribué à des colons et redevenait ainsi propriété -particulière en faveur des citoyens romains. Ce fut précisément ce qui -arriva quand Marius fonda à l’embouchure du Golo la colonie de Mariana -sur l’emplacement de l’ancienne Nicée et quand Sylla, quelques années -plus tard, fit passer à Aleria un certain nombre de vétérans et de -citoyens romains.</p> - -<p>Du moins les Corses sont-ils assurés de trouver en leurs maîtres des -protecteurs efficaces contre les incursions des pirates? Non pas, car -pendant les guerres civiles qui ensanglantent Rome au dernier siècle de -la République, les pirates de Cilicie sont devenus les maîtres de la -mer. Mille vaisseaux, 400 villes, des chantiers établis dans un grand -nombre de ports semblent leur assurer l’impunité. Ils pillent la Corse -et insultent même aux côtes romaines; mais l’excès de leur audace -détermine les Romains à organiser l’expédition que Pompée dirige -triomphalement à travers la Méditerranée (67).</p> - -<p>Six ans après cette guerre, la province de Sardaigne avait pour préteur -M. Attius Balbus, dont le nom serait resté inconnu, s’il n’eût été -l’aïeul maternel d’Auguste. Les Sardes frappèrent une<span class="pagenum"><a id="page_24">{24}</a></span> médaille en son -honneur; mais leur reconnaissance eût été moins suspecte s’ils n’avaient -pas attendu, pour la frapper, que son petit-fils fût empereur. Au vrai, -la Corse n’était pas heureuse et lorsque Octavien reçut, au pacte de 43, -la Corse en partage, il ne put la posséder en paix. Le fils du grand -Pompée, Sextus, à qui une flotte puissante assurait la domination de la -mer, rêvait de reconstituer un empire maritime à son profit en -s’appuyant sur les îles, Corse, Sardaigne et Sicile. Un moment même, -cette tentative séparatiste parut près de réussir: Octavien et Antoine -durent par l’accord de Misène (39) laisser à Sextus la possession de la -Sardaigne et de la Corse. Menodorus, lieutenant de Sextus, s’installa en -Corse avec plusieurs légions et utilisa les bois de l’île pour augmenter -sa flotte. Mais Menodorus trahit et la Corse reçut sans résistance les -soldats d’Octavien, devenu bientôt Auguste: la paix romaine put -s’étendre sur elle.</p> - -<p>  </p> - -<p>On admet en général que la Corse dépendait administrativement de la -Sardaigne au début de l’Empire jusqu’au règne de Vespasien: alors -seulement elle aurait formé une province séparée, gouvernée par un -<i>procurator</i> et, après Dioclétien, par un <i>praeses</i>. Mais il semble bien -qu’il faille adopter la thèse d’Hirschfeld et faire remonter cette -séparation à l’année 6 de notre ère. A cette date la Sardaigne fut pour -la première fois enlevée au Sénat et organisée en province -procuratorienne: on a peine à croire qu’Auguste ait confié simultanément -l’administration des deux îles à un seul et même procurateur, simple -personnage de rang équestre. Notons d’ailleurs qu’une inscription de -Narbonnaise, qui date des débuts de l’Empire, nous parle d’un -<i>praefectus Corsicae</i>, appelé L. Vibrius Punicus,—le</p> - -<div class="figcenter" id="plt_II" style="width: 452px;"> -<a href="images/illu-055.jpg"> -<img src="images/illu-055.jpg" width="452" height="600" alt="[Pas d'image disponible.]" /></a> -<div class="caption"><p>Église de la Canonica près Luciana.—Bonifacio: la -Citadelle.—<i>Ibid.</i>: Une rue du vieux quartier. (<i>Sites et Monuments du -T. C. F.</i>)</p> - -<p>Pl. II.—<span class="smcap">Corse.</span></p></div> -</div> - -<p><span class="pagenum"><a id="page_25">{25}</a></span></p> - -<p><i>praefectus</i> étant, comme le <i>procurator</i>, un gouverneur nommé par -l’empereur, ne relevant que de lui et préposé en général, comme lui, à -l’administration d’un territoire assez limité.</p> - -<p>Il résidait à Aleria, centre de la domination romaine, station de la -<i>classis Misenensis</i>.</p> - -<p>Sur un mamelon escarpé qui surplombe la plaine du Tavignano, riante et -riche, à proximité d’un port bien abrité, se dressait la citadelle que -Scipion avait emportée en 260 et dont Sylla avait compris la remarquable -position. Des soldats, venus de Rome, des commerçants la peuplèrent. -Mais de leurs efforts, qui furent considérables, de leur œuvre, qui -semble avoir connu une époque de prospérité, il ne reste aujourd’hui que -des traces incertaines. Quelques gradins du cirque, les caves à voûte de -la maison prétorienne, quelques briques, des vestiges du mur qui -traversait Aleria... Et c’est tout. Encore Mérimée refuse-t-il de -reconnaître une maison prétorienne dans l’enceinte carrée de 40 mètres -sur 30 qu’on appelle aujourd’hui la <i>sala real</i>, tant la voûte, à forme -surbaissée, du souterrain lui paraît maladroitement exécutée. Quant aux -substructions, dont la forme en ovale arrondi donne l’idée d’un petit -amphithéâtre, il semble bien que ce fut un cirque pouvant contenir en -ses trois enceintes concentriques 2.000 personnes tout au plus; mais il -pourrait bien être d’origine arabe. Le baron Aucapitaine, dans un -mémoire adressé à l’Académie des Inscriptions en 1862, y voyait les -restes d’un grenier à céréales ou même les vestiges de constructions -militaires... Tout cela évidemment est peu de chose. Quelques monnaies -romaines, des camées, des œuvres d’art, des inscriptions sur des pierres -tumulaires sont d’un médiocre secours à qui voudrait reconstituer la vie -d’Aleria la romaine.<span class="pagenum"><a id="page_26">{26}</a></span></p> - -<p>Pline compte 33 villes romaines en Corse et Ptolémée 27 seulement. Mais -Diodore de Sicile, qui a visité la Corse, ne parle que de deux villes, -qu’il qualifie, il est vrai, de considérables: Calaris (qui est Aleria) -et Nicée (qu’il faut très probablement identifier avec Mariana). D’autre -part il résulte de l’Itinéraire d’Antonin que les Romains n’avaient -construit qu’une seule route en Corse, celle qui conduisait de <i>Mariana</i> -à <i>Palae</i> en passant par Aleria, <i>Praesidium</i> et <i>Portas Favonii</i>: il en -reste quelques traces non loin de la marine de Solenzara. M. Robiquet, -se fondant sur l’évaluation des distances de l’Itinéraire d’Antonin, -situe <i>Portus Favonii</i> à Bonifacio et rejette <i>Palae</i> sur la côte -occidentale, à la hauteur de Sartène, vers le port de Tizzano. Il semble -pourtant que <i>Portus Favonii</i> doive être identifié avec la marine de -Favone, au Sud de la Solenzara, et, comme cette route se liait avec -celle qui traversait la Sardaigne, on a supposé que <i>Palae</i> était situé -à la place qu’occupe aujourd’hui Bonifacio,—à moins qu’il ne s’agisse -de Porto-Vecchio... Ces difficultés de localisation expliquent à elles -seules les incertitudes et les lacunes de l’histoire corse sous l’Empire -romain. <i>Clunium</i> est-il Biguglia, dont l’étang portait au <small>XIII</small>ᵉ siècle -le nom de Chiurlino? Bastia ne s’est-il pas élevé sur l’emplacement de -<i>Mantinum</i>? Lorsqu’on fit les travaux de captage des eaux sulfureuses de -Baracci (à 3 kilomètres de Propriano), en 1880, on découvrit dans une -ancienne piscine en bois quelques médailles romaines et un bronze -d’Hadrien, ce qui fait présumer qu’il y a eu à Baracci des thermes -romains; les eaux de Pietrapola furent également connues de bonne heure: -il y reste quelques vestiges des constructions romaines. Aux abords de -la grande route côtière, en quelques régions de l’intérieur -particulièrement favorables,<span class="pagenum"><a id="page_27">{27}</a></span> au point de contact de la plaine et de la -montagne, sur le bord des rivières, on découvre chaque jour des -bas-reliefs et des stèles, des urnes et des amphores, des monnaies et -des médailles. Dans les champs de Palavonia, près de Bonifacio, on a -exhumé des monnaies en bronze de Marc-Aurèle, d’Antonin le Pieux, de -Septime Sévère. On doit à un pâtre de Santa-Manza la médaille de -Plautilla Augusta. Luri possède une stèle funéraire à quatre -personnages, etc. Le <i>Corpus</i> de la Corse romaine, que M. Michon a -commencé d’entreprendre, n’est pas près d’être achevé, et il y a lieu -d’attendre beaucoup des travaux publics en cours d’exécution. Il -faudrait organiser des campagnes rationnelles de fouilles et empêcher -l’ignorance des Corses d’achever l’œuvre de destruction qu’ont accomplie -les incursions des Sarrasins et les guerres civiles.</p> - -<p>Dans l’état actuel de nos connaissances, il semble que la «romanisation» -de la Corse ait été incomplète et superficielle. Satisfaits de trouver -dans l’administration romaine de sûres garanties de paix, comprenant au -surplus par l’échec de nombreuses tentatives l’inanité de toute révolte, -les Corses ont abandonné aux Romains la région côtière et ils se sont -retirés dans leurs farouches montagnes. Diodore de Sicile évalue la -population des «barbares» à 30.000 hommes; mais il ne s’agit pas de la -population totale: ce n’est, au reste, qu’une approximation.</p> - -<p>La plaine orientale fut évidemment prospère, elle porta des moissons; -mais il serait exagéré de prétendre qu’elle fut un des greniers de Rome. -Il suffisait aux Romains qu’elle pût nourrir ses soldats et ses agents. -Les montagnards de l’intérieur pouvaient tout au plus fournir des bois -de construction, du miel et de la cire: ils n’étaient même pas propres à -faire des esclaves. Car «ils ne supportent pas de<span class="pagenum"><a id="page_28">{28}</a></span> vivre dans la -servitude; ou, s’ils se résignent à ne pas mourir, ils lassent bientôt -par leur apathie et leur insensibilité les maîtres qui les ont achetés, -jusqu’à leur faire regretter la somme, si minime soit-elle, qu’ils ont -coûtée». Le reproche que Strabon adresse aux esclaves corses est tout à -l’honneur de cette nation: ne peut-on discerner dans cette fierté -irréductible de l’esclave en face de son maître, dans cette apathie -obstinée, la passion frémissante de l’indépendance, le regret -inconsolable de la famille et du sol natal? Mais tous ces beaux -sentiments n’augmentaient guère la valeur marchande du peuple corse.</p> - -<p>Diodore de Sicile note avec plus de sympathie ce tempérament particulier -qui rend les insulaires inaptes aux travaux ordinaires des esclaves. Il -les trouve supérieurs à tous les autres barbares qui ne vivent point -«selon les règles de la justice et de l’humanité». En Corse, «celui qui -trouve le premier des ruches de miel sur les montagnes et dans le creux -des arbres ne se voit disputer sa propriété par personne. Les -propriétaires ne perdent jamais leurs troupeaux marqués par des signes -distinctifs, lors même que personne ne les garde. Du reste, dans toutes -les circonstances de la vie, ils cultivent la pratique de la justice». -Ne se croirait-on pas vraiment au milieu des Normands policés par -Rollon? Or il s’agit, notons-le bien, des habitants de l’intérieur, de -ceux que la «romanisation» n’a pas touchés et qui parlent encore, au -début de l’Empire, «une langue particulière et difficile à comprendre».</p> - -<p>Le malheur de la Corse voulut que Sénèque y fût exilé: il avait -entretenu des relations coupables, au dire de Messaline, avec la fameuse -Julie, fille de Germanicus et nièce de l’empereur Claude. Et Sénèque -crut adoucir le cœur de ses juges en leur<span class="pagenum"><a id="page_29">{29}</a></span> représentant le pays de son -exil comme un rocher sauvage et les habitants comme des monstres. «La -barbare Corse est fermée de toutes parts par des rocs escarpés; terre -horrible où l’on ne voit partout que de vastes déserts! L’automne n’y -donne point de fruits, ni l’été de moissons; le printemps n’y réjouit -point les regards par ses ombrages; aucune herbe ne croît sur ce sol -maudit. Là, point de pain pour soutenir sa vie, point d’eau pour -étancher sa soif, point de bûcher pour honorer ses funérailles. On n’y -trouve que deux choses: l’exilé et son exil.» Le trait est joli, mais -l’exagération est manifeste: Ovide n’avait pas eu des couleurs moins -sombres en décrivant le village perdu au fond de la Thrace, où il avait -traîné pendant neuf ou dix ans une vie misérable. Quant aux Corses, ils -ne savent faire que quatre choses: se venger, vivre de rapines, mentir -et nier les dieux,</p> - -<div class="poetry"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Prima est ulcisci lex, altera vivere raptu,<br /></span> -<span class="i2">Tertia mentiri, quarta negare deos!<br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>Distique célèbre—et sans doute apocryphe—où il ne faudrait voir, au -surplus, que le mortel ennui d’un homme habitué à la société romaine et -aux raffinements d’une vie luxueuse. Certes, il ne trouvait pas en Corse -de demeures splendides ni la large existence qu’il avait accoutumé de -mener. Mais il nous dit lui-même, dans la <i>Consolation à Helvia</i>, que -l’île renferme un très grand nombre d’étrangers. La tradition corse -place à Luri le lieu de son exil: dans les environs s’élève la «tour de -Sénèque», dont la construction n’a rien de romain: c’est un donjon de -l’époque féodale. L’ortie qui pousse au pied de la tour est «l’ortie de -Sénèque» parce que des paysans de Luri fustigè<span class="pagenum"><a id="page_30">{30}</a></span>rent avec de l’ortie le -philosophe stoïcien qui s’était permis d’embrasser une jeune paysanne. -Au vrai, Sénèque a dû être relégué dans Aleria ou dans Mariana jusqu’au -jour où, Messaline morte, Agrippine le rappela pour servir de précepteur -à Néron. Or ni l’une ni l’autre de ces deux colonies ne devait offrir un -séjour enchanteur: camps retranchés dressés aux portes de la Corse -belliqueuse, étapes d’une route commerciale et surtout stratégique qui -longeait la côte, ce n’était que des agglomérations administratives et -militaires. Et même si Sénèque n’avait rien dit, il resterait que la -Corse a pu être considérée comme une terre d’exil, à l’égal de Tomes du -Pont-Euxin, et ce seul rapprochement en dit long sur le dédain où les -Romains tenaient l’île voisine.</p> - -<p>  </p> - -<p>De quand datent, en Corse, les premières prédications? De quand les -premières églises? Questions encore insolubles et qui le resteront -longtemps. Il y eut sans doute des chrétiens parmi les colons de Mariana -ou d’Aleria, mais les gens de la montagne ne se laissèrent pas -facilement entamer par la foi nouvelle: ici comme ailleurs les «païens» -ce sont les paysans. Il y eut peut-être un cimetière chrétien à Mariana: -le Golo, au cours capricieux, le recouvre aujourd’hui et les pierres -tombales demeurent visibles; le jour où le fleuve sera ramené dans son -lit, on pourra se prononcer sur l’époque où ces tombes furent -construites. Des traditions locales, dont il est difficile de faire la -critique, nous font remonter à la fin du <small>II</small>ᵉ siècle. A mi-côte de la -colline sur laquelle Borgo est assis, à 4 kilomètres environ de -l’ancienne ville de Mariana, se trouvent, face à l’orient, les grottes -de Sᵗᵉ Dévote. Ce sont de gros blocs schisteux amoncelés par la nature -en un beau désordre. C’est là, dit-on, que les premiers chrétiens de -Ma<span class="pagenum"><a id="page_31">{31}</a></span>riana venaient assister en cachette à la célébration des saints -mystères, et peut-être les annelets que l’on trouve encore aujourd’hui à -une faible profondeur dans le sol, sont-ils des fragments de couronnes -ou chapelets. Sainte Dévote fut martyrisée en 303 à Mariana par les -ordres du «préfet» Barbarus (?): tant de précision nous met en défiance.</p> - -<p>Sainte Julie n’est pas moins célèbre. Mais la légende est ici plus -incertaine. Elle fut martyrisée de la façon la plus horrible: les -bourreaux lui auraient arraché les deux seins et les auraient jetés sur -un rocher; deux fontaines aussitôt jaillirent: on les montre encore à -Nonza, dans le Cap-Corse. Mais quels furent les bourreaux? Les uns -parlent des Romains, les autres des Vandales.</p> - -<p>Lorsque la domination romaine s’écroula sous le choc des Barbares, le -christianisme n’avait certainement fait dans l’île que des progrès -insignifiants.<span class="pagenum"><a id="page_32">{32}</a></span></p> - -<h2><a id="CHAPITRE_IV"></a>IV<br /><br /> -LA CORSE BYZANTINE ET LE POUVOIR TEMPOREL</h2> - -<div class="blockquot"><p class="hang"><i>Invasions des Barbares.—La Corse byzantine.—Origines du Pouvoir -temporel.—Les incursions sarrasines.—Période carolingienne.</i></p></div> - -<p>Les premières invasions des Barbares chassèrent en Corse un certain -nombre de familles romaines (456). Au courant des <small>V</small>ᵉ et <small>VI</small>ᵉ siècles, -Genseric, roi des Vandales, Odoacre et les Hérules, Totila et les Goths -envahirent tour à tour la Corse et en persécutèrent les habitants -orthodoxes. Cyrille, lieutenant de Bélisaire, expulsa les Goths (534), -mais le joug byzantin fut aussi pesant que celui des Barbares. En 552, -Narsès réunit la Corse et la Sardaigne à l’Empire et y laissa comme -gouverneur Longin, dont les excès dépassèrent ceux de ses prédécesseurs.</p> - -<p>Jusqu’à l’époque carolingienne, la Corse fit partie officiellement de -l’Empire byzantin. Rattachée pour l’administration politique et -ecclésiastique à la Sardaigne, elle semble avoir été soumise à -l’autorité particulière d’un <i>cinarque</i> (Κυρνου αρχων, -archonte ou juge de Corse—ou συναρχων, archonte-adjoint), -sous la haute surveillance de l’archonte de Sardaigne ou du tétrarque -d’Italie.<span class="pagenum"><a id="page_33">{33}</a></span></p> - -<p>Si l’on en croit les lettres de saint Grégoire le Grand, la tyrannie -exercée par les fonctionnaires de Byzance sur les pays italiens, et -particulièrement la Corse, dépassa toute mesure. Quiconque détient un -commandement veut renforcer son autorité administrative d’une fortune -territoriale qu’il accroît par les moyens les plus éhontés. Les charges -et les honneurs sont vendus à qui les peut acquérir; ce sont -généralement de vains titres empruntés aux hiérarchies en usage à -Byzance; groupés sous le nom générique de <i>consules</i>, ces dignitaires -revêtus de charges auliques, sont les plus gros propriétaires indigènes; -les autres, plus ambitieux, achètent les fonctions locales et entrent -dans les cadres administratifs de l’empire, ce sont les <i>juges</i> ou -αρχοντες. Pour payer les faveurs dont ils sont l’objet, ils -sont autorisés à lever les taxes les plus arbitraires, et ces catégories -diverses de tyrans réduisent les Corses à une misère telle que, pour -acquitter leurs impôts, ceux-ci sont contraints, dit saint Grégoire, de -vendre leurs propres enfants. Ces magistrats, byzantins ou indigènes, -autorisent les païens à exercer leurs rites moyennant finances. La -détresse est à son comble; et l’exaspération populaire, longtemps -contenue, éclate enfin. A Ravenne, à Naples, à Rome des soulèvements se -produisent; de certains points de la Corse les habitants s’enfuient -auprès des Lombards dont la barbarie païenne leur paraît préférable à -l’oppression de leurs coreligionnaires d’Orient.</p> - -<p><i>Les origines du Pouvoir temporel.</i>—C’est dans ce milieu favorable que -naît et se développe lentement mais sûrement le Pouvoir temporel.</p> - -<p>Aux <small>IV</small>ᵉ, <small>V</small>ᵉ, <small>VI</small>ᵉ siècles, les empereurs avaient doté l’Église romaine de -biens situés sur différents points des pays italiens, notamment de la -Corse. Ces fonds de terre ou <i>massæ</i> constituaient dans leur ensemble<span class="pagenum"><a id="page_34">{34}</a></span> -une circonscription dite <i>patrimoine</i>. En Corse, un agent ecclésiastique -appelé <i>défenseur</i> ou <i>notaire</i> est préposé par le pape à la régie de -ces biens, constamment accrus par la libéralité des souverains et des -fidèles. L’administration des <i>massæ</i> est entre les mains des -<i>conductores</i>, ou fermiers à bail. «Sans doute, sur ces terres, dit M. -Diehl, l’évêque de Rome n’exerce d’autres droits que ceux d’un -propriétaire soumis comme tout autre aux lois de l’État; mais, par -l’immense revenu qu’il en retirait et l’usage charitable qu’il en -faisait, il acquérait une influence toujours croissante; par les -intendants qu’il entretenait, il faisait sentir bien au delà du -<i>patrimoine</i> son action et son contrôle.» En effet, en étendant la -compétence des <i>défenseurs</i> et des <i>notaires</i>, en leur attribuant la -haute surveillance du clergé et des évêques, saint Grégoire jeta les -fondements du pouvoir temporel.</p> - -<p>En Corse, l’action du pape est constante: ses lettres non seulement nous -dépeignent l’état lamentable de l’île, mais encore y cherchent un -remède. Il en appelle à l’empereur des exactions qui sont commises par -ses officiers. Par lui, le patrice d’Afrique, Gennadius, est invité à -veiller à la sûreté du pays que menacent des invasions d’infidèles. Un -gouverneur de la Corse, le tribun Anastase, «qui avait su gagner les -cœurs par la sagesse de son administration», est signalé au tétrarque -comme utile au pays. A Boniface, <i>défenseur</i> de la Corse, il reproche de -ne pas hâter l’élection des évêques; il lui recommande de protéger les -pauvres et de ne pas permettre qu’un «<i>évêque soit traduit devant les -tribunaux laïques</i>»: c’est là une affirmation d’indépendance à l’égard -des empereurs et de patronage vis-à-vis des peuples disposés déjà à -courir au-devant de cette autorité paternelle et bienfaisante.<span class="pagenum"><a id="page_35">{35}</a></span></p> - -<p>Telle est l’origine des droits si contestés du Saint-Siège sur la Corse. -Les invasions des Lombards et les incursions sarrasines donnèrent aux -papes l’occasion d’en revendiquer la possession. En 753, Etienne II -appelant à son aide Pépin le Bref contre les Lombards, lui demande de -lui faire restituer ses <i>patrimoines</i>, et le roi franc s’engage à Kiercy -à donner la Corse au Saint-Siège. Une lettre de Léon III, en 808, nous -apprend que Charlemagne avait renouvelé l’engagement pris par son père.</p> - -<p>Longtemps mise en doute par les historiens, la promesse de Pépin a -triomphé à peu près définitivement des raisons qui la faisaient -contester et le pouvoir temporel des papes en Corse dès l’époque -carolingienne semble prouvé. Il était d’ailleurs d’autant plus facile -aux papes de revendiquer la Corse que les Carolingiens ne l’avaient pas -incorporée à leurs Etats, mais l’avaient considérée comme un poste -avancé pour tenir les Sarrasins loin du continent. Le titre même de -<i>défenseur de la Corse</i> porté par les commandants des marches de -Toscane, semble constituer une fonction qui ne pouvait être conférée que -par l’autorité du pontife.</p> - -<p>Plus tard (1077), Grégoire VII rappellera aux Corses et aux Génois que -la suzeraineté de l’île appartient au Saint-Siège; ce grand pontife dont -le but sera de réformer la chrétienté, échouera dans ses vues sur la -Corse où il semblera servir des ambitions plutôt que des consciences. -Après avoir mis aux prises les Génois, les Pisans et les Aragonais, le -Saint-Siège ne pourra jamais, malgré la constance de ses revendications -disposer de la Corse, et les princes à qui il l’inféodera ne -parviendront jamais à en prendre possession.</p> - -<p><i>Incursions sarrasines.</i>—En 704, les Maures ravagent les côtes de la -Corse. Au <small>IX</small>ᵉ siècle, leurs<span class="pagenum"><a id="page_36">{36}</a></span> incursions deviennent périodiques: en 806, -ils quittent la Corse, fuyant devant la flotte de Pépin, roi d’Italie; -en 807, ils pillent une ville du littoral; Charlemagne envoie contre eux -le connétable Burchard qui leur prend treize bateaux; en 808, 809, -nouvelles incursions; en 813, Ermengard, comte d’Ampurias, défait la -flotte sarrasine à Majorque et délivre cinq cents Corses captifs; en -825, une nouvelle expédition est décidée par l’empereur Lothaire: le -comte Bonifacio et son fils Adalbert (844) sont tour à tour chargés de -la <i>défense</i> de la Corse. En 852, les Corses s’enfuient en masse à Rome. -Revenus à la fin du <small>IX</small>ᵉ siècle, les Maures n’abandonnèrent les îles de -Corse et de Sardaigne qu’après la défaite de Mugahid (1014), contre qui -les communes et les seigneurs italiens se sont coalisés. C’est sur cette -victoire qui porte un coup décisif au fléau mauresque en Italie que -Pisans et Génois basent leurs prétentions traditionnelles à la -possession de la Corse: l’origine de ces prétentions sera précisée plus -loin.</p> - -<p>Quelque nombreuses qu’aient été les descentes des Sarrasins en Corse, -quelques traces funestes qu’ait laissées leur passage, les chroniques -locales ont exagéré l’importance de leur domination. Le plus autorisé -des chroniqueurs arabes, Ibn-el-Athir (1160-1223), ne consacre qu’un -seul chapitre à toutes les entreprises des Musulmans sur la Sardaigne, -et il affirme que, durant leur séjour, elle était administrée par le -<i>Rûm</i>, c’est-à-dire l’élément italien.</p> - -<p>Les écrivains modernes ont cru trouver des vestiges de la domination -sarrasine dans certains mots du dialecte corse, ainsi que dans les noms -de quelques localités qu’ils supposent d’étymologie arabe. Les exemples -qui en ont été fournis ne sont pas toujours heureux: <i>sciò</i> (seigneur), -<i>scia</i> (seigneurie)<span class="pagenum"><a id="page_37">{37}</a></span> ne sont que des contractions des mots <i>signor</i> et -<i>signoria</i>; <i>scialare</i> (exhaler), <i>damidjana</i> (damejeanne) sont italiens -et procèdent du latin. Le préfixe <i>cala</i> qui entre dans les noms de -localités non maritimes (Calacuccia, Calasima), vient du grec (χαλἱα, -hutte, cabane); employé à Sartène, comme en Espagne, comme à Venise, -pour désigner des voies, il trouve son étymologie directe dans le -<i>callis</i> des Latins.</p> - -<p>Il n’y eut jamais à proprement parler de domination sarrasine; si les -Maures parvinrent à occuper certains points du littoral ou même à -établir des campements dans la montagne, leur autorité ne laissa pas de -traces. Amari fait observer avec raison que si les habitants de la -Corse, pauvres et valeureux, n’évitèrent pas les invasions des Arabes, -ils échappèrent à leur joug et restèrent étrangers aussi bien à la -civilisation musulmane qu’à la marche ascendante du progrès en Italie.</p> - -<p>En effet, ces deux îles, longtemps dépourvues de relations avec le -continent, conservèrent jusqu’à nos jours un aspect de sauvagerie qui en -éloigna l’étranger. D’ailleurs, la mer elle-même était un objet d’effroi -pour tous ceux qui n’appartenaient pas aux populations commerçantes du -littoral: une chronique du <small>XII</small>ᵉ siècle nous montre le savant Eginhard -terrifié à l’idée de se rendre en Corse, où Charlemagne veut l’envoyer -recevoir de saintes reliques: «Par terre, dit-il, envoyez-moi dans -quelque endroit du globe qu’il vous plaira, même chez les nations -étrangères, et j’exécuterai fidèlement vos ordres, mais je tremble à -l’idée de me livrer aux routes dangereuses et incertaines de l’océan...» -Dans ces conditions, la Corse ne suivit que de très loin les mouvements -politiques du continent; le seul décret impérial qui la concerne (828)<span class="pagenum"><a id="page_38">{38}</a></span> -l’érige en lieu de relégation pour certains criminels.</p> - -<p><i>Période carolingienne.</i>—Les tyrans d’origine diverse qui asservirent -l’Italie tour à tour pendant la période carolingienne, ont laissé des -souvenirs plus traditionnels qu’authentiques. Un Béranger, souvent cité -dans les chartes apocryphes de Monte-Cristo, fait penser que l’un des -deux princes de ce nom aurait pu sinon séjourner, du moins paraître en -Corse au cours des luttes qu’ils soutinrent contre leurs compétiteurs au -trône d’Italie. Le fils de Béranger II (950-961), Adalberto, se réfugia -en Corse à plusieurs reprises pour éviter la colère de l’empereur Othon. -Un siècle auparavant (872), la Corse avait également servi d’asile à -Adalgis, fils de Didier, roi des Lombards, poursuivi par l’empereur -Louis II qu’il avait, pendant un mois, retenu prisonnier.</p> - -<p>D’une charte de l’empereur Othon III (996) on a conclu que Ugo, fils -d’Hubert, marquis de Toscane, avait incorporé l’île à ses États, mais -rien ne prouve qu’il y ait exercé aucune souveraineté effective.<span class="pagenum"><a id="page_39">{39}</a></span></p> - -<h2><a id="CHAPITRE_V"></a>V<br /><br /> -LES ORIGINES DE LA FÉODALITÉ ET DES RIVALITÉS ITALIENNES<br /><br /> -<small><i>Les clans féodaux.—Marquis, comtes et vicomtes.—Origine de la -rivalité des Pisans et des Génois.</i></small></h2> - -<p>Toute l’histoire du Moyen Age en Corse repose sur le développement de -trois clans féodaux dont les racines sont profondes et les ramifications -très étendues. L’hérédité est la base de l’organisation politique du -Moyen Age, elle est la source de tout droit, de même qu’elle sert de -prétexte à toute invasion, à toute violence. C’est pour avoir négligé de -suivre les héritages que les historiens de la Corse ont si longtemps -répété les mêmes anachronismes ou se sont appesantis sur les mêmes -critiques stériles.</p> - -<p>Deux de ces clans ont introduit dans l’île les peuples dans lesquels ils -s’étaient fondus (Génois et Pisans). Le troisième, dépourvu d’attaches -avec le continent, a maintenu dans sa région le caractère autochtone. Le -système géographique de l’île a assigné à chacun d’eux les limites de -son développement.</p> - -<p><i>Les marquis.</i>—Les comtes Bonifacio en 825 et Adalbert (son fils en -845) avaient été chargés de la<span class="pagenum"><a id="page_40">{40}</a></span> <i>défense</i> de la Corse. Leurs -descendants, <i>marquis en Italie</i>, conservèrent cette fonction. Ils -étaient <i>défenseurs de la Corse</i> comme l’empereur était <i>défenseur de -Rome</i>. Aucun conflit entre les deux pouvoirs, le pape et l’empereur, -s’empruntant mutuellement les forces matérielles et morales dont ils -disposent. En 951, le chef des marquis toscans est <i>Oberto-Opizzo</i>, -vicaire impérial pour toute l’Italie, mais souverain direct des comtés -de Luni, de Gênes, de Milan et <i>des Iles</i>. Les historiens ont groupé ses -descendants sous le nom conventionnel d’<i>Obertenghi</i>; parmi ceux-ci nous -ne nous occuperons que de ceux qui conservèrent des biens ou des -prétentions en Corse. Ils furent assez puissants et assez nombreux pour -y maintenir l’élément toscan et y semer les germes des prétentions -pisanes.</p> - -<p>Si l’on s’en réfère à une épitaphe tardivement rédigée il est vrai, le -marquis Alberto, au <small>XI</small>ᵉ siècle, aurait chassé les Sarrasins de Rome et -contribué à la <i>défense</i> de la Corse; ses descendants, marquis de Massa -ou de Parodi, sur le continent joignirent constamment à leurs titres -celui de marquis de Corse. Ce ne fut pas là, comme on pourrait le -croire, une vaine qualification: la Corse fut un des nombreux fiefs -conservés en indivis suivant la <i>loi lombarde</i> par les descendants -d’Oberto réunis en consortium. Le partage des biens divisés en quarts, -en huitièmes, voir en trente-deuxièmes, était fictif et ne s’opérait que -sur l’ensemble des revenus. Tous les descendants d’Alberto Ruffo -portaient le titre de marquis de Corse, alors que certains d’entre eux -seulement résidaient sur le fief. Un vicomte, un gastald ou un vicaire -administrait leurs biens dont les revenus étaient répartis à chacun -proportionnellement à ses droits. Mais, comme l’a fait observer -Desimoni, il est clair que cette communauté</p> - -<div class="figcenter" id="plt_III" style="width: 437px;"> -<a href="images/illu-073.jpg"> -<img src="images/illu-073.jpg" width="437" height="600" alt="[Pas d'image disponible.]" /></a> -<div class="caption"><p>St-Florent: la Citadelle.—<i>Ibid.</i>: Cathédrale de -Nebbio.—Corbara: le Couvent. (<i>Sites et Monuments du T. C. F.</i>)</p> - -<p>Pl. III.—<span class="smcap">Corse.</span></p></div> -</div> - -<p><span class="pagenum"><a id="page_41">{41}</a></span></p> - -<p class="nind">ne peut éternellement durer; à chaque génération les liens du sang -s’amoindrissent: la lutte pour les intérêts personnels devient plus -vive. En vain, la vieille coutume de famille, l’instinct de conservation -au milieu des éléments étrangers, les traditions combattent encore pour -la maintenir, tout est inutile; le progrès de l’émancipation -individuelle l’emporte, on ne divise pas encore le fief principal, la -capitale de ces états disséminés, mais chacun, peu à peu, se sépare du -tronc et se fixe sur une terre, dans un château où le retiendront plus -tard la pauvreté et l’impuissance.</p> - -<p>Quoi qu’il en soit, la plupart des familles toscanes qui furent mêlées à -l’histoire de la Corse aux <small>XII</small>ᵉ et <small>XIII</small>ᵉ siècles, sont issues de ces -premiers marquis dont l’héritage est parfois passé, par leurs filles, en -des races étrangères. C’est ainsi que Hugues de Baux, de maison -française, devint juge de Cagliari et marquis de Corse (1219), Adelasia -d’Arborea, sa cousine par alliance, rendit hommage au Saint-Siège pour -la Corse (1236), et l’épitaphe de son mari, Enzio, fils de Frédéric -Barberousse, qualifie <i>roi de Corse</i> ce prince infortuné. Le petit-fils -d’Adelasia, Ugolino della Gherardesca, dont le père a inspiré au Dante -l’un de ses tableaux les plus dramatiques, vint en Corse combattre -Giudice de Cinarca (1289). Les prétentions d’autres Obertenghi prouvent -que c’est bien l’héritage de Bonifacio qu’ils se disputent: en 1171, les -Malaspina, appuyés par les Pisans, font la guerre aux marquis qui, pour -défendre leurs biens corses, s’adressent aux Génois; un traité -intervient; mais un siècle plus tard (1269), c’est avec des soldats -génois qu’Isnardo Malaspina envahira le sol de la Corse.</p> - -<p>Les souvenirs laissés par les marquis confirment l’opinion exprimée par -l’annaliste génois Caffaro<span class="pagenum"><a id="page_42">{42}</a></span> (<small>XII</small>ᵉ siècle). «La coutume des marquis, -écrit-il, est de préférer le brigandage à l’honnêteté.» L’un d’eux -Guglielmo, fils d’Alberto Corso, se signala entre tous par ses méfaits: -il s’empara, contre tout droit, des judicats d’Arborea et de Cagliari en -Sardaigne, il persécuta l’archevêque d’Arborea, répudia sans raisons sa -femme légitime, fit contracter à sa fille des noces incestueuses et se -lia d’amitié avec les princes mahométans, toutes choses qui lui valurent -la réprobation de ses contemporains et des avertissements pontificaux -dont il ne tint d’ailleurs aucun compte. Giovanni della Grossa cite avec -indignation certains marquis qui voulaient que «les femmes de leur -seigneurie se livrassent à eux avant de vivre avec leurs maris». Peu -disposés à se soumettre à ce rite, les habitants de San-Colombano -massacrèrent trois de leurs seigneurs en un seul jour.</p> - -<p>Au <small>XI</small>ᵉ siècle, la part des marquis <i>de Massa di Corsica</i> s’étendait -encore sur tout l’En-deçà-des-Monts; la révolte de leurs <i>vicomtes</i> les -privera du Cap-Corse. Appauvris par leur accroissement, ils luttent avec -peine contre leurs anciens vassaux (seigneurs de Speloncato, de Loreto, -etc.); cependant en 1250, il leur reste encore: 1º au nord les pièves de -Giussani (Olmi-Capella), Ostriconi (Belgodere), Caccia (Castifao); 2º en -allant vers le sud-est, tout le pays compris entre les châteaux de -Rostino et de Santa-Lucia qui leur appartiennent avec leur territoire; -3º à l’ouest, les pièves de Verde et de Pietra-Pola, prolongement au -nord et au sud de la plage d’Aleria, sur une longueur de soixante milles -environ.</p> - -<p>Les révolutions populaires du <small>XIV</small>ᵉ siècle (bien que leur château de -San-Colombano ait été incendié par le peuple) ne ruinèrent pas leurs -privi<span class="pagenum"><a id="page_43">{43}</a></span>lèges féodaux. Après le mouvement communal de Sambocuccio d’Alando -(<i>Voir ch. VII</i>), ils continuent à faire des donations aux églises et à -guerroyer contre leurs voisins. Cependant l’un des moins affaiblis -d’entre eux, Andrea, en 1368, abandonne ses biens au monastère de -San-Venerio de Tiro et passe en terre ferme après avoir signé un traité -avec les seigneurs de Speloncato; il ne conservait en Corse que son -château de San-Colombano qu’il avait réparé ou reconstruit.</p> - -<p><i>Les comtes.</i>—Ils furent, suivant la tradition, les souverains -héréditaires de la Corse du <small>IX</small>ᵉ au <small>XI</small>ᵉ siècle, et ont pour auteur un -comte Bianco dont la légende a fait un fils de l’hypothétique Ugo -Colonna (<i>V. l’introduction bibliographique</i>). Avec plus de -vraisemblance, nous verrons dans cette dynastie une branche des marquis -d’Italie plus anciennement fixée dans l’île que les Obertenghi, et plus -rapidement mêlée à l’élément indigène. Comme les marquis, ils se -divisent en <i>Bianchi</i> (Blancs) et en <i>Rossi</i> (Rouges) et se transmettent -les prénoms en usage chez les Obertenghi avec une régularité qui -prêterait à la confusion si le rôle de ces derniers n’était suffisamment -précisé par les documents. Le comté des <i>Iles</i> était d’ailleurs sous la -juridiction directe des marquis. L’un des copistes de Giovanni della -Grossa fait judicieusement descendre les <i>comtes</i> de Bonifacio à qui il -donne le surnom de «Bianco», conciliant ainsi la légende et la -vraisemblance, mais le transcripteur a le tort de nous présenter comme -un fait acquis ce qui n’est qu’une supposition interpolée dans le texte -du vieux chroniqueur.</p> - -<p>Le seul personnage marquant de cette race est le bon comte -<i>Arrigo-bel-Messer</i>, assassiné en l’an mille. Celui-ci semble avoir -bénéficié de la réputa<span class="pagenum"><a id="page_44">{44}</a></span>tion de justice et d’équité acquise plus tard par -d’autres seigneurs homonymes. Après sa mort, les Biancolacci (issus de -son frère, Bianco) perdirent leur suprématie et ne tardèrent pas à être -supplantés dans l’Au-delà-des-Monts même par les seigneurs de <i>Cinarca</i> -ou <i>Cinarchesi</i>. Des textes touffus, des versions légendaires on peut -déduire que, vers le commencement du <small>XII</small>ᵉ siècle, les ancêtres de ces -derniers (Arrigo et Diotajuti), venus de Sardaigne ou d’Italie, -s’emparèrent par la force du château de Cinarca et que, pour justifier -cette invasion, ils se prétendirent issus <i>de la souche des anciens -seigneurs</i>. La chronique explique à sa façon cette commune origine en -supposant qu’Ugo Colonna eut deux fils: Bianco, tige des anciens -souverains de l’île, et Cinarco ancêtre des Cinarchesi qui leur -succèdent; l’histoire se contentera de constater qu’une même charte de -1222 réunit un Cinarchese et un Biancolaccio dans un pacte avec les -Bonifaciens, et qu’en 1238, des arbitres estiment les droits de la fille -d’un Biancolaccio sur les biens des seigneurs de Cinarca. Au <small>XIII</small>ᵉ -siècle, les Biancolacci ne sont plus que les vassaux des Cinarchesi qui, -devenus les maîtres de l’Au-delà-des-Monts, ne cesseront de prétendre à -l’autorité suprême. En moins de deux cent cinquante ans, dix-sept -d’entre eux, dont les plus célèbres sont Giudice de Cinarca, Arrigo -della Rocca, Vincentello d’Istria et Gian-Paolo de Leca, domineront la -Corse presque entière, la plupart avec le titre de comte qu’ils -tiendront non d’un droit ancestral, mais du suffrage populaire. -Néanmoins, certaines parties du pays cinarchese restent, jusqu’au <small>XVIII</small>ᵉ -siècle, terres féodales.</p> - -<p><i>Les vicomtes.</i>—Les membres d’une puissante famille exerçaient avec le -titre de <i>vicomtes</i> le pouvoir au nom des marquis dans les comtés de -Gênes<span class="pagenum"><a id="page_45">{45}</a></span> et des Iles. Quand l’empereur Conrad le Salique (1037) consacra -par une charte l’hérédité des fiefs, les officiers des Obertenghi en -profitèrent comme eux. Pendant quelque temps, les marquis conservèrent -sur leurs vicaires une faible suzeraineté, mais déjà la commune de -Gênes, ainsi que les grandes cités italiennes, travaillait à son -émancipation sous la protection de ses évêques. Ce patronage ne tarda -pas à se transformer en juridiction tolérée à l’origine, puis bientôt -considérée comme un droit. Longtemps, les vicomtes refusèrent les dîmes -à l’évêque de Gênes, bien qu’une branche de leur maison (Avogari) fût en -possession de l’avouerie héréditaire du diocèse; mais en 1052, un membre -de leur famille, Oberto, occupant le siège épiscopal, ils entrèrent en -composition, adhérèrent à la Commune et reconnurent pour leurs fiefs la -suzeraineté de l’évêque. Ils brisaient ainsi leurs liens avec les -Obertenghi dont le pouvoir, dès lors, ne cessa de décroître.</p> - -<p>Les vicomtes étaient représentés en Corse par diverses branches qui -formèrent au <small>XIV</small>ᵉ siècle <i>l’albergo Gentile</i>: c’étaient les familles -Avogari, Pevere, de Turca (de Curia—de Corte), de’ Mari, di Campo. Par -leur rupture avec les Obertenghi, ils constituèrent au nord de la Corse -une seigneurie indépendante, plus tard limitée au Cap-Corse.</p> - -<p>Par eux s’introduit dans l’île l’élément ligurien: les intérêts de la -Commune sont devenus les leurs, car leur clan forme à Gênes un noyau -d’aristocratie qui détient par les évêques et les consuls, uniquement -sortis de leur race, l’autorité religieuse et civile. Pour les Pisans, -l’action des Génois en Corse était considérée comme une usurpation; pour -les marquis, les vicomtes étaient des vassaux révoltés. Les Corses -eux-mêmes, dit la Chronique, étaient<span class="pagenum"><a id="page_46">{46}</a></span> malheureux; ils implorèrent -l’appui du pape Grégoire VII qui, appréciant leur «désir de retourner -conformément à leur devoir sous la domination juste et glorieuse du -gouvernement apostolique», leur déclara qu’il y avait en Toscane des -seigneurs prêts à prendre leur défense contre les envahisseurs (1077). -Mais la mission officielle de rétablir le pouvoir de l’Église en Corse -est confiée à Landolfe, évêque de Pise, qui conservera pour le compte du -Saint-Siège les citadelles et lieux fortifiés et partagera avec le pape -les revenus de la Corse (1078).</p> - -<p>L’autorité de ceux des Obertenghi qui, dès lors, prennent d’une façon -suivie le titre de marquis de Corse, se trouvait donc bien réduite. A -cette époque, dans les républiques d’Italie, la cause de l’évêque ne se -sépare pas de celle de la commune. Si l’on observe qu’avant Grégoire -VII, l’investiture des évêques est un droit temporel attribué aux -souverains et non aux papes, on admettra que l’élévation de Landolfe au -vicariat apostolique de la Corse correspondait à une véritable -inféodation de l’île aux Pisans: ce fut bien ainsi que les Génois le -comprirent.</p> - -<p>Pendant quarante ans, le Saint-Siège ne cessa de favoriser les Pisans. -En 1119, Pise fut érigée en archevêché, ce qui mécontenta les Génois au -point de rendre la guerre inévitable. Dans un but de pacification, le -pape Calixte II, en 1121, déclara que la Corse dépendrait à jamais -directement du Saint-Siège. Les Pisans protestèrent. Ce fut alors que la -diplomatie génoise déploya ses ressources pour la première fois. Les -ambassadeurs Caffaro et Barisone venus à Rome, y étonnèrent clercs et -laïcs par leurs prodigalités. Le 16 juin 1121, ils s’engageaient sur le -salut de leur âme et de celles des consuls, à verser à la curie romaine -mille cinq cents marcs; ils promettaient en outre de faire un don de -cinq<span class="pagenum"><a id="page_47">{47}</a></span> cents onces d’or aux clercs qui auraient prononcé en concile la -révocation définitive de la primatie de la Corse. De leur côté, les -<i>fidèles</i> du pape Calixte s’engageaient à faire donner gain de cause aux -Génois. Ces conventions furent consignées par écrit. A Rome, chacun -voulut sa part du butin inespéré: cardinaux, évêques, clercs, laïques se -firent promettre par serment des sommes proportionnées à leur influence. -Les ambassadeurs ne négligèrent personne, et quand, au mois d’avril -1123, s’ouvrit le concile de Latran, la décision des juges n’était plus -douteuse. Par un reste de pudeur, nul n’osait la formuler. «Le pape -alors, dit Caffaro, réunit douze archevêques et douze évêques pour -discuter le droit à la consécration des évêques corses et, en consultant -l’ancien registre de l’Église romaine, ils trouvèrent que les Pisans -détenaient injustement l’archevêché de Corse.» Ils se rendirent alors de -la basilique au palais, et l’archevêque de Ravenne prit la parole: -«Seigneur, seigneur, dit-il, nous n’avons pas osé proférer une décision -en ta présence, mais nous te donnons un avis qui en aura toute la force: -que le métropolitain de Pise abandonne la consécration des évêques -corses et ne s’y entremette jamais plus.»—Entendant cette parole, le -pape se leva et demanda aux juges s’ils approuvaient. Par trois fois, -ils répondirent: «<i>Placet, placet, placet</i>». «Et moi, ajouta le pape, au -nom de Dieu et du bienheureux Pierre, j’approuve et je confirme.»</p> - -<p>Aussitôt l’archevêque de Pise, Ruggiero, se leva enflammé de colère, et, -jetant aux pieds du pontife sa mitre et son anneau: «Jamais plus, -cria-t-il, ne serai ton archevêque ou ton évêque!» Et comme il -s’éloignait, le pape, repoussant du pied la mitre et l’anneau, lui dit: -«Frère, tu as mal agi,<span class="pagenum"><a id="page_48">{48}</a></span> et je t’en ferai repentir.» Le lendemain matin, -27 mars, Calixte fit connaître la sentence du concile. La bulle fut -rendue le 6 avril.</p> - -<p>Les Pisans ne s’inclinèrent pas devant la sentence pontificale, et les -hostilités reprirent leur cours: ce fut une véritable guerre de pirates -dans les mers de Corse et de Sardaigne et sur les côtes de ces îles. -Enfin, Innocent III entreprit de faire cesser la lutte qui durait depuis -quatorze ans (1119-1133) en partageant l’objet du litige: il érigea -Gênes en archevêché et lui donna pour suffragants les diocèses de -Mariana, du Nebbio et d’Accia, au nord de la Corse; Ajaccio, Aleria et -Sagone, c’est-à-dire la plus grande partie de l’île, restèrent sous le -gouvernement de l’archevêque pisan (19 mars 1133); la paix fut signée. -Pour compenser la perte des évêchés corses, le Saint-Siège attribua à -l’archevêque de Pise de nouveaux privilèges et étendit sa juridiction -(1ᵉʳ mai 1138).</p> - -<p>On aurait pu croire Génois et Pisans satisfaits: il n’en fut rien. Les -deux peuples étaient voués aux désastres d’une éternelle rivalité. -Chacun d’eux aspirait à l’empire des mers, et tout succès obtenu par -l’un était considéré par l’autre comme une atteinte à sa propre -grandeur. La guerre recommença en 1162, mais il ne semble pas que la -Corse, qui en subit le contre-coup, en ait été la cause. La rivalité des -deux peuples sur son territoire deviendra bientôt plus ardente que -jamais à propos d’une petite forteresse dont le nom, inconnu jusque-là, -figurera pendant des siècles à côté de celui de Gênes dans tous les -traités passés par la République. La querelle de Bonifacio, plus futile -en apparence que celle des évêchés, ne s’éteindra que par l’écroulement -de l’une des deux républiques.</p> - -<p>Au <small>XIII</small>ᵉ siècle, Bonifacio, fondée, disent les chro<span class="pagenum"><a id="page_49">{49}</a></span>niques, par -l’officier impérial de ce nom préposé jadis à la défense de la Corse, -était un repaire de pirates qui pillaient les vaisseaux sans distinction -de nationalité. Avant 1186, les Génois s’en étaient rendus maîtres, mais -en 1187 les Pisans les en chassent et y bâtissent un nouveau fort dont -ils sont eux-mêmes expulsés la même année.</p> - -<p>Maîtres du rocher qui commande au détroit, les Génois sont bien décidés -coûte que coûte à le conserver. Ceux d’entre eux qui voudront y aller -habiter jouiront de privilèges exceptionnels. Chacun d’eux touche pour -son service de garde six livres de Gênes chaque année. Tout enfant mâle -qui y naît reçoit pour son entretien douze deniers par jour jusqu’à -l’âge de vingt ans; les filles ont droit à six deniers jusqu’à l’âge de -quinze ans, «et ce fait le commun de Gênes, dit le <i>Templier de Tyr</i>, -pour maintenir en habitation ledit château».</p> - -<p>Ces colons ont été choisis dans les professions les plus diverses, -forgerons, cordonniers, tailleurs, charpentiers, médecins, etc. -L’importance de la colonie est telle que le podestat de Bonifacio -prendra plus tard le titre de <i>vicaire de la Commune de Gênes en Corse</i>, -et son succès poussera les Génois en 1272 à en fonder une semblable à -Ajaccio, mais Charles d’Anjou, fils de saint Louis, détruira la -forteresse et en chassera les Génois (1274).</p> - -<p>Les actes dressés au sein des deux républiques nous montrent à la fin du -<small>XII</small>ᵉ siècle Gênes et Pise se disputant âprement la possession de -Bonifacio que chacune considère comme lui appartenant en propre. Après -vingt-cinq années de guerres et de luttes diplomatiques où tour à tour -furent invoquées l’autorité du pape et celle de l’empereur, Bonifacio -restait aux Génois.<span class="pagenum"><a id="page_50">{50}</a></span></p> - -<h2><a id="CHAPITRE_VI"></a>VI<br /><br /> -LE SIÈCLE DE GIUDICE</h2> - -<div class="blockquot"><p class="hang"><i>État de la Corse pendant le Moyen Age.—Bonifacio et les seigneurs -de Cinarca.—Giudice.—Premières expéditions des Génois en Corse.</i></p></div> - -<p>Au <small>XIII</small>ᵉ siècle seulement commence l’histoire des Corses; jusqu’ici, -nous n’avons pu étudier l’île que dans ses rapports avec l’étranger. -Nous touchons à l’époque où la Corse se fait connaître elle-même et où -la légende cède le pas à l’histoire. Ce n’est pas que les monuments -soient nombreux, mais ils sont précis et d’une authenticité -indiscutable; ils appuient la chronologie à des bases solides, -restituent aux personnages traditionnels leur identité parfois discutée, -fournissent à la géographie féodale des éléments de reconstitution, et, -en se reliant à la documentation externe, permettent d’apprécier le -contre-coup des événements qui ont fait peser dans l’île leur lourde -influence.</p> - -<p><i>État de la Corse pendant le Moyen Age.</i>—Depuis le <small>IX</small>ᵉ siècle, une -double tendance s’était manifestée en Europe: la disparition des hommes -libres dans la vassalité ou le servage, et l’absorption des petites -propriétés dans la grande propriété. La Corse non incorporée à l’empire -d’Occident, ainsi que la Sardaigne plutôt abandonnée qu’arrachée à -l’empire<span class="pagenum"><a id="page_51">{51}</a></span> byzantin, échappent aux mœurs nouvelles importées par les -Germains ou du moins ne les subissent que sous une forme atténuée. En -Occident comme en Orient, en effet, dès le <small>IX</small>ᵉ siècle, on se fait -esclave ou volontairement, ou parce que les lois condamnent à la vente -de leur corps ceux qui ne peuvent s’acquitter de leurs dettes. Les -charges auxquelles sont soumis les hommes libres et surtout le service -militaire, triomphent des dernières répugnances du peuple à sacrifier sa -liberté. En Corse, rien de semblable, le serf volontaire est -l’exception; la sobriété de l’insulaire, sa nature indépendante et -guerrière le mettent à l’abri de toute aliénation de sa personne. Il est -donc peu probable que le servage ait beaucoup pesé sur les Corses, et si -on voit s’opérer aux <small>IX</small>ᵉ, <small>XII</small>ᵉ et <small>XIII</small>ᵉ siècles des ventes d’esclaves -corses, on doit supposer qu’ils appartiennent à des familles de captifs -musulmans.</p> - -<p>On a déjà fait observer d’ailleurs que dans tous les patrimoines de -Saint-Pierre, le servage était moins arbitraire et moins barbare que -partout: en Sardaigne, dit M. Amat de San-Filippo, les questions entre -patrons et serfs étaient tranchées par les tribunaux.</p> - -<p>A côté des trois clans qui se partageaient l’île s’était élevée une -féodalité autochtone dont il est permis de soupçonner les commencements. -Nous avons vu plus haut combien l’aristocratie italienne goûtait les -dignités en usage dans la hiérarchie byzantine et de quel attrait -étaient revêtus ces titres de <i>consuls</i> et surtout de <i>juges</i> -(αργοντες) réservés d’abord aux seuls fonctionnaires.</p> - -<p>L’influence des usages administratifs et même de la langue de Byzance -dans les îles méditerranéennes n’est plus à démontrer. En Sardaigne, au -<small>XI</small>ᵉ siècle, les juges-souverains de Cagliari se donnaient<span class="pagenum"><a id="page_52">{52}</a></span> encore le -titre d’archonte et conservaient sur leurs sceaux les caractères -helléniques. Au <small>XII</small>ᵉ siècle, Grégoire VII adressait une bulle aux -clercs, <i>consuls</i> majeurs et mineurs de la Corse. Quant au titre de -<i>juge</i>, il précéda dans les deux îles toutes les qualifications -féodales. Lorsque Byzance affaiblie, isolée de ses dernières possessions -occidentales, se trouva dans l’obligation de renoncer à y envoyer des -fonctionnaires, les indigènes qui purent s’élever au-dessus de leurs -compatriotes, usurpèrent leurs fonctions et, croyons-nous, se parèrent -de leurs titres pour en imposer davantage. En Sardaigne, les monuments -confirment cette opinion; en Corse, ils apparaissent trop tard pour la -justifier, mais le souvenir des <i>juges</i> est assez souvent évoqué dans la -chronique corse pour faire admettre qu’avant de se qualifier seigneurs -et gentilshommes, les puissants de l’île aient pris une qualification à -laquelle les masses étaient habituées. Giovanni della Grossa cite à -plusieurs reprises des <i>juges</i> qui se firent <i>seigneurs</i> et parvinrent à -rendre leurs fonctions héréditaires.</p> - -<p>Ce n’était cependant pas chose aisée, car nous verrons qu’en Corse, le -droit héréditaire à l’autorité est presque toujours contesté. Le fief -passe péniblement à ses héritiers naturels; l’autorité suprême ne se -transmet jamais. Aucune constitution n’assure au chef du jour une -prépondérance certaine pour sa race. Tous les Corses aspirent au -pouvoir, et les plus forts l’arrachent tour à tour au caprice de -l’opinion populaire qu’actionne tout un rouage de volontés unies par des -intérêts trop immédiats pour être stables. Ces rouages constituent le -<i>clan</i> dont l’organisation ne permit pas au système féodal de s’imposer -dans toute sa rudesse germanique. Ainsi que les cités italiennes, et -plus encore qu’elles, la Corse paraît avoir toujours eu dans ses rangs -inférieurs<span class="pagenum"><a id="page_53">{53}</a></span> des hommes libres en quantité suffisante pour composer une -tierce classe peu différente des deux autres auxquelles elle est souvent -unie par les liens du sang. Dans un pays où la femme est tenue dans un -état constant d’infériorité, l’<i>amie</i> (comme on dit alors) presque -toujours accueillie, du moins supportée par la femme légitime, ne -souffre pas plus de sa maternité irrégulière que son fils n’aura à -rougir de sa bâtardise. Les parentés s’étendent donc très loin, et ni -les richesses, ni l’éducation n’opposant de barrière au mélange des -classes, tous les hommes peuvent se croire égaux. Aucune hiérarchie, -aucun ordre social ne faisant de la féodalité un corps constitué, la -Corse échappe aux progrès inhérents à toute organisation même -défectueuse, et nourrit uniquement le sentiment de l’indépendance -individuelle. C’est pourquoi les clans corses n’ont jamais pu concevoir -les unions patientes et fertiles qui, à Gênes, donnèrent naissance aux -<i>alberghi</i>. Dans l’<i>albergo</i>, l’intérêt général ignore les soifs -individuelles de ses membres, alors que la famille corse ne vise qu’à -satisfaire des ambitions. C’est la plus violente et la plus appuyée par -le chiffre de ses partisans qui triomphera: les alliances ont pour -principal objet d’en augmenter le nombre. Une femme qui compte vingt -frères ou cousins germains est un beau parti, même pour un <i>Cinarchese</i>.</p> - -<p>Lisons les chroniques, nous y verrons que le vassal, à la fois soldat et -pasteur, ignore la glèbe, car le seigneur est rarement assez puissant -pour l’y maintenir. Dès qu’il se sent opprimé, il se révolte, s’il ne -peut espérer se faire seigneur lui-même. Il sait qu’un homme robuste et -sachant manier le fer trouvera toujours bon accueil; les inimitiés des -chefs lui procureront un appui et un soutien. Le pouvoir natif du -feudataire est très limité: trop de frères,<span class="pagenum"><a id="page_54">{54}</a></span> trop de bâtards surtout, -partagent son patrimoine et ses ambitions. Le vassal, ne l’oublions pas, -est souvent apparenté au seigneur, il vit de la même existence que lui -et, comme lui, porte des armes offensives et défensives; il trouvera -toujours asile dans les villages libres qu’administrent leurs consuls ou -leurs gonfaloniers. La seule loi est la force qui se manifeste surtout -par le nombre des clients accourus volontairement ou attachés au chef -par les liens du sang. Encore cette loi n’est-elle pas absolue: la -nature du pays, hérissé de montagnes, couvert de maquis, protège l’isolé -contre la masse, refrène et limite l’autorité, encourage les rébellions -et maintient la Corse dans un état d’anarchie plus désastreux pour son -progrès que les pires tyrannies.</p> - -<p>La tradition insulaire conserva, du gouvernement des Pisans, le meilleur -souvenir: «Leurs juges, dit Giovanni della Grossa, savaient se concilier -l’affection des grands, de la classe moyenne et du peuple, parce qu’ils -maintenaient seigneurs, gentilshommes, gens du peuple et autres dans le -rang qui leur convenait. Cette paix et cette union profonde firent -oublier les malheurs des temps passés; on bâtit ces belles églises qui -sont aujourd’hui les plus anciennes, des ponts superbes et beaucoup -d’autres édifices d’une architecture remarquable et d’un art singulier -dont quelques-uns subsistent encore aujourd’hui.»</p> - -<p>Il est certain que le gouvernement ecclésiastique des Pisans ne pouvait -qu’adoucir la condition des classes populaires et surtout des serfs de -corps—s’il en subsistait. Dans tous les pays d’Occident, aux temps les -plus durs de la féodalité, le fait de devenir le serf d’un évêque ou -d’une grande abbaye était considéré comme une grande amélioration de -sort. Mais les abus ne tardèrent pas à paraître. La féo<span class="pagenum"><a id="page_55">{55}</a></span>dalité -ecclésiastique s’implanta dans les mœurs et emprunta à l’autre jusqu’à -ses caractères de transmission héréditaire. Les bénéfices passent du -père au fils. En Corse, un prêtre commence presque toujours la fortune -d’une famille. C’est, d’après les chroniques, le cas des Cortinchi, ce -sera au <small>XV</small>ᵉ siècle celui de la puissante maison d’Omessa dont les chefs, -prélats batailleurs, partageront les bénéfices entre leurs fils -naturels. Un prêtre violent, Abram de Belgodere, à la même époque, -relèvera en Corse la famille abaissée des marquis et contraindra les -moines de Portovenere à restituer une part des biens abandonnés par la -faiblesse des Obertenghi dont il revendique l’héritage pour le laisser à -ses bâtards. On pourrait multiplier les exemples; il va de soi que c’est -par une aristocratie religieuse que le pape voulait faire diriger la -Corse, aristocratie de vertu, de discipline et surtout de soumission à -l’Église; or, l’abbaye qui fut la plus favorisée en Corse, qui y -recueillit le plus de bénéfices, «était, au dire de Grégoire IX (1231), -complètement dépravée et souillée de tous les vices des moines».</p> - -<p><i>Bonifacio et les seigneurs de Cinarca. Giudice de Cinarca.</i>—Maîtres de -Bonifacio, les Génois tentèrent de s’attacher, par des moyens -conciliants les plus puissants d’entre les féodaux. Ce fut ainsi que les -seigneurs de Cinarca et les Biancolacci furent amenés à signer des -traités d’alliance avec les Bonifaciens. Soit mauvaise foi de la part -des contractants, soit désobéissance du fait de leurs vassaux, ces -pactes furent fréquemment rompus. La plus ancienne de ces conventions -est de 1222. Le 5 septembre, Opizzo de Cinarca, chevalier, et Guglielmo -Biancolaccio se font admettre ensemble au nombre des citoyens de -Bonifacio. Ils s’engagent à aider ladite commune contre ses ennemis, et -à se tenir à<span class="pagenum"><a id="page_56">{56}</a></span> la disposition du podestat et des consuls de Gênes, sans -toutefois que cet engagement puisse porter en quoi que ce soit préjudice -à leurs droits. Nous sommes déjà dans la seconde phase de l’histoire des -communes. Il n’y a pas un siècle qu’elles se faisaient confirmer leurs -privilèges par les seigneurs; maintenant elles se les attachent par les -liens d’une bourgeoisie honoraire, sans toutefois attaquer encore leur -autorité: ces actes sont des accords de puissance à puissance; dans peu, -nous verrons en Corse, comme en Ligurie, les seigneurs reconnaître la -suzeraineté de la commune.