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-The Project Gutenberg eBook of Histoire de Corse, by Raoul Colonna de
-Cesari Rocca
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you
-will have to check the laws of the country where you are located before
-using this eBook.
-
-Title: Histoire de Corse
-
-Authors: Raoul Colonna de Cesari Rocca
- Louis Villat
-
-Release Date: September 28, 2022 [eBook #69059]
-
-Language: French
-
-Produced by: Véronique Le Bris, Laurent Vogel, Chuck Greif and the
- Online Distributed Proofreading Team at
- https://www.pgdp.net (This file was produced from images
- generously made available by The Internet Archive/Canadian
- Libraries)
-
-*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE CORSE ***
-
-
-
-
-
- HISTOIRE
-
- DE CORSE
-
-
-
-
- LES VIEILLES PROVINCES DE FRANCE
-
- COLONNA DE CESARI-ROCCA
-
- et
-
- LOUIS VILLAT
-
- HISTOIRE
-
- DE CORSE
-
- OUVRAGE ILLUSTRÉ DE GRAVURES HORS TEXTE
-
- [Illustration: colophon]
-
- PARIS
-
- ANCIENNE LIBRAIRIE FURNE
- BOIVIN & Cⁱᵉ, ÉDITEURS
-
- 3 ET 5, RUE PALATINE (VIᵉ)
-
- 1916
-
-
-
-
- LES VIEILLES PROVINCES DE FRANCE
-
-Collection publiée sous la direction de M. A. ALBERT-PETIT, professeur
- au Lycée Janson de Sailly.
-
-
-SONT PARUES:
-
-=Histoire de Normandie=, 6ᵉ édition, par A. ALBERT-PETIT, professeur
- au Lycée Janson de Sailly (_Couronné par l’Académie française_).
- Broché 3 fr. »
-
-=Histoire de Franche-Comté=, 4ᵉ édition, par L. FEBVRE, professeur
- à la Faculté des Lettres de l’Université de Dijon. Broché. 3 fr. »
-
-=Histoire d’Alsace=, 11ᵉ édition, par Rod. REUSS, correspondant de
- l’Institut, direct.-adjoint à l’École des Hautes Études. Br. 4 fr. »
-
-=Histoire de Savoie=, 4ᵉ édition, par Ch. DUFAYARD, professeur au
- Lycée Henri IV. Broché 3 fr. 50
-
-=Histoire de Poitou=, par P. BOISSONNADE, professeur à la Faculté des
- Lettres de l’Université de Poitiers. Broché 3 fr. 50
-
-
-EN PRÉPARATION:
-
- =Histoire de Gascogne et Guyenne=, par P. COURTEAULT, professeur à la
- Faculté des Lettres de l’Université de Bordeaux.
-
- =Histoire de Bretagne=, par A. LE BRAZ, professeur à la Faculté des
- Lettres de l’Université de Rennes.
-
- =Histoire de Languedoc=, par P. GACHON, professeur à la Faculté des
- Lettres de l’Université de Montpellier.
-
- =Histoire d’Auvergne=, par Louis FARGES, Consul général de France.
-
- =Histoire d’Orléanais=, par René DOUCET, agrégé d’histoire,
- professeur au Lycée de Tours.
-
- =Histoire de Bourgogne=, par J. CALMETTE, professeur à la Faculté de
- Toulouse.
-
- =Histoire du Lyonnais=, par DUPONT-FERRIER, professeur au Lycée
- Louis-le-Grand.
-
- =Histoire de Champagne=, par E. TOUTEY, docteur ès Lettres,
- inspecteur de l’Enseignement primaire.
-
- _Tous droits de reproduction
- et de traduction réservés pour tous pays._
-
-
-
-
-AVANT-PROPOS
-
-
-Nous avons été guidés, en écrivant ce volume, par le souci constant de
-rattacher l’histoire de Corse à l’histoire générale du monde
-méditerranéen: par là seulement elle prend toute sa valeur et sa
-véritable signification. Dans l’anarchie méditerranéenne qui se prolonge
-à travers les siècles, la Corse est le jouet d’intrigues compliquées qui
-se sont nouées à Gênes, en Aragon, en Angleterre, en France même; elle
-est le champ de bataille où se vident des querelles, politiques et
-économiques, qu’elle n’a point provoquées; et l’on s’explique aussi
-qu’il faille suivre hors de Corse la glorieuse aventure de tant de
-Corses qui ne sont point revenus dans leur patrie. Napoléon tout le
-premier.
-
-Car ce petit peuple a rempli le monde du bruit de sa gloire. Un génie
-comme Napoléon, un homme d’État comme Paoli, un diplomate comme Pozzo di
-Borgo, un guerrier comme Sampiero suffiraient à sa réputation. Mais
-l’éclat de ces noms a laissé les autres dans l’ombre: la _nation_ corse
-était si peu connue. Quelles en sont les origines? Quels éléments la
-constituent? Quelle fut son évolution? Que doit-elle aux Romains, aux
-Arabes, à Pise, à Gênes? Quelles étaient ses mœurs, son développement
-économique? Pour comprendre la constitution de Paoli, il faut la
-replacer dans la continuité de la vie corse, à la suite des tentatives
-d’organisation nationale dont témoignent les consultes d’Orezza et de
-Caccia.
-
-Bien que l’esprit de cette collection nous interdise en principe
-d’entrer en discussions sur des points controversés, nous avons dû
-exprimer les raisons qui nous font repousser certaines opinions
-généralement admises. La légende de Ugo Colonna, la constitution de
-Sambocuccio, l’origine corse de Christophe Colomb sont-elles compatibles
-dans une certaine mesure avec la gravité de l’histoire? Les détails dont
-s’agrémentent la biographie de Sampiero ou les généalogies des Bonaparte
-reposent-ils sur quelques points d’appui solides? C’est ce que nous
-avons tenté d’élucider dans une étude sur l’évolution de
-l’historiographie corse, où nous verrons comment se sont élaborées ces
-opinions et dans quelles proportions la vérité a contribué à leur
-formation.
-
-Ces quelques observations portent sur des noms assez universellement
-connus pour mériter qu’on ne laisse pas s’accréditer autour d’eux des
-légendes sans consistance. Nous ne les multiplierons pas, car ce modeste
-ouvrage ne saurait viser à l’érudition. Tout son mérite consiste en un
-choix consciencieux d’opinions et d’extraits empruntés aux études
-récentes les plus poussées[A]. Grâce à M. Driault, nous avons pu donner
-un copieux aperçu des négociations diplomatiques qui, pendant plus de
-trente ans, préparèrent l’annexion de la Corse à la France. Les travaux
-de MM. Arthur Chuquet, l’abbé Letteron, Dom Ph. Marini, Pierre Piobb
-(comte Vincenti), Paul et Jean Fontana, Le Glay, Le lieut.-col. Campi,
-A. Ambrosi, Franceschini, Lorenzi de Bradi, le capitaine Mathieu
-Fontana, Joseph Ferrandi, A. Quentin, le capitaine X. Poli, le marquis
-d’Ornano, Courtillier, ont contribué à la formation d’une synthèse que
-nous aurions voulue irréprochable, mais il serait présomptueux de la
-considérer comme définitive: il faudra la tenir au courant, la
-compléter, la rectifier. C’est pourquoi nous nous adressons à ceux-là
-mêmes dont les œuvres nous ont servi de guide pour solliciter leur
-critique ainsi que la collaboration de tous ceux qui étudient le passé
-de notre grande île méditerranéenne.
-
-
-
-
-_L’introduction bibliographique, ainsi que les chap. IV, V, VI, VII,
-VIII et IX sont de M. Colonna de Cesari Rocca; les autres chapitres sont
-de M. Louis Villat._
-
-
-
-
-INTRODUCTION BIBLIOGRAPHIQUE
-
-L’ÉVOLUTION DE L’HISTORIOGRAPHIE CORSE
-
- _Le chroniqueur Giovanni della Grossa.--La légende de Ugo
- Colonna.--Les continuateurs de Giovanni. Versions de sa
- chronique.--Pietro Cirneo.--Les historiens des XVIIᵉ et XVIIIᵉ
- siècles.--Limperani et l’anachronisme de Sambocuccio.--Les
- historiens du XIXᵉ siècle.--Les altérations de l’histoire:
- Sampiero, Sixte-Quint, Christophe Colomb, les Bonaparte.--Les
- ouvrages récents.--L’histoire d’après les sources originales._
-
-
-_Le chroniqueur Giovanni della Grossa._--On peut dire de Giovanni della
-Grossa et de Pietro Cirneo que leurs chroniques sont les sources uniques
-d’histoire interne du Moyen Age en Corse utilisées jusqu’à nos jours. Je
-parlerai peu du second dont la réputation surfaite a fâcheusement
-influencé les historiens modernes. Il n’est utile que pour l’histoire
-des mœurs de son temps, et parce que les détails de son livre prouvent
-l’existence de sources plus anciennes utilisées par lui et par Giovanni.
-Celui-ci, au contraire, d’une absolue véracité pour l’histoire de son
-temps (1388-1464), a fait des deux siècles qui précèdent un récit auquel
-on ne saurait reprocher que quelques erreurs chronologiques dont
-certaines sont imputables à ses copistes ou continuateurs.
-
-Car nous ne possédons aucune reproduction exacte du texte de Giovanni
-qui serait si précieux. De même qu’il a absorbé les travaux de ses
-prédécesseurs, son œuvre s’est transformée sous la plume de ceux qui
-l’ont continuée. Les lois de l’historiographie orientale déduites par
-Renan trouvent en Corse leur application: «Un livre, dit-il, tue son
-prédécesseur: les sources d’une compilation survivent rarement à la
-compilation même. En d’autres termes, un livre ne se recopie guère tel
-qu’il est, on le met à jour en y ajoutant ce que l’on sait ou ce que
-l’on croit savoir. L’individualité du livre historique n’existe pas, on
-tient au fond et non à la forme, on ne se fait nul scrupule de mêler les
-auteurs et les styles; on veut être complet, voilà tout. Recopier, c’est
-refaire.»
-
-C’est pourquoi les différentes versions qui nous sont parvenues de
-l’œuvre de Giovanni, ne nous en donnent qu’une idée imparfaite. Les deux
-principales sont du <small>XVI</small>ᵉ siècle et enrichies des fruits de l’érudition,
-voire de l’imagination des copistes. On ne saurait cependant lui
-disputer la gloire d’avoir créé l’Histoire corse; quant aux
-responsabilités dont les écrivains modernes l’ont chargé, elles
-paraissent, après un examen consciencieux de l’homme et de l’œuvre,
-remarquablement amoindries.
-
-Né en 1388 à la Grossa, village de la seigneurie de la Rocca, Giovanni
-étudia la grammaire à Bonifacio et continua ses études à Naples qui, au
-temps du comte Arrigo, attirait les jeunes Corses curieux de
-s’instruire. Les étapes de sa carrière sont de nature à lui mériter
-notre confiance; notaire-chancelier au service des gouverneurs génois de
-1406 à 1416, chancelier de Vincentello d’Istria, comte de Corse de 1419
-à 1426, de Simone da Mare, seigneur du Cap-Corse de 1426 à 1430, des
-Fregosi, des légats pontificaux et de l’Office de San-Giorgio, jusqu’en
-1456, en un mot de tous les maîtres de la Corse, il a écrit l’histoire
-de son temps avec une impartialité que n’a démentie aucun des documents
-utilisés depuis.
-
-Pour l’histoire des époques qui précèdent, Giovanni se servit de
-matériaux imparfaits, transcrits sans chronologie ou mal ordonnés, de
-traditions locales dénuées de sens critique, en un mot de fragments
-isolés dont le groupement encore aujourd’hui ne s’effectuerait pas sans
-peine. Tout le monde a observé la facilité avec laquelle le récit du
-plus simple événement se modifie et se dénature par la transmission: les
-légendes corses que la plume d’un éminent écrivain, M. Lorenzi de Bradi,
-nous raconte dans l’_Art antique en Corse_, ne sont que l’écho poétisé
-de récits que la chronique nous a livrés sous une autre forme, et elles
-n’en diffèrent que parce que l’auteur a voulu les tenir directement des
-pâtres de ses montagnes.
-
-Sur tous les points de la Corse, Giovanni della Grossa recueillit les
-traditions et les rares manuscrits qui s’y trouvaient. D’un côté des
-Monts et de l’autre, il se heurtait à des opinions, à des récits
-contradictoires; les mœurs étaient différentes, le souvenir du passé s’y
-transmettait sous des formes diverses, et s’y présentait sous des
-couleurs qui lui paraissaient nouvelles. Ses narrateurs étaient des gens
-primitifs, et l’individu primitif est étranger aux notions de temps et
-d’espace: pour lui, les événements antérieurs à sa naissance subissent
-dans leur classement l’influence de l’époque où ils lui ont été
-racontés; un fait ne lui paraît éloigné que par rapport au jour où il en
-a pris connaissance. Voilà comment Giovanni se trouva parfois en
-possession de deux récits du même épisode pourvus de divergences assez
-graves pour les faire reporter à des dates extraordinairement diverses.
-Giovanni n’avait ni le temps, ni les moyens de se livrer à des
-opérations de critique auxquelles ses contemporains les plus érudits
-étaient étrangers; elles lui eussent cependant révélé parfois la dualité
-de la composition. Quand tous les matériaux de son œuvre furent réunis,
-il dut donner à sa chronique un développement assez vaste pour les
-embrasser tous. L’imagina-t-il ou suivit-il le chemin déjà tracé par de
-plus anciens chroniqueurs? Les deux hypothèses sont tour à tour
-vraisemblables, suivant les cas. Pour le guider dans ce travail de
-classement, il ne rencontra que des mémoires généalogiques, bases de
-toute histoire chez les peuples primitifs. Pietro Cirneo, qui les
-ignora, nous prouve le désordre des matériaux historiques en son temps,
-car il ne nous a laissé que des récits dépourvus de liens et dont la
-portée ne peut être comparée, même de loin, à l’œuvre de Giovanni. Ce
-dernier se servit des mémoires domestiques des seigneurs de Cinarca et
-du Cap-Corse chez lesquels il remplit tour à tour l’office de
-chancelier. Et, c’est pour n’avoir pas fréquenté les derniers marquis de
-Massa, encore vaguement seigneurs en Corse, mais vivant en bourgeois
-pauvres à Pise ou à Livourne, qu’il négligea l’antique histoire du
-_Marquisat de Corse_, qui n’était déjà plus pour notre historien que la
-_Terre de la Commune_.
-
-Il serait presque puéril de défendre Giovanni della Grossa de
-l’accusation de mensonge portée contre lui par Accinelli, Jacobi et tant
-d’autres à cause des fables d’origine payenne dont il a agrémenté le
-commencement de son livre. Giovanni se conformait à l’usage de son
-temps; l’histoire était alors avec la philosophie les seules matières où
-pût s’exercer la passion éternellement humaine du collectionneur. Il
-fallait être complet. En taisant ces légendes, alors populaires,
-Giovanni eût paru les ignorer et se fût attiré le dédain de ses
-contemporains. En les insérant, il faisait acte d’homme qui a tout lu et
-ne se croyait pas plus imposteur ou même crédule que ne se pouvait
-supposer tel un Romain du temps d’Auguste sacrifiant à ses dieux.
-Giovanni commit l’erreur d’adopter ou de conserver un classement qui
-rejetait à des époques reculées des événements relativement proches;
-mais l’illusion qu’il crée ne résiste pas à une lecture réellement
-attentive de son œuvre, car on y trouve des points de repère qui
-ramènent les faits à leur plan réel. Une quantité suffisante de
-documents permet aujourd’hui d’en assurer le contrôle chronologique. Les
-copistes de Giovanni (Ceccaldi, lui-même) ont parfois altéré
-involontairement son texte et fait éclore de véritables contre-sens. On
-s’étonnera aussi de trouver disjoints dans la Chronique des
-enchaînements d’épisodes dont la tradition précise était intacte encore
-au <small>XVII</small>ᵉ siècle ainsi qu’en témoignent des manuscrits de cette époque,
-et l’on en conclut toujours que les morceaux étaient bons, mais qu’ils
-ont été souvent assez mal ajustés. De fait, les souvenirs enregistrés
-dans la mémoire de ceux qui renseignèrent Giovanni della Grossa ne
-remontaient pas à plus de deux siècles, mais l’imagination leur donnait
-un développement chronologique en rapport avec celui de l’histoire
-générale. Nous en trouvons les preuves dans les éléments de la légende
-de Ugo Colonna.
-
-_La légende de Ugo Colonna._--On a reproché à Giovanni d’avoir, pour
-rattacher son maître Vincentello d’Istria à la maison alors extrêmement
-florissante du pape Martin V, inventé ou conservé la légende de _Ugo
-Colonna_. L’influence de ce récit épique fut immense en Corse, et les
-anachronismes dont il est appesanti n’ont pu le détruire dans l’esprit
-des insulaires; les lettres patentes des rois de France et des princes
-italiens dotèrent Ugo Colonna d’une authenticité officielle bien que
-l’histoire ne puisse lui ouvrir ses pages sans restriction; sa
-personnalité a fait couler des flots d’encre, et Napoléon, lui-même,
-dans ses _Lettres sur la Corse_, s’irrite des contestations dont elle
-est l’objet. Par la suite, cette légende acceptée par le plus grand
-nombre, repoussée par les autres, servit de criterium aux érudits pour
-juger les historiens. Ceux qui lui ont refusé toute vraisemblance en ont
-attribué la composition à Giovanni. Elle est cependant le produit d’une
-époque plus ancienne: le compilateur qu’était Giovanni pouvait
-transcrire un récit comme on le lui avait livré, il aurait apporté plus
-de soin à une composition qui eût été sienne, et à laquelle il eût
-voulu imprimer la vraisemblance de l’histoire: il a simplement reproduit
-un texte d’épopée. «L’épopée, suivant la définition de M. Kurth, est la
-forme primitive de l’histoire, c’est l’histoire telle que le peuple la
-transmet de bouche en bouche à la postérité... Elle ne retient que ce
-qui a frappé l’imagination et ne garde plus d’autre élément historique
-que le grand nom auquel se rattachent les faits qu’elle raconte.» Nous
-allons retrouver dans la «biographie» de Ugo Colonna tous les caractères
-de l’épopée.
-
-Suivant la Chronique, à la fin du <small>VIII</small>ᵉ siècle, le peuple de Rome
-s’étant révolté contre le pape Léon III, les chefs des rebelles
-obtinrent leur pardon à la condition d’aller conquérir la Corse sur le
-roi maure Negulone (ou Hugolone). Ugo della Colonna, seigneur romain,
-qui s’était montré l’un des plus acharnés contre le pontife, passa dans
-l’île avec un millier d’hommes et la conquit. Le pape le confirma dans
-la possession de la Corse et créa cinq évêchés qui furent soumis aux
-archevêchés de Gênes et de Pise. Plus tard, le roi de Jérusalem, Guy,
-ayant été vaincu par Saladin, les Maures tentèrent une descente en
-Corse; alors les fils de Ugo, avec l’aide du comte de Barcelone, qui
-jadis avait été l’allié de leur père, taillèrent en pièces les
-envahisseurs, et, maîtres de l’île, purent en transmettre la seigneurie
-à leurs descendants. Des compagnons de Ugo, la tradition fait sortir la
-féodalité insulaire.
-
-Telle est la légende; on y reconnaît dès l’abord l’unification
-artificielle et grossière de deux compositions différentes d’époques et
-de gestes. Pris isolément, chacun des événements rapportés est
-contrôlable: la révolte des Colonna contre le Pape (1100), le partage
-des évêchés (1123), les guerres de Guy de Lusignan contre Saladin
-(1192), l’expédition du comte de Barcelone (1147) sont des faits qui se
-produisirent dans l’espace de temps normalement occupé par deux
-générations. Le nom même de Negulone rappelle celui de Nuvolone ou
-Nebulone consul de Gênes en 1162, de la race des Vicomtes, dont les
-descendants possèdent des terres au Cap-Corse. Que les Génois aient été
-confondus par la légende avec les Sarrasins, c’est fort possible
-puisqu’ils le furent dans les chroniques savoisiennes et provençales.
-
-Les grandes luttes contre les Maures sont plus anciennes et se
-rattachent au cycle de Charlemagne. Les princes ou seigneurs du nom de
-Hugues qui y prirent part, furent assez nombreux pour que ce nom
-synthétisât les souvenirs attachés aux vainqueurs des Sarrasins. Quant
-au nom même de Charlemagne, il était indispensable qu’il figurât dans
-une œuvre de ce genre; c’était un usage absolu dans tout l’Occident de
-rapporter à l’époque du grand empereur les événements de toute date qui
-avaient frappé l’esprit des masses. Le roman de _Philomène_ et la _Vita
-Caroli magni et Rolandi_ nous en fournissent des exemples; il semble que
-cette époque seule ait été capable d’éveiller la curiosité populaire.
-N’eût-elle pas d’autre utilité, la légende nous est précieuse en ce
-qu’elle montre l’île participant au <small>XIII</small>ᵉ siècle au courant d’idées qui
-s’élevait en Occident. Je dis au <small>XIII</small>ᵉ siècle, car, je le répète, ces
-conceptions héroïques ne sauraient être imputées à Giovanni. Les débuts
-de la légende semblent plutôt remonter à l’époque où un guerrier venu de
-Sardaigne ou d’Italie s’étant imposé sur un point de la Corse, (<small>XII</small>ᵉ
-siècle) prétendit, «qu’il appartenait à la souche des anciens
-seigneurs». Ce guerrier prit le nom de Cinarca qu’il laissa à ses
-descendants (Cinarchesi), et quand ceux-ci voulurent justifier de leur
-origine et de l’ancienneté de leurs droits, un dédoublement du récit de
-l’invasion ancestrale donna place à la légende. Par la suite, il en fut
-de celle-ci comme des rescrits composés par les monastères, ou les
-particuliers au cours de certains procès pour remplacer les titres
-égarés ou détruits. La bonne foi n’en était pas exclue, et si
-l’imagination comblait les lacunes creusées par l’ignorance ou l’oubli,
-la vérité, quant au fond, était respectée. Les souvenirs populaires s’en
-mêlant, on refoula bien loin les racines de l’arbre généalogique en
-rejetant à l’époque de Charlemagne la première conquête, qui, effectuée
-sur les infidèles, créait à la postérité du héros insulaire des droits
-imprescriptibles.
-
-Il n’y a pas d’effort à faire pour percevoir à travers la légende une
-partie de la vérité historique. Si nous l’examinons de près, rien en
-elle ne nous choque ni ne nous étonne; chacun des faits qu’elle énonce
-trouve sa place dans une chronographie générale. Seule l’identité du
-conquérant n’est pas établie. Certes il serait audacieux de voir en lui
-un membre de la famille Colonna, mais cette hypothèse envisagée dans le
-cadre du <small>XII</small>ᵉ siècle n’a plus rien d’incompatible avec l’histoire. Bien
-plus; à une époque où la transmission des héritages par les femmes
-rapprochait historiquement les familles, les marquis de Corse et les
-comtes de Tusculum, ancêtres des Colonna, pouvaient se considérer comme
-d’origine commune; mais la sincérité avec laquelle s’élabora la légende
-est encore moins discutable quand on constate que l’historien Liutprand
-(<small>X</small>ᵉ siècle) fait d’Albéric, prince de Rome, aïeul incontesté des comtes
-de Tusculum, le fils du marquis Albert, (petit-fils de Bonifacio)
-ancêtre des Obertenghi, marquis de Corse. Muratori, au <small>XVIII</small>ᵉ siècle,
-corrigea cette erreur matérielle, mais, jusque-là, combien d’écrivains,
-dont Baronius et Fiorentini, l’avaient reproduite!
-
-Si l’on tient compte des conditions dans lesquelles s’est formée
-l’épopée corse des origines féodales, on en usera avec Giovanni della
-Grossa un peu moins cavalièrement que ne l’ont fait certains écrivains
-modernes: le livre de Giovanni est l’écho des idées de plusieurs
-générations de Corses, et à ce titre, il a droit à toute notre
-attention. Si la première partie de son œuvre ne peut être considérée
-comme une source, elle est un instrument précieux de reconstitution; son
-rôle ne doit être qu’auxiliaire, mais on ne saurait repousser son
-appoint quand les faits qu’elle rapporte, n’étant contrariés par aucun
-monument, trouvent leur place logique et naturelle au milieu des
-témoignages voisins de temps ou d’espace. En outre, si, appliquant à
-l’histoire un procédé mathématique, nous considérons la Corse des <small>XIII</small>ᵉ
-et <small>XIV</small>ᵉ siècles comme un produit dont il faut rechercher les facteurs,
-les traditions nous fourniront les éléments de la contre-épreuve. On ne
-leur discutera pas ce crédit quand on aura constaté combien il est
-facile de les débarrasser de leur clinquant imaginatif et de restituer
-aux faits leur valeur réelle.
-
-_Les continuateurs de Giovanni della Grossa. Versions de sa
-chronique._--Des deux principales versions de Giovanni, la plus répandue
-est celle de Marc’Antonio Ceccaldi, dont Filippini inséra littéralement
-le texte dans son _Historia di Corsica_ imprimée à Tournon en 1594. Aux
-chroniques de Giovanni della Grossa et de Pier’Antonio Monteggiani (son
-continuateur, 1464-1525) qu’il avait abrégées et remaniées, Ceccaldi
-ajouta celle de son temps (1526-1559), que Filippini continua et publia
-avec les autres sous son nom. M. l’abbé Letteron a donné, dans le
-_Bulletin de la Société des Sciences historiques de la Corse_, une
-traduction française de cet ouvrage considérable et précieux surtout en
-raison de la sincérité des auteurs.
-
-L’autre version ne fut connue pendant longtemps que par les copies qu’en
-avait fait exécuter, au <small>XVIII</small>ᵉ siècle, un officier corse au service de
-la France, Antonio Buttafoco. M. l’abbé Letteron, qui a publié en 1910,
-dans le _Bulletin Corse_, le texte de la Bibliothèque municipale de
-Bastia, a cru pouvoir lui imposer le titre de _Croniche di Giovanni
-della Grossa e di Pier’Antonio Monteggiani_. Il se peut que le plus
-ancien rédacteur ait suivi d’assez près le texte de Giovanni, car on y
-retrouve sous une indiscutable clarté des phrases que Ceccaldi, malgré
-la supériorité de son style, avait altérées; mais il n’est pas douteux
-que ses successeurs y ont glissé des interpolations de leur cru qu’il ne
-faut accueillir qu’avec circonspection. Un des transcripteurs du <small>XVII</small>ᵉ
-siècle emprunta à la _Chronique aragonaise_ de Zurita et aux _Annales
-génoises_ de Giustiniani des renseignements dont il fit un judicieux
-usage; il inséra en outre à leur place chronologique des copies de
-documents extraits des Archives de la Couronne d’Aragon, qui, malgré
-leur imperfection, dotèrent la Corse d’une ébauche de code diplomatique.
-Dans l’ensemble, si l’on met de côté les interpolations suspectes qu’il
-est facile de reconnaître, cette œuvre reste d’un prix inestimable,
-surtout pour l’histoire des <small>XIII</small>ᵉ, <small>XIV</small>ᵉ et <small>XV</small>ᵉ siècles.
-
-Mais si la chronique de Giovanni a fourni une grande partie des éléments
-de ce travail, il ne semble pas que Monteggiani en soit l’unique auteur.
-En effet, l’œuvre de celui-ci qui s’étend de 1465 à 1525 nous est
-connue, au moins pour le fond, par le livre de Filippini. Or, si l’on
-compare les deux versions, on constate que l’on est, pour cette période,
-en présence de deux chroniques différentes aussi bien par le plan
-général que par les détails, par la mise en valeur des personnages ou
-des événements que par le choix des anecdotes. Les deux récits sont
-également véridiques, ils se complètent l’un l’autre, mais on ne saurait
-les attribuer au même auteur.
-
-_Pietro Cirneo._--Les mouvements de réaction subis par l’historiographie
-au siècle dernier profitèrent à Pietro Cirneo au détriment de Giovanni.
-Ces mouvements ont été définis par M. Kurth dans sa remarquable étude
-sur l’application de l’épopée à l’histoire: «Les historiens, dit-il,
-n’étudiaient que des documents et non des esprits. Une fois que les
-faits ne rendaient pas le son de l’authenticité, ils les éliminaient
-impitoyablement sans leur accorder une valeur quelconque. Mensonge ou
-fable, tel était leur jugement sommaire, et ils croyaient avoir rempli
-toute leur mission quand ils avaient expulsé de l’histoire, non sans
-mépris et parfois avec colère tout ce qui ne rendait pas le son de
-l’authenticité.» Nul écrivain plus que Giovanni n’a été, de la part de
-ceux qui lui doivent tout leur savoir, l’objet d’un dédain plus
-immérité.
-
-En gardant le silence à l’égard des fables payennes et des récits
-épiques, Pietro Cirneo (1447-1503) s’acquit une réputation de
-discernement qui l’éleva, dans l’esprit de nombreux écrivains, bien
-au-dessus de Giovanni. De fait, son _De Rebus Corsicis_ n’est guère
-qu’un recueil de récits classés à l’aventure et dans lesquels l’auteur,
-à l’instar de ses contemporains Æneas-Sylvius, Paul Jove, Bembo, se
-préoccupe moins de dire vrai que de bien dire. Son testament, en nous
-révélant que la bibliothèque d’un érudit corse pouvait valoir en
-richesse celle d’un lettré toscan, nous apprend aussi que si Pietro se
-proposait de rechercher des documents pour terminer son histoire, il ne
-possédait pas le moindre ouvrage relatif à la Corse. Quand il
-rencontrait dans Quinte-Curce ou dans Tite-Live une période agréable, de
-sonorité ou de couleur chatoyante, il s’empressait d’en sertir quelque
-trait destiné à son œuvre. Les historiens de Rome, telles étaient les
-sources que Pietro Cirneo employait à son histoire de la Corse. Son
-manuscrit fut publié au <small>XVIII</small>ᵉ siècle par Muratori dans le tome XXIV des
-_Rerum italicarum Scriptores_.
-
-_Historiens des XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles._--La plupart des histoires,
-annales, chroniques produites au cours du <small>XVII</small>ᵉ siècle, bien qu’assez
-nombreuses, étant restées manuscrites, n’ont exercé sur
-l’historiographie aucune influence. Parmi ceux de ces ouvrages dont
-l’existence a pu être contrôlée, les travaux de Biguglia, de Canari et
-de Banchero (ces derniers publiés en partie dans le _Bulletin Corse_)
-ainsi que ceux d’Accinelli (1739) méritent d’être consultés. Deux
-ouvrages français anonymes (le second attribué à Goury de Champgrand),
-parus en 1738 et 1749, n’offrent guère d’intérêt que pour la biographie
-de Théodore de Neuhoff. En 1758, l’imprimerie de Corte donne la
-_Giustificazione della Rivoluzione di Corsica_, plaidoyer historique
-plein d’éloquence. L’intervention française et la conquête de l’île
-provoquent de nombreuses publications, entre autres l’_Etat de la Corse_
-de l’Anglais Bosswell (1768), «ami enthousiaste de Paoli et de ses
-concitoyens, dit M. Louis Campi, qui consacra sa fortune à la défense de
-leurs droits». Puis apparaissent les histoires générales de Cambiagi
-(1770-1772), Germanes (1771-1776), Pommereul (1779), Limperani
-(1779-1780). Quoiqu’écrite «au coin du feu», l’_Histoire des
-Révolutions de l’Ile de Corse_, de Germanes, renferme de nombreux
-renseignements sur les mœurs corses et les expéditions françaises; quant
-à celles-ci, Pommereul, qui fait par ailleurs à Germanes de nombreux
-emprunts, est mieux informé, ayant pris part, lui-même, aux dernières
-campagnes. On a accusé Pommereul de partialité; il rend cependant
-justice aux Corses dont il loue fréquemment la bravoure, et s’excuse en
-quelque sorte, de l’insuffisance de ses informations: «On ne doit pas
-être surpris, dit-il, de trouver plus de détails sur l’attaque des
-Français que sur la défense des Corses. C’est à ceux-ci à nous apprendre
-ce qu’ils ont fait de leur côté pour nous repousser.» L’abbé Rossi
-combla plus tard cette lacune (1822), mais l’impression de son important
-ouvrage n’est pas encore terminée.
-
-_Limperani et l’anachronisme de Sambocuccio._--Germanes et Pommereul
-s’étaient contentés de suivre les sentiers tracés par Filippini;
-Cambiaggi (_Istoria del Regno di Corsica_, 4 vol. 1770-72) et Limperani
-(_Istoria della Corsica_, 2 vol. 1779-1780) visèrent plus haut. En
-publiant le recueil des écrivains italiens, Muratori avait ouvert aux
-historiens de la Corse des horizons nouveaux: les annales génoises et
-pisanes abondaient en renseignements inconnus des vieux chroniqueurs.
-Cambiagi et Limperani puisèrent dans cette œuvre immense, ainsi que dans
-l’_Italia Sacra_ d’Ughelli, une quantité considérable de citations qui
-entourèrent leurs ouvrages d’un appareil d’érudition imposant, mais
-parfois fragile. Les chartes de donations aux moines de Monte-Cristo,
-entre autres, leur fournirent des conclusions erronées, la plupart étant
-antidatées de plusieurs siècles, et certaines n’offrant aucun caractère
-d’authenticité. Par une interprétation malheureuse des cahiers de Pietro
-Cirneo, Limperani donna naissance au plus grossier anachronisme que
-l’historiographie ait enregistré et que nombre d’écrivains contemporains
-s’obstinent encore à reproduire: il reporta au <small>XI</small>ᵉ siècle l’existence de
-Sambocuccio d’Alando et le mouvement populaire dont ce personnage fut le
-chef (1359) (V. chap. VII). Puis incapable de borner son imagination, il
-inventa de toutes pièces un Sambocuccio, _seigneur_ d’Alando, qui
-chassait de Corse les Cinarchesi (à une époque où leur présence y est
-incertaine), détruisait les repaires des barons, puis, à l’instar des
-Lycurgue et des Solon, dotait la Terre de la Commune d’une constitution
-adéquate à ses besoins et se révélait aussi judicieux législateur qu’il
-s’était montré courageux capitaine.
-
-Bien que Giovanni della Grossa et Pietro Cirneo se soient accordés pour
-faire aboutir le mouvement de Sambocuccio à l’occupation génoise et au
-gouvernement de Giovanni Boccanegra, Limperani, dont le texte est
-constellé de références, appuyait sa nouvelle théorie sur l’autorité de
-ces deux chroniqueurs. Or, on chercherait en vain dans leurs œuvres un
-mot touchant le Sambocuccio de l’an mille aussi bien que le Sambocuccio
-législateur. Limperani avait la manie de rectifier l’histoire, et on
-remarque, dans ses deux volumes, plusieurs exemples de l’oblitération de
-sa clairvoyance. Limperani vivait à une époque où la foi nouvelle en la
-liberté et la fraternité enfantait autant de légendes que la foi
-religieuse en avait créées; c’était le temps où, pour défendre le fictif
-Guillaume Tell, insuffisamment consolidé par Tschudi, on recourait à des
-falsifications et des fabrications de documents d’ailleurs maladroites.
-L’atmosphère d’enthousiasme libéral dégagée par les contemporains de
-Montesquieu et de Jean-Jacques, devait séduire ce Corse instruit, mais
-incapable d’imposer aux écarts de son imagination un contrôle judicieux.
-Aveuglé par une théorie qui attribuait à la Corse une constitution
-communale au <small>XI</small>ᵉ siècle, il trouva, pour l’appliquer, un prétexte dans
-le désordre des cahiers de Pietro Cirneo. _La vie de Sambocuccio y
-précédait celle de Giudice_, et ce fut pour Limperani un trait de
-lumière: il ne considéra pas que Sambocuccio y requérait l’intervention
-du gouverneur Boccanegra (1359), et allait lui-même à Gênes solliciter
-l’envoi de Tridano della Torre (1362). Il ne voulut pas s’apercevoir que
-Pietro attribuait au second Giudice (<small>XV</small>ᵉ siècle) la biographie du
-premier (<small>XIII</small>ᵉ siècle), et que ces transpositions n’avaient peut-être
-pour origine que l’interversion des feuillets du manuscrit primitif!
-
-C’est pourquoi sous l’influence de Limperani, les historiens de la Corse
-crurent faire preuve de jugement en adoptant ce que, de bonne foi, ils
-croyaient la chronologie de Pietro Cirneo: «Entre Giovanni et Pietro,
-déclare l’abbé Galletti, nous n’hésitons pas à nous prononcer pour ce
-dernier.» Au cours du <small>XIX</small>ᵉ siècle, Renucci et Robiquet seuls se
-conformèrent au texte de Giovanni, qui, presque contemporain de
-Sambocuccio, ne méritait pas d’être suspecté sur ce point. Tous les
-autres suivirent le système de Limperani. Gregori, dans son édition
-nouvelle de Filippini, inséra une chronologie de la Corse qui consacra
-la fable de Sambocuccio législateur de l’an mille; nous la retrouvons
-reproduite dans Jacobi, Friess, Gregorovius, Galletti, Mattei, Monti,
-Girolami-Cortona, tous auteurs d’histoires générales de la Corse;
-également dans le _Grand Dictionnaire Larousse_ et la _Grande
-Encyclopédie_, sans parler des ouvrages de moindre importance.
-L’_Inventaire des Archives départementales de la Corse_ (1906) maintient
-encore cette chronologie erronée. D’ailleurs, l’historien de la Corse le
-plus considérable et le plus consciencieux, l’abbé Rossi, confiant en
-Limperani, accepta les yeux fermés, l’histoire de Sambocuccio ainsi
-modifiée.
-
-_Les historiens du <small>XIX</small>ᵉ siècle._--L’œuvre de l’abbé Rossi, écrite à
-l’époque napoléonienne, est la seule au <small>XIX</small>ᵉ siècle dont l’auteur s’est
-soucié de documentation; mais restée manuscrite jusqu’en 1895, elle
-découragea longtemps les curieux par sa graphie péniblement
-déchiffrable. La patience de M. l’abbé Letteron a triomphé de cet
-obstacle, et treize volumes sur dix-sept ont déjà été imprimés par les
-soins de ce dernier. Ces treize volumes sont consacrés au <small>XVIII</small>ᵉ et au
-commencement du <small>XIX</small>ᵉ siècle; ils sont riches en détails précis et en
-informations puisées aux meilleures sources.
-
-Les autres histoires générales de la Corse ne varient guère que par
-l’étendue. Cependant on consultera avec fruit Renucci (1834) pour la
-période qui s’étend de 1769 à 1830, et, pour l’ensemble, les _Recherches
-historiques et statistiques_ de Robiquet (1835) qu’une critique toujours
-en éveil garde des erreurs où tombèrent ses contemporains Gregori et
-Jacobi. Gregori a enrichi son édition de Filippini (1827) de documents
-empruntés, pour la plupart, aux manuscrits exécutés par les soins de
-Buttafoco; mais ayant négligé de les collationner sur les originaux, il
-imprima les altérations dont chaque transcripteur avait fourni son
-appoint. De Jacobi (1835) on peut dire que l’amour de son pays l’écarta
-fréquemment du chemin de la vérité. Les portraits reproduits dans
-l’_Histoire illustrée de la Corse_ de Galletti (1865) constituent le
-mérite de cette compilation patriotique mais médiocrement digérée.
-L’_Histoire_ de Friess (1852) (réserve faite de l’anachronisme de
-Sambocuccio), est un bon résumé de Filippini, poursuivi avec un souci
-constant d’exactitude jusqu’en 1796. Celle de Gregorovius (1854), ce
-«Latin éclos au milieu des Teutons», est le groupement de morceaux
-pleins d’éloquence; mais l’auteur, étranger à toute méthode historique,
-a reproduit sans jugement et sans critique les fables et les opinions
-courantes par quoi se comblent auprès des masses les lacunes de
-l’histoire.
-
-Le docteur Mattei, dans ses _Annales de la Corse_ (1873), a réuni et
-classé chronologiquement une quantité importante de notices; si
-méritoires qu’ils soient, ses efforts mal dirigés n’ont pas obtenu le
-résultat que l’auteur en attendait. Cependant, on trouverait dans ce
-recueil des matériaux utilisables après une révision serrée des dates et
-un rapprochement des sources qui ne sont que rarement indiquées. Chez
-lui, Sambocuccio, dédoublé, paraît au onzième et au quatorzième siècle.
-Les _Annales de la Corse_, ainsi que l’_Histoire_ de Mᵍʳ
-Girolami-Cortona (1906) riche en renseignements statistiques, sont
-indispensables à ceux qui s’occupent de la période contemporaine.
-
-_Les altérations de l’histoire: Sampiero, Sixte-Quint, Christophe
-Colomb, les Bonaparte._--La plupart des écrits du <small>XIX</small>ᵉ siècle ont
-contribué à la diffusion d’allégations inexactes et de légendes sans
-consistance qui ne se rencontrent pas chez leurs prédécesseurs; et,
-malheureusement, ce ne sont pas les personnages de moindre envergure qui
-ont attiré leur attention.
-
-_Sampiero._--S’il est en Corse un nom populaire après ceux de Napoléon
-et de Paoli, c’est sans conteste celui de Sampiero, qui acquit en son
-temps la réputation d’un des plus braves capitaines de l’Europe. Cette
-popularité est justifiée à double titre. Rompant le premier avec les
-pratiques individualistes qui déchiraient la Corse, il éveilla chez ses
-compatriotes le sentiment de la dignité collective: du pays, il fit la
-patrie. Ce ne fut pas tout: si Sampiero a mérité d’être appelé le
-_premier_ Corse français, ce n’est pas seulement pour avoir été en son
-temps l’un des capitaines les plus remarquables de la Couronne, mais
-parce qu’on lui doit le premier essai que firent les Corses de la
-nationalité française. Et cette expérience fut telle que son souvenir
-resta sinon comme le flambeau, du moins comme l’étoile lointaine qui
-guida plus tard les premiers partisans de l’annexion française. Entre le
-Moyen Age et les temps modernes, la physionomie de Sampiero synthétise
-la Corse d’autrefois, rebelle aux contraintes et aux dominations, et la
-Corse du <small>XVIII</small>ᵉ siècle, attirée plutôt que conquise par une patrie plus
-grande, au charme irrésistible, qui saura l’unir à elle sans l’absorber
-et lui faire place dans son histoire sans l’amoindrir.
-
-On ne s’étonnera donc pas que la personnalité de Sampiero ait tenté des
-écrivains et des artistes. Le célèbre romancier Guerrazzi et l’aimable
-conteur Arrighi, dont il a été dit «qu’il puisait dans son patriotisme
-les sources de l’histoire», ont laissé des _Sampiero_ que l’on lit
-encore avec plaisir aujourd’hui: leurs récits, qui n’ont que des
-rapports lointains avec la vérité, n’abusent personne.
-
-Il n’en est pas de même des généalogistes comme Biagino Leca
-d’Occhiatana et Lhermite Souliers, et des courtisans comme Canault dont
-les œuvres mercenaires ont engendré de grossières erreurs. Le premier,
-envoyé en Corse par le maréchal Alphonse d’Ornano, en rapporta les
-pièces que celui-ci présenta, peut-être de bonne foi, à l’Ordre du
-Saint-Esprit, mais qui n’en étaient pas moins les fruits d’une
-complaisance évidente. C’est sur la foi de ces documents que de nombreux
-ouvrages donnent à Sampiero le nom d’Ornano; mais il faut remarquer que
-celui-ci, bien que seigneur d’Ornano du chef de sa femme, ne fit jamais
-usage de ce nom et ne se prévalut jamais d’une noble origine. Sa
-correspondance est toujours signée «Sampiero da Bastelica» ou «Sampiero
-Corso».
-
-Il était né, en effet, à Bastelica, et non «au château de Sampiero sur
-le Tibre» ainsi que l’assure la _Biographie Firmin-Didot_. Relevons à
-son sujet quelques assertions erronées. Il ne servit point comme page
-dans la maison du cardinal Hippolyte de Médicis qui était de treize ans
-plus jeune que lui. Il ne fut jamais colonel-_général_ des Corses,
-charge qui ne fut créée qu’après sa mort pour son fils Alphonse, non
-plus que colonel du _Royal_-Corse, ce genre de dénomination étant
-inconnu au <small>XVI</small>ᵉ siècle.
-
-Bayard, ainsi que le connétable de Bourbon, raconte-t-on aussi, auraient
-exprimé hautement leur admiration pour Sampiero. On ne saurait sans
-parti pris nier ces propos: le colonel des Corses était digne de
-l’estime de ces braves capitaines, mais si celle-ci s’est manifestée, il
-est certain que ce ne fut que sous la plume d’écrivains du <small>XIX</small>ᵉ siècle.
-
-_Sixte-Quint._--On trouvera, dans certains ouvrages, Sixte-Quint au
-nombre des personnages illustres produits par la Corse, et la raison
-qu’on en a donnée est que ce pontife s’appelait dans le monde Peretti.
-Si ce patronymique est répandu en Corse, il ne l’est pas moins en
-Italie, où il correspond au français Péret, Petit-Pierre. Un Corse,
-capitaine général des galères pontificales, Bartolomeo de Vivario, dit
-da Talamone, mort en 1544, avait bien adopté le nom de Peretti qui
-était celui d’une famille de Sienne à laquelle il s’était allié, et qui
-se targua de sa parenté avec les Peretti de Montalto (près d’Ancône)
-quand la fortune eût élevé l’un de ces derniers à la pourpre
-cardinalice; mais aucun lien ne rattache Sixte-Quint à Bartolomeo
-Peretti non plus qu’à d’autres familles corses qui ne furent ainsi
-désignées que bien après la mort de ce pontife. Ces rapprochements
-purent cependant offrir un fondement à l’opinion susdite qui a pris
-depuis tous les caractères d’une tradition.
-
-_Christophe Colomb._--On a mené grand bruit depuis une quarantaine
-d’années autour d’une _découverte_ dont l’intérêt (si elle avait été
-justifiée) dépassait de beaucoup les bornes de l’histoire locale. Selon
-deux ecclésiastiques corses, MM. Casanova et Peretti, Christophe Colomb
-serait né en Corse et, pour des raisons difficiles à comprendre, aurait
-tenu son origine secrète. Cette thèse que combattit M. le chanoine
-Casabianca, et contre laquelle s’inscrivirent les savants du monde
-entier, a été reprise de nouveau, en 1913, dans le _Mercure de France_
-par M. Henri Schœn, qui se flattait d’apporter des preuves irrécusables
-de l’origine corse du grand navigateur.
-
-L’article du _Mercure_ ne fit que reproduire les arguments émis jadis
-par MM. Casanova et Peretti, à savoir que dès le <small>XV</small>ᵉ siècle, il existait
-à Calvi une famille de navigateurs fameux du nom de Colombo; que ceux-ci
-étaient indifféremment connus sous les noms de Calvi, Calvo ou Corso,
-mais que leur véritable patronymique est Colombo; que les Corses
-paraissent avoir été nombreux dans l’entourage de Colomb; qu’une
-tradition fort ancienne à Calvi, veut que le grand navigateur soit né
-dans cette ville... etc.
-
-A ces raisons--les principales--on répondra que si l’appellation de
-Colombo figure dans certains actes du <small>XVI</small>ᵉ siècle à Calvi, c’est en
-qualité de prénom, et que ce prénom, fort répandu sur les bords de la
-Méditerranée, devint le patronymique de tant de familles qu’il n’est
-pas, suivant l’expression de M. Henry Harrisse «trois villes sur cent»
-où l’on ne rencontre des familles Colomb (Colombo ou Colon).
-
-Mais au <small>XV</small>ᵉ siècle, rien n’établit qu’il en ait existé une à Calvi: la
-famille reconstituée par les auteurs de cette thèse, se compose d’un
-_gascon_ connu sous le nom de Colomb-le-jeune, d’un Corse sans
-patronymique (Bartolomeo Corso), et de différents membres de la famille
-Calvo _dont l’identité et le rôle historique sont strictement établis_.
-Pour obtenir une famille de navigateurs du nom de Colombo à Calvi, il
-fallut: 1º traduire--librement--Calvo (Chauve, Chauvin) par _le Calvais_
-ou _de Calvi_; 2º supposer arbitrairement que cette dénomination ne
-pouvait s’appliquer qu’à des gens du nom de Colombo; 3º fermer
-obstinément les yeux sur la biographie des personnages dont on
-travestissait l’identité.
-
-Quant aux Corses dans l’entourage de Christophe Colomb, on n’en trouvera
-trace ni sur les rôles d’équipage, ni dans le journal de bord de
-l’Amiral, ni dans les enquêtes postérieures au voyage, ni même dans les
-œuvres des écrivains insulaires.
-
-Pour prouver l’ancienneté de la tradition de Colomb calvais, M. Schœn
-cite une élégie en vers à ce sujet «que M. Gaston Paris n’hésitait pas à
-placer au <small>XVI</small>ᵉ siècle». Or, Gaston Paris, dans la séance du 5 février
-1886, avait, tout au contraire, déclaré que cette pièce ne devait être
-accueillie qu’«_avec beaucoup de défiance_».
-
-M. Casanova croyait que «l’acte de baptême de Christophe Colomb existait
-à Calvi». M. Schœn qui est allé enquêter sur place, ne s’étonne pas de
-la disparition de ce papier concluant; car, dit-il, «il se trouve
-_précisément_ que les archives de Calvi furent détruites par un incendie
-à la fin du <small>XVI</small>ᵉ siècle». M. Schœn aurait tort de déplorer plus
-longtemps ce sinistre, car en supposant que les archives de Calvi soient
-intactes, en admettant même que cette ville ait donné naissance à
-l’Amiral, il n’y trouverait certainement pas l’acte de baptême de
-Colomb, né près d’un siècle avant que le Concile de Trente eut prescrit
-la conservation des actes d’église!...
-
-Je n’aborderai pas les inexactitudes de détail, les contradictions, les
-textes tronqués et les imprudentes amplifications des nouveaux avocats
-de cette cause malheureuse; mais je citerai quelques opinions provoquées
-en 1892 par le chanoine Casabianca: «Rien n’autorise à placer en Corse
-le berceau de Christophe Colomb» (Léopold Delisle).--«Un patriotisme
-local fort mal inspiré a mis en circulation la ridicule légende de
-Christophe Colomb français, corse et calvais» (Auguste Himly).--«Que la
-Corse laisse à Gênes ce qui appartient à Gênes; sa part reste assez
-belle» (Siméon Luce).--«L’érection par le gouvernement français à Calvi
-d’une statue de Christophe Colomb, risquerait de nous couvrir de
-ridicule» (G. Monod).--«La Corse est assez riche de ses gloires
-nationales pour n’avoir pas besoin d’aller chercher en dehors d’elle
-des renommées retentissantes» (Victor Duruy).
-
-Arrêtons-nous sur ce jugement autorisé qui synthétise la correspondance
-adressée par les savants des deux mondes au chanoine Casabianca. En
-rappelant les «gloires nationales de la Corse», on rendait hommage au
-«patriotisme éclairé» qui l’avait poussé à «répudier pour son île natale
-une gloire imméritée». Dans une lettre qui fut lue publiquement, à
-l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, le 14 février 1890, M.
-Henry Harrisse félicita M. Casabianca, d’avoir produit un travail qui
-était à la fois «un bon livre et une bonne action».
-
-_Les Bonaparte._--On s’intéresserait probablement fort peu aux Bonaparte
-d’autrefois si la place imposante conquise par Napoléon dans l’histoire,
-n’avait obligé celle-ci à jeter quelques clartés sur ses ancêtres. Les
-multiples écrits parus sur ce sujet, ont été souvent classés dans la
-_Bibliographie historique de la Corse_.
-
-On peut affirmer sans crainte d’être démenti que presque tous renferment
-des allégations d’une inexactitude outrée. Sans m’arrêter aux _Mémoires_
-de la duchesse d’Abrantès qui rattachent les Bonaparte aux empereurs
-d’Orient, ni aux généalogies florentines qui ne supportent pas l’examen
-le plus superficiel, je me bornerai à signaler comme reposant sur un
-document de fabrication contemporaine la thèse qui fait descendre
-Napoléon des princes _cadolinges_, comtes de Settino, Fuccechio et
-Pistoja, thèse adoptée par Garnier, dans ses _Généalogies des
-Souverains_, et Bouillet, dans son _Atlas Historique_, ouvrages sur
-l’autorité desquels les livres de seconde main sont d’autant plus tentés
-de s’appuyer que M. Frédéric Masson dans son _Napoléon inconnu_,
-consacre plusieurs pages à la biographie de ces ancêtres présumés des
-Bonaparte.
-
-Garnier et Bouillet décorent le premier Bonaparte qui vint à Ajaccio,
-Francesco, du titre de général des troupes génoises. Un très grand
-nombre de pièces comptables permettent de suivre la carrière de
-l’ascendant de l’Empereur, qui mourut _simple soldat_ à Ajaccio après
-avoir servi la République pendant cinquante ans.
-
-Francesco cependant appartenait à une famille distinguée de Sarzane où
-la charge de notaire impérial était héréditaire depuis le <small>XIII</small>ᵉ siècle.
-Les Bonaparte qui figuraient parmi les premiers citoyens de la ville,
-furent employés en Corse par les Fregosi quand ceux-ci, maîtres de
-Sarzane (V. ch. VIII), eurent acquis la seigneurie de l’île.
-L’importance de Cesare et Giovanni Bonaparte, grand-père et père de
-Francesco se déduit des missions dont ils furent chargés par l’Office de
-San-Giorgio et les Fregosi. Francesco dont le patrimoine s’était
-amoindri, obtint la concession d’un terrain à Ajaccio: il y bâtit une
-maison et se fixa dans la nouvelle cité. Ses descendants, notaires, se
-livrant quelque peu au négoce, vécurent avec honneur, mais sans gloire
-jusqu’«au 18 brumaire», date à laquelle il plaisait à Napoléon de fixer
-l’origine de la noblesse des Bonaparte.
-
-_Les ouvrages récents_: Sous le titre _La Corse_ (1908), MM. Hantz et
-Dupuch ont publié un petit abrégé de l’histoire de l’île exempt des
-erreurs et des anachronismes que j’ai signalés.
-
-M. A. Ambrosi a donné en 1914 l’_Histoire des Corses et de leur
-civilisation_. L’auteur n’a voulu, dit-il, que «tirer parti des pièces
-d’archives ou des manuscrits qui, sur une foule de questions, ont été
-imprimés».--«Presque toutes les sources, ajoute-t-il, se trouvent dans
-le _Bulletin des Sciences corses_.»
-
-La valeur du livre de M. Ambrosi s’affirme dans l’étude des temps
-modernes pour lesquels l’auteur est particulièrement documenté. En
-effet, M. l’abbé Letteron, président de la Société, qui dirige le
-_Bulletin_ depuis 1881, s’est appliqué surtout à réunir des matériaux
-pour l’histoire du <small>XVIII</small>ᵉ siècle qu’il a jugé avec raison capable
-d’apporter une contribution plus large à l’histoire de la France. Le
-_Bulletin_ est donc, pour cette période, riche en mémoires et en
-documents de tout ordre. Les époques antérieures par contre y sont peu
-représentées. C’est tout au plus si dans les 370 fascicules déjà parus
-de ce précieux recueil, on trouverait une douzaine d’articles inédits,
-généralement brefs, sur le Moyen Age. Quoi qu’il en soit l’œuvre de M.
-Ambrosi permet d’apprécier l’appoint considérable apporté par la
-Société, dont il est le secrétaire, à l’historiographie de la Corse.
-Notons en outre la présentation raisonnée du livre où l’auteur, agrégé
-de l’Université, a fait preuve de grandes qualités didactiques.
-
-_L’histoire d’après les sources originales._--En 1872, M. Francis
-Mollard, depuis archiviste départemental de la Corse, démontra la
-nécessité pour l’île de posséder une histoire assise sur des bases plus
-solides que des traditions dénaturées par ceux-là mêmes qui s’étaient
-donné pour objet de nous les transmettre. Chargé par le Ministère de
-l’Instruction Publique d’une mission en Italie, il en rapporta une
-moisson assez abondante de documents qui furent publiés en partie dans
-les _Archives des Missions scientifiques_ (1875), le _Bulletin
-historique et philologique_ (1884) et le _Bulletin de la Société des
-Sciences historiques de la Corse_ (1885).
-
-Reprenant en 1893, sous les auspices du Ministère de l’Instruction
-publique, l’œuvre interrompue de M. Mollard, j’ai pu relever dans les
-différents fonds d’archives italiens, français et espagnols les copies
-de plus de 2.000 documents inédits (de 960 à 1500) et y recueillir une
-quantité innombrable d’extraits relatifs à la Corse ou à des Corses.
-
-Les résultats de ces enquêtes qui ont fait l’objet de plusieurs
-mémoires, ont été sommairement groupés et publiés en 1908 sous le titre
-d’_Histoire de la Corse écrite pour la première fois d’après les sources
-originales_. On y trouve, en tête de chaque chapitre, la liste des fonds
-d’archives (cartons, registres, liasses, etc.), sources narratives,
-collections, recueils et ouvrages qui ont servi à son élaboration.
-
- C. C. R.
-
-
-
-
-HISTOIRE
-
-DE CORSE
-
-
-
-
-I
-
-LES ORIGINES
-
- _Les données géographiques.--Les découvertes archéologiques et
- anthropologiques.--La civilisation néolithique.--La question des
- influences orientales._
-
-
-Un pays de montagnes dans la mer: telle est la Corse, âpre et riante,
-qui tout à la fois repousse et accueille. Les plus hauts sommets se
-dressent dans la partie médiane de l’île, sur le bord occidental d’une
-dépression qui, de l’île Rousse à la marine de Solenzara, sépare la
-Corse granitique, à l’Ouest, et la Corse schisteuse, à l’Est. La ligne
-de faîte, qui atteint 2.710 mètres au _monte Cinto_, 2.625 mètres au
-_monte Rotondo_, n’est franchie que par des cols (_foci_ ou _bocche_)
-élevés de plus de 1.000 mètres. C’est de ce côté que la partie ancienne
-de la Corse est le plus difficilement accessible. La vaste conque
-granitique du Niolo, d’où le Golo s’échappe par des gorges sauvages,
-abrite un peuple de bergers «couverts de poils» qui ont gardé, notamment
-dans la _piève_ d’Asco, les mœurs d’autrefois. C’est une race de
-travailleurs, rude et vaillante. «Nulle part, dit un vieux dicton corse,
-on ne travaille autant que dans le Niolo.» Entre les hautes vallées du
-Golo et du Tavignano, sur un seuil élevé, Corte commande le passage de
-l’Ouest à l’Est: ce fut, au <small>XVIII</small>ᵉ siècle, le centre politique de l’île.
-
-Des hauteurs du Niolo, que prolongent vers le Sud-Est le _monte d’Oro_,
-le _monte Renoso_, l’_Incudine_, descendent vers le Sud-Ouest une série
-de vallées étroites et parallèles--Liamone, Gravona, Prunelli, Taravo,
-Rizzanèse--aboutissant aux nombreux golfes de la côte occidentale.
-Séparées par de hautes croupes, elles communiquent malaisément entre
-elles et certains «pays» ont reçu des appellations distinctes: la verte
-Balagne, au Sud de Calvi,--les _Calanche_, vers Piana, où le granit
-désagrégé a formé des accumulations pittoresques de rochers,--la
-_Cinarca_, «le plus joli pays du monde»... La mer, qui s’ouvre à
-l’ouest, fut à l’origine le seul lien entre les hommes: à cause d’elle,
-l’«_Au-delà des monts_» fut la partie la plus anciennement peuplée de
-toute l’île.
-
-La région plissée, qui confine à l’Est, est beaucoup plus récente. Son
-architecture est celle des chaînes alpines. Les vallées n’offrent pas la
-même régularité et le même parallélisme que celles de l’ouest:
-quelques-unes, comme celles du Golo et du Tavignano, n’ont pu établir
-leur profil actuel qu’au prix d’énergiques captures. En tous cas le
-morcellement n’est pas moindre. Voici le Cap, avec ses «marines»,--la
-«conque» du _Nebbio_, dont certaines parties ont une grâce exquise,--la
-riante _Casinca_, où les villages, tout blancs, coiffent les
-collines,--la _Castagniccia_, où des pièves multiples--Rostino,
-Ampugnani, Vallerustie, Orezza, Alesani--formèrent le réduit de
-l’indépendance corse,--le _Fium Orbo_ sauvage et sublime... Tel est
-l’«_En-deçà des monts_», où l’émiettement territorial est également
-imposé par les conditions géographiques. Mais, sauf à Bastia et dans
-quelques «marines» privilégiées, la côte est peu favorable à la vie
-maritime: les alluvions, fluvio-glaciaires ou bien modernes, ont créé
-deux plaines, larges de 5 à 10 kilomètres, où sévit la malaria.
-
-A l’extrémité sud, une petite table de calcaires tertiaires s’accole au
-massif ancien: c’est la région de Bonifacio, que les Corses mêmes
-considèrent comme étant presque hors de Corse.
-
-A travers cette variété il est difficile de saisir l’unité profonde qui
-fera l’originalité du pays corse. Au surplus, les contrastes abondent.
-La plaine féconde est délaissée pour la montagne; c’est une île, et il
-n’y a pas de marins; le relief invite au morcellement, et pourtant il
-n’y a pas de nationalité plus homogène que la nationalité corse. Ces
-étrangetés s’expliquent par l’histoire. Grâce à sa situation centrale
-dans le bassin occidental de la Méditerranée, à la sûreté de ses
-mouillages, la Corse a été atteinte, et de très bonne heure, par les
-courants généraux de commerce et d’invasions qui ont contribué à mêler
-les races de la Méditerranée et de l’Europe; dès l’antiquité, elle tenta
-les convoitises, elle devint l’arène de toutes les compétitions, le
-rendez-vous de tous les conquistadores. Histoire compliquée, souvent
-tumultueuse, dont les origines sont, comme il arrive, particulièrement
-délicates à démêler.
-
- * * * * *
-
-Pour Sénèque déjà, les temps anciens de la Corse étaient «enveloppés de
-ténèbres», et l’exil du philosophe dans l’île qu’il détesta si fort
-marqua longtemps le dernier fait précis jusqu’où l’on pouvait remonter
-sans faire aux hypothèses une part trop grande. Vers la fin du <small>XVIII</small>ᵉ
-siècle, l’historien de la Corse, Pommereul, constatant que «l’origine de
-la plupart des peuples est couverte d’un voile impénétrable» et qu’au
-surplus «l’âge d’un peuple ne peut rien ajouter à sa gloire», consent à
-rester ignorant par esprit philosophique et par raison critique. Les
-habitants de la grande île méditerranéenne sont-ils aborigènes? ou ne
-résultent-ils pas plutôt du mélange de toutes les nations qui en ont
-fait successivement la conquête? Peu importe: «ils existent, ils ont
-existé, c’est une chaîne de générations dont on ne peut retrouver le
-premier chaînon».
-
-Notre époque eut de plus indiscrètes curiosités. Le capitaine Mathieu
-signalait le premier, en 1810, dans les _Mémoires de l’Académie
-Celtique_, la présence en Corse de monuments mégalithiques. Vers 1840,
-Prosper Mérimée, inspecteur général des monuments historiques, montrait,
-au retour d’une mission archéologique, l’intérêt qu’il y aurait à
-rassembler «tous les documents, tous les faits qui peuvent conduire à la
-connaissance des origines de la Corse». Malheureusement les insulaires
-répondirent mal à l’appel qui leur était adressé et, soit ignorance,
-soit cupidité, ils se montrèrent mauvais gardiens des trésors que leur
-sol renfermait en abondance. On vit des dolmens détruits, des objets
-d’art brisés ou dispersés. L’indifférence de l’Etat fit le reste. Il y
-eut des erreurs commises, et nous ne possédons même pas le relevé des
-milliers de débris que la construction, sous le Second Empire, d’un
-canal d’irrigation mit à jour dans la plaine de Biguglia. Mais voici que
-la Corse se prépare, dans de meilleures conditions scientifiques, à
-exhumer de nouveaux trésors archéologiques. Les deux lois récemment
-votées sur la construction du chemin de fer de Bonifacio et sur
-l’assainissement de la côte orientale prévoient de grands travaux de
-desséchement, de régularisation fluviale et d’adduction d’eau potable,
-qui vont bouleverser une terre éminemment historique, faite avec la
-poussière de ses plus anciens monuments.
-
-En même temps, des recherches ont été poursuivies dans d’autres
-domaines. Complétant les études anthropologiques de MM. Broca, Fallot,
-Jaubert et Mahoudeau, M. Pierre Rocca a mensuré 200 individus dans l’île
-préalablement divisée en trois régions distinctes et il a notamment
-porté ses investigations sur les montagnards du Niolo, où le type
-primitif s’est sans doute le mieux conservé. Une foule de grottes ont
-été explorées: quelques-unes ont abrité les hommes du néolithique et du
-hallstattien.
-
-Quelles que soient les surprises que nous réservent des fouilles
-méthodiquement entreprises ou d’accidentelles découvertes, nous pouvons
-dès à présent, et sans crainte de généralisation hasardeuse, classer les
-débris recueillis pour reconstituer les étapes du plus lointain passé.
-L’âge de la pierre, l’âge du bronze, l’âge du fer se sont succédé, ou se
-sont entremêlés parfois, ici comme ailleurs.
-
- * * * * *
-
-Jusqu’à présent, aucune découverte précise ne permet de croire que
-l’homme paléolithique a vécu dans l’île; mais la civilisation
-néolithique s’y est développée de bonne heure. A l’exclusion peut-être
-des _tumuli_, on rencontre en Corse tous les types de monuments
-mégalithiques qui ont été signalés en Bretagne. Les dolmens ou
-_stazzone_ et les menhirs (_stantare_ ou _monaci_), les alignements et
-les cromlechs y sont extrêmement nombreux, plus nombreux assurément que
-ne l’a écrit M. de Mortillet.
-
-L’imagination populaire leur attribue une origine surnaturelle: il y a
-la forge du diable (_stazzona del diavolo_), la table du péché (_tola
-di u peccatu_), la maison de l’ogre (_casa dell’orco_) et, quant aux
-menhirs du Rizzanèse, appelés _il frate e la suora_, il faut y voir les
-statues pétrifiées d’un moine et d’une religieuse qui voulaient fuir
-Sartène pour cacher au loin leurs coupables amours.
-
-Les plus caractéristiques sont dans le sud et appartiennent à
-l’arrondissement de Sartène. Le dolmen de Fontanaccia est le plus beau
-et le mieux conservé: sept dalles supportent une table longue de 3ᵐ,40
-et large de 2ᵐ,90; la chambre, enfoncée dans le sol d’environ 40
-centimètres, mesure intérieurement 2ᵐ,60 de long, 1ᵐ,60 de large et
-1ᵐ,80 de haut. Sur la face supérieure de la table se trouvent trois
-cuvettes réunies au bord par des rigoles taillées de main d’homme.
-Auprès de ce dolmen, deux petits menhirs isolés sont cachés dans le
-maquis. Au pied du rocher de Caouria, un alignement comprend 32 menhirs,
-dont 26 debout et 6 renversés. A quelque distance, l’alignement de
-Rinaïou comprend 7 menhirs rangés en ligne droite. Citons encore le
-menhir de Vaccil Vecchio, véritable colonne de 3ᵐ,20 de haut, celui de
-Capo di Luogo, plus large au sommet qu’à la base, les blocs de la vallée
-du Taravo dont la longueur dépasse 4 mètres, etc.
-
-Le groupe septentrional, qui occupe une portion de l’arrondissement de
-Bastia et s’étend jusque sur celui de Calvi, est beaucoup moins riche et
-moins intéressant. Les principaux menhirs sont à Lama et les dolmens du
-_monte Rivinco_ sont curieusement composés de dalles de gneiss.
-
-Des cimes de Cagna, escarpées sur le ciel, se détache une ébauche
-gigantesque de statue d’homme que l’on découvre de très loin. Est-elle
-due au caprice de la nature? Doit-on la rapprocher de celle
-d’Appricciani, à Sagone, qui semble l’œuvre inachevée d’un artiste?
-Celle-ci est une tête de géant, posée sur un piédestal, haut de 2 mètres
-environ. Mérimée la prit pour une idole; Renan la mentionne dans sa
-_Mission de Phénicie_, sur les indications du baron Aucapitaine, comme
-un couvercle de sarcophage phénicien; ce ne serait, d’après M. Michon,
-qu’un menhir sculpté.
-
-Quoi qu’il en soit, il est certain que les traces de travail humain sont
-rares sur les dolmens et les menhirs. Pour juger ce que fut la
-«civilisation» des néolithiques, il convient d’examiner leur outillage
-qui fut, ici comme sur le continent, très perfectionné. Haches de pierre
-polie, pointes de flèches, racloirs, couteaux, débris de poteries,
-percuteurs, broyeurs, polissoirs, etc., une série d’objets dont le fini
-remarquable témoigne de la patience et de l’habileté des ouvriers, ont
-été retrouvés en Balagne, près de Bonifacio, à Vizzavona, ailleurs
-encore.
-
-Les découvertes de M. Simonetti-Malaspina en Balagne ont une importance
-particulière. Sur le territoire de Ville-di-Paraso, à 2 kilomètres
-environ du village et à 8 kilomètres de la mer, se trouvent les ruines
-d’une ancienne cité: les vestiges du mur d’enceinte sont encore très
-apparents; sur une surface de plus de 50 hectares, le sol est couvert de
-débris de poteries; on a recueilli en cet endroit des marteaux, des
-polissoirs, des fragments de vases en porphyre et surtout une quantité
-considérable de petits moulins à moudre le blé. On y a trouvé--on y
-trouve encore--beaucoup de pointes de flèches en silex noir du
-pays.--Dans d’autres régions, les ouvriers se servent de serpentine, de
-quartz ou même de diorite. Près de Bonifacio, le commandant Ferton a
-relevé de nombreux débris d’obsidienne provenant probablement de
-Sardaigne: de bonne heure des échanges durent avoir lieu entre les deux
-grandes îles de la Méditerranée Occidentale. Une même race peuplait la
-Sardaigne et la Corse: celle des Ibères et des Ligures. Tels sont en
-effet les peuples que l’on retrouve partout à l’arrière-plan de la
-civilisation dans la Méditerranée Occidentale; ils paraissent avoir joué
-le même rôle que les Pélasges dans la Méditerranée Orientale, ils sont
-«le peuple _x_» de l’antiquité.
-
-L’homme néolithique de Bonifacio trouvait un asile dans les nombreux
-abris sous roche de la région; il se nourrissait des produits de la
-chasse et de la pêche, principalement de coquillages marins et du
-_lagomys corsicanus_, petit lièvre de la grosseur d’un rat, aujourd’hui
-disparu. Il ne dédaignait pas l’art de plaire, se parant de colliers ou
-de bracelets de coquilles, et se teignait le corps. Quand il mourait, on
-pliait le cadavre dans la position de l’homme accroupi et on l’inhumait
-avec des vivres et des outils.
-
-Grâce à des découvertes récentes, l’âge du bronze commence à être
-représenté en Corse par des spécimens assez nombreux, provenant surtout
-de la Balagne. Quant à la civilisation des armes de fer, elle s’est
-véritablement épanouie. C’est à elle que l’on doit les riches sépultures
-qui, à Prunelli di Casacconi et surtout à Cagnano, près de Luri, ont
-livré, avec de remarquables débris de squelettes, une foule de bijoux et
-d’ustensiles: fibules, bracelets, agrafes, creusets pour fondre le
-métal, perles en pâte de verre, boutons et appliques en or, peignes,
-chaînettes et pinces épilatoires, manches de poignards hallstattiens.
-
-Quelle est l’origine de ces objets, dont quelques-uns révèlent une
-fabrication délicate? Y avait-il dans l’île des fondeurs de bronze
-établis à demeure? Doit-on, au contraire, reconnaître ici l’œuvre des
-
-[Illustration: La Tour dite de Sénèque.--Tour de Griscione. (_Sites et
-Monuments du T. C. F._)
-
- Pl. I.--CORSE.
-]
-
-Tsiganes, ces métallurgistes ambulants, à la fois fondeurs et habiles
-marteleurs, dont le nom a été donné à la première période du bronze? Ils
-achetaient aux habitants leurs objets hors d’usage et, quand ils en
-possédaient une certaine quantité, procédaient à leur refonte à l’aide
-de moules et de creusets qu’ils portaient avec eux. Souvent, le poids de
-leur collecte journalière étant trop lourd, ils la cachaient dans un
-endroit plus ou moins bien repéré. Faut-il tout simplement, rapprochant
-les pièces trouvées en Corse des débris exhumés à Villanova et à
-Bologne, leur attribuer une provenance étrusque? L’hypothèse est
-tentante et c’est vers elle que penche M. Letteron, le dernier historien
-de la Corse primitive.
-
-Pourtant il faut bien reconnaître que la civilisation de Cagnano est
-analogue non pas seulement à celle qui s’est développée dans le centre
-de l’Italie, mais encore au Caucase et dans la vallée du Danube. Les
-influences civilisatrices sont peut-être venues de plus loin: il y a eu,
-à partir du néolithique, une communication entre l’Orient et l’Occident
-et une influence du premier sur le second. Mais il ne faudra rien
-exagérer. En cette matière comme en beaucoup d’autres, il est difficile
-de faire les parts de l’indigène et de l’exotique: trop de détails
-restent inconnus. Tout ce qu’on peut faire est de peser ceux dont on
-dispose, sans trop conclure, car demain il en peut surgir de nouveaux
-qui remettent tout en question.
-
-
-
-
-II
-
-LA «DÉCOUVERTE» DE LA CORSE
-
- _Légendes éponymes.--La colonisation phénicienne.--Les Phocéens et
- les premiers marchés permanents.--Étrusques et Carthaginois._
-
-
-La Corse n’entre vraiment dans l’histoire qu’au <small>VI</small>ᵉ siècle, avec
-l’arrivée des Phocéens fugitifs: ce sont eux qui ont définitivement
-«découvert» la Corse et inauguré une colonisation qui se poursuivra
-désormais sans arrêt.
-
-Avant eux, sans doute, il y a eu des établissements commerciaux et des
-tentatives de peuplement. Ibères, Ligures, Phéniciens sont entrés, pour
-une part difficile à déterminer, en relations avec les hommes qui
-habitaient la Corse dès l’époque des dolmens et qui étaient
-peut-être--du moins pour les Ligures--des hommes de leur race. De vieux
-auteurs l’assurent et, dans la légende qu’ils nous ont transmise, une
-réalité précise apparaît sans doute. Une femme de la côte de Ligurie,
-voyant une génisse s’éloigner à la nage et revenir fort grasse, s’avisa
-de suivre l’animal dans son étrange et longue course. Sur le récit
-qu’elle fit de la terre inconnue qu’elle venait de découvrir, les
-Liguriens y firent passer beaucoup de leurs compagnons. Cette femme
-s’appelait _Corsa_, d’où vint le nom de Corse. C’est la légende éponyme
-que nous retrouvons à l’origine de toutes les cités antiques; mais elle
-est de formation récente, car le premier nom de l’île est _Cyrnos_ et
-non pas _Corsica_.
-
-La difficulté n’était point pour embarrasser les vieux chroniqueurs,
-grands amateurs de merveilleux et habitués à ne douter de rien. Il y a
-d’autres légendes, et plus prestigieuses, sinon moins fantaisistes. Un
-fils d’Héraclès, Cyrnos, aurait colonisé la Corse en lui donnant son
-nom. Giovanni della Grossa croit que la Corse a été peuplée par un
-chevalier troyen, appelé _Corso_ ou _Cor_, et une nièce de Didon, nommée
-_Sica_, que Corso a bâti les villes de l’île et leur a donné les noms de
-ses fils et de son neveu, Aiazzo, Alero, Marino, Nebbino. C’est ainsi
-que la Grande-Bretagne a eu son _Brut_, la France son _Francus_ et que
-la Corse a son _Corso_, neveu d’Enée.
-
- * * * * *
-
-Faut-il parler d’une colonisation phénicienne en Corse? La chose est
-vraisemblable, mais l’on sait assez ce qu’il faut entendre par ce mot.
-Les Phéniciens ont su les premiers jouer le rôle fructueux
-d’intermédiaires et de courtiers entre les diverses parties du monde
-méditerranéen; mais ils n’ont jamais entendu s’installer à demeure sur
-une terre étrangère. Après une navigation lente le long des côtes, ils
-abordaient dans les îles ou sur les promontoires, échouaient leurs
-navires sur le sable et, de marins devenus marchands, étalaient leur
-pacotille sur la place publique. La foule se pressait autour de ces
-hommes «aux beaux discours», ainsi que les appellent les poèmes
-homériques, de ces hommes qui savent tromper. Les femmes soupesaient les
-bijoux d’or fabriqués à Memphis ou à Babylone, les statuettes de dieux,
-en bronze ou en terre cuite, les coupes de verre aux reflets chatoyants
-dont les Phéniciens avaient appris la fabrication en Egypte. On
-regardait aussi, et ce n’était pas ce qui excitait le moindre
-étonnement, les marchands étrangers tracer sur le papyrus des signes
-bizarres qui permettaient de noter à tout jamais, au moyen d’une
-trentaine de signes, tous les sons de la voix humaine... Des jours et
-des mois se succédaient ainsi; puis, un jour, les étrangers
-disparaissaient, après avoir entassé dans leurs navires aux flancs ronds
-les peaux de bêtes, la cire et le miel,--marchandises que le troc avait
-mises en leur possession,--souvent aussi les jeunes gens et les jeunes
-filles qu’ils vendaient comme esclaves. Et les marchands reprenaient la
-mer, voguant vers d’autres régions, ballottés d’île en île.
-
-Ainsi abordèrent-ils aux rivages de Corse et peut-être faut-il voir dans
-le nom de l’île une racine phénicienne: Kir, Keras, l’île des
-promontoires. Héraclès, le Melkart phénicien, dont le culte sert à
-marquer les principales étapes des marins de Tyr et de Sidon, ne vint
-pas en Corse, mais la légende y fait débarquer son fils Cyrnos.
-Peut-être n’y a-t-il eu qu’une colonisation essaimée de Carthage, à une
-époque beaucoup plus récente.
-
-Au surplus, quand les Phéniciens auraient vraiment découvert la Corse,
-il n’y aurait pas lieu d’insister. Très jaloux de conserver autant que
-possible le monopole du commerce, ils ont gardé pour eux les
-renseignements qu’ils avaient pu obtenir. De plus ils n’ont pas pénétré
-dans l’intérieur du pays; leurs comptoirs, établis temporairement à
-l’extrémité des promontoires, ne s’animaient qu’à de rares intervalles,
-et les peuplades insulaires ne s’unirent point aux Phéniciens par des
-relations régulières. Ces peuplades vivaient retranchées sur les
-montagnes, dans un état de demi-sauvagerie, pendant que les écumeurs de
-la Méditerranée s’établissaient tour à tour sur les côtes, dans un
-chassé-croisé furieux dont le pays faisait tous les frais.
-
- * * * * *
-
-Enfin les Phocéens vinrent, et avec eux les premiers marchés permanents.
-A l’étroit dans un territoire peu fertile de l’Asie Mineure, ils
-cherchèrent dès la fin du <small>VII</small>ᵉ siècle à s’établir au dehors; mais dans
-tout l’Orient méditerranéen la place était prise. Ils se tournèrent vers
-les régions plus lointaines et, montés sur des vaisseaux étroits et
-rapides que 50 rameurs faisaient glisser sur les flots, ils se
-dirigèrent vers le _Far West_ de l’ancien monde. Équipés pour les
-batailles navales comme pour le commerce et la piraterie, ils allèrent
-jusqu’au pays de Tartessos, riche en métaux, où le roi Arganthonios les
-reçut amicalement et leur offrit un asile. Mais ils furent obligés de
-fuir sous la menace des Carthaginois,--telle est du moins la très
-vraisemblable hypothèse formulée par M. Jullian; ils recommencèrent à
-longer les côtes, ils s’arrêtèrent à Rome, et même, s’il faut en croire
-Trogue-Pompée, signèrent un pacte d’amitié avec le premier Tarquin. A
-force d’errer, ils découvrirent la rade de Marseille, spacieuse et bien
-abritée, sous un ciel qui rappelait celui de Grèce: ils s’y fixèrent
-vers l’an 600.
-
-Mais ils restaient en relations suivies avec la métropole, et les
-Phocéens d’Asie considérèrent Marseille comme un point d’appui pour
-organiser dans la Méditerranée occidentale un grand empire maritime, une
-véritable thalassocratie. Entre l’embouchure du Rhône et le détroit de
-Gibraltar, on les voit s’installer au débouché de toutes les vallées,
-ils bâtissent Mainaké (Malaga). Vers 564, enfin, ils arrivent en Corse
-et fondent Alalia (Aleria) «pour obéir à un oracle», dans une position
-remarquable, au centre de la vaste plaine orientale, au débouché du
-Tavignano. De là ils pouvaient surveiller toute la côte étrusque, l’île
-d’Elbe, dont les mines de fer pouvaient compenser celles du pays de
-Tartessos, la vallée du Tibre et la puissante cité d’Agylla (Cervetro)
-qui avait des sommes considérables déposées dans le trésor de Delphes. A
-quelques kilomètres d’Alalia, l’étang de Diana pouvait abriter une
-flotte de commerce et se prêter aux évolutions d’une flotte de guerre.
-Ainsi commençait à se dessiner un Empire grec dans la Méditerranée
-occidentale.
-
-Alalia grandissait lentement, des temples s’élevaient et l’œuvre de
-colonisation se poursuivait lorsque les malheurs survenus à la métropole
-vinrent lui donner un essor définitif. Vers 540 Phocée fut assiégée par
-Harpage, lieutenant de Cyrus. Plutôt que de se soumettre au joug des
-Perses, les Phocéens, voyant qu’une longue résistance était impossible,
-s’embarquèrent avec leurs femmes, leurs enfants et tous leurs trésors et
-ils allèrent demander aux habitants de Chio de leur vendre les îles
-Œnusses. Ceux-ci refusèrent, «dans la crainte, écrit Hérodote, que les
-nouveaux venus n’y attirassent le commerce à leur détriment». Les
-Phocéens se remirent à la voile pour gagner la Corse et arrivèrent
-grossir les rangs des premiers colons d’Alalia.
-
-Actifs, industrieux, ils développèrent la prospérité de la colonie
-primitive. Hérodote nous dit qu’ils élevèrent des temples et qu’ils
-ravageaient et pillaient tous leurs voisins. Qu’en faut-il conclure,
-sinon qu’ils ont l’intention de s’établir définitivement et d’agrandir
-leur territoire? Leur ambition croît avec les succès, des relations
-commerciales et politiques suivies unissent les Phocéens de la
-Méditerranée Occidentale, dont la puissance maritime est devenue
-considérable. Mais la ville d’Alalia ne devait pas connaître une
-splendeur plus grande et, moins de cinq ans après l’arrivée des
-Phocéens d’Asie, elle succombait sous les coups de ses ennemis.
-
-L’apparition de ces étrangers, qui venaient s’implanter au cœur de la
-mer Tyrrhénienne, tout près de l’Italie et de la Sardaigne, également le
-long des côtes espagnoles, détermina les Carthaginois et les Etrusques à
-se coaliser contre eux. Ici se manifeste l’hostilité constante de
-Carthage contre les Grecs: antagonisme de races, peut-être, mais surtout
-rivalité économique. Une grande bataille navale s’engagea dans les eaux
-de Sardaigne, en face d’Alalia. Les Phocéens, que leurs compatriotes de
-Marseille étaient venus renforcer, remportèrent la victoire, car ils
-avaient réussi à empêcher le débarquement des alliés; mais ils avaient
-perdu quarante vaisseaux, et vingt autres étaient hors de service, les
-éperons ayant été faussés. Ils rentrèrent à Alalia et, prenant avec eux
-leurs femmes, leurs enfants et tout ce qu’ils purent emporter du reste
-de leurs biens, ils abandonnèrent définitivement la Corse et refluèrent
-vers Marseille (535).
-
- * * * * *
-
-La chute de la thalassocratie phocéenne laissait la Corse au pouvoir des
-Etrusques dont la domination s’étendit à nouveau sur toutes les rives de
-la mer Tyrrhénienne, véritable lac étrusque. «Maîtres de la mer», écrit
-Diodore de Sicile, ils s’approprièrent les îles intermédiaires et
-établirent solidement leur pouvoir en Corse: ils fondèrent Nicée et
-exigèrent des habitants un tribut de miel, de cire, de bois de
-construction et d’esclaves.
-
-Pourtant la puissance de la confédération étrusque touchait déjà à son
-déclin et se resserrait de plus en plus dans l’Italie Centrale. Obligés
-de faire face au péril gaulois, vaincus devant Cumes par Hiéron de
-Syracuse, ils durent renoncer aux grandes expéditions maritimes. Du
-moins continuaient-ils à se livrer à la piraterie, se faisant corsaires
-et pillant les vaisseaux étrangers qui naviguaient dans la mer
-Tyrrhénienne. Il fallut que le général syracusain Apelles entreprît une
-expédition en Corse d’où les Etrusques partaient pour leurs incursions
-et où ils apportaient leur butin. Les Syracusains abordèrent, selon
-toute vraisemblance, dans le midi de l’île et, pendant que leurs soldats
-portaient le ravage dans l’intérieur, leur flotte s’abritait dans le
-_portus Syracusanus_, qui est, suivant les anciens géographes,
-Bonifacio, Santa-Manza ou Porto-Vecchio.
-
-A mesure que la confédération étrusque voyait s’affaiblir sa puissance,
-elle dut concentrer peu à peu toutes ses forces dans la péninsule et
-abandonner les établissements qu’elle possédait dans les îles voisines.
-Les Carthaginois, au contraire, délivrés sur mer de leurs rivaux
-redoutables, prenaient pied dans toutes les îles de la mer de Sardaigne
-et de la mer d’Etrurie. L’inexpérience des Romains, longtemps ignorants
-dans l’art de la navigation, leur laissait d’ailleurs le champ
-complètement libre. Pendant deux siècles ils purent jouir en paix de la
-possession des îles voisines de l’Italie.
-
-A quel système de gouvernement la Corse fut-elle alors soumise? On ne
-saurait le dire. Carthage conquérait pour exploiter, et son Sénat ne se
-souciait guère d’organiser fortement sa conquête comme faisait celui de
-Rome. Il songeait avant tout à fonder sur les côtes des comptoirs
-commerciaux, à exploiter les mines et à prélever des tributs sur les
-peuples soumis, dont il avait fait au préalable démanteler les places
-fortes. Les Corses, à vrai dire, ne s’étaient jamais soumis, pas plus
-aux Carthaginois qu’aux Etrusques: réfugiés dans l’intérieur de l’île,
-ils résistaient au milieu des rocs inaccessibles où ils s’étaient
-retranchés. Les maîtres de la mer pouvaient occuper les côtes, ruiner
-les comptoirs, installer des garnisons: ils ne pouvaient avoir raison de
-ce peuple indomptable et fier, «dont les esclaves ne sont pas aptes, à
-cause de leur caractère naturel, aux mêmes travaux que les autres
-esclaves». Diodore de Sicile, qui fait cette observation, constate
-également que l’île est montagneuse et couverte de bois touffus: les
-«Africains» n’avaient jamais songé à la conquérir.
-
-En dépit de sa belle apparence, l’empire carthaginois n’était donc point
-solide. C’était le colosse d’airain aux pieds d’argile dont parle
-l’Écriture. Il s’effondra dès qu’il fut attaqué par un ennemi puissant
-et déterminé.
-
-Cet ennemi, ce fut le peuple romain. Il allait conquérir la Corse et la
-marquer de son empreinte.
-
-
-
-
-III
-
-LA CORSE ROMAINE[B]
-
- _La conquête.--La paix romaine: l’organisation militaire et
- administrative.--Débuts du christianisme._
-
-
-Tant que les Romains avaient fait la guerre aux Étrusques et aux Grecs
-d’Italie, les Carthaginois ne s’étaient pas inquiétés de leurs victoires
-et y avaient même applaudi. Ils avaient fait plus. En 509, ils avaient
-signé avec les Romains un traité d’alliance et de commerce, et, pendant
-la guerre de Tarente, ils leur avaient offert des secours, qui furent
-d’ailleurs refusés. Mais du jour où Rome posséda l’Italie continentale,
-elle fut bientôt entraînée à de nouvelles conquêtes. En 264, la
-possession de la Sicile mit Rome aux prises avec Carthage et ce fut le
-duel d’un siècle qu’on appelle les guerres puniques. Lutte de races,
-peut-être, mais surtout rivalité d’intérêts: les événements de Corse le
-prouvent bien.
-
-Dans le système politique que les Phocéens avaient une première fois
-élaboré et tenté de réaliser, la Corse était un des éléments essentiels:
-elle demeure un des points d’appui de l’impérialisme romain à ses
-débuts. Si la puissance qui venait d’établir sa domination sur toute
-l’Italie voulait être maîtresse de la mer, elle devait faire rentrer la
-Corse sous son hégémonie pour ne pas avoir sur son flanc une menace
-constante et un obstacle à ses progrès.
-
-Nécessités stratégiques, nécessités économiques aussi. Par la fertilité
-de sa plaine orientale, véritable grenier à blé, par l’abondance de ses
-forêts, peut-être aussi par la richesse présumée de ses mines, la Corse
-devait tenter les convoitises romaines.
-
-Mais la conquête fut extrêmement pénible; véritable guerre de Cent Ans
-(260-162) aux victoires précaires, aux trêves incessamment rompues, aux
-révoltes toujours renaissantes, guerre d’escarmouches, plutôt que grande
-guerre, et qui ne nécessita pas moins de dix expéditions.
-
-Quand le consul Duillius eut battu près de Myles la flotte carthaginoise
-(260), la Corse ressentit le contre-coup de cette victoire. Le consul L.
-Cornelius Scipion, collègue de Duillius, poursuivit les vaisseaux
-fugitifs jusqu’en Sardaigne, les détruisit et, après d’heureux combats
-dans cette île, passa en Corse. Il eut à lutter contre les habitants et
-contre Hannon, général des Carthaginois; Alalia, qui s’était relevée de
-ses ruines et qui avait été entourée de remparts, fut le centre de la
-résistance insulaire: elle dut se rendre après un siège mémorable dont
-il est fait une mention toute spéciale dans l’inscription funéraire du
-vainqueur. Mais, une fois la citadelle prise, l’île n’était point
-soumise. Avec le miel, la châtaigne et le lait de leurs chèvres, les
-gens de la montagne pouvaient tenir longtemps, empêcher tout envahisseur
-de dépasser la plaine orientale et l’inquiéter sans cesse en descendant
-brûler les moissons, abattre les maisons, sauvages razzias que la
-nature du pays rendait faciles... Rome s’en rendit compte, et n’insista
-pas. Et quand les Carthaginois vaincus durent signer le traité de 241,
-ils abandonnaient bien la Sicile et l’Italie; mais il n’était pas
-question de la Corse, dont ils restaient les possesseurs.
-
-Rome semble avoir usé ici--et dès le premier jour--de sa tactique
-habituelle: profiter des divisions existantes, en créer de nouvelles,
-apparaître au moment opportun comme l’arbitre des conflits, être celle
-que l’on implore et qui dicte ses conditions. Ne pouvait-on séparer la
-cause insulaire de la cause carthaginoise et, dès les premiers symptômes
-de mécontentement, se présenter comme les alliés nécessaires, comme les
-libérateurs?
-
-Précisément la guerre des mercenaires suscitait à Carthage les plus
-graves embarras. Il fallait multiplier les levées d’hommes, faire
-rentrer les impôts avec rigueur. Les Romains crurent l’instant favorable
-et, en 238, Tib. Sempronius Gracchus occupait la Corse--et aussi la
-Sardaigne--au mépris du traité de 241. Mais les Corses n’admirent point
-les maîtres qui s’imposaient à eux. Les consuls Licinius Varus en 236,
-Sp. Corvilius en 234, établissent, «non sans peine», une tranquillité
-superficielle. Quand en 232 les Carthaginois reçoivent, par un ultimatum
-impérieux, l’ordre d’évacuer toutes les îles, «attendu qu’elles
-appartiennent aux Romains», les consuls M. Malleolus et M. Æmilius
-peuvent bien rapporter de Sicile un riche butin; mais, ayant abordé sur
-les côtes de Corse, ils sont assaillis et dépouillés par les habitants.
-L’année suivante, le consul C. Papirius Maso refoule les insulaires dans
-la montagne, mais il ne peut aller plus loin. Certes il est difficile de
-déterminer, en l’absence de documents contemporains et dans la brièveté
-des textes d’époque postérieure, quelle est la part des instigations
-carthaginoises dans la résistance des Corses à la domination romaine.
-Cette part est évidemment très grande; mais l’existence d’un sentiment
-proprement corse n’est pas douteux. Obscurément l’idée d’une nationalité
-indépendante apparaît chez ces peuples qui résultent déjà de tant de
-mélanges mais chez qui, en face des mêmes dangers, une âme commune est
-née.
-
-La Corse fut soumise au régime provincial dès 227: c’est à cette date
-que le nombre des préteurs fut porté de deux à quatre pour gouverner
-d’une part la Sicile, et, d’autre part, la Sardaigne (d’où dépendait la
-Corse). Mais l’ordre ne règne pas. En vain le consul Cn. Servilius
-Geminus fait-il en 217 le tour de la Corse avec cent vingt vaisseaux,
-fortifiant les côtes et exigeant des otages; en vain place-t-on deux
-légions à la disposition des préteurs--parmi lesquels il faut citer M.
-Porcius Cato et l’annaliste Q. Fabius Pictor;--en vain les généraux
-vainqueurs exigent-ils des rançons (de miel et de cire) toujours plus
-rigoureuses,--les Corses demeurent en état de rébellion constante.
-
-Au surplus ils n’opèrent point par bandes confuses et sans organisation.
-Ils perdent en 173, dans une seule action, 7.000 hommes et les Romains
-leur font plus de 1.700 prisonniers. Etourdis plutôt que domptés par
-cette défaite, les Corses se réorganisent, préparent un soulèvement
-général contre lequel Rome doit envoyer en 164 l’armée consulaire de
-Juventius Thalna. Mais cette fois la pacification est proche: le Sénat
-décrète des actions de grâces aux dieux en l’honneur de Juventius et,
-après la démonstration militaire faite par P. Scipio Nasica (163), les
-Corses, épuisés ou résignés, acceptent leur destin.
-
-On comprend facilement leur peu d’enthousiasme pour le régime qui leur
-avait été imposé en 227: l’administration romaine fut dure pour la
-Corse, comme pour les autres provinces, sous la République. Par
-habileté, plutôt que par bienveillance, quelques gouverneurs prirent
-pourtant leur rôle au sérieux, s’efforcèrent de ménager les esprits,
-d’apparaître en pacificateurs et non pas en conquérants. Avant même la
-réduction en province, Papirius Maso, comprenant la nécessité de se
-concilier les divinités locales, avait fait le vœu d’élever un temple à
-une fontaine, source de vie qu’on vénérait à la lisière de la plaine et
-de la montagne; le Romain ne venait pas en destructeur des usages
-consacrés et des superstitions populaires. Il pouvait changer un régime
-politique, mais il ne pouvait modifier les formes rituelles: le cœur de
-l’homme a éternellement peur des lacs solitaires dans les châtaigneraies
-et il continue d’adorer les déesses des ruisseaux.