</p> - -<p>Par la suite, les relations des Génois et des Corses sont souvent -tendues. A ces derniers, les habitants de Bonifacio reprochent de se -livrer à de fréquentes excursions sur les territoires qu’ils cultivent, -d’y faire la maraude, de piller leurs bestiaux, et d’incendier les -habitations de leurs alliés. Des traités de paix interviennent, mais ils -sont violés généralement par les Corses ou par les Génois l’année même -de leur adoption.</p> - -<p>Mais la division régnait entre différentes branches des Cinarchesi et -des Biancolacci. Guglielmo de Cinarca fut assassiné par ses propres -neveux qui s’emparèrent de ses biens au détriment de ses héritiers -légitimes. Ceux-ci étant en bas âge, la vendetta fut tardive; elle n’en -fut pas moins énergique, les meurtriers à leur tour trouvèrent la mort -sous les coups de Sinucello, fils de Guglielmo, qui en sacrifiant ses -cousins aux mânes de son père, s’imposa comme le seul seigneur du -territoire cinarchese en attendant qu’il se rendît maître de la Corse -tout entière. Sous le nom de Giudice (Juge) qu’il adopta, Sinucello fut -le premier Corse dont les gestes imposèrent le souvenir à la postérité. -«Ce fut, dit avec raison Ceccaldi, l’un des hommes les</p> - -<div class="figcenter" id="plt_IV" style="width: 600px;"> -<a href="images/illu-091.jpg"> -<img src="images/illu-091.jpg" width="600" height="443" alt="[Pas d'image disponible.]" /></a> -<div class="caption"> -<table><tr><td><p>La Corse. Figure allégorique du Vatican (1585).</p> -</td> -<td> -<p class="c">Carte de la Corse au <small>XVI</small>ᵉ siècle (auteur anonyme).</p> - -<p>(<i>Bibl. Nat. de Paris.</i>)</p> - -<p>Pl. IV. <span class="smcap">Corse</span>.</p></td></tr> -</table> -</div></div> - -<p><span class="pagenum"><a id="page_57">{57}</a></span></p> - -<p class="nind">plus remarquables qui aient jamais existé dans l’île.»</p> - -<p>Bien que les historiens insistent sur la constance de Giudice envers les -Pisans, celui-ci semble s’être déclaré, dès son arrivée en Corse, le -vassal de la commune de Gênes dont il reconnut la suzeraineté pendant la -plus grande partie de sa vie. En 1258, il fit avec les Bonifaciens un -premier traité d’alliance qui fut strictement observé jusqu’en 1277. A -cette époque, une ambassade génoise vint à Propriano lui reprocher en -termes fort mesurés de n’en avoir pas strictement observé les -conventions. On lui faisait grief seulement d’employer à son usage des -salines appartenant aux Bonifaciens et d’avoir laissé élever une -forteresse sur un emplacement relevant du district de Bonifacio: «La -Commune, dirent les ambassadeurs, se refuse à croire les crimes dont on -vous a chargé, vous, Giudice de Cinarca, citoyen génois, dont les -ancêtres ont toujours été considérés par la Commune comme des fils; -aussi ne veut-elle pas agir envers vous comme envers un étranger; les -chefs des anciens nous ont envoyés à vous pour apprendre la vérité de -votre bouche, car si les accusations portées étaient vraies, la Commune, -prenant en considération votre fidélité et celle de vos ancêtres, vous -traiterait en fils, conformément à la parole divine qui dit: «Si ton -fils pèche, avertis-le». Ils lui représentaient en outre qu’il n’avait -aucun droit sur le district de Bonifacio, mais que, s’il croyait en -avoir, c’était devant la commune de Gênes qu’il devait les faire valoir.</p> - -<p>Giudice accueillit l’ambassade assez froidement; cependant après avoir -laissé écouler plus d’une année, il consentit à renouveler entre les -mains du podestat de Bonifacio l’hommage de 1258 (1278). En 1280, il -stipula un nouvel accord avec les Bonifaciens; mais il montra par son -langage qu’il n’en<span class="pagenum"><a id="page_58">{58}</a></span>tendait plus être traité en vassal: «Autrefois, -dit-il, le district de Bonifacio était une véritable caverne de voleurs: -les seigneurs de Cagna, de Biscaglia, de Corcano, d’Attala, d’Arescia et -les Biancolacci en étaient les maîtres, et la commune de Gênes n’y -pouvait rien. Ils volaient mes vassaux, dérobaient mes bestiaux et ceux -des Bonifaciens. Tous ceux qui habitent Bonifacio depuis longtemps, -savent qu’aujourd’hui, grâce à Dieu et à ma vigilance, ils peuvent -dormir et reposer sans crainte... désormais, si les Bonifaciens ont à -lutter contre des ennemis, je serai leur pasteur et leur défenseur.»</p> - -<p>Cette déclaration confirme le récit des chroniqueurs qui narrent en -appuyant sur les moindres circonstances les luttes de Giudice contre les -autres féodaux corses. Il est probable que le bon accueil que trouvèrent -auprès de la Commune plusieurs d’entre eux, les Salaschi, les Cortinchi, -et les petits-fils des assassins de son père, indisposèrent Giudice -contre Gênes, et que son mécontentement se traduisit par une véritable -invasion du district de Bonifacio.</p> - -<p>La guerre éclata, les troupes génoises débarquèrent. Après trente jours -de lutte, Giudice, blessé à la suite d’une chute de cheval, dut aller -demander des secours aux Pisans. Les Génois sommèrent ceux-ci de livrer -le vassal rebelle. Les Pisans répondirent que, Giudice étant leur propre -vassal, ils étaient décidés, non à l’abandonner à ses ennemis, mais au -contraire à lui prêter assistance. Giudice, en effet, bien qu’il eût été -armé chevalier jadis par Giovanni Boccanegra, capitaine du peuple de -Gênes, avait rendu hommage aux Pisans. Avec l’aide de ceux-ci, Giudice -rentra en Corse et chassa sans peine les Génois des postes qu’ils -occupaient. Les deux républiques aigries l’une contre l’autre par<span class="pagenum"><a id="page_59">{59}</a></span> une -longue rivalité, exaspérées par des torts réciproques, armèrent des -flottes considérables qui se rencontrèrent à la Meloria le 5 août 1284. -Cinq mille Pisans périrent, onze mille furent faits prisonniers. «Pour -voir Pise, disait-on alors, il faut aller dans les prisons de Gênes.» -Gênes triomphante s’assurait l’empire des mers, mais la victoire lui -coûtait cher. «Il y eut en cette année, dit frère Salimbene qui écrivait -trente ans plus tard, plus de larmes et de gémissements à Gênes et à -Pise que jamais depuis jusqu’à nos jours.»</p> - -<p>Le 3 avril 1288, les bases d’un traité de paix furent proposées à la -commune de Pise par ses citoyens captifs. Les Pisans devaient s’engager -à soumettre Giudice qui avait reconquis son indépendance et à supporter -tous les frais des nouvelles expéditions. Pise affaiblie ne put que -souscrire à des conditions d’où dépendait la liberté de ses plus -éminents citoyens. La paix fut signée le 15 avril 1288 et Gênes décida -sur-le-champ d’en faire exécuter les clauses. En vain, le chroniqueur -Jacopo D’Oria, dont la famille possédait des biens en Corse, tenta de -dissuader ses compatriotes d’une entreprise qui les poussait «au devant -d’un abîme». «Si les Génois, dit Pertz, avaient suivi ses conseils, ils -auraient épargné à la République des trésors engloutis pendant cinq -siècles sans résultat.»</p> - -<p>Gênes ajourna cependant l’ouverture de la campagne au printemps de -l’année suivante. Au mois de mai 1289, les troupes génoises, sous les -ordres de Luchetto D’Oria, débarquèrent à Propriano. Giudice surpris, se -retire dans la montagne avec quelques partisans, alors que ses ennemis -et plusieurs de ses parents se groupent autour du général génois et lui -rendent hommage. Luchetto, qui prend le titre de vicaire général en -Corse pour<span class="pagenum"><a id="page_60">{60}</a></span> la commune de Gênes, s’empare des châteaux de -l’Au-delà-des-Monts. A Aleria, l’évêque, Orlando Cortinco, lui ouvre les -portes de la ville, et sa campagne n’est plus désormais qu’une promenade -au cours de laquelle seigneurs et communes lui font leur soumission. Aux -premiers, il demande des otages, dans les villages il nomme des -<i>gonfalonniers</i> ou syndics. Il rend la justice, tranche les différends -entre familles, en un mot fait en toutes circonstances acte de suzerain.</p> - -<p>Giudice, alors, voyant son parti diminuer de jour en jour, envoya -proposer à Luchetto D’Oria de faire sa soumission, offrant de marier à -Gênes une de ses filles. Dans une entrevue qui eut lieu à Faona, les -deux adversaires jetèrent les bases d’une trêve qui devait durer -jusqu’au carême. Giudice envoya à Gênes des ambassadeurs et reconnut, le -8 décembre, la suzeraineté de la Commune; mais quelques jours après, ses -envoyés revinrent sans avoir pu accomplir leur mission. Dans une -entrevue qu’il eut avec Luchetto, Giudice lui fit remarquer ironiquement -qu’il avait tort de compter sur ses alliés insulaires et lui cita le -proverbe: «Qui se fie à un Corse a la tête sur un précipice». La guerre -recommença, mais Luchetto D’Oria, malade, dut s’embarquer pour Gênes, -laissant le commandement à son frère Inghetto. Jacopo D’Oria constate -amèrement alors «que la dépense de vingt-cinq mille livres nécessitée -pour les frais de la campagne, a été stérile, et que les seigneurs -corses continuent à recevoir Giudice chez eux et à le considérer comme -leur chef et souverain».</p> - -<p>Au mois de juillet 1290, Nicolò Boccanegra débarqua en Corse à la tête -de quelques troupes génoises. Il ravagea Ornano, Istria et la plaine de -Talavo, mais une épidémie l’obligea à se retirer à<span class="pagenum"><a id="page_61">{61}</a></span> Bonifacio. Privé de -ses soldats malades, il fit appel aux bourgeois et recommença la -campagne secondé par les cousins de Giudice. L’expédition fut -malheureuse: battu par les Corses, il dut bientôt retourner à Gênes, -laissant Giudice maître sans conteste de l’île. Celui-ci ne reconnut -désormais que la suzeraineté des Pisans: aussi Gênes imposa-t-elle le -bannissement de Giudice parmi les clauses principales de la trêve de -trente ans conclue avec Pise le 31 juillet 1299. «Les syndics de la -commune de Pise s’engagent solennellement à bannir Giudice de Cinarca, -sa femme, ses filles, ses fils, les femmes de ses fils, ses descendants -de tout sexe, qu’ils soient issus ou non de légitime mariage; à leur -interdire tout séjour à Pise ou sur le territoire même de la commune de -Pise.»</p> - -<p>On ne saurait dire si cet article reçut un commencement d’exécution. On -sait seulement qu’il fut annulé par le traité définitif du 24 juin 1331. -Giudice était mort environ depuis vingt-cinq ans.</p> - -<p>Giovanni della Grossa et Pietro Cirneo racontent, avec de longs détails, -les guerres que Giudice soutint contre Giovanninello Cortinco de Loreto. -Une querelle de valets, dans laquelle les deux seigneurs étaient -intervenus, avait, au dire des chroniques, fait naître cette longue -inimitié qui survécut longtemps aux chefs des deux factions. En effet, -lorsqu’au <small>XV</small>ᵉ siècle, Gênes partage en Corse le commandement entre deux -gouverneurs, il est bien entendu que l’un patronnera le parti de -Giudice, l’autre celui de Giovanninello.</p> - -<p>Ainsi que l’avoue le chroniqueur D’Oria, lui-même, les campagnes des -Génois en Corse ne firent qu’interrompre le long règne de Giudice dont -l’autorité s’imposa pendant toute la seconde moitié du <small>XIII</small>ᵉ siècle. La -tradition veut que cette autorité ait<span class="pagenum"><a id="page_62">{62}</a></span> été judicieuse et bienfaisante. -Le comte Giudice de Cinarca (car il avait pris ce titre ainsi qu’en -témoigne un document pisan) s’appliqua à faire régner partout la -justice. Suivant la Chronique, il fixa, dans une consulte générale tenue -à la Canonica di Mariana en 1264, les pouvoirs des seigneurs, et permit -d’en appeler de leurs sentences à son tribunal. Les impôts furent -limités: chacun suivant sa fortune dut payer une, deux ou trois livres -de Gênes; dans les pays féodaux, les sommes perçues étaient partagées -entre les seigneurs et Giudice; dans les autres localités, il percevait -pour son compte la totalité de l’impôt. «Il s’appliqua, dit Ceccaldi, à -donner la paix à la Corse et à la gouverner avec modération et justice.»</p> - -<p>La tradition rapporte que Giudice devenu vieux confia la garde de ses -châteaux à ses fils naturels: Arrigo, Arriguccio, Salnese et Ugolino -devenus ainsi seigneurs d’Attalà, de la Rocca, d’Istria et de la Punta -di Rizeni, et tiges des familles féodales de ces noms. La trahison de -Salnese d’Istria le livra aux Génois: enfermé dans la prison de la -Malapaga, à Gênes, il y mourut âgé de près de cent ans. Un historien -français contemporain, le <i>Templier de Tyr</i>, secrétaire de Guillaume de -Beaujeu, confirme par son témoignage le récit des chroniqueurs. Après -avoir parlé d’un «grand seigneur d’une isle qui a nom Corse, qui se -disait Juge de Chinerc et qui, homme de la commune de Gênes, se fit -homme de la commune de Pise», rapporte comment «les Pisans abandonnèrent -le Juge de Chinerc de Corse, lequel vint à la merci de la commune de -Gênes qui le tint en prison avec Pisans et Vénitiens, et mourut après -ledit Juge de Chinerc».<span class="pagenum"><a id="page_63">{63}</a></span></p> - -<h2><a id="CHAPITRE_VII"></a>VII<br /><br /> -LA CORSE GÉNOISE</h2> - -<div class="blockquot"><p class="hang"><i>Gênes et l’Aragon.—Réunion de la Corse à Gênes.—Le Temps de la -Commune et Sambocuccio d’Alando.—Arrigo della Rocca et la Maona.</i></p></div> - -<p><i>Gênes et l’Aragon.</i>—En 1296, le pape Boniface VIII avait investi des -îles de Corse et de Sardaigne la maison d’Aragon. Se contentant -d’établir leur pouvoir dans la Sardaigne, Jayme Iᵉʳ et Alfonse -ajournèrent la conquête de la Corse, malgré les pressantes -sollicitations des seigneurs insulaires. Enfin, en 1345, Raymondo de -Montepavone, qui avait gouverné longtemps Cagliari pour le roi d’Aragon, -ayant convaincu D. Pedre, successeur d’Alfonse, de la facilité avec -laquelle il occuperait un pays où l’Aragon comptait de si nombreux -partisans, le roi se décida à envoyer des troupes que les Bonifaciens -virent avec stupeur se répandre sur leur territoire (novembre 1346).</p> - -<p>Au temps des guerres pisanes, Gênes avait lutté en Corse plus pour -l’influence que pour la conquête. Quand Pise ruinée eut abdiqué ses -prétentions, la Commune avait cessé de s’occuper de la Corse. Seuls, les -D’Oria de Nurra, maîtres en partie de la Sardaigne et de la -Rivière-de-Ponent, avaient tenté d’en faire une terre gibeline: les uns -s’y présentaient armés de l’investiture aragonaise propre à<span class="pagenum"><a id="page_64">{64}</a></span> leur -acquérir les sympathies des habitants, les autres, comme Branca D’Oria, -avec des pouvoirs fictifs qui en imposaient aux <i>fidèles</i> de la Commune -et leur ouvraient les portes mêmes de Bonifacio. A deux reprises, Aitone -D’Oria, amiral des Gibelins, avait tenté la conquête de la Corse: la -première expédition ayant échoué, il s’était uni en 1335 à Arrigo de -Cinarca, seigneur d’Attalà, fils de Giudice, et tous deux s’étaient -rendus maîtres de la Corse entière. Comme un revirement s’était produit -à Gênes en faveur des D’Oria, Aitone faisait reconnaître par son allié -en mars 1336 la suzeraineté de la Commune, mais l’année suivante, ayant -mis ses troupes et ses galères au service du roi de France, l’amiral se -désintéressa de sa conquête et quitta la Corse pour n’y plus revenir. Il -devait périr à la bataille de Crécy.</p> - -<p>Mais toutes ses expéditions avaient un caractère privé, et la Commune -n’en tirait bénéfice qu’occasionnellement. En 1345, le doge Giovanni da -Murta arriva au pouvoir avec de vastes projets au nombre desquels il -faut compter la ruine de l’influence espagnole en Corse et en Sardaigne: -pour obtenir ce résultat il sut réconcilier momentanément, ou du moins -unir, dans un même élan patriotique, les nobles et le peuple. Le parti -populaire triomphait à Gênes et ses tendances, entre les mains de -l’homme supérieur qu’était le doge, devenaient un instrument de -conquête. Il envoyait en Corse le chef de la puissante corporation des -bouchers, Antonio Rosso, pour y <i>travailler</i> le peuple, et le terrible -ennemi des grands, Gottifredo da Zoagli, pour impressionner la noblesse. -En Sardaigne, ses agents tentaient de faire révolter Sassari contre le -roi d’Aragon, et les D’Oria, les Spinola, les Malaspina et les Massa, -oubliant leurs triples rancunes d’aristo<span class="pagenum"><a id="page_65">{65}</a></span>crates, de gibelins, d’exilés, -secondaient les efforts de ces artisans, de ces Guelfes, de cette plèbe -qui les avaient chassés.</p> - -<p><i>Réunion de la Corse à Gênes.</i>—Cependant les hostilités étaient -suspendues, quand la nouvelle parvint à Gênes que le territoire de -Bonifacio venait d’être envahi. Indigné, le doge se plaignit à D. Pedre -qui, au lieu de s’excuser, déclara que «l’expédition de Corse était -faite par son ordre». Cette sèche réponse dictait aux Génois une -conduite énergique: la conquête de la Corse devenait indispensable à -l’honneur de la République. En trois mois, les agents de la Commune -s’assurèrent l’adhésion des chefs, et en avril 1347, Nicolò da Levanto, -podestat de Bonifacio et vicaire pour les Génois en Corse, recevait les -hommages des Cinarchesi (Guglielmo et Ristoruccio della Rocca,—Orlando -et Arriguccio d’Ornano). Si les registres du chancelier Giberto da -Carpina, lacérés et réduits à quelques feuilles, ne nous ont conservé -que les actes relatifs à ces personnages, il n’en faut pas conclure que -les Cinarchesi furent seuls à rendre cet hommage, car le chroniqueur -florentin, Giovanni Villani, qui mourut l’année suivante (1348), dit -formellement qu’au mois d’août 1347 «<i>les Génois eurent la seigneurie de -toute l’île de Corse, par la volonté presque unanime de tous les barons -et seigneurs de la Corse</i>».</p> - -<p>Pendant ce temps, le roi d’Aragon armait des forces importantes pour les -jeter sur la Corse. Le 12 juillet, le doge réunit le Conseil des Sages -pour délibérer «sur les événements de Corse—<i>supra factis Corsicæ</i>.» -Dans cette séance, on décréta un armement considérable auquel furent -tenus de contribuer tous les citoyens, les vassaux de la Commune, ainsi -que les seigneurs et les villes con<span class="pagenum"><a id="page_66">{66}</a></span>fédérés. Pour couvrir les premiers -frais de la campagne, un emprunt de 50.000 livres fut voté.</p> - -<p>Le 18 juillet, des lettres sont envoyées en tous sens pour inviter -seigneurs et communes à coopérer au «recouvrement urgent de l’île de -Corse». Il faut répondre dans le délai d’une semaine. Les marquis del -Carretto qui gardent le silence, sont menacés et sommés d’envoyer leur -procureur. Gottifredo Impériale est chargé de recruter des soldats à -Pise et «dans tous les endroits où il en pourra rencontrer». Ces lettres -témoignent par leur rédaction d’une fièvre impatiente et inquiète; «on -ne saurait trop prévoir, disent-elles, de combien de dangers les Génois -sont menacés, <i>si la Corse tombait entre les mains d’un étranger ou d’un -ennemi</i>, et pour éviter ce péril, chacun doit, d’un cœur fidèle et -empressé, remplir un devoir aussi nécessaire que glorieux.»</p> - -<p>Aucun détail ne nous est parvenu sur cette campagne, que commandait le -fils du doge, Tomaso da Murta. La terrible peste de 1347-48 qui ne -laissa en Corse que le tiers des habitants, au dire de Villani, anéantit -tout souvenir de cette expédition. Cependant la Chronique nous montre à -l’époque de la <i>grande mortalité</i>, l’implacable populaire Gottifredo da -Zoagli assouvissant sur des seigneurs qui avaient cependant reconnu les -premiers la souveraineté de Gênes, sa haine pour la noblesse. Sous de -futiles prétextes, il fit pendre Orlando Cortinco, et envoya deux de ses -parents mourir à la Malapaga. Il ne se montra pas moins sévère à l’égard -d’Orlando d’Ornano. Ce seigneur n’était cependant coupable que d’avoir -enlevé la femme de son frère, parce que, dit la Chronique, «il la -trouvait plus belle que la sienne». Gottifredo n’apprécia pas cette -excuse et le fit décapiter. En Balagne, il semble<span class="pagenum"><a id="page_67">{67}</a></span> n’avoir pas été -étranger à l’incendie et au pillage du château des marquis de Massa à -San-Colombano par les <i>populaires</i>; mais il fit couper le nez à une -femme de mœurs douteuses qui avait séquestré la fille d’un des marquis -pour la «marier à un seigneur qui la recherchait». Cet homme vertueux et -sanguinaire, qui s’était fait élire comte de Corse par le peuple, ne -tenta pas de résister à la peste: il retourna à Gênes pour fuir le -fléau, laissant comme vicaire Guglielmo della Rocca, mais non sans avoir -pris la précaution de faire consigner en otage par celui-ci son fils -Arrigo.</p> - -<p>Par décret du 29 novembre 1347 fut ouvert l’<i>Emprunt nouveau pour -l’acquisition de la Corse</i>. Le capital de 50.000 livres fut divisé en -500 actions (luoghi) donnant droit chacune à une voix dans les -assemblées délibératives. Malgré la peste, la République entretint des -garnisons en Corse; mais une guerre terrible, dans laquelle Gênes trouva -réunies contre elle toutes les forces maritimes des Grecs, des Vénitiens -et des Aragonais, la contraignit peu à peu à mettre toutes ses troupes -au service d’une cause d’où dépendait sa fortune commerciale. Forcée de -transiger avec ses ennemis, elle tenta de les diviser et, pour «empêcher -les étrangers de se plaindre», elle rappela de Corse les soldats qui y -restaient encore en 1350. Les pourparlers avec le roi d’Aragon -s’éternisèrent, les Génois ne voulant à aucune condition, renoncer à la -Corse et à la Sardaigne. Cependant quand ils virent que D. Pedre, en -lutte avec la Castille, était immobilisé dans son royaume, ils ne -songèrent plus qu’à reprendre les positions qu’ils occupaient avant la -guerre. Un diplomate habile, Leonardo da Montaldo, fut chargé de ramener -à la République les communes qui s’étaient séparées d’elle au cours des -hostilités avec<span class="pagenum"><a id="page_68">{68}</a></span> Venise. En Corse, il procéda discrètement et reçut à -Calvi, au nom de la Commune, le serment de fidélité prononcé par les -chefs au nom du peuple corse. On envoya alors en Corse des troupes qui -occupèrent quelques forteresses, dont Baraci, lieu propre à surveiller -le débarquement des Aragonais (1357).</p> - -<p><i>Le Temps de la Commune et Sambocuccio d’Alando.</i>—Si l’on s’en rapporte -aux chroniques, toutes les invasions génoises qui se sont succédé en -Corse, furent provoquées par les insulaires eux-mêmes réunis en consulte -à la suite de soulèvements d’importance inégale. Et de fait, si les -monuments prouvent que ce n’est pas là une satisfaction accordée par -l’auteur à l’amour-propre national, ils témoignent surtout de l’habileté -de ceux qui travaillèrent à les asservir.</p> - -<p>Car la documentation, extraite en grande partie de la comptabilité -froide et discrète de la Commune, nous révèle que toutes ces consultes -et tous ces soulèvements sont le résultat d’intrigues dont le prix est -soigneusement consigné. Observons aussi que les ambassades corses sont -presque toujours arrivées à Gênes au moment où la République avait -intérêt à leur intervention. Elles ne représentent le plus souvent qu’un -parti, et exécutent leur mission à l’insu du plus grand nombre. Aussi -arrive-t-il parfois que leurs pouvoirs sont contestés, et que les -mandataires s’estiment heureux d’être renvoyés dans leur île sans passer -par la corde ou la prison, après avoir été traités de <i>faux -ambassadeurs</i>.</p> - -<p>Quiconque a étudié l’histoire de la Corse ailleurs que dans les -chroniques, sait combien la portée de ces assemblées a été exagérée. Les -populations de Morosaglia et des pays voisins y prenaient part;<span class="pagenum"><a id="page_69">{69}</a></span> quant -au reste de la Corse, il n’y était représenté que dans des proportions -assez faibles et uniquement par les partisans des organisateurs de la -consulte. S’il n’en était ainsi, comment comprendrait-on les résultats -contradictoires de ces réunions, où se succédaient des décisions -tellement diverses que la mobilité même du peuple corse ne suffirait pas -pour les expliquer?</p> - -<p>On imagine donc combien il était facile à un chef de clan, à un parti, -même à une invasion étrangère, de faire sanctionner les usurpations les -moins justifiées: le pays était pauvre, les peuples oisifs, les -rivalités aveugles, les passions excessives. Dans un horizon trop étroit -pour se développer, les qualités de la race n’étaient plus qu’un danger -pour elle-même. La Corse aspirait à un champ plus vaste, toute nouveauté -lui était une espérance, tout inconnu devenait un messie. L’étranger -pouvait débarquer sur son sol, il y trouvait toujours une faction -intéressée au changement; tout au moins, s’il n’y avait rien à gagner -pour elle, y avait-il à perdre pour la fraction adverse.</p> - -<p>Une vaste <i>internationale</i> (que l’on me pardonne cette expression -moderne) reliait au milieu du <small>XIV</small>ᵉ siècle les <i>populaires</i> de tout -l’Occident. A Rome, où Rienzi, vainqueur des patriciens, ose attaquer le -dogme de la monarchie universelle et proclamer l’indépendance des -peuples, à Gênes, à Lucques, à Pise, à Sienne, partout souffle un vent -de révolte, et les marchands italiens, en propageant les idées nouvelles -sur les foires de Provence et de Champagne, apportent en France le germe -de la Jacquerie. Dans un pays comme la Corse, les Zoagli, les Rosso, les -Montaldo trouvent un terrain propice aux rébellions. Mais ce n’est pas -seulement un idéal social que poursuivent ces di<span class="pagenum"><a id="page_70">{70}</a></span>plomates avisés, ils -servent leur patrie. Depuis plus d’un siècle, il existait en Corse des -villages indépendants. Dans ces petites communes qui souffrent du -voisinage des seigneurs et des fréquentes invasions des Cinarchesi, -l’intrigue génoise avait plus de facilités pour préparer les voies que -dans les pays où le seigneur est souvent un tyran, mais aussi un -protecteur. Suivant une version très ancienne de Giovanni della Grossa, -«les grands dominaient là où ils n’étaient pas <i>seigneurs</i>. Ne pouvant -supporter leurs mauvais traitements, les peuples de Mariana et du -domaine des Cortinelis s’unirent ensemble et mirent à leur tête -Sambocuccio d’Alando». La troupe toujours grossissante traverse -triomphalement la Corse et renverse les châteaux, bâtisses grossières -qui ne doivent leur force qu’à leur position naturelle. Mais les -seigneurs, revenus de leur surprise, songent à se défendre. Deux armées -sont en présence et l’avantage, au dire de Pietro Cirneo, est plutôt du -côté des seigneurs, car le prudent Sambocuccio est d’avis d’éviter la -bataille. On combattit toute une journée, sans résultat, mais «le parti -populaire, dit la Chronique, sentant qu’il ne pouvait se maintenir sans -un appui solide, envoya à Gênes quatre députés qui, en son nom, -<i>donnèrent la commune de Corse à la commune de Gênes</i>». Les -ambassadeurs, reçus avec effusion, y furent entretenus et luxueusement -habillés, dit la comptabilité, «<i>pour le bénéfice et l’utilité de la -commune de Gênes</i>».</p> - -<p>Car telle est la morale et la conclusion de ce mouvement populaire dans -lequel un écrivain italien (le général Asserets) soutenant une thèse -politique, d’ailleurs richement documentée, a voulu voir «une révolution -telle que n’en avait jamais subi aucun pays italien». La Chronique si -fertile en détails ne<span class="pagenum"><a id="page_71">{71}</a></span> nomme pas un seigneur qui ait péri au cours du -soulèvement; sauf dans le <i>Marchesato</i> et le fief <i>cortinco</i>, qui -prendront désormais le nom de <i>Terre de la Commune</i>, tous les châteaux -seront rapidement relevés. Si justifiée qu’eût été une <i>jacquerie</i>, le -peuple qui n’a même pas pu contraindre ses chefs (<i>caporali</i>) à se -mettre à sa tête, n’a été que l’instrument de la politique génoise.</p> - -<p>La révolution communale de Sambocuccio, encadrée par la mission de -Montaldo et précédée de pourparlers avec Gênes, ne nous apparaît donc -pas comme un acte spontané des populations. Le diplomate génois qui -partait en Corse le 30 septembre 1358, semble littéralement être allé -<i>chercher l’ambassade</i> dont la mission à Gênes était terminée dès le 12 -octobre, ainsi qu’il résulte de la facture de «25 livres 18 sous» du -tavernier Leonardo da Boncella pour frais de pain, nourriture et -boisson, des ambassadeurs du peuple corse. Ce détail a son importance, -car il nous permet de croire que l’habile politique a pu régler tout -aussi bien les phases de la révolte que rédiger les <i>instructions</i> -données par le peuple à ses mandataires.</p> - -<p>En résumé, le <i>Temps de la Commune</i> ne fut qu’un épisode de la guerre de -Gênes contre l’Aragon, et des luttes de la démocratie génoise contre des -tyrans dangereux, non à cause de leur tyrannie, mais en raison de leur -indiscipline. La République, qui avait laissé au peuple corse la -consolation ou plutôt l’illusion de s’être donné soi-même, envoya comme -gouverneur le frère du doge, Giovanni Boccanegra. (Octobre 1358.)</p> - -<p>Le rôle de Sambocuccio a été considérablement amplifié par les -historiens modernes qui ont vu en lui non seulement le libérateur du -peuple, mais encore le législateur de la Corse. Il n’existe ni -tra<span class="pagenum"><a id="page_72">{72}</a></span>dition, ni document qui appuie cette opinion, née au <small>XVIII</small>ᵉ siècle, -dans des conditions que nous avons relatées au début de cet ouvrage. Le -peuple l’avait choisi pour le diriger contre les seigneurs; par deux -fois, Sambocuccio négocia avec la République l’envoi d’un gouverneur, et -représenta très probablement le parti populaire à Gênes où des actes -notariés nous signalent sa présence. En Corse, il semble n’avoir exercé -que les fonctions de <i>conseiller du gouverneur</i> qu’il partageait avec -six autres insulaires.</p> - -<p>Rien d’important ne signale le gouvernement de Giovanni Boccanegra. -Après son départ (1362), les seigneurs recommencèrent à peser sur le -peuple. Sambocuccio s’adressa encore aux Génois qui envoyèrent comme -gouverneurs Tridano della Torre et Filippo Scaglia. Ceux-ci détruisirent -les châteaux et soumirent tous les seigneurs. Ils se firent remettre par -chacun des Cinarchesi une caution assez forte, à défaut de laquelle ils -prirent en otage un fils ou une <i>amie</i>.</p> - -<p>Les conventions passées entre les chefs du peuple corse et la commune de -Gênes, ne sont pas parvenues jusqu’à nous: «Les conditions, dit Giovanni -della Grossa, étaient que les Corses ne seraient jamais obligés de payer -plus de vingt sous par feu chaque année.» Les documents nous apprennent -que le gouverneur, assisté d’un vicaire et d’un jurisconsulte, devait -prendre l’avis d’un conseil composé de six Corses. Chaque paroisse était -administrée par son gonfalonier, chaque groupe de villages par un -podestat.</p> - -<p>Des désordres de toute nature signalent le milieu du <small>XIV</small>ᵉ siècle; c’est -d’abord l’apparition de la secte des <i>Giovannali</i> dont «la loi portait -que tout serait commun entre eux», et que l’opinion</p> - -<div class="figcenter" id="plt_V" style="width: 444px;"> -<a href="images/illu-109.jpg"> -<img src="images/illu-109.jpg" width="444" height="600" alt="[Pas d'image disponible.]" /></a> -<div class="caption"><p>Sartène: vieilles maisons. (<i>Sites et Monuments du T. C. -F.</i>)—La Porta: le Clocher et l’Église. (<i>Ph. -Damiani.</i>)—Cargèse.(<i>Sites et Monuments du T. C. F.</i>)</p> - -<p>Pl. V.—<span class="smcap">Corse.</span></p></div> -</div> - -<p><span class="pagenum"><a id="page_73">{73}</a></span></p> - -<p class="nind">publique accusait de débordements et de crimes inqualifiables. Le pape -les excommunia et envoya contre eux un commissaire avec quelques -troupes; les Corses se joignirent à la petite armée, et les <i>Giovannali</i> -furent exterminés.</p> - -<p>Sous le gouvernement de Tridano della Torre commença la lutte entre les -Ristagnacci (appelés à tort Rusticacci dans les manuscrits du <small>XVIII</small>ᵉ -siècle) et les Cagianacci, familles <i>populaires</i> de la piève de Rogna. -Leurs <i>vendette</i> devaient se prolonger pendant près d’un siècle.</p> - -<p><i>Arrigo della Rocca et la Maona.</i>—Les gouverneurs génois soutenus par -les chefs populaires étaient à peu près maîtres de la Corse, -lorsqu’Arrigo della Rocca, fils de Guglielmo, qui s’était enfui en -Espagne, débarqua à Olmeto avec des troupes catalanes et, secondé par -les Cinarchesi, s’empara de l’île entière. A Biguglia, il se fit -acclamer comte de Corse. A la suite de ces succès rapides, D. Pedro le -nommait son lieutenant en Corse et en Sardaigne; mais un parti composé -des feudataires du Cap-Corse et d’un certain nombre de chefs de villages -conduits par Deodato da Casta, se forma contre Arrigo, qui abusait -violemment du pouvoir. Une consulte populaire tenue à la Venzolasca -décida l’envoi d’ambassadeurs à Gênes, qui, effrayée par les dépenses -d’une nouvelle guerre, afferma l’île à une société industrielle et -financière, composée de six membres, et désignée sous le nom de <i>maona</i> -(27 août 1378). On prétendit à Gênes que les mandataires du peuple corse -avaient sollicité ce nouveau mode de gouvernement.</p> - -<p>Arrigo, après avoir attendu vainement des secours promis par le roi -d’Aragon, se décida à accepter une part dans la <i>maona</i>, mais il ne -tarda pas à se brouiller avec ses associés. D’accord avec les sei<span class="pagenum"><a id="page_74">{74}</a></span>gneurs -d’Ornano et d’Istria, il tomba à l’improviste sur les troupes génoises -et s’empara de deux membres de l’association: l’un fut mis à mort, -l’autre paya six mille florins pour sa rançon.</p> - -<p>La <i>maona</i> s’était résignée à la perte du pays cinarchese que -gouvernaient les seigneurs sous la suzeraineté du comte Arrigo. -L’assassinat d’un membre de la famille de Leca ralluma le feu des -divisions intestines; le gouverneur pour la société en voulut profiter: -ses troupes battirent les Cinarchesi et les refoulèrent jusqu’en Ornano. -Mais alors les seigneurs, redoublant d’énergie, tombèrent à leur tour -sur l’armée génoise qui, réfugiée à Ajaccio, dut capituler.</p> - -<p>Cependant, Arrigo était parvenu à se rendre maître de la Corse presque -entière, il y régna tranquillement au nom du roi d’Aragon pendant -plusieurs années, n’ayant à lutter que contre des révoltes partielles. -En 1393, il perdit toutes ses conquêtes et se trouva, avec tous les -seigneurs Cinarchesi, dépossédé même des fiefs paternels.</p> - -<p>Arrigo eut de nouveau recours au roi d’Aragon qui mit à sa disposition -deux galères. En moins de temps encore qu’il n’en avait mis à perdre -l’île, il la reconquit et fit même prisonnier le gouverneur génois, -Battista da Zoagli, frère du doge de Gênes. Mais comme les Cinarchesi ne -lui avaient apporté aucune aide, il les chassa de leurs châteaux et se -déclara seigneur de l’île tout entière. Quatre ans après, Raffaele da -Montaldo, capitaine de l’île de Corse pour les Génois, l’obligea à -repasser les monts (1398). Arrigo se préparait de nouveau à la guerre -lorsqu’il mourut en 1401.<span class="pagenum"><a id="page_75">{75}</a></span></p> - -<h2><a id="CHAPITRE_VIII"></a>VIII<br /><br /> -LA FIN DU MOYEN AGE</h2> - -<div class="blockquot"><p class="hang"><i>Rivalité de Francesco della Rocca et de Vincentello -d’Istria.—Conquête de l’île par Vincentello.—Entreprises des -Aragonais sur la Corse.—Intrigues des seigneurs, des caporali, des -Fregosi.—Intervention pontificale.</i></p></div> - -<p>A Gênes, en moins de quatre ans, dix doges s’étaient succédé, choisis -alternativement dans les factions des Adorni et des Fregosi. Pendant -près de deux siècles, ces deux familles d’origine populaire devaient se -disputer le pouvoir, au détriment de leur patrie qu’elles inféodèrent -tour à tour à des souverains étrangers pour enlever à la faction adverse -triomphante les bénéfices de sa victoire. A l’extérieur, la sécurité de -la République fut, au cours du <small>XV</small>ᵉ siècle, constamment menacée: par les -Vénitiens, jaloux de la prospérité de leur commerce, par les Milanais, -voisins turbulents et intraitables, par les Musulmans, dangereux pour -leur négoce en Orient, par l’Aragon qui convoite l’empire de la -Méditerranée, et plus tard par l’ambition conquérante des princes -français. Au début du siècle, les rois aragonais ont les yeux fixés sur -la Sardaigne, qu’ils dominent imparfaitement, et sur la Corse dont ils -ne sont souverains que de nom; mais il ne semble pas qu’ils aient -poursuivi la conquête de cette dernière avec ardeur: leur ambition ne se -manifeste que<span class="pagenum"><a id="page_76">{76}</a></span> par des expéditions intermittentes et des formules de -chancellerie rarement sanctionnées par des actes.</p> - -<p>En octobre 1390, le doge Antoniotto Adorno, voyant sa patrie menacée par -le duc de Milan, Gian-Galeaz Visconti, et ne voulant pas s’effacer -devant les Fregosi, offrit la suzeraineté de Gênes au roi de France. -Charles VI accepta et envoya comme gouverneur le comte de Saint-Pol, -remplacé, peu après, par le maréchal Boucicault (1401). La Corse -devenait vassale du roi de France. Elle était alors gouvernée avec -justice et modération par Raffaele da Montaldo. Malheureusement, en mai -1403, Boucicault le remplaça par Ambrogio de’ Marini, qui ne put tenir -tête aux Corses révoltés. A la mort de celui-ci advenue en décembre de -la même année, Leonello Lomellino, alléguant qu’il avait engagé dans la -maona de Corse des sommes considérables, sollicita du roi de France la -concession de l’île en fief noble. Au mois de janvier 1404, Andrea -Lomellino son fils était nommé gouverneur de la Corse. Peu de temps -après, Leonello, l’investiture obtenue, prenait possession de l’île. -«Arrivé en Corse, avec le titre de comte, dit Giovanni della Grossa, il -se laissa aller à un tel excès d’orgueil qu’il prétendait que tout lui -appartenait: hommes, bestiaux, fruits et tout le reste. Il se vit -bientôt l’objet d’une haine profonde et déclarée.»</p> - -<p><i>Rivalité de Francesco della Rocca et de Vincentello d’Istria.</i>—Avec -l’appui des Génois, auxquels il s’était soumis après la mort de son -père, Francesco della Rocca, fils d’Arrigo, vicaire de la République, -avait contraint les Cinarchesi à reconnaître sa suprématie. Seul, -Vincentello d’Istria, fils de Ghilfuccio et d’une sœur du comte Arrigo, -dont le domaine était réduit au tiers de la petite seigneurie<span class="pagenum"><a id="page_77">{77}</a></span> d’Istria, -ne voulut pas s’incliner devant l’autorité du bâtard de son oncle. Il -s’associa quelques aventuriers sardes et catalans avec lesquels, monté -sur une felouque de rencontre, il commença de piller les territoires des -Bonifaciens. Dès que les ressources ainsi acquises le lui permirent, il -se procura un brigantin dont l’usage énergique lui valut bientôt dans -les eaux méditerranéennes la réputation d’un corsaire redoutable. Les -navires des marchands génois, lui procurant le plus substantiel de ses -prises, sa renommée parvint à la cour d’Aragon où le roi, don Pedre, se -souvenant des services et de la constance de son oncle Arrigo, lui fit -un favorable accueil, et lui donna quelques troupes avec le titre de -<i>lieutenant du roi en Corse</i>. D’esprit pratique, Vincentello ne se para -pas bruyamment de cette dignité honorable, mais il débarqua discrètement -dans l’île, s’empara par surprise du château de Cinarca et y plaça une -garnison espagnole. Avec les Corses qui étaient venus, en grand nombre, -se ranger sous la bannière aragonaise, il marcha sur Biguglia où il ne -rencontra aucune résistance et se présenta devant Bastia. Quoique -secondé par Francesco della Rocca, Leonello Lomellino fuyant le danger, -s’était embarqué pour Gênes, laissant dans la forteresse une petite -garnison dont le chef livra la place à Vincentello pour deux cents écus.</p> - -<p>A Biguglia, Vincentello, satisfait du nombre respectable de ses -partisans, s’était fait offrir le rameau d’oranger qui, suivant le rite -consacré en Corse, lui conférait le titre de comte. Francesco della -Rocca, à Bonifacio, se préparait à la lutte en ralliant à la cause -génoise les mécontents déçus pour avoir escompté trop tôt les avantages -de la suzeraineté aragonaise. Cependant les deux peuples étaient en<span class="pagenum"><a id="page_78">{78}</a></span> -paix, et quand Francesco, jugeant ses forces suffisantes, reprit -l’offensive, une proclamation du roi de Sicile, D. Martin, fils de D. -Pedro, ordonna au gouverneur de Sardaigne et à ses officiers de porter -secours à Vincentello <i>contre les rebelles qu’il s’étonnait de voir -combattre sous l’étendard de la commune de Gênes</i>, de poursuivre lesdits -rebelles en tous lieux, mais <i>de respecter Calvi et Bonifacio, villes -génoises</i>. Cette formule n’avait pour but que de limiter les -revendications génoises et de montrer surtout qu’elle les voulait -ignorer. Gênes imita cette discrétion, mais n’en envoya pas moins, en -1407, Andrea Lomellino, fils de Leonello, avec le titre de gouverneur. -Francesco della Rocca, dont la popularité avait remplacé celle de -Vincentello, triomphait sur tous les points. Dans l’Istria, dans -l’Ornano, à Vico, il avait battu et poursuivi les troupes de ce dernier -et les avait obligées à franchir les monts. «Partout où il passait, dit -la Chronique, chacun prenait les armes pour se joindre à lui.» Il -assiégea Biguglia où le comte s’était retiré et le contraignit à fuir à -Bastia. Bloqué dans cette forteresse par Francesco et le gouverneur -génois qui venait de débarquer, Vincentello, blessé à la jambe, se jeta -en hâte sur un brigantin et s’en fut solliciter des secours en Sicile.</p> - -<p>La faveur dont avaient joui les Génois et leur vicaire Francesco auprès -des chefs insulaires, ne fut pas de longue durée. Quand Vincentello -reparut dans la baie d’Ajaccio avec une petite flotte catalane (1408), -les Cinarchesi l’accueillirent comme un sauveur. Pour se les attacher -par des liens plus solides que ceux dont il avait éprouvé la fragilité, -il dissimula ses ressentiments, et s’engagea à partager avec les plus -influents d’entre eux les fruits de leur conquête éventuelle. Cette -union éphémère impressionna<span class="pagenum"><a id="page_79">{79}</a></span> les masses et les ramena autour de -Vincentello.</p> - -<p>L’inquiétude à Gênes fut extrême. On y décréta un armement général -auquel les communes confédérées furent énergiquement invitées à -contribuer (mai 1407). La mort de Francesco della Rocca, frappé d’un -coup d’épieu à Biguglia, débarrassa Vincentello d’un redoutable -compétiteur, et Andrea Lomellino fut tellement effrayé de l’isolement où -le laissait la disparition de son vicaire qu’il pensa renoncer à -l’entreprise et s’enfuir. Il en fut empêché par les Gentili, seigneurs -du Cap-Corse, qui, accourant avec leurs vassaux, mirent en fuite les -troupes de Vincentello.</p> - -<p>Francesco ne laissait que des enfants en bas âge. Sa sœur <i>madonna</i> -Violante, femme de Ristorucello Cortinco, se crut assez forte pour le -venger et empêcher Vincentello de s’établir sur les ruines de sa maison. -Elle parcourut la Corse, évoquant partout la mémoire de son frère et de -son père, le comte Arrigo, «mais, dit la Chronique, le sort ne seconda -pas ses desseins; malgré le nombre infini de partisans qui suivirent -cette femme valeureuse, malgré la virilité de son courage et l’élévation -de son esprit, elle fut battue à Quenza par Vincentello; et sa défaite -fut telle qu’elle eut grand’peine à gagner Bonifacio».</p> - -<p>  </p> - -<p><i>Conquête de l’île par Vincentello.</i>—Cependant Vincentello, peu rassuré -sur les conséquences de la lutte qu’il avait entreprise contre Gênes, -envoya au roi D. Martin, le gouverneur catalan du château de Cinarca, -qui, s’appuyant sur l’expérience acquise pendant son séjour dans l’île, -put convaincre son souverain des dangers que courait la cause aragonaise -abandonnée aux mains des seuls Corses. Le roi promit de prompts secours. -Malheureusement<span class="pagenum"><a id="page_80">{80}</a></span> pour Vincentello, D. Martin n’arriva en Sardaigne que -pour y terminer prématurément ses jours.</p> - -<p>En 1411, Gênes envoya en Corse Raffaele da Montaldo, qui s’y était -concilié des sympathies au temps du comte Arrigo. Il était -particulièrement lié avec la puissante famille d’Omessa dont tous les -membres, revêtus de fonctions ecclésiastiques, vivaient en chefs -redoutés plus qu’en prélats. Ambrogio d’Omessa était évêque d’Aleria, et -Giovanni son neveu, évêque de Mariana. Ceux-ci élevèrent d’abord une -barrière à l’ambition croissante de Vincentello; mais quand Montaldo fut -rappelé à Gênes, ils semèrent l’agitation dans l’île pour exploiter la -mauvaise position de ses successeurs.</p> - -<p>Tomasino da Campo-Fregoso, alors doge, fit décréter une dépense de 5000 -florins d’or pour soumettre la Corse (7 juin 1416). Son frère Abramo, -envoyé dans l’île, contraignit Vincentello à demander des secours au roi -d’Aragon. Quant aux deux évêques, quoique battus par Pietro -Squarciafico, lieutenant de Tomasino, ils ne se découragèrent pas et -recrutèrent des troupes pour lutter contre les Génois; Vincentello se -joint à eux, bat Squarciafico et le fait prisonnier. C’est alors qu’il -fit construire à Corte la citadelle dont on peut admirer encore -aujourd’hui les imposantes fondations.</p> - -<p>Ici, les <i>caporali</i> entrent officiellement en scène. Comme à Florence, -on appelait ainsi les gonfaloniers du peuple. Ainsi que le gonfalonier, -le caporale était toujours choisi parmi les habitants du village. Dans -l’esprit du peuple, il devait faire contrepoids à la tyrannie du -seigneur ou du podestat, mais les familles de gentilshommes, -elles-mêmes, ne tardèrent pas à apprécier une fonction que tous les -gouvernements subventionnaient tour à tour, et<span class="pagenum"><a id="page_81">{81}</a></span> une nouvelle -aristocratie mixte se forma. Il y eut des familles de caporali. Au <small>XV</small>ᵉ -siècle, le caporale n’est plus pour le gouvernement génois que le chef -d’origine locale chargé, moyennant rétribution, de maintenir son -influence. Sur ses registres de comptabilité, il confondra sous la même -rubrique les syndics des villages et les féodaux les plus puissants de -l’Au-delà-des-Monts. Par les caporali, Gênes communique avec chaque clan -et conserve ainsi dans l’île une autorité que les fonctionnaires génois -sont incapables de maintenir par eux-mêmes.</p> - -<p>Il est probable que la suppression d’une pension qu’ils touchaient -depuis deux ou trois ans fit soulever les deux évêques et leurs amis -contre Gênes. Vincentello se les attacha en leur rendant leur -subvention. Dès lors, les familles principales de la Terre-de-la-Commune -reçurent régulièrement leur traitement, tantôt de la République, tantôt -du gouvernement aragonais, souvent aussi du seigneur cinarchese qui -avait pu se constituer un parti important. En 1443, Mariano da Caggio, -élu lieutenant général du peuple corse, voudra réprimer leurs abus: il -nivellera leurs tours et leur interdira de prendre le titre de caporale; -mais son autorité trop éphémère ne portera pas de fruits.</p> - -<p>Pour les Fregosi, la Corse devait être un champ d’exploitation. Ils -avaient employé au mieux de leurs intérêts personnels les fonds fournis -par la République. Afin de continuer la guerre, Abramo de Campo-Fregoso -emprunta de l’argent aux Bonifaciens et vint mettre le siège devant le -château de Cinarca. Quand il s’en fut emparé, jugeant qu’il lui serait -difficile de le conserver, il le vendit 3.500 livres à Carlo d’Ornano. -Mais Vincentello d’Istria qui avait vaincu et fait prisonnier le -lieutenant d’Abramo, Andrea Lomellini, assiège le gouverneur à Biguglia -et<span class="pagenum"><a id="page_82">{82}</a></span> s’empare de sa personne (1420). La prise de Bastia suit de près, et -les Génois sont chassés. Il est presque inutile d’ajouter qu’Abramo ne -rendit jamais aux Bonifaciens l’argent qu’il leur avait emprunté.</p> - -<p><i>Entreprises des Aragonais sur la Corse.</i>—Vers la fin de l’année 1420, -le roi D. Alfonse estimant nécessaire sa présence en Sardaigne, arma une -flotte importante. Accueilli en souverain à Sassari par les Sardes, il -fit voile aussitôt pour la Corse, et reçut à son débarquement les -hommages des principaux chefs. Calvi et Bonifacio, dont les populations -étaient génoises, s’étaient préparées à la résistance; cependant les -Aragonais entrèrent dans Calvi presque sans coup férir, grâce à la -trahison d’un habitant, Giacopo-Pietro da Montelupo qui leur en ouvrit -les portes pendant la nuit. La ville ainsi occupée, presque sans -protestation de la part de sa population pacifique de pêcheurs et de -marchands, le roi distribua aux notables quelques faveurs et partit pour -Bonifacio, ne laissant, pour garder la place, que soixante Catalans sous -la conduite du capitaine Juan de Liñan. Grave imprudence, car les -Calvais, privés de communications avec Gênes, principal débouché de leur -commerce, et peut-être incommodés par la présence des soudards catalans, -s’avisèrent d’un stratagème pour s’en débarrasser. Un navire chargé de -marchandises avait jeté l’ancre au cap Saint’Ambrogio, à quatre milles -de Calvi: ils firent miroiter aux yeux des soldats les avantages d’une -prise facile, et décidèrent une partie de la garnison à courir sus au -butin. Ce piège grossier réussit: la garde de la citadelle réduite de -moitié, ne put résister aux menaces de la population armée contre elle, -et le capitaine<span class="pagenum"><a id="page_83">{83}</a></span> Liñan s’estima heureux de pouvoir embarquer tous ses -hommes à destination de Bonifacio. Ainsi, fait peut-être unique dans -l’histoire, la prise d’une ville et sa délivrance s’effectuèrent presque -sans effusion de sang.</p> - -<p>Quant à Montelupo, une délibération des habitants de Calvi réunis dans -l’église San-Giovanni le 14 août 1421, le déclara traître à sa patrie, -indigne d’habiter, de posséder ou de négocier à Calvi. Ses biens furent -confisqués et le prix de leur vente affecté à l’acquisition d’armes, de -cuirasses et de munitions pour la défense de la ville. C’est à partir de -ce moment, dit-on, que Calvi ajouta en exergue à la croix de Gênes -qu’elle portait dans ses armoiries la devise «<i>Civitas Calvi semper -fidelis</i>».</p> - -<p>La flotte aragonaise resserrait étroitement Bonifacio. Les canons -catalans, hissés sur des tours voisines, dominaient à la fois le port et -la ville et causaient de tels ravages que les habitants, déjà décimés -par la famine et la rigueur de décembre, implorèrent une courte trêve, -promettant de se rendre s’ils n’étaient pas ravitaillés avant janvier -1421. Un brigantin fut envoyé à Gênes et, le premier janvier, une -escadre de huit vaisseaux, commandée par Battista di Campofregoso était -signalée. Aussitôt les assiégés au mépris de la trêve, dit un historien -milanais contemporain, prennent les armes et détournent l’attention des -Aragonais. Favorisée par le vent, la flotte génoise brise la chaîne qui -ferme le port et ravitaille la cité. C’en fut assez pour décourager le -roi appelé à Naples par des intérêts plus pressants, car il s’agissait -de la succession de la reine Jeanne compromise par l’ambition de la -maison d’Anjou. Il partit après avoir nommé Vincentello vice-roi de -Corse. Le pouvoir de celui-ci, en 1421, est tel que l’annaliste génois -contemporain (Stella), lui-même<span class="pagenum"><a id="page_84">{84}</a></span> ne le discute pas: «La plus grande -partie de l’île, écrit-il, appartient au comte Vincentello della Rocca, -les Génois y règnent de nom, mais leur pouvoir y est nul.» Le pape -Martin V, envoyant en Corse un légat apostolique pour y organiser un -synode, l’adressa <i>au comte Vincentello, Souverain de la Corse</i>. -Celui-ci sut profiter de l’occasion pour convier à cette assemblée tous -les laïques de quelque importance, et fit savoir que la constitution -synodale devait être observée par tous, sous les peines les plus -sévères. Cet acte purement politique tendait à donner à son autorité la -sanction apparente du Saint-Siège.</p> - -<p>La lutte des Adorni et des Fregosi fit tomber Gênes au pouvoir du duc de -Milan. Tomasino de Campo-Fregoso et les siens reçurent «en remboursement -des sommes qu’ils avaient dépensées pour le service public» près de -60.000 florins et la seigneurie de Sarzane. Ils attendirent dans cette -petite ville qu’un souffle plus favorable leur rendît les hautes charges -de la République qu’ils avaient su rendre si lucratives. Comme le roi de -France, le duc de Milan s’était engagé à respecter la constitution des -Génois et leurs franchises.</p> - -<p>Moins tyrannique, Vincentello, malgré l’opposition des Cinarchesi, -aurait pu établir solidement son autorité en Corse. En pensionnant les -caporali, il avait fait reconnaître sa suzeraineté; les rois d’Aragon, -le Saint-Siège, Florence le traitaient en souverain, et Gênes, -elle-même, par des rapports courtois avec lui, semblait accepter l’état -de choses qu’il avait créé. Les excès dont il se rendit coupable -causèrent sa chute. En 1433, alors qu’il était en fort mauvais termes -avec Simone de Mari, seigneur du Cap-Corse, et les seigneurs della -Rocca, d’Ornano et de Bozzi, il exigea des populations qui lui -res<span class="pagenum"><a id="page_85">{85}</a></span>taient fidèles une contribution extraordinaire, ce qui lui aliéna -les masses. En enlevant une jeune fille de Biguglia, il provoqua -l’indignation générale. Les habitants de la Terre-de-la Commune se -groupèrent autour de Simone de’ Mari et le comte, presque isolé, dut -quitter la Corse. Les Florentins l’accueillirent avec de grands honneurs -et lui fournirent des secours. Mais comme il revenait, accompagné de son -frère Giovanni, Zaccaria Spinola, capitaine d’une galère génoise, -s’empara d’eux. Vincentello, conduit à Gênes, fut condamné à avoir la -tête tranchée. Il revendiqua la responsabilité de tous les dommages que -son frère et les autres Corses avaient infligés aux Génois; ce qui -fournit un prétexte à la République pour déclarer ses biens confisqués. -L’importance qu’attacha le gouvernement génois à la capture de -Vincentello fut telle que Zaccaria Spinola et son lieutenant, Giacopo di -Marchisio, reçurent, en récompense, des privilèges à vie, et que chacun -des officiers qui se trouvaient à bord de leur galère fut gratifié d’un -don de cinquante livres. Vincentello fut exécuté à Gênes dans une petite -cour du <i>Palazzetto</i> (monument qui renferme aujourd’hui les Archives -d’État). Sa tête tomba sous le couperet de la <i>mannaja</i>, instrument de -mort dont on usait communément en Italie, et qui fit depuis son -apparition en France sous le patronage du docteur Guillotin.</p> - -<p><i>Intrigues des seigneurs, des caporali et des Fregosi.—Intervention -pontificale.</i>—Après la mort de Vincentello, les feudataires -recommencèrent à se disputer le pouvoir. Simone de’ Mari, le plus -puissant d’entre eux, se rendit maître de Bastia et se crut assez fort -pour lever des impôts; mais les Cinarchesi: Giudice d’Istria, Polo della -Rocca et Rinuccio di Leca s’unirent contre lui. Afin de divi<span class="pagenum"><a id="page_86">{86}</a></span>ser ses -adversaires, il commença par gagner à sa cause Polo della Rocca et -traita avec Rinuccio. Giudice ne voulut entendre parler d’aucun -accommodement: il se fit nommer comte de Corse par le roi d’Aragon, -titre qui ne fut reconnu que par ses vassaux, car les insulaires, réunis -à Morosaglia, élurent Polo della Rocca comte et seigneur de l’île.</p> - -<p>Aussitôt Simone de’ Mari déçu dans ses espérances, fit avec les Montaldi -un traité par lequel la Corse aussitôt conquise serait partagée entre -eux et lui, par moitié. Les caporali, fidèles à leurs principes -d’intérêt personnel, abandonnèrent le comte Polo et se rangèrent avec -les Montaldi, mais ceux-ci après la victoire, s’aliénèrent les Corses en -faisant emprisonner leur allié, Simone de’ Mari. Sous les ordres de -Rinuccio di Leca, les insulaires marchèrent contre les Montaldi dont -l’armée fut taillée en pièce à Tassamone (1437).</p> - -<p>Cette même année, Tomasino di Campo-Fregoso fut élu doge. Reprenant le -projet déjà conçu par tant de familles génoises de se constituer avec la -Corse un fief particulier, il envoya son neveu Jano qui entra en -correspondance avec les seigneurs et les caporali; grâce à de belles -promesses celui-ci n’eut aucune peine à parcourir la Corse en -triomphateur. Après avoir reçu l’hommage des seigneurs du Cap-Corse dont -il confisqua et revendit les châteaux, il passa dans l’Au-delà-des-Monts -et força Bartolomeo d’Istria, fils de Vincentello, à lui céder moyennant -200 écus le château de Cinarca qu’il revendit 3.000 écus à Rinuccio de -Leca. Pour conserver son fief, chacun des Cinarchesi paya à Jano une -somme proportionnée à son importance.</p> - -<p>Encouragé par ces premiers succès, Jano supprima les pensions des -caporali. C’était imprudent:<span class="pagenum"><a id="page_87">{87}</a></span> ceux-ci mirent à leur tête Polo della -Rocca et Rinuccio di Leca qui forcèrent le gouverneur à s’enfuir. Revenu -avec des forces importantes, il triompha des Corses, dit Giovanni della -Grossa, dans la plaine de Mariana, «grâce à des épouvantails avec -lesquels les Génois effrayaient les chevaux» (1441). Cette défaite eut -des conséquences graves pour les Corses: pendant plusieurs mois, Polo -fut poursuivi par les Génois; mais le pire, dit la Chronique, fut que -chacun des adversaires, partout où il passait, levait la taille, de -sorte que chaque feu la paya deux fois cette année.</p> - -<p>Mais les Adorni ayant reconquis le pouvoir, les Montaldi reparurent en -Corse et se mirent en campagne contre Jano qui chercha en vain un allié -parmi les feudataires. Battu dans toutes les rencontres, Jano prit le -parti de rentrer à Gênes où la fortune de sa famille était très -compromise. Pour ne pas tout perdre, il porta la lutte sur un autre -terrain et réclama de la République une indemnité de 15.000 livres.</p> - -<p>Au milieu des troubles qui désolaient l’île, l’évêque d’Aleria, Ambrogio -d’Omessa, qui avait contribué pour une bonne part au retour des Fregosi, -proposa aux caporali d’offrir la souveraineté de l’île au Saint-Siège. -Le pape Eugène IV accepta, mais les troupes pontificales, s’étant -rencontrées avec un parti de Cinarchesi que commandait Raffè de Leca, -fils de Rinuccio, éprouvèrent une sanglante défaite. L’avarice des -gouverneurs pontificaux acheva de détruire le prestige du régime. Un -caporale dont la valeur égalait le prestige, Mariano da Caggio, de la -famille des Cortinchi, convoqua une consulte à Morosaglia. Les -populations lasses de l’oppression où les tenaient les gouvernements -étrangers, les seigneurs et les caporali, élurent par acclamation<span class="pagenum"><a id="page_88">{88}</a></span> -Mariano lieutenant général du peuple, mais se laissèrent persuader -d’accepter, entre toutes les tyrannies, celle qui théoriquement se -présentait comme la plus douce. Les troupes romaines débarquèrent donc -de nouveau et remportèrent sur les Cinarchesi d’assez gros succès, mais -la mort d’Eugène IV (1447) suggéra à son général, Mariano da Norcia, de -continuer pour son compte ce qu’il avait entrepris pour celui du pape. -Craignant l’opposition de ses alliés, il fit incarcérer Mariano da -Gaggio, le gouverneur de la Corse, évêque de Potenza, et Giudice -d’Istria, lequel, en haine des seigneurs de la Rocca et de Leca, s’était -joint au parti populaire. Ces arrestations provoquèrent l’indignation -générale. Mariano da Norcia fut obligé de se retirer dans le château de -Brando où il prépara sa fuite: encore prit-il la précaution de vendre -avant de partir le dit château pour la somme de trois cents florins -qu’il conserva ainsi que les sommes qu’il avait recueillies au nom du -gouvernement pontifical.</p> - -<p>A Eugène IV avait succédé, sous le nom de Nicolas V, Tomaso -Parentucelli, de Sarzane, qui, sujet des Fregosi, fut flatté de voir -Lodovico, frère de Jano (nouvellement élu doge de Gênes), venir à Rome -lui baiser les pieds. Le pape témoigna sa satisfaction envers la famille -de ses seigneurs naturels en donnant à Lodovico l’investiture de la -Corse.</p> - -<p>En prenant possession de son fief, Lodovico éprouva plus d’une -déception. La vente des citadelles et le trésor vidé par le commissaire -pontifical lui furent particulièrement sensibles. Le peuple, dirigé par -Mariano da Gaggio, paraissait peu disposé à accepter son autorité et les -seigneurs peu préparés à verser les garanties pécuniaires qu’il en -exigeait; Mariano da Gaggio appela les Corses aux armes, et Lodovico, -qui se trouvait alors à Gênes,</p> - -<div class="figcenter" id="plt_VI" style="width: 600px;"> -<a href="images/illu-127.jpg"> -<img src="images/illu-127.jpg" width="600" height="397" alt="[Pas d'image disponible.]" /></a> -<div class="caption"><p>Sampiero montrant ses blessures.—Sampiero et Vannina.</p> - -<p>Sampiero excitant les Corses à l’insurrection (<i>d’après l’Histoire de -Galletti</i>).</p> - -<p>Pl. VI.—<span class="smcap">Corse</span>.</p></div> -</div> - -<p><span class="pagenum"><a id="page_89">{89}</a></span></p> - -<p class="nind">dut revenir subitement avec huit cents hommes: l’évêque d’Aleria, -Ambrogio d’Omessa, passa de son côté, mais en poursuivant Mariano, qui -battait en retraite, Lodovico perdit un grand nombre des siens sur les -rives du Golo, et laissa deux cents prisonniers qui se rachetèrent à -prix d’argent.</p> - -<p>Lodovico appelé au dogat en remplacement de son frère qui venait de -mourir, confia le gouvernement de la Corse à Galeazzo di Campo-Fregoso, -son cousin. Les instructions que donna Lodovico à celui-ci furent -surtout d’ordre économique: il l’engagea à rendre aux caporali leur -pension, estimant que mieux valait dépenser deux ou trois mille livres -en subventions qu’en armements; l’expérience qu’en avait faite son -frère, disait-il, avait été désastreuse. D’ailleurs, il indiquait les -moyens de combler les vides du trésor en exigeant cinq mille livres pour -la rançon des otages corses qu’ils conservaient; il suffisait, -ajoutait-il, pour faire verser cette somme d’augmenter les tailles dans -la proportion de <i>dix sous par livre</i>. On voit par ces détails les -raisons qui attachaient les Fregosi à la Corse. Quoique excessivement -jeune, Galeazzo, «digne de ses parents sous tous les rapports», trouva -son cousin encore trop généreux; il refusa de payer les pensions des -caporali; il salaria seulement Mariano da Caggio qui avait fait sa -soumission, et qu’il jugeait capable de maintenir la paix dans la -Terre-de-la-Commune.</p> - -<p>Mais l’évêque Ambrogio d’Omessa poussa les autres caporali à la révolte, -et sans l’intervention de Michèle de’ Germani, évêque de Mariana, qui -conseilla à Galeazzo de faire quelques concessions, l’île entière se -soulevait à nouveau. Grâce à cette prudente intervention, l’île goûta -quelques mois de calme; les caporali patientèrent, mais lorsque leurs<span class="pagenum"><a id="page_90">{90}</a></span> -réclamations devinrent importunes, Galeazzo se saisit des plus bruyants -et les jeta en prison. Il n’eut pas à se louer de cet abus de pouvoir, -car les Génois eux-mêmes le jugèrent impolitique et de nature à -compromettre définitivement l’autorité de la République. Une lettre du -doge assisté de son conseil (9 février 1451) l’en tança vertement: «Vous -n’êtes pourtant pas, lui était-il dit, sans savoir de quelle importance -est la Corse pour nous et quelle perte irréparable résulterait de son -passage aux mains d’une puissance étrangère.» Ces avis venaient -tardivement. «Les Corses, disait-on à Gênes, sont d’avis d’expérimenter -tous les régimes plutôt que de se soumettre à notre autorité.» Appelés -par le comte Polo della Rocca et Vincentello d’Istria (neveu du comte -Vincentello), les Aragonais, sous la conduite de Jayme Imbisora, -débarquaient en Corse au mois de novembre, prenaient possession de -quelques places fortes et manifestaient l’intention de bloquer -Bonifacio. Raffè da Leca resta, ainsi que Giudice della Rocca (fils de -Polo), du côté des Génois. La lutte paraissait devoir être chaude quand -Jayme Imbisora mourut. Comme le comte Polo, découragé, s’embarquait pour -Naples, il fut pris en mer par un corsaire espagnol qui le vendit 600 -écus à Galeazzo. Celui-ci, moyennant la promesse d’une rançon de 700 -écus, garantie par des tiers, rendit la liberté à Polo, et lui donna -même le titre de <i>vicaire du peuple</i> pour qu’il pût, en recueillant les -impôts, réunir les fonds qu’il s’était engagé à payer. Mais le peuple -refusa de verser des <i>accatti</i> (redevances volontaires) à un vieillard -dépourvu de forces et de soldats; ce que voyant, Polo, sans se soucier -des amis qui l’avaient cautionné auprès de Galeazzo, retourna dans ses -terres.<span class="pagenum"><a id="page_91">{91}</a></span></p> - -<h2><a id="CHAPITRE_IX"></a>IX<br /><br /> -LA BANQUE DE SAN-GIORGIO</h2> - -<div class="blockquot"><p class="hang"><i>Cession de la Corse à l’Office de San-Giorgio.—Révoltes des -seigneurs.—Raffè de Leca.—Tyranie de l’Office.—Les Milanais en -Corse.—Dernières luttes des féodaux: Gio-Paolo di Leca et Rinuccio -della Rocca.</i></p></div> - -<p>Jamais la Corse n’avait obéi à tant d’autorités diverses: Galeazzo di -Campo-Fregoso possédait les forteresses de San-Firenzo, de Biguglia, de -Bastia et de Corte; Calvi et Bonifacio tenaient pour la République; un -caporale, Carlo da Casta, dominait dans les campagnes de -l’En-deçà-des-Monts, tandis que chacun des Cinarchesi s’agitait pour -faire prévaloir son autorité personnelle sur l’île entière. Raffè di -Leca, bien secondé par ses vingt-deux frères, tant légitimes que -bâtards, semblait plus que tout autre appelé à ressusciter les rôles de -Giudice d’Arrigo et de Vincentello. Sa destinée se heurta à une -organisation plus puissante que toutes celles qui avaient dominé la -Corse jusqu’à ce jour. C’était l’Office ou Banque de San-Giorgio.</p> - -<p>Cet établissement célèbre avait été créé en 1410, sous les auspices du -maréchal Boucicault dans le but de réunir aux mains d’une seule -compagnie toutes les créances de la République. En peu de temps, -l’Office des <i>Emprunts de San-Giorgio</i> (<i>Offitium Comperarum -Santi-Georgii</i>) avait pris une impor<span class="pagenum"><a id="page_92">{92}</a></span>tance considérable. Cette -république financière avait son sénat et ses troupes; quant aux -décisions de ses magistrats, le Doge, assisté de son conseil suprême, -hésitait avant de les contester.</p> - -<p>Un corsaire catalan venait de s’emparer de San-Firenzo. Gênes, que la -prise de Constantinople, en coupant les communications avec ses colonies -de la Mer Noire, venait de plonger dans une situation désastreuse, -abandonnait alors à l’Office de San-Giorgio toutes ses possessions -d’outre-mer. Galeazzo, voyant que la Corse allait lui échapper, résolut -d’en tirer au moins quelque argent: il se rendit à Gênes, et céda à la -République ses droits sur la Corse. En même temps que lui, arrivaient -des députés du peuple corse qui venaient demander pour leur patrie -d’être comprise dans le lot cédé à l’Office de San-Giorgio. Est-il -permis de douter de l’unanimité de cette requête, au succès de laquelle, -Galeazzo et la Banque seuls étaient intéressés? Tout ce qu’on peut -assurer c’est que les négociations ne traînèrent pas, et que, pour -l’abandon de la Corse, Galeazzo, dit la Chronique, reçut de l’Office une -«somme importante».</p> - -<p>Au mois de juin 1453, Pietro-Battista D’Oria commissaire de l’Office -parut dans la baie de San-Firenzo et mit le siège devant la forteresse -qu’occupait Vincentello d’Istria pour le roi d’Aragon. La place -capitula, et Pietro-Battista, après avoir pris possession officiellement -de Calvi et de Bonifacio, tint à Biguglia une consulte nationale où l’on -publia de nouvelles conventions passées entre l’Office et les Corses. La -plupart des seigneurs déclarèrent accepter la suzeraineté de l’Office. -Raffè di Leca, particulièrement distingué, fut avec son frère Anton’ -Guglielmo, inscrit au <i>Livre d’or</i> de la République et agrégé à -l’albergo Doria, faveur sans précédente et<span class="pagenum"><a id="page_93">{93}</a></span> qui, dans la suite ne fut -octroyée qu’à deux Corses (Cuneo et Ristori); encore ne fut-ce qu’aux -<small>XVII</small>ᵉ et <small>XVIII</small>ᵉ siècles, en des temps où l’inscription moyennant -finances, devenue commune, avait ôté au Livre d’or une grande partie de -son éclat.</p> - -<p><i>Révoltes des seigneurs.—Raffè di Leca.</i>—Si jamais la politique des -seigneurs corses se montra obscure et incompréhensible, ce fut pendant -cette période où leur mobilité n’eut d’égale que la vigueur de la -répression. Presque tous sollicitèrent les bonnes grâces de l’Office qui -s’efforça de les satisfaire; mais les soupçons des gouvernants, la -susceptibilité des féodaux, leur jalousie vigilante et réciproque -épuisèrent rapidement le bon vouloir dont les uns et les autres -paraissaient animés. Dès 1454, un agent aragonais, Francesco de Zanilo, -pousse Simone et Giovanni de’ Mari à la révolte. Geronimo de Guarco, au -nom de la Banque, les soumet au bout de sept mois. On ne triompha pas -aussi aisément de Raffè malgré la coalition de Giudice et d’Antonio -della Rocca, de Vincentello d’Istria et de Mariano da Caggio contre lui. -Une descente en Corse des Sardes, sous la conduite de Berengario Erill, -vice-roi de Sardaigne pour le roi d’Aragon (1455), augmenta les -difficultés de l’Office: ce fut encore pis quand Lodovico di -Campo-Fregoso entra en relation avec Berengario dans le but de lui -vendre Bonifacio.</p> - -<p>En juillet 1455, Génois et Aragonais ayant signé une trêve, Berengario -fut rappelé par son souverain. Astucieusement, la Banque envoya de -nouvelles troupes et la lutte recommença. Giudice, sans que l’on sût -exactement pourquoi, s’étant réconcilié avec Raffè, les Génois furent -battus et refoulés dans l’En-deçà-des-Monts. Jadis, lorsque Vincentello -et Arrigo avaient infligé à la République de tels échecs,<span class="pagenum"><a id="page_94">{94}</a></span> les Génois, -démoralisés, s’étaient retirés pour attendre une époque plus propice et -mieux préparée par leur diplomatie toujours active; mais l’Office -confiant en la puissance de son or, et décidé à prendre possession d’une -marchandise qu’il avait payée, s’impressionnait peu du sang de ses -mercenaires. Une lutte sanglante et sans merci fut décidée contre les -Corses. Raffè se montra comme cruauté au niveau de ses ennemis. Un -habitant du Niolo, Arrigo da Calacuccia, s’étant emparé du gouverneur -génois Carlo de’ Franchi, Raffè lui paya son prisonnier 400 livres, puis -il l’enferma dans une sorte de cage roulante que chacun fut autorisé à -mouvoir. Le malheureux ne put supporter ce traitement et mourut au bout -de quelques jours. Quant aux soldats génois, il les vendait aux pirates -barbaresques, et pour bien afficher son mépris, il n’exigeait des -acheteurs que <i>huit oignons</i> par tête. Plus miséricordieux à l’égard des -mercenaires, il les renvoyait souvent sans rançon. Cependant il fit -couper à l’un d’eux les mains et le nez: «Lombard, lui avait-il dit, -c’est bien toi que j’ai pris sept fois? c’est bien toi qui m’as juré de -ne plus combattre contre moi? Pour ne pas me tromper à l’avenir, je veux -te marquer d’un signe de reconnaissance.»</p> - -<p>Raffè combattait avec l’énergie du désespoir, car les Génois avaient -envoyé des forces considérables. Giudice della Rocca à Bariccini, Raffè, -Anton’ Guglielmo, et leur oncle Giocante à Leca restaient seuls à -soutenir le poids de la guerre. Pour en finir, les Protecteurs de -San-Giorgio confièrent le commandement de leurs troupes à Antonio Calvo, -<i>homme énergique et implacable</i>, dit la Chronique. On lui donna des -instructions formelles. Il devait, en débarquant, mettre à prix les -têtes des chefs: à qui livrerait Raffè ou Giudice vivants, on verserait<span class="pagenum"><a id="page_95">{95}</a></span> -mille ducats, morts cinq cents; deux cents ou cent ducats devaient -récompenser la prise des deux autres. De ceux de leurs partisans qui se -soumettraient, exiger des otages ou des cautions; quant aux rebelles -endurcis, les traiter de façon à «inspirer à chacun la terreur».</p> - -<p>Antonio Calvo s’acquitta consciencieusement de cette besogne, avec tant -de zèle même que le gouverneur Carlo di Negro et l’évêque de Sagone -protestèrent contre ses actes de cruauté devant le tribunal des -Protecteurs. Ceux-ci ne se laissèrent pas émouvoir: «Laissez faire au -capitaine, répondirent-ils au premier: quand il s’agit de châtier, il -est plus compétent que vous.»—«La cruauté nous déplaît autant qu’à -vous, déclarèrent-ils au prélat, mais il ne faut pas traiter de cruautés -les actes de justice.»</p> - -<p>Le 20 avril 1456, on apprit à Gênes par une lettre d’Antonio Calvo que -Leca était envahi et que Raffè restait bloqué avec ses frères et -quelques partisans dans le château. Parmi ces derniers se trouvaient des -traîtres, et l’un d’eux, Trastollo da Niolo, depuis le commencement du -mois, négociait avec le gouverneur la perte de Raffè. Cependant, la -place paraissait imprenable. Par ordre des Protecteurs, Antonio Calvo -fit arrêter tous les parents des assiégés et fit en sorte que ceux-ci -fussent informés de la situation critique de ces malheureux réduits à -l’état d’otages. Trastollo n’eut donc aucune peine à convaincre -plusieurs de ses compagnons qui, profitant de l’heure où Raffè et sa -famille étaient à table, introduisirent Calvo et ses soldats. Tous -furent pris vivants avant d’avoir pu saisir leurs armes. Raffè, sachant -qu’il n’avait aucun quartier à espérer, se jeta du haut des remparts et -se cassa la jambe. Il eut encore la force de se réfugier sous un rocher<span class="pagenum"><a id="page_96">{96}</a></span> -où on le découvrit quelques heures plus tard: «Il nous sera difficile, -écrivirent les Protecteurs à Calvo, de vous exprimer par lettre ou de -vive voix la joie que nous cause, que cause à toute la ville, la capture -de Raffè, d’Anton’ Guglielmo et des autres rebelles... Mettez-les à la -torture avant de les exécuter pour leur faire avouer leurs crimes.» -Raffè fut pendu ainsi que vingt-deux de ses parents, frères ou cousins -germains, dont les corps restèrent accrochés au gibet; celui de Raffè -fut dépecé, et les morceaux envoyés dans les principales villes de la -Corse pour y être exposés. Des instructions de la Banque avaient réglé -deux mois auparavant le cérémonial de ces représailles. Pietro Cirneo -ajoute que l’on expédia à Gênes, après l’avoir préalablement salée, la -tête de Raffè.</p> - -<p><i>Tyrannie de l’Office.</i>—La mort de Raffè découragea les feudataires: -Giocante de Leca, Arrigo della Rocca, Giudice d’Istria, Orlando d’Ornano -et Guglielmo di Bozzi se réfugièrent à Naples. Seul, Giudice della Rocca -resta en Corse, mais n’ayant plus de partisans, il dut bientôt s’enfuir -en Sardaigne où il mourut.</p> - -<p>A l’intérieur, les sévérités et les excès des fonctionnaires de l’Office -exaspéraient les Corses. Le crime isolé d’un vulgaire bandit redoubla -les rigueurs. Sur l’ordre de Michele de’ Germani, évêque de Mariana, -Maino di Brando, dit Brandolaccio, avait subi quelques coups d’estrapade -pour un délit dont il se prétendait innocent. Sa culpabilité n’était pas -démontrée, il fut remis en liberté. En tout autre pays, ce malfaiteur -notoire se fût estimé heureux d’en être quitte à si bon marché: en -Corse, le compte se régla autrement.</p> - -<p>Le bandit se déclara <i>en inimitié</i> avec l’évêque, et un jour que -celui-ci, entouré d’une nombreuse es<span class="pagenum"><a id="page_97">{97}</a></span>corte se rendait à une assemblée -des prêtres de son diocèse, il le tua d’un coup de javelot. Pour qu’il -fût bien établi que l’honneur de Brandolaccio était vengé, celui-ci -s’était écrié au moment où l’évêque tombait: «C’est moi! Brandolaccio!» -Cependant, ordre fut donné de rechercher le meurtrier et ses complices, -et de les poursuivre avec la dernière rigueur. Ne pouvant s’emparer de -l’auteur du crime, le gouverneur fit arrêter d’abord les Corses qui -étaient convaincus de lui avoir donné asile, et trouva le moyen de mêler -au procès les remuants caporali d’Omessa. Comme presque tous les membres -de cette famille appartenaient au clergé, l’évêque d’Ajaccio fut -autorisé par bulle pontificale à instruire contre eux, mais le bras -séculier fut plus expéditif. La torture arracha des aveux au curé piévan -de Giovellina, fils de l’évêque Ambrogio, et au curé de Casacconi, -Sinoraldo, qui furent pendus.</p> - -<p>Michele de’ Germani était l’ami personnel du doge, ce qui explique les -excès qui vengèrent son assassinat. L’un après l’autre, les fils et les -neveux d’Ambrogio d’Omessa subirent la torture; on en pendit plusieurs, -entre autres Valentino, son frère coupable uniquement «de s’affliger de -leur mort». Le nouvel évêque de Mariana successeur de Michele, Ottaviano -fut soupçonné d’avoir trempé dans le crime, et son vicaire livré au -bourreau. De Rome, Ottaviano se plaignit énergiquement aux Protecteurs -de ces procédés: «Pour moi, écrivait-il, je les supporte aisément, car -<i>on ne peut me faire grand mal</i>, mais je me demande comment font les -Corses qui ne peuvent se faire entendre.» Il se trompait, car un jour il -disparut dans l’hécatombe qui fondait sur le clergé insulaire. Cette -fois ce fut au tour du doge d’être frappé: Pietro da Campo-Fregoso -mourut hors de la communion des<span class="pagenum"><a id="page_98">{98}</a></span> fidèles.» Avant d’expirer, il avait -sollicité son pardon pour les sévices qu’il avait commis envers <i>un -certain évêque de Mariana, mort, dit-on, et différents membres du clergé -qu’il avait fait emprisonner et tourmenter pour la sûreté et la défense -de son État</i>. Mais la bulle qui levait l’excommunication ne parvint -qu’après sa mort. Le 18 février 1460, elle fut déposée en grande pompe -sur son tombeau.</p> - -<p>Alors que cette cérémonie grandiose réunissait un peuple entier dans la -cathédrale de Gênes, la justice continuait en vain à poursuivre -Brandolaccio qui avait entrepris une lutte à mort contre les Génois. -Quand ceux-ci, pour échapper à sa mortelle étreinte, se disaient Corses, -il les forçait à articuler le mot <i>capra</i> (chèvre) particulièrement -difficile pour une bouche génoise: en disant <i>cavra</i>, ils prononçaient -leur arrêt de mort. Brandolaccio périt de la main d’un de ses parents -acheté par l’espoir d’une grosse récompense.</p> - -<p>En présence d’un mécontentement général, les Cinarchesi revinrent en -Corse. Leurs succès inspirèrent à la Banque une telle inquiétude, -qu’elle envoya dans l’île Antonio Spinola, l’un des meilleurs officiers -de la République. Avec l’aide de Vincentello d’Istria, qui était resté -l’allié de l’Office, Spinola contraignit les seigneurs à se retirer dans -les montagnes, et fit usage, contre ceux qui leur étaient attachés, de -terribles représailles; il ravagea la campagne, depuis les rives du Golo -jusqu’à Calvi, et livra aux flammes plusieurs villages. Peu à peu les -Cinarchesi firent leur soumission à Spinola qui avait promis au nom de -l’office une amnistie générale. «Il les convia à un festin, raconte un -Génois contemporain, et, contre la foi jurée, les fit décapiter.» Sans -parler des moyens employés pour<span class="pagenum"><a id="page_99">{99}</a></span> réunir les chefs corses, le gouverneur -de la Corse, Giovanni da Levanto, annonça l’événement aux Protecteurs en -ces termes: «Nous sommes venus ici pour mettre en ordre les choses de ce -pays et nous avons fait le nécessaire; le magnifique capitaine a présidé -à l’exécution: il a décapité Arrigo della Rocca, Vincente di Leca, -Trastollo di Paganaccio et son fils, le curé doyen d’Evisa et son frère, -Abram di Leca, Guglielmo da Calocuccio, et il en a fait pendre quatorze -autres... J’ai envoyé des cavaliers faire de même à Antonio della Rocca -et à Manone di Leca.» Ces derniers n’échappèrent pas à leur sort. -Vinciguerra et Pier’ Andrea della Rocca, fils de Polo, rejoignirent leur -père en Sardaigne et Vincentello d’Istria se retira à Sarzane.</p> - -<p>Quant à Giocante, il laissa ignorer l’endroit de sa retraite, et pour -cause: le 14 novembre 1458, deux des Protecteurs de San-Giorgio en -personne s’étaient fait amener dans la maison du vicaire de Pietra-Santa -deux criminels condamnés au dernier supplice et avaient passé par écrit -avec eux le contrat suivant: «Ils devaient poursuivre Giocante à Pise, à -Piombino, à Rome ou en quelque endroit qu’il se pût trouver, et le -mettre à mort par quelque moyen que ce fût, fer, corde ou poison»; en -échange de quoi ils obtenaient leur grâce, des vêtements neufs, les -fonds nécessaires à leurs déplacements, et deux cents ducats chacun sans -préjudice d’une gratification qui serait ultérieurement fixée par les -protecteurs. La mission des deux bravi échoua.</p> - -<p>Gênes était passée de nouveau sous le protectorat du roi de France -(1459). D. Juan, roi d’Aragon, réclamait la Corse à l’indignation des -Génois. Un mémoire fut rédigé dans lequel on déclara la demande de D. -Juan «très injuste (<i>molto iniqua</i>),<span class="pagenum"><a id="page_100">{100}</a></span> aucun roi d’Aragon n’ayant jamais -eu la possession de cette île, et les souverains aragonais n’ayant -jamais, dans leurs traités avec Gênes, prétendu autre chose que réserver -leurs droits sur la Corse». D. Juan ne perdait pas de vue la forteresse -de Bonifacio qui représentait pour lui la clef de l’île. L’archevêque de -Sassari avait des intelligences dans la ville qu’il tenta de faire -révolter par des promesses et par des menaces. Le roi offrait des fiefs -en Sardaigne et des pensions de cent à deux cents ducats aux -Bonifaciens; mais la population issue de sang génois, resta fidèle.</p> - -<p>Giocante di Leca était alors le chef du parti aragonais. D. Juan le -gratifia de 60 florins (1461) et mit à sa disposition une galère et des -troupes. Giocante, ainsi que Polo della Rocca, également bien traité, se -réservant de faire tourner au moment opportun les événements à leur -profit, s’intéressèrent au mouvement que les réfugiés corses de Sarzane -et de Rome préparaient d’accord avec les Fregosi.</p> - -<p>Vincentello d’Istria n’avait point pardonné à l’Office de San-Giorgio -l’assassinat des Cinarchesi, car c’était sur sa parole que ceux-ci -s’étaient rendus à l’invitation déloyale d’Antonio Spinola. D’accord -avec l’évêque d’Aleria, Ambrogio qui, à son retour en Corse, avait été -accueilli, dit la Chronique, «comme un saint ressuscité», il poussa les -Fregosi à rétablir leur autorité. Polo della Rocca et Giocante di Leca -se joignirent à eux, mais une vilenie de Lodovico di Campo-Fregoso qui -tâcha de faire tomber le comte Polo dans un guet-apens divisa les -alliés. Dans le désordre de luttes auxquelles chacun prenait part sans -en bien entrevoir le résultat, l’Office voyait le nombre de ses ennemis -s’accroître chaque jour. Le gouverneur Spinola en mourut de chagrin. Les -Fregosi cherchaient un moyen<span class="pagenum"><a id="page_101">{101}</a></span> de prendre possession de la Corse sans -bourse délier; comme ils négociaient à Sarzane à ce sujet, les Adorni -profitèrent de leur absence pour livrer Gênes à Francesco Sforza, duc de -Milan. Sous le coup des mêmes influences, la Banque, par acte du 12 -juillet 1463, abandonnait la Corse au duc de Milan moyennant une rente -de deux mille livres.</p> - -<p><i>Les Milanais en Corse.</i>—En 1464, Francesco Maletta vint prendre -possession de la Corse au nom du duc de Milan; Polo della Rocca et les -seigneurs de Cap-Corse lui firent leur soumission. Dans une consulte -tenue à Biguglia le 24 septembre, le gouvernement milanais fut acclamé.</p> - -<p>Deux années s’écoulèrent en paix. En 1467, Giorgio Pagello, commissaire -ducal, appela tous les habitants de la Corse à Biguglia, pour y prêter, -entre ses mains, serment de fidélité à Galeaz-Maria Sforza, qui avait -succédé au duc Francesco son père. Les feudataires de -l’Au-delà-des-Monts se rendirent à son invitation, disposés à rendre -hommage à son mandataire; mais une querelle qui dégénéra en rixe entre -les habitants du Nebbio et les hommes d’armes de la suite des -Cinarchesi, coupa court à ces bonnes dispositions. Irrités de ce que -Pagello avait, de sa propre autorité, fait punir les coupables, les -seigneurs regagnèrent immédiatement leurs châteaux. La guerre devenait -inévitable; déjà Giocante di Leca s’était avancé jusqu’à Morosaglia et -avait chassé les avant-postes des Milanais; il avait entraîné dans sa -cause les seigneurs della Rocca, d’Ornano et de Bozzi, et les caporali -de la Terre-de-la-Commune. Pour parer aux événements, les habitants de -l’En-deça-des-Monts se réunirent en diète dans la vallée de Morosaglia, -et mirent à leur tête, avec le titre de lieutenant du peuple, -Sambocuccio d’Alando (1466), neveu de celui qui<span class="pagenum"><a id="page_102">{102}</a></span> avait jadis soulevé les -communes. Celui-ci envoya des députés au duc de Milan qui remplaça -Pagello par Battista Geraldini, d’Amelia (1468). L’empressement que mit -le nouveau gouverneur à lancer des agents du fisc dans toutes les -directions, faillit lui être fatal. Assiégé dans Matra, Battista -d’Amelia ne dut la vie qu’à l’engagement qu’il prit de se retirer à -Bastia et de n’en plus sortir. Sambocuccio d’Alando donna sa démission -de lieutenant du peuple, et fut remplacé successivement par Giudicello -da Gagio, fils de Mariano et Carlo da Casta dont les efforts furent -stériles. Il était réservé à Vinciguerra della Rocca d’apaiser les -partis et de mettre fin aux troubles; mais lorsqu’il jugea sa mission -terminée, il refusa de conserver le pouvoir et se retira dans ses terres -(1473). La sagesse de sa conduite lui avait fait donner le surnom d’<i>ami -de la justice</i>. Colombano della Rocca lui succéda et, l’année écoulée, -remit le pouvoir aux mains de Carlo della Rocca, frère de Vinciguerra, -qui prit le titre de <i>défenseur du peuple</i>, en conservant son frère pour -lieutenant.</p> - -<p>Après trois années de paix (1476), la guerre recommença entre plusieurs -branches des Cinarchesi. Carlo et Vinciguerra furent obligés de se -retirer dans leur patrimoine, pour le défendre contre les invasions de -leurs parents; d’autre part, la mort du duc Galeaz-Maria rendit à Gênes -son indépendance.</p> - -<p>En 1479, D. Ferdinand II, roi de Castille, venait de décider une -expédition en Corse lorsque le soulèvement des Portugais et la mort de -l’amiral Juan Villamari arrêtèrent l’exécution de ses projets. -Cependant, en Sardaigne, les intrigues continuaient pour arracher -Bonifacio aux Génois. Giovanni Peralta, d’origine sarde, prétextant un -voyage de com<span class="pagenum"><a id="page_103">{103}</a></span>merce, entra en rapports avec quelques chefs corses et -intéressa à son but l’évêque d’Ajaccio, Giacomo Mancozo; mais arrêté par -les Génois, il fut mis à la torture et condamné à mort. Un Catalan, -Leonardo Esteban, poursuivit l’œuvre de Peralta et subit le même sort. -Quant à l’évêque d’Ajaccio, sa culpabilité ayant été prouvée, il fut -transféré dans la forteresse de Lerici où il semble avoir été mis à -mort.</p> - -<p><i>Dernières luttes des feudataires: Gian-Paolo di Leca et Rinuccio della -Rocca.</i>—Par l’entremise du secrétaire d’État Cecco Simoneta, Tomasino -de Campo-Fregoso avait obtenu de la duchesse de Milan l’investiture du -comté de Corse. Pour assurer son pouvoir, il maria son fils Jano à une -fille de Gian-Paolo di Leca, l’un des plus puissants Cinarchesi, et -donna sa propre fille à Ristoruccio, fils de ce dernier. Après avoir -triomphé des quelques caporali qui lui faisaient opposition, en leur -allouant des pensions, il construisit l’enceinte de Bastia qui n’avait -été jusqu’alors qu’une forteresse flanquée de deux ou trois pauvres -habitations, et décida d’y fixer sa résidence; mais sa tyrannie fut -telle qu’il jugea bientôt prudent de laisser à Jano le gouvernement de -l’île en attendant qu’il pût l’aliéner; pour cela il lui fallait -l’autorisation du gouvernement milanais. Dans cette circonstance -délicate, il envoya à Milan le Sarzanais Giovanni Bonaparte (ancêtre -direct de Napoléon) qui l’avait accompagné en Corse. Le 18 février 1481, -celui-ci exposa la requête de Tomasino devant le conseil de régence qui -ne voulut rien entendre.</p> - -<p>Sur ces entrefaites, Rinuccio di Leca, jaloux du prestige que valait à -Gian-Paolo sa double alliance avec les Fregosi, souleva le peuple et -offrit la Corse à Appiano IV, seigneur de Piombino, qui envoya<span class="pagenum"><a id="page_104">{104}</a></span> -immédiatement son frère Gherardo, comte de Montegna. Dans une consulte -tenue à Lago-Benedetto, on fit jurer à Gherardo de ne rien entreprendre -contre la constitution du pays, et on l’acclama comte de Corse. Pour ne -pas tout perdre, les Fregosi vendirent à l’Office de San-Giorgio -moyennant deux mille écus d’or leurs droits sur la Corse. Gherardo, -après avoir assisté à la défaite de Rinuccio et de ses partisans -exterminés par Gian-Paolo, retourna en Italie.</p> - -<p>A l’instigation de Jano, qui déplorait son marché avec la Banque, -Gian-Paolo di Leca appela les Corses aux armes. Bien que Campo-Fregoso, -convaincu de félonie, eût été incarcéré sur le champ, Gian-Paolo -continua la lutte et se fit proclamer comte de Corse et de Cinarca, à -l’indignation des seigneurs de la Rocca et d’Istria qui arguaient que -les <i>comtes</i> avaient toujours été choisis dans leurs maisons. L’Office -encouragea leurs protestations et se montra à l’égard des partisans de -Gian-Paolo, d’une excessive sévérité. Gian-Paolo se trouva bientôt -isolé. Assiégé dans son château de Leca, il dut capituler, s’estimant -heureux de pouvoir passer en Sardaigne avec sa famille.</p> - -<p>Mais il n’y séjourna pas longtemps; Rinuccio di Leca soupçonnant la -Banque, dont jusque-là il avait été l’allié, de vouloir faire de lui ce -qu’elle avait fait de Gian-Paolo, engagea ce dernier à revenir en Corse -pour combattre avec lui. L’exilé ne se fit pas réitérer l’invitation; il -leva une troupe de trois cents Sardes (1488), débarqua en Corse, et -joignit son cousin.</p> - -<p>Dès que la Banque apprit ce soulèvement, elle envoya dans l’île Ambrogio -di Negro, «homme de très grande astuce», et Rollandino Conte qui se -firent battre complètement à Bocognano, mais la discorde s’étant glissée -parmi les Leca, ceux-ci</p> - -<div class="figcenter" id="plt_VII" style="width: 446px;"> -<a href="images/illu-145.jpg"> -<img src="images/illu-145.jpg" width="446" height="600" alt="[Pas d'image disponible.]" /></a> -<div class="caption"> - -<p>Théodore Iᵉʳ, roi de Corse (d’après une attribution du <small>XVIII</small>ᵉ -siècle).—Monnaies de Théodore Iᵉʳ (<i>Bibl. Nat. Cabinet des -Médailles</i>).—Le Satyre corse, caricature allemande (d’après Le -Glay, <i>Théodore de Neuhoff</i>, Paris et Monaco, 1907).</p> - -<p> -PI. VII.—<span class="smcap">Corse.</span><br /> -</p> -</div> -</div> - -<p><span class="pagenum"><a id="page_105">{105}</a></span></p> - -<p class="nind">essuyèrent, le 29 mars 1489, une terrible défaite. Filippo di Fiesco, -capitaine-général de l’armée génoise, avait été très lié avec Rinuccio -di Leca: il en profita pour l’attirer dans un guet-apens, et l’envoya à -Gênes où il fut jeté en prison et exécuté.</p> - -<p>Sous le gouverneur Gaspardo di Santo-Pietro (1489), tout insulaire -soupçonné d’intelligences avec les rebelles était mis à mort ou exilé, -et ses biens employés à constituer une caution; à ceux qui n’avaient -rien et même aux chefs trop dangereux on prenait, selon l’usage, leurs -fils ou leurs plus proches parents: c’était la garantie qu’ils ne -porteraient pas les armes contre la république.</p> - -<p>Pour les moindres délits, des amendes étaient appliquées de la façon la -plus arbitraire, les fonctionnaires avaient ordre de ne pas les ménager -«d’abord, disent les instructions aux gouverneurs, parce qu’elles -retiennent les Corses dans le devoir, ensuite parce qu’elles diminuent -les dépenses que l’Office s’impose pour maintenir l’île en paix».</p> - -<p>Dès 1457, la Banque avait conçu le projet de construire une forteresse à -Ajaccio. Les guerres contre les seigneurs de Leca firent apprécier -l’utilité de cette construction. En mars 1489, Ambrogio di Negro -écrivait aux Protecteurs: «Je rappelle à vos seigneuries que si elles -veulent la paix, il faut dépeupler la région et peupler Ajaccio, y -construire une forteresse et détruire complètement la race des Leca.»</p> - -<p>L’ancienne ville d’Ajaccio était située au fond du golfe sur le -territoire de San-Giovanni. En 1486, l’Office décida que la ville -jusqu’alors située sur un point insalubre, serait reconstruite à deux -milles plus bas, sur la langue de terre qu’occupe aujourd’hui la -citadelle. L’ingénieur chargé de tracer le plan de la cité, Paolo -Mortara s’adjoignit pour diriger les travaux un Corse nommé Alfonso -d’Ornano.<span class="pagenum"><a id="page_106">{106}</a></span> Le 2 mai 1492, ce dernier écrivit aux Protecteurs de -San-Giorgio que les murailles de la ville étaient assez avancées pour -«couper les jambes à toute espèce d’ennemis». On y envoya des colons -liguriens et pendant longtemps le séjour n’en fut toléré qu’à un petit -nombre de Corses privilégiés. Ce fut seulement en 1743, que disparurent -entre les Ajacciens les distinctions d’origine.</p> - -<p>En 1500, Gian-Paolo de Leca retourna en Corse et souleva -l’Au-delà-des-Monts; à son appel une partie même de la -Terre-de-la-Commune prit les armes. Ambrogio di Negro, envoyé contre -lui, fit alliance avec Rinuccio della Rocca et força Gian-Paolo à -quitter l’île. Les Génois attachèrent tant de prix à cette victoire -qu’ils élevèrent une statue à l’heureux général (1501).</p> - -<p>Un seul des Cinarchesi jouissait encore d’une certaine indépendance; -c’était Rinuccio della Rocca; unique maître de sa seigneurie au -détriment de frères incapables, il avait su se faire abandonner le fief -d’Istria par ses seigneurs. Ennemi de Gian-Paolo, il avait été l’objet -de faveurs diverses de la part de l’Office et s’était marié dans la -famille génoise des Cattanei. Malheureusement pour Rinuccio, la Banque -avait placé auprès de lui pour le surveiller un prêtre corse de moralité -douteuse, Polino da Mela, qui lui servait de secrétaire. Les intrigues -de ce dernier eurent pour résultat de faire révolter Rinuccio contre -l’Office. Il prit les armes, mais, vaincu par Nicolò D’Oria à la -Casinca, il dut abandonner ses domaines à la compagnie moyennant une -rente annuelle dont il alla vivre à Gênes.</p> - -<p>Mais Rinuccio n’avait cédé qu’à la force. Dès qu’il le put, il quitta -Gênes secrètement et excita de nouveaux soulèvements. Nicolò D’Oria le -somma de déposer les armes et de quitter l’île, sous peine de<span class="pagenum"><a id="page_107">{107}</a></span> voir -tomber les têtes de son fils et de son neveu, qui étaient ses -prisonniers. La menace fut exécutée. Dès lors, la République n’épargna, -contre la maison della Rocca, aucun crime, aucune perfidie: Giudice et -Francesco della Rocca ses fils furent assassinés. Rinuccio passa en -Sardaigne, puis en Espagne, où il sollicita des secours qui lui furent -promis, mais qu’il ne reçut pas. Louis XII, maître de Gênes, apprit par -les Cattanei la situation de ce brave capitaine; il lui dépêcha deux -gentilshommes chargés de lui offrir de grands avantages (1507). Rinuccio -se rendit à Gênes où les représentants du roi le reçurent avec -distinction; mais les négociations n’aboutirent pas et la guerre -recommença. Andrea D’Oria, qui devait acquérir plus tard une célébrité -universelle, menaça Rinuccio de mettre à mort le dernier de ses fils, -s’il ne déposait pas les armes. Traqué de toutes parts, le chef corse, -après dix ans de lutte, succomba dans une embuscade que lui avaient -tendue les descendants d’Antonio della Rocca, irréconciliables ennemis -de Rinuccio qui les avait dépouillés de leurs seigneuries (1511). -Gian-Paolo di Leca, qui n’avait pas renoncé à la guerre, vivait alors à -Rome; il y mourut en 1515. La ruine de Gian-Paolo et de Rinuccio fut -aussi celle du pouvoir féodal en Corse. Gênes ne permit pas aux maisons -della Rocca et de Leca de se relever, les seigneurs d’Istria, d’Ornano -et de Bozzi firent leur soumission et renoncèrent désormais à tout rôle -politique.<span class="pagenum"><a id="page_108">{108}</a></span></p> - -<h2><a id="CHAPITRE_X"></a>X<br /><br /> -LA PREMIÈRE OCCUPATION FRANÇAISE</h2> - -<div class="blockquot"><p class="hang"><i>Henri II et la Corse.—Sampiero Corso.—État de la Corse au traité -de Cateau-Cambrésis.—Rétrocession de l’Ile à la République de -Gênes.—La fin de Sampiero.</i></p></div> - -<p>Né en 1498 à Bastelica, dans les montagnes sauvages qui s’étendent -au-dessus d’Ajaccio, Sampiero Corso fit ses premières armes dans les -<i>bandes noires</i> de Jean de Médicis. Il s’attacha ensuite à la fortune du -cardinal Hippolyte de Médicis et, à la mort de celui-ci, entra au -service de la France sous les auspices du cardinal du Bellay (1535). -Déjà il avait acquis dans toute l’Europe la réputation d’un guerrier -redoutable et valeureux. Après le traité de Crépy il revint en Corse où -il épousa Vannina d’Ornano, héritière d’un des fiefs les plus importants -de l’Au-delà-des-Monts. Au retour d’un voyage à Rome, il fut arrêté à -Bastia par ordre du gouverneur de la Corse et il fallut l’intervention -du roi de France pour lui faire rendre la liberté. De cette offense, -Sampiero conserva un souvenir cruel. La guerre entre la France et -Charles-Quint allait lui fournir l’occasion de se venger.</p> - -<p>Henri II était au plus fort de sa lutte contre l’empereur Charles-Quint, -allié de Gênes, et il venait<span class="pagenum"><a id="page_109">{109}</a></span> de solliciter des Turcs l’envoi d’une -flotte dans la Méditerranée occidentale. Aussi accueillit-il volontiers -un projet qui lui permettait d’atteindre un double but: combattre -l’empereur et la République de Gênes, obtenir dans la Méditerranée un -point d’appui pour les flottes réunies de la France et de la Turquie.</p> - -<p>A la nouvelle de la prochaine arrivée de l’armée française, sous les -ordres du baron de la Garde, et de la flotte turque, commandée par -Dragut, l’Office s’empressa de renforcer les garnisons de Saint-Florent, -de Bonifacio et de Calvi, d’envoyer dans l’île des munitions, de -l’artillerie, des vivres et deux commissaires; mais la garnison de -Bastia, prise de peur, se rendit, imitée bientôt par le seigneur da -Mare, du Cap-Corse. Sampiero, réfugié dans le pays, excitait ses -compatriotes à reconnaître le roi de France comme leur seigneur. Corte -se rend à lui, pendant que de Thermes entre à Saint-Florent.</p> - -<p>Les insulaires paraissent «si naturellement français», déclare du -Bellay, qu’on les pourrait conduire «par un filet à la bouche». Le 23 -août 1553, de Thermes prenait possession officielle de la Corse au nom -du roi de France.</p> - -<p>Dans l’Au-delà-des-Monts, Sampiero partageait entre ses compagnons -(appartenant pour la plupart à la famille d’Ornano) les territoires -conquis et les chargeait d’organiser de nouvelles bandes. De son côté, -Dragut s’emparait de Porto-Vecchio; Bonifacio, défendue énergiquement -par un chevalier de Malte, Antoine de Canetto, fut livrée par trahison -(1553). Le corsaire abandonna ensuite ses alliés; mais il fut remplacé -par un exilé génois, Scipion Fieschi, qui amena aux Français quelques -galères de Provence. Calvi seule, résistait encore.</p> - -<p>«Quant aux Génois, écrit le nonce du pape au<span class="pagenum"><a id="page_110">{110}</a></span> cardinal du Bellay, ils -sont délibérés de dépenser tout ce qu’ils ont, jusqu’à leurs propres -vies, sans y épargner leurs femmes et leurs enfants, au recouvrement de -ladite île de Corsègue.» Charles-Quint s’était engagé à supporter la -moitié des frais de la guerre. La Banque se décida aux plus grands -sacrifices: on arma vingt-six galères, l’empereur fournit 12.000 hommes -de pied et 500 cavaliers; le duc de Toscane, Cosme de Médicis, alors -allié de Charles-Quint, envoya 3.000 soldats, auxquels s’ajoutèrent -2.000 Milanais. Le vieil amiral, André Doria, reçut le commandement de -toutes ces troupes le 10 novembre 1553. Il fit lever le siège de Calvi, -s’empara de Bastia et vint bloquer Saint-Florent que défendait le mestre -de camp Giordan Orsini (Jourdan des Ursins). Trente-trois galères -françaises, portant les secours demandés par le maréchal de Thermes, -durent rebrousser chemin, car la flotte de Doria fermait l’entrée du -port, et la tempête les dispersa. Des Ursins se vit refuser une -capitulation honorable; mais ses soldats se frayèrent un chemin sur des -barques à la pointe de l’épée. Ce fait d’armes passa, en ce siècle -guerrier, pour un des plus merveilleux qui ait jamais été exécuté: -Brantôme et de Thou le narrent en y joignant les témoignages de la plus -énergique admiration.</p> - -<p>Nous n’essaierons pas de raconter ici les événements de cette glorieuse -guerre, qui dura presque sans interruption et avec des vicissitudes -nombreuses jusqu’à la paix de Cateau-Cambrésis. Il suffira de savoir que -les Français, alliés des Turcs, firent tout leur possible pour se -maintenir dans l’île, tandis que l’Office dépensait des sommes énormes -pour tenir en échec les Corses et leurs défenseurs. Après la trêve de -Vaucelles, deux députés de la nation corse, Giacomo della Casabianca et -Leonardo da<span class="pagenum"><a id="page_111">{111}</a></span> Corte, accompagnèrent Jourdan des Ursins auprès de Henri II -à qui ils transmirent une série de requêtes.</p> - -<p>Le 17 septembre 1557, à la Consulte de Vescovato, tenue sous la -présidence de Sampiero, des Ursins affirma que le roi venait de -soustraire à jamais les Corses à la domination tyrannique de Gênes «et -qu’il avait incorporé l’île à la couronne de France, en telle sorte -qu’il ne pouvait abandonner les Corses sans abandonner sa propre -couronne».</p> - -<p>  </p> - -<p>Le 3 avril 1559 fut signée la paix de Cateau-Cambrésis qui enlevait plus -en un jour à la France «qu’on ne lui aurait ôté en cent ans de revers». -L’opinion la plus répandue chez les Corses fut que le roi abandonnait -une contrée qui ne lui était plus utile, la guerre étant terminée. «La -vérité, dit M. Jacques Rombaldi, est que la reddition de la Corse à la -République fut l’objet des disputes les plus vives entre les -négociateurs du traité, que cette question faillit, à diverses reprises, -amener la rupture des pourparlers et rallumer la guerre, et qu’enfin -Henri II ne consentit à cet abandon qu’à la dernière extrémité.»</p> - -<p>Jourdan des Ursins, espérant peut-être que la paix ne serait pas -définitive, tint le traité caché pendant quelque temps, mais bientôt, il -reçut l’ordre de préparer son départ. Les chefs corses vinrent alors le -trouver à Ajaccio «remontrant la fidélité qu’ils ont toujours maintenue -pour la France, la ruine qu’avait apportée la guerre en leurs maisons, -personnes et biens et demandant qu’il plût au roi de les garder envers -et contre tous, sans jamais les rendre entre les mains des Génevois -(sic); que si le roi cependant estimait que l’île était trop à charge à -sa couronne, ils contribueraient à la<span class="pagenum"><a id="page_112">{112}</a></span> dépense pour le soulager en -partie, ils se taxeraient eux-mêmes de payer le lieutenant général de Sa -Majesté, la justice et les tours de garde et caps de la marine et, en -outre feraient un tribut annuel pour payer au roi quelque somme -d’argent, selon leur possibilité et pauvreté... Sire, dit plus loin -Jourdan des Ursins, ce serait chose trop longue d’écrire à Votre -Majesté, par le menu toutes les choses qu’ils me dirent, car pendant une -grosse heure ce ne fut que pleurs et lamentations, vous disant en -substance, Sire, que c’était la plus grande pitié du monde de les voir.»</p> - -<p>  </p> - -<p>Pendant que le sort de la Corse se discutait à Cateau-Cambrésis, un -Génois estimait que le parti le plus sûr pour la République serait de -laisser les Corses se gouverner eux-mêmes. «Ils ont pour nous, -disait-il, une aversion aussi forte que justifiée. Nos officiers avec -leurs désirs de justice, nos concitoyens en pratiquant l’usure, les ont -véritablement provoqués à la révolte. Pour les empêcher de se révolter -encore, ils font un nouveau système de gouvernement... Qu’ils soient -donc maîtres chez eux et nous donnent des otages pour garantie de leur -fidélité; qu’ils laissent Calvi entre nos mains et mettent à leur tête -deux Génois à leur choix pour les gouverner. Chacun y trouvera -profit<a id="FNanchor_C_3"></a><a href="#Footnote_C_3" class="fnanchor">[C]</a>.»</p> - -<p>Ces vues n’étaient pas celles de la République.</p> - -<p>Rentrer en possession de la Corse, y rétablir son autorité, lui -paraissait essentiel: cela importait à la sécurité de son commerce. -L’Office promit de n’inquiéter aucun Corse, il envoya deux commissaires: -Andrea Imperiale et Pelegro Giusti<span class="pagenum"><a id="page_113">{113}</a></span>niani—qui donnèrent à tous de bonnes -paroles, mais multiplièrent les actes de représailles. On procéda au -désarmement; les gens qui allaient en voyage, pouvaient seuls porter une -lance ou une épée. Ordre fut donné de démolir les châteaux, et un décret -interdit de quitter le pays pour aller prendre du service à l’étranger. -Une grande assemblée fut réunie, où les commissaires, présentant de faux -états, réclamèrent des taxes doubles: on décida de les faire supporter -par les riches. L’impôt consenti, restait à le percevoir: il fallait -pour cela faire le recensement des feux et établir le cadastre. -L’opération, indispensable après six années de guerre, fut conduite avec -rapidité, et l’on devine toutes les vexations qu’elle put comporter: les -propriétaires devaient déclarer les immeubles qu’ils possédaient, avec -l’indication de leur nature, de leur étendue et des revenus qu’ils -produisaient, tout cela sous peine d’amende.</p> - -<p>Quand on publia le rôle des taxes, ce fut bien autre chose. Le pays -n’avait ni industrie ni commerce; les employés étant des étrangers, -l’argent sortait des mains des contribuables sans jamais y retourner. Le -sol produisait de l’orge et du blé; mais l’olivier n’était guère cultivé -qu’en Balagne. On vendait à la moisson ce qui était nécessaire pour -payer les dettes de l’année et pour ravitailler les places fortes. Or, -les prix n’étaient pas élevés. En 1552, l’hémine (13 décalitres environ) -coûtait à Ajaccio 4 livres 5 sous; l’orge, 2 livres. En 1569 (mauvaise -récolte), l’hémine de blé se vendait en Balagne 6 livres 8 sous. En -1570, à Saint-Florent, c’est-à-dire dans le Nebbio, le sac de blé -coûtait 4 livres 15 sous. Il faudrait maintenant deux sacs de blé pour -acquitter l’impôt, au lieu qu’autrefois deux boisseaux suffisaient. On -se croyait plus que<span class="pagenum"><a id="page_114">{114}</a></span> jamais livré à l’avidité des usuriers étrangers, -quelques-uns même entrevoyaient l’impossibilité de payer et le risque -d’être expropriés. L’effervescence montait, et ce n’était pas la -partialité que les commissaires montraient dans l’administration de la -justice, qui pouvait la calmer.</p> - -<p>Pour augmenter le désarroi, les corsaires barbaresques venaient prélever -dans l’île leur tribut d’esclaves. Depuis quarante ans qu’ils faisaient -des descentes dans l’île, ils avaient ravagé les côtes, transformé les -plaines en désert; ils s’avançaient maintenant dans l’intérieur, à la -suite des populations qui s’y retiraient. Débarquant le soir, ils -arrivaient par une marche de nuit jusqu’à des villages que la distance -paraissait mettre hors de leurs atteintes: Sartène et Evisa avaient été -mises à sac. Les commissaires voyaient la désolation et les ruines -accumulées, ils enregistraient le nombre des malheureux conduits en -captivité: 70 entre Ajaccio et Bonifacio, 30 dans le Fiumorbo, 25 aux -Agriates, 20 à Campoloro. Mais leur affliction n’est qu’une formule de -chancellerie, car ils persistent à exiger la démolition des tours et des -châteaux, à interdire de porter des armes, sauf sur la côte. Algaiola -obtint quatre fusils: deux ans après, il n’y avait plus que des ruines. -Les Corses captifs à Alger étaient, dit-on, plus de 6.000. Le manque de -sécurité suffisait à lui seul à éloigner les Corses d’un gouvernement -qui ne protégeait pas ses sujets.</p> - -<p>Pour échapper aux impôts et aux corsaires il n’y avait qu’à quitter le -pays et le mouvement d’émigration s’accentua: on trouve des Corses -jusqu’en Écosse. En vain l’interdiction demeure: les Génois veulent que -la Corse, mise en culture par ses habitants, pourvoie aux besoins de -Gênes. Pour cette<span class="pagenum"><a id="page_115">{115}</a></span> seule raison, l’agriculture ne pouvait qu’être -délaissée.</p> - -<p>Sur ces entrefaites, la République se substitue (1552) à la maison de -Saint-Georges, «l’expérience ayant démontré, dit un important document -conservé à la Bibliothèque Universitaire de Gênes, que les Protecteurs -étaient trop occupés à l’administration des <i>Compere</i> pour songer aussi -aux affaires politiques et militaires de la guerre». La cession eut lieu -moyennant un subside annuel de 50.000 lires pour la Corse. Les -ambassadeurs, envoyés à Gênes pour faire hommage aux nouveaux maîtres, -exposent la détresse du pays en termes saisissants. «Beaucoup, -disent-ils, n’ont plus qu’un souffle de vie. Ils sont réduits comme les -bêtes à chercher leur nourriture dans les maquis et à vivre d’herbes et -de racines.» Les larmes aux yeux, ils supplient qu’on diminue un impôt -trop lourd pour leurs épaules, et ne craignent pas de dire que tout -dépend de cela, «<i>importa il tutto</i>». Ils implorent en même temps une -amnistie générale qui ramènera les hommes égarés, fera tomber les -inimitiés, rétablira la liberté du travail et assurera la tranquillité -publique.</p> - -<p>Le Sénat demeura sourd à ces prières. En refusant l’amnistie, il -obligeait un grand nombre de Corses à persévérer dans la rébellion; en -refusant d’alléger l’impôt, on attisait le mécontentement. Sampiero, qui -n’avait cessé d’espérer contre tout espoir, allait en profiter.</p> - -<p>  </p> - -<p>Pendant quatre ans on le vit parcourir l’Europe, cherchant à intéresser -quelque souverain à la cause de la Corse. Reçu par les cours de Navarre -et de Florence avec beaucoup d’égard, il n’en obtint que des promesses. -Il résolut de s’adresser<span class="pagenum"><a id="page_116">{116}</a></span> aux princes musulmans: on le trouve à Alger -auprès de Barberousse, à Constantinople auprès de Soliman. En vain, tout -semble l’abandonner. Sa femme elle-même veut quitter Marseille où elle -était réfugiée, pour se rendre à Gênes. De rage, il l’étrangle de ses -propres mains. C’est alors qu’il se rend à la cour de France et de Thou -nous rapporte l’impression d’indignation qu’y produit «un homme aussi -méchant». Il n’est point poursuivi, mais on ne lui accorde aucun -secours. Le 12 juin 1564, il débarque dans le golfe de Valinco avec une -petite troupe et se précipite en furieux sur Corte, qu’il emporte.</p> - -<p>Rien ne résiste à cet homme de 66 ans; ni les Corses hésitants, ni les -Génois culbutés à Vescovato. Entre les Doria et Sampiero, la lutte prend -un caractère d’horreur tragique: les prisonniers sont jetés aux chiens -ou mutilés; les villages brûlent, à commencer par la maison de Sampiero -à Bastelica. Pendant deux ans et demi, la Corse est un champ de carnage. -Gênes n’a plus qu’une ressource: la trahison. Elle parvient à ses fins -en se servant des frères d’Ornano, cousins de Vannina, gagnés, sous -prétexte de venger leur parente, par l’espoir d’être mis en possession -de ses biens. Entraîné dans une embuscade auprès de Cauro le 17 janvier -1567, Sampiero est abattu par le capitaine Vittolo. «Dieu soit loué, dit -le gouverneur Fornari dans sa lettre au Sénat de Gênes, ce matin j’ai -fait mettre la tête du rebelle Sampiero sur une pique à la porte de la -ville d’Ajaccio, et une jambe sur le bastion. Je n’ai pu réunir les -restes du corps parce que les cavaliers et les soldats ont voulu en -avoir chacun un morceau, pour mettre à leur lance en guise de trophée.»</p> - -<p>Sampiero a lutté jusqu’au bout pour la liberté corse. Apprécié de ses -contemporains et du pape Clément VII, général habile que Paoli -regrettera de<span class="pagenum"><a id="page_117">{117}</a></span> n’avoir pas à ses côtés, il fut «le plus Corse des -Corses».</p> - -<p>Alphonse d’Ornano, fils de Sampiero, résista encore pendant deux ans et -obtint de Georges Doria des conditions honorables. Il quitta son pays le -1ᵉʳ avril 1569 pour former un régiment de Corses au service de Charles -IX: il devait recevoir de Henri IV le bâton de maréchal de France et le -commandement de la Guyenne; son fils aussi, Jean-Baptiste d’Ornano, -devait être maréchal de France sous Louis XIII. En Corse, George Doria -avait proclamé l’amnistie; mais il ne tarda pas à être rappelé, et ses -successeurs, revêtus par Gênes d’un pouvoir sans bornes, considérèrent -la Corse comme un domaine à exploiter jusqu’à l’épuisement.<span class="pagenum"><a id="page_118">{118}</a></span></p> - -<h2><a id="CHAPITRE_XI"></a>XI<br /><br /> -LA CORSE SOUS LA DOMINATION GÉNOISE</h2> - -<p>I) LES ROUAGES ADMINISTRATIFS<a id="FNanchor_D_4"></a><a href="#Footnote_D_4" class="fnanchor">[D]</a>.</p> - -<div class="blockquot"><p class="hang"><i>Les statuts de 1571. Le gouverneur et l’organisation judiciaire. -Le Syndicat.—Les Corses éliminés de l’administration.</i></p></div> - -<p>Le 7 décembre 1571, le Sénat de Gênes promulgua un décret par lequel les -statuts de 1357 qui régissaient l’île, revisés depuis 1559 par une -commission composée de deux Corses et de trois Génois, seraient en -vigueur à partir du 1ᵉʳ février 1572. Les insulaires avaient envoyé à -Gênes le P. Antonio de Saint-Florent et Giovan-Antonio della Serra. Le -gouvernement génois avait désigné de son côté Giovan-Battista Fiesco, -Domenico Doria et Francesco Fornari. A la suite d’une demande qui lui -fut adressée par l’orateur de Corse, le Sénat de Gênes, par décret du 8 -décembre 1573, ordonna une révision nouvelle des statuts et désigna pour -la faire le gouverneur Giovan-Antonio Pallavicino, son vicaire -Gio-Battista Gentile et Martilio Fiesco, auxquels il conseillait de -demander l’avis de notaires, procurateurs, caporaux, gentilshommes de -l’île. Cette revision, de nouveau promise en 1577, puis le<span class="pagenum"><a id="page_119">{119}</a></span> 19 février -1588, ne fut jamais accomplie. Les statuts de 1571 furent donc appliqués -en Corse d’une façon à peu près ininterrompue pendant toute la période -génoise. Publiés en 1603 et plusieurs fois réimprimés, notamment à -Bastia en 1694, les <i>Statuti civili e criminali dell’ isola di Corsica</i> -furent traduits en français par Serval, avocat au Parlement, en 1769, -c’est-à-dire lors de la réunion à la France et sur le désir exprimé par -Mᵍʳ Chardon, premier président du Conseil supérieur de Corse: rien ne -prouve mieux la force légale que l’on continuait à leur reconnaître. Les -Corses étaient jaloux de leur corps de lois; comme, en 1770, une -ordonnance royale leur avait fait croire que le gouvernement français -voulait en décider l’abrogation, une assemblée insulaire, sur la -proposition d’Abbatucci, en réclama avec force le maintien.</p> - -<p>D’après ce code, le gouverneur général jouissait d’un pouvoir sans -bornes. Là où il était, cessait toute autorité. Seul il possédait en -Corse le droit <i>della spada</i> ou <i>di sangue</i>, c’est-à-dire qu’il avait -pleins pouvoirs pour juger toutes les causes criminelles. Il pouvait -condamner à la corde, aux galères, au pilori, au fouet, sans aucune -formalité ni preuve juridique, mais <i>ex informata conscientia</i>; il -prononçait seul sur ce qui intéressait le commerce et accordait à son -gré ou refusait tout droit d’importation ou d’exportation; il disposait -enfin des revenus publics et n’était obligé de rendre des comptes qu’en -retournant à Gênes à l’expiration de son commandement.</p> - -<p>Le gouverneur résidait à Bastia. Il avait, au début du <small>XVIII</small>ᵉ siècle, du -temps de Morati,—l’auteur de la <i>Prattica manuale</i>,—un traitement de -1.000 écus d’argent et, de plus, 25 pour 100 des condamnations -recouvrées et 500 écus d’argent pour la tournée<span class="pagenum"><a id="page_120">{120}</a></span> qu’il devait faire dans -l’île. Il avait droit aussi, périodiquement, à certaines prestations en -nature de la part de ses administrés.</p> - -<p>Il était assisté de nombreux fonctionnaires: le vicaire (il y en eut -deux, à partir du <small>XVIII</small>ᵉ siècle, s’occupant chaque année à tour de rôle -du civil et du criminel; le vicaire au criminel avait la préséance sur -l’autre, remplaçait le gouverneur empêché; l’un et l’autre touchaient le -même traitement de 2.000 lires);—le chancelier qui, au début du <small>XVIII</small>ᵉ -siècle, payait sa charge 7.600 lires par an, fonction lucrative et -recherchée;—le sous-chancelier, désigné, avec approbation du -gouverneur, par le chancelier (25 lires par mois);—le trésorier, qui -était en général noble; il était chargé d’encaisser les deniers publics -et de payer les fonctionnaires; son salaire fixe était de 800 lires par -an; il avait droit aussi à une certaine part dans la quantité d’huile -que la Balagne, en vertu d’un décret de 1646, fournissait à la -République;—le seigneur «<i>fiscale</i>», choisi également, en principe, -dans la noblesse et parmi les docteurs en droit; chargé de mettre en -mouvement l’action publique, il bénéficiait de la moitié des -condamnations pécuniaires prononcées en matière pénale, à charge par lui -de payer 50 lires par mois à la Chambre; le fiscal, de même que le -trésorier, avait le titre de «magnifique»;—le syndic de la Chambre -ayant pour mission de faire rentrer les impôts et de tenir un compte -exact des débiteurs;—un chapelain;—un secrétaire et un -sous-secrétaire, fonctions créées seulement à la fin du <small>XVII</small>ᵉ -siècle;—un maître des cérémonies, dont la charge fut établie en 1671 et -à qui, à partir de 1690, le gouverneur prit l’habitude de déléguer -certaines affaires en matière ecclésiastique;—des individus en nombre -variable (80, 100, 140) portant le nom de</p> - -<div class="figcenter" id="plt_VIII" style="width: 442px;"> -<a href="images/illu-163.jpg"> -<img src="images/illu-163.jpg" width="442" height="600" alt="[Pas d'image disponible.]" /></a> -<div class="caption"><p>Corte: Maison Gaffori.—<i>Ibid.</i>: Statue de Paoli.</p> - -<p>Calvi: la Citadelle. (<i>Sites et Monuments du T. C. F.</i>)</p> - -<p>Pl. VIII.—<span class="smcap">Corse.</span></p></div> -</div> - -<p><span class="pagenum"><a id="page_121">{121}</a></span></p> - -<p><i>famegli</i>, sous la direction d’un capitaine ou <i>bargello</i>, ayant pour -mission d’exécuter les ordres que le gouverneur ou ses vicaires -pouvaient donner pour l’administration de la justice;—le gardien des -prisons ou <i>castellano</i>;—l’archiviste, préposé à la garde des archives -du gouvernement et notamment du «Livre rouge», le <i>Libro rosso</i>, où se -trouvaient enregistrés tous les ordres et décrets de la Sérénissime -République depuis 1471;—un avocat, enfin, chargé de défendre les -pauvres sans exiger d’eux aucune indemnité, <i>non vi e altra mercede a -detto avocato che quella che la divina pietà e misericordia li -contribuirà nell’ altra vita</i>.</p> - -<p>La justice était rendue en Corse par le gouverneur et par d’autres -fonctionnaires, dont le nombre varia suivant les époques, et qui -portaient le titre de commissaire ou de lieutenant. En vertu d’un décret -des sérénissimes collèges de Gênes du 6 juin 1570, ils étaient élus par -ces collèges aux deux tiers des voix; un décret de 1584 porta cette -quotité aux quatre cinquièmes. Leur fonction était temporaire: ils -étaient d’abord élus pour un an seulement; puis un décret du 12 novembre -1571 déclara que les élections des gouverneurs et magistrats quelconques -se feraient tous les dix-huit mois et auraient respectivement lieu à la -fin de février ou d’août. Les titulaires de ces charges ne pouvaient -posséder à nouveau aucune d’elles qu’après trois ans d’interruption.