-
-Les mauvais administrateurs étaient beaucoup plus nombreux, même parmi
-les questeurs, qui pourtant avaient mission de représenter la légalité
-et la probité. Tout un monde d’étrangers, plus avides encore
-qu’ambitieux, traitèrent la Corse en pays conquis: ils l’exploitèrent,
-mais pour leur compte, pillant les temples, ruinant les riches,
-spéculant sur les biens des villes, multipliant les impôts. Toutes les
-provinces ayant alors leur Verrès, il était naturel que la Sardaigne (et
-par conséquent la Corse) eût aussi les siens. Parmi ces hommes qui,
-suivant la pittoresque expression de C. Gracchus rapportée par
-Aulu-Gelle, reviennent de province avec «des ceintures pleines d’argent
-et des amphores pleines de vin», nul ne paraît avoir été plus rapace que
-M. Æmilius Scaurus, propréteur de la Sardaigne en 57. Pour payer les
-dettes nombreuses contractées pendant son édilité, il avait pressuré
-Sardes et Corses et refait sa fortune à leurs dépens. Ses accusateurs
-obtinrent un délai de quinze jours pour faire une enquête en Corse. Mais
-Scaurus était beau-fils de Sylla et il avait Cicéron pour défenseur: il
-fut scandaleusement acquitté. Si la République romaine avait vécu, la
-Corse n’aurait peut-être jamais atteint le degré de prospérité auquel
-elle arrivera sous l’Empire; en tout cas, Rome n’y serait jamais devenue
-respectée et populaire.
-
-Opprimée par ses préteurs, la Corse se trouvait en outre dépouillée de
-tout ce qu’elle avait possédé jusque-là. Le sol provincial, devenu _ager
-publicus_, était distribué à des colons et redevenait ainsi propriété
-particulière en faveur des citoyens romains. Ce fut précisément ce qui
-arriva quand Marius fonda à l’embouchure du Golo la colonie de Mariana
-sur l’emplacement de l’ancienne Nicée et quand Sylla, quelques années
-plus tard, fit passer à Aleria un certain nombre de vétérans et de
-citoyens romains.
-
-Du moins les Corses sont-ils assurés de trouver en leurs maîtres des
-protecteurs efficaces contre les incursions des pirates? Non pas, car
-pendant les guerres civiles qui ensanglantent Rome au dernier siècle de
-la République, les pirates de Cilicie sont devenus les maîtres de la
-mer. Mille vaisseaux, 400 villes, des chantiers établis dans un grand
-nombre de ports semblent leur assurer l’impunité. Ils pillent la Corse
-et insultent même aux côtes romaines; mais l’excès de leur audace
-détermine les Romains à organiser l’expédition que Pompée dirige
-triomphalement à travers la Méditerranée (67).
-
-Six ans après cette guerre, la province de Sardaigne avait pour préteur
-M. Attius Balbus, dont le nom serait resté inconnu, s’il n’eût été
-l’aïeul maternel d’Auguste. Les Sardes frappèrent une médaille en son
-honneur; mais leur reconnaissance eût été moins suspecte s’ils n’avaient
-pas attendu, pour la frapper, que son petit-fils fût empereur. Au vrai,
-la Corse n’était pas heureuse et lorsque Octavien reçut, au pacte de 43,
-la Corse en partage, il ne put la posséder en paix. Le fils du grand
-Pompée, Sextus, à qui une flotte puissante assurait la domination de la
-mer, rêvait de reconstituer un empire maritime à son profit en
-s’appuyant sur les îles, Corse, Sardaigne et Sicile. Un moment même,
-cette tentative séparatiste parut près de réussir: Octavien et Antoine
-durent par l’accord de Misène (39) laisser à Sextus la possession de la
-Sardaigne et de la Corse. Menodorus, lieutenant de Sextus, s’installa en
-Corse avec plusieurs légions et utilisa les bois de l’île pour augmenter
-sa flotte. Mais Menodorus trahit et la Corse reçut sans résistance les
-soldats d’Octavien, devenu bientôt Auguste: la paix romaine put
-s’étendre sur elle.
-
- * * * * *
-
-On admet en général que la Corse dépendait administrativement de la
-Sardaigne au début de l’Empire jusqu’au règne de Vespasien: alors
-seulement elle aurait formé une province séparée, gouvernée par un
-_procurator_ et, après Dioclétien, par un _praeses_. Mais il semble bien
-qu’il faille adopter la thèse d’Hirschfeld et faire remonter cette
-séparation à l’année 6 de notre ère. A cette date la Sardaigne fut pour
-la première fois enlevée au Sénat et organisée en province
-procuratorienne: on a peine à croire qu’Auguste ait confié simultanément
-l’administration des deux îles à un seul et même procurateur, simple
-personnage de rang équestre. Notons d’ailleurs qu’une inscription de
-Narbonnaise, qui date des débuts de l’Empire, nous parle d’un
-_praefectus Corsicae_, appelé L. Vibrius Punicus,--le
-
-[Illustration: Église de la Canonica près Luciana.--Bonifacio: la
-Citadelle.--_Ibid._: Une rue du vieux quartier. (_Sites et Monuments du
-T. C. F._)
-
- Pl. II.--CORSE.
-]
-
-_praefectus_ étant, comme le _procurator_, un gouverneur nommé par
-l’empereur, ne relevant que de lui et préposé en général, comme lui, à
-l’administration d’un territoire assez limité.
-
-Il résidait à Aleria, centre de la domination romaine, station de la
-_classis Misenensis_.
-
-Sur un mamelon escarpé qui surplombe la plaine du Tavignano, riante et
-riche, à proximité d’un port bien abrité, se dressait la citadelle que
-Scipion avait emportée en 260 et dont Sylla avait compris la remarquable
-position. Des soldats, venus de Rome, des commerçants la peuplèrent.
-Mais de leurs efforts, qui furent considérables, de leur œuvre, qui
-semble avoir connu une époque de prospérité, il ne reste aujourd’hui que
-des traces incertaines. Quelques gradins du cirque, les caves à voûte de
-la maison prétorienne, quelques briques, des vestiges du mur qui
-traversait Aleria... Et c’est tout. Encore Mérimée refuse-t-il de
-reconnaître une maison prétorienne dans l’enceinte carrée de 40 mètres
-sur 30 qu’on appelle aujourd’hui la _sala real_, tant la voûte, à forme
-surbaissée, du souterrain lui paraît maladroitement exécutée. Quant aux
-substructions, dont la forme en ovale arrondi donne l’idée d’un petit
-amphithéâtre, il semble bien que ce fut un cirque pouvant contenir en
-ses trois enceintes concentriques 2.000 personnes tout au plus; mais il
-pourrait bien être d’origine arabe. Le baron Aucapitaine, dans un
-mémoire adressé à l’Académie des Inscriptions en 1862, y voyait les
-restes d’un grenier à céréales ou même les vestiges de constructions
-militaires... Tout cela évidemment est peu de chose. Quelques monnaies
-romaines, des camées, des œuvres d’art, des inscriptions sur des pierres
-tumulaires sont d’un médiocre secours à qui voudrait reconstituer la vie
-d’Aleria la romaine.
-
-Pline compte 33 villes romaines en Corse et Ptolémée 27 seulement. Mais
-Diodore de Sicile, qui a visité la Corse, ne parle que de deux villes,
-qu’il qualifie, il est vrai, de considérables: Calaris (qui est Aleria)
-et Nicée (qu’il faut très probablement identifier avec Mariana). D’autre
-part il résulte de l’Itinéraire d’Antonin que les Romains n’avaient
-construit qu’une seule route en Corse, celle qui conduisait de _Mariana_
-à _Palae_ en passant par Aleria, _Praesidium_ et _Portas Favonii_: il en
-reste quelques traces non loin de la marine de Solenzara. M. Robiquet,
-se fondant sur l’évaluation des distances de l’Itinéraire d’Antonin,
-situe _Portus Favonii_ à Bonifacio et rejette _Palae_ sur la côte
-occidentale, à la hauteur de Sartène, vers le port de Tizzano. Il semble
-pourtant que _Portus Favonii_ doive être identifié avec la marine de
-Favone, au Sud de la Solenzara, et, comme cette route se liait avec
-celle qui traversait la Sardaigne, on a supposé que _Palae_ était situé
-à la place qu’occupe aujourd’hui Bonifacio,--à moins qu’il ne s’agisse
-de Porto-Vecchio... Ces difficultés de localisation expliquent à elles
-seules les incertitudes et les lacunes de l’histoire corse sous l’Empire
-romain. _Clunium_ est-il Biguglia, dont l’étang portait au <small>XIII</small>ᵉ siècle
-le nom de Chiurlino? Bastia ne s’est-il pas élevé sur l’emplacement de
-_Mantinum_? Lorsqu’on fit les travaux de captage des eaux sulfureuses de
-Baracci (à 3 kilomètres de Propriano), en 1880, on découvrit dans une
-ancienne piscine en bois quelques médailles romaines et un bronze
-d’Hadrien, ce qui fait présumer qu’il y a eu à Baracci des thermes
-romains; les eaux de Pietrapola furent également connues de bonne heure:
-il y reste quelques vestiges des constructions romaines. Aux abords de
-la grande route côtière, en quelques régions de l’intérieur
-particulièrement favorables, au point de contact de la plaine et de la
-montagne, sur le bord des rivières, on découvre chaque jour des
-bas-reliefs et des stèles, des urnes et des amphores, des monnaies et
-des médailles. Dans les champs de Palavonia, près de Bonifacio, on a
-exhumé des monnaies en bronze de Marc-Aurèle, d’Antonin le Pieux, de
-Septime Sévère. On doit à un pâtre de Santa-Manza la médaille de
-Plautilla Augusta. Luri possède une stèle funéraire à quatre
-personnages, etc. Le _Corpus_ de la Corse romaine, que M. Michon a
-commencé d’entreprendre, n’est pas près d’être achevé, et il y a lieu
-d’attendre beaucoup des travaux publics en cours d’exécution. Il
-faudrait organiser des campagnes rationnelles de fouilles et empêcher
-l’ignorance des Corses d’achever l’œuvre de destruction qu’ont accomplie
-les incursions des Sarrasins et les guerres civiles.
-
-Dans l’état actuel de nos connaissances, il semble que la «romanisation»
-de la Corse ait été incomplète et superficielle. Satisfaits de trouver
-dans l’administration romaine de sûres garanties de paix, comprenant au
-surplus par l’échec de nombreuses tentatives l’inanité de toute révolte,
-les Corses ont abandonné aux Romains la région côtière et ils se sont
-retirés dans leurs farouches montagnes. Diodore de Sicile évalue la
-population des «barbares» à 30.000 hommes; mais il ne s’agit pas de la
-population totale: ce n’est, au reste, qu’une approximation.
-
-La plaine orientale fut évidemment prospère, elle porta des moissons;
-mais il serait exagéré de prétendre qu’elle fut un des greniers de Rome.
-Il suffisait aux Romains qu’elle pût nourrir ses soldats et ses agents.
-Les montagnards de l’intérieur pouvaient tout au plus fournir des bois
-de construction, du miel et de la cire: ils n’étaient même pas propres à
-faire des esclaves. Car «ils ne supportent pas de vivre dans la
-servitude; ou, s’ils se résignent à ne pas mourir, ils lassent bientôt
-par leur apathie et leur insensibilité les maîtres qui les ont achetés,
-jusqu’à leur faire regretter la somme, si minime soit-elle, qu’ils ont
-coûtée». Le reproche que Strabon adresse aux esclaves corses est tout à
-l’honneur de cette nation: ne peut-on discerner dans cette fierté
-irréductible de l’esclave en face de son maître, dans cette apathie
-obstinée, la passion frémissante de l’indépendance, le regret
-inconsolable de la famille et du sol natal? Mais tous ces beaux
-sentiments n’augmentaient guère la valeur marchande du peuple corse.
-
-Diodore de Sicile note avec plus de sympathie ce tempérament particulier
-qui rend les insulaires inaptes aux travaux ordinaires des esclaves. Il
-les trouve supérieurs à tous les autres barbares qui ne vivent point
-«selon les règles de la justice et de l’humanité». En Corse, «celui qui
-trouve le premier des ruches de miel sur les montagnes et dans le creux
-des arbres ne se voit disputer sa propriété par personne. Les
-propriétaires ne perdent jamais leurs troupeaux marqués par des signes
-distinctifs, lors même que personne ne les garde. Du reste, dans toutes
-les circonstances de la vie, ils cultivent la pratique de la justice».
-Ne se croirait-on pas vraiment au milieu des Normands policés par
-Rollon? Or il s’agit, notons-le bien, des habitants de l’intérieur, de
-ceux que la «romanisation» n’a pas touchés et qui parlent encore, au
-début de l’Empire, «une langue particulière et difficile à comprendre».
-
-Le malheur de la Corse voulut que Sénèque y fût exilé: il avait
-entretenu des relations coupables, au dire de Messaline, avec la fameuse
-Julie, fille de Germanicus et nièce de l’empereur Claude. Et Sénèque
-crut adoucir le cœur de ses juges en leur représentant le pays de son
-exil comme un rocher sauvage et les habitants comme des monstres. «La
-barbare Corse est fermée de toutes parts par des rocs escarpés; terre
-horrible où l’on ne voit partout que de vastes déserts! L’automne n’y
-donne point de fruits, ni l’été de moissons; le printemps n’y réjouit
-point les regards par ses ombrages; aucune herbe ne croît sur ce sol
-maudit. Là, point de pain pour soutenir sa vie, point d’eau pour
-étancher sa soif, point de bûcher pour honorer ses funérailles. On n’y
-trouve que deux choses: l’exilé et son exil.» Le trait est joli, mais
-l’exagération est manifeste: Ovide n’avait pas eu des couleurs moins
-sombres en décrivant le village perdu au fond de la Thrace, où il avait
-traîné pendant neuf ou dix ans une vie misérable. Quant aux Corses, ils
-ne savent faire que quatre choses: se venger, vivre de rapines, mentir
-et nier les dieux,
-
- Prima est ulcisci lex, altera vivere raptu,
- Tertia mentiri, quarta negare deos!
-
-Distique célèbre--et sans doute apocryphe--où il ne faudrait voir, au
-surplus, que le mortel ennui d’un homme habitué à la société romaine et
-aux raffinements d’une vie luxueuse. Certes, il ne trouvait pas en Corse
-de demeures splendides ni la large existence qu’il avait accoutumé de
-mener. Mais il nous dit lui-même, dans la _Consolation à Helvia_, que
-l’île renferme un très grand nombre d’étrangers. La tradition corse
-place à Luri le lieu de son exil: dans les environs s’élève la «tour de
-Sénèque», dont la construction n’a rien de romain: c’est un donjon de
-l’époque féodale. L’ortie qui pousse au pied de la tour est «l’ortie de
-Sénèque» parce que des paysans de Luri fustigèrent avec de l’ortie le
-philosophe stoïcien qui s’était permis d’embrasser une jeune paysanne.
-Au vrai, Sénèque a dû être relégué dans Aleria ou dans Mariana jusqu’au
-jour où, Messaline morte, Agrippine le rappela pour servir de précepteur
-à Néron. Or ni l’une ni l’autre de ces deux colonies ne devait offrir un
-séjour enchanteur: camps retranchés dressés aux portes de la Corse
-belliqueuse, étapes d’une route commerciale et surtout stratégique qui
-longeait la côte, ce n’était que des agglomérations administratives et
-militaires. Et même si Sénèque n’avait rien dit, il resterait que la
-Corse a pu être considérée comme une terre d’exil, à l’égal de Tomes du
-Pont-Euxin, et ce seul rapprochement en dit long sur le dédain où les
-Romains tenaient l’île voisine.
-
- * * * * *
-
-De quand datent, en Corse, les premières prédications? De quand les
-premières églises? Questions encore insolubles et qui le resteront
-longtemps. Il y eut sans doute des chrétiens parmi les colons de Mariana
-ou d’Aleria, mais les gens de la montagne ne se laissèrent pas
-facilement entamer par la foi nouvelle: ici comme ailleurs les «païens»
-ce sont les paysans. Il y eut peut-être un cimetière chrétien à Mariana:
-le Golo, au cours capricieux, le recouvre aujourd’hui et les pierres
-tombales demeurent visibles; le jour où le fleuve sera ramené dans son
-lit, on pourra se prononcer sur l’époque où ces tombes furent
-construites. Des traditions locales, dont il est difficile de faire la
-critique, nous font remonter à la fin du <small>II</small>ᵉ siècle. A mi-côte de la
-colline sur laquelle Borgo est assis, à 4 kilomètres environ de
-l’ancienne ville de Mariana, se trouvent, face à l’orient, les grottes
-de Sᵗᵉ Dévote. Ce sont de gros blocs schisteux amoncelés par la nature
-en un beau désordre. C’est là, dit-on, que les premiers chrétiens de
-Mariana venaient assister en cachette à la célébration des saints
-mystères, et peut-être les annelets que l’on trouve encore aujourd’hui à
-une faible profondeur dans le sol, sont-ils des fragments de couronnes
-ou chapelets. Sainte Dévote fut martyrisée en 303 à Mariana par les
-ordres du «préfet» Barbarus (?): tant de précision nous met en défiance.
-
-Sainte Julie n’est pas moins célèbre. Mais la légende est ici plus
-incertaine. Elle fut martyrisée de la façon la plus horrible: les
-bourreaux lui auraient arraché les deux seins et les auraient jetés sur
-un rocher; deux fontaines aussitôt jaillirent: on les montre encore à
-Nonza, dans le Cap-Corse. Mais quels furent les bourreaux? Les uns
-parlent des Romains, les autres des Vandales.
-
-Lorsque la domination romaine s’écroula sous le choc des Barbares, le
-christianisme n’avait certainement fait dans l’île que des progrès
-insignifiants.
-
-
-
-
-IV
-
-LA CORSE BYZANTINE ET LE POUVOIR TEMPOREL
-
- _Invasions des Barbares.--La Corse byzantine.--Origines du Pouvoir
- temporel.--Les incursions sarrasines.--Période carolingienne._
-
-
-Les premières invasions des Barbares chassèrent en Corse un certain
-nombre de familles romaines (456). Au courant des <small>V</small>ᵉ et <small>VI</small>ᵉ siècles,
-Genseric, roi des Vandales, Odoacre et les Hérules, Totila et les Goths
-envahirent tour à tour la Corse et en persécutèrent les habitants
-orthodoxes. Cyrille, lieutenant de Bélisaire, expulsa les Goths (534),
-mais le joug byzantin fut aussi pesant que celui des Barbares. En 552,
-Narsès réunit la Corse et la Sardaigne à l’Empire et y laissa comme
-gouverneur Longin, dont les excès dépassèrent ceux de ses prédécesseurs.
-
-Jusqu’à l’époque carolingienne, la Corse fit partie officiellement de
-l’Empire byzantin. Rattachée pour l’administration politique et
-ecclésiastique à la Sardaigne, elle semble avoir été soumise à
-l’autorité particulière d’un _cinarque_ (Κυρνου αρχων,
-archonte ou juge de Corse--ou συναρχων, archonte-adjoint),
-sous la haute surveillance de l’archonte de Sardaigne ou du tétrarque
-d’Italie.
-
-Si l’on en croit les lettres de saint Grégoire le Grand, la tyrannie
-exercée par les fonctionnaires de Byzance sur les pays italiens, et
-particulièrement la Corse, dépassa toute mesure. Quiconque détient un
-commandement veut renforcer son autorité administrative d’une fortune
-territoriale qu’il accroît par les moyens les plus éhontés. Les charges
-et les honneurs sont vendus à qui les peut acquérir; ce sont
-généralement de vains titres empruntés aux hiérarchies en usage à
-Byzance; groupés sous le nom générique de _consules_, ces dignitaires
-revêtus de charges auliques, sont les plus gros propriétaires indigènes;
-les autres, plus ambitieux, achètent les fonctions locales et entrent
-dans les cadres administratifs de l’empire, ce sont les _juges_ ou
-αρχοντες. Pour payer les faveurs dont ils sont l’objet, ils
-sont autorisés à lever les taxes les plus arbitraires, et ces catégories
-diverses de tyrans réduisent les Corses à une misère telle que, pour
-acquitter leurs impôts, ceux-ci sont contraints, dit saint Grégoire, de
-vendre leurs propres enfants. Ces magistrats, byzantins ou indigènes,
-autorisent les païens à exercer leurs rites moyennant finances. La
-détresse est à son comble; et l’exaspération populaire, longtemps
-contenue, éclate enfin. A Ravenne, à Naples, à Rome des soulèvements se
-produisent; de certains points de la Corse les habitants s’enfuient
-auprès des Lombards dont la barbarie païenne leur paraît préférable à
-l’oppression de leurs coreligionnaires d’Orient.
-
-_Les origines du Pouvoir temporel._--C’est dans ce milieu favorable que
-naît et se développe lentement mais sûrement le Pouvoir temporel.
-
-Aux <small>IV</small>ᵉ, <small>V</small>ᵉ, <small>VI</small>ᵉ siècles, les empereurs avaient doté l’Église romaine de
-biens situés sur différents points des pays italiens, notamment de la
-Corse. Ces fonds de terre ou _massæ_ constituaient dans leur ensemble
-une circonscription dite _patrimoine_. En Corse, un agent ecclésiastique
-appelé _défenseur_ ou _notaire_ est préposé par le pape à la régie de
-ces biens, constamment accrus par la libéralité des souverains et des
-fidèles. L’administration des _massæ_ est entre les mains des
-_conductores_, ou fermiers à bail. «Sans doute, sur ces terres, dit M.
-Diehl, l’évêque de Rome n’exerce d’autres droits que ceux d’un
-propriétaire soumis comme tout autre aux lois de l’État; mais, par
-l’immense revenu qu’il en retirait et l’usage charitable qu’il en
-faisait, il acquérait une influence toujours croissante; par les
-intendants qu’il entretenait, il faisait sentir bien au delà du
-_patrimoine_ son action et son contrôle.» En effet, en étendant la
-compétence des _défenseurs_ et des _notaires_, en leur attribuant la
-haute surveillance du clergé et des évêques, saint Grégoire jeta les
-fondements du pouvoir temporel.
-
-En Corse, l’action du pape est constante: ses lettres non seulement nous
-dépeignent l’état lamentable de l’île, mais encore y cherchent un
-remède. Il en appelle à l’empereur des exactions qui sont commises par
-ses officiers. Par lui, le patrice d’Afrique, Gennadius, est invité à
-veiller à la sûreté du pays que menacent des invasions d’infidèles. Un
-gouverneur de la Corse, le tribun Anastase, «qui avait su gagner les
-cœurs par la sagesse de son administration», est signalé au tétrarque
-comme utile au pays. A Boniface, _défenseur_ de la Corse, il reproche de
-ne pas hâter l’élection des évêques; il lui recommande de protéger les
-pauvres et de ne pas permettre qu’un «_évêque soit traduit devant les
-tribunaux laïques_»: c’est là une affirmation d’indépendance à l’égard
-des empereurs et de patronage vis-à-vis des peuples disposés déjà à
-courir au-devant de cette autorité paternelle et bienfaisante.
-
-Telle est l’origine des droits si contestés du Saint-Siège sur la Corse.
-Les invasions des Lombards et les incursions sarrasines donnèrent aux
-papes l’occasion d’en revendiquer la possession. En 753, Etienne II
-appelant à son aide Pépin le Bref contre les Lombards, lui demande de
-lui faire restituer ses _patrimoines_, et le roi franc s’engage à Kiercy
-à donner la Corse au Saint-Siège. Une lettre de Léon III, en 808, nous
-apprend que Charlemagne avait renouvelé l’engagement pris par son père.
-
-Longtemps mise en doute par les historiens, la promesse de Pépin a
-triomphé à peu près définitivement des raisons qui la faisaient
-contester et le pouvoir temporel des papes en Corse dès l’époque
-carolingienne semble prouvé. Il était d’ailleurs d’autant plus facile
-aux papes de revendiquer la Corse que les Carolingiens ne l’avaient pas
-incorporée à leurs Etats, mais l’avaient considérée comme un poste
-avancé pour tenir les Sarrasins loin du continent. Le titre même de
-_défenseur de la Corse_ porté par les commandants des marches de
-Toscane, semble constituer une fonction qui ne pouvait être conférée que
-par l’autorité du pontife.
-
-Plus tard (1077), Grégoire VII rappellera aux Corses et aux Génois que
-la suzeraineté de l’île appartient au Saint-Siège; ce grand pontife dont
-le but sera de réformer la chrétienté, échouera dans ses vues sur la
-Corse où il semblera servir des ambitions plutôt que des consciences.
-Après avoir mis aux prises les Génois, les Pisans et les Aragonais, le
-Saint-Siège ne pourra jamais, malgré la constance de ses revendications
-disposer de la Corse, et les princes à qui il l’inféodera ne
-parviendront jamais à en prendre possession.
-
-_Incursions sarrasines._--En 704, les Maures ravagent les côtes de la
-Corse. Au <small>IX</small>ᵉ siècle, leurs incursions deviennent périodiques: en 806,
-ils quittent la Corse, fuyant devant la flotte de Pépin, roi d’Italie;
-en 807, ils pillent une ville du littoral; Charlemagne envoie contre eux
-le connétable Burchard qui leur prend treize bateaux; en 808, 809,
-nouvelles incursions; en 813, Ermengard, comte d’Ampurias, défait la
-flotte sarrasine à Majorque et délivre cinq cents Corses captifs; en
-825, une nouvelle expédition est décidée par l’empereur Lothaire: le
-comte Bonifacio et son fils Adalbert (844) sont tour à tour chargés de
-la _défense_ de la Corse. En 852, les Corses s’enfuient en masse à Rome.
-Revenus à la fin du <small>IX</small>ᵉ siècle, les Maures n’abandonnèrent les îles de
-Corse et de Sardaigne qu’après la défaite de Mugahid (1014), contre qui
-les communes et les seigneurs italiens se sont coalisés. C’est sur cette
-victoire qui porte un coup décisif au fléau mauresque en Italie que
-Pisans et Génois basent leurs prétentions traditionnelles à la
-possession de la Corse: l’origine de ces prétentions sera précisée plus
-loin.
-
-Quelque nombreuses qu’aient été les descentes des Sarrasins en Corse,
-quelques traces funestes qu’ait laissées leur passage, les chroniques
-locales ont exagéré l’importance de leur domination. Le plus autorisé
-des chroniqueurs arabes, Ibn-el-Athir (1160-1223), ne consacre qu’un
-seul chapitre à toutes les entreprises des Musulmans sur la Sardaigne,
-et il affirme que, durant leur séjour, elle était administrée par le
-_Rûm_, c’est-à-dire l’élément italien.
-
-Les écrivains modernes ont cru trouver des vestiges de la domination
-sarrasine dans certains mots du dialecte corse, ainsi que dans les noms
-de quelques localités qu’ils supposent d’étymologie arabe. Les exemples
-qui en ont été fournis ne sont pas toujours heureux: _sciò_ (seigneur),
-_scia_ (seigneurie) ne sont que des contractions des mots _signor_ et
-_signoria_; _scialare_ (exhaler), _damidjana_ (damejeanne) sont italiens
-et procèdent du latin. Le préfixe _cala_ qui entre dans les noms de
-localités non maritimes (Calacuccia, Calasima), vient du grec (χαλἱα,
-hutte, cabane); employé à Sartène, comme en Espagne, comme à Venise,
-pour désigner des voies, il trouve son étymologie directe dans le
-_callis_ des Latins.
-
-Il n’y eut jamais à proprement parler de domination sarrasine; si les
-Maures parvinrent à occuper certains points du littoral ou même à
-établir des campements dans la montagne, leur autorité ne laissa pas de
-traces. Amari fait observer avec raison que si les habitants de la
-Corse, pauvres et valeureux, n’évitèrent pas les invasions des Arabes,
-ils échappèrent à leur joug et restèrent étrangers aussi bien à la
-civilisation musulmane qu’à la marche ascendante du progrès en Italie.
-
-En effet, ces deux îles, longtemps dépourvues de relations avec le
-continent, conservèrent jusqu’à nos jours un aspect de sauvagerie qui en
-éloigna l’étranger. D’ailleurs, la mer elle-même était un objet d’effroi
-pour tous ceux qui n’appartenaient pas aux populations commerçantes du
-littoral: une chronique du <small>XII</small>ᵉ siècle nous montre le savant Eginhard
-terrifié à l’idée de se rendre en Corse, où Charlemagne veut l’envoyer
-recevoir de saintes reliques: «Par terre, dit-il, envoyez-moi dans
-quelque endroit du globe qu’il vous plaira, même chez les nations
-étrangères, et j’exécuterai fidèlement vos ordres, mais je tremble à
-l’idée de me livrer aux routes dangereuses et incertaines de l’océan...»
-Dans ces conditions, la Corse ne suivit que de très loin les mouvements
-politiques du continent; le seul décret impérial qui la concerne (828)
-l’érige en lieu de relégation pour certains criminels.
-
-_Période carolingienne._--Les tyrans d’origine diverse qui asservirent
-l’Italie tour à tour pendant la période carolingienne, ont laissé des
-souvenirs plus traditionnels qu’authentiques. Un Béranger, souvent cité
-dans les chartes apocryphes de Monte-Cristo, fait penser que l’un des
-deux princes de ce nom aurait pu sinon séjourner, du moins paraître en
-Corse au cours des luttes qu’ils soutinrent contre leurs compétiteurs au
-trône d’Italie. Le fils de Béranger II (950-961), Adalberto, se réfugia
-en Corse à plusieurs reprises pour éviter la colère de l’empereur Othon.
-Un siècle auparavant (872), la Corse avait également servi d’asile à
-Adalgis, fils de Didier, roi des Lombards, poursuivi par l’empereur
-Louis II qu’il avait, pendant un mois, retenu prisonnier.
-
-D’une charte de l’empereur Othon III (996) on a conclu que Ugo, fils
-d’Hubert, marquis de Toscane, avait incorporé l’île à ses États, mais
-rien ne prouve qu’il y ait exercé aucune souveraineté effective.
-
-
-
-
-V
-
-LES ORIGINES DE LA FÉODALITÉ ET DES RIVALITÉS ITALIENNES
-
-_Les clans féodaux.--Marquis, comtes et vicomtes.--Origine de la
-rivalité des Pisans et des Génois._
-
-
-Toute l’histoire du Moyen Age en Corse repose sur le développement de
-trois clans féodaux dont les racines sont profondes et les ramifications
-très étendues. L’hérédité est la base de l’organisation politique du
-Moyen Age, elle est la source de tout droit, de même qu’elle sert de
-prétexte à toute invasion, à toute violence. C’est pour avoir négligé de
-suivre les héritages que les historiens de la Corse ont si longtemps
-répété les mêmes anachronismes ou se sont appesantis sur les mêmes
-critiques stériles.
-
-Deux de ces clans ont introduit dans l’île les peuples dans lesquels ils
-s’étaient fondus (Génois et Pisans). Le troisième, dépourvu d’attaches
-avec le continent, a maintenu dans sa région le caractère autochtone. Le
-système géographique de l’île a assigné à chacun d’eux les limites de
-son développement.
-
-_Les marquis._--Les comtes Bonifacio en 825 et Adalbert (son fils en
-845) avaient été chargés de la _défense_ de la Corse. Leurs
-descendants, _marquis en Italie_, conservèrent cette fonction. Ils
-étaient _défenseurs de la Corse_ comme l’empereur était _défenseur de
-Rome_. Aucun conflit entre les deux pouvoirs, le pape et l’empereur,
-s’empruntant mutuellement les forces matérielles et morales dont ils
-disposent. En 951, le chef des marquis toscans est _Oberto-Opizzo_,
-vicaire impérial pour toute l’Italie, mais souverain direct des comtés
-de Luni, de Gênes, de Milan et _des Iles_. Les historiens ont groupé ses
-descendants sous le nom conventionnel d’_Obertenghi_; parmi ceux-ci nous
-ne nous occuperons que de ceux qui conservèrent des biens ou des
-prétentions en Corse. Ils furent assez puissants et assez nombreux pour
-y maintenir l’élément toscan et y semer les germes des prétentions
-pisanes.
-
-Si l’on s’en réfère à une épitaphe tardivement rédigée il est vrai, le
-marquis Alberto, au <small>XI</small>ᵉ siècle, aurait chassé les Sarrasins de Rome et
-contribué à la _défense_ de la Corse; ses descendants, marquis de Massa
-ou de Parodi, sur le continent joignirent constamment à leurs titres
-celui de marquis de Corse. Ce ne fut pas là, comme on pourrait le
-croire, une vaine qualification: la Corse fut un des nombreux fiefs
-conservés en indivis suivant la _loi lombarde_ par les descendants
-d’Oberto réunis en consortium. Le partage des biens divisés en quarts,
-en huitièmes, voir en trente-deuxièmes, était fictif et ne s’opérait que
-sur l’ensemble des revenus. Tous les descendants d’Alberto Ruffo
-portaient le titre de marquis de Corse, alors que certains d’entre eux
-seulement résidaient sur le fief. Un vicomte, un gastald ou un vicaire
-administrait leurs biens dont les revenus étaient répartis à chacun
-proportionnellement à ses droits. Mais, comme l’a fait observer
-Desimoni, il est clair que cette communauté
-
-[Illustration: St-Florent: la Citadelle.--_Ibid._: Cathédrale de
-Nebbio.--Corbara: le Couvent. (_Sites et Monuments du T. C. F._)
-
- Pl. III.--CORSE.
-]
-
-ne peut éternellement durer; à chaque génération les liens du sang
-s’amoindrissent: la lutte pour les intérêts personnels devient plus
-vive. En vain, la vieille coutume de famille, l’instinct de conservation
-au milieu des éléments étrangers, les traditions combattent encore pour
-la maintenir, tout est inutile; le progrès de l’émancipation
-individuelle l’emporte, on ne divise pas encore le fief principal, la
-capitale de ces états disséminés, mais chacun, peu à peu, se sépare du
-tronc et se fixe sur une terre, dans un château où le retiendront plus
-tard la pauvreté et l’impuissance.
-
-Quoi qu’il en soit, la plupart des familles toscanes qui furent mêlées à
-l’histoire de la Corse aux <small>XII</small>ᵉ et <small>XIII</small>ᵉ siècles, sont issues de ces
-premiers marquis dont l’héritage est parfois passé, par leurs filles, en
-des races étrangères. C’est ainsi que Hugues de Baux, de maison
-française, devint juge de Cagliari et marquis de Corse (1219), Adelasia
-d’Arborea, sa cousine par alliance, rendit hommage au Saint-Siège pour
-la Corse (1236), et l’épitaphe de son mari, Enzio, fils de Frédéric
-Barberousse, qualifie _roi de Corse_ ce prince infortuné. Le petit-fils
-d’Adelasia, Ugolino della Gherardesca, dont le père a inspiré au Dante
-l’un de ses tableaux les plus dramatiques, vint en Corse combattre
-Giudice de Cinarca (1289). Les prétentions d’autres Obertenghi prouvent
-que c’est bien l’héritage de Bonifacio qu’ils se disputent: en 1171, les
-Malaspina, appuyés par les Pisans, font la guerre aux marquis qui, pour
-défendre leurs biens corses, s’adressent aux Génois; un traité
-intervient; mais un siècle plus tard (1269), c’est avec des soldats
-génois qu’Isnardo Malaspina envahira le sol de la Corse.
-
-Les souvenirs laissés par les marquis confirment l’opinion exprimée par
-l’annaliste génois Caffaro (<small>XII</small>ᵉ siècle). «La coutume des marquis,
-écrit-il, est de préférer le brigandage à l’honnêteté.» L’un d’eux
-Guglielmo, fils d’Alberto Corso, se signala entre tous par ses méfaits:
-il s’empara, contre tout droit, des judicats d’Arborea et de Cagliari en
-Sardaigne, il persécuta l’archevêque d’Arborea, répudia sans raisons sa
-femme légitime, fit contracter à sa fille des noces incestueuses et se
-lia d’amitié avec les princes mahométans, toutes choses qui lui valurent
-la réprobation de ses contemporains et des avertissements pontificaux
-dont il ne tint d’ailleurs aucun compte. Giovanni della Grossa cite avec
-indignation certains marquis qui voulaient que «les femmes de leur
-seigneurie se livrassent à eux avant de vivre avec leurs maris». Peu
-disposés à se soumettre à ce rite, les habitants de San-Colombano
-massacrèrent trois de leurs seigneurs en un seul jour.
-
-Au <small>XI</small>ᵉ siècle, la part des marquis _de Massa di Corsica_ s’étendait
-encore sur tout l’En-deçà-des-Monts; la révolte de leurs _vicomtes_ les
-privera du Cap-Corse. Appauvris par leur accroissement, ils luttent avec
-peine contre leurs anciens vassaux (seigneurs de Speloncato, de Loreto,
-etc.); cependant en 1250, il leur reste encore: 1º au nord les pièves de
-Giussani (Olmi-Capella), Ostriconi (Belgodere), Caccia (Castifao); 2º en
-allant vers le sud-est, tout le pays compris entre les châteaux de
-Rostino et de Santa-Lucia qui leur appartiennent avec leur territoire;
-3º à l’ouest, les pièves de Verde et de Pietra-Pola, prolongement au
-nord et au sud de la plage d’Aleria, sur une longueur de soixante milles
-environ.
-
-Les révolutions populaires du <small>XIV</small>ᵉ siècle (bien que leur château de
-San-Colombano ait été incendié par le peuple) ne ruinèrent pas leurs
-privilèges féodaux. Après le mouvement communal de Sambocuccio d’Alando
-(_Voir ch. VII_), ils continuent à faire des donations aux églises et à
-guerroyer contre leurs voisins. Cependant l’un des moins affaiblis
-d’entre eux, Andrea, en 1368, abandonne ses biens au monastère de
-San-Venerio de Tiro et passe en terre ferme après avoir signé un traité
-avec les seigneurs de Speloncato; il ne conservait en Corse que son
-château de San-Colombano qu’il avait réparé ou reconstruit.
-
-_Les comtes._--Ils furent, suivant la tradition, les souverains
-héréditaires de la Corse du <small>IX</small>ᵉ au <small>XI</small>ᵉ siècle, et ont pour auteur un
-comte Bianco dont la légende a fait un fils de l’hypothétique Ugo
-Colonna (_V. l’introduction bibliographique_). Avec plus de
-vraisemblance, nous verrons dans cette dynastie une branche des marquis
-d’Italie plus anciennement fixée dans l’île que les Obertenghi, et plus
-rapidement mêlée à l’élément indigène. Comme les marquis, ils se
-divisent en _Bianchi_ (Blancs) et en _Rossi_ (Rouges) et se transmettent
-les prénoms en usage chez les Obertenghi avec une régularité qui
-prêterait à la confusion si le rôle de ces derniers n’était suffisamment
-précisé par les documents. Le comté des _Iles_ était d’ailleurs sous la
-juridiction directe des marquis. L’un des copistes de Giovanni della
-Grossa fait judicieusement descendre les _comtes_ de Bonifacio à qui il
-donne le surnom de «Bianco», conciliant ainsi la légende et la
-vraisemblance, mais le transcripteur a le tort de nous présenter comme
-un fait acquis ce qui n’est qu’une supposition interpolée dans le texte
-du vieux chroniqueur.
-
-Le seul personnage marquant de cette race est le bon comte
-_Arrigo-bel-Messer_, assassiné en l’an mille. Celui-ci semble avoir
-bénéficié de la réputation de justice et d’équité acquise plus tard par
-d’autres seigneurs homonymes. Après sa mort, les Biancolacci (issus de
-son frère, Bianco) perdirent leur suprématie et ne tardèrent pas à être
-supplantés dans l’Au-delà-des-Monts même par les seigneurs de _Cinarca_
-ou _Cinarchesi_. Des textes touffus, des versions légendaires on peut
-déduire que, vers le commencement du <small>XII</small>ᵉ siècle, les ancêtres de ces
-derniers (Arrigo et Diotajuti), venus de Sardaigne ou d’Italie,
-s’emparèrent par la force du château de Cinarca et que, pour justifier
-cette invasion, ils se prétendirent issus _de la souche des anciens
-seigneurs_. La chronique explique à sa façon cette commune origine en
-supposant qu’Ugo Colonna eut deux fils: Bianco, tige des anciens
-souverains de l’île, et Cinarco ancêtre des Cinarchesi qui leur
-succèdent; l’histoire se contentera de constater qu’une même charte de
-1222 réunit un Cinarchese et un Biancolaccio dans un pacte avec les
-Bonifaciens, et qu’en 1238, des arbitres estiment les droits de la fille
-d’un Biancolaccio sur les biens des seigneurs de Cinarca. Au <small>XIII</small>ᵉ
-siècle, les Biancolacci ne sont plus que les vassaux des Cinarchesi qui,
-devenus les maîtres de l’Au-delà-des-Monts, ne cesseront de prétendre à
-l’autorité suprême. En moins de deux cent cinquante ans, dix-sept
-d’entre eux, dont les plus célèbres sont Giudice de Cinarca, Arrigo
-della Rocca, Vincentello d’Istria et Gian-Paolo de Leca, domineront la
-Corse presque entière, la plupart avec le titre de comte qu’ils
-tiendront non d’un droit ancestral, mais du suffrage populaire.
-Néanmoins, certaines parties du pays cinarchese restent, jusqu’au <small>XVIII</small>ᵉ
-siècle, terres féodales.
-
-_Les vicomtes._--Les membres d’une puissante famille exerçaient avec le
-titre de _vicomtes_ le pouvoir au nom des marquis dans les comtés de
-Gênes et des Iles. Quand l’empereur Conrad le Salique (1037) consacra
-par une charte l’hérédité des fiefs, les officiers des Obertenghi en
-profitèrent comme eux. Pendant quelque temps, les marquis conservèrent
-sur leurs vicaires une faible suzeraineté, mais déjà la commune de
-Gênes, ainsi que les grandes cités italiennes, travaillait à son
-émancipation sous la protection de ses évêques. Ce patronage ne tarda
-pas à se transformer en juridiction tolérée à l’origine, puis bientôt
-considérée comme un droit. Longtemps, les vicomtes refusèrent les dîmes
-à l’évêque de Gênes, bien qu’une branche de leur maison (Avogari) fût en
-possession de l’avouerie héréditaire du diocèse; mais en 1052, un membre
-de leur famille, Oberto, occupant le siège épiscopal, ils entrèrent en
-composition, adhérèrent à la Commune et reconnurent pour leurs fiefs la
-suzeraineté de l’évêque. Ils brisaient ainsi leurs liens avec les
-Obertenghi dont le pouvoir, dès lors, ne cessa de décroître.
-
-Les vicomtes étaient représentés en Corse par diverses branches qui
-formèrent au <small>XIV</small>ᵉ siècle _l’albergo Gentile_: c’étaient les familles
-Avogari, Pevere, de Turca (de Curia--de Corte), de’ Mari, di Campo. Par
-leur rupture avec les Obertenghi, ils constituèrent au nord de la Corse
-une seigneurie indépendante, plus tard limitée au Cap-Corse.
-
-Par eux s’introduit dans l’île l’élément ligurien: les intérêts de la
-Commune sont devenus les leurs, car leur clan forme à Gênes un noyau
-d’aristocratie qui détient par les évêques et les consuls, uniquement
-sortis de leur race, l’autorité religieuse et civile. Pour les Pisans,
-l’action des Génois en Corse était considérée comme une usurpation; pour
-les marquis, les vicomtes étaient des vassaux révoltés. Les Corses
-eux-mêmes, dit la Chronique, étaient malheureux; ils implorèrent
-l’appui du pape Grégoire VII qui, appréciant leur «désir de retourner
-conformément à leur devoir sous la domination juste et glorieuse du
-gouvernement apostolique», leur déclara qu’il y avait en Toscane des
-seigneurs prêts à prendre leur défense contre les envahisseurs (1077).
-Mais la mission officielle de rétablir le pouvoir de l’Église en Corse
-est confiée à Landolfe, évêque de Pise, qui conservera pour le compte du
-Saint-Siège les citadelles et lieux fortifiés et partagera avec le pape
-les revenus de la Corse (1078).
-
-L’autorité de ceux des Obertenghi qui, dès lors, prennent d’une façon
-suivie le titre de marquis de Corse, se trouvait donc bien réduite. A
-cette époque, dans les républiques d’Italie, la cause de l’évêque ne se
-sépare pas de celle de la commune. Si l’on observe qu’avant Grégoire
-VII, l’investiture des évêques est un droit temporel attribué aux
-souverains et non aux papes, on admettra que l’élévation de Landolfe au
-vicariat apostolique de la Corse correspondait à une véritable
-inféodation de l’île aux Pisans: ce fut bien ainsi que les Génois le
-comprirent.
-
-Pendant quarante ans, le Saint-Siège ne cessa de favoriser les Pisans.
-En 1119, Pise fut érigée en archevêché, ce qui mécontenta les Génois au
-point de rendre la guerre inévitable. Dans un but de pacification, le
-pape Calixte II, en 1121, déclara que la Corse dépendrait à jamais
-directement du Saint-Siège. Les Pisans protestèrent. Ce fut alors que la
-diplomatie génoise déploya ses ressources pour la première fois. Les
-ambassadeurs Caffaro et Barisone venus à Rome, y étonnèrent clercs et
-laïcs par leurs prodigalités. Le 16 juin 1121, ils s’engageaient sur le
-salut de leur âme et de celles des consuls, à verser à la curie romaine
-mille cinq cents marcs; ils promettaient en outre de faire un don de
-cinq cents onces d’or aux clercs qui auraient prononcé en concile la
-révocation définitive de la primatie de la Corse. De leur côté, les
-_fidèles_ du pape Calixte s’engageaient à faire donner gain de cause aux
-Génois. Ces conventions furent consignées par écrit. A Rome, chacun
-voulut sa part du butin inespéré: cardinaux, évêques, clercs, laïques se
-firent promettre par serment des sommes proportionnées à leur influence.
-Les ambassadeurs ne négligèrent personne, et quand, au mois d’avril
-1123, s’ouvrit le concile de Latran, la décision des juges n’était plus
-douteuse. Par un reste de pudeur, nul n’osait la formuler. «Le pape
-alors, dit Caffaro, réunit douze archevêques et douze évêques pour
-discuter le droit à la consécration des évêques corses et, en consultant
-l’ancien registre de l’Église romaine, ils trouvèrent que les Pisans
-détenaient injustement l’archevêché de Corse.» Ils se rendirent alors de
-la basilique au palais, et l’archevêque de Ravenne prit la parole:
-«Seigneur, seigneur, dit-il, nous n’avons pas osé proférer une décision
-en ta présence, mais nous te donnons un avis qui en aura toute la force:
-que le métropolitain de Pise abandonne la consécration des évêques
-corses et ne s’y entremette jamais plus.»--Entendant cette parole, le
-pape se leva et demanda aux juges s’ils approuvaient. Par trois fois,
-ils répondirent: «_Placet, placet, placet_». «Et moi, ajouta le pape, au
-nom de Dieu et du bienheureux Pierre, j’approuve et je confirme.»
-
-Aussitôt l’archevêque de Pise, Ruggiero, se leva enflammé de colère, et,
-jetant aux pieds du pontife sa mitre et son anneau: «Jamais plus,
-cria-t-il, ne serai ton archevêque ou ton évêque!» Et comme il
-s’éloignait, le pape, repoussant du pied la mitre et l’anneau, lui dit:
-«Frère, tu as mal agi, et je t’en ferai repentir.» Le lendemain matin,
-27 mars, Calixte fit connaître la sentence du concile. La bulle fut
-rendue le 6 avril.
-
-Les Pisans ne s’inclinèrent pas devant la sentence pontificale, et les
-hostilités reprirent leur cours: ce fut une véritable guerre de pirates
-dans les mers de Corse et de Sardaigne et sur les côtes de ces îles.
-Enfin, Innocent III entreprit de faire cesser la lutte qui durait depuis
-quatorze ans (1119-1133) en partageant l’objet du litige: il érigea
-Gênes en archevêché et lui donna pour suffragants les diocèses de
-Mariana, du Nebbio et d’Accia, au nord de la Corse; Ajaccio, Aleria et
-Sagone, c’est-à-dire la plus grande partie de l’île, restèrent sous le
-gouvernement de l’archevêque pisan (19 mars 1133); la paix fut signée.
-Pour compenser la perte des évêchés corses, le Saint-Siège attribua à
-l’archevêque de Pise de nouveaux privilèges et étendit sa juridiction
-(1ᵉʳ mai 1138).
-
-On aurait pu croire Génois et Pisans satisfaits: il n’en fut rien. Les
-deux peuples étaient voués aux désastres d’une éternelle rivalité.
-Chacun d’eux aspirait à l’empire des mers, et tout succès obtenu par
-l’un était considéré par l’autre comme une atteinte à sa propre
-grandeur. La guerre recommença en 1162, mais il ne semble pas que la
-Corse, qui en subit le contre-coup, en ait été la cause. La rivalité des
-deux peuples sur son territoire deviendra bientôt plus ardente que
-jamais à propos d’une petite forteresse dont le nom, inconnu jusque-là,
-figurera pendant des siècles à côté de celui de Gênes dans tous les
-traités passés par la République. La querelle de Bonifacio, plus futile
-en apparence que celle des évêchés, ne s’éteindra que par l’écroulement
-de l’une des deux républiques.
-
-Au <small>XIII</small>ᵉ siècle, Bonifacio, fondée, disent les chroniques, par
-l’officier impérial de ce nom préposé jadis à la défense de la Corse,
-était un repaire de pirates qui pillaient les vaisseaux sans distinction
-de nationalité. Avant 1186, les Génois s’en étaient rendus maîtres, mais
-en 1187 les Pisans les en chassent et y bâtissent un nouveau fort dont
-ils sont eux-mêmes expulsés la même année.
-
-Maîtres du rocher qui commande au détroit, les Génois sont bien décidés
-coûte que coûte à le conserver. Ceux d’entre eux qui voudront y aller
-habiter jouiront de privilèges exceptionnels. Chacun d’eux touche pour
-son service de garde six livres de Gênes chaque année. Tout enfant mâle
-qui y naît reçoit pour son entretien douze deniers par jour jusqu’à
-l’âge de vingt ans; les filles ont droit à six deniers jusqu’à l’âge de
-quinze ans, «et ce fait le commun de Gênes, dit le _Templier de Tyr_,
-pour maintenir en habitation ledit château».
-
-Ces colons ont été choisis dans les professions les plus diverses,
-forgerons, cordonniers, tailleurs, charpentiers, médecins, etc.
-L’importance de la colonie est telle que le podestat de Bonifacio
-prendra plus tard le titre de _vicaire de la Commune de Gênes en Corse_,
-et son succès poussera les Génois en 1272 à en fonder une semblable à
-Ajaccio, mais Charles d’Anjou, fils de saint Louis, détruira la
-forteresse et en chassera les Génois (1274).
-
-Les actes dressés au sein des deux républiques nous montrent à la fin du
-<small>XII</small>ᵉ siècle Gênes et Pise se disputant âprement la possession de
-Bonifacio que chacune considère comme lui appartenant en propre. Après
-vingt-cinq années de guerres et de luttes diplomatiques où tour à tour
-furent invoquées l’autorité du pape et celle de l’empereur, Bonifacio
-restait aux Génois.
-
-
-
-
-VI
-
-LE SIÈCLE DE GIUDICE
-
- _État de la Corse pendant le Moyen Age.--Bonifacio et les seigneurs
- de Cinarca.--Giudice.--Premières expéditions des Génois en Corse._
-
-
-Au <small>XIII</small>ᵉ siècle seulement commence l’histoire des Corses; jusqu’ici,
-nous n’avons pu étudier l’île que dans ses rapports avec l’étranger.
-Nous touchons à l’époque où la Corse se fait connaître elle-même et où
-la légende cède le pas à l’histoire. Ce n’est pas que les monuments
-soient nombreux, mais ils sont précis et d’une authenticité
-indiscutable; ils appuient la chronologie à des bases solides,
-restituent aux personnages traditionnels leur identité parfois discutée,
-fournissent à la géographie féodale des éléments de reconstitution, et,
-en se reliant à la documentation externe, permettent d’apprécier le
-contre-coup des événements qui ont fait peser dans l’île leur lourde
-influence.
-
-_État de la Corse pendant le Moyen Age._--Depuis le <small>IX</small>ᵉ siècle, une
-double tendance s’était manifestée en Europe: la disparition des hommes
-libres dans la vassalité ou le servage, et l’absorption des petites
-propriétés dans la grande propriété. La Corse non incorporée à l’empire
-d’Occident, ainsi que la Sardaigne plutôt abandonnée qu’arrachée à
-l’empire byzantin, échappent aux mœurs nouvelles importées par les
-Germains ou du moins ne les subissent que sous une forme atténuée. En
-Occident comme en Orient, en effet, dès le <small>IX</small>ᵉ siècle, on se fait
-esclave ou volontairement, ou parce que les lois condamnent à la vente
-de leur corps ceux qui ne peuvent s’acquitter de leurs dettes. Les
-charges auxquelles sont soumis les hommes libres et surtout le service
-militaire, triomphent des dernières répugnances du peuple à sacrifier sa
-liberté. En Corse, rien de semblable, le serf volontaire est
-l’exception; la sobriété de l’insulaire, sa nature indépendante et
-guerrière le mettent à l’abri de toute aliénation de sa personne. Il est
-donc peu probable que le servage ait beaucoup pesé sur les Corses, et si
-on voit s’opérer aux <small>IX</small>ᵉ, <small>XII</small>ᵉ et <small>XIII</small>ᵉ siècles des ventes d’esclaves
-corses, on doit supposer qu’ils appartiennent à des familles de captifs
-musulmans.
-
-On a déjà fait observer d’ailleurs que dans tous les patrimoines de
-Saint-Pierre, le servage était moins arbitraire et moins barbare que
-partout: en Sardaigne, dit M. Amat de San-Filippo, les questions entre
-patrons et serfs étaient tranchées par les tribunaux.
-
-A côté des trois clans qui se partageaient l’île s’était élevée une
-féodalité autochtone dont il est permis de soupçonner les commencements.
-Nous avons vu plus haut combien l’aristocratie italienne goûtait les
-dignités en usage dans la hiérarchie byzantine et de quel attrait
-étaient revêtus ces titres de _consuls_ et surtout de _juges_
-(αργοντες) réservés d’abord aux seuls fonctionnaires.
-
-L’influence des usages administratifs et même de la langue de Byzance
-dans les îles méditerranéennes n’est plus à démontrer. En Sardaigne, au
-<small>XI</small>ᵉ siècle, les juges-souverains de Cagliari se donnaient encore le
-titre d’archonte et conservaient sur leurs sceaux les caractères
-helléniques. Au <small>XII</small>ᵉ siècle, Grégoire VII adressait une bulle aux
-clercs, _consuls_ majeurs et mineurs de la Corse. Quant au titre de
-_juge_, il précéda dans les deux îles toutes les qualifications
-féodales. Lorsque Byzance affaiblie, isolée de ses dernières possessions
-occidentales, se trouva dans l’obligation de renoncer à y envoyer des
-fonctionnaires, les indigènes qui purent s’élever au-dessus de leurs
-compatriotes, usurpèrent leurs fonctions et, croyons-nous, se parèrent
-de leurs titres pour en imposer davantage. En Sardaigne, les monuments
-confirment cette opinion; en Corse, ils apparaissent trop tard pour la
-justifier, mais le souvenir des _juges_ est assez souvent évoqué dans la
-chronique corse pour faire admettre qu’avant de se qualifier seigneurs
-et gentilshommes, les puissants de l’île aient pris une qualification à
-laquelle les masses étaient habituées. Giovanni della Grossa cite à
-plusieurs reprises des _juges_ qui se firent _seigneurs_ et parvinrent à
-rendre leurs fonctions héréditaires.
-
-Ce n’était cependant pas chose aisée, car nous verrons qu’en Corse, le
-droit héréditaire à l’autorité est presque toujours contesté. Le fief
-passe péniblement à ses héritiers naturels; l’autorité suprême ne se
-transmet jamais. Aucune constitution n’assure au chef du jour une
-prépondérance certaine pour sa race. Tous les Corses aspirent au
-pouvoir, et les plus forts l’arrachent tour à tour au caprice de
-l’opinion populaire qu’actionne tout un rouage de volontés unies par des
-intérêts trop immédiats pour être stables. Ces rouages constituent le
-_clan_ dont l’organisation ne permit pas au système féodal de s’imposer
-dans toute sa rudesse germanique. Ainsi que les cités italiennes, et
-plus encore qu’elles, la Corse paraît avoir toujours eu dans ses rangs
-inférieurs des hommes libres en quantité suffisante pour composer une
-tierce classe peu différente des deux autres auxquelles elle est souvent
-unie par les liens du sang. Dans un pays où la femme est tenue dans un
-état constant d’infériorité, l’_amie_ (comme on dit alors) presque
-toujours accueillie, du moins supportée par la femme légitime, ne
-souffre pas plus de sa maternité irrégulière que son fils n’aura à
-rougir de sa bâtardise. Les parentés s’étendent donc très loin, et ni
-les richesses, ni l’éducation n’opposant de barrière au mélange des
-classes, tous les hommes peuvent se croire égaux. Aucune hiérarchie,
-aucun ordre social ne faisant de la féodalité un corps constitué, la
-Corse échappe aux progrès inhérents à toute organisation même
-défectueuse, et nourrit uniquement le sentiment de l’indépendance
-individuelle. C’est pourquoi les clans corses n’ont jamais pu concevoir
-les unions patientes et fertiles qui, à Gênes, donnèrent naissance aux
-_alberghi_. Dans l’_albergo_, l’intérêt général ignore les soifs
-individuelles de ses membres, alors que la famille corse ne vise qu’à
-satisfaire des ambitions. C’est la plus violente et la plus appuyée par
-le chiffre de ses partisans qui triomphera: les alliances ont pour
-principal objet d’en augmenter le nombre. Une femme qui compte vingt
-frères ou cousins germains est un beau parti, même pour un _Cinarchese_.
-
-Lisons les chroniques, nous y verrons que le vassal, à la fois soldat et
-pasteur, ignore la glèbe, car le seigneur est rarement assez puissant
-pour l’y maintenir. Dès qu’il se sent opprimé, il se révolte, s’il ne
-peut espérer se faire seigneur lui-même. Il sait qu’un homme robuste et
-sachant manier le fer trouvera toujours bon accueil; les inimitiés des
-chefs lui procureront un appui et un soutien. Le pouvoir natif du
-feudataire est très limité: trop de frères, trop de bâtards surtout,
-partagent son patrimoine et ses ambitions. Le vassal, ne l’oublions pas,
-est souvent apparenté au seigneur, il vit de la même existence que lui
-et, comme lui, porte des armes offensives et défensives; il trouvera
-toujours asile dans les villages libres qu’administrent leurs consuls ou
-leurs gonfaloniers. La seule loi est la force qui se manifeste surtout
-par le nombre des clients accourus volontairement ou attachés au chef
-par les liens du sang. Encore cette loi n’est-elle pas absolue: la
-nature du pays, hérissé de montagnes, couvert de maquis, protège l’isolé
-contre la masse, refrène et limite l’autorité, encourage les rébellions
-et maintient la Corse dans un état d’anarchie plus désastreux pour son
-progrès que les pires tyrannies.
-
-La tradition insulaire conserva, du gouvernement des Pisans, le meilleur
-souvenir: «Leurs juges, dit Giovanni della Grossa, savaient se concilier
-l’affection des grands, de la classe moyenne et du peuple, parce qu’ils
-maintenaient seigneurs, gentilshommes, gens du peuple et autres dans le
-rang qui leur convenait. Cette paix et cette union profonde firent
-oublier les malheurs des temps passés; on bâtit ces belles églises qui
-sont aujourd’hui les plus anciennes, des ponts superbes et beaucoup
-d’autres édifices d’une architecture remarquable et d’un art singulier
-dont quelques-uns subsistent encore aujourd’hui.»
-
-Il est certain que le gouvernement ecclésiastique des Pisans ne pouvait
-qu’adoucir la condition des classes populaires et surtout des serfs de
-corps--s’il en subsistait. Dans tous les pays d’Occident, aux temps les
-plus durs de la féodalité, le fait de devenir le serf d’un évêque ou
-d’une grande abbaye était considéré comme une grande amélioration de
-sort. Mais les abus ne tardèrent pas à paraître. La féodalité
-ecclésiastique s’implanta dans les mœurs et emprunta à l’autre jusqu’à
-ses caractères de transmission héréditaire. Les bénéfices passent du
-père au fils. En Corse, un prêtre commence presque toujours la fortune
-d’une famille. C’est, d’après les chroniques, le cas des Cortinchi, ce
-sera au <small>XV</small>ᵉ siècle celui de la puissante maison d’Omessa dont les chefs,
-prélats batailleurs, partageront les bénéfices entre leurs fils
-naturels. Un prêtre violent, Abram de Belgodere, à la même époque,
-relèvera en Corse la famille abaissée des marquis et contraindra les
-moines de Portovenere à restituer une part des biens abandonnés par la
-faiblesse des Obertenghi dont il revendique l’héritage pour le laisser à
-ses bâtards. On pourrait multiplier les exemples; il va de soi que c’est
-par une aristocratie religieuse que le pape voulait faire diriger la
-Corse, aristocratie de vertu, de discipline et surtout de soumission à
-l’Église; or, l’abbaye qui fut la plus favorisée en Corse, qui y
-recueillit le plus de bénéfices, «était, au dire de Grégoire IX (1231),
-complètement dépravée et souillée de tous les vices des moines».
-
-_Bonifacio et les seigneurs de Cinarca. Giudice de Cinarca._--Maîtres de
-Bonifacio, les Génois tentèrent de s’attacher, par des moyens
-conciliants les plus puissants d’entre les féodaux. Ce fut ainsi que les
-seigneurs de Cinarca et les Biancolacci furent amenés à signer des
-traités d’alliance avec les Bonifaciens. Soit mauvaise foi de la part
-des contractants, soit désobéissance du fait de leurs vassaux, ces
-pactes furent fréquemment rompus. La plus ancienne de ces conventions
-est de 1222. Le 5 septembre, Opizzo de Cinarca, chevalier, et Guglielmo
-Biancolaccio se font admettre ensemble au nombre des citoyens de
-Bonifacio. Ils s’engagent à aider ladite commune contre ses ennemis, et
-à se tenir à la disposition du podestat et des consuls de Gênes, sans
-toutefois que cet engagement puisse porter en quoi que ce soit préjudice
-à leurs droits. Nous sommes déjà dans la seconde phase de l’histoire des
-communes. Il n’y a pas un siècle qu’elles se faisaient confirmer leurs
-privilèges par les seigneurs; maintenant elles se les attachent par les
-liens d’une bourgeoisie honoraire, sans toutefois attaquer encore leur
-autorité: ces actes sont des accords de puissance à puissance; dans peu,
-nous verrons en Corse, comme en Ligurie, les seigneurs reconnaître la
-suzeraineté de la commune.
-
-Par la suite, les relations des Génois et des Corses sont souvent
-tendues. A ces derniers, les habitants de Bonifacio reprochent de se
-livrer à de fréquentes excursions sur les territoires qu’ils cultivent,
-d’y faire la maraude, de piller leurs bestiaux, et d’incendier les
-habitations de leurs alliés. Des traités de paix interviennent, mais ils
-sont violés généralement par les Corses ou par les Génois l’année même
-de leur adoption.
-
-Mais la division régnait entre différentes branches des Cinarchesi et
-des Biancolacci. Guglielmo de Cinarca fut assassiné par ses propres
-neveux qui s’emparèrent de ses biens au détriment de ses héritiers
-légitimes. Ceux-ci étant en bas âge, la vendetta fut tardive; elle n’en
-fut pas moins énergique, les meurtriers à leur tour trouvèrent la mort
-sous les coups de Sinucello, fils de Guglielmo, qui en sacrifiant ses
-cousins aux mânes de son père, s’imposa comme le seul seigneur du
-territoire cinarchese en attendant qu’il se rendît maître de la Corse
-tout entière. Sous le nom de Giudice (Juge) qu’il adopta, Sinucello fut
-le premier Corse dont les gestes imposèrent le souvenir à la postérité.
-«Ce fut, dit avec raison Ceccaldi, l’un des hommes les
-
-[Illustration: La Corse. Figure allégorique du Vatican (1585).]
-
-[Illustration: Carte de la Corse au <small>XVI</small>ᵉ siècle (auteur anonyme).
-
-(_Bibl. Nat. de Paris._)
-
- Pl. IV. CORSE.
-]
-
-plus remarquables qui aient jamais existé dans l’île.»
-
-Bien que les historiens insistent sur la constance de Giudice envers les
-Pisans, celui-ci semble s’être déclaré, dès son arrivée en Corse, le
-vassal de la commune de Gênes dont il reconnut la suzeraineté pendant la
-plus grande partie de sa vie. En 1258, il fit avec les Bonifaciens un
-premier traité d’alliance qui fut strictement observé jusqu’en 1277. A
-cette époque, une ambassade génoise vint à Propriano lui reprocher en
-termes fort mesurés de n’en avoir pas strictement observé les
-conventions. On lui faisait grief seulement d’employer à son usage des
-salines appartenant aux Bonifaciens et d’avoir laissé élever une
-forteresse sur un emplacement relevant du district de Bonifacio: «La
-Commune, dirent les ambassadeurs, se refuse à croire les crimes dont on
-vous a chargé, vous, Giudice de Cinarca, citoyen génois, dont les
-ancêtres ont toujours été considérés par la Commune comme des fils;
-aussi ne veut-elle pas agir envers vous comme envers un étranger; les
-chefs des anciens nous ont envoyés à vous pour apprendre la vérité de
-votre bouche, car si les accusations portées étaient vraies, la Commune,
-prenant en considération votre fidélité et celle de vos ancêtres, vous
-traiterait en fils, conformément à la parole divine qui dit: «Si ton
-fils pèche, avertis-le». Ils lui représentaient en outre qu’il n’avait
-aucun droit sur le district de Bonifacio, mais que, s’il croyait en
-avoir, c’était devant la commune de Gênes qu’il devait les faire valoir.
-
-Giudice accueillit l’ambassade assez froidement; cependant après avoir
-laissé écouler plus d’une année, il consentit à renouveler entre les
-mains du podestat de Bonifacio l’hommage de 1258 (1278). En 1280, il
-stipula un nouvel accord avec les Bonifaciens; mais il montra par son
-langage qu’il n’entendait plus être traité en vassal: «Autrefois,
-dit-il, le district de Bonifacio était une véritable caverne de voleurs:
-les seigneurs de Cagna, de Biscaglia, de Corcano, d’Attala, d’Arescia et
-les Biancolacci en étaient les maîtres, et la commune de Gênes n’y
-pouvait rien. Ils volaient mes vassaux, dérobaient mes bestiaux et ceux
-des Bonifaciens. Tous ceux qui habitent Bonifacio depuis longtemps,
-savent qu’aujourd’hui, grâce à Dieu et à ma vigilance, ils peuvent
-dormir et reposer sans crainte... désormais, si les Bonifaciens ont à
-lutter contre des ennemis, je serai leur pasteur et leur défenseur.»
-
-Cette déclaration confirme le récit des chroniqueurs qui narrent en
-appuyant sur les moindres circonstances les luttes de Giudice contre les
-autres féodaux corses. Il est probable que le bon accueil que trouvèrent
-auprès de la Commune plusieurs d’entre eux, les Salaschi, les Cortinchi,
-et les petits-fils des assassins de son père, indisposèrent Giudice
-contre Gênes, et que son mécontentement se traduisit par une véritable
-invasion du district de Bonifacio.
-
-La guerre éclata, les troupes génoises débarquèrent. Après trente jours
-de lutte, Giudice, blessé à la suite d’une chute de cheval, dut aller
-demander des secours aux Pisans. Les Génois sommèrent ceux-ci de livrer
-le vassal rebelle. Les Pisans répondirent que, Giudice étant leur propre
-vassal, ils étaient décidés, non à l’abandonner à ses ennemis, mais au
-contraire à lui prêter assistance. Giudice, en effet, bien qu’il eût été
-armé chevalier jadis par Giovanni Boccanegra, capitaine du peuple de
-Gênes, avait rendu hommage aux Pisans. Avec l’aide de ceux-ci, Giudice
-rentra en Corse et chassa sans peine les Génois des postes qu’ils
-occupaient. Les deux républiques aigries l’une contre l’autre par une
-longue rivalité, exaspérées par des torts réciproques, armèrent des
-flottes considérables qui se rencontrèrent à la Meloria le 5 août 1284.
-Cinq mille Pisans périrent, onze mille furent faits prisonniers. «Pour
-voir Pise, disait-on alors, il faut aller dans les prisons de Gênes.»
-Gênes triomphante s’assurait l’empire des mers, mais la victoire lui
-coûtait cher. «Il y eut en cette année, dit frère Salimbene qui écrivait
-trente ans plus tard, plus de larmes et de gémissements à Gênes et à
-Pise que jamais depuis jusqu’à nos jours.»
-
-Le 3 avril 1288, les bases d’un traité de paix furent proposées à la
-commune de Pise par ses citoyens captifs. Les Pisans devaient s’engager
-à soumettre Giudice qui avait reconquis son indépendance et à supporter
-tous les frais des nouvelles expéditions. Pise affaiblie ne put que
-souscrire à des conditions d’où dépendait la liberté de ses plus
-éminents citoyens. La paix fut signée le 15 avril 1288 et Gênes décida
-sur-le-champ d’en faire exécuter les clauses. En vain, le chroniqueur
-Jacopo D’Oria, dont la famille possédait des biens en Corse, tenta de
-dissuader ses compatriotes d’une entreprise qui les poussait «au devant
-d’un abîme». «Si les Génois, dit Pertz, avaient suivi ses conseils, ils
-auraient épargné à la République des trésors engloutis pendant cinq
-siècles sans résultat.»
-
-Gênes ajourna cependant l’ouverture de la campagne au printemps de
-l’année suivante. Au mois de mai 1289, les troupes génoises, sous les
-ordres de Luchetto D’Oria, débarquèrent à Propriano. Giudice surpris, se
-retire dans la montagne avec quelques partisans, alors que ses ennemis
-et plusieurs de ses parents se groupent autour du général génois et lui
-rendent hommage. Luchetto, qui prend le titre de vicaire général en
-Corse pour la commune de Gênes, s’empare des châteaux de
-l’Au-delà-des-Monts. A Aleria, l’évêque, Orlando Cortinco, lui ouvre les
-portes de la ville, et sa campagne n’est plus désormais qu’une promenade
-au cours de laquelle seigneurs et communes lui font leur soumission. Aux
-premiers, il demande des otages, dans les villages il nomme des
-_gonfalonniers_ ou syndics. Il rend la justice, tranche les différends
-entre familles, en un mot fait en toutes circonstances acte de suzerain.
-
-Giudice, alors, voyant son parti diminuer de jour en jour, envoya
-proposer à Luchetto D’Oria de faire sa soumission, offrant de marier à
-Gênes une de ses filles. Dans une entrevue qui eut lieu à Faona, les
-deux adversaires jetèrent les bases d’une trêve qui devait durer
-jusqu’au carême. Giudice envoya à Gênes des ambassadeurs et reconnut, le
-8 décembre, la suzeraineté de la Commune; mais quelques jours après, ses
-envoyés revinrent sans avoir pu accomplir leur mission. Dans une
-entrevue qu’il eut avec Luchetto, Giudice lui fit remarquer ironiquement
-qu’il avait tort de compter sur ses alliés insulaires et lui cita le
-proverbe: «Qui se fie à un Corse a la tête sur un précipice». La guerre
-recommença, mais Luchetto D’Oria, malade, dut s’embarquer pour Gênes,
-laissant le commandement à son frère Inghetto. Jacopo D’Oria constate
-amèrement alors «que la dépense de vingt-cinq mille livres nécessitée
-pour les frais de la campagne, a été stérile, et que les seigneurs
-corses continuent à recevoir Giudice chez eux et à le considérer comme
-leur chef et souverain».
-
-Au mois de juillet 1290, Nicolò Boccanegra débarqua en Corse à la tête
-de quelques troupes génoises. Il ravagea Ornano, Istria et la plaine de
-Talavo, mais une épidémie l’obligea à se retirer à Bonifacio. Privé de
-ses soldats malades, il fit appel aux bourgeois et recommença la
-campagne secondé par les cousins de Giudice. L’expédition fut
-malheureuse: battu par les Corses, il dut bientôt retourner à Gênes,
-laissant Giudice maître sans conteste de l’île. Celui-ci ne reconnut
-désormais que la suzeraineté des Pisans: aussi Gênes imposa-t-elle le
-bannissement de Giudice parmi les clauses principales de la trêve de
-trente ans conclue avec Pise le 31 juillet 1299. «Les syndics de la
-commune de Pise s’engagent solennellement à bannir Giudice de Cinarca,
-sa femme, ses filles, ses fils, les femmes de ses fils, ses descendants
-de tout sexe, qu’ils soient issus ou non de légitime mariage; à leur
-interdire tout séjour à Pise ou sur le territoire même de la commune de
-Pise.»
-
-On ne saurait dire si cet article reçut un commencement d’exécution. On
-sait seulement qu’il fut annulé par le traité définitif du 24 juin 1331.
-Giudice était mort environ depuis vingt-cinq ans.
-
-Giovanni della Grossa et Pietro Cirneo racontent, avec de longs détails,
-les guerres que Giudice soutint contre Giovanninello Cortinco de Loreto.
-Une querelle de valets, dans laquelle les deux seigneurs étaient
-intervenus, avait, au dire des chroniques, fait naître cette longue
-inimitié qui survécut longtemps aux chefs des deux factions. En effet,
-lorsqu’au <small>XV</small>ᵉ siècle, Gênes partage en Corse le commandement entre deux
-gouverneurs, il est bien entendu que l’un patronnera le parti de
-Giudice, l’autre celui de Giovanninello.
-
-Ainsi que l’avoue le chroniqueur D’Oria, lui-même, les campagnes des
-Génois en Corse ne firent qu’interrompre le long règne de Giudice dont
-l’autorité s’imposa pendant toute la seconde moitié du <small>XIII</small>ᵉ siècle. La
-tradition veut que cette autorité ait été judicieuse et bienfaisante.
-Le comte Giudice de Cinarca (car il avait pris ce titre ainsi qu’en
-témoigne un document pisan) s’appliqua à faire régner partout la
-justice. Suivant la Chronique, il fixa, dans une consulte générale tenue
-à la Canonica di Mariana en 1264, les pouvoirs des seigneurs, et permit
-d’en appeler de leurs sentences à son tribunal. Les impôts furent
-limités: chacun suivant sa fortune dut payer une, deux ou trois livres
-de Gênes; dans les pays féodaux, les sommes perçues étaient partagées
-entre les seigneurs et Giudice; dans les autres localités, il percevait
-pour son compte la totalité de l’impôt. «Il s’appliqua, dit Ceccaldi, à
-donner la paix à la Corse et à la gouverner avec modération et justice.»
-
-La tradition rapporte que Giudice devenu vieux confia la garde de ses
-châteaux à ses fils naturels: Arrigo, Arriguccio, Salnese et Ugolino
-devenus ainsi seigneurs d’Attalà, de la Rocca, d’Istria et de la Punta
-di Rizeni, et tiges des familles féodales de ces noms. La trahison de
-Salnese d’Istria le livra aux Génois: enfermé dans la prison de la
-Malapaga, à Gênes, il y mourut âgé de près de cent ans. Un historien
-français contemporain, le _Templier de Tyr_, secrétaire de Guillaume de
-Beaujeu, confirme par son témoignage le récit des chroniqueurs. Après
-avoir parlé d’un «grand seigneur d’une isle qui a nom Corse, qui se
-disait Juge de Chinerc et qui, homme de la commune de Gênes, se fit
-homme de la commune de Pise», rapporte comment «les Pisans abandonnèrent
-le Juge de Chinerc de Corse, lequel vint à la merci de la commune de
-Gênes qui le tint en prison avec Pisans et Vénitiens, et mourut après
-ledit Juge de Chinerc».
-
-
-
-
-VII
-
-LA CORSE GÉNOISE
-
- _Gênes et l’Aragon.--Réunion de la Corse à Gênes.--Le Temps de la
- Commune et Sambocuccio d’Alando.--Arrigo della Rocca et la Maona._
-
-
-_Gênes et l’Aragon._--En 1296, le pape Boniface VIII avait investi des
-îles de Corse et de Sardaigne la maison d’Aragon. Se contentant
-d’établir leur pouvoir dans la Sardaigne, Jayme Iᵉʳ et Alfonse
-ajournèrent la conquête de la Corse, malgré les pressantes
-sollicitations des seigneurs insulaires. Enfin, en 1345, Raymondo de
-Montepavone, qui avait gouverné longtemps Cagliari pour le roi d’Aragon,
-ayant convaincu D. Pedre, successeur d’Alfonse, de la facilité avec
-laquelle il occuperait un pays où l’Aragon comptait de si nombreux
-partisans, le roi se décida à envoyer des troupes que les Bonifaciens
-virent avec stupeur se répandre sur leur territoire (novembre 1346).
-
-Au temps des guerres pisanes, Gênes avait lutté en Corse plus pour
-l’influence que pour la conquête. Quand Pise ruinée eut abdiqué ses
-prétentions, la Commune avait cessé de s’occuper de la Corse. Seuls, les
-D’Oria de Nurra, maîtres en partie de la Sardaigne et de la
-Rivière-de-Ponent, avaient tenté d’en faire une terre gibeline: les uns
-s’y présentaient armés de l’investiture aragonaise propre à leur
-acquérir les sympathies des habitants, les autres, comme Branca D’Oria,
-avec des pouvoirs fictifs qui en imposaient aux _fidèles_ de la Commune
-et leur ouvraient les portes mêmes de Bonifacio. A deux reprises, Aitone
-D’Oria, amiral des Gibelins, avait tenté la conquête de la Corse: la
-première expédition ayant échoué, il s’était uni en 1335 à Arrigo de
-Cinarca, seigneur d’Attalà, fils de Giudice, et tous deux s’étaient
-rendus maîtres de la Corse entière. Comme un revirement s’était produit
-à Gênes en faveur des D’Oria, Aitone faisait reconnaître par son allié
-en mars 1336 la suzeraineté de la Commune, mais l’année suivante, ayant
-mis ses troupes et ses galères au service du roi de France, l’amiral se
-désintéressa de sa conquête et quitta la Corse pour n’y plus revenir. Il
-devait périr à la bataille de Crécy.
-
-Mais toutes ses expéditions avaient un caractère privé, et la Commune
-n’en tirait bénéfice qu’occasionnellement. En 1345, le doge Giovanni da
-Murta arriva au pouvoir avec de vastes projets au nombre desquels il
-faut compter la ruine de l’influence espagnole en Corse et en Sardaigne:
-pour obtenir ce résultat il sut réconcilier momentanément, ou du moins
-unir, dans un même élan patriotique, les nobles et le peuple. Le parti
-populaire triomphait à Gênes et ses tendances, entre les mains de
-l’homme supérieur qu’était le doge, devenaient un instrument de
-conquête. Il envoyait en Corse le chef de la puissante corporation des
-bouchers, Antonio Rosso, pour y _travailler_ le peuple, et le terrible
-ennemi des grands, Gottifredo da Zoagli, pour impressionner la noblesse.
-En Sardaigne, ses agents tentaient de faire révolter Sassari contre le
-roi d’Aragon, et les D’Oria, les Spinola, les Malaspina et les Massa,
-oubliant leurs triples rancunes d’aristocrates, de gibelins, d’exilés,
-secondaient les efforts de ces artisans, de ces Guelfes, de cette plèbe
-qui les avaient chassés.
-
-_Réunion de la Corse à Gênes._--Cependant les hostilités étaient
-suspendues, quand la nouvelle parvint à Gênes que le territoire de
-Bonifacio venait d’être envahi. Indigné, le doge se plaignit à D. Pedre
-qui, au lieu de s’excuser, déclara que «l’expédition de Corse était
-faite par son ordre». Cette sèche réponse dictait aux Génois une
-conduite énergique: la conquête de la Corse devenait indispensable à
-l’honneur de la République. En trois mois, les agents de la Commune
-s’assurèrent l’adhésion des chefs, et en avril 1347, Nicolò da Levanto,
-podestat de Bonifacio et vicaire pour les Génois en Corse, recevait les
-hommages des Cinarchesi (Guglielmo et Ristoruccio della Rocca,--Orlando
-et Arriguccio d’Ornano). Si les registres du chancelier Giberto da
-Carpina, lacérés et réduits à quelques feuilles, ne nous ont conservé
-que les actes relatifs à ces personnages, il n’en faut pas conclure que
-les Cinarchesi furent seuls à rendre cet hommage, car le chroniqueur
-florentin, Giovanni Villani, qui mourut l’année suivante (1348), dit
-formellement qu’au mois d’août 1347 «_les Génois eurent la seigneurie de
-toute l’île de Corse, par la volonté presque unanime de tous les barons
-et seigneurs de la Corse_».
-
-Pendant ce temps, le roi d’Aragon armait des forces importantes pour les
-jeter sur la Corse. Le 12 juillet, le doge réunit le Conseil des Sages
-pour délibérer «sur les événements de Corse--_supra factis Corsicæ_.»
-Dans cette séance, on décréta un armement considérable auquel furent
-tenus de contribuer tous les citoyens, les vassaux de la Commune, ainsi
-que les seigneurs et les villes confédérés. Pour couvrir les premiers
-frais de la campagne, un emprunt de 50.000 livres fut voté.
-
-Le 18 juillet, des lettres sont envoyées en tous sens pour inviter
-seigneurs et communes à coopérer au «recouvrement urgent de l’île de
-Corse». Il faut répondre dans le délai d’une semaine. Les marquis del
-Carretto qui gardent le silence, sont menacés et sommés d’envoyer leur
-procureur. Gottifredo Impériale est chargé de recruter des soldats à
-Pise et «dans tous les endroits où il en pourra rencontrer». Ces lettres
-témoignent par leur rédaction d’une fièvre impatiente et inquiète; «on
-ne saurait trop prévoir, disent-elles, de combien de dangers les Génois
-sont menacés, _si la Corse tombait entre les mains d’un étranger ou d’un
-ennemi_, et pour éviter ce péril, chacun doit, d’un cœur fidèle et
-empressé, remplir un devoir aussi nécessaire que glorieux.»
-
-Aucun détail ne nous est parvenu sur cette campagne, que commandait le
-fils du doge, Tomaso da Murta. La terrible peste de 1347-48 qui ne
-laissa en Corse que le tiers des habitants, au dire de Villani, anéantit
-tout souvenir de cette expédition. Cependant la Chronique nous montre à
-l’époque de la _grande mortalité_, l’implacable populaire Gottifredo da
-Zoagli assouvissant sur des seigneurs qui avaient cependant reconnu les
-premiers la souveraineté de Gênes, sa haine pour la noblesse. Sous de
-futiles prétextes, il fit pendre Orlando Cortinco, et envoya deux de ses
-parents mourir à la Malapaga. Il ne se montra pas moins sévère à l’égard
-d’Orlando d’Ornano. Ce seigneur n’était cependant coupable que d’avoir
-enlevé la femme de son frère, parce que, dit la Chronique, «il la
-trouvait plus belle que la sienne». Gottifredo n’apprécia pas cette
-excuse et le fit décapiter. En Balagne, il semble n’avoir pas été
-étranger à l’incendie et au pillage du château des marquis de Massa à
-San-Colombano par les _populaires_; mais il fit couper le nez à une
-femme de mœurs douteuses qui avait séquestré la fille d’un des marquis
-pour la «marier à un seigneur qui la recherchait». Cet homme vertueux et
-sanguinaire, qui s’était fait élire comte de Corse par le peuple, ne
-tenta pas de résister à la peste: il retourna à Gênes pour fuir le
-fléau, laissant comme vicaire Guglielmo della Rocca, mais non sans avoir
-pris la précaution de faire consigner en otage par celui-ci son fils
-Arrigo.
-
-Par décret du 29 novembre 1347 fut ouvert l’_Emprunt nouveau pour
-l’acquisition de la Corse_. Le capital de 50.000 livres fut divisé en
-500 actions (luoghi) donnant droit chacune à une voix dans les
-assemblées délibératives. Malgré la peste, la République entretint des
-garnisons en Corse; mais une guerre terrible, dans laquelle Gênes trouva
-réunies contre elle toutes les forces maritimes des Grecs, des Vénitiens
-et des Aragonais, la contraignit peu à peu à mettre toutes ses troupes
-au service d’une cause d’où dépendait sa fortune commerciale. Forcée de
-transiger avec ses ennemis, elle tenta de les diviser et, pour «empêcher
-les étrangers de se plaindre», elle rappela de Corse les soldats qui y
-restaient encore en 1350. Les pourparlers avec le roi d’Aragon
-s’éternisèrent, les Génois ne voulant à aucune condition, renoncer à la
-Corse et à la Sardaigne. Cependant quand ils virent que D. Pedre, en
-lutte avec la Castille, était immobilisé dans son royaume, ils ne
-songèrent plus qu’à reprendre les positions qu’ils occupaient avant la
-guerre. Un diplomate habile, Leonardo da Montaldo, fut chargé de ramener
-à la République les communes qui s’étaient séparées d’elle au cours des
-hostilités avec Venise. En Corse, il procéda discrètement et reçut à
-Calvi, au nom de la Commune, le serment de fidélité prononcé par les
-chefs au nom du peuple corse. On envoya alors en Corse des troupes qui
-occupèrent quelques forteresses, dont Baraci, lieu propre à surveiller
-le débarquement des Aragonais (1357).
-
-_Le Temps de la Commune et Sambocuccio d’Alando._--Si l’on s’en rapporte
-aux chroniques, toutes les invasions génoises qui se sont succédé en
-Corse, furent provoquées par les insulaires eux-mêmes réunis en consulte
-à la suite de soulèvements d’importance inégale. Et de fait, si les
-monuments prouvent que ce n’est pas là une satisfaction accordée par
-l’auteur à l’amour-propre national, ils témoignent surtout de l’habileté
-de ceux qui travaillèrent à les asservir.
-
-Car la documentation, extraite en grande partie de la comptabilité
-froide et discrète de la Commune, nous révèle que toutes ces consultes
-et tous ces soulèvements sont le résultat d’intrigues dont le prix est
-soigneusement consigné. Observons aussi que les ambassades corses sont
-presque toujours arrivées à Gênes au moment où la République avait
-intérêt à leur intervention. Elles ne représentent le plus souvent qu’un
-parti, et exécutent leur mission à l’insu du plus grand nombre. Aussi
-arrive-t-il parfois que leurs pouvoirs sont contestés, et que les
-mandataires s’estiment heureux d’être renvoyés dans leur île sans passer
-par la corde ou la prison, après avoir été traités de _faux
-ambassadeurs_.
-
-Quiconque a étudié l’histoire de la Corse ailleurs que dans les
-chroniques, sait combien la portée de ces assemblées a été exagérée. Les
-populations de Morosaglia et des pays voisins y prenaient part; quant
-au reste de la Corse, il n’y était représenté que dans des proportions
-assez faibles et uniquement par les partisans des organisateurs de la
-consulte. S’il n’en était ainsi, comment comprendrait-on les résultats
-contradictoires de ces réunions, où se succédaient des décisions
-tellement diverses que la mobilité même du peuple corse ne suffirait pas
-pour les expliquer?
-
-On imagine donc combien il était facile à un chef de clan, à un parti,
-même à une invasion étrangère, de faire sanctionner les usurpations les
-moins justifiées: le pays était pauvre, les peuples oisifs, les
-rivalités aveugles, les passions excessives. Dans un horizon trop étroit
-pour se développer, les qualités de la race n’étaient plus qu’un danger
-pour elle-même. La Corse aspirait à un champ plus vaste, toute nouveauté
-lui était une espérance, tout inconnu devenait un messie. L’étranger
-pouvait débarquer sur son sol, il y trouvait toujours une faction
-intéressée au changement; tout au moins, s’il n’y avait rien à gagner
-pour elle, y avait-il à perdre pour la fraction adverse.
-
-Une vaste _internationale_ (que l’on me pardonne cette expression
-moderne) reliait au milieu du <small>XIV</small>ᵉ siècle les _populaires_ de tout
-l’Occident. A Rome, où Rienzi, vainqueur des patriciens, ose attaquer le
-dogme de la monarchie universelle et proclamer l’indépendance des
-peuples, à Gênes, à Lucques, à Pise, à Sienne, partout souffle un vent
-de révolte, et les marchands italiens, en propageant les idées nouvelles
-sur les foires de Provence et de Champagne, apportent en France le germe
-de la Jacquerie. Dans un pays comme la Corse, les Zoagli, les Rosso, les
-Montaldo trouvent un terrain propice aux rébellions. Mais ce n’est pas
-seulement un idéal social que poursuivent ces diplomates avisés, ils
-servent leur patrie. Depuis plus d’un siècle, il existait en Corse des
-villages indépendants. Dans ces petites communes qui souffrent du
-voisinage des seigneurs et des fréquentes invasions des Cinarchesi,
-l’intrigue génoise avait plus de facilités pour préparer les voies que
-dans les pays où le seigneur est souvent un tyran, mais aussi un
-protecteur. Suivant une version très ancienne de Giovanni della Grossa,
-«les grands dominaient là où ils n’étaient pas _seigneurs_. Ne pouvant
-supporter leurs mauvais traitements, les peuples de Mariana et du
-domaine des Cortinelis s’unirent ensemble et mirent à leur tête
-Sambocuccio d’Alando». La troupe toujours grossissante traverse
-triomphalement la Corse et renverse les châteaux, bâtisses grossières
-qui ne doivent leur force qu’à leur position naturelle. Mais les
-seigneurs, revenus de leur surprise, songent à se défendre. Deux armées
-sont en présence et l’avantage, au dire de Pietro Cirneo, est plutôt du
-côté des seigneurs, car le prudent Sambocuccio est d’avis d’éviter la
-bataille. On combattit toute une journée, sans résultat, mais «le parti
-populaire, dit la Chronique, sentant qu’il ne pouvait se maintenir sans
-un appui solide, envoya à Gênes quatre députés qui, en son nom,
-_donnèrent la commune de Corse à la commune de Gênes_». Les
-ambassadeurs, reçus avec effusion, y furent entretenus et luxueusement
-habillés, dit la comptabilité, «_pour le bénéfice et l’utilité de la
-commune de Gênes_».
-
-Car telle est la morale et la conclusion de ce mouvement populaire dans
-lequel un écrivain italien (le général Asserets) soutenant une thèse
-politique, d’ailleurs richement documentée, a voulu voir «une révolution
-telle que n’en avait jamais subi aucun pays italien». La Chronique si
-fertile en détails ne nomme pas un seigneur qui ait péri au cours du
-soulèvement; sauf dans le _Marchesato_ et le fief _cortinco_, qui
-prendront désormais le nom de _Terre de la Commune_, tous les châteaux
-seront rapidement relevés. Si justifiée qu’eût été une _jacquerie_, le
-peuple qui n’a même pas pu contraindre ses chefs (_caporali_) à se
-mettre à sa tête, n’a été que l’instrument de la politique génoise.
-
-La révolution communale de Sambocuccio, encadrée par la mission de
-Montaldo et précédée de pourparlers avec Gênes, ne nous apparaît donc
-pas comme un acte spontané des populations. Le diplomate génois qui
-partait en Corse le 30 septembre 1358, semble littéralement être allé
-_chercher l’ambassade_ dont la mission à Gênes était terminée dès le 12
-octobre, ainsi qu’il résulte de la facture de «25 livres 18 sous» du
-tavernier Leonardo da Boncella pour frais de pain, nourriture et
-boisson, des ambassadeurs du peuple corse. Ce détail a son importance,
-car il nous permet de croire que l’habile politique a pu régler tout
-aussi bien les phases de la révolte que rédiger les _instructions_
-données par le peuple à ses mandataires.
-
-En résumé, le _Temps de la Commune_ ne fut qu’un épisode de la guerre de
-Gênes contre l’Aragon, et des luttes de la démocratie génoise contre des
-tyrans dangereux, non à cause de leur tyrannie, mais en raison de leur
-indiscipline. La République, qui avait laissé au peuple corse la
-consolation ou plutôt l’illusion de s’être donné soi-même, envoya comme
-gouverneur le frère du doge, Giovanni Boccanegra. (Octobre 1358.)
-
-Le rôle de Sambocuccio a été considérablement amplifié par les
-historiens modernes qui ont vu en lui non seulement le libérateur du
-peuple, mais encore le législateur de la Corse. Il n’existe ni
-tradition, ni document qui appuie cette opinion, née au <small>XVIII</small>ᵉ siècle,
-dans des conditions que nous avons relatées au début de cet ouvrage. Le
-peuple l’avait choisi pour le diriger contre les seigneurs; par deux
-fois, Sambocuccio négocia avec la République l’envoi d’un gouverneur, et
-représenta très probablement le parti populaire à Gênes où des actes
-notariés nous signalent sa présence. En Corse, il semble n’avoir exercé
-que les fonctions de _conseiller du gouverneur_ qu’il partageait avec
-six autres insulaires.
-
-Rien d’important ne signale le gouvernement de Giovanni Boccanegra.
-Après son départ (1362), les seigneurs recommencèrent à peser sur le
-peuple. Sambocuccio s’adressa encore aux Génois qui envoyèrent comme
-gouverneurs Tridano della Torre et Filippo Scaglia. Ceux-ci détruisirent
-les châteaux et soumirent tous les seigneurs. Ils se firent remettre par
-chacun des Cinarchesi une caution assez forte, à défaut de laquelle ils
-prirent en otage un fils ou une _amie_.
-
-Les conventions passées entre les chefs du peuple corse et la commune de
-Gênes, ne sont pas parvenues jusqu’à nous: «Les conditions, dit Giovanni
-della Grossa, étaient que les Corses ne seraient jamais obligés de payer
-plus de vingt sous par feu chaque année.» Les documents nous apprennent
-que le gouverneur, assisté d’un vicaire et d’un jurisconsulte, devait
-prendre l’avis d’un conseil composé de six Corses. Chaque paroisse était
-administrée par son gonfalonier, chaque groupe de villages par un
-podestat.
-
-Des désordres de toute nature signalent le milieu du <small>XIV</small>ᵉ siècle; c’est
-d’abord l’apparition de la secte des _Giovannali_ dont «la loi portait
-que tout serait commun entre eux», et que l’opinion
-
-[Illustration: Sartène: vieilles maisons. (_Sites et Monuments du T. C.
-F._)--La Porta: le Clocher et l’Église. (_Ph. Damiani._)--Cargèse.(_Sites
-et Monuments du T. C. F._)
-
- Pl. V.--CORSE.
-]
-
-publique accusait de débordements et de crimes inqualifiables. Le pape
-les excommunia et envoya contre eux un commissaire avec quelques
-troupes; les Corses se joignirent à la petite armée, et les _Giovannali_
-furent exterminés.
-
-Sous le gouvernement de Tridano della Torre commença la lutte entre les
-Ristagnacci (appelés à tort Rusticacci dans les manuscrits du <small>XVIII</small>ᵉ
-siècle) et les Cagianacci, familles _populaires_ de la piève de Rogna.
-Leurs _vendette_ devaient se prolonger pendant près d’un siècle.
-
-_Arrigo della Rocca et la Maona._--Les gouverneurs génois soutenus par
-les chefs populaires étaient à peu près maîtres de la Corse,
-lorsqu’Arrigo della Rocca, fils de Guglielmo, qui s’était enfui en
-Espagne, débarqua à Olmeto avec des troupes catalanes et, secondé par
-les Cinarchesi, s’empara de l’île entière. A Biguglia, il se fit
-acclamer comte de Corse. A la suite de ces succès rapides, D. Pedro le
-nommait son lieutenant en Corse et en Sardaigne; mais un parti composé
-des feudataires du Cap-Corse et d’un certain nombre de chefs de villages
-conduits par Deodato da Casta, se forma contre Arrigo, qui abusait
-violemment du pouvoir. Une consulte populaire tenue à la Venzolasca
-décida l’envoi d’ambassadeurs à Gênes, qui, effrayée par les dépenses
-d’une nouvelle guerre, afferma l’île à une société industrielle et
-financière, composée de six membres, et désignée sous le nom de _maona_
-(27 août 1378). On prétendit à Gênes que les mandataires du peuple corse
-avaient sollicité ce nouveau mode de gouvernement.
-
-Arrigo, après avoir attendu vainement des secours promis par le roi
-d’Aragon, se décida à accepter une part dans la _maona_, mais il ne
-tarda pas à se brouiller avec ses associés. D’accord avec les seigneurs
-d’Ornano et d’Istria, il tomba à l’improviste sur les troupes génoises
-et s’empara de deux membres de l’association: l’un fut mis à mort,
-l’autre paya six mille florins pour sa rançon.
-
-La _maona_ s’était résignée à la perte du pays cinarchese que
-gouvernaient les seigneurs sous la suzeraineté du comte Arrigo.
-L’assassinat d’un membre de la famille de Leca ralluma le feu des
-divisions intestines; le gouverneur pour la société en voulut profiter:
-ses troupes battirent les Cinarchesi et les refoulèrent jusqu’en Ornano.
-Mais alors les seigneurs, redoublant d’énergie, tombèrent à leur tour
-sur l’armée génoise qui, réfugiée à Ajaccio, dut capituler.
-
-Cependant, Arrigo était parvenu à se rendre maître de la Corse presque
-entière, il y régna tranquillement au nom du roi d’Aragon pendant
-plusieurs années, n’ayant à lutter que contre des révoltes partielles.
-En 1393, il perdit toutes ses conquêtes et se trouva, avec tous les
-seigneurs Cinarchesi, dépossédé même des fiefs paternels.
-
-Arrigo eut de nouveau recours au roi d’Aragon qui mit à sa disposition
-deux galères. En moins de temps encore qu’il n’en avait mis à perdre
-l’île, il la reconquit et fit même prisonnier le gouverneur génois,
-Battista da Zoagli, frère du doge de Gênes. Mais comme les Cinarchesi ne
-lui avaient apporté aucune aide, il les chassa de leurs châteaux et se
-déclara seigneur de l’île tout entière. Quatre ans après, Raffaele da
-Montaldo, capitaine de l’île de Corse pour les Génois, l’obligea à
-repasser les monts (1398). Arrigo se préparait de nouveau à la guerre
-lorsqu’il mourut en 1401.
-
-
-
-
-VIII
-
-LA FIN DU MOYEN AGE
-
- _Rivalité de Francesco della Rocca et de Vincentello
- d’Istria.--Conquête de l’île par Vincentello.--Entreprises des
- Aragonais sur la Corse.--Intrigues des seigneurs, des caporali, des
- Fregosi.--Intervention pontificale._
-
-
-A Gênes, en moins de quatre ans, dix doges s’étaient succédé, choisis
-alternativement dans les factions des Adorni et des Fregosi. Pendant
-près de deux siècles, ces deux familles d’origine populaire devaient se
-disputer le pouvoir, au détriment de leur patrie qu’elles inféodèrent
-tour à tour à des souverains étrangers pour enlever à la faction adverse
-triomphante les bénéfices de sa victoire. A l’extérieur, la sécurité de
-la République fut, au cours du <small>XV</small>ᵉ siècle, constamment menacée: par les
-Vénitiens, jaloux de la prospérité de leur commerce, par les Milanais,
-voisins turbulents et intraitables, par les Musulmans, dangereux pour
-leur négoce en Orient, par l’Aragon qui convoite l’empire de la
-Méditerranée, et plus tard par l’ambition conquérante des princes
-français. Au début du siècle, les rois aragonais ont les yeux fixés sur
-la Sardaigne, qu’ils dominent imparfaitement, et sur la Corse dont ils
-ne sont souverains que de nom; mais il ne semble pas qu’ils aient
-poursuivi la conquête de cette dernière avec ardeur: leur ambition ne se
-manifeste que par des expéditions intermittentes et des formules de
-chancellerie rarement sanctionnées par des actes.
-
-En octobre 1390, le doge Antoniotto Adorno, voyant sa patrie menacée par
-le duc de Milan, Gian-Galeaz Visconti, et ne voulant pas s’effacer
-devant les Fregosi, offrit la suzeraineté de Gênes au roi de France.
-Charles VI accepta et envoya comme gouverneur le comte de Saint-Pol,
-remplacé, peu après, par le maréchal Boucicault (1401). La Corse
-devenait vassale du roi de France. Elle était alors gouvernée avec
-justice et modération par Raffaele da Montaldo. Malheureusement, en mai
-1403, Boucicault le remplaça par Ambrogio de’ Marini, qui ne put tenir
-tête aux Corses révoltés. A la mort de celui-ci advenue en décembre de
-la même année, Leonello Lomellino, alléguant qu’il avait engagé dans la
-maona de Corse des sommes considérables, sollicita du roi de France la
-concession de l’île en fief noble. Au mois de janvier 1404, Andrea
-Lomellino son fils était nommé gouverneur de la Corse. Peu de temps
-après, Leonello, l’investiture obtenue, prenait possession de l’île.
-«Arrivé en Corse, avec le titre de comte, dit Giovanni della Grossa, il
-se laissa aller à un tel excès d’orgueil qu’il prétendait que tout lui
-appartenait: hommes, bestiaux, fruits et tout le reste. Il se vit
-bientôt l’objet d’une haine profonde et déclarée.»
-
-
-_Rivalité de Francesco della Rocca et de Vincentello d’Istria._--Avec
-l’appui des Génois, auxquels il s’était soumis après la mort de son
-père, Francesco della Rocca, fils d’Arrigo, vicaire de la République,
-avait contraint les Cinarchesi à reconnaître sa suprématie. Seul,
-Vincentello d’Istria, fils de Ghilfuccio et d’une sœur du comte Arrigo,
-dont le domaine était réduit au tiers de la petite seigneurie d’Istria,
-ne voulut pas s’incliner devant l’autorité du bâtard de son oncle. Il
-s’associa quelques aventuriers sardes et catalans avec lesquels, monté
-sur une felouque de rencontre, il commença de piller les territoires des
-Bonifaciens. Dès que les ressources ainsi acquises le lui permirent, il
-se procura un brigantin dont l’usage énergique lui valut bientôt dans
-les eaux méditerranéennes la réputation d’un corsaire redoutable. Les
-navires des marchands génois, lui procurant le plus substantiel de ses
-prises, sa renommée parvint à la cour d’Aragon où le roi, don Pedre, se
-souvenant des services et de la constance de son oncle Arrigo, lui fit
-un favorable accueil, et lui donna quelques troupes avec le titre de
-_lieutenant du roi en Corse_. D’esprit pratique, Vincentello ne se para
-pas bruyamment de cette dignité honorable, mais il débarqua discrètement
-dans l’île, s’empara par surprise du château de Cinarca et y plaça une
-garnison espagnole. Avec les Corses qui étaient venus, en grand nombre,
-se ranger sous la bannière aragonaise, il marcha sur Biguglia où il ne
-rencontra aucune résistance et se présenta devant Bastia. Quoique
-secondé par Francesco della Rocca, Leonello Lomellino fuyant le danger,
-s’était embarqué pour Gênes, laissant dans la forteresse une petite
-garnison dont le chef livra la place à Vincentello pour deux cents écus.
-
-A Biguglia, Vincentello, satisfait du nombre respectable de ses
-partisans, s’était fait offrir le rameau d’oranger qui, suivant le rite
-consacré en Corse, lui conférait le titre de comte. Francesco della
-Rocca, à Bonifacio, se préparait à la lutte en ralliant à la cause
-génoise les mécontents déçus pour avoir escompté trop tôt les avantages
-de la suzeraineté aragonaise. Cependant les deux peuples étaient en
-paix, et quand Francesco, jugeant ses forces suffisantes, reprit
-l’offensive, une proclamation du roi de Sicile, D. Martin, fils de D.
-Pedro, ordonna au gouverneur de Sardaigne et à ses officiers de porter
-secours à Vincentello _contre les rebelles qu’il s’étonnait de voir
-combattre sous l’étendard de la commune de Gênes_, de poursuivre lesdits
-rebelles en tous lieux, mais _de respecter Calvi et Bonifacio, villes
-génoises_. Cette formule n’avait pour but que de limiter les
-revendications génoises et de montrer surtout qu’elle les voulait
-ignorer. Gênes imita cette discrétion, mais n’en envoya pas moins, en
-1407, Andrea Lomellino, fils de Leonello, avec le titre de gouverneur.
-Francesco della Rocca, dont la popularité avait remplacé celle de
-Vincentello, triomphait sur tous les points. Dans l’Istria, dans
-l’Ornano, à Vico, il avait battu et poursuivi les troupes de ce dernier
-et les avait obligées à franchir les monts. «Partout où il passait, dit
-la Chronique, chacun prenait les armes pour se joindre à lui.» Il
-assiégea Biguglia où le comte s’était retiré et le contraignit à fuir à
-Bastia. Bloqué dans cette forteresse par Francesco et le gouverneur
-génois qui venait de débarquer, Vincentello, blessé à la jambe, se jeta
-en hâte sur un brigantin et s’en fut solliciter des secours en Sicile.
-
-La faveur dont avaient joui les Génois et leur vicaire Francesco auprès
-des chefs insulaires, ne fut pas de longue durée. Quand Vincentello
-reparut dans la baie d’Ajaccio avec une petite flotte catalane (1408),
-les Cinarchesi l’accueillirent comme un sauveur. Pour se les attacher
-par des liens plus solides que ceux dont il avait éprouvé la fragilité,
-il dissimula ses ressentiments, et s’engagea à partager avec les plus
-influents d’entre eux les fruits de leur conquête éventuelle. Cette
-union éphémère impressionna les masses et les ramena autour de
-Vincentello.
-
-L’inquiétude à Gênes fut extrême. On y décréta un armement général
-auquel les communes confédérées furent énergiquement invitées à
-contribuer (mai 1407). La mort de Francesco della Rocca, frappé d’un
-coup d’épieu à Biguglia, débarrassa Vincentello d’un redoutable
-compétiteur, et Andrea Lomellino fut tellement effrayé de l’isolement où
-le laissait la disparition de son vicaire qu’il pensa renoncer à
-l’entreprise et s’enfuir. Il en fut empêché par les Gentili, seigneurs
-du Cap-Corse, qui, accourant avec leurs vassaux, mirent en fuite les
-troupes de Vincentello.
-
-Francesco ne laissait que des enfants en bas âge. Sa sœur _madonna_
-Violante, femme de Ristorucello Cortinco, se crut assez forte pour le
-venger et empêcher Vincentello de s’établir sur les ruines de sa maison.
-Elle parcourut la Corse, évoquant partout la mémoire de son frère et de
-son père, le comte Arrigo, «mais, dit la Chronique, le sort ne seconda
-pas ses desseins; malgré le nombre infini de partisans qui suivirent
-cette femme valeureuse, malgré la virilité de son courage et l’élévation
-de son esprit, elle fut battue à Quenza par Vincentello; et sa défaite
-fut telle qu’elle eut grand’peine à gagner Bonifacio».
-
- * * * * *
-
-_Conquête de l’île par Vincentello._--Cependant Vincentello, peu rassuré
-sur les conséquences de la lutte qu’il avait entreprise contre Gênes,
-envoya au roi D. Martin, le gouverneur catalan du château de Cinarca,
-qui, s’appuyant sur l’expérience acquise pendant son séjour dans l’île,
-put convaincre son souverain des dangers que courait la cause aragonaise
-abandonnée aux mains des seuls Corses. Le roi promit de prompts secours.
-Malheureusement pour Vincentello, D. Martin n’arriva en Sardaigne que
-pour y terminer prématurément ses jours.
-
-En 1411, Gênes envoya en Corse Raffaele da Montaldo, qui s’y était
-concilié des sympathies au temps du comte Arrigo. Il était
-particulièrement lié avec la puissante famille d’Omessa dont tous les
-membres, revêtus de fonctions ecclésiastiques, vivaient en chefs
-redoutés plus qu’en prélats. Ambrogio d’Omessa était évêque d’Aleria, et
-Giovanni son neveu, évêque de Mariana. Ceux-ci élevèrent d’abord une
-barrière à l’ambition croissante de Vincentello; mais quand Montaldo fut
-rappelé à Gênes, ils semèrent l’agitation dans l’île pour exploiter la
-mauvaise position de ses successeurs.
-
-Tomasino da Campo-Fregoso, alors doge, fit décréter une dépense de 5000
-florins d’or pour soumettre la Corse (7 juin 1416). Son frère Abramo,
-envoyé dans l’île, contraignit Vincentello à demander des secours au roi
-d’Aragon. Quant aux deux évêques, quoique battus par Pietro
-Squarciafico, lieutenant de Tomasino, ils ne se découragèrent pas et
-recrutèrent des troupes pour lutter contre les Génois; Vincentello se
-joint à eux, bat Squarciafico et le fait prisonnier. C’est alors qu’il
-fit construire à Corte la citadelle dont on peut admirer encore
-aujourd’hui les imposantes fondations.
-
-Ici, les _caporali_ entrent officiellement en scène. Comme à Florence,
-on appelait ainsi les gonfaloniers du peuple. Ainsi que le gonfalonier,
-le caporale était toujours choisi parmi les habitants du village. Dans
-l’esprit du peuple, il devait faire contrepoids à la tyrannie du
-seigneur ou du podestat, mais les familles de gentilshommes,
-elles-mêmes, ne tardèrent pas à apprécier une fonction que tous les
-gouvernements subventionnaient tour à tour, et une nouvelle
-aristocratie mixte se forma. Il y eut des familles de caporali. Au <small>XV</small>ᵉ
-siècle, le caporale n’est plus pour le gouvernement génois que le chef
-d’origine locale chargé, moyennant rétribution, de maintenir son
-influence. Sur ses registres de comptabilité, il confondra sous la même
-rubrique les syndics des villages et les féodaux les plus puissants de
-l’Au-delà-des-Monts. Par les caporali, Gênes communique avec chaque clan
-et conserve ainsi dans l’île une autorité que les fonctionnaires génois
-sont incapables de maintenir par eux-mêmes.
-
-Il est probable que la suppression d’une pension qu’ils touchaient
-depuis deux ou trois ans fit soulever les deux évêques et leurs amis
-contre Gênes. Vincentello se les attacha en leur rendant leur
-subvention. Dès lors, les familles principales de la Terre-de-la-Commune
-reçurent régulièrement leur traitement, tantôt de la République, tantôt
-du gouvernement aragonais, souvent aussi du seigneur cinarchese qui
-avait pu se constituer un parti important. En 1443, Mariano da Caggio,
-élu lieutenant général du peuple corse, voudra réprimer leurs abus: il
-nivellera leurs tours et leur interdira de prendre le titre de caporale;
-mais son autorité trop éphémère ne portera pas de fruits.
-
-Pour les Fregosi, la Corse devait être un champ d’exploitation. Ils
-avaient employé au mieux de leurs intérêts personnels les fonds fournis
-par la République. Afin de continuer la guerre, Abramo de Campo-Fregoso
-emprunta de l’argent aux Bonifaciens et vint mettre le siège devant le
-château de Cinarca. Quand il s’en fut emparé, jugeant qu’il lui serait
-difficile de le conserver, il le vendit 3.500 livres à Carlo d’Ornano.
-Mais Vincentello d’Istria qui avait vaincu et fait prisonnier le
-lieutenant d’Abramo, Andrea Lomellini, assiège le gouverneur à Biguglia
-et s’empare de sa personne (1420). La prise de Bastia suit de près, et
-les Génois sont chassés. Il est presque inutile d’ajouter qu’Abramo ne
-rendit jamais aux Bonifaciens l’argent qu’il leur avait emprunté.
-
-
-_Entreprises des Aragonais sur la Corse._--Vers la fin de l’année 1420,
-le roi D. Alfonse estimant nécessaire sa présence en Sardaigne, arma une
-flotte importante. Accueilli en souverain à Sassari par les Sardes, il
-fit voile aussitôt pour la Corse, et reçut à son débarquement les
-hommages des principaux chefs. Calvi et Bonifacio, dont les populations
-étaient génoises, s’étaient préparées à la résistance; cependant les
-Aragonais entrèrent dans Calvi presque sans coup férir, grâce à la
-trahison d’un habitant, Giacopo-Pietro da Montelupo qui leur en ouvrit
-les portes pendant la nuit. La ville ainsi occupée, presque sans
-protestation de la part de sa population pacifique de pêcheurs et de
-marchands, le roi distribua aux notables quelques faveurs et partit pour
-Bonifacio, ne laissant, pour garder la place, que soixante Catalans sous
-la conduite du capitaine Juan de Liñan. Grave imprudence, car les
-Calvais, privés de communications avec Gênes, principal débouché de leur
-commerce, et peut-être incommodés par la présence des soudards catalans,
-s’avisèrent d’un stratagème pour s’en débarrasser. Un navire chargé de
-marchandises avait jeté l’ancre au cap Saint’Ambrogio, à quatre milles
-de Calvi: ils firent miroiter aux yeux des soldats les avantages d’une
-prise facile, et décidèrent une partie de la garnison à courir sus au
-butin. Ce piège grossier réussit: la garde de la citadelle réduite de
-moitié, ne put résister aux menaces de la population armée contre elle,
-et le capitaine Liñan s’estima heureux de pouvoir embarquer tous ses
-hommes à destination de Bonifacio. Ainsi, fait peut-être unique dans
-l’histoire, la prise d’une ville et sa délivrance s’effectuèrent presque
-sans effusion de sang.
-
-Quant à Montelupo, une délibération des habitants de Calvi réunis dans
-l’église San-Giovanni le 14 août 1421, le déclara traître à sa patrie,
-indigne d’habiter, de posséder ou de négocier à Calvi. Ses biens furent
-confisqués et le prix de leur vente affecté à l’acquisition d’armes, de
-cuirasses et de munitions pour la défense de la ville. C’est à partir de
-ce moment, dit-on, que Calvi ajouta en exergue à la croix de Gênes
-qu’elle portait dans ses armoiries la devise «_Civitas Calvi semper
-fidelis_».
-
-La flotte aragonaise resserrait étroitement Bonifacio. Les canons
-catalans, hissés sur des tours voisines, dominaient à la fois le port et
-la ville et causaient de tels ravages que les habitants, déjà décimés
-par la famine et la rigueur de décembre, implorèrent une courte trêve,
-promettant de se rendre s’ils n’étaient pas ravitaillés avant janvier
-1421. Un brigantin fut envoyé à Gênes et, le premier janvier, une
-escadre de huit vaisseaux, commandée par Battista di Campofregoso était
-signalée. Aussitôt les assiégés au mépris de la trêve, dit un historien
-milanais contemporain, prennent les armes et détournent l’attention des
-Aragonais. Favorisée par le vent, la flotte génoise brise la chaîne qui
-ferme le port et ravitaille la cité. C’en fut assez pour décourager le
-roi appelé à Naples par des intérêts plus pressants, car il s’agissait
-de la succession de la reine Jeanne compromise par l’ambition de la
-maison d’Anjou. Il partit après avoir nommé Vincentello vice-roi de
-Corse. Le pouvoir de celui-ci, en 1421, est tel que l’annaliste génois
-contemporain (Stella), lui-même ne le discute pas: «La plus grande
-partie de l’île, écrit-il, appartient au comte Vincentello della Rocca,
-les Génois y règnent de nom, mais leur pouvoir y est nul.» Le pape
-Martin V, envoyant en Corse un légat apostolique pour y organiser un
-synode, l’adressa _au comte Vincentello, Souverain de la Corse_.
-Celui-ci sut profiter de l’occasion pour convier à cette assemblée tous
-les laïques de quelque importance, et fit savoir que la constitution
-synodale devait être observée par tous, sous les peines les plus
-sévères. Cet acte purement politique tendait à donner à son autorité la
-sanction apparente du Saint-Siège.
-
-La lutte des Adorni et des Fregosi fit tomber Gênes au pouvoir du duc de
-Milan. Tomasino de Campo-Fregoso et les siens reçurent «en remboursement
-des sommes qu’ils avaient dépensées pour le service public» près de
-60.000 florins et la seigneurie de Sarzane. Ils attendirent dans cette
-petite ville qu’un souffle plus favorable leur rendît les hautes charges
-de la République qu’ils avaient su rendre si lucratives. Comme le roi de
-France, le duc de Milan s’était engagé à respecter la constitution des
-Génois et leurs franchises.
-
-Moins tyrannique, Vincentello, malgré l’opposition des Cinarchesi,
-aurait pu établir solidement son autorité en Corse. En pensionnant les
-caporali, il avait fait reconnaître sa suzeraineté; les rois d’Aragon,
-le Saint-Siège, Florence le traitaient en souverain, et Gênes,
-elle-même, par des rapports courtois avec lui, semblait accepter l’état
-de choses qu’il avait créé. Les excès dont il se rendit coupable
-causèrent sa chute. En 1433, alors qu’il était en fort mauvais termes
-avec Simone de Mari, seigneur du Cap-Corse, et les seigneurs della
-Rocca, d’Ornano et de Bozzi, il exigea des populations qui lui
-restaient fidèles une contribution extraordinaire, ce qui lui aliéna
-les masses. En enlevant une jeune fille de Biguglia, il provoqua
-l’indignation générale. Les habitants de la Terre-de-la Commune se
-groupèrent autour de Simone de’ Mari et le comte, presque isolé, dut
-quitter la Corse. Les Florentins l’accueillirent avec de grands honneurs
-et lui fournirent des secours. Mais comme il revenait, accompagné de son
-frère Giovanni, Zaccaria Spinola, capitaine d’une galère génoise,
-s’empara d’eux. Vincentello, conduit à Gênes, fut condamné à avoir la
-tête tranchée. Il revendiqua la responsabilité de tous les dommages que
-son frère et les autres Corses avaient infligés aux Génois; ce qui
-fournit un prétexte à la République pour déclarer ses biens confisqués.
-L’importance qu’attacha le gouvernement génois à la capture de
-Vincentello fut telle que Zaccaria Spinola et son lieutenant, Giacopo di
-Marchisio, reçurent, en récompense, des privilèges à vie, et que chacun
-des officiers qui se trouvaient à bord de leur galère fut gratifié d’un
-don de cinquante livres. Vincentello fut exécuté à Gênes dans une petite
-cour du _Palazzetto_ (monument qui renferme aujourd’hui les Archives
-d’État). Sa tête tomba sous le couperet de la _mannaja_, instrument de
-mort dont on usait communément en Italie, et qui fit depuis son
-apparition en France sous le patronage du docteur Guillotin.
-
-_Intrigues des seigneurs, des caporali et des Fregosi.--Intervention
-pontificale._--Après la mort de Vincentello, les feudataires
-recommencèrent à se disputer le pouvoir. Simone de’ Mari, le plus
-puissant d’entre eux, se rendit maître de Bastia et se crut assez fort
-pour lever des impôts; mais les Cinarchesi: Giudice d’Istria, Polo della
-Rocca et Rinuccio di Leca s’unirent contre lui. Afin de diviser ses
-adversaires, il commença par gagner à sa cause Polo della Rocca et
-traita avec Rinuccio. Giudice ne voulut entendre parler d’aucun
-accommodement: il se fit nommer comte de Corse par le roi d’Aragon,
-titre qui ne fut reconnu que par ses vassaux, car les insulaires, réunis
-à Morosaglia, élurent Polo della Rocca comte et seigneur de l’île.
-
-Aussitôt Simone de’ Mari déçu dans ses espérances, fit avec les Montaldi
-un traité par lequel la Corse aussitôt conquise serait partagée entre
-eux et lui, par moitié. Les caporali, fidèles à leurs principes
-d’intérêt personnel, abandonnèrent le comte Polo et se rangèrent avec
-les Montaldi, mais ceux-ci après la victoire, s’aliénèrent les Corses en
-faisant emprisonner leur allié, Simone de’ Mari. Sous les ordres de
-Rinuccio di Leca, les insulaires marchèrent contre les Montaldi dont
-l’armée fut taillée en pièce à Tassamone (1437).
-
-Cette même année, Tomasino di Campo-Fregoso fut élu doge. Reprenant le
-projet déjà conçu par tant de familles génoises de se constituer avec la
-Corse un fief particulier, il envoya son neveu Jano qui entra en
-correspondance avec les seigneurs et les caporali; grâce à de belles
-promesses celui-ci n’eut aucune peine à parcourir la Corse en
-triomphateur. Après avoir reçu l’hommage des seigneurs du Cap-Corse dont
-il confisqua et revendit les châteaux, il passa dans l’Au-delà-des-Monts
-et força Bartolomeo d’Istria, fils de Vincentello, à lui céder moyennant
-200 écus le château de Cinarca qu’il revendit 3.000 écus à Rinuccio de
-Leca. Pour conserver son fief, chacun des Cinarchesi paya à Jano une
-somme proportionnée à son importance.
-
-Encouragé par ces premiers succès, Jano supprima les pensions des
-caporali. C’était imprudent: ceux-ci mirent à leur tête Polo della
-Rocca et Rinuccio di Leca qui forcèrent le gouverneur à s’enfuir. Revenu
-avec des forces importantes, il triompha des Corses, dit Giovanni della
-Grossa, dans la plaine de Mariana, «grâce à des épouvantails avec
-lesquels les Génois effrayaient les chevaux» (1441). Cette défaite eut
-des conséquences graves pour les Corses: pendant plusieurs mois, Polo
-fut poursuivi par les Génois; mais le pire, dit la Chronique, fut que
-chacun des adversaires, partout où il passait, levait la taille, de
-sorte que chaque feu la paya deux fois cette année.
-
-Mais les Adorni ayant reconquis le pouvoir, les Montaldi reparurent en
-Corse et se mirent en campagne contre Jano qui chercha en vain un allié
-parmi les feudataires. Battu dans toutes les rencontres, Jano prit le
-parti de rentrer à Gênes où la fortune de sa famille était très
-compromise. Pour ne pas tout perdre, il porta la lutte sur un autre
-terrain et réclama de la République une indemnité de 15.000 livres.
-
-Au milieu des troubles qui désolaient l’île, l’évêque d’Aleria, Ambrogio
-d’Omessa, qui avait contribué pour une bonne part au retour des Fregosi,
-proposa aux caporali d’offrir la souveraineté de l’île au Saint-Siège.
-Le pape Eugène IV accepta, mais les troupes pontificales, s’étant
-rencontrées avec un parti de Cinarchesi que commandait Raffè de Leca,
-fils de Rinuccio, éprouvèrent une sanglante défaite. L’avarice des
-gouverneurs pontificaux acheva de détruire le prestige du régime. Un
-caporale dont la valeur égalait le prestige, Mariano da Caggio, de la
-famille des Cortinchi, convoqua une consulte à Morosaglia. Les
-populations lasses de l’oppression où les tenaient les gouvernements
-étrangers, les seigneurs et les caporali, élurent par acclamation
-Mariano lieutenant général du peuple, mais se laissèrent persuader
-d’accepter, entre toutes les tyrannies, celle qui théoriquement se
-présentait comme la plus douce. Les troupes romaines débarquèrent donc
-de nouveau et remportèrent sur les Cinarchesi d’assez gros succès, mais
-la mort d’Eugène IV (1447) suggéra à son général, Mariano da Norcia, de
-continuer pour son compte ce qu’il avait entrepris pour celui du pape.
-Craignant l’opposition de ses alliés, il fit incarcérer Mariano da
-Gaggio, le gouverneur de la Corse, évêque de Potenza, et Giudice
-d’Istria, lequel, en haine des seigneurs de la Rocca et de Leca, s’était
-joint au parti populaire. Ces arrestations provoquèrent l’indignation
-générale. Mariano da Norcia fut obligé de se retirer dans le château de
-Brando où il prépara sa fuite: encore prit-il la précaution de vendre
-avant de partir le dit château pour la somme de trois cents florins
-qu’il conserva ainsi que les sommes qu’il avait recueillies au nom du
-gouvernement pontifical.
-
-A Eugène IV avait succédé, sous le nom de Nicolas V, Tomaso
-Parentucelli, de Sarzane, qui, sujet des Fregosi, fut flatté de voir
-Lodovico, frère de Jano (nouvellement élu doge de Gênes), venir à Rome
-lui baiser les pieds. Le pape témoigna sa satisfaction envers la famille
-de ses seigneurs naturels en donnant à Lodovico l’investiture de la
-Corse.
-
-En prenant possession de son fief, Lodovico éprouva plus d’une
-déception. La vente des citadelles et le trésor vidé par le commissaire
-pontifical lui furent particulièrement sensibles. Le peuple, dirigé par
-Mariano da Gaggio, paraissait peu disposé à accepter son autorité et les
-seigneurs peu préparés à verser les garanties pécuniaires qu’il en
-exigeait; Mariano da Gaggio appela les Corses aux armes, et Lodovico,
-qui se trouvait alors à Gênes,
-
-[Illustration: Sampiero montrant ses blessures.--Sampiero et Vannina.
-
-Sampiero excitant les Corses à l’insurrection (_d’après l’Histoire de
-Galletti_).
-
- Pl. VI.--CORSE.
-]
-
-dut revenir subitement avec huit cents hommes: l’évêque d’Aleria,
-Ambrogio d’Omessa, passa de son côté, mais en poursuivant Mariano, qui
-battait en retraite, Lodovico perdit un grand nombre des siens sur les
-rives du Golo, et laissa deux cents prisonniers qui se rachetèrent à
-prix d’argent.
-
-Lodovico appelé au dogat en remplacement de son frère qui venait de
-mourir, confia le gouvernement de la Corse à Galeazzo di Campo-Fregoso,
-son cousin. Les instructions que donna Lodovico à celui-ci furent
-surtout d’ordre économique: il l’engagea à rendre aux caporali leur
-pension, estimant que mieux valait dépenser deux ou trois mille livres
-en subventions qu’en armements; l’expérience qu’en avait faite son
-frère, disait-il, avait été désastreuse. D’ailleurs, il indiquait les
-moyens de combler les vides du trésor en exigeant cinq mille livres pour
-la rançon des otages corses qu’ils conservaient; il suffisait,
-ajoutait-il, pour faire verser cette somme d’augmenter les tailles dans
-la proportion de _dix sous par livre_. On voit par ces détails les
-raisons qui attachaient les Fregosi à la Corse. Quoique excessivement
-jeune, Galeazzo, «digne de ses parents sous tous les rapports», trouva
-son cousin encore trop généreux; il refusa de payer les pensions des
-caporali; il salaria seulement Mariano da Caggio qui avait fait sa
-soumission, et qu’il jugeait capable de maintenir la paix dans la
-Terre-de-la-Commune.
-
-Mais l’évêque Ambrogio d’Omessa poussa les autres caporali à la révolte,
-et sans l’intervention de Michèle de’ Germani, évêque de Mariana, qui
-conseilla à Galeazzo de faire quelques concessions, l’île entière se
-soulevait à nouveau. Grâce à cette prudente intervention, l’île goûta
-quelques mois de calme; les caporali patientèrent, mais lorsque leurs
-réclamations devinrent importunes, Galeazzo se saisit des plus bruyants
-et les jeta en prison. Il n’eut pas à se louer de cet abus de pouvoir,
-car les Génois eux-mêmes le jugèrent impolitique et de nature à
-compromettre définitivement l’autorité de la République. Une lettre du
-doge assisté de son conseil (9 février 1451) l’en tança vertement: «Vous
-n’êtes pourtant pas, lui était-il dit, sans savoir de quelle importance
-est la Corse pour nous et quelle perte irréparable résulterait de son
-passage aux mains d’une puissance étrangère.» Ces avis venaient
-tardivement. «Les Corses, disait-on à Gênes, sont d’avis d’expérimenter
-tous les régimes plutôt que de se soumettre à notre autorité.» Appelés
-par le comte Polo della Rocca et Vincentello d’Istria (neveu du comte
-Vincentello), les Aragonais, sous la conduite de Jayme Imbisora,
-débarquaient en Corse au mois de novembre, prenaient possession de
-quelques places fortes et manifestaient l’intention de bloquer
-Bonifacio. Raffè da Leca resta, ainsi que Giudice della Rocca (fils de
-Polo), du côté des Génois. La lutte paraissait devoir être chaude quand
-Jayme Imbisora mourut. Comme le comte Polo, découragé, s’embarquait pour
-Naples, il fut pris en mer par un corsaire espagnol qui le vendit 600
-écus à Galeazzo. Celui-ci, moyennant la promesse d’une rançon de 700
-écus, garantie par des tiers, rendit la liberté à Polo, et lui donna
-même le titre de _vicaire du peuple_ pour qu’il pût, en recueillant les
-impôts, réunir les fonds qu’il s’était engagé à payer. Mais le peuple
-refusa de verser des _accatti_ (redevances volontaires) à un vieillard
-dépourvu de forces et de soldats; ce que voyant, Polo, sans se soucier
-des amis qui l’avaient cautionné auprès de Galeazzo, retourna dans ses
-terres.
-
-
-
-
-IX
-
-LA BANQUE DE SAN-GIORGIO
-
- _Cession de la Corse à l’Office de San-Giorgio.--Révoltes des
- seigneurs.--Raffè de Leca.--Tyranie de l’Office.--Les Milanais en
- Corse.--Dernières luttes des féodaux: Gio-Paolo di Leca et Rinuccio
- della Rocca._
-
-
-Jamais la Corse n’avait obéi à tant d’autorités diverses: Galeazzo di
-Campo-Fregoso possédait les forteresses de San-Firenzo, de Biguglia, de
-Bastia et de Corte; Calvi et Bonifacio tenaient pour la République; un
-caporale, Carlo da Casta, dominait dans les campagnes de
-l’En-deçà-des-Monts, tandis que chacun des Cinarchesi s’agitait pour
-faire prévaloir son autorité personnelle sur l’île entière. Raffè di
-Leca, bien secondé par ses vingt-deux frères, tant légitimes que
-bâtards, semblait plus que tout autre appelé à ressusciter les rôles de
-Giudice d’Arrigo et de Vincentello. Sa destinée se heurta à une
-organisation plus puissante que toutes celles qui avaient dominé la
-Corse jusqu’à ce jour. C’était l’Office ou Banque de San-Giorgio.
-
-Cet établissement célèbre avait été créé en 1410, sous les auspices du
-maréchal Boucicault dans le but de réunir aux mains d’une seule
-compagnie toutes les créances de la République. En peu de temps,
-l’Office des _Emprunts de San-Giorgio_ (_Offitium Comperarum
-Santi-Georgii_) avait pris une importance considérable. Cette
-république financière avait son sénat et ses troupes; quant aux
-décisions de ses magistrats, le Doge, assisté de son conseil suprême,
-hésitait avant de les contester.
-
-Un corsaire catalan venait de s’emparer de San-Firenzo. Gênes, que la
-prise de Constantinople, en coupant les communications avec ses colonies
-de la Mer Noire, venait de plonger dans une situation désastreuse,
-abandonnait alors à l’Office de San-Giorgio toutes ses possessions
-d’outre-mer. Galeazzo, voyant que la Corse allait lui échapper, résolut
-d’en tirer au moins quelque argent: il se rendit à Gênes, et céda à la
-République ses droits sur la Corse. En même temps que lui, arrivaient
-des députés du peuple corse qui venaient demander pour leur patrie
-d’être comprise dans le lot cédé à l’Office de San-Giorgio. Est-il
-permis de douter de l’unanimité de cette requête, au succès de laquelle,
-Galeazzo et la Banque seuls étaient intéressés? Tout ce qu’on peut
-assurer c’est que les négociations ne traînèrent pas, et que, pour
-l’abandon de la Corse, Galeazzo, dit la Chronique, reçut de l’Office une
-«somme importante».
-
-Au mois de juin 1453, Pietro-Battista D’Oria commissaire de l’Office
-parut dans la baie de San-Firenzo et mit le siège devant la forteresse
-qu’occupait Vincentello d’Istria pour le roi d’Aragon. La place
-capitula, et Pietro-Battista, après avoir pris possession officiellement
-de Calvi et de Bonifacio, tint à Biguglia une consulte nationale où l’on
-publia de nouvelles conventions passées entre l’Office et les Corses. La
-plupart des seigneurs déclarèrent accepter la suzeraineté de l’Office.
-Raffè di Leca, particulièrement distingué, fut avec son frère Anton’
-Guglielmo, inscrit au _Livre d’or_ de la République et agrégé à
-l’albergo Doria, faveur sans précédente et qui, dans la suite ne fut
-octroyée qu’à deux Corses (Cuneo et Ristori); encore ne fut-ce qu’aux
-<small>XVII</small>ᵉ et <small>XVIII</small>ᵉ siècles, en des temps où l’inscription moyennant
-finances, devenue commune, avait ôté au Livre d’or une grande partie de
-son éclat.
-
-_Révoltes des seigneurs.--Raffè di Leca._--Si jamais la politique des
-seigneurs corses se montra obscure et incompréhensible, ce fut pendant
-cette période où leur mobilité n’eut d’égale que la vigueur de la
-répression. Presque tous sollicitèrent les bonnes grâces de l’Office qui
-s’efforça de les satisfaire; mais les soupçons des gouvernants, la
-susceptibilité des féodaux, leur jalousie vigilante et réciproque
-épuisèrent rapidement le bon vouloir dont les uns et les autres
-paraissaient animés. Dès 1454, un agent aragonais, Francesco de Zanilo,
-pousse Simone et Giovanni de’ Mari à la révolte. Geronimo de Guarco, au
-nom de la Banque, les soumet au bout de sept mois. On ne triompha pas
-aussi aisément de Raffè malgré la coalition de Giudice et d’Antonio
-della Rocca, de Vincentello d’Istria et de Mariano da Caggio contre lui.
-Une descente en Corse des Sardes, sous la conduite de Berengario Erill,
-vice-roi de Sardaigne pour le roi d’Aragon (1455), augmenta les
-difficultés de l’Office: ce fut encore pis quand Lodovico di
-Campo-Fregoso entra en relation avec Berengario dans le but de lui
-vendre Bonifacio.
-
-En juillet 1455, Génois et Aragonais ayant signé une trêve, Berengario
-fut rappelé par son souverain. Astucieusement, la Banque envoya de
-nouvelles troupes et la lutte recommença. Giudice, sans que l’on sût
-exactement pourquoi, s’étant réconcilié avec Raffè, les Génois furent
-battus et refoulés dans l’En-deçà-des-Monts. Jadis, lorsque Vincentello
-et Arrigo avaient infligé à la République de tels échecs, les Génois,
-démoralisés, s’étaient retirés pour attendre une époque plus propice et
-mieux préparée par leur diplomatie toujours active; mais l’Office
-confiant en la puissance de son or, et décidé à prendre possession d’une
-marchandise qu’il avait payée, s’impressionnait peu du sang de ses
-mercenaires. Une lutte sanglante et sans merci fut décidée contre les
-Corses. Raffè se montra comme cruauté au niveau de ses ennemis. Un
-habitant du Niolo, Arrigo da Calacuccia, s’étant emparé du gouverneur
-génois Carlo de’ Franchi, Raffè lui paya son prisonnier 400 livres, puis
-il l’enferma dans une sorte de cage roulante que chacun fut autorisé à
-mouvoir. Le malheureux ne put supporter ce traitement et mourut au bout
-de quelques jours. Quant aux soldats génois, il les vendait aux pirates
-barbaresques, et pour bien afficher son mépris, il n’exigeait des
-acheteurs que _huit oignons_ par tête. Plus miséricordieux à l’égard des
-mercenaires, il les renvoyait souvent sans rançon. Cependant il fit
-couper à l’un d’eux les mains et le nez: «Lombard, lui avait-il dit,
-c’est bien toi que j’ai pris sept fois? c’est bien toi qui m’as juré de
-ne plus combattre contre moi? Pour ne pas me tromper à l’avenir, je veux
-te marquer d’un signe de reconnaissance.»
-
-Raffè combattait avec l’énergie du désespoir, car les Génois avaient
-envoyé des forces considérables. Giudice della Rocca à Bariccini, Raffè,
-Anton’ Guglielmo, et leur oncle Giocante à Leca restaient seuls à
-soutenir le poids de la guerre. Pour en finir, les Protecteurs de
-San-Giorgio confièrent le commandement de leurs troupes à Antonio Calvo,
-_homme énergique et implacable_, dit la Chronique. On lui donna des
-instructions formelles. Il devait, en débarquant, mettre à prix les
-têtes des chefs: à qui livrerait Raffè ou Giudice vivants, on verserait
-mille ducats, morts cinq cents; deux cents ou cent ducats devaient
-récompenser la prise des deux autres. De ceux de leurs partisans qui se
-soumettraient, exiger des otages ou des cautions; quant aux rebelles
-endurcis, les traiter de façon à «inspirer à chacun la terreur».
-
-Antonio Calvo s’acquitta consciencieusement de cette besogne, avec tant
-de zèle même que le gouverneur Carlo di Negro et l’évêque de Sagone
-protestèrent contre ses actes de cruauté devant le tribunal des
-Protecteurs. Ceux-ci ne se laissèrent pas émouvoir: «Laissez faire au
-capitaine, répondirent-ils au premier: quand il s’agit de châtier, il
-est plus compétent que vous.»--«La cruauté nous déplaît autant qu’à
-vous, déclarèrent-ils au prélat, mais il ne faut pas traiter de cruautés
-les actes de justice.»
-
-Le 20 avril 1456, on apprit à Gênes par une lettre d’Antonio Calvo que
-Leca était envahi et que Raffè restait bloqué avec ses frères et
-quelques partisans dans le château. Parmi ces derniers se trouvaient des
-traîtres, et l’un d’eux, Trastollo da Niolo, depuis le commencement du
-mois, négociait avec le gouverneur la perte de Raffè. Cependant, la
-place paraissait imprenable. Par ordre des Protecteurs, Antonio Calvo
-fit arrêter tous les parents des assiégés et fit en sorte que ceux-ci
-fussent informés de la situation critique de ces malheureux réduits à
-l’état d’otages. Trastollo n’eut donc aucune peine à convaincre
-plusieurs de ses compagnons qui, profitant de l’heure où Raffè et sa
-famille étaient à table, introduisirent Calvo et ses soldats. Tous
-furent pris vivants avant d’avoir pu saisir leurs armes. Raffè, sachant
-qu’il n’avait aucun quartier à espérer, se jeta du haut des remparts et
-se cassa la jambe. Il eut encore la force de se réfugier sous un rocher
-où on le découvrit quelques heures plus tard: «Il nous sera difficile,
-écrivirent les Protecteurs à Calvo, de vous exprimer par lettre ou de
-vive voix la joie que nous cause, que cause à toute la ville, la capture
-de Raffè, d’Anton’ Guglielmo et des autres rebelles... Mettez-les à la
-torture avant de les exécuter pour leur faire avouer leurs crimes.»
-Raffè fut pendu ainsi que vingt-deux de ses parents, frères ou cousins
-germains, dont les corps restèrent accrochés au gibet; celui de Raffè
-fut dépecé, et les morceaux envoyés dans les principales villes de la
-Corse pour y être exposés. Des instructions de la Banque avaient réglé
-deux mois auparavant le cérémonial de ces représailles. Pietro Cirneo
-ajoute que l’on expédia à Gênes, après l’avoir préalablement salée, la
-tête de Raffè.
-
-_Tyrannie de l’Office._--La mort de Raffè découragea les feudataires:
-Giocante de Leca, Arrigo della Rocca, Giudice d’Istria, Orlando d’Ornano
-et Guglielmo di Bozzi se réfugièrent à Naples. Seul, Giudice della Rocca
-resta en Corse, mais n’ayant plus de partisans, il dut bientôt s’enfuir
-en Sardaigne où il mourut.
-
-A l’intérieur, les sévérités et les excès des fonctionnaires de l’Office
-exaspéraient les Corses. Le crime isolé d’un vulgaire bandit redoubla
-les rigueurs. Sur l’ordre de Michele de’ Germani, évêque de Mariana,
-Maino di Brando, dit Brandolaccio, avait subi quelques coups d’estrapade
-pour un délit dont il se prétendait innocent. Sa culpabilité n’était pas
-démontrée, il fut remis en liberté. En tout autre pays, ce malfaiteur
-notoire se fût estimé heureux d’en être quitte à si bon marché: en
-Corse, le compte se régla autrement.
-
-Le bandit se déclara _en inimitié_ avec l’évêque, et un jour que
-celui-ci, entouré d’une nombreuse escorte se rendait à une assemblée
-des prêtres de son diocèse, il le tua d’un coup de javelot. Pour qu’il
-fût bien établi que l’honneur de Brandolaccio était vengé, celui-ci
-s’était écrié au moment où l’évêque tombait: «C’est moi! Brandolaccio!»
-Cependant, ordre fut donné de rechercher le meurtrier et ses complices,
-et de les poursuivre avec la dernière rigueur. Ne pouvant s’emparer de
-l’auteur du crime, le gouverneur fit arrêter d’abord les Corses qui
-étaient convaincus de lui avoir donné asile, et trouva le moyen de mêler
-au procès les remuants caporali d’Omessa. Comme presque tous les membres
-de cette famille appartenaient au clergé, l’évêque d’Ajaccio fut
-autorisé par bulle pontificale à instruire contre eux, mais le bras
-séculier fut plus expéditif. La torture arracha des aveux au curé piévan
-de Giovellina, fils de l’évêque Ambrogio, et au curé de Casacconi,
-Sinoraldo, qui furent pendus.
-
-Michele de’ Germani était l’ami personnel du doge, ce qui explique les
-excès qui vengèrent son assassinat. L’un après l’autre, les fils et les
-neveux d’Ambrogio d’Omessa subirent la torture; on en pendit plusieurs,
-entre autres Valentino, son frère coupable uniquement «de s’affliger de
-leur mort». Le nouvel évêque de Mariana successeur de Michele, Ottaviano
-fut soupçonné d’avoir trempé dans le crime, et son vicaire livré au
-bourreau. De Rome, Ottaviano se plaignit énergiquement aux Protecteurs
-de ces procédés: «Pour moi, écrivait-il, je les supporte aisément, car
-_on ne peut me faire grand mal_, mais je me demande comment font les
-Corses qui ne peuvent se faire entendre.» Il se trompait, car un jour il
-disparut dans l’hécatombe qui fondait sur le clergé insulaire. Cette
-fois ce fut au tour du doge d’être frappé: Pietro da Campo-Fregoso
-mourut hors de la communion des fidèles.» Avant d’expirer, il avait
-sollicité son pardon pour les sévices qu’il avait commis envers _un
-certain évêque de Mariana, mort, dit-on, et différents membres du clergé
-qu’il avait fait emprisonner et tourmenter pour la sûreté et la défense
-de son État_. Mais la bulle qui levait l’excommunication ne parvint
-qu’après sa mort. Le 18 février 1460, elle fut déposée en grande pompe
-sur son tombeau.
-
-Alors que cette cérémonie grandiose réunissait un peuple entier dans la
-cathédrale de Gênes, la justice continuait en vain à poursuivre
-Brandolaccio qui avait entrepris une lutte à mort contre les Génois.
-Quand ceux-ci, pour échapper à sa mortelle étreinte, se disaient Corses,
-il les forçait à articuler le mot _capra_ (chèvre) particulièrement
-difficile pour une bouche génoise: en disant _cavra_, ils prononçaient
-leur arrêt de mort. Brandolaccio périt de la main d’un de ses parents
-acheté par l’espoir d’une grosse récompense.
-
-En présence d’un mécontentement général, les Cinarchesi revinrent en
-Corse. Leurs succès inspirèrent à la Banque une telle inquiétude,
-qu’elle envoya dans l’île Antonio Spinola, l’un des meilleurs officiers
-de la République. Avec l’aide de Vincentello d’Istria, qui était resté
-l’allié de l’Office, Spinola contraignit les seigneurs à se retirer dans
-les montagnes, et fit usage, contre ceux qui leur étaient attachés, de
-terribles représailles; il ravagea la campagne, depuis les rives du Golo
-jusqu’à Calvi, et livra aux flammes plusieurs villages. Peu à peu les
-Cinarchesi firent leur soumission à Spinola qui avait promis au nom de
-l’office une amnistie générale. «Il les convia à un festin, raconte un
-Génois contemporain, et, contre la foi jurée, les fit décapiter.» Sans
-parler des moyens employés pour réunir les chefs corses, le gouverneur
-de la Corse, Giovanni da Levanto, annonça l’événement aux Protecteurs en
-ces termes: «Nous sommes venus ici pour mettre en ordre les choses de ce
-pays et nous avons fait le nécessaire; le magnifique capitaine a présidé
-à l’exécution: il a décapité Arrigo della Rocca, Vincente di Leca,
-Trastollo di Paganaccio et son fils, le curé doyen d’Evisa et son frère,
-Abram di Leca, Guglielmo da Calocuccio, et il en a fait pendre quatorze
-autres... J’ai envoyé des cavaliers faire de même à Antonio della Rocca
-et à Manone di Leca.» Ces derniers n’échappèrent pas à leur sort.
-Vinciguerra et Pier’ Andrea della Rocca, fils de Polo, rejoignirent leur
-père en Sardaigne et Vincentello d’Istria se retira à Sarzane.
-
-Quant à Giocante, il laissa ignorer l’endroit de sa retraite, et pour
-cause: le 14 novembre 1458, deux des Protecteurs de San-Giorgio en
-personne s’étaient fait amener dans la maison du vicaire de Pietra-Santa
-deux criminels condamnés au dernier supplice et avaient passé par écrit
-avec eux le contrat suivant: «Ils devaient poursuivre Giocante à Pise, à
-Piombino, à Rome ou en quelque endroit qu’il se pût trouver, et le
-mettre à mort par quelque moyen que ce fût, fer, corde ou poison»; en
-échange de quoi ils obtenaient leur grâce, des vêtements neufs, les
-fonds nécessaires à leurs déplacements, et deux cents ducats chacun sans
-préjudice d’une gratification qui serait ultérieurement fixée par les
-protecteurs. La mission des deux bravi échoua.
-
-Gênes était passée de nouveau sous le protectorat du roi de France
-(1459). D. Juan, roi d’Aragon, réclamait la Corse à l’indignation des
-Génois. Un mémoire fut rédigé dans lequel on déclara la demande de D.
-Juan «très injuste (_molto iniqua_), aucun roi d’Aragon n’ayant jamais
-eu la possession de cette île, et les souverains aragonais n’ayant
-jamais, dans leurs traités avec Gênes, prétendu autre chose que réserver
-leurs droits sur la Corse». D. Juan ne perdait pas de vue la forteresse
-de Bonifacio qui représentait pour lui la clef de l’île. L’archevêque de
-Sassari avait des intelligences dans la ville qu’il tenta de faire
-révolter par des promesses et par des menaces. Le roi offrait des fiefs
-en Sardaigne et des pensions de cent à deux cents ducats aux
-Bonifaciens; mais la population issue de sang génois, resta fidèle.
-
-Giocante di Leca était alors le chef du parti aragonais. D. Juan le
-gratifia de 60 florins (1461) et mit à sa disposition une galère et des
-troupes. Giocante, ainsi que Polo della Rocca, également bien traité, se
-réservant de faire tourner au moment opportun les événements à leur
-profit, s’intéressèrent au mouvement que les réfugiés corses de Sarzane
-et de Rome préparaient d’accord avec les Fregosi.
-
-Vincentello d’Istria n’avait point pardonné à l’Office de San-Giorgio
-l’assassinat des Cinarchesi, car c’était sur sa parole que ceux-ci
-s’étaient rendus à l’invitation déloyale d’Antonio Spinola. D’accord
-avec l’évêque d’Aleria, Ambrogio qui, à son retour en Corse, avait été
-accueilli, dit la Chronique, «comme un saint ressuscité», il poussa les
-Fregosi à rétablir leur autorité. Polo della Rocca et Giocante di Leca
-se joignirent à eux, mais une vilenie de Lodovico di Campo-Fregoso qui
-tâcha de faire tomber le comte Polo dans un guet-apens divisa les
-alliés. Dans le désordre de luttes auxquelles chacun prenait part sans
-en bien entrevoir le résultat, l’Office voyait le nombre de ses ennemis
-s’accroître chaque jour. Le gouverneur Spinola en mourut de chagrin. Les
-Fregosi cherchaient un moyen de prendre possession de la Corse sans
-bourse délier; comme ils négociaient à Sarzane à ce sujet, les Adorni
-profitèrent de leur absence pour livrer Gênes à Francesco Sforza, duc de
-Milan. Sous le coup des mêmes influences, la Banque, par acte du 12
-juillet 1463, abandonnait la Corse au duc de Milan moyennant une rente
-de deux mille livres.
-
-_Les Milanais en Corse._--En 1464, Francesco Maletta vint prendre
-possession de la Corse au nom du duc de Milan; Polo della Rocca et les
-seigneurs de Cap-Corse lui firent leur soumission. Dans une consulte
-tenue à Biguglia le 24 septembre, le gouvernement milanais fut acclamé.
-
-Deux années s’écoulèrent en paix. En 1467, Giorgio Pagello, commissaire
-ducal, appela tous les habitants de la Corse à Biguglia, pour y prêter,
-entre ses mains, serment de fidélité à Galeaz-Maria Sforza, qui
-avait succédé au duc Francesco son père. Les feudataires de
-l’Au-delà-des-Monts se rendirent à son invitation, disposés à rendre
-hommage à son mandataire; mais une querelle qui dégénéra en rixe entre
-les habitants du Nebbio et les hommes d’armes de la suite des
-Cinarchesi, coupa court à ces bonnes dispositions. Irrités de ce que
-Pagello avait, de sa propre autorité, fait punir les coupables, les
-seigneurs regagnèrent immédiatement leurs châteaux. La guerre devenait
-inévitable; déjà Giocante di Leca s’était avancé jusqu’à Morosaglia et
-avait chassé les avant-postes des Milanais; il avait entraîné dans sa
-cause les seigneurs della Rocca, d’Ornano et de Bozzi, et les caporali
-de la Terre-de-la-Commune. Pour parer aux événements, les habitants de
-l’En-deça-des-Monts se réunirent en diète dans la vallée de Morosaglia,
-et mirent à leur tête, avec le titre de lieutenant du peuple,
-Sambocuccio d’Alando (1466), neveu de celui qui avait jadis soulevé les
-communes. Celui-ci envoya des députés au duc de Milan qui remplaça
-Pagello par Battista Geraldini, d’Amelia (1468). L’empressement que mit
-le nouveau gouverneur à lancer des agents du fisc dans toutes les
-directions, faillit lui être fatal. Assiégé dans Matra, Battista
-d’Amelia ne dut la vie qu’à l’engagement qu’il prit de se retirer à
-Bastia et de n’en plus sortir. Sambocuccio d’Alando donna sa démission
-de lieutenant du peuple, et fut remplacé successivement par Giudicello
-da Gagio, fils de Mariano et Carlo da Casta dont les efforts furent
-stériles. Il était réservé à Vinciguerra della Rocca d’apaiser les
-partis et de mettre fin aux troubles; mais lorsqu’il jugea sa mission
-terminée, il refusa de conserver le pouvoir et se retira dans ses terres
-(1473). La sagesse de sa conduite lui avait fait donner le surnom d’_ami
-de la justice_. Colombano della Rocca lui succéda et, l’année écoulée,
-remit le pouvoir aux mains de Carlo della Rocca, frère de Vinciguerra,
-qui prit le titre de _défenseur du peuple_, en conservant son frère pour
-lieutenant.
-
-Après trois années de paix (1476), la guerre recommença entre plusieurs
-branches des Cinarchesi. Carlo et Vinciguerra furent obligés de se
-retirer dans leur patrimoine, pour le défendre contre les invasions de
-leurs parents; d’autre part, la mort du duc Galeaz-Maria rendit à Gênes
-son indépendance.
-
-En 1479, D. Ferdinand II, roi de Castille, venait de décider une
-expédition en Corse lorsque le soulèvement des Portugais et la mort de
-l’amiral Juan Villamari arrêtèrent l’exécution de ses projets.
-Cependant, en Sardaigne, les intrigues continuaient pour arracher
-Bonifacio aux Génois. Giovanni Peralta, d’origine sarde, prétextant un
-voyage de commerce, entra en rapports avec quelques chefs corses et
-intéressa à son but l’évêque d’Ajaccio, Giacomo Mancozo; mais arrêté par
-les Génois, il fut mis à la torture et condamné à mort. Un Catalan,
-Leonardo Esteban, poursuivit l’œuvre de Peralta et subit le même sort.
-Quant à l’évêque d’Ajaccio, sa culpabilité ayant été prouvée, il fut
-transféré dans la forteresse de Lerici où il semble avoir été mis à
-mort.
-
-_Dernières luttes des feudataires: Gian-Paolo di Leca et Rinuccio della
-Rocca._--Par l’entremise du secrétaire d’État Cecco Simoneta, Tomasino
-de Campo-Fregoso avait obtenu de la duchesse de Milan l’investiture du
-comté de Corse. Pour assurer son pouvoir, il maria son fils Jano à une
-fille de Gian-Paolo di Leca, l’un des plus puissants Cinarchesi, et
-donna sa propre fille à Ristoruccio, fils de ce dernier. Après avoir
-triomphé des quelques caporali qui lui faisaient opposition, en leur
-allouant des pensions, il construisit l’enceinte de Bastia qui n’avait
-été jusqu’alors qu’une forteresse flanquée de deux ou trois pauvres
-habitations, et décida d’y fixer sa résidence; mais sa tyrannie fut
-telle qu’il jugea bientôt prudent de laisser à Jano le gouvernement de
-l’île en attendant qu’il pût l’aliéner; pour cela il lui fallait
-l’autorisation du gouvernement milanais. Dans cette circonstance
-délicate, il envoya à Milan le Sarzanais Giovanni Bonaparte (ancêtre
-direct de Napoléon) qui l’avait accompagné en Corse. Le 18 février 1481,
-celui-ci exposa la requête de Tomasino devant le conseil de régence qui
-ne voulut rien entendre.
-
-Sur ces entrefaites, Rinuccio di Leca, jaloux du prestige que valait à
-Gian-Paolo sa double alliance avec les Fregosi, souleva le peuple et
-offrit la Corse à Appiano IV, seigneur de Piombino, qui envoya
-immédiatement son frère Gherardo, comte de Montegna. Dans une consulte
-tenue à Lago-Benedetto, on fit jurer à Gherardo de ne rien entreprendre
-contre la constitution du pays, et on l’acclama comte de Corse. Pour ne
-pas tout perdre, les Fregosi vendirent à l’Office de San-Giorgio
-moyennant deux mille écus d’or leurs droits sur la Corse. Gherardo,
-après avoir assisté à la défaite de Rinuccio et de ses partisans
-exterminés par Gian-Paolo, retourna en Italie.
-
-A l’instigation de Jano, qui déplorait son marché avec la Banque,
-Gian-Paolo di Leca appela les Corses aux armes. Bien que Campo-Fregoso,
-convaincu de félonie, eût été incarcéré sur le champ, Gian-Paolo
-continua la lutte et se fit proclamer comte de Corse et de Cinarca, à
-l’indignation des seigneurs de la Rocca et d’Istria qui arguaient que
-les _comtes_ avaient toujours été choisis dans leurs maisons. L’Office
-encouragea leurs protestations et se montra à l’égard des partisans de
-Gian-Paolo, d’une excessive sévérité. Gian-Paolo se trouva bientôt
-isolé. Assiégé dans son château de Leca, il dut capituler, s’estimant
-heureux de pouvoir passer en Sardaigne avec sa famille.
-
-Mais il n’y séjourna pas longtemps; Rinuccio di Leca soupçonnant la
-Banque, dont jusque-là il avait été l’allié, de vouloir faire de lui ce
-qu’elle avait fait de Gian-Paolo, engagea ce dernier à revenir en Corse
-pour combattre avec lui. L’exilé ne se fit pas réitérer l’invitation; il
-leva une troupe de trois cents Sardes (1488), débarqua en Corse, et
-joignit son cousin.
-
-Dès que la Banque apprit ce soulèvement, elle envoya dans l’île Ambrogio
-di Negro, «homme de très grande astuce», et Rollandino Conte qui se
-firent battre complètement à Bocognano, mais la discorde s’étant glissée
-parmi les Leca, ceux-ci
-
-[Illustration:
-
- Théodore Iᵉʳ, roi de Corse (d’après une attribution du <small>XVIII</small>ᵉ
- siècle).--Monnaies de Théodore Iᵉʳ (_Bibl. Nat. Cabinet des
- Médailles_).--Le Satyre corse, caricature allemande (d’après Le
- Glay, _Théodore de Neuhoff_, Paris et Monaco, 1907).
-
-PI. VII.--CORSE.
-]
-
-essuyèrent, le 29 mars 1489, une terrible défaite. Filippo di Fiesco,
-capitaine-général de l’armée génoise, avait été très lié avec Rinuccio
-di Leca: il en profita pour l’attirer dans un guet-apens, et l’envoya à
-Gênes où il fut jeté en prison et exécuté.
-
-Sous le gouverneur Gaspardo di Santo-Pietro (1489), tout insulaire
-soupçonné d’intelligences avec les rebelles était mis à mort ou exilé,
-et ses biens employés à constituer une caution; à ceux qui n’avaient
-rien et même aux chefs trop dangereux on prenait, selon l’usage, leurs
-fils ou leurs plus proches parents: c’était la garantie qu’ils ne
-porteraient pas les armes contre la république.
-
-Pour les moindres délits, des amendes étaient appliquées de la façon la
-plus arbitraire, les fonctionnaires avaient ordre de ne pas les ménager
-«d’abord, disent les instructions aux gouverneurs, parce qu’elles
-retiennent les Corses dans le devoir, ensuite parce qu’elles diminuent
-les dépenses que l’Office s’impose pour maintenir l’île en paix».
-
-Dès 1457, la Banque avait conçu le projet de construire une forteresse à
-Ajaccio. Les guerres contre les seigneurs de Leca firent apprécier
-l’utilité de cette construction. En mars 1489, Ambrogio di Negro
-écrivait aux Protecteurs: «Je rappelle à vos seigneuries que si elles
-veulent la paix, il faut dépeupler la région et peupler Ajaccio, y
-construire une forteresse et détruire complètement la race des Leca.»
-
-L’ancienne ville d’Ajaccio était située au fond du golfe sur le
-territoire de San-Giovanni. En 1486, l’Office décida que la ville
-jusqu’alors située sur un point insalubre, serait reconstruite à deux
-milles plus bas, sur la langue de terre qu’occupe aujourd’hui la
-citadelle. L’ingénieur chargé de tracer le plan de la cité, Paolo
-Mortara s’adjoignit pour diriger les travaux un Corse nommé Alfonso
-d’Ornano. Le 2 mai 1492, ce dernier écrivit aux Protecteurs de
-San-Giorgio que les murailles de la ville étaient assez avancées pour
-«couper les jambes à toute espèce d’ennemis». On y envoya des colons
-liguriens et pendant longtemps le séjour n’en fut toléré qu’à un petit
-nombre de Corses privilégiés. Ce fut seulement en 1743, que disparurent
-entre les Ajacciens les distinctions d’origine.
-
-En 1500, Gian-Paolo de Leca retourna en Corse et souleva
-l’Au-delà-des-Monts; à son appel une partie même de la
-Terre-de-la-Commune prit les armes. Ambrogio di Negro, envoyé contre
-lui, fit alliance avec Rinuccio della Rocca et força Gian-Paolo à
-quitter l’île. Les Génois attachèrent tant de prix à cette victoire
-qu’ils élevèrent une statue à l’heureux général (1501).
-
-Un seul des Cinarchesi jouissait encore d’une certaine indépendance;
-c’était Rinuccio della Rocca; unique maître de sa seigneurie au
-détriment de frères incapables, il avait su se faire abandonner le fief
-d’Istria par ses seigneurs. Ennemi de Gian-Paolo, il avait été l’objet
-de faveurs diverses de la part de l’Office et s’était marié dans la
-famille génoise des Cattanei. Malheureusement pour Rinuccio, la Banque
-avait placé auprès de lui pour le surveiller un prêtre corse de moralité
-douteuse, Polino da Mela, qui lui servait de secrétaire. Les intrigues
-de ce dernier eurent pour résultat de faire révolter Rinuccio contre
-l’Office. Il prit les armes, mais, vaincu par Nicolò D’Oria à la
-Casinca, il dut abandonner ses domaines à la compagnie moyennant une
-rente annuelle dont il alla vivre à Gênes.
-
-Mais Rinuccio n’avait cédé qu’à la force. Dès qu’il le put, il quitta
-Gênes secrètement et excita de nouveaux soulèvements. Nicolò D’Oria le
-somma de déposer les armes et de quitter l’île, sous peine de voir
-tomber les têtes de son fils et de son neveu, qui étaient ses
-prisonniers. La menace fut exécutée. Dès lors, la République n’épargna,
-contre la maison della Rocca, aucun crime, aucune perfidie: Giudice et
-Francesco della Rocca ses fils furent assassinés. Rinuccio passa en
-Sardaigne, puis en Espagne, où il sollicita des secours qui lui furent
-promis, mais qu’il ne reçut pas. Louis XII, maître de Gênes, apprit par
-les Cattanei la situation de ce brave capitaine; il lui dépêcha deux
-gentilshommes chargés de lui offrir de grands avantages (1507). Rinuccio
-se rendit à Gênes où les représentants du roi le reçurent avec
-distinction; mais les négociations n’aboutirent pas et la guerre
-recommença. Andrea D’Oria, qui devait acquérir plus tard une célébrité
-universelle, menaça Rinuccio de mettre à mort le dernier de ses fils,
-s’il ne déposait pas les armes. Traqué de toutes parts, le chef corse,
-après dix ans de lutte, succomba dans une embuscade que lui avaient
-tendue les descendants d’Antonio della Rocca, irréconciliables ennemis
-de Rinuccio qui les avait dépouillés de leurs seigneuries (1511).
-Gian-Paolo di Leca, qui n’avait pas renoncé à la guerre, vivait alors à
-Rome; il y mourut en 1515. La ruine de Gian-Paolo et de Rinuccio fut
-aussi celle du pouvoir féodal en Corse. Gênes ne permit pas aux maisons
-della Rocca et de Leca de se relever, les seigneurs d’Istria, d’Ornano
-et de Bozzi firent leur soumission et renoncèrent désormais à tout rôle
-politique.
-
-
-
-
-X
-
-LA PREMIÈRE OCCUPATION FRANÇAISE
-
- _Henri II et la Corse.--Sampiero Corso.--État de la Corse au traité
- de Cateau-Cambrésis.--Rétrocession de l’Ile à la République de
- Gênes.--La fin de Sampiero._
-
-
-Né en 1498 à Bastelica, dans les montagnes sauvages qui s’étendent
-au-dessus d’Ajaccio, Sampiero Corso fit ses premières armes dans les
-_bandes noires_ de Jean de Médicis. Il s’attacha ensuite à la fortune du
-cardinal Hippolyte de Médicis et, à la mort de celui-ci, entra au
-service de la France sous les auspices du cardinal du Bellay (1535).
-Déjà il avait acquis dans toute l’Europe la réputation d’un guerrier
-redoutable et valeureux. Après le traité de Crépy il revint en Corse où
-il épousa Vannina d’Ornano, héritière d’un des fiefs les plus importants
-de l’Au-delà-des-Monts. Au retour d’un voyage à Rome, il fut arrêté à
-Bastia par ordre du gouverneur de la Corse et il fallut l’intervention
-du roi de France pour lui faire rendre la liberté. De cette offense,
-Sampiero conserva un souvenir cruel. La guerre entre la France et
-Charles-Quint allait lui fournir l’occasion de se venger.
-
-Henri II était au plus fort de sa lutte contre l’empereur Charles-Quint,
-allié de Gênes, et il venait de solliciter des Turcs l’envoi d’une
-flotte dans la Méditerranée occidentale. Aussi accueillit-il volontiers
-un projet qui lui permettait d’atteindre un double but: combattre
-l’empereur et la République de Gênes, obtenir dans la Méditerranée un
-point d’appui pour les flottes réunies de la France et de la Turquie.
-
-A la nouvelle de la prochaine arrivée de l’armée française, sous les
-ordres du baron de la Garde, et de la flotte turque, commandée par
-Dragut, l’Office s’empressa de renforcer les garnisons de Saint-Florent,
-de Bonifacio et de Calvi, d’envoyer dans l’île des munitions, de
-l’artillerie, des vivres et deux commissaires; mais la garnison de
-Bastia, prise de peur, se rendit, imitée bientôt par le seigneur da
-Mare, du Cap-Corse. Sampiero, réfugié dans le pays, excitait ses
-compatriotes à reconnaître le roi de France comme leur seigneur. Corte
-se rend à lui, pendant que de Thermes entre à Saint-Florent.
-
-Les insulaires paraissent «si naturellement français», déclare du
-Bellay, qu’on les pourrait conduire «par un filet à la bouche». Le 23
-août 1553, de Thermes prenait possession officielle de la Corse au nom
-du roi de France.
-
-Dans l’Au-delà-des-Monts, Sampiero partageait entre ses compagnons
-(appartenant pour la plupart à la famille d’Ornano) les territoires
-conquis et les chargeait d’organiser de nouvelles bandes. De son côté,
-Dragut s’emparait de Porto-Vecchio; Bonifacio, défendue énergiquement
-par un chevalier de Malte, Antoine de Canetto, fut livrée par trahison
-(1553). Le corsaire abandonna ensuite ses alliés; mais il fut remplacé
-par un exilé génois, Scipion Fieschi, qui amena aux Français quelques
-galères de Provence. Calvi seule, résistait encore.
-
-«Quant aux Génois, écrit le nonce du pape au cardinal du Bellay, ils
-sont délibérés de dépenser tout ce qu’ils ont, jusqu’à leurs propres
-vies, sans y épargner leurs femmes et leurs enfants, au recouvrement de
-ladite île de Corsègue.» Charles-Quint s’était engagé à supporter la
-moitié des frais de la guerre. La Banque se décida aux plus grands
-sacrifices: on arma vingt-six galères, l’empereur fournit 12.000 hommes
-de pied et 500 cavaliers; le duc de Toscane, Cosme de Médicis, alors
-allié de Charles-Quint, envoya 3.000 soldats, auxquels s’ajoutèrent
-2.000 Milanais. Le vieil amiral, André Doria, reçut le commandement de
-toutes ces troupes le 10 novembre 1553. Il fit lever le siège de Calvi,
-s’empara de Bastia et vint bloquer Saint-Florent que défendait le mestre
-de camp Giordan Orsini (Jourdan des Ursins). Trente-trois galères
-françaises, portant les secours demandés par le maréchal de Thermes,
-durent rebrousser chemin, car la flotte de Doria fermait l’entrée du
-port, et la tempête les dispersa. Des Ursins se vit refuser une
-capitulation honorable; mais ses soldats se frayèrent un chemin sur des
-barques à la pointe de l’épée. Ce fait d’armes passa, en ce siècle
-guerrier, pour un des plus merveilleux qui ait jamais été exécuté:
-Brantôme et de Thou le narrent en y joignant les témoignages de la plus
-énergique admiration.
-
-Nous n’essaierons pas de raconter ici les événements de cette glorieuse
-guerre, qui dura presque sans interruption et avec des vicissitudes
-nombreuses jusqu’à la paix de Cateau-Cambrésis. Il suffira de savoir que
-les Français, alliés des Turcs, firent tout leur possible pour se
-maintenir dans l’île, tandis que l’Office dépensait des sommes énormes
-pour tenir en échec les Corses et leurs défenseurs. Après la trêve de
-Vaucelles, deux députés de la nation corse, Giacomo della Casabianca et
-Leonardo da Corte, accompagnèrent Jourdan des Ursins auprès de Henri II
-à qui ils transmirent une série de requêtes.
-
-Le 17 septembre 1557, à la Consulte de Vescovato, tenue sous la
-présidence de Sampiero, des Ursins affirma que le roi venait de
-soustraire à jamais les Corses à la domination tyrannique de Gênes «et
-qu’il avait incorporé l’île à la couronne de France, en telle sorte
-qu’il ne pouvait abandonner les Corses sans abandonner sa propre
-couronne».
-
- * * * * *
-
-Le 3 avril 1559 fut signée la paix de Cateau-Cambrésis qui enlevait plus
-en un jour à la France «qu’on ne lui aurait ôté en cent ans de revers».
-L’opinion la plus répandue chez les Corses fut que le roi abandonnait
-une contrée qui ne lui était plus utile, la guerre étant terminée. «La
-vérité, dit M. Jacques Rombaldi, est que la reddition de la Corse à la
-République fut l’objet des disputes les plus vives entre les
-négociateurs du traité, que cette question faillit, à diverses reprises,
-amener la rupture des pourparlers et rallumer la guerre, et qu’enfin
-Henri II ne consentit à cet abandon qu’à la dernière extrémité.»
-
-Jourdan des Ursins, espérant peut-être que la paix ne serait pas
-définitive, tint le traité caché pendant quelque temps, mais bientôt, il
-reçut l’ordre de préparer son départ. Les chefs corses vinrent alors le
-trouver à Ajaccio «remontrant la fidélité qu’ils ont toujours maintenue
-pour la France, la ruine qu’avait apportée la guerre en leurs maisons,
-personnes et biens et demandant qu’il plût au roi de les garder envers
-et contre tous, sans jamais les rendre entre les mains des Génevois
-(sic); que si le roi cependant estimait que l’île était trop à charge à
-sa couronne, ils contribueraient à la dépense pour le soulager en
-partie, ils se taxeraient eux-mêmes de payer le lieutenant général de Sa
-Majesté, la justice et les tours de garde et caps de la marine et, en
-outre feraient un tribut annuel pour payer au roi quelque somme
-d’argent, selon leur possibilité et pauvreté... Sire, dit plus loin
-Jourdan des Ursins, ce serait chose trop longue d’écrire à Votre
-Majesté, par le menu toutes les choses qu’ils me dirent, car pendant une
-grosse heure ce ne fut que pleurs et lamentations, vous disant en
-substance, Sire, que c’était la plus grande pitié du monde de les voir.»
-
- * * * * *
-
-Pendant que le sort de la Corse se discutait à Cateau-Cambrésis, un
-Génois estimait que le parti le plus sûr pour la République serait de
-laisser les Corses se gouverner eux-mêmes. «Ils ont pour nous,
-disait-il, une aversion aussi forte que justifiée. Nos officiers avec
-leurs désirs de justice, nos concitoyens en pratiquant l’usure, les ont
-véritablement provoqués à la révolte. Pour les empêcher de se révolter
-encore, ils font un nouveau système de gouvernement... Qu’ils soient
-donc maîtres chez eux et nous donnent des otages pour garantie de leur
-fidélité; qu’ils laissent Calvi entre nos mains et mettent à leur tête
-deux Génois à leur choix pour les gouverner. Chacun y trouvera
-profit[C].»
-
-Ces vues n’étaient pas celles de la République.
-
-Rentrer en possession de la Corse, y rétablir son autorité, lui
-paraissait essentiel: cela importait à la sécurité de son commerce.
-L’Office promit de n’inquiéter aucun Corse, il envoya deux commissaires:
-Andrea Imperiale et Pelegro Giustiniani--qui donnèrent à tous de bonnes
-paroles, mais multiplièrent les actes de représailles. On procéda au
-désarmement; les gens qui allaient en voyage, pouvaient seuls porter une
-lance ou une épée. Ordre fut donné de démolir les châteaux, et un décret
-interdit de quitter le pays pour aller prendre du service à l’étranger.
-Une grande assemblée fut réunie, où les commissaires, présentant de faux
-états, réclamèrent des taxes doubles: on décida de les faire supporter
-par les riches. L’impôt consenti, restait à le percevoir: il fallait
-pour cela faire le recensement des feux et établir le cadastre.
-L’opération, indispensable après six années de guerre, fut conduite avec
-rapidité, et l’on devine toutes les vexations qu’elle put comporter: les
-propriétaires devaient déclarer les immeubles qu’ils possédaient, avec
-l’indication de leur nature, de leur étendue et des revenus qu’ils
-produisaient, tout cela sous peine d’amende.
-
-Quand on publia le rôle des taxes, ce fut bien autre chose. Le pays
-n’avait ni industrie ni commerce; les employés étant des étrangers,
-l’argent sortait des mains des contribuables sans jamais y retourner. Le
-sol produisait de l’orge et du blé; mais l’olivier n’était guère cultivé
-qu’en Balagne. On vendait à la moisson ce qui était nécessaire pour
-payer les dettes de l’année et pour ravitailler les places fortes. Or,
-les prix n’étaient pas élevés. En 1552, l’hémine (13 décalitres environ)
-coûtait à Ajaccio 4 livres 5 sous; l’orge, 2 livres. En 1569 (mauvaise
-récolte), l’hémine de blé se vendait en Balagne 6 livres 8 sous. En
-1570, à Saint-Florent, c’est-à-dire dans le Nebbio, le sac de blé
-coûtait 4 livres 15 sous. Il faudrait maintenant deux sacs de blé pour
-acquitter l’impôt, au lieu qu’autrefois deux boisseaux suffisaient. On
-se croyait plus que jamais livré à l’avidité des usuriers étrangers,
-quelques-uns même entrevoyaient l’impossibilité de payer et le risque
-d’être expropriés. L’effervescence montait, et ce n’était pas la
-partialité que les commissaires montraient dans l’administration de la
-justice, qui pouvait la calmer.
-
-Pour augmenter le désarroi, les corsaires barbaresques venaient prélever
-dans l’île leur tribut d’esclaves. Depuis quarante ans qu’ils faisaient
-des descentes dans l’île, ils avaient ravagé les côtes, transformé les
-plaines en désert; ils s’avançaient maintenant dans l’intérieur, à la
-suite des populations qui s’y retiraient. Débarquant le soir, ils
-arrivaient par une marche de nuit jusqu’à des villages que la distance
-paraissait mettre hors de leurs atteintes: Sartène et Evisa avaient été
-mises à sac. Les commissaires voyaient la désolation et les ruines
-accumulées, ils enregistraient le nombre des malheureux conduits en
-captivité: 70 entre Ajaccio et Bonifacio, 30 dans le Fiumorbo, 25 aux
-Agriates, 20 à Campoloro. Mais leur affliction n’est qu’une formule de
-chancellerie, car ils persistent à exiger la démolition des tours et des
-châteaux, à interdire de porter des armes, sauf sur la côte. Algaiola
-obtint quatre fusils: deux ans après, il n’y avait plus que des ruines.
-Les Corses captifs à Alger étaient, dit-on, plus de 6.000. Le manque de
-sécurité suffisait à lui seul à éloigner les Corses d’un gouvernement
-qui ne protégeait pas ses sujets.
-
-Pour échapper aux impôts et aux corsaires il n’y avait qu’à quitter le
-pays et le mouvement d’émigration s’accentua: on trouve des Corses
-jusqu’en Écosse. En vain l’interdiction demeure: les Génois veulent que
-la Corse, mise en culture par ses habitants, pourvoie aux besoins de
-Gênes. Pour cette seule raison, l’agriculture ne pouvait qu’être
-délaissée.
-
-Sur ces entrefaites, la République se substitue (1552) à la maison de
-Saint-Georges, «l’expérience ayant démontré, dit un important document
-conservé à la Bibliothèque Universitaire de Gênes, que les Protecteurs
-étaient trop occupés à l’administration des _Compere_ pour songer aussi
-aux affaires politiques et militaires de la guerre». La cession eut lieu
-moyennant un subside annuel de 50.000 lires pour la Corse. Les
-ambassadeurs, envoyés à Gênes pour faire hommage aux nouveaux maîtres,
-exposent la détresse du pays en termes saisissants. «Beaucoup,
-disent-ils, n’ont plus qu’un souffle de vie. Ils sont réduits comme les
-bêtes à chercher leur nourriture dans les maquis et à vivre d’herbes et
-de racines.» Les larmes aux yeux, ils supplient qu’on diminue un impôt
-trop lourd pour leurs épaules, et ne craignent pas de dire que tout
-dépend de cela, «_importa il tutto_». Ils implorent en même temps une
-amnistie générale qui ramènera les hommes égarés, fera tomber les
-inimitiés, rétablira la liberté du travail et assurera la tranquillité
-publique.
-
-Le Sénat demeura sourd à ces prières. En refusant l’amnistie, il
-obligeait un grand nombre de Corses à persévérer dans la rébellion; en
-refusant d’alléger l’impôt, on attisait le mécontentement. Sampiero, qui
-n’avait cessé d’espérer contre tout espoir, allait en profiter.
-
- * * * * *
-
-Pendant quatre ans on le vit parcourir l’Europe, cherchant à intéresser
-quelque souverain à la cause de la Corse. Reçu par les cours de Navarre
-et de Florence avec beaucoup d’égard, il n’en obtint que des promesses.
-Il résolut de s’adresser aux princes musulmans: on le trouve à Alger
-auprès de Barberousse, à Constantinople auprès de Soliman. En vain, tout
-semble l’abandonner. Sa femme elle-même veut quitter Marseille où elle
-était réfugiée, pour se rendre à Gênes. De rage, il l’étrangle de ses
-propres mains. C’est alors qu’il se rend à la cour de France et de Thou
-nous rapporte l’impression d’indignation qu’y produit «un homme aussi
-méchant». Il n’est point poursuivi, mais on ne lui accorde aucun
-secours. Le 12 juin 1564, il débarque dans le golfe de Valinco avec une
-petite troupe et se précipite en furieux sur Corte, qu’il emporte.
-
-Rien ne résiste à cet homme de 66 ans; ni les Corses hésitants, ni les
-Génois culbutés à Vescovato. Entre les Doria et Sampiero, la lutte prend
-un caractère d’horreur tragique: les prisonniers sont jetés aux chiens
-ou mutilés; les villages brûlent, à commencer par la maison de Sampiero
-à Bastelica. Pendant deux ans et demi, la Corse est un champ de carnage.
-Gênes n’a plus qu’une ressource: la trahison. Elle parvient à ses fins
-en se servant des frères d’Ornano, cousins de Vannina, gagnés, sous
-prétexte de venger leur parente, par l’espoir d’être mis en possession
-de ses biens. Entraîné dans une embuscade auprès de Cauro le 17 janvier
-1567, Sampiero est abattu par le capitaine Vittolo. «Dieu soit loué, dit
-le gouverneur Fornari dans sa lettre au Sénat de Gênes, ce matin j’ai
-fait mettre la tête du rebelle Sampiero sur une pique à la porte de la
-ville d’Ajaccio, et une jambe sur le bastion. Je n’ai pu réunir les
-restes du corps parce que les cavaliers et les soldats ont voulu en
-avoir chacun un morceau, pour mettre à leur lance en guise de trophée.»
-
-Sampiero a lutté jusqu’au bout pour la liberté corse. Apprécié de ses
-contemporains et du pape Clément VII, général habile que Paoli
-regrettera de n’avoir pas à ses côtés, il fut «le plus Corse des
-Corses».
-
-Alphonse d’Ornano, fils de Sampiero, résista encore pendant deux ans et
-obtint de Georges Doria des conditions honorables. Il quitta son pays le
-1ᵉʳ avril 1569 pour former un régiment de Corses au service de Charles
-IX: il devait recevoir de Henri IV le bâton de maréchal de France et le
-commandement de la Guyenne; son fils aussi, Jean-Baptiste d’Ornano,
-devait être maréchal de France sous Louis XIII. En Corse, George Doria
-avait proclamé l’amnistie; mais il ne tarda pas à être rappelé, et ses
-successeurs, revêtus par Gênes d’un pouvoir sans bornes, considérèrent
-la Corse comme un domaine à exploiter jusqu’à l’épuisement.
-
-
-
-
-XI
-
-LA CORSE SOUS LA DOMINATION GÉNOISE
-
-I) LES ROUAGES ADMINISTRATIFS[D].
-
- _Les statuts de 1571. Le gouverneur et l’organisation judiciaire.
- Le Syndicat.--Les Corses éliminés de l’administration._
-
-
-Le 7 décembre 1571, le Sénat de Gênes promulgua un décret par lequel les
-statuts de 1357 qui régissaient l’île, revisés depuis 1559 par une
-commission composée de deux Corses et de trois Génois, seraient en
-vigueur à partir du 1ᵉʳ février 1572. Les insulaires avaient envoyé à
-Gênes le P. Antonio de Saint-Florent et Giovan-Antonio della Serra. Le
-gouvernement génois avait désigné de son côté Giovan-Battista Fiesco,
-Domenico Doria et Francesco Fornari. A la suite d’une demande qui lui
-fut adressée par l’orateur de Corse, le Sénat de Gênes, par décret du 8
-décembre 1573, ordonna une révision nouvelle des statuts et désigna pour
-la faire le gouverneur Giovan-Antonio Pallavicino, son vicaire
-Gio-Battista Gentile et Martilio Fiesco, auxquels il conseillait de
-demander l’avis de notaires, procurateurs, caporaux, gentilshommes de
-l’île. Cette revision, de nouveau promise en 1577, puis le 19 février
-1588, ne fut jamais accomplie. Les statuts de 1571 furent donc appliqués
-en Corse d’une façon à peu près ininterrompue pendant toute la période
-génoise. Publiés en 1603 et plusieurs fois réimprimés, notamment à
-Bastia en 1694, les _Statuti civili e criminali dell’ isola di Corsica_
-furent traduits en français par Serval, avocat au Parlement, en 1769,
-c’est-à-dire lors de la réunion à la France et sur le désir exprimé par
-Mᵍʳ Chardon, premier président du Conseil supérieur de Corse: rien ne
-prouve mieux la force légale que l’on continuait à leur reconnaître. Les
-Corses étaient jaloux de leur corps de lois; comme, en 1770, une
-ordonnance royale leur avait fait croire que le gouvernement français
-voulait en décider l’abrogation, une assemblée insulaire, sur la
-proposition d’Abbatucci, en réclama avec force le maintien.
-
-D’après ce code, le gouverneur général jouissait d’un pouvoir sans
-bornes. Là où il était, cessait toute autorité. Seul il possédait en
-Corse le droit _della spada_ ou _di sangue_, c’est-à-dire qu’il avait
-pleins pouvoirs pour juger toutes les causes criminelles. Il pouvait
-condamner à la corde, aux galères, au pilori, au fouet, sans aucune
-formalité ni preuve juridique, mais _ex informata conscientia_; il
-prononçait seul sur ce qui intéressait le commerce et accordait à son
-gré ou refusait tout droit d’importation ou d’exportation; il disposait
-enfin des revenus publics et n’était obligé de rendre des comptes qu’en
-retournant à Gênes à l’expiration de son commandement.
-
-Le gouverneur résidait à Bastia. Il avait, au début du <small>XVIII</small>ᵉ siècle, du
-temps de Morati,--l’auteur de la _Prattica manuale_,--un traitement de
-1.000 écus d’argent et, de plus, 25 pour 100 des condamnations
-recouvrées et 500 écus d’argent pour la tournée qu’il devait faire dans
-l’île. Il avait droit aussi, périodiquement, à certaines prestations en
-nature de la part de ses administrés.
-
-Il était assisté de nombreux fonctionnaires: le vicaire (il y en eut
-deux, à partir du <small>XVIII</small>ᵉ siècle, s’occupant chaque année à tour de rôle
-du civil et du criminel; le vicaire au criminel avait la préséance sur
-l’autre, remplaçait le gouverneur empêché; l’un et l’autre touchaient le
-même traitement de 2.000 lires);--le chancelier qui, au début du <small>XVIII</small>ᵉ
-siècle, payait sa charge 7.600 lires par an, fonction lucrative et
-recherchée;--le sous-chancelier, désigné, avec approbation du
-gouverneur, par le chancelier (25 lires par mois);--le trésorier, qui
-était en général noble; il était chargé d’encaisser les deniers publics
-et de payer les fonctionnaires; son salaire fixe était de 800 lires par
-an; il avait droit aussi à une certaine part dans la quantité d’huile
-que la Balagne, en vertu d’un décret de 1646, fournissait à la
-République;--le seigneur «_fiscale_», choisi également, en principe,
-dans la noblesse et parmi les docteurs en droit; chargé de mettre en
-mouvement l’action publique, il bénéficiait de la moitié des
-condamnations pécuniaires prononcées en matière pénale, à charge par lui
-de payer 50 lires par mois à la Chambre; le fiscal, de même que le
-trésorier, avait le titre de «magnifique»;--le syndic de la Chambre
-ayant pour mission de faire rentrer les impôts et de tenir un compte
-exact des débiteurs;--un chapelain;--un secrétaire et un
-sous-secrétaire, fonctions créées seulement à la fin du <small>XVII</small>ᵉ
-siècle;--un maître des cérémonies, dont la charge fut établie en 1671 et
-à qui, à partir de 1690, le gouverneur prit l’habitude de déléguer
-certaines affaires en matière ecclésiastique;--des individus en nombre
-variable (80, 100, 140) portant le nom de
-
-[Illustration: Corte: Maison Gaffori.--_Ibid._: Statue de Paoli.
-
-Calvi: la Citadelle. (_Sites et Monuments du T. C. F._)
-
- Pl. VIII.--CORSE.
-]
-
-_famegli_, sous la direction d’un capitaine ou _bargello_, ayant pour
-mission d’exécuter les ordres que le gouverneur ou ses vicaires
-pouvaient donner pour l’administration de la justice;--le gardien des
-prisons ou _castellano_;--l’archiviste, préposé à la garde des archives
-du gouvernement et notamment du «Livre rouge», le _Libro rosso_, où se
-trouvaient enregistrés tous les ordres et décrets de la Sérénissime
-République depuis 1471;--un avocat, enfin, chargé de défendre les
-pauvres sans exiger d’eux aucune indemnité, _non vi e altra mercede a
-detto avocato che quella che la divina pietà e misericordia li
-contribuirà nell’ altra vita_.
-
-La justice était rendue en Corse par le gouverneur et par d’autres
-fonctionnaires, dont le nombre varia suivant les époques, et qui
-portaient le titre de commissaire ou de lieutenant. En vertu d’un décret
-des sérénissimes collèges de Gênes du 6 juin 1570, ils étaient élus par
-ces collèges aux deux tiers des voix; un décret de 1584 porta cette
-quotité aux quatre cinquièmes. Leur fonction était temporaire: ils
-étaient d’abord élus pour un an seulement; puis un décret du 12 novembre
-1571 déclara que les élections des gouverneurs et magistrats quelconques
-se feraient tous les dix-huit mois et auraient respectivement lieu à la
-fin de février ou d’août. Les titulaires de ces charges ne pouvaient
-posséder à nouveau aucune d’elles qu’après trois ans d’interruption.
-
-Tel était le droit commun; mais un certain nombre de villes jouissaient
-de privilèges spéciaux. Bonifacio avait eu, dès le <small>XIV</small>ᵉ siècle, un
-«podestat» qui était envoyé par Gênes, mais qui devait, dans son
-administration, observer les statuts de la cité; dans les jugements
-qu’il rendait, il était nécessairement assisté des «caissiers»:
-ceux-ci, élus par les habitants mêmes de Bonifacio, étaient en outre
-chargés de poursuivre le recouvrement des condamnations prononcées par
-le podestat et de gérer les biens de la commune. Il y avait plusieurs
-juridictions d’exception en matière civile ou commerciale. Nous nous
-bornerons à citer celle des _campari_ et celle des _censori_ ou
-_ministrali_. Les _campari_ étaient compétents en matière de vols et
-dommages champêtres. Quant aux _censori_ ou _ministrali_, au nombre de
-deux, élus tous les six mois, leur juridiction s’étendait aux affaires
-de commerce: ils avaient des pouvoirs de réglementation notamment pour
-la pêche, pour la vente du vin, pour celle du pain dont ils
-déterminaient eux-mêmes le prix.--Les Calvais également pouvaient
-concourir dans une certaine mesure à l’administration de la justice: le
-commissaire que la République envoyait à Calvi était assisté, en matière
-civile, de trois «consuls» tirés au sort périodiquement (tous les six
-mois, puis tous les trois mois) dans une liste--un _bussolo_--de
-trente-six membres élus par les Calvais eux-mêmes. Le tribunal n’était
-composé de la sorte que pour les procès entre Calvais, et même les
-consuls jugeaient seuls et sans l’assistance du commissaire les procès
-champêtres; pour les causes dans lesquelles intervenaient des gens
-étrangers à Calvi, le commissaire jugeait seul.--Sᵗ-Florent jusqu’au
-début du <small>XVII</small>ᵉ siècle, Bastia de 1584 à 1645 eurent également des
-faveurs spéciales.
-
-D’autre part les seigneurs feudataires qui existaient en Corse avaient
-le droit, dont ils usaient en pratique, de publier des règlements qui
-étaient appliqués dans leurs seigneuries. On a conservé--et publié--les
-statuts des seigneurs de Nonza, Brando et Canari. Il est probable que
-des statuts de ce genre furent promulgués par les autres seigneurs du
-Cap, notamment par les da Mare, et dans l’Au-delà-des-monts, par les
-seigneurs d’Istria, de Bozio et d’Ornano. Il y avait aussi des tribunaux
-en matière ecclésiastique, cinq à l’époque de Morati: Bastia, Aleria,
-Ajaccio, Nebbio, Sagone.
-
-L’organisation judiciaire en Corse comprenait enfin une sorte de
-tribunal suprême à fonctions diverses et qui portait le nom de
-_Syndicat_, les membres qui en faisaient partie étant les «syndics». Ce
-Syndicat ne fut pas toujours composé de la même façon: il y eut d’abord
-des insulaires, élus par leurs compatriotes, et des Génois, désignés par
-le gouvernement de la République. Deux citoyens génois se réunissaient,
-pour former le Syndicat de l’En-deçà-des-monts, à six Corses élus à
-raison de deux par _terziero_; leur compétence s’étendait aux
-juridictions de Bastia, Corte et Aleria; l’opinion des deux Génois
-valait autant que celle des six Corses réunis. Dans l’Au-delà-des-monts
-on élisait de même six insulaires qui formaient, avec les deux Génois,
-le Syndicat pour les juridictions d’Ajaccio, Vico et Sartène. La
-Balagne, Calvi et Bonifacio élisaient aussi des délégués, qui formaient
-le Syndicat, en compagnie des deux Génois, pour chacun de ces
-territoires. Cette organisation, qui résulte d’un décret du 27 janvier
-1573, ne subsista pas durant toute la période génoise; on ne tarda pas à
-supprimer les syndics insulaires, de sorte que bientôt les représentants
-de Gênes purent seuls faire partie du Syndicat.
-
-Le Syndicat avait d’abord un pouvoir de juridiction civile. Les causes
-susceptibles d’appel pouvaient être déférées en général, au choix de
-l’appelant, devant le gouverneur, le gouvernement génois ou le Syndicat.