</p> - -<p>Tel était le droit commun; mais un certain nombre de villes jouissaient -de privilèges spéciaux. Bonifacio avait eu, dès le <small>XIV</small>ᵉ siècle, un -«podestat» qui était envoyé par Gênes, mais qui devait, dans son -administration, observer les statuts de la cité; dans les jugements -qu’il rendait, il était nécessairement assisté des «caissiers»:<span class="pagenum"><a id="page_122">{122}</a></span> -ceux-ci, élus par les habitants mêmes de Bonifacio, étaient en outre -chargés de poursuivre le recouvrement des condamnations prononcées par -le podestat et de gérer les biens de la commune. Il y avait plusieurs -juridictions d’exception en matière civile ou commerciale. Nous nous -bornerons à citer celle des <i>campari</i> et celle des <i>censori</i> ou -<i>ministrali</i>. Les <i>campari</i> étaient compétents en matière de vols et -dommages champêtres. Quant aux <i>censori</i> ou <i>ministrali</i>, au nombre de -deux, élus tous les six mois, leur juridiction s’étendait aux affaires -de commerce: ils avaient des pouvoirs de réglementation notamment pour -la pêche, pour la vente du vin, pour celle du pain dont ils -déterminaient eux-mêmes le prix.—Les Calvais également pouvaient -concourir dans une certaine mesure à l’administration de la justice: le -commissaire que la République envoyait à Calvi était assisté, en matière -civile, de trois «consuls» tirés au sort périodiquement (tous les six -mois, puis tous les trois mois) dans une liste—un <i>bussolo</i>—de -trente-six membres élus par les Calvais eux-mêmes. Le tribunal n’était -composé de la sorte que pour les procès entre Calvais, et même les -consuls jugeaient seuls et sans l’assistance du commissaire les procès -champêtres; pour les causes dans lesquelles intervenaient des gens -étrangers à Calvi, le commissaire jugeait seul.—Sᵗ-Florent jusqu’au -début du <small>XVII</small>ᵉ siècle, Bastia de 1584 à 1645 eurent également des -faveurs spéciales.</p> - -<p>D’autre part les seigneurs feudataires qui existaient en Corse avaient -le droit, dont ils usaient en pratique, de publier des règlements qui -étaient appliqués dans leurs seigneuries. On a conservé—et publié—les -statuts des seigneurs de Nonza, Brando et Canari. Il est probable que -des statuts de ce genre furent promulgués par les autres sei<span class="pagenum"><a id="page_123">{123}</a></span>gneurs du -Cap, notamment par les da Mare, et dans l’Au-delà-des-monts, par les -seigneurs d’Istria, de Bozio et d’Ornano. Il y avait aussi des tribunaux -en matière ecclésiastique, cinq à l’époque de Morati: Bastia, Aleria, -Ajaccio, Nebbio, Sagone.</p> - -<p>L’organisation judiciaire en Corse comprenait enfin une sorte de -tribunal suprême à fonctions diverses et qui portait le nom de -<i>Syndicat</i>, les membres qui en faisaient partie étant les «syndics». Ce -Syndicat ne fut pas toujours composé de la même façon: il y eut d’abord -des insulaires, élus par leurs compatriotes, et des Génois, désignés par -le gouvernement de la République. Deux citoyens génois se réunissaient, -pour former le Syndicat de l’En-deçà-des-monts, à six Corses élus à -raison de deux par <i>terziero</i>; leur compétence s’étendait aux -juridictions de Bastia, Corte et Aleria; l’opinion des deux Génois -valait autant que celle des six Corses réunis. Dans l’Au-delà-des-monts -on élisait de même six insulaires qui formaient, avec les deux Génois, -le Syndicat pour les juridictions d’Ajaccio, Vico et Sartène. La -Balagne, Calvi et Bonifacio élisaient aussi des délégués, qui formaient -le Syndicat, en compagnie des deux Génois, pour chacun de ces -territoires. Cette organisation, qui résulte d’un décret du 27 janvier -1573, ne subsista pas durant toute la période génoise; on ne tarda pas à -supprimer les syndics insulaires, de sorte que bientôt les représentants -de Gênes purent seuls faire partie du Syndicat.</p> - -<p>Le Syndicat avait d’abord un pouvoir de juridiction civile. Les causes -susceptibles d’appel pouvaient être déférées en général, au choix de -l’appelant, devant le gouverneur, le gouvernement génois ou le Syndicat. -Dans ce dernier cas, le Syndicat était une véritable cour de justice -tenue, comme<span class="pagenum"><a id="page_124">{124}</a></span> les autres magistrats, à l’observation des statuts. Mais -sa principale fonction consistait à surveiller la conduite des -différents fonctionnaires de l’île, qu’ils aient été élus par les Corses -ou nommés par la République. Les syndics, qui venaient en Corse tous les -ans et n’y faisaient que des tournées, recevaient les plaintes que les -particuliers pouvaient avoir à formuler contre tel ou tel -administrateur, ils statuaient en dernier ressort sur les réclamations -qui leur étaient ainsi adressées et, s’ils les reconnaissaient fondées, -ils avaient le pouvoir de prononcer contre le coupable les peines qu’ils -jugeaient convenables et qui consistaient le plus souvent, soit en une -amende, soit en la privation temporaire ou même définitive de son -office. Les commissaires syndics recevaient ensemble une indemnité qu’un -décret du 28 avril 1710 fixa à 1.770 lires. Au surplus, rien de -particulièrement original: l’institution du Syndicat, qui n’a point -d’analogue dans notre droit français, se retrouve à Gênes et en d’autres -régions italiennes.</p> - -<p>Un tel régime n’apparaît vraiment pas comme «un régime de compression et -d’absolutisme». Le Conseil des Douze était également une garantie contre -l’arbitraire administratif, puisque ses membres étaient élus par les -procurateurs ou députés de chaque piève: les douze mandataires de -l’En-deça-des-monts, auxquels se joignaient les six de l’Au-delà, -avaient par leur «orateur» résidant à Gênes, un contact permanent avec -le gouvernement génois; mais ils ne pouvaient émettre que des vœux et -les seules attributions que la République ligurienne eût consenti à leur -laisser, étaient relatives aux travaux publics.</p> - -<p>  </p> - -<p>Malgré le pouvoir illimité dont était armé le gou<span class="pagenum"><a id="page_125">{125}</a></span>verneur, l’observation -des statuts pouvait garantir une tranquillité relative. Mais les -institutions valent ce que valent les hommes chargés de les appliquer. -Or les fonctionnaires que Gênes envoie en Corse ne sont pas choisis -parmi les plus dignes. Ce sont, pour la plupart, des gentilshommes -ruinés que leur incapacité éloigne des grands postes de la République. -Ils vont dans l’île refaire leur fortune. Tout pour eux devient une -marchandise: privilèges, brevets d’officiers, droits de port d’armes, -justice, permis d’importation, même les lettres de grâce acquises -quelquefois par un individu <i>en prévision du crime qu’il n’a pas encore -commis</i>. Tous les textes contemporains mentionnent les vexations sans -nombre pratiquées par les fonctionnaires génois, l’usage excessif du -droit exorbitant accordé au gouverneur de condamner <i>ex informata -conscientia</i>, l’augmentation croissante des taxes dont on grevait sans -cesse l’île, le favoritisme effréné, l’altération sans scrupule des -tarifs, la longueur des procès et surtout l’arbitraire odieux et la -partialité évidente qui osaient s’étaler au grand jour. Le <i>Libro rosso</i> -mentionne presque à chaque page les réclamations des Douze et de -l’orateur, les requêtes adressées par les élus de l’île au gouvernement -génois afin de mettre un terme aux exactions et aux injustices -révoltantes commises dans l’île par les délégués de la République. Le -renouvellement, la fréquence même de ces plaintes sont une preuve du peu -de cas que la métropole en faisait.</p> - -<p>D’ailleurs les insulaires sont, par une violation constante des statuts, -progressivement éliminés de toute l’administration. Dès 1581, un décret -pris par le gouverneur Andréa Cataneo, interdit les fonctions de garde à -tout individu né, marié, ou habitant<span class="pagenum"><a id="page_126">{126}</a></span> en Corse. D’après un décret de -1585, promulgué par Cataneo Marini, aucun Corse ne peut exercer de -fonctions judiciaires dans le lieu où il est né, dans celui où il a sa -femme et dans tous ceux où il a des parents de nationalité corse -jusqu’au quatrième degré. En 1588, Lorenzo Negroni déclare tout Corse -impropre à exercer les fonctions de notaire ou de greffier. Enfin un -arrêt de 1612 empêche tout insulaire d’exercer une fonction, même -infime, dans le lieu de sa naissance. Le même arrêt révoque les -privilèges des grandes villes, qui fournissaient elles-mêmes leur -capitaine de la milice. Deux ans après, le Sénat décide que les «Douze» -n’enverront plus à Gênes l’orateur chargé de la défense de leurs -intérêts. De nouveaux décrets excluent les Corses des charges de -collecteurs (1624) et des offices de vicaires et d’auditeurs (1634).</p> - -<p>Notons enfin que Gênes ne se préoccupe vraiment que des villes, -n’admettant les Corses dans l’administration municipale que s’ils -renoncent à la qualité de Corses: dans ces conditions seulement Gênes -permet aux <i>Magnifici anziani</i> d’Ajaccio de s’intéresser au -développement de la cité. De la campagne, au contraire, où se réfugient -les mécontents et les rebelles, on ne se préoccupe pas. De là la haine -que les populations voisines d’Ajaccio (Tavera, Bocagnano et Bastelica -notamment) nourrissent contre la ville privilégiée; de là des guerres -d’embuscades. Ce n’est pas des villes que viendra le sursaut de révolte -et l’origine du soulèvement.<span class="pagenum"><a id="page_127">{127}</a></span></p> - -<h2><a id="CHAPITRE_XII"></a>XII<br /><br /> -LA CORSE SOUS LA DOMINATION GÉNOISE</h2> - -<p>2) LA VIE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE<a id="FNanchor_E_5"></a><a href="#Footnote_E_5" class="fnanchor">[E]</a></p> - -<div class="blockquot"><p class="hang"><i>La police des marchés et la Composta d’Ajaccio.—Les incursions -des Barbaresques.—La question du port d’armes et les origines de -la vendetta.—Désorganisation sociale: une mission ecclésiastique -dans le Niolo.—Disparition de la féodalité.</i></p></div> - -<p>«La Corse est naturellement fertile et avantageusement située pour le -commerce. Les Génois n’y encouragèrent ni les arts ni l’agriculture. -Nulle fabrique, nulle manufacture n’y fut établie; le commerce y fut -aussi peu protégé, s’il n’y fut pas absolument prohibé.» Pommereul, qui -parle ainsi en 1779, est suspect comme «philosophe» hostile à ce qu’il -appelle «l’esprit mercantile». Certes, le système colonial des Génois, -envisage uniquement l’intérêt de la métropole: les Corses, obligés de -garder leurs denrées ou de les livrer à vil prix, se désaccoutumèrent du -travail des champs. «Le particulier qui retira de la terre les fruits et -le blé nécessaires à sa simple subsistance et à celle de sa famille, qui -put tondre quelques moutons et se faire filer de leur laine par sa femme -ou ses filles un vêtement grossier, fut aussi riche que celui qui,<span class="pagenum"><a id="page_128">{128}</a></span> -possédant inutilement de beaucoup plus grands territoires, n’en put -également mettre en valeur que ce qui était suffisant pour lui procurer -la simple nourriture.»</p> - -<p>Mais il faut distinguer la ville, colonie génoise qu’il est nécessaire -d’approvisionner régulièrement, et la campagne, ou l’indigène se réfugie -farouche. A Ajaccio, par exemple, des magistrats chargés de veiller à la -police des marchés sont élus annuellement par le Conseil des Anciens, -parmi les citoyens notables de la ville: ce sont les <i>Spectabili -ministrali</i>. Les noms de Francesco Cuneo, Leca, Colonna, Orto, Rossi, -Oberti, Bonaparte, Martinenghi, Peraldi, Paravicino, etc., figurent dans -la longue liste des <i>Spectabili ministrali</i>. Ces magistrats étaient -chargés d’arrêter la <i>meta</i> (mercuriale) suivant les saisons et la -nature des denrées, ils s’opposaient à l’accaparement des vivres, -tenaient la main à ce que la ville fût constamment approvisionnée, -ordonnaient des recensements et ne permettaient l’exportation des -vivres, du vin et de l’huile qu’après s’être assurés que l’alimentation -de la ville n’aurait pas à en souffrir. Aux <small>XVI</small>ᵉ et <small>XVII</small>ᵉ siècles, -Ajaccio et l’Au-delà-des-monts produisaient peu d’huile et de vin; on -était obligé d’en tirer de la Balagne, et d’ailleurs, en employant la -voie de mer. Il est bon d’ajouter qu’à cette époque la campagne -d’Ajaccio n’était pas mise en culture: elle avait l’aspect d’un désert, -parsemé de quelques petites oasis. Pour la rendre productive, on doit -faire des concessions de terre à ceux qui prennent l’engagement de les -mettre en culture dans un délai déterminé. Ces concessions de terres -remontent à 1639; les demandes devinrent générales pendant la période -1639-1670.</p> - -<p>En été, au moment des fortes chaleurs, le Conseil<span class="pagenum"><a id="page_129">{129}</a></span> des Anciens avait la -sage prévoyance de faire approvisionner la ville de neiges: c’était le -moyen de rendre buvable l’eau saumâtre des puits de la cité. La -fourniture des neiges était l’objet d’un contrat passé par devant -notaire, en présence du commissaire génois, concédant aux seules -personnes qui en étaient chargées le droit exclusif d’introduire les -neiges en ville pendant l’été.</p> - -<p>La <i>Composta</i> était une assemblée des notables commerçants de la ville, -qui fixait annuellement le prix des denrées pour servir de base aux -paiements à faire en nature. Elle était consultée par le gouvernement -pour tout ce qui intéressait le commerce de la cité; elle avait le droit -de présenter des observations et d’émettre des vœux. C’était une sorte -de Chambre de Commerce.</p> - -<p>L’orateur de l’Au-delà des monts ayant demandé au Sénat de Gênes (4 -avril 1584) de décider que, pendant deux années, les marchands d’Ajaccio -ne pourraient plus vendre à crédit, à l’exception des blés et autres -denrées, et, en outre, d’accorder aux débiteurs de ces mêmes négociants -un délai de deux années pour se libérer, Gio-Battista Baciocchi, -procureur de la <i>Composta</i>, répondant au nom de celle-ci, déclara que -les marchands d’Ajaccio accordaient un délai de deux années à leurs -débiteurs, mais qu’ils ne pouvaient pas admettre qu’il leur fût défendu -de vendre à crédit pendant ce même laps de temps. Il revendiqua pour les -marchands de la ville la liberté de vendre aussi bien à crédit qu’au -comptant, en ajoutant qu’une pareille prohibition était contraire aux -lois civiles et canoniques et à l’usage admis chez tous les peuples de -commercer librement. Les marchands d’Ajaccio possédaient dès le <small>XVI</small>ᵉ -siècle une notion exacte de leurs droits, qu’ils savaient au besoin -revendiquer avec fierté.<span class="pagenum"><a id="page_130">{130}</a></span></p> - -<p>La vie économique demeurait pourtant singulièrement trouble. L’audace -des corsaires barbaresques était telle qu’on les vit, en novembre 1582, -venir jeter la terreur et l’épouvante jusque sous les murs d’Ajaccio. La -nouvelle se répandit en ville qu’ils venaient d’enlever dix habitants de -Bastelica dans la plaine de Campo di Loro. Aussitôt Jérôme -Roccatagliata, chargé de la garde des marines, sortit d’Ajaccio avec sa -compagnie à cheval pour marcher à leur rencontre. De courageux habitants -de la ville, ayant à leur tête Niccolo Baggioco et Martino Punta, se -joignirent à lui et atteignirent les infidèles à Porto Pollo le 19 -novembre 1582. Après un vif engagement, les Barbaresques furent défaits -en laissant sur le terrain vingt des leurs; on leur fit dix-neuf -prisonniers. Martino Punta reçut un coup d’arquebuse qui lui enleva le -pouce de la main droite.</p> - -<p>Episode que la tradition a popularisé! Mille autres pourraient être -cités: sans cesse les plages de Corse sont visitées par les corsaires -barbaresques, qui pillent les campagnes et enlèvent des captifs. Les 85 -tours, bâties sur le littoral par ordre du gouvernement de Gênes pour -signaler aux populations l’approche des corsaires, ne suffisaient pas -toujours à les préserver de leurs atteintes.</p> - -<p>Ces tours sont nombreuses. De la mer, en longeant les côtes, on les voit -dans leur fauve isolement, sur les pointes les plus périlleuses. Elles -accentuent encore la désolation des rocs, des arbustes qui semblent -incrustés, des escarpements inaccessibles qu’elles commandent. Parfois, -au contraire, elles se parent des charmes d’un promontoire harmonieux et -d’une baie caressante. Ainsi nous apparaissent les tours du littoral -d’Ajaccio: celles de Capitello, construite en 1553, de l’Isolella -(1596),<span class="pagenum"><a id="page_131">{131}</a></span> de la Castagna (1580), de Capo di Muro (1584), de la Parata -(1608), des Sanguinaires (1550). Dès l’apparition des voiles hostiles à -l’horizon, les laboureurs, les bergers des rivages accouraient vers la -tour la plus proche: ils y trouvaient des vivres et des armes. Aussitôt -on allumait un grand feu au sommet de la tour. C’était le signal convenu -qui se multipliait de cime en cime. Les cabanes, les villages, les cités -étaient ainsi prévenus de l’arrivée des ennemis. Puis tout s’éteignait. -La tour s’enveloppait de silence pour se réveiller quand l’ennemi -débarquait.</p> - -<p>De temps en temps il y avait entre les pirates et les Corses des -échanges ou des rachats mutuels d’esclaves. C’est ainsi que, le 14 août -1597, quatre galères turques, commandées par Moretto Rais, après avoir -fait comprendre par leurs signaux que leur arrivée était pacifique, -allèrent jeter l’ancre dans l’anse de Ficajola et proposèrent aux -Bastiais de racheter un certain nombre d’esclaves corses.</p> - -<p>En 1584, noble Pasquale Pozzo di Borgo, orateur de l’Au-delà des monts, -est envoyé à Gênes pour signaler au Sénat les déprédations des -infidèles, dont les nombreux rapts, disait-il, amèneront infailliblement -le dépeuplement du pays. Il supplie la République de prendre des mesures -efficaces, afin d’éloigner les Barbaresques des plages d’Ajaccio et de -la province de l’Au-delà des monts. A défaut, ajoutait-il, ce qui reste -encore de population ne tardera pas à être réduit en esclavage, au grand -détriment du corps et de l’âme. Déjà les Barbaresques pénétraient dans -l’intérieur du pays, jusqu’à 15 et 18 milles. Pozzo di Borgo proposait -d’augmenter la prime de capture, qui était de 70 lires par infidèle -capturé les armes à la main et de 13 pour un prisonnier fait <i>alla -stracqua</i>, c’est-à-dire trouvé<span class="pagenum"><a id="page_132">{132}</a></span> sur le rivage où la tempête avait pu le -jeter: elle fut portée respectivement à 100 et à 50 lires, et le Sénat -accorda 30 lires pour tout Turc tué pendant le combat.</p> - -<p>Un autre remède avait été proposé trois ans auparavant par Giovanni da -Salo, citoyen d’Ajaccio, orateur pour l’Au-delà des monts: il avait -demandé (5 janvier 1581) des permis de port d’armes afin de se défendre -non pas seulement contre les Barbaresques mais contre les ours (dont la -présence est ainsi attestée dans la Corse du <small>XVI</small>ᵉ siècle).</p> - -<p>  </p> - -<p>Les armes sont nécessaires aux Corses pour leur sécurité personnelle et -pour la défense même de l’île contre les pillages des Barbaresques; mais -on ne délivrera le permis que moyennant finances, on monnaiera cet -indispensable privilège, on en fera une mesure fiscale, un procédé de -vexation. On verra des gouverneurs vendre des ports d’armes, ordonner -ensuite un désarmement général, revendre les armes confisquées: le même -fusil, dit-on, fut vendu jusqu’à sept fois. Mais dans cette complication -même, le problème est trop simple, car de ces armes les Corses -commencent à faire un mauvais usage, s’il est vrai qu’il faille noter -ici l’origine de la <i>vendetta</i>. Les Génois semblent fondés à défendre -les armes à feu; mais la seule cause de la vendetta fut l’absence -absolue de justice sous leur gouvernement.</p> - -<p>«Dès qu’un homicide se commettait, est-il dit dans <i>la Justification de -la révolution de la Corse</i>—ouvrage au titre caractéristique, que les -Génois eux-mêmes ne réfutèrent que faiblement,—les parents du mort -recouraient à la justice contre l’assassin; les parents de l’assassin -accouraient pour empêcher l’action de la justice. Il y avait entre les<span class="pagenum"><a id="page_133">{133}</a></span> -parties une première lutte devant le greffier pour en obtenir un -procès-verbal favorable; une seconde devant le juge qui émettait son -avis; une troisième devant le gouverneur, de qui émanait la sentence. Si -les parties avaient quelques moyens pécuniaires, on profitait de -l’occasion pour faire une moisson abondante: les plus offrants gagnaient -toujours leur procès; mais si c’étaient les parents du mort, on ne -condamnait l’assassin qu’à une peine légère, et simplement pour leur -donner une sorte de satisfaction, tandis que, si c’étaient les parents -du meurtrier, le meurtrier lui-même était exempté de toute peine -afflictive ou infamante... Que si les assassins étaient pauvres, alors, -pour faire parade d’une justice incorruptible, ils étaient condamnés au -bannissement; mais bientôt, pour une pièce de 80 francs (genovina), on -accordait un sauf-conduit de six mois, même aux bannis pour peine -capitale, avec permis de port d’armes, afin que, pouvant parcourir l’île -en toute sécurité, ils fussent non seulement en état de se défendre -contre leurs ennemis, mais même de commettre de nouveaux attentats. -Quelquefois on les faisait embarquer pour Gênes où, admis au service de -la République, ils étaient élevés à des grades honorables, et même à -celui de colonel. Enfin, au bout de peu d’années, tous les bannis, -absous par des grâces générales ou particulières, retournaient chez eux -d’un air de triomphe et plus insolents que jamais.»</p> - -<p>Effrayés des crimes et des délits de tout ordre qui restaient impunis, -les Corses eux-mêmes s’indignaient et réclamaient une répression sévère.</p> - -<p>«En Corse, dit un chroniqueur, il y a des voleurs publics, de faux -témoins, des notaires faussaires, des malfaiteurs de toute sorte. Les -maux de cette île se sont multipliés tellement que, de même que<span class="pagenum"><a id="page_134">{134}</a></span> le mal -français se soigne par le vif argent, il faudrait employer contre cet -état de choses les moyens les plus violents.»</p> - -<p>Mais Gênes n’agissait pas, sinon pour augmenter les taxes et tirer -profit de la misère, matérielle ou morale, où l’île commençait de -sombrer. Aussi les Corses, dans la méfiance grandissante vis-à-vis de la -justice, prirent-ils décidément l’habitude de recourir à l’acte -personnel et de venger eux-mêmes l’injure qui leur était faite. Le -nombre des crimes commis pendant cette douloureuse période est presque -incroyable: on relève sur les registres de la République, en l’espace de -32 ans (de 1683 à 1715), 28.715 meurtres.</p> - -<p>En 1714, un Jésuite, le P. Murati, député à Gênes par les Douze, obtint -qu’il ne serait plus délivré aucun port d’armes, à condition qu’une -redevance de deux <i>seini</i> (0 fr. 40) par feu indemniserait la République -du tort que lui causait la suppression des patentes. Le nouveau -gouverneur Pallavicini, chargé d’opérer le désarmement, ne rencontra -dans sa tâche aucun obstacle, et la police de l’île parut prendre une -voie meilleure. Malheureusement, de toutes les mesures prises, une seule -survécut: l’impôt auquel les insulaires s’étaient eux-mêmes soumis.</p> - -<p>  </p> - -<p>Ce n’est pas que les magistrats de Gênes n’aient rien tenté pour -l’amélioration économique et sociale de la Corse. Ils avaient donné tout -leur appui au Barnabite milanais Alexandre Sauli, qui fut évêque -d’Aleria de 1570 à 1591 et qui mérita le titre d’«apôtre de la Corse»; -mais un demi-siècle avait passé et tout devait être repris à pied -d’œuvre. En 1652, alarmés par l’impiété et le relâchement des mœurs de -leurs indomptables sujets, les Génois demandè<span class="pagenum"><a id="page_135">{135}</a></span>rent à saint Vincent de -Paul quelques prêtres de sa Congrégation pour aller prêcher des missions -dans l’île, afin de ramener au bercail les brebis égarées. «Monsieur -Vincent» fit droit à cette requête: il envoya sept missionnaires; le -cardinal Durazzo, archevêque de Gênes, leur adjoignit quatre -ecclésiastiques et quatre religieux. Les quinze représentants de -l’orthodoxie prêchèrent des missions en différents endroits, à Aleria, à -Corte, dans le Niolo.</p> - -<p>Le rapport adressé par les missionnaires à saint Vincent de Paul nous -apprend qu’à Aleria régnait le plus grand désordre, non pas à cause du -manque de directeurs spirituels, mais au contraire parce qu’il y en -avait trop. Le siège épiscopal, il est vrai, était vacant; mais il y -avait deux vicaires généraux, dont l’un était nommé par la Congrégation -de la Propagation de la Foi et l’autre par le Chapitre de l’Église -cathédrale. Ces deux vicaires généraux se faisaient la guerre: «L’un -défaisait ce que l’autre avait fait et si l’un excommuniait, l’autre -relevait cette excommunication.» De sorte que le clergé et le peuple -étaient divisés en deux clans, ni plus ni moins que s’il se fût agi de -politique: de la religion et de la morale, nul ne se souciait.</p> - -<p>Les rapports de nos missionnaires signalent du reste le désordre qui -régnait dans la Corse entière; ils y mettent même tant de vigueur qu’on -serait assez naturellement porté à soupçonner qu’ils ont un peu chargé -le tableau pour mieux faire ressortir, par contraste, la difficulté de -leur tâche et la fécondité de leurs efforts. A les en croire, «outre -l’ignorance, qui est fort grande parmi le peuple, les vices les plus -ordinaires qui règnent dans le pays sont l’impiété, le concubinage, -l’inceste, le<span class="pagenum"><a id="page_136">{136}</a></span> larcin, le faux témoignage et, sur tous les autres, la -vengeance qui est le désordre le plus général et le plus fréquent».</p> - -<p>Les bons pères furent effrayés de l’état religieux du Niolo: «Je n’ai -jamais trouvé de gens, écrit l’auteur du rapport, et je ne sais s’il y -en a dans toute la chrétienté, qui fussent plus abandonnés qu’étaient -ceux-là.» Beaucoup n’étaient pas baptisés; la très grande majorité -ignorait les commandements de Dieu et le symbole des Apôtres; «leur -demander s’il y a un Dieu ou s’il y en a plusieurs... c’était leur -parler arabe. Il y en avait plusieurs qui passaient les 7 ou 8 mois sans -entendre la messe, et les 3, 4, 8 et 10 ans sans se confesser; on -trouvait même des jeunes gens de 15 et 16 ans qui ne s’étaient encore -jamais confessés»; bien entendu, ils n’observaient ni Carême ni -Quatre-Temps. Mais cela n’était que peccadille à côté du reste: les -hommes et les femmes se mettaient en ménage librement et ne se mariaient -qu’ensuite.</p> - -<p>Pour remettre un peu d’ordre dans tant de désordre, les missionnaires -commencèrent par catéchiser le clergé qui en avait lui-même grand -besoin, puisque, nous dit le rapport, plusieurs ecclésiastiques -donnaient les exemples les plus déplorables et commettaient des incestes -et des sacrilèges avec leurs nièces et parentes. De ce côté, ils -n’eurent pas trop de peine: ils obtinrent assez aisément des prêtres -corses qu’ils fissent, même publiquement, la confession de leurs fautes -et qu’ils se livrassent aux austères douceurs de la pénitence.</p> - -<p>En second lieu, les missionnaires obtinrent de ceux qui vivaient en état -de péché la cessation des scandales qu’ils causaient. Ils travaillèrent</p> - -<div class="figcenter" id="plt_IX" style="width: 447px;"> -<a href="images/illu-181.jpg"> -<img src="images/illu-181.jpg" width="447" height="600" alt="[Pas d'image disponible.]" /></a> -<div class="caption"><p>Corte: la Citadelle. (<i>Sites et Monuments du T. C. -F.</i>)—Tour de Casella.</p> - -<p>Bastelica: Maison de Sampiero.</p> - -<p>Pl. IX.—<span class="smcap">Corse.</span></p></div> -</div> - -<p><span class="pagenum"><a id="page_137">{137}</a></span></p> - -<p class="nind">aussi à amener des réconciliations entre ennemis acharnés. Mais cela fut -assez malaisé, surtout dans le Niolo. «Tous les hommes venaient à la -prédication l’épée au côté et le fusil à l’épaule»; quelques-uns—les -bandits—apportaient en outre «deux pistolets et deux ou trois dagues à -la ceinture». Enfin, après bien des efforts, deux ennemis firent la -paix; d’autres suivirent leur exemple, «de façon que, pendant l’espace -d’une heure et demie, on ne vit autre chose que réconciliations et -embrassements» et, ajoute l’auteur du rapport, «pour une plus grande -sûreté, les choses les plus importantes se mettaient par écrit, et le -notaire en faisait acte public». Communion générale à laquelle tous les -Niolains prennent part, fondation de nombreuses conférences de la -charité, guérison rapide et radicale de tous les maux dont souffrait la -Corse... Vaine illusion: après le départ des missionnaires, les -désordres recommencèrent de plus belle, s’il n’est pas plus vrai de dire -qu’ils n’avaient jamais cessé. Le clergé lui-même continua d’être, au -point de vue moral comme au point de vue professionnel, fort au-dessous -de sa tâche, sans organisation rigoureuse, sans instruction suffisante.</p> - -<p>  </p> - -<p>Ce qui contribua plus que tout à la désorganisation sociale, c’est la -disparition de ce que l’on pourrait appeler les classes dirigeantes, la -fin de cette féodalité qui avait constitué des cadres pour les pauvres -et les inférieurs. Tactique habituelle aux grandes républiques -italiennes: elles ne laissèrent jamais s’élever au niveau de leur -patriciat (Gênes avait reconstitué le sien en 1528) la noblesse des -villes ou des pays qui composaient leurs Etats. Systématiquement les -Génois nivelèrent les castes en Corse,<span class="pagenum"><a id="page_138">{138}</a></span> laissant aux chefs de clan de -vains titres honorifiques et de maigres privilèges perpétuellement -discutés.</p> - -<p>Des fiefs cinarchèses, ceux d’Istria, d’Ornano et de Bozzi avaient seuls -conservé un semblant d’existence; mais, morcelés par de nombreux -partages, ils étaient pour leurs seigneurs d’un maigre revenu. -L’autorité de ceux-ci est d’ailleurs illusoire: un lieutenant des -feudataires exerce bien la justice en leur nom; mais il est désigné par -le gouverneur.—Les maisons della Rocca et de Leca ne possèdent plus que -des distinctions appellatives, le patronat de certaines églises et -l’exemption des dîmes et de la taille. Cette dernière exemption est -héréditaire dans une soixantaine de familles dont le «magistrat de -Corse» se fait représenter les titres à chaque génération. Le privilège -de paraître couverts devant le gouverneur leur fut enlevé en 1623.—Les -seigneurs du Cap Corse sont également dans la misère par suite de leur -accroissement même: seuls, ceux qui ont conservé des intérêts à Gênes -sont plus riches.</p> - -<p>En somme il y a un mouvement social tout à fait curieux qui transforme -les conditions mêmes de la vie populaire. Les clans vont se former -autour d’hommes sortis du peuple, et que distingue leur instruction; les -grands patriotes du <small>XVIII</small>ᵉ siècle ne sont pas des seigneurs. Giacinto -Paoli, Colonna-Ceccaldi, Gaffori, Limperani, Abbatucci sont des -médecins; Leoni, Costa, Marengo, Charles Bonaparte, Saliceti, Pozzo di -Borgo sont des avocats.<span class="pagenum"><a id="page_139">{139}</a></span></p> - -<h2><a id="CHAPITRE_XIII"></a>XIII<br /><br /> -BASTIA AU XVIIᵉ SIÈCLE</h2> - -<div class="blockquot"><p class="hang"><i>Situation topographique: les quartiers, les édifices religieux, -les monuments publics et privés.—Le Mont-de-Piété et -l’Hôpital.—Le collège des Jésuites et l’Académie des «Vagabonds».</i></p></div> - -<p>L’œuvre génoise en Corse est surtout visible dans les villes. Ajaccio, -fondée en 1492, avait été la capitale de l’île pendant l’occupation -française qui précéda Cateau-Cambrésis, et l’on y goûtait déjà, dit -Filippini, «la douceur du climat, la beauté des campagnes, ses rues -droites et larges, la fertilité du sol, les jardins délicieux». Elle fit -de rapides progrès à la fin du <small>XVI</small>ᵉ siècle et au commencement du <small>XVII</small>ᵉ: -édifices religieux, écoles, institutions de bienfaisance datent de cette -époque. Lorsqu’un décret du Sénat de Gênes, en date du 3 décembre 1715, -divisa la Corse en deux gouvernements, Ajaccio devint le siège du -gouverneur de l’Au-delà des monts. Mais Bastia, plus ancienne, plus -importante pour les Génois à cause de sa situation même, était depuis -1453 la résidence du gouverneur de l’île et de son vicaire. Capitale -administrative et religieuse, bien défendue par un système compliqué de -remparts, de citadelle et de tours, en relations constantes avec Gênes, -elle eut au <small>XVII</small>ᵉ siècle un éclat et une prospérité incomparables: la -vie économique et intellectuelle <span class="pagenum"><a id="page_140">{140}</a></span>s’y développa dans le calme. La -chronique de Filippini et les Annales de Banchero, ancien podestat de -Bastia, nous permettent d’esquisser un tableau qui contraste -singulièrement avec le spectacle des misères et des vengeances des -Corses de l’intérieur.</p> - -<p>  </p> - -<p>Une montagne haute et raide, dont le pied se perd dans la mer, domine la -ville, qui occupe sur la côte un espace d’environ 800 mètres de long sur -200 de large. Vers le milieu de sa longueur, la mer forme une anse -fermée au N.-E. par un môle (inauguré en 1671) et au S.-E. par -l’escarpement du rocher sur lequel est bâtie la citadelle. C’est <i>Terra -Nova</i>, qu’enferme un mur d’enceinte. On y accède par une porte d’entrée -placée sons la garde d’un capitaine et de soldats de Gênes; la -citadelle, où habitaient le gouverneur et les officiers de sa suite, -était entourée d’un fossé et l’on y pénétrait à l’aide d’un pont-levis. -De larges rues, des places publiques, l’église paroissiale de -Sainte-Marie, qui passait pour la plus somptueuse de l’île, avec ses -colonnes en marbre de Corse, les stalles de son chœur, les bijoux, -dentelles et broderies conservés dans son trésor. Elle devait cette -richesse aux évêques de Mariana, qui s’en servaient comme de cathédrale. -La Canonica en effet tombait en ruines et, dès la seconde moitié du -<small>XIII</small>ᵉ siècle, les évêques de Mariana résidaient à Vescovato. Mᵍʳ -Leonardo de Fornari, évêque de Mariana, décédé en 1492, avait établi par -testament que les revenus capitalisés d’une certaine somme d’argent -placée à la Banque de Saint-Georges seraient affectés à la réparation de -la Canonica; mais en 1495 Mᵍʳ Ottavio de Fornari, nommé évêque de -Mariana, fit construire l’église Sainte-Marie de Terranova; un bref du -pape Pie V obligea les évêques et chanoines de Mariana à résider à -Sainte-<span class="pagenum"><a id="page_141">{141}</a></span>Marie. Mᵍʳ Centurione commença la construction du chœur de cette -église: il y officia pontificalement le 18 juin 1575. En 1582 la commune -de Bastia céda les bénéfices de Pineto pour aider à la restauration de -l’église cathédrale de Sainte-Marie. Comme elle était devenue -insuffisante, que le pape Clément VIII avait autorisé (1600) la -substitution de Sainte-Marie à la Canonica et l’attribution, par suite, -du legs Leonardo de Fornari, on la refit sur de nouvelles bases. Mᵍʳ -Jérôme del Pozzo, de la Spezia, évêque de Mariana, posa la première -pierre de la nouvelle cathédrale en 1604; les travaux furent menés à -bonne fin en 1619; le clocher fut achevé en 1620. La consécration eut -lieu le 17 juillet 1625, par Mᵍʳ Giulio del Pozzo. Lorsque mourut ce -prélat, le 17 décembre 1644, il légua mille écus pour achat de -chandeliers d’argent et objets d’art.</p> - -<p>La ville proprement dite, c’est <i>Terra Vecchia</i>. Plus grande, plus -peuplée que la citadelle, elle n’est fermée par aucun système de murs ou -de fossés. Sur l’emplacement de l’ancienne église paroissiale, l’église -Sᵗ-Jean Baptiste a été construite en 1640. Les rues y sont étroites et -tortueuses. Une série d’oratoires, de chapelles et de couvents: Sᵗ-Roch, -édifié en 1604; la Conception, qui s’écroula le 25 février 1609, mais -qui fut restaurée et agrandie en 1611. Les plus beaux édifices de toute -la Corse appartiennent assez ordinairement aux moines. Les Lazaristes -sont installés dans une vaste et belle maison, dont la situation, hors -de la ville et sur le bord de la mer, «est si singulière que, d’une -lieue en mer, cette maison paraît sortir de l’eau». Les couvents des -Cordeliers, des Capucins, des Récollets et des Servites, bâtis sur des -mamelons en arrière de la ville, l’entourent du<span class="pagenum"><a id="page_142">{142}</a></span> côté de la terre. Deux -couvents de religieuses, notamment celui des Clarisses.</p> - -<p>Bastia, vers le milieu du <small>XVII</small>ᵉ siècle, était donc une charmante ville, -dont la population ne dépassait certainement pas 7.000 habitants: tel -est le chiffre que donnent les Annales de Banchero; celui de 14.000 -qu’indique le docteur Morati dans la <i>Prattica Manuale</i>, est beaucoup -moins vraisemblable. Les rues, étroites, sombres et escarpées dans la -vieille ville, plus larges aux environs de la citadelle, sont bordées de -maisons plus ou moins bien construites, généralement hautes, habitées -dans les étages supérieurs par les propriétaires et les gens aisés qui -louent le reste au peuple. On comptait près de 400 magasins.</p> - -<p>La ville était alimentée par de nombreuses fontaines débitant une eau -excellente. Elle produisait du vin exquis, des céréales qu’elle -exportait à Livourne et à Gênes, et l’étang de Chiurlino lui fournissait -à profusion du poisson, des anguilles et du gibier d’eau.</p> - -<p>  </p> - -<p>A l’exemple des anciennes villes italiennes, Bastia avait un -Mont-de-Piété, pour prêter des fonds aux pauvres à un taux modéré. Cette -institution fut créée en 1618 par l’évêque Sartario di Policastro, -visiteur apostolique, qui en établit un autre à Ajaccio, et ces deux -établissements ont précédé de plus d’un siècle et demi le Mont-de-Piété -de Paris (créé le 9 décembre 1777). L’évêque en fit annoncer l’ouverture -par l’intermédiaire des curés. Il était stipulé dans les statuts que le -Mont, placé sous la surveillance et la direction des évêques, serait -administré par trois gouverneurs, pris parmi les meilleurs, les plus -fidèles et les plus éclairés des citoyens: deux nommés par l’évêque, le -troisième par l’illus<span class="pagenum"><a id="page_143">{143}</a></span>trissime commissaire de la République de Gênes; -six autres membres, nommés pour moitié par le commissaire génois, leur -étaient adjoints. Leurs fonctions étaient renouvelables chaque année le -jour de la fête de l’Annonciation de la Vierge Marie, sous la protection -de laquelle l’œuvre était placée. Les administrateurs étaient tenus de -prêter serment entre les mains de l’évêque et, en leur absence, entre -celles des vicaires généraux, soit le jour de leur nomination, soit le -lendemain.</p> - -<p>Le registre des engagements et des retraits était confié à un gouverneur -ayant la pratique de la comptabilité. Ce registre, qui contenait 300 -feuillets, portait en tête, outre les statuts, une page destinée à -recevoir les noms de bienfaiteurs disposés à faire des dons et legs à -l’œuvre. Il mentionnait la désignation des nantissements, la somme -prêtée et la date de l’engagement. Le prêt, consenti pour six mois, -représentait la moitié de la valeur de l’objet: il ne pouvait excéder 12 -livres. Ce délai expiré, on vendait les gages aux enchères, sans avis -préalable. La caisse du Mont-de-Piété était confiée aux soins des -officiers municipaux; elle était à 3 clés, dont une restait entre les -mains de l’évêque, la deuxième était la propriété des conseillers -municipaux; l’un des gouverneurs, alternant tous les six mois, -conservait la troisième. Le service courant se trouvait assuré par le -dépôt entre les mains du gouverneur d’une somme de 50 écus, soit 200 -livres.</p> - -<p>«En commençant, disaient les statuts, les prêts auront lieu en argent; -par la suite, les évêques pourront les faire, partie en argent, partie -en blé; on s’en rapportera à la prudence des évêques.» Il était en outre -stipulé que le Mont-de-Piété, pour venir en aide à un plus grand nombre -de pauvres, solliciterait l’autorisation nécessaire afin de pouvoir -accep<span class="pagenum"><a id="page_144">{144}</a></span>ter, des emprunteurs qui y consentiraient, la restitution, «à -mesure comble, du blé prêté à mesure rase» et le versement d’un sou et -demi par écu prêté pour 6 mois. Les prêts ne devaient être faits qu’aux -vrais pauvres, sans exception aucune, avec rapidité, empressement et -charité.</p> - -<p>La question de l’hôpital se pose en 1646. Dès le temps de la domination -pisane, des personnes charitables, s’inclinant vers les misères -humaines, avaient eu la pensée de créer un <i>Ospedale dei poveri</i>: -l’hôpital primitif, dit de Saint-Nicolas, parce qu’il était situé près -d’une chapelle dédiée à ce saint,—d’où la dénomination de la place -actuelle,—dépendait de Pise. En 1546 il fut transféré dans la haute -ville, mais bientôt reconnu insuffisant. Un siècle après, on proposait -donc d’ériger un nouvel hôpital sur l’emplacement du premier, et de le -confier à l’ordre des frères de Saint-Jean de Dieu.</p> - -<p>  </p> - -<p>La seule école pour l’éducation de la jeunesse, sous le gouvernement de -Gênes, était celle des Jésuites qui datait de 1635 (celle d’Ajaccio -datait de 1617), dans le bâtiment occupé aujourd’hui par le Lycée. Le -recteur et les professeurs étaient nommés par l’évêque. Les jeunes gens -allaient compléter leur éducation dans quelques-unes des Facultés les -plus célèbres de l’Italie: médecins, jurisconsultes, hommes d’Eglise; -mais la plupart se destinaient à la carrière des armes. Ceux qui -revenaient à Bastia pouvaient se rencontrer au sein d’une Académie -littéraire qui groupait les beaux esprits de l’endroit, les honnêtes -gens qui se piquaient de beau langage et savaient manier avec élégance -la langue italienne et le vers classique. C’était l’Académie des -Vagabonds—<i>Accademia dei Vagabondi</i>—fondée en 1659: elle devait être -réorganisée en 1750 par le<span class="pagenum"><a id="page_145">{145}</a></span> marquis de Cursay. On connaît le nom de -quelques-uns de ses membres, notamment de Jérôme Biguglia, dont le -tombeau se trouve dans l’église Sainte-Marie.</p> - -<p>La population, nonchalante ou active, se pressait dans les rues pour -admirer les spectacles ordinaires et la pompe des cérémonies: le -gouverneur de Corse défilant avec sa suite, l’évêque de Mariana et son -clergé, les confréries avec leurs insignes et les membres revêtus de -leurs cagoules. Un air lumineux et léger, des physionomies riantes. Les -chroniques et les récits ne nous laissent pas l’impression d’une -population malheureuse, révoltée. Mais trop d’étrangers circulent ici: -l’âme de la Corse ne bat pas dans cette ville administrative et -commerciale, capitale militaire, <i>civitas</i> et <i>praesidium</i>.<span class="pagenum"><a id="page_146">{146}</a></span></p> - -<h2><a id="CHAPITRE_XIV"></a>XIV<br /><br /> -UNE TENTATIVE DE DÉNATIONALISATION</h2> - -<div class="blockquot"><p class="hang"><i>Les Grecs du Magne installés à Paomia.—Une colonie -florissante.—Etat d’esprit des Corses: les Grecs expulsés.</i></p></div> - -<p>En 1676 des Grecs du Magne, dans l’ancien Péloponnèse, fatigués de la -tyrannie des Turcs, demandèrent à Gênes un territoire pour eux, leurs -femmes et leurs enfants. Le Sénat génois accepta et les établit en -Corse. Tel est le fait premier et, réduit à ces termes, il ne peut -manquer de surprendre. Car enfin, si les Turcs tyrannisaient les Grecs, -les Génois tyrannisaient les Corses. En quittant le Péloponnèse pour -s’installer dans une île soumise à la domination génoise, les Grecs -n’allaient faire, semble-t-il, que changer de tyrannie.</p> - -<p>Il n’en devait pas être ainsi, et ce n’est point par les Génois que les -Grecs allaient souffrir. Leur démarche s’explique tout d’abord par la -politique traditionnelle de Gênes dans la Méditerranée orientale: de -très anciennes relations commerciales s’étaient nouées avec les Grecs, -tandis que les Ottomans avaient toujours manifesté la plus violente -hostilité à ses entreprises, même pacifiques. Les Turcs voulaient «la -Méditerranée orientale aux Turcs» et, dans la seconde moitié du <small>XVI</small>ᵉ -siècle, ils avaient profité des embarras de Gênes, occupée à vaincre la -révolte de Sampiero, non seulement pour<span class="pagenum"><a id="page_147">{147}</a></span> reprendre l’île de Chio, où des -Génois s’étaient jadis installés, mais encore pour paraître en Corse -même comme alliés de Henri II. Ainsi, ennemis séculaires des Turcs, les -Génois devaient tout naturellement paraître sympathiques aux Grecs: -déjà, en 1663 et en 1671, des projets de capitulations avaient même été -ébauchés entre leurs envoyés et les représentants de la Sérénissime -République.</p> - -<p>Mais la politique corse des Génois fait comprendre mieux encore -l’accueil qu’ils réservèrent aux délégués grecs. Leur domination dans -l’île demeurait précaire. Exploitée, pressurée, la Corse s’était d’abord -révoltée; mais toutes ses tentatives d’indépendance avaient été -réprimées: elle languissait dans un profond engourdissement. Les impôts -avaient été tels, écrit Filippini, que «dans toute la Corse il n’y eut -terre, roche, étang, marais, forêt, buisson, lieu sauvage, rien enfin -qui ne reçût son estimation». Les Corses, dont il ne faut pas accuser a -priori l’indolence, s’étaient découragés de travailler: ils se -réfugiaient dans la haute montagne. L’île, improductive et mal soumise, -devenait pour la République une possession inutile, un poids mort. Pour -résoudre la crise économique qu’ils avaient eux-mêmes créée et pour ne -plus se heurter à des résistances nationales, les Génois cherchèrent à -dénationaliser le pays en introduisant des éléments étrangers. «Les -étrangers en Corse et les Corses hors de Corse!» telle fut la solution, -élégante et simpliste, que les Génois prétendirent donner à la question -corse.</p> - -<p>Dès le milieu du <small>XVI</small>ᵉ siècle, vers 1549, et sous le gouvernement -d’Auguste Doria, ils avaient envoyé une première colonie de cent -familles génoises à Porto-Vecchio, au fond d’un admirable golfe qui -s’ouvre, entre des collines verdoyantes, sur la<span class="pagenum"><a id="page_148">{148}</a></span> côte sud-orientale. Le -site était splendide et les ressources abondaient: des vignobles, des -champs d’oliviers, de grands bois de chênes-liège, une mer -poissonneuse... Mais ce premier essai de colonisation ligurienne avait -échoué, parce que l’air est dans cette région très malsain. Aujourd’hui -encore les hautes maisons, bordant des ruelles tortueuses, sont, à cause -des fièvres, abandonnées chaque année, de juin à octobre, par la plupart -des habitants. Tout autour de la ville on remarque de magnifiques blocs -de porphyre rose: c’est sur cette base inébranlable qu’avaient été -construites les anciennes fortifications, dont un bastion est encore -debout. Les Turcs de l’amiral Dragut, débarquant en 1553 avec 60 -galères, les franchirent «en passant» et ils avaient achevé la ruine de -Porto-Vecchio.</p> - -<p>Lorsque des Grecs vinrent, un siècle plus tard,—montagnards du Taygète, -marins de Vitylo,—demander asile à la République, celle-ci tenta de -reprendre dans de meilleures conditions une œuvre qui lui tenait à cœur. -Et quelle magnifique occasion pour elle de se laver de certaines -accusations qui la froissaient d’autant plus qu’elles étaient plus -justifiées! Elle allait accueillir des hommes chargés d’impôts, réduits, -comme dit Pommereul, «à l’état de la plus dure et de la plus abjecte -servitude». Qui donc après cela oserait l’accuser de maltraiter et -d’opprimer les Corses?</p> - -<p>  </p> - -<p>Le 1ᵉʳ janvier 1676 un descendant de la famille impériale des Comnène, -Jean Stéphanopoli, débarquait à Gênes avec 730 compagnons après une -pénible traversée de 97 jours. Il avait profité, le 23 septembre 1675, -de la présence d’un navire français, le <i>Sauveur</i>, capitaine Daniel, -dans le port de<span class="pagenum"><a id="page_149">{149}</a></span> Vitylo. Tous étaient partis, confiants dans l’avenir; -leur évêque, Mᵍʳ Parthenios, était avec eux, ainsi que plusieurs membres -du clergé.</p> - -<p>La République les accueillit avec joie. Elle leur offrit le petit -territoire de Paomia, qui s’étend «en forme de queue de paon» sur une -hauteur de 600 mètres dominant la côte occidentale de la Corse, entre le -golfe de Porto et celui de Sagone. Le climat était sain, mais le sol -inculte. Jean Stephanopoli, chargé d’aller reconnaître le terrain, le -déclara favorable et un traité fut conclu le 18 mars 1676. Les émigrants -devaient recevoir en toute propriété les territoires de Paomia, Ruvida -et Salogna; la République s’engageait en outre à pourvoir à leur premier -établissement et à respecter leur religion et leurs institutions -municipales. De leur côté ils devenaient sujets de Gênes, à qui ils -devaient prêter serment de fidélité et payer, en plus de la dîme, cinq -livres d’imposition annuelle par feu.</p> - -<p>A la fin d’avril, les Grecs furent transportés à Paomia et répartis, par -les soins de Marc-Aurèle Rossi, dans les hameaux de Salici, Corona, -Pancone, Rondolino et Monte Rosso. Ils furent divisés en neuf escouades, -ayant chacune un chef désigné par le suffrage de ses concitoyens. Gênes -accorda aux quatre «conducteurs» de la colonie,—Apostolo, Jean, Nicolas -et Constantin Stephanopoli,—le titre de chefs privilégiés, comportant -le privilège personnel de porter des armes à feu et l’exemption de la -taille. La colonie était administrée par un directeur génois nommé pour -deux ans: le premier directeur de Paomia fut Pierre Giustiniani, auquel -succéda le colonel Buti.</p> - -<p>Les colons se mirent au travail avec ardeur. Gênes leur avait fourni des -habitations, des instruments d’agriculture, des bestiaux, de l’argent<span class="pagenum"><a id="page_150">{150}</a></span> -et des grains. Leur «industrie naturelle» fit le reste et sut rapidement -transformer une région inculte en un excellent pays. Ils défrichèrent -les maquis, greffèrent les nombreux sauvageons qui poussent ici -spontanément. L’historien Limperani, qui visita Paomia au commencement -du <small>XVIII</small>ᵉ siècle, fut émerveillé des résultats obtenus par les Grecs: -leur village était certainement un des plus jolis et des mieux cultivés -de la Corse.</p> - -<p>  </p> - -<p>Les insulaires regardèrent avec surprise ces étrangers qui venaient -s’installer chez eux. «La fortune des Grecs et leurs talents, écrit -Pommereul, devinrent l’objet de la jalousie des Corses, qui tentèrent -plusieurs fois de les détruire et de dévaster leurs nouvelles cultures.» -Voilà qui est vite dit—et faussement interprété. Les Corses et -particulièrement les habitants du voisinage,—les gens de Vico et du -Niolo,—virent les Grecs d’un très mauvais œil, la chose est évidente, -mais il n’est pas besoin d’invoquer la jalousie. Pour être mécontents, -il suffisait aux Corses de voir clair dans le jeu des Génois et d’y -dénoncer—ce qu’il recélait en effet—une tentative de -dénationalisation. Comment aimer des étrangers, seraient-ils animés des -meilleures intentions, quand leur présence est imposée par des -oppresseurs? Les Génois venaient d’introduire en Corse, non pas sans -doute les premiers éléments d’un Etat dans l’Etat, mais un groupe -d’hommes attachés à eux par les liens de la reconnaissance et qui leur -ménageraient un contact permanent avec l’île, un point d’appui solide en -cas de rébellion, un prétexte pour intervenir en Corse si leurs protégés -étaient molestés. Entre Grecs et Corses il y eut dès le premier jour—il -ne pouvait pas ne pas y en avoir—un malentendu difficile à dissiper et -qui allait peser d’un<span class="pagenum"><a id="page_151">{151}</a></span> poids très lourd sur le développement et la -prospérité de la colonie naissante.</p> - -<p>Lorsque la grande insurrection contre Gênes éclata en 1729, unissant -dans un même sentiment d’indignation, dans une même aspiration vers -l’indépendance, le peuple entier des deux côtés des monts, les gens de -Vico sommèrent les Grecs de se joindre à eux. Mais les Grecs n’avaient -eu qu’à se louer de la République Sérénissime: ils refusèrent de la -trahir. Alors Vicolésiens et Niolains envahirent Paomia et, malgré une -vive résistance à la tour d’Ormigna, ils désarmèrent les habitants -(avril 1731). La ville fut saccagée et les champs dévastés. Mais les -Corses laissèrent aux habitants la vie sauve. Ils ne voulaient que -détruire l’œuvre des Génois, ils ne pouvaient reprocher aux Grecs leur -fidélité et leur loyalisme: ils les laissèrent partir pour Ajaccio. Le -séjour à Paomia avait duré 55 ans.</p> - -<p>Dans la Corse insurgée contre leurs maîtres et leurs bienfaiteurs, les -exilés, ballottés à tous les vents, sans ressources et souvent sans -abri, mènent une existence lamentable et douloureuse. Au moment de la -conquête française, ils songeaient à s’établir en Espagne. Marbeuf les -fixa en Corse: accomplissant une mesure de justice et de pitié, songeant -à rendre l’île «riche et industrieuse», il fit construire 120 maisons -non loin des anciens défrichements de Paomia et, parmi les cultures, -dans un cadre de collines dorées, Cargèse la Blanche se fonda. Après -bien des péripéties qui durèrent jusqu’en 1814, une histoire plus -paisible commença pour la ravissante bourgade grecque, cramponnée à la -terre dont on a voulu tant de fois l’expulser.<span class="pagenum"><a id="page_152">{152}</a></span></p> - -<h2><a id="CHAPITRE_XV"></a>XV<br /><br /> -LA QUESTION CORSE ET LA POLITIQUE FRANÇAISE</h2> - -<div class="blockquot"><p class="hang"><i>Les éléments économiques et politiques de la question -corse.—L’affaire du droit des trois tours.—Le soulèvement de 1729 -et l’intervention autrichienne.—La révolte de 1735 et le «secret» -de Chauvelin.</i></p></div> - -<p>Dans leur tentative de colonisation étrangère en Corse, les Génois -avaient échoué, parce qu’ils avaient prétendu résoudre la question corse -sans les Corses et même contre eux. De ce fait leur domination même se -trouva définitivement ébranlée, et la question corse va entrer dans une -nouvelle phase.</p> - -<p>Les soulèvements locaux étaient continuels. Sans avoir la gravité d’une -insurrection générale, ils révélaient du moins l’impuissance croissante -du gouvernement génois. En vain le Sénat recourait-il aux mesures les -plus violentes et les plus arbitraires: peine de mort contre quiconque -offenserait un agent de la République ou se disposerait à l’offenser, -contre quiconque aurait quelques relations que ce soit avec un «bandit», -défense faite en 1715 à tous les Corses de porter les armes. Il y avait -plus de mille assassinats par an. Le clergé entretenait l’agitation, car -les meilleurs bénéfices étaient réservés par la métropole à des Génois; -ils</p> - -<div class="figcenter" id="plt_X" style="width: 461px;"> -<a href="images/illu-199.jpg"> -<img src="images/illu-199.jpg" width="461" height="600" alt="[Pas d'image disponible.]" /></a> -<div class="caption"><p>Acte de baptême de Bonaparte.—Ajaccio: Maison de -Bonaparte.</p> - -<p>Bastia: Statue de Napoléon. (<i>Sites et Monuments du T. C. F.</i>)</p> - -<p>Pl. X.—<span class="smcap">Corse.</span></p></div> -</div> - -<p><span class="pagenum"><a id="page_153">{153}</a></span></p> - -<p>étaient une des plus profitables matières à exploitation. «En sorte que, -de génération en génération, les haines contre le gouvernement génois se -multipliaient et s’avivaient: elles ne pouvaient se terminer que par des -catastrophes.»</p> - -<p>Le gouvernement français eut le mérite de comprendre tout le profit -qu’on en pouvait tirer et, de bonne heure, ses agents diplomatiques -reçurent mission d’étudier la valeur <i>économique</i> et <i>stratégique</i> de -l’île de Corse. Dès la fin de 1682, le sieur Pidou de Saint-Olon, -«gentilhomme ordinaire de la maison du roy, s’en allant pour le service -de Sa Majesté à Gennes», insiste sur la Corse dans le mémoire qu’il -rédige touchant «les <i>revenus</i> et les <i>forces</i> de la République de -Gênes». Le tableau qu’il en fait révèle un remarquable talent -d’observation. Si les habitants sont oisifs, c’est qu’«il leur suffit -d’avoir de quoi simplement vivre plus tost que de prendre peine pour les -officiers gennois qui leur enlèvent encore leur peu de substance (<i>sic</i>) -avec beaucoup de tirannie.» En réalité nulle terre n’est plus riche: -elle produit «de bons vins, des blés de toutes sortes, de l’huile assez -abondamment, et fort bonne, de façon que, si on cultivoit les oliviers -qui y viennent, il s’y en recueilleroit davantage qu’à la rivière de -Gênes. Il y a aussi beaucoup de meuriers, elle produit encore quantité -de châtaignes et presque autant qu’en nos Sévennes du Languedoc. Il y a -aussi de beaux pasturages: on y fait des fromages excellents, il y a des -bois touffus et d’haute fustaye en grande quantité, des Génois y en -tirent d’extrêmement bons pour la fabrique de leurs vaisseaux et galères -et elle en pourvoit tout cet Estat pour brusler; on y en pourroit tirer -telle quantité qu’on voudroit pour la fabrique des vaisseaux. Il y a -quantité des cerfs, des daims, des<span class="pagenum"><a id="page_154">{154}</a></span> chevreuils, des sangliers et de tout -autre genre de chasse, en particulier des perdrix... Il y a de plus des -minières d’or, d’argent, de fer et de plomb, et outre cela il y a deux -ou trois bons ports, et l’on y en pourroit faire facilement d’autres -très commodes. Enfin il n’y faudroit que plus de travail et d’industrie -pour y recueillir abondamment de tout ce qui seroit nécessaire à la vie, -comme l’on pourroit faire en Provence ou en Languedoc. Ainsy il est aysé -de voir qu’on fairoit quelque chose de bon de cette isle; mais, comme a -très bien dit un habile homme parlant de la Corse, <i>li Genovesi vogliono -che questa gioia sia sepelita nel fango</i>, de peur sans doute ou de -l’envie de leurs voisins ou, comme dit un autre sur ce sujet, pour -détourner un puissant monarque de rentrer dans les justes droits qu’il a -sur cette isle. Par le dernier dénombrement cette isle avoit environ 80 -mille âmes, mais capable d’en nourrir plus de 250 mille...»</p> - -<p>Nous avons voulu insister sur ce plaidoyer, qui est probablement le -premier en date pour le relèvement économique de la Corse: dès la fin du -<small>XVII</small>ᵉ siècle, la Corse est à l’ordre du jour. Mais il n’y a pas encore -une question corse. Pour qu’elle soit posée, il faut attendre le règne -de Louis XV et le développement des intérêts de la France dans le bassin -occidental de la Méditerranée. Cet aspect proprement politique se -manifesta nettement pendant la guerre de la succession d’Espagne, -lorsque le petit-fils de Louis XIV devint maître, avec l’Espagne, de la -plus grande partie de l’Italie. Il parut alors au gouvernement français -que la domination de la Méditerranée Occidentale devait appartenir au -<i>consortium</i> des trois puissances maritimes unies dans une étroite -amitié: la France, l’Espagne et la République de Gênes. Toutes trois -devaient se garantir mutuellement la liberté des<span class="pagenum"><a id="page_155">{155}</a></span> routes de mer contre -toutes les ambitions des puissances extra-méditerranéennes. Un pareil -acte était dirigé contre les entreprises de l’Angleterre, qui commençait -à chercher les meilleurs points stratégiques de la Méditerranée. La -Corse occupait une situation trop avantageuse pour ne pas être -convoitée: la France avait un intérêt de premier ordre à la maintenir -entre les mains d’une puissance alliée et, au besoin, à surveiller -elle-même la liberté de ses rivages.</p> - -<p>Un élément nouveau vint encore compliquer la question corse lorsque, au -lendemain des traités d’Utrecht et de Rastadt, l’Autriche devint la plus -grande puissance italienne. Les Génois eurent désormais le plus grand -intérêt à la ménager, sinon même à la servir. Sous prétexte de droit de -visite, nos navires furent arrêtés, nos nationaux furent molestés, et le -commerce français subit, dans les ports de Corse, de continuelles -vexations. La France se heurtait une fois de plus à l’influence des -Habsbourg et l’affaire corse n’est, à un certain point de vue, qu’un -aspect de la rivalité traditionnelle de la France et de la maison -d’Autriche.</p> - -<p>  </p> - -<p>De 1715 à 1727 la France ne fut représentée à Gênes que par le consul -Coutlet, dont la correspondance a un caractère purement commercial. Mais -le 27 juillet 1727 M. de Campredon, «chevalier de Notre-Dame du Mont -Carmel et de Sᵗ-Lazare de Jérusalem», fut nommé envoyé extraordinaire à -Gênes. C’était un des diplomates français les plus en vue: il arrivait -de Sᵗ-Pétersbourg où il avait été mêlé aux plus délicates négociations -matrimoniales. Sa réputation était considérable, et le choix qui était -fait de lui pour la mission de Gênes indiquait à lui seul qu’elle -prenait une importance nouvelle.