-Dans ce dernier cas, le Syndicat était une véritable cour de justice
-tenue, comme les autres magistrats, à l’observation des statuts. Mais
-sa principale fonction consistait à surveiller la conduite des
-différents fonctionnaires de l’île, qu’ils aient été élus par les Corses
-ou nommés par la République. Les syndics, qui venaient en Corse tous les
-ans et n’y faisaient que des tournées, recevaient les plaintes que les
-particuliers pouvaient avoir à formuler contre tel ou tel
-administrateur, ils statuaient en dernier ressort sur les réclamations
-qui leur étaient ainsi adressées et, s’ils les reconnaissaient fondées,
-ils avaient le pouvoir de prononcer contre le coupable les peines qu’ils
-jugeaient convenables et qui consistaient le plus souvent, soit en une
-amende, soit en la privation temporaire ou même définitive de son
-office. Les commissaires syndics recevaient ensemble une indemnité qu’un
-décret du 28 avril 1710 fixa à 1.770 lires. Au surplus, rien de
-particulièrement original: l’institution du Syndicat, qui n’a point
-d’analogue dans notre droit français, se retrouve à Gênes et en d’autres
-régions italiennes.
-
-Un tel régime n’apparaît vraiment pas comme «un régime de compression et
-d’absolutisme». Le Conseil des Douze était également une garantie contre
-l’arbitraire administratif, puisque ses membres étaient élus par les
-procurateurs ou députés de chaque piève: les douze mandataires de
-l’En-deça-des-monts, auxquels se joignaient les six de l’Au-delà,
-avaient par leur «orateur» résidant à Gênes, un contact permanent avec
-le gouvernement génois; mais ils ne pouvaient émettre que des vœux et
-les seules attributions que la République ligurienne eût consenti à leur
-laisser, étaient relatives aux travaux publics.
-
- * * * * *
-
-Malgré le pouvoir illimité dont était armé le gouverneur, l’observation
-des statuts pouvait garantir une tranquillité relative. Mais les
-institutions valent ce que valent les hommes chargés de les appliquer.
-Or les fonctionnaires que Gênes envoie en Corse ne sont pas choisis
-parmi les plus dignes. Ce sont, pour la plupart, des gentilshommes
-ruinés que leur incapacité éloigne des grands postes de la République.
-Ils vont dans l’île refaire leur fortune. Tout pour eux devient une
-marchandise: privilèges, brevets d’officiers, droits de port d’armes,
-justice, permis d’importation, même les lettres de grâce acquises
-quelquefois par un individu _en prévision du crime qu’il n’a pas encore
-commis_. Tous les textes contemporains mentionnent les vexations sans
-nombre pratiquées par les fonctionnaires génois, l’usage excessif du
-droit exorbitant accordé au gouverneur de condamner _ex informata
-conscientia_, l’augmentation croissante des taxes dont on grevait sans
-cesse l’île, le favoritisme effréné, l’altération sans scrupule des
-tarifs, la longueur des procès et surtout l’arbitraire odieux et la
-partialité évidente qui osaient s’étaler au grand jour. Le _Libro rosso_
-mentionne presque à chaque page les réclamations des Douze et de
-l’orateur, les requêtes adressées par les élus de l’île au gouvernement
-génois afin de mettre un terme aux exactions et aux injustices
-révoltantes commises dans l’île par les délégués de la République. Le
-renouvellement, la fréquence même de ces plaintes sont une preuve du peu
-de cas que la métropole en faisait.
-
-D’ailleurs les insulaires sont, par une violation constante des statuts,
-progressivement éliminés de toute l’administration. Dès 1581, un décret
-pris par le gouverneur Andréa Cataneo, interdit les fonctions de garde à
-tout individu né, marié, ou habitant en Corse. D’après un décret de
-1585, promulgué par Cataneo Marini, aucun Corse ne peut exercer de
-fonctions judiciaires dans le lieu où il est né, dans celui où il a sa
-femme et dans tous ceux où il a des parents de nationalité corse
-jusqu’au quatrième degré. En 1588, Lorenzo Negroni déclare tout Corse
-impropre à exercer les fonctions de notaire ou de greffier. Enfin un
-arrêt de 1612 empêche tout insulaire d’exercer une fonction, même
-infime, dans le lieu de sa naissance. Le même arrêt révoque les
-privilèges des grandes villes, qui fournissaient elles-mêmes leur
-capitaine de la milice. Deux ans après, le Sénat décide que les «Douze»
-n’enverront plus à Gênes l’orateur chargé de la défense de leurs
-intérêts. De nouveaux décrets excluent les Corses des charges de
-collecteurs (1624) et des offices de vicaires et d’auditeurs (1634).
-
-Notons enfin que Gênes ne se préoccupe vraiment que des villes,
-n’admettant les Corses dans l’administration municipale que s’ils
-renoncent à la qualité de Corses: dans ces conditions seulement Gênes
-permet aux _Magnifici anziani_ d’Ajaccio de s’intéresser au
-développement de la cité. De la campagne, au contraire, où se réfugient
-les mécontents et les rebelles, on ne se préoccupe pas. De là la haine
-que les populations voisines d’Ajaccio (Tavera, Bocagnano et Bastelica
-notamment) nourrissent contre la ville privilégiée; de là des guerres
-d’embuscades. Ce n’est pas des villes que viendra le sursaut de révolte
-et l’origine du soulèvement.
-
-
-
-
-XII
-
-LA CORSE SOUS LA DOMINATION GÉNOISE
-
-2) LA VIE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE[E]
-
- _La police des marchés et la Composta d’Ajaccio.--Les incursions
- des Barbaresques.--La question du port d’armes et les origines de
- la vendetta.--Désorganisation sociale: une mission ecclésiastique
- dans le Niolo.--Disparition de la féodalité._
-
-
-«La Corse est naturellement fertile et avantageusement située pour le
-commerce. Les Génois n’y encouragèrent ni les arts ni l’agriculture.
-Nulle fabrique, nulle manufacture n’y fut établie; le commerce y fut
-aussi peu protégé, s’il n’y fut pas absolument prohibé.» Pommereul, qui
-parle ainsi en 1779, est suspect comme «philosophe» hostile à ce qu’il
-appelle «l’esprit mercantile». Certes, le système colonial des Génois,
-envisage uniquement l’intérêt de la métropole: les Corses, obligés de
-garder leurs denrées ou de les livrer à vil prix, se désaccoutumèrent du
-travail des champs. «Le particulier qui retira de la terre les fruits et
-le blé nécessaires à sa simple subsistance et à celle de sa famille, qui
-put tondre quelques moutons et se faire filer de leur laine par sa femme
-ou ses filles un vêtement grossier, fut aussi riche que celui qui,
-possédant inutilement de beaucoup plus grands territoires, n’en put
-également mettre en valeur que ce qui était suffisant pour lui procurer
-la simple nourriture.»
-
-Mais il faut distinguer la ville, colonie génoise qu’il est nécessaire
-d’approvisionner régulièrement, et la campagne, ou l’indigène se réfugie
-farouche. A Ajaccio, par exemple, des magistrats chargés de veiller à la
-police des marchés sont élus annuellement par le Conseil des Anciens,
-parmi les citoyens notables de la ville: ce sont les _Spectabili
-ministrali_. Les noms de Francesco Cuneo, Leca, Colonna, Orto, Rossi,
-Oberti, Bonaparte, Martinenghi, Peraldi, Paravicino, etc., figurent dans
-la longue liste des _Spectabili ministrali_. Ces magistrats étaient
-chargés d’arrêter la _meta_ (mercuriale) suivant les saisons et la
-nature des denrées, ils s’opposaient à l’accaparement des vivres,
-tenaient la main à ce que la ville fût constamment approvisionnée,
-ordonnaient des recensements et ne permettaient l’exportation des
-vivres, du vin et de l’huile qu’après s’être assurés que l’alimentation
-de la ville n’aurait pas à en souffrir. Aux <small>XVI</small>ᵉ et <small>XVII</small>ᵉ siècles,
-Ajaccio et l’Au-delà-des-monts produisaient peu d’huile et de vin; on
-était obligé d’en tirer de la Balagne, et d’ailleurs, en employant la
-voie de mer. Il est bon d’ajouter qu’à cette époque la campagne
-d’Ajaccio n’était pas mise en culture: elle avait l’aspect d’un désert,
-parsemé de quelques petites oasis. Pour la rendre productive, on doit
-faire des concessions de terre à ceux qui prennent l’engagement de les
-mettre en culture dans un délai déterminé. Ces concessions de terres
-remontent à 1639; les demandes devinrent générales pendant la période
-1639-1670.
-
-En été, au moment des fortes chaleurs, le Conseil des Anciens avait la
-sage prévoyance de faire approvisionner la ville de neiges: c’était le
-moyen de rendre buvable l’eau saumâtre des puits de la cité. La
-fourniture des neiges était l’objet d’un contrat passé par devant
-notaire, en présence du commissaire génois, concédant aux seules
-personnes qui en étaient chargées le droit exclusif d’introduire les
-neiges en ville pendant l’été.
-
-La _Composta_ était une assemblée des notables commerçants de la ville,
-qui fixait annuellement le prix des denrées pour servir de base aux
-paiements à faire en nature. Elle était consultée par le gouvernement
-pour tout ce qui intéressait le commerce de la cité; elle avait le droit
-de présenter des observations et d’émettre des vœux. C’était une sorte
-de Chambre de Commerce.
-
-L’orateur de l’Au-delà des monts ayant demandé au Sénat de Gênes (4
-avril 1584) de décider que, pendant deux années, les marchands d’Ajaccio
-ne pourraient plus vendre à crédit, à l’exception des blés et autres
-denrées, et, en outre, d’accorder aux débiteurs de ces mêmes négociants
-un délai de deux années pour se libérer, Gio-Battista Baciocchi,
-procureur de la _Composta_, répondant au nom de celle-ci, déclara que
-les marchands d’Ajaccio accordaient un délai de deux années à leurs
-débiteurs, mais qu’ils ne pouvaient pas admettre qu’il leur fût défendu
-de vendre à crédit pendant ce même laps de temps. Il revendiqua pour les
-marchands de la ville la liberté de vendre aussi bien à crédit qu’au
-comptant, en ajoutant qu’une pareille prohibition était contraire aux
-lois civiles et canoniques et à l’usage admis chez tous les peuples de
-commercer librement. Les marchands d’Ajaccio possédaient dès le <small>XVI</small>ᵉ
-siècle une notion exacte de leurs droits, qu’ils savaient au besoin
-revendiquer avec fierté.
-
-La vie économique demeurait pourtant singulièrement trouble. L’audace
-des corsaires barbaresques était telle qu’on les vit, en novembre 1582,
-venir jeter la terreur et l’épouvante jusque sous les murs d’Ajaccio. La
-nouvelle se répandit en ville qu’ils venaient d’enlever dix habitants de
-Bastelica dans la plaine de Campo di Loro. Aussitôt Jérôme
-Roccatagliata, chargé de la garde des marines, sortit d’Ajaccio avec sa
-compagnie à cheval pour marcher à leur rencontre. De courageux habitants
-de la ville, ayant à leur tête Niccolo Baggioco et Martino Punta, se
-joignirent à lui et atteignirent les infidèles à Porto Pollo le 19
-novembre 1582. Après un vif engagement, les Barbaresques furent défaits
-en laissant sur le terrain vingt des leurs; on leur fit dix-neuf
-prisonniers. Martino Punta reçut un coup d’arquebuse qui lui enleva le
-pouce de la main droite.
-
-Episode que la tradition a popularisé! Mille autres pourraient être
-cités: sans cesse les plages de Corse sont visitées par les corsaires
-barbaresques, qui pillent les campagnes et enlèvent des captifs. Les 85
-tours, bâties sur le littoral par ordre du gouvernement de Gênes pour
-signaler aux populations l’approche des corsaires, ne suffisaient pas
-toujours à les préserver de leurs atteintes.
-
-Ces tours sont nombreuses. De la mer, en longeant les côtes, on les voit
-dans leur fauve isolement, sur les pointes les plus périlleuses. Elles
-accentuent encore la désolation des rocs, des arbustes qui semblent
-incrustés, des escarpements inaccessibles qu’elles commandent. Parfois,
-au contraire, elles se parent des charmes d’un promontoire harmonieux et
-d’une baie caressante. Ainsi nous apparaissent les tours du littoral
-d’Ajaccio: celles de Capitello, construite en 1553, de l’Isolella
-(1596), de la Castagna (1580), de Capo di Muro (1584), de la Parata
-(1608), des Sanguinaires (1550). Dès l’apparition des voiles hostiles à
-l’horizon, les laboureurs, les bergers des rivages accouraient vers la
-tour la plus proche: ils y trouvaient des vivres et des armes. Aussitôt
-on allumait un grand feu au sommet de la tour. C’était le signal convenu
-qui se multipliait de cime en cime. Les cabanes, les villages, les cités
-étaient ainsi prévenus de l’arrivée des ennemis. Puis tout s’éteignait.
-La tour s’enveloppait de silence pour se réveiller quand l’ennemi
-débarquait.
-
-De temps en temps il y avait entre les pirates et les Corses des
-échanges ou des rachats mutuels d’esclaves. C’est ainsi que, le 14 août
-1597, quatre galères turques, commandées par Moretto Rais, après avoir
-fait comprendre par leurs signaux que leur arrivée était pacifique,
-allèrent jeter l’ancre dans l’anse de Ficajola et proposèrent aux
-Bastiais de racheter un certain nombre d’esclaves corses.
-
-En 1584, noble Pasquale Pozzo di Borgo, orateur de l’Au-delà des monts,
-est envoyé à Gênes pour signaler au Sénat les déprédations des
-infidèles, dont les nombreux rapts, disait-il, amèneront infailliblement
-le dépeuplement du pays. Il supplie la République de prendre des mesures
-efficaces, afin d’éloigner les Barbaresques des plages d’Ajaccio et de
-la province de l’Au-delà des monts. A défaut, ajoutait-il, ce qui reste
-encore de population ne tardera pas à être réduit en esclavage, au grand
-détriment du corps et de l’âme. Déjà les Barbaresques pénétraient dans
-l’intérieur du pays, jusqu’à 15 et 18 milles. Pozzo di Borgo proposait
-d’augmenter la prime de capture, qui était de 70 lires par infidèle
-capturé les armes à la main et de 13 pour un prisonnier fait _alla
-stracqua_, c’est-à-dire trouvé sur le rivage où la tempête avait pu le
-jeter: elle fut portée respectivement à 100 et à 50 lires, et le Sénat
-accorda 30 lires pour tout Turc tué pendant le combat.
-
-Un autre remède avait été proposé trois ans auparavant par Giovanni da
-Salo, citoyen d’Ajaccio, orateur pour l’Au-delà des monts: il avait
-demandé (5 janvier 1581) des permis de port d’armes afin de se défendre
-non pas seulement contre les Barbaresques mais contre les ours (dont la
-présence est ainsi attestée dans la Corse du <small>XVI</small>ᵉ siècle).
-
- * * * * *
-
-Les armes sont nécessaires aux Corses pour leur sécurité personnelle et
-pour la défense même de l’île contre les pillages des Barbaresques; mais
-on ne délivrera le permis que moyennant finances, on monnaiera cet
-indispensable privilège, on en fera une mesure fiscale, un procédé de
-vexation. On verra des gouverneurs vendre des ports d’armes, ordonner
-ensuite un désarmement général, revendre les armes confisquées: le même
-fusil, dit-on, fut vendu jusqu’à sept fois. Mais dans cette complication
-même, le problème est trop simple, car de ces armes les Corses
-commencent à faire un mauvais usage, s’il est vrai qu’il faille noter
-ici l’origine de la _vendetta_. Les Génois semblent fondés à défendre
-les armes à feu; mais la seule cause de la vendetta fut l’absence
-absolue de justice sous leur gouvernement.
-
-«Dès qu’un homicide se commettait, est-il dit dans _la Justification de
-la révolution de la Corse_--ouvrage au titre caractéristique, que les
-Génois eux-mêmes ne réfutèrent que faiblement,--les parents du mort
-recouraient à la justice contre l’assassin; les parents de l’assassin
-accouraient pour empêcher l’action de la justice. Il y avait entre les
-parties une première lutte devant le greffier pour en obtenir un
-procès-verbal favorable; une seconde devant le juge qui émettait son
-avis; une troisième devant le gouverneur, de qui émanait la sentence. Si
-les parties avaient quelques moyens pécuniaires, on profitait de
-l’occasion pour faire une moisson abondante: les plus offrants gagnaient
-toujours leur procès; mais si c’étaient les parents du mort, on ne
-condamnait l’assassin qu’à une peine légère, et simplement pour leur
-donner une sorte de satisfaction, tandis que, si c’étaient les parents
-du meurtrier, le meurtrier lui-même était exempté de toute peine
-afflictive ou infamante... Que si les assassins étaient pauvres, alors,
-pour faire parade d’une justice incorruptible, ils étaient condamnés au
-bannissement; mais bientôt, pour une pièce de 80 francs (genovina), on
-accordait un sauf-conduit de six mois, même aux bannis pour peine
-capitale, avec permis de port d’armes, afin que, pouvant parcourir l’île
-en toute sécurité, ils fussent non seulement en état de se défendre
-contre leurs ennemis, mais même de commettre de nouveaux attentats.
-Quelquefois on les faisait embarquer pour Gênes où, admis au service de
-la République, ils étaient élevés à des grades honorables, et même à
-celui de colonel. Enfin, au bout de peu d’années, tous les bannis,
-absous par des grâces générales ou particulières, retournaient chez eux
-d’un air de triomphe et plus insolents que jamais.»
-
-Effrayés des crimes et des délits de tout ordre qui restaient impunis,
-les Corses eux-mêmes s’indignaient et réclamaient une répression sévère.
-
-«En Corse, dit un chroniqueur, il y a des voleurs publics, de faux
-témoins, des notaires faussaires, des malfaiteurs de toute sorte. Les
-maux de cette île se sont multipliés tellement que, de même que le mal
-français se soigne par le vif argent, il faudrait employer contre cet
-état de choses les moyens les plus violents.»
-
-Mais Gênes n’agissait pas, sinon pour augmenter les taxes et tirer
-profit de la misère, matérielle ou morale, où l’île commençait de
-sombrer. Aussi les Corses, dans la méfiance grandissante vis-à-vis de la
-justice, prirent-ils décidément l’habitude de recourir à l’acte
-personnel et de venger eux-mêmes l’injure qui leur était faite. Le
-nombre des crimes commis pendant cette douloureuse période est presque
-incroyable: on relève sur les registres de la République, en l’espace de
-32 ans (de 1683 à 1715), 28.715 meurtres.
-
-En 1714, un Jésuite, le P. Murati, député à Gênes par les Douze, obtint
-qu’il ne serait plus délivré aucun port d’armes, à condition qu’une
-redevance de deux _seini_ (0 fr. 40) par feu indemniserait la République
-du tort que lui causait la suppression des patentes. Le nouveau
-gouverneur Pallavicini, chargé d’opérer le désarmement, ne rencontra
-dans sa tâche aucun obstacle, et la police de l’île parut prendre une
-voie meilleure. Malheureusement, de toutes les mesures prises, une seule
-survécut: l’impôt auquel les insulaires s’étaient eux-mêmes soumis.
-
- * * * * *
-
-Ce n’est pas que les magistrats de Gênes n’aient rien tenté pour
-l’amélioration économique et sociale de la Corse. Ils avaient donné tout
-leur appui au Barnabite milanais Alexandre Sauli, qui fut évêque
-d’Aleria de 1570 à 1591 et qui mérita le titre d’«apôtre de la Corse»;
-mais un demi-siècle avait passé et tout devait être repris à pied
-d’œuvre. En 1652, alarmés par l’impiété et le relâchement des mœurs de
-leurs indomptables sujets, les Génois demandèrent à saint Vincent de
-Paul quelques prêtres de sa Congrégation pour aller prêcher des missions
-dans l’île, afin de ramener au bercail les brebis égarées. «Monsieur
-Vincent» fit droit à cette requête: il envoya sept missionnaires; le
-cardinal Durazzo, archevêque de Gênes, leur adjoignit quatre
-ecclésiastiques et quatre religieux. Les quinze représentants de
-l’orthodoxie prêchèrent des missions en différents endroits, à Aleria, à
-Corte, dans le Niolo.
-
-Le rapport adressé par les missionnaires à saint Vincent de Paul nous
-apprend qu’à Aleria régnait le plus grand désordre, non pas à cause du
-manque de directeurs spirituels, mais au contraire parce qu’il y en
-avait trop. Le siège épiscopal, il est vrai, était vacant; mais il y
-avait deux vicaires généraux, dont l’un était nommé par la Congrégation
-de la Propagation de la Foi et l’autre par le Chapitre de l’Église
-cathédrale. Ces deux vicaires généraux se faisaient la guerre: «L’un
-défaisait ce que l’autre avait fait et si l’un excommuniait, l’autre
-relevait cette excommunication.» De sorte que le clergé et le peuple
-étaient divisés en deux clans, ni plus ni moins que s’il se fût agi de
-politique: de la religion et de la morale, nul ne se souciait.
-
-Les rapports de nos missionnaires signalent du reste le désordre qui
-régnait dans la Corse entière; ils y mettent même tant de vigueur qu’on
-serait assez naturellement porté à soupçonner qu’ils ont un peu chargé
-le tableau pour mieux faire ressortir, par contraste, la difficulté de
-leur tâche et la fécondité de leurs efforts. A les en croire, «outre
-l’ignorance, qui est fort grande parmi le peuple, les vices les plus
-ordinaires qui règnent dans le pays sont l’impiété, le concubinage,
-l’inceste, le larcin, le faux témoignage et, sur tous les autres, la
-vengeance qui est le désordre le plus général et le plus fréquent».
-
-Les bons pères furent effrayés de l’état religieux du Niolo: «Je n’ai
-jamais trouvé de gens, écrit l’auteur du rapport, et je ne sais s’il y
-en a dans toute la chrétienté, qui fussent plus abandonnés qu’étaient
-ceux-là.» Beaucoup n’étaient pas baptisés; la très grande majorité
-ignorait les commandements de Dieu et le symbole des Apôtres; «leur
-demander s’il y a un Dieu ou s’il y en a plusieurs... c’était leur
-parler arabe. Il y en avait plusieurs qui passaient les 7 ou 8 mois sans
-entendre la messe, et les 3, 4, 8 et 10 ans sans se confesser; on
-trouvait même des jeunes gens de 15 et 16 ans qui ne s’étaient encore
-jamais confessés»; bien entendu, ils n’observaient ni Carême ni
-Quatre-Temps. Mais cela n’était que peccadille à côté du reste: les
-hommes et les femmes se mettaient en ménage librement et ne se mariaient
-qu’ensuite.
-
-Pour remettre un peu d’ordre dans tant de désordre, les missionnaires
-commencèrent par catéchiser le clergé qui en avait lui-même grand
-besoin, puisque, nous dit le rapport, plusieurs ecclésiastiques
-donnaient les exemples les plus déplorables et commettaient des incestes
-et des sacrilèges avec leurs nièces et parentes. De ce côté, ils
-n’eurent pas trop de peine: ils obtinrent assez aisément des prêtres
-corses qu’ils fissent, même publiquement, la confession de leurs fautes
-et qu’ils se livrassent aux austères douceurs de la pénitence.
-
-En second lieu, les missionnaires obtinrent de ceux qui vivaient en état
-de péché la cessation des scandales qu’ils causaient. Ils travaillèrent
-
-[Illustration: Corte: la Citadelle. (_Sites et Monuments du T. C.
-F._)--Tour de Casella.
-
-Bastelica: Maison de Sampiero.
-
- Pl. IX.--CORSE.
-]
-
-aussi à amener des réconciliations entre ennemis acharnés. Mais cela fut
-assez malaisé, surtout dans le Niolo. «Tous les hommes venaient à la
-prédication l’épée au côté et le fusil à l’épaule»; quelques-uns--les
-bandits--apportaient en outre «deux pistolets et deux ou trois dagues à
-la ceinture». Enfin, après bien des efforts, deux ennemis firent la
-paix; d’autres suivirent leur exemple, «de façon que, pendant l’espace
-d’une heure et demie, on ne vit autre chose que réconciliations et
-embrassements» et, ajoute l’auteur du rapport, «pour une plus grande
-sûreté, les choses les plus importantes se mettaient par écrit, et le
-notaire en faisait acte public». Communion générale à laquelle tous les
-Niolains prennent part, fondation de nombreuses conférences de la
-charité, guérison rapide et radicale de tous les maux dont souffrait la
-Corse... Vaine illusion: après le départ des missionnaires, les
-désordres recommencèrent de plus belle, s’il n’est pas plus vrai de dire
-qu’ils n’avaient jamais cessé. Le clergé lui-même continua d’être, au
-point de vue moral comme au point de vue professionnel, fort au-dessous
-de sa tâche, sans organisation rigoureuse, sans instruction suffisante.
-
- * * * * *
-
-Ce qui contribua plus que tout à la désorganisation sociale, c’est la
-disparition de ce que l’on pourrait appeler les classes dirigeantes, la
-fin de cette féodalité qui avait constitué des cadres pour les pauvres
-et les inférieurs. Tactique habituelle aux grandes républiques
-italiennes: elles ne laissèrent jamais s’élever au niveau de leur
-patriciat (Gênes avait reconstitué le sien en 1528) la noblesse des
-villes ou des pays qui composaient leurs Etats. Systématiquement les
-Génois nivelèrent les castes en Corse, laissant aux chefs de clan de
-vains titres honorifiques et de maigres privilèges perpétuellement
-discutés.
-
-Des fiefs cinarchèses, ceux d’Istria, d’Ornano et de Bozzi avaient seuls
-conservé un semblant d’existence; mais, morcelés par de nombreux
-partages, ils étaient pour leurs seigneurs d’un maigre revenu.
-L’autorité de ceux-ci est d’ailleurs illusoire: un lieutenant des
-feudataires exerce bien la justice en leur nom; mais il est désigné par
-le gouverneur.--Les maisons della Rocca et de Leca ne possèdent plus que
-des distinctions appellatives, le patronat de certaines églises et
-l’exemption des dîmes et de la taille. Cette dernière exemption est
-héréditaire dans une soixantaine de familles dont le «magistrat de
-Corse» se fait représenter les titres à chaque génération. Le privilège
-de paraître couverts devant le gouverneur leur fut enlevé en 1623.--Les
-seigneurs du Cap Corse sont également dans la misère par suite de leur
-accroissement même: seuls, ceux qui ont conservé des intérêts à Gênes
-sont plus riches.
-
-En somme il y a un mouvement social tout à fait curieux qui transforme
-les conditions mêmes de la vie populaire. Les clans vont se former
-autour d’hommes sortis du peuple, et que distingue leur instruction; les
-grands patriotes du <small>XVIII</small>ᵉ siècle ne sont pas des seigneurs. Giacinto
-Paoli, Colonna-Ceccaldi, Gaffori, Limperani, Abbatucci sont des
-médecins; Leoni, Costa, Marengo, Charles Bonaparte, Saliceti, Pozzo di
-Borgo sont des avocats.
-
-
-
-
-XIII
-
-BASTIA AU XVIIᵉ SIÈCLE
-
- _Situation topographique: les quartiers, les édifices religieux,
- les monuments publics et privés.--Le Mont-de-Piété et
- l’Hôpital.--Le collège des Jésuites et l’Académie des «Vagabonds»._
-
-
-L’œuvre génoise en Corse est surtout visible dans les villes. Ajaccio,
-fondée en 1492, avait été la capitale de l’île pendant l’occupation
-française qui précéda Cateau-Cambrésis, et l’on y goûtait déjà, dit
-Filippini, «la douceur du climat, la beauté des campagnes, ses rues
-droites et larges, la fertilité du sol, les jardins délicieux». Elle fit
-de rapides progrès à la fin du <small>XVI</small>ᵉ siècle et au commencement du <small>XVII</small>ᵉ:
-édifices religieux, écoles, institutions de bienfaisance datent de cette
-époque. Lorsqu’un décret du Sénat de Gênes, en date du 3 décembre 1715,
-divisa la Corse en deux gouvernements, Ajaccio devint le siège du
-gouverneur de l’Au-delà des monts. Mais Bastia, plus ancienne, plus
-importante pour les Génois à cause de sa situation même, était depuis
-1453 la résidence du gouverneur de l’île et de son vicaire. Capitale
-administrative et religieuse, bien défendue par un système compliqué de
-remparts, de citadelle et de tours, en relations constantes avec Gênes,
-elle eut au <small>XVII</small>ᵉ siècle un éclat et une prospérité incomparables: la
-vie économique et intellectuelle s’y développa dans le calme. La
-chronique de Filippini et les Annales de Banchero, ancien podestat de
-Bastia, nous permettent d’esquisser un tableau qui contraste
-singulièrement avec le spectacle des misères et des vengeances des
-Corses de l’intérieur.
-
- * * * * *
-
-Une montagne haute et raide, dont le pied se perd dans la mer, domine la
-ville, qui occupe sur la côte un espace d’environ 800 mètres de long sur
-200 de large. Vers le milieu de sa longueur, la mer forme une anse
-fermée au N.-E. par un môle (inauguré en 1671) et au S.-E. par
-l’escarpement du rocher sur lequel est bâtie la citadelle. C’est _Terra
-Nova_, qu’enferme un mur d’enceinte. On y accède par une porte d’entrée
-placée sons la garde d’un capitaine et de soldats de Gênes; la
-citadelle, où habitaient le gouverneur et les officiers de sa suite,
-était entourée d’un fossé et l’on y pénétrait à l’aide d’un pont-levis.
-De larges rues, des places publiques, l’église paroissiale de
-Sainte-Marie, qui passait pour la plus somptueuse de l’île, avec ses
-colonnes en marbre de Corse, les stalles de son chœur, les bijoux,
-dentelles et broderies conservés dans son trésor. Elle devait cette
-richesse aux évêques de Mariana, qui s’en servaient comme de cathédrale.
-La Canonica en effet tombait en ruines et, dès la seconde moitié du
-<small>XIII</small>ᵉ siècle, les évêques de Mariana résidaient à Vescovato. Mᵍʳ
-Leonardo de Fornari, évêque de Mariana, décédé en 1492, avait établi par
-testament que les revenus capitalisés d’une certaine somme d’argent
-placée à la Banque de Saint-Georges seraient affectés à la réparation de
-la Canonica; mais en 1495 Mᵍʳ Ottavio de Fornari, nommé évêque de
-Mariana, fit construire l’église Sainte-Marie de Terranova; un bref du
-pape Pie V obligea les évêques et chanoines de Mariana à résider à
-Sainte-Marie. Mᵍʳ Centurione commença la construction du chœur de cette
-église: il y officia pontificalement le 18 juin 1575. En 1582 la commune
-de Bastia céda les bénéfices de Pineto pour aider à la restauration de
-l’église cathédrale de Sainte-Marie. Comme elle était devenue
-insuffisante, que le pape Clément VIII avait autorisé (1600) la
-substitution de Sainte-Marie à la Canonica et l’attribution, par suite,
-du legs Leonardo de Fornari, on la refit sur de nouvelles bases. Mᵍʳ
-Jérôme del Pozzo, de la Spezia, évêque de Mariana, posa la première
-pierre de la nouvelle cathédrale en 1604; les travaux furent menés à
-bonne fin en 1619; le clocher fut achevé en 1620. La consécration eut
-lieu le 17 juillet 1625, par Mᵍʳ Giulio del Pozzo. Lorsque mourut ce
-prélat, le 17 décembre 1644, il légua mille écus pour achat de
-chandeliers d’argent et objets d’art.
-
-La ville proprement dite, c’est _Terra Vecchia_. Plus grande, plus
-peuplée que la citadelle, elle n’est fermée par aucun système de murs ou
-de fossés. Sur l’emplacement de l’ancienne église paroissiale, l’église
-Sᵗ-Jean Baptiste a été construite en 1640. Les rues y sont étroites et
-tortueuses. Une série d’oratoires, de chapelles et de couvents: Sᵗ-Roch,
-édifié en 1604; la Conception, qui s’écroula le 25 février 1609, mais
-qui fut restaurée et agrandie en 1611. Les plus beaux édifices de toute
-la Corse appartiennent assez ordinairement aux moines. Les Lazaristes
-sont installés dans une vaste et belle maison, dont la situation, hors
-de la ville et sur le bord de la mer, «est si singulière que, d’une
-lieue en mer, cette maison paraît sortir de l’eau». Les couvents des
-Cordeliers, des Capucins, des Récollets et des Servites, bâtis sur des
-mamelons en arrière de la ville, l’entourent du côté de la terre. Deux
-couvents de religieuses, notamment celui des Clarisses.
-
-Bastia, vers le milieu du <small>XVII</small>ᵉ siècle, était donc une charmante ville,
-dont la population ne dépassait certainement pas 7.000 habitants: tel
-est le chiffre que donnent les Annales de Banchero; celui de 14.000
-qu’indique le docteur Morati dans la _Prattica Manuale_, est beaucoup
-moins vraisemblable. Les rues, étroites, sombres et escarpées dans la
-vieille ville, plus larges aux environs de la citadelle, sont bordées de
-maisons plus ou moins bien construites, généralement hautes, habitées
-dans les étages supérieurs par les propriétaires et les gens aisés qui
-louent le reste au peuple. On comptait près de 400 magasins.
-
-La ville était alimentée par de nombreuses fontaines débitant une eau
-excellente. Elle produisait du vin exquis, des céréales qu’elle
-exportait à Livourne et à Gênes, et l’étang de Chiurlino lui fournissait
-à profusion du poisson, des anguilles et du gibier d’eau.
-
- * * * * *
-
-A l’exemple des anciennes villes italiennes, Bastia avait un
-Mont-de-Piété, pour prêter des fonds aux pauvres à un taux modéré. Cette
-institution fut créée en 1618 par l’évêque Sartario di Policastro,
-visiteur apostolique, qui en établit un autre à Ajaccio, et ces deux
-établissements ont précédé de plus d’un siècle et demi le Mont-de-Piété
-de Paris (créé le 9 décembre 1777). L’évêque en fit annoncer l’ouverture
-par l’intermédiaire des curés. Il était stipulé dans les statuts que le
-Mont, placé sous la surveillance et la direction des évêques, serait
-administré par trois gouverneurs, pris parmi les meilleurs, les plus
-fidèles et les plus éclairés des citoyens: deux nommés par l’évêque, le
-troisième par l’illustrissime commissaire de la République de Gênes;
-six autres membres, nommés pour moitié par le commissaire génois, leur
-étaient adjoints. Leurs fonctions étaient renouvelables chaque année le
-jour de la fête de l’Annonciation de la Vierge Marie, sous la protection
-de laquelle l’œuvre était placée. Les administrateurs étaient tenus de
-prêter serment entre les mains de l’évêque et, en leur absence, entre
-celles des vicaires généraux, soit le jour de leur nomination, soit le
-lendemain.
-
-Le registre des engagements et des retraits était confié à un gouverneur
-ayant la pratique de la comptabilité. Ce registre, qui contenait 300
-feuillets, portait en tête, outre les statuts, une page destinée à
-recevoir les noms de bienfaiteurs disposés à faire des dons et legs à
-l’œuvre. Il mentionnait la désignation des nantissements, la somme
-prêtée et la date de l’engagement. Le prêt, consenti pour six mois,
-représentait la moitié de la valeur de l’objet: il ne pouvait excéder 12
-livres. Ce délai expiré, on vendait les gages aux enchères, sans avis
-préalable. La caisse du Mont-de-Piété était confiée aux soins des
-officiers municipaux; elle était à 3 clés, dont une restait entre les
-mains de l’évêque, la deuxième était la propriété des conseillers
-municipaux; l’un des gouverneurs, alternant tous les six mois,
-conservait la troisième. Le service courant se trouvait assuré par le
-dépôt entre les mains du gouverneur d’une somme de 50 écus, soit 200
-livres.
-
-«En commençant, disaient les statuts, les prêts auront lieu en argent;
-par la suite, les évêques pourront les faire, partie en argent, partie
-en blé; on s’en rapportera à la prudence des évêques.» Il était en outre
-stipulé que le Mont-de-Piété, pour venir en aide à un plus grand nombre
-de pauvres, solliciterait l’autorisation nécessaire afin de pouvoir
-accepter, des emprunteurs qui y consentiraient, la restitution, «à
-mesure comble, du blé prêté à mesure rase» et le versement d’un sou et
-demi par écu prêté pour 6 mois. Les prêts ne devaient être faits qu’aux
-vrais pauvres, sans exception aucune, avec rapidité, empressement et
-charité.
-
-La question de l’hôpital se pose en 1646. Dès le temps de la domination
-pisane, des personnes charitables, s’inclinant vers les misères
-humaines, avaient eu la pensée de créer un _Ospedale dei poveri_:
-l’hôpital primitif, dit de Saint-Nicolas, parce qu’il était situé près
-d’une chapelle dédiée à ce saint,--d’où la dénomination de la place
-actuelle,--dépendait de Pise. En 1546 il fut transféré dans la haute
-ville, mais bientôt reconnu insuffisant. Un siècle après, on proposait
-donc d’ériger un nouvel hôpital sur l’emplacement du premier, et de le
-confier à l’ordre des frères de Saint-Jean de Dieu.
-
- * * * * *
-
-La seule école pour l’éducation de la jeunesse, sous le gouvernement de
-Gênes, était celle des Jésuites qui datait de 1635 (celle d’Ajaccio
-datait de 1617), dans le bâtiment occupé aujourd’hui par le Lycée. Le
-recteur et les professeurs étaient nommés par l’évêque. Les jeunes gens
-allaient compléter leur éducation dans quelques-unes des Facultés les
-plus célèbres de l’Italie: médecins, jurisconsultes, hommes d’Eglise;
-mais la plupart se destinaient à la carrière des armes. Ceux qui
-revenaient à Bastia pouvaient se rencontrer au sein d’une Académie
-littéraire qui groupait les beaux esprits de l’endroit, les honnêtes
-gens qui se piquaient de beau langage et savaient manier avec élégance
-la langue italienne et le vers classique. C’était l’Académie des
-Vagabonds--_Accademia dei Vagabondi_--fondée en 1659: elle devait être
-réorganisée en 1750 par le marquis de Cursay. On connaît le nom de
-quelques-uns de ses membres, notamment de Jérôme Biguglia, dont le
-tombeau se trouve dans l’église Sainte-Marie.
-
-La population, nonchalante ou active, se pressait dans les rues pour
-admirer les spectacles ordinaires et la pompe des cérémonies: le
-gouverneur de Corse défilant avec sa suite, l’évêque de Mariana et son
-clergé, les confréries avec leurs insignes et les membres revêtus de
-leurs cagoules. Un air lumineux et léger, des physionomies riantes. Les
-chroniques et les récits ne nous laissent pas l’impression d’une
-population malheureuse, révoltée. Mais trop d’étrangers circulent ici:
-l’âme de la Corse ne bat pas dans cette ville administrative et
-commerciale, capitale militaire, _civitas_ et _praesidium_.
-
-
-
-
-XIV
-
-UNE TENTATIVE DE DÉNATIONALISATION
-
- _Les Grecs du Magne installés à Paomia.--Une colonie
- florissante.--Etat d’esprit des Corses: les Grecs expulsés._
-
-
-En 1676 des Grecs du Magne, dans l’ancien Péloponnèse, fatigués de la
-tyrannie des Turcs, demandèrent à Gênes un territoire pour eux, leurs
-femmes et leurs enfants. Le Sénat génois accepta et les établit en
-Corse. Tel est le fait premier et, réduit à ces termes, il ne peut
-manquer de surprendre. Car enfin, si les Turcs tyrannisaient les Grecs,
-les Génois tyrannisaient les Corses. En quittant le Péloponnèse pour
-s’installer dans une île soumise à la domination génoise, les Grecs
-n’allaient faire, semble-t-il, que changer de tyrannie.
-
-Il n’en devait pas être ainsi, et ce n’est point par les Génois que les
-Grecs allaient souffrir. Leur démarche s’explique tout d’abord par la
-politique traditionnelle de Gênes dans la Méditerranée orientale: de
-très anciennes relations commerciales s’étaient nouées avec les Grecs,
-tandis que les Ottomans avaient toujours manifesté la plus violente
-hostilité à ses entreprises, même pacifiques. Les Turcs voulaient «la
-Méditerranée orientale aux Turcs» et, dans la seconde moitié du <small>XVI</small>ᵉ
-siècle, ils avaient profité des embarras de Gênes, occupée à vaincre la
-révolte de Sampiero, non seulement pour reprendre l’île de Chio, où des
-Génois s’étaient jadis installés, mais encore pour paraître en Corse
-même comme alliés de Henri II. Ainsi, ennemis séculaires des Turcs, les
-Génois devaient tout naturellement paraître sympathiques aux Grecs:
-déjà, en 1663 et en 1671, des projets de capitulations avaient même été
-ébauchés entre leurs envoyés et les représentants de la Sérénissime
-République.
-
-Mais la politique corse des Génois fait comprendre mieux encore
-l’accueil qu’ils réservèrent aux délégués grecs. Leur domination dans
-l’île demeurait précaire. Exploitée, pressurée, la Corse s’était d’abord
-révoltée; mais toutes ses tentatives d’indépendance avaient été
-réprimées: elle languissait dans un profond engourdissement. Les impôts
-avaient été tels, écrit Filippini, que «dans toute la Corse il n’y eut
-terre, roche, étang, marais, forêt, buisson, lieu sauvage, rien enfin
-qui ne reçût son estimation». Les Corses, dont il ne faut pas accuser a
-priori l’indolence, s’étaient découragés de travailler: ils se
-réfugiaient dans la haute montagne. L’île, improductive et mal soumise,
-devenait pour la République une possession inutile, un poids mort. Pour
-résoudre la crise économique qu’ils avaient eux-mêmes créée et pour ne
-plus se heurter à des résistances nationales, les Génois cherchèrent à
-dénationaliser le pays en introduisant des éléments étrangers. «Les
-étrangers en Corse et les Corses hors de Corse!» telle fut la solution,
-élégante et simpliste, que les Génois prétendirent donner à la question
-corse.
-
-Dès le milieu du <small>XVI</small>ᵉ siècle, vers 1549, et sous le gouvernement
-d’Auguste Doria, ils avaient envoyé une première colonie de cent
-familles génoises à Porto-Vecchio, au fond d’un admirable golfe qui
-s’ouvre, entre des collines verdoyantes, sur la côte sud-orientale. Le
-site était splendide et les ressources abondaient: des vignobles, des
-champs d’oliviers, de grands bois de chênes-liège, une mer
-poissonneuse... Mais ce premier essai de colonisation ligurienne avait
-échoué, parce que l’air est dans cette région très malsain. Aujourd’hui
-encore les hautes maisons, bordant des ruelles tortueuses, sont, à cause
-des fièvres, abandonnées chaque année, de juin à octobre, par la plupart
-des habitants. Tout autour de la ville on remarque de magnifiques blocs
-de porphyre rose: c’est sur cette base inébranlable qu’avaient été
-construites les anciennes fortifications, dont un bastion est encore
-debout. Les Turcs de l’amiral Dragut, débarquant en 1553 avec 60
-galères, les franchirent «en passant» et ils avaient achevé la ruine de
-Porto-Vecchio.
-
-Lorsque des Grecs vinrent, un siècle plus tard,--montagnards du Taygète,
-marins de Vitylo,--demander asile à la République, celle-ci tenta de
-reprendre dans de meilleures conditions une œuvre qui lui tenait à cœur.
-Et quelle magnifique occasion pour elle de se laver de certaines
-accusations qui la froissaient d’autant plus qu’elles étaient plus
-justifiées! Elle allait accueillir des hommes chargés d’impôts, réduits,
-comme dit Pommereul, «à l’état de la plus dure et de la plus abjecte
-servitude». Qui donc après cela oserait l’accuser de maltraiter et
-d’opprimer les Corses?
-
- * * * * *
-
-Le 1ᵉʳ janvier 1676 un descendant de la famille impériale des Comnène,
-Jean Stéphanopoli, débarquait à Gênes avec 730 compagnons après une
-pénible traversée de 97 jours. Il avait profité, le 23 septembre 1675,
-de la présence d’un navire français, le _Sauveur_, capitaine Daniel,
-dans le port de Vitylo. Tous étaient partis, confiants dans l’avenir;
-leur évêque, Mᵍʳ Parthenios, était avec eux, ainsi que plusieurs membres
-du clergé.
-
-La République les accueillit avec joie. Elle leur offrit le petit
-territoire de Paomia, qui s’étend «en forme de queue de paon» sur une
-hauteur de 600 mètres dominant la côte occidentale de la Corse, entre le
-golfe de Porto et celui de Sagone. Le climat était sain, mais le sol
-inculte. Jean Stephanopoli, chargé d’aller reconnaître le terrain, le
-déclara favorable et un traité fut conclu le 18 mars 1676. Les émigrants
-devaient recevoir en toute propriété les territoires de Paomia, Ruvida
-et Salogna; la République s’engageait en outre à pourvoir à leur premier
-établissement et à respecter leur religion et leurs institutions
-municipales. De leur côté ils devenaient sujets de Gênes, à qui ils
-devaient prêter serment de fidélité et payer, en plus de la dîme, cinq
-livres d’imposition annuelle par feu.
-
-A la fin d’avril, les Grecs furent transportés à Paomia et répartis, par
-les soins de Marc-Aurèle Rossi, dans les hameaux de Salici, Corona,
-Pancone, Rondolino et Monte Rosso. Ils furent divisés en neuf escouades,
-ayant chacune un chef désigné par le suffrage de ses concitoyens. Gênes
-accorda aux quatre «conducteurs» de la colonie,--Apostolo, Jean, Nicolas
-et Constantin Stephanopoli,--le titre de chefs privilégiés, comportant
-le privilège personnel de porter des armes à feu et l’exemption de la
-taille. La colonie était administrée par un directeur génois nommé pour
-deux ans: le premier directeur de Paomia fut Pierre Giustiniani, auquel
-succéda le colonel Buti.
-
-Les colons se mirent au travail avec ardeur. Gênes leur avait fourni des
-habitations, des instruments d’agriculture, des bestiaux, de l’argent
-et des grains. Leur «industrie naturelle» fit le reste et sut rapidement
-transformer une région inculte en un excellent pays. Ils défrichèrent
-les maquis, greffèrent les nombreux sauvageons qui poussent ici
-spontanément. L’historien Limperani, qui visita Paomia au commencement
-du <small>XVIII</small>ᵉ siècle, fut émerveillé des résultats obtenus par les Grecs:
-leur village était certainement un des plus jolis et des mieux cultivés
-de la Corse.
-
- * * * * *
-
-Les insulaires regardèrent avec surprise ces étrangers qui venaient
-s’installer chez eux. «La fortune des Grecs et leurs talents, écrit
-Pommereul, devinrent l’objet de la jalousie des Corses, qui tentèrent
-plusieurs fois de les détruire et de dévaster leurs nouvelles cultures.»
-Voilà qui est vite dit--et faussement interprété. Les Corses et
-particulièrement les habitants du voisinage,--les gens de Vico et du
-Niolo,--virent les Grecs d’un très mauvais œil, la chose est évidente,
-mais il n’est pas besoin d’invoquer la jalousie. Pour être mécontents,
-il suffisait aux Corses de voir clair dans le jeu des Génois et d’y
-dénoncer--ce qu’il recélait en effet--une tentative de
-dénationalisation. Comment aimer des étrangers, seraient-ils animés des
-meilleures intentions, quand leur présence est imposée par des
-oppresseurs? Les Génois venaient d’introduire en Corse, non pas sans
-doute les premiers éléments d’un Etat dans l’Etat, mais un groupe
-d’hommes attachés à eux par les liens de la reconnaissance et qui leur
-ménageraient un contact permanent avec l’île, un point d’appui solide en
-cas de rébellion, un prétexte pour intervenir en Corse si leurs protégés
-étaient molestés. Entre Grecs et Corses il y eut dès le premier jour--il
-ne pouvait pas ne pas y en avoir--un malentendu difficile à dissiper et
-qui allait peser d’un poids très lourd sur le développement et la
-prospérité de la colonie naissante.
-
-Lorsque la grande insurrection contre Gênes éclata en 1729, unissant
-dans un même sentiment d’indignation, dans une même aspiration vers
-l’indépendance, le peuple entier des deux côtés des monts, les gens de
-Vico sommèrent les Grecs de se joindre à eux. Mais les Grecs n’avaient
-eu qu’à se louer de la République Sérénissime: ils refusèrent de la
-trahir. Alors Vicolésiens et Niolains envahirent Paomia et, malgré une
-vive résistance à la tour d’Ormigna, ils désarmèrent les habitants
-(avril 1731). La ville fut saccagée et les champs dévastés. Mais les
-Corses laissèrent aux habitants la vie sauve. Ils ne voulaient que
-détruire l’œuvre des Génois, ils ne pouvaient reprocher aux Grecs leur
-fidélité et leur loyalisme: ils les laissèrent partir pour Ajaccio. Le
-séjour à Paomia avait duré 55 ans.
-
-Dans la Corse insurgée contre leurs maîtres et leurs bienfaiteurs, les
-exilés, ballottés à tous les vents, sans ressources et souvent sans
-abri, mènent une existence lamentable et douloureuse. Au moment de la
-conquête française, ils songeaient à s’établir en Espagne. Marbeuf les
-fixa en Corse: accomplissant une mesure de justice et de pitié, songeant
-à rendre l’île «riche et industrieuse», il fit construire 120 maisons
-non loin des anciens défrichements de Paomia et, parmi les cultures,
-dans un cadre de collines dorées, Cargèse la Blanche se fonda. Après
-bien des péripéties qui durèrent jusqu’en 1814, une histoire plus
-paisible commença pour la ravissante bourgade grecque, cramponnée à la
-terre dont on a voulu tant de fois l’expulser.
-
-
-
-
-XV
-
-LA QUESTION CORSE ET LA POLITIQUE FRANÇAISE
-
- _Les éléments économiques et politiques de la question
- corse.--L’affaire du droit des trois tours.--Le soulèvement de 1729
- et l’intervention autrichienne.--La révolte de 1735 et le «secret»
- de Chauvelin._
-
-
-Dans leur tentative de colonisation étrangère en Corse, les Génois
-avaient échoué, parce qu’ils avaient prétendu résoudre la question corse
-sans les Corses et même contre eux. De ce fait leur domination même se
-trouva définitivement ébranlée, et la question corse va entrer dans une
-nouvelle phase.
-
-Les soulèvements locaux étaient continuels. Sans avoir la gravité d’une
-insurrection générale, ils révélaient du moins l’impuissance croissante
-du gouvernement génois. En vain le Sénat recourait-il aux mesures les
-plus violentes et les plus arbitraires: peine de mort contre quiconque
-offenserait un agent de la République ou se disposerait à l’offenser,
-contre quiconque aurait quelques relations que ce soit avec un «bandit»,
-défense faite en 1715 à tous les Corses de porter les armes. Il y avait
-plus de mille assassinats par an. Le clergé entretenait l’agitation, car
-les meilleurs bénéfices étaient réservés par la métropole à des Génois;
-ils
-
-[Illustration: Acte de baptême de Bonaparte.--Ajaccio: Maison de
-Bonaparte.
-
-Bastia: Statue de Napoléon. (_Sites et Monuments du T. C. F._)
-
- Pl. X.--CORSE.
-]
-
-étaient une des plus profitables matières à exploitation. «En sorte que,
-de génération en génération, les haines contre le gouvernement génois se
-multipliaient et s’avivaient: elles ne pouvaient se terminer que par des
-catastrophes.»
-
-Le gouvernement français eut le mérite de comprendre tout le profit
-qu’on en pouvait tirer et, de bonne heure, ses agents diplomatiques
-reçurent mission d’étudier la valeur _économique_ et _stratégique_ de
-l’île de Corse. Dès la fin de 1682, le sieur Pidou de Saint-Olon,
-«gentilhomme ordinaire de la maison du roy, s’en allant pour le service
-de Sa Majesté à Gennes», insiste sur la Corse dans le mémoire qu’il
-rédige touchant «les _revenus_ et les _forces_ de la République de
-Gênes». Le tableau qu’il en fait révèle un remarquable talent
-d’observation. Si les habitants sont oisifs, c’est qu’«il leur suffit
-d’avoir de quoi simplement vivre plus tost que de prendre peine pour les
-officiers gennois qui leur enlèvent encore leur peu de substance (_sic_)
-avec beaucoup de tirannie.» En réalité nulle terre n’est plus riche:
-elle produit «de bons vins, des blés de toutes sortes, de l’huile assez
-abondamment, et fort bonne, de façon que, si on cultivoit les oliviers
-qui y viennent, il s’y en recueilleroit davantage qu’à la rivière de
-Gênes. Il y a aussi beaucoup de meuriers, elle produit encore quantité
-de châtaignes et presque autant qu’en nos Sévennes du Languedoc. Il y a
-aussi de beaux pasturages: on y fait des fromages excellents, il y a des
-bois touffus et d’haute fustaye en grande quantité, des Génois y en
-tirent d’extrêmement bons pour la fabrique de leurs vaisseaux et galères
-et elle en pourvoit tout cet Estat pour brusler; on y en pourroit tirer
-telle quantité qu’on voudroit pour la fabrique des vaisseaux. Il y a
-quantité des cerfs, des daims, des chevreuils, des sangliers et de tout
-autre genre de chasse, en particulier des perdrix... Il y a de plus des
-minières d’or, d’argent, de fer et de plomb, et outre cela il y a deux
-ou trois bons ports, et l’on y en pourroit faire facilement d’autres
-très commodes. Enfin il n’y faudroit que plus de travail et d’industrie
-pour y recueillir abondamment de tout ce qui seroit nécessaire à la vie,
-comme l’on pourroit faire en Provence ou en Languedoc. Ainsy il est aysé
-de voir qu’on fairoit quelque chose de bon de cette isle; mais, comme a
-très bien dit un habile homme parlant de la Corse, _li Genovesi vogliono
-che questa gioia sia sepelita nel fango_, de peur sans doute ou de
-l’envie de leurs voisins ou, comme dit un autre sur ce sujet, pour
-détourner un puissant monarque de rentrer dans les justes droits qu’il a
-sur cette isle. Par le dernier dénombrement cette isle avoit environ 80
-mille âmes, mais capable d’en nourrir plus de 250 mille...»
-
-Nous avons voulu insister sur ce plaidoyer, qui est probablement le
-premier en date pour le relèvement économique de la Corse: dès la fin du
-<small>XVII</small>ᵉ siècle, la Corse est à l’ordre du jour. Mais il n’y a pas encore
-une question corse. Pour qu’elle soit posée, il faut attendre le règne
-de Louis XV et le développement des intérêts de la France dans le bassin
-occidental de la Méditerranée. Cet aspect proprement politique se
-manifesta nettement pendant la guerre de la succession d’Espagne,
-lorsque le petit-fils de Louis XIV devint maître, avec l’Espagne, de la
-plus grande partie de l’Italie. Il parut alors au gouvernement français
-que la domination de la Méditerranée Occidentale devait appartenir au
-_consortium_ des trois puissances maritimes unies dans une étroite
-amitié: la France, l’Espagne et la République de Gênes. Toutes trois
-devaient se garantir mutuellement la liberté des routes de mer contre
-toutes les ambitions des puissances extra-méditerranéennes. Un pareil
-acte était dirigé contre les entreprises de l’Angleterre, qui commençait
-à chercher les meilleurs points stratégiques de la Méditerranée. La
-Corse occupait une situation trop avantageuse pour ne pas être
-convoitée: la France avait un intérêt de premier ordre à la maintenir
-entre les mains d’une puissance alliée et, au besoin, à surveiller
-elle-même la liberté de ses rivages.
-
-Un élément nouveau vint encore compliquer la question corse lorsque, au
-lendemain des traités d’Utrecht et de Rastadt, l’Autriche devint la plus
-grande puissance italienne. Les Génois eurent désormais le plus grand
-intérêt à la ménager, sinon même à la servir. Sous prétexte de droit de
-visite, nos navires furent arrêtés, nos nationaux furent molestés, et le
-commerce français subit, dans les ports de Corse, de continuelles
-vexations. La France se heurtait une fois de plus à l’influence des
-Habsbourg et l’affaire corse n’est, à un certain point de vue, qu’un
-aspect de la rivalité traditionnelle de la France et de la maison
-d’Autriche.
-
- * * * * *
-
-De 1715 à 1727 la France ne fut représentée à Gênes que par le consul
-Coutlet, dont la correspondance a un caractère purement commercial. Mais
-le 27 juillet 1727 M. de Campredon, «chevalier de Notre-Dame du Mont
-Carmel et de Sᵗ-Lazare de Jérusalem», fut nommé envoyé extraordinaire à
-Gênes. C’était un des diplomates français les plus en vue: il arrivait
-de Sᵗ-Pétersbourg où il avait été mêlé aux plus délicates négociations
-matrimoniales. Sa réputation était considérable, et le choix qui était
-fait de lui pour la mission de Gênes indiquait à lui seul qu’elle
-prenait une importance nouvelle.
-
-Les instructions données à M. de Campredon étaient très générales. Mais
-on lui remit également un Mémoire particulier «concernant le commerce
-maritime et la navigation des sujets du roi» et, dès les premières
-pages, il y est question de la Corse. En 1725 les Génois ont fait
-«visiter et arrester avec violence, à la coste de l’isle de Corse», la
-barque du patron Blanc de Marseille. «On en a porté des plaintes à la
-République.» Elle a fait relâcher ce bâtiment, mais elle n’a pas encore
-donné les ordres qui lui ont été demandés «pour la punition de ceux qui
-ont commis cette violence, pour le paiement des dommages et intérêts qui
-sont dus au patron et aux propriétaires». M. de Campredon est chargé
-d’obtenir les satisfactions réclamées et d’assurer «l’exemption de la
-visite des bâtiments français».
-
-Il devra également veiller à l’abolition du «droit que l’on prétend
-exiger des bâtimens français qui abordent à l’isle de Corse». La
-République l’a établi depuis quelques années à «la Bastie (Bastia),
-principal port de l’isle de Corse», pour «en estre le produit employé à
-l’entretien des feux destinez pour avertir les vaisseaux des nations qui
-sont en guerre avec les Barbaresques que l’on découvre de leurs
-corsaires à la mer». C’est le droit dit «des trois tours»--la Giraglia,
-l’Agiello et Santa Maria della Chiapella.--Les capitaines et patrons
-français qui touchaient le port de Bastia refusaient énergiquement de
-payer ce droit «qui n’estoit établi que pour les navires italiens et
-autres qui estoient en guerre avec ces corsaires». Le vice-consul de
-France, le sieur d’Angelo, soutenait leurs réclamations qui avaient
-trouvé à la cour de Versailles un chaleureux appui.
-
-La question s’était embrouillée. Le 13 décembre 1723, «MM. les maire,
-échevins et députés du commerce» à Marseille avaient assuré, après
-vérification dans les Archives, «que les capitaines et patrons de nos
-bâtimens, qui ont esté de tous temps à la Bastie et autres ports de
-l’isle de Corse n’ont jamais payé ce droit-là, que les Français ne le
-doivent pas». A cela M. de Sorba, ministre de Gênes en France, avait
-riposté, le 19 juin 1724, par «un extrait des certificats que le
-gouverneur de l’isle de Corse s’est fait donner par les habitans du
-païs, faisant mention que les vaisseaux français ont payé ce droit
-depuis longtemps». Mais on s’était aperçu que ces certificats n’avaient
-aucune valeur: «on a esté averty qu’ils avoient été extorqués à des gens
-qui n’ont pu les refuser à ce gouverneur, à moins qu’ils n’eussent voulu
-s’exposer à son ressentiment».
-
-Quoi qu’il en soit, l’intérêt du roi est que cette affaire reçoive une
-prompte solution et que la République donne incessamment les ordres qui
-lui ont été demandés «pour que ce droit des trois tours ne se perçoive
-plus des bâtimens français».
-
-Telle fut la première affaire que M. de Campredon eut à traiter et, dès
-1729, il obtenait une solution favorable: les Génois renonçaient à faire
-payer ce droit par les vaisseaux français. Ce fut, écrit M. Driault,
-«comme l’ouverture des affaires de Corse, où M. de Campredon allait être
-aussitôt mêlé à des événements plus importants».
-
- * * * * *
-
-M. de Campredon devait, en effet, assister aux premiers épisodes d’une
-nouvelle rébellion qui allait être décisive. En 1728 des soldats corses
-qui étaient au service de Gênes, à Finale, se trouvèrent mêlés à une
-rixe: à la suite de quoi ils furent condamnés à mort et exécutés. Un
-pareil châtiment produisit à travers l’île la plus douloureuse
-impression: on cria partout vengeance et une formidable émeute se
-prépara. Elle éclata le 30 octobre 1729 à l’occasion de la perception de
-la taxe sur le port d’armes. Un vieillard de Bustanica, Lanfranchi, dit
-Cardone, présenta une pièce de mauvais aloi; le collecteur le somma
-d’avoir à compléter la somme avant le lendemain. En vain Cardone le
-pria-t-il «d’avoir égard à sa misère». L’exaspération était à son
-comble. Les soldats génois furent maltraités et chassés, les armes
-furent tirées des cachettes, le tocsin sonna de village en village: en
-quelques jours l’insurrection avait gagné toutes les vallées de
-l’intérieur. Un premier chef, Pompiliani, ne parut pas assez énergique:
-il fut bientôt déposé. A la consulte de San Pancrazio da Biguglia, non
-loin de Furiani, deux autres chefs, Andrea Colonna-Ceccaldi de
-Vescovato, et Louis Giafferi de Talasani, furent proclamés généraux du
-peuple corse. Ils s’adjoignirent l’abbé Raffaelli qui jouissait d’une
-grande influence sur le clergé. Pour enlever tout scrupule religieux, la
-rébellion fut proclamée légitime et sainte par l’assemblée des
-théologiens d’Orezza. Le chanoine Orticoni fut chargé d’aller solliciter
-l’appui des puissances étrangères.
-
-Il apparut tout de suite que ce soulèvement devait marquer la fin de la
-domination génoise, et les convoitises s’éveillèrent. L’Espagne, qui
-préparait l’établissement de don Carlos en Toscane, devait tout
-naturellement chercher à s’assurer la voie entre Barcelone et Livourne.
-D’autre part, le Sénat génois demanda un contingent de troupes
-autrichiennes.
-
-En présence de ce double péril, auquel s’ajouta bientôt la crainte d’une
-intervention anglaise, la Cour de Versailles éprouva les plus vives
-inquiétudes et connut un moment de désarroi. Les dépêches envoyées à M.
-de Campredon trahissent l’indécision la plus complète et le dépit le
-plus manifeste. Elles recommandent à notre représentant la plus grande
-réserve vis-à-vis des Génois, «ces gens qui, dans leurs besoins, donnent
-une préférence si marquée à l’Empereur, pendant qu’ils marquent si peu
-d’attention pour la France et ne s’adressent à elle qu’en second. Ils
-paieront chèrement ce secours allemand, pourvu même que, l’expédition de
-Corse finie, c’est-à-dire les rebelles soumis, le corps des troupes
-impériales ne se partage pas pour demeurer moitié en Corse et moitié
-dans le territoire de terre ferme de la République».
-
-Pourquoi le Sénat de Gênes s’était-il adressé à l’empereur Charles VI
-plutôt qu’au roi de France? M. Driault rappelle l’importance du droit de
-suzeraineté générale que l’empereur exerçait encore au <small>XVIII</small>ᵉ siècle sur
-toute l’Italie: «Le prestige impérial, écrit-il, parut sans doute plus
-capable d’en imposer aux rebelles.» Il est probable aussi que les Génois
-cherchèrent à opposer un dernier obstacle aux progrès de l’influence
-française dans l’île: devant l’intérêt croissant que le gouvernement de
-Louis XV prenait aux choses de Corse, ils pressentaient sans doute les
-solutions inévitables qui allaient intervenir. Charles VI n’était-il pas
-au surplus le seul des souverains de l’Europe qui, dépourvu de toute
-puissance maritime, ne serait pas tenté de rendre définitive
-l’occupation de l’île par ses troupes?
-
-Quoi qu’il en soit, une armée d’environ 15.000 hommes, commandée par le
-prince de Wurtemberg et le colonel Wachtendung, jointe aux troupes
-génoises de Camille Doria, remporta d’assez faciles succès sur les
-Corses dans le pays de Vescovato, au sud de Bastelica. Mais Camille
-Doria se fit écraser à Calenzana, le 2 février 1732, et Wachtendung se
-montre inquiet sur l’issue de la campagne, «ayant à combattre,
-disait-il, des hommes qui ne connaissaient pas la peur». Ceccaldi et
-Giafferi entrèrent en pourparlers avec le prince de Wurtemberg, qui les
-livra aux Génois. Pour sauver les deux prisonniers, les rebelles
-consentirent à traiter; mais la paix de Corte (11 mai 1732) leur fut
-singulièrement avantageuse: amnistie générale, admission des Corses à
-tous les emplois même ecclésiastiques, pouvoir effectif rendu à
-l’orateur et au Conseil des XVIII. Cette convention était placée sous la
-garantie de l’empereur: c’était--on le constatait à la cour de
-Versailles avec mélancolie--laisser à ce prince «la liberté de prendre
-toujours telle part qu’il voudra à ce qui se passera dans ce royaume, si
-ce n’est même y établir incontestablement les droits que la Cour de
-Vienne prétend avoir sur tout le reste de l’Italie».
-
-Le gouvernement français aurait-il manqué d’initiative et d’esprit
-d’à-propos, et n’aurait-il pas su profiter de l’occasion qui se
-présentait? Non pas: car ce fut prudence, et non pas abandon. La France
-a, pour s’occuper de la Corse, un intérêt politique en même temps qu’un
-intérêt commercial: c’est le double aspect de sa politique
-méditerranéenne où tant d’ambitions,--autrichiennes, espagnoles,
-anglaises,--se heurtent et s’entrecroisent. Mais s’il faut surveiller de
-très près les affaires de Corse, réprimer les menées des Impériaux,
-profiter des fautes du Sénat, il ne convient pas encore de laisser
-soupçonner «nos vues sur l’île». La question corse va constituer
-désormais un des «secrets» de la diplomatie française au <small>XVIII</small>ᵉ siècle:
-il va se poursuivre, sans faiblesses, sans hésitations, à travers les
-crises ministérielles qui marquent le règne de Louis XV.
-
- * * * * *
-
-La paix de Corte ne pouvait être qu’une trêve, et les événements de
-1729-1732 marquent en réalité le début de la grande insurrection du
-<small>XVIII</small>ᵉ siècle. Ni les Corses n’avaient été assez naïfs pour croire à la
-sincérité du Sénat--et, s’ils avaient traité, ce n’était que pour se
-débarrasser des troupes impériales,--ni les Génois n’avaient eu
-l’intention sérieuse de mettre un terme à leurs fructueuses exactions et
-à leurs injustices plusieurs fois séculaires. La Corse restait
-frémissante: une nouvelle et plus grave rébellion la souleva tout
-entière au début de 1735.
-
-Les impôts en furent l’occasion. Le règlement du 28 janvier 1733 en
-avait accru le chiffre, sous prétexte de dédommager la métropole de ses
-frais d’occupation militaire. Au mois de juin, les fonctionnaires génois
-avaient reçu l’ordre de convoquer, au chef-lieu de chaque piève, les
-députés des villages, de leur faire prêter serment au nouveau règlement
-et de réclamer leur adhésion aux projets financiers du suzerain. La
-mauvaise volonté fut partout visible. Dans la piève de Rostino, en
-particulier, où le peuple échappait, par son isolement, à l’emprise
-génoise, la résistance fut plus courageuse que partout ailleurs. A
-l’invitation des commissaires, Giangiacomo Ambrosi, de Castineta, refusa
-de prendre tout engagement au nom de ses concitoyens. Il quitta
-l’Assemblée en prononçant ces mots: «_Io so di Castineta e mi ritiro._»
-Son exemple fut suivi par Paul-François Giovannoni, délégué de Saliceto.
-Leur ami, Giacinto Paoli, de Morosaglia, se joignit à eux.
-
-Il fallait au plus tôt étouffer ce germe de rébellion et punir le
-mauvais exemple donné à tout un peuple, déjà mal disposé. Le gouverneur
-Pallavicino décida de recourir à la force: ce fut en vain. Le capitaine
-Pippo et le capitaine Gagliardi, envoyés dans la vallée du Golo et dans
-l’Ampugnani, pour intimider les villages et arrêter les meneurs, furent
-surpris et obligés de capituler avant d’avoir pu être rejoints par un
-troisième détachement venu de Calvi. Ainsi commençait la deuxième guerre
-pour l’indépendance: elle allait durer jusqu’en 1739, et les Corses ont
-gardé le souvenir du paysan farouche et patriote dont les paroles,
-répétées de bouche en bouche, surexcitèrent l’enthousiasme national.
-
-On était alors en pleine crise de la succession de Pologne. Le
-soulèvement de la Corse prenait l’empereur au dépourvu: il ne pouvait
-intervenir. Les Corses placèrent tout leur espoir dans l’appui de
-l’Espagne: le chanoine Orticoni partit pour Madrid, pendant que Louis
-Giafferi remplaçait à Corte la bannière de Gênes par celle du roi
-d’Espagne. Mais Philippe V résista, tout en protestant de son intérêt
-affectueux pour la cause des révoltés. Les Corses ne devaient plus
-compter que sur eux-mêmes: ils se montrèrent dignes des circonstances.
-Au mois de janvier 1735, Giafferi et Paoli, élus généraux du peuple,
-convoquèrent à Corte une consulte générale où fut votée une véritable
-constitution, rédigée par l’avocat Sébastien Costa. La Corse y fut
-déclarée indépendante et à jamais séparée de la République (30 janvier).
-L’assemblée populaire, source de toute loi, prendra une part directe au
-gouvernement; une _Junte_, composée de six membres nommés par
-l’assemblée et renouvelable tous les trois mois, devra, avec les
-généraux, représenter le peuple lui-même; un comité, composé de 4
-membres, s’occupera de la justice, des finances et du commerce.
-Véritable constitution démocratique, adoptée par un peuple dont le
-continent européen entendait parler de temps en temps d’une manière
-vague et confuse, comme d’une terrible horde de sauvages. «Un petit
-peuple, obscur, sans littérature, sans industrie, avait, par sa seule
-force, surpassé en sagesse politique et en humanité toutes les nations
-civilisées de l’Europe; sa constitution n’était point sortie des
-systèmes philosophiques, mais des besoins matériels du pays.» Les
-nationaux firent broder sur leurs drapeaux l’image de la Vierge, sous la
-protection de laquelle fut placé le royaume. Jésus-Christ fut nommé
-«gonfalonier» des Corses, c’est-à-dire porte-étendard.
-
-Cependant la France suivait de près les affaires de Corse. Très vite
-elle comprit tout le parti qu’elle pouvait tirer de la situation: elle
-l’avait prévue, elle y était préparée. M. de Campredon, invité à fournir
-d’urgence un rapport, insistait le 10 mars sur les intrigues espagnoles.
-Et Chauvelin estima aussitôt qu’il fallait agir, sinon encore à
-découvert, du moins avec précision. Dans une remarquable dépêche du 26
-avril 1735, il fixe les deux traits essentiels de la politique à
-laquelle la cour de Versailles allait s’attacher jusqu’au bout. Il ne
-peut être question d’«enlever la Corse comme une usurpation sur les
-Génois»: cette opération brutale «exciterait les cris de toute
-l’Europe». Mais il faut se la faire offrir en agissant à la fois sur les
-Corses et sur les Génois. D’une part, «il faut dès aujourd’hui commencer
-à former _sourdement_ un party en Corse et tascher que cela se mène
-sagement et _bien secrètement_». D’autre part, écrit-il à son
-représentant, «appliquez-vous à inspirer (_sans laisser deviner la
-France_) aux meilleures testes de la République que l’isle leur est à
-charge et que, plustost de se la laisser enlever, ils devraient songer
-à s’en accommoder avec quelque puissance, qui n’eust intérêt que de
-protéger les Génois». Il s’agit, en somme, de faire comprendre aux
-Génois que le gouvernement français est prêt à leur rendre un service
-tout à fait exceptionnel,--et l’on ne saurait vraiment s’exprimer avec
-plus de délicatesse ni agir avec plus d’élégance.--Au surplus, Chauvelin
-a pensé à tout: il entre dans les détails les plus précis relativement à
-la façon de conduire cette affaire qui lui tient à cœur: «Taschons
-d’amener les choses au point, en Corse, que tous les habitans tout d’un
-coup se déclarent sous la protection de la France; alors et sur-le-champ
-le Roy y envoyeroit quelques troupes et ce que les habitants
-demanderoient.--Nous déclarerions en même temps à Gênes que nous n’avons
-envoyé ces troupes que pour que les Corses ne se donnent à personne et
-que nous sommes prêts de travailler à remettre, s’il est possible, les
-peuples sous l’obéissance de la République, _à moins qu’elle ne jugeât
-devoir s’en accommoder avec nous par un traité de vente_. Ce sera alors
-le moment de faire usage des principales testes que vous lui auriez
-ménagées, et le Roy se portera à donner de l’argent pour déterminer la
-pluralité.»
-
-On ne saurait trop insister sur cette lettre du 26 avril 1735. Elle
-marque, dès l’ouverture de la question de Corse, le programme de la
-politique française. Campredon et Chauvelin doivent être considérés
-comme les précurseurs de l’établissement de la domination française en
-Corse.
-
-
-
-
-XVI
-
-THÉODORE DE NEUHOFF, ROI DE CORSE
-
- _Un aventurier allemand: son règne de huit mois.--Le «secret» de
- Fleury.--La politique corse du comte de Boissieux et de M. de
- Maillebois._
-
-
-Le 12 mars 1736, devant la plage déserte d’Aleria, s’arrêtait une galère
-aux couleurs anglaises qui venait de Tunis. Aux salves d’artillerie qui
-éclatèrent du bord rien ne répondit. Alors il en descendit un messager,
-qui s’en fut porter au «très illustre seigneur» Giafferi une missive lui
-rappelant certaines entrevues passées à Gênes. Elle était accompagnée de
-menus présents: «des dattes, des boutargues et des langues» et aussi des
-«bouteilles de véritable vin du Rhin». Giafferi convoqua les autres
-chefs, Sébastien Costa, Xavier dit de Matra, Giacinto Paoli. Ils se
-rendirent, dès le lendemain, au-devant du Messie qui leur arrivait.
-
-Quand il les vit approcher, le passager mystérieux descendit, dans un
-accoutrement bizarre qui faisait songer au costume de mamamouchi dont M.
-Jourdain est affublé dans _le Bourgeois gentilhomme_[F]. Il était vêtu,
-dit le chroniqueur de la Haye, «d’un long habit d’écarlate doublé de
-fourrure, couvert d’une perruque cavalière et d’un chapeau retroussé à
-larges bords, et portant au côté une longue épée à l’espagnole et à la
-main une canne à bec de corbin». Il avait une suite de 16 personnes: un
-officier, qui prenait le titre de lieutenant-colonel, un maître d’hôtel,
-un majordome, un chapelain, un cuisinier, trois esclaves maures et huit
-autres domestiques. Il avait aussi deux esclaves corses, qu’il venait de
-racheter sur les côtes barbaresques, à crédit d’ailleurs. La cargaison
-comportait quelques armes et 15,000 bottes à la turque, «magnificence
-ignorée en Corse». Ce personnage était le baron allemand Théodore de
-Neuhoff, né à Cologne 42 ans auparavant. Il se donnait les titres de
-grand d’Espagne, de lord d’Angleterre, de pair de France, de baron du
-Saint-Empire, prince du Trône romain: titres ronflants et cosmopolites,
-qui pouvaient impressionner les Corses et qui les impressionnèrent en
-effet.
-
-Le baron parlait si beau, il faisait miroiter des secours si importants
-qui ne pouvaient tarder à venir, il offrit incontinent un si somptueux
-festin arrosé de crus exotiques, que les chefs corses eurent confiance.
-Ils n’étaient pas forcés de savoir que l’aventurier avait mené jusqu’à
-ce jour une existence étrange, à Versailles, où il fut page de la
-duchesse d’Orléans, en Angleterre, en Suède, en Espagne, où il se maria,
-à la cour de Toscane, en qualité d’agent secret. C’est là qu’il connut
-les chefs corses exilés de leur patrie, Ceccaldi, Giafferi, Aitelli, et
-qu’il entendit de leur bouche la détresse d’un peuple anxieux de trouver
-un «rédempteur». Théodore s’imagina peut-être que la fortune lui
-souriait enfin et que, sur cette terre sauvage, «aussi peu connue que la
-Californie et le Japon», il trouverait une couronne et une destinée
-glorieuse.
-
-Pour ne pas laisser refroidir l’enthousiasme, de Neuhoff mena rondement
-les choses. Il se rendit à la tête d’un pompeux cortège au palais
-épiscopal de Cervione, laissé vide par l’évêque d’Aleria, alors à Gênes.
-Il tenait à son couronnement. Pour lui donner satisfaction, on choisit
-pour lieu du sacre le couvent voisin d’Alesani. A défaut de trône, un
-fauteuil flanqué de deux chaises; à la place d’un diadème d’or, une
-couronne de lauriers cueillis dans le maquis.
-
-Théodore Iᵉʳ fut acclamé comme «souverain et premier roi du royaume» le
-15 avril 1736. On lui vota une constitution avec droit d’hérédité, même
-pour les femmes, et on l’assista d’une diète de 24 membres--16 de l’En
-deçà, 8 de l’Au-delà,--pris parmi les sujets «les plus qualifiés et les
-plus méritants», qui deviendraient les magnats corses. Trois membres de
-la Diète résideraient à la cour et «le roi ne pourra rien résoudre sans
-leur consentement, soit par rapport aux impôts et gabelles, soit par
-rapport à la paix ou à la guerre». L’autorité de cette Diète s’étendrait
-à toutes les branches de l’administration. Seuls, les Corses, à
-l’exclusion de tout étranger, seraient appelés aux dignités, fonctions
-ou emplois à créer dans le royaume. Les Génois étaient à tout jamais
-bannis de Corse, leurs biens étaient confisqués, ainsi que ceux des gens
-de Paomia. La constitution réglait les impôts, tailles et gabelles, dont
-les veuves étaient exemptées. Elle fixait le prix du sel, les poids et
-les mesures. Une Université publique pour les études du droit et de la
-physique--admirable souci pratique et digne du siècle des
-philosophes--serait établie dans l’une des villes du royaume. L’article
-17 portait que le roi créera incessamment un ordre de «vraie noblesse»
-pour l’honneur du royaume et de «divers nationaux». Le souverain et ses
-successeurs devaient pratiquer la religion catholique romaine. Les
-chefs prêtèrent serment de fidélité; un banquet et des salves
-interrompues de mousqueterie saluèrent l’heureux événement.
-
-Théodore revint dans son palais de Cervione. Il fit aussitôt preuve de
-roi, en distribuant des charges et des honneurs qui suscitèrent bien des
-jalousies. Il nomma Paoli et Giafferi généraux et premiers ministres;
-Costa devint grand chancelier, secrétaire d’État et garde des sceaux. Il
-fit exécuter Luccioni qui avait livré Porto-Vecchio aux Génois pour 30
-sequins, et tint tout le monde en haleine par l’espoir de prochains
-secours. Il emprunte aux géographes allemands le blason de la Corse: une
-tête de Maure avec le bandeau sur le front. L’argent lui manquant, il
-essaie de fonder au couvent de Tavagna une frappe de monnaie. Elle ne
-réussit qu’à produire un seul écu d’argent de 3 livres, plus quelques
-sous de cuivre portant les initiales T.R. de Théodore Roi. _Totto Rame_,
-tout cuivre, disaient les Corses frondeurs; _Tutti Ribelli_, tous
-rebelles, interprétaient les Génois.
-
- * * * * *
-
-Ceux-ci, après avoir mis quelque temps à se remettre de leur étonnement,
-commencèrent à vouloir expulser de Corse ce roi d’occasion. Un édit
-contre le baron de Neuhoff fut affiché dans les rues et communiqué aux
-représentants des puissances étrangères: il noircissait ce «personnage
-fameux habillé à l’asiatique» de toutes les friponneries; il traitait
-Théodore de vagabond, d’astrologue et de cabaliste, il le proclamait
-enfin «séducteur des peuples, perturbateur de la tranquillité publique,
-coupable de trahison au premier chef». Comme tel il tombait sous les
-rigueurs des lois génoises. A ce factum, dont les gazettes de Hollande
-publièrent une
-
-[Illustration: Château de la Punta.--Ajaccio, vue générale. (_Sites et
-Monuments du T. C. F._)
-
- Pl. XI.--CORSE.
-]
-
-traduction, Théodore répondit par un manifeste assez habile, déclarant
-que les véritables perturbateurs du repos public étaient les Génois
-eux-mêmes, dont la tyrannie avait soulevé les Corses bien avant son
-arrivée dans l’île. Quant à lui, «ministre du Saint-Siège» et confiant
-dans la divine Providence, il avait été élevé au trône par la volonté
-spontanée et unanime du peuple, ce qui lui permettait de considérer les
-invectives génoises comme les cris «des chiens qui aboient à la lune».
-Gênes lâcha dans l’île 1.500 bandits des galères, les _vittoli_,--on les
-appelait ainsi du nom du compagnon de Sampiero, Vittolo, dont la
-trahison avait causé la mort du chef corse.--Ceux-ci commirent de
-nombreuses atrocités et Théodore, après quelques succès en Balagne,
-commença de connaître les revers.
-
-Au surplus les chefs corses, que la jalousie divisait et qui ne voyaient
-pas venir la flotte attendue, se méfièrent et se mutinèrent. Théodore
-jugea rapidement que la situation n’était plus tenable. Il usa de moyens
-de fortune pour recruter des partisans, instituant l’Ordre de la
-Délivrance «tant pour la gloire du royaume que pour la consolation des
-sujets» et distribuant à cette occasion une pluie de titres de noblesse.
-Afin d’attirer les étrangers, il proclama la liberté de conscience et
-déclara vouloir favoriser l’industrie, à peu près inconnue en Corse. Il
-autorisait également la fabrication du sel que Gênes avait prohibée. Il
-réglementait la pêche dans les rivières, les étangs et sur les côtes de
-la mer.
-
-Mais ces dispositions, excellentes en elles-mêmes, ne ramenaient pas la
-popularité: l’heure de la désaffection était venue. Ayant délibéré «de
-passer en terre ferme pour chasser les Génois», il publia le 4 novembre,
-à Sartène, un édit pour annoncer son départ et organiser la régence.
-Giacinto Paoli et Louis Giafferi reçurent le commandement en chef des
-provinces au delà des monts; Luca d’Ornano fut nommé gouverneur des
-provinces en deçà. Puis, seul à travers les forêts, il gagna la
-Solenzara. Une barque sous pavillon français le protégea des corsaires
-et le débarqua à Livourne le 14 novembre 1736. Voulant dépister les
-espions génois, il avait pris un costume ecclésiastique; il n’avait plus
-rien avec lui, sauf quelques bribes d’argenterie, restes d’une splendeur
-éphémère. Son règne avait duré huit mois.
-
-Blessé dans son amour-propre, un chroniqueur corse, Rostini, déclare
-après coup que ses compatriotes s’étaient moqués de ce roi d’opérette:
-ils voulaient seulement «quelque chose qui fît du bruit» et ils
-montraient ainsi qu’ils étaient disposés «à embrasser le parti le plus
-étrange qui se présenterait à eux... plutôt que de se soumettre aux
-Génois». D’ailleurs le roi Théodore n’avait causé aucun tort à la Corse:
-il en était sorti plus pauvre qu’à son arrivée. «Grâce à lui, un rayon
-de soleil avait éclairé quelque temps la nuit de l’oppression génoise.
-L’île garde bon souvenir de son roi Théodore.»
-
- * * * * *
-
-De cet épisode curieux une conclusion se dégage avec une évidence
-indiscutable: Gênes devait renoncer à l’espérance de triompher des
-Corses par ses seules ressources. Allait-elle, comme naguère en 1729,
-s’adresser à l’Autriche? La guerre de la succession de Pologne peut être
-alors considérée comme finie; mais l’empereur reste aux prises avec les
-Turcs, et le marquis de Villeneuve, notre ambassadeur à Constantinople,
-lui suscite tous les embarras désirables. Il ne reste plus au Sénat qu’à
-se tourner du côté de la France, accomplissant ainsi le geste qu’avait
-prévu Chauvelin et que M. de Campredon avait préparé. Le 12 juillet
-1737 un arrangement fut conclu. La France enverrait en Corse une petite
-armée de 8.000 hommes pour soumettre les «rebelles».
-
-Il en fut ainsi, et le commandement en fut confié au comte de Boissieux,
-neveu du maréchal de Villars. Mais la préoccupation essentielle fut de
-rassurer les Corses sur les véritables intentions de la France: il ne
-s’agissait pas d’une expédition militaire, mais seulement d’une «mission
-de conciliation et d’arbitrage». Le comte de Boissieux s’en acquitta
-d’ailleurs avec beaucoup d’intelligence et de délicatesse, se bornant à
-cantonner ses troupes à Bastia et à Saint-Florent, et se tenant en
-relations avec les Corses de l’intérieur sans intervenir d’une façon
-active et visible dans leurs rapports avec les Génois.
-
-Les Corses ne purent que se féliciter de son «admirable conduite», de sa
-«diligence» et de sa «patience». De plus, dans la lettre même où ils
-rendent un pareil hommage au représentant de la France, les deux
-«députés» de la nation corse, Erasme Orticoni et Jean-Pierre Gaffori,
-sollicitaient du cardinal Fleury la continuation de ses bons offices. Sa
-piété et son équité le désignaient pour être «leur juge et leur avocat»:
-aussi la Corse, «chargée du poids de ses injures et de ses droits»,
-n’hésitait-elle pas à recourir à son arbitrage. En termes qui savaient
-rester dignes, ils exprimaient toute la confiance qu’ils n’avaient
-jamais cessé d’avoir dans le Roi très chrétien, «notre maître», pour la
-paix de l’Europe et «pour la rédemption et délivrance des Corses qui
-gémissent dans l’esclavage et l’oppression».
-
-Le plan de Chauvelin se réalisait donc point par point: il existait en
-Corse un «parti français», les habitants «se déclaraient sous la
-protection de la France» et le gouvernement de Louis XV avait eu la
-suprême habileté de faire réclamer par les Génois eux-mêmes l’envoi
-d’une armée française dans l’île. Cependant la Cour de Versailles croit
-que l’heure n’a pas encore sonné. En présence de l’offre formelle faite
-par Orticoni et Gaffori, le cardinal de Fleury se dérobe et craint de
-s’engager.
-
-Sa réponse (6 juin 1738) est un chef-d’œuvre de réserve diplomatique et
-de sous-entendus. Il commence par poser en principe la souveraineté
-«légitime» de Gênes: «Vous êtes nés sujets de la République de Gênes et
-ils sont vos maîtres légitimes. Il ne s’agit point d’aller fouiller dans
-des temps reculés la constitution primitive de votre pays et il suffit
-que les Génois en soient reconnus depuis plusieurs siècles paisibles
-possesseurs pour qu’on ne puisse plus leur contester le domaine
-souverain de la Corse.» En conséquence «le roy ne peut et ne doit avoir
-d’autre principe, dans les bons offices qu’il est disposé à rendre à vos
-citoyens, que celui de les remettre dans l’obéissance légitime à leurs
-souverains».--Mais, tout en réservant les droits de l’empereur, sous la
-garantie duquel l’exécution du traité de 1732 a été placée, tout en
-rassurant Gênes à l’endroit des ambitions françaises, Fleury entend
-rester en bons rapports avec les «rebelles» et ménager l’avenir: «Si
-vous estes bien déterminés à vous conformer à ces principes, le Roy
-travaillera avec tout l’empressement possible à vous rendre une
-tranquillité que vous avez perdue depuis si longtemps, et ne vous
-demandera d’autre récompense de ses soins que celle d’avoir contribué au
-bonheur d’un païs qui lui a toujours esté cher, aussi bien qu’à ses
-glorieux ancêtres.» Au surplus, ne me forcez pas à en écrire trop long,
-devinez ce que je n’avoue pas ouvertement: «M. le comte de Boissieux,
-dont vous paroissés estre contens, vous expliquera plus au long les
-intentions de Sa Majesté.»
-
- * * * * *
-
-Le général français se trouvait aux prises avec les plus graves
-difficultés, suscitées en partie par la réapparition de Théodore. Depuis
-son départ de Solenzara, le roi en exil avait mené l’existence la plus
-étrange. Des émissaires génois le suivent pas à pas et le font à
-plusieurs reprises arrêter. A Florence, à Rome, à Paris, en Hollande, il
-doit se cacher pour échapper à leurs dénonciations et même à
-l’assassinat, car sa tête a été mise à prix. Emprisonné pour dettes à
-Amsterdam, il réussit à se faire rendre la liberté et organise une
-compagnie commerciale, commanditée par des négociants hollandais, qui se
-chargera d’exploiter la Corse. Il enverra à ses sujets des munitions et
-des approvisionnements; ceux-ci le rembourseront en huile, châtaignes et
-autres produits. Mais les trois navires qu’il affrète ne peuvent
-débarquer leur cargaison; lui-même avec le vaisseau l’_Africain_ parut
-devant Sorraco près de Porto-Vecchio, mais il ne tarda pas à filer sur
-Naples (septembre 1738), pendant que le comte de Boissieux prescrivait
-de «courre sus» à ceux de sa suite et à ses partisans. Entouré d’espions
-et de traîtres, Théodore se confine en Italie dans une mystérieuse
-retraite et s’efforce de réchauffer le zèle de ses partisans par des
-lettres que son neveu Frédéric apporte aux chefs. Vains efforts, qui ne
-se prolongeront pas au delà d’une année.
-
-D’autre part, M. de Boissieux devait tenir tête aux exigences
-croissantes des commissaires de Gênes qui le sommaient d’intervenir plus
-activement. Ne voulant pas sortir de la réserve que les instructions
-dont il était porteur lui recommandaient avec insistance, il décida
-seulement de procéder au désarmement des habitants. Mais les troupes
-françaises du capitaine Courtois, envoyées dans ce but à Borgo, durent
-battre en retraite du côté de Bastia, harcelées par les Corses qui les
-poursuivirent jusqu’au delà de la plaine de Biguglia (13 décembre 1738).
-
-Cette défaite des Français, à laquelle les insulaires donnèrent le nom
-de _Vêpres corses_--mot impropre, car il n’y eut pas de guet-apens comme
-en Sicile,--stupéfia le cabinet de Versailles moins qu’elle ne l’ennuya.
-M. de Boissieux fut aussitôt rappelé et remplacé par le marquis de
-Maillebois. Il était malade quand il apprit sa disgrâce et n’y survécut
-pas. Il mourut à Bastia, dans la nuit du 1ᵉʳ au 2 février 1739, et fut
-inhumé dans l’église Saint-Jean où son tombeau subsista jusqu’en 1793.
-
-Le comte de Maillebois, qui lui succéda à la tête des troupes françaises
-de Corse, imita sa prudence. Pourtant il ne fallait pas, sous prétexte
-de mansuétude, imposer à l’armée française une inaction pouvant porter
-atteinte à son prestige aux yeux des rebelles et aux yeux des Génois.
-Après avoir lancé une proclamation où il affirmait n’avoir «d’autre vue
-que le bonheur et la tranquillité du pays», il entra en campagne et
-décida de porter les armes jusque dans les cantons montagneux de
-l’intérieur. La Balagne, où Frédéric de Neuhoff, neveu du roi Théodore,
-prêchait et organisait la résistance, fut assez facilement réduite: la
-prise de Lento et de Bigorno assura l’occupation presque complète de la
-vallée du Golo. Puis Maillebois se rendit à Corte: tout le nord de l’île
-était pacifié et même désarmé. La résistance fut plus longue dans le
-sud, encombré de montagnes et de rochers, et surtout dans le canton de
-Zicavo, où Frédéric s’était réfugié, dominant la vallée du Taravo.
-Maillebois n’y entra qu’à la fin de septembre. Frédéric et ses partisans
-durent quitter la Corse (1740). Dès le mois de juillet précédent,
-Giacinto Paoli, Giafferi et Luca d’Ornano étaient partis pour Naples.
-
-Maillebois se hâta de proclamer que la pacification était achevée. Il
-s’efforça de gagner les sympathies des Corses par sa modération et son
-équité; il leva un régiment spécialement composé d’insulaires, auquel on
-donna le nom de Royal-Corse. Il s’enferma dans Calvi: admirant la
-fertilité et l’heureuse situation de la Balagne voisine, «il en fit des
-rapports à son gouvernement, appelant son attention sur l’intérêt qu’il
-y aurait à s’y établir». Lui aussi voit clair et juste et entrevoit les
-solutions inévitables. Les 8.000 hommes de troupes françaises que Gênes
-entretient n’ont pacifié que les côtes et leur établissement dans l’île
-n’est que provisoire; si les Français se retirent, les Corses, restés
-maîtres de l’intérieur, remporteront sur les Génois des victoires
-décisives et les chasseront de l’île, qui sera perdue pour la République
-sans compensation. «L’intérêt certain de la République était de se
-défaire de la Corse au meilleur prix. Il n’importait que de le lui faire
-comprendre[G].»
-
-
-
-
-XVII
-
-LA CORSE PENDANT LA GUERRE DE LA SUCCESSION D’AUTRICHE
-
- _Les progrès de l’influence française.--La dernière aventure du roi
- Théodore.--Intrigues anglaises, sardes et autrichiennes._
-
-
-M. de Campredon, vieilli, ne suffisait plus à l’activité que réclamaient
-les événements nouveaux. Il demanda à se retirer (juin 1739) et fut
-aussitôt remplacé par M. Chaillon de Jonville, gentilhomme ordinaire de
-la maison du roi, ancien ministre à Bruxelles. Rien à signaler dans les
-instructions qui lui furent remises le 24 juin 1739: c’est à peine s’il
-y est question de la Corse. Mais dès qu’il fut arrivé à Gênes, en
-janvier 1740, il reçut du secrétaire d’État des Affaires étrangères,
-Amelot, des lettres plus précises et un mémoire très détaillé sur ce
-sujet. L’objet de sa mission était d’ouvrir avec le Sénat une
-négociation sur les conditions de l’intervention française en Corse. Le
-gouvernement de Versailles, désireux de terminer «une affaire aussy
-épineuse», réclame toute sa liberté d’action. Les troupes génoises
-évacueraient entièrement toutes les places et forteresses de la Corse
-«qui seraient remises entre les mains du Roi et y mettrait des
-garnisons». Tout se ferait en son nom: il administrerait la justice, il
-y réglerait les subsides que l’île devrait payer chaque année; en un
-mot le roi de France agirait «comme s’il en estoit le seul souverain».
-
-Il faut prévoir une certaine résistance de la part des Génois, «soit par
-leur défiance naturelle, aussi bien que par leur jalousie, soit par la
-crainte qu’ils auroient de nostre bonne foy». Forts de la situation, qui
-nous est entièrement favorable, il faut les mettre «au pied du mur», les
-menacer de retirer entièrement nos troupes et les rendre responsables de
-tous les événements qui peuvent arriver: «on s’en prendra à eux si
-quelque autre puissance s’emparait de l’île et on les regarderait comme
-y ayant eu part eux-mêmes, dont le Roy ne pourrait qu’en tirer raison
-_sur les Estats mesmes de la République_».