<span class="pagenum"><a id="page_156">{156}</a></span></p> - -<p>Les instructions données à M. de Campredon étaient très générales. Mais -on lui remit également un Mémoire particulier «concernant le commerce -maritime et la navigation des sujets du roi» et, dès les premières -pages, il y est question de la Corse. En 1725 les Génois ont fait -«visiter et arrester avec violence, à la coste de l’isle de Corse», la -barque du patron Blanc de Marseille. «On en a porté des plaintes à la -République.» Elle a fait relâcher ce bâtiment, mais elle n’a pas encore -donné les ordres qui lui ont été demandés «pour la punition de ceux qui -ont commis cette violence, pour le paiement des dommages et intérêts qui -sont dus au patron et aux propriétaires». M. de Campredon est chargé -d’obtenir les satisfactions réclamées et d’assurer «l’exemption de la -visite des bâtiments français».</p> - -<p>Il devra également veiller à l’abolition du «droit que l’on prétend -exiger des bâtimens français qui abordent à l’isle de Corse». La -République l’a établi depuis quelques années à «la Bastie (Bastia), -principal port de l’isle de Corse», pour «en estre le produit employé à -l’entretien des feux destinez pour avertir les vaisseaux des nations qui -sont en guerre avec les Barbaresques que l’on découvre de leurs -corsaires à la mer». C’est le droit dit «des trois tours»—la Giraglia, -l’Agiello et Santa Maria della Chiapella.—Les capitaines et patrons -français qui touchaient le port de Bastia refusaient énergiquement de -payer ce droit «qui n’estoit établi que pour les navires italiens et -autres qui estoient en guerre avec ces corsaires». Le vice-consul de -France, le sieur d’Angelo, soutenait leurs réclamations qui avaient -trouvé à la cour de Versailles un chaleureux appui.</p> - -<p>La question s’était embrouillée. Le 13 décembre<span class="pagenum"><a id="page_157">{157}</a></span> 1723, «MM. les maire, -échevins et députés du commerce» à Marseille avaient assuré, après -vérification dans les Archives, «que les capitaines et patrons de nos -bâtimens, qui ont esté de tous temps à la Bastie et autres ports de -l’isle de Corse n’ont jamais payé ce droit-là, que les Français ne le -doivent pas». A cela M. de Sorba, ministre de Gênes en France, avait -riposté, le 19 juin 1724, par «un extrait des certificats que le -gouverneur de l’isle de Corse s’est fait donner par les habitans du -païs, faisant mention que les vaisseaux français ont payé ce droit -depuis longtemps». Mais on s’était aperçu que ces certificats n’avaient -aucune valeur: «on a esté averty qu’ils avoient été extorqués à des gens -qui n’ont pu les refuser à ce gouverneur, à moins qu’ils n’eussent voulu -s’exposer à son ressentiment».</p> - -<p>Quoi qu’il en soit, l’intérêt du roi est que cette affaire reçoive une -prompte solution et que la République donne incessamment les ordres qui -lui ont été demandés «pour que ce droit des trois tours ne se perçoive -plus des bâtimens français».</p> - -<p>Telle fut la première affaire que M. de Campredon eut à traiter et, dès -1729, il obtenait une solution favorable: les Génois renonçaient à faire -payer ce droit par les vaisseaux français. Ce fut, écrit M. Driault, -«comme l’ouverture des affaires de Corse, où M. de Campredon allait être -aussitôt mêlé à des événements plus importants».</p> - -<p>  </p> - -<p>M. de Campredon devait, en effet, assister aux premiers épisodes d’une -nouvelle rébellion qui allait être décisive. En 1728 des soldats corses -qui étaient au service de Gênes, à Finale, se trouvèrent mêlés à une -rixe: à la suite de quoi ils furent condamnés à mort et exécutés. Un -pareil châtiment produisit à travers l’île la plus doulou<span class="pagenum"><a id="page_158">{158}</a></span>reuse -impression: on cria partout vengeance et une formidable émeute se -prépara. Elle éclata le 30 octobre 1729 à l’occasion de la perception de -la taxe sur le port d’armes. Un vieillard de Bustanica, Lanfranchi, dit -Cardone, présenta une pièce de mauvais aloi; le collecteur le somma -d’avoir à compléter la somme avant le lendemain. En vain Cardone le -pria-t-il «d’avoir égard à sa misère». L’exaspération était à son -comble. Les soldats génois furent maltraités et chassés, les armes -furent tirées des cachettes, le tocsin sonna de village en village: en -quelques jours l’insurrection avait gagné toutes les vallées de -l’intérieur. Un premier chef, Pompiliani, ne parut pas assez énergique: -il fut bientôt déposé. A la consulte de San Pancrazio da Biguglia, non -loin de Furiani, deux autres chefs, Andrea Colonna-Ceccaldi de -Vescovato, et Louis Giafferi de Talasani, furent proclamés généraux du -peuple corse. Ils s’adjoignirent l’abbé Raffaelli qui jouissait d’une -grande influence sur le clergé. Pour enlever tout scrupule religieux, la -rébellion fut proclamée légitime et sainte par l’assemblée des -théologiens d’Orezza. Le chanoine Orticoni fut chargé d’aller solliciter -l’appui des puissances étrangères.</p> - -<p>Il apparut tout de suite que ce soulèvement devait marquer la fin de la -domination génoise, et les convoitises s’éveillèrent. L’Espagne, qui -préparait l’établissement de don Carlos en Toscane, devait tout -naturellement chercher à s’assurer la voie entre Barcelone et Livourne. -D’autre part, le Sénat génois demanda un contingent de troupes -autrichiennes.</p> - -<p>En présence de ce double péril, auquel s’ajouta bientôt la crainte d’une -intervention anglaise, la Cour de Versailles éprouva les plus vives -inquié<span class="pagenum"><a id="page_159">{159}</a></span>tudes et connut un moment de désarroi. Les dépêches envoyées à M. -de Campredon trahissent l’indécision la plus complète et le dépit le -plus manifeste. Elles recommandent à notre représentant la plus grande -réserve vis-à-vis des Génois, «ces gens qui, dans leurs besoins, donnent -une préférence si marquée à l’Empereur, pendant qu’ils marquent si peu -d’attention pour la France et ne s’adressent à elle qu’en second. Ils -paieront chèrement ce secours allemand, pourvu même que, l’expédition de -Corse finie, c’est-à-dire les rebelles soumis, le corps des troupes -impériales ne se partage pas pour demeurer moitié en Corse et moitié -dans le territoire de terre ferme de la République».</p> - -<p>Pourquoi le Sénat de Gênes s’était-il adressé à l’empereur Charles VI -plutôt qu’au roi de France? M. Driault rappelle l’importance du droit de -suzeraineté générale que l’empereur exerçait encore au <small>XVIII</small>ᵉ siècle sur -toute l’Italie: «Le prestige impérial, écrit-il, parut sans doute plus -capable d’en imposer aux rebelles.» Il est probable aussi que les Génois -cherchèrent à opposer un dernier obstacle aux progrès de l’influence -française dans l’île: devant l’intérêt croissant que le gouvernement de -Louis XV prenait aux choses de Corse, ils pressentaient sans doute les -solutions inévitables qui allaient intervenir. Charles VI n’était-il pas -au surplus le seul des souverains de l’Europe qui, dépourvu de toute -puissance maritime, ne serait pas tenté de rendre définitive -l’occupation de l’île par ses troupes?</p> - -<p>Quoi qu’il en soit, une armée d’environ 15.000 hommes, commandée par le -prince de Wurtemberg et le colonel Wachtendung, jointe aux troupes -génoises de Camille Doria, remporta d’assez faciles succès sur les -Corses dans le pays de Vescovato,<span class="pagenum"><a id="page_160">{160}</a></span> au sud de Bastelica. Mais Camille -Doria se fit écraser à Calenzana, le 2 février 1732, et Wachtendung se -montre inquiet sur l’issue de la campagne, «ayant à combattre, -disait-il, des hommes qui ne connaissaient pas la peur». Ceccaldi et -Giafferi entrèrent en pourparlers avec le prince de Wurtemberg, qui les -livra aux Génois. Pour sauver les deux prisonniers, les rebelles -consentirent à traiter; mais la paix de Corte (11 mai 1732) leur fut -singulièrement avantageuse: amnistie générale, admission des Corses à -tous les emplois même ecclésiastiques, pouvoir effectif rendu à -l’orateur et au Conseil des XVIII. Cette convention était placée sous la -garantie de l’empereur: c’était—on le constatait à la cour de -Versailles avec mélancolie—laisser à ce prince «la liberté de prendre -toujours telle part qu’il voudra à ce qui se passera dans ce royaume, si -ce n’est même y établir incontestablement les droits que la Cour de -Vienne prétend avoir sur tout le reste de l’Italie».</p> - -<p>Le gouvernement français aurait-il manqué d’initiative et d’esprit -d’à-propos, et n’aurait-il pas su profiter de l’occasion qui se -présentait? Non pas: car ce fut prudence, et non pas abandon. La France -a, pour s’occuper de la Corse, un intérêt politique en même temps qu’un -intérêt commercial: c’est le double aspect de sa politique -méditerranéenne où tant d’ambitions,—autrichiennes, espagnoles, -anglaises,—se heurtent et s’entrecroisent. Mais s’il faut surveiller de -très près les affaires de Corse, réprimer les menées des Impériaux, -profiter des fautes du Sénat, il ne convient pas encore de laisser -soupçonner «nos vues sur l’île». La question corse va constituer -désormais un des «secrets» de la diplomatie française au <small>XVIII</small>ᵉ siècle: -il va se poursuivre, sans faiblesses, sans hésitations, à tra<span class="pagenum"><a id="page_161">{161}</a></span>vers les -crises ministérielles qui marquent le règne de Louis XV.</p> - -<p>  </p> - -<p>La paix de Corte ne pouvait être qu’une trêve, et les événements de -1729-1732 marquent en réalité le début de la grande insurrection du -<small>XVIII</small>ᵉ siècle. Ni les Corses n’avaient été assez naïfs pour croire à la -sincérité du Sénat—et, s’ils avaient traité, ce n’était que pour se -débarrasser des troupes impériales,—ni les Génois n’avaient eu -l’intention sérieuse de mettre un terme à leurs fructueuses exactions et -à leurs injustices plusieurs fois séculaires. La Corse restait -frémissante: une nouvelle et plus grave rébellion la souleva tout -entière au début de 1735.</p> - -<p>Les impôts en furent l’occasion. Le règlement du 28 janvier 1733 en -avait accru le chiffre, sous prétexte de dédommager la métropole de ses -frais d’occupation militaire. Au mois de juin, les fonctionnaires génois -avaient reçu l’ordre de convoquer, au chef-lieu de chaque piève, les -députés des villages, de leur faire prêter serment au nouveau règlement -et de réclamer leur adhésion aux projets financiers du suzerain. La -mauvaise volonté fut partout visible. Dans la piève de Rostino, en -particulier, où le peuple échappait, par son isolement, à l’emprise -génoise, la résistance fut plus courageuse que partout ailleurs. A -l’invitation des commissaires, Giangiacomo Ambrosi, de Castineta, refusa -de prendre tout engagement au nom de ses concitoyens. Il quitta -l’Assemblée en prononçant ces mots: «<i>Io so di Castineta e mi ritiro.</i>» -Son exemple fut suivi par Paul-François Giovannoni, délégué de Saliceto. -Leur ami, Giacinto Paoli, de Morosaglia, se joignit à eux.</p> - -<p>Il fallait au plus tôt étouffer ce germe de rébellion<span class="pagenum"><a id="page_162">{162}</a></span> et punir le -mauvais exemple donné à tout un peuple, déjà mal disposé. Le gouverneur -Pallavicino décida de recourir à la force: ce fut en vain. Le capitaine -Pippo et le capitaine Gagliardi, envoyés dans la vallée du Golo et dans -l’Ampugnani, pour intimider les villages et arrêter les meneurs, furent -surpris et obligés de capituler avant d’avoir pu être rejoints par un -troisième détachement venu de Calvi. Ainsi commençait la deuxième guerre -pour l’indépendance: elle allait durer jusqu’en 1739, et les Corses ont -gardé le souvenir du paysan farouche et patriote dont les paroles, -répétées de bouche en bouche, surexcitèrent l’enthousiasme national.</p> - -<p>On était alors en pleine crise de la succession de Pologne. Le -soulèvement de la Corse prenait l’empereur au dépourvu: il ne pouvait -intervenir. Les Corses placèrent tout leur espoir dans l’appui de -l’Espagne: le chanoine Orticoni partit pour Madrid, pendant que Louis -Giafferi remplaçait à Corte la bannière de Gênes par celle du roi -d’Espagne. Mais Philippe V résista, tout en protestant de son intérêt -affectueux pour la cause des révoltés. Les Corses ne devaient plus -compter que sur eux-mêmes: ils se montrèrent dignes des circonstances. -Au mois de janvier 1735, Giafferi et Paoli, élus généraux du peuple, -convoquèrent à Corte une consulte générale où fut votée une véritable -constitution, rédigée par l’avocat Sébastien Costa. La Corse y fut -déclarée indépendante et à jamais séparée de la République (30 janvier). -L’assemblée populaire, source de toute loi, prendra une part directe au -gouvernement; une <i>Junte</i>, composée de six membres nommés par -l’assemblée et renouvelable tous les trois mois, devra, avec les -généraux, représenter le peuple lui-même; un comité, composé de 4 -membres, s’occupera de la justice, des finances et du commerce.<span class="pagenum"><a id="page_163">{163}</a></span> -Véritable constitution démocratique, adoptée par un peuple dont le -continent européen entendait parler de temps en temps d’une manière -vague et confuse, comme d’une terrible horde de sauvages. «Un petit -peuple, obscur, sans littérature, sans industrie, avait, par sa seule -force, surpassé en sagesse politique et en humanité toutes les nations -civilisées de l’Europe; sa constitution n’était point sortie des -systèmes philosophiques, mais des besoins matériels du pays.» Les -nationaux firent broder sur leurs drapeaux l’image de la Vierge, sous la -protection de laquelle fut placé le royaume. Jésus-Christ fut nommé -«gonfalonier» des Corses, c’est-à-dire porte-étendard.</p> - -<p>Cependant la France suivait de près les affaires de Corse. Très vite -elle comprit tout le parti qu’elle pouvait tirer de la situation: elle -l’avait prévue, elle y était préparée. M. de Campredon, invité à fournir -d’urgence un rapport, insistait le 10 mars sur les intrigues espagnoles. -Et Chauvelin estima aussitôt qu’il fallait agir, sinon encore à -découvert, du moins avec précision. Dans une remarquable dépêche du 26 -avril 1735, il fixe les deux traits essentiels de la politique à -laquelle la cour de Versailles allait s’attacher jusqu’au bout. Il ne -peut être question d’«enlever la Corse comme une usurpation sur les -Génois»: cette opération brutale «exciterait les cris de toute -l’Europe». Mais il faut se la faire offrir en agissant à la fois sur les -Corses et sur les Génois. D’une part, «il faut dès aujourd’hui commencer -à former <i>sourdement</i> un party en Corse et tascher que cela se mène -sagement et <i>bien secrètement</i>». D’autre part, écrit-il à son -représentant, «appliquez-vous à inspirer (<i>sans laisser deviner la -France</i>) aux meilleures testes de la République que l’isle leur est à -charge et que,<span class="pagenum"><a id="page_164">{164}</a></span> plustost de se la laisser enlever, ils devraient songer -à s’en accommoder avec quelque puissance, qui n’eust intérêt que de -protéger les Génois». Il s’agit, en somme, de faire comprendre aux -Génois que le gouvernement français est prêt à leur rendre un service -tout à fait exceptionnel,—et l’on ne saurait vraiment s’exprimer avec -plus de délicatesse ni agir avec plus d’élégance.—Au surplus, Chauvelin -a pensé à tout: il entre dans les détails les plus précis relativement à -la façon de conduire cette affaire qui lui tient à cœur: «Taschons -d’amener les choses au point, en Corse, que tous les habitans tout d’un -coup se déclarent sous la protection de la France; alors et sur-le-champ -le Roy y envoyeroit quelques troupes et ce que les habitants -demanderoient.—Nous déclarerions en même temps à Gênes que nous n’avons -envoyé ces troupes que pour que les Corses ne se donnent à personne et -que nous sommes prêts de travailler à remettre, s’il est possible, les -peuples sous l’obéissance de la République, <i>à moins qu’elle ne jugeât -devoir s’en accommoder avec nous par un traité de vente</i>. Ce sera alors -le moment de faire usage des principales testes que vous lui auriez -ménagées, et le Roy se portera à donner de l’argent pour déterminer la -pluralité.»</p> - -<p>On ne saurait trop insister sur cette lettre du 26 avril 1735. Elle -marque, dès l’ouverture de la question de Corse, le programme de la -politique française. Campredon et Chauvelin doivent être considérés -comme les précurseurs de l’établissement de la domination française en -Corse.<span class="pagenum"><a id="page_165">{165}</a></span></p> - -<h2><a id="CHAPITRE_XVI"></a>XVI<br /><br /> -THÉODORE DE NEUHOFF, ROI DE CORSE</h2> - -<div class="blockquot"><p class="hang"><i>Un aventurier allemand: son règne de huit mois.—Le «secret» de -Fleury.—La politique corse du comte de Boissieux et de M. de -Maillebois.</i></p></div> - -<p>Le 12 mars 1736, devant la plage déserte d’Aleria, s’arrêtait une galère -aux couleurs anglaises qui venait de Tunis. Aux salves d’artillerie qui -éclatèrent du bord rien ne répondit. Alors il en descendit un messager, -qui s’en fut porter au «très illustre seigneur» Giafferi une missive lui -rappelant certaines entrevues passées à Gênes. Elle était accompagnée de -menus présents: «des dattes, des boutargues et des langues» et aussi des -«bouteilles de véritable vin du Rhin». Giafferi convoqua les autres -chefs, Sébastien Costa, Xavier dit de Matra, Giacinto Paoli. Ils se -rendirent, dès le lendemain, au-devant du Messie qui leur arrivait.</p> - -<p>Quand il les vit approcher, le passager mystérieux descendit, dans un -accoutrement bizarre qui faisait songer au costume de mamamouchi dont M. -Jourdain est affublé dans <i>le Bourgeois gentilhomme</i><a id="FNanchor_F_6"></a><a href="#Footnote_F_6" class="fnanchor">[F]</a>. Il était vêtu, -dit le chroniqueur de la Haye, «d’un long habit d’écarlate doublé de -fourrure,<span class="pagenum"><a id="page_166">{166}</a></span> couvert d’une perruque cavalière et d’un chapeau retroussé à -larges bords, et portant au côté une longue épée à l’espagnole et à la -main une canne à bec de corbin». Il avait une suite de 16 personnes: un -officier, qui prenait le titre de lieutenant-colonel, un maître d’hôtel, -un majordome, un chapelain, un cuisinier, trois esclaves maures et huit -autres domestiques. Il avait aussi deux esclaves corses, qu’il venait de -racheter sur les côtes barbaresques, à crédit d’ailleurs. La cargaison -comportait quelques armes et 15,000 bottes à la turque, «magnificence -ignorée en Corse». Ce personnage était le baron allemand Théodore de -Neuhoff, né à Cologne 42 ans auparavant. Il se donnait les titres de -grand d’Espagne, de lord d’Angleterre, de pair de France, de baron du -Saint-Empire, prince du Trône romain: titres ronflants et cosmopolites, -qui pouvaient impressionner les Corses et qui les impressionnèrent en -effet.</p> - -<p>Le baron parlait si beau, il faisait miroiter des secours si importants -qui ne pouvaient tarder à venir, il offrit incontinent un si somptueux -festin arrosé de crus exotiques, que les chefs corses eurent confiance. -Ils n’étaient pas forcés de savoir que l’aventurier avait mené jusqu’à -ce jour une existence étrange, à Versailles, où il fut page de la -duchesse d’Orléans, en Angleterre, en Suède, en Espagne, où il se maria, -à la cour de Toscane, en qualité d’agent secret. C’est là qu’il connut -les chefs corses exilés de leur patrie, Ceccaldi, Giafferi, Aitelli, et -qu’il entendit de leur bouche la détresse d’un peuple anxieux de trouver -un «rédempteur». Théodore s’imagina peut-être que la fortune lui -souriait enfin et que, sur cette terre sauvage, «aussi peu connue que la -Californie et le Japon», il trouverait une couronne et une destinée -glorieuse.</p> - -<p>Pour ne pas laisser refroidir l’enthousiasme, de<span class="pagenum"><a id="page_167">{167}</a></span> Neuhoff mena rondement -les choses. Il se rendit à la tête d’un pompeux cortège au palais -épiscopal de Cervione, laissé vide par l’évêque d’Aleria, alors à Gênes. -Il tenait à son couronnement. Pour lui donner satisfaction, on choisit -pour lieu du sacre le couvent voisin d’Alesani. A défaut de trône, un -fauteuil flanqué de deux chaises; à la place d’un diadème d’or, une -couronne de lauriers cueillis dans le maquis.</p> - -<p>Théodore Iᵉʳ fut acclamé comme «souverain et premier roi du royaume» le -15 avril 1736. On lui vota une constitution avec droit d’hérédité, même -pour les femmes, et on l’assista d’une diète de 24 membres—16 de l’En -deçà, 8 de l’Au-delà,—pris parmi les sujets «les plus qualifiés et les -plus méritants», qui deviendraient les magnats corses. Trois membres de -la Diète résideraient à la cour et «le roi ne pourra rien résoudre sans -leur consentement, soit par rapport aux impôts et gabelles, soit par -rapport à la paix ou à la guerre». L’autorité de cette Diète s’étendrait -à toutes les branches de l’administration. Seuls, les Corses, à -l’exclusion de tout étranger, seraient appelés aux dignités, fonctions -ou emplois à créer dans le royaume. Les Génois étaient à tout jamais -bannis de Corse, leurs biens étaient confisqués, ainsi que ceux des gens -de Paomia. La constitution réglait les impôts, tailles et gabelles, dont -les veuves étaient exemptées. Elle fixait le prix du sel, les poids et -les mesures. Une Université publique pour les études du droit et de la -physique—admirable souci pratique et digne du siècle des -philosophes—serait établie dans l’une des villes du royaume. L’article -17 portait que le roi créera incessamment un ordre de «vraie noblesse» -pour l’honneur du royaume et de «divers nationaux». Le souverain et ses -successeurs de<span class="pagenum"><a id="page_168">{168}</a></span>vaient pratiquer la religion catholique romaine. Les -chefs prêtèrent serment de fidélité; un banquet et des salves -interrompues de mousqueterie saluèrent l’heureux événement.</p> - -<p>Théodore revint dans son palais de Cervione. Il fit aussitôt preuve de -roi, en distribuant des charges et des honneurs qui suscitèrent bien des -jalousies. Il nomma Paoli et Giafferi généraux et premiers ministres; -Costa devint grand chancelier, secrétaire d’État et garde des sceaux. Il -fit exécuter Luccioni qui avait livré Porto-Vecchio aux Génois pour 30 -sequins, et tint tout le monde en haleine par l’espoir de prochains -secours. Il emprunte aux géographes allemands le blason de la Corse: une -tête de Maure avec le bandeau sur le front. L’argent lui manquant, il -essaie de fonder au couvent de Tavagna une frappe de monnaie. Elle ne -réussit qu’à produire un seul écu d’argent de 3 livres, plus quelques -sous de cuivre portant les initiales T.R. de Théodore Roi. <i>Totto Rame</i>, -tout cuivre, disaient les Corses frondeurs; <i>Tutti Ribelli</i>, tous -rebelles, interprétaient les Génois.</p> - -<p>  </p> - -<p>Ceux-ci, après avoir mis quelque temps à se remettre de leur étonnement, -commencèrent à vouloir expulser de Corse ce roi d’occasion. Un édit -contre le baron de Neuhoff fut affiché dans les rues et communiqué aux -représentants des puissances étrangères: il noircissait ce «personnage -fameux habillé à l’asiatique» de toutes les friponneries; il traitait -Théodore de vagabond, d’astrologue et de cabaliste, il le proclamait -enfin «séducteur des peuples, perturbateur de la tranquillité publique, -coupable de trahison au premier chef». Comme tel il tombait sous les -rigueurs des lois génoises. A ce factum, dont les gazettes de Hollande -publièrent une</p> - -<div class="figcenter" id="plt_XI" style="width: 429px;"> -<a href="images/illu-217.jpg"> -<img src="images/illu-217.jpg" width="429" height="600" alt="[Pas d'image disponible.]" /></a> -<div class="caption"><p>Château de la Punta.—Ajaccio, vue générale. (<i>Sites et -Monuments du T. C. F.</i>)</p> - -<p>Pl. XI.—<span class="smcap">Corse.</span></p></div> -</div> - -<p><span class="pagenum"><a id="page_169">{169}</a></span></p> - -<p class="nind">traduction, Théodore répondit par un manifeste assez habile, déclarant -que les véritables perturbateurs du repos public étaient les Génois -eux-mêmes, dont la tyrannie avait soulevé les Corses bien avant son -arrivée dans l’île. Quant à lui, «ministre du Saint-Siège» et confiant -dans la divine Providence, il avait été élevé au trône par la volonté -spontanée et unanime du peuple, ce qui lui permettait de considérer les -invectives génoises comme les cris «des chiens qui aboient à la lune». -Gênes lâcha dans l’île 1.500 bandits des galères, les <i>vittoli</i>,—on les -appelait ainsi du nom du compagnon de Sampiero, Vittolo, dont la -trahison avait causé la mort du chef corse.—Ceux-ci commirent de -nombreuses atrocités et Théodore, après quelques succès en Balagne, -commença de connaître les revers.</p> - -<p>Au surplus les chefs corses, que la jalousie divisait et qui ne voyaient -pas venir la flotte attendue, se méfièrent et se mutinèrent. Théodore -jugea rapidement que la situation n’était plus tenable. Il usa de moyens -de fortune pour recruter des partisans, instituant l’Ordre de la -Délivrance «tant pour la gloire du royaume que pour la consolation des -sujets» et distribuant à cette occasion une pluie de titres de noblesse. -Afin d’attirer les étrangers, il proclama la liberté de conscience et -déclara vouloir favoriser l’industrie, à peu près inconnue en Corse. Il -autorisait également la fabrication du sel que Gênes avait prohibée. Il -réglementait la pêche dans les rivières, les étangs et sur les côtes de -la mer.</p> - -<p>Mais ces dispositions, excellentes en elles-mêmes, ne ramenaient pas la -popularité: l’heure de la désaffection était venue. Ayant délibéré «de -passer en terre ferme pour chasser les Génois», il publia le 4 novembre, -à Sartène, un édit pour annoncer son départ et organiser la régence. -Giacinto Paoli et<span class="pagenum"><a id="page_170">{170}</a></span> Louis Giafferi reçurent le commandement en chef des -provinces au delà des monts; Luca d’Ornano fut nommé gouverneur des -provinces en deçà. Puis, seul à travers les forêts, il gagna la -Solenzara. Une barque sous pavillon français le protégea des corsaires -et le débarqua à Livourne le 14 novembre 1736. Voulant dépister les -espions génois, il avait pris un costume ecclésiastique; il n’avait plus -rien avec lui, sauf quelques bribes d’argenterie, restes d’une splendeur -éphémère. Son règne avait duré huit mois.</p> - -<p>Blessé dans son amour-propre, un chroniqueur corse, Rostini, déclare -après coup que ses compatriotes s’étaient moqués de ce roi d’opérette: -ils voulaient seulement «quelque chose qui fît du bruit» et ils -montraient ainsi qu’ils étaient disposés «à embrasser le parti le plus -étrange qui se présenterait à eux... plutôt que de se soumettre aux -Génois». D’ailleurs le roi Théodore n’avait causé aucun tort à la Corse: -il en était sorti plus pauvre qu’à son arrivée. «Grâce à lui, un rayon -de soleil avait éclairé quelque temps la nuit de l’oppression génoise. -L’île garde bon souvenir de son roi Théodore.»</p> - -<p>  </p> - -<p>De cet épisode curieux une conclusion se dégage avec une évidence -indiscutable: Gênes devait renoncer à l’espérance de triompher des -Corses par ses seules ressources. Allait-elle, comme naguère en 1729, -s’adresser à l’Autriche? La guerre de la succession de Pologne peut être -alors considérée comme finie; mais l’empereur reste aux prises avec les -Turcs, et le marquis de Villeneuve, notre ambassadeur à Constantinople, -lui suscite tous les embarras désirables. Il ne reste plus au Sénat qu’à -se tourner du côté de la France, accomplissant ainsi le geste qu’avait -prévu Chauvelin et que M. de Cam<span class="pagenum"><a id="page_171">{171}</a></span>predon avait préparé. Le 12 juillet -1737 un arrangement fut conclu. La France enverrait en Corse une petite -armée de 8.000 hommes pour soumettre les «rebelles».</p> - -<p>Il en fut ainsi, et le commandement en fut confié au comte de Boissieux, -neveu du maréchal de Villars. Mais la préoccupation essentielle fut de -rassurer les Corses sur les véritables intentions de la France: il ne -s’agissait pas d’une expédition militaire, mais seulement d’une «mission -de conciliation et d’arbitrage». Le comte de Boissieux s’en acquitta -d’ailleurs avec beaucoup d’intelligence et de délicatesse, se bornant à -cantonner ses troupes à Bastia et à Saint-Florent, et se tenant en -relations avec les Corses de l’intérieur sans intervenir d’une façon -active et visible dans leurs rapports avec les Génois.</p> - -<p>Les Corses ne purent que se féliciter de son «admirable conduite», de sa -«diligence» et de sa «patience». De plus, dans la lettre même où ils -rendent un pareil hommage au représentant de la France, les deux -«députés» de la nation corse, Erasme Orticoni et Jean-Pierre Gaffori, -sollicitaient du cardinal Fleury la continuation de ses bons offices. Sa -piété et son équité le désignaient pour être «leur juge et leur avocat»: -aussi la Corse, «chargée du poids de ses injures et de ses droits», -n’hésitait-elle pas à recourir à son arbitrage. En termes qui savaient -rester dignes, ils exprimaient toute la confiance qu’ils n’avaient -jamais cessé d’avoir dans le Roi très chrétien, «notre maître», pour la -paix de l’Europe et «pour la rédemption et délivrance des Corses qui -gémissent dans l’esclavage et l’oppression».</p> - -<p>Le plan de Chauvelin se réalisait donc point par point: il existait en -Corse un «parti français»,<span class="pagenum"><a id="page_172">{172}</a></span> les habitants «se déclaraient sous la -protection de la France» et le gouvernement de Louis XV avait eu la -suprême habileté de faire réclamer par les Génois eux-mêmes l’envoi -d’une armée française dans l’île. Cependant la Cour de Versailles croit -que l’heure n’a pas encore sonné. En présence de l’offre formelle faite -par Orticoni et Gaffori, le cardinal de Fleury se dérobe et craint de -s’engager.</p> - -<p>Sa réponse (6 juin 1738) est un chef-d’œuvre de réserve diplomatique et -de sous-entendus. Il commence par poser en principe la souveraineté -«légitime» de Gênes: «Vous êtes nés sujets de la République de Gênes et -ils sont vos maîtres légitimes. Il ne s’agit point d’aller fouiller dans -des temps reculés la constitution primitive de votre pays et il suffit -que les Génois en soient reconnus depuis plusieurs siècles paisibles -possesseurs pour qu’on ne puisse plus leur contester le domaine -souverain de la Corse.» En conséquence «le roy ne peut et ne doit avoir -d’autre principe, dans les bons offices qu’il est disposé à rendre à vos -citoyens, que celui de les remettre dans l’obéissance légitime à leurs -souverains».—Mais, tout en réservant les droits de l’empereur, sous la -garantie duquel l’exécution du traité de 1732 a été placée, tout en -rassurant Gênes à l’endroit des ambitions françaises, Fleury entend -rester en bons rapports avec les «rebelles» et ménager l’avenir: «Si -vous estes bien déterminés à vous conformer à ces principes, le Roy -travaillera avec tout l’empressement possible à vous rendre une -tranquillité que vous avez perdue depuis si longtemps, et ne vous -demandera d’autre récompense de ses soins que celle d’avoir contribué au -bonheur d’un païs qui lui a toujours esté cher, aussi bien qu’à ses -glorieux ancêtres.» Au surplus, ne me forcez pas à en écrire trop long, -devinez ce que<span class="pagenum"><a id="page_173">{173}</a></span> je n’avoue pas ouvertement: «M. le comte de Boissieux, -dont vous paroissés estre contens, vous expliquera plus au long les -intentions de Sa Majesté.»</p> - -<p>  </p> - -<p>Le général français se trouvait aux prises avec les plus graves -difficultés, suscitées en partie par la réapparition de Théodore. Depuis -son départ de Solenzara, le roi en exil avait mené l’existence la plus -étrange. Des émissaires génois le suivent pas à pas et le font à -plusieurs reprises arrêter. A Florence, à Rome, à Paris, en Hollande, il -doit se cacher pour échapper à leurs dénonciations et même à -l’assassinat, car sa tête a été mise à prix. Emprisonné pour dettes à -Amsterdam, il réussit à se faire rendre la liberté et organise une -compagnie commerciale, commanditée par des négociants hollandais, qui se -chargera d’exploiter la Corse. Il enverra à ses sujets des munitions et -des approvisionnements; ceux-ci le rembourseront en huile, châtaignes et -autres produits. Mais les trois navires qu’il affrète ne peuvent -débarquer leur cargaison; lui-même avec le vaisseau l’<i>Africain</i> parut -devant Sorraco près de Porto-Vecchio, mais il ne tarda pas à filer sur -Naples (septembre 1738), pendant que le comte de Boissieux prescrivait -de «courre sus» à ceux de sa suite et à ses partisans. Entouré d’espions -et de traîtres, Théodore se confine en Italie dans une mystérieuse -retraite et s’efforce de réchauffer le zèle de ses partisans par des -lettres que son neveu Frédéric apporte aux chefs. Vains efforts, qui ne -se prolongeront pas au delà d’une année.</p> - -<p>D’autre part, M. de Boissieux devait tenir tête aux exigences -croissantes des commissaires de Gênes qui le sommaient d’intervenir plus -activement. Ne voulant pas sortir de la réserve que les ins<span class="pagenum"><a id="page_174">{174}</a></span>tructions -dont il était porteur lui recommandaient avec insistance, il décida -seulement de procéder au désarmement des habitants. Mais les troupes -françaises du capitaine Courtois, envoyées dans ce but à Borgo, durent -battre en retraite du côté de Bastia, harcelées par les Corses qui les -poursuivirent jusqu’au delà de la plaine de Biguglia (13 décembre 1738).</p> - -<p>Cette défaite des Français, à laquelle les insulaires donnèrent le nom -de <i>Vêpres corses</i>—mot impropre, car il n’y eut pas de guet-apens comme -en Sicile,—stupéfia le cabinet de Versailles moins qu’elle ne l’ennuya. -M. de Boissieux fut aussitôt rappelé et remplacé par le marquis de -Maillebois. Il était malade quand il apprit sa disgrâce et n’y survécut -pas. Il mourut à Bastia, dans la nuit du 1ᵉʳ au 2 février 1739, et fut -inhumé dans l’église Saint-Jean où son tombeau subsista jusqu’en 1793.</p> - -<p>Le comte de Maillebois, qui lui succéda à la tête des troupes françaises -de Corse, imita sa prudence. Pourtant il ne fallait pas, sous prétexte -de mansuétude, imposer à l’armée française une inaction pouvant porter -atteinte à son prestige aux yeux des rebelles et aux yeux des Génois. -Après avoir lancé une proclamation où il affirmait n’avoir «d’autre vue -que le bonheur et la tranquillité du pays», il entra en campagne et -décida de porter les armes jusque dans les cantons montagneux de -l’intérieur. La Balagne, où Frédéric de Neuhoff, neveu du roi Théodore, -prêchait et organisait la résistance, fut assez facilement réduite: la -prise de Lento et de Bigorno assura l’occupation presque complète de la -vallée du Golo. Puis Maillebois se rendit à Corte: tout le nord de l’île -était pacifié et même désarmé. La résistance fut plus longue dans le -sud, encombré de montagnes et de rochers, et surtout dans le canton<span class="pagenum"><a id="page_175">{175}</a></span> de -Zicavo, où Frédéric s’était réfugié, dominant la vallée du Taravo. -Maillebois n’y entra qu’à la fin de septembre. Frédéric et ses partisans -durent quitter la Corse (1740). Dès le mois de juillet précédent, -Giacinto Paoli, Giafferi et Luca d’Ornano étaient partis pour Naples.</p> - -<p>Maillebois se hâta de proclamer que la pacification était achevée. Il -s’efforça de gagner les sympathies des Corses par sa modération et son -équité; il leva un régiment spécialement composé d’insulaires, auquel on -donna le nom de Royal-Corse. Il s’enferma dans Calvi: admirant la -fertilité et l’heureuse situation de la Balagne voisine, «il en fit des -rapports à son gouvernement, appelant son attention sur l’intérêt qu’il -y aurait à s’y établir». Lui aussi voit clair et juste et entrevoit les -solutions inévitables. Les 8.000 hommes de troupes françaises que Gênes -entretient n’ont pacifié que les côtes et leur établissement dans l’île -n’est que provisoire; si les Français se retirent, les Corses, restés -maîtres de l’intérieur, remporteront sur les Génois des victoires -décisives et les chasseront de l’île, qui sera perdue pour la République -sans compensation. «L’intérêt certain de la République était de se -défaire de la Corse au meilleur prix. Il n’importait que de le lui faire -comprendre<a id="FNanchor_G_7"></a><a href="#Footnote_G_7" class="fnanchor">[G]</a>.»<span class="pagenum"><a id="page_176">{176}</a></span></p> - -<h2><a id="CHAPITRE_XVII"></a>XVII<br /><br /> -LA CORSE PENDANT LA GUERRE DE LA SUCCESSION D’AUTRICHE</h2> - -<div class="blockquot"><p class="hang"><i>Les progrès de l’influence française.—La dernière aventure du roi -Théodore.—Intrigues anglaises, sardes et autrichiennes.</i></p></div> - -<p>M. de Campredon, vieilli, ne suffisait plus à l’activité que réclamaient -les événements nouveaux. Il demanda à se retirer (juin 1739) et fut -aussitôt remplacé par M. Chaillon de Jonville, gentilhomme ordinaire de -la maison du roi, ancien ministre à Bruxelles. Rien à signaler dans les -instructions qui lui furent remises le 24 juin 1739: c’est à peine s’il -y est question de la Corse. Mais dès qu’il fut arrivé à Gênes, en -janvier 1740, il reçut du secrétaire d’État des Affaires étrangères, -Amelot, des lettres plus précises et un mémoire très détaillé sur ce -sujet. L’objet de sa mission était d’ouvrir avec le Sénat une -négociation sur les conditions de l’intervention française en Corse. Le -gouvernement de Versailles, désireux de terminer «une affaire aussy -épineuse», réclame toute sa liberté d’action. Les troupes génoises -évacueraient entièrement toutes les places et forteresses de la Corse -«qui seraient remises entre les mains du Roi et y mettrait des -garnisons». Tout se ferait en son nom: il administrerait la justice, il -y réglerait les subsides que<span class="pagenum"><a id="page_177">{177}</a></span> l’île devrait payer chaque année; en un -mot le roi de France agirait «comme s’il en estoit le seul souverain».</p> - -<p>Il faut prévoir une certaine résistance de la part des Génois, «soit par -leur défiance naturelle, aussi bien que par leur jalousie, soit par la -crainte qu’ils auroient de nostre bonne foy». Forts de la situation, qui -nous est entièrement favorable, il faut les mettre «au pied du mur», les -menacer de retirer entièrement nos troupes et les rendre responsables de -tous les événements qui peuvent arriver: «on s’en prendra à eux si -quelque autre puissance s’emparait de l’île et on les regarderait comme -y ayant eu part eux-mêmes, dont le Roy ne pourrait qu’en tirer raison -<i>sur les Estats mesmes de la République</i>».</p> - -<p>Cette fois la menace n’est même plus déguisée. Mais, de même qu’en -ménageant les Corses il avait fallu—et telle avait bien été la -politique du comte de Boissieux—apaiser les susceptibilités génoises, -de même il fallait aujourd’hui prendre garde, en négociant avec les -Génois, de ne pas effaroucher les Corses. Aussi Amelot exige-t-il -expressément que rien ne transpire des conversations qui vont être -engagées: la République ne devra nommer qu’un petit nombre de -commissaires, qui seront «d’une extrême prudence» et «capables surtout -d’un secret à toute épreuve».</p> - -<p>Lorsque M. de Jonville eut fait connaître les propositions de son -gouvernement, le Sénat de Gênes nomma deux commissaires pour suivre avec -lui la négociation: Jean-Baptiste Grimaldi et Charles-Emmanuel Durazzo. -Bientôt ils laissèrent entendre—et le ministre de la République à -Versailles, Lomellini, agissait dans le même sens,—que les conditions -du gouvernement français ne<span class="pagenum"><a id="page_178">{178}</a></span> pouvaient pas être acceptées intégralement. -Ils demandèrent une intervention combinée des troupes françaises et des -troupes impériales, espérant ainsi neutraliser ces deux influences l’une -par l’autre.</p> - -<p>Sur ces entrefaites l’empereur Charles VI mourut (20 octobre 1740) et -l’ouverture de la succession d’Autriche apporta d’autres préoccupations -aux Etats européens. Du moins la France essaya-t-elle encore de profiter -des embarras de l’Autriche, comme elle avait fait une première fois -après les événements de 1732. M. de Jonville proposa au Sénat de laisser -dans l’île, <i>aux frais de la France</i>, l’armée de M. de Maillebois, à -condition que les Génois lui remettraient en dépôt quatre places de -l’île—Ajaccio, Calvi avec la tour de Girolata, la tour de Porto, le -village de Piana,—construiraient deux ponts—sur le Liamone et sur -l’Otta,—fourniraient enfin aux soldats français les lits, le bois, les -tables et tous les ustensiles nécessaires. Le Sénat faisant des -difficultés, Louis XV rappela M. de Maillebois qui alla combattre en -Bohème (mai 1741).</p> - -<p>Les Français laissaient l’île pacifiée mais non soumise: les Corses ne -voulaient à aucun prix accepter la domination de Gênes. Si la présence -des troupes françaises les avait contenus jusqu’alors, ils reprirent sur -plusieurs points, dès 1742, les hostilités contre la République. Ce fut -en vain que le Sénat et ses commissaires généraux multiplièrent les -règlements, les <i>perdoni</i> et les <i>concessioni</i>: ils ne purent décider -les Corses à déposer les armes. C’était, semble-t-il, la fin de la -domination génoise, d’autant plus que Théodore de Neuhoff reparut -soudain en 1743.</p> - -<p>  </p> - -<p>Ses deux échecs n’avaient fait qu’augmenter sa<span class="pagenum"><a id="page_179">{179}</a></span> popularité et la -caricature s’était emparée de lui. Une gravure allemande ridiculisait</p> - -<div class="poetry"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Le satyre corse visionnaire<br /></span> -<span class="i4">ou<br /></span> -<span class="i0">le rêve à l’état de veille,<br /></span> -<span class="i0">dont l’image représente<br /></span> -<span class="i4">dérisoirement<br /></span> -<span class="i4">Théodore,<br /></span> -<span class="i0">premier et dernier en sa personne,<br /></span> -<span class="i0">pseudo-roi des Corses rebelles.<br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>Mais si les uns se moquaient, d’autres croyaient vraiment à la réussite -ou à l’influence du baron de Neuhoff: la sous-prieure du couvent des -Saints Dominique et Sixte, Madame Angélique Cassandre-Fonséca, qui -dirigeait les affaires politiques du baron à Rome et en faisait «un -martyr, grand soldat du Christ»;—François, duc de Lorraine et beau-fils -de l’empereur, qui avait jeté ses vues sur la Corse et, après s’être -servi en 1736 du louche Humbert de Beaujeu, avait en 1740 recours à -Théodore lui-même et lui promettait 1.500 fusils..... La mort de Charles -VI coupa court à ces projets. Le roi de Corse s’adressa alors à la -France, par l’intermédiaire de son beau-frère, Gomé-Delagrange, -conseiller au Parlement de Metz: il essayait «l’escroquerie politique» -après l’escroquerie commerciale. On refusa de l’entendre et c’est alors -que la guerre de la succession d’Autriche, en brouillant les puissances -européennes, mit l’aventurier au premier plan.</p> - -<p>Au mois de janvier 1743, un navire de la Majesté britannique, le -<i>Revenger</i>, parut dans la Méditerranée. Sous le couvert du pavillon -anglais, muni d’un passeport de lord Carteret, le baron Théodore de -Neuhoff, souverain de la Corse, allait reconquérir son royaume. Une -proclamation fut distribuée aux<span class="pagenum"><a id="page_180">{180}</a></span> rebelles: elle produisit un médiocre -effet; d’autant plus que Sa Majesté ne consentit pas à débarquer: elle -répugnait à l’idée de coucher sur la dure, dans le maquis, avec ses -farouches sujets. Théodore parut à peine sur les côtes de la Balagne et -distribua quelques munitions; une nuit, le commandant anglais le ramena -sur le rivage de Toscane, à l’embouchure de l’Arno. Le roi se hâta de -gagner Florence, pour continuer ses intrigues et battre monnaie au moyen -des plus savantes manœuvres de chantage.</p> - -<p>  </p> - -<p>Pendant que se poursuit «le roman de sa vie», on voit se nouer autour de -la question corse le réseau compliqué des combinaisons diplomatiques. Ce -sont les menées de l’Angleterre qui apparaissent d’abord, pendant la -guerre de la succession d’Autriche, comme les plus significatives et les -plus dangereuses. Les Anglais ont compris, bien avant Nelson, -l’importance du golfe de Saint-Florent, où l’on pourrait entretenir -«nombre de gros vaisseaux qui seront toujours en vedette sur Toulon» et, -dans le début, il ne s’agit de rien moins que de «conquérir» la Corse. -Théodore essaie de séduire le représentant anglais en Toscane, Horace -Mann: celui-ci, par curiosité et par désœuvrement, consentit à avoir -plusieurs entretiens avec un personnage qui l’intriguait; il eut tôt -fait de s’apercevoir que Théodore n’était qu’un «babillard» et il -conseilla à son ministre de ne faire aucun fonds sur lui.</p> - -<p>Lâché par l’Angleterre, Neuhoff essaya de s’imposer à la Cour de Turin: -Charles-Emmanuel III, dont les ambitions commencent à s’étendre au delà -des limites étroites du Piémont et qui, doué d’un fort appétit, ne -demande qu’à se mettre à table<span class="pagenum"><a id="page_181">{181}</a></span> pour manger l’Italie feuille à feuille, -aurait volontiers commencé par la Corse le démembrement de Gênes et la -conquête de la péninsule entière. On voit poindre ainsi dès le <small>XVIII</small>ᵉ -siècle l’idée de l’unité de l’Italie sous le drapeau de la maison de -Savoie,—les dépêches du comte Lorenzi, envoyé de France à Florence, -sont particulièrement caractéristiques à cet égard. Or dans ces -espérances grandioses, le roi de Sardaigne sera de bonne heure soutenu -par l’Angleterre, «qui voudrait le rendre très puissant pour en faire -une digue contre la France» (lettre de Poggi, consul de Naples à Gênes, -en date du 4 janvier 1744).—Mais on n’a pas confiance en Théodore, dont -les prétentions paraissent excessives et les promesses vaines et, tandis -qu’il écrit au marquis d’Ormea, on écoute plus volontiers Dominique -Rivarola, d’origine corse, un traître et un intrigant, qui jouit malgré -tout d’un certain crédit auprès de ses compatriotes et se fait fort -d’introduire les étrangers dans sa patrie.</p> - -<p>Restait l’impératrice Marie-Thérèse, dont l’époux François de Lorraine -avait jadis convoité l’île. La famille autrichienne se berça un moment -de l’espoir d’utiliser l’influence du personnage; elle prépara même une -expédition qu’il devait conduire, mais qui ne partit pas.</p> - -<p>Une fois de plus, Théodore avait échoué: mais il avait fort bien vu à -qui il convenait de s’adresser pour réussir. Visiblement une triple -alliance anglo-austro-sarde se nouait en 1744: la Corse en était le -pivot, et ces projets étaient dirigés contre les Bourbons de France et -d’Espagne. Le résultat serait la formation d’une unité italienne au -profit de la Sardaigne et l’attribution de l’île à la maison anglaise de -Hanovre. Toute cette négociation, con<span class="pagenum"><a id="page_182">{182}</a></span>duite par lord Newcastle à -Londres, est vraiment, suivant le mot de M. Le Glay, «de l’art dans la -diplomatie».</p> - -<p>  </p> - -<p>Et les Corses? Que deviennent-ils au milieu de ces partages dont leur -île est l’objet éventuel, au milieu de ces intrigues, de ces ruses et de -ces mensonges? Peuvent-ils se sauver eux-mêmes? Effrayés de tous les -embarras qui les accablent, les Génois ont essayé de s’entendre -directement avec les Corses et préparé un règlement de pacification (3 -août 1744) qu’ils espèrent faire accepter aux révoltés. Ce fut en vain. -La lutte se prolongea sans engagements importants jusqu’en 1745. Cette -année-là, au mois d’août, les Corses élurent pour chefs l’abbé Ignace -Venturini, Jean-Pierre Gaffori et François Matra, avec le titre de -«Protecteurs de la Nation». La mission confiée à ces chefs était plutôt -de porter un remède aux désordres qui désolaient l’île à ce moment; mais -les maladresses du nouveau commissaire général, Stefano Mari, ne -tardèrent pas à déchaîner une guerre ouverte.</p> - -<p>La France sut admirablement profiter de cette situation embrouillée et -déjouer toutes les intrigues. Il fallait à tout prix empêcher -l’établissement en Corse d’une grande puissance maritime, si l’on -voulait sauvegarder la suprématie française dans la Méditerranée, -assurer la défense des côtes de Provence, avoir la route libre vers -l’Orient pour le développement du trafic maritime,—et c’est ce que -comprirent tous les hommes qui dirigèrent pendant cette période la -diplomatie française: Fleury, Chauvelin, Amelot, d’Argenson, Puysieux. -Gênes est obligée de se rejeter dans les bras de la France qui, d’accord -avec l’Espagne, lui garantit au traité d’Aranjuez (17 mai 1745) -l’intégrité de son<span class="pagenum"><a id="page_183">{183}</a></span> territoire. Puis M. de Guymont, nommé ministre de -France à Gênes à la place de M. de Jonville, adresse aux peuples de -Corse une proclamation les invitant à se tenir dans le devoir et à se -défier des excitations des ennemis de la République. En fait, on vit les -insurgés corses faire cause commune avec les Autrichiens ou les Sardes, -mais il ne se passa rien d’irréparable en Corse pendant la terrible -guerre où Gênes elle-même faillit périr.</p> - -<p>Au mois de novembre 1745, les Anglais bombardaient et prenaient Bastia: -Rivarola et les chefs insurgés occupaient la ville et la citadelle. Mais -les Bastiais prennent les armes en faveur de la République et chassent -les insurgés. Rivarola revient mettre le siège devant la ville. Il -occupe Terra Vecchia et presse si énergiquement la citadelle de Terra -Nova que sa capitulation parut inévitable. Si l’escadre anglaise de six -vaisseaux qui croisait entre Bastia et Livourne était intervenue -l’événement se serait aussitôt accompli; mais elle ne bougea pas, car le -gouvernement britannique était en ce moment occupé à négocier avec -l’Espagne. Profitant de la mort de Philippe V et de l’avènement d’un -nouveau roi à Madrid, l’Angleterre offrait la paix—et la Corse—à -l’infant don Philippe, dans l’espoir de brouiller les Bourbons de France -et d’Espagne et peut-être aussi d’obtenir d’importantes concessions -commerciales en Amérique. «Un accommodement avec l’Espagne, disait le -duc de Newcastle, est un si grand objet pour l’Angleterre, qu’elle est -résolue de ne pas risquer de le manquer pour une chose qui lui semble de -si peu d’importance comme la Corse.» La question de Gibraltar, que la -cour de Madrid réclamait, fit échouer les pourparlers. Mais, pendant -qu’ils se prolongeaient, l’escadre britannique était restée<span class="pagenum"><a id="page_184">{184}</a></span> inactive et -son amiral demeurait sourd aux prières du roi de Sardaigne. «Du moment -qu’ils ne croyaient pas devoir recueillir des bénéfices personnels, les -Anglais n’entendaient pas perdre leur temps à protéger un peuple -gémissant.»</p> - -<p>Le gouvernement français mit ses tergiversations à profit. Sur les -instances de la République de Gênes, une troupe de 500 hommes—Génois, -Français et Espagnols,—fut envoyée le 1ᵉʳ septembre 1747 au secours de -Bastia. Le lieutenant-colonel Choiseul-Beaupré, qui commandait ce -détachement, réussit à repousser Rivarola. L’année suivante, Bastia -devait soutenir un siège autrement meurtrier. Gaffori et Giulani avec -les insurgés corses, le chevalier de Cumiana avec 1.500 hommes, -Piémontais et Autrichiens, et plusieurs batteries d’artillerie, -attaquèrent furieusement la ville. Le duc de Richelieu, ministre -plénipotentiaire à Gênes, envoya en toute hâte M. de Pédemont, officier -du régiment de Nivernais, au secours du commandant génois Spinola; après -une lutte sanglante, le chevalier de Cumiana se retira sur Saint-Florent -(27 mai 1748). Deux jours après, le marquis de Cursay débarquait à -Bastia. Son arrivée rendait impossible tout succès des Austro-Sardes. -Ainsi l’action énergique et décisive de la France terminait la campagne, -et la paix prochaine d’Aix-la-Chapelle (30 octobre 1748) allait ruiner -les convoitises de la Sardaigne et les menées de l’Angleterre<a id="FNanchor_H_8"></a><a href="#Footnote_H_8" class="fnanchor">[H]</a>.</p> - -<p>Il ne sera plus question du roi Théodore dans l’histoire de Corse. Son -rôle politique est fini, bien qu’il refuse d’abdiquer. Toujours dénué -tout en recevant de fortes sommes de donateurs inconnus, il fait -miroiter aux yeux des marchands ou des</p> - -<div class="figcenter" id="plt_XII" style="width: 469px;"> -<a href="images/illu-235.jpg"> -<img src="images/illu-235.jpg" width="469" height="600" alt="[Pas d'image disponible.]" /></a> -<div class="caption"><p>Bastia: la Citadelle.—<i>Ibid.</i>: Dans le Vieux Port. (<i>Ph. -Moretti.</i>)</p> - -<p>Pl. XII.—<span class="smcap">Corse.</span></p></div> -</div> - -<p><span class="pagenum"><a id="page_185">{185}</a></span></p> - -<p class="nind">souverains les avantages à tirer de la Corse, pour peu qu’on le mette en -mesure de la prendre. En fin de compte, il échoue à Londres où il est -bientôt emprisonné pour dettes. Après six ans de détention, bafoué par -les uns, renié par les autres, finalement appelé à bénéficier d’une -libération conditionnelle, il répondit au tribunal qui lui demandait une -garantie: «Je n’ai rien que mon royaume de Corse.» Il signa une cédule -par laquelle il abandonnait ses Etats (24 juin 1755). Et le royaume de -Corse fut légalement et officiellement enregistré pour la garantie des -créanciers du baron de Neuhoff! Les Anglais étaient donc arrivés à leurs -fins: ils avaient l’île, objet de leurs convoitises. Seulement cette -cession n’existait que sur un papier sans valeur. Théodore vécut encore -un an, rejeté en prison, libéré une dernière fois, loqueteux et affamé, -accueilli charitablement par un pauvre tailleur chez lequel il mourut le -11 décembre 1756. Horace Walpole fit graver sur la pierre, dans l’église -Sainte-Anne ce témoignage de compassion railleuse: «Le destin lui -accorda un royaume et lui refusa du pain!» C’est tout ce qui reste de -l’homme qui disputa à Gênes la souveraineté de la Corse!</p> - -<p>Sa mémoire fut ridiculisée. On connaît les sarcasmes de Voltaire. -Ensuite, sur un poème de Casti, Paisiello composa en 1784 un opéra -héroïco-comique, <i>il Re Teodoro</i>: Marie-Antoinette le faisait jouer au -théâtre de Versailles et Napoléon l’écoutera dans le palais des -Tuileries, «lui qui aurait pu naître sujet du baron de Neuhoff, si -celui-ci avait réussi et fondé une dynastie»!<span class="pagenum"><a id="page_186">{186}</a></span></p> - -<h2><a id="CHAPITRE_XVIII"></a>XVIII<br /><br /> -ESSAIS D’ORGANISATION NATIONALE</h2> - -<div class="blockquot"><p class="hang"><i>Administration du marquis de Cursay.—Gaffori et la consulte -d’Orezza.—A la recherche d’un chef: l’affaire de Malte.—La -consulte de Caccia et l’entrée en scène de Pascal Paoli.</i></p></div> - -<p>En 1748, un corps de troupes françaises avait débarqué en Corse, sous -les ordres de M. de Cursay. Il y demeura jusqu’en 1753 et gouverna le -pays pendant ce temps. Les commandants des postes établis dans l’île -rendaient la justice et percevaient les impôts: la souveraineté se -trouvait, pour ainsi dire, en dépôt entre leurs mains. Situation -singulière, qui s’expliquait par le rôle d’arbitres et de pacificateurs -entre Corses et Génois qu’ils avaient assumé, mais instable et -périlleuse.</p> - -<p>M. de Cursay était un homme bienveillant et juste: «il gouverna l’île, -dit Cambiaggi, avec une grande sagesse». Recherchant les causes -profondes du désordre où la Corse se trouvait d’une façon permanente, il -«connut bien vite que tout ce qui était dans l’île avait un intérêt réel -à maintenir la révolte»: les fonctionnaires génois, parce qu’ils -pouvaient à la faveur du désordre continuer leurs malversations;—les -chefs du peuple, pour dominer et s’enrichir;—les autres, pour vivre -dans l’indépendance. «Il avait donc, écrit Pommereul, deux<span class="pagenum"><a id="page_187">{187}</a></span> partis à -gagner, les chefs et le peuple: pour faire un projet solide, il fallait -que les chefs lui répondissent du peuple, et le peuple des chefs.»</p> - -<p>Il commença par le peuple et, sachant que les abus dans l’administration -de la justice avaient été la principale cause de la révolte, il voulut -être un juge intègre et sévère. Les administrateurs des pièves -imitèrent, comme il arrive, la conduite du chef suprême et le peuple -connut une tranquillité dont il n’avait plus l’habitude: il se reprit à -respirer et à espérer et, par delà la personnalité du marquis de Cursay, -le nom de la France excita l’admiration et l’amour. Ayant ainsi agi sur -le peuple, Cursay réunit les chefs à Biguglia et se fit remettre toutes -les places dont ils s’étaient emparés; mais il eut l’art de le faire -avec leur assentiment, et pareille mesure ne se présenta pas sous les -apparences d’une vengeance administrative.</p> - -<p>L’ordre et la paix réapparurent dans l’île. «Il y fit régner la plus -exacte justice, et fut encore plus aimé qu’il ne fut craint. Il fit -construire des pontons, raccommoder des ports. Il leva des impôts en -plus grande quantité que ceux qu’avait jamais établis la République, -sans pour cela mécontenter la nation. Il fit enfin tout ce que le -souverain le plus intelligent peut faire pour un peuple qu’il aime.» -Précurseur de la domination française, initiateur des mesures que les -intendants prendront après 1769, véritable despote éclairé, il mérita la -reconnaissance de la Corse et de la France. Il s’attacha à toutes les -branches de l’administration et tenta de greffer sur une vie économique -renaissante un développement intellectuel digne de ce peuple que tant de -luttes avaient détourné de la littérature. Il fait représenter devant -lui un drame de Marco-Maria Ambrosi, fils du fameux Castineta, intitulé -<i>Lavinia</i>. L’Académie<span class="pagenum"><a id="page_188">{188}</a></span> des Vagabonds, fondée à Bastia en 1659 et dont -l’éclat avait été éphémère, fut rétablie en 1750 et proposa un prix -d’éloquence dont le sujet était cette question: «Quelle est la vertu la -plus nécessaire au héros, et quels sont les héros à qui cette vertu a -manqué?» J.-J. Rousseau concourut en 1751 pour ce prix. La disgrâce du -marquis de Cursay et les nouveaux troubles qui agitèrent la Corse -détruisirent l’Académie, «espèce d’établissement qui ne peut subsister -qu’avec la paix».</p> - -<p>Car les Génois ne tardèrent pas à se montrer jaloux de M. de Cursay: son -administration, comme dit Pommereul, «faisait la satire de la leur» et -ne pouvait leur convenir. En offrant aux Corses le modèle d’un -gouvernement ferme, sage et modéré, tel que Gênes n’en avait jamais -adopté, il préparait de nouvelles révoltes à la République «et lui -enlevait réellement les Corses en tâchant de les lui soumettre». Gênes -se plaignit à la Cour de France, qui fit passer en Corse le marquis de -Chauvelin, officier de carrière, ambassadeur à Gênes, chargé pour la -circonstance du commandement supérieur des troupes françaises avec le -grade de lieutenant général. Il avait pleins pouvoirs et M. de Puysieux, -secrétaire d’Etat des Affaires étrangères, lui transmettant les -instructions du comte d’Argenson, lui recommandait de traiter «dans des -lettres séparées» tout ce qui aurait rapport aux affaires de Corse: -c’était montrer l’intérêt que l’on y attachait en haut lieu.</p> - -<p>M. de Chauvelin sut répondre à la confiance du ministre; il se montra -dès le premier jour organisateur éminent, rédigeant de nombreux mémoires -sur l’administration de la Corse, sur les moyens de la pacifier, et se -tenant sans cesse en correspondance avec le gouvernement. Mais il crut -habile de<span class="pagenum"><a id="page_189">{189}</a></span> rendre aux Génois la garde des ports en laissant aux Français -l’administration de la justice, source de conflits évidents: ou -l’autorité de M. de Cursay s’arrêtait aux ports, et alors les -malfaiteurs pouvaient à leur gré entrer dans l’île ou en sortir, tant -les Génois faisaient mauvaise garde, ou M. de Cursay possédait -l’administration générale de la justice et devait commander également -dans les ports.