-
-Cette fois la menace n’est même plus déguisée. Mais, de même qu’en
-ménageant les Corses il avait fallu--et telle avait bien été la
-politique du comte de Boissieux--apaiser les susceptibilités génoises,
-de même il fallait aujourd’hui prendre garde, en négociant avec les
-Génois, de ne pas effaroucher les Corses. Aussi Amelot exige-t-il
-expressément que rien ne transpire des conversations qui vont être
-engagées: la République ne devra nommer qu’un petit nombre de
-commissaires, qui seront «d’une extrême prudence» et «capables surtout
-d’un secret à toute épreuve».
-
-Lorsque M. de Jonville eut fait connaître les propositions de son
-gouvernement, le Sénat de Gênes nomma deux commissaires pour suivre avec
-lui la négociation: Jean-Baptiste Grimaldi et Charles-Emmanuel Durazzo.
-Bientôt ils laissèrent entendre--et le ministre de la République à
-Versailles, Lomellini, agissait dans le même sens,--que les conditions
-du gouvernement français ne pouvaient pas être acceptées intégralement.
-Ils demandèrent une intervention combinée des troupes françaises et des
-troupes impériales, espérant ainsi neutraliser ces deux influences l’une
-par l’autre.
-
-Sur ces entrefaites l’empereur Charles VI mourut (20 octobre 1740) et
-l’ouverture de la succession d’Autriche apporta d’autres préoccupations
-aux Etats européens. Du moins la France essaya-t-elle encore de profiter
-des embarras de l’Autriche, comme elle avait fait une première fois
-après les événements de 1732. M. de Jonville proposa au Sénat de laisser
-dans l’île, _aux frais de la France_, l’armée de M. de Maillebois, à
-condition que les Génois lui remettraient en dépôt quatre places de
-l’île--Ajaccio, Calvi avec la tour de Girolata, la tour de Porto, le
-village de Piana,--construiraient deux ponts--sur le Liamone et sur
-l’Otta,--fourniraient enfin aux soldats français les lits, le bois, les
-tables et tous les ustensiles nécessaires. Le Sénat faisant des
-difficultés, Louis XV rappela M. de Maillebois qui alla combattre en
-Bohème (mai 1741).
-
-Les Français laissaient l’île pacifiée mais non soumise: les Corses ne
-voulaient à aucun prix accepter la domination de Gênes. Si la présence
-des troupes françaises les avait contenus jusqu’alors, ils reprirent sur
-plusieurs points, dès 1742, les hostilités contre la République. Ce fut
-en vain que le Sénat et ses commissaires généraux multiplièrent les
-règlements, les _perdoni_ et les _concessioni_: ils ne purent décider
-les Corses à déposer les armes. C’était, semble-t-il, la fin de la
-domination génoise, d’autant plus que Théodore de Neuhoff reparut
-soudain en 1743.
-
- * * * * *
-
-Ses deux échecs n’avaient fait qu’augmenter sa popularité et la
-caricature s’était emparée de lui. Une gravure allemande ridiculisait
-
- Le satyre corse visionnaire
- ou
- le rêve à l’état de veille,
- dont l’image représente
- dérisoirement
- Théodore,
- premier et dernier en sa personne,
- pseudo-roi des Corses rebelles.
-
-Mais si les uns se moquaient, d’autres croyaient vraiment à la réussite
-ou à l’influence du baron de Neuhoff: la sous-prieure du couvent des
-Saints Dominique et Sixte, Madame Angélique Cassandre-Fonséca, qui
-dirigeait les affaires politiques du baron à Rome et en faisait «un
-martyr, grand soldat du Christ»;--François, duc de Lorraine et beau-fils
-de l’empereur, qui avait jeté ses vues sur la Corse et, après s’être
-servi en 1736 du louche Humbert de Beaujeu, avait en 1740 recours à
-Théodore lui-même et lui promettait 1.500 fusils..... La mort de Charles
-VI coupa court à ces projets. Le roi de Corse s’adressa alors à la
-France, par l’intermédiaire de son beau-frère, Gomé-Delagrange,
-conseiller au Parlement de Metz: il essayait «l’escroquerie politique»
-après l’escroquerie commerciale. On refusa de l’entendre et c’est alors
-que la guerre de la succession d’Autriche, en brouillant les puissances
-européennes, mit l’aventurier au premier plan.
-
-Au mois de janvier 1743, un navire de la Majesté britannique, le
-_Revenger_, parut dans la Méditerranée. Sous le couvert du pavillon
-anglais, muni d’un passeport de lord Carteret, le baron Théodore de
-Neuhoff, souverain de la Corse, allait reconquérir son royaume. Une
-proclamation fut distribuée aux rebelles: elle produisit un médiocre
-effet; d’autant plus que Sa Majesté ne consentit pas à débarquer: elle
-répugnait à l’idée de coucher sur la dure, dans le maquis, avec ses
-farouches sujets. Théodore parut à peine sur les côtes de la Balagne et
-distribua quelques munitions; une nuit, le commandant anglais le ramena
-sur le rivage de Toscane, à l’embouchure de l’Arno. Le roi se hâta de
-gagner Florence, pour continuer ses intrigues et battre monnaie au moyen
-des plus savantes manœuvres de chantage.
-
- * * * * *
-
-Pendant que se poursuit «le roman de sa vie», on voit se nouer autour de
-la question corse le réseau compliqué des combinaisons diplomatiques. Ce
-sont les menées de l’Angleterre qui apparaissent d’abord, pendant la
-guerre de la succession d’Autriche, comme les plus significatives et les
-plus dangereuses. Les Anglais ont compris, bien avant Nelson,
-l’importance du golfe de Saint-Florent, où l’on pourrait entretenir
-«nombre de gros vaisseaux qui seront toujours en vedette sur Toulon» et,
-dans le début, il ne s’agit de rien moins que de «conquérir» la Corse.
-Théodore essaie de séduire le représentant anglais en Toscane, Horace
-Mann: celui-ci, par curiosité et par désœuvrement, consentit à avoir
-plusieurs entretiens avec un personnage qui l’intriguait; il eut tôt
-fait de s’apercevoir que Théodore n’était qu’un «babillard» et il
-conseilla à son ministre de ne faire aucun fonds sur lui.
-
-Lâché par l’Angleterre, Neuhoff essaya de s’imposer à la Cour de Turin:
-Charles-Emmanuel III, dont les ambitions commencent à s’étendre au delà
-des limites étroites du Piémont et qui, doué d’un fort appétit, ne
-demande qu’à se mettre à table pour manger l’Italie feuille à feuille,
-aurait volontiers commencé par la Corse le démembrement de Gênes et la
-conquête de la péninsule entière. On voit poindre ainsi dès le <small>XVIII</small>ᵉ
-siècle l’idée de l’unité de l’Italie sous le drapeau de la maison de
-Savoie,--les dépêches du comte Lorenzi, envoyé de France à Florence,
-sont particulièrement caractéristiques à cet égard. Or dans ces
-espérances grandioses, le roi de Sardaigne sera de bonne heure soutenu
-par l’Angleterre, «qui voudrait le rendre très puissant pour en faire
-une digue contre la France» (lettre de Poggi, consul de Naples à Gênes,
-en date du 4 janvier 1744).--Mais on n’a pas confiance en Théodore, dont
-les prétentions paraissent excessives et les promesses vaines et, tandis
-qu’il écrit au marquis d’Ormea, on écoute plus volontiers Dominique
-Rivarola, d’origine corse, un traître et un intrigant, qui jouit malgré
-tout d’un certain crédit auprès de ses compatriotes et se fait fort
-d’introduire les étrangers dans sa patrie.
-
-Restait l’impératrice Marie-Thérèse, dont l’époux François de Lorraine
-avait jadis convoité l’île. La famille autrichienne se berça un moment
-de l’espoir d’utiliser l’influence du personnage; elle prépara même une
-expédition qu’il devait conduire, mais qui ne partit pas.
-
-Une fois de plus, Théodore avait échoué: mais il avait fort bien vu à
-qui il convenait de s’adresser pour réussir. Visiblement une triple
-alliance anglo-austro-sarde se nouait en 1744: la Corse en était le
-pivot, et ces projets étaient dirigés contre les Bourbons de France et
-d’Espagne. Le résultat serait la formation d’une unité italienne au
-profit de la Sardaigne et l’attribution de l’île à la maison anglaise de
-Hanovre. Toute cette négociation, conduite par lord Newcastle à
-Londres, est vraiment, suivant le mot de M. Le Glay, «de l’art dans la
-diplomatie».
-
- * * * * *
-
-Et les Corses? Que deviennent-ils au milieu de ces partages dont leur
-île est l’objet éventuel, au milieu de ces intrigues, de ces ruses et de
-ces mensonges? Peuvent-ils se sauver eux-mêmes? Effrayés de tous les
-embarras qui les accablent, les Génois ont essayé de s’entendre
-directement avec les Corses et préparé un règlement de pacification (3
-août 1744) qu’ils espèrent faire accepter aux révoltés. Ce fut en vain.
-La lutte se prolongea sans engagements importants jusqu’en 1745. Cette
-année-là, au mois d’août, les Corses élurent pour chefs l’abbé Ignace
-Venturini, Jean-Pierre Gaffori et François Matra, avec le titre de
-«Protecteurs de la Nation». La mission confiée à ces chefs était plutôt
-de porter un remède aux désordres qui désolaient l’île à ce moment; mais
-les maladresses du nouveau commissaire général, Stefano Mari, ne
-tardèrent pas à déchaîner une guerre ouverte.
-
-La France sut admirablement profiter de cette situation embrouillée et
-déjouer toutes les intrigues. Il fallait à tout prix empêcher
-l’établissement en Corse d’une grande puissance maritime, si l’on
-voulait sauvegarder la suprématie française dans la Méditerranée,
-assurer la défense des côtes de Provence, avoir la route libre vers
-l’Orient pour le développement du trafic maritime,--et c’est ce que
-comprirent tous les hommes qui dirigèrent pendant cette période la
-diplomatie française: Fleury, Chauvelin, Amelot, d’Argenson, Puysieux.
-Gênes est obligée de se rejeter dans les bras de la France qui, d’accord
-avec l’Espagne, lui garantit au traité d’Aranjuez (17 mai 1745)
-l’intégrité de son territoire. Puis M. de Guymont, nommé ministre de
-France à Gênes à la place de M. de Jonville, adresse aux peuples de
-Corse une proclamation les invitant à se tenir dans le devoir et à se
-défier des excitations des ennemis de la République. En fait, on vit les
-insurgés corses faire cause commune avec les Autrichiens ou les Sardes,
-mais il ne se passa rien d’irréparable en Corse pendant la terrible
-guerre où Gênes elle-même faillit périr.
-
-Au mois de novembre 1745, les Anglais bombardaient et prenaient Bastia:
-Rivarola et les chefs insurgés occupaient la ville et la citadelle. Mais
-les Bastiais prennent les armes en faveur de la République et chassent
-les insurgés. Rivarola revient mettre le siège devant la ville. Il
-occupe Terra Vecchia et presse si énergiquement la citadelle de Terra
-Nova que sa capitulation parut inévitable. Si l’escadre anglaise de six
-vaisseaux qui croisait entre Bastia et Livourne était intervenue
-l’événement se serait aussitôt accompli; mais elle ne bougea pas, car le
-gouvernement britannique était en ce moment occupé à négocier avec
-l’Espagne. Profitant de la mort de Philippe V et de l’avènement d’un
-nouveau roi à Madrid, l’Angleterre offrait la paix--et la Corse--à
-l’infant don Philippe, dans l’espoir de brouiller les Bourbons de France
-et d’Espagne et peut-être aussi d’obtenir d’importantes concessions
-commerciales en Amérique. «Un accommodement avec l’Espagne, disait le
-duc de Newcastle, est un si grand objet pour l’Angleterre, qu’elle est
-résolue de ne pas risquer de le manquer pour une chose qui lui semble de
-si peu d’importance comme la Corse.» La question de Gibraltar, que la
-cour de Madrid réclamait, fit échouer les pourparlers. Mais, pendant
-qu’ils se prolongeaient, l’escadre britannique était restée inactive et
-son amiral demeurait sourd aux prières du roi de Sardaigne. «Du moment
-qu’ils ne croyaient pas devoir recueillir des bénéfices personnels, les
-Anglais n’entendaient pas perdre leur temps à protéger un peuple
-gémissant.»
-
-Le gouvernement français mit ses tergiversations à profit. Sur les
-instances de la République de Gênes, une troupe de 500 hommes--Génois,
-Français et Espagnols,--fut envoyée le 1ᵉʳ septembre 1747 au secours de
-Bastia. Le lieutenant-colonel Choiseul-Beaupré, qui commandait ce
-détachement, réussit à repousser Rivarola. L’année suivante, Bastia
-devait soutenir un siège autrement meurtrier. Gaffori et Giulani avec
-les insurgés corses, le chevalier de Cumiana avec 1.500 hommes,
-Piémontais et Autrichiens, et plusieurs batteries d’artillerie,
-attaquèrent furieusement la ville. Le duc de Richelieu, ministre
-plénipotentiaire à Gênes, envoya en toute hâte M. de Pédemont, officier
-du régiment de Nivernais, au secours du commandant génois Spinola; après
-une lutte sanglante, le chevalier de Cumiana se retira sur Saint-Florent
-(27 mai 1748). Deux jours après, le marquis de Cursay débarquait à
-Bastia. Son arrivée rendait impossible tout succès des Austro-Sardes.
-Ainsi l’action énergique et décisive de la France terminait la campagne,
-et la paix prochaine d’Aix-la-Chapelle (30 octobre 1748) allait ruiner
-les convoitises de la Sardaigne et les menées de l’Angleterre[H].
-
-Il ne sera plus question du roi Théodore dans l’histoire de Corse. Son
-rôle politique est fini, bien qu’il refuse d’abdiquer. Toujours dénué
-tout en recevant de fortes sommes de donateurs inconnus, il fait
-miroiter aux yeux des marchands ou des
-
-[Illustration: Bastia: la Citadelle.--_Ibid._: Dans le Vieux Port. (_Ph.
-Moretti._)
-
- Pl. XII.--CORSE.
-]
-
-souverains les avantages à tirer de la Corse, pour peu qu’on le mette en
-mesure de la prendre. En fin de compte, il échoue à Londres où il est
-bientôt emprisonné pour dettes. Après six ans de détention, bafoué par
-les uns, renié par les autres, finalement appelé à bénéficier d’une
-libération conditionnelle, il répondit au tribunal qui lui demandait une
-garantie: «Je n’ai rien que mon royaume de Corse.» Il signa une cédule
-par laquelle il abandonnait ses Etats (24 juin 1755). Et le royaume de
-Corse fut légalement et officiellement enregistré pour la garantie des
-créanciers du baron de Neuhoff! Les Anglais étaient donc arrivés à leurs
-fins: ils avaient l’île, objet de leurs convoitises. Seulement cette
-cession n’existait que sur un papier sans valeur. Théodore vécut encore
-un an, rejeté en prison, libéré une dernière fois, loqueteux et affamé,
-accueilli charitablement par un pauvre tailleur chez lequel il mourut le
-11 décembre 1756. Horace Walpole fit graver sur la pierre, dans l’église
-Sainte-Anne ce témoignage de compassion railleuse: «Le destin lui
-accorda un royaume et lui refusa du pain!» C’est tout ce qui reste de
-l’homme qui disputa à Gênes la souveraineté de la Corse!
-
-Sa mémoire fut ridiculisée. On connaît les sarcasmes de Voltaire.
-Ensuite, sur un poème de Casti, Paisiello composa en 1784 un opéra
-héroïco-comique, _il Re Teodoro_: Marie-Antoinette le faisait jouer au
-théâtre de Versailles et Napoléon l’écoutera dans le palais des
-Tuileries, «lui qui aurait pu naître sujet du baron de Neuhoff, si
-celui-ci avait réussi et fondé une dynastie»!
-
-
-
-
-XVIII
-
-ESSAIS D’ORGANISATION NATIONALE
-
- _Administration du marquis de Cursay.--Gaffori et la consulte
- d’Orezza.--A la recherche d’un chef: l’affaire de Malte.--La
- consulte de Caccia et l’entrée en scène de Pascal Paoli._
-
-
-En 1748, un corps de troupes françaises avait débarqué en Corse, sous
-les ordres de M. de Cursay. Il y demeura jusqu’en 1753 et gouverna le
-pays pendant ce temps. Les commandants des postes établis dans l’île
-rendaient la justice et percevaient les impôts: la souveraineté se
-trouvait, pour ainsi dire, en dépôt entre leurs mains. Situation
-singulière, qui s’expliquait par le rôle d’arbitres et de pacificateurs
-entre Corses et Génois qu’ils avaient assumé, mais instable et
-périlleuse.
-
-M. de Cursay était un homme bienveillant et juste: «il gouverna l’île,
-dit Cambiaggi, avec une grande sagesse». Recherchant les causes
-profondes du désordre où la Corse se trouvait d’une façon permanente, il
-«connut bien vite que tout ce qui était dans l’île avait un intérêt réel
-à maintenir la révolte»: les fonctionnaires génois, parce qu’ils
-pouvaient à la faveur du désordre continuer leurs malversations;--les
-chefs du peuple, pour dominer et s’enrichir;--les autres, pour vivre
-dans l’indépendance. «Il avait donc, écrit Pommereul, deux partis à
-gagner, les chefs et le peuple: pour faire un projet solide, il fallait
-que les chefs lui répondissent du peuple, et le peuple des chefs.»
-
-Il commença par le peuple et, sachant que les abus dans l’administration
-de la justice avaient été la principale cause de la révolte, il voulut
-être un juge intègre et sévère. Les administrateurs des pièves
-imitèrent, comme il arrive, la conduite du chef suprême et le peuple
-connut une tranquillité dont il n’avait plus l’habitude: il se reprit à
-respirer et à espérer et, par delà la personnalité du marquis de Cursay,
-le nom de la France excita l’admiration et l’amour. Ayant ainsi agi sur
-le peuple, Cursay réunit les chefs à Biguglia et se fit remettre toutes
-les places dont ils s’étaient emparés; mais il eut l’art de le faire
-avec leur assentiment, et pareille mesure ne se présenta pas sous les
-apparences d’une vengeance administrative.
-
-L’ordre et la paix réapparurent dans l’île. «Il y fit régner la plus
-exacte justice, et fut encore plus aimé qu’il ne fut craint. Il fit
-construire des pontons, raccommoder des ports. Il leva des impôts en
-plus grande quantité que ceux qu’avait jamais établis la République,
-sans pour cela mécontenter la nation. Il fit enfin tout ce que le
-souverain le plus intelligent peut faire pour un peuple qu’il aime.»
-Précurseur de la domination française, initiateur des mesures que les
-intendants prendront après 1769, véritable despote éclairé, il mérita la
-reconnaissance de la Corse et de la France. Il s’attacha à toutes les
-branches de l’administration et tenta de greffer sur une vie économique
-renaissante un développement intellectuel digne de ce peuple que tant de
-luttes avaient détourné de la littérature. Il fait représenter devant
-lui un drame de Marco-Maria Ambrosi, fils du fameux Castineta, intitulé
-_Lavinia_. L’Académie des Vagabonds, fondée à Bastia en 1659 et dont
-l’éclat avait été éphémère, fut rétablie en 1750 et proposa un prix
-d’éloquence dont le sujet était cette question: «Quelle est la vertu la
-plus nécessaire au héros, et quels sont les héros à qui cette vertu a
-manqué?» J.-J. Rousseau concourut en 1751 pour ce prix. La disgrâce du
-marquis de Cursay et les nouveaux troubles qui agitèrent la Corse
-détruisirent l’Académie, «espèce d’établissement qui ne peut subsister
-qu’avec la paix».
-
-Car les Génois ne tardèrent pas à se montrer jaloux de M. de Cursay: son
-administration, comme dit Pommereul, «faisait la satire de la leur» et
-ne pouvait leur convenir. En offrant aux Corses le modèle d’un
-gouvernement ferme, sage et modéré, tel que Gênes n’en avait jamais
-adopté, il préparait de nouvelles révoltes à la République «et lui
-enlevait réellement les Corses en tâchant de les lui soumettre». Gênes
-se plaignit à la Cour de France, qui fit passer en Corse le marquis de
-Chauvelin, officier de carrière, ambassadeur à Gênes, chargé pour la
-circonstance du commandement supérieur des troupes françaises avec le
-grade de lieutenant général. Il avait pleins pouvoirs et M. de Puysieux,
-secrétaire d’Etat des Affaires étrangères, lui transmettant les
-instructions du comte d’Argenson, lui recommandait de traiter «dans des
-lettres séparées» tout ce qui aurait rapport aux affaires de Corse:
-c’était montrer l’intérêt que l’on y attachait en haut lieu.
-
-M. de Chauvelin sut répondre à la confiance du ministre; il se montra
-dès le premier jour organisateur éminent, rédigeant de nombreux mémoires
-sur l’administration de la Corse, sur les moyens de la pacifier, et se
-tenant sans cesse en correspondance avec le gouvernement. Mais il crut
-habile de rendre aux Génois la garde des ports en laissant aux Français
-l’administration de la justice, source de conflits évidents: ou
-l’autorité de M. de Cursay s’arrêtait aux ports, et alors les
-malfaiteurs pouvaient à leur gré entrer dans l’île ou en sortir, tant
-les Génois faisaient mauvaise garde, ou M. de Cursay possédait
-l’administration générale de la justice et devait commander également
-dans les ports.
-
-En attendant, Gênes essaya de profiter de l’œuvre de pacification
-réalisée par M. de Cursay et feignit de considérer les Corses comme
-soumis à la République. Un voyage de M. de Grimaldi dans l’intérieur lui
-fit voir son erreur: il trouva tous les passages fermés et fut obligé de
-revenir honteusement à Bastia. Il fallait à tout prix se débarrasser du
-marquis de Cursay. On y parvint à la fin de 1752, lorsque furent
-terminées les négociations entamées avec les deux commissaires génois,
-Charles-Emmanuel Durazzo et Dominique Pallavicini. M. de Grimaldi et
-Chauvelin se transportèrent en Corse. On suscita des difficultés à M. de
-Cursay, on le calomnia, on l’accusa de fomenter la rébellion et
-d’aspirer à la royauté. Il fut arrêté et emprisonné à Antibes; son
-innocence ne tarda pas à être reconnue et il alla commander en Bretagne
-et en Franche-Comté. La convention de Saint-Florent (6 sept. 1752) avait
-réglé les rapports de Gênes et de la France: l’administration de l’île
-était rendue aux Génois sous la garantie du roi qui leur donnerait un
-subside pour l’entretien des troupes par lesquelles ils remplaceraient
-peu à peu les troupes françaises. Solution précaire, essentiellement
-provisoire, qui ne réglait rien et remettait tout en question.
-
- * * * * *
-
-Le départ de Cursay exaspéra les Corses, mais ne les prit pas au
-dépourvu: ils entendaient avoir le dernier mot et s’étaient organisés
-pour la lutte. Dès le mois de juin 1751, le général des Corses, Gaffori,
-qui apparaît au premier plan de l’histoire insulaire, avait provoqué une
-consulte à Orezza et organisé un gouvernement dont l’autorité devait, le
-moment venu, se substituer à celle des Français. Les Français présents,
-ce gouvernement n’existait pas, à proprement parler; les Français
-partis, il était prêt à fonctionner.
-
-Ce gouvernement devait se composer:--1º d’une cour suprême jugeant sans
-appel dans toutes les affaires civiles et criminelles et pouvant
-prononcer la peine de mort, sauf confirmation des généraux;--2º d’une
-junte de cinq membres (_sindicatori_), chargée de veiller sur la
-conduite des officiers et des magistrats, afin d’empêcher tout abus de
-pouvoir;--3º d’une junte des finances, chargée d’assurer la rentrée des
-revenus publics: impôt de 26 sous par feu, condamnations prononcées par
-les tribunaux, etc.; le trésorier général ne pourrait disposer d’aucune
-somme si elle n’était d’abord ordonnancée par 4 membres sur 6 qui
-composaient la junte;--4º d’une junte de guerre, composée de 12
-membres.--Sous les ordres de cette junte de guerre, les commandants des
-pièves (2 par piève exerçant l’autorité à tour de rôle, se relevant de
-mois en mois), dirigeaient les capitaines des paroisses. Ceux-ci
-devaient intervenir dans toutes les disputes, arrêter les délinquants,
-faire exécuter les sentences des magistrats, condamner à l’amende les
-fusiliers qui ne prendraient point part aux marches commandées. Dans
-chaque piève, un auditeur, assisté d’un chancelier, devait juger toutes
-les affaires civiles ne dépassant pas 30 livres, sous réserve d’appel à
-la Cour suprême. Une loi rigoureuse était annoncée pour la répression
-des crimes. Les généraux gardaient le droit de convoquer les
-assemblées.
-
-De la consulte d’Orezza était sorti un véritable gouvernement
-«révolutionnaire» qu’il sera curieux de rapprocher des mesures prises
-par Paoli. Inspiré par les circonstances, il rappelle l’organisation du
-parti protestant en France avant Richelieu.
-
-Or cet organisme entra en fonctions lorsque les troupes françaises
-eurent quitté la Corse: dès la fin de 1752 les tribunaux se dressaient,
-les magistrats rendaient la justice, la junte de guerre ordonnait des
-marches, aussitôt exécutées par les commandants des pièves, les députés
-aux finances recueillaient les impôts. _Principato nascente_, s’écriait
-le commissaire Grimaldi; et il ajoutait: «Ce n’est encore qu’une
-ébauche, mais les lignes se distinguent nettement et il sera facile de
-l’améliorer de jour en jour.» Les améliorations devaient venir en effet,
-et l’une des premières fut la création d’un tribunal d’inquisiteurs
-chargé de surveiller les relations des Corses avec les villes et, par ce
-moyen, de couper court aux intrigues toujours à craindre des autorités
-génoises.
-
-La Corse était maîtresse d’elle-même. Le péril était grand pour la
-République. Pour le conjurer, Grimaldi ne trouva rien de mieux que de
-faire assassiner Gaffori (3 octobre 1753). Lui mort, pensait-il, son
-œuvre périssait: le nouveau principat était tué dès sa naissance. Il ne
-se trompait qu’à moitié: l’homme étant difficile à remplacer, on ne le
-remplaça pas, et, au lieu d’un chef imposant sa volonté, on eut une
-régence de quatre membres--Clément Paoli, fils de Giacinto, Tommaso
-Santucci, Simon Pietro Frediani et le docteur Grimaldi,--qui, n’ayant
-pas d’unité de vues, manquait d’initiative et devait bientôt manquer
-d’autorité.
-
-L’«anarchie spontanée» éclatait dans l’île et se répandait de proche en
-proche. Le magistrat suprême et les magistrats des provinces n’étaient
-plus obéis. Les assassinats se succédaient; au sein des consultes, les
-partis s’excommuniaient et les Génois assistaient à la décomposition de
-l’unité matérielle et morale que Gaffori avait un moment réalisée: les
-Corses étaient impuissants et découragés. On parlait bien d’établir des
-patrouilles, de séquestrer les dîmes des évêques, de confisquer les
-biens des Génois. Chansons que tout cela! disait Grimaldi, _le passioni
-non gli permottono una divisa stabile_. Quelques expéditions militaires
-n’eurent pas de succès, les trahisons se multipliaient. Le désir d’union
-était d’autant plus vif chez les patriotes et le vœu des patriotes était
-unanime: ils voulaient un chef suprême à la tête des affaires.
-
- * * * * *
-
-Dès le début de 1754 les Corses résidant à Rome, dont quelques-uns
-étaient de véritables personnages, avaient songé à profiter de leurs
-relations pour affranchir leur île de la domination génoise, même en lui
-donnant un maître étranger. Le chanoine Giulio Natali, d’Oletta, en
-particulier, l’auteur du _Disinganno intorno alla guerra di Corsica_,
-alors auditeur du cardinal Ferroni, ne pouvait contenir son indignation
-depuis l’assassinat du général Gaffori. Lié avec le marquis Solari,
-ministre de Malte auprès du Saint-Siège et bailli de l’ordre, il
-s’entretenait avec lui des moyens d’assurer à leur patrie une libération
-définitive et peu à peu ce plan fut conçu: placer la Corse sous
-l’autorité du grand maître de l’ordre de Malte. La Corse trouverait dans
-cette réunion un accroissement de forces, et l’ordre tirerait parti des
-ports et des forêts de l’île; l’esprit militaire des insulaires lui
-assurerait d’autre part de nombreux et vaillants soldats. L’abbé Louis
-Zerbi, qui gérait à Livourne les intérêts de ses compatriotes, fut
-chargé de la négociation: muni d’une lettre de créance du magistrat
-suprême et d’une lettre de Solari, il partit pour Malte et traita
-directement avec le Grand Maître de l’ordre, qui était alors Pinto. Une
-convention fut conclue, aux termes de laquelle l’ordre de Malte
-donnerait au gouvernement corse une somme suffisante pour entretenir 600
-hommes de troupes, fournirait des armes et assurerait aux Corses la
-protection des puissances étrangères. En revanche les Corses
-s’engageaient à se rendre libres eux-mêmes; leur liberté une fois
-reconquise, ils convoqueraient une diète générale et proclameraient la
-religion de Malte souveraine de l’île. Tous les privilèges de la nation
-seraient d’ailleurs respectés et accrus.
-
-Malgré toutes les précautions prises pour envelopper la négociation de
-mystère, elle ne put rester tellement secrète qu’Antonio Colonna de
-Bozzi, qui se trouvait alors à Livourne, n’en apprît quelque chose. Il
-s’embarqua pour Malte, et obtint pour ses concitoyens 30.000 piastres
-qui contribuèrent à soulager les besoins de la nation. Mais son crédit
-baissa dès qu’on aperçut que des préoccupations personnelles se mêlaient
-à un sincère amour de la patrie. Il espérait que l’ordre de Malte, après
-avoir pris possession de la Corse, y rétablirait l’ancienne noblesse des
-Cinarchesi. Or les populations corses n’entendaient pas se soustraire à
-la domination des Génois pour se replacer sous celle des Cinarchesi,
-contre lesquels ils avaient imploré autrefois l’assistance de la
-République. Antonio Colonna se trouva bientôt isolé.
-
-Au surplus le projet s’en allait en fumée, malgré le zèle infatigable de
-Zerbi, qui «se croit le premier homme de la Corse» et n’est qu’«une
-taupe et un ignorant». Le gouvernement de Malte est mille fois pire que
-celui de Gênes. «Les Maltais sont plus misérables que nous. Au lieu
-d’être commandés par 40 ou 50 familles génoises, nous serions commandés
-par tous les meurt-de-faim de l’Europe, comme cela se passe à Malte,
-dont le peuple est le plus esclave de l’Europe; personne n’y ose mettre
-son chapeau devant un chevalier, et chaque année on expurge l’île des
-maris jaloux pour les éloigner de leurs femmes.» Qui parle ainsi, avec
-ce mélange d’humour et de colère? le plus jeune des fils de Giacinto
-Paoli,--il était né à Morosaglia en avril 1725,--Pascal Paoli,
-sous-lieutenant au service du roi des Deux-Siciles. Il suit avec une
-attention impatiente les démarches entreprises par Natali et Zerbi
-auprès de la Religion de Malte, il se rend de Longone à Porto-Ferrajo
-pour joindre Zerbi, il lui montre l’inanité, le ridicule même du projet
-maltais. Il parle avec d’autant plus de chaleur que les Corses ont jeté
-les yeux sur lui: des lettres pressantes et réitérées lui parviennent du
-colonel Fabiani, de Mariani, du chanoine Orticoni, des principaux de
-l’île. Giacinto s’alarme, mais Pascal est enthousiaste.
-
- * * * * *
-
-Car il faut définitivement abandonner la légende d’un Pascal Paoli,
-travaillant à Naples, sans trop songer à la Corse et hésitant à répondre
-aux vœux de ses concitoyens. En réalité il a compris de bonne heure le
-rôle qu’il pouvait jouer dans sa patrie et il s’y est préparé. Il
-demande à son père en novembre 1754 de lui acheter des livres pour se
-former à la science du gouvernement et pour surveiller avec compétence
-l’exploitation des mines. Ces livres sont: le _Parfait Ingénieur_, les
-_Histoires_ de Rollin, l’_Esprit des Lois_, les _Considérations sur les
-causes de la grandeur des Romains et de leur décadence_. L’exploitation
-des mines lui tient à cœur, il visite les exploitations de l’île d’Elbe,
-il reçoit des renseignements de Marco-Maria Ambrosi, un des esprits les
-plus distingués de la Corse, qui mourut malheureusement avant le retour
-de son ami dans l’île. Paoli, qui a déjà rédigé un projet de
-gouvernement, dresse un plan d’opérations militaires un peu
-présomptueux. Enfin il part pour la Corse où il arrive, soit au
-commencement de juillet, soit à la fin d’avril.
-
-Dès le 21 avril, une consulte tenue à Caccia promulgue une série
-d’«établissements, règlements et décrets» qui achèvent l’œuvre ébauchée
-à Orezza. L’exercice de la justice est réglé dans tous ses détails. Le
-fonctionnement en est assuré dans chaque piève par un juge rétribué mais
-révocable en cas de prévarication. Au-dessus sont les tribunaux des
-provinces et le Magistrat suprême, corps judiciaire et politique tout à
-la fois. La loi annoncée à Orezza pour la répression des crimes fut
-publiée à Caccia, et rien ne montre davantage le lien entre les deux
-consultes: la seconde tient les promesses de la première. L’assassinat
-est puni de mort et la famille de l’assassin est chassée du royaume sans
-espoir de retour.--Mais en même temps qu’un Code, ces «établissements»
-présentent un enseignement moral et civique, montrant le mal qu’est
-l’assassinat, réprouvant le faux point d’honneur par où se perpétuent
-des vengeances qui ensanglantent et déshonorent le pays: _non è bravura,
-ma vero brutalità_. De ces principes doivent s’inspirer _les paceri_,
-amiables compositeurs ou arbitres criminels, institués dans chaque piève
-pour prévenir le mal et l’arrêter à ses débuts. Un tribunal
-d’inquisiteurs, renouvelé de Gaffori, juge en secret.
-
-Pour exécuter les sentences des magistrats, pour garder le château de
-Corte et la tour de l’île Rousse--par où seulement les Corses pouvaient
-communiquer avec l’Italie,--la consulte avait décrété la création d’une
-troupe soldée, soumise à une discipline régulière. Non pas que le
-principe fût abrogé suivant lequel tout Corse était soldat; mais la
-troupe soldée présentait cet avantage d’être prête à toute réquisition
-et les populations se trouvaient déchargées d’autant.--Il y avait de ce
-fait une augmentation d’impôts: deux livres par feu, au lieu de 26 sous
-fixés à Orezza; mais les fonctions publiques sont gratuites et le bilan
-des recettes et des dépenses, qui se publiera tous les six mois, fera
-connaître à tous le bon emploi des deniers publics.
-
-Ainsi, finances et armée, police et justice, la consulte de Caccia avait
-tout organisé. Le nouveau gouvernement recevait, pour accomplir son
-œuvre, un instrument tel qu’aucun régime n’en avait possédé avant lui.
-Désormais la Corse pouvait s’orienter vers de nouvelles destinées.
-_Subditi naturali_, disaient les Génois; _subditi convenzionati_,
-ripostaient les Corses. On discutait sur ces deux adjectifs. La consulte
-de Caccia changea la question. «Nous transférons, dit-elle, le domaine
-de l’île au Magistrat suprême (c’est-à-dire à la représentation
-nationale). Les membres qui le composent forment le corps de la nation
-et ont le domaine de l’île tout entière.» La souveraineté nationale
-était affirmée et tout vasselage aboli. Au lieu de marcher à la suite de
-la Sérénissime République, la Corse suivra désormais sa propre voie.
-
-A quel chef confiera-t-on cet instrument d’où la Corse régénérée attend
-son salut? Le commissaire de Gênes, Giuseppe-Maria Doria, parle dans la
-même lettre de la consulte de Caccia et du jeune Pascal Paoli, dont le
-crédit augmente chaque jour dans l’esprit des rebelles. A peine
-débarqué, il seconde son frère dans ses expéditions, établit une
-poudrerie, parle de l’exploitation des mines et se flatte qu’on le
-proclamera général. Sa candidature est posée[I]... L’élection se fit le
-13 juillet 1755 à San Antonio della Casabianca. Seize pièves en tout y
-prirent part: les délégués votèrent pour Pascal Paoli. Il accepta et
-prêta serment. La Corse avait trouvé le chef qu’elle cherchait.
-
-
-
-
-XIX
-
-LE GÉNÉRALAT DE PASCAL PAOLI[J]
-
- _Une «République» corse au XVIIIᵉ siècle.--Les tentatives
- séparatistes.--Le développement économique et la vie
- intellectuelle.--J.-J. Rousseau et la Corse._
-
-
-Avec Pascal Paoli la Corse entre dans la période héroïque de son
-histoire. Elle cherche à se rendre libre, à échapper à la domination
-française aussi bien qu’à la domination génoise. Ce sera l’éternel titre
-de gloire de Paoli aux yeux des insulaires que d’avoir incarné, pendant
-la première partie de sa vie, ce beau rêve d’indépendance. Ses
-contemporains le dépeignent d’un extérieur imposant, énergique et calme,
-avec une parole assurée qui inspirait la confiance. Il a lu Montesquieu
-et considère la séparation des pouvoirs comme le principe de toute
-organisation politique. Mais ce n’est point un théoricien cherchant à
-appliquer à un Etat quelconque des idées «philosophiques»: il travaille
-pour la Corse, dont il connaît l’état misérable, le passé trouble et les
-besoins précis. Eloigné de sa patrie, il est resté en relations avec les
-«patriotes», il a reçu des conseils et des encouragements, il a rédigé
-des projets de constitution, il n’arrive pas «les mains vides». Il
-n’apportait avec lui, écrit à tort Gregorovius, suivi par la plupart des
-historiens, «que son patriotisme, sa volonté énergique et sa philosophie
-humanitaire, et c’est avec ces moyens qu’il entendait délivrer un peuple
-primitif, presque entièrement sauvage, déchiré par les guerres
-intestines, le banditisme et la _vendetta_, et le transformer en une
-société politique et morale. Ce problème étrange, sans précédents dans
-l’histoire du monde, allait pourtant être résolu aux yeux de l’Europe,
-dans un temps où des peuples civilisés l’avaient tenté en vain».
-Problème étrange, en effet, mais les données sont mal posées et il est
-des «précédents» dont il faut tenir compte, en se référant notamment à
-l’œuvre des consultes d’Orezza et de Caccia.
-
-Le peuple était souverain. Pas de droit divin qui annihilât son pouvoir;
-pas de droit d’occupation en faveur d’une dynastie. Cette autorité
-souveraine, le peuple la délègue à ses représentants, qui forment la
-Consulte, et la Consulte, étant le peuple, exerce tous les pouvoirs;
-mais, déléguant à son tour l’exécutif et le judiciaire, elle se réserve
-seulement le pouvoir législatif. Cette assemblée comprend
-essentiellement des élus du peuple: les uns nommés dans le but précis
-d’aller siéger à la Consulte, les autres membres de droit parce que le
-peuple les avait choisis préalablement pour remplir d’autres charges.
-Parfois on y voit figurer des ecclésiastiques, quelques hauts magistrats
-sortis de charge, des personnages considérables: en 1762 on convoque les
-fils et les frères de ceux qui ont versé leur sang pour la patrie, en
-1763 les vicaires forains et les curés des chefs-lieux de pièves, en
-1765 «les patriotes les plus zélés et les plus éclairés». Assemblées
-parfois trop nombreuses où les délibérations étaient confuses. Une
-réglementation plus stricte fut prise en décembre 1763: deux ou trois
-membres par province, élus par les magistrats provinciaux (une
-vingtaine), un représentant du peuple élu dans chaque piève par les
-procureurs (60), les présidents de province (10). Le suffrage indirect
-remplaçait le suffrage direct et cette organisation fut à peu près
-observée depuis 1764. Les Consultes se réunissaient une fois par an pour
-une durée très courte (deux ou trois jours) et généralement à Corte, où
-Paoli établit le siège du gouvernement. Elles approuvaient les actes du
-gouvernement, votaient les impôts, nommaient et contrôlaient les
-fonctionnaires.
-
-De la Consulte émanait le Conseil d’Etat ou Conseil suprême (_Consiglio
-supremo_). Celui-ci était composé du Général, président-né de ses
-libérations, de plusieurs conseillers et du grand chancelier. Au début
-les conseillers sont extrêmement nombreux et ils forment deux
-catégories: 36 présidents et 108 consulteurs, formant ensemble les trois
-chambres de justice, de guerre et de finances. Chaque président n’exerce
-effectivement le pouvoir que pendant un mois par an, chaque consulteur
-pendant dix jours seulement, de sorte qu’à tout moment le pouvoir
-exécutif «actif» était représenté par le Général, trois présidents,
-trois consulteurs et le secrétaire d’Etat, dont la voix, ordinairement
-consultative, devenait délibérative en cas de partage égal des opinions.
-Organisation déplorable, morcellement excessif du pouvoir exécutif, et
-les deux réunions que le Conseil d’Etat devait tenir chaque année au
-grand complet ne pouvaient suffire à donner une impulsion d’ensemble à
-la marche des services
-
-[Illustration: La patrie de Colomba: Fozzano.--Ghisoni. (_Ph. Damiani._)
-
- Pl. XIII.--CORSE.
-]
-
-publics. Que pouvaient faire de sérieux un consulteur qui restait dix
-jours au pouvoir, un conseiller d’Etat qui en restait trente? Assurément
-le gouvernement de la Corse n’avait pas les rouages compliqués des Etats
-modernes; mais il y avait tout de même des impôts à prélever, des
-jugements à faire exécuter, des ordres administratifs à donner, et on
-préposait à ces fonctions délicates des citoyens qui y étaient en
-général peu préparés et qui les abandonnaient dès qu’ils commençaient à
-pouvoir rendre des services au pays. Comment s’étonner que Paoli écrive
-le 6 février 1756: «Je n’ai personne sur qui je puisse me reposer, je
-fais tout par moi-même.» Un tel régime ne pouvait conduire qu’à
-l’anarchie ou à la dictature. Dès 1758 le nombre des conseillers fut
-réduit à 18, ils étaient élus pour 6 mois et on leur imposait la
-résidence fixe à Corte. En 1764 il n’y en a plus que 9, représentant les
-neuf provinces affranchies: 6 de l’En deçà (Cap Corse, Nebbio, Casinca,
-Aleria, Corte, Balagne), 3 de l’Au delà (Vico, Cauro, la Rocca). Le
-Conseil d’Etat pouvait opposer son veto aux décisions de la Consulte et
-exiger une délibération nouvelle, précédent très curieux du veto
-suspensif que la constitution du 3 septembre 1791 devait donner à Louis
-XVI. Il était chargé de faire exécuter les résolutions votées par la
-Consulte, d’appliquer les lois et d’administrer les finances.--Le
-général présidait le Conseil d’Etat, commandait l’armée et dirigeait les
-opérations militaires, représentait devant l’Europe la nation et à ce
-titre avait la charge des relations extérieures et des négociations
-diplomatiques. Contraint par les événements de maintenir une armée
-régulière, dont il détestait le principe, Paoli prévoit pour l’avenir
-une milice populaire où tous les Corses seront soldats, uniquement pour
-défendre la patrie attaquée.
-
-Le pouvoir judiciaire avait à sa tête des syndics ou censeurs, élus par
-l’assemblée générale et chargés de recueillir les plaintes du peuple
-contre l’administration de la justice: véritables _missi dominici_ se
-transportant de piève en piève et rendant des sentences sans appel.
-Institution excellente qui exerça une influence énorme et bienfaisante
-sur la pacification des esprits. Paoli, qui ne voulait pas de
-magistrature vénale, voulait également extirper la vendetta: son premier
-décret punit de la peine capitale un de ses propres parents; d’où vint
-l’expression de justice paoline, _giustizia paolina_.
-
-La justice comprenait trois degrés: les tribunaux des podestats, les
-tribunaux de province et la _rota_ civile ou cour suprême. Tous les
-magistrats étaient élus pour un temps limité, à l’exception des membres
-de la Cour suprême qui étaient nommés à vie. Quand la situation devenait
-grave, soit par l’imminence d’une offensive génoise, soit par l’annonce
-des troubles intérieurs, la Consulte ordonnait la formation d’une junte
-de guerre, dont elle désignait les membres: tribunal d’exception, sorte
-de cour prévôtale, munie des pouvoirs les plus étendus et pouvant faire
-exécuter immédiatement ses sentences.
-
-L’élection, la souveraineté du peuple, la séparation des pouvoirs, tels
-étaient les principes dont s’inspirait cette belle constitution qui
-devançait celle des États-Unis d’Amérique et celle de la France
-révolutionnaire. Après quatre siècles de luttes malheureuses, le
-pavillon national à la tête de Maure flottait librement dans le
-«royaume» presque entier, à l’exception des ports.
-
- * * * * *
-
-Pourtant les Corses n’étaient pas unanimes dans cet effort d’unité
-nationale; trop de rivalités féodales subsistaient; entre l’Au-delà et
-l’En-deçà des ferments de haine subsistaient, que Gênes, suivant sa
-politique de divisions et de discordes, avait naturellement cultivés et
-développés.
-
-En septembre 1757, un des notables de l’Au-delà, Antonio Colonna, réunit
-une consulte des gens du Talavo, Ornano, Rocca et Istria, et leur fit
-adopter les propositions suivantes: «Que tous les peuples de
-l’Au-delà-des-monts affirment vouloir vivre et mourir en union avec
-l’En-deça en ce qui est de l’exécration du nom génois, mais déclarent
-une séparation formelle pour ce qui regarde le gouvernement
-économique..., qu’il soit créé un Conseil d’Etat composé d’un président
-et de huit conseillers en qui résidera l’autorité suprême, pour ce qui
-concerne le gouvernement politique.» Schisme possible où la Corse risque
-de perdre son indépendance enfin recouvrée, jalousie que nous retrouvons
-à l’origine de toutes les démocraties. Ayant vu le danger, Paoli sut y
-parer avec son énergie habituelle. Il part pour l’Au-delà, visite Sari,
-Mezzana, Cauro, l’Ornano et l’Istria, réunit à Sari le 10 décembre 1757
-une consulte pour les pays de Cinarca, Celavo, Cauro, y établit un
-tribunal provincial sur le modèle de ceux qui fonctionnaient de l’autre
-côté des monts. A Olmeto, il réunit une consulte des régions de l’Istria
-et de la Rocca, installe aussi une magistrature provinciale et en fait
-donner la présidence à Antonio Colonna. Ainsi, «au lieu d’essayer
-d’abattre celui qui se dressait contre lui dans une étroite conception
-de particularisme provincial et peut-être aussi de rivalité personnelle,
-il se montre au peuple, prêche aux chefs l’union contre l’ennemi commun,
-leur fait comprendre qu’il n’est pas leur chef mais leur ami et les
-invite à collaborer avec lui dans la lutte pour la liberté». Peu
-après (juillet ou août 1758), il propose à Colonna de prendre,
-avec l’assentiment du peuple, le titre de «commandant
-de-l’Au-delà-des-monts»--et Colonna devient le plus vaillant adversaire
-de l’influence génoise dans le fief d’Istria dont les seigneurs ont
-récemment poussé les habitants à se proclamer indépendants du
-gouvernement de Paoli et fidèles à la République (19 mai 1758).
-
-Le 24 décembre de l’année suivante, Paoli délègue son autorité à un
-notable de Levie, nommé Peretti, afin que celui-ci maintienne l’autorité
-de la nation dans la province de la Rocca, un peu éloignée du
-gouvernement central. Il écrit: «Jusqu’à ce que le gouvernement
-provincial soit mieux établi dans la province de la Rocca, nous avons
-cru utile, en vertu des présentes, de vous concéder toute faculté de
-pouvoir commander ses troupes et nous voulons que dans cette région vous
-soyez obéi en notre place par les commissaires des pièves et les
-capitaines et lieutenants d’armes des paroisses de cette province...» Ne
-fallait-il pas, en effet, prouver à ces provinces lointaines, un peu
-portées à se croire abandonnées, la sollicitude constante du
-gouvernement? Ne fallait-il pas ménager la susceptibilité «pomontiche»
-et montrer que les citoyens corses ne devaient être distingués que par
-leur plus ou moins grand attachement à la cause de la patrie? Aussi le
-résultat ne se fait-il pas attendre: le 23 août 1760, toute la Rocca se
-déclarait contre les Génois dans une assemblée où les chefs des communes
-signèrent un acte d’adhésion au gouvernement national.
-
-Depuis cette époque, il n’y eut plus en Corse de mouvement séparatiste.
-Paoli qui, le 3 septembre 1755, écrivait au président Venturini: «Mon
-objet n’est que d’unir nos peuples, afin que tous de concert soutiennent
-les droits de la patrie», avait atteint son but: tous les Corses
-collaboraient avec lui pour le bien de la patrie.
-
- * * * * *
-
-Les Génois, expulsés de l’intérieur de l’île, ne tenaient plus que dans
-les forteresses du littoral, où les nationaux les bloquaient de près. A
-Ajaccio, par exemple, il existe un parti paoliste extrêmement fort, à la
-tête duquel se trouvent les Masseria, Santo et Annibalo Folacci,
-Marc-Aurelio Rossi, Giambattista Pozzo di Borgo, le chanoine Levie,
-l’abbé Moresco, l’abbé Carlo Felice Pozzo di Borgo, Girolamo Levie, le
-chanoine Susini, etc. Ils ne négligent aucune occasion de manifester au
-général leur loyalisme, et Paoli répond en accordant aux Ajacciens les
-mêmes droits qu’aux autres Corses devant les tribunaux et en les
-autorisant à circuler dans l’île sans passeport. Les Ajacciens
-reconnaissants composent en l’honneur de Paoli une chanson où Gênes
-était malmenée. Le refrain surtout exaspérait le commissaire génois:
-
- Hai la stizza, ti vorra passa:
- Paoli è a Murato è ti casticarà.
-
-«Tu es en colère, ça te passera: Paoli est à Murato et te châtiera.»
-
-Paoli avait, en effet, créé à Murato une _Zecca_ (hôtel des monnaies),
-où l’on frappait des pièces en argent et en cuivre, portant les armes de
-la Corse: la tête de Maure au bandeau relevé sur le front. Les Corses
-voyaient en cela l’acte de souveraineté par excellence, proclamant à la
-fois l’indépendance de l’île et la déchéance de la domination génoise.
-
-L’agriculture recevait de la part du général des soins de tous les
-instants: on nomma dans l’île deux délégués à l’agriculture chargés de
-veiller à ses intérêts et de régler son impulsion. Paoli introduisit en
-Corse la pomme de terre dont il vulgarisa la culture. Il écrit le 14
-avril 1768 à son ami le médecin florentin Cocchi: «Hier j’ai fait
-planter les pommes de terre. Je les mettrai en circulation en prenant
-soin de m’en faire servir tous les matins à ma table.» Ses ennemis
-l’appellent par dérision le général des patates, _generale delle
-patate_.
-
-L’industrie, qui n’existait pas en Corse, fut mise en honneur par
-l’exploitation de plusieurs mines de plomb et de cuivre. Le commerce se
-développe. C’est pour l’augmenter que Paoli fonda le port de l’île
-Rousse qui devait exporter les huiles de la Balagne et remplacer pour
-les nationaux les ports de Calvi et de l’Algajola, occupés par les
-Génois ou les Français.
-
-Dans l’apaisement des guerres civiles et dans la prospérité
-grandissante, la population augmente: à la consulte de 1763 les curés
-présentèrent les registres de la population et l’on constata que depuis
-1753 elle s’était accrue de 30.000 habitants.
-
-La première imprimerie qui ait fonctionné dans l’île fut établie à cette
-époque à Campoloro et le premier ouvrage qui sortit de ses presses
-devait avoir sa signification: ce fut la _Giustificazione della
-rivoluzione di Corsica_, véritable cri d’indépendance que les Génois
-essayèrent en vain d’étouffer. Une gazette, sorte de moniteur officiel,
-paraît depuis 1764: _Ragguagli dell’ Isola di Corsica_, Nouvelles de
-l’île de Corse.
-
-Des écoles s’ouvrent dans la plupart des villages: mais Paoli, qui croit
-à la toute-puissance de l’instruction, voudrait retenir en Corse les
-jeunes gens qui vont étudier dans les Universités du continent. Il
-demande au clergé un don gratuit annuel de 15 livres par chaque piévain,
-de 9 livres 12 sols par chaque curé, et de 6 livres par chaque chanoine
-ou autre bénéfice. L’Université de Corte put être fondée: elle ouvrit
-ses portes le 3 janvier 1765. On y enseigna d’abord les six matières
-suivantes, fixées par la Consulte de 1764 et considérées comme
-fondamentales:--1º la théologie scolastique et dogmatique «où les
-principes de la religion et les doctrines de l’Église catholique seront
-expliqués avec brièveté et exactitude; le professeur fera aussi une
-leçon par semaine d’histoire ecclésiastique»;--2º la théologie morale,
-«dans laquelle on donnera les préceptes et les règles les plus certaines
-de la morale chrétienne et, un jour par semaine, on fera une conférence
-sur un cas pratique se rapportant aux matières enseignées»;--3º les
-statuts civils et canoniques, «où on montrera l’origine et le véritable
-esprit des lois pour leur meilleur usage»;--4º l’éthique, «science très
-utile pour apprendre les règles de bien vivre et la manière de se bien
-guider dans les différents emplois de la société civile; elle comprendra
-aussi la connaissance du droit naturel et du droit des gens»;--5º la
-philosophie «suivant les systèmes les plus plausibles des philosophes
-modernes; le professeur donnera aussi les principes de la
-mathématique»;--6º la rhétorique.--Peu après, il y eut de nouvelles
-créations de chaires et, en particulier, on nomma un professeur de
-«_fisica_», c’est-à-dire des sciences de la nature. Tous les professeurs
-étaient Corses. Les premiers furent Guelfucci de Belgodère, Stefani de
-Venaco, Mariani de Corbara, Grimaldi de Campoloro, Ferdinandi de Brando
-et Vincenti de Santa-Lucia. Paoli encourageait les étudiants par de
-fréquentes visites à l’Université, par les nominations aux charges du
-gouvernement. Pommereul fait le plus grand éloge des professeurs, qui
-appartenaient à l’ordre de saint François: «J’y ai connu des penseurs
-aussi sages que profonds; j’ai vu Voltaire, Locke, Montesquieu,
-Helvétius, Hume et Jean-Jacques Rousseau orner leur bibliothèque et
-faire leurs délices.»
-
- * * * * *
-
-Œuvre immense que les «philosophes» admirent. Les «naissantes vertus» de
-ce peuple promettent d’égaler un jour celles de Sparte et de Rome, et
-Jean-Jacques Rousseau attend beaucoup de Paoli dont la gloire est à son
-apogée: «J’ai quelque pressentiment qu’un jour cette petite île étonnera
-l’Europe.» Dans le _Contrat social_, il avait désigné la Corse comme le
-seul pays d’Europe «capable de législation», tourmenté par le besoin
-d’en recevoir une, mûr pour elle et en même temps assez voisin de l’état
-de nature pour que les mœurs n’y fissent pas obstacle à l’action
-salutaire des lois. «La valeur et la constance, disait-il, avec laquelle
-ce brave peuple a su recouvrer et défendre sa liberté mériteraient bien
-que quelque homme sage lui apprît à la conserver.» N’était-ce pas offrir
-ses services? Le général Paoli lui fit demander par l’intermédiaire de
-M. Buttafoco, officier corse au service de la France, d’être lui-même
-cet «homme sage». Rousseau réclama des documents propres à l’éclairer et
-se mit à l’œuvre. Quand cette nouvelle s’ébruita, les philosophes
-trouvèrent la chose parfaitement ridicule, autant dire impossible, et
-crurent Rousseau dupe d’une facétie flatteuse pour son orgueil. Voltaire
-s’en égaya bruyamment. Le plus singulier, c’est que l’ombrageux Rousseau
-se prit lui-même à partager ce soupçon, en dépit de la correspondance
-qu’il avait dans les mains. Après cet incident comique, il se rendit
-enfin à l’évidence et reprit son œuvre avec ardeur. Mais cela se
-passait dans le temps le plus agité de son séjour à Motiers: sa santé,
-la nécessité de tenir tête à son pasteur devenu son ennemi, lui
-enlevaient tout repos d’esprit. En 1765, il forma le projet, pour se
-procurer à la fois toutes les informations nécessaires et la résidence
-paisible qu’il ne trouvait nulle part en Europe, d’aller s’établir parmi
-les Corses. Les difficultés du voyage l’arrêtèrent, et surtout les
-desseins de plus en plus manifestes du ministère français, qui ne
-laissaient plus aucune illusion sur les rêves d’indépendance formés par
-les patriotes corses. On comprend qu’il n’ait pas vu sans indignation
-sombrer la liberté du peuple au bonheur duquel il travaillait avec la
-certitude intrépide du succès. Ce qui prête à rire, ce qui est insensé,
-c’est de prétendre qu’en préparant la conquête de la Corse, M. de
-Choiseul eut pour but principal de faire échouer une entreprise qui
-pouvait devenir glorieuse pour Jean-Jacques.
-
-
-
-
-XX
-
-LE RÈGLEMENT DE LA QUESTION CORSE
-
- _L’accord franco-génois de 1756 et le «secret de Choiseul».--Les
- traités de Compiègne et de Versailles.--La lutte suprême._
-
-
-L’entrée en scène de Pascal Paoli modifiait singulièrement les données
-du problème corse, car il en excluait les Génois. Il ne restait dans
-l’île que deux pouvoirs: les ports étaient aux troupes françaises et
-l’intérieur était à Paoli. Dans ces conjonctures, les Génois demandèrent
-au roi de France de nouveaux subsides pour un nouvel effort contre la
-rébellion.
-
-Or le gouvernement français accepta encore de traiter avec Gênes,
-reculant ainsi la solution définitive, depuis si longtemps désirée,
-plusieurs fois approchée, jamais atteinte. On peut s’en étonner au
-premier abord, surtout si l’on songe au prochain «renversement des
-alliances» qui va permettre à Bernis de se faire garantir par le
-ministre autrichien Kaunitz sa liberté d’action dans la Méditerranée.
-Mais il ne faut pas oublier que les hostilités sont imminentes avec
-l’Angleterre: ce sera la guerre de Sept Ans, et la Cour de Versailles
-peut à bon droit craindre une intervention anglaise dans l’île. Mieux
-vaut qu’aucun prétexte ne puisse être saisi par les Anglais et qu’une
-alliance franco-génoise rétablisse dans l’île une tranquillité au moins
-apparente et provisoire.
-
-M. de Pujol fut envoyé à Gênes en mission temporaire, pour examiner la
-question des subsides d’accord avec le comte de Neuilly, ambassadeur
-régulier. «Sa Majesté, expliquait le mémoire qui lui fut remis le 22
-mars 1756, n’est pas éloignée d’entrer par un subside plus considérable
-dans les mesures qu’ils (les Génois) se proposent de prendre; mais,
-avant que de fixer la somme qu’il conviendra de leur donner, le Roy veut
-connaître, _dans le plus grand détail et avec la plus exacte précision_,
-les besoins de la République et s’assurer qu’elle fera un usage utile de
-l’argent qui lui sera accordé.» L’objet de la mission confiée à M. de
-Pujol est «d’examiner _dans le plus grand détail_ la qualité et le
-nombre des troupes que la République a actuellement sur pied, soit dans
-les États de terre ferme, soit en Corse, la force des garnisons dans les
-places et l’état des fortifications, _surtout dans cette isle, où il
-sera nécessaire que M. de Pujol se rende, pour se procurer par lui-même
-les notions les plus précises sur tous ces articles_».
-
-Ainsi, sous prétexte de vérifier la nécessité des subsides qu’il
-convenait d’accorder aux Génois, le comte de Neuilly et M. de Pujol
-allaient en profiter pour demander au Sénat et transmettre à leur
-gouvernement les renseignements les plus circonstanciés sur les places
-de Corse, les fortifications, les casernements nécessaires, les
-meilleurs emplacements des troupes. Il était impossible d’agir avec plus
-de maîtrise et d’ironie: c’est de Gênes même que l’on allait tirer des
-indications qui pouvaient rendre tant de services plus tard.
-
-Un traité de subsides fut conclu «entre le Roy et la République de Gênes
-et pour la sûreté de l’isle de Corse». C’est le premier traité de
-Compiègne, du 14 août 1756. Le roi accordait de nouveaux subsides; mais
-il augmentait également, et sans en fixer le chiffre, le nombre des
-troupes françaises de Corse. Pour rassurer les Génois, il est entendu
-que les officiers français devront s’abstenir de toute négociation avec
-les Corses rebelles, «même dans la vue de les amener à un accommodement
-de pacification et à la soumission qu’ils doivent à la République, que
-cet objet doit regarder uniquement».
-
-Qu’est-ce à dire? Les Génois sont exécrés, les Français seuls ont chance
-de lier amitié avec les Corses et le roi n’entend pas que la sympathie
-qui pourra être témoignée à ses officiers rejaillisse sur des alliés
-qu’il importe de n’aider qu’en apparence.--En fait l’expédition
-française chercha à faire aux Corses le moins de mal possible, et c’est
-avec les commissaires de Gênes que les généraux français eurent des
-disputes continuelles. Les renforts, d’abord placés sous le commandement
-du marquis de Castries, furent bientôt concentrés presque complètement à
-Calvi sous le comte de Vaux: «C’est l’unique place, écrivait Choiseul au
-comte de Neuilly, qu’il nous soit intéressant de garder, puisqu’elle est
-la seule qui soit en état de faire quelque résistance si les Anglais
-tentaient de s’en emparer.»
-
-Quoi qu’il en soit, le premier traité de Compiègne marquait un temps
-d’arrêt dans l’évolution de la question corse vers son terme inévitable.
-Il permit du moins à la France de traverser, sans incident notable de ce
-côté, la crise de la guerre de Sept Ans.
-
- * * * * *
-
-Elle n’était même pas terminée lorsque le gouvernement français se
-trouva sollicité tout à la fois par le Sénat de Gênes, qui affirmait
-hautement sa souveraineté et par Pascal Paoli qui, maître de l’île,
-proclamait énergiquement son indépendance. La France se retrouvait du
-premier coup dans la situation la plus avantageuse, sinon encore
-maîtresse d’édicter ses volontés, du moins intervenant comme arbitre du
-consentement spontané des deux adversaires. Privilège depuis longtemps
-prévu et patiemment préparé.
-
-Choiseul, qui depuis 1758 était secrétaire d’État des Affaires
-étrangères, ne voulut pas s’engager tout de suite avec Pascal Paoli. Il
-se borna à inviter les Corses à ne pas négocier avec une autre
-puissance, et il recommanda la plus entière réserve à M. Boyer de
-Fonscolombe qu’il envoyait à Gênes en 1762. Il lui signalait, entre
-autres objets particulièrement dignes d’attention, «la situation des
-affaires de Corse». Mais «le sieur Boyer, lorsqu’on le mettra à portée
-de s’expliquer sur cette matière, déclarera _en termes généraux_ que
-toutes les puissances se doivent à elles-mêmes de ne point protéger des
-sujets révoltés contre leur légitime souverain». C’est le langage même
-tenu par Fleury dans sa lettre du 6 juin 1738.
-
-Boyer de Fonscolombe s’y trompa lui-même et le 13 septembre 1762 il
-adressait à Choiseul un «mémoire politique» sur la Corse qui est des
-plus curieux. Il expose la situation et constate que, les Génois étant
-«dans l’impossibilité de se maintenir» dans l’île, il faut préparer un
-arrangement qui puisse convenir «non seulement aux Génois, mais aussi à
-la France et aux personnes intéressées à ne pas voir s’élever un prince
-dont la marine et le commerce pourraient leur donner de l’ombrage». Il
-ne saurait donc être question ni de l’empereur (comme grand-duc de
-Toscane) ni du roi des Deux Siciles. Il est également inutile de songer
-à des princes trop faibles qui seraient incapables d’établir ou de
-maintenir leur autorité: le duc de Parme, le duc de Modène. Il n’y a que
-le roi de Sardaigne qui réponde à la définition: il est le seul à qui
-l’on pourrait donner la Corse «sans beaucoup craindre les conséquences
-de son agrandissement et aussi sans avoir à craindre de grands obstacles
-de la part des autres puissances».
-
-Choiseul promit de lire ce mémoire quand il aurait le temps. Ce temps ne
-vint pas: le ministre devait rester fidèle, pour sa politique corse, au
-«secret» que lui avaient transmis ses prédécesseurs depuis Fleury et
-Chauvelin.
-
- * * * * *
-
-Peu à peu la question de Corse approchait de sa solution, par la force
-des circonstances et l’épuisement des adversaires. Les événements se
-précipitaient en Corse et faisaient prévoir aux Génois la fin de leur
-domination. En vain essayèrent-ils, en désespoir de cause, de s’entendre
-avec leurs adversaires en promettant de réduire leur souveraineté à un
-vague protectorat, à une sorte de suzeraineté nominale: les commissaires
-de la République ne furent même pas reçus. En vain essayèrent-ils de
-susciter à Paoli un rival, François Matra, que l’on fit venir de
-Sardaigne avec le titre de maréchal et une pension annuelle de 10.000
-livres. Le «Conseil Suprême d’État du royaume de Corse» rédigea une
-circulaire qu’il fit parvenir à tous les gouvernements et notamment à la
-Cour de Versailles. Il y affirmait, avec une énergie peu commune et une
-noblesse singulière, sa volonté de résister à outrance. «Le parti le
-plus sage pour la République serait d’abandonner la guerre obstinée
-qu’elle nous fait» et de «traiter tout uniment avec d’honnestes
-patriotes»: car il faut bien qu’elle se persuade «qu’il n’y aura jamais
-d’autre moyen de pacification, dussions-nous y périr tous».
-
-Il devenait de plus en plus évident, comme l’affirmait fièrement ce
-document, qu’il ne restait plus «aucune espérance à la République de
-Gênes, notre ennemie, de pouvoir subjuguer ni remettre notre royaume
-dans son ancienne servitude». Il était temps pour la France de réaliser
-l’intervention décisive.
-
-L’occasion en fut fournie par les Génois eux-mêmes, qui durent réclamer
-une fois de plus (sept. 1763) le concours militaire et financier du
-gouvernement français. Celui-ci montra immédiatement la plus grande
-bonne volonté, il se déclara prêt à envoyer des troupes importantes en
-Corse et à fournir des subsides à la République. Mais il exigea en
-nantissement l’abandon d’une place forte sur le rivage de l’île. C’était
-un commencement de démembrement. Le Sénat résista; les négociations
-furent laborieuses et, un moment même, en 1764, elles furent rompues. En
-apprenant que le Sénat essayait de s’entendre avec les cours de Vienne
-et de Londres, le roi fit connaître à M. Boyer de Fonscolombe qu’il
-refusait de fournir des troupes.
-
-Il pouvait parler avec d’autant plus de netteté qu’il savait très
-exactement quels étaient les sentiments des Génois. M. de
-Choiseul-Praslin, secrétaire d’Etat des Affaires étrangères, avait reçu
-le 9 juin une longue lettre de M. de Chauvelin, qui s’était arrêté à
-Gênes avant de gagner son nouveau poste de Parme. M. de Chauvelin expose
-les revendications de Paoli, dont il fait--soit dit en passant--un éloge
-remarquable. Il voudrait laisser à la République de Gênes «une
-souveraineté vague, générale et plus nominative que réelle» et assurer
-aux Corses, «sous la garantie du roi», l’exercice tranquille et
-constant de l’administration. Mais il ne s’agit plus de propositions
-vagues: la garantie du roi porterait «sur tous les objets intérieurs de
-finances, d’économie, de justice civile et criminelle, de commerce, de
-cultivation, d’autorité municipale et de recouvrement d’impositions».
-
-Une entente intervint: ce fut le second traité de Compiègne, du 6 août
-1764. Le roi accordait de nouveaux subsides à la République et
-consentait à faire passer en Corse un corps de ses troupes «pour
-conserver et défendre les places dont la garde leur sera confiée avec
-les postes qui en dépendent», et ces places étaient Bastia, Ajaccio,
-Calvi, l’Algajola et Saint-Florent. Ce ne devait être qu’un «dépôt»;
-encore était-il limité «au terme de quatre années».
-
-L’article 12 était gros de conséquences. «L’intention de Sa Majesté
-étant que les commandans de ses troupes en Corse contribuent, autant
-qu’il sera possible et de concert avec les représentans de la
-République, à faciliter le rétablissement de l’ordre et de la
-tranquillité dans cette isle, lesdits commandans seront autorisés à
-entretenir pour cet effet tel commerce qu’ils jugeront à propos avec
-tous les habitants de l’isle indistinctement, et à leur faire connoistre
-l’intérêt que Sa Majesté prend à la pacification dont dépend le bonheur
-réciproque du souverain et des sujets.» Il n’est plus question de Gênes,
-et les termes les plus généraux sont employés à dessein. D’autre part,
-les Génois ne devaient se faire aucune illusion sur la nature de la
-propagande que les soldats de France allaient entreprendre dans l’île.
-
- * * * * *
-
-Le comte de Marbeuf, nommé en décembre 1764 commandant en chef des
-troupes du roi dans l’île,
-
-[Illustration: Vallée du Vecchio.--Aqueduc de la Gravona. (_Sites et
-Monuments du T. C. F._)
-
- Pl. XIV.--CORSE.
-]
-
-prit possession des places que le traité de Compiègne assurait à la
-France. Mais conformément à ses instructions, il se borna à un rôle de
-médiation et, malgré les plaintes de Gênes, il ne fit rien contre les
-rebelles qui manifestaient pour la France une sympathie non équivoque.
-
-Il y a plus: la cour de Versailles se mit en relations avec Pascal
-Paoli, «général de la nation corse». Le duc de Choiseul lui offrit
-d’abord d’entrer au service de la France avec le commandement du Royal
-Corse: Paoli refusa. Choiseul lui proposa alors de le faire roi de Corse
-«sous la suzeraineté de Gênes et sous la garantie de la France». Après
-avoir consulté ses compatriotes, Paoli accepta, mais il en refusa le
-prix que Choiseul y mettait: l’abandon de quelques places côtières à la
-République.
-
-Tout cela n’était fait que pour tâter le terrain et préparer sans
-à-coups le résultat définitif. Quand tout fut prêt, Choiseul agit à
-découvert, exigeant pour la France les places côtières qu’il avait
-d’abord feint de demander pour Gênes: il réclama notamment les ports du
-Cap Corse, Bastia et Saint-Florent. Paoli refusa d’admettre «un si cruel
-démembrement de sa patrie». La correspondance échangée entre le ministre
-français et le général corse fut rompue le 2 mai 1768.
-
-Aussi bien convenait-il d’agir et non plus de négocier. On était arrivé
-au terme fixé par le traité de 1764 pour l’occupation des places de
-Corse. Le roi, reprenant la politique d’intimidation dont il avait déjà
-usé en 1743, annonça son intention d’évacuer les places qu’il occupait:
-c’était donner l’île à Paoli, sans que Gênes pût espérer en retirer
-aucune compensation. Cette menace produisit l’effet qu’en attendait
-Choiseul, et M. de Sorba, ministre de Gênes à Versailles, ne tarda pas
-à recevoir de son gouvernement les instructions nécessaires pour tirer
-le meilleur parti de cette affaire où il avait décidément le dessous. Le
-4 juillet 1767 il proposait à la France de lui abandonner la
-souveraineté de la Corse contre l’abandon des subsides qu’elle avait
-avancés depuis trente ans et moyennant le paiement d’un nouveau subside
-non remboursable.
-
-Le traité fut signé à Versailles le 15 mai 1768. Le roi pouvait faire
-occuper, non seulement Bastia, Sᵗ-Florent, l’Algajola, Calvi, Ajaccio,
-Bonifacio, mais toutes les autres «places, forts, tours ou ports situés
-dans l’isle de Corse et qui sont nécessaires à la sûreté des troupes de
-Sa Majesté». La République faisait abandon de tous ses droits de
-souveraineté d’une façon entière et absolue: «Si par la succession des
-tems l’intérieur de l’isle se soumettait à la domination du roi, la
-République consent dès à présent que ledit intérieur reste soumis à Sa
-Majesté.» Deux articles «séparés et secrets» joints au traité donnaient
-au Sénat quittance des sommes reçues et lui assuraient le paiement
-pendant dix ans d’une somme de 200.000 livres tournois par an.
-
-Il n’était pas question pour la France d’une domination définitive et la
-République pouvait théoriquement rentrer un jour «en jouissance de la
-souveraineté de la Corse». Mais le Sénat ne pourrait le faire qu’en
-remboursant intégralement au roi les dépenses faites par le gouvernement
-français pour la conquête et l’administration de l’île (art. 15). Il y a
-là une condition qui rappelle la clause introduite par Mazarin dans le
-traité des Pyrénées. C’est l’article 15 qui renferme tous les droits de
-la France sur la Corse.
-
-L’épilogue fut court et sans complications. Les Corses étaient trop
-fiers pour accepter sans résistance un traité qui disposait d’eux sans
-avoir été consultés. Aussi, malgré les sympathies réelles--et bien des
-fois manifestées--qu’ils éprouvaient pour la France, ils se soulevèrent
-une dernière fois. Leur effort fut si énergique que le colonel de Ludre
-fut forcé de capituler dans Borgo, sans que Chauvelin et Grandmaison
-aient pu rompre la barrière de fer qui les empêchait de rejoindre
-l’assiégé (sept. 1768). Les Français s’exaspèrent et parce que l’abbé
-Saliceti avec quelques partisans essaie, dans la nuit du 13 au 14
-février 1769, d’introduire les troupes de Paoli dans Oletta, clé
-stratégique du Nebbio et quartier général de l’armée française, on feint
-de croire à une conspiration: cinq Corses subirent le supplice barbare
-de la roue, et leurs cadavres restèrent exposés dans le chemin d’Oletta
-à Bastia. Une seule victime fut ensevelie, grâce à l’héroïque
-désobéissance de sa fiancée. Maria Gentile Guidoni, «l’Antigone corse».
-Quelques officiers--Dumouriez notamment--essaient, mais en vain, de se
-ménager des intelligences dans l’île. En France Louis XV veut rappeler
-ses troupes et il faut toute l’énergie de Choiseul pour achever l’œuvre
-patiemment poursuivie. Le comte de Vaux remporte la victoire décisive à
-Ponte-Novo (8 mai 1769). En ce jour s’évanouit le rêve d’indépendance de
-la Corse.
-
-Paoli dut s’enfuir: il s’embarqua le 13 juin pour l’Angleterre. Deux
-mois après, le 15 août 1769, Napoléon Bonaparte naissait à Ajaccio: son
-nom et sa gloire allaient lier définitivement sa patrie à la France.
-
-
-
-
-XXI
-
-LA CORSE EN 1769
-
- _La conquête de la Corse et l’opinion publique en
- France.--Caractère et mœurs des habitants.--La situation économique
- et l’œuvre à réaliser._
-
-
-Au moment où la Corse devient française, après tant de guerres et de
-misère, au terme d’une lutte héroïque pour l’indépendance, il convient
-de nous arrêter et de jeter un coup d’œil sur ce pays qui entre, le
-dernier de tous, dans l’unité française. Que vaut la Corse? et que
-faut-il penser de ses habitants? Question délicate et complexe que se
-posèrent les contemporains de Choiseul, mais qui ne fut pas toujours
-résolue d’une façon impartiale. Les jugements, imprimés et manuscrits,
-des voyageurs qui visitèrent l’île et des officiers qui la conquirent ou
-y tinrent garnison, mériteraient tous d’être recueillis et réunis; mais
-on aurait tort de croire qu’il suffit de les résumer pour présenter «le
-tableau le plus exact de l’état du pays et du caractère des habitants».
-D’autre part, il faut se défier des critiques passionnées par où
-l’opinion publique chercha à discréditer Choiseul. «La conquête de la
-Corse, écrit Pommereul en 1779, a rencontré des censeurs qui l’ont
-désapprouvée et ont blâmé le gouvernement de l’avoir entreprise.» Les
-uns dépeignaient la Corse comme un amas d’inutiles rochers. Les autres
-déclaraient qu’une pareille possession serait toujours onéreuse et ils
-répétaient le mot du Génois Lomellino qu’on serait trop heureux de
-pouvoir creuser un grand trou au milieu de l’île pour la submerger.
-
-De tous les pamphlets qui surgirent alors, le plus violent est celui du
-duc d’Aiguillon, qui ne peut découvrir «le vrai motif de l’insensé
-projet de conquérir la Corse». Serait-ce pour relever, étendre et
-affermir notre puissance maritime, en nous emparant d’une île dont les
-ports et les bois de constructions nous seraient de quelque ressource?
-Evidemment non, car «les ports de Corse ne valent rien pour une marine
-royale; pas un seul ne peut recevoir un vaisseau de ligne. Quelques
-frégates peuvent entrer, non sans danger et beaucoup de difficultés,
-dans les ports d’Ajaccio et de Saint-Florent; partout ailleurs elles
-sont obligées de rester en rade: ce sont des ports à chébecs, à
-felouques et à tartanes». D’autre part «les bois de cette île propres à
-la construction se trouvent dans l’intérieur des terres» et il n’y a
-aucune communication entre la haute montagne et la côte: «point de
-rivières navigables, ni même par où l’on puisse les flotter. Il n’y a
-que des torrents qui roulent à travers des rochers pendant quelques mois
-de l’année, mais qui sont à sec le reste du temps».--Inutile à la marine
-royale, la Corse n’apportera aucun élément à la prospérité générale de
-la France, «et on s’est moqué dans toute l’Europe des descriptions
-pompeuses qui furent débitées, par ordre de M. de Choiseul, de ce
-_misérable pays_, qui n’est en général ni cultivé, ni presque
-cultivable, et qui n’est presque favorable qu’à la vigne et à l’olivier,
-qui y a été laissé sauvage jusqu’à présent par les Corses». On n’y sème
-presque point de grains, et on y mange presque partout du pain de
-châtaignes. «Il n’y a point de manufactures ni de commerce, et par
-conséquent point d’argent, et qu’y pourrait-on fabriquer ou en exporter,
-qui ne se trouve en abondance dans l’Italie et dans tous les ports de la
-Méditerranée?» Somme toute, véritable _royaume de la misère_, où les
-habitants sont pauvres «et vivent et s’habillent en conséquence» et où
-il n’y a rien à faire pour les employés de finances, «commis,
-directeurs, même fermier général»...
-
-Mais Choiseul et la plupart de nos officiers--et dans le nombre, des
-hommes d’expérience et de talent, comme Vaux, Marbeuf et
-Guibert--avaient demandé la conquête de l’île. Fallait-il laisser à
-Paoli le loisir de consolider son autorité dans un pays qui serait en
-temps de guerre l’asile des corsaires? Un ennemi qui posséderait la
-Corse ne pourrait-il intercepter notre communication avec l’Espagne,
-l’Italie et le Levant? Toute la côte de la Provence et du Languedoc ne
-serait-elle pas dès lors à découvert? Pommereul insiste là-dessus en
-entreprenant de justifier Choiseul aux yeux de ses détracteurs: «La
-Corse, dit-il, est en temps de guerre un point essentiel pour le soutien
-du commerce de la France dans le Levant; cette possession consolidée lui
-procurera les moyens faciles de donner la loi à toutes les côtes
-d’Italie.» La marine de France et celle d’Espagne, unies en vertu du
-pacte de famille (une des grandes idées du ministère de Choiseul),
-pourront combattre l’Angleterre sur l’Océan et en attendant «primer»
-dans la Méditerranée. «La Corse doit assurer à la France et à l’Espagne
-la domination dans la Méditerranée.» Que fût devenu notre commerce du
-Levant, si les Anglais, ayant déjà Gibraltar et Mahon, avaient réussi à
-s’emparer de cette île? «Il fallait renoncer à faire sortir un vaisseau
-de Marseille et de Toulon.» Et d’avoir su conquérir la Corse en déjouant
-les intrigues anglaises et autrichiennes, c’est vraiment «le
-chef-d’œuvre de la politique». Pommereul devance ainsi le jugement des
-historiens modernes qui ont su déchiffrer le «secret» des ministres de
-Louis XV et déterminer l’évolution par laquelle le gouvernement français
-poursuivait un dessein auquel il s’était, dès l’époque de Fleury et de
-Chauvelin, fermement attaché: c’est dans le développement de la question
-corse que M. Driault reconnaît «le chef-d’œuvre de la diplomatie
-française au <small>XVIII</small>ᵉ siècle».
-
-Au surplus la conquête de la Corse ne doit pas être seulement envisagée
-en elle-même et du point de vue diplomatique. Lorsque Guibert taxe
-d’ignorance et de prévention les adversaires de la conquête,--ceux-là,
-déclare-t-il, ne portent pas leurs regards au delà de leur siècle et de
-la surface des choses,--il envisage surtout les «possibilités»
-économiques et les ressources de l’île. A la suite de Jean-Jacques
-Rousseau, du fait de la conquête et des théories des «philosophes», le
-problème du relèvement économique de la Corse, pour user de mots qui
-sont de nos jours à la mode, est posé devant l’opinion publique
-française. Les mœurs des habitants sont expliquées et non plus seulement
-décrites; les ressources du pays ne sont plus seulement cataloguées,
-mais on étudie avec soin les moyens de les accroître et de les répandre.
-De pareilles préoccupations apparaissent dans l’ouvrage de Bellin, qui
-est de 1768, et dans Voltaire, dont le _Précis du siècle de Louis XV_
-date de 1769. On les retrouvera dans Boswell, «le premier globe-trotter
-que la Grande-Bretagne ait envoyé à la Corse» et «le premier poète que
-ses paysages aient troublé»; dans l’abbé de Germanes qui, sans avoir
-jamais mis les pieds dans l’île, nous rapporte des anecdotes très
-romantiques sur les bandits; dans cet officier du régiment de Picardie
-qui séjourna en Corse de 1774 à 1777 et dont les Mémoires historiques
-sont de tout premier ordre; dans Ferrand Dupuy, qui considère la Corse
-comme «susceptible de devenir une des plus riches possessions de notre
-puissance» si le gouvernement sait encourager les vues du négociant et
-du spéculateur éclairés; dans Pommereul qui fait un enthousiaste tableau
-des «trésors» de l’île, rend Gênes responsable de la misère actuelle et
-adjure le gouvernement de faire son devoir, le gouvernement étant «le
-plus naturel, pour ne pas dire le seul et le plus sûr instituteur des
-peuples».
-
- * * * * *
-
-Avec ses 122.000 habitants, l’île apparaît en 1769 comme dépeuplée par
-les guerres continuelles, les troubles intérieurs, les descentes
-fréquentes des corsaires tunisiens et algériens. Cependant «on a tout
-lieu de croire que, la paix et la tranquillité une fois bien établies,
-la population augmentera sensiblement en peu d’années». Les Corses sont
-petits pour la plupart. Ils portent des habits d’une étoffe brune qu’ils
-tissent eux-mêmes avec le poil ou la laine de leurs troupeaux et qui
-paraît aux Français infiniment plus rude que la bure des Capucins:
-«Quand on les aperçoit d’un peu loin, on ne sait d’abord si c’est un
-ours ou une créature humaine.» Leurs culottes et leurs guêtres, faites
-en forme de bas, sont de la même étoffe que l’habit. «Au lieu de
-chapeau, ils portent un bonnet pointu, aussi de la même étoffe... Les
-plus aisés portent des bottines de cuir, au lieu de guêtres d’étoffe.
-D’autres, au lieu de guêtres, enveloppent leurs jambes avec des peaux de
-chèvres, le poil en dehors.»--L’habillement des femmes consiste «en un
-corset de soie, ou d’autre étoffe, avec des manches à la jésuite, très
-justes, la jupe extérieure d’une autre couleur que le corset. Leurs
-cheveux sont tressés avec des rubans au-dessus de la tête, et d’autres
-fois ils sont enveloppés dans un filet à réseau en soie, de la couleur
-qui leur plaît le plus». Cet ajustement leur sied bien quand elles sont
-bien faites, «d’autant plus que leurs jupes sont très courtes sur le
-devant et traînent jusqu’à terre sur le derrière». Quand elles sortent,
-elles portent sur la tête un voile assez grand de toile des Indes, à
-fond blanc et peint, de fort bon goût. On le nomme _mezaro_. Dans le
-Niolo, et dans les parties les plus «agrestes» de l’île, la jupe et le
-corset sont tout d’une pièce, et ouverts par devant, et leur coiffure
-«n’est qu’une espèce de tortillon qu’elles portent sur la tête presque
-toute la journée, et qui leur sert à porter le fardeau».
-
-La langue générale de la Corse est l’italienne; mais elle diffère selon
-les lieux. Dans les villes maritimes, on parle un italien épuré et
-facile à entendre; les habitants de l’intérieur ont un jargon très
-corrompu et entremêlé d’expressions mauresques.
-
-La vieille armature sociale est restée intacte. Tout gravite autour de
-la primogéniture. Etre l’aîné est une gloire; c’est aussi une
-responsabilité, et chacun se courbe sans murmure devant les prérogatives
-du droit d’aînesse. Ils sont hospitaliers farouchement: celui qui
-franchit leur seuil et se confie à eux,--étranger, malheureux, ennemi
-même,--celui-là est sacré. Ils ont l’horreur de l’injustice et la
-reconnaissance du service rendu: ce qui dure le plus en Corse, dit
-Paoli, c’est la mémoire des bienfaits.
-
-La bravoure des Corses était proverbiale. Ils avaient tenu tête à la
-France durant deux campagnes, sans place forte, sans artillerie, sans
-magasins, sans argent, et les conquérants ne parlaient qu’avec estime
-de ces petits hommes vêtus de brun qui se rassemblaient «au son des
-sifflets ou des cornets»,--à l’appel du _colombo_,--s’avançaient à la
-débandade, «épars comme une compagnie de perdreaux» et, s’abritant
-derrière les broussailles, les rochers ou les murailles, assaillaient
-brusquement les Français de toutes parts, puis se rejetaient en arrière
-et revenaient à la charge avec la plus grande célérité. Quelques-uns
-furent cruels et commirent des actes d’une férocité barbare. Mais la
-plupart furent magnanimes. Des Français disaient à un prisonnier:
-«Comment osez-vous guerroyer sans hôpitaux ni chirurgiens, et que
-faites-vous quand vous êtes blessés?--Nous mourons.» Un Corse,
-mortellement frappé, écrivait à Paoli ce billet héroïque: «Je vous
-salue; prenez soin de mon père; dans douze heures je serai avec les
-autres braves qui sont morts en défendant la patrie.»
-
-En général, ils sont graves, sérieux et mélancoliques, au milieu de leur
-vivacité, et ils rient peu. Les malheurs de leur patrie semblent les
-occuper entièrement et leur donnent une humeur sombre et farouche. Dans
-leur physionomie, intelligente et fine, quelque dureté apparaît. Pas de
-divertissements, pas de danses ni de fêtes champêtres. Les jeux de
-cartes, les graves sentences émises autour du _fugone_, les mélopées
-plaintives des bergers de la montagne: on pourrait dire des Corses, chez
-qui le ciel pourtant est si léger, si clair et si haut, ce que Renan
-disait des Bretons, que la joie même est chez eux un peu triste. Crainte
-de l’oppresseur, résistance tenace et indomptable.
-
-L’esprit du moins s’est mûri par l’épreuve, les facultés d’observation
-se sont aiguisées dans le silence. Le moindre d’entre eux étonnait les
-officiers français par l’intelligence avec laquelle il parlait guerre
-ou politique, et le dernier paysan plaidait sa cause avec autant de
-force et d’astuce que le plus habile avocat, discutait ses affaires avec
-une singulière abondance d’expressions et de tours, usait avec une
-adresse infinie des moyens de chicane que lui fournissaient les
-nouvelles formes judiciaires. Les raisonneurs de garnison durent plus
-d’une fois s’avouer battus par les insulaires loquaces et subtils.
-Corses des villes ou de la montagne, hommes et femmes, pauvres ou
-riches, ils aiment à parler, et parlent tous naturellement bien. «Ils
-veulent être écoutés et ils regardent comme un affront, dans la
-conversation, quand on ne les écoute pas jusqu’à la fin.»
-
-Car le Corse est orgueilleux, et voici peut-être le trait le plus
-saillant de son caractère. Tous les Corses se regardent comme égaux, et
-Marbeuf assure que la vanité est le principal ressort qui les met en
-mouvement. «Ce qui les caractérise plus que tout, écrit un de nos
-officiers, c’est qu’ils sont incapables de soutenir le mépris, pas même
-de supporter l’indifférence.» On en voit peu demander l’aumône. «Le
-dernier habitant s’estime autant que le premier... Ils sont
-reconnaissants du moindre service, et ils se tiennent offensés quand on
-leur offre de l’argent en reconnaissance de ceux qu’ils rendent. Leur
-amour-propre paraît flatté de vous tenir dans une sorte de dépendance.»
-Ils recherchent avec empressement les distinctions et les marques
-d’honneur. Le roi Théodore n’avait-il pas créé des princes, des marquis,
-des comtes, des barons et institué un ordre de chevalerie? Paoli ne
-fondait-il pas, dans les commencements de son généralat, un ordre de
-Santa Devota pour les volontaires qui combattaient avec lui Colonna de
-Bozzi?
-
-Ils aiment l’intrigue et la politique, et Marbeuf rangeait parmi les
-plus grands maux dont souffrait le pays le goût des habitants pour la
-cabale. Que de menées, que de manœuvres, même aux assemblées des pièves
-qui n’avaient d’autre but que d’élire des députés à l’assemblée de la
-province. «Que de jalousies et de mensonges, s’écriait le vicomte de
-Barrin, et que de mauvais tours ces gens-ci cherchent à se jouer
-réciproquement!» Pas d’assemblée en France, témoigne l’intendant La
-Guillaumye, que «l’esprit individuel de prépondérance et de changement
-puisse rendre aussi tumultueuse et aussi dangereuse que la plus petite
-assemblée en Corse». L’homme vit plus volontiers sur la place publique
-que dans son ménage et, habitué, comme disait Paoli, à «identifier la
-fortune de l’Etat avec la sienne propre», il s’intéresse passionnément
-aux affaires du gouvernement et de l’administration, dont il veut
-prendre sa part. Il poursuit longuement, âprement, la vengeance d’une
-injure faite à lui-même ou à ses proches et, puisque les Génois
-vendaient la justice, il n’a recours qu’à lui-même, à son bras, à son
-escopette. Pardonner est d’une âme faible, _il punto d’onore è tanto
-forte in Corsica_... Les femmes sont méprisées et chargées des emplois
-les plus fatigants. Le plus souvent elles ne mangent pas avec leur mari,
-tant celui-ci est plein du sentiment de son importance particulière.
-Sans doute l’origine d’une pareille coutume doit être cherchée dans
-l’état d’hostilité où les hommes vivent depuis des siècles, luttant
-contre les Génois, poursuivant une vendetta et n’ayant pas le loisir de
-rester auprès des femmes. N’importe, cela choque les officiers et les
-Français du <small>XVIII</small>ᵉ siècle, venus de la cour la plus galante de l’univers
-et peu adaptés à de pareilles mœurs. Plusieurs relèvent, en des termes
-à peu près identiques, la soumission que le mari exige de la jeune
-épousée: «Elle se déshabille elle-même, quitte sa chemise et va se jeter
-ainsi dans le lit de son époux... Dès le lendemain, elle commence à
-aller aux champs, à porter le bois, les récoltes et d’autres fardeaux
-sur la tête, enfin à faire les travaux d’une bête de somme. J’en ai
-rencontré mille pour une, dans les montagnes et le long des chemins, par
-la plus forte chaleur, porter des fardeaux très lourds sur leur tête, le
-mari la suivant, monté sur son âne ou sur son mulet.»
-
- * * * * *
-
-Que devient, dans de pareilles conditions morales et sociales, le
-développement économique? Peu de chose en vérité. Mais qu’importe, si
-les Corses sont sobres et s’ils ont peu de besoins. «Pourvu qu’un
-ménage, dans la montagne, quelque nombreux qu’il soit, ait en propriété
-six châtaigniers et autant de chèvres, il ne pensera pas à cultiver
-d’autres productions.» Ce sont des Lucquois, des Sardes, des Génois, des
-étrangers, qui viennent tous les ans, au nombre de dix à douze mille,
-pour faire les travaux les plus pénibles, comme exploiter les terres et
-les bois, faire les récoltes, scier les planches, tailler les pierres et
-servir de domestiques ou de manœuvres. Pas d’agriculture, nulle entente
-du labourage, nulle connaissance des instruments aratoires. Çà et là
-quelques champs écorchés par une charrue informe. Pas de prairies. Pas
-d’engrais--sinon les cendres des grosses herbes et des broussailles. De
-longues étendues de pays et d’immenses déserts sans le moindre vestige
-de l’industrie humaine. Et pourtant les vallons sont fertiles, tous les
-produits viendraient à foison. Mais il faut de l’argent et des
-débouchés. Nulle route. Des sentiers étroits, tracés au hasard, suivant
-la pente naturelle du terrain, creusés presque partout par les eaux et
-très éloignés des villages, parce que les habitants se sont logés dans
-des endroits escarpés pour échapper sûrement à l’ennemi. Ils avaient, a
-dit Napoléon, «abandonné les plaines trop difficiles à défendre pour
-errer dans les forêts les moins pénétrables, sur les sommets les moins
-accessibles». Les conditions historiques ont ramené les Corses à l’état
-matériel du régime féodal.
-
-Situation déplorable, mais non pas sans remède. «J’en trouve la raison,
-écrit en 1774 un officier du régiment de Picardie, moins dans leur
-caractère que dans le gouvernement vicieux des Génois, qui... tenait ce
-peuple dans une espèce d’esclavage, le forçait à vendre au plus bas prix
-ses denrées aux agents de la République, et gênait en même temps son
-commerce par toutes les friponneries possibles.» Un devoir s’impose donc
-aux nouveaux maîtres du pays: développer les ressources économiques de
-l’île, faire les avances pour défricher les terres incultes,
-entreprendre l’éducation de ce peuple, créer des débouchés. La conquête
-militaire est faite: les Français sauront-ils également mener à bien
-l’œuvre nécessaire de la conquête morale?
-
-
-
-
-XXII
-
-LA CORSE DANS LA MONARCHIE FRANÇAISE
-
- _L’organisation de la conquête et les Etats de Corse.--Les travaux
- publics et la vie économique.--La question financière et le
- mécontentement insulaire._
-
-
-Quand le comte de Vaux eut vaincu les Corses, il fit un joli discours
-aux notables réunis à Corte, leur disant: «Vous acquerrez une nouvelle
-patrie, qui mettra toute sa sollicitude à vous rendre heureux.» Promesse
-évidemment sincère, mais dont la réalisation fut lente et demeura
-incomplète.