</p> - -<p>En attendant, Gênes essaya de profiter de l’œuvre de pacification -réalisée par M. de Cursay et feignit de considérer les Corses comme -soumis à la République. Un voyage de M. de Grimaldi dans l’intérieur lui -fit voir son erreur: il trouva tous les passages fermés et fut obligé de -revenir honteusement à Bastia. Il fallait à tout prix se débarrasser du -marquis de Cursay. On y parvint à la fin de 1752, lorsque furent -terminées les négociations entamées avec les deux commissaires génois, -Charles-Emmanuel Durazzo et Dominique Pallavicini. M. de Grimaldi et -Chauvelin se transportèrent en Corse. On suscita des difficultés à M. de -Cursay, on le calomnia, on l’accusa de fomenter la rébellion et -d’aspirer à la royauté. Il fut arrêté et emprisonné à Antibes; son -innocence ne tarda pas à être reconnue et il alla commander en Bretagne -et en Franche-Comté. La convention de Saint-Florent (6 sept. 1752) avait -réglé les rapports de Gênes et de la France: l’administration de l’île -était rendue aux Génois sous la garantie du roi qui leur donnerait un -subside pour l’entretien des troupes par lesquelles ils remplaceraient -peu à peu les troupes françaises. Solution précaire, essentiellement -provisoire, qui ne réglait rien et remettait tout en question.</p> - -<p>  </p> - -<p>Le départ de Cursay exaspéra les Corses, mais ne les prit pas au -dépourvu: ils entendaient avoir<span class="pagenum"><a id="page_190">{190}</a></span> le dernier mot et s’étaient organisés -pour la lutte. Dès le mois de juin 1751, le général des Corses, Gaffori, -qui apparaît au premier plan de l’histoire insulaire, avait provoqué une -consulte à Orezza et organisé un gouvernement dont l’autorité devait, le -moment venu, se substituer à celle des Français. Les Français présents, -ce gouvernement n’existait pas, à proprement parler; les Français -partis, il était prêt à fonctionner.</p> - -<p>Ce gouvernement devait se composer:—1º d’une cour suprême jugeant sans -appel dans toutes les affaires civiles et criminelles et pouvant -prononcer la peine de mort, sauf confirmation des généraux;—2º d’une -junte de cinq membres (<i>sindicatori</i>), chargée de veiller sur la -conduite des officiers et des magistrats, afin d’empêcher tout abus de -pouvoir;—3º d’une junte des finances, chargée d’assurer la rentrée des -revenus publics: impôt de 26 sous par feu, condamnations prononcées par -les tribunaux, etc.; le trésorier général ne pourrait disposer d’aucune -somme si elle n’était d’abord ordonnancée par 4 membres sur 6 qui -composaient la junte;—4º d’une junte de guerre, composée de 12 -membres.—Sous les ordres de cette junte de guerre, les commandants des -pièves (2 par piève exerçant l’autorité à tour de rôle, se relevant de -mois en mois), dirigeaient les capitaines des paroisses. Ceux-ci -devaient intervenir dans toutes les disputes, arrêter les délinquants, -faire exécuter les sentences des magistrats, condamner à l’amende les -fusiliers qui ne prendraient point part aux marches commandées. Dans -chaque piève, un auditeur, assisté d’un chancelier, devait juger toutes -les affaires civiles ne dépassant pas 30 livres, sous réserve d’appel à -la Cour suprême. Une loi rigoureuse était annoncée pour la répression -des crimes. Les<span class="pagenum"><a id="page_191">{191}</a></span> généraux gardaient le droit de convoquer les -assemblées.</p> - -<p>De la consulte d’Orezza était sorti un véritable gouvernement -«révolutionnaire» qu’il sera curieux de rapprocher des mesures prises -par Paoli. Inspiré par les circonstances, il rappelle l’organisation du -parti protestant en France avant Richelieu.</p> - -<p>Or cet organisme entra en fonctions lorsque les troupes françaises -eurent quitté la Corse: dès la fin de 1752 les tribunaux se dressaient, -les magistrats rendaient la justice, la junte de guerre ordonnait des -marches, aussitôt exécutées par les commandants des pièves, les députés -aux finances recueillaient les impôts. <i>Principato nascente</i>, s’écriait -le commissaire Grimaldi; et il ajoutait: «Ce n’est encore qu’une -ébauche, mais les lignes se distinguent nettement et il sera facile de -l’améliorer de jour en jour.» Les améliorations devaient venir en effet, -et l’une des premières fut la création d’un tribunal d’inquisiteurs -chargé de surveiller les relations des Corses avec les villes et, par ce -moyen, de couper court aux intrigues toujours à craindre des autorités -génoises.</p> - -<p>La Corse était maîtresse d’elle-même. Le péril était grand pour la -République. Pour le conjurer, Grimaldi ne trouva rien de mieux que de -faire assassiner Gaffori (3 octobre 1753). Lui mort, pensait-il, son -œuvre périssait: le nouveau principat était tué dès sa naissance. Il ne -se trompait qu’à moitié: l’homme étant difficile à remplacer, on ne le -remplaça pas, et, au lieu d’un chef imposant sa volonté, on eut une -régence de quatre membres—Clément Paoli, fils de Giacinto, Tommaso -Santucci, Simon Pietro Frediani et le docteur Grimaldi,—qui, n’ayant -pas d’unité de vues, manquait d’initiative et devait bientôt manquer -d’autorité.<span class="pagenum"><a id="page_192">{192}</a></span></p> - -<p>L’«anarchie spontanée» éclatait dans l’île et se répandait de proche en -proche. Le magistrat suprême et les magistrats des provinces n’étaient -plus obéis. Les assassinats se succédaient; au sein des consultes, les -partis s’excommuniaient et les Génois assistaient à la décomposition de -l’unité matérielle et morale que Gaffori avait un moment réalisée: les -Corses étaient impuissants et découragés. On parlait bien d’établir des -patrouilles, de séquestrer les dîmes des évêques, de confisquer les -biens des Génois. Chansons que tout cela! disait Grimaldi, <i>le passioni -non gli permottono una divisa stabile</i>. Quelques expéditions militaires -n’eurent pas de succès, les trahisons se multipliaient. Le désir d’union -était d’autant plus vif chez les patriotes et le vœu des patriotes était -unanime: ils voulaient un chef suprême à la tête des affaires.</p> - -<p>  </p> - -<p>Dès le début de 1754 les Corses résidant à Rome, dont quelques-uns -étaient de véritables personnages, avaient songé à profiter de leurs -relations pour affranchir leur île de la domination génoise, même en lui -donnant un maître étranger. Le chanoine Giulio Natali, d’Oletta, en -particulier, l’auteur du <i>Disinganno intorno alla guerra di Corsica</i>, -alors auditeur du cardinal Ferroni, ne pouvait contenir son indignation -depuis l’assassinat du général Gaffori. Lié avec le marquis Solari, -ministre de Malte auprès du Saint-Siège et bailli de l’ordre, il -s’entretenait avec lui des moyens d’assurer à leur patrie une libération -définitive et peu à peu ce plan fut conçu: placer la Corse sous -l’autorité du grand maître de l’ordre de Malte. La Corse trouverait dans -cette réunion un accroissement de forces, et l’ordre tirerait parti des -ports et des forêts de l’île; l’esprit militaire des insulaires lui -assurerait d’autre part<span class="pagenum"><a id="page_193">{193}</a></span> de nombreux et vaillants soldats. L’abbé Louis -Zerbi, qui gérait à Livourne les intérêts de ses compatriotes, fut -chargé de la négociation: muni d’une lettre de créance du magistrat -suprême et d’une lettre de Solari, il partit pour Malte et traita -directement avec le Grand Maître de l’ordre, qui était alors Pinto. Une -convention fut conclue, aux termes de laquelle l’ordre de Malte -donnerait au gouvernement corse une somme suffisante pour entretenir 600 -hommes de troupes, fournirait des armes et assurerait aux Corses la -protection des puissances étrangères. En revanche les Corses -s’engageaient à se rendre libres eux-mêmes; leur liberté une fois -reconquise, ils convoqueraient une diète générale et proclameraient la -religion de Malte souveraine de l’île. Tous les privilèges de la nation -seraient d’ailleurs respectés et accrus.</p> - -<p>Malgré toutes les précautions prises pour envelopper la négociation de -mystère, elle ne put rester tellement secrète qu’Antonio Colonna de -Bozzi, qui se trouvait alors à Livourne, n’en apprît quelque chose. Il -s’embarqua pour Malte, et obtint pour ses concitoyens 30.000 piastres -qui contribuèrent à soulager les besoins de la nation. Mais son crédit -baissa dès qu’on aperçut que des préoccupations personnelles se mêlaient -à un sincère amour de la patrie. Il espérait que l’ordre de Malte, après -avoir pris possession de la Corse, y rétablirait l’ancienne noblesse des -Cinarchesi. Or les populations corses n’entendaient pas se soustraire à -la domination des Génois pour se replacer sous celle des Cinarchesi, -contre lesquels ils avaient imploré autrefois l’assistance de la -République. Antonio Colonna se trouva bientôt isolé.</p> - -<p>Au surplus le projet s’en allait en fumée, malgré le zèle infatigable de -Zerbi, qui «se croit le premier<span class="pagenum"><a id="page_194">{194}</a></span> homme de la Corse» et n’est qu’«une -taupe et un ignorant». Le gouvernement de Malte est mille fois pire que -celui de Gênes. «Les Maltais sont plus misérables que nous. Au lieu -d’être commandés par 40 ou 50 familles génoises, nous serions commandés -par tous les meurt-de-faim de l’Europe, comme cela se passe à Malte, -dont le peuple est le plus esclave de l’Europe; personne n’y ose mettre -son chapeau devant un chevalier, et chaque année on expurge l’île des -maris jaloux pour les éloigner de leurs femmes.» Qui parle ainsi, avec -ce mélange d’humour et de colère? le plus jeune des fils de Giacinto -Paoli,—il était né à Morosaglia en avril 1725,—Pascal Paoli, -sous-lieutenant au service du roi des Deux-Siciles. Il suit avec une -attention impatiente les démarches entreprises par Natali et Zerbi -auprès de la Religion de Malte, il se rend de Longone à Porto-Ferrajo -pour joindre Zerbi, il lui montre l’inanité, le ridicule même du projet -maltais. Il parle avec d’autant plus de chaleur que les Corses ont jeté -les yeux sur lui: des lettres pressantes et réitérées lui parviennent du -colonel Fabiani, de Mariani, du chanoine Orticoni, des principaux de -l’île. Giacinto s’alarme, mais Pascal est enthousiaste.</p> - -<p>  </p> - -<p>Car il faut définitivement abandonner la légende d’un Pascal Paoli, -travaillant à Naples, sans trop songer à la Corse et hésitant à répondre -aux vœux de ses concitoyens. En réalité il a compris de bonne heure le -rôle qu’il pouvait jouer dans sa patrie et il s’y est préparé. Il -demande à son père en novembre 1754 de lui acheter des livres pour se -former à la science du gouvernement et pour surveiller avec compétence -l’exploitation des mines. Ces livres sont: le <i>Parfait Ingénieur</i>, les -<i>Histoires</i> de Rollin, l’<i>Esprit des Lois</i>, les <i>Considérations sur les -causes de<span class="pagenum"><a id="page_195">{195}</a></span> la grandeur des Romains et de leur décadence</i>. L’exploitation -des mines lui tient à cœur, il visite les exploitations de l’île d’Elbe, -il reçoit des renseignements de Marco-Maria Ambrosi, un des esprits les -plus distingués de la Corse, qui mourut malheureusement avant le retour -de son ami dans l’île. Paoli, qui a déjà rédigé un projet de -gouvernement, dresse un plan d’opérations militaires un peu -présomptueux. Enfin il part pour la Corse où il arrive, soit au -commencement de juillet, soit à la fin d’avril.</p> - -<p>Dès le 21 avril, une consulte tenue à Caccia promulgue une série -d’«établissements, règlements et décrets» qui achèvent l’œuvre ébauchée -à Orezza. L’exercice de la justice est réglé dans tous ses détails. Le -fonctionnement en est assuré dans chaque piève par un juge rétribué mais -révocable en cas de prévarication. Au-dessus sont les tribunaux des -provinces et le Magistrat suprême, corps judiciaire et politique tout à -la fois. La loi annoncée à Orezza pour la répression des crimes fut -publiée à Caccia, et rien ne montre davantage le lien entre les deux -consultes: la seconde tient les promesses de la première. L’assassinat -est puni de mort et la famille de l’assassin est chassée du royaume sans -espoir de retour.—Mais en même temps qu’un Code, ces «établissements» -présentent un enseignement moral et civique, montrant le mal qu’est -l’assassinat, réprouvant le faux point d’honneur par où se perpétuent -des vengeances qui ensanglantent et déshonorent le pays: <i>non è bravura, -ma vero brutalità</i>. De ces principes doivent s’inspirer <i>les paceri</i>, -amiables compositeurs ou arbitres criminels, institués dans chaque piève -pour prévenir le mal et l’arrêter à ses débuts. Un tribunal -d’inquisiteurs, renouvelé de Gaffori, juge en secret.<span class="pagenum"><a id="page_196">{196}</a></span></p> - -<p>Pour exécuter les sentences des magistrats, pour garder le château de -Corte et la tour de l’île Rousse—par où seulement les Corses pouvaient -communiquer avec l’Italie,—la consulte avait décrété la création d’une -troupe soldée, soumise à une discipline régulière. Non pas que le -principe fût abrogé suivant lequel tout Corse était soldat; mais la -troupe soldée présentait cet avantage d’être prête à toute réquisition -et les populations se trouvaient déchargées d’autant.—Il y avait de ce -fait une augmentation d’impôts: deux livres par feu, au lieu de 26 sous -fixés à Orezza; mais les fonctions publiques sont gratuites et le bilan -des recettes et des dépenses, qui se publiera tous les six mois, fera -connaître à tous le bon emploi des deniers publics.</p> - -<p>Ainsi, finances et armée, police et justice, la consulte de Caccia avait -tout organisé. Le nouveau gouvernement recevait, pour accomplir son -œuvre, un instrument tel qu’aucun régime n’en avait possédé avant lui. -Désormais la Corse pouvait s’orienter vers de nouvelles destinées. -<i>Subditi naturali</i>, disaient les Génois; <i>subditi convenzionati</i>, -ripostaient les Corses. On discutait sur ces deux adjectifs. La consulte -de Caccia changea la question. «Nous transférons, dit-elle, le domaine -de l’île au Magistrat suprême (c’est-à-dire à la représentation -nationale). Les membres qui le composent forment le corps de la nation -et ont le domaine de l’île tout entière.» La souveraineté nationale -était affirmée et tout vasselage aboli. Au lieu de marcher à la suite de -la Sérénissime République, la Corse suivra désormais sa propre voie.</p> - -<p>A quel chef confiera-t-on cet instrument d’où la Corse régénérée attend -son salut? Le commissaire de Gênes, Giuseppe-Maria Doria, parle dans la -même lettre de la consulte de Caccia et du jeune Pascal<span class="pagenum"><a id="page_197">{197}</a></span> Paoli, dont le -crédit augmente chaque jour dans l’esprit des rebelles. A peine -débarqué, il seconde son frère dans ses expéditions, établit une -poudrerie, parle de l’exploitation des mines et se flatte qu’on le -proclamera général. Sa candidature est posée<a id="FNanchor_I_9"></a><a href="#Footnote_I_9" class="fnanchor">[I]</a>... L’élection se fit le -13 juillet 1755 à San Antonio della Casabianca. Seize pièves en tout y -prirent part: les délégués votèrent pour Pascal Paoli. Il accepta et -prêta serment. La Corse avait trouvé le chef qu’elle cherchait.<span class="pagenum"><a id="page_198">{198}</a></span></p> - -<h2><a id="CHAPITRE_XIX"></a>XIX<br /><br /> -LE GÉNÉRALAT DE PASCAL PAOLI<a id="FNanchor_J_10"></a><a href="#Footnote_J_10" class="fnanchor">[J]</a></h2> - -<div class="blockquot"><p class="hang"><i>Une «République» corse au XVIIIᵉ siècle.—Les tentatives -séparatistes.—Le développement économique et la vie -intellectuelle.—J.-J. Rousseau et la Corse.</i></p></div> - -<p>Avec Pascal Paoli la Corse entre dans la période héroïque de son -histoire. Elle cherche à se rendre libre, à échapper à la domination -française aussi bien qu’à la domination génoise. Ce sera l’éternel titre -de gloire de Paoli aux yeux des insulaires que d’avoir incarné, pendant -la première partie de sa vie, ce beau rêve d’indépendance. Ses -contemporains le dépeignent d’un extérieur imposant, énergique et calme, -avec une parole assurée qui inspirait la confiance. Il a lu Montesquieu -et considère la séparation des pouvoirs comme le principe de toute -organisation politique. Mais ce n’est point un théoricien cherchant à -appliquer à un Etat quelconque des idées «philosophiques»: il travaille -pour la Corse, dont il connaît l’état misérable, le passé trouble et les -besoins précis. Eloigné de sa patrie, il est resté en relations avec les -«patriotes», il a reçu des con<span class="pagenum"><a id="page_199">{199}</a></span>seils et des encouragements, il a rédigé -des projets de constitution, il n’arrive pas «les mains vides». Il -n’apportait avec lui, écrit à tort Gregorovius, suivi par la plupart des -historiens, «que son patriotisme, sa volonté énergique et sa philosophie -humanitaire, et c’est avec ces moyens qu’il entendait délivrer un peuple -primitif, presque entièrement sauvage, déchiré par les guerres -intestines, le banditisme et la <i>vendetta</i>, et le transformer en une -société politique et morale. Ce problème étrange, sans précédents dans -l’histoire du monde, allait pourtant être résolu aux yeux de l’Europe, -dans un temps où des peuples civilisés l’avaient tenté en vain». -Problème étrange, en effet, mais les données sont mal posées et il est -des «précédents» dont il faut tenir compte, en se référant notamment à -l’œuvre des consultes d’Orezza et de Caccia.</p> - -<p>Le peuple était souverain. Pas de droit divin qui annihilât son pouvoir; -pas de droit d’occupation en faveur d’une dynastie. Cette autorité -souveraine, le peuple la délègue à ses représentants, qui forment la -Consulte, et la Consulte, étant le peuple, exerce tous les pouvoirs; -mais, déléguant à son tour l’exécutif et le judiciaire, elle se réserve -seulement le pouvoir législatif. Cette assemblée comprend -essentiellement des élus du peuple: les uns nommés dans le but précis -d’aller siéger à la Consulte, les autres membres de droit parce que le -peuple les avait choisis préalablement pour remplir d’autres charges. -Parfois on y voit figurer des ecclésiastiques, quelques hauts magistrats -sortis de charge, des personnages considérables: en 1762 on convoque les -fils et les frères de ceux qui ont versé leur sang pour la patrie, en -1763 les vicaires forains et les curés des chefs-lieux de pièves, en<span class="pagenum"><a id="page_200">{200}</a></span> -1765 «les patriotes les plus zélés et les plus éclairés». Assemblées -parfois trop nombreuses où les délibérations étaient confuses. Une -réglementation plus stricte fut prise en décembre 1763: deux ou trois -membres par province, élus par les magistrats provinciaux (une -vingtaine), un représentant du peuple élu dans chaque piève par les -procureurs (60), les présidents de province (10). Le suffrage indirect -remplaçait le suffrage direct et cette organisation fut à peu près -observée depuis 1764. Les Consultes se réunissaient une fois par an pour -une durée très courte (deux ou trois jours) et généralement à Corte, où -Paoli établit le siège du gouvernement. Elles approuvaient les actes du -gouvernement, votaient les impôts, nommaient et contrôlaient les -fonctionnaires.</p> - -<p>De la Consulte émanait le Conseil d’Etat ou Conseil suprême (<i>Consiglio -supremo</i>). Celui-ci était composé du Général, président-né de ses -libérations, de plusieurs conseillers et du grand chancelier. Au début -les conseillers sont extrêmement nombreux et ils forment deux -catégories: 36 présidents et 108 consulteurs, formant ensemble les trois -chambres de justice, de guerre et de finances. Chaque président n’exerce -effectivement le pouvoir que pendant un mois par an, chaque consulteur -pendant dix jours seulement, de sorte qu’à tout moment le pouvoir -exécutif «actif» était représenté par le Général, trois présidents, -trois consulteurs et le secrétaire d’Etat, dont la voix, ordinairement -consultative, devenait délibérative en cas de partage égal des opinions. -Organisation déplorable, morcellement excessif du pouvoir exécutif, et -les deux réunions que le Conseil d’Etat devait tenir chaque année au -grand complet ne pouvaient suffire à donner une impulsion d’ensemble à -la marche des services</p> - -<div class="figcenter" id="plt_XIII" style="width: 461px;"> -<a href="images/illu-253.jpg"> -<img src="images/illu-253.jpg" width="461" height="600" alt="[Pas d'image disponible.]" /></a> -<div class="caption"><p>La patrie de Colomba: Fozzano.—Ghisoni. (<i>Ph. Damiani.</i>)</p> - -<p>Pl. XIII.—<span class="smcap">Corse.</span></p></div> -</div> - -<p><span class="pagenum"><a id="page_201">{201}</a></span></p> - -<p class="nind">publics. Que pouvaient faire de sérieux un consulteur qui restait dix -jours au pouvoir, un conseiller d’Etat qui en restait trente? Assurément -le gouvernement de la Corse n’avait pas les rouages compliqués des Etats -modernes; mais il y avait tout de même des impôts à prélever, des -jugements à faire exécuter, des ordres administratifs à donner, et on -préposait à ces fonctions délicates des citoyens qui y étaient en -général peu préparés et qui les abandonnaient dès qu’ils commençaient à -pouvoir rendre des services au pays. Comment s’étonner que Paoli écrive -le 6 février 1756: «Je n’ai personne sur qui je puisse me reposer, je -fais tout par moi-même.» Un tel régime ne pouvait conduire qu’à -l’anarchie ou à la dictature. Dès 1758 le nombre des conseillers fut -réduit à 18, ils étaient élus pour 6 mois et on leur imposait la -résidence fixe à Corte. En 1764 il n’y en a plus que 9, représentant les -neuf provinces affranchies: 6 de l’En deçà (Cap Corse, Nebbio, Casinca, -Aleria, Corte, Balagne), 3 de l’Au delà (Vico, Cauro, la Rocca). Le -Conseil d’Etat pouvait opposer son veto aux décisions de la Consulte et -exiger une délibération nouvelle, précédent très curieux du veto -suspensif que la constitution du 3 septembre 1791 devait donner à Louis -XVI. Il était chargé de faire exécuter les résolutions votées par la -Consulte, d’appliquer les lois et d’administrer les finances.—Le -général présidait le Conseil d’Etat, commandait l’armée et dirigeait les -opérations militaires, représentait devant l’Europe la nation et à ce -titre avait la charge des relations extérieures et des négociations -diplomatiques. Contraint par les événements de maintenir une armée -régulière, dont il détestait le principe, Paoli prévoit pour l’avenir -une milice populaire où tous les Corses seront sol<span class="pagenum"><a id="page_202">{202}</a></span>dats, uniquement pour -défendre la patrie attaquée.</p> - -<p>Le pouvoir judiciaire avait à sa tête des syndics ou censeurs, élus par -l’assemblée générale et chargés de recueillir les plaintes du peuple -contre l’administration de la justice: véritables <i>missi dominici</i> se -transportant de piève en piève et rendant des sentences sans appel. -Institution excellente qui exerça une influence énorme et bienfaisante -sur la pacification des esprits. Paoli, qui ne voulait pas de -magistrature vénale, voulait également extirper la vendetta: son premier -décret punit de la peine capitale un de ses propres parents; d’où vint -l’expression de justice paoline, <i>giustizia paolina</i>.</p> - -<p>La justice comprenait trois degrés: les tribunaux des podestats, les -tribunaux de province et la <i>rota</i> civile ou cour suprême. Tous les -magistrats étaient élus pour un temps limité, à l’exception des membres -de la Cour suprême qui étaient nommés à vie. Quand la situation devenait -grave, soit par l’imminence d’une offensive génoise, soit par l’annonce -des troubles intérieurs, la Consulte ordonnait la formation d’une junte -de guerre, dont elle désignait les membres: tribunal d’exception, sorte -de cour prévôtale, munie des pouvoirs les plus étendus et pouvant faire -exécuter immédiatement ses sentences.</p> - -<p>L’élection, la souveraineté du peuple, la séparation des pouvoirs, tels -étaient les principes dont s’inspirait cette belle constitution qui -devançait celle des États-Unis d’Amérique et celle de la France -révolutionnaire. Après quatre siècles de luttes malheureuses, le -pavillon national à la tête de Maure flottait librement dans le -«royaume» presque entier, à l’exception des ports.</p> - -<p>  </p> - -<p>Pourtant les Corses n’étaient pas unanimes dans<span class="pagenum"><a id="page_203">{203}</a></span> cet effort d’unité -nationale; trop de rivalités féodales subsistaient; entre l’Au-delà et -l’En-deçà des ferments de haine subsistaient, que Gênes, suivant sa -politique de divisions et de discordes, avait naturellement cultivés et -développés.</p> - -<p>En septembre 1757, un des notables de l’Au-delà, Antonio Colonna, réunit -une consulte des gens du Talavo, Ornano, Rocca et Istria, et leur fit -adopter les propositions suivantes: «Que tous les peuples de -l’Au-delà-des-monts affirment vouloir vivre et mourir en union avec -l’En-deça en ce qui est de l’exécration du nom génois, mais déclarent -une séparation formelle pour ce qui regarde le gouvernement -économique..., qu’il soit créé un Conseil d’Etat composé d’un président -et de huit conseillers en qui résidera l’autorité suprême, pour ce qui -concerne le gouvernement politique.» Schisme possible où la Corse risque -de perdre son indépendance enfin recouvrée, jalousie que nous retrouvons -à l’origine de toutes les démocraties. Ayant vu le danger, Paoli sut y -parer avec son énergie habituelle. Il part pour l’Au-delà, visite Sari, -Mezzana, Cauro, l’Ornano et l’Istria, réunit à Sari le 10 décembre 1757 -une consulte pour les pays de Cinarca, Celavo, Cauro, y établit un -tribunal provincial sur le modèle de ceux qui fonctionnaient de l’autre -côté des monts. A Olmeto, il réunit une consulte des régions de l’Istria -et de la Rocca, installe aussi une magistrature provinciale et en fait -donner la présidence à Antonio Colonna. Ainsi, «au lieu d’essayer -d’abattre celui qui se dressait contre lui dans une étroite conception -de particularisme provincial et peut-être aussi de rivalité personnelle, -il se montre au peuple, prêche aux chefs l’union contre l’ennemi commun, -leur fait comprendre qu’il n’est pas leur chef mais leur ami et les<span class="pagenum"><a id="page_204">{204}</a></span> -invite à collaborer avec lui dans la lutte pour la liberté». Peu après -(juillet ou août 1758), il propose à Colonna de prendre, avec -l’assentiment du peuple, le titre de «commandant -de-l’Au-delà-des-monts»—et Colonna devient le plus vaillant adversaire -de l’influence génoise dans le fief d’Istria dont les seigneurs ont -récemment poussé les habitants à se proclamer indépendants du -gouvernement de Paoli et fidèles à la République (19 mai 1758).</p> - -<p>Le 24 décembre de l’année suivante, Paoli délègue son autorité à un -notable de Levie, nommé Peretti, afin que celui-ci maintienne l’autorité -de la nation dans la province de la Rocca, un peu éloignée du -gouvernement central. Il écrit: «Jusqu’à ce que le gouvernement -provincial soit mieux établi dans la province de la Rocca, nous avons -cru utile, en vertu des présentes, de vous concéder toute faculté de -pouvoir commander ses troupes et nous voulons que dans cette région vous -soyez obéi en notre place par les commissaires des pièves et les -capitaines et lieutenants d’armes des paroisses de cette province...» Ne -fallait-il pas, en effet, prouver à ces provinces lointaines, un peu -portées à se croire abandonnées, la sollicitude constante du -gouvernement? Ne fallait-il pas ménager la susceptibilité «pomontiche» -et montrer que les citoyens corses ne devaient être distingués que par -leur plus ou moins grand attachement à la cause de la patrie? Aussi le -résultat ne se fait-il pas attendre: le 23 août 1760, toute la Rocca se -déclarait contre les Génois dans une assemblée où les chefs des communes -signèrent un acte d’adhésion au gouvernement national.</p> - -<p>Depuis cette époque, il n’y eut plus en Corse de mouvement séparatiste. -Paoli qui, le 3 septembre<span class="pagenum"><a id="page_205">{205}</a></span> 1755, écrivait au président Venturini: «Mon -objet n’est que d’unir nos peuples, afin que tous de concert soutiennent -les droits de la patrie», avait atteint son but: tous les Corses -collaboraient avec lui pour le bien de la patrie.</p> - -<p>  </p> - -<p>Les Génois, expulsés de l’intérieur de l’île, ne tenaient plus que dans -les forteresses du littoral, où les nationaux les bloquaient de près. A -Ajaccio, par exemple, il existe un parti paoliste extrêmement fort, à la -tête duquel se trouvent les Masseria, Santo et Annibalo Folacci, -Marc-Aurelio Rossi, Giambattista Pozzo di Borgo, le chanoine Levie, -l’abbé Moresco, l’abbé Carlo Felice Pozzo di Borgo, Girolamo Levie, le -chanoine Susini, etc. Ils ne négligent aucune occasion de manifester au -général leur loyalisme, et Paoli répond en accordant aux Ajacciens les -mêmes droits qu’aux autres Corses devant les tribunaux et en les -autorisant à circuler dans l’île sans passeport. Les Ajacciens -reconnaissants composent en l’honneur de Paoli une chanson où Gênes -était malmenée. Le refrain surtout exaspérait le commissaire génois:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Hai la stizza, ti vorra passa:<br /></span> -<span class="i0">Paoli è a Murato è ti casticarà.<br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>«Tu es en colère, ça te passera: Paoli est à Murato et te châtiera.»</p> - -<p>Paoli avait, en effet, créé à Murato une <i>Zecca</i> (hôtel des monnaies), -où l’on frappait des pièces en argent et en cuivre, portant les armes de -la Corse: la tête de Maure au bandeau relevé sur le front. Les Corses -voyaient en cela l’acte de souveraineté par excellence, proclamant à la -fois l’indépendance de l’île et la déchéance de la domination génoise.<span class="pagenum"><a id="page_206">{206}</a></span></p> - -<p>L’agriculture recevait de la part du général des soins de tous les -instants: on nomma dans l’île deux délégués à l’agriculture chargés de -veiller à ses intérêts et de régler son impulsion. Paoli introduisit en -Corse la pomme de terre dont il vulgarisa la culture. Il écrit le 14 -avril 1768 à son ami le médecin florentin Cocchi: «Hier j’ai fait -planter les pommes de terre. Je les mettrai en circulation en prenant -soin de m’en faire servir tous les matins à ma table.» Ses ennemis -l’appellent par dérision le général des patates, <i>generale delle -patate</i>.</p> - -<p>L’industrie, qui n’existait pas en Corse, fut mise en honneur par -l’exploitation de plusieurs mines de plomb et de cuivre. Le commerce se -développe. C’est pour l’augmenter que Paoli fonda le port de l’île -Rousse qui devait exporter les huiles de la Balagne et remplacer pour -les nationaux les ports de Calvi et de l’Algajola, occupés par les -Génois ou les Français.</p> - -<p>Dans l’apaisement des guerres civiles et dans la prospérité -grandissante, la population augmente: à la consulte de 1763 les curés -présentèrent les registres de la population et l’on constata que depuis -1753 elle s’était accrue de 30.000 habitants.</p> - -<p>La première imprimerie qui ait fonctionné dans l’île fut établie à cette -époque à Campoloro et le premier ouvrage qui sortit de ses presses -devait avoir sa signification: ce fut la <i>Giustificazione della -rivoluzione di Corsica</i>, véritable cri d’indépendance que les Génois -essayèrent en vain d’étouffer. Une gazette, sorte de moniteur officiel, -paraît depuis 1764: <i>Ragguagli dell’ Isola di Corsica</i>, Nouvelles de -l’île de Corse.</p> - -<p>Des écoles s’ouvrent dans la plupart des villages: mais Paoli, qui croit -à la toute-puissance de l’instruction, voudrait retenir en Corse les -jeunes gens qui vont étudier dans les Universités du continent.<span class="pagenum"><a id="page_207">{207}</a></span> Il -demande au clergé un don gratuit annuel de 15 livres par chaque piévain, -de 9 livres 12 sols par chaque curé, et de 6 livres par chaque chanoine -ou autre bénéfice. L’Université de Corte put être fondée: elle ouvrit -ses portes le 3 janvier 1765. On y enseigna d’abord les six matières -suivantes, fixées par la Consulte de 1764 et considérées comme -fondamentales:—1º la théologie scolastique et dogmatique «où les -principes de la religion et les doctrines de l’Église catholique seront -expliqués avec brièveté et exactitude; le professeur fera aussi une -leçon par semaine d’histoire ecclésiastique»;—2º la théologie morale, -«dans laquelle on donnera les préceptes et les règles les plus certaines -de la morale chrétienne et, un jour par semaine, on fera une conférence -sur un cas pratique se rapportant aux matières enseignées»;—3º les -statuts civils et canoniques, «où on montrera l’origine et le véritable -esprit des lois pour leur meilleur usage»;—4º l’éthique, «science très -utile pour apprendre les règles de bien vivre et la manière de se bien -guider dans les différents emplois de la société civile; elle comprendra -aussi la connaissance du droit naturel et du droit des gens»;—5º la -philosophie «suivant les systèmes les plus plausibles des philosophes -modernes; le professeur donnera aussi les principes de la -mathématique»;—6º la rhétorique.—Peu après, il y eut de nouvelles -créations de chaires et, en particulier, on nomma un professeur de -«<i>fisica</i>», c’est-à-dire des sciences de la nature. Tous les professeurs -étaient Corses. Les premiers furent Guelfucci de Belgodère, Stefani de -Venaco, Mariani de Corbara, Grimaldi de Campoloro, Ferdinandi de Brando -et Vincenti de Santa-Lucia. Paoli encourageait les étudiants par de -fréquentes visites à l’Université, par les nominations aux charges du -gou<span class="pagenum"><a id="page_208">{208}</a></span>vernement. Pommereul fait le plus grand éloge des professeurs, qui -appartenaient à l’ordre de saint François: «J’y ai connu des penseurs -aussi sages que profonds; j’ai vu Voltaire, Locke, Montesquieu, -Helvétius, Hume et Jean-Jacques Rousseau orner leur bibliothèque et -faire leurs délices.»</p> - -<p>  </p> - -<p>Œuvre immense que les «philosophes» admirent. Les «naissantes vertus» de -ce peuple promettent d’égaler un jour celles de Sparte et de Rome, et -Jean-Jacques Rousseau attend beaucoup de Paoli dont la gloire est à son -apogée: «J’ai quelque pressentiment qu’un jour cette petite île étonnera -l’Europe.» Dans le <i>Contrat social</i>, il avait désigné la Corse comme le -seul pays d’Europe «capable de législation», tourmenté par le besoin -d’en recevoir une, mûr pour elle et en même temps assez voisin de l’état -de nature pour que les mœurs n’y fissent pas obstacle à l’action -salutaire des lois. «La valeur et la constance, disait-il, avec laquelle -ce brave peuple a su recouvrer et défendre sa liberté mériteraient bien -que quelque homme sage lui apprît à la conserver.» N’était-ce pas offrir -ses services? Le général Paoli lui fit demander par l’intermédiaire de -M. Buttafoco, officier corse au service de la France, d’être lui-même -cet «homme sage». Rousseau réclama des documents propres à l’éclairer et -se mit à l’œuvre. Quand cette nouvelle s’ébruita, les philosophes -trouvèrent la chose parfaitement ridicule, autant dire impossible, et -crurent Rousseau dupe d’une facétie flatteuse pour son orgueil. Voltaire -s’en égaya bruyamment. Le plus singulier, c’est que l’ombrageux Rousseau -se prit lui-même à partager ce soupçon, en dépit de la correspondance -qu’il avait dans les mains. Après cet incident comique, il se rendit -enfin à l’évidence et reprit son œuvre avec<span class="pagenum"><a id="page_209">{209}</a></span> ardeur. Mais cela se -passait dans le temps le plus agité de son séjour à Motiers: sa santé, -la nécessité de tenir tête à son pasteur devenu son ennemi, lui -enlevaient tout repos d’esprit. En 1765, il forma le projet, pour se -procurer à la fois toutes les informations nécessaires et la résidence -paisible qu’il ne trouvait nulle part en Europe, d’aller s’établir parmi -les Corses. Les difficultés du voyage l’arrêtèrent, et surtout les -desseins de plus en plus manifestes du ministère français, qui ne -laissaient plus aucune illusion sur les rêves d’indépendance formés par -les patriotes corses. On comprend qu’il n’ait pas vu sans indignation -sombrer la liberté du peuple au bonheur duquel il travaillait avec la -certitude intrépide du succès. Ce qui prête à rire, ce qui est insensé, -c’est de prétendre qu’en préparant la conquête de la Corse, M. de -Choiseul eut pour but principal de faire échouer une entreprise qui -pouvait devenir glorieuse pour Jean-Jacques.<span class="pagenum"><a id="page_210">{210}</a></span></p> - -<h2><a id="CHAPITRE_XX"></a>XX<br /><br /> -LE RÈGLEMENT DE LA QUESTION CORSE</h2> - -<div class="blockquot"><p class="hang"><i>L’accord franco-génois de 1756 et le «secret de Choiseul».—Les -traités de Compiègne et de Versailles.—La lutte suprême.</i></p></div> - -<p>L’entrée en scène de Pascal Paoli modifiait singulièrement les données -du problème corse, car il en excluait les Génois. Il ne restait dans -l’île que deux pouvoirs: les ports étaient aux troupes françaises et -l’intérieur était à Paoli. Dans ces conjonctures, les Génois demandèrent -au roi de France de nouveaux subsides pour un nouvel effort contre la -rébellion.</p> - -<p>Or le gouvernement français accepta encore de traiter avec Gênes, -reculant ainsi la solution définitive, depuis si longtemps désirée, -plusieurs fois approchée, jamais atteinte. On peut s’en étonner au -premier abord, surtout si l’on songe au prochain «renversement des -alliances» qui va permettre à Bernis de se faire garantir par le -ministre autrichien Kaunitz sa liberté d’action dans la Méditerranée. -Mais il ne faut pas oublier que les hostilités sont imminentes avec -l’Angleterre: ce sera la guerre de Sept Ans, et la Cour de Versailles -peut à bon droit craindre une intervention anglaise dans l’île. Mieux -vaut qu’aucun prétexte ne puisse être saisi par les Anglais et qu’une -alliance franco-génoise<span class="pagenum"><a id="page_211">{211}</a></span> rétablisse dans l’île une tranquillité au moins -apparente et provisoire.</p> - -<p>M. de Pujol fut envoyé à Gênes en mission temporaire, pour examiner la -question des subsides d’accord avec le comte de Neuilly, ambassadeur -régulier. «Sa Majesté, expliquait le mémoire qui lui fut remis le 22 -mars 1756, n’est pas éloignée d’entrer par un subside plus considérable -dans les mesures qu’ils (les Génois) se proposent de prendre; mais, -avant que de fixer la somme qu’il conviendra de leur donner, le Roy veut -connaître, <i>dans le plus grand détail et avec la plus exacte précision</i>, -les besoins de la République et s’assurer qu’elle fera un usage utile de -l’argent qui lui sera accordé.» L’objet de la mission confiée à M. de -Pujol est «d’examiner <i>dans le plus grand détail</i> la qualité et le -nombre des troupes que la République a actuellement sur pied, soit dans -les États de terre ferme, soit en Corse, la force des garnisons dans les -places et l’état des fortifications, <i>surtout dans cette isle, où il -sera nécessaire que M. de Pujol se rende, pour se procurer par lui-même -les notions les plus précises sur tous ces articles</i>».</p> - -<p>Ainsi, sous prétexte de vérifier la nécessité des subsides qu’il -convenait d’accorder aux Génois, le comte de Neuilly et M. de Pujol -allaient en profiter pour demander au Sénat et transmettre à leur -gouvernement les renseignements les plus circonstanciés sur les places -de Corse, les fortifications, les casernements nécessaires, les -meilleurs emplacements des troupes. Il était impossible d’agir avec plus -de maîtrise et d’ironie: c’est de Gênes même que l’on allait tirer des -indications qui pouvaient rendre tant de services plus tard.</p> - -<p>Un traité de subsides fut conclu «entre le Roy et la République de Gênes -et pour la sûreté de l’isle<span class="pagenum"><a id="page_212">{212}</a></span> de Corse». C’est le premier traité de -Compiègne, du 14 août 1756. Le roi accordait de nouveaux subsides; mais -il augmentait également, et sans en fixer le chiffre, le nombre des -troupes françaises de Corse. Pour rassurer les Génois, il est entendu -que les officiers français devront s’abstenir de toute négociation avec -les Corses rebelles, «même dans la vue de les amener à un accommodement -de pacification et à la soumission qu’ils doivent à la République, que -cet objet doit regarder uniquement».</p> - -<p>Qu’est-ce à dire? Les Génois sont exécrés, les Français seuls ont chance -de lier amitié avec les Corses et le roi n’entend pas que la sympathie -qui pourra être témoignée à ses officiers rejaillisse sur des alliés -qu’il importe de n’aider qu’en apparence.—En fait l’expédition -française chercha à faire aux Corses le moins de mal possible, et c’est -avec les commissaires de Gênes que les généraux français eurent des -disputes continuelles. Les renforts, d’abord placés sous le commandement -du marquis de Castries, furent bientôt concentrés presque complètement à -Calvi sous le comte de Vaux: «C’est l’unique place, écrivait Choiseul au -comte de Neuilly, qu’il nous soit intéressant de garder, puisqu’elle est -la seule qui soit en état de faire quelque résistance si les Anglais -tentaient de s’en emparer.»</p> - -<p>Quoi qu’il en soit, le premier traité de Compiègne marquait un temps -d’arrêt dans l’évolution de la question corse vers son terme inévitable. -Il permit du moins à la France de traverser, sans incident notable de ce -côté, la crise de la guerre de Sept Ans.</p> - -<p>  </p> - -<p>Elle n’était même pas terminée lorsque le gouvernement français se -trouva sollicité tout à la fois par le Sénat de Gênes, qui affirmait -hautement sa<span class="pagenum"><a id="page_213">{213}</a></span> souveraineté et par Pascal Paoli qui, maître de l’île, -proclamait énergiquement son indépendance. La France se retrouvait du -premier coup dans la situation la plus avantageuse, sinon encore -maîtresse d’édicter ses volontés, du moins intervenant comme arbitre du -consentement spontané des deux adversaires. Privilège depuis longtemps -prévu et patiemment préparé.</p> - -<p>Choiseul, qui depuis 1758 était secrétaire d’État des Affaires -étrangères, ne voulut pas s’engager tout de suite avec Pascal Paoli. Il -se borna à inviter les Corses à ne pas négocier avec une autre -puissance, et il recommanda la plus entière réserve à M. Boyer de -Fonscolombe qu’il envoyait à Gênes en 1762. Il lui signalait, entre -autres objets particulièrement dignes d’attention, «la situation des -affaires de Corse». Mais «le sieur Boyer, lorsqu’on le mettra à portée -de s’expliquer sur cette matière, déclarera <i>en termes généraux</i> que -toutes les puissances se doivent à elles-mêmes de ne point protéger des -sujets révoltés contre leur légitime souverain». C’est le langage même -tenu par Fleury dans sa lettre du 6 juin 1738.</p> - -<p>Boyer de Fonscolombe s’y trompa lui-même et le 13 septembre 1762 il -adressait à Choiseul un «mémoire politique» sur la Corse qui est des -plus curieux. Il expose la situation et constate que, les Génois étant -«dans l’impossibilité de se maintenir» dans l’île, il faut préparer un -arrangement qui puisse convenir «non seulement aux Génois, mais aussi à -la France et aux personnes intéressées à ne pas voir s’élever un prince -dont la marine et le commerce pourraient leur donner de l’ombrage». Il -ne saurait donc être question ni de l’empereur (comme grand-duc de -Toscane) ni du roi des Deux Siciles. Il est également inutile de songer -à des princes<span class="pagenum"><a id="page_214">{214}</a></span> trop faibles qui seraient incapables d’établir ou de -maintenir leur autorité: le duc de Parme, le duc de Modène. Il n’y a que -le roi de Sardaigne qui réponde à la définition: il est le seul à qui -l’on pourrait donner la Corse «sans beaucoup craindre les conséquences -de son agrandissement et aussi sans avoir à craindre de grands obstacles -de la part des autres puissances».</p> - -<p>Choiseul promit de lire ce mémoire quand il aurait le temps. Ce temps ne -vint pas: le ministre devait rester fidèle, pour sa politique corse, au -«secret» que lui avaient transmis ses prédécesseurs depuis Fleury et -Chauvelin.</p> - -<p>  </p> - -<p>Peu à peu la question de Corse approchait de sa solution, par la force -des circonstances et l’épuisement des adversaires. Les événements se -précipitaient en Corse et faisaient prévoir aux Génois la fin de leur -domination. En vain essayèrent-ils, en désespoir de cause, de s’entendre -avec leurs adversaires en promettant de réduire leur souveraineté à un -vague protectorat, à une sorte de suzeraineté nominale: les commissaires -de la République ne furent même pas reçus. En vain essayèrent-ils de -susciter à Paoli un rival, François Matra, que l’on fit venir de -Sardaigne avec le titre de maréchal et une pension annuelle de 10.000 -livres. Le «Conseil Suprême d’État du royaume de Corse» rédigea une -circulaire qu’il fit parvenir à tous les gouvernements et notamment à la -Cour de Versailles. Il y affirmait, avec une énergie peu commune et une -noblesse singulière, sa volonté de résister à outrance. «Le parti le -plus sage pour la République serait d’abandonner la guerre obstinée -qu’elle nous fait» et de «traiter tout uniment avec d’honnestes -patriotes»: car il faut bien qu’elle se persuade «qu’il n’y aura<span class="pagenum"><a id="page_215">{215}</a></span> jamais -d’autre moyen de pacification, dussions-nous y périr tous».</p> - -<p>Il devenait de plus en plus évident, comme l’affirmait fièrement ce -document, qu’il ne restait plus «aucune espérance à la République de -Gênes, notre ennemie, de pouvoir subjuguer ni remettre notre royaume -dans son ancienne servitude». Il était temps pour la France de réaliser -l’intervention décisive.</p> - -<p>L’occasion en fut fournie par les Génois eux-mêmes, qui durent réclamer -une fois de plus (sept. 1763) le concours militaire et financier du -gouvernement français. Celui-ci montra immédiatement la plus grande -bonne volonté, il se déclara prêt à envoyer des troupes importantes en -Corse et à fournir des subsides à la République. Mais il exigea en -nantissement l’abandon d’une place forte sur le rivage de l’île. C’était -un commencement de démembrement. Le Sénat résista; les négociations -furent laborieuses et, un moment même, en 1764, elles furent rompues. En -apprenant que le Sénat essayait de s’entendre avec les cours de Vienne -et de Londres, le roi fit connaître à M. Boyer de Fonscolombe qu’il -refusait de fournir des troupes.</p> - -<p>Il pouvait parler avec d’autant plus de netteté qu’il savait très -exactement quels étaient les sentiments des Génois. M. de -Choiseul-Praslin, secrétaire d’Etat des Affaires étrangères, avait reçu -le 9 juin une longue lettre de M. de Chauvelin, qui s’était arrêté à -Gênes avant de gagner son nouveau poste de Parme. M. de Chauvelin expose -les revendications de Paoli, dont il fait—soit dit en passant—un éloge -remarquable. Il voudrait laisser à la République de Gênes «une -souveraineté vague, générale et plus nominative que réelle» et assurer -aux Corses, «sous la garantie du roi», l’exercice<span class="pagenum"><a id="page_216">{216}</a></span> tranquille et -constant de l’administration. Mais il ne s’agit plus de propositions -vagues: la garantie du roi porterait «sur tous les objets intérieurs de -finances, d’économie, de justice civile et criminelle, de commerce, de -cultivation, d’autorité municipale et de recouvrement d’impositions».</p> - -<p>Une entente intervint: ce fut le second traité de Compiègne, du 6 août -1764. Le roi accordait de nouveaux subsides à la République et -consentait à faire passer en Corse un corps de ses troupes «pour -conserver et défendre les places dont la garde leur sera confiée avec -les postes qui en dépendent», et ces places étaient Bastia, Ajaccio, -Calvi, l’Algajola et Saint-Florent. Ce ne devait être qu’un «dépôt»; -encore était-il limité «au terme de quatre années».</p> - -<p>L’article 12 était gros de conséquences. «L’intention de Sa Majesté -étant que les commandans de ses troupes en Corse contribuent, autant -qu’il sera possible et de concert avec les représentans de la -République, à faciliter le rétablissement de l’ordre et de la -tranquillité dans cette isle, lesdits commandans seront autorisés à -entretenir pour cet effet tel commerce qu’ils jugeront à propos avec -tous les habitants de l’isle indistinctement, et à leur faire connoistre -l’intérêt que Sa Majesté prend à la pacification dont dépend le bonheur -réciproque du souverain et des sujets.» Il n’est plus question de Gênes, -et les termes les plus généraux sont employés à dessein. D’autre part, -les Génois ne devaient se faire aucune illusion sur la nature de la -propagande que les soldats de France allaient entreprendre dans l’île.</p> - -<p>  </p> - -<p>Le comte de Marbeuf, nommé en décembre 1764 commandant en chef des -troupes du roi dans l’île,</p> - -<div class="figcenter" id="plt_XIV" style="width: 428px;"> -<a href="images/illu-271.jpg"> -<img src="images/illu-271.jpg" width="428" height="600" alt="[Pas d'image disponible.]" /></a> -<div class="caption"><p>Vallée du Vecchio.—Aqueduc de la Gravona. (<i>Sites et -Monuments du T. C. F.</i>)</p> - -<p>Pl. XIV.—<span class="smcap">Corse.</span></p></div> -</div> - -<p><span class="pagenum"><a id="page_217">{217}</a></span></p> - -<p class="nind">prit possession des places que le traité de Compiègne assurait à la -France. Mais conformément à ses instructions, il se borna à un rôle de -médiation et, malgré les plaintes de Gênes, il ne fit rien contre les -rebelles qui manifestaient pour la France une sympathie non équivoque.</p> - -<p>Il y a plus: la cour de Versailles se mit en relations avec Pascal -Paoli, «général de la nation corse». Le duc de Choiseul lui offrit -d’abord d’entrer au service de la France avec le commandement du Royal -Corse: Paoli refusa. Choiseul lui proposa alors de le faire roi de Corse -«sous la suzeraineté de Gênes et sous la garantie de la France». Après -avoir consulté ses compatriotes, Paoli accepta, mais il en refusa le -prix que Choiseul y mettait: l’abandon de quelques places côtières à la -République.</p> - -<p>Tout cela n’était fait que pour tâter le terrain et préparer sans -à-coups le résultat définitif. Quand tout fut prêt, Choiseul agit à -découvert, exigeant pour la France les places côtières qu’il avait -d’abord feint de demander pour Gênes: il réclama notamment les ports du -Cap Corse, Bastia et Saint-Florent. Paoli refusa d’admettre «un si cruel -démembrement de sa patrie». La correspondance échangée entre le ministre -français et le général corse fut rompue le 2 mai 1768.</p> - -<p>Aussi bien convenait-il d’agir et non plus de négocier. On était arrivé -au terme fixé par le traité de 1764 pour l’occupation des places de -Corse. Le roi, reprenant la politique d’intimidation dont il avait déjà -usé en 1743, annonça son intention d’évacuer les places qu’il occupait: -c’était donner l’île à Paoli, sans que Gênes pût espérer en retirer -aucune compensation. Cette menace produisit l’effet qu’en attendait -Choiseul, et M. de Sorba, ministre de Gênes<span class="pagenum"><a id="page_218">{218}</a></span> à Versailles, ne tarda pas -à recevoir de son gouvernement les instructions nécessaires pour tirer -le meilleur parti de cette affaire où il avait décidément le dessous. Le -4 juillet 1767 il proposait à la France de lui abandonner la -souveraineté de la Corse contre l’abandon des subsides qu’elle avait -avancés depuis trente ans et moyennant le paiement d’un nouveau subside -non remboursable.</p> - -<p>Le traité fut signé à Versailles le 15 mai 1768. Le roi pouvait faire -occuper, non seulement Bastia, Sᵗ-Florent, l’Algajola, Calvi, Ajaccio, -Bonifacio, mais toutes les autres «places, forts, tours ou ports situés -dans l’isle de Corse et qui sont nécessaires à la sûreté des troupes de -Sa Majesté». La République faisait abandon de tous ses droits de -souveraineté d’une façon entière et absolue: «Si par la succession des -tems l’intérieur de l’isle se soumettait à la domination du roi, la -République consent dès à présent que ledit intérieur reste soumis à Sa -Majesté.» Deux articles «séparés et secrets» joints au traité donnaient -au Sénat quittance des sommes reçues et lui assuraient le paiement -pendant dix ans d’une somme de 200.000 livres tournois par an.</p> - -<p>Il n’était pas question pour la France d’une domination définitive et la -République pouvait théoriquement rentrer un jour «en jouissance de la -souveraineté de la Corse». Mais le Sénat ne pourrait le faire qu’en -remboursant intégralement au roi les dépenses faites par le gouvernement -français pour la conquête et l’administration de l’île (art. 15). Il y a -là une condition qui rappelle la clause introduite par Mazarin dans le -traité des Pyrénées. C’est l’article 15 qui renferme tous les droits de -la France sur la Corse.</p> - -<p>L’épilogue fut court et sans complications. Les<span class="pagenum"><a id="page_219">{219}</a></span> Corses étaient trop -fiers pour accepter sans résistance un traité qui disposait d’eux sans -avoir été consultés. Aussi, malgré les sympathies réelles—et bien des -fois manifestées—qu’ils éprouvaient pour la France, ils se soulevèrent -une dernière fois. Leur effort fut si énergique que le colonel de Ludre -fut forcé de capituler dans Borgo, sans que Chauvelin et Grandmaison -aient pu rompre la barrière de fer qui les empêchait de rejoindre -l’assiégé (sept. 1768). Les Français s’exaspèrent et parce que l’abbé -Saliceti avec quelques partisans essaie, dans la nuit du 13 au 14 -février 1769, d’introduire les troupes de Paoli dans Oletta, clé -stratégique du Nebbio et quartier général de l’armée française, on feint -de croire à une conspiration: cinq Corses subirent le supplice barbare -de la roue, et leurs cadavres restèrent exposés dans le chemin d’Oletta -à Bastia. Une seule victime fut ensevelie, grâce à l’héroïque -désobéissance de sa fiancée. Maria Gentile Guidoni, «l’Antigone corse». -Quelques officiers—Dumouriez notamment—essaient, mais en vain, de se -ménager des intelligences dans l’île. En France Louis XV veut rappeler -ses troupes et il faut toute l’énergie de Choiseul pour achever l’œuvre -patiemment poursuivie. Le comte de Vaux remporte la victoire décisive à -Ponte-Novo (8 mai 1769). En ce jour s’évanouit le rêve d’indépendance de -la Corse.</p> - -<p>Paoli dut s’enfuir: il s’embarqua le 13 juin pour l’Angleterre. Deux -mois après, le 15 août 1769, Napoléon Bonaparte naissait à Ajaccio: son -nom et sa gloire allaient lier définitivement sa patrie à la France.<span class="pagenum"><a id="page_220">{220}</a></span></p> - -<h2><a id="CHAPITRE_XXI"></a>XXI<br /><br /> -LA CORSE EN 1769</h2> - -<div class="blockquot"><p class="hang"><i>La conquête de la Corse et l’opinion publique en -France.—Caractère et mœurs des habitants.—La situation économique -et l’œuvre à réaliser.</i></p></div> - -<p>Au moment où la Corse devient française, après tant de guerres et de -misère, au terme d’une lutte héroïque pour l’indépendance, il convient -de nous arrêter et de jeter un coup d’œil sur ce pays qui entre, le -dernier de tous, dans l’unité française. Que vaut la Corse? et que -faut-il penser de ses habitants? Question délicate et complexe que se -posèrent les contemporains de Choiseul, mais qui ne fut pas toujours -résolue d’une façon impartiale. Les jugements, imprimés et manuscrits, -des voyageurs qui visitèrent l’île et des officiers qui la conquirent ou -y tinrent garnison, mériteraient tous d’être recueillis et réunis; mais -on aurait tort de croire qu’il suffit de les résumer pour présenter «le -tableau le plus exact de l’état du pays et du caractère des habitants». -D’autre part, il faut se défier des critiques passionnées par où -l’opinion publique chercha à discréditer Choiseul. «La conquête de la -Corse, écrit Pommereul en 1779, a rencontré des censeurs qui l’ont -désapprouvée et ont blâmé le gouvernement de l’avoir entreprise.» Les -uns dépei<span class="pagenum"><a id="page_221">{221}</a></span>gnaient la Corse comme un amas d’inutiles rochers. Les autres -déclaraient qu’une pareille possession serait toujours onéreuse et ils -répétaient le mot du Génois Lomellino qu’on serait trop heureux de -pouvoir creuser un grand trou au milieu de l’île pour la submerger.</p> - -<p>De tous les pamphlets qui surgirent alors, le plus violent est celui du -duc d’Aiguillon, qui ne peut découvrir «le vrai motif de l’insensé -projet de conquérir la Corse». Serait-ce pour relever, étendre et -affermir notre puissance maritime, en nous emparant d’une île dont les -ports et les bois de constructions nous seraient de quelque ressource? -Evidemment non, car «les ports de Corse ne valent rien pour une marine -royale; pas un seul ne peut recevoir un vaisseau de ligne. Quelques -frégates peuvent entrer, non sans danger et beaucoup de difficultés, -dans les ports d’Ajaccio et de Saint-Florent; partout ailleurs elles -sont obligées de rester en rade: ce sont des ports à chébecs, à -felouques et à tartanes». D’autre part «les bois de cette île propres à -la construction se trouvent dans l’intérieur des terres» et il n’y a -aucune communication entre la haute montagne et la côte: «point de -rivières navigables, ni même par où l’on puisse les flotter. Il n’y a -que des torrents qui roulent à travers des rochers pendant quelques mois -de l’année, mais qui sont à sec le reste du temps».—Inutile à la marine -royale, la Corse n’apportera aucun élément à la prospérité générale de -la France, «et on s’est moqué dans toute l’Europe des descriptions -pompeuses qui furent débitées, par ordre de M. de Choiseul, de ce -<i>misérable pays</i>, qui n’est en général ni cultivé, ni presque -cultivable, et qui n’est presque favorable qu’à la vigne et à l’olivier, -qui y a été laissé sauvage jusqu’à présent par les Corses». On <span class="pagenum"><a id="page_222">{222}</a></span>n’y sème -presque point de grains, et on y mange presque partout du pain de -châtaignes. «Il n’y a point de manufactures ni de commerce, et par -conséquent point d’argent, et qu’y pourrait-on fabriquer ou en exporter, -qui ne se trouve en abondance dans l’Italie et dans tous les ports de la -Méditerranée?» Somme toute, véritable <i>royaume de la misère</i>, où les -habitants sont pauvres «et vivent et s’habillent en conséquence» et où -il n’y a rien à faire pour les employés de finances, «commis, -directeurs, même fermier général»...</p> - -<p>Mais Choiseul et la plupart de nos officiers—et dans le nombre, des -hommes d’expérience et de talent, comme Vaux, Marbeuf et -Guibert—avaient demandé la conquête de l’île. Fallait-il laisser à -Paoli le loisir de consolider son autorité dans un pays qui serait en -temps de guerre l’asile des corsaires? Un ennemi qui posséderait la -Corse ne pourrait-il intercepter notre communication avec l’Espagne, -l’Italie et le Levant? Toute la côte de la Provence et du Languedoc ne -serait-elle pas dès lors à découvert? Pommereul insiste là-dessus en -entreprenant de justifier Choiseul aux yeux de ses détracteurs: «La -Corse, dit-il, est en temps de guerre un point essentiel pour le soutien -du commerce de la France dans le Levant; cette possession consolidée lui -procurera les moyens faciles de donner la loi à toutes les côtes -d’Italie.» La marine de France et celle d’Espagne, unies en vertu du -pacte de famille (une des grandes idées du ministère de Choiseul), -pourront combattre l’Angleterre sur l’Océan et en attendant «primer» -dans la Méditerranée. «La Corse doit assurer à la France et à l’Espagne -la domination dans la Méditerranée.» Que fût devenu notre commerce du -Levant, si les Anglais, ayant déjà Gibraltar et Mahon, avaient réussi à -s’emparer<span class="pagenum"><a id="page_223">{223}</a></span> de cette île? «Il fallait renoncer à faire sortir un vaisseau -de Marseille et de Toulon.» Et d’avoir su conquérir la Corse en déjouant -les intrigues anglaises et autrichiennes, c’est vraiment «le -chef-d’œuvre de la politique». Pommereul devance ainsi le jugement des -historiens modernes qui ont su déchiffrer le «secret» des ministres de -Louis XV et déterminer l’évolution par laquelle le gouvernement français -poursuivait un dessein auquel il s’était, dès l’époque de Fleury et de -Chauvelin, fermement attaché: c’est dans le développement de la question -corse que M. Driault reconnaît «le chef-d’œuvre de la diplomatie -française au <small>XVIII</small>ᵉ siècle».