-
-Il s’agissait avant tout de consolider la conquête en supprimant les
-derniers germes de révolte, en traquant les _outlaw_, les «bandits». Les
-édits rigoureux se succédèrent. Le 23 mai 1769 et le 24 mai 1770, ordre
-à tous les Corses de livrer leurs armes à feu, sous peine de mort, et
-quiconque ne sera pas muni d’une permission expresse du commandant en
-chef sera jugé prévôtalement et sans appel. Le 24 septembre 1770, ordre
-aux familles des Corses qui suivirent Paoli à Livourne de s’embarquer
-incontinent, sous peine de prison ou d’expulsion ignominieuse. Au mois
-d’août 1771, déclaration royale qui punit pour la première fois d’une
-amende de cinquante à cent livres et, on cas de récidive, du carcan et
-des galères, quiconque possédera, fabriquera, vendra un stylet ou
-couteau pointu. Les partisans de Paoli sont accusés de voler et
-d’assassiner: le gouvernement prescrit, le 24 juin 1770, de les pendre
-sans aucune forme de procès, et, pour mieux ôter à cette «race
-exécrable» la facilité d’échapper, il enjoint, le 1ᵉʳ avril suivant, de
-brûler les maquis. Le 20 avril 1771, il menace de châtier toute personne
-qui donnerait du secours aux bandits, tiendrait des propos séditieux ou
-correspondrait avec les exilés. Le 12 mai 1771, nouvelles instructions
-aux pièves: les podestats doivent avertir de la conduite des bandits et
-des habitants les commandants des postes voisins, envoyer la liste et le
-signalement des _pastori_ ou bergers, désigner ceux dont ils se méfient,
-spécifier l’endroit où paissent les troupeaux et le nom de leurs
-propriétaires; les bergers ont défense, sous les peines les plus fortes,
-d’allumer des feux sur les hauteurs et de faire aucun signal, aucun
-bruit, lorsqu’ils découvrent des gens armés; les pièves qui se
-comportent mal paieront des amendes. Vint enfin le grand édit d’août
-1772: une maréchaussée, composée d’un prévôt général, de deux officiers
-et de dix-sept sous-officiers et cavaliers, fut établie à Bastia, et
-quatre juntes, formées chacune de six commissaires corses et appuyées
-parles compagnies ou détachements du régiment provincial, siégèrent à
-Orezza, à Caccia, à Tallano, à La Mezzana, pour exercer une juridiction
-de discipline et de correction contre ceux qui, suivant les termes de
-l’édit, renonçaient à être sujets et citoyens pour devenir à la fois
-vagabonds, déserteurs et rebelles. En dehors des ecclésiastiques, des
-nobles de noblesse reconnue au Conseil supérieur et des fonctionnaires
-royaux, aucun Corse ne put s’absenter sans un congé du podestat. Ceux
-qui s’absentaient sans
-
-[Illustration: Meria.--Campile: l’Église.--Ajaccio: Vieilles maisons.
-(_Sites et Monuments du T. C. F._)
-
- Pl. XV.--CORSE.
-]
-
-congé et ne reparaissaient pas à leur domicile au bout d’un mois, furent
-déclarés fugitifs et, après six mois, poursuivis comme félons. Les
-fruits de leurs biens, les amendes édictées contre eux, leurs bestiaux
-que confisquaient les juntes, appartinrent aux hôpitaux et
-établissements de charité. Les bergers durent, sous peine de trois ans
-de prison, avoir une résidence dans une paroisse ou communauté de l’île.
-Tout assassinat prémédité, tout guet-apens fut puni du supplice de la
-roue. En cas de vendetta, la maison du coupable était rasée, et sa
-postérité déchue des fonctions publiques.
-
-Ces ordonnances établirent la tranquillité: le nombre des meurtres
-diminua, il y eut même une année où un seul meurtre fut commis dans
-l’île. Et sans s’inquiéter de savoir si un pareil résultat n’était pas
-obtenu par la terreur plutôt que par un régime de douceur librement
-accepté, le gouvernement installa définitivement son autorité dans
-l’île.
-
-Deux commissaires du roi se trouvaient au sommet de la hiérarchie: le
-commandant en chef des troupes, ou commandant général, ou, comme on le
-nommait encore, gouverneur, et l’intendant, auquel incombaient, dit
-Marbeuf, toutes les affaires contentieuses et ce qui s’appelle
-impositions, fermes et domaines. Les commandants en chef furent le comte
-de Vaux dans les premières années, le comte de Marbeuf de 1772 à 1786
-et, après l’intérim du comte de Jaucourt, le vicomte de Barrin de 1786 à
-1790. Les intendants ont été au nombre de quatre: Chardon, ancien
-intendant de Cayenne, Pradine, ancien maître des comptes à Aix,
-Boucheporn et La Guillaumye. En fait l’administration de l’ancien régime
-en Corse se résume dans deux noms: dans le nom de Marbeuf et dans celui
-de Boucheporn, qui fut intendant durant dix années, de 1775 à 1785, et
-que les Corses qualifiaient de grand vizir de Marbeuf.
-
-L’administration judiciaire, entièrement réorganisée, comprit un Conseil
-supérieur, revêtu des attributions d’un Parlement, et onze juridictions
-royales.--Le Conseil Supérieur, créé dès le mois de juin 1768, tenait
-ses séances à Bastia et se composait d’un premier et d’un second
-président, de dix conseillers,--dont six Français et quatre
-Corses,--d’un procureur général français et de son substitut, d’un
-greffier et de deux secrétaires interprètes; le commandant en chef
-pouvait siéger et avait voix délibérative. M. du Tressan, «espèce de
-cerveau brûlé», fut fait premier président de ce Conseil.--Chaque
-juridiction comptait un juge royal, un assesseur, un procureur du roi et
-un greffier. Les trois premiers officiers de justice furent toujours
-deux Corses et un Français. Ils recevaient des appointements fixes; mais
-les Corses ne touchaient pas de gros gages, et le maréchal de Vaux avait
-dit qu’un traitement annuel de 400 livres serait plus que suffisant pour
-chacun parce qu’ils étaient depuis longtemps accoutumés à une médiocre
-fortune.
-
-Le ministre de la Guerre établit un état-major d’armée et de places, un
-corps d’ingénieurs pour les fortifications faites ou à faire, un corps
-d’ingénieurs des Ponts et Chaussées, une prévôté, une direction des
-hôpitaux, un bureau général des postes aux lettres et des bateaux de
-poste, une régie des vivres à la tête de laquelle fut placé M. de
-l’Isle, quatre juntes... Le ministre de la Marine établit deux bureaux
-d’amirauté, l’un à Bastia et l’autre à Ajaccio, et plaça plusieurs
-commissaires de marine dans différents ports.
-
-L’organisation civile, réglée par un édit du mois de mai 1771,
-comportait une hiérarchie élective de représentation municipale et
-nationale analogue à celle que Turgot et Necker essaieront d’introduire
-en France. A la base le _paese_ ou village, où le podestat et deux pères
-du commun, annuellement élus par les chefs de famille de plus de
-vingt-cinq ans, remplissaient toutes les fonctions d’administration et
-de police. Au-dessus, la _pieve_ ou canton, que surveillait le podestat
-major, choisi chaque année parmi les gens les plus distingués et les
-plus considérables de la piève. Enfin les dix _provinces_, dont toutes
-les pièves étaient surveillées par un inspecteur que le roi désignait
-dans l’ordre de la noblesse.
-
- * * * * *
-
-Sur le conseil du maréchal de Vaux, du comte de Marbeuf et de Buttafoco,
-la France avait fait de la Corse un pays d’Etats. On croyait flatter la
-nation, «entêtée de sa liberté imaginaire», en lui persuadant qu’elle
-était associée au gouvernement. Chaque ordre avait 23 députés, tous élus
-par les assemblées des dix provinces (pour le clergé cependant les
-élections ne portaient que sur 18 piévans ou doyens, car les 5 évêques
-de l’île étaient membres de droit).--Les Etats nommaient, à la fin de
-chaque session, une commission permanente ou commission intermédiaire de
-12 nobles, dits _Nobili Dodici_. «La nation, avait écrit Marbeuf, a du
-goût pour cette espèce de représentants auprès des personnes en place.»
-La commission des Douze était censée faire son service auprès des
-commissaires du roi; elle devait solliciter du gouvernement le règlement
-de toutes les affaires raisonnables, hâter l’exécution des mesures
-ordonnées, presser la rédaction et l’envoi des mémoires que les Etats
-avaient résolu de remettre sur divers objets, surveiller la besogne du
-bureau dirigé par le greffier en chef, préparer les matières qui
-seraient débattues dans la consulte suivante. Deux membres des Douze,
-qui jouaient le rôle des procureurs généraux-syndics dans les pays
-d’Etats, résidaient alternativement auprès des commissaires du roi.
-
-Les Etats de Corse ne furent réunis que huit fois, toujours à Bastia;
-mais dans ces assemblées furent présentées et discutées toutes les
-questions relatives à l’administration du pays, aux impôts, à
-l’éducation publique, l’agriculture, l’industrie, la police, etc.
-L’histoire des Etats est l’histoire même de la Corse de 1770 jusqu’à
-1789. Nous possédions déjà les procès-verbaux de ces assemblées. Nous
-pouvons aujourd’hui les contrôler et les compléter par des documents
-plus brefs et aussi intéressants. A la fin de chaque session, les Etats
-de Corse envoyaient à la Cour trois députés pour présenter au roi les
-requêtes votées par l’assemblée et approuvées par les commissaires
-présidents, qui étaient le gouverneur et l’intendant. En 1770, en 1772
-et en 1773, le choix des députés n’avait pas eu de signification
-particulière. Mais en 1775 la rivalité qui régnait ouvertement entre le
-comte de Marbeuf, gouverneur de la Corse, et le comte de Narbonne-Pelet,
-commandant en second à Ajaccio, ne permit pas de procéder aux élections
-avec le calme ordinaire. On reprochait à Marbeuf ses «coups d’autorité,
-aussi arbitraires que multipliés» et, sous couleur de travailler «pour
-le bien de la patrie», les «narbonnistes» essayèrent d’obtenir le rappel
-du gouverneur et de jouir à leur tour des honneurs et des postes
-lucratifs dont Marbeuf les tenait écartés. Tel fut le premier objet de
-la mission dont furent chargés les députés de 1775: Mᵍʳ de Guernes,
-évêque d’Aleria; César-Mathieu de Petriconi, pour la noblesse; Benedetti
-Ventura, dit Venturone, pour le tiers-état. L’audience royale,
-plusieurs fois retardée, fut fixée au 25 août 1776. L’évêque d’Aleria ne
-formula pas moins de 29 griefs dont la liste fut remise au Ministère et
-que M. Letteron a retrouvée aux Archives Nationales. Episode curieux des
-querelles de personnes et des rivalités d’influence qui entravaient les
-efforts de l’administration.--Plus intéressantes encore sont les
-«représentations que MM. les députés ont cru devoir faire à la Cour»,
-véritable cahier de doléances qui ne comprend pas moins de 63
-paragraphes: finances, domaines, bois et forêts, douanes; agriculture,
-arts et métiers, haras; sages-femmes et maîtres d’école; séminaires,
-collèges et Université, création d’un archevêché; reconnaissance du
-titre de royaume, organisation du tribunal de la junte et du régiment
-provincial, etc., toutes les matières qui peuvent intéresser la
-Corse--et qui ont fait au préalable l’objet de discussions attentives au
-sein des Etats,--sont ici passées en revue.
-
-Entre l’assemblée de 1775 et le commencement de la Révolution, les Etats
-de Corse se réunirent encore quatre fois: en 1777, 1779, 1781 et 1785.
-En 1777, «Carlo Buonaparte», assesseur au tribunal d’Ajaccio, est député
-de la noblesse. Le rapport des Etats de 1785 se réfère aux événements de
-1788 et 1789.
-
-Ainsi la France cherchait à créer un esprit public en associant la
-nation au gouvernement. Elle usa d’autres moyens, développant l’usage de
-la langue française, faisant bénéficier la nouvelle province de cette
-haute culture et de ces «lumières» qui éblouissaient l’Europe. Quelques
-années à peine après l’annexion, les commissaires du roi, reprenant et
-développant les projets de Paoli, proposaient d’établir une Université à
-Corte avec les quatre facultés (théologie, droit, médecine et arts). De
-plus ils décidaient que quatre collèges seraient fondés à Bastia, à
-Ajaccio, à Cervione et à Calvi, des pensionnats à Bastia et à Ajaccio,
-et des écoles dans la campagne. Enfin les séminaires, qui avaient été
-occupés par les troupes, seraient rendus aux évêques.
-
-De pareils projets donnaient-ils entièrement satisfaction à l’opinion
-corse et quels vœux formait-elle à ce sujet? On peut s’en rendre compte
-en parcourant les requêtes présentées au roi par les députés des Etats,
-encore que de pareils documents soient forcément empreints d’un certain
-optimisme officiel. Particulièrement, en ce qui touche l’instruction
-publique, leurs demandes ont un grand intérêt: on y voit un exemple de
-la noble et intelligente façon dont ils comprenaient leur
-«francisation».
-
- * * * * *
-
-La monarchie française cherche à favoriser la noblesse, en créant, en
-face du tiers et du clergé plus indépendants, une classe d’hommes qui
-seraient attachés au gouvernement par l’intérêt. Prolongement du
-caporalisme par suite de l’égoïsme administratif. Et les jeunes nobles,
-qu’on jugeait utiles de «dépayser» pour «changer leur façon de penser»,
-furent admis au collège Mazarin, au séminaire d’Aix, aux écoles royales
-militaires, à la maison de Saint-Cyr. On vit à Brienne Napoléon
-Bonaparte; à Vendôme, Jean-Baptiste Buttafoco, que l’inspecteur Reynaud
-de Monts jugeait très insubordonné et qui, avec peu de moyens, joignait
-à l’entêtement de son pays le dégoût du travail; à Effiat, Luce-Quilico
-Casabianca, le futur Conventionnel, que l’inspecteur Keralio trouvait un
-peu sombre, mais bon, capable d’application et d’un labeur soutenu; à
-Auxerre, Jean-Baptiste Casalta; à Rebais, Luc-Antoine d’Ornano et
-Arrighi de Casanova; à Tiron, César-Joseph Balthazar de Petriconi, son
-frère Jean-Laurent, Paul-François Galloni d’Istria, qui devint, au
-sortir de l’émigration, adjudant général au service de Naples et
-lieutenant-colonel d’état-major au service de France; Marius Matra, qui
-fut aide de camp du général Franceschi et capitaine adjoint à
-l’état-major de l’armée d’Italie, etc.[K].
-
-Ce n’était pas assez de s’attacher la noblesse: il fallait attirer les
-Corses dans les troupes du roi. Ils furent admis dans tous les régiments
-de l’armée; ils eurent leur régiment particulier, le Royal Corse; après
-la dissolution du Royal Corse en 1788, deux bataillons de chasseurs, les
-chasseurs royaux corses et les chasseurs corses, ne se composèrent que
-d’insulaires. Chaque compagnie reçut quatre soldats corses, destinés à
-s’initier aux arts et aux métiers, «afin de se rendre utiles dans l’île
-et de contribuer à sa prospérité».
-
-Enfin, les Corses ne payèrent que très peu d’impôts. Il y avait l’impôt
-territorial, perçu en productions soit animales, soit végétales, à
-raison du vingtième des récoltes, et Napoléon a justement remarqué que
-les économistes firent dans son île l’essai de l’imposition en nature.
-Il y avait un impôt de deux vingtièmes sur les loyers, mais il ne
-frappait que les propriétaires des villes. Il y avait des droits de
-contrôle, de timbre et de douane. Mais, si les taxes d’entrée et de
-sortie paraissaient excessives, elles étaient surtout à la charge des
-étrangers et des Français. Bref, l’île--et ce mot revient dans tous les
-mémoires du temps--l’île était _onéreuse_ au roi, et le parrain de
-Napoléon, Laurent Giubega, assure que la dépense excédait de 600.000
-livres le total des recettes.
-
-Des travaux considérables furent entrepris. Deux grands chemins avaient
-été ouverts depuis la conquête: de Bastia à Saint-Florent et de Bastia à
-Corte. On ébauchait la route de Corte à Ajaccio. Et si les voies
-restaient insuffisantes, on aurait mauvaise grâce à s’en plaindre après
-vingt ans seulement d’administration française. Louis XVI fait installer
-à Ajaccio une madrague pour la pêche du thon, une corderie pour les
-chanvres du pays; il fait entreprendre le dessèchement de l’étang des
-_Salini_, propriété de Charles Bonaparte, pour y créer une pépinière de
-mûriers et autres arbres fruitiers; il accorde un subside de 21.000
-livres pour l’agriculture[L]. Un édit du 23 mars 1785 accordait une
-prime de dix sous par plant à toute personne qui introduirait du
-continent vingt plants au moins de mûriers greffés.
-
-Par trois fois, l’administration tenta de fonder des colonies: 80
-Lorrains transportés à Poretto, des Génois près du golfe d’Ajaccio, au
-domaine de Chiavari, 110 pionniers au domaine de Galeria. La plupart
-succombèrent. En revanche, les Grecs de Paomia, réfugiés à Ajaccio,
-furent installés non loin de leurs premiers défrichements, à Cargèse,
-qui devint admirablement prospère. On commença de dessécher les plaines
-de Biguglia et de Mariana. On entreprit en 1773 le plan terrier de la
-Corse qui fut confié à MM. Bédigis, Testevuide et Tranchot, et qui eut
-également pour but--l’abbé Rossi nous l’assure--de recueillir des
-renseignements sur l’esprit public des anciennes familles paolistes.
-
-Le commerce se développa. Ajaccio est en relations avec Marseille,
-Toulon, Saint-Tropez, Antibes et la Seyne. Les droits d’entrée pour les
-marchandises de provenance française sous pavillon national étaient de
-2, 7-1/2, 15 et 25 p. 100 de leur valeur. Les droits de douanes
-acquittés à Ajaccio pendant la période 1785-89 ont été de 37.807 francs.
-Le marché de la ville est convenablement approvisionné. Le boisseau
-(_bacino_) de blé de 14 livres 1/2 coûte 1 fr. 16 sous; pour l’orge et
-le millet, 1 fr. 2 sous; le pot d’huile de 1 l. 7 onces 1/2, 16 sous; la
-bouteille de vin, 3 sous 6 d.; la livre de bœuf ou de mouton, 5 sous; le
-poisson de première qualité, 3 sous la livre.
-
-A la faveur de ce commerce, des familles françaises vinrent s’établir en
-Corse et y firent souche. Ces arrivés de la première heure furent les
-Touranjon, les Serpeille, les Arène, les Garçain, les Bonnet, les Maury,
-les Roux, les Picard, etc. On les désignait généralement sous le nom de
-leur province d’origine. Ainsi les Serpeille, originaires du Dauphiné,
-étaient connus sous le nom de _Dufiné_, les Maury sous celui de
-_Languido_ (Languedoc), les Roux étaient appelés _Sciampagne_
-(Champagne). Il arrivait même que le nom patronymique disparaissait
-complètement pour faire place à celui de la province: le nom de
-Touranjon a dû se former ainsi. D’autres enfin, comme les Picard,
-étaient beaucoup plus connus par de gais sobriquets, si répandus
-autrefois en France: cette famille avait celui de _Cœur joyeux_, dont on
-fit, par corruption, _Cruginé_, qui s’est perpétué jusqu’à nos jours.
-
- * * * * *
-
-La fusion s’accomplissait doucement, sans heurts, entre Français et
-Corses. Les anciens paolistes, comprenant que l’île retirerait de son
-union avec la France d’immenses avantages, se ralliaient peu à peu.
-Charles Bonaparte avait été l’un des premiers: «J’ai été, répétait-il,
-bon patriote et paoliste dans l’âme, tant qu’a duré le gouvernement
-national; mais ce gouvernement n’est plus, nous sommes devenus Français,
-_evviva il Re e suo governo_.» Laurent Giubega, greffier en chef des
-Etats de 1771, que Charles Bonaparte appelait _amatissimo signor
-compadre_ et qui fut le parrain de Napoléon, était également dévoué au
-régime nouveau: «Puisque l’indépendance nationale est perdue, aurait-il
-dit au maréchal de Vaux, nous nous honorerons d’appartenir au peuple le
-plus puissant du monde, et de même que nous avons été bons et fidèles
-Corses, nous serons bons et fidèles Français.» Paoli refuse en 1776
-d’abandonner l’Angleterre pour entrer au service du roi de France; mais
-il dicte à son secrétaire, l’abbé Andrei, un curieux mémoire sur «le
-meilleur parti que pourrait tirer la France de la Corse».
-
-Cependant la francisation n’avait pas dépassé les grandes villes du
-littoral et là même elle restait précaire: les Corses étaient
-mécontents, les Corses boudaient. Trop de réglementation avait surpris
-ce peuple jaloux de son indépendance. Une foule d’édits, d’ordonnances,
-de lettres patentes, d’arrêts du conseil, de règlements de police,
-tapissaient toutes les rues «et ne produisaient d’autre effet que de
-faire rire le peuple dans les commencements, parce qu’on ne savait
-comment s’y prendre pour les faire mettre à exécution dans l’intérieur
-du pays». Quand on s’en prenait aux podestats de leur inexécution, ils
-répondaient qu’ils ne savaient pas lire le français. Pour le leur
-apprendre, on leur envoyait continuellement «des exécutions militaires».
-Et le Corse se cabrait. D’autant plus que le personnel administratif
-n’était pas à la hauteur de sa tâche: l’intendant Chardon, qui venait de
-Cayenne, considéra la Corse comme un domaine colonial dont
-l’exploitation était fructueuse; il fit si bien qu’il fallut le
-rappeler. Mais l’exemple venait de haut et, dans le morcellement de
-l’autorité, les ministres de la Guerre, de la Justice, des Finances et
-de la Marine ne songeaient qu’à créer des emplois pour y placer leurs
-créatures. «Cette foule de gens, soit par ignorance, par incapacité ou
-par mauvaise foi, retarde plutôt qu’elle ne contribue au bonheur
-public.» La méfiance des Corses augmentait et devenait de la haine
-envers ces Français qui les méprisaient. Le Tiers-État demande, dans les
-cahiers de 1789, que les charges du Conseil supérieur soient conférées à
-des hommes d’expérience, à des officiers des justices royales et à des
-avocats émérites.
-
-La question financière augmenta le malaise. La Corse avait d’abord été
-attachée au ministère de la Guerre, à qui elle revenait de droit comme
-province frontière et pays conquis. Mais en 1773 l’abbé Terray demanda
-et reçut la finance de l’île. Le contrôleur général fournit dès lors aux
-dépenses extraordinaires de la caisse militaire par un fonds annuel de
-1.500.000 livres; par contre, il fut maître de l’administration civile,
-couvrit la Corse d’employés, intervint dans toutes les affaires,
-repoussa tous les projets utiles qui coûtaient quelque argent. En vain
-Necker offrit la Corse à Saint-Germain, en vain d’autres voulurent la
-«jeter à la tête» de Vergennes ou d’Amelot: ce fut seulement à la veille
-de la Révolution que le département fut rattaché à la Guerre. La Corse
-était donc en proie à la Finance. Les deux Lorrains--les frères
-Coster--qui dirigeaient l’administration centrale inondèrent la Corse
-de leurs parents, de leurs amis. Les Corses eussent rempli ces charges à
-moins de frais, avec plus de probité et rien ne les eût rattachés
-davantage à la France. «Voilà, écrivait Paoli, ce qui a brisé leur
-courage; ils sont tombés dans un vide affreux, lorsqu’ils ont été privés
-du plaisir de veiller, de contribuer au bien commun, lorsqu’ils n’ont
-plus aperçu aucune liaison entre eux et l’intérêt général, lorsqu’ils
-ont vu ces soins pénibles, patriotiques et honorables accordés à des
-Français dont tout le talent consiste à unir des chiffres et à tracer
-des lettres.» Et qui étaient ces Français? Vauvorn, convaincu d’avoir
-volé le bois de la couronne et avouant qu’il devait au Trésor 3 à 4.000
-livres, était mis à la tête de la douane de Calvi; d’autres avaient
-simplement à refaire une situation compromise et s’en acquittaient
-consciencieusement: Houvet, ci-devant commis des bêtes à cornes, Moreau,
-déserteur du régiment de Bretagne, Sappey, ancien garçon perruquier,
-trop heureux à leur arrivée d’avoir du pain, acquéraient une fortune
-dans les diverses entreprises et finissaient par posséder plus de cent
-mille écus.
-
-L’impôt n’était pas lourd; mais les droits de douane, plus élevés qu’en
-Italie, empêchaient la population d’augmenter et la culture de
-s’étendre. Les adjudications affamaient la population. Les Corses se
-soulevèrent en 1774: l’insurrection fut réprimée. Mais les habitants, se
-regardant comme opprimés, n’étaient pas encore de cœur avec les
-Français. «Pendant près de vingt années, écrivait Constantini à
-l’Assemblée Constituante, la Corse a vu s’accroître le terrible colosse
-du despotisme militaire, a vu s’accumuler les abus d’autorité, les
-vexations ministérielles, les rapines judiciaires.» Un commissaire civil
-de cette même assemblée ne reconnaît-il pas que les Corses étaient
-avant 1789 des «sujets asservis et trop négligés, toujours prêts à
-secouer le joug»? Napoléon ne dit-il pas que les bienfaits du roi
-n’avaient pas touché le cœur des habitants et que la Corse était, sous
-le règne de Louis XVI un pays malintentionné qui frémissait sous la main
-de ses vainqueurs?
-
-
-
-
-XXIII
-
-LA RÉVOLUTION ET L’EMPIRE
-
- _Les promesses de Barère.--L’agitation séparatiste: Paolistes et
- Bonapartistes.--La Corse anglaise.--Miot et Morand.--La Corse
- napoléonienne._
-
-
-Ce fut la Révolution française et, après elle, les Bonaparte, qui
-gagnèrent à la France le cœur de la Corse. Provoquée par des causes
-semblables à celles qui, un demi-siècle plus tôt, avaient armé les
-Corses contre le despotisme génois, la Révolution fut accueillie avec
-enthousiasme par le Tiers-Etat, dont les députés--l’avocat Saliceti et
-le comte Colonna de Cesari Rocca--allaient bientôt compter parmi les
-Constituants les plus fougueux. Les deux autres députés de la Corse--le
-comte de Buttafoco pour la noblesse, l’abbé Peretti della Rocca pour le
-clergé,--demeuraient au contraire fidèles à la royauté et font cause
-commune avec le général de Barrin, gouverneur de la Corse. Le 5 novembre
-1789, une émeute éclate à Bastia entre les patriotes, à qui le jeune
-Napoléon fournit des cocardes tricolores, et les soldats du roi, qui
-veulent conserver la cocarde blanche. M. de Barrin doit céder. Le 30
-novembre, Volney lit à l’Assemblée Nationale une lettre, que Napoléon a
-inspirée, racontant les événements tout à l’avantage des patriotes. Il
-en résulta une motion, faisant cesser le régime militaire auquel la
-Corse était soumise depuis son annexion et la déclarant partie
-intégrante de l’Empire français.
-
-Les Corses eurent un mouvement de joie et de confiance. Paoli se fit
-l’interprète de leur fidélité et de leurs espoirs. Le champion de
-l’indépendance affirma sa joie de devenir le fils adoptif du pays
-généreux où la liberté venait d’éclore. Revenu de Londres à la suite du
-décret du 30 novembre, il reçut de grands honneurs en passant à Paris.
-Quand il débarque à Macinaggio, après un exil de vingt ans, il s’écrie
-en baisant le sol: «O ma patrie, je t’ai laissée esclave, et je te
-retrouve libre!» Puis il se rembarque pour Bastia, où il arrive le 17
-juillet 1790.
-
-Il apportait les pleins pouvoirs de l’Assemblée nationale, pour procéder
-à l’organisation de l’île. A la consulte qui se tint à Orezza du 9 au 27
-septembre 1790, et qui décida de célébrer tous les ans l’anniversaire du
-décret d’incorporation de la Corse à la France, Paoli fut nommé
-président du conseil administratif et reçut un traitement de 50.000
-francs; il était en plus commandant des gardes nationales.
-
-A la tribune de la Constituante, Barère, rapporteur du Comité des
-Domaines, assura la Corse de toute la sollicitude de la France.
-Promesses solennelles qui datent du 4 septembre 1791: «La Corse est
-libre, la Corse est française, les tyrans ne l’oppriment plus: c’est à
-vous de la régénérer! Elle a été riche et peuplée sous les Romains,
-malheureuse et ensanglantée sous les Génois, pauvre et inculte sous
-votre ancien gouvernement. Elle présente cependant tous les moyens
-physiques et moraux d’une brillante et solide régénération. Ce peuple
-est idolâtre de la liberté, et il n’est vraiment libre que depuis la
-Révolution française; il aime les lois, et il est sans civilisation; il
-a un grand caractère, et il éprouve tous les maux attachés à la
-faiblesse; il a un territoire fertile, et il est pauvre; il a une
-situation de commerce admirable, des ports nombreux, des pêcheries
-abondantes, et cependant son commerce languit et son industrie est
-nulle. De tous les peuples de l’Europe, les Corses sont aujourd’hui dans
-les circonstances les plus favorables pour jouir du bienfait de la
-liberté et recevoir les avantages d’une belle constitution... Cette île
-peut parvenir aussi facilement que les autres départements du royaume à
-un haut degré de prospérité, quoiqu’elle soit dans ce moment la plus
-reculée en tout sens. Le moment de régénérer cette île est arrivé...»
-
-La Corse est pauvre: «Une population peu nombreuse, des villes
-dépeuplées, un pays sans industrie, le numéraire rare, les campagnes
-n’offrant à la vue que des brandes et des taillis ou _maquis_ inutiles,
-l’agriculture devenue étrangère ou indifférente aux habitants: voilà le
-tableau de la Corse sous l’ancien régime de France, quoiqu’il n’y ait
-pas en Europe un autre pays où la végétation soit plus abondante, plus
-hâtive et plus facile à entretenir par la bonté reconnue des pâturages.»
-Y aurait-il donc, continue Barère, une fatalité irrésistible «qui
-condamne à jamais l’île de Corse à languir dans cet état déplorable? Et
-puisque son délaissement et son inculture ne peuvent être imputés à la
-nature de ses terres, qui égalent en bonté les meilleures terres de
-l’Europe, serait-ce au caractère des habitants ou à la dégradation
-successive de leur caractère primitif, sous l’empire des circonstances
-politiques dont ils ont été si longtemps les jouets et
-
-[Illustration: Gorges de Ponte Novo (_Phot. Moretti._)--Propriano.
-(_Sites et Monuments du T. C. F._)
-
- Pl. XVI.--CORSE.
-]
-
-les victimes, qu’il faudrait attribuer leur malheur? Repoussons,
-repoussons sans hésiter une conjecture aussi fausse qu’ingénieuse. La
-Corse est malheureuse; mais elle peut dire aux représentants de la
-nation dont elle fait partie: Dites un mot, et mes malheurs cesseront».
-
-Mais à ces Corses qu’elle juge si dignes d’intérêt, à qui elle fait tant
-de promesses pour l’avenir, l’Assemblée Constituante n’accorde pour le
-moment qu’un petit bienfait, et partiel. Elle décrète que «les dons,
-concessions, acensements et inféodations, et tous autres actes
-d’aliénation, sous quelque dénomination que ce soit, de divers domaines
-nationaux situés dans l’île de Corse, faits depuis 1768, époque de sa
-réunion à la France, par divers arrêtés du Conseil, lettres-patentes et
-tous autres actes, sont révoqués et, conformément aux lois domaniales,
-sont et demeurent réunis au domaine national».--Quant aux mesures
-d’ensemble, «nous regrettons, dit Barère, de ne pouvoir réclamer dans ce
-moment, pour ce pays, tous les secours dont il a besoin, et dont
-l’utilité se fera bientôt sentir dans toute son étendue; mais nos
-successeurs immédiats s’empresseront certainement de les réclamer de la
-nation pour un département qui est incontestablement le plus pauvre, le
-plus malheureux, et qui peut devenir cependant un des plus beaux, des
-plus riches de la France».
-
- * * * * *
-
-Ni la Législative, ni la Convention ne tinrent ces promesses. On peut
-dire que la Législative n’eut pas le temps. Quant à la Convention, elle
-vit la Corse tenter de se séparer de la France et suivre Paoli qui
-l’entraînait vers l’Angleterre. Pourquoi ce revirement? Deux hypothèses
-sont possibles. Paoli aurait espéré occuper en Corse une situation
-prépondérante et rester, comme par le passé, le véritable chef du pays;
-mais la Convention n’entendait pas abdiquer devant lui et refusa de lui
-donner le commandement en chef de l’expédition de Sardaigne. La deuxième
-hypothèse repose sur l’horreur que lui auraient inspirée les actes de la
-Convention, sur ses sentiments fédéralistes et girondins, sur son
-hostilité vis-à-vis des Montagnards qu’il traitait de «cannibales». Les
-deux hypothèses ne s’excluent pas forcément. Quoi qu’il en soit, la
-conduite de Paoli lors de l’expédition de Sardaigne fut considérée comme
-la cause principale de l’échec de cette expédition et, sur d’autres
-accusations, auxquelles le jeune Lucien Bonaparte n’était pas étranger,
-Paoli, que Marat appelle «lâche intrigant», est décrété d’accusation par
-la Convention. Condorcet rédige une pompeuse adresse dénonçant aux
-habitants de l’île de Corse «l’antique alliance de la tyrannie royale et
-du despotisme sacerdotal». Les commissaires du gouvernement envoyés en
-mission, Saliceti, Lacombe Saint-Michel et Delcher, agissent avec
-vigueur. Napoléon Bonaparte, qui croit avoir trouvé l’occasion de se
-révéler, se place à la tête du parti français, mais, après une vaine
-tentative d’entrevue à Corte, il rétrograde à Vivario, puis à Bocognano.
-Un moment arrêté dans la maisonnette dite de _la Poule noire_ par les
-émissaires de Paoli, il est délivré par ses partisans qui protègent sa
-retraite jusqu’à Ucciani. Rentré dans Ajaccio, il n’est pas en sécurité
-dans sa demeure et se réfugie chez le maire, Jean Jérôme Levie, où il
-reste trois jours, s’embarque pendant la nuit, atterrit à Macinaggio et
-gagne Bastia le 10 mai 1793. Il y passe douze jours, pressant les
-représentants de la Convention de venir s’emparer d’Ajaccio, afin
-d’isoler dans Corte Paoli révolté. Lui-même, précédant sur un chebek la
-flottille française, débarque à Provenzale près d’Ajaccio. Des bergers
-lui apprennent que sa maison a été pillée par les Paolistes le 24 mai,
-que sa mère et l’abbé Fesch, prévenus à temps, se sont réfugiés aux
-Milelli, pendant que ses frères sont cachés dans Ajaccio. Letizia,
-poursuivie par les Paolistes, ne peut trouver un asile dans la tour de
-Capitello, elle doit fuir jusqu’à Casella, sur l’isthme qui rattache
-Capo-di-Muro au territoire de Coti-Chiavari: on couche sur le plancher
-entre les quatre murs d’une masure abandonnée.
-
-Cependant l’attaque contre Ajaccio ne réussit pas. Loin de se soulever
-comme on l’espérait, la ville est aux mains des Paolistes. La flottille,
-partie de Bastia le 23 mai et retardée par une tempête jusqu’au 29, ne
-fait qu’une courte démonstration devant Ajaccio. Elle regagne le
-mouillage de Capitello. Napoléon se rend à Calvi, où son parrain Laurent
-Giubega donne asile à sa famille. Ils en repartent bientôt pour
-débarquer à Toulon, le 13 juin 1793, proscrits, désemparés. Le rôle de
-Bonaparte paraît fini en Corse.
-
-Mais Paoli ne peut triompher seul dans une île livrée à l’anarchie des
-partis. Pour rompre l’unité du mouvement séparatiste, la Convention
-divise l’île en deux départements, le département du Golo et le
-département du Liamone (11 août 1793). Commissaire du Conseil exécutif,
-Joseph Bonaparte essaie d’animer sa patrie de l’esprit révolutionnaire
-et, pour cela, de «l’inonder de lumières». Il agit de loin, n’ayant pu
-dépasser Toulon, et il a pour collègue, dans cette «mission de
-fraternité et d’instruction», le fameux Buonarroti, dont le rôle en
-Corse n’a pas encore été suffisamment étudié. Cependant l’amiral Hood
-répond aux sollicitations de Paoli, et Nelson, alors capitaine de
-vaisseau, apparaît dans les eaux corses. Successivement le commandant
-bloque Calvi, débarque à Saint-Florent, dont il brûle la campagne,
-détruit les barques et les approvisionnements de Centuri, Macinaggio,
-Lavasina, Miomo et jette l’ancre enfin devant Bastia le 19 février 1794.
-
-Sur la ville de Bastia et sur le siège qu’elle eut alors à subir, la
-correspondance de Nelson fournit des renseignements précis et curieux.
-C’était alors une grande cité, peuplée de 15.000 habitants, avec une
-belle jetée pour les navires. Elle est défendue par 6 forts détachés et
-une citadelle avec 20 embrasures; il y a 62 canons montés, en plus des
-mortiers, et une garnison de 4.500 hommes. Mais Nelson croit pouvoir
-compter sur le soulèvement des Paolistes, qui se sont fortifiés à Cardo.
-De plus, dès le 18 mars, la disette des vivres se fait sentir: «un petit
-pain se vend 3 livres»; et tandis que s’épuisent les munitions et les
-vivres, Nelson, dont la flotte est renforcée par 7 navires que lui
-envoie l’amiral Hood, multiplie les batteries et rend le blocus de plus
-en plus rigoureux. «Nous l’emporterons, écrit-il le 26 mars, il le faut,
-ou quelques-unes de nos têtes seront couchées bas.» Il a d’ailleurs
-compris toute l’importance stratégique de la Corse: «Cette île doit
-appartenir à l’Angleterre pour être régie par ses propres lois, comme
-l’Irlande, avec un vice-roi et des ports libres...; elle commandera la
-Méditerranée.»--L’héroïsme des assiégés fut à la hauteur des
-circonstances. Le représentant en mission, Lacombe Saint-Michel, aidé du
-maire Galeazzini et des généraux Rochon et Gentili, sut organiser une
-résistance opiniâtre: «J’ai des boulets rouges pour vos navires,
-déclarait-il fièrement à l’amiral Hood, et des baïonnettes pour vos
-troupes. Quand les deux tiers de nos hommes auront été tués, alors je
-me fierai à la générosité des Anglais.» Pourtant il fallut capituler le
-22 mai: il ne restait plus que quelques jours de vivres; les assiégés
-avaient eu 203 tués et 540 blessés.
-
-Maîtres de Bastia, les Anglais étaient maîtres de la Corse. Il ne leur
-restait plus qu’à s’emparer de Calvi. Il y fallut un siège qui dura du
-19 juin au 10 août 1794 où s’illustra Abbatucci et où Nelson eut l’œil
-droit «entièrement fendu». Le 10 juin 1794 une consulte, convoquée à
-Corte par Paoli, rompit tout lien avec la France et, huit jours après,
-Charles André Pozzo di Borgo y faisait acclamer une constitution
-anglo-corse reconnaissant comme suzerain le roi d’Angleterre; sir
-Gilbert Elliot l’accepta au nom de George III. Le Parlement corse issu
-de cette constitution se réunit le 1ᵉʳ février 1795 à Bastia, et offrit
-la présidence à Paoli qui refusa pour ne pas troubler le fonctionnement
-du régime nouveau. Mais sa personnalité demeurait redoutable et
-Morosaglia devint bientôt le rendez-vous des mécontents. L’Angleterre
-prit peur et l’invita à quitter la Corse. Paoli hésita. Craignant de
-faire renaître la guerre civile, et d’ailleurs hors d’état de résister
-longtemps, il céda. Le 14 octobre 1795, il s’embarquait à Saint-Florent
-et partait pour Londres où il devait mourir en 1807.
-
-Son départ ne rendit pas la sécurité aux Anglais pas plus que les
-glorieuses croisières de Nelson au nord du Cap Corse. Tout cela ne
-pouvait empêcher les victoires continentales de la France de produire
-leurs résultats. Quand l’Italie du Nord eut été conquise par Bonaparte,
-le général Gentili reparut à Livourne et, avec un millier de Corses, se
-prépara à revenir combattre dans sa patrie. Nelson fut chargé de bloquer
-le port italien pour empêcher ce projet d’aboutir. Il avait réussi à
-merveille, s’était emparé des îles d’Elbe et de Capraja, lorsque, au
-mois d’octobre 1796, le gouvernement anglais décida d’évacuer la Corse.
-Nelson dut se rendre à Bastia, où il recueillit le vice-roi avec la
-garnison anglaise. Il intimida à tel point par ses menaces les habitants
-de la ville et la petite troupe de Gentili, débarquée près de Rogliano,
-qu’il put emporter tout ce qu’il voulut. Le 20 Octobre il s’embarquait
-le dernier, abandonnant cette île qu’il avait contribué à conquérir et
-où il avait commencé cette carrière glorieuse qui devait finir à
-Trafalgar en 1805.
-
- * * * * *
-
-Du quartier général de Modène, Bonaparte, général en chef de l’armée
-d’Italie, expose aux citoyens directeurs, le 26 vendémiaire an V (17
-octobre 1796), quelques idées sur la Corse: «La Corse, restituée à la
-République, offrira des ressources à notre armée et même un moyen de
-recrutement à notre infanterie légère.» Saliceti est envoyé dans l’île
-pour proclamer l’amnistie et réaliser l’apaisement; mais le gouvernement
-sent le danger de laisser tous les pouvoirs «entre les mains d’un homme
-né dans le pays, ayant des injures personnelles à venger et qui, en
-supposant même qu’il restât impartial dans le maniement des affaires, ne
-pourrait jamais persuader à ses compatriotes qu’il le fût réellement».
-Le Directoire lui adjoint Miot de Melito, un ancien fonctionnaire de la
-Guerre, délégué auprès du grand duc de Toscane. Joseph Bonaparte
-l’accompagne et lui sera «d’un précieux concours». Là où Saliceti--_u
-compatriottu_--a échoué, Miot--_u francesi_--va réussir. Il débarque à
-Erbalunga le 22 décembre 1796, parcourt le pays, réprime les
-insurrections, organise les deux départements du Golo et du Liamone,
-nomme les commissaires du pouvoir exécutif, met le pays sous l’empire
-de la constitution de l’an III et regagne le continent (29 nov. 1797).
-Mais l’adjudant-général Franceschi, dont Miot a fait son aide de camp,
-constate que l’esprit public a été complètement corrompu par les
-Anglais. Une véritable croisade est fomentée par les prêtres au couvent
-de San Antonio en Casinca: ils ont persuadé aux insulaires que les
-Français «nient Dieu et veulent abolir la religion». Une foule
-d’hommes portant à leurs coiffures une petite croix blanche--la
-_Crocetta_,--sèment la terreur et la destruction dans les cantons de
-Moriani de Casinca et d’Orezza, n’épargnant à Ampugnani que la maison du
-curé Sebastiani (l’oncle du général), connu pour sa haine des Français.
-
-Quand le bruit de cette insurrection, qui fut réduite dans le sang par
-le général de Vaubois, parvient à Paris, le 18 brumaire est fait.
-Saliceti lutte en vain contre les troubles du Fiumorbo et de la Balagne:
-il multiplie les commissions militaires et frappe le pays d’une
-contribution de guerre de deux millions. C’est l’anarchie: l’île tombe
-au pouvoir du général Ambert. Enfin Miot est renvoyé en Corse avec
-mission de rétablir la paix et de régénérer le pays. Il débarque à Calvi
-le 25 mars 1801. Joseph Bonaparte l’accompagne, Lucien cède 6.000
-volumes pour la Bibliothèque d’Ajaccio. Un pépiniériste en vogue,
-Noisette, fonde les jardins botaniques d’Ajaccio et de Bastia. La
-culture du coton est inaugurée, et celle de la cochenille. Miot prend
-des arrêtés restés célèbres où il atténue certains droits de douane,
-d’enregistrement et de succession. Il supprime totalement les taxes des
-contributions indirectes. Pour mieux lutter contre le banditisme, il
-suspend l’exercice de la constitution et, supprimant l’institution du
-jury, il forme un tribunal exceptionnel. La ville d’Ajaccio est
-embellie et agrandie: sur l’emplacement des anciennes fortifications
-abattues, un quartier nouveau s’élève. Quittant le pays le 24 octobre
-1802, Miot pouvait déclarer au premier consul qu’il laissait le pays
-«généralement tranquille, affectionné au gouvernement et jouissant de
-l’avantage des améliorations qu’il vous doit».
-
-Mais il faut des mesures exceptionnelles pour guérir la Corse de ses
-maux séculaires: une justice rapide et impartiale, une dictature
-militaire. Et les consuls nomment en Corse le général Joseph Morand (22
-juillet 1801), investi des pouvoirs les plus étendus. Morand fait une
-levée générale de troupes, prohibe les ports d’armes de la façon la plus
-absolue. Mais il rencontre des obstacles de la part des autorités
-constituées--Pietri, préfet du Golo, Arrighi, préfet du Liamone,
-Casabianca, titulaire de la sénatorerie de la Corse. Il se heurte
-surtout à la méfiance, à la colère des Corses qui le calomnient et
-essaient d’obtenir sa destitution. Il reste fidèle à sa mission, dénonce
-l’existence du Comité anglo-corse d’Ajaccio et réprime cruellement la
-conspiration de 1809 dont beaucoup l’ont accusé d’avoir exagéré
-l’importance. En 1811, il remédie à la famine que de mauvaises récoltes
-ont déterminée dans l’île, ordonnant que tous les approvisionnements de
-l’armée contenus dans les vastes magasins de la guerre, à Bastia, à
-Ajaccio, à Calvi, à Bonifacio, à Corte, soient mis à la disposition des
-habitants à titre remboursable, signalant au gouvernement les misères
-des Corses «qui se nourrissent d’herbes des champs» et appelant sur eux,
-par de pressantes correspondances, les secours de la métropole.
-Fonctionnaire énergique, d’une implacable sévérité, mais administrateur
-éminent, il ne mérite pas la réprobation dont les Corses l’ont accablé.
-Le général Berthier, qui le remplace (1811-1814), se brouille avec
-Bastia en organisant l’unité administrative de l’île dans un seul
-département avec Ajaccio pour chef-lieu (19 avril 1811).
-
- * * * * *
-
-L’empereur n’a cessé de s’occuper de son pays et sa correspondance en
-fait foi. Il porte son activité sur toutes les branches de
-l’administration: justice et finances, armée de terre et marine,
-commerce, travaux publics, agriculture, organisation de la police. Il
-veut à la tête des services des hommes qui connaissent le pays et la
-langue. Il essaie d’établir à Ajaccio «une fabrique de briques et une
-poterie pour le menu peuple, afin qu’il ne soit pas pour ces objets
-tributaire des Génois». Il se préoccupe du développement économique de
-l’île. Il y songe à Paris, à Fontainebleau, à Compiègne, à Saint-Cloud;
-il y songe également sur les chemins de l’Europe, à Strasbourg, à
-Potsdam, à Schœnbrunn, à Dresde. Il encourage la culture du coton; il
-s’intéresse à l’établissement de hauts fourneaux destinés à employer le
-minerai surabondant de l’île d’Elbe. Il s’occupe d’une manière spéciale,
-surtout à partir de 1810, de la réorganisation financière du pays et de
-l’exploitation de ses forêts.
-
-Le temps manqua à Napoléon pour accomplir en Corse ses généreux projets.
-Trop souvent aussi il lui manqua le concours loyal et désintéressé des
-chefs de services, qui détournaient à leur profit ou faisaient servir à
-d’autres usages les fonds envoyés pour améliorer la situation de l’île.
-
-Il n’eut pas non plus la population corse avec lui. A la nouvelle de
-l’abdication de Fontainebleau, personne ne songea à se soulever en sa
-faveur. Le 28 avril, le préfet du Liamone, Arrighi, se rallie aux
-Bourbons; le maire, François Levie, fait hisser «le cher drapeau des
-lis» sur le clocher de la cathédrale et la mairie est illuminée pour
-saluer le retour «des rois légitimes». Un buste en marbre de l’empereur,
-donné en 1806 par le cardinal Fesch à la ville d’Ajaccio, est livré à la
-foule qui le précipite à la mer. On n’a que mépris contre ce
-_bastardino_, dont il faut effacer jusqu’au souvenir: les rues de la
-ville prennent des noms royalistes. Bastia ouvre ses portes aux Anglais,
-mais ceux-ci ne font en Corse qu’une courte apparition et le traité de
-Paris la rendit à la France. Bonapartistes aux Cent Jours, les Corses
-redeviennent royalistes avec le retour de Louis XVIII.
-
-
-
-
-XXIV
-
-LA PÉRIODE CONTEMPORAINE
-
- _Un préfet de la Restauration: Saint-Genest[M].--La Corse et
- l’opinion publique.--Napoléon III et la 3ᵉ République._
-
-
-Une vie politique tout à fait agitée et généralement inféconde, un
-développement économique extrêmement précaire; négligences de la
-métropole, inertie des Corses; tel est le spectacle que nous offre le
-<small>XIX</small>ᵉ siècle.
-
-Napoléon disparu, le parti bonapartiste se forma. Le marquis de Rivière,
-au nom du roi, organisait en Corse la Terreur blanche. Alors se place la
-curieuse guerre de Fiumorbo, pendant laquelle, dans le maquis et les
-ravins de cette contrée inaccessible, le commandant Poli, petit-gendre
-de la nourrice de Napoléon, qui avait suivi l’empereur à l’île d’Elbe et
-sur qui Napoléon comptait pour se ménager au besoin une retraite en
-Corse, tint tête pendant de longs mois aux troupes royales. Les femmes
-corses combattaient avec Poli, aussi acharnées que les hommes à défendre
-la liberté. La Restauration s’affermit cependant en Corse, et l’on
-proclama l’amnistie générale.
-
-Pourtant l’île reste divisée et la succession des régimes politiques a
-déterminé ici comme dans les autres départements un malaise qu’il est
-difficile de dissiper. «Deux partis principaux sont en présence,
-écrivait le chevalier de Bruslart, ancien commandant militaire de la
-Corse, dès le 6 octobre 1814; les anciennes familles attachées aux
-Bourbons et les nouvelles que Bonaparte et la Révolution ont élevées.
-Entre ces deux partis, l’amalgame est impossible.» Dès le début, les
-administrateurs français ne songent qu’à une seule méthode: se mettre à
-la tête d’un parti pour triompher de l’autre, prolonger en somme l’état
-social anarchique et les errements des Génois; nul n’entreprend
-loyalement, courageusement la fusion des partis, l’œuvre de concorde et
-d’apaisement qu’il aurait fallu.
-
-Rien de plus curieux à étudier que la question électorale en Corse dans
-les premières années du régime censitaire. Nous connaissons les lois qui
-ont réglé les élections législatives sous la Restauration ainsi que les
-tendances des ministères chargés de les appliquer: nous savons ce que
-fut par en haut la politique du gouvernement. Mais ne convient-il pas
-d’être sceptique en matière de formules législatives et, pour pénétrer
-une réalité plus concrète, il faut négliger les légiférants pour aller
-chez les électeurs. Comment fut pratiqué ce régime dans l’île lointaine
-où il était si difficilement applicable? Dans quel sens agirent les
-candidatures officielles et les pressions administratives? Comment
-furent composées les listes électorales et quelles garanties
-d’indépendance laissa-t-on aux citoyens? De quelle manière les comités
-électoraux et les partis politiques fonctionnèrent-ils? Autant de
-questions neuves auxquelles il faudrait répondre.
-
-Ce sont elles qui s’imposèrent à un des premiers préfets de la
-Restauration, Louis Courbon de Saint-Genest, nommé en vertu d’une
-ordonnance royale du 14 juillet 1815 et installé le 19 janvier suivant.
-La Corse n’avait pas été représentée dans la Chambre introuvable:
-l’ordonnance de convocation du 13 juillet 1815 lui avait bien accordé 4
-députés; mais le temps avait fait défaut pour réunir les assemblées
-cantonales et d’ailleurs la plus grande incertitude régnait au sujet de
-la composition du collège électoral. Les dispositions de la Charte
-étaient inapplicables en Corse où il n’existait aucune personne imposée
-à 1.000 francs et où il n’y avait pas dix personnes figurant dans les
-rôles pour 300 francs. Saint-Genest s’attache à reviser la liste des
-plus imposés, car «la balance égale entre les partis, c’est le triomphe
-des bonapartistes: ils ont pour eux le nombre, la richesse, l’unité de
-vues, une tactique très exercée et plus de capacités pour tenir les
-emplois». Il signale les Sebastiani, les Arrighi, les d’Ornano, les
-Casablanca et «toute leur clientèle d’intrigants subalternes qui n’ont
-pu être récompensés qu’avec de l’or parce que leur bassesse aurait par
-trop avili les distinctions honorifiques». Il faut faire les élections
-contre eux, et au besoin sans eux. Dans cette sélection savante, un nom
-trouve grâce: Ramolino, «cousin de Buonaparte», mais ce choix est d’une
-bonne politique et sans inconvénients, «parce que M. Ramolino est un
-homme paisible, sans capacités et dont l’influence est très faible
-depuis la chute de Buonaparte». Quelques «suspects» sont également
-maintenus: Henri Colonna, propriétaire, ancien commissaire des guerres;
-J. B. Galeazzini, ancien administrateur de l’île d’Elbe et préfet de
-Maine-et-Loire pendant les Cent Jours; Philippe Suzzoni, propriétaire,
-gendre du sénateur Casabianca, «d’opinions suivant les temps»; J. B.
-Ambrosi, lieutenant du roi à Calvi, etc.
-
-Faut-il convoquer le collège électoral à Ajaccio, où réside le préfet,
-ou à Bastia, où réside le premier président? Grave problème, brusquement
-tranché par la convocation à Corte au lendemain de la dissolution de la
-Chambre introuvable. Paul François Peraldi, riche propriétaire,
-«distingué par son éducation et ses sentiments autant que par sa
-fortune», est choisi pour présider ce collège. Sur 120 électeurs, 95 se
-présentent; Castelli et Peraldi sont élus et ils sont immédiatement
-sollicités. «On croit en Corse, dit Saint-Genest, qu’un député n’a qu’à
-se montrer à Paris pour se faire donner et procurer à sa famille les
-meilleurs emplois.» Ces deux députés de la Corse ne devaient cependant
-jouer qu’un rôle effacé: Peraldi ne parut jamais à la Chambre, Castelli
-alla siéger au centre et soutint sans éclat les différents ministères.
-Pourtant dans la session de 1817 il intervint dans le débat sur les
-douanes pour demander que les produits corses fussent admis en franchise
-dans les ports français et que la Corse, qui supportait les charges de
-l’Etat, fût traitée à ce point de vue comme les autres départements
-français.
-
-Saint-Genest se donne ensuite à l’œuvre de réorganisation morale et de
-relèvement économique. Il observe que les lois françaises ne conviennent
-en Corse qu’aux personnes riches; pour la grande masse du pays, il faut
-des institutions paternelles, despotiques mais honnêtes. La justice est
-trop chère: il voudrait à Bastia et à Ajaccio des bureaux de
-conciliation qui seraient gratuits; il veut faire juger les criminels
-sur le continent de manière à échapper aux influences locales. Quant aux
-magistrats français de l’île, ce sont trop souvent des protégés sans
-mérites. Les différents fonctionnaires «oppriment ou favorisent ou font
-des gains illicites». Les maires de campagne «iraient tous aux galères
-si on les jugeait suivant la rigueur des lois». La situation morale du
-clergé est pitoyable: 1.844 prêtres, rudes et violents, qui savent à
-peine écrire: il faudrait des séminaires et des frères des Ecoles
-chrétiennes. L’instruction publique est dans le marasme, les collèges de
-Bastia et d’Ajaccio n’ont qu’une existence précaire, les professeurs
-sont irrégulièrement payés sur les fonds communaux. D’ailleurs l’argent
-n’arrive pas à destination: «les percepteurs volent le peuple et souvent
-le gouvernement».
-
-L’agriculture attire son attention. Il demande des encouragements pour
-la culture de la pomme de terre, préconise la plantation de châtaigniers
-dans la montagne, fait faire des essais de culture de la garance et
-établit des pépinières de mûriers. Il signale les dommages causés par la
-divagation des animaux, propose l’établissement de deux greniers
-d’abondance, demande qu’on exploite les forêts, qu’on améliore les
-routes.
-
-Il ne s’entendait malheureusement pas avec le gouverneur militaire, M.
-de Willot, et il obtint son rappel dès 1818. En l’absence d’un chef
-unique, responsable, stable, les clans reprennent une vie presque
-normale. Les Pozzo di Borgo sont les maîtres de l’île. La Révolution de
-1830, qui amena le triomphe du parti libéral, les remplaça par les
-Sebastiani. «Maréchal, ministre, ambassadeur, pair de France, le comte
-Horace eut tous les honneurs. Son frère, le vicomte Tiburce, fut nommé
-général de division et commandant de la place de Paris. La Corse devint
-leur fief politique. Ils y distribuaient les faveurs et les emplois à
-leur gré.»
-
- * * * * *
-
-Les Corses durent à la Monarchie de juillet--ce que la Restauration
-n’avait pas osé leur accorder--la fin d’une législature criminelle
-d’exception et l’institution du jury (12 nov. 1830). L’attentat de
-Fieschi, qui épargna Louis-Philippe mais frappa autour de lui tant de
-personnes illustres (1835), souleva l’indignation des Corses. Le roi ne
-les rendit pas responsables de cet acte isolé: il multiplia les routes,
-développa les relations de l’île avec le continent (le premier navire à
-vapeur était arrivé à Ajaccio le 18 juin 1830, permettant vraiment de se
-rendre _per mare in carozza_). Il fit agrandir les ports d’Ajaccio et de
-Bastia, éleva à Ajaccio l’Hôtel-de-Ville, la Préfecture et le Théâtre,
-bref travailla à améliorer la situation du pays.
-
-Pourtant la Corse, où les administrateurs continentaux arrivent toujours
-avec les mêmes préventions, considérant leur séjour en Corse comme un
-noviciat forcé ou comme un exil, n’est pas ce qu’elle devrait être.
-Blanqui, dans un rapport à l’Académie des Sciences morales et
-politiques, écrit vers 1840: «Comment se fait-il donc que ce
-département, si heureusement partagé sous le rapport du climat, du sol
-et des eaux, situé au centre de la Méditerranée, à portée presque égale
-de la France, de l’Italie et de l’Espagne, ressemble aujourd’hui si peu
-aux pays qui l’entourent? Pourquoi ses vallées pittoresques sont-elles
-veuves de voyageurs et ses belles rades dépourvues de vaisseaux? Par
-quels motifs nos constructeurs se déterminent-ils à aller chercher des
-bois au Canada et en Russie, tandis que la Corse regorge de chênes
-blancs, et de chênes verts, de hêtres et de pins innombrables? Pourquoi
-cette île, qui pourrait nourrir un million d’hommes, n’a-t-elle qu’une
-population insuffisante à sa culture?»
-
-Le Ministre des Finances en 1839 avait déjà fait la même constatation:
-«Il y a en Corse, disait-il, 100.000 hectares de bois, mais l’absence de
-routes et de moyens de transport a empêché jusqu’à présent le
-gouvernement d’en tirer profit.» Et plus catégorique encore, Malte-Brun
-disait, dans sa _Géographie Universelle_: «Lorsque les gouvernements
-européens seront las d’entretenir des colonies, reconnues depuis
-longtemps plus onéreuses que profitables, la France trouvera dans le sol
-fertile de la Corse, dans son climat propre à la production des denrées
-coloniales, une source de richesses qui n’attend que des soins et des
-encouragements pour s’y acclimater.» C’est aussi ce que pensait le
-docteur Donné qui, dans un feuilleton des _Débats_ du 15 janvier 1852,
-consacrait ces lignes à son pays d’origine: «Mon patriotisme souffre
-lorsque je vois la France, par mode ou par ignorance, aller chercher
-hors d’elle-même ce qu’elle possède et demander à des pays étrangers des
-avantages que ses diverses contrées lui offrent à un degré égal ou
-supérieur... Quel plus beau climat que celui de la Corse, et d’Ajaccio
-en particulier!»
-
- * * * * *
-
-Louis-Napoléon, nommé par la Corse en tête de ses représentants à
-l’Assemblée Constituante de 1848, ramena pour la seconde fois la
-couronne de France dans la famille Bonaparte. Va-t-il tenir compte de
-ces vœux? Va-t-il se montrer soucieux de la Corse? On assainit bien les
-marais de Calvi, de Saint-Florent et de Bastia; on prolongea bien les
-quais et les jetées d’Ajaccio et de Bastia; mais c’était faire bien peu
-pour la prospérité du pays, au moment où la France tout entière
-réalisait des progrès économiques prestigieux. Au vrai l’histoire de la
-négligence administrative à l’endroit de la Corse commence sous le
-second Empire, et elle a des causes diverses, psychologiques et
-sociales, qu’il faudrait, pour une grande part, chercher en Corse même.
-Les grandes familles du pays se disputent les faveurs impériales et,
-dans ce conflit d’ambitions rivales, où les Corses réclament des places
-et des gratifications, la Corse est oubliée. Au surplus la famille
-impériale se montre dans l’île. En 1860 Napoléon III vient à Ajaccio
-ouvrir la chapelle funéraire qu’il a fait construire; en 1865, il envoie
-son cousin, le prince Jérôme-Napoléon, inaugurer le monument de la place
-du Diamant; en 1869 l’impératrice et le prince impérial visitent l’île à
-leur tour. Par trois fois, les Corses ont pu affirmer leur loyalisme
-impérial.
-
-Il se manifeste à Bordeaux au sein de l’Assemblée Nationale qui, dans sa
-séance du 1ᵉʳ mars 1871, confirma la déchéance de Napoléon III. Deux
-députés corses, MM. Conti et Gavini, montèrent à la tribune pour
-défendre «leurs convictions les plus intimes».
-
-Mais le loyalisme français de la Corse n’était pas moins vif: 30.000 de
-ses enfants allèrent défendre la France en danger. Les Corses boudèrent
-le régime républicain, puis peu à peu se rallièrent. Est-ce par
-reconnaissance d’une œuvre féconde accomplie en Corse? On peut nettement
-répondre non, car la République n’a pas entrepris la réalisation du
-programme que Barère présentait à la tribune de la Constituante dès
-1791. Un réseau de chemins de fer incomplet, inachevé, des transports
-maritimes trop coûteux, l’agriculture de plus en plus délaissée à cause
-de ces mauvaises conditions, le reboisement des montagnes et
-l’assainissement des côtes négligés, telle fut la Corse du <small>XIX</small>ᵉ siècle,
-cependant que les départements continentaux, délivrés du paludisme,
-voyaient croître leur prospérité, et que la Sardaigne était
-méthodiquement régénérée par l’Italie.
-
-Le ralliement est dû aux chefs de clan que la métropole a comblés de
-faveur en échange de leurs votes, et des mœurs politiques d’un autre âge
-se sont perpétuées dans ce département par la faute du gouvernement
-français. Ne parlons pas de Pozzo di Borgo, dont la rancune tenace se
-manifeste contre les Bonaparte par la construction au-dessus d’Ajaccio
-du château de la Punta, fait avec les matériaux provenant de la
-démolition des Tuileries. Mais l’histoire impartiale doit noter tout le
-mal que fit à son pays Emmanuel Arène, «le roi de la Corse». Sous son
-joug omnipotent il semblait que les Corses eussent perdu tout sentiment
-de l’intérêt général.
-
-En 1908 pourtant la question corse fut officiellement posée par un
-rapport de M. Clémenceau, président du Conseil: une commission
-extra-parlementaire, placée sous la présidence de M. Delanney, rédigea
-les vœux des insulaires et les cahiers de leurs légitimes
-revendications. Un vaste mouvement d’opinion se dessina sur le continent
-en faveur de la Corse et, dans l’île, un esprit public commença de se
-former.
-
-
-
-
-XXV
-
-CORSE ANCIENNE, CORSE NOUVELLE
-
- _Régions diverses, caractères dissemblables.--Les courants de vie
- générale et le développement économique.--L’esprit corse._
-
-
-Si peu qu’on écrive l’histoire de la Corse, on se sent toujours, au bout
-d’une période, en voie de répéter le mot de Montesquieu: «Je n’ai pas le
-courage de parler des misères qui suivirent...» Histoire héroïque et
-douloureuse qui a façonné le caractère corse sur qui la nature avait mis
-son empreinte et en qui revivait le passé.
-
-Résumer la Corse est chose impossible: on ne résume pas une contrée
-aussi diversifiée, où le paysage méditerranéen de la Riviera, aux
-rochers rouges se profilant sur la mer bleue, voisine avec la falaise
-dieppoise et avec la sapinière norvégienne, où le désert asiatique fait
-suite à la prairie normande et confine à la lagune hollandaise, où la
-cascade suisse est à flanc d’un coteau d’oliviers et de vignobles dont
-l’allure rappelle ceux du Péloponnèse. Et dans la centralisation
-contemporaine la Corse, protégée par son isolement, a gardé cette
-diversité. _Corsica, tanti paesi, tante usanze._
-
-Le Corse de l’Au-delà des monts, le pomontinco, est le plus fier et le
-plus vaniteux de ses compatriotes. Il est aussi le plus despote et le
-plus remuant. N’oublions pas que Bonaparte, issu d’Ajaccio, était un
-_pomontinco_. _Pomontinchi_ également, ces chefs de parti qui
-bouleversèrent la Corse avant l’annexion française, ces seigneurs de
-Cinarca, d’Istria, della Rocca, de Leca, d’Ornano. _Pomontinchi_, Pozzo
-di Borgo, Abbatucci, Emmanuel Arène.--Le Corse du Pomonte est le moins
-agriculteur, le moins commerçant, le moins philosophe de tous. Il ne
-rêve que puissance, domination, arrivisme: il est individualiste au
-suprême degré. C’est un homme d’action, un politique, impitoyable pour
-ses adversaires, favorisant les siens sans compter. Il connaît le moyen
-de parvenir. «Quand un _pomontinco_ occupe une fonction, cette dernière
-semble avoir été créée pour lui. Il est partout à sa place, surtout si
-celle-ci est la première. Il incarne même tellement son emploi qu’il le
-dominera et qu’il le personnifiera.»
-
-Le Corse de l’En-deçà des monts, l’homme de la _Castagniccia_, est plus
-posé, plus grave. C’est un agriculteur, c’est même un industriel. Il a
-couvert ses coteaux de châtaigneraies touffues, il a mis en culture les
-plaines de la côte orientale, il a établi des aciéries (_ferrere_),
-aujourd’hui détruites, et transformé en acier le minerai de l’île
-d’Elbe. Il a toujours été le plus riche de tous les Corses, il a
-toujours été aussi le plus démocrate. C’est lui qui, au <small>XIV</small>ᵉ siècle,
-s’affranchit du pouvoir des _Cinarchesi_ et établit le régime populaire:
-la _Castagniccia_ fut la _terre du commun_ et le pays des _Giovannali_.
-Tous ceux qui se sont révoltés, descendirent de ces montagnes, soit
-qu’ils aient eu à lutter contre l’oppression étrangère, soit qu’ils
-aient soulevé le peuple contre les féodaux: Gaffori et Paoli venaient de
-l’En-deça.--La proximité de l’Italie a exercé son influence: doux et
-affable, le Corse est ici plus intellectuel et moins intrigant: Pietro
-Cirneo, l’historien, naquit à Alesani. Une certaine maîtrise de soi:
-dans la vie moderne du continent, il ne s’élancera pas furieusement à
-l’assaut des places, il ira lentement, régulièrement. Il ne violentera
-jamais la destinée, il la vivra dans les meilleures conditions
-possibles. Plus résistant que le _pomontinco_, il incarne les qualités
-du peuple corse: ce sera rarement un aventurier, et plus souvent un
-résigné.
-
-A l’extrémité sud de l’île, les Bonifaciens se replient sur eux-mêmes,
-frayant surtout avec les _pomontinchi_, dont ils ont l’allure générale:
-ce sont des fiers, des modestes, des casaniers et chez eux la femme est
-asservie plus que partout ailleurs. Le _bonifazino_ se ressent toujours
-de la domination aragonaise: on trouverait en lui une parenté
-espagnole[N]. Le Corse de la Balagne est un agriculteur aisé,
-indépendant. Depuis des temps immémoriaux les _Balanini_ parcourent le
-pays avec leurs mulets chargés d’huile. On connaît dans les villages ce
-cri familier: _Chi compra olio?_ Il annonce généralement la venue d’un
-de ces trafiquants qui savent drainer l’argent. Le calme de la contrée,
-aux horizons adoucis, aux spectacles familiers, se reflète dans les
-mœurs; les luttes intestines ont eu ici peu de retentissement. Calvi sut
-tirer parti de la domination génoise et s’y attacha, _civitas semper
-fidelis_. Le _Balanino_ connaît la Corse, il l’a parcourue et il a vu
-que les autres régions étaient moins belles et moins riches: il s’est
-cantonné, méprisant, au milieu de ses oliviers.--Que dire des habitants
-du Cap, trafiquants souples et habiles, que l’esprit d’aventure entraîna
-et enrichit, «Américains» analogues aux gens du Queyras ou de
-Barcelonnette, qui reviennent au soir de leur vie construire d’élégantes
-villas avant de reposer dans la terre des aïeux?
-
-A ces différences profondes que la nature a marquées dans le peuple
-corse, il faut ajouter tout ce que l’histoire a fait pour multiplier les
-influences. Le plus lointain passé subsiste et en plein <small>XX</small>ᵉ siècle les
-traditions les plus anciennes se perpétuent. Sur cette île est venu
-battre le ressac de la civilisation méditerranéenne et toutes les
-races--Grecs et Romains, Arabes et Espagnols--ont laissé leur empreinte,
-sinon dans la montagne et dans le village, du moins sur les côtes et
-dans les villes. Le langage est varié. En principe, c’est le toscan,
-adouci par certaines intonations romaines: _lingua toscana in bocca
-romana_; mais dans le Pomonte il est dur, âpre, farouche; dans l’En-deçà
-des monts, il est élégant, adouci.--La façon même d’entendre le
-catholicisme n’est pas la même chez _les Capi Corsini_, qui pratiquent,
-chez les _Balanini_, qui sont plus tièdes, chez les _Castagnicciai_, qui
-sont presque anticléricaux.
-
-Autre motif de différenciation: la ville et le village, où les
-occupations sont variées et la mentalité opposée. Et les villages mêmes
-au surplus ne se ressemblent guère.
-
-En fait l’île n’est pas un pays, mais un assemblage de cantons
-montagneux, isolés de leurs voisins et du reste du monde. Ce serait trop
-peu d’appeler la vie corse d’autrefois une vie de vallées. Rien de
-comparable, ici, à ces couloirs alpestres qui gardent la même direction,
-la même nature, le même nom sur de grandes longueurs--Valais,
-Graisivaudan, Engadine--ni à ces vallées pyrénéennes qui s’étendent, en
-une forte unité pastorale, du cirque à la plaine. La vallée corse se
-segmente en une série de bassins étagés, séparés par des étranglements
-successifs. Chacun de ces bassins, _conques_ enfermées entre de hautes
-chaînes, épand ses villages sur les croupes surbaissées. Pour pénétrer
-dans ce petit monde clos il faut--il fallait--s’enfermer entre des
-gorges étroites et profondes, gravir des sentiers de chèvres, véritables
-«escaliers» de pierre: _Scala_ de Santa Regina vers le Niolo, gradins
-fantastiques de la _Spelunca_ vers Evisa, formidable entaille de
-l’_Inzecca_ vers Ghisoni. Qu’un rocher vînt à rouler au travers de la
-route, qu’une crue exceptionnelle emportât le pont génois, à l’arche
-surélevée, au tablier en dos d’âne, et la conque n’avait plus de
-rapports avec les gens d’en bas. Vers le haut on n’en pouvait sortir
-qu’en franchissant des cols de 1.200, de 1.500 mètres d’altitude, que
-pendant trois mois la neige rendait impraticables aux hommes et aux
-bêtes. Ainsi s’explique toute l’histoire corse, la vie isolée et
-farouche de ces petites républiques--_pievi_--dont la conque était le
-cadre naturel, et qui luttaient contre leurs voisines pour la possession
-des bonnes terres, des bons parcours de transhumance.
-
-La route a permis de faire circuler dans cette vie cantonale--vie
-d’aigles dans leur aire--les courants de la vie générale. Mais quels
-profils les ingénieurs ont dû établir? D’Ajaccio à Sartène, sur 85
-kilomètres, la route monte à 762 mètres au col Saint-Georges, redescend
-vers la vallée d’Ornano, rebondit vers Petreto-Bicchisano, grimpe
-jusqu’à près de 600 mètres à Boccelaccia, touche le niveau de la mer à
-Propriano, suit la vallée basse du Rizzanèse et, par une série de
-lacets, atteint l’extraordinaire acropole, ville de rêve accrochée en
-balcon au flanc de la montagne, à 300 mètres dans les airs. Et presque
-toutes les routes sont ainsi. Les chemins de fer gravissent des rampes
-fantastiques, et des viaducs enjambent les torrents. Cela d’ailleurs est
-l’exception: de la ligne Bastia-Ajaccio par Corte, deux embranchements
-seuls se détachent, qui conduisent d’une part vers Calvi et l’Ile
-Rousse, et d’autre part, longeant la côte orientale, vers Ghisonaccia.
-Tout le sud de l’île est encore isolé, cependant que, dans le Centre si
-curieusement hérissé, des cantons tels que Bocognano et Bastelica ne
-sont reliés que par des sentiers de mules. L’évolution se poursuit
-cependant, décisive et sûre, et l’on peut aller jusqu’à dire, avec M. H.
-Hauser, que la route a créé la Corse.
-
- * * * * *
-
-On saisit mieux le caractère général.
-
-Il faut noter d’abord la joie, l’animation et l’exubérance, née de la
-vie en plein air et du contact perpétuel avec une nature ensoleillée.
-Nulle part ailleurs la vie ne s’écoule plus au dehors. L’homme, chez
-lequel les impressions sont mobiles et l’expression très près de la
-pensée, ne se plaît pas dans l’isolement: il lui faut la ville et la
-société de ses semblables. Il arrive que les maisons, très hautes,
-soient parfois, comme dans le vieux Bastia, de véritables caravansérails
-à six ou sept étages où grouille une population des plus bariolées et
-d’une extraordinaire densité. Ce sont de vastes casernes, avec un
-enchevêtrement de cours intérieures tel qu’il n’est pas aisé d’en sortir
-sans guide. Il en est qui abritent trois à quatre cents personnes. Il
-n’y a rien là dedans pour l’aménagement intérieur, et en effet on y vit
-le moins possible. Le lieu de réunion, c’est la rue, étroite, resserrée
-par les hautes maisons aux étages surplombants qui la protègent du
-soleil, parfois même couverte. Les jeunes gens riment des chansons pour
-les jeunes filles et vont les chanter sous leurs fenêtres à la nuit
-tombante, en s’accompagnant du violon ou de la mandoline. Dans l’air
-parfumé que raient des vols lumineux de lucioles, se répand comme une
-ivresse, et la joie de vivre fait déborder le cœur d’allégresse.
-
-Nulle part la nature n’a façonné davantage les mœurs de l’homme. Une
-curieuse et pittoresque coutume n’en est que la traduction aimable.
-Quand les cloches reviennent de Rome, suivant la tradition, et se
-mettent à tinter à la veille de Pâques, après deux jours de silence,
-tous les habitants ouvrent leurs fenêtres toutes grandes. Et ce n’est
-pas seulement par esprit religieux, pour faire pénétrer dans la maison
-un peu de la bénédiction divine: c’est pour saluer le printemps qui
-arrive et renouvelle toutes choses; c’est pour laisser entrer dans la
-vieille demeure toute la joie du ciel païen.
-
-Des traditions analogues se retrouvent chez tous les peuples riverains
-de la Méditerranée, et il n’y a rien en somme dans tout cela qui soit
-particulier à la Corse. Mais voici quelque chose de plus original: cette
-humeur joyeuse est atténuée par un tempérament mélancolique, un peu
-farouche même.
-
-Pénétrons dans l’intérieur de l’île: solitudes étincelantes, senteurs du
-maquis; tout est rocheux, pierreux, mais riche de verdure, et la mer
-bruit à l’horizon. Protégé par son _pelone_--son grand manteau en poils
-de chèvre,--un berger, assis sur un gros roc moussu, à moitié perdu dans
-les hautes fougères, rêve et regarde au loin, ou bien il fredonne d’une
-voix grave et lente une cantilène étrange, une mélopée saccadée, une
-_paghiella_ où se reflète une âme triste et rêveuse.
-
-La montée devient plus abrupte: cela longe les crêtes, zigzague autour
-des rochers, cabriole sur les précipices.--Tout à coup, vous apercevez,
-accrochée à flanc du coteau ou sur le sommet même, une ligne de maisons
-serrées les unes contre les autres, tache grise et sombre sur le ciel
-clair. Tout est morne, tout est triste. Le village s’anime à votre
-arrivée, mais vous retrouvez cette impression de mélancolie en
-participant à la veillée autour du _fugone_. Figurez-vous un petit
-tréteau carré de 1ᵐ,50 de côté, 0ᵐ.35 à 0ᵐ,50 de haut, au milieu de la
-pièce, et c’est là qu’est le feu: des quartiers d’arbres entiers y
-brûlent, une acre fumée se répand partout, piquant les yeux, enflammant
-la gorge; au plafond des poutres, disjointes à dessein, laissent
-apercevoir les châtaignes qui sèchent pour l’hiver... Autour de ce
-_fugone_, et les pieds dans le feu, toute la famille se réunit aux
-longues soirées d’hiver, quand le vent fait rage et que la neige isole
-la maison. Or, il y a très longtemps que les familles vivent ainsi dans
-cet isolement, et c’est le résultat de l’histoire. Aux heures de péril
-national, lorsque la Corse, écrasée par Gênes, n’avait plus qu’à vaincre
-ou à périr, quand les récoltes étaient détruites, les villages brûlés,
-les ports bloqués,--le peuple, réfugié aux forêts hautes et aux maquis,
-trouvait à vivre avec le lait des chèvres, l’eau des fontaines et la
-châtaigne. Sur les hauteurs inaccessibles, il se créait ainsi
-d’imprenables réduits. Des générations ont vécu là, sous la terreur de
-la domination étrangère, et l’âme en a gardé une tristesse profonde en
-même temps qu’un étrange amour pour cette montagne âpre et rude, où tant
-de souvenirs sont attachés.
-
-D’avoir lutté et de ne s’être jamais soumis, les Corses ont conservé
-l’orgueil et la fierté. Dernier trait que l’on peut relever. Il y a, au
-fond du tempérament, un curieux mélange de vanité, de susceptibilité et
-de familiarité. Les journaux corses doivent réserver une importante
-place dans leurs colonnes aux découpures de l’_Officiel_ et à
-l’énumération des emplois auxquels des Corses ont été appelés: il n’en
-est point d’assez infime pour être dédaigné. D’autre part, le paysan
-corse, plein du sentiment de son importance particulière, n’a pas
-toujours pour la femme le respect et la considération d’un
-continental... Mais quand on multiplierait les exemples de cette nature,
-il faudra toujours en revenir à ce je ne sais quoi d’indomptable qui est
-dans le sang et dans les traditions. On acquiert les Corses, on ne les
-possède jamais. Dès l’antiquité, personne ne voulait des esclaves
-originaires de l’île parce qu’ils ne se résignaient jamais à la
-servitude. L’orgueil insulaire peut avoir ses travers, mais il a aussi
-sa noblesse: évidemment c’est une race qui ne plie pas les genoux.
-
-Faut-il voir en eux des gens rebelles au progrès, au travail manuel? Il
-ne le semble vraiment pas. Les Lucquois n’ont été appelés que pour les
-grands travaux de terrassement; le petit propriétaire sait cultiver et
-se livrer à l’industrie, mais il lui manque les capitaux et l’appui de
-la France lui a manqué. D’autre part, la France n’a pas su imposer le
-respect de sa justice et de ses lois par où aurait disparu la
-vendetta--et d’ailleurs, les bandits ne sont pas des brigands,--ni
-réaliser encore les grands travaux publics nécessaires. Mais la Corse,
-prenant mieux conscience d’elle-même, entraînée plus que jamais, après
-un siècle et demi de tutelle, dans l’orbite de la grande nation
-protectrice, marche avec plus de confiance vers le progrès économique,
-garantie certaine du progrès intellectuel et du perfectionnement social.
-
-Le progrès économique sera ce que le feront les efforts des insulaires
-vers le travail et conséquemment vers la richesse. Déjà les anciens
-genres de vie se dissocient ou se transforment: les terres basses et les
-pentes inférieures se spécialisent dans les cultures méditerranéennes,
-la moyenne montagne dans un élevage plus intensif ainsi que dans
-l’exploitation des bois. Evolution décisive, par où l’homme s’adapte
-mieux aux ressources du pays. On voit disparaître progressivement le
-type transhumant, trop archaïque, cependant que la conquête de «la
-plage» à la vie sédentaire se précise à l’Ouest et se dessine à
-l’Est.--Le progrès intellectuel doit suivre également. Il suivra. Car la
-Corse barbare, fécondée jadis par le génie italien, avec lequel elle fut
-d’abord en contact, s’ouvre chaque jour davantage à la chaleur du génie
-français. Ce que n’a pu donner la Corse obscure et mutilée des époques
-lointaines, où la lutte fut tragique pour la liberté et même pour
-l’existence, la Corse d’aujourd’hui, régénérée, adoucie, fécondée par
-l’esprit moderne, le donnera. Des artistes sont nés, des poètes ont
-chanté les malheurs de la nation et les mœurs de la montagne.
-Quelques-uns se plaignent de la décadence du dialecte. Adieu les
-_voceri_ farouches que chantaient devant les cercueils les
-improvisatrices de village, adieu les cantilènes naïves que composaient
-les pâtres en gardant les troupeaux! Derrière la vieille façade
-romantique, le pays se transforme avec rapidité. Mais la Corse
-conservera toujours dans l’unité française, l’originalité profonde
-qu’elle doit à son sol âpre et rude, à son climat riant, à son passé
-glorieux et tourmenté.
-
-«Dans une remarquable gravure, le maître Novellini a vigoureusement
-synthétisé l’âme de cette race qui fut toujours, au milieu de la mer
-sacrée, sur le chemin des migrations humaines. Ce lion puissant de
-Roccapina, sur lequel s’appuie fièrement la déesse, n’est-ce pas le
-Sphinx de l’île, témoin de plus de millénaires que celui d’Égypte? Que
-de hordes conquérantes il a vues fondre sur ces plages: peuples dont le
-nom demeurera toujours ignoré, mercenaires carthaginois et légions
-romaines, Lombards et Arabes, Barbares pilleurs, Pisans, Génois,
-Aragonais; il a vu les villages et les moissons en feu, le rapt des
-femmes et des hommes pour les lointains esclavages, les tueries
-sauvages, et la fuite éperdue des ancêtres vers les cimes
-inexpugnables...»[O] Mais les «siècles de fer» sont terminés et de la
-Corse ancienne se dégage laborieusement une Corse nouvelle. Les fiers
-descendants de Sambocuccio, de Sampiero et de Paoli, les fils de ceux
-qui tombèrent à Ponte-Novo pour la liberté--durement acquise--et pour la
-patrie expirante, ont l’âme trop haute pour se résigner à une vie
-mesquine, à un rôle effacé... Et la Corse, que son isolement insulaire
-met à l’écart des trépidations d’un monde américanisé, s’ouvre au
-progrès qui féconde la glèbe et enracine un peuple.
-
-
-
-
-TABLE DES ILLUSTRATIONS
-
-
-Planche I.--La tour dite de Sénèque.--Tour de Griscione.
-
-Pl. II.--Église de la Canonica, près Luciana.--Bonifacio: la Citadelle.--_Ibid._:
-Une rue du vieux Quartier.
-
-Pl. III.--Saint-Florent: la Citadelle.--_Ibid._: Cathédrale de Nebbio.--Corbara:
-le Couvent.
-
-Pl. IV.--La Corse, figure allégorique du Vatican.--Carte de la
-Corse au <small>XVI</small>ᵉ siècle.
-
-Pl. V.--Sartène: vieilles maisons.--La Porta: le Clocher et l’Église.--Cargèse.
-
-Pl. VI.--Sampiero montrant ses blessures.--Sampiero et Vannina.--Sampiero
-excitant les Corses à l’insurrection.
-
-Pl. VII.--Théodore Iᵉʳ, roi de Corse, d’après une attribution du
-<small>XVIII</small>ᵉ siècle.--Monnaies de Théodore Iᵉʳ.--_Le Satyre corse_, caricature
-allemande.
-
-Pl. VIII.--Corte: maison Gaffori.--_Ibid._: statue de Paoli.--Calvi:
-la Citadelle.
-
-Pl. IX.--Corte: la Citadelle.--Tour de Casella.--Bastelica:
-maison de Sampiero.
-
-Pl. X.--Acte de baptême de Bonaparte.--Ajaccio: maison de
-Bonaparte.--Bastia: statue de Napoléon.
-
-Pl. XI.--Château de la Punta.--Ajaccio: vue générale.
-
-Pl. XII.--Bastia: la Citadelle.--_Ibid._: dans le vieux port.
-
-Pl. XIII.--La patrie de _Colomba_: Fozzano.--Ghisoni.
-
-Pl. XIV.--Vallée du Vecchio.--Aqueduc de la Gravona.
-
-Pl. XV.--Meria.--Campile: l’Église.--Ajaccio: vieilles maisons.
-
-Pl. XVI.--Gorges de Ponte-Novo.--Propriano.
-
-
-
-
-TABLE DES MATIÈRES
-
-
-Chapitres. Pages.
-
-PRÉFACE <small>V</small>
-
-
-I.--Les origines 1
-
-II.--La «découverte» de la Corse 10
-
-III.--La Corse romaine 18
-
-IV.--La Corse byzantine et le pouvoir temporel 32
-
-V.--Les origines de la féodalité et des rivalités italiennes 39
-
-VI.--Le siècle de Giudice 50
-
-VII.--La Corse Génoise 63
-
-VIII.--La fin du Moyen âge 75
-
-IX.--La Banque de San Giorgio 91
-
-X.--La première occupation française 108
-
-XI.--La Corse sous la domination génoise. 1. Les rouages
-administratifs 118
-
-XII.--La Corse sous la domination génoise. 2. La vie économique
-et sociale 127
-
-XIII.--Bastia au <small>XVII</small>ᵉ siècle 139
-
-XIV.--Une tentative de dénationalisation 146
-
-XV.--La question corse et la politique française 152
-
-XVI.--Théodore de Neuhoff, roi de Corse 165
-
-XVII.--La Corse pendant la guerre de la succession d’Autriche 176
-
-XVIII.--Essais d’organisation nationale 186
-
-XIX.--Le généralat de Pascal Paoli 198
-
-XX.--Le règlement de la question corse 210
-
-XXI.--La Corse en 1769 220
-
-XXII.--La Corse dans la monarchie française 231
-
-XXIII.--La Révolution et l’Empire 246
-
-XXIV.--La période contemporaine 259
-
-XXV.--Corse ancienne, Corse nouvelle 268
-
-
-TABLE DES ILLUSTRATIONS 279
-
-
-Typographie Fermin-Didot et Cⁱᵉ.--Mesnil (Eure).
-
-
-
-
-CHEZ LES MÊMES ÉDITEURS
-
-ENVOI FRANCO CONTRE MANDAT OU TIMBRES-POSTE
-
-
-Francis Marre
-
-NOTRE ARTILLERIE
-
- Le Matériel.--Les Poudres.--Les Explosifs. Les Projectiles.--Le
- Problème des Munitions.
-
-Un vol. in-8º écu illustré de 58 figures, broché =2= fr. »
-
-
-LA PAIX QUE NOUS DEVONS FAIRE
-
-Le remaniement de l’Europe
-
-1 petit vol. in-8º accompagné de deux cartes. Broché =1= fr. »
-
-
-Camille Fidel
-
-L’ALLEMAGNE D’OUTRE-MER
-
-(GRANDEUR ET DÉCADENCE)
-
-Un petit volume in-8º écu, accompagné de 6 cartes, précédé
-d’une préface de _Lucien Hubert_, sénateur. Broché =1= fr. »
-
-
-A. Albert-Petit
-
-COMMENT L’ALSACE EST DEVENUE FRANÇAISE
-
-Un petit volume in-8º écu, accompagné de quatre portraits.
-Broché =1= fr. »
-
-
-Louis Bréhier
-
-PROFESSEUR A LA FACULTÉ DES LETTRES DE CLERMONT-FERRAND
-
-L’ÉGYPTE de 1789 à 1900
-
-Un volume in-8º cavalier avec cartes et plans, broché =6= fr. »
-
-
-Commandant Farinet
-
-L’AGONIE D’UNE ARMÉE
-
-(METZ 1870)
-
-Journal de Guerre d’un porte-étendard de l’armée du Rhin.
-
-Publié sous la direction de =Ch. Robert Dumas=, avec des notes
-historiques et des croquis, par =Pierre Davaud=, professeur de l’Université,
-1 vol. in-8º carré <small>XVI</small>-392 pages. Broché =5= fr. »
-
-
-HISTOIRE DE LA FRANCE CONTEMPORAINE
-
-PAR
-
-=GABRIEL HANOTAUX=, de l’Académie française.
-
-4 volumes in-8º raisin, ornés de portraits en héliogravure. L’ouvrage
-complet, broché =30= fr. »
-
-Chaque volume se vend séparément broché =7= fr. =50=
-
-
-TYPOGRAPHIE FIRMIN-DIDOT ET Cⁱᵉ.--MESNIL (EURE).
-
-
-FOOTNOTES:
-
-[A] Le cadre des _Vieilles Provinces de France_ limite nos références
-aux ouvrages modernes. Pour la documentation relative à chaque époque
-Cf. COLONNA DE CESARI ROCCA, _Recherches historiques sur la Corse_
-(Gênes, 1901) et _Histoire de la Corse écrite pour la première fois
-d’après les sources originales_ (Paris, 1908).
-
-[B] Abbé LETTERON. _Notice historique sur l’île de Corse depuis
-l’origine jusqu’à l’établissement de l’Empire romain_, dans le
-_Bulletin_ (1911), pp. 30, 34, 36, 39, 45, 48, etc.--LORENZI DE BRADI.
-_L’art antique en Corse_ (Paris, 1900).
-
-[C] P. MARINI. _Gênes et la Corse après le traité de Cateau-Cambrésis_,
-dans le _Bulletin_, 1912, pp. 7, 8, 12, 15.
-
-[D] Jean FONTANA. _Essai sur l’Histoire du Droit privé en Corse_ (Paris,
-1905), pp. 119 et suiv. 125, 129, 132, 134, 148.
-
-[E] Lᵗ Colonel CAMPI. _Notes sur Ajaccio_, pp. 24, 28, 29, 42 et suiv.
-LORENZI DE BRADI, _L’art antique en Corse_, pp. 49, 50.
-
-[F] QUANTIN, _Le Corse_ (Paris, 1914) pp. 154, 155, 156.
-
-[G] DRIAULT, dans les _Introductions aux ambassadeurs_, t. XIX (Paris,
-1912). pp. LXXX à CIII, passim 273, 287, 298, etc.
-
-[H] AMBROSI, _la Conquête de la Corse par les Français_, dans le
-_Bulletin_ (1913), pp. 125, 127, 128.
-
-[I] P. MARINI, _La Consulte de Cacia et l’élection de Pascal Paoli dans
-le Bulletin_ (1913), pp. 65 à 76.--Abbé LETTERON, _Pascal Paoli avant
-son généralat_, dans le _Bulletin_ (1913), pp. 14 et suiv., 36, 37, etc.
-
-[J] MATHIEU FONTANA, _La Constitution du généralat de Pascal Paoli en
-Corse_ (Paris, 1907), pp. 25 à 28, 31 à 34.--127 à 130. Lieut.-col.
-CAMPI, _Notes sur Ajaccio_, Ajaccio, 1901, pp. 81 à 84.
-
-[K] CHUQUET, _La jeunesse de Napoléon_ (Paris, 1897), t. <small>I</small>, pp. 18, 19,
-21, 23, 24, 29, 30, 31.
-
-[L] Lieut. Col. CAMPI, _Notes sur Ajaccio_, (Ajaccio, 1901), pp. 99,
-105, 107, 108, etc.
-
-[M] FRANCESCHINI, _Un préfet de la Restauration, Saint-Genest_, dans le
-_Bulletin_ (1913).
-
-[N] PIOBB, _La Corse d’aujourd’hui_ (Paris, 1909), pp. 25, passim, 39.
-
-[O] FERRANDI, _La Renaissance de la Corse_ (mai 1914).
-
-
-
-
-*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE CORSE ***
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-<div lang='en' xml:lang='en'>
-<p style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of <span lang='fr' xml:lang='fr'>Histoire de Corse</span>, by Raoul Colonna de Cesari Rocca</p>
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
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-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
-at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. If you
-are not located in the United States, you will have to check the laws of the
-country where you are located before using this eBook.
-</div>
-</div>
-
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: <span lang='fr' xml:lang='fr'>Histoire de Corse</span></p>
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Authors: Raoul Colonna de Cesari Rocca</p>
-<p style='display:block; margin-top:0; margin-bottom:0; margin-left:2em;'>Louis Villat</p>
-<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Release Date: September 28, 2022 [eBook #69059]</p>
-<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Language: French</p>
- <p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em; text-align:left'>Produced by: Véronique Le Bris, Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)</p>
-<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>HISTOIRE DE CORSE</span> ***</div>
-<hr class="full" />
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-<table style="border: 2px black solid;margin:auto auto;max-width:50%;
-padding:1%;">
-<tr><td class="c">
-<a href="#TABLE_DES_ILLUSTRATIONS">Table des illustrations</a><br />
-<a href="#TABLE_DES_MATIERES">Table des matières</a><br />
-</td></tr>
-</table>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page_i">{i}</a></span>&#160; </p>
-
-<p class="c">HISTOIRE<br /><br />
-D E &#160; C O R S E</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page_ii">{ii}</a></span>&#160; </p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page_iii">{iii}</a></span>&#160; </p>
-
-<div class="blk">
-<p class="cb"><span class="sans">
-LES VIEILLES PROVINCES DE FRANCE</span></p>
-
-<hr />
-<p class="cb">COLONNA DE CESARI-ROCCA<br />
-<br />
-et<br />
-<br />
-LOUIS VILLAT<br />
-&#8212;&#8212;&#8212;&#8212;
-</p>
-
-<h1>HISTOIRE<br />
-<br /><span class="big">
-D E &#160; C O R S E</span></h1>
-
-<p class="c">&#8212;&#8212;&#8212;&#8212;<br /><small>
-OUVRAGE ILLUSTRÉ DE GRAVURES HORS TEXTE</small><br />
-&#8212;&#8212;&#8212;&#8212;
-<br /><br />
-<img src="images/colophon.jpg"
-width="200"
-alt="[Pas d'image disponible.]" />
-<br />
-<br />
-PARIS<br />
-<br />
-<b>ANCIENNE LIBRAIRIE FURNE<br />
-BOIVIN &amp; Cⁱᵉ, ÉDITEURS</b><br />
-<small>3 ET 5, RUE PALATINE (VIᵉ)<br />
-1916<br /></small>
-<span class="pagenum"><a id="page_iv">{iv}</a></span></p>
-</div>
-<hr />
-
-<p class="cb">LES VIEILLES PROVINCES DE FRANCE<br /><br />
-<small>Collection publiée sous la direction de M. A. <span class="smcap">Albert-Petit</span>, professeur
-au Lycée Janson de Sailly.</small></p>
-
-<p class="c"><small>SONT PARUES:</small></p>
-
-<table>
-<tr><td class="pdd"><b>Histoire de Normandie</b>, 6ᵉ édition, par A. Albert-Petit, professeur au Lycée Janson de Sailly (<i>Couronné par l’Académie française</i>). Broché</td><td>3&#160;fr.</td><td class="c">»</td></tr>
-<tr><td class="pdd"><b>Histoire de Franche-Comté</b>, 4ᵉ édition, par L. Febvre, professeur à la Faculté des Lettres de l’Université de Dijon. Broché.</td><td>3&#160;fr.</td><td class="c">»</td></tr>
-<tr><td class="pdd"><b>Histoire d’Alsace</b>, 11ᵉ édition, par Rod. Reuss, correspondant de l’Institut, direct.-adjoint à l’École des Hautes Études. Br.</td><td>4&#160;fr.</td><td class="c">»</td></tr>
-<tr><td class="pdd"><b>Histoire de Savoie</b>, 4ᵉ édition, par Ch. Dufayard, professeur au Lycée Henri IV. Broché</td><td>3&#160;fr.</td><td class="c"> 50</td></tr>
-<tr><td class="pdd"><b>Histoire de Poitou</b>, par P. Boissonnade, professeur à la Faculté des Lettres de l’Université de Poitiers. Broché</td><td>3&#160;fr.</td><td class="c"> 50</td></tr>
-</table>
-
-<p class="c"><small>EN PRÉPARATION:</small></p>
-
-<table>
-
-<tr><td class="pdd"><b>Histoire de Gascogne et Guyenne</b>, par <span class="smcap">P. Courteault</span>, professeur à la
-Faculté des Lettres de l’Université de Bordeaux.</td></tr>
-
-<tr><td class="pdd"><b>Histoire de Bretagne</b>, par <span class="smcap">A. Le Braz</span>, professeur à la Faculté des
-Lettres de l’Université de Rennes.</td></tr>
-
-<tr><td class="pdd"><b>Histoire de Languedoc</b>, par <span class="smcap">P. Gachon</span>, professeur à la Faculté des
-Lettres de l’Université de Montpellier.</td></tr>
-
-<tr><td class="pdd"><b>Histoire d’Auvergne</b>, par Louis <span class="smcap">Farges</span>, Consul général de France.</td></tr>
-
-<tr><td class="pdd"><b>Histoire d’Orléanais</b>, par René <span class="smcap">Doucet</span>, agrégé d’histoire,
-professeur au Lycée de Tours.</td></tr>
-
-<tr><td class="pdd"><b>Histoire de Bourgogne</b>, par <span class="smcap">J. Calmette</span>, professeur à la Faculté de
-Toulouse.</td></tr>
-
-<tr><td class="pdd"><b>Histoire du Lyonnais</b>, par <span class="smcap">Dupont-Ferrier</span>, professeur au Lycée
-Louis-le-Grand.</td></tr>
-
-<tr><td class="pdd"><b>Histoire de Champagne</b>, par <span class="smcap">E. Toutey</span>, docteur ès Lettres,
-inspecteur de l’Enseignement primaire.</td></tr>
-</table>
-
-<p class="r">
-<i>Tous droits de reproduction<br />
-et de traduction réservés pour tous pays.</i><br /></p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page_v">{v}</a></span>&#160; </p>
-
-<h2><a id="AVANT-PROPOS"></a>AVANT-PROPOS</h2>
-
-<p>Nous avons été guidés, en écrivant ce volume, par le souci constant de
-rattacher l’histoire de Corse à l’histoire générale du monde
-méditerranéen: par là seulement elle prend toute sa valeur et sa
-véritable signification. Dans l’anarchie méditerranéenne qui se prolonge
-à travers les siècles, la Corse est le jouet d’intrigues compliquées qui
-se sont nouées à Gênes, en Aragon, en Angleterre, en France même; elle
-est le champ de bataille où se vident des querelles, politiques et
-économiques, qu’elle n’a point provoquées; et l’on s’explique aussi
-qu’il faille suivre hors de Corse la glorieuse aventure de tant de
-Corses qui ne sont point revenus dans leur patrie. Napoléon tout le
-premier.</p>
-
-<p>Car ce petit peuple a rempli le monde du bruit de sa gloire. Un génie
-comme Napoléon, un homme d’État comme Paoli, un diplomate comme Pozzo di
-Borgo, un guerrier comme Sampiero suffiraient à sa réputation. Mais
-l’éclat de ces<span class="pagenum"><a id="page_vi">{vi}</a></span> noms a laissé les autres dans l’ombre: la <i>nation</i> corse
-était si peu connue. Quelles en sont les origines? Quels éléments la
-constituent? Quelle fut son évolution? Que doit-elle aux Romains, aux
-Arabes, à Pise, à Gênes? Quelles étaient ses mœurs, son développement
-économique? Pour comprendre la constitution de Paoli, il faut la
-replacer dans la continuité de la vie corse, à la suite des tentatives
-d’organisation nationale dont témoignent les consultes d’Orezza et de
-Caccia.</p>
-
-<p>Bien que l’esprit de cette collection nous interdise en principe
-d’entrer en discussions sur des points controversés, nous avons dû
-exprimer les raisons qui nous font repousser certaines opinions
-généralement admises. La légende de Ugo Colonna, la constitution de
-Sambocuccio, l’origine corse de Christophe Colomb sont-elles compatibles
-dans une certaine mesure avec la gravité de l’histoire? Les détails dont
-s’agrémentent la biographie de Sampiero ou les généalogies des Bonaparte
-reposent-ils sur quelques points d’appui solides? C’est ce que nous
-avons tenté d’élucider dans une étude sur l’évolution de
-l’historiographie corse, où nous verrons comment se sont élaborées ces
-opinions et dans quelles proportions la vérité a contribué à leur
-formation.</p>
-
-<p>Ces quelques observations portent sur des noms assez universellement
-connus pour mériter qu’on ne laisse pas s’accréditer autour d’eux des<span class="pagenum"><a id="page_vii">{vii}</a></span>
-légendes sans consistance. Nous ne les multiplierons pas, car ce modeste
-ouvrage ne saurait viser à l’érudition. Tout son mérite consiste en un
-choix consciencieux d’opinions et d’extraits empruntés aux études
-récentes les plus poussées<a id="FNanchor_A_1"></a><a href="#Footnote_A_1" class="fnanchor">[A]</a>. Grâce à M. Driault, nous avons pu donner
-un copieux aperçu des négociations diplomatiques qui, pendant plus de
-trente ans, préparèrent l’annexion de la Corse à la France. Les travaux
-de MM. Arthur Chuquet, l’abbé Letteron, Dom Ph. Marini, Pierre Piobb
-(comte Vincenti), Paul et Jean Fontana, Le Glay, Le lieut.-col. Campi,
-A. Ambrosi, Franceschini, Lorenzi de Bradi, le capitaine Mathieu
-Fontana, Joseph Ferrandi, A. Quentin, le capitaine X. Poli, le marquis
-d’Ornano, Courtillier, ont contribué à la formation d’une synthèse que
-nous aurions voulue irréprochable, mais il serait présomptueux de la
-considérer comme définitive: il faudra la tenir au courant, la
-compléter, la rectifier. C’est pourquoi nous nous adressons à ceux-là
-mêmes dont les œuvres nous ont servi de guide pour solliciter leur
-critique ainsi que la collaboration de tous ceux qui étudient le passé
-de notre grande île méditerranéenne.<span class="pagenum"><a id="page_viii">{viii}</a></span></p>
-
-<h2><a id="Lintroduction_bibliographique_ainsi_que_les_chap_IV_V_VI_VII"></a><i>L’introduction bibliographique, ainsi que les chap. IV, V, VI, VII,VIII et IX sont de M. Colonna de Cesari Rocca; les autres chapitres sont
-de M. Louis Villat.</i></h2>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page_ix">{ix}</a></span></p>
-
-<h2><a id="INTRODUCTION_BIBLIOGRAPHIQUE"></a>INTRODUCTION BIBLIOGRAPHIQUE<br /><br />
-<b>L’ÉVOLUTION DE L’HISTORIOGRAPHIE CORSE</b></h2>
-
-<div class="blockquot"><p class="hang"><i>Le chroniqueur Giovanni della Grossa.&#8212;La légende de Ugo
-Colonna.&#8212;Les continuateurs de Giovanni. Versions de sa
-chronique.&#8212;Pietro Cirneo.&#8212;Les historiens des XVIIᵉ et XVIIIᵉ
-siècles.&#8212;Limperani et l’anachronisme de Sambocuccio.&#8212;Les
-historiens du XIXᵉ siècle.&#8212;Les altérations de l’histoire:
-Sampiero, Sixte-Quint, Christophe Colomb, les Bonaparte.&#8212;Les
-ouvrages récents.&#8212;L’histoire d’après les sources originales.</i></p></div>
-
-<p><i>Le chroniqueur Giovanni della Grossa.</i>&#8212;On peut dire de Giovanni della
-Grossa et de Pietro Cirneo que leurs chroniques sont les sources uniques
-d’histoire interne du Moyen Age en Corse utilisées jusqu’à nos jours. Je
-parlerai peu du second dont la réputation surfaite a fâcheusement
-influencé les historiens modernes. Il n’est utile que pour l’histoire
-des mœurs de son temps, et parce que les détails de son livre prouvent
-l’existence de sources plus anciennes utilisées par lui et par Giovanni.
-Celui-ci, au contraire, d’une absolue véracité pour l’histoire de son
-temps (1388-1464), a fait des deux siècles qui précèdent un récit auquel
-on ne saurait reprocher que quelques erreurs chronologiques dont
-certaines sont imputables à ses copistes ou continuateurs.</p>
-
-<p>Car nous ne possédons aucune reproduction exacte du texte de Giovanni
-qui serait si précieux. De même qu’il a absorbé les travaux de ses
-prédécesseurs, son œuvre s’est transformée sous la plume de ceux qui
-l’ont continuée. Les lois de l’historiographie orientale déduites par
-Renan trouvent en Corse leur application: «Un livre, dit-il, tue son
-prédécesseur: les sources d’une compilation survivent rarement à la
-compilation même. En d’autres termes, un<span class="pagenum"><a id="page_x">{x}</a></span> livre ne se recopie guère tel
-qu’il est, on le met à jour en y ajoutant ce que l’on sait ou ce que
-l’on croit savoir. L’individualité du livre historique n’existe pas, on
-tient au fond et non à la forme, on ne se fait nul scrupule de mêler les
-auteurs et les styles; on veut être complet, voilà tout. Recopier, c’est
-refaire.»</p>
-
-<p>C’est pourquoi les différentes versions qui nous sont parvenues de
-l’œuvre de Giovanni, ne nous en donnent qu’une idée imparfaite. Les deux
-principales sont du <small>XVI</small>ᵉ siècle et enrichies des fruits de l’érudition,
-voire de l’imagination des copistes. On ne saurait cependant lui
-disputer la gloire d’avoir créé l’Histoire corse; quant aux
-responsabilités dont les écrivains modernes l’ont chargé, elles
-paraissent, après un examen consciencieux de l’homme et de l’œuvre,
-remarquablement amoindries.</p>
-
-<p>Né en 1388 à la Grossa, village de la seigneurie de la Rocca, Giovanni
-étudia la grammaire à Bonifacio et continua ses études à Naples qui, au
-temps du comte Arrigo, attirait les jeunes Corses curieux de
-s’instruire. Les étapes de sa carrière sont de nature à lui mériter
-notre confiance; notaire-chancelier au service des gouverneurs génois de
-1406 à 1416, chancelier de Vincentello d’Istria, comte de Corse de 1419
-à 1426, de Simone da Mare, seigneur du Cap-Corse de 1426 à 1430, des
-Fregosi, des légats pontificaux et de l’Office de San-Giorgio, jusqu’en
-1456, en un mot de tous les maîtres de la Corse, il a écrit l’histoire
-de son temps avec une impartialité que n’a démentie aucun des documents
-utilisés depuis.</p>
-
-<p>Pour l’histoire des époques qui précèdent, Giovanni se servit de
-matériaux imparfaits, transcrits sans chronologie ou mal ordonnés, de
-traditions locales dénuées de sens critique, en un mot de fragments
-isolés dont le groupement encore aujourd’hui ne s’effectuerait pas sans
-peine. Tout le monde a observé la facilité avec laquelle le récit du
-plus simple événement se modifie et se dénature par la transmission: les
-légendes corses que la plume d’un éminent écrivain, M. Lorenzi de Bradi,
-nous raconte dans l’<i>Art antique en Corse</i>, ne sont que l’écho poétisé
-de récits que la chronique nous a livrés sous une autre forme, et elles
-n’en diffèrent que parce que l’auteur a voulu les tenir directement des
-pâtres de ses montagnes.</p>
-
-<p>Sur tous les points de la Corse, Giovanni della Grossa recueillit les
-traditions et les rares manuscrits qui s’y trouvaient. D’un côté des
-Monts et de l’autre, il se heurtait<span class="pagenum"><a id="page_xi">{xi}</a></span> à des opinions, à des récits
-contradictoires; les mœurs étaient différentes, le souvenir du passé s’y
-transmettait sous des formes diverses, et s’y présentait sous des
-couleurs qui lui paraissaient nouvelles. Ses narrateurs étaient des gens
-primitifs, et l’individu primitif est étranger aux notions de temps et
-d’espace: pour lui, les événements antérieurs à sa naissance subissent
-dans leur classement l’influence de l’époque où ils lui ont été
-racontés; un fait ne lui paraît éloigné que par rapport au jour où il en
-a pris connaissance. Voilà comment Giovanni se trouva parfois en
-possession de deux récits du même épisode pourvus de divergences assez
-graves pour les faire reporter à des dates extraordinairement diverses.
-Giovanni n’avait ni le temps, ni les moyens de se livrer à des
-opérations de critique auxquelles ses contemporains les plus érudits
-étaient étrangers; elles lui eussent cependant révélé parfois la dualité
-de la composition. Quand tous les matériaux de son œuvre furent réunis,
-il dut donner à sa chronique un développement assez vaste pour les
-embrasser tous. L’imagina-t-il ou suivit-il le chemin déjà tracé par de
-plus anciens chroniqueurs? Les deux hypothèses sont tour à tour
-vraisemblables, suivant les cas. Pour le guider dans ce travail de
-classement, il ne rencontra que des mémoires généalogiques, bases de
-toute histoire chez les peuples primitifs. Pietro Cirneo, qui les
-ignora, nous prouve le désordre des matériaux historiques en son temps,
-car il ne nous a laissé que des récits dépourvus de liens et dont la
-portée ne peut être comparée, même de loin, à l’œuvre de Giovanni. Ce
-dernier se servit des mémoires domestiques des seigneurs de Cinarca et
-du Cap-Corse chez lesquels il remplit tour à tour l’office de
-chancelier. Et, c’est pour n’avoir pas fréquenté les derniers marquis de
-Massa, encore vaguement seigneurs en Corse, mais vivant en bourgeois
-pauvres à Pise ou à Livourne, qu’il négligea l’antique histoire du
-<i>Marquisat de Corse</i>, qui n’était déjà plus pour notre historien que la
-<i>Terre de la Commune</i>.</p>
-
-<p>Il serait presque puéril de défendre Giovanni della Grossa de
-l’accusation de mensonge portée contre lui par Accinelli, Jacobi et tant
-d’autres à cause des fables d’origine payenne dont il a agrémenté le
-commencement de son livre. Giovanni se conformait à l’usage de son
-temps; l’histoire était alors avec la philosophie les seules matières où
-pût s’exercer la passion éternellement humaine du collectionneur. Il
-fallait être complet. En taisant ces légendes, alors popu<span class="pagenum"><a id="page_xii">{xii}</a></span>laires,
-Giovanni eût paru les ignorer et se fût attiré le dédain de ses
-contemporains. En les insérant, il faisait acte d’homme qui a tout lu et
-ne se croyait pas plus imposteur ou même crédule que ne se pouvait
-supposer tel un Romain du temps d’Auguste sacrifiant à ses dieux.
-Giovanni commit l’erreur d’adopter ou de conserver un classement qui
-rejetait à des époques reculées des événements relativement proches;
-mais l’illusion qu’il crée ne résiste pas à une lecture réellement
-attentive de son œuvre, car on y trouve des points de repère qui
-ramènent les faits à leur plan réel. Une quantité suffisante de
-documents permet aujourd’hui d’en assurer le contrôle chronologique. Les
-copistes de Giovanni (Ceccaldi, lui-même) ont parfois altéré
-involontairement son texte et fait éclore de véritables contre-sens. On
-s’étonnera aussi de trouver disjoints dans la Chronique des
-enchaînements d’épisodes dont la tradition précise était intacte encore
-au <small>XVII</small>ᵉ siècle ainsi qu’en témoignent des manuscrits de cette époque,
-et l’on en conclut toujours que les morceaux étaient bons, mais qu’ils
-ont été souvent assez mal ajustés. De fait, les souvenirs enregistrés
-dans la mémoire de ceux qui renseignèrent Giovanni della Grossa ne
-remontaient pas à plus de deux siècles, mais l’imagination leur donnait
-un développement chronologique en rapport avec celui de l’histoire
-générale. Nous en trouvons les preuves dans les éléments de la légende
-de Ugo Colonna.</p>
-
-<p><i>La légende de Ugo Colonna.</i>&#8212;On a reproché à Giovanni d’avoir, pour
-rattacher son maître Vincentello d’Istria à la maison alors extrêmement
-florissante du pape Martin V, inventé ou conservé la légende de <i>Ugo
-Colonna</i>. L’influence de ce récit épique fut immense en Corse, et les
-anachronismes dont il est appesanti n’ont pu le détruire dans l’esprit
-des insulaires; les lettres patentes des rois de France et des princes
-italiens dotèrent Ugo Colonna d’une authenticité officielle bien que
-l’histoire ne puisse lui ouvrir ses pages sans restriction; sa
-personnalité a fait couler des flots d’encre, et Napoléon, lui-même,
-dans ses <i>Lettres sur la Corse</i>, s’irrite des contestations dont elle
-est l’objet. Par la suite, cette légende acceptée par le plus grand
-nombre, repoussée par les autres, servit de criterium aux érudits pour
-juger les historiens. Ceux qui lui ont refusé toute vraisemblance en ont
-attribué la composition à Giovanni. Elle est cependant le produit d’une
-époque plus ancienne: le compilateur qu’était Giovanni pouvait
-transcrire un récit comme on le lui avait livré, il aurait apporté plus
-de soin à<span class="pagenum"><a id="page_xiii">{xiii}</a></span> une composition qui eût été sienne, et à laquelle il eût
-voulu imprimer la vraisemblance de l’histoire: il a simplement reproduit
-un texte d’épopée. «L’épopée, suivant la définition de M. Kurth, est la
-forme primitive de l’histoire, c’est l’histoire telle que le peuple la
-transmet de bouche en bouche à la postérité... Elle ne retient que ce
-qui a frappé l’imagination et ne garde plus d’autre élément historique
-que le grand nom auquel se rattachent les faits qu’elle raconte.» Nous
-allons retrouver dans la «biographie» de Ugo Colonna tous les caractères
-de l’épopée.</p>
-
-<p>Suivant la Chronique, à la fin du <small>VIII</small>ᵉ siècle, le peuple de Rome
-s’étant révolté contre le pape Léon III, les chefs des rebelles
-obtinrent leur pardon à la condition d’aller conquérir la Corse sur le
-roi maure Negulone (ou Hugolone). Ugo della Colonna, seigneur romain,
-qui s’était montré l’un des plus acharnés contre le pontife, passa dans
-l’île avec un millier d’hommes et la conquit. Le pape le confirma dans
-la possession de la Corse et créa cinq évêchés qui furent soumis aux
-archevêchés de Gênes et de Pise. Plus tard, le roi de Jérusalem, Guy,
-ayant été vaincu par Saladin, les Maures tentèrent une descente en
-Corse; alors les fils de Ugo, avec l’aide du comte de Barcelone, qui
-jadis avait été l’allié de leur père, taillèrent en pièces les
-envahisseurs, et, maîtres de l’île, purent en transmettre la seigneurie
-à leurs descendants. Des compagnons de Ugo, la tradition fait sortir la
-féodalité insulaire.</p>
-
-<p>Telle est la légende; on y reconnaît dès l’abord l’unification
-artificielle et grossière de deux compositions différentes d’époques et
-de gestes. Pris isolément, chacun des événements rapportés est
-contrôlable: la révolte des Colonna contre le Pape (1100), le partage
-des évêchés (1123), les guerres de Guy de Lusignan contre Saladin
-(1192), l’expédition du comte de Barcelone (1147) sont des faits qui se
-produisirent dans l’espace de temps normalement occupé par deux
-générations. Le nom même de Negulone rappelle celui de Nuvolone ou
-Nebulone consul de Gênes en 1162, de la race des Vicomtes, dont les
-descendants possèdent des terres au Cap-Corse. Que les Génois aient été
-confondus par la légende avec les Sarrasins, c’est fort possible
-puisqu’ils le furent dans les chroniques savoisiennes et provençales.</p>
-
-<p>Les grandes luttes contre les Maures sont plus anciennes et se
-rattachent au cycle de Charlemagne. Les princes ou seigneurs du nom de
-Hugues qui y prirent part, furent assez<span class="pagenum"><a id="page_xiv">{xiv}</a></span> nombreux pour que ce nom
-synthétisât les souvenirs attachés aux vainqueurs des Sarrasins. Quant
-au nom même de Charlemagne, il était indispensable qu’il figurât dans
-une œuvre de ce genre; c’était un usage absolu dans tout l’Occident de
-rapporter à l’époque du grand empereur les événements de toute date qui
-avaient frappé l’esprit des masses. Le roman de <i>Philomène</i> et la <i>Vita
-Caroli magni et Rolandi</i> nous en fournissent des exemples; il semble que
-cette époque seule ait été capable d’éveiller la curiosité populaire.
-N’eût-elle pas d’autre utilité, la légende nous est précieuse en ce
-qu’elle montre l’île participant au <small>XIII</small>ᵉ siècle au courant d’idées qui
-s’élevait en Occident. Je dis au <small>XIII</small>ᵉ siècle, car, je le répète, ces
-conceptions héroïques ne sauraient être imputées à Giovanni. Les débuts
-de la légende semblent plutôt remonter à l’époque où un guerrier venu de
-Sardaigne ou d’Italie s’étant imposé sur un point de la Corse, (<small>XII</small>ᵉ
-siècle) prétendit, «qu’il appartenait à la souche des anciens
-seigneurs». Ce guerrier prit le nom de Cinarca qu’il laissa à ses
-descendants (Cinarchesi), et quand ceux-ci voulurent justifier de leur
-origine et de l’ancienneté de leurs droits, un dédoublement du récit de
-l’invasion ancestrale donna place à la légende. Par la suite, il en fut
-de celle-ci comme des rescrits composés par les monastères, ou les
-particuliers au cours de certains procès pour remplacer les titres
-égarés ou détruits. La bonne foi n’en était pas exclue, et si
-l’imagination comblait les lacunes creusées par l’ignorance ou l’oubli,
-la vérité, quant au fond, était respectée. Les souvenirs populaires s’en
-mêlant, on refoula bien loin les racines de l’arbre généalogique en
-rejetant à l’époque de Charlemagne la première conquête, qui, effectuée
-sur les infidèles, créait à la postérité du héros insulaire des droits
-imprescriptibles.</p>
-
-<p>Il n’y a pas d’effort à faire pour percevoir à travers la légende une
-partie de la vérité historique. Si nous l’examinons de près, rien en
-elle ne nous choque ni ne nous étonne; chacun des faits qu’elle énonce
-trouve sa place dans une chronographie générale. Seule l’identité du
-conquérant n’est pas établie. Certes il serait audacieux de voir en lui
-un membre de la famille Colonna, mais cette hypothèse envisagée dans le
-cadre du <small>XII</small>ᵉ siècle n’a plus rien d’incompatible avec l’histoire. Bien
-plus; à une époque où la transmission des héritages par les femmes
-rapprochait historiquement les familles, les marquis de Corse et les
-comtes de Tusculum, ancêtres des Colonna, pouvaient se considérer comme
-d’ori<span class="pagenum"><a id="page_xv">{xv}</a></span>gine commune; mais la sincérité avec laquelle s’élabora la légende
-est encore moins discutable quand on constate que l’historien Liutprand
-(<small>X</small>ᵉ siècle) fait d’Albéric, prince de Rome, aïeul incontesté des comtes
-de Tusculum, le fils du marquis Albert, (petit-fils de Bonifacio)
-ancêtre des Obertenghi, marquis de Corse. Muratori, au <small>XVIII</small>ᵉ siècle,
-corrigea cette erreur matérielle, mais, jusque-là, combien d’écrivains,
-dont Baronius et Fiorentini, l’avaient reproduite!</p>
-
-<p>Si l’on tient compte des conditions dans lesquelles s’est formée
-l’épopée corse des origines féodales, on en usera avec Giovanni della
-Grossa un peu moins cavalièrement que ne l’ont fait certains écrivains
-modernes: le livre de Giovanni est l’écho des idées de plusieurs
-générations de Corses, et à ce titre, il a droit à toute notre
-attention. Si la première partie de son œuvre ne peut être considérée
-comme une source, elle est un instrument précieux de reconstitution; son
-rôle ne doit être qu’auxiliaire, mais on ne saurait repousser son
-appoint quand les faits qu’elle rapporte, n’étant contrariés par aucun
-monument, trouvent leur place logique et naturelle au milieu des
-témoignages voisins de temps ou d’espace. En outre, si, appliquant à
-l’histoire un procédé mathématique, nous considérons la Corse des <small>XIII</small>ᵉ
-et <small>XIV</small>ᵉ siècles comme un produit dont il faut rechercher les facteurs,
-les traditions nous fourniront les éléments de la contre-épreuve. On ne
-leur discutera pas ce crédit quand on aura constaté combien il est
-facile de les débarrasser de leur clinquant imaginatif et de restituer
-aux faits leur valeur réelle.</p>
-
-<p><i>Les continuateurs de Giovanni della Grossa. Versions de sa
-chronique.</i>&#8212;Des deux principales versions de Giovanni, la plus répandue
-est celle de Marc’Antonio Ceccaldi, dont Filippini inséra littéralement
-le texte dans son <i>Historia di Corsica</i> imprimée à Tournon en 1594. Aux
-chroniques de Giovanni della Grossa et de Pier’Antonio Monteggiani (son
-continuateur, 1464-1525) qu’il avait abrégées et remaniées, Ceccaldi
-ajouta celle de son temps (1526-1559), que Filippini continua et publia
-avec les autres sous son nom. M. l’abbé Letteron a donné, dans le
-<i>Bulletin de la Société des Sciences historiques de la Corse</i>, une
-traduction française de cet ouvrage considérable et précieux surtout en
-raison de la sincérité des auteurs.</p>
-
-<p>L’autre version ne fut connue pendant longtemps que par les copies qu’en
-avait fait exécuter, au <small>XVIII</small>ᵉ siècle, un officier corse au service de
-la France, Antonio Buttafoco.<span class="pagenum"><a id="page_xvi">{xvi}</a></span> M. l’abbé Letteron, qui a publié en 1910,
-dans le <i>Bulletin Corse</i>, le texte de la Bibliothèque municipale de
-Bastia, a cru pouvoir lui imposer le titre de <i>Croniche di Giovanni
-della Grossa e di Pier’Antonio Monteggiani</i>. Il se peut que le plus
-ancien rédacteur ait suivi d’assez près le texte de Giovanni, car on y
-retrouve sous une indiscutable clarté des phrases que Ceccaldi, malgré
-la supériorité de son style, avait altérées; mais il n’est pas douteux
-que ses successeurs y ont glissé des interpolations de leur cru qu’il ne
-faut accueillir qu’avec circonspection. Un des transcripteurs du <small>XVII</small>ᵉ
-siècle emprunta à la <i>Chronique aragonaise</i> de Zurita et aux <i>Annales
-génoises</i> de Giustiniani des renseignements dont il fit un judicieux
-usage; il inséra en outre à leur place chronologique des copies de
-documents extraits des Archives de la Couronne d’Aragon, qui, malgré
-leur imperfection, dotèrent la Corse d’une ébauche de code diplomatique.
-Dans l’ensemble, si l’on met de côté les interpolations suspectes qu’il
-est facile de reconnaître, cette œuvre reste d’un prix inestimable,
-surtout pour l’histoire des <small>XIII</small>ᵉ, <small>XIV</small>ᵉ et <small>XV</small>ᵉ siècles.</p>
-
-<p>Mais si la chronique de Giovanni a fourni une grande partie des éléments
-de ce travail, il ne semble pas que Monteggiani en soit l’unique auteur.
-En effet, l’œuvre de celui-ci qui s’étend de 1465 à 1525 nous est
-connue, au moins pour le fond, par le livre de Filippini. Or, si l’on
-compare les deux versions, on constate que l’on est, pour cette période,
-en présence de deux chroniques différentes aussi bien par le plan
-général que par les détails, par la mise en valeur des personnages ou
-des événements que par le choix des anecdotes. Les deux récits sont
-également véridiques, ils se complètent l’un l’autre, mais on ne saurait
-les attribuer au même auteur.</p>
-
-<p><i>Pietro Cirneo.</i>&#8212;Les mouvements de réaction subis par l’historiographie
-au siècle dernier profitèrent à Pietro Cirneo au détriment de Giovanni.
-Ces mouvements ont été définis par M. Kurth dans sa remarquable étude
-sur l’application de l’épopée à l’histoire: «Les historiens, dit-il,
-n’étudiaient que des documents et non des esprits. Une fois que les
-faits ne rendaient pas le son de l’authenticité, ils les éliminaient
-impitoyablement sans leur accorder une valeur quelconque. Mensonge ou
-fable, tel était leur jugement sommaire, et ils croyaient avoir rempli
-toute leur mission quand ils avaient expulsé de l’histoire, non sans
-mépris et parfois avec colère tout ce qui ne rendait pas le son de<span class="pagenum"><a id="page_xvii">{xvii}</a></span>
-l’authenticité.» Nul écrivain plus que Giovanni n’a été, de la part de
-ceux qui lui doivent tout leur savoir, l’objet d’un dédain plus
-immérité.</p>
-
-<p>En gardant le silence à l’égard des fables payennes et des récits
-épiques, Pietro Cirneo (1447-1503) s’acquit une réputation de
-discernement qui l’éleva, dans l’esprit de nombreux écrivains, bien
-au-dessus de Giovanni. De fait, son <i>De Rebus Corsicis</i> n’est guère
-qu’un recueil de récits classés à l’aventure et dans lesquels l’auteur,
-à l’instar de ses contemporains Æneas-Sylvius, Paul Jove, Bembo, se
-préoccupe moins de dire vrai que de bien dire. Son testament, en nous
-révélant que la bibliothèque d’un érudit corse pouvait valoir en
-richesse celle d’un lettré toscan, nous apprend aussi que si Pietro se
-proposait de rechercher des documents pour terminer son histoire, il ne
-possédait pas le moindre ouvrage relatif à la Corse. Quand il
-rencontrait dans Quinte-Curce ou dans Tite-Live une période agréable, de
-sonorité ou de couleur chatoyante, il s’empressait d’en sertir quelque
-trait destiné à son œuvre. Les historiens de Rome, telles étaient les
-sources que Pietro Cirneo employait à son histoire de la Corse. Son
-manuscrit fut publié au <small>XVIII</small>ᵉ siècle par Muratori dans le tome XXIV des
-<i>Rerum italicarum Scriptores</i>.</p>
-
-<p><i>Historiens des XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles.</i>&#8212;La plupart des histoires,
-annales, chroniques produites au cours du <small>XVII</small>ᵉ siècle, bien qu’assez
-nombreuses, étant restées manuscrites, n’ont exercé sur
-l’historiographie aucune influence. Parmi ceux de ces ouvrages dont
-l’existence a pu être contrôlée, les travaux de Biguglia, de Canari et
-de Banchero (ces derniers publiés en partie dans le <i>Bulletin Corse</i>)
-ainsi que ceux d’Accinelli (1739) méritent d’être consultés. Deux
-ouvrages français anonymes (le second attribué à Goury de Champgrand),
-parus en 1738 et 1749, n’offrent guère d’intérêt que pour la biographie
-de Théodore de Neuhoff. En 1758, l’imprimerie de Corte donne la
-<i>Giustificazione della Rivoluzione di Corsica</i>, plaidoyer historique
-plein d’éloquence. L’intervention française et la conquête de l’île
-provoquent de nombreuses publications, entre autres l’<i>Etat de la Corse</i>
-de l’Anglais Bosswell (1768), «ami enthousiaste de Paoli et de ses
-concitoyens, dit M. Louis Campi, qui consacra sa fortune à la défense de
-leurs droits». Puis apparaissent les histoires générales de Cambiagi
-(1770-1772), Germanes (1771-1776), Pommereul (1779), Limperani
-(1779-1780). Quoiqu’écrite «au coin du feu», l’<i>Histoire des
-Révolu<span class="pagenum"><a id="page_xviii">{xviii}</a></span>tions de l’Ile de Corse</i>, de Germanes, renferme de nombreux
-renseignements sur les mœurs corses et les expéditions françaises; quant
-à celles-ci, Pommereul, qui fait par ailleurs à Germanes de nombreux
-emprunts, est mieux informé, ayant pris part, lui-même, aux dernières
-campagnes. On a accusé Pommereul de partialité; il rend cependant
-justice aux Corses dont il loue fréquemment la bravoure, et s’excuse en
-quelque sorte, de l’insuffisance de ses informations: «On ne doit pas
-être surpris, dit-il, de trouver plus de détails sur l’attaque des
-Français que sur la défense des Corses. C’est à ceux-ci à nous apprendre
-ce qu’ils ont fait de leur côté pour nous repousser.» L’abbé Rossi
-combla plus tard cette lacune (1822), mais l’impression de son important
-ouvrage n’est pas encore terminée.</p>
-
-<p><i>Limperani et l’anachronisme de Sambocuccio.</i>&#8212;Germanes et Pommereul
-s’étaient contentés de suivre les sentiers tracés par Filippini;
-Cambiaggi (<i>Istoria del Regno di Corsica</i>, 4 vol. 1770-72) et Limperani
-(<i>Istoria della Corsica</i>, 2 vol. 1779-1780) visèrent plus haut. En
-publiant le recueil des écrivains italiens, Muratori avait ouvert aux
-historiens de la Corse des horizons nouveaux: les annales génoises et
-pisanes abondaient en renseignements inconnus des vieux chroniqueurs.
-Cambiagi et Limperani puisèrent dans cette œuvre immense, ainsi que dans
-l’<i>Italia Sacra</i> d’Ughelli, une quantité considérable de citations qui
-entourèrent leurs ouvrages d’un appareil d’érudition imposant, mais
-parfois fragile. Les chartes de donations aux moines de Monte-Cristo,
-entre autres, leur fournirent des conclusions erronées, la plupart étant
-antidatées de plusieurs siècles, et certaines n’offrant aucun caractère
-d’authenticité. Par une interprétation malheureuse des cahiers de Pietro
-Cirneo, Limperani donna naissance au plus grossier anachronisme que
-l’historiographie ait enregistré et que nombre d’écrivains contemporains
-s’obstinent encore à reproduire: il reporta au <small>XI</small>ᵉ siècle l’existence de
-Sambocuccio d’Alando et le mouvement populaire dont ce personnage fut le
-chef (1359) (V. chap. VII). Puis incapable de borner son imagination, il
-inventa de toutes pièces un Sambocuccio, <i>seigneur</i> d’Alando, qui
-chassait de Corse les Cinarchesi (à une époque où leur présence y est
-incertaine), détruisait les repaires des barons, puis, à l’instar des
-Lycurgue et des Solon, dotait la Terre de la Commune d’une constitution
-adéquate à ses besoins et se révélait aussi judi<span class="pagenum"><a id="page_xix">{xix}</a></span>cieux législateur qu’il
-s’était montré courageux capitaine.</p>
-
-<p>Bien que Giovanni della Grossa et Pietro Cirneo se soient accordés pour
-faire aboutir le mouvement de Sambocuccio à l’occupation génoise et au
-gouvernement de Giovanni Boccanegra, Limperani, dont le texte est
-constellé de références, appuyait sa nouvelle théorie sur l’autorité de
-ces deux chroniqueurs. Or, on chercherait en vain dans leurs œuvres un
-mot touchant le Sambocuccio de l’an mille aussi bien que le Sambocuccio
-législateur. Limperani avait la manie de rectifier l’histoire, et on
-remarque, dans ses deux volumes, plusieurs exemples de l’oblitération de
-sa clairvoyance. Limperani vivait à une époque où la foi nouvelle en la
-liberté et la fraternité enfantait autant de légendes que la foi
-religieuse en avait créées; c’était le temps où, pour défendre le fictif
-Guillaume Tell, insuffisamment consolidé par Tschudi, on recourait à des
-falsifications et des fabrications de documents d’ailleurs maladroites.
-L’atmosphère d’enthousiasme libéral dégagée par les contemporains de
-Montesquieu et de Jean-Jacques, devait séduire ce Corse instruit, mais
-incapable d’imposer aux écarts de son imagination un contrôle judicieux.
-Aveuglé par une théorie qui attribuait à la Corse une constitution
-communale au <small>XI</small>ᵉ siècle, il trouva, pour l’appliquer, un prétexte dans
-le désordre des cahiers de Pietro Cirneo. <i>La vie de Sambocuccio y
-précédait celle de Giudice</i>, et ce fut pour Limperani un trait de
-lumière: il ne considéra pas que Sambocuccio y requérait l’intervention
-du gouverneur Boccanegra (1359), et allait lui-même à Gênes solliciter
-l’envoi de Tridano della Torre (1362). Il ne voulut pas s’apercevoir que
-Pietro attribuait au second Giudice (<small>XV</small>ᵉ siècle) la biographie du
-premier (<small>XIII</small>ᵉ siècle), et que ces transpositions n’avaient peut-être
-pour origine que l’interversion des feuillets du manuscrit primitif!</p>
-
-<p>C’est pourquoi sous l’influence de Limperani, les historiens de la Corse
-crurent faire preuve de jugement en adoptant ce que, de bonne foi, ils
-croyaient la chronologie de Pietro Cirneo: «Entre Giovanni et Pietro,
-déclare l’abbé Galletti, nous n’hésitons pas à nous prononcer pour ce
-dernier.» Au cours du <small>XIX</small>ᵉ siècle, Renucci et Robiquet seuls se
-conformèrent au texte de Giovanni, qui, presque contemporain de
-Sambocuccio, ne méritait pas d’être suspecté sur ce point. Tous les
-autres suivirent le système de Limperani. Gregori, dans son édition
-nouvelle de Filippini, inséra une chronologie de la Corse qui consacra
-la fable de Sam<span class="pagenum"><a id="page_xx">{xx}</a></span>bocuccio législateur de l’an mille; nous la retrouvons
-reproduite dans Jacobi, Friess, Gregorovius, Galletti, Mattei, Monti,
-Girolami-Cortona, tous auteurs d’histoires générales de la Corse;
-également dans le <i>Grand Dictionnaire Larousse</i> et la <i>Grande
-Encyclopédie</i>, sans parler des ouvrages de moindre importance.
-L’<i>Inventaire des Archives départementales de la Corse</i> (1906) maintient
-encore cette chronologie erronée. D’ailleurs, l’historien de la Corse le
-plus considérable et le plus consciencieux, l’abbé Rossi, confiant en
-Limperani, accepta les yeux fermés, l’histoire de Sambocuccio ainsi
-modifiée.</p>
-
-<p><i>Les historiens du <small>XIX</small>ᵉ siècle.</i>&#8212;L’œuvre de l’abbé Rossi, écrite à
-l’époque napoléonienne, est la seule au <small>XIX</small>ᵉ siècle dont l’auteur s’est
-soucié de documentation; mais restée manuscrite jusqu’en 1895, elle
-découragea longtemps les curieux par sa graphie péniblement
-déchiffrable. La patience de M. l’abbé Letteron a triomphé de cet
-obstacle, et treize volumes sur dix-sept ont déjà été imprimés par les
-soins de ce dernier. Ces treize volumes sont consacrés au <small>XVIII</small>ᵉ et au
-commencement du <small>XIX</small>ᵉ siècle; ils sont riches en détails précis et en
-informations puisées aux meilleures sources.</p>
-
-<p>Les autres histoires générales de la Corse ne varient guère que par
-l’étendue. Cependant on consultera avec fruit Renucci (1834) pour la
-période qui s’étend de 1769 à 1830, et, pour l’ensemble, les <i>Recherches
-historiques et statistiques</i> de Robiquet (1835) qu’une critique toujours
-en éveil garde des erreurs où tombèrent ses contemporains Gregori et
-Jacobi. Gregori a enrichi son édition de Filippini (1827) de documents
-empruntés, pour la plupart, aux manuscrits exécutés par les soins de
-Buttafoco; mais ayant négligé de les collationner sur les originaux, il
-imprima les altérations dont chaque transcripteur avait fourni son
-appoint. De Jacobi (1835) on peut dire que l’amour de son pays l’écarta
-fréquemment du chemin de la vérité. Les portraits reproduits dans
-l’<i>Histoire illustrée de la Corse</i> de Galletti (1865) constituent le
-mérite de cette compilation patriotique mais médiocrement digérée.
-L’<i>Histoire</i> de Friess (1852) (réserve faite de l’anachronisme de
-Sambocuccio), est un bon résumé de Filippini, poursuivi avec un souci
-constant d’exactitude jusqu’en 1796. Celle de Gregorovius (1854), ce
-«Latin éclos au milieu des Teutons», est le groupement de morceaux
-pleins d’éloquence; mais l’auteur, étranger à toute méthode historique,
-a reproduit sans jugement et sans critique<span class="pagenum"><a id="page_xxi">{xxi}</a></span> les fables et les opinions
-courantes par quoi se comblent auprès des masses les lacunes de
-l’histoire.</p>
-
-<p>Le docteur Mattei, dans ses <i>Annales de la Corse</i> (1873), a réuni et
-classé chronologiquement une quantité importante de notices; si
-méritoires qu’ils soient, ses efforts mal dirigés n’ont pas obtenu le
-résultat que l’auteur en attendait. Cependant, on trouverait dans ce
-recueil des matériaux utilisables après une révision serrée des dates et
-un rapprochement des sources qui ne sont que rarement indiquées. Chez
-lui, Sambocuccio, dédoublé, paraît au onzième et au quatorzième siècle.
-Les <i>Annales de la Corse</i>, ainsi que l’<i>Histoire</i> de Mᵍʳ
-Girolami-Cortona (1906) riche en renseignements statistiques, sont
-indispensables à ceux qui s’occupent de la période contemporaine.</p>
-
-<p><i>Les altérations de l’histoire: Sampiero, Sixte-Quint, Christophe
-Colomb, les Bonaparte.</i>&#8212;La plupart des écrits du <small>XIX</small>ᵉ siècle ont
-contribué à la diffusion d’allégations inexactes et de légendes sans
-consistance qui ne se rencontrent pas chez leurs prédécesseurs; et,
-malheureusement, ce ne sont pas les personnages de moindre envergure qui
-ont attiré leur attention.</p>
-
-<p><i>Sampiero.</i>&#8212;S’il est en Corse un nom populaire après ceux de Napoléon
-et de Paoli, c’est sans conteste celui de Sampiero, qui acquit en son
-temps la réputation d’un des plus braves capitaines de l’Europe. Cette
-popularité est justifiée à double titre. Rompant le premier avec les
-pratiques individualistes qui déchiraient la Corse, il éveilla chez ses
-compatriotes le sentiment de la dignité collective: du pays, il fit la
-patrie. Ce ne fut pas tout: si Sampiero a mérité d’être appelé le
-<i>premier</i> Corse français, ce n’est pas seulement pour avoir été en son
-temps l’un des capitaines les plus remarquables de la Couronne, mais
-parce qu’on lui doit le premier essai que firent les Corses de la
-nationalité française. Et cette expérience fut telle que son souvenir
-resta sinon comme le flambeau, du moins comme l’étoile lointaine qui
-guida plus tard les premiers partisans de l’annexion française. Entre le
-Moyen Age et les temps modernes, la physionomie de Sampiero synthétise
-la Corse d’autrefois, rebelle aux contraintes et aux dominations, et la
-Corse du <small>XVIII</small>ᵉ siècle, attirée plutôt que conquise par une patrie plus
-grande, au charme irrésistible, qui saura l’unir à elle sans l’absorber
-et lui faire place dans son histoire sans l’amoindrir.</p>
-
-<p>On ne s’étonnera donc pas que la personnalité de Sam<span class="pagenum"><a id="page_xxii">{xxii}</a></span>piero ait tenté des
-écrivains et des artistes. Le célèbre romancier Guerrazzi et l’aimable
-conteur Arrighi, dont il a été dit «qu’il puisait dans son patriotisme
-les sources de l’histoire», ont laissé des <i>Sampiero</i> que l’on lit
-encore avec plaisir aujourd’hui: leurs récits, qui n’ont que des
-rapports lointains avec la vérité, n’abusent personne.</p>
-
-<p>Il n’en est pas de même des généalogistes comme Biagino Leca
-d’Occhiatana et Lhermite Souliers, et des courtisans comme Canault dont
-les œuvres mercenaires ont engendré de grossières erreurs. Le premier,
-envoyé en Corse par le maréchal Alphonse d’Ornano, en rapporta les
-pièces que celui-ci présenta, peut-être de bonne foi, à l’Ordre du
-Saint-Esprit, mais qui n’en étaient pas moins les fruits d’une
-complaisance évidente. C’est sur la foi de ces documents que de nombreux
-ouvrages donnent à Sampiero le nom d’Ornano; mais il faut remarquer que
-celui-ci, bien que seigneur d’Ornano du chef de sa femme, ne fit jamais
-usage de ce nom et ne se prévalut jamais d’une noble origine. Sa
-correspondance est toujours signée «Sampiero da Bastelica» ou «Sampiero
-Corso».</p>
-
-<p>Il était né, en effet, à Bastelica, et non «au château de Sampiero sur
-le Tibre» ainsi que l’assure la <i>Biographie Firmin-Didot</i>. Relevons à
-son sujet quelques assertions erronées. Il ne servit point comme page
-dans la maison du cardinal Hippolyte de Médicis qui était de treize ans
-plus jeune que lui. Il ne fut jamais colonel-<i>général</i> des Corses,
-charge qui ne fut créée qu’après sa mort pour son fils Alphonse, non
-plus que colonel du <i>Royal</i>-Corse, ce genre de dénomination étant
-inconnu au <small>XVI</small>ᵉ siècle.</p>
-
-<p>Bayard, ainsi que le connétable de Bourbon, raconte-t-on aussi, auraient
-exprimé hautement leur admiration pour Sampiero. On ne saurait sans
-parti pris nier ces propos: le colonel des Corses était digne de
-l’estime de ces braves capitaines, mais si celle-ci s’est manifestée, il
-est certain que ce ne fut que sous la plume d’écrivains du <small>XIX</small>ᵉ siècle.</p>
-
-<p><i>Sixte-Quint.</i>&#8212;On trouvera, dans certains ouvrages, Sixte-Quint au
-nombre des personnages illustres produits par la Corse, et la raison
-qu’on en a donnée est que ce pontife s’appelait dans le monde Peretti.
-Si ce patronymique est répandu en Corse, il ne l’est pas moins en
-Italie, où il correspond au français Péret, Petit-Pierre. Un Corse,
-capitaine général des galères pontificales, Bartolomeo de Vivario, dit
-da Talamone, mort en 1544, avait bien adopté le nom de<span class="pagenum"><a id="page_xxiii">{xxiii}</a></span> Peretti qui
-était celui d’une famille de Sienne à laquelle il s’était allié, et qui
-se targua de sa parenté avec les Peretti de Montalto (près d’Ancône)
-quand la fortune eût élevé l’un de ces derniers à la pourpre
-cardinalice; mais aucun lien ne rattache Sixte-Quint à Bartolomeo
-Peretti non plus qu’à d’autres familles corses qui ne furent ainsi
-désignées que bien après la mort de ce pontife. Ces rapprochements
-purent cependant offrir un fondement à l’opinion susdite qui a pris
-depuis tous les caractères d’une tradition.</p>
-
-<p><i>Christophe Colomb.</i>&#8212;On a mené grand bruit depuis une quarantaine
-d’années autour d’une <i>découverte</i> dont l’intérêt (si elle avait été
-justifiée) dépassait de beaucoup les bornes de l’histoire locale. Selon
-deux ecclésiastiques corses, MM. Casanova et Peretti, Christophe Colomb
-serait né en Corse et, pour des raisons difficiles à comprendre, aurait
-tenu son origine secrète. Cette thèse que combattit M. le chanoine
-Casabianca, et contre laquelle s’inscrivirent les savants du monde
-entier, a été reprise de nouveau, en 1913, dans le <i>Mercure de France</i>
-par M. Henri Schœn, qui se flattait d’apporter des preuves irrécusables
-de l’origine corse du grand navigateur.</p>
-
-<p>L’article du <i>Mercure</i> ne fit que reproduire les arguments émis jadis
-par MM. Casanova et Peretti, à savoir que dès le <small>XV</small>ᵉ siècle, il existait
-à Calvi une famille de navigateurs fameux du nom de Colombo; que ceux-ci
-étaient indifféremment connus sous les noms de Calvi, Calvo ou Corso,
-mais que leur véritable patronymique est Colombo; que les Corses
-paraissent avoir été nombreux dans l’entourage de Colomb; qu’une
-tradition fort ancienne à Calvi, veut que le grand navigateur soit né
-dans cette ville... etc.</p>
-
-<p>A ces raisons&#8212;les principales&#8212;on répondra que si l’appellation de
-Colombo figure dans certains actes du <small>XVI</small>ᵉ siècle à Calvi, c’est en
-qualité de prénom, et que ce prénom, fort répandu sur les bords de la
-Méditerranée, devint le patronymique de tant de familles qu’il n’est
-pas, suivant l’expression de M. Henry Harrisse «trois villes sur cent»
-où l’on ne rencontre des familles Colomb (Colombo ou Colon).</p>
-
-<p>Mais au <small>XV</small>ᵉ siècle, rien n’établit qu’il en ait existé une à Calvi: la
-famille reconstituée par les auteurs de cette thèse, se compose d’un
-<i>gascon</i> connu sous le nom de Colomb-le-jeune, d’un Corse sans
-patronymique (Bartolomeo Corso), et de différents membres de la famille
-Calvo <i>dont l’identité et le rôle historique sont strictement établis</i>.
-Pour obtenir<span class="pagenum"><a id="page_xxiv">{xxiv}</a></span> une famille de navigateurs du nom de Colombo à Calvi, il
-fallut: 1º traduire&#8212;librement&#8212;Calvo (Chauve, Chauvin) par <i>le Calvais</i>
-ou <i>de Calvi</i>; 2º supposer arbitrairement que cette dénomination ne
-pouvait s’appliquer qu’à des gens du nom de Colombo; 3º fermer
-obstinément les yeux sur la biographie des personnages dont on
-travestissait l’identité.</p>
-
-<p>Quant aux Corses dans l’entourage de Christophe Colomb, on n’en trouvera
-trace ni sur les rôles d’équipage, ni dans le journal de bord de
-l’Amiral, ni dans les enquêtes postérieures au voyage, ni même dans les
-œuvres des écrivains insulaires.</p>
-
-<p>Pour prouver l’ancienneté de la tradition de Colomb calvais, M. Schœn
-cite une élégie en vers à ce sujet «que M. Gaston Paris n’hésitait pas à
-placer au <small>XVI</small>ᵉ siècle». Or, Gaston Paris, dans la séance du 5 février
-1886, avait, tout au contraire, déclaré que cette pièce ne devait être
-accueillie qu’«<i>avec beaucoup de défiance</i>».</p>
-
-<p>M. Casanova croyait que «l’acte de baptême de Christophe Colomb existait
-à Calvi». M. Schœn qui est allé enquêter sur place, ne s’étonne pas de
-la disparition de ce papier concluant; car, dit-il, «il se trouve
-<i>précisément</i> que les archives de Calvi furent détruites par un incendie
-à la fin du <small>XVI</small>ᵉ siècle». M. Schœn aurait tort de déplorer plus
-longtemps ce sinistre, car en supposant que les archives de Calvi soient
-intactes, en admettant même que cette ville ait donné naissance à
-l’Amiral, il n’y trouverait certainement pas l’acte de baptême de
-Colomb, né près d’un siècle avant que le Concile de Trente eut prescrit
-la conservation des actes d’église!...</p>
-
-<p>Je n’aborderai pas les inexactitudes de détail, les contradictions, les
-textes tronqués et les imprudentes amplifications des nouveaux avocats
-de cette cause malheureuse; mais je citerai quelques opinions provoquées
-en 1892 par le chanoine Casabianca: «Rien n’autorise à placer en Corse
-le berceau de Christophe Colomb» (Léopold Delisle).&#8212;«Un patriotisme
-local fort mal inspiré a mis en circulation la ridicule légende de
-Christophe Colomb français, corse et calvais» (Auguste Himly).&#8212;«Que la
-Corse laisse à Gênes ce qui appartient à Gênes; sa part reste assez
-belle» (Siméon Luce).&#8212;«L’érection par le gouvernement français à Calvi
-d’une statue de Christophe Colomb, risquerait de nous couvrir de
-ridicule» (G. Monod).&#8212;«La Corse est assez riche de ses gloires
-nationales pour n’avoir pas besoin<span class="pagenum"><a id="page_xxv">{xxv}</a></span> d’aller chercher en dehors d’elle
-des renommées retentissantes» (Victor Duruy).</p>
-
-<p>Arrêtons-nous sur ce jugement autorisé qui synthétise la correspondance
-adressée par les savants des deux mondes au chanoine Casabianca. En
-rappelant les «gloires nationales de la Corse», on rendait hommage au
-«patriotisme éclairé» qui l’avait poussé à «répudier pour son île natale
-une gloire imméritée». Dans une lettre qui fut lue publiquement, à
-l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, le 14 février 1890, M.
-Henry Harrisse félicita M. Casabianca, d’avoir produit un travail qui
-était à la fois «un bon livre et une bonne action».</p>
-
-<p><i>Les Bonaparte.</i>&#8212;On s’intéresserait probablement fort peu aux Bonaparte
-d’autrefois si la place imposante conquise par Napoléon dans l’histoire,
-n’avait obligé celle-ci à jeter quelques clartés sur ses ancêtres. Les
-multiples écrits parus sur ce sujet, ont été souvent classés dans la
-<i>Bibliographie historique de la Corse</i>.</p>
-
-<p>On peut affirmer sans crainte d’être démenti que presque tous renferment
-des allégations d’une inexactitude outrée. Sans m’arrêter aux <i>Mémoires</i>
-de la duchesse d’Abrantès qui rattachent les Bonaparte aux empereurs
-d’Orient, ni aux généalogies florentines qui ne supportent pas l’examen
-le plus superficiel, je me bornerai à signaler comme reposant sur un
-document de fabrication contemporaine la thèse qui fait descendre
-Napoléon des princes <i>cadolinges</i>, comtes de Settino, Fuccechio et
-Pistoja, thèse adoptée par Garnier, dans ses <i>Généalogies des
-Souverains</i>, et Bouillet, dans son <i>Atlas Historique</i>, ouvrages sur
-l’autorité desquels les livres de seconde main sont d’autant plus tentés
-de s’appuyer que M. Frédéric Masson dans son <i>Napoléon inconnu</i>,
-consacre plusieurs pages à la biographie de ces ancêtres présumés des
-Bonaparte.</p>
-
-<p>Garnier et Bouillet décorent le premier Bonaparte qui vint à Ajaccio,
-Francesco, du titre de général des troupes génoises. Un très grand
-nombre de pièces comptables permettent de suivre la carrière de
-l’ascendant de l’Empereur, qui mourut <i>simple soldat</i> à Ajaccio après
-avoir servi la République pendant cinquante ans.</p>
-
-<p>Francesco cependant appartenait à une famille distinguée de Sarzane où
-la charge de notaire impérial était héréditaire depuis le <small>XIII</small>ᵉ siècle.
-Les Bonaparte qui figuraient parmi les premiers citoyens de la ville,
-furent employés en Corse par les Fregosi quand ceux-ci, maîtres de
-Sarzane (V. ch. VIII),<span class="pagenum"><a id="page_xxvi">{xxvi}</a></span> eurent acquis la seigneurie de l’île.
-L’importance de Cesare et Giovanni Bonaparte, grand-père et père de
-Francesco se déduit des missions dont ils furent chargés par l’Office de
-San-Giorgio et les Fregosi. Francesco dont le patrimoine s’était
-amoindri, obtint la concession d’un terrain à Ajaccio: il y bâtit une
-maison et se fixa dans la nouvelle cité. Ses descendants, notaires, se
-livrant quelque peu au négoce, vécurent avec honneur, mais sans gloire
-jusqu’«au 18 brumaire», date à laquelle il plaisait à Napoléon de fixer
-l’origine de la noblesse des Bonaparte.</p>
-
-<p><i>Les ouvrages récents</i>: Sous le titre <i>La Corse</i> (1908), MM. Hantz et
-Dupuch ont publié un petit abrégé de l’histoire de l’île exempt des
-erreurs et des anachronismes que j’ai signalés.</p>
-
-<p>M. A. Ambrosi a donné en 1914 l’<i>Histoire des Corses et de leur
-civilisation</i>. L’auteur n’a voulu, dit-il, que «tirer parti des pièces
-d’archives ou des manuscrits qui, sur une foule de questions, ont été
-imprimés».&#8212;«Presque toutes les sources, ajoute-t-il, se trouvent dans
-le <i>Bulletin des Sciences corses</i>.»</p>
-
-<p>La valeur du livre de M. Ambrosi s’affirme dans l’étude des temps
-modernes pour lesquels l’auteur est particulièrement documenté. En
-effet, M. l’abbé Letteron, président de la Société, qui dirige le
-<i>Bulletin</i> depuis 1881, s’est appliqué surtout à réunir des matériaux
-pour l’histoire du <small>XVIII</small>ᵉ siècle qu’il a jugé avec raison capable
-d’apporter une contribution plus large à l’histoire de la France. Le
-<i>Bulletin</i> est donc, pour cette période, riche en mémoires et en
-documents de tout ordre. Les époques antérieures par contre y sont peu
-représentées. C’est tout au plus si dans les 370 fascicules déjà parus
-de ce précieux recueil, on trouverait une douzaine d’articles inédits,
-généralement brefs, sur le Moyen Age. Quoi qu’il en soit l’œuvre de M.
-Ambrosi permet d’apprécier l’appoint considérable apporté par la
-Société, dont il est le secrétaire, à l’historiographie de la Corse.
-Notons en outre la présentation raisonnée du livre où l’auteur, agrégé
-de l’Université, a fait preuve de grandes qualités didactiques.</p>
-
-<p><i>L’histoire d’après les sources originales.</i>&#8212;En 1872, M. Francis
-Mollard, depuis archiviste départemental de la Corse, démontra la
-nécessité pour l’île de posséder une histoire assise sur des bases plus
-solides que des traditions dénaturées par ceux-là mêmes qui s’étaient
-donné pour objet de nous les transmettre. Chargé par le Ministère de<span class="pagenum"><a id="page_xxvii">{xxvii}</a></span>
-l’Instruction Publique d’une mission en Italie, il en rapporta une
-moisson assez abondante de documents qui furent publiés en partie dans
-les <i>Archives des Missions scientifiques</i> (1875), le <i>Bulletin
-historique et philologique</i> (1884) et le <i>Bulletin de la Société des
-Sciences historiques de la Corse</i> (1885).</p>
-
-<p>Reprenant en 1893, sous les auspices du Ministère de l’Instruction
-publique, l’œuvre interrompue de M. Mollard, j’ai pu relever dans les
-différents fonds d’archives italiens, français et espagnols les copies
-de plus de 2.000 documents inédits (de 960 à 1500) et y recueillir une
-quantité innombrable d’extraits relatifs à la Corse ou à des Corses.</p>
-
-<p>Les résultats de ces enquêtes qui ont fait l’objet de plusieurs
-mémoires, ont été sommairement groupés et publiés en 1908 sous le titre
-d’<i>Histoire de la Corse écrite pour la première fois d’après les sources
-originales</i>. On y trouve, en tête de chaque chapitre, la liste des fonds
-d’archives (cartons, registres, liasses, etc.), sources narratives,
-collections, recueils et ouvrages qui ont servi à son élaboration.</p>
-
-<p class="r">
-C. C. R.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page_xxviii">{xxviii}</a></span>&#160; </p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page_1">{1}</a></span>&#160; </p>
-
-<h1><small>HISTOIRE</small><br />
-DE CORSE</h1>
-
-<hr />
-
-<h2><a id="CHAPITRE_I"></a>I<br /><br />
-LES ORIGINES</h2>
-
-<div class="blockquot"><p class="hang"><i>Les données géographiques.&#8212;Les découvertes archéologiques et
-anthropologiques.&#8212;La civilisation néolithique.&#8212;La question des
-influences orientales.</i></p></div>
-
-<p>Un pays de montagnes dans la mer: telle est la Corse, âpre et riante,
-qui tout à la fois repousse et accueille. Les plus hauts sommets se
-dressent dans la partie médiane de l’île, sur le bord occidental d’une
-dépression qui, de l’île Rousse à la marine de Solenzara, sépare la
-Corse granitique, à l’Ouest, et la Corse schisteuse, à l’Est. La ligne
-de faîte, qui atteint 2.710 mètres au <i>monte Cinto</i>, 2.625 mètres au
-<i>monte Rotondo</i>, n’est franchie que par des cols (<i>foci</i> ou <i>bocche</i>)
-élevés de plus de 1.000 mètres. C’est de ce côté que la partie ancienne
-de la Corse est le plus difficilement accessible. La vaste conque
-granitique du Niolo, d’où le Golo s’échappe par des gorges sauvages,
-abrite un peuple de bergers «couverts de poils» qui ont gardé, notamment
-dans la <i>piève</i> d’Asco, les mœurs d’autrefois. C’est une race de
-travailleurs, rude et vaillante. «Nulle part, dit un vieux dicton corse,
-on ne travaille<span class="pagenum"><a id="page_2">{2}</a></span> autant que dans le Niolo.» Entre les hautes vallées du
-Golo et du Tavignano, sur un seuil élevé, Corte commande le passage de
-l’Ouest à l’Est: ce fut, au <small>XVIII</small>ᵉ siècle, le centre politique de l’île.</p>
-
-<p>Des hauteurs du Niolo, que prolongent vers le Sud-Est le <i>monte d’Oro</i>,
-le <i>monte Renoso</i>, l’<i>Incudine</i>, descendent vers le Sud-Ouest une série
-de vallées étroites et parallèles&#8212;Liamone, Gravona, Prunelli, Taravo,
-Rizzanèse&#8212;aboutissant aux nombreux golfes de la côte occidentale.
-Séparées par de hautes croupes, elles communiquent malaisément entre
-elles et certains «pays» ont reçu des appellations distinctes: la verte
-Balagne, au Sud de Calvi,&#8212;les <i>Calanche</i>, vers Piana, où le granit
-désagrégé a formé des accumulations pittoresques de rochers,&#8212;la
-<i>Cinarca</i>, «le plus joli pays du monde»... La mer, qui s’ouvre à
-l’ouest, fut à l’origine le seul lien entre les hommes: à cause d’elle,
-l’«<i>Au-delà des monts</i>» fut la partie la plus anciennement peuplée de
-toute l’île.</p>
-
-<p>La région plissée, qui confine à l’Est, est beaucoup plus récente. Son
-architecture est celle des chaînes alpines. Les vallées n’offrent pas la
-même régularité et le même parallélisme que celles de l’ouest:
-quelques-unes, comme celles du Golo et du Tavignano, n’ont pu établir
-leur profil actuel qu’au prix d’énergiques captures. En tous cas le
-morcellement n’est pas moindre. Voici le Cap, avec ses «marines»,&#8212;la
-«conque» du <i>Nebbio</i>, dont certaines parties ont une grâce exquise,&#8212;la
-riante <i>Casinca</i>, où les villages, tout blancs, coiffent les
-collines,&#8212;la <i>Castagniccia</i>, où des pièves multiples&#8212;Rostino,
-Ampugnani, Vallerustie, Orezza, Alesani&#8212;formèrent le réduit de
-l’indépendance corse,&#8212;le <i>Fium Orbo</i> sauvage et sublime... Tel est
-l’«<i>En-deçà des monts</i>», où l’émiettement territorial est éga<span class="pagenum"><a id="page_3">{3}</a></span>lement
-imposé par les conditions géographiques. Mais, sauf à Bastia et dans
-quelques «marines» privilégiées, la côte est peu favorable à la vie
-maritime: les alluvions, fluvio-glaciaires ou bien modernes, ont créé
-deux plaines, larges de 5 à 10 kilomètres, où sévit la malaria.</p>
-
-<p>A l’extrémité sud, une petite table de calcaires tertiaires s’accole au
-massif ancien: c’est la région de Bonifacio, que les Corses mêmes
-considèrent comme étant presque hors de Corse.</p>
-
-<p>A travers cette variété il est difficile de saisir l’unité profonde qui
-fera l’originalité du pays corse. Au surplus, les contrastes abondent.
-La plaine féconde est délaissée pour la montagne; c’est une île, et il
-n’y a pas de marins; le relief invite au morcellement, et pourtant il
-n’y a pas de nationalité plus homogène que la nationalité corse. Ces
-étrangetés s’expliquent par l’histoire. Grâce à sa situation centrale
-dans le bassin occidental de la Méditerranée, à la sûreté de ses
-mouillages, la Corse a été atteinte, et de très bonne heure, par les
-courants généraux de commerce et d’invasions qui ont contribué à mêler
-les races de la Méditerranée et de l’Europe; dès l’antiquité, elle tenta
-les convoitises, elle devint l’arène de toutes les compétitions, le
-rendez-vous de tous les conquistadores. Histoire compliquée, souvent
-tumultueuse, dont les origines sont, comme il arrive, particulièrement
-délicates à démêler.</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>Pour Sénèque déjà, les temps anciens de la Corse étaient «enveloppés de
-ténèbres», et l’exil du philosophe dans l’île qu’il détesta si fort
-marqua longtemps le dernier fait précis jusqu’où l’on pouvait remonter
-sans faire aux hypothèses une part trop grande. Vers la fin du <small>XVIII</small>ᵉ
-siècle, l’historien de la Corse, Pommereul, constatant que «l’origine de
-la<span class="pagenum"><a id="page_4">{4}</a></span> plupart des peuples est couverte d’un voile impénétrable» et qu’au
-surplus «l’âge d’un peuple ne peut rien ajouter à sa gloire», consent à
-rester ignorant par esprit philosophique et par raison critique. Les
-habitants de la grande île méditerranéenne sont-ils aborigènes? ou ne
-résultent-ils pas plutôt du mélange de toutes les nations qui en ont
-fait successivement la conquête? Peu importe: «ils existent, ils ont
-existé, c’est une chaîne de générations dont on ne peut retrouver le
-premier chaînon».</p>
-
-<p>Notre époque eut de plus indiscrètes curiosités. Le capitaine Mathieu
-signalait le premier, en 1810, dans les <i>Mémoires de l’Académie
-Celtique</i>, la présence en Corse de monuments mégalithiques. Vers 1840,
-Prosper Mérimée, inspecteur général des monuments historiques, montrait,
-au retour d’une mission archéologique, l’intérêt qu’il y aurait à
-rassembler «tous les documents, tous les faits qui peuvent conduire à la
-connaissance des origines de la Corse». Malheureusement les insulaires
-répondirent mal à l’appel qui leur était adressé et, soit ignorance,
-soit cupidité, ils se montrèrent mauvais gardiens des trésors que leur
-sol renfermait en abondance. On vit des dolmens détruits, des objets
-d’art brisés ou dispersés. L’indifférence de l’Etat fit le reste. Il y
-eut des erreurs commises, et nous ne possédons même pas le relevé des
-milliers de débris que la construction, sous le Second Empire, d’un
-canal d’irrigation mit à jour dans la plaine de Biguglia. Mais voici que
-la Corse se prépare, dans de meilleures conditions scientifiques, à
-exhumer de nouveaux trésors archéologiques. Les deux lois récemment
-votées sur la construction du chemin de fer de Bonifacio et sur
-l’assainissement de la côte orientale prévoient de grands travaux de
-desséchement, de régularisation fluviale et d’adduction d’eau<span class="pagenum"><a id="page_5">{5}</a></span> potable,
-qui vont bouleverser une terre éminemment historique, faite avec la
-poussière de ses plus anciens monuments.</p>
-
-<p>En même temps, des recherches ont été poursuivies dans d’autres
-domaines. Complétant les études anthropologiques de MM. Broca, Fallot,
-Jaubert et Mahoudeau, M. Pierre Rocca a mensuré 200 individus dans l’île
-préalablement divisée en trois régions distinctes et il a notamment
-porté ses investigations sur les montagnards du Niolo, où le type
-primitif s’est sans doute le mieux conservé. Une foule de grottes ont
-été explorées: quelques-unes ont abrité les hommes du néolithique et du
-hallstattien.</p>
-
-<p>Quelles que soient les surprises que nous réservent des fouilles
-méthodiquement entreprises ou d’accidentelles découvertes, nous pouvons
-dès à présent, et sans crainte de généralisation hasardeuse, classer les
-débris recueillis pour reconstituer les étapes du plus lointain passé.
-L’âge de la pierre, l’âge du bronze, l’âge du fer se sont succédé, ou se
-sont entremêlés parfois, ici comme ailleurs.</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>Jusqu’à présent, aucune découverte précise ne permet de croire que
-l’homme paléolithique a vécu dans l’île; mais la civilisation
-néolithique s’y est développée de bonne heure. A l’exclusion peut-être
-des <i>tumuli</i>, on rencontre en Corse tous les types de monuments
-mégalithiques qui ont été signalés en Bretagne. Les dolmens ou
-<i>stazzone</i> et les menhirs (<i>stantare</i> ou <i>monaci</i>), les alignements et
-les cromlechs y sont extrêmement nombreux, plus nombreux assurément que
-ne l’a écrit M. de Mortillet.</p>
-
-<p>L’imagination populaire leur attribue une origine surnaturelle: il y a
-la forge du diable (<i>stazzona<span class="pagenum"><a id="page_6">{6}</a></span> del diavolo</i>), la table du péché (<i>tola
-di u peccatu</i>), la maison de l’ogre (<i>casa dell’orco</i>) et, quant aux
-menhirs du Rizzanèse, appelés <i>il frate e la suora</i>, il faut y voir les
-statues pétrifiées d’un moine et d’une religieuse qui voulaient fuir
-Sartène pour cacher au loin leurs coupables amours.</p>
-
-<p>Les plus caractéristiques sont dans le sud et appartiennent à
-l’arrondissement de Sartène. Le dolmen de Fontanaccia est le plus beau
-et le mieux conservé: sept dalles supportent une table longue de 3ᵐ,40
-et large de 2ᵐ,90; la chambre, enfoncée dans le sol d’environ 40
-centimètres, mesure intérieurement 2ᵐ,60 de long, 1ᵐ,60 de large et
-1ᵐ,80 de haut. Sur la face supérieure de la table se trouvent trois
-cuvettes réunies au bord par des rigoles taillées de main d’homme.
-Auprès de ce dolmen, deux petits menhirs isolés sont cachés dans le
-maquis. Au pied du rocher de Caouria, un alignement comprend 32 menhirs,
-dont 26 debout et 6 renversés. A quelque distance, l’alignement de
-Rinaïou comprend 7 menhirs rangés en ligne droite. Citons encore le
-menhir de Vaccil Vecchio, véritable colonne de 3ᵐ,20 de haut, celui de
-Capo di Luogo, plus large au sommet qu’à la base, les blocs de la vallée
-du Taravo dont la longueur dépasse 4 mètres, etc.</p>
-
-<p>Le groupe septentrional, qui occupe une portion de l’arrondissement de
-Bastia et s’étend jusque sur celui de Calvi, est beaucoup moins riche et
-moins intéressant. Les principaux menhirs sont à Lama et les dolmens du
-<i>monte Rivinco</i> sont curieusement composés de dalles de gneiss.</p>
-
-<p>Des cimes de Cagna, escarpées sur le ciel, se détache une ébauche
-gigantesque de statue d’homme que l’on découvre de très loin. Est-elle
-due au caprice de la nature? Doit-on la rapprocher de celle
-d’Appricciani, à Sagone, qui semble l’œuvre ina<span class="pagenum"><a id="page_7">{7}</a></span>chevée d’un artiste?
-Celle-ci est une tête de géant, posée sur un piédestal, haut de 2 mètres
-environ. Mérimée la prit pour une idole; Renan la mentionne dans sa
-<i>Mission de Phénicie</i>, sur les indications du baron Aucapitaine, comme
-un couvercle de sarcophage phénicien; ce ne serait, d’après M. Michon,
-qu’un menhir sculpté.</p>
-
-<p>Quoi qu’il en soit, il est certain que les traces de travail humain sont
-rares sur les dolmens et les menhirs. Pour juger ce que fut la
-«civilisation» des néolithiques, il convient d’examiner leur outillage
-qui fut, ici comme sur le continent, très perfectionné. Haches de pierre
-polie, pointes de flèches, racloirs, couteaux, débris de poteries,
-percuteurs, broyeurs, polissoirs, etc., une série d’objets dont le fini
-remarquable témoigne de la patience et de l’habileté des ouvriers, ont
-été retrouvés en Balagne, près de Bonifacio, à Vizzavona, ailleurs
-encore.</p>
-
-<p>Les découvertes de M. Simonetti-Malaspina en Balagne ont une importance
-particulière. Sur le territoire de Ville-di-Paraso, à 2 kilomètres
-environ du village et à 8 kilomètres de la mer, se trouvent les ruines
-d’une ancienne cité: les vestiges du mur d’enceinte sont encore très
-apparents; sur une surface de plus de 50 hectares, le sol est couvert de
-débris de poteries; on a recueilli en cet endroit des marteaux, des
-polissoirs, des fragments de vases en porphyre et surtout une quantité
-considérable de petits moulins à moudre le blé. On y a trouvé&#8212;on y
-trouve encore&#8212;beaucoup de pointes de flèches en silex noir du
-pays.&#8212;Dans d’autres régions, les ouvriers se servent de serpentine, de
-quartz ou même de diorite. Près de Bonifacio, le commandant Ferton a
-relevé de nombreux débris d’obsidienne provenant probablement de
-Sardaigne: de bonne heure des échanges durent avoir lieu entre les deux
-grandes<span class="pagenum"><a id="page_8">{8}</a></span> îles de la Méditerranée Occidentale. Une même race peuplait la
-Sardaigne et la Corse: celle des Ibères et des Ligures. Tels sont en
-effet les peuples que l’on retrouve partout à l’arrière-plan de la
-civilisation dans la Méditerranée Occidentale; ils paraissent avoir joué
-le même rôle que les Pélasges dans la Méditerranée Orientale, ils sont
-«le peuple <i>x</i>» de l’antiquité.</p>
-
-<p>L’homme néolithique de Bonifacio trouvait un asile dans les nombreux
-abris sous roche de la région; il se nourrissait des produits de la
-chasse et de la pêche, principalement de coquillages marins et du
-<i>lagomys corsicanus</i>, petit lièvre de la grosseur d’un rat, aujourd’hui
-disparu. Il ne dédaignait pas l’art de plaire, se parant de colliers ou
-de bracelets de coquilles, et se teignait le corps. Quand il mourait, on
-pliait le cadavre dans la position de l’homme accroupi et on l’inhumait
-avec des vivres et des outils.</p>
-
-<p>Grâce à des découvertes récentes, l’âge du bronze commence à être
-représenté en Corse par des spécimens assez nombreux, provenant surtout
-de la Balagne. Quant à la civilisation des armes de fer, elle s’est
-véritablement épanouie. C’est à elle que l’on doit les riches sépultures
-qui, à Prunelli di Casacconi et surtout à Cagnano, près de Luri, ont
-livré, avec de remarquables débris de squelettes, une foule de bijoux et
-d’ustensiles: fibules, bracelets, agrafes, creusets pour fondre le
-métal, perles en pâte de verre, boutons et appliques en or, peignes,
-chaînettes et pinces épilatoires, manches de poignards hallstattiens.</p>
-
-<p>Quelle est l’origine de ces objets, dont quelques-uns révèlent une
-fabrication délicate? Y avait-il dans l’île des fondeurs de bronze
-établis à demeure? Doit-on, au contraire, reconnaître ici l’œuvre des</p>
-
-<div class="figcenter" id="plt_I" style="width: 433px;">
-<a href="images/illu-037.jpg">
-<img src="images/illu-037.jpg" width="433" height="600" alt="[Pas d'image disponible.]" /></a>
-<div class="caption"><p>La Tour dite de Sénèque.&#8212;Tour de Griscione. (<i>Sites et
-Monuments du T. C. F.</i>)</p>
-
-<p>Pl. I.&#8212;<span class="smcap">Corse.</span></p></div>
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page_9">{9}</a></span></p>
-
-<p>Tsiganes, ces métallurgistes ambulants, à la fois fondeurs et habiles
-marteleurs, dont le nom a été donné à la première période du bronze? Ils
-achetaient aux habitants leurs objets hors d’usage et, quand ils en
-possédaient une certaine quantité, procédaient à leur refonte à l’aide
-de moules et de creusets qu’ils portaient avec eux. Souvent, le poids de
-leur collecte journalière étant trop lourd, ils la cachaient dans un
-endroit plus ou moins bien repéré. Faut-il tout simplement, rapprochant
-les pièces trouvées en Corse des débris exhumés à Villanova et à
-Bologne, leur attribuer une provenance étrusque? L’hypothèse est
-tentante et c’est vers elle que penche M. Letteron, le dernier historien
-de la Corse primitive.</p>
-
-<p>Pourtant il faut bien reconnaître que la civilisation de Cagnano est
-analogue non pas seulement à celle qui s’est développée dans le centre
-de l’Italie, mais encore au Caucase et dans la vallée du Danube. Les
-influences civilisatrices sont peut-être venues de plus loin: il y a eu,
-à partir du néolithique, une communication entre l’Orient et l’Occident
-et une influence du premier sur le second. Mais il ne faudra rien
-exagérer. En cette matière comme en beaucoup d’autres, il est difficile
-de faire les parts de l’indigène et de l’exotique: trop de détails
-restent inconnus. Tout ce qu’on peut faire est de peser ceux dont on
-dispose, sans trop conclure, car demain il en peut surgir de nouveaux
-qui remettent tout en question.<span class="pagenum"><a id="page_10">{10}</a></span></p>
-
-<h2><a id="CHAPITRE_II"></a>II<br /><br />
-LA «DÉCOUVERTE» DE LA CORSE</h2>
-
-<div class="blockquot"><p class="hang"><i>Légendes éponymes.&#8212;La colonisation phénicienne.&#8212;Les Phocéens et
-les premiers marchés permanents.&#8212;Étrusques et Carthaginois.</i></p></div>
-
-<p>La Corse n’entre vraiment dans l’histoire qu’au <small>VI</small>ᵉ siècle, avec
-l’arrivée des Phocéens fugitifs: ce sont eux qui ont définitivement
-«découvert» la Corse et inauguré une colonisation qui se poursuivra
-désormais sans arrêt.</p>
-
-<p>Avant eux, sans doute, il y a eu des établissements commerciaux et des
-tentatives de peuplement. Ibères, Ligures, Phéniciens sont entrés, pour
-une part difficile à déterminer, en relations avec les hommes qui
-habitaient la Corse dès l’époque des dolmens et qui étaient
-peut-être&#8212;du moins pour les Ligures&#8212;des hommes de leur race. De vieux
-auteurs l’assurent et, dans la légende qu’ils nous ont transmise, une
-réalité précise apparaît sans doute. Une femme de la côte de Ligurie,
-voyant une génisse s’éloigner à la nage et revenir fort grasse, s’avisa
-de suivre l’animal dans son étrange et longue course. Sur le récit
-qu’elle fit de la terre inconnue qu’elle venait de découvrir, les
-Liguriens y firent passer beaucoup de leurs compagnons. Cette femme
-s’appelait <i>Corsa</i>, d’où vint le nom de Corse. C’est la légende éponyme
-que nous retrouvons à l’origine de toutes les cités antiques; mais elle
-est<span class="pagenum"><a id="page_11">{11}</a></span> de formation récente, car le premier nom de l’île est <i>Cyrnos</i> et
-non pas <i>Corsica</i>.</p>
-
-<p>La difficulté n’était point pour embarrasser les vieux chroniqueurs,
-grands amateurs de merveilleux et habitués à ne douter de rien. Il y a
-d’autres légendes, et plus prestigieuses, sinon moins fantaisistes. Un
-fils d’Héraclès, Cyrnos, aurait colonisé la Corse en lui donnant son
-nom. Giovanni della Grossa croit que la Corse a été peuplée par un
-chevalier troyen, appelé <i>Corso</i> ou <i>Cor</i>, et une nièce de Didon, nommée
-<i>Sica</i>, que Corso a bâti les villes de l’île et leur a donné les noms de
-ses fils et de son neveu, Aiazzo, Alero, Marino, Nebbino. C’est ainsi
-que la Grande-Bretagne a eu son <i>Brut</i>, la France son <i>Francus</i> et que
-la Corse a son <i>Corso</i>, neveu d’Enée.</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>Faut-il parler d’une colonisation phénicienne en Corse? La chose est
-vraisemblable, mais l’on sait assez ce qu’il faut entendre par ce mot.
-Les Phéniciens ont su les premiers jouer le rôle fructueux
-d’intermédiaires et de courtiers entre les diverses parties du monde
-méditerranéen; mais ils n’ont jamais entendu s’installer à demeure sur
-une terre étrangère. Après une navigation lente le long des côtes, ils
-abordaient dans les îles ou sur les promontoires, échouaient leurs
-navires sur le sable et, de marins devenus marchands, étalaient leur
-pacotille sur la place publique. La foule se pressait autour de ces
-hommes «aux beaux discours», ainsi que les appellent les poèmes
-homériques, de ces hommes qui savent tromper. Les femmes soupesaient les
-bijoux d’or fabriqués à Memphis ou à Babylone, les statuettes de dieux,
-en bronze ou en terre cuite, les coupes de verre aux reflets chatoyants
-dont les Phéniciens avaient appris la fabrication en Egypte. On
-regardait aussi, et ce n’était pas ce qui excitait le<span class="pagenum"><a id="page_12">{12}</a></span> moindre
-étonnement, les marchands étrangers tracer sur le papyrus des signes
-bizarres qui permettaient de noter à tout jamais, au moyen d’une
-trentaine de signes, tous les sons de la voix humaine... Des jours et
-des mois se succédaient ainsi; puis, un jour, les étrangers
-disparaissaient, après avoir entassé dans leurs navires aux flancs ronds
-les peaux de bêtes, la cire et le miel,&#8212;marchandises que le troc avait
-mises en leur possession,&#8212;souvent aussi les jeunes gens et les jeunes
-filles qu’ils vendaient comme esclaves. Et les marchands reprenaient la
-mer, voguant vers d’autres régions, ballottés d’île en île.</p>
-
-<p>Ainsi abordèrent-ils aux rivages de Corse et peut-être faut-il voir dans
-le nom de l’île une racine phénicienne: Kir, Keras, l’île des
-promontoires. Héraclès, le Melkart phénicien, dont le culte sert à
-marquer les principales étapes des marins de Tyr et de Sidon, ne vint
-pas en Corse, mais la légende y fait débarquer son fils Cyrnos.
-Peut-être n’y a-t-il eu qu’une colonisation essaimée de Carthage, à une
-époque beaucoup plus récente.</p>
-
-<p>Au surplus, quand les Phéniciens auraient vraiment découvert la Corse,
-il n’y aurait pas lieu d’insister. Très jaloux de conserver autant que
-possible le monopole du commerce, ils ont gardé pour eux les
-renseignements qu’ils avaient pu obtenir. De plus ils n’ont pas pénétré
-dans l’intérieur du pays; leurs comptoirs, établis temporairement à
-l’extrémité des promontoires, ne s’animaient qu’à de rares intervalles,
-et les peuplades insulaires ne s’unirent point aux Phéniciens par des
-relations régulières. Ces peuplades vivaient retranchées sur les
-montagnes, dans un état de demi-sauvagerie, pendant que les écumeurs de
-la Méditerranée s’établissaient tour à tour sur les côtes, dans un
-<span class="pagenum"><a id="page_13">{13}</a></span>chassé-croisé furieux dont le pays faisait tous les frais.</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>Enfin les Phocéens vinrent, et avec eux les premiers marchés permanents.
-A l’étroit dans un territoire peu fertile de l’Asie Mineure, ils
-cherchèrent dès la fin du <small>VII</small>ᵉ siècle à s’établir au dehors; mais dans
-tout l’Orient méditerranéen la place était prise. Ils se tournèrent vers
-les régions plus lointaines et, montés sur des vaisseaux étroits et
-rapides que 50 rameurs faisaient glisser sur les flots, ils se
-dirigèrent vers le <i>Far West</i> de l’ancien monde. Équipés pour les
-batailles navales comme pour le commerce et la piraterie, ils allèrent
-jusqu’au pays de Tartessos, riche en métaux, où le roi Arganthonios les
-reçut amicalement et leur offrit un asile. Mais ils furent obligés de
-fuir sous la menace des Carthaginois,&#8212;telle est du moins la très
-vraisemblable hypothèse formulée par M. Jullian; ils recommencèrent à
-longer les côtes, ils s’arrêtèrent à Rome, et même, s’il faut en croire
-Trogue-Pompée, signèrent un pacte d’amitié avec le premier Tarquin. A
-force d’errer, ils découvrirent la rade de Marseille, spacieuse et bien
-abritée, sous un ciel qui rappelait celui de Grèce: ils s’y fixèrent
-vers l’an 600.</p>
-
-<p>Mais ils restaient en relations suivies avec la métropole, et les
-Phocéens d’Asie considérèrent Marseille comme un point d’appui pour
-organiser dans la Méditerranée occidentale un grand empire maritime, une
-véritable thalassocratie. Entre l’embouchure du Rhône et le détroit de
-Gibraltar, on les voit s’installer au débouché de toutes les vallées,
-ils bâtissent Mainaké (Malaga). Vers 564, enfin, ils arrivent en Corse
-et fondent Alalia (Aleria) «pour obéir à un oracle», dans une position
-remarquable, au centre de la vaste plaine orientale, au débouché du
-Tavignano. De là ils pouvaient<span class="pagenum"><a id="page_14">{14}</a></span> surveiller toute la côte étrusque, l’île
-d’Elbe, dont les mines de fer pouvaient compenser celles du pays de
-Tartessos, la vallée du Tibre et la puissante cité d’Agylla (Cervetro)
-qui avait des sommes considérables déposées dans le trésor de Delphes. A
-quelques kilomètres d’Alalia, l’étang de Diana pouvait abriter une
-flotte de commerce et se prêter aux évolutions d’une flotte de guerre.
-Ainsi commençait à se dessiner un Empire grec dans la Méditerranée
-occidentale.</p>
-
-<p>Alalia grandissait lentement, des temples s’élevaient et l’œuvre de
-colonisation se poursuivait lorsque les malheurs survenus à la métropole
-vinrent lui donner un essor définitif. Vers 540 Phocée fut assiégée par
-Harpage, lieutenant de Cyrus. Plutôt que de se soumettre au joug des
-Perses, les Phocéens, voyant qu’une longue résistance était impossible,
-s’embarquèrent avec leurs femmes, leurs enfants et tous leurs trésors et
-ils allèrent demander aux habitants de Chio de leur vendre les îles
-Œnusses. Ceux-ci refusèrent, «dans la crainte, écrit Hérodote, que les
-nouveaux venus n’y attirassent le commerce à leur détriment». Les
-Phocéens se remirent à la voile pour gagner la Corse et arrivèrent
-grossir les rangs des premiers colons d’Alalia.</p>
-
-<p>Actifs, industrieux, ils développèrent la prospérité de la colonie
-primitive. Hérodote nous dit qu’ils élevèrent des temples et qu’ils
-ravageaient et pillaient tous leurs voisins. Qu’en faut-il conclure,
-sinon qu’ils ont l’intention de s’établir définitivement et d’agrandir
-leur territoire? Leur ambition croît avec les succès, des relations
-commerciales et politiques suivies unissent les Phocéens de la
-Méditerranée Occidentale, dont la puissance maritime est devenue
-considérable. Mais la ville d’Alalia ne devait pas connaître une
-splendeur plus grande et,<span class="pagenum"><a id="page_15">{15}</a></span> moins de cinq ans après l’arrivée des
-Phocéens d’Asie, elle succombait sous les coups de ses ennemis.</p>
-
-<p>L’apparition de ces étrangers, qui venaient s’implanter au cœur de la
-mer Tyrrhénienne, tout près de l’Italie et de la Sardaigne, également le
-long des côtes espagnoles, détermina les Carthaginois et les Etrusques à
-se coaliser contre eux. Ici se manifeste l’hostilité constante de
-Carthage contre les Grecs: antagonisme de races, peut-être, mais surtout
-rivalité économique. Une grande bataille navale s’engagea dans les eaux
-de Sardaigne, en face d’Alalia. Les Phocéens, que leurs compatriotes de
-Marseille étaient venus renforcer, remportèrent la victoire, car ils
-avaient réussi à empêcher le débarquement des alliés; mais ils avaient
-perdu quarante vaisseaux, et vingt autres étaient hors de service, les
-éperons ayant été faussés. Ils rentrèrent à Alalia et, prenant avec eux
-leurs femmes, leurs enfants et tout ce qu’ils purent emporter du reste
-de leurs biens, ils abandonnèrent définitivement la Corse et refluèrent
-vers Marseille (535).</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>La chute de la thalassocratie phocéenne laissait la Corse au pouvoir des
-Etrusques dont la domination s’étendit à nouveau sur toutes les rives de
-la mer Tyrrhénienne, véritable lac étrusque. «Maîtres de la mer», écrit
-Diodore de Sicile, ils s’approprièrent les îles intermédiaires et
-établirent solidement leur pouvoir en Corse: ils fondèrent Nicée et
-exigèrent des habitants un tribut de miel, de cire, de bois de
-construction et d’esclaves.</p>
-
-<p>Pourtant la puissance de la confédération étrusque touchait déjà à son
-déclin et se resserrait de plus en plus dans l’Italie Centrale. Obligés
-de faire face au péril gaulois, vaincus devant Cumes par Hiéron de
-Syracuse, ils durent renoncer aux grandes<span class="pagenum"><a id="page_16">{16}</a></span> expéditions maritimes. Du
-moins continuaient-ils à se livrer à la piraterie, se faisant corsaires
-et pillant les vaisseaux étrangers qui naviguaient dans la mer
-Tyrrhénienne. Il fallut que le général syracusain Apelles entreprît une
-expédition en Corse d’où les Etrusques partaient pour leurs incursions
-et où ils apportaient leur butin. Les Syracusains abordèrent, selon
-toute vraisemblance, dans le midi de l’île et, pendant que leurs soldats
-portaient le ravage dans l’intérieur, leur flotte s’abritait dans le
-<i>portus Syracusanus</i>, qui est, suivant les anciens géographes,
-Bonifacio, Santa-Manza ou Porto-Vecchio.</p>
-
-<p>A mesure que la confédération étrusque voyait s’affaiblir sa puissance,
-elle dut concentrer peu à peu toutes ses forces dans la péninsule et
-abandonner les établissements qu’elle possédait dans les îles voisines.
-Les Carthaginois, au contraire, délivrés sur mer de leurs rivaux
-redoutables, prenaient pied dans toutes les îles de la mer de Sardaigne
-et de la mer d’Etrurie. L’inexpérience des Romains, longtemps ignorants
-dans l’art de la navigation, leur laissait d’ailleurs le champ
-complètement libre. Pendant deux siècles ils purent jouir en paix de la
-possession des îles voisines de l’Italie.</p>
-
-<p>A quel système de gouvernement la Corse fut-elle alors soumise? On ne
-saurait le dire. Carthage conquérait pour exploiter, et son Sénat ne se
-souciait guère d’organiser fortement sa conquête comme faisait celui de
-Rome. Il songeait avant tout à fonder sur les côtes des comptoirs
-commerciaux, à exploiter les mines et à prélever des tributs sur les
-peuples soumis, dont il avait fait au préalable démanteler les places
-fortes. Les Corses, à vrai dire, ne s’étaient jamais soumis, pas plus
-aux Carthaginois qu’aux Etrusques: réfugiés dans l’inté<span class="pagenum"><a id="page_17">{17}</a></span>rieur de l’île,
-ils résistaient au milieu des rocs inaccessibles où ils s’étaient
-retranchés. Les maîtres de la mer pouvaient occuper les côtes, ruiner
-les comptoirs, installer des garnisons: ils ne pouvaient avoir raison de
-ce peuple indomptable et fier, «dont les esclaves ne sont pas aptes, à
-cause de leur caractère naturel, aux mêmes travaux que les autres
-esclaves». Diodore de Sicile, qui fait cette observation, constate
-également que l’île est montagneuse et couverte de bois touffus: les
-«Africains» n’avaient jamais songé à la conquérir.</p>
-
-<p>En dépit de sa belle apparence, l’empire carthaginois n’était donc point
-solide. C’était le colosse d’airain aux pieds d’argile dont parle
-l’Écriture. Il s’effondra dès qu’il fut attaqué par un ennemi puissant
-et déterminé.</p>
-
-<p>Cet ennemi, ce fut le peuple romain. Il allait conquérir la Corse et la
-marquer de son empreinte.<span class="pagenum"><a id="page_18">{18}</a></span></p>
-
-<h2><a id="CHAPITRE_III"></a>III<br /><br />
-LA CORSE ROMAINE<a id="FNanchor_B_2"></a><a href="#Footnote_B_2" class="fnanchor">[B]</a></h2>
-
-<div class="blockquot"><p class="hang"><i>La conquête.&#8212;La paix romaine: l’organisation militaire et
-administrative.&#8212;Débuts du christianisme.</i></p></div>
-
-<p>Tant que les Romains avaient fait la guerre aux Étrusques et aux Grecs
-d’Italie, les Carthaginois ne s’étaient pas inquiétés de leurs victoires
-et y avaient même applaudi. Ils avaient fait plus. En 509, ils avaient
-signé avec les Romains un traité d’alliance et de commerce, et, pendant
-la guerre de Tarente, ils leur avaient offert des secours, qui furent
-d’ailleurs refusés. Mais du jour où Rome posséda l’Italie continentale,
-elle fut bientôt entraînée à de nouvelles conquêtes. En 264, la
-possession de la Sicile mit Rome aux prises avec Carthage et ce fut le
-duel d’un siècle qu’on appelle les guerres puniques. Lutte de races,
-peut-être, mais surtout rivalité d’intérêts: les événements de Corse le
-prouvent bien.</p>
-
-<p>Dans le système politique que les Phocéens avaient une première fois
-élaboré et tenté de réaliser, la Corse était un des éléments essentiels:
-elle demeure un des points d’appui de l’impérialisme<span class="pagenum"><a id="page_19">{19}</a></span> romain à ses
-débuts. Si la puissance qui venait d’établir sa domination sur toute
-l’Italie voulait être maîtresse de la mer, elle devait faire rentrer la
-Corse sous son hégémonie pour ne pas avoir sur son flanc une menace
-constante et un obstacle à ses progrès.</p>
-
-<p>Nécessités stratégiques, nécessités économiques aussi. Par la fertilité
-de sa plaine orientale, véritable grenier à blé, par l’abondance de ses
-forêts, peut-être aussi par la richesse présumée de ses mines, la Corse
-devait tenter les convoitises romaines.</p>
-
-<p>Mais la conquête fut extrêmement pénible; véritable guerre de Cent Ans
-(260-162) aux victoires précaires, aux trêves incessamment rompues, aux
-révoltes toujours renaissantes, guerre d’escarmouches, plutôt que grande
-guerre, et qui ne nécessita pas moins de dix expéditions.</p>
-
-<p>Quand le consul Duillius eut battu près de Myles la flotte carthaginoise
-(260), la Corse ressentit le contre-coup de cette victoire. Le consul L.