</p> - -<p>Au surplus la conquête de la Corse ne doit pas être seulement envisagée -en elle-même et du point de vue diplomatique. Lorsque Guibert taxe -d’ignorance et de prévention les adversaires de la conquête,—ceux-là, -déclare-t-il, ne portent pas leurs regards au delà de leur siècle et de -la surface des choses,—il envisage surtout les «possibilités» -économiques et les ressources de l’île. A la suite de Jean-Jacques -Rousseau, du fait de la conquête et des théories des «philosophes», le -problème du relèvement économique de la Corse, pour user de mots qui -sont de nos jours à la mode, est posé devant l’opinion publique -française. Les mœurs des habitants sont expliquées et non plus seulement -décrites; les ressources du pays ne sont plus seulement cataloguées, -mais on étudie avec soin les moyens de les accroître et de les répandre. -De pareilles préoccupations apparaissent dans l’ouvrage de Bellin, qui -est de 1768, et dans Voltaire, dont le <i>Précis du siècle de Louis XV</i> -date de 1769. On les retrouvera dans Boswell, «le premier globe-trotter -que la Grande-Bretagne ait envoyé à la Corse» et «le premier poète que -ses paysages aient troublé»; dans l’abbé de<span class="pagenum"><a id="page_224">{224}</a></span> Germanes qui, sans avoir -jamais mis les pieds dans l’île, nous rapporte des anecdotes très -romantiques sur les bandits; dans cet officier du régiment de Picardie -qui séjourna en Corse de 1774 à 1777 et dont les Mémoires historiques -sont de tout premier ordre; dans Ferrand Dupuy, qui considère la Corse -comme «susceptible de devenir une des plus riches possessions de notre -puissance» si le gouvernement sait encourager les vues du négociant et -du spéculateur éclairés; dans Pommereul qui fait un enthousiaste tableau -des «trésors» de l’île, rend Gênes responsable de la misère actuelle et -adjure le gouvernement de faire son devoir, le gouvernement étant «le -plus naturel, pour ne pas dire le seul et le plus sûr instituteur des -peuples».</p> - -<p>  </p> - -<p>Avec ses 122.000 habitants, l’île apparaît en 1769 comme dépeuplée par -les guerres continuelles, les troubles intérieurs, les descentes -fréquentes des corsaires tunisiens et algériens. Cependant «on a tout -lieu de croire que, la paix et la tranquillité une fois bien établies, -la population augmentera sensiblement en peu d’années». Les Corses sont -petits pour la plupart. Ils portent des habits d’une étoffe brune qu’ils -tissent eux-mêmes avec le poil ou la laine de leurs troupeaux et qui -paraît aux Français infiniment plus rude que la bure des Capucins: -«Quand on les aperçoit d’un peu loin, on ne sait d’abord si c’est un -ours ou une créature humaine.» Leurs culottes et leurs guêtres, faites -en forme de bas, sont de la même étoffe que l’habit. «Au lieu de -chapeau, ils portent un bonnet pointu, aussi de la même étoffe... Les -plus aisés portent des bottines de cuir, au lieu de guêtres d’étoffe. -D’autres, au lieu de guêtres, enveloppent leurs jambes avec des peaux de -chèvres, le poil en dehors.»—L’habillement des femmes<span class="pagenum"><a id="page_225">{225}</a></span> consiste «en un -corset de soie, ou d’autre étoffe, avec des manches à la jésuite, très -justes, la jupe extérieure d’une autre couleur que le corset. Leurs -cheveux sont tressés avec des rubans au-dessus de la tête, et d’autres -fois ils sont enveloppés dans un filet à réseau en soie, de la couleur -qui leur plaît le plus». Cet ajustement leur sied bien quand elles sont -bien faites, «d’autant plus que leurs jupes sont très courtes sur le -devant et traînent jusqu’à terre sur le derrière». Quand elles sortent, -elles portent sur la tête un voile assez grand de toile des Indes, à -fond blanc et peint, de fort bon goût. On le nomme <i>mezaro</i>. Dans le -Niolo, et dans les parties les plus «agrestes» de l’île, la jupe et le -corset sont tout d’une pièce, et ouverts par devant, et leur coiffure -«n’est qu’une espèce de tortillon qu’elles portent sur la tête presque -toute la journée, et qui leur sert à porter le fardeau».</p> - -<p>La langue générale de la Corse est l’italienne; mais elle diffère selon -les lieux. Dans les villes maritimes, on parle un italien épuré et -facile à entendre; les habitants de l’intérieur ont un jargon très -corrompu et entremêlé d’expressions mauresques.</p> - -<p>La vieille armature sociale est restée intacte. Tout gravite autour de -la primogéniture. Etre l’aîné est une gloire; c’est aussi une -responsabilité, et chacun se courbe sans murmure devant les prérogatives -du droit d’aînesse. Ils sont hospitaliers farouchement: celui qui -franchit leur seuil et se confie à eux,—étranger, malheureux, ennemi -même,—celui-là est sacré. Ils ont l’horreur de l’injustice et la -reconnaissance du service rendu: ce qui dure le plus en Corse, dit -Paoli, c’est la mémoire des bienfaits.</p> - -<p>La bravoure des Corses était proverbiale. Ils avaient tenu tête à la -France durant deux campagnes, sans place forte, sans artillerie, sans -maga<span class="pagenum"><a id="page_226">{226}</a></span>sins, sans argent, et les conquérants ne parlaient qu’avec estime -de ces petits hommes vêtus de brun qui se rassemblaient «au son des -sifflets ou des cornets»,—à l’appel du <i>colombo</i>,—s’avançaient à la -débandade, «épars comme une compagnie de perdreaux» et, s’abritant -derrière les broussailles, les rochers ou les murailles, assaillaient -brusquement les Français de toutes parts, puis se rejetaient en arrière -et revenaient à la charge avec la plus grande célérité. Quelques-uns -furent cruels et commirent des actes d’une férocité barbare. Mais la -plupart furent magnanimes. Des Français disaient à un prisonnier: -«Comment osez-vous guerroyer sans hôpitaux ni chirurgiens, et que -faites-vous quand vous êtes blessés?—Nous mourons.» Un Corse, -mortellement frappé, écrivait à Paoli ce billet héroïque: «Je vous -salue; prenez soin de mon père; dans douze heures je serai avec les -autres braves qui sont morts en défendant la patrie.»</p> - -<p>En général, ils sont graves, sérieux et mélancoliques, au milieu de leur -vivacité, et ils rient peu. Les malheurs de leur patrie semblent les -occuper entièrement et leur donnent une humeur sombre et farouche. Dans -leur physionomie, intelligente et fine, quelque dureté apparaît. Pas de -divertissements, pas de danses ni de fêtes champêtres. Les jeux de -cartes, les graves sentences émises autour du <i>fugone</i>, les mélopées -plaintives des bergers de la montagne: on pourrait dire des Corses, chez -qui le ciel pourtant est si léger, si clair et si haut, ce que Renan -disait des Bretons, que la joie même est chez eux un peu triste. Crainte -de l’oppresseur, résistance tenace et indomptable.</p> - -<p>L’esprit du moins s’est mûri par l’épreuve, les facultés d’observation -se sont aiguisées dans le silence. Le moindre d’entre eux étonnait les -officiers<span class="pagenum"><a id="page_227">{227}</a></span> français par l’intelligence avec laquelle il parlait guerre -ou politique, et le dernier paysan plaidait sa cause avec autant de -force et d’astuce que le plus habile avocat, discutait ses affaires avec -une singulière abondance d’expressions et de tours, usait avec une -adresse infinie des moyens de chicane que lui fournissaient les -nouvelles formes judiciaires. Les raisonneurs de garnison durent plus -d’une fois s’avouer battus par les insulaires loquaces et subtils. -Corses des villes ou de la montagne, hommes et femmes, pauvres ou -riches, ils aiment à parler, et parlent tous naturellement bien. «Ils -veulent être écoutés et ils regardent comme un affront, dans la -conversation, quand on ne les écoute pas jusqu’à la fin.»</p> - -<p>Car le Corse est orgueilleux, et voici peut-être le trait le plus -saillant de son caractère. Tous les Corses se regardent comme égaux, et -Marbeuf assure que la vanité est le principal ressort qui les met en -mouvement. «Ce qui les caractérise plus que tout, écrit un de nos -officiers, c’est qu’ils sont incapables de soutenir le mépris, pas même -de supporter l’indifférence.» On en voit peu demander l’aumône. «Le -dernier habitant s’estime autant que le premier... Ils sont -reconnaissants du moindre service, et ils se tiennent offensés quand on -leur offre de l’argent en reconnaissance de ceux qu’ils rendent. Leur -amour-propre paraît flatté de vous tenir dans une sorte de dépendance.» -Ils recherchent avec empressement les distinctions et les marques -d’honneur. Le roi Théodore n’avait-il pas créé des princes, des marquis, -des comtes, des barons et institué un ordre de chevalerie? Paoli ne -fondait-il pas, dans les commencements de son généralat, un ordre de -Santa Devota pour les volontaires qui combattaient avec lui Colonna de -Bozzi?<span class="pagenum"><a id="page_228">{228}</a></span></p> - -<p>Ils aiment l’intrigue et la politique, et Marbeuf rangeait parmi les -plus grands maux dont souffrait le pays le goût des habitants pour la -cabale. Que de menées, que de manœuvres, même aux assemblées des pièves -qui n’avaient d’autre but que d’élire des députés à l’assemblée de la -province. «Que de jalousies et de mensonges, s’écriait le vicomte de -Barrin, et que de mauvais tours ces gens-ci cherchent à se jouer -réciproquement!» Pas d’assemblée en France, témoigne l’intendant La -Guillaumye, que «l’esprit individuel de prépondérance et de changement -puisse rendre aussi tumultueuse et aussi dangereuse que la plus petite -assemblée en Corse». L’homme vit plus volontiers sur la place publique -que dans son ménage et, habitué, comme disait Paoli, à «identifier la -fortune de l’Etat avec la sienne propre», il s’intéresse passionnément -aux affaires du gouvernement et de l’administration, dont il veut -prendre sa part. Il poursuit longuement, âprement, la vengeance d’une -injure faite à lui-même ou à ses proches et, puisque les Génois -vendaient la justice, il n’a recours qu’à lui-même, à son bras, à son -escopette. Pardonner est d’une âme faible, <i>il punto d’onore è tanto -forte in Corsica</i>... Les femmes sont méprisées et chargées des emplois -les plus fatigants. Le plus souvent elles ne mangent pas avec leur mari, -tant celui-ci est plein du sentiment de son importance particulière. -Sans doute l’origine d’une pareille coutume doit être cherchée dans -l’état d’hostilité où les hommes vivent depuis des siècles, luttant -contre les Génois, poursuivant une vendetta et n’ayant pas le loisir de -rester auprès des femmes. N’importe, cela choque les officiers et les -Français du <small>XVIII</small>ᵉ siècle, venus de la cour la plus galante de l’univers -et peu adaptés à de pareilles mœurs. Plusieurs relèvent, en des<span class="pagenum"><a id="page_229">{229}</a></span> termes -à peu près identiques, la soumission que le mari exige de la jeune -épousée: «Elle se déshabille elle-même, quitte sa chemise et va se jeter -ainsi dans le lit de son époux... Dès le lendemain, elle commence à -aller aux champs, à porter le bois, les récoltes et d’autres fardeaux -sur la tête, enfin à faire les travaux d’une bête de somme. J’en ai -rencontré mille pour une, dans les montagnes et le long des chemins, par -la plus forte chaleur, porter des fardeaux très lourds sur leur tête, le -mari la suivant, monté sur son âne ou sur son mulet.»</p> - -<p>  </p> - -<p>Que devient, dans de pareilles conditions morales et sociales, le -développement économique? Peu de chose en vérité. Mais qu’importe, si -les Corses sont sobres et s’ils ont peu de besoins. «Pourvu qu’un -ménage, dans la montagne, quelque nombreux qu’il soit, ait en propriété -six châtaigniers et autant de chèvres, il ne pensera pas à cultiver -d’autres productions.» Ce sont des Lucquois, des Sardes, des Génois, des -étrangers, qui viennent tous les ans, au nombre de dix à douze mille, -pour faire les travaux les plus pénibles, comme exploiter les terres et -les bois, faire les récoltes, scier les planches, tailler les pierres et -servir de domestiques ou de manœuvres. Pas d’agriculture, nulle entente -du labourage, nulle connaissance des instruments aratoires. Çà et là -quelques champs écorchés par une charrue informe. Pas de prairies. Pas -d’engrais—sinon les cendres des grosses herbes et des broussailles. De -longues étendues de pays et d’immenses déserts sans le moindre vestige -de l’industrie humaine. Et pourtant les vallons sont fertiles, tous les -produits viendraient à foison. Mais il faut de l’argent et des -débouchés. Nulle route. Des sentiers étroits, tracés au hasard, suivant -la pente naturelle<span class="pagenum"><a id="page_230">{230}</a></span> du terrain, creusés presque partout par les eaux et -très éloignés des villages, parce que les habitants se sont logés dans -des endroits escarpés pour échapper sûrement à l’ennemi. Ils avaient, a -dit Napoléon, «abandonné les plaines trop difficiles à défendre pour -errer dans les forêts les moins pénétrables, sur les sommets les moins -accessibles». Les conditions historiques ont ramené les Corses à l’état -matériel du régime féodal.</p> - -<p>Situation déplorable, mais non pas sans remède. «J’en trouve la raison, -écrit en 1774 un officier du régiment de Picardie, moins dans leur -caractère que dans le gouvernement vicieux des Génois, qui... tenait ce -peuple dans une espèce d’esclavage, le forçait à vendre au plus bas prix -ses denrées aux agents de la République, et gênait en même temps son -commerce par toutes les friponneries possibles.» Un devoir s’impose donc -aux nouveaux maîtres du pays: développer les ressources économiques de -l’île, faire les avances pour défricher les terres incultes, -entreprendre l’éducation de ce peuple, créer des débouchés. La conquête -militaire est faite: les Français sauront-ils également mener à bien -l’œuvre nécessaire de la conquête morale?<span class="pagenum"><a id="page_231">{231}</a></span></p> - -<h2><a id="CHAPITRE_XXII"></a>XXII<br /><br /> -LA CORSE DANS LA MONARCHIE FRANÇAISE</h2> - -<div class="blockquot"><p class="hang"><i>L’organisation de la conquête et les Etats de Corse.—Les travaux -publics et la vie économique.—La question financière et le -mécontentement insulaire.</i></p></div> - -<p>Quand le comte de Vaux eut vaincu les Corses, il fit un joli discours -aux notables réunis à Corte, leur disant: «Vous acquerrez une nouvelle -patrie, qui mettra toute sa sollicitude à vous rendre heureux.» Promesse -évidemment sincère, mais dont la réalisation fut lente et demeura -incomplète.</p> - -<p>Il s’agissait avant tout de consolider la conquête en supprimant les -derniers germes de révolte, en traquant les <i>outlaw</i>, les «bandits». Les -édits rigoureux se succédèrent. Le 23 mai 1769 et le 24 mai 1770, ordre -à tous les Corses de livrer leurs armes à feu, sous peine de mort, et -quiconque ne sera pas muni d’une permission expresse du commandant en -chef sera jugé prévôtalement et sans appel. Le 24 septembre 1770, ordre -aux familles des Corses qui suivirent Paoli à Livourne de s’embarquer -incontinent, sous peine de prison ou d’expulsion ignominieuse. Au mois -d’août 1771, déclaration royale qui punit pour la première fois d’une -amende de cinquante à cent livres et, on cas de récidive, du carcan<span class="pagenum"><a id="page_232">{232}</a></span> et -des galères, quiconque possédera, fabriquera, vendra un stylet ou -couteau pointu. Les partisans de Paoli sont accusés de voler et -d’assassiner: le gouvernement prescrit, le 24 juin 1770, de les pendre -sans aucune forme de procès, et, pour mieux ôter à cette «race -exécrable» la facilité d’échapper, il enjoint, le 1ᵉʳ avril suivant, de -brûler les maquis. Le 20 avril 1771, il menace de châtier toute personne -qui donnerait du secours aux bandits, tiendrait des propos séditieux ou -correspondrait avec les exilés. Le 12 mai 1771, nouvelles instructions -aux pièves: les podestats doivent avertir de la conduite des bandits et -des habitants les commandants des postes voisins, envoyer la liste et le -signalement des <i>pastori</i> ou bergers, désigner ceux dont ils se méfient, -spécifier l’endroit où paissent les troupeaux et le nom de leurs -propriétaires; les bergers ont défense, sous les peines les plus fortes, -d’allumer des feux sur les hauteurs et de faire aucun signal, aucun -bruit, lorsqu’ils découvrent des gens armés; les pièves qui se -comportent mal paieront des amendes. Vint enfin le grand édit d’août -1772: une maréchaussée, composée d’un prévôt général, de deux officiers -et de dix-sept sous-officiers et cavaliers, fut établie à Bastia, et -quatre juntes, formées chacune de six commissaires corses et appuyées -parles compagnies ou détachements du régiment provincial, siégèrent à -Orezza, à Caccia, à Tallano, à La Mezzana, pour exercer une juridiction -de discipline et de correction contre ceux qui, suivant les termes de -l’édit, renonçaient à être sujets et citoyens pour devenir à la fois -vagabonds, déserteurs et rebelles. En dehors des ecclésiastiques, des -nobles de noblesse reconnue au Conseil supérieur et des fonctionnaires -royaux, aucun Corse ne put s’absenter sans un congé du podestat. Ceux -qui s’absentaient sans</p> - -<div class="figcenter" id="plt_XV" style="width: 447px;"> -<a href="images/illu-289.jpg"> -<img src="images/illu-289.jpg" width="447" height="600" alt="[Pas d'image disponible.]" /></a> -<div class="caption"><p>Meria.—Campile: l’Église.—Ajaccio: Vieilles maisons. -(<i>Sites et Monuments du T. C. F.</i>)</p> - -<p>Pl. XV.—<span class="smcap">Corse.</span></p></div> -</div> - -<p><span class="pagenum"><a id="page_233">{233}</a></span></p> - -<p class="nind">congé et ne reparaissaient pas à leur domicile au bout d’un mois, furent -déclarés fugitifs et, après six mois, poursuivis comme félons. Les -fruits de leurs biens, les amendes édictées contre eux, leurs bestiaux -que confisquaient les juntes, appartinrent aux hôpitaux et -établissements de charité. Les bergers durent, sous peine de trois ans -de prison, avoir une résidence dans une paroisse ou communauté de l’île. -Tout assassinat prémédité, tout guet-apens fut puni du supplice de la -roue. En cas de vendetta, la maison du coupable était rasée, et sa -postérité déchue des fonctions publiques.</p> - -<p>Ces ordonnances établirent la tranquillité: le nombre des meurtres -diminua, il y eut même une année où un seul meurtre fut commis dans -l’île. Et sans s’inquiéter de savoir si un pareil résultat n’était pas -obtenu par la terreur plutôt que par un régime de douceur librement -accepté, le gouvernement installa définitivement son autorité dans -l’île.</p> - -<p>Deux commissaires du roi se trouvaient au sommet de la hiérarchie: le -commandant en chef des troupes, ou commandant général, ou, comme on le -nommait encore, gouverneur, et l’intendant, auquel incombaient, dit -Marbeuf, toutes les affaires contentieuses et ce qui s’appelle -impositions, fermes et domaines. Les commandants en chef furent le comte -de Vaux dans les premières années, le comte de Marbeuf de 1772 à 1786 -et, après l’intérim du comte de Jaucourt, le vicomte de Barrin de 1786 à -1790. Les intendants ont été au nombre de quatre: Chardon, ancien -intendant de Cayenne, Pradine, ancien maître des comptes à Aix, -Boucheporn et La Guillaumye. En fait l’administration de l’ancien régime -en Corse se résume dans deux noms: dans le nom de Marbeuf et dans celui -de Boucheporn, qui fut intendant durant dix années,<span class="pagenum"><a id="page_234">{234}</a></span> de 1775 à 1785, et -que les Corses qualifiaient de grand vizir de Marbeuf.</p> - -<p>L’administration judiciaire, entièrement réorganisée, comprit un Conseil -supérieur, revêtu des attributions d’un Parlement, et onze juridictions -royales.—Le Conseil Supérieur, créé dès le mois de juin 1768, tenait -ses séances à Bastia et se composait d’un premier et d’un second -président, de dix conseillers,—dont six Français et quatre -Corses,—d’un procureur général français et de son substitut, d’un -greffier et de deux secrétaires interprètes; le commandant en chef -pouvait siéger et avait voix délibérative. M. du Tressan, «espèce de -cerveau brûlé», fut fait premier président de ce Conseil.—Chaque -juridiction comptait un juge royal, un assesseur, un procureur du roi et -un greffier. Les trois premiers officiers de justice furent toujours -deux Corses et un Français. Ils recevaient des appointements fixes; mais -les Corses ne touchaient pas de gros gages, et le maréchal de Vaux avait -dit qu’un traitement annuel de 400 livres serait plus que suffisant pour -chacun parce qu’ils étaient depuis longtemps accoutumés à une médiocre -fortune.</p> - -<p>Le ministre de la Guerre établit un état-major d’armée et de places, un -corps d’ingénieurs pour les fortifications faites ou à faire, un corps -d’ingénieurs des Ponts et Chaussées, une prévôté, une direction des -hôpitaux, un bureau général des postes aux lettres et des bateaux de -poste, une régie des vivres à la tête de laquelle fut placé M. de -l’Isle, quatre juntes... Le ministre de la Marine établit deux bureaux -d’amirauté, l’un à Bastia et l’autre à Ajaccio, et plaça plusieurs -commissaires de marine dans différents ports.</p> - -<p>L’organisation civile, réglée par un édit du mois<span class="pagenum"><a id="page_235">{235}</a></span> de mai 1771, -comportait une hiérarchie élective de représentation municipale et -nationale analogue à celle que Turgot et Necker essaieront d’introduire -en France. A la base le <i>paese</i> ou village, où le podestat et deux pères -du commun, annuellement élus par les chefs de famille de plus de -vingt-cinq ans, remplissaient toutes les fonctions d’administration et -de police. Au-dessus, la <i>pieve</i> ou canton, que surveillait le podestat -major, choisi chaque année parmi les gens les plus distingués et les -plus considérables de la piève. Enfin les dix <i>provinces</i>, dont toutes -les pièves étaient surveillées par un inspecteur que le roi désignait -dans l’ordre de la noblesse.</p> - -<p>  </p> - -<p>Sur le conseil du maréchal de Vaux, du comte de Marbeuf et de Buttafoco, -la France avait fait de la Corse un pays d’Etats. On croyait flatter la -nation, «entêtée de sa liberté imaginaire», en lui persuadant qu’elle -était associée au gouvernement. Chaque ordre avait 23 députés, tous élus -par les assemblées des dix provinces (pour le clergé cependant les -élections ne portaient que sur 18 piévans ou doyens, car les 5 évêques -de l’île étaient membres de droit).—Les Etats nommaient, à la fin de -chaque session, une commission permanente ou commission intermédiaire de -12 nobles, dits <i>Nobili Dodici</i>. «La nation, avait écrit Marbeuf, a du -goût pour cette espèce de représentants auprès des personnes en place.» -La commission des Douze était censée faire son service auprès des -commissaires du roi; elle devait solliciter du gouvernement le règlement -de toutes les affaires raisonnables, hâter l’exécution des mesures -ordonnées, presser la rédaction et l’envoi des mémoires que les Etats -avaient résolu de remettre sur divers objets, surveiller la besogne du -bureau dirigé par le<span class="pagenum"><a id="page_236">{236}</a></span> greffier en chef, préparer les matières qui -seraient débattues dans la consulte suivante. Deux membres des Douze, -qui jouaient le rôle des procureurs généraux-syndics dans les pays -d’Etats, résidaient alternativement auprès des commissaires du roi.</p> - -<p>Les Etats de Corse ne furent réunis que huit fois, toujours à Bastia; -mais dans ces assemblées furent présentées et discutées toutes les -questions relatives à l’administration du pays, aux impôts, à -l’éducation publique, l’agriculture, l’industrie, la police, etc. -L’histoire des Etats est l’histoire même de la Corse de 1770 jusqu’à -1789. Nous possédions déjà les procès-verbaux de ces assemblées. Nous -pouvons aujourd’hui les contrôler et les compléter par des documents -plus brefs et aussi intéressants. A la fin de chaque session, les Etats -de Corse envoyaient à la Cour trois députés pour présenter au roi les -requêtes votées par l’assemblée et approuvées par les commissaires -présidents, qui étaient le gouverneur et l’intendant. En 1770, en 1772 -et en 1773, le choix des députés n’avait pas eu de signification -particulière. Mais en 1775 la rivalité qui régnait ouvertement entre le -comte de Marbeuf, gouverneur de la Corse, et le comte de Narbonne-Pelet, -commandant en second à Ajaccio, ne permit pas de procéder aux élections -avec le calme ordinaire. On reprochait à Marbeuf ses «coups d’autorité, -aussi arbitraires que multipliés» et, sous couleur de travailler «pour -le bien de la patrie», les «narbonnistes» essayèrent d’obtenir le rappel -du gouverneur et de jouir à leur tour des honneurs et des postes -lucratifs dont Marbeuf les tenait écartés. Tel fut le premier objet de -la mission dont furent chargés les députés de 1775: Mᵍʳ de Guernes, -évêque d’Aleria; César-Mathieu de Petriconi, pour la noblesse; Benedetti -Ventura,<span class="pagenum"><a id="page_237">{237}</a></span> dit Venturone, pour le tiers-état. L’audience royale, -plusieurs fois retardée, fut fixée au 25 août 1776. L’évêque d’Aleria ne -formula pas moins de 29 griefs dont la liste fut remise au Ministère et -que M. Letteron a retrouvée aux Archives Nationales. Episode curieux des -querelles de personnes et des rivalités d’influence qui entravaient les -efforts de l’administration.—Plus intéressantes encore sont les -«représentations que MM. les députés ont cru devoir faire à la Cour», -véritable cahier de doléances qui ne comprend pas moins de 63 -paragraphes: finances, domaines, bois et forêts, douanes; agriculture, -arts et métiers, haras; sages-femmes et maîtres d’école; séminaires, -collèges et Université, création d’un archevêché; reconnaissance du -titre de royaume, organisation du tribunal de la junte et du régiment -provincial, etc., toutes les matières qui peuvent intéresser la -Corse—et qui ont fait au préalable l’objet de discussions attentives au -sein des Etats,—sont ici passées en revue.</p> - -<p>Entre l’assemblée de 1775 et le commencement de la Révolution, les Etats -de Corse se réunirent encore quatre fois: en 1777, 1779, 1781 et 1785. -En 1777, «Carlo Buonaparte», assesseur au tribunal d’Ajaccio, est député -de la noblesse. Le rapport des Etats de 1785 se réfère aux événements de -1788 et 1789.</p> - -<p>Ainsi la France cherchait à créer un esprit public en associant la -nation au gouvernement. Elle usa d’autres moyens, développant l’usage de -la langue française, faisant bénéficier la nouvelle province de cette -haute culture et de ces «lumières» qui éblouissaient l’Europe. Quelques -années à peine après l’annexion, les commissaires du roi, reprenant et -développant les projets de Paoli, proposaient d’établir une Université à -Corte avec les<span class="pagenum"><a id="page_238">{238}</a></span> quatre facultés (théologie, droit, médecine et arts). De -plus ils décidaient que quatre collèges seraient fondés à Bastia, à -Ajaccio, à Cervione et à Calvi, des pensionnats à Bastia et à Ajaccio, -et des écoles dans la campagne. Enfin les séminaires, qui avaient été -occupés par les troupes, seraient rendus aux évêques.</p> - -<p>De pareils projets donnaient-ils entièrement satisfaction à l’opinion -corse et quels vœux formait-elle à ce sujet? On peut s’en rendre compte -en parcourant les requêtes présentées au roi par les députés des Etats, -encore que de pareils documents soient forcément empreints d’un certain -optimisme officiel. Particulièrement, en ce qui touche l’instruction -publique, leurs demandes ont un grand intérêt: on y voit un exemple de -la noble et intelligente façon dont ils comprenaient leur -«francisation».</p> - -<p>  </p> - -<p>La monarchie française cherche à favoriser la noblesse, en créant, en -face du tiers et du clergé plus indépendants, une classe d’hommes qui -seraient attachés au gouvernement par l’intérêt. Prolongement du -caporalisme par suite de l’égoïsme administratif. Et les jeunes nobles, -qu’on jugeait utiles de «dépayser» pour «changer leur façon de penser», -furent admis au collège Mazarin, au séminaire d’Aix, aux écoles royales -militaires, à la maison de Saint-Cyr. On vit à Brienne Napoléon -Bonaparte; à Vendôme, Jean-Baptiste Buttafoco, que l’inspecteur Reynaud -de Monts jugeait très insubordonné et qui, avec peu de moyens, joignait -à l’entêtement de son pays le dégoût du travail; à Effiat, Luce-Quilico -Casabianca, le futur Conventionnel, que l’inspecteur Keralio trouvait un -peu sombre, mais bon, capable d’application et d’un labeur soutenu; à -Auxerre, Jean-Baptiste Casalta;<span class="pagenum"><a id="page_239">{239}</a></span> à Rebais, Luc-Antoine d’Ornano et -Arrighi de Casanova; à Tiron, César-Joseph Balthazar de Petriconi, son -frère Jean-Laurent, Paul-François Galloni d’Istria, qui devint, au -sortir de l’émigration, adjudant général au service de Naples et -lieutenant-colonel d’état-major au service de France; Marius Matra, qui -fut aide de camp du général Franceschi et capitaine adjoint à -l’état-major de l’armée d’Italie, etc.<a id="FNanchor_K_11"></a><a href="#Footnote_K_11" class="fnanchor">[K]</a>.</p> - -<p>Ce n’était pas assez de s’attacher la noblesse: il fallait attirer les -Corses dans les troupes du roi. Ils furent admis dans tous les régiments -de l’armée; ils eurent leur régiment particulier, le Royal Corse; après -la dissolution du Royal Corse en 1788, deux bataillons de chasseurs, les -chasseurs royaux corses et les chasseurs corses, ne se composèrent que -d’insulaires. Chaque compagnie reçut quatre soldats corses, destinés à -s’initier aux arts et aux métiers, «afin de se rendre utiles dans l’île -et de contribuer à sa prospérité».</p> - -<p>Enfin, les Corses ne payèrent que très peu d’impôts. Il y avait l’impôt -territorial, perçu en productions soit animales, soit végétales, à -raison du vingtième des récoltes, et Napoléon a justement remarqué que -les économistes firent dans son île l’essai de l’imposition en nature. -Il y avait un impôt de deux vingtièmes sur les loyers, mais il ne -frappait que les propriétaires des villes. Il y avait des droits de -contrôle, de timbre et de douane. Mais, si les taxes d’entrée et de -sortie paraissaient excessives, elles étaient surtout à la charge des -étrangers et des Français. Bref, l’île—et ce mot revient dans tous les -mémoires du temps—l’île était <i>onéreuse</i> au roi, et le parrain de -Napoléon,<span class="pagenum"><a id="page_240">{240}</a></span> Laurent Giubega, assure que la dépense excédait de 600.000 -livres le total des recettes.</p> - -<p>Des travaux considérables furent entrepris. Deux grands chemins avaient -été ouverts depuis la conquête: de Bastia à Saint-Florent et de Bastia à -Corte. On ébauchait la route de Corte à Ajaccio. Et si les voies -restaient insuffisantes, on aurait mauvaise grâce à s’en plaindre après -vingt ans seulement d’administration française. Louis XVI fait installer -à Ajaccio une madrague pour la pêche du thon, une corderie pour les -chanvres du pays; il fait entreprendre le dessèchement de l’étang des -<i>Salini</i>, propriété de Charles Bonaparte, pour y créer une pépinière de -mûriers et autres arbres fruitiers; il accorde un subside de 21.000 -livres pour l’agriculture<a id="FNanchor_L_12"></a><a href="#Footnote_L_12" class="fnanchor">[L]</a>. Un édit du 23 mars 1785 accordait une -prime de dix sous par plant à toute personne qui introduirait du -continent vingt plants au moins de mûriers greffés.</p> - -<p>Par trois fois, l’administration tenta de fonder des colonies: 80 -Lorrains transportés à Poretto, des Génois près du golfe d’Ajaccio, au -domaine de Chiavari, 110 pionniers au domaine de Galeria. La plupart -succombèrent. En revanche, les Grecs de Paomia, réfugiés à Ajaccio, -furent installés non loin de leurs premiers défrichements, à Cargèse, -qui devint admirablement prospère. On commença de dessécher les plaines -de Biguglia et de Mariana. On entreprit en 1773 le plan terrier de la -Corse qui fut confié à MM. Bédigis, Testevuide et Tranchot, et qui eut -également pour but—l’abbé Rossi nous l’assure—de recueillir des -renseignements sur l’esprit public des anciennes familles paolistes.<span class="pagenum"><a id="page_241">{241}</a></span></p> - -<p>Le commerce se développa. Ajaccio est en relations avec Marseille, -Toulon, Saint-Tropez, Antibes et la Seyne. Les droits d’entrée pour les -marchandises de provenance française sous pavillon national étaient de -2, 7-1/2, 15 et 25 p. 100 de leur valeur. Les droits de douanes -acquittés à Ajaccio pendant la période 1785-89 ont été de 37.807 francs. -Le marché de la ville est convenablement approvisionné. Le boisseau -(<i>bacino</i>) de blé de 14 livres 1/2 coûte 1 fr. 16 sous; pour l’orge et -le millet, 1 fr. 2 sous; le pot d’huile de 1 l. 7 onces 1/2, 16 sous; la -bouteille de vin, 3 sous 6 d.; la livre de bœuf ou de mouton, 5 sous; le -poisson de première qualité, 3 sous la livre.</p> - -<p>A la faveur de ce commerce, des familles françaises vinrent s’établir en -Corse et y firent souche. Ces arrivés de la première heure furent les -Touranjon, les Serpeille, les Arène, les Garçain, les Bonnet, les Maury, -les Roux, les Picard, etc. On les désignait généralement sous le nom de -leur province d’origine. Ainsi les Serpeille, originaires du Dauphiné, -étaient connus sous le nom de <i>Dufiné</i>, les Maury sous celui de -<i>Languido</i> (Languedoc), les Roux étaient appelés <i>Sciampagne</i> -(Champagne). Il arrivait même que le nom patronymique disparaissait -complètement pour faire place à celui de la province: le nom de -Touranjon a dû se former ainsi. D’autres enfin, comme les Picard, -étaient beaucoup plus connus par de gais sobriquets, si répandus -autrefois en France: cette famille avait celui de <i>Cœur joyeux</i>, dont on -fit, par corruption, <i>Cruginé</i>, qui s’est perpétué jusqu’à nos jours.</p> - -<p>  </p> - -<p>La fusion s’accomplissait doucement, sans heurts, entre Français et -Corses. Les anciens paolistes, comprenant que l’île retirerait de son -union avec la<span class="pagenum"><a id="page_242">{242}</a></span> France d’immenses avantages, se ralliaient peu à peu. -Charles Bonaparte avait été l’un des premiers: «J’ai été, répétait-il, -bon patriote et paoliste dans l’âme, tant qu’a duré le gouvernement -national; mais ce gouvernement n’est plus, nous sommes devenus Français, -<i>evviva il Re e suo governo</i>.» Laurent Giubega, greffier en chef des -Etats de 1771, que Charles Bonaparte appelait <i>amatissimo signor -compadre</i> et qui fut le parrain de Napoléon, était également dévoué au -régime nouveau: «Puisque l’indépendance nationale est perdue, aurait-il -dit au maréchal de Vaux, nous nous honorerons d’appartenir au peuple le -plus puissant du monde, et de même que nous avons été bons et fidèles -Corses, nous serons bons et fidèles Français.» Paoli refuse en 1776 -d’abandonner l’Angleterre pour entrer au service du roi de France; mais -il dicte à son secrétaire, l’abbé Andrei, un curieux mémoire sur «le -meilleur parti que pourrait tirer la France de la Corse».</p> - -<p>Cependant la francisation n’avait pas dépassé les grandes villes du -littoral et là même elle restait précaire: les Corses étaient -mécontents, les Corses boudaient. Trop de réglementation avait surpris -ce peuple jaloux de son indépendance. Une foule d’édits, d’ordonnances, -de lettres patentes, d’arrêts du conseil, de règlements de police, -tapissaient toutes les rues «et ne produisaient d’autre effet que de -faire rire le peuple dans les commencements, parce qu’on ne savait -comment s’y prendre pour les faire mettre à exécution dans l’intérieur -du pays». Quand on s’en prenait aux podestats de leur inexécution, ils -répondaient qu’ils ne savaient pas lire le français. Pour le leur -apprendre, on leur envoyait continuellement «des exécutions militaires». -Et le Corse se cabrait. D’autant plus<span class="pagenum"><a id="page_243">{243}</a></span> que le personnel administratif -n’était pas à la hauteur de sa tâche: l’intendant Chardon, qui venait de -Cayenne, considéra la Corse comme un domaine colonial dont -l’exploitation était fructueuse; il fit si bien qu’il fallut le -rappeler. Mais l’exemple venait de haut et, dans le morcellement de -l’autorité, les ministres de la Guerre, de la Justice, des Finances et -de la Marine ne songeaient qu’à créer des emplois pour y placer leurs -créatures. «Cette foule de gens, soit par ignorance, par incapacité ou -par mauvaise foi, retarde plutôt qu’elle ne contribue au bonheur -public.» La méfiance des Corses augmentait et devenait de la haine -envers ces Français qui les méprisaient. Le Tiers-État demande, dans les -cahiers de 1789, que les charges du Conseil supérieur soient conférées à -des hommes d’expérience, à des officiers des justices royales et à des -avocats émérites.</p> - -<p>La question financière augmenta le malaise. La Corse avait d’abord été -attachée au ministère de la Guerre, à qui elle revenait de droit comme -province frontière et pays conquis. Mais en 1773 l’abbé Terray demanda -et reçut la finance de l’île. Le contrôleur général fournit dès lors aux -dépenses extraordinaires de la caisse militaire par un fonds annuel de -1.500.000 livres; par contre, il fut maître de l’administration civile, -couvrit la Corse d’employés, intervint dans toutes les affaires, -repoussa tous les projets utiles qui coûtaient quelque argent. En vain -Necker offrit la Corse à Saint-Germain, en vain d’autres voulurent la -«jeter à la tête» de Vergennes ou d’Amelot: ce fut seulement à la veille -de la Révolution que le département fut rattaché à la Guerre. La Corse -était donc en proie à la Finance. Les deux Lorrains—les frères -Coster—qui dirigeaient l’administration centrale inondèrent<span class="pagenum"><a id="page_244">{244}</a></span> la Corse -de leurs parents, de leurs amis. Les Corses eussent rempli ces charges à -moins de frais, avec plus de probité et rien ne les eût rattachés -davantage à la France. «Voilà, écrivait Paoli, ce qui a brisé leur -courage; ils sont tombés dans un vide affreux, lorsqu’ils ont été privés -du plaisir de veiller, de contribuer au bien commun, lorsqu’ils n’ont -plus aperçu aucune liaison entre eux et l’intérêt général, lorsqu’ils -ont vu ces soins pénibles, patriotiques et honorables accordés à des -Français dont tout le talent consiste à unir des chiffres et à tracer -des lettres.» Et qui étaient ces Français? Vauvorn, convaincu d’avoir -volé le bois de la couronne et avouant qu’il devait au Trésor 3 à 4.000 -livres, était mis à la tête de la douane de Calvi; d’autres avaient -simplement à refaire une situation compromise et s’en acquittaient -consciencieusement: Houvet, ci-devant commis des bêtes à cornes, Moreau, -déserteur du régiment de Bretagne, Sappey, ancien garçon perruquier, -trop heureux à leur arrivée d’avoir du pain, acquéraient une fortune -dans les diverses entreprises et finissaient par posséder plus de cent -mille écus.</p> - -<p>L’impôt n’était pas lourd; mais les droits de douane, plus élevés qu’en -Italie, empêchaient la population d’augmenter et la culture de -s’étendre. Les adjudications affamaient la population. Les Corses se -soulevèrent en 1774: l’insurrection fut réprimée. Mais les habitants, se -regardant comme opprimés, n’étaient pas encore de cœur avec les -Français. «Pendant près de vingt années, écrivait Constantini à -l’Assemblée Constituante, la Corse a vu s’accroître le terrible colosse -du despotisme militaire, a vu s’accumuler les abus d’autorité, les -vexations ministérielles, les rapines judiciaires.» Un commissaire civil -de cette même assemblée ne<span class="pagenum"><a id="page_245">{245}</a></span> reconnaît-il pas que les Corses étaient -avant 1789 des «sujets asservis et trop négligés, toujours prêts à -secouer le joug»? Napoléon ne dit-il pas que les bienfaits du roi -n’avaient pas touché le cœur des habitants et que la Corse était, sous -le règne de Louis XVI un pays malintentionné qui frémissait sous la main -de ses vainqueurs?<span class="pagenum"><a id="page_246">{246}</a></span></p> - -<h2><a id="CHAPITRE_XXIII"></a>XXIII<br /><br /> -LA RÉVOLUTION ET L’EMPIRE</h2> - -<div class="blockquot"><p class="hang"><i>Les promesses de Barère.—L’agitation séparatiste: Paolistes et -Bonapartistes.—La Corse anglaise.—Miot et Morand.—La Corse -napoléonienne.</i></p></div> - -<p>Ce fut la Révolution française et, après elle, les Bonaparte, qui -gagnèrent à la France le cœur de la Corse. Provoquée par des causes -semblables à celles qui, un demi-siècle plus tôt, avaient armé les -Corses contre le despotisme génois, la Révolution fut accueillie avec -enthousiasme par le Tiers-Etat, dont les députés—l’avocat Saliceti et -le comte Colonna de Cesari Rocca—allaient bientôt compter parmi les -Constituants les plus fougueux. Les deux autres députés de la Corse—le -comte de Buttafoco pour la noblesse, l’abbé Peretti della Rocca pour le -clergé,—demeuraient au contraire fidèles à la royauté et font cause -commune avec le général de Barrin, gouverneur de la Corse. Le 5 novembre -1789, une émeute éclate à Bastia entre les patriotes, à qui le jeune -Napoléon fournit des cocardes tricolores, et les soldats du roi, qui -veulent conserver la cocarde blanche. M. de Barrin doit céder. Le 30 -novembre, Volney lit à l’Assemblée Nationale une lettre, que Napoléon a -inspirée, racontant les événements tout à l’avantage des pa<span class="pagenum"><a id="page_247">{247}</a></span>triotes. Il -en résulta une motion, faisant cesser le régime militaire auquel la -Corse était soumise depuis son annexion et la déclarant partie -intégrante de l’Empire français.</p> - -<p>Les Corses eurent un mouvement de joie et de confiance. Paoli se fit -l’interprète de leur fidélité et de leurs espoirs. Le champion de -l’indépendance affirma sa joie de devenir le fils adoptif du pays -généreux où la liberté venait d’éclore. Revenu de Londres à la suite du -décret du 30 novembre, il reçut de grands honneurs en passant à Paris. -Quand il débarque à Macinaggio, après un exil de vingt ans, il s’écrie -en baisant le sol: «O ma patrie, je t’ai laissée esclave, et je te -retrouve libre!» Puis il se rembarque pour Bastia, où il arrive le 17 -juillet 1790.</p> - -<p>Il apportait les pleins pouvoirs de l’Assemblée nationale, pour procéder -à l’organisation de l’île. A la consulte qui se tint à Orezza du 9 au 27 -septembre 1790, et qui décida de célébrer tous les ans l’anniversaire du -décret d’incorporation de la Corse à la France, Paoli fut nommé -président du conseil administratif et reçut un traitement de 50.000 -francs; il était en plus commandant des gardes nationales.</p> - -<p>A la tribune de la Constituante, Barère, rapporteur du Comité des -Domaines, assura la Corse de toute la sollicitude de la France. -Promesses solennelles qui datent du 4 septembre 1791: «La Corse est -libre, la Corse est française, les tyrans ne l’oppriment plus: c’est à -vous de la régénérer! Elle a été riche et peuplée sous les Romains, -malheureuse et ensanglantée sous les Génois, pauvre et inculte sous -votre ancien gouvernement. Elle présente cependant tous les moyens -physiques et moraux d’une brillante et solide régénération. Ce peuple -est<span class="pagenum"><a id="page_248">{248}</a></span> idolâtre de la liberté, et il n’est vraiment libre que depuis la -Révolution française; il aime les lois, et il est sans civilisation; il -a un grand caractère, et il éprouve tous les maux attachés à la -faiblesse; il a un territoire fertile, et il est pauvre; il a une -situation de commerce admirable, des ports nombreux, des pêcheries -abondantes, et cependant son commerce languit et son industrie est -nulle. De tous les peuples de l’Europe, les Corses sont aujourd’hui dans -les circonstances les plus favorables pour jouir du bienfait de la -liberté et recevoir les avantages d’une belle constitution... Cette île -peut parvenir aussi facilement que les autres départements du royaume à -un haut degré de prospérité, quoiqu’elle soit dans ce moment la plus -reculée en tout sens. Le moment de régénérer cette île est arrivé...»</p> - -<p>La Corse est pauvre: «Une population peu nombreuse, des villes -dépeuplées, un pays sans industrie, le numéraire rare, les campagnes -n’offrant à la vue que des brandes et des taillis ou <i>maquis</i> inutiles, -l’agriculture devenue étrangère ou indifférente aux habitants: voilà le -tableau de la Corse sous l’ancien régime de France, quoiqu’il n’y ait -pas en Europe un autre pays où la végétation soit plus abondante, plus -hâtive et plus facile à entretenir par la bonté reconnue des pâturages.» -Y aurait-il donc, continue Barère, une fatalité irrésistible «qui -condamne à jamais l’île de Corse à languir dans cet état déplorable? Et -puisque son délaissement et son inculture ne peuvent être imputés à la -nature de ses terres, qui égalent en bonté les meilleures terres de -l’Europe, serait-ce au caractère des habitants ou à la dégradation -successive de leur caractère primitif, sous l’empire des circonstances -politiques dont ils ont été si longtemps les jouets et</p> - -<div class="figcenter" id="plt_XVI" style="width: 446px;"> -<a href="images/illu-307.jpg"> -<img src="images/illu-307.jpg" width="446" height="600" alt="[Pas d'image disponible.]" /></a> -<div class="caption"><p>Gorges de Ponte Novo (<i>Phot. Moretti.</i>)—Propriano. -(<i>Sites et Monuments du T. C. F.</i>)</p> - -<p>Pl. XVI.—<span class="smcap">Corse.</span></p></div> -</div> - -<p><span class="pagenum"><a id="page_249">{249}</a></span></p> - -<p class="nind">les victimes, qu’il faudrait attribuer leur malheur? Repoussons, -repoussons sans hésiter une conjecture aussi fausse qu’ingénieuse. La -Corse est malheureuse; mais elle peut dire aux représentants de la -nation dont elle fait partie: Dites un mot, et mes malheurs cesseront».</p> - -<p>Mais à ces Corses qu’elle juge si dignes d’intérêt, à qui elle fait tant -de promesses pour l’avenir, l’Assemblée Constituante n’accorde pour le -moment qu’un petit bienfait, et partiel. Elle décrète que «les dons, -concessions, acensements et inféodations, et tous autres actes -d’aliénation, sous quelque dénomination que ce soit, de divers domaines -nationaux situés dans l’île de Corse, faits depuis 1768, époque de sa -réunion à la France, par divers arrêtés du Conseil, lettres-patentes et -tous autres actes, sont révoqués et, conformément aux lois domaniales, -sont et demeurent réunis au domaine national».—Quant aux mesures -d’ensemble, «nous regrettons, dit Barère, de ne pouvoir réclamer dans ce -moment, pour ce pays, tous les secours dont il a besoin, et dont -l’utilité se fera bientôt sentir dans toute son étendue; mais nos -successeurs immédiats s’empresseront certainement de les réclamer de la -nation pour un département qui est incontestablement le plus pauvre, le -plus malheureux, et qui peut devenir cependant un des plus beaux, des -plus riches de la France».</p> - -<p>  </p> - -<p>Ni la Législative, ni la Convention ne tinrent ces promesses. On peut -dire que la Législative n’eut pas le temps. Quant à la Convention, elle -vit la Corse tenter de se séparer de la France et suivre Paoli qui -l’entraînait vers l’Angleterre. Pourquoi ce revirement? Deux hypothèses -sont possibles. Paoli aurait espéré occuper en Corse une situation -prépon<span class="pagenum"><a id="page_250">{250}</a></span>dérante et rester, comme par le passé, le véritable chef du pays; -mais la Convention n’entendait pas abdiquer devant lui et refusa de lui -donner le commandement en chef de l’expédition de Sardaigne. La deuxième -hypothèse repose sur l’horreur que lui auraient inspirée les actes de la -Convention, sur ses sentiments fédéralistes et girondins, sur son -hostilité vis-à-vis des Montagnards qu’il traitait de «cannibales». Les -deux hypothèses ne s’excluent pas forcément. Quoi qu’il en soit, la -conduite de Paoli lors de l’expédition de Sardaigne fut considérée comme -la cause principale de l’échec de cette expédition et, sur d’autres -accusations, auxquelles le jeune Lucien Bonaparte n’était pas étranger, -Paoli, que Marat appelle «lâche intrigant», est décrété d’accusation par -la Convention. Condorcet rédige une pompeuse adresse dénonçant aux -habitants de l’île de Corse «l’antique alliance de la tyrannie royale et -du despotisme sacerdotal». Les commissaires du gouvernement envoyés en -mission, Saliceti, Lacombe Saint-Michel et Delcher, agissent avec -vigueur. Napoléon Bonaparte, qui croit avoir trouvé l’occasion de se -révéler, se place à la tête du parti français, mais, après une vaine -tentative d’entrevue à Corte, il rétrograde à Vivario, puis à Bocognano. -Un moment arrêté dans la maisonnette dite de <i>la Poule noire</i> par les -émissaires de Paoli, il est délivré par ses partisans qui protègent sa -retraite jusqu’à Ucciani. Rentré dans Ajaccio, il n’est pas en sécurité -dans sa demeure et se réfugie chez le maire, Jean Jérôme Levie, où il -reste trois jours, s’embarque pendant la nuit, atterrit à Macinaggio et -gagne Bastia le 10 mai 1793. Il y passe douze jours, pressant les -représentants de la Convention de venir s’emparer d’Ajaccio, afin -d’isoler dans Corte Paoli révolté. Lui-même, précédant sur un chebek<span class="pagenum"><a id="page_251">{251}</a></span> la -flottille française, débarque à Provenzale près d’Ajaccio. Des bergers -lui apprennent que sa maison a été pillée par les Paolistes le 24 mai, -que sa mère et l’abbé Fesch, prévenus à temps, se sont réfugiés aux -Milelli, pendant que ses frères sont cachés dans Ajaccio. Letizia, -poursuivie par les Paolistes, ne peut trouver un asile dans la tour de -Capitello, elle doit fuir jusqu’à Casella, sur l’isthme qui rattache -Capo-di-Muro au territoire de Coti-Chiavari: on couche sur le plancher -entre les quatre murs d’une masure abandonnée.</p> - -<p>Cependant l’attaque contre Ajaccio ne réussit pas. Loin de se soulever -comme on l’espérait, la ville est aux mains des Paolistes. La flottille, -partie de Bastia le 23 mai et retardée par une tempête jusqu’au 29, ne -fait qu’une courte démonstration devant Ajaccio. Elle regagne le -mouillage de Capitello. Napoléon se rend à Calvi, où son parrain Laurent -Giubega donne asile à sa famille. Ils en repartent bientôt pour -débarquer à Toulon, le 13 juin 1793, proscrits, désemparés. Le rôle de -Bonaparte paraît fini en Corse.</p> - -<p>Mais Paoli ne peut triompher seul dans une île livrée à l’anarchie des -partis. Pour rompre l’unité du mouvement séparatiste, la Convention -divise l’île en deux départements, le département du Golo et le -département du Liamone (11 août 1793). Commissaire du Conseil exécutif, -Joseph Bonaparte essaie d’animer sa patrie de l’esprit révolutionnaire -et, pour cela, de «l’inonder de lumières». Il agit de loin, n’ayant pu -dépasser Toulon, et il a pour collègue, dans cette «mission de -fraternité et d’instruction», le fameux Buonarroti, dont le rôle en -Corse n’a pas encore été suffisamment étudié. Cependant l’amiral Hood -répond aux sollicitations de Paoli, et Nelson, alors capitaine de -vaisseau, appa<span class="pagenum"><a id="page_252">{252}</a></span>raît dans les eaux corses. Successivement le commandant -bloque Calvi, débarque à Saint-Florent, dont il brûle la campagne, -détruit les barques et les approvisionnements de Centuri, Macinaggio, -Lavasina, Miomo et jette l’ancre enfin devant Bastia le 19 février 1794.</p> - -<p>Sur la ville de Bastia et sur le siège qu’elle eut alors à subir, la -correspondance de Nelson fournit des renseignements précis et curieux. -C’était alors une grande cité, peuplée de 15.000 habitants, avec une -belle jetée pour les navires. Elle est défendue par 6 forts détachés et -une citadelle avec 20 embrasures; il y a 62 canons montés, en plus des -mortiers, et une garnison de 4.500 hommes. Mais Nelson croit pouvoir -compter sur le soulèvement des Paolistes, qui se sont fortifiés à Cardo. -De plus, dès le 18 mars, la disette des vivres se fait sentir: «un petit -pain se vend 3 livres»; et tandis que s’épuisent les munitions et les -vivres, Nelson, dont la flotte est renforcée par 7 navires que lui -envoie l’amiral Hood, multiplie les batteries et rend le blocus de plus -en plus rigoureux. «Nous l’emporterons, écrit-il le 26 mars, il le faut, -ou quelques-unes de nos têtes seront couchées bas.» Il a d’ailleurs -compris toute l’importance stratégique de la Corse: «Cette île doit -appartenir à l’Angleterre pour être régie par ses propres lois, comme -l’Irlande, avec un vice-roi et des ports libres...; elle commandera la -Méditerranée.»—L’héroïsme des assiégés fut à la hauteur des -circonstances. Le représentant en mission, Lacombe Saint-Michel, aidé du -maire Galeazzini et des généraux Rochon et Gentili, sut organiser une -résistance opiniâtre: «J’ai des boulets rouges pour vos navires, -déclarait-il fièrement à l’amiral Hood, et des baïonnettes pour vos -troupes. Quand les deux tiers de nos hom<span class="pagenum"><a id="page_253">{253}</a></span>mes auront été tués, alors je -me fierai à la générosité des Anglais.» Pourtant il fallut capituler le -22 mai: il ne restait plus que quelques jours de vivres; les assiégés -avaient eu 203 tués et 540 blessés.</p> - -<p>Maîtres de Bastia, les Anglais étaient maîtres de la Corse. Il ne leur -restait plus qu’à s’emparer de Calvi. Il y fallut un siège qui dura du -19 juin au 10 août 1794 où s’illustra Abbatucci et où Nelson eut l’œil -droit «entièrement fendu». Le 10 juin 1794 une consulte, convoquée à -Corte par Paoli, rompit tout lien avec la France et, huit jours après, -Charles André Pozzo di Borgo y faisait acclamer une constitution -anglo-corse reconnaissant comme suzerain le roi d’Angleterre; sir -Gilbert Elliot l’accepta au nom de George III. Le Parlement corse issu -de cette constitution se réunit le 1ᵉʳ février 1795 à Bastia, et offrit -la présidence à Paoli qui refusa pour ne pas troubler le fonctionnement -du régime nouveau. Mais sa personnalité demeurait redoutable et -Morosaglia devint bientôt le rendez-vous des mécontents. L’Angleterre -prit peur et l’invita à quitter la Corse. Paoli hésita. Craignant de -faire renaître la guerre civile, et d’ailleurs hors d’état de résister -longtemps, il céda. Le 14 octobre 1795, il s’embarquait à Saint-Florent -et partait pour Londres où il devait mourir en 1807.</p> - -<p>Son départ ne rendit pas la sécurité aux Anglais pas plus que les -glorieuses croisières de Nelson au nord du Cap Corse. Tout cela ne -pouvait empêcher les victoires continentales de la France de produire -leurs résultats. Quand l’Italie du Nord eut été conquise par Bonaparte, -le général Gentili reparut à Livourne et, avec un millier de Corses, se -prépara à revenir combattre dans sa patrie. Nelson fut chargé de bloquer -le port italien pour empêcher ce projet <span class="pagenum"><a id="page_254">{254}</a></span>d’aboutir. Il avait réussi à -merveille, s’était emparé des îles d’Elbe et de Capraja, lorsque, au -mois d’octobre 1796, le gouvernement anglais décida d’évacuer la Corse. -Nelson dut se rendre à Bastia, où il recueillit le vice-roi avec la -garnison anglaise. Il intimida à tel point par ses menaces les habitants -de la ville et la petite troupe de Gentili, débarquée près de Rogliano, -qu’il put emporter tout ce qu’il voulut. Le 20 Octobre il s’embarquait -le dernier, abandonnant cette île qu’il avait contribué à conquérir et -où il avait commencé cette carrière glorieuse qui devait finir à -Trafalgar en 1805.</p> - -<p>  </p> - -<p>Du quartier général de Modène, Bonaparte, général en chef de l’armée -d’Italie, expose aux citoyens directeurs, le 26 vendémiaire an V (17 -octobre 1796), quelques idées sur la Corse: «La Corse, restituée à la -République, offrira des ressources à notre armée et même un moyen de -recrutement à notre infanterie légère.» Saliceti est envoyé dans l’île -pour proclamer l’amnistie et réaliser l’apaisement; mais le gouvernement -sent le danger de laisser tous les pouvoirs «entre les mains d’un homme -né dans le pays, ayant des injures personnelles à venger et qui, en -supposant même qu’il restât impartial dans le maniement des affaires, ne -pourrait jamais persuader à ses compatriotes qu’il le fût réellement». -Le Directoire lui adjoint Miot de Melito, un ancien fonctionnaire de la -Guerre, délégué auprès du grand duc de Toscane. Joseph Bonaparte -l’accompagne et lui sera «d’un précieux concours». Là où Saliceti—<i>u -compatriottu</i>—a échoué, Miot—<i>u francesi</i>—va réussir. Il débarque à -Erbalunga le 22 décembre 1796, parcourt le pays, réprime les -insurrections, organise les deux départements du Golo et du Liamone, -nomme les commissaires du pouvoir<span class="pagenum"><a id="page_255">{255}</a></span> exécutif, met le pays sous l’empire -de la constitution de l’an III et regagne le continent (29 nov. 1797). -Mais l’adjudant-général Franceschi, dont Miot a fait son aide de camp, -constate que l’esprit public a été complètement corrompu par les -Anglais. Une véritable croisade est fomentée par les prêtres au couvent -de San Antonio en Casinca: ils ont persuadé aux insulaires que les -Français «nient Dieu et veulent abolir la religion». Une foule d’hommes -portant à leurs coiffures une petite croix blanche—la -<i>Crocetta</i>,—sèment la terreur et la destruction dans les cantons de -Moriani de Casinca et d’Orezza, n’épargnant à Ampugnani que la maison du -curé Sebastiani (l’oncle du général), connu pour sa haine des Français.</p> - -<p>Quand le bruit de cette insurrection, qui fut réduite dans le sang par -le général de Vaubois, parvient à Paris, le 18 brumaire est fait. -Saliceti lutte en vain contre les troubles du Fiumorbo et de la Balagne: -il multiplie les commissions militaires et frappe le pays d’une -contribution de guerre de deux millions. C’est l’anarchie: l’île tombe -au pouvoir du général Ambert. Enfin Miot est renvoyé en Corse avec -mission de rétablir la paix et de régénérer le pays. Il débarque à Calvi -le 25 mars 1801. Joseph Bonaparte l’accompagne, Lucien cède 6.000 -volumes pour la Bibliothèque d’Ajaccio. Un pépiniériste en vogue, -Noisette, fonde les jardins botaniques d’Ajaccio et de Bastia. La -culture du coton est inaugurée, et celle de la cochenille. Miot prend -des arrêtés restés célèbres où il atténue certains droits de douane, -d’enregistrement et de succession. Il supprime totalement les taxes des -contributions indirectes. Pour mieux lutter contre le banditisme, il -suspend l’exercice de la constitution et, supprimant l’institution du -jury, il forme un tribunal exceptionnel. La ville<span class="pagenum"><a id="page_256">{256}</a></span> d’Ajaccio est -embellie et agrandie: sur l’emplacement des anciennes fortifications -abattues, un quartier nouveau s’élève. Quittant le pays le 24 octobre -1802, Miot pouvait déclarer au premier consul qu’il laissait le pays -«généralement tranquille, affectionné au gouvernement et jouissant de -l’avantage des améliorations qu’il vous doit».</p> - -<p>Mais il faut des mesures exceptionnelles pour guérir la Corse de ses -maux séculaires: une justice rapide et impartiale, une dictature -militaire. Et les consuls nomment en Corse le général Joseph Morand (22 -juillet 1801), investi des pouvoirs les plus étendus. Morand fait une -levée générale de troupes, prohibe les ports d’armes de la façon la plus -absolue. Mais il rencontre des obstacles de la part des autorités -constituées—Pietri, préfet du Golo, Arrighi, préfet du Liamone, -Casabianca, titulaire de la sénatorerie de la Corse. Il se heurte -surtout à la méfiance, à la colère des Corses qui le calomnient et -essaient d’obtenir sa destitution. Il reste fidèle à sa mission, dénonce -l’existence du Comité anglo-corse d’Ajaccio et réprime cruellement la -conspiration de 1809 dont beaucoup l’ont accusé d’avoir exagéré -l’importance. En 1811, il remédie à la famine que de mauvaises récoltes -ont déterminée dans l’île, ordonnant que tous les approvisionnements de -l’armée contenus dans les vastes magasins de la guerre, à Bastia, à -Ajaccio, à Calvi, à Bonifacio, à Corte, soient mis à la disposition des -habitants à titre remboursable, signalant au gouvernement les misères -des Corses «qui se nourrissent d’herbes des champs» et appelant sur eux, -par de pressantes correspondances, les secours de la métropole. -Fonctionnaire énergique, d’une implacable sévérité, mais administrateur -éminent, il ne mérite pas la réprobation dont les Corses l’ont accablé. -Le général Berthier, qui<span class="pagenum"><a id="page_257">{257}</a></span> le remplace (1811-1814), se brouille avec -Bastia en organisant l’unité administrative de l’île dans un seul -département avec Ajaccio pour chef-lieu (19 avril 1811).</p> - -<p>  </p> - -<p>L’empereur n’a cessé de s’occuper de son pays et sa correspondance en -fait foi. Il porte son activité sur toutes les branches de -l’administration: justice et finances, armée de terre et marine, -commerce, travaux publics, agriculture, organisation de la police. Il -veut à la tête des services des hommes qui connaissent le pays et la -langue. Il essaie d’établir à Ajaccio «une fabrique de briques et une -poterie pour le menu peuple, afin qu’il ne soit pas pour ces objets -tributaire des Génois». Il se préoccupe du développement économique de -l’île. Il y songe à Paris, à Fontainebleau, à Compiègne, à Saint-Cloud; -il y songe également sur les chemins de l’Europe, à Strasbourg, à -Potsdam, à Schœnbrunn, à Dresde. Il encourage la culture du coton; il -s’intéresse à l’établissement de hauts fourneaux destinés à employer le -minerai surabondant de l’île d’Elbe. Il s’occupe d’une manière spéciale, -surtout à partir de 1810, de la réorganisation financière du pays et de -l’exploitation de ses forêts.</p> - -<p>Le temps manqua à Napoléon pour accomplir en Corse ses généreux projets. -Trop souvent aussi il lui manqua le concours loyal et désintéressé des -chefs de services, qui détournaient à leur profit ou faisaient servir à -d’autres usages les fonds envoyés pour améliorer la situation de l’île.</p> - -<p>Il n’eut pas non plus la population corse avec lui. A la nouvelle de -l’abdication de Fontainebleau, personne ne songea à se soulever en sa -faveur. Le 28 avril, le préfet du Liamone, Arrighi, se rallie aux -Bourbons; le maire, François Levie, fait hisser<span class="pagenum"><a id="page_258">{258}</a></span> «le cher drapeau des -lis» sur le clocher de la cathédrale et la mairie est illuminée pour -saluer le retour «des rois légitimes». Un buste en marbre de l’empereur, -donné en 1806 par le cardinal Fesch à la ville d’Ajaccio, est livré à la -foule qui le précipite à la mer. On n’a que mépris contre ce -<i>bastardino</i>, dont il faut effacer jusqu’au souvenir: les rues de la -ville prennent des noms royalistes. Bastia ouvre ses portes aux Anglais, -mais ceux-ci ne font en Corse qu’une courte apparition et le traité de -Paris la rendit à la France. Bonapartistes aux Cent Jours, les Corses -redeviennent royalistes avec le retour de Louis XVIII.<span class="pagenum"><a id="page_259">{259}</a></span></p> - -<h2><a id="CHAPITRE_XXIV"></a>XXIV<br /><br /> -LA PÉRIODE CONTEMPORAINE</h2> - -<div class="blockquot"><p class="hang"><i>Un préfet de la Restauration: Saint-Genest<a id="FNanchor_M_13"></a><a href="#Footnote_M_13" class="fnanchor">[M]</a>.—La Corse et -l’opinion publique.—Napoléon III et la 3ᵉ République.</i></p></div> - -<p>Une vie politique tout à fait agitée et généralement inféconde, un -développement économique extrêmement précaire; négligences de la -métropole, inertie des Corses; tel est le spectacle que nous offre le -<small>XIX</small>ᵉ siècle.</p> - -<p>Napoléon disparu, le parti bonapartiste se forma. Le marquis de Rivière, -au nom du roi, organisait en Corse la Terreur blanche. Alors se place la -curieuse guerre de Fiumorbo, pendant laquelle, dans le maquis et les -ravins de cette contrée inaccessible, le commandant Poli, petit-gendre -de la nourrice de Napoléon, qui avait suivi l’empereur à l’île d’Elbe et -sur qui Napoléon comptait pour se ménager au besoin une retraite en -Corse, tint tête pendant de longs mois aux troupes royales. Les femmes -corses combattaient avec Poli, aussi acharnées que les hommes à défendre -la liberté. La Restauration s’affermit cependant en Corse, et l’on -proclama l’amnistie générale.</p> - -<p>Pourtant l’île reste divisée et la succession des régimes politiques a -déterminé ici comme dans les<span class="pagenum"><a id="page_260">{260}</a></span> autres départements un malaise qu’il est -difficile de dissiper. «Deux partis principaux sont en présence, -écrivait le chevalier de Bruslart, ancien commandant militaire de la -Corse, dès le 6 octobre 1814; les anciennes familles attachées aux -Bourbons et les nouvelles que Bonaparte et la Révolution ont élevées. -Entre ces deux partis, l’amalgame est impossible.» Dès le début, les -administrateurs français ne songent qu’à une seule méthode: se mettre à -la tête d’un parti pour triompher de l’autre, prolonger en somme l’état -social anarchique et les errements des Génois; nul n’entreprend -loyalement, courageusement la fusion des partis, l’œuvre de concorde et -d’apaisement qu’il aurait fallu.</p> - -<p>Rien de plus curieux à étudier que la question électorale en Corse dans -les premières années du régime censitaire. Nous connaissons les lois qui -ont réglé les élections législatives sous la Restauration ainsi que les -tendances des ministères chargés de les appliquer: nous savons ce que -fut par en haut la politique du gouvernement. Mais ne convient-il pas -d’être sceptique en matière de formules législatives et, pour pénétrer -une réalité plus concrète, il faut négliger les légiférants pour aller -chez les électeurs. Comment fut pratiqué ce régime dans l’île lointaine -où il était si difficilement applicable? Dans quel sens agirent les -candidatures officielles et les pressions administratives? Comment -furent composées les listes électorales et quelles garanties -d’indépendance laissa-t-on aux citoyens? De quelle manière les comités -électoraux et les partis politiques fonctionnèrent-ils? Autant de -questions neuves auxquelles il faudrait répondre.</p> - -<p>Ce sont elles qui s’imposèrent à un des premiers préfets de la -Restauration, Louis Courbon de Saint-Genest, nommé en vertu d’une -ordonnance<span class="pagenum"><a id="page_261">{261}</a></span> royale du 14 juillet 1815 et installé le 19 janvier suivant. -La Corse n’avait pas été représentée dans la Chambre introuvable: -l’ordonnance de convocation du 13 juillet 1815 lui avait bien accordé 4 -députés; mais le temps avait fait défaut pour réunir les assemblées -cantonales et d’ailleurs la plus grande incertitude régnait au sujet de -la composition du collège électoral. Les dispositions de la Charte -étaient inapplicables en Corse où il n’existait aucune personne imposée -à 1.000 francs et où il n’y avait pas dix personnes figurant dans les -rôles pour 300 francs. Saint-Genest s’attache à reviser la liste des -plus imposés, car «la balance égale entre les partis, c’est le triomphe -des bonapartistes: ils ont pour eux le nombre, la richesse, l’unité de -vues, une tactique très exercée et plus de capacités pour tenir les -emplois». Il signale les Sebastiani, les Arrighi, les d’Ornano, les -Casablanca et «toute leur clientèle d’intrigants subalternes qui n’ont -pu être récompensés qu’avec de l’or parce que leur bassesse aurait par -trop avili les distinctions honorifiques». Il faut faire les élections -contre eux, et au besoin sans eux. Dans cette sélection savante, un nom -trouve grâce: Ramolino, «cousin de Buonaparte», mais ce choix est d’une -bonne politique et sans inconvénients, «parce que M. Ramolino est un -homme paisible, sans capacités et dont l’influence est très faible -depuis la chute de Buonaparte». Quelques «suspects» sont également -maintenus: Henri Colonna, propriétaire, ancien commissaire des guerres; -J. B. Galeazzini, ancien administrateur de l’île d’Elbe et préfet de -Maine-et-Loire pendant les Cent Jours; Philippe Suzzoni, propriétaire, -gendre du sénateur Casabianca, «d’opinions suivant les temps»; J. B. -Ambrosi, lieutenant du roi à Calvi, etc.</p> - -<p>Faut-il convoquer le collège électoral à Ajaccio,<span class="pagenum"><a id="page_262">{262}</a></span> où réside le préfet, -ou à Bastia, où réside le premier président? Grave problème, brusquement -tranché par la convocation à Corte au lendemain de la dissolution de la -Chambre introuvable. Paul François Peraldi, riche propriétaire, -«distingué par son éducation et ses sentiments autant que par sa -fortune», est choisi pour présider ce collège. Sur 120 électeurs, 95 se -présentent; Castelli et Peraldi sont élus et ils sont immédiatement -sollicités. «On croit en Corse, dit Saint-Genest, qu’un député n’a qu’à -se montrer à Paris pour se faire donner et procurer à sa famille les -meilleurs emplois.» Ces deux députés de la Corse ne devaient cependant -jouer qu’un rôle effacé: Peraldi ne parut jamais à la Chambre, Castelli -alla siéger au centre et soutint sans éclat les différents ministères. -Pourtant dans la session de 1817 il intervint dans le débat sur les -douanes pour demander que les produits corses fussent admis en franchise -dans les ports français et que la Corse, qui supportait les charges de -l’Etat, fût traitée à ce point de vue comme les autres départements -français.</p> - -<p>Saint-Genest se donne ensuite à l’œuvre de réorganisation morale et de -relèvement économique. Il observe que les lois françaises ne conviennent -en Corse qu’aux personnes riches; pour la grande masse du pays, il faut -des institutions paternelles, despotiques mais honnêtes. La justice est -trop chère: il voudrait à Bastia et à Ajaccio des bureaux de -conciliation qui seraient gratuits; il veut faire juger les criminels -sur le continent de manière à échapper aux influences locales. Quant aux -magistrats français de l’île, ce sont trop souvent des protégés sans -mérites. Les différents fonctionnaires «oppriment ou favorisent ou font -des gains illicites». Les maires de campagne «iraient tous aux galères -si on les jugeait suivant la rigueur des lois». La<span class="pagenum"><a id="page_263">{263}</a></span> situation morale du -clergé est pitoyable: 1.844 prêtres, rudes et violents, qui savent à -peine écrire: il faudrait des séminaires et des frères des Ecoles -chrétiennes. L’instruction publique est dans le marasme, les collèges de -Bastia et d’Ajaccio n’ont qu’une existence précaire, les professeurs -sont irrégulièrement payés sur les fonds communaux. D’ailleurs l’argent -n’arrive pas à destination: «les percepteurs volent le peuple et souvent -le gouvernement».</p> - -<p>L’agriculture attire son attention. Il demande des encouragements pour -la culture de la pomme de terre, préconise la plantation de châtaigniers -dans la montagne, fait faire des essais de culture de la garance et -établit des pépinières de mûriers. Il signale les dommages causés par la -divagation des animaux, propose l’établissement de deux greniers -d’abondance, demande qu’on exploite les forêts, qu’on améliore les -routes.</p> - -<p>Il ne s’entendait malheureusement pas avec le gouverneur militaire, M. -de Willot, et il obtint son rappel dès 1818. En l’absence d’un chef -unique, responsable, stable, les clans reprennent une vie presque -normale. Les Pozzo di Borgo sont les maîtres de l’île. La Révolution de -1830, qui amena le triomphe du parti libéral, les remplaça par les -Sebastiani. «Maréchal, ministre, ambassadeur, pair de France, le comte -Horace eut tous les honneurs. Son frère, le vicomte Tiburce, fut nommé -général de division et commandant de la place de Paris. La Corse devint -leur fief politique. Ils y distribuaient les faveurs et les emplois à -leur gré.»</p> - -<p>  </p> - -<p>Les Corses durent à la Monarchie de juillet—ce que la Restauration -n’avait pas osé leur accorder—la fin d’une législature criminelle -d’exception et<span class="pagenum"><a id="page_264">{264}</a></span> l’institution du jury (12 nov. 1830). L’attentat de -Fieschi, qui épargna Louis-Philippe mais frappa autour de lui tant de -personnes illustres (1835), souleva l’indignation des Corses. Le roi ne -les rendit pas responsables de cet acte isolé: il multiplia les routes, -développa les relations de l’île avec le continent (le premier navire à -vapeur était arrivé à Ajaccio le 18 juin 1830, permettant vraiment de se -rendre <i>per mare in carozza</i>). Il fit agrandir les ports d’Ajaccio et de -Bastia, éleva à Ajaccio l’Hôtel-de-Ville, la Préfecture et le Théâtre, -bref travailla à améliorer la situation du pays.</p> - -<p>Pourtant la Corse, où les administrateurs continentaux arrivent toujours -avec les mêmes préventions, considérant leur séjour en Corse comme un -noviciat forcé ou comme un exil, n’est pas ce qu’elle devrait être. -Blanqui, dans un rapport à l’Académie des Sciences morales et -politiques, écrit vers 1840: «Comment se fait-il donc que ce -département, si heureusement partagé sous le rapport du climat, du sol -et des eaux, situé au centre de la Méditerranée, à portée presque égale -de la France, de l’Italie et de l’Espagne, ressemble aujourd’hui si peu -aux pays qui l’entourent? Pourquoi ses vallées pittoresques sont-elles -veuves de voyageurs et ses belles rades dépourvues de vaisseaux? Par -quels motifs nos constructeurs se déterminent-ils à aller chercher des -bois au Canada et en Russie, tandis que la Corse regorge de chênes -blancs, et de chênes verts, de hêtres et de pins innombrables? Pourquoi -cette île, qui pourrait nourrir un million d’hommes, n’a-t-elle qu’une -population insuffisante à sa culture?»</p> - -<p>Le Ministre des Finances en 1839 avait déjà fait la même constatation: -«Il y a en Corse, disait-il, 100.000 hectares de bois, mais l’absence de -routes et de moyens de transport a empêché jusqu’à pré<span class="pagenum"><a id="page_265">{265}</a></span>sent le -gouvernement d’en tirer profit.» Et plus catégorique encore, Malte-Brun -disait, dans sa <i>Géographie Universelle</i>: «Lorsque les gouvernements -européens seront las d’entretenir des colonies, reconnues depuis -longtemps plus onéreuses que profitables, la France trouvera dans le sol -fertile de la Corse, dans son climat propre à la production des denrées -coloniales, une source de richesses qui n’attend que des soins et des -encouragements pour s’y acclimater.» C’est aussi ce que pensait le -docteur Donné qui, dans un feuilleton des <i>Débats</i> du 15 janvier 1852, -consacrait ces lignes à son pays d’origine: «Mon patriotisme souffre -lorsque je vois la France, par mode ou par ignorance, aller chercher -hors d’elle-même ce qu’elle possède et demander à des pays étrangers des -avantages que ses diverses contrées lui offrent à un degré égal ou -supérieur... Quel plus beau climat que celui de la Corse, et d’Ajaccio -en particulier!»</p> - -<p>  </p> - -<p>Louis-Napoléon, nommé par la Corse en tête de ses représentants à -l’Assemblée Constituante de 1848, ramena pour la seconde fois la -couronne de France dans la famille Bonaparte. Va-t-il tenir compte de -ces vœux? Va-t-il se montrer soucieux de la Corse? On assainit bien les -marais de Calvi, de Saint-Florent et de Bastia; on prolongea bien les -quais et les jetées d’Ajaccio et de Bastia; mais c’était faire bien peu -pour la prospérité du pays, au moment où la France tout entière -réalisait des progrès économiques prestigieux. Au vrai l’histoire de la -négligence administrative à l’endroit de la Corse commence sous le -second Empire, et elle a des causes diverses, psychologiques et -sociales, qu’il faudrait, pour une grande part, chercher en Corse même. -Les grandes familles du pays se disputent<span class="pagenum"><a id="page_266">{266}</a></span> les faveurs impériales et, -dans ce conflit d’ambitions rivales, où les Corses réclament des places -et des gratifications, la Corse est oubliée. Au surplus la famille -impériale se montre dans l’île. En 1860 Napoléon III vient à Ajaccio -ouvrir la chapelle funéraire qu’il a fait construire; en 1865, il envoie -son cousin, le prince Jérôme-Napoléon, inaugurer le monument de la place -du Diamant; en 1869 l’impératrice et le prince impérial visitent l’île à -leur tour. Par trois fois, les Corses ont pu affirmer leur loyalisme -impérial.</p> - -<p>Il se manifeste à Bordeaux au sein de l’Assemblée Nationale qui, dans sa -séance du 1ᵉʳ mars 1871, confirma la déchéance de Napoléon III. Deux -députés corses, MM. Conti et Gavini, montèrent à la tribune pour -défendre «leurs convictions les plus intimes».</p> - -<p>Mais le loyalisme français de la Corse n’était pas moins vif: 30.000 de -ses enfants allèrent défendre la France en danger. Les Corses boudèrent -le régime républicain, puis peu à peu se rallièrent. Est-ce par -reconnaissance d’une œuvre féconde accomplie en Corse? On peut nettement -répondre non, car la République n’a pas entrepris la réalisation du -programme que Barère présentait à la tribune de la Constituante dès -1791. Un réseau de chemins de fer incomplet, inachevé, des transports -maritimes trop coûteux, l’agriculture de plus en plus délaissée à cause -de ces mauvaises conditions, le reboisement des montagnes et -l’assainissement des côtes négligés, telle fut la Corse du <small>XIX</small>ᵉ siècle, -cependant que les départements continentaux, délivrés du paludisme, -voyaient croître leur prospérité, et que la Sardaigne était -méthodiquement régénérée par l’Italie.</p> - -<p>Le ralliement est dû aux chefs de clan que la mé<span class="pagenum"><a id="page_267">{267}</a></span>tropole a comblés de -faveur en échange de leurs votes, et des mœurs politiques d’un autre âge -se sont perpétuées dans ce département par la faute du gouvernement -français. Ne parlons pas de Pozzo di Borgo, dont la rancune tenace se -manifeste contre les Bonaparte par la construction au-dessus d’Ajaccio -du château de la Punta, fait avec les matériaux provenant de la -démolition des Tuileries. Mais l’histoire impartiale doit noter tout le -mal que fit à son pays Emmanuel Arène, «le roi de la Corse». Sous son -joug omnipotent il semblait que les Corses eussent perdu tout sentiment -de l’intérêt général.</p> - -<p>En 1908 pourtant la question corse fut officiellement posée par un -rapport de M. Clémenceau, président du Conseil: une commission -extra-parlementaire, placée sous la présidence de M. Delanney, rédigea -les vœux des insulaires et les cahiers de leurs légitimes -revendications. Un vaste mouvement d’opinion se dessina sur le continent -en faveur de la Corse et, dans l’île, un esprit public commença de se -former.<span class="pagenum"><a id="page_268">{268}</a></span></p> - -<h2><a id="CHAPITRE_XXV"></a>XXV<br /><br /> -CORSE ANCIENNE, CORSE NOUVELLE</h2> - -<div class="blockquot"><p class="hang"><i>Régions diverses, caractères dissemblables.—Les courants de vie -générale et le développement économique.—L’esprit corse.</i></p></div> - -<p>Si peu qu’on écrive l’histoire de la Corse, on se sent toujours, au bout -d’une période, en voie de répéter le mot de Montesquieu: «Je n’ai pas le -courage de parler des misères qui suivirent...» Histoire héroïque et -douloureuse qui a façonné le caractère corse sur qui la nature avait mis -son empreinte et en qui revivait le passé.</p> - -<p>Résumer la Corse est chose impossible: on ne résume pas une contrée -aussi diversifiée, où le paysage méditerranéen de la Riviera, aux -rochers rouges se profilant sur la mer bleue, voisine avec la falaise -dieppoise et avec la sapinière norvégienne, où le désert asiatique fait -suite à la prairie normande et confine à la lagune hollandaise, où la -cascade suisse est à flanc d’un coteau d’oliviers et de vignobles dont -l’allure rappelle ceux du Péloponnèse. Et dans la centralisation -contemporaine la Corse, protégée par son isolement, a gardé cette -diversité. <i>Corsica, tanti paesi, tante usanze.</i></p> - -<p>Le Corse de l’Au-delà des monts, le pomontinco, est le plus fier et le -plus vaniteux de ses compatriotes. Il est aussi le plus despote et le -plus re<span class="pagenum"><a id="page_269">{269}</a></span>muant. N’oublions pas que Bonaparte, issu d’Ajaccio, était un -<i>pomontinco</i>. <i>Pomontinchi</i> également, ces chefs de parti qui -bouleversèrent la Corse avant l’annexion française, ces seigneurs de -Cinarca, d’Istria, della Rocca, de Leca, d’Ornano. <i>Pomontinchi</i>, Pozzo -di Borgo, Abbatucci, Emmanuel Arène.—Le Corse du Pomonte est le moins -agriculteur, le moins commerçant, le moins philosophe de tous. Il ne -rêve que puissance, domination, arrivisme: il est individualiste au -suprême degré. C’est un homme d’action, un politique, impitoyable pour -ses adversaires, favorisant les siens sans compter. Il connaît le moyen -de parvenir. «Quand un <i>pomontinco</i> occupe une fonction, cette dernière -semble avoir été créée pour lui. Il est partout à sa place, surtout si -celle-ci est la première. Il incarne même tellement son emploi qu’il le -dominera et qu’il le personnifiera.»</p> - -<p>Le Corse de l’En-deçà des monts, l’homme de la <i>Castagniccia</i>, est plus -posé, plus grave. C’est un agriculteur, c’est même un industriel. Il a -couvert ses coteaux de châtaigneraies touffues, il a mis en culture les -plaines de la côte orientale, il a établi des aciéries (<i>ferrere</i>), -aujourd’hui détruites, et transformé en acier le minerai de l’île -d’Elbe. Il a toujours été le plus riche de tous les Corses, il a -toujours été aussi le plus démocrate. C’est lui qui, au <small>XIV</small>ᵉ siècle, -s’affranchit du pouvoir des <i>Cinarchesi</i> et établit le régime populaire: -la <i>Castagniccia</i> fut la <i>terre du commun</i> et le pays des <i>Giovannali</i>. -Tous ceux qui se sont révoltés, descendirent de ces montagnes, soit -qu’ils aient eu à lutter contre l’oppression étrangère, soit qu’ils -aient soulevé le peuple contre les féodaux: Gaffori et Paoli venaient de -l’En-deça.—La proximité de l’Italie a exercé son influence: doux et -affable, le Corse est ici<span class="pagenum"><a id="page_270">{270}</a></span> plus intellectuel et moins intrigant: Pietro -Cirneo, l’historien, naquit à Alesani. Une certaine maîtrise de soi: -dans la vie moderne du continent, il ne s’élancera pas furieusement à -l’assaut des places, il ira lentement, régulièrement. Il ne violentera -jamais la destinée, il la vivra dans les meilleures conditions -possibles. Plus résistant que le <i>pomontinco</i>, il incarne les qualités -du peuple corse: ce sera rarement un aventurier, et plus souvent un -résigné.</p> - -<p>A l’extrémité sud de l’île, les Bonifaciens se replient sur eux-mêmes, -frayant surtout avec les <i>pomontinchi</i>, dont ils ont l’allure générale: -ce sont des fiers, des modestes, des casaniers et chez eux la femme est -asservie plus que partout ailleurs. Le <i>bonifazino</i> se ressent toujours -de la domination aragonaise: on trouverait en lui une parenté -espagnole<a id="FNanchor_N_14"></a><a href="#Footnote_N_14" class="fnanchor">[N]</a>. Le Corse de la Balagne est un agriculteur aisé, -indépendant. Depuis des temps immémoriaux les <i>Balanini</i> parcourent le -pays avec leurs mulets chargés d’huile. On connaît dans les villages ce -cri familier: <i>Chi compra olio?</i> Il annonce généralement la venue d’un -de ces trafiquants qui savent drainer l’argent. Le calme de la contrée, -aux horizons adoucis, aux spectacles familiers, se reflète dans les -mœurs; les luttes intestines ont eu ici peu de retentissement. Calvi sut -tirer parti de la domination génoise et s’y attacha, <i>civitas semper -fidelis</i>. Le <i>Balanino</i> connaît la Corse, il l’a parcourue et il a vu -que les autres régions étaient moins belles et moins riches: il s’est -cantonné, méprisant, au milieu de ses oliviers.—Que dire des habitants -du Cap, trafiquants souples et habiles, que l’esprit d’aventure entraîna -et enrichit, «Américains» analogues aux gens du Queyras ou de<span class="pagenum"><a id="page_271">{271}</a></span> -Barcelonnette, qui reviennent au soir de leur vie construire d’élégantes -villas avant de reposer dans la terre des aïeux?</p> - -<p>A ces différences profondes que la nature a marquées dans le peuple -corse, il faut ajouter tout ce que l’histoire a fait pour multiplier les -influences. Le plus lointain passé subsiste et en plein <small>XX</small>ᵉ siècle les -traditions les plus anciennes se perpétuent. Sur cette île est venu -battre le ressac de la civilisation méditerranéenne et toutes les -races—Grecs et Romains, Arabes et Espagnols—ont laissé leur empreinte, -sinon dans la montagne et dans le village, du moins sur les côtes et -dans les villes. Le langage est varié. En principe, c’est le toscan, -adouci par certaines intonations romaines: <i>lingua toscana in bocca -romana</i>; mais dans le Pomonte il est dur, âpre, farouche; dans l’En-deçà -des monts, il est élégant, adouci.—La façon même d’entendre le -catholicisme n’est pas la même chez <i>les Capi Corsini</i>, qui pratiquent, -chez les <i>Balanini</i>, qui sont plus tièdes, chez les <i>Castagnicciai</i>, qui -sont presque anticléricaux.</p> - -<p>Autre motif de différenciation: la ville et le village, où les -occupations sont variées et la mentalité opposée. Et les villages mêmes -au surplus ne se ressemblent guère.</p> - -<p>En fait l’île n’est pas un pays, mais un assemblage de cantons -montagneux, isolés de leurs voisins et du reste du monde. Ce serait trop -peu d’appeler la vie corse d’autrefois une vie de vallées. Rien de -comparable, ici, à ces couloirs alpestres qui gardent la même direction, -la même nature, le même nom sur de grandes longueurs—Valais, -Graisivaudan, Engadine—ni à ces vallées pyrénéennes qui s’étendent, en -une forte unité pastorale, du cirque à la plaine. La vallée<span class="pagenum"><a id="page_272">{272}</a></span> corse se -segmente en une série de bassins étagés, séparés par des étranglements -successifs. Chacun de ces bassins, <i>conques</i> enfermées entre de hautes -chaînes, épand ses villages sur les croupes surbaissées. Pour pénétrer -dans ce petit monde clos il faut—il fallait—s’enfermer entre des -gorges étroites et profondes, gravir des sentiers de chèvres, véritables -«escaliers» de pierre: <i>Scala</i> de Santa Regina vers le Niolo, gradins -fantastiques de la <i>Spelunca</i> vers Evisa, formidable entaille de -l’<i>Inzecca</i> vers Ghisoni. Qu’un rocher vînt à rouler au travers de la -route, qu’une crue exceptionnelle emportât le pont génois, à l’arche -surélevée, au tablier en dos d’âne, et la conque n’avait plus de -rapports avec les gens d’en bas. Vers le haut on n’en pouvait sortir -qu’en franchissant des cols de 1.200, de 1.500 mètres d’altitude, que -pendant trois mois la neige rendait impraticables aux hommes et aux -bêtes. Ainsi s’explique toute l’histoire corse, la vie isolée et -farouche de ces petites républiques—<i>pievi</i>—dont la conque était le -cadre naturel, et qui luttaient contre leurs voisines pour la possession -des bonnes terres, des bons parcours de transhumance.</p> - -<p>La route a permis de faire circuler dans cette vie cantonale—vie -d’aigles dans leur aire—les courants de la vie générale. Mais quels -profils les ingénieurs ont dû établir? D’Ajaccio à Sartène, sur 85 -kilomètres, la route monte à 762 mètres au col Saint-Georges, redescend -vers la vallée d’Ornano, rebondit vers Petreto-Bicchisano, grimpe -jusqu’à près de 600 mètres à Boccelaccia, touche le niveau de la mer à -Propriano, suit la vallée basse du Rizzanèse et, par une série de -lacets, atteint l’extraordinaire acropole, ville de rêve accrochée en -balcon au flanc de la montagne, à 300 mètres dans<span class="pagenum"><a id="page_273">{273}</a></span> les airs. Et presque -toutes les routes sont ainsi. Les chemins de fer gravissent des rampes -fantastiques, et des viaducs enjambent les torrents. Cela d’ailleurs est -l’exception: de la ligne Bastia-Ajaccio par Corte, deux embranchements -seuls se détachent, qui conduisent d’une part vers Calvi et l’Ile -Rousse, et d’autre part, longeant la côte orientale, vers Ghisonaccia. -Tout le sud de l’île est encore isolé, cependant que, dans le Centre si -curieusement hérissé, des cantons tels que Bocognano et Bastelica ne -sont reliés que par des sentiers de mules. L’évolution se poursuit -cependant, décisive et sûre, et l’on peut aller jusqu’à dire, avec M. H. -Hauser, que la route a créé la Corse.</p> - -<p>  </p> - -<p>On saisit mieux le caractère général.</p> - -<p>Il faut noter d’abord la joie, l’animation et l’exubérance, née de la -vie en plein air et du contact perpétuel avec une nature ensoleillée. -Nulle part ailleurs la vie ne s’écoule plus au dehors. L’homme, chez -lequel les impressions sont mobiles et l’expression très près de la -pensée, ne se plaît pas dans l’isolement: il lui faut la ville et la -société de ses semblables. Il arrive que les maisons, très hautes, -soient parfois, comme dans le vieux Bastia, de véritables caravansérails -à six ou sept étages où grouille une population des plus bariolées et -d’une extraordinaire densité. Ce sont de vastes casernes, avec un -enchevêtrement de cours intérieures tel qu’il n’est pas aisé d’en sortir -sans guide. Il en est qui abritent trois à quatre cents personnes. Il -n’y a rien là dedans pour l’aménagement intérieur, et en effet on y vit -le moins possible. Le lieu de réunion, c’est la rue, étroite, resserrée -par les hautes maisons aux étages surplombants qui la protègent du -soleil, parfois même couverte. Les jeunes gens<span class="pagenum"><a id="page_274">{274}</a></span> riment des chansons pour -les jeunes filles et vont les chanter sous leurs fenêtres à la nuit -tombante, en s’accompagnant du violon ou de la mandoline. Dans l’air -parfumé que raient des vols lumineux de lucioles, se répand comme une -ivresse, et la joie de vivre fait déborder le cœur d’allégresse.</p> - -<p>Nulle part la nature n’a façonné davantage les mœurs de l’homme. Une -curieuse et pittoresque coutume n’en est que la traduction aimable. -Quand les cloches reviennent de Rome, suivant la tradition, et se -mettent à tinter à la veille de Pâques, après deux jours de silence, -tous les habitants ouvrent leurs fenêtres toutes grandes. Et ce n’est -pas seulement par esprit religieux, pour faire pénétrer dans la maison -un peu de la bénédiction divine: c’est pour saluer le printemps qui -arrive et renouvelle toutes choses; c’est pour laisser entrer dans la -vieille demeure toute la joie du ciel païen.</p> - -<p>Des traditions analogues se retrouvent chez tous les peuples riverains -de la Méditerranée, et il n’y a rien en somme dans tout cela qui soit -particulier à la Corse. Mais voici quelque chose de plus original: cette -humeur joyeuse est atténuée par un tempérament mélancolique, un peu -farouche même.</p> - -<p>Pénétrons dans l’intérieur de l’île: solitudes étincelantes, senteurs du -maquis; tout est rocheux, pierreux, mais riche de verdure, et la mer -bruit à l’horizon. Protégé par son <i>pelone</i>—son grand manteau en poils -de chèvre,—un berger, assis sur un gros roc moussu, à moitié perdu dans -les hautes fougères, rêve et regarde au loin, ou bien il fredonne d’une -voix grave et lente une cantilène étrange, une mélopée saccadée, une -<i>paghiella</i> où se reflète une âme triste et rêveuse.</p> - -<p>La montée devient plus abrupte: cela longe les crêtes, zigzague autour -des rochers, cabriole sur<span class="pagenum"><a id="page_275">{275}</a></span> les précipices.—Tout à coup, vous apercevez, -accrochée à flanc du coteau ou sur le sommet même, une ligne de maisons -serrées les unes contre les autres, tache grise et sombre sur le ciel -clair. Tout est morne, tout est triste. Le village s’anime à votre -arrivée, mais vous retrouvez cette impression de mélancolie en -participant à la veillée autour du <i>fugone</i>. Figurez-vous un petit -tréteau carré de 1ᵐ,50 de côté, 0ᵐ.35 à 0ᵐ,50 de haut, au milieu de la -pièce, et c’est là qu’est le feu: des quartiers d’arbres entiers y -brûlent, une acre fumée se répand partout, piquant les yeux, enflammant -la gorge; au plafond des poutres, disjointes à dessein, laissent -apercevoir les châtaignes qui sèchent pour l’hiver... Autour de ce -<i>fugone</i>, et les pieds dans le feu, toute la famille se réunit aux -longues soirées d’hiver, quand le vent fait rage et que la neige isole -la maison. Or, il y a très longtemps que les familles vivent ainsi dans -cet isolement, et c’est le résultat de l’histoire. Aux heures de péril -national, lorsque la Corse, écrasée par Gênes, n’avait plus qu’à vaincre -ou à périr, quand les récoltes étaient détruites, les villages brûlés, -les ports bloqués,—le peuple, réfugié aux forêts hautes et aux maquis, -trouvait à vivre avec le lait des chèvres, l’eau des fontaines et la -châtaigne. Sur les hauteurs inaccessibles, il se créait ainsi -d’imprenables réduits. Des générations ont vécu là, sous la terreur de -la domination étrangère, et l’âme en a gardé une tristesse profonde en -même temps qu’un étrange amour pour cette montagne âpre et rude, où tant -de souvenirs sont attachés.</p> - -<p>D’avoir lutté et de ne s’être jamais soumis, les Corses ont conservé -l’orgueil et la fierté. Dernier trait que l’on peut relever. Il y a, au -fond du tempérament, un curieux mélange de vanité, de sus<span class="pagenum"><a id="page_276">{276}</a></span>ceptibilité et -de familiarité. Les journaux corses doivent réserver une importante -place dans leurs colonnes aux découpures de l’<i>Officiel</i> et à -l’énumération des emplois auxquels des Corses ont été appelés: il n’en -est point d’assez infime pour être dédaigné. D’autre part, le paysan -corse, plein du sentiment de son importance particulière, n’a pas -toujours pour la femme le respect et la considération d’un -continental... Mais quand on multiplierait les exemples de cette nature, -il faudra toujours en revenir à ce je ne sais quoi d’indomptable qui est -dans le sang et dans les traditions. On acquiert les Corses, on ne les -possède jamais. Dès l’antiquité, personne ne voulait des esclaves -originaires de l’île parce qu’ils ne se résignaient jamais à la -servitude. L’orgueil insulaire peut avoir ses travers, mais il a aussi -sa noblesse: évidemment c’est une race qui ne plie pas les genoux.</p> - -<p>Faut-il voir en eux des gens rebelles au progrès, au travail manuel? Il -ne le semble vraiment pas. Les Lucquois n’ont été appelés que pour les -grands travaux de terrassement; le petit propriétaire sait cultiver et -se livrer à l’industrie, mais il lui manque les capitaux et l’appui de -la France lui a manqué. D’autre part, la France n’a pas su imposer le -respect de sa justice et de ses lois par où aurait disparu la -vendetta—et d’ailleurs, les bandits ne sont pas des brigands,—ni -réaliser encore les grands travaux publics nécessaires. Mais la Corse, -prenant mieux conscience d’elle-même, entraînée plus que jamais, après -un siècle et demi de tutelle, dans l’orbite de la grande nation -protectrice, marche avec plus de confiance vers le progrès économique, -garantie certaine du progrès intellectuel et du perfectionnement social.</p> - -<p>Le progrès économique sera ce que le feront les<span class="pagenum"><a id="page_277">{277}</a></span> efforts des insulaires -vers le travail et conséquemment vers la richesse. Déjà les anciens -genres de vie se dissocient ou se transforment: les terres basses et les -pentes inférieures se spécialisent dans les cultures méditerranéennes, -la moyenne montagne dans un élevage plus intensif ainsi que dans -l’exploitation des bois. Evolution décisive, par où l’homme s’adapte -mieux aux ressources du pays. On voit disparaître progressivement le -type transhumant, trop archaïque, cependant que la conquête de «la -plage» à la vie sédentaire se précise à l’Ouest et se dessine à -l’Est.—Le progrès intellectuel doit suivre également. Il suivra. Car la -Corse barbare, fécondée jadis par le génie italien, avec lequel elle fut -d’abord en contact, s’ouvre chaque jour davantage à la chaleur du génie -français. Ce que n’a pu donner la Corse obscure et mutilée des époques -lointaines, où la lutte fut tragique pour la liberté et même pour -l’existence, la Corse d’aujourd’hui, régénérée, adoucie, fécondée par -l’esprit moderne, le donnera. Des artistes sont nés, des poètes ont -chanté les malheurs de la nation et les mœurs de la montagne. -Quelques-uns se plaignent de la décadence du dialecte. Adieu les -<i>voceri</i> farouches que chantaient devant les cercueils les -improvisatrices de village, adieu les cantilènes naïves que composaient -les pâtres en gardant les troupeaux! Derrière la vieille façade -romantique, le pays se transforme avec rapidité. Mais la Corse -conservera toujours dans l’unité française, l’originalité profonde -qu’elle doit à son sol âpre et rude, à son climat riant, à son passé -glorieux et tourmenté.</p> - -<p>«Dans une remarquable gravure, le maître Novellini a vigoureusement -synthétisé l’âme de cette race qui fut toujours, au milieu de la mer -sacrée, sur le chemin des migrations humaines. Ce lion<span class="pagenum"><a id="page_278">{278}</a></span> puissant de -Roccapina, sur lequel s’appuie fièrement la déesse, n’est-ce pas le -Sphinx de l’île, témoin de plus de millénaires que celui d’Égypte? Que -de hordes conquérantes il a vues fondre sur ces plages: peuples dont le -nom demeurera toujours ignoré, mercenaires carthaginois et légions -romaines, Lombards et Arabes, Barbares pilleurs, Pisans, Génois, -Aragonais; il a vu les villages et les moissons en feu, le rapt des -femmes et des hommes pour les lointains esclavages, les tueries -sauvages, et la fuite éperdue des ancêtres vers les cimes -inexpugnables...»<a id="FNanchor_O_15"></a><a href="#Footnote_O_15" class="fnanchor">[O]</a> Mais les «siècles de fer» sont terminés et de la -Corse ancienne se dégage laborieusement une Corse nouvelle. Les fiers -descendants de Sambocuccio, de Sampiero et de Paoli, les fils de ceux -qui tombèrent à Ponte-Novo pour la liberté—durement acquise—et pour la -patrie expirante, ont l’âme trop haute pour se résigner à une vie -mesquine, à un rôle effacé... Et la Corse, que son isolement insulaire -met à l’écart des trépidations d’un monde américanisé, s’ouvre au -progrès qui féconde la glèbe et enracine un peuple.</p> - -<h2><a id="TABLE_DES_ILLUSTRATIONS"></a>TABLE DES ILLUSTRATIONS</h2> - -<table> -<tr><td class="pdd"><a href="#plt_I">Planche I.—La tour dite de Sénèque.—Tour de Griscione.</a></td></tr> - -<tr><td class="pdd"><a href="#plt_II">Pl. II.—Église de la Canonica, près Luciana.—Bonifacio: la Citadelle.—<i>Ibid.</i>: Une rue du vieux Quartier.</a></td></tr> - -<tr><td class="pdd"><a href="#plt_III">Pl. III.—Saint-Florent: la Citadelle.—<i>Ibid.</i>: Cathédrale de Nebbio.—Corbara: le Couvent.</a></td></tr> - -<tr><td class="pdd"><a href="#plt_IV">Pl. IV.—La Corse, figure allégorique du Vatican.—Carte de la Corse au <small>XVI</small>ᵉ siècle.</a></td></tr> - -<tr><td class="pdd"><a href="#plt_V">Pl. V.—Sartène: vieilles maisons.—La Porta: le Clocher et l’Église.—Cargèse.</a></td></tr> - -<tr><td class="pdd"><a href="#plt_VI">Pl. VI.—Sampiero montrant ses blessures.—Sampiero et Vannina.—Sampiero excitant les Corses à l’insurrection.</a></td></tr> - -<tr><td class="pdd"><a href="#plt_VII">Pl. VII.—Théodore Iᵉʳ, roi de Corse, d’après une attribution du <small>XVIII</small>ᵉ siècle.—Monnaies de Théodore Iᵉʳ.—<i>Le Satyre corse</i>, caricature allemande.</a></td></tr> - -<tr><td class="pdd"><a href="#plt_VIII">Pl. VIII.—Corte: maison Gaffori.—<i>Ibid.</i>: statue de Paoli.—Calvi: la Citadelle.</a></td></tr> - -<tr><td class="pdd"><a href="#plt_IX">Pl. IX.—Corte: la Citadelle.—Tour de Casella.—Bastelica: maison de Sampiero.</a></td></tr> - -<tr><td class="pdd"><a href="#plt_X">Pl. X.—Acte de baptême de Bonaparte.—Ajaccio: maison de Bonaparte.—Bastia: statue de Napoléon.</a></td></tr> - -<tr><td class="pdd"><a href="#plt_XI">Pl. XI.—Château de la Punta.—Ajaccio: vue générale.</a></td></tr> - -<tr><td class="pdd"><a href="#plt_XII">Pl. XII.—Bastia: la Citadelle.—<i>Ibid.</i>: dans le vieux port.</a></td></tr> - -<tr><td class="pdd"><a href="#plt_XIII">Pl. XIII.—La patrie de <i>Colomba</i>: Fozzano.—Ghisoni.</a></td></tr> - -<tr><td class="pdd"><a href="#plt_XIV">Pl. XIV.—Vallée du Vecchio.—Aqueduc de la Gravona.</a></td></tr> - -<tr><td class="pdd"><a href="#plt_XV">Pl. XV.—Meria.—Campile: l’Église.—Ajaccio: vieilles maisons.</a></td></tr> - -<tr><td class="pdd"><a href="#plt_XVI">Pl. XVI.—Gorges de Ponte-Novo.—Propriano.</a></td></tr> -</table> - -<h2><a id="TABLE_DES_MATIERES"></a>TABLE DES MATIÈRES</h2> - -<table> -<tr><td class="rt"><small>Chapitres</small>.</td> -<td colspan="2">  </td> -<td class="rt"><small>Pages</small>.</td></tr> - -<tr><td colspan="2"> </td><td><span class="smcap">Préface</span></td><td class="rtb"><a href="#page_v"><small>V</small></a></td></tr> - -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_I">I.</a></td><td class="c">—</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_I">Les origines</a></td><td class="rtb"><a href="#page_1">1</a></td></tr> - -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_II">II.</a></td><td class="c">—</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_II">La «découverte» de la Corse</a></td><td class="rtb"><a href="#page_10">10</a></td></tr> - -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_III">III.</a></td><td class="c">—</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_III">La Corse romaine</a></td><td class="rtb"><a href="#page_18">18</a></td></tr> - -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_IV">IV.</a></td><td class="c">—</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_IV">La Corse byzantine et le pouvoir temporel</a></td><td class="rtb"><a href="#page_32">32</a></td></tr> - -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_V">V.</a></td><td class="c">—</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_V">Les origines de la féodalité et des rivalités italiennes</a></td><td class="rtb"><a href="#page_39">39</a></td></tr> - -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_VI">VI.</a></td><td class="c">—</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_VI">Le siècle de Giudice</a></td><td class="rtb"><a href="#page_50">50</a></td></tr> - -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_VII">VII.</a></td><td class="c">—</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_VII">La Corse Génoise</a></td><td class="rtb"><a href="#page_63">63</a></td></tr> - -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_VIII">VIII.</a></td><td class="c">—</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_VIII">La fin du Moyen âge</a></td><td class="rtb"><a href="#page_75">75</a></td></tr> - -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_IX">IX.</a></td><td class="c">—</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_IX">La Banque de San Giorgio</a></td><td class="rtb"><a href="#page_91">91</a></td></tr> - -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_X">X.</a></td><td class="c">—</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_X">La première occupation française</a></td><td class="rtb"><a href="#page_108">108</a></td></tr> - -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XI">XI.</a></td><td class="c">—</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_XI">La Corse sous la domination génoise. 1. Les rouages administratifs</a></td><td class="rtb"><a href="#page_118">118</a></td></tr> - -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XII">XII.</a></td><td class="c">—</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_XII">La Corse sous la domination génoise. 2. La vie économique et sociale</a></td><td class="rtb"><a href="#page_127">127</a></td></tr> - -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XIII">XIII.</a></td><td class="c">—</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_XIII">Bastia au <small>XVII</small>ᵉ siècle</a></td><td class="rtb"><a href="#page_139">139</a></td></tr> - -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XIV">XIV.</a></td><td class="c">—</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_XIV">Une tentative de dénationalisation</a></td><td class="rtb"><a href="#page_146">146</a></td></tr> - -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XV">XV.</a></td><td class="c">—</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_XV">La question corse et la politique française</a></td><td class="rtb"><a href="#page_152">152</a></td></tr> - -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XVI">XVI.</a></td><td class="c">—</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_XVI">Théodore de Neuhoff, roi de Corse</a></td><td class="rtb"><a href="#page_165">165</a></td></tr> - -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XVII">XVII.</a></td><td class="c">—</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_XVII">La Corse pendant la guerre de la succession d’Autriche</a></td><td class="rtb"><a href="#page_176">176</a></td></tr> - -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XVIII">XVIII.</a></td><td class="c">—</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_XVIII">Essais d’organisation nationale</a></td><td class="rtb"><a href="#page_186">186</a></td></tr> - -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XIX">XIX.</a></td><td class="c">—</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_XIX">Le généralat de Pascal Paoli</a></td><td class="rtb"><a href="#page_198">198</a></td></tr> - -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XX">XX.</a></td><td class="c">—</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_XX">Le règlement de la question corse</a></td><td class="rtb"><a href="#page_210">210</a></td></tr> - -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XXI">XXI.</a></td><td class="c">—</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_XXI">La Corse en 1769</a></td><td class="rtb"><a href="#page_220">220</a></td></tr> - -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XXII">XXII.</a></td><td class="c">—</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_XXII">La Corse dans la monarchie française</a></td><td class="rtb"><a href="#page_231">231</a></td></tr> - -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XXIII">XXIII.</a></td><td class="c">—</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_XXIII">La Révolution et l’Empire</a></td><td class="rtb"><a href="#page_246">246</a></td></tr> - -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XXIV">XXIV.</a></td><td class="c">—</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_XXIV">La période contemporaine</a></td><td class="rtb"><a href="#page_259">259</a></td></tr> - -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XXV">XXV.</a></td><td class="c">—</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_XXV">Corse ancienne, Corse nouvelle</a></td><td class="rtb"><a href="#page_268">268</a></td></tr> - -<tr><td colspan="3"><span class="smcap"><a href="#TABLE_DES_ILLUSTRATIONS">Table des illustrations</a></span></td><td class="rtb"><a href="#TABLE_DES_ILLUSTRATIONS">279</a></td></tr> -</table> - -<p class="fint">Typographie Fermin-Didot et Cⁱᵉ.—Mesnil (Eure).</p> - -<hr /> - -<p class="cb">CHEZ LES MÊMES ÉDITEURS<br /><br /> -ENVOI FRANCO CONTRE MANDAT OU TIMBRES-POSTE</p> - -<hr style="width:10%;" /> - -<p class="cb">Francis Marre</p> - -<p class="cb">NOTRE ARTILLERIE</p> - -<p class="c">Le Matériel.—Les Poudres.—Les Explosifs. Les Projectiles.—Le -Problème des Munitions.</p> - -<p class="c">Un vol. in-8º écu illustré de 58 figures, broché <b>2</b> fr.»</p> - -<hr /> - -<p class="cb">LA PAIX QUE NOUS DEVONS FAIRE</p> - -<p class="cb">Le remaniement de l’Europe</p> - -<p class="c"> -1 petit vol. in-8º accompagné de deux cartes. Broché <b>1</b> fr. »<br /> -</p> - -<hr /> - -<p class="cb">Camille Fidel</p> -<hr style="width:10%;" /> - -<p class="cb">L’ALLEMAGNE D’OUTRE-MER</p> - -<p class="cb">(GRANDEUR ET DÉCADENCE)</p> - -<p class="c"> -Un petit volume in-8º écu, accompagné de 6 cartes, précédé<br /> -d’une préface de <i>Lucien Hubert</i>, sénateur. Broché <b>1</b> fr. »<br /> -</p> - -<hr /> - -<p class="cb">A. Albert-Petit</p> -<hr style="width:10%;" /> - -<p class="cb">COMMENT L’ALSACE EST DEVENUE FRANÇAISE</p> - -<p class="c"> -Un petit volume in-8º écu, accompagné de quatre portraits. Broché <b>1</b> fr. »<br /> -</p> - -<hr /> - -<p class="cb">Louis Bréhier</p> - -<p class="cb">PROFESSEUR A LA FACULTÉ DES LETTRES DE CLERMONT-FERRAND</p> - -<p class="cb">L’ÉGYPTE de 1789 à 1900</p> - -<p class="c"> -Un volume in-8º cavalier avec cartes et plans, broché <b>6</b> fr. »<br /> -</p> - -<hr /> - -<p class="cb">Commandant Farinet</p> -<hr style="width:10%;" /> -<p class="cb">L’AGONIE D’UNE ARMÉE</p> - -<p class="cb">(METZ 1870)</p> - -<p class="c">Journal de Guerre d’un porte-étendard de l’armée du Rhin.</p> - -<p class="c"> -Publié sous la direction de <b>Ch. Robert Dumas</b>, avec des notes<br /> -historiques et des croquis, par <b>Pierre Davaud</b>, professeur de l’Université,<br /> -1 vol. in-8º carré <small>XVI</small>-392 pages. Broché <b>5</b> fr. »<br /> -</p> - -<hr /> - -<p class="cb">HISTOIRE DE LA FRANCE CONTEMPORAINE</p> - -<p class="cb">PAR</p> - -<p class="cb"><b>GABRIEL HANOTAUX</b>, de l’Académie française.</p> - -<p class="c"> -4 volumes in-8º raisin, ornés de portraits en héliogravure. L’ouvrage<br /> -complet, broché <b>30</b> fr. »<br /> -</p> -<p class="c">Chaque volume se vend séparément broché <b>7</b> fr. <b>50</b><br /> -</p> - -<hr /> - -<p class="fint"><small>TYPOGRAPHIE FIRMIN-DIDOT ET Cⁱᵉ.—MESNIL (EURE).</small></p> - -<div class="footnotes"><p class="cb">FOOTNOTES:</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_A_1"></a><a href="#FNanchor_A_1"><span class="label">[A]</span></a> Le cadre des <i>Vieilles Provinces de France</i> limite nos -références aux ouvrages modernes. Pour la documentation relative à -chaque époque Cf. <span class="smcap">Colonna de Cesari Rocca</span>, <i>Recherches historiques sur -la Corse</i> (Gênes, 1901) et <i>Histoire de la Corse écrite pour la première -fois d’après les sources originales</i> (Paris, 1908).</p></div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_B_2"></a><a href="#FNanchor_B_2"><span class="label">[B]</span></a> Abbé <span class="smcap">Letteron</span>. <i>Notice historique sur l’île de Corse depuis -l’origine jusqu’à l’établissement de l’Empire romain</i>, dans le -<i>Bulletin</i> (1911), pp. 30, 34, 36, 39, 45, 48, etc.—<span class="smcap">Lorenzi de Bradi.</span> -<i>L’art antique en Corse</i> (Paris, 1900).</p></div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_C_3"></a><a href="#FNanchor_C_3"><span class="label">[C]</span></a> <span class="smcap">P. Marini.</span> <i>Gênes et la Corse après le traité de -Cateau-Cambrésis</i>, dans le <i>Bulletin</i>, 1912, pp. 7, 8, 12, 15.</p></div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_D_4"></a><a href="#FNanchor_D_4"><span class="label">[D]</span></a> Jean <span class="smcap">Fontana</span>. <i>Essai sur l’Histoire du Droit privé en -Corse</i> (Paris, 1905), pp. 119 et suiv. 125, 129, 132, 134, 148.</p></div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_E_5"></a><a href="#FNanchor_E_5"><span class="label">[E]</span></a> Lᵗ Colonel <span class="smcap">Campi</span>. <i>Notes sur Ajaccio</i>, pp. 24, 28, 29, 42 -et suiv. <span class="smcap">Lorenzi de Bradi</span>, <i>L’art antique en Corse</i>, pp. 49, 50.</p></div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_F_6"></a><a href="#FNanchor_F_6"><span class="label">[F]</span></a> <span class="smcap">Quantin</span>, <i>Le Corse</i> (Paris, 1914) pp. 154, 155, 156.</p></div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_G_7"></a><a href="#FNanchor_G_7"><span class="label">[G]</span></a> <span class="smcap">Driault</span>, dans les <i>Introductions aux ambassadeurs</i>, t. XIX -(Paris, 1912). pp. LXXX à CIII, passim 273, 287, 298, etc.</p></div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_H_8"></a><a href="#FNanchor_H_8"><span class="label">[H]</span></a> <span class="smcap">Ambrosi</span>, <i>la Conquête de la Corse par les Français</i>, dans -le <i>Bulletin</i> (1913), pp. 125, 127, 128.</p></div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_I_9"></a><a href="#FNanchor_I_9"><span class="label">[I]</span></a> <span class="smcap">P. Marini</span>, <i>La Consulte de Cacia et l’élection de Pascal -Paoli dans le Bulletin</i> (1913), pp. 65 à 76.—Abbé <span class="smcap">Letteron</span>, <i>Pascal -Paoli avant son généralat</i>, dans le <i>Bulletin</i> (1913), pp. 14 et suiv., -36, 37, etc.</p></div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_J_10"></a><a href="#FNanchor_J_10"><span class="label">[J]</span></a> <span class="smcap">Mathieu Fontana</span>, <i>La Constitution du généralat de Pascal -Paoli en Corse</i> (Paris, 1907), pp. 25 à 28, 31 à 34.—127 à 130. -Lieut.-col. <span class="smcap">Campi</span>, <i>Notes sur Ajaccio</i>, Ajaccio, 1901, pp. 81 à 84.</p></div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_K_11"></a><a href="#FNanchor_K_11"><span class="label">[K]</span></a> <span class="smcap">Chuquet</span>, <i>La jeunesse de Napoléon</i> (Paris, 1897), t. <small>I</small>, pp. -18, 19, 21, 23, 24, 29, 30, 31.</p></div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_L_12"></a><a href="#FNanchor_L_12"><span class="label">[L]</span></a> Lieut. Col. <span class="smcap">Campi</span>, <i>Notes sur Ajaccio</i>, (Ajaccio, 1901), -pp. 99, 105, 107, 108, etc.</p></div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_M_13"></a><a href="#FNanchor_M_13"><span class="label">[M]</span></a> <span class="smcap">Franceschini</span>, <i>Un préfet de la Restauration, Saint-Genest</i>, -dans le <i>Bulletin</i> (1913).</p></div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_N_14"></a><a href="#FNanchor_N_14"><span class="label">[N]</span></a> <span class="smcap">Piobb</span>, <i>La Corse d’aujourd’hui</i> (Paris, 1909), pp. 25, -passim, 39.</p></div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_O_15"></a><a href="#FNanchor_O_15"><span class="label">[O]</span></a> <span class="smcap">Ferrandi</span>, <i>La Renaissance de la Corse</i> (mai 1914).</p></div> - -</div> -<hr class="full" /> -<div lang='en' xml:lang='en'> -<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>HISTOIRE DE CORSE</span> ***</div> -<div style='text-align:left'> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Updated editions will replace the previous one—the old editions will -be renamed. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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Redistribution is subject to the trademark -license, especially commercial redistribution. -</div> - -<div style='margin-top:1em; font-size:1.1em; text-align:center'>START: FULL LICENSE</div> -<div style='text-align:center;font-size:0.9em'>THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE</div> -<div style='text-align:center;font-size:0.9em'>PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase “Project -Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg™ License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 1. 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If any disclaimer or limitation set forth in this agreement -violates the law of the state applicable to this agreement, the -agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or -limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or -unenforceability of any provision of this agreement shall not void the -remaining provisions. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.F.6. 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Information about the Mission of Project Gutenberg™ -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s -goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg™ and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state’s laws. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, -Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up -to date contact information can be found at the Foundation’s website -and official page at www.gutenberg.org/contact -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread -public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine-readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. To SEND -DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state -visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -While we cannot and do not solicit contributions from states where we -have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition -against accepting unsolicited donations from donors in such states who -approach us with offers to donate. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -International donations are gratefully accepted, but we cannot make -any statements concerning tax treatment of donations received from -outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Please check the Project Gutenberg web pages for current donation -methods and addresses. Donations are accepted in a number of other -ways including checks, online payments and credit card donations. To -donate, please visit: www.gutenberg.org/donate -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Professor Michael S. Hart was the originator of the Project -Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of -volunteer support. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Most people start at our website which has the main PG search -facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -This website includes information about Project Gutenberg™, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. -</div> - -</div> -</div> -</body> -</html> diff --git a/old/69059-h/images/colophon.jpg b/old/69059-h/images/colophon.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index f1c4036..0000000 --- a/old/69059-h/images/colophon.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/69059-h/images/cover.jpg b/old/69059-h/images/cover.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index d7c8130..0000000 --- a/old/69059-h/images/cover.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/69059-h/images/illu-037.jpg b/old/69059-h/images/illu-037.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index d770b88..0000000 --- a/old/69059-h/images/illu-037.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/69059-h/images/illu-055.jpg b/old/69059-h/images/illu-055.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index d87e566..0000000 --- a/old/69059-h/images/illu-055.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/69059-h/images/illu-073.jpg b/old/69059-h/images/illu-073.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 4c8fccf..0000000 --- a/old/69059-h/images/illu-073.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/69059-h/images/illu-091.jpg b/old/69059-h/images/illu-091.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 9d0f577..0000000 --- a/old/69059-h/images/illu-091.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/69059-h/images/illu-109.jpg b/old/69059-h/images/illu-109.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index ef1a46b..0000000 --- a/old/69059-h/images/illu-109.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/69059-h/images/illu-127.jpg b/old/69059-h/images/illu-127.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 0081d56..0000000 --- a/old/69059-h/images/illu-127.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/69059-h/images/illu-145.jpg b/old/69059-h/images/illu-145.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index ffdc230..0000000 --- a/old/69059-h/images/illu-145.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/69059-h/images/illu-163.jpg b/old/69059-h/images/illu-163.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 52787f6..0000000 --- a/old/69059-h/images/illu-163.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/69059-h/images/illu-181.jpg b/old/69059-h/images/illu-181.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 037bacf..0000000 --- a/old/69059-h/images/illu-181.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/69059-h/images/illu-199.jpg b/old/69059-h/images/illu-199.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 9718d90..0000000 --- a/old/69059-h/images/illu-199.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/69059-h/images/illu-217.jpg b/old/69059-h/images/illu-217.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 33d30c5..0000000 --- a/old/69059-h/images/illu-217.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/69059-h/images/illu-235.jpg b/old/69059-h/images/illu-235.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 7d50de0..0000000 --- a/old/69059-h/images/illu-235.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/69059-h/images/illu-253.jpg b/old/69059-h/images/illu-253.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 15052ea..0000000 --- a/old/69059-h/images/illu-253.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/69059-h/images/illu-271.jpg b/old/69059-h/images/illu-271.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index b7226dc..0000000 --- a/old/69059-h/images/illu-271.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/69059-h/images/illu-289.jpg b/old/69059-h/images/illu-289.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 13b174b..0000000 --- a/old/69059-h/images/illu-289.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/69059-h/images/illu-307.jpg b/old/69059-h/images/illu-307.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 1984815..0000000 --- a/old/69059-h/images/illu-307.jpg +++ /dev/null |