-Cornelius Scipion, collègue de Duillius, poursuivit les vaisseaux
-fugitifs jusqu’en Sardaigne, les détruisit et, après d’heureux combats
-dans cette île, passa en Corse. Il eut à lutter contre les habitants et
-contre Hannon, général des Carthaginois; Alalia, qui s’était relevée de
-ses ruines et qui avait été entourée de remparts, fut le centre de la
-résistance insulaire: elle dut se rendre après un siège mémorable dont
-il est fait une mention toute spéciale dans l’inscription funéraire du
-vainqueur. Mais, une fois la citadelle prise, l’île n’était point
-soumise. Avec le miel, la châtaigne et le lait de leurs chèvres, les
-gens de la montagne pouvaient tenir longtemps, empêcher tout envahisseur
-de dépasser la plaine orientale et l’inquiéter sans cesse en descendant
-brûler les mois<span class="pagenum"><a id="page_20">{20}</a></span>sons, abattre les maisons, sauvages razzias que la
-nature du pays rendait faciles... Rome s’en rendit compte, et n’insista
-pas. Et quand les Carthaginois vaincus durent signer le traité de 241,
-ils abandonnaient bien la Sicile et l’Italie; mais il n’était pas
-question de la Corse, dont ils restaient les possesseurs.</p>
-
-<p>Rome semble avoir usé ici&#8212;et dès le premier jour&#8212;de sa tactique
-habituelle: profiter des divisions existantes, en créer de nouvelles,
-apparaître au moment opportun comme l’arbitre des conflits, être celle
-que l’on implore et qui dicte ses conditions. Ne pouvait-on séparer la
-cause insulaire de la cause carthaginoise et, dès les premiers symptômes
-de mécontentement, se présenter comme les alliés nécessaires, comme les
-libérateurs?</p>
-
-<p>Précisément la guerre des mercenaires suscitait à Carthage les plus
-graves embarras. Il fallait multiplier les levées d’hommes, faire
-rentrer les impôts avec rigueur. Les Romains crurent l’instant favorable
-et, en 238, Tib. Sempronius Gracchus occupait la Corse&#8212;et aussi la
-Sardaigne&#8212;au mépris du traité de 241. Mais les Corses n’admirent point
-les maîtres qui s’imposaient à eux. Les consuls Licinius Varus en 236,
-Sp. Corvilius en 234, établissent, «non sans peine», une tranquillité
-superficielle. Quand en 232 les Carthaginois reçoivent, par un ultimatum
-impérieux, l’ordre d’évacuer toutes les îles, «attendu qu’elles
-appartiennent aux Romains», les consuls M. Malleolus et M. Æmilius
-peuvent bien rapporter de Sicile un riche butin; mais, ayant abordé sur
-les côtes de Corse, ils sont assaillis et dépouillés par les habitants.
-L’année suivante, le consul C. Papirius Maso refoule les insulaires dans
-la montagne, mais il ne peut aller plus loin. Certes il est difficile de
-déterminer, en l’absence de documents contem<span class="pagenum"><a id="page_21">{21}</a></span>porains et dans la brièveté
-des textes d’époque postérieure, quelle est la part des instigations
-carthaginoises dans la résistance des Corses à la domination romaine.
-Cette part est évidemment très grande; mais l’existence d’un sentiment
-proprement corse n’est pas douteux. Obscurément l’idée d’une nationalité
-indépendante apparaît chez ces peuples qui résultent déjà de tant de
-mélanges mais chez qui, en face des mêmes dangers, une âme commune est
-née.</p>
-
-<p>La Corse fut soumise au régime provincial dès 227: c’est à cette date
-que le nombre des préteurs fut porté de deux à quatre pour gouverner
-d’une part la Sicile, et, d’autre part, la Sardaigne (d’où dépendait la
-Corse). Mais l’ordre ne règne pas. En vain le consul Cn. Servilius
-Geminus fait-il en 217 le tour de la Corse avec cent vingt vaisseaux,
-fortifiant les côtes et exigeant des otages; en vain place-t-on deux
-légions à la disposition des préteurs&#8212;parmi lesquels il faut citer M.
-Porcius Cato et l’annaliste Q. Fabius Pictor;&#8212;en vain les généraux
-vainqueurs exigent-ils des rançons (de miel et de cire) toujours plus
-rigoureuses,&#8212;les Corses demeurent en état de rébellion constante.</p>
-
-<p>Au surplus ils n’opèrent point par bandes confuses et sans organisation.
-Ils perdent en 173, dans une seule action, 7.000 hommes et les Romains
-leur font plus de 1.700 prisonniers. Etourdis plutôt que domptés par
-cette défaite, les Corses se réorganisent, préparent un soulèvement
-général contre lequel Rome doit envoyer en 164 l’armée consulaire de
-Juventius Thalna. Mais cette fois la pacification est proche: le Sénat
-décrète des actions de grâces aux dieux en l’honneur de Juventius et,
-après la démonstration militaire faite par P. Scipio Nasica (163), les
-Corses, épuisés ou résignés, acceptent leur destin.<span class="pagenum"><a id="page_22">{22}</a></span></p>
-
-<p>On comprend facilement leur peu d’enthousiasme pour le régime qui leur
-avait été imposé en 227: l’administration romaine fut dure pour la
-Corse, comme pour les autres provinces, sous la République. Par
-habileté, plutôt que par bienveillance, quelques gouverneurs prirent
-pourtant leur rôle au sérieux, s’efforcèrent de ménager les esprits,
-d’apparaître en pacificateurs et non pas en conquérants. Avant même la
-réduction en province, Papirius Maso, comprenant la nécessité de se
-concilier les divinités locales, avait fait le vœu d’élever un temple à
-une fontaine, source de vie qu’on vénérait à la lisière de la plaine et
-de la montagne; le Romain ne venait pas en destructeur des usages
-consacrés et des superstitions populaires. Il pouvait changer un régime
-politique, mais il ne pouvait modifier les formes rituelles: le cœur de
-l’homme a éternellement peur des lacs solitaires dans les châtaigneraies
-et il continue d’adorer les déesses des ruisseaux.</p>
-
-<p>Les mauvais administrateurs étaient beaucoup plus nombreux, même parmi
-les questeurs, qui pourtant avaient mission de représenter la légalité
-et la probité. Tout un monde d’étrangers, plus avides encore
-qu’ambitieux, traitèrent la Corse en pays conquis: ils l’exploitèrent,
-mais pour leur compte, pillant les temples, ruinant les riches,
-spéculant sur les biens des villes, multipliant les impôts. Toutes les
-provinces ayant alors leur Verrès, il était naturel que la Sardaigne (et
-par conséquent la Corse) eût aussi les siens. Parmi ces hommes qui,
-suivant la pittoresque expression de C. Gracchus rapportée par
-Aulu-Gelle, reviennent de province avec «des ceintures pleines d’argent
-et des amphores pleines de vin», nul ne paraît avoir été plus rapace que
-M. Æmilius Scaurus, propréteur de la Sardaigne en 57. Pour payer les
-dettes nombreuses contractées<span class="pagenum"><a id="page_23">{23}</a></span> pendant son édilité, il avait pressuré
-Sardes et Corses et refait sa fortune à leurs dépens. Ses accusateurs
-obtinrent un délai de quinze jours pour faire une enquête en Corse. Mais
-Scaurus était beau-fils de Sylla et il avait Cicéron pour défenseur: il
-fut scandaleusement acquitté. Si la République romaine avait vécu, la
-Corse n’aurait peut-être jamais atteint le degré de prospérité auquel
-elle arrivera sous l’Empire; en tout cas, Rome n’y serait jamais devenue
-respectée et populaire.</p>
-
-<p>Opprimée par ses préteurs, la Corse se trouvait en outre dépouillée de
-tout ce qu’elle avait possédé jusque-là. Le sol provincial, devenu <i>ager
-publicus</i>, était distribué à des colons et redevenait ainsi propriété
-particulière en faveur des citoyens romains. Ce fut précisément ce qui
-arriva quand Marius fonda à l’embouchure du Golo la colonie de Mariana
-sur l’emplacement de l’ancienne Nicée et quand Sylla, quelques années
-plus tard, fit passer à Aleria un certain nombre de vétérans et de
-citoyens romains.</p>
-
-<p>Du moins les Corses sont-ils assurés de trouver en leurs maîtres des
-protecteurs efficaces contre les incursions des pirates? Non pas, car
-pendant les guerres civiles qui ensanglantent Rome au dernier siècle de
-la République, les pirates de Cilicie sont devenus les maîtres de la
-mer. Mille vaisseaux, 400 villes, des chantiers établis dans un grand
-nombre de ports semblent leur assurer l’impunité. Ils pillent la Corse
-et insultent même aux côtes romaines; mais l’excès de leur audace
-détermine les Romains à organiser l’expédition que Pompée dirige
-triomphalement à travers la Méditerranée (67).</p>
-
-<p>Six ans après cette guerre, la province de Sardaigne avait pour préteur
-M. Attius Balbus, dont le nom serait resté inconnu, s’il n’eût été
-l’aïeul maternel d’Auguste. Les Sardes frappèrent une<span class="pagenum"><a id="page_24">{24}</a></span> médaille en son
-honneur; mais leur reconnaissance eût été moins suspecte s’ils n’avaient
-pas attendu, pour la frapper, que son petit-fils fût empereur. Au vrai,
-la Corse n’était pas heureuse et lorsque Octavien reçut, au pacte de 43,
-la Corse en partage, il ne put la posséder en paix. Le fils du grand
-Pompée, Sextus, à qui une flotte puissante assurait la domination de la
-mer, rêvait de reconstituer un empire maritime à son profit en
-s’appuyant sur les îles, Corse, Sardaigne et Sicile. Un moment même,
-cette tentative séparatiste parut près de réussir: Octavien et Antoine
-durent par l’accord de Misène (39) laisser à Sextus la possession de la
-Sardaigne et de la Corse. Menodorus, lieutenant de Sextus, s’installa en
-Corse avec plusieurs légions et utilisa les bois de l’île pour augmenter
-sa flotte. Mais Menodorus trahit et la Corse reçut sans résistance les
-soldats d’Octavien, devenu bientôt Auguste: la paix romaine put
-s’étendre sur elle.</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>On admet en général que la Corse dépendait administrativement de la
-Sardaigne au début de l’Empire jusqu’au règne de Vespasien: alors
-seulement elle aurait formé une province séparée, gouvernée par un
-<i>procurator</i> et, après Dioclétien, par un <i>praeses</i>. Mais il semble bien
-qu’il faille adopter la thèse d’Hirschfeld et faire remonter cette
-séparation à l’année 6 de notre ère. A cette date la Sardaigne fut pour
-la première fois enlevée au Sénat et organisée en province
-procuratorienne: on a peine à croire qu’Auguste ait confié simultanément
-l’administration des deux îles à un seul et même procurateur, simple
-personnage de rang équestre. Notons d’ailleurs qu’une inscription de
-Narbonnaise, qui date des débuts de l’Empire, nous parle d’un
-<i>praefectus Corsicae</i>, appelé L. Vibrius Punicus,&#8212;le</p>
-
-<div class="figcenter" id="plt_II" style="width: 452px;">
-<a href="images/illu-055.jpg">
-<img src="images/illu-055.jpg" width="452" height="600" alt="[Pas d'image disponible.]" /></a>
-<div class="caption"><p>Église de la Canonica près Luciana.&#8212;Bonifacio: la
-Citadelle.&#8212;<i>Ibid.</i>: Une rue du vieux quartier. (<i>Sites et Monuments du
-T. C. F.</i>)</p>
-
-<p>Pl. II.&#8212;<span class="smcap">Corse.</span></p></div>
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page_25">{25}</a></span></p>
-
-<p><i>praefectus</i> étant, comme le <i>procurator</i>, un gouverneur nommé par
-l’empereur, ne relevant que de lui et préposé en général, comme lui, à
-l’administration d’un territoire assez limité.</p>
-
-<p>Il résidait à Aleria, centre de la domination romaine, station de la
-<i>classis Misenensis</i>.</p>
-
-<p>Sur un mamelon escarpé qui surplombe la plaine du Tavignano, riante et
-riche, à proximité d’un port bien abrité, se dressait la citadelle que
-Scipion avait emportée en 260 et dont Sylla avait compris la remarquable
-position. Des soldats, venus de Rome, des commerçants la peuplèrent.
-Mais de leurs efforts, qui furent considérables, de leur œuvre, qui
-semble avoir connu une époque de prospérité, il ne reste aujourd’hui que
-des traces incertaines. Quelques gradins du cirque, les caves à voûte de
-la maison prétorienne, quelques briques, des vestiges du mur qui
-traversait Aleria... Et c’est tout. Encore Mérimée refuse-t-il de
-reconnaître une maison prétorienne dans l’enceinte carrée de 40 mètres
-sur 30 qu’on appelle aujourd’hui la <i>sala real</i>, tant la voûte, à forme
-surbaissée, du souterrain lui paraît maladroitement exécutée. Quant aux
-substructions, dont la forme en ovale arrondi donne l’idée d’un petit
-amphithéâtre, il semble bien que ce fut un cirque pouvant contenir en
-ses trois enceintes concentriques 2.000 personnes tout au plus; mais il
-pourrait bien être d’origine arabe. Le baron Aucapitaine, dans un
-mémoire adressé à l’Académie des Inscriptions en 1862, y voyait les
-restes d’un grenier à céréales ou même les vestiges de constructions
-militaires... Tout cela évidemment est peu de chose. Quelques monnaies
-romaines, des camées, des œuvres d’art, des inscriptions sur des pierres
-tumulaires sont d’un médiocre secours à qui voudrait reconstituer la vie
-d’Aleria la romaine.<span class="pagenum"><a id="page_26">{26}</a></span></p>
-
-<p>Pline compte 33 villes romaines en Corse et Ptolémée 27 seulement. Mais
-Diodore de Sicile, qui a visité la Corse, ne parle que de deux villes,
-qu’il qualifie, il est vrai, de considérables: Calaris (qui est Aleria)
-et Nicée (qu’il faut très probablement identifier avec Mariana). D’autre
-part il résulte de l’Itinéraire d’Antonin que les Romains n’avaient
-construit qu’une seule route en Corse, celle qui conduisait de <i>Mariana</i>
-à <i>Palae</i> en passant par Aleria, <i>Praesidium</i> et <i>Portas Favonii</i>: il en
-reste quelques traces non loin de la marine de Solenzara. M. Robiquet,
-se fondant sur l’évaluation des distances de l’Itinéraire d’Antonin,
-situe <i>Portus Favonii</i> à Bonifacio et rejette <i>Palae</i> sur la côte
-occidentale, à la hauteur de Sartène, vers le port de Tizzano. Il semble
-pourtant que <i>Portus Favonii</i> doive être identifié avec la marine de
-Favone, au Sud de la Solenzara, et, comme cette route se liait avec
-celle qui traversait la Sardaigne, on a supposé que <i>Palae</i> était situé
-à la place qu’occupe aujourd’hui Bonifacio,&#8212;à moins qu’il ne s’agisse
-de Porto-Vecchio... Ces difficultés de localisation expliquent à elles
-seules les incertitudes et les lacunes de l’histoire corse sous l’Empire
-romain. <i>Clunium</i> est-il Biguglia, dont l’étang portait au <small>XIII</small>ᵉ siècle
-le nom de Chiurlino? Bastia ne s’est-il pas élevé sur l’emplacement de
-<i>Mantinum</i>? Lorsqu’on fit les travaux de captage des eaux sulfureuses de
-Baracci (à 3 kilomètres de Propriano), en 1880, on découvrit dans une
-ancienne piscine en bois quelques médailles romaines et un bronze
-d’Hadrien, ce qui fait présumer qu’il y a eu à Baracci des thermes
-romains; les eaux de Pietrapola furent également connues de bonne heure:
-il y reste quelques vestiges des constructions romaines. Aux abords de
-la grande route côtière, en quelques régions de l’intérieur
-particulièrement favorables,<span class="pagenum"><a id="page_27">{27}</a></span> au point de contact de la plaine et de la
-montagne, sur le bord des rivières, on découvre chaque jour des
-bas-reliefs et des stèles, des urnes et des amphores, des monnaies et
-des médailles. Dans les champs de Palavonia, près de Bonifacio, on a
-exhumé des monnaies en bronze de Marc-Aurèle, d’Antonin le Pieux, de
-Septime Sévère. On doit à un pâtre de Santa-Manza la médaille de
-Plautilla Augusta. Luri possède une stèle funéraire à quatre
-personnages, etc. Le <i>Corpus</i> de la Corse romaine, que M. Michon a
-commencé d’entreprendre, n’est pas près d’être achevé, et il y a lieu
-d’attendre beaucoup des travaux publics en cours d’exécution. Il
-faudrait organiser des campagnes rationnelles de fouilles et empêcher
-l’ignorance des Corses d’achever l’œuvre de destruction qu’ont accomplie
-les incursions des Sarrasins et les guerres civiles.</p>
-
-<p>Dans l’état actuel de nos connaissances, il semble que la «romanisation»
-de la Corse ait été incomplète et superficielle. Satisfaits de trouver
-dans l’administration romaine de sûres garanties de paix, comprenant au
-surplus par l’échec de nombreuses tentatives l’inanité de toute révolte,
-les Corses ont abandonné aux Romains la région côtière et ils se sont
-retirés dans leurs farouches montagnes. Diodore de Sicile évalue la
-population des «barbares» à 30.000 hommes; mais il ne s’agit pas de la
-population totale: ce n’est, au reste, qu’une approximation.</p>
-
-<p>La plaine orientale fut évidemment prospère, elle porta des moissons;
-mais il serait exagéré de prétendre qu’elle fut un des greniers de Rome.
-Il suffisait aux Romains qu’elle pût nourrir ses soldats et ses agents.
-Les montagnards de l’intérieur pouvaient tout au plus fournir des bois
-de construction, du miel et de la cire: ils n’étaient même pas propres à
-faire des esclaves. Car «ils ne supportent pas de<span class="pagenum"><a id="page_28">{28}</a></span> vivre dans la
-servitude; ou, s’ils se résignent à ne pas mourir, ils lassent bientôt
-par leur apathie et leur insensibilité les maîtres qui les ont achetés,
-jusqu’à leur faire regretter la somme, si minime soit-elle, qu’ils ont
-coûtée». Le reproche que Strabon adresse aux esclaves corses est tout à
-l’honneur de cette nation: ne peut-on discerner dans cette fierté
-irréductible de l’esclave en face de son maître, dans cette apathie
-obstinée, la passion frémissante de l’indépendance, le regret
-inconsolable de la famille et du sol natal? Mais tous ces beaux
-sentiments n’augmentaient guère la valeur marchande du peuple corse.</p>
-
-<p>Diodore de Sicile note avec plus de sympathie ce tempérament particulier
-qui rend les insulaires inaptes aux travaux ordinaires des esclaves. Il
-les trouve supérieurs à tous les autres barbares qui ne vivent point
-«selon les règles de la justice et de l’humanité». En Corse, «celui qui
-trouve le premier des ruches de miel sur les montagnes et dans le creux
-des arbres ne se voit disputer sa propriété par personne. Les
-propriétaires ne perdent jamais leurs troupeaux marqués par des signes
-distinctifs, lors même que personne ne les garde. Du reste, dans toutes
-les circonstances de la vie, ils cultivent la pratique de la justice».
-Ne se croirait-on pas vraiment au milieu des Normands policés par
-Rollon? Or il s’agit, notons-le bien, des habitants de l’intérieur, de
-ceux que la «romanisation» n’a pas touchés et qui parlent encore, au
-début de l’Empire, «une langue particulière et difficile à comprendre».</p>
-
-<p>Le malheur de la Corse voulut que Sénèque y fût exilé: il avait
-entretenu des relations coupables, au dire de Messaline, avec la fameuse
-Julie, fille de Germanicus et nièce de l’empereur Claude. Et Sénèque
-crut adoucir le cœur de ses juges en leur<span class="pagenum"><a id="page_29">{29}</a></span> représentant le pays de son
-exil comme un rocher sauvage et les habitants comme des monstres. «La
-barbare Corse est fermée de toutes parts par des rocs escarpés; terre
-horrible où l’on ne voit partout que de vastes déserts! L’automne n’y
-donne point de fruits, ni l’été de moissons; le printemps n’y réjouit
-point les regards par ses ombrages; aucune herbe ne croît sur ce sol
-maudit. Là, point de pain pour soutenir sa vie, point d’eau pour
-étancher sa soif, point de bûcher pour honorer ses funérailles. On n’y
-trouve que deux choses: l’exilé et son exil.» Le trait est joli, mais
-l’exagération est manifeste: Ovide n’avait pas eu des couleurs moins
-sombres en décrivant le village perdu au fond de la Thrace, où il avait
-traîné pendant neuf ou dix ans une vie misérable. Quant aux Corses, ils
-ne savent faire que quatre choses: se venger, vivre de rapines, mentir
-et nier les dieux,</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">Prima est ulcisci lex, altera vivere raptu,<br /></span>
-<span class="i2">Tertia mentiri, quarta negare deos!<br /></span>
-</div></div>
-</div>
-
-<p>Distique célèbre&#8212;et sans doute apocryphe&#8212;où il ne faudrait voir, au
-surplus, que le mortel ennui d’un homme habitué à la société romaine et
-aux raffinements d’une vie luxueuse. Certes, il ne trouvait pas en Corse
-de demeures splendides ni la large existence qu’il avait accoutumé de
-mener. Mais il nous dit lui-même, dans la <i>Consolation à Helvia</i>, que
-l’île renferme un très grand nombre d’étrangers. La tradition corse
-place à Luri le lieu de son exil: dans les environs s’élève la «tour de
-Sénèque», dont la construction n’a rien de romain: c’est un donjon de
-l’époque féodale. L’ortie qui pousse au pied de la tour est «l’ortie de
-Sénèque» parce que des paysans de Luri fustigè<span class="pagenum"><a id="page_30">{30}</a></span>rent avec de l’ortie le
-philosophe stoïcien qui s’était permis d’embrasser une jeune paysanne.
-Au vrai, Sénèque a dû être relégué dans Aleria ou dans Mariana jusqu’au
-jour où, Messaline morte, Agrippine le rappela pour servir de précepteur
-à Néron. Or ni l’une ni l’autre de ces deux colonies ne devait offrir un
-séjour enchanteur: camps retranchés dressés aux portes de la Corse
-belliqueuse, étapes d’une route commerciale et surtout stratégique qui
-longeait la côte, ce n’était que des agglomérations administratives et
-militaires. Et même si Sénèque n’avait rien dit, il resterait que la
-Corse a pu être considérée comme une terre d’exil, à l’égal de Tomes du
-Pont-Euxin, et ce seul rapprochement en dit long sur le dédain où les
-Romains tenaient l’île voisine.</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>De quand datent, en Corse, les premières prédications? De quand les
-premières églises? Questions encore insolubles et qui le resteront
-longtemps. Il y eut sans doute des chrétiens parmi les colons de Mariana
-ou d’Aleria, mais les gens de la montagne ne se laissèrent pas
-facilement entamer par la foi nouvelle: ici comme ailleurs les «païens»
-ce sont les paysans. Il y eut peut-être un cimetière chrétien à Mariana:
-le Golo, au cours capricieux, le recouvre aujourd’hui et les pierres
-tombales demeurent visibles; le jour où le fleuve sera ramené dans son
-lit, on pourra se prononcer sur l’époque où ces tombes furent
-construites. Des traditions locales, dont il est difficile de faire la
-critique, nous font remonter à la fin du <small>II</small>ᵉ siècle. A mi-côte de la
-colline sur laquelle Borgo est assis, à 4 kilomètres environ de
-l’ancienne ville de Mariana, se trouvent, face à l’orient, les grottes
-de Sᵗᵉ Dévote. Ce sont de gros blocs schisteux amoncelés par la nature
-en un beau désordre. C’est là, dit-on, que les premiers chrétiens de
-Ma<span class="pagenum"><a id="page_31">{31}</a></span>riana venaient assister en cachette à la célébration des saints
-mystères, et peut-être les annelets que l’on trouve encore aujourd’hui à
-une faible profondeur dans le sol, sont-ils des fragments de couronnes
-ou chapelets. Sainte Dévote fut martyrisée en 303 à Mariana par les
-ordres du «préfet» Barbarus (?): tant de précision nous met en défiance.</p>
-
-<p>Sainte Julie n’est pas moins célèbre. Mais la légende est ici plus
-incertaine. Elle fut martyrisée de la façon la plus horrible: les
-bourreaux lui auraient arraché les deux seins et les auraient jetés sur
-un rocher; deux fontaines aussitôt jaillirent: on les montre encore à
-Nonza, dans le Cap-Corse. Mais quels furent les bourreaux? Les uns
-parlent des Romains, les autres des Vandales.</p>
-
-<p>Lorsque la domination romaine s’écroula sous le choc des Barbares, le
-christianisme n’avait certainement fait dans l’île que des progrès
-insignifiants.<span class="pagenum"><a id="page_32">{32}</a></span></p>
-
-<h2><a id="CHAPITRE_IV"></a>IV<br /><br />
-LA CORSE BYZANTINE ET LE POUVOIR TEMPOREL</h2>
-
-<div class="blockquot"><p class="hang"><i>Invasions des Barbares.&#8212;La Corse byzantine.&#8212;Origines du Pouvoir
-temporel.&#8212;Les incursions sarrasines.&#8212;Période carolingienne.</i></p></div>
-
-<p>Les premières invasions des Barbares chassèrent en Corse un certain
-nombre de familles romaines (456). Au courant des <small>V</small>ᵉ et <small>VI</small>ᵉ siècles,
-Genseric, roi des Vandales, Odoacre et les Hérules, Totila et les Goths
-envahirent tour à tour la Corse et en persécutèrent les habitants
-orthodoxes. Cyrille, lieutenant de Bélisaire, expulsa les Goths (534),
-mais le joug byzantin fut aussi pesant que celui des Barbares. En 552,
-Narsès réunit la Corse et la Sardaigne à l’Empire et y laissa comme
-gouverneur Longin, dont les excès dépassèrent ceux de ses prédécesseurs.</p>
-
-<p>Jusqu’à l’époque carolingienne, la Corse fit partie officiellement de
-l’Empire byzantin. Rattachée pour l’administration politique et
-ecclésiastique à la Sardaigne, elle semble avoir été soumise à
-l’autorité particulière d’un <i>cinarque</i> (Κυρνου αρχων,
-archonte ou juge de Corse&#8212;ou συναρχων, archonte-adjoint),
-sous la haute surveillance de l’archonte de Sardaigne ou du tétrarque
-d’Italie.<span class="pagenum"><a id="page_33">{33}</a></span></p>
-
-<p>Si l’on en croit les lettres de saint Grégoire le Grand, la tyrannie
-exercée par les fonctionnaires de Byzance sur les pays italiens, et
-particulièrement la Corse, dépassa toute mesure. Quiconque détient un
-commandement veut renforcer son autorité administrative d’une fortune
-territoriale qu’il accroît par les moyens les plus éhontés. Les charges
-et les honneurs sont vendus à qui les peut acquérir; ce sont
-généralement de vains titres empruntés aux hiérarchies en usage à
-Byzance; groupés sous le nom générique de <i>consules</i>, ces dignitaires
-revêtus de charges auliques, sont les plus gros propriétaires indigènes;
-les autres, plus ambitieux, achètent les fonctions locales et entrent
-dans les cadres administratifs de l’empire, ce sont les <i>juges</i> ou
-αρχοντες. Pour payer les faveurs dont ils sont l’objet, ils
-sont autorisés à lever les taxes les plus arbitraires, et ces catégories
-diverses de tyrans réduisent les Corses à une misère telle que, pour
-acquitter leurs impôts, ceux-ci sont contraints, dit saint Grégoire, de
-vendre leurs propres enfants. Ces magistrats, byzantins ou indigènes,
-autorisent les païens à exercer leurs rites moyennant finances. La
-détresse est à son comble; et l’exaspération populaire, longtemps
-contenue, éclate enfin. A Ravenne, à Naples, à Rome des soulèvements se
-produisent; de certains points de la Corse les habitants s’enfuient
-auprès des Lombards dont la barbarie païenne leur paraît préférable à
-l’oppression de leurs coreligionnaires d’Orient.</p>
-
-<p><i>Les origines du Pouvoir temporel.</i>&#8212;C’est dans ce milieu favorable que
-naît et se développe lentement mais sûrement le Pouvoir temporel.</p>
-
-<p>Aux <small>IV</small>ᵉ, <small>V</small>ᵉ, <small>VI</small>ᵉ siècles, les empereurs avaient doté l’Église romaine de
-biens situés sur différents points des pays italiens, notamment de la
-Corse. Ces fonds de terre ou <i>massæ</i> constituaient dans leur ensemble<span class="pagenum"><a id="page_34">{34}</a></span>
-une circonscription dite <i>patrimoine</i>. En Corse, un agent ecclésiastique
-appelé <i>défenseur</i> ou <i>notaire</i> est préposé par le pape à la régie de
-ces biens, constamment accrus par la libéralité des souverains et des
-fidèles. L’administration des <i>massæ</i> est entre les mains des
-<i>conductores</i>, ou fermiers à bail. «Sans doute, sur ces terres, dit M.
-Diehl, l’évêque de Rome n’exerce d’autres droits que ceux d’un
-propriétaire soumis comme tout autre aux lois de l’État; mais, par
-l’immense revenu qu’il en retirait et l’usage charitable qu’il en
-faisait, il acquérait une influence toujours croissante; par les
-intendants qu’il entretenait, il faisait sentir bien au delà du
-<i>patrimoine</i> son action et son contrôle.» En effet, en étendant la
-compétence des <i>défenseurs</i> et des <i>notaires</i>, en leur attribuant la
-haute surveillance du clergé et des évêques, saint Grégoire jeta les
-fondements du pouvoir temporel.</p>
-
-<p>En Corse, l’action du pape est constante: ses lettres non seulement nous
-dépeignent l’état lamentable de l’île, mais encore y cherchent un
-remède. Il en appelle à l’empereur des exactions qui sont commises par
-ses officiers. Par lui, le patrice d’Afrique, Gennadius, est invité à
-veiller à la sûreté du pays que menacent des invasions d’infidèles. Un
-gouverneur de la Corse, le tribun Anastase, «qui avait su gagner les
-cœurs par la sagesse de son administration», est signalé au tétrarque
-comme utile au pays. A Boniface, <i>défenseur</i> de la Corse, il reproche de
-ne pas hâter l’élection des évêques; il lui recommande de protéger les
-pauvres et de ne pas permettre qu’un «<i>évêque soit traduit devant les
-tribunaux laïques</i>»: c’est là une affirmation d’indépendance à l’égard
-des empereurs et de patronage vis-à-vis des peuples disposés déjà à
-courir au-devant de cette autorité paternelle et bienfaisante.<span class="pagenum"><a id="page_35">{35}</a></span></p>
-
-<p>Telle est l’origine des droits si contestés du Saint-Siège sur la Corse.
-Les invasions des Lombards et les incursions sarrasines donnèrent aux
-papes l’occasion d’en revendiquer la possession. En 753, Etienne II
-appelant à son aide Pépin le Bref contre les Lombards, lui demande de
-lui faire restituer ses <i>patrimoines</i>, et le roi franc s’engage à Kiercy
-à donner la Corse au Saint-Siège. Une lettre de Léon III, en 808, nous
-apprend que Charlemagne avait renouvelé l’engagement pris par son père.</p>
-
-<p>Longtemps mise en doute par les historiens, la promesse de Pépin a
-triomphé à peu près définitivement des raisons qui la faisaient
-contester et le pouvoir temporel des papes en Corse dès l’époque
-carolingienne semble prouvé. Il était d’ailleurs d’autant plus facile
-aux papes de revendiquer la Corse que les Carolingiens ne l’avaient pas
-incorporée à leurs Etats, mais l’avaient considérée comme un poste
-avancé pour tenir les Sarrasins loin du continent. Le titre même de
-<i>défenseur de la Corse</i> porté par les commandants des marches de
-Toscane, semble constituer une fonction qui ne pouvait être conférée que
-par l’autorité du pontife.</p>
-
-<p>Plus tard (1077), Grégoire VII rappellera aux Corses et aux Génois que
-la suzeraineté de l’île appartient au Saint-Siège; ce grand pontife dont
-le but sera de réformer la chrétienté, échouera dans ses vues sur la
-Corse où il semblera servir des ambitions plutôt que des consciences.
-Après avoir mis aux prises les Génois, les Pisans et les Aragonais, le
-Saint-Siège ne pourra jamais, malgré la constance de ses revendications
-disposer de la Corse, et les princes à qui il l’inféodera ne
-parviendront jamais à en prendre possession.</p>
-
-<p><i>Incursions sarrasines.</i>&#8212;En 704, les Maures ravagent les côtes de la
-Corse. Au <small>IX</small>ᵉ siècle, leurs<span class="pagenum"><a id="page_36">{36}</a></span> incursions deviennent périodiques: en 806,
-ils quittent la Corse, fuyant devant la flotte de Pépin, roi d’Italie;
-en 807, ils pillent une ville du littoral; Charlemagne envoie contre eux
-le connétable Burchard qui leur prend treize bateaux; en 808, 809,
-nouvelles incursions; en 813, Ermengard, comte d’Ampurias, défait la
-flotte sarrasine à Majorque et délivre cinq cents Corses captifs; en
-825, une nouvelle expédition est décidée par l’empereur Lothaire: le
-comte Bonifacio et son fils Adalbert (844) sont tour à tour chargés de
-la <i>défense</i> de la Corse. En 852, les Corses s’enfuient en masse à Rome.
-Revenus à la fin du <small>IX</small>ᵉ siècle, les Maures n’abandonnèrent les îles de
-Corse et de Sardaigne qu’après la défaite de Mugahid (1014), contre qui
-les communes et les seigneurs italiens se sont coalisés. C’est sur cette
-victoire qui porte un coup décisif au fléau mauresque en Italie que
-Pisans et Génois basent leurs prétentions traditionnelles à la
-possession de la Corse: l’origine de ces prétentions sera précisée plus
-loin.</p>
-
-<p>Quelque nombreuses qu’aient été les descentes des Sarrasins en Corse,
-quelques traces funestes qu’ait laissées leur passage, les chroniques
-locales ont exagéré l’importance de leur domination. Le plus autorisé
-des chroniqueurs arabes, Ibn-el-Athir (1160-1223), ne consacre qu’un
-seul chapitre à toutes les entreprises des Musulmans sur la Sardaigne,
-et il affirme que, durant leur séjour, elle était administrée par le
-<i>Rûm</i>, c’est-à-dire l’élément italien.</p>
-
-<p>Les écrivains modernes ont cru trouver des vestiges de la domination
-sarrasine dans certains mots du dialecte corse, ainsi que dans les noms
-de quelques localités qu’ils supposent d’étymologie arabe. Les exemples
-qui en ont été fournis ne sont pas toujours heureux: <i>sciò</i> (seigneur),
-<i>scia</i> (seigneurie)<span class="pagenum"><a id="page_37">{37}</a></span> ne sont que des contractions des mots <i>signor</i> et
-<i>signoria</i>; <i>scialare</i> (exhaler), <i>damidjana</i> (damejeanne) sont italiens
-et procèdent du latin. Le préfixe <i>cala</i> qui entre dans les noms de
-localités non maritimes (Calacuccia, Calasima), vient du grec (χαλἱα,
-hutte, cabane); employé à Sartène, comme en Espagne, comme à Venise,
-pour désigner des voies, il trouve son étymologie directe dans le
-<i>callis</i> des Latins.</p>
-
-<p>Il n’y eut jamais à proprement parler de domination sarrasine; si les
-Maures parvinrent à occuper certains points du littoral ou même à
-établir des campements dans la montagne, leur autorité ne laissa pas de
-traces. Amari fait observer avec raison que si les habitants de la
-Corse, pauvres et valeureux, n’évitèrent pas les invasions des Arabes,
-ils échappèrent à leur joug et restèrent étrangers aussi bien à la
-civilisation musulmane qu’à la marche ascendante du progrès en Italie.</p>
-
-<p>En effet, ces deux îles, longtemps dépourvues de relations avec le
-continent, conservèrent jusqu’à nos jours un aspect de sauvagerie qui en
-éloigna l’étranger. D’ailleurs, la mer elle-même était un objet d’effroi
-pour tous ceux qui n’appartenaient pas aux populations commerçantes du
-littoral: une chronique du <small>XII</small>ᵉ siècle nous montre le savant Eginhard
-terrifié à l’idée de se rendre en Corse, où Charlemagne veut l’envoyer
-recevoir de saintes reliques: «Par terre, dit-il, envoyez-moi dans
-quelque endroit du globe qu’il vous plaira, même chez les nations
-étrangères, et j’exécuterai fidèlement vos ordres, mais je tremble à
-l’idée de me livrer aux routes dangereuses et incertaines de l’océan...»
-Dans ces conditions, la Corse ne suivit que de très loin les mouvements
-politiques du continent; le seul décret impérial qui la concerne (828)<span class="pagenum"><a id="page_38">{38}</a></span>
-l’érige en lieu de relégation pour certains criminels.</p>
-
-<p><i>Période carolingienne.</i>&#8212;Les tyrans d’origine diverse qui asservirent
-l’Italie tour à tour pendant la période carolingienne, ont laissé des
-souvenirs plus traditionnels qu’authentiques. Un Béranger, souvent cité
-dans les chartes apocryphes de Monte-Cristo, fait penser que l’un des
-deux princes de ce nom aurait pu sinon séjourner, du moins paraître en
-Corse au cours des luttes qu’ils soutinrent contre leurs compétiteurs au
-trône d’Italie. Le fils de Béranger II (950-961), Adalberto, se réfugia
-en Corse à plusieurs reprises pour éviter la colère de l’empereur Othon.
-Un siècle auparavant (872), la Corse avait également servi d’asile à
-Adalgis, fils de Didier, roi des Lombards, poursuivi par l’empereur
-Louis II qu’il avait, pendant un mois, retenu prisonnier.</p>
-
-<p>D’une charte de l’empereur Othon III (996) on a conclu que Ugo, fils
-d’Hubert, marquis de Toscane, avait incorporé l’île à ses États, mais
-rien ne prouve qu’il y ait exercé aucune souveraineté effective.<span class="pagenum"><a id="page_39">{39}</a></span></p>
-
-<h2><a id="CHAPITRE_V"></a>V<br /><br />
-LES ORIGINES DE LA FÉODALITÉ ET DES RIVALITÉS ITALIENNES<br /><br />
-<small><i>Les clans féodaux.&#8212;Marquis, comtes et vicomtes.&#8212;Origine de la
-rivalité des Pisans et des Génois.</i></small></h2>
-
-<p>Toute l’histoire du Moyen Age en Corse repose sur le développement de
-trois clans féodaux dont les racines sont profondes et les ramifications
-très étendues. L’hérédité est la base de l’organisation politique du
-Moyen Age, elle est la source de tout droit, de même qu’elle sert de
-prétexte à toute invasion, à toute violence. C’est pour avoir négligé de
-suivre les héritages que les historiens de la Corse ont si longtemps
-répété les mêmes anachronismes ou se sont appesantis sur les mêmes
-critiques stériles.</p>
-
-<p>Deux de ces clans ont introduit dans l’île les peuples dans lesquels ils
-s’étaient fondus (Génois et Pisans). Le troisième, dépourvu d’attaches
-avec le continent, a maintenu dans sa région le caractère autochtone. Le
-système géographique de l’île a assigné à chacun d’eux les limites de
-son développement.</p>
-
-<p><i>Les marquis.</i>&#8212;Les comtes Bonifacio en 825 et Adalbert (son fils en
-845) avaient été chargés de la<span class="pagenum"><a id="page_40">{40}</a></span> <i>défense</i> de la Corse. Leurs
-descendants, <i>marquis en Italie</i>, conservèrent cette fonction. Ils
-étaient <i>défenseurs de la Corse</i> comme l’empereur était <i>défenseur de
-Rome</i>. Aucun conflit entre les deux pouvoirs, le pape et l’empereur,
-s’empruntant mutuellement les forces matérielles et morales dont ils
-disposent. En 951, le chef des marquis toscans est <i>Oberto-Opizzo</i>,
-vicaire impérial pour toute l’Italie, mais souverain direct des comtés
-de Luni, de Gênes, de Milan et <i>des Iles</i>. Les historiens ont groupé ses
-descendants sous le nom conventionnel d’<i>Obertenghi</i>; parmi ceux-ci nous
-ne nous occuperons que de ceux qui conservèrent des biens ou des
-prétentions en Corse. Ils furent assez puissants et assez nombreux pour
-y maintenir l’élément toscan et y semer les germes des prétentions
-pisanes.</p>
-
-<p>Si l’on s’en réfère à une épitaphe tardivement rédigée il est vrai, le
-marquis Alberto, au <small>XI</small>ᵉ siècle, aurait chassé les Sarrasins de Rome et
-contribué à la <i>défense</i> de la Corse; ses descendants, marquis de Massa
-ou de Parodi, sur le continent joignirent constamment à leurs titres
-celui de marquis de Corse. Ce ne fut pas là, comme on pourrait le
-croire, une vaine qualification: la Corse fut un des nombreux fiefs
-conservés en indivis suivant la <i>loi lombarde</i> par les descendants
-d’Oberto réunis en consortium. Le partage des biens divisés en quarts,
-en huitièmes, voir en trente-deuxièmes, était fictif et ne s’opérait que
-sur l’ensemble des revenus. Tous les descendants d’Alberto Ruffo
-portaient le titre de marquis de Corse, alors que certains d’entre eux
-seulement résidaient sur le fief. Un vicomte, un gastald ou un vicaire
-administrait leurs biens dont les revenus étaient répartis à chacun
-proportionnellement à ses droits. Mais, comme l’a fait observer
-Desimoni, il est clair que cette communauté</p>
-
-<div class="figcenter" id="plt_III" style="width: 437px;">
-<a href="images/illu-073.jpg">
-<img src="images/illu-073.jpg" width="437" height="600" alt="[Pas d'image disponible.]" /></a>
-<div class="caption"><p>St-Florent: la Citadelle.&#8212;<i>Ibid.</i>: Cathédrale de
-Nebbio.&#8212;Corbara: le Couvent. (<i>Sites et Monuments du T. C. F.</i>)</p>
-
-<p>Pl. III.&#8212;<span class="smcap">Corse.</span></p></div>
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page_41">{41}</a></span></p>
-
-<p class="nind">ne peut éternellement durer; à chaque génération les liens du sang
-s’amoindrissent: la lutte pour les intérêts personnels devient plus
-vive. En vain, la vieille coutume de famille, l’instinct de conservation
-au milieu des éléments étrangers, les traditions combattent encore pour
-la maintenir, tout est inutile; le progrès de l’émancipation
-individuelle l’emporte, on ne divise pas encore le fief principal, la
-capitale de ces états disséminés, mais chacun, peu à peu, se sépare du
-tronc et se fixe sur une terre, dans un château où le retiendront plus
-tard la pauvreté et l’impuissance.</p>
-
-<p>Quoi qu’il en soit, la plupart des familles toscanes qui furent mêlées à
-l’histoire de la Corse aux <small>XII</small>ᵉ et <small>XIII</small>ᵉ siècles, sont issues de ces
-premiers marquis dont l’héritage est parfois passé, par leurs filles, en
-des races étrangères. C’est ainsi que Hugues de Baux, de maison
-française, devint juge de Cagliari et marquis de Corse (1219), Adelasia
-d’Arborea, sa cousine par alliance, rendit hommage au Saint-Siège pour
-la Corse (1236), et l’épitaphe de son mari, Enzio, fils de Frédéric
-Barberousse, qualifie <i>roi de Corse</i> ce prince infortuné. Le petit-fils
-d’Adelasia, Ugolino della Gherardesca, dont le père a inspiré au Dante
-l’un de ses tableaux les plus dramatiques, vint en Corse combattre
-Giudice de Cinarca (1289). Les prétentions d’autres Obertenghi prouvent
-que c’est bien l’héritage de Bonifacio qu’ils se disputent: en 1171, les
-Malaspina, appuyés par les Pisans, font la guerre aux marquis qui, pour
-défendre leurs biens corses, s’adressent aux Génois; un traité
-intervient; mais un siècle plus tard (1269), c’est avec des soldats
-génois qu’Isnardo Malaspina envahira le sol de la Corse.</p>
-
-<p>Les souvenirs laissés par les marquis confirment l’opinion exprimée par
-l’annaliste génois Caffaro<span class="pagenum"><a id="page_42">{42}</a></span> (<small>XII</small>ᵉ siècle). «La coutume des marquis,
-écrit-il, est de préférer le brigandage à l’honnêteté.» L’un d’eux
-Guglielmo, fils d’Alberto Corso, se signala entre tous par ses méfaits:
-il s’empara, contre tout droit, des judicats d’Arborea et de Cagliari en
-Sardaigne, il persécuta l’archevêque d’Arborea, répudia sans raisons sa
-femme légitime, fit contracter à sa fille des noces incestueuses et se
-lia d’amitié avec les princes mahométans, toutes choses qui lui valurent
-la réprobation de ses contemporains et des avertissements pontificaux
-dont il ne tint d’ailleurs aucun compte. Giovanni della Grossa cite avec
-indignation certains marquis qui voulaient que «les femmes de leur
-seigneurie se livrassent à eux avant de vivre avec leurs maris». Peu
-disposés à se soumettre à ce rite, les habitants de San-Colombano
-massacrèrent trois de leurs seigneurs en un seul jour.</p>
-
-<p>Au <small>XI</small>ᵉ siècle, la part des marquis <i>de Massa di Corsica</i> s’étendait
-encore sur tout l’En-deçà-des-Monts; la révolte de leurs <i>vicomtes</i> les
-privera du Cap-Corse. Appauvris par leur accroissement, ils luttent avec
-peine contre leurs anciens vassaux (seigneurs de Speloncato, de Loreto,
-etc.); cependant en 1250, il leur reste encore: 1º au nord les pièves de
-Giussani (Olmi-Capella), Ostriconi (Belgodere), Caccia (Castifao); 2º en
-allant vers le sud-est, tout le pays compris entre les châteaux de
-Rostino et de Santa-Lucia qui leur appartiennent avec leur territoire;
-3º à l’ouest, les pièves de Verde et de Pietra-Pola, prolongement au
-nord et au sud de la plage d’Aleria, sur une longueur de soixante milles
-environ.</p>
-
-<p>Les révolutions populaires du <small>XIV</small>ᵉ siècle (bien que leur château de
-San-Colombano ait été incendié par le peuple) ne ruinèrent pas leurs
-privi<span class="pagenum"><a id="page_43">{43}</a></span>lèges féodaux. Après le mouvement communal de Sambocuccio d’Alando
-(<i>Voir ch. VII</i>), ils continuent à faire des donations aux églises et à
-guerroyer contre leurs voisins. Cependant l’un des moins affaiblis
-d’entre eux, Andrea, en 1368, abandonne ses biens au monastère de
-San-Venerio de Tiro et passe en terre ferme après avoir signé un traité
-avec les seigneurs de Speloncato; il ne conservait en Corse que son
-château de San-Colombano qu’il avait réparé ou reconstruit.</p>
-
-<p><i>Les comtes.</i>&#8212;Ils furent, suivant la tradition, les souverains
-héréditaires de la Corse du <small>IX</small>ᵉ au <small>XI</small>ᵉ siècle, et ont pour auteur un
-comte Bianco dont la légende a fait un fils de l’hypothétique Ugo
-Colonna (<i>V. l’introduction bibliographique</i>). Avec plus de
-vraisemblance, nous verrons dans cette dynastie une branche des marquis
-d’Italie plus anciennement fixée dans l’île que les Obertenghi, et plus
-rapidement mêlée à l’élément indigène. Comme les marquis, ils se
-divisent en <i>Bianchi</i> (Blancs) et en <i>Rossi</i> (Rouges) et se transmettent
-les prénoms en usage chez les Obertenghi avec une régularité qui
-prêterait à la confusion si le rôle de ces derniers n’était suffisamment
-précisé par les documents. Le comté des <i>Iles</i> était d’ailleurs sous la
-juridiction directe des marquis. L’un des copistes de Giovanni della
-Grossa fait judicieusement descendre les <i>comtes</i> de Bonifacio à qui il
-donne le surnom de «Bianco», conciliant ainsi la légende et la
-vraisemblance, mais le transcripteur a le tort de nous présenter comme
-un fait acquis ce qui n’est qu’une supposition interpolée dans le texte
-du vieux chroniqueur.</p>
-
-<p>Le seul personnage marquant de cette race est le bon comte
-<i>Arrigo-bel-Messer</i>, assassiné en l’an mille. Celui-ci semble avoir
-bénéficié de la réputa<span class="pagenum"><a id="page_44">{44}</a></span>tion de justice et d’équité acquise plus tard par
-d’autres seigneurs homonymes. Après sa mort, les Biancolacci (issus de
-son frère, Bianco) perdirent leur suprématie et ne tardèrent pas à être
-supplantés dans l’Au-delà-des-Monts même par les seigneurs de <i>Cinarca</i>
-ou <i>Cinarchesi</i>. Des textes touffus, des versions légendaires on peut
-déduire que, vers le commencement du <small>XII</small>ᵉ siècle, les ancêtres de ces
-derniers (Arrigo et Diotajuti), venus de Sardaigne ou d’Italie,
-s’emparèrent par la force du château de Cinarca et que, pour justifier
-cette invasion, ils se prétendirent issus <i>de la souche des anciens
-seigneurs</i>. La chronique explique à sa façon cette commune origine en
-supposant qu’Ugo Colonna eut deux fils: Bianco, tige des anciens
-souverains de l’île, et Cinarco ancêtre des Cinarchesi qui leur
-succèdent; l’histoire se contentera de constater qu’une même charte de
-1222 réunit un Cinarchese et un Biancolaccio dans un pacte avec les
-Bonifaciens, et qu’en 1238, des arbitres estiment les droits de la fille
-d’un Biancolaccio sur les biens des seigneurs de Cinarca. Au <small>XIII</small>ᵉ
-siècle, les Biancolacci ne sont plus que les vassaux des Cinarchesi qui,
-devenus les maîtres de l’Au-delà-des-Monts, ne cesseront de prétendre à
-l’autorité suprême. En moins de deux cent cinquante ans, dix-sept
-d’entre eux, dont les plus célèbres sont Giudice de Cinarca, Arrigo
-della Rocca, Vincentello d’Istria et Gian-Paolo de Leca, domineront la
-Corse presque entière, la plupart avec le titre de comte qu’ils
-tiendront non d’un droit ancestral, mais du suffrage populaire.
-Néanmoins, certaines parties du pays cinarchese restent, jusqu’au <small>XVIII</small>ᵉ
-siècle, terres féodales.</p>
-
-<p><i>Les vicomtes.</i>&#8212;Les membres d’une puissante famille exerçaient avec le
-titre de <i>vicomtes</i> le pouvoir au nom des marquis dans les comtés de
-Gênes<span class="pagenum"><a id="page_45">{45}</a></span> et des Iles. Quand l’empereur Conrad le Salique (1037) consacra
-par une charte l’hérédité des fiefs, les officiers des Obertenghi en
-profitèrent comme eux. Pendant quelque temps, les marquis conservèrent
-sur leurs vicaires une faible suzeraineté, mais déjà la commune de
-Gênes, ainsi que les grandes cités italiennes, travaillait à son
-émancipation sous la protection de ses évêques. Ce patronage ne tarda
-pas à se transformer en juridiction tolérée à l’origine, puis bientôt
-considérée comme un droit. Longtemps, les vicomtes refusèrent les dîmes
-à l’évêque de Gênes, bien qu’une branche de leur maison (Avogari) fût en
-possession de l’avouerie héréditaire du diocèse; mais en 1052, un membre
-de leur famille, Oberto, occupant le siège épiscopal, ils entrèrent en
-composition, adhérèrent à la Commune et reconnurent pour leurs fiefs la
-suzeraineté de l’évêque. Ils brisaient ainsi leurs liens avec les
-Obertenghi dont le pouvoir, dès lors, ne cessa de décroître.</p>
-
-<p>Les vicomtes étaient représentés en Corse par diverses branches qui
-formèrent au <small>XIV</small>ᵉ siècle <i>l’albergo Gentile</i>: c’étaient les familles
-Avogari, Pevere, de Turca (de Curia&#8212;de Corte), de’ Mari, di Campo. Par
-leur rupture avec les Obertenghi, ils constituèrent au nord de la Corse
-une seigneurie indépendante, plus tard limitée au Cap-Corse.</p>
-
-<p>Par eux s’introduit dans l’île l’élément ligurien: les intérêts de la
-Commune sont devenus les leurs, car leur clan forme à Gênes un noyau
-d’aristocratie qui détient par les évêques et les consuls, uniquement
-sortis de leur race, l’autorité religieuse et civile. Pour les Pisans,
-l’action des Génois en Corse était considérée comme une usurpation; pour
-les marquis, les vicomtes étaient des vassaux révoltés. Les Corses
-eux-mêmes, dit la Chronique, étaient<span class="pagenum"><a id="page_46">{46}</a></span> malheureux; ils implorèrent
-l’appui du pape Grégoire VII qui, appréciant leur «désir de retourner
-conformément à leur devoir sous la domination juste et glorieuse du
-gouvernement apostolique», leur déclara qu’il y avait en Toscane des
-seigneurs prêts à prendre leur défense contre les envahisseurs (1077).
-Mais la mission officielle de rétablir le pouvoir de l’Église en Corse
-est confiée à Landolfe, évêque de Pise, qui conservera pour le compte du
-Saint-Siège les citadelles et lieux fortifiés et partagera avec le pape
-les revenus de la Corse (1078).</p>
-
-<p>L’autorité de ceux des Obertenghi qui, dès lors, prennent d’une façon
-suivie le titre de marquis de Corse, se trouvait donc bien réduite. A
-cette époque, dans les républiques d’Italie, la cause de l’évêque ne se
-sépare pas de celle de la commune. Si l’on observe qu’avant Grégoire
-VII, l’investiture des évêques est un droit temporel attribué aux
-souverains et non aux papes, on admettra que l’élévation de Landolfe au
-vicariat apostolique de la Corse correspondait à une véritable
-inféodation de l’île aux Pisans: ce fut bien ainsi que les Génois le
-comprirent.</p>
-
-<p>Pendant quarante ans, le Saint-Siège ne cessa de favoriser les Pisans.
-En 1119, Pise fut érigée en archevêché, ce qui mécontenta les Génois au
-point de rendre la guerre inévitable. Dans un but de pacification, le
-pape Calixte II, en 1121, déclara que la Corse dépendrait à jamais
-directement du Saint-Siège. Les Pisans protestèrent. Ce fut alors que la
-diplomatie génoise déploya ses ressources pour la première fois. Les
-ambassadeurs Caffaro et Barisone venus à Rome, y étonnèrent clercs et
-laïcs par leurs prodigalités. Le 16 juin 1121, ils s’engageaient sur le
-salut de leur âme et de celles des consuls, à verser à la curie romaine
-mille cinq cents marcs; ils promettaient en outre de faire un don de
-cinq<span class="pagenum"><a id="page_47">{47}</a></span> cents onces d’or aux clercs qui auraient prononcé en concile la
-révocation définitive de la primatie de la Corse. De leur côté, les
-<i>fidèles</i> du pape Calixte s’engageaient à faire donner gain de cause aux
-Génois. Ces conventions furent consignées par écrit. A Rome, chacun
-voulut sa part du butin inespéré: cardinaux, évêques, clercs, laïques se
-firent promettre par serment des sommes proportionnées à leur influence.
-Les ambassadeurs ne négligèrent personne, et quand, au mois d’avril
-1123, s’ouvrit le concile de Latran, la décision des juges n’était plus
-douteuse. Par un reste de pudeur, nul n’osait la formuler. «Le pape
-alors, dit Caffaro, réunit douze archevêques et douze évêques pour
-discuter le droit à la consécration des évêques corses et, en consultant
-l’ancien registre de l’Église romaine, ils trouvèrent que les Pisans
-détenaient injustement l’archevêché de Corse.» Ils se rendirent alors de
-la basilique au palais, et l’archevêque de Ravenne prit la parole:
-«Seigneur, seigneur, dit-il, nous n’avons pas osé proférer une décision
-en ta présence, mais nous te donnons un avis qui en aura toute la force:
-que le métropolitain de Pise abandonne la consécration des évêques
-corses et ne s’y entremette jamais plus.»&#8212;Entendant cette parole, le
-pape se leva et demanda aux juges s’ils approuvaient. Par trois fois,
-ils répondirent: «<i>Placet, placet, placet</i>». «Et moi, ajouta le pape, au
-nom de Dieu et du bienheureux Pierre, j’approuve et je confirme.»</p>
-
-<p>Aussitôt l’archevêque de Pise, Ruggiero, se leva enflammé de colère, et,
-jetant aux pieds du pontife sa mitre et son anneau: «Jamais plus,
-cria-t-il, ne serai ton archevêque ou ton évêque!» Et comme il
-s’éloignait, le pape, repoussant du pied la mitre et l’anneau, lui dit:
-«Frère, tu as mal agi,<span class="pagenum"><a id="page_48">{48}</a></span> et je t’en ferai repentir.» Le lendemain matin,
-27 mars, Calixte fit connaître la sentence du concile. La bulle fut
-rendue le 6 avril.</p>
-
-<p>Les Pisans ne s’inclinèrent pas devant la sentence pontificale, et les
-hostilités reprirent leur cours: ce fut une véritable guerre de pirates
-dans les mers de Corse et de Sardaigne et sur les côtes de ces îles.
-Enfin, Innocent III entreprit de faire cesser la lutte qui durait depuis
-quatorze ans (1119-1133) en partageant l’objet du litige: il érigea
-Gênes en archevêché et lui donna pour suffragants les diocèses de
-Mariana, du Nebbio et d’Accia, au nord de la Corse; Ajaccio, Aleria et
-Sagone, c’est-à-dire la plus grande partie de l’île, restèrent sous le
-gouvernement de l’archevêque pisan (19 mars 1133); la paix fut signée.
-Pour compenser la perte des évêchés corses, le Saint-Siège attribua à
-l’archevêque de Pise de nouveaux privilèges et étendit sa juridiction
-(1ᵉʳ mai 1138).</p>
-
-<p>On aurait pu croire Génois et Pisans satisfaits: il n’en fut rien. Les
-deux peuples étaient voués aux désastres d’une éternelle rivalité.
-Chacun d’eux aspirait à l’empire des mers, et tout succès obtenu par
-l’un était considéré par l’autre comme une atteinte à sa propre
-grandeur. La guerre recommença en 1162, mais il ne semble pas que la
-Corse, qui en subit le contre-coup, en ait été la cause. La rivalité des
-deux peuples sur son territoire deviendra bientôt plus ardente que
-jamais à propos d’une petite forteresse dont le nom, inconnu jusque-là,
-figurera pendant des siècles à côté de celui de Gênes dans tous les
-traités passés par la République. La querelle de Bonifacio, plus futile
-en apparence que celle des évêchés, ne s’éteindra que par l’écroulement
-de l’une des deux républiques.</p>
-
-<p>Au <small>XIII</small>ᵉ siècle, Bonifacio, fondée, disent les chro<span class="pagenum"><a id="page_49">{49}</a></span>niques, par
-l’officier impérial de ce nom préposé jadis à la défense de la Corse,
-était un repaire de pirates qui pillaient les vaisseaux sans distinction
-de nationalité. Avant 1186, les Génois s’en étaient rendus maîtres, mais
-en 1187 les Pisans les en chassent et y bâtissent un nouveau fort dont
-ils sont eux-mêmes expulsés la même année.</p>
-
-<p>Maîtres du rocher qui commande au détroit, les Génois sont bien décidés
-coûte que coûte à le conserver. Ceux d’entre eux qui voudront y aller
-habiter jouiront de privilèges exceptionnels. Chacun d’eux touche pour
-son service de garde six livres de Gênes chaque année. Tout enfant mâle
-qui y naît reçoit pour son entretien douze deniers par jour jusqu’à
-l’âge de vingt ans; les filles ont droit à six deniers jusqu’à l’âge de
-quinze ans, «et ce fait le commun de Gênes, dit le <i>Templier de Tyr</i>,
-pour maintenir en habitation ledit château».</p>
-
-<p>Ces colons ont été choisis dans les professions les plus diverses,
-forgerons, cordonniers, tailleurs, charpentiers, médecins, etc.
-L’importance de la colonie est telle que le podestat de Bonifacio
-prendra plus tard le titre de <i>vicaire de la Commune de Gênes en Corse</i>,
-et son succès poussera les Génois en 1272 à en fonder une semblable à
-Ajaccio, mais Charles d’Anjou, fils de saint Louis, détruira la
-forteresse et en chassera les Génois (1274).</p>
-
-<p>Les actes dressés au sein des deux républiques nous montrent à la fin du
-<small>XII</small>ᵉ siècle Gênes et Pise se disputant âprement la possession de
-Bonifacio que chacune considère comme lui appartenant en propre. Après
-vingt-cinq années de guerres et de luttes diplomatiques où tour à tour
-furent invoquées l’autorité du pape et celle de l’empereur, Bonifacio
-restait aux Génois.<span class="pagenum"><a id="page_50">{50}</a></span></p>
-
-<h2><a id="CHAPITRE_VI"></a>VI<br /><br />
-LE SIÈCLE DE GIUDICE</h2>
-
-<div class="blockquot"><p class="hang"><i>État de la Corse pendant le Moyen Age.&#8212;Bonifacio et les seigneurs
-de Cinarca.&#8212;Giudice.&#8212;Premières expéditions des Génois en Corse.</i></p></div>
-
-<p>Au <small>XIII</small>ᵉ siècle seulement commence l’histoire des Corses; jusqu’ici,
-nous n’avons pu étudier l’île que dans ses rapports avec l’étranger.
-Nous touchons à l’époque où la Corse se fait connaître elle-même et où
-la légende cède le pas à l’histoire. Ce n’est pas que les monuments
-soient nombreux, mais ils sont précis et d’une authenticité
-indiscutable; ils appuient la chronologie à des bases solides,
-restituent aux personnages traditionnels leur identité parfois discutée,
-fournissent à la géographie féodale des éléments de reconstitution, et,
-en se reliant à la documentation externe, permettent d’apprécier le
-contre-coup des événements qui ont fait peser dans l’île leur lourde
-influence.</p>
-
-<p><i>État de la Corse pendant le Moyen Age.</i>&#8212;Depuis le <small>IX</small>ᵉ siècle, une
-double tendance s’était manifestée en Europe: la disparition des hommes
-libres dans la vassalité ou le servage, et l’absorption des petites
-propriétés dans la grande propriété. La Corse non incorporée à l’empire
-d’Occident, ainsi que la Sardaigne plutôt abandonnée qu’arrachée à
-l’empire<span class="pagenum"><a id="page_51">{51}</a></span> byzantin, échappent aux mœurs nouvelles importées par les
-Germains ou du moins ne les subissent que sous une forme atténuée. En
-Occident comme en Orient, en effet, dès le <small>IX</small>ᵉ siècle, on se fait
-esclave ou volontairement, ou parce que les lois condamnent à la vente
-de leur corps ceux qui ne peuvent s’acquitter de leurs dettes. Les
-charges auxquelles sont soumis les hommes libres et surtout le service
-militaire, triomphent des dernières répugnances du peuple à sacrifier sa
-liberté. En Corse, rien de semblable, le serf volontaire est
-l’exception; la sobriété de l’insulaire, sa nature indépendante et
-guerrière le mettent à l’abri de toute aliénation de sa personne. Il est
-donc peu probable que le servage ait beaucoup pesé sur les Corses, et si
-on voit s’opérer aux <small>IX</small>ᵉ, <small>XII</small>ᵉ et <small>XIII</small>ᵉ siècles des ventes d’esclaves
-corses, on doit supposer qu’ils appartiennent à des familles de captifs
-musulmans.</p>
-
-<p>On a déjà fait observer d’ailleurs que dans tous les patrimoines de
-Saint-Pierre, le servage était moins arbitraire et moins barbare que
-partout: en Sardaigne, dit M. Amat de San-Filippo, les questions entre
-patrons et serfs étaient tranchées par les tribunaux.</p>
-
-<p>A côté des trois clans qui se partageaient l’île s’était élevée une
-féodalité autochtone dont il est permis de soupçonner les commencements.
-Nous avons vu plus haut combien l’aristocratie italienne goûtait les
-dignités en usage dans la hiérarchie byzantine et de quel attrait
-étaient revêtus ces titres de <i>consuls</i> et surtout de <i>juges</i>
-(αργοντες) réservés d’abord aux seuls fonctionnaires.</p>
-
-<p>L’influence des usages administratifs et même de la langue de Byzance
-dans les îles méditerranéennes n’est plus à démontrer. En Sardaigne, au
-<small>XI</small>ᵉ siècle, les juges-souverains de Cagliari se donnaient<span class="pagenum"><a id="page_52">{52}</a></span> encore le
-titre d’archonte et conservaient sur leurs sceaux les caractères
-helléniques. Au <small>XII</small>ᵉ siècle, Grégoire VII adressait une bulle aux
-clercs, <i>consuls</i> majeurs et mineurs de la Corse. Quant au titre de
-<i>juge</i>, il précéda dans les deux îles toutes les qualifications
-féodales. Lorsque Byzance affaiblie, isolée de ses dernières possessions
-occidentales, se trouva dans l’obligation de renoncer à y envoyer des
-fonctionnaires, les indigènes qui purent s’élever au-dessus de leurs
-compatriotes, usurpèrent leurs fonctions et, croyons-nous, se parèrent
-de leurs titres pour en imposer davantage. En Sardaigne, les monuments
-confirment cette opinion; en Corse, ils apparaissent trop tard pour la
-justifier, mais le souvenir des <i>juges</i> est assez souvent évoqué dans la
-chronique corse pour faire admettre qu’avant de se qualifier seigneurs
-et gentilshommes, les puissants de l’île aient pris une qualification à
-laquelle les masses étaient habituées. Giovanni della Grossa cite à
-plusieurs reprises des <i>juges</i> qui se firent <i>seigneurs</i> et parvinrent à
-rendre leurs fonctions héréditaires.</p>
-
-<p>Ce n’était cependant pas chose aisée, car nous verrons qu’en Corse, le
-droit héréditaire à l’autorité est presque toujours contesté. Le fief
-passe péniblement à ses héritiers naturels; l’autorité suprême ne se
-transmet jamais. Aucune constitution n’assure au chef du jour une
-prépondérance certaine pour sa race. Tous les Corses aspirent au
-pouvoir, et les plus forts l’arrachent tour à tour au caprice de
-l’opinion populaire qu’actionne tout un rouage de volontés unies par des
-intérêts trop immédiats pour être stables. Ces rouages constituent le
-<i>clan</i> dont l’organisation ne permit pas au système féodal de s’imposer
-dans toute sa rudesse germanique. Ainsi que les cités italiennes, et
-plus encore qu’elles, la Corse paraît avoir toujours eu dans ses rangs
-inférieurs<span class="pagenum"><a id="page_53">{53}</a></span> des hommes libres en quantité suffisante pour composer une
-tierce classe peu différente des deux autres auxquelles elle est souvent
-unie par les liens du sang. Dans un pays où la femme est tenue dans un
-état constant d’infériorité, l’<i>amie</i> (comme on dit alors) presque
-toujours accueillie, du moins supportée par la femme légitime, ne
-souffre pas plus de sa maternité irrégulière que son fils n’aura à
-rougir de sa bâtardise. Les parentés s’étendent donc très loin, et ni
-les richesses, ni l’éducation n’opposant de barrière au mélange des
-classes, tous les hommes peuvent se croire égaux. Aucune hiérarchie,
-aucun ordre social ne faisant de la féodalité un corps constitué, la
-Corse échappe aux progrès inhérents à toute organisation même
-défectueuse, et nourrit uniquement le sentiment de l’indépendance
-individuelle. C’est pourquoi les clans corses n’ont jamais pu concevoir
-les unions patientes et fertiles qui, à Gênes, donnèrent naissance aux
-<i>alberghi</i>. Dans l’<i>albergo</i>, l’intérêt général ignore les soifs
-individuelles de ses membres, alors que la famille corse ne vise qu’à
-satisfaire des ambitions. C’est la plus violente et la plus appuyée par
-le chiffre de ses partisans qui triomphera: les alliances ont pour
-principal objet d’en augmenter le nombre. Une femme qui compte vingt
-frères ou cousins germains est un beau parti, même pour un <i>Cinarchese</i>.</p>
-
-<p>Lisons les chroniques, nous y verrons que le vassal, à la fois soldat et
-pasteur, ignore la glèbe, car le seigneur est rarement assez puissant
-pour l’y maintenir. Dès qu’il se sent opprimé, il se révolte, s’il ne
-peut espérer se faire seigneur lui-même. Il sait qu’un homme robuste et
-sachant manier le fer trouvera toujours bon accueil; les inimitiés des
-chefs lui procureront un appui et un soutien. Le pouvoir natif du
-feudataire est très limité: trop de frères,<span class="pagenum"><a id="page_54">{54}</a></span> trop de bâtards surtout,
-partagent son patrimoine et ses ambitions. Le vassal, ne l’oublions pas,
-est souvent apparenté au seigneur, il vit de la même existence que lui
-et, comme lui, porte des armes offensives et défensives; il trouvera
-toujours asile dans les villages libres qu’administrent leurs consuls ou
-leurs gonfaloniers. La seule loi est la force qui se manifeste surtout
-par le nombre des clients accourus volontairement ou attachés au chef
-par les liens du sang. Encore cette loi n’est-elle pas absolue: la
-nature du pays, hérissé de montagnes, couvert de maquis, protège l’isolé
-contre la masse, refrène et limite l’autorité, encourage les rébellions
-et maintient la Corse dans un état d’anarchie plus désastreux pour son
-progrès que les pires tyrannies.</p>
-
-<p>La tradition insulaire conserva, du gouvernement des Pisans, le meilleur
-souvenir: «Leurs juges, dit Giovanni della Grossa, savaient se concilier
-l’affection des grands, de la classe moyenne et du peuple, parce qu’ils
-maintenaient seigneurs, gentilshommes, gens du peuple et autres dans le
-rang qui leur convenait. Cette paix et cette union profonde firent
-oublier les malheurs des temps passés; on bâtit ces belles églises qui
-sont aujourd’hui les plus anciennes, des ponts superbes et beaucoup
-d’autres édifices d’une architecture remarquable et d’un art singulier
-dont quelques-uns subsistent encore aujourd’hui.»</p>
-
-<p>Il est certain que le gouvernement ecclésiastique des Pisans ne pouvait
-qu’adoucir la condition des classes populaires et surtout des serfs de
-corps&#8212;s’il en subsistait. Dans tous les pays d’Occident, aux temps les
-plus durs de la féodalité, le fait de devenir le serf d’un évêque ou
-d’une grande abbaye était considéré comme une grande amélioration de
-sort. Mais les abus ne tardèrent pas à paraître. La féo<span class="pagenum"><a id="page_55">{55}</a></span>dalité
-ecclésiastique s’implanta dans les mœurs et emprunta à l’autre jusqu’à
-ses caractères de transmission héréditaire. Les bénéfices passent du
-père au fils. En Corse, un prêtre commence presque toujours la fortune
-d’une famille. C’est, d’après les chroniques, le cas des Cortinchi, ce
-sera au <small>XV</small>ᵉ siècle celui de la puissante maison d’Omessa dont les chefs,
-prélats batailleurs, partageront les bénéfices entre leurs fils
-naturels. Un prêtre violent, Abram de Belgodere, à la même époque,
-relèvera en Corse la famille abaissée des marquis et contraindra les
-moines de Portovenere à restituer une part des biens abandonnés par la
-faiblesse des Obertenghi dont il revendique l’héritage pour le laisser à
-ses bâtards. On pourrait multiplier les exemples; il va de soi que c’est
-par une aristocratie religieuse que le pape voulait faire diriger la
-Corse, aristocratie de vertu, de discipline et surtout de soumission à
-l’Église; or, l’abbaye qui fut la plus favorisée en Corse, qui y
-recueillit le plus de bénéfices, «était, au dire de Grégoire IX (1231),
-complètement dépravée et souillée de tous les vices des moines».</p>
-
-<p><i>Bonifacio et les seigneurs de Cinarca. Giudice de Cinarca.</i>&#8212;Maîtres de
-Bonifacio, les Génois tentèrent de s’attacher, par des moyens
-conciliants les plus puissants d’entre les féodaux. Ce fut ainsi que les
-seigneurs de Cinarca et les Biancolacci furent amenés à signer des
-traités d’alliance avec les Bonifaciens. Soit mauvaise foi de la part
-des contractants, soit désobéissance du fait de leurs vassaux, ces
-pactes furent fréquemment rompus. La plus ancienne de ces conventions
-est de 1222. Le 5 septembre, Opizzo de Cinarca, chevalier, et Guglielmo
-Biancolaccio se font admettre ensemble au nombre des citoyens de
-Bonifacio. Ils s’engagent à aider ladite commune contre ses ennemis, et
-à se tenir à<span class="pagenum"><a id="page_56">{56}</a></span> la disposition du podestat et des consuls de Gênes, sans
-toutefois que cet engagement puisse porter en quoi que ce soit préjudice
-à leurs droits. Nous sommes déjà dans la seconde phase de l’histoire des
-communes. Il n’y a pas un siècle qu’elles se faisaient confirmer leurs
-privilèges par les seigneurs; maintenant elles se les attachent par les
-liens d’une bourgeoisie honoraire, sans toutefois attaquer encore leur
-autorité: ces actes sont des accords de puissance à puissance; dans peu,
-nous verrons en Corse, comme en Ligurie, les seigneurs reconnaître la
-suzeraineté de la commune.</p>
-
-<p>Par la suite, les relations des Génois et des Corses sont souvent
-tendues. A ces derniers, les habitants de Bonifacio reprochent de se
-livrer à de fréquentes excursions sur les territoires qu’ils cultivent,
-d’y faire la maraude, de piller leurs bestiaux, et d’incendier les
-habitations de leurs alliés. Des traités de paix interviennent, mais ils
-sont violés généralement par les Corses ou par les Génois l’année même
-de leur adoption.</p>
-
-<p>Mais la division régnait entre différentes branches des Cinarchesi et
-des Biancolacci. Guglielmo de Cinarca fut assassiné par ses propres
-neveux qui s’emparèrent de ses biens au détriment de ses héritiers
-légitimes. Ceux-ci étant en bas âge, la vendetta fut tardive; elle n’en
-fut pas moins énergique, les meurtriers à leur tour trouvèrent la mort
-sous les coups de Sinucello, fils de Guglielmo, qui en sacrifiant ses
-cousins aux mânes de son père, s’imposa comme le seul seigneur du
-territoire cinarchese en attendant qu’il se rendît maître de la Corse
-tout entière. Sous le nom de Giudice (Juge) qu’il adopta, Sinucello fut
-le premier Corse dont les gestes imposèrent le souvenir à la postérité.
-«Ce fut, dit avec raison Ceccaldi, l’un des hommes les</p>
-
-<div class="figcenter" id="plt_IV" style="width: 600px;">
-<a href="images/illu-091.jpg">
-<img src="images/illu-091.jpg" width="600" height="443" alt="[Pas d'image disponible.]" /></a>
-<div class="caption">
-<table><tr><td><p>La Corse. Figure allégorique du Vatican (1585).</p>
-</td>
-<td>
-<p class="c">Carte de la Corse au <small>XVI</small>ᵉ siècle (auteur anonyme).</p>
-
-<p>(<i>Bibl. Nat. de Paris.</i>)</p>
-
-<p>Pl. IV. <span class="smcap">Corse</span>.</p></td></tr>
-</table>
-</div></div>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page_57">{57}</a></span></p>
-
-<p class="nind">plus remarquables qui aient jamais existé dans l’île.»</p>
-
-<p>Bien que les historiens insistent sur la constance de Giudice envers les
-Pisans, celui-ci semble s’être déclaré, dès son arrivée en Corse, le
-vassal de la commune de Gênes dont il reconnut la suzeraineté pendant la
-plus grande partie de sa vie. En 1258, il fit avec les Bonifaciens un
-premier traité d’alliance qui fut strictement observé jusqu’en 1277. A
-cette époque, une ambassade génoise vint à Propriano lui reprocher en
-termes fort mesurés de n’en avoir pas strictement observé les
-conventions. On lui faisait grief seulement d’employer à son usage des
-salines appartenant aux Bonifaciens et d’avoir laissé élever une
-forteresse sur un emplacement relevant du district de Bonifacio: «La
-Commune, dirent les ambassadeurs, se refuse à croire les crimes dont on
-vous a chargé, vous, Giudice de Cinarca, citoyen génois, dont les
-ancêtres ont toujours été considérés par la Commune comme des fils;
-aussi ne veut-elle pas agir envers vous comme envers un étranger; les
-chefs des anciens nous ont envoyés à vous pour apprendre la vérité de
-votre bouche, car si les accusations portées étaient vraies, la Commune,
-prenant en considération votre fidélité et celle de vos ancêtres, vous
-traiterait en fils, conformément à la parole divine qui dit: «Si ton
-fils pèche, avertis-le». Ils lui représentaient en outre qu’il n’avait
-aucun droit sur le district de Bonifacio, mais que, s’il croyait en
-avoir, c’était devant la commune de Gênes qu’il devait les faire valoir.</p>
-
-<p>Giudice accueillit l’ambassade assez froidement; cependant après avoir
-laissé écouler plus d’une année, il consentit à renouveler entre les
-mains du podestat de Bonifacio l’hommage de 1258 (1278). En 1280, il
-stipula un nouvel accord avec les Bonifaciens; mais il montra par son
-langage qu’il n’en<span class="pagenum"><a id="page_58">{58}</a></span>tendait plus être traité en vassal: «Autrefois,
-dit-il, le district de Bonifacio était une véritable caverne de voleurs:
-les seigneurs de Cagna, de Biscaglia, de Corcano, d’Attala, d’Arescia et
-les Biancolacci en étaient les maîtres, et la commune de Gênes n’y
-pouvait rien. Ils volaient mes vassaux, dérobaient mes bestiaux et ceux
-des Bonifaciens. Tous ceux qui habitent Bonifacio depuis longtemps,
-savent qu’aujourd’hui, grâce à Dieu et à ma vigilance, ils peuvent
-dormir et reposer sans crainte... désormais, si les Bonifaciens ont à
-lutter contre des ennemis, je serai leur pasteur et leur défenseur.»</p>
-
-<p>Cette déclaration confirme le récit des chroniqueurs qui narrent en
-appuyant sur les moindres circonstances les luttes de Giudice contre les
-autres féodaux corses. Il est probable que le bon accueil que trouvèrent
-auprès de la Commune plusieurs d’entre eux, les Salaschi, les Cortinchi,
-et les petits-fils des assassins de son père, indisposèrent Giudice
-contre Gênes, et que son mécontentement se traduisit par une véritable
-invasion du district de Bonifacio.</p>
-
-<p>La guerre éclata, les troupes génoises débarquèrent. Après trente jours
-de lutte, Giudice, blessé à la suite d’une chute de cheval, dut aller
-demander des secours aux Pisans. Les Génois sommèrent ceux-ci de livrer
-le vassal rebelle. Les Pisans répondirent que, Giudice étant leur propre
-vassal, ils étaient décidés, non à l’abandonner à ses ennemis, mais au
-contraire à lui prêter assistance. Giudice, en effet, bien qu’il eût été
-armé chevalier jadis par Giovanni Boccanegra, capitaine du peuple de
-Gênes, avait rendu hommage aux Pisans. Avec l’aide de ceux-ci, Giudice
-rentra en Corse et chassa sans peine les Génois des postes qu’ils
-occupaient. Les deux républiques aigries l’une contre l’autre par<span class="pagenum"><a id="page_59">{59}</a></span> une
-longue rivalité, exaspérées par des torts réciproques, armèrent des
-flottes considérables qui se rencontrèrent à la Meloria le 5 août 1284.
-Cinq mille Pisans périrent, onze mille furent faits prisonniers. «Pour
-voir Pise, disait-on alors, il faut aller dans les prisons de Gênes.»
-Gênes triomphante s’assurait l’empire des mers, mais la victoire lui
-coûtait cher. «Il y eut en cette année, dit frère Salimbene qui écrivait
-trente ans plus tard, plus de larmes et de gémissements à Gênes et à
-Pise que jamais depuis jusqu’à nos jours.»</p>
-
-<p>Le 3 avril 1288, les bases d’un traité de paix furent proposées à la
-commune de Pise par ses citoyens captifs. Les Pisans devaient s’engager
-à soumettre Giudice qui avait reconquis son indépendance et à supporter
-tous les frais des nouvelles expéditions. Pise affaiblie ne put que
-souscrire à des conditions d’où dépendait la liberté de ses plus
-éminents citoyens. La paix fut signée le 15 avril 1288 et Gênes décida
-sur-le-champ d’en faire exécuter les clauses. En vain, le chroniqueur
-Jacopo D’Oria, dont la famille possédait des biens en Corse, tenta de
-dissuader ses compatriotes d’une entreprise qui les poussait «au devant
-d’un abîme». «Si les Génois, dit Pertz, avaient suivi ses conseils, ils
-auraient épargné à la République des trésors engloutis pendant cinq
-siècles sans résultat.»</p>
-
-<p>Gênes ajourna cependant l’ouverture de la campagne au printemps de
-l’année suivante. Au mois de mai 1289, les troupes génoises, sous les
-ordres de Luchetto D’Oria, débarquèrent à Propriano. Giudice surpris, se
-retire dans la montagne avec quelques partisans, alors que ses ennemis
-et plusieurs de ses parents se groupent autour du général génois et lui
-rendent hommage. Luchetto, qui prend le titre de vicaire général en
-Corse pour<span class="pagenum"><a id="page_60">{60}</a></span> la commune de Gênes, s’empare des châteaux de
-l’Au-delà-des-Monts. A Aleria, l’évêque, Orlando Cortinco, lui ouvre les
-portes de la ville, et sa campagne n’est plus désormais qu’une promenade
-au cours de laquelle seigneurs et communes lui font leur soumission. Aux
-premiers, il demande des otages, dans les villages il nomme des
-<i>gonfalonniers</i> ou syndics. Il rend la justice, tranche les différends
-entre familles, en un mot fait en toutes circonstances acte de suzerain.</p>
-
-<p>Giudice, alors, voyant son parti diminuer de jour en jour, envoya
-proposer à Luchetto D’Oria de faire sa soumission, offrant de marier à
-Gênes une de ses filles. Dans une entrevue qui eut lieu à Faona, les
-deux adversaires jetèrent les bases d’une trêve qui devait durer
-jusqu’au carême. Giudice envoya à Gênes des ambassadeurs et reconnut, le
-8 décembre, la suzeraineté de la Commune; mais quelques jours après, ses
-envoyés revinrent sans avoir pu accomplir leur mission. Dans une
-entrevue qu’il eut avec Luchetto, Giudice lui fit remarquer ironiquement
-qu’il avait tort de compter sur ses alliés insulaires et lui cita le
-proverbe: «Qui se fie à un Corse a la tête sur un précipice». La guerre
-recommença, mais Luchetto D’Oria, malade, dut s’embarquer pour Gênes,
-laissant le commandement à son frère Inghetto. Jacopo D’Oria constate
-amèrement alors «que la dépense de vingt-cinq mille livres nécessitée
-pour les frais de la campagne, a été stérile, et que les seigneurs
-corses continuent à recevoir Giudice chez eux et à le considérer comme
-leur chef et souverain».</p>
-
-<p>Au mois de juillet 1290, Nicolò Boccanegra débarqua en Corse à la tête
-de quelques troupes génoises. Il ravagea Ornano, Istria et la plaine de
-Talavo, mais une épidémie l’obligea à se retirer à<span class="pagenum"><a id="page_61">{61}</a></span> Bonifacio. Privé de
-ses soldats malades, il fit appel aux bourgeois et recommença la
-campagne secondé par les cousins de Giudice. L’expédition fut
-malheureuse: battu par les Corses, il dut bientôt retourner à Gênes,
-laissant Giudice maître sans conteste de l’île. Celui-ci ne reconnut
-désormais que la suzeraineté des Pisans: aussi Gênes imposa-t-elle le
-bannissement de Giudice parmi les clauses principales de la trêve de
-trente ans conclue avec Pise le 31 juillet 1299. «Les syndics de la
-commune de Pise s’engagent solennellement à bannir Giudice de Cinarca,
-sa femme, ses filles, ses fils, les femmes de ses fils, ses descendants
-de tout sexe, qu’ils soient issus ou non de légitime mariage; à leur
-interdire tout séjour à Pise ou sur le territoire même de la commune de
-Pise.»</p>
-
-<p>On ne saurait dire si cet article reçut un commencement d’exécution. On
-sait seulement qu’il fut annulé par le traité définitif du 24 juin 1331.
-Giudice était mort environ depuis vingt-cinq ans.</p>
-
-<p>Giovanni della Grossa et Pietro Cirneo racontent, avec de longs détails,
-les guerres que Giudice soutint contre Giovanninello Cortinco de Loreto.
-Une querelle de valets, dans laquelle les deux seigneurs étaient
-intervenus, avait, au dire des chroniques, fait naître cette longue
-inimitié qui survécut longtemps aux chefs des deux factions. En effet,
-lorsqu’au <small>XV</small>ᵉ siècle, Gênes partage en Corse le commandement entre deux
-gouverneurs, il est bien entendu que l’un patronnera le parti de
-Giudice, l’autre celui de Giovanninello.</p>
-
-<p>Ainsi que l’avoue le chroniqueur D’Oria, lui-même, les campagnes des
-Génois en Corse ne firent qu’interrompre le long règne de Giudice dont
-l’autorité s’imposa pendant toute la seconde moitié du <small>XIII</small>ᵉ siècle. La
-tradition veut que cette autorité ait<span class="pagenum"><a id="page_62">{62}</a></span> été judicieuse et bienfaisante.
-Le comte Giudice de Cinarca (car il avait pris ce titre ainsi qu’en
-témoigne un document pisan) s’appliqua à faire régner partout la
-justice. Suivant la Chronique, il fixa, dans une consulte générale tenue
-à la Canonica di Mariana en 1264, les pouvoirs des seigneurs, et permit
-d’en appeler de leurs sentences à son tribunal. Les impôts furent
-limités: chacun suivant sa fortune dut payer une, deux ou trois livres
-de Gênes; dans les pays féodaux, les sommes perçues étaient partagées
-entre les seigneurs et Giudice; dans les autres localités, il percevait
-pour son compte la totalité de l’impôt. «Il s’appliqua, dit Ceccaldi, à
-donner la paix à la Corse et à la gouverner avec modération et justice.»</p>
-
-<p>La tradition rapporte que Giudice devenu vieux confia la garde de ses
-châteaux à ses fils naturels: Arrigo, Arriguccio, Salnese et Ugolino
-devenus ainsi seigneurs d’Attalà, de la Rocca, d’Istria et de la Punta
-di Rizeni, et tiges des familles féodales de ces noms. La trahison de
-Salnese d’Istria le livra aux Génois: enfermé dans la prison de la
-Malapaga, à Gênes, il y mourut âgé de près de cent ans. Un historien
-français contemporain, le <i>Templier de Tyr</i>, secrétaire de Guillaume de
-Beaujeu, confirme par son témoignage le récit des chroniqueurs. Après
-avoir parlé d’un «grand seigneur d’une isle qui a nom Corse, qui se
-disait Juge de Chinerc et qui, homme de la commune de Gênes, se fit
-homme de la commune de Pise», rapporte comment «les Pisans abandonnèrent
-le Juge de Chinerc de Corse, lequel vint à la merci de la commune de
-Gênes qui le tint en prison avec Pisans et Vénitiens, et mourut après
-ledit Juge de Chinerc».<span class="pagenum"><a id="page_63">{63}</a></span></p>
-
-<h2><a id="CHAPITRE_VII"></a>VII<br /><br />
-LA CORSE GÉNOISE</h2>
-
-<div class="blockquot"><p class="hang"><i>Gênes et l’Aragon.&#8212;Réunion de la Corse à Gênes.&#8212;Le Temps de la
-Commune et Sambocuccio d’Alando.&#8212;Arrigo della Rocca et la Maona.</i></p></div>
-
-<p><i>Gênes et l’Aragon.</i>&#8212;En 1296, le pape Boniface VIII avait investi des
-îles de Corse et de Sardaigne la maison d’Aragon. Se contentant
-d’établir leur pouvoir dans la Sardaigne, Jayme Iᵉʳ et Alfonse
-ajournèrent la conquête de la Corse, malgré les pressantes
-sollicitations des seigneurs insulaires. Enfin, en 1345, Raymondo de
-Montepavone, qui avait gouverné longtemps Cagliari pour le roi d’Aragon,
-ayant convaincu D. Pedre, successeur d’Alfonse, de la facilité avec
-laquelle il occuperait un pays où l’Aragon comptait de si nombreux
-partisans, le roi se décida à envoyer des troupes que les Bonifaciens
-virent avec stupeur se répandre sur leur territoire (novembre 1346).</p>
-
-<p>Au temps des guerres pisanes, Gênes avait lutté en Corse plus pour
-l’influence que pour la conquête. Quand Pise ruinée eut abdiqué ses
-prétentions, la Commune avait cessé de s’occuper de la Corse. Seuls, les
-D’Oria de Nurra, maîtres en partie de la Sardaigne et de la
-Rivière-de-Ponent, avaient tenté d’en faire une terre gibeline: les uns
-s’y présentaient armés de l’investiture aragonaise propre à<span class="pagenum"><a id="page_64">{64}</a></span> leur
-acquérir les sympathies des habitants, les autres, comme Branca D’Oria,
-avec des pouvoirs fictifs qui en imposaient aux <i>fidèles</i> de la Commune
-et leur ouvraient les portes mêmes de Bonifacio. A deux reprises, Aitone
-D’Oria, amiral des Gibelins, avait tenté la conquête de la Corse: la
-première expédition ayant échoué, il s’était uni en 1335 à Arrigo de
-Cinarca, seigneur d’Attalà, fils de Giudice, et tous deux s’étaient
-rendus maîtres de la Corse entière. Comme un revirement s’était produit
-à Gênes en faveur des D’Oria, Aitone faisait reconnaître par son allié
-en mars 1336 la suzeraineté de la Commune, mais l’année suivante, ayant
-mis ses troupes et ses galères au service du roi de France, l’amiral se
-désintéressa de sa conquête et quitta la Corse pour n’y plus revenir. Il
-devait périr à la bataille de Crécy.</p>
-
-<p>Mais toutes ses expéditions avaient un caractère privé, et la Commune
-n’en tirait bénéfice qu’occasionnellement. En 1345, le doge Giovanni da
-Murta arriva au pouvoir avec de vastes projets au nombre desquels il
-faut compter la ruine de l’influence espagnole en Corse et en Sardaigne:
-pour obtenir ce résultat il sut réconcilier momentanément, ou du moins
-unir, dans un même élan patriotique, les nobles et le peuple. Le parti
-populaire triomphait à Gênes et ses tendances, entre les mains de
-l’homme supérieur qu’était le doge, devenaient un instrument de
-conquête. Il envoyait en Corse le chef de la puissante corporation des
-bouchers, Antonio Rosso, pour y <i>travailler</i> le peuple, et le terrible
-ennemi des grands, Gottifredo da Zoagli, pour impressionner la noblesse.
-En Sardaigne, ses agents tentaient de faire révolter Sassari contre le
-roi d’Aragon, et les D’Oria, les Spinola, les Malaspina et les Massa,
-oubliant leurs triples rancunes d’aristo<span class="pagenum"><a id="page_65">{65}</a></span>crates, de gibelins, d’exilés,
-secondaient les efforts de ces artisans, de ces Guelfes, de cette plèbe
-qui les avaient chassés.</p>
-
-<p><i>Réunion de la Corse à Gênes.</i>&#8212;Cependant les hostilités étaient
-suspendues, quand la nouvelle parvint à Gênes que le territoire de
-Bonifacio venait d’être envahi. Indigné, le doge se plaignit à D. Pedre
-qui, au lieu de s’excuser, déclara que «l’expédition de Corse était
-faite par son ordre». Cette sèche réponse dictait aux Génois une
-conduite énergique: la conquête de la Corse devenait indispensable à
-l’honneur de la République. En trois mois, les agents de la Commune
-s’assurèrent l’adhésion des chefs, et en avril 1347, Nicolò da Levanto,
-podestat de Bonifacio et vicaire pour les Génois en Corse, recevait les
-hommages des Cinarchesi (Guglielmo et Ristoruccio della Rocca,&#8212;Orlando
-et Arriguccio d’Ornano). Si les registres du chancelier Giberto da
-Carpina, lacérés et réduits à quelques feuilles, ne nous ont conservé
-que les actes relatifs à ces personnages, il n’en faut pas conclure que
-les Cinarchesi furent seuls à rendre cet hommage, car le chroniqueur
-florentin, Giovanni Villani, qui mourut l’année suivante (1348), dit
-formellement qu’au mois d’août 1347 «<i>les Génois eurent la seigneurie de
-toute l’île de Corse, par la volonté presque unanime de tous les barons
-et seigneurs de la Corse</i>».</p>
-
-<p>Pendant ce temps, le roi d’Aragon armait des forces importantes pour les
-jeter sur la Corse. Le 12 juillet, le doge réunit le Conseil des Sages
-pour délibérer «sur les événements de Corse&#8212;<i>supra factis Corsicæ</i>.»
-Dans cette séance, on décréta un armement considérable auquel furent
-tenus de contribuer tous les citoyens, les vassaux de la Commune, ainsi
-que les seigneurs et les villes con<span class="pagenum"><a id="page_66">{66}</a></span>fédérés. Pour couvrir les premiers
-frais de la campagne, un emprunt de 50.000 livres fut voté.</p>
-
-<p>Le 18 juillet, des lettres sont envoyées en tous sens pour inviter
-seigneurs et communes à coopérer au «recouvrement urgent de l’île de
-Corse». Il faut répondre dans le délai d’une semaine. Les marquis del
-Carretto qui gardent le silence, sont menacés et sommés d’envoyer leur
-procureur. Gottifredo Impériale est chargé de recruter des soldats à
-Pise et «dans tous les endroits où il en pourra rencontrer». Ces lettres
-témoignent par leur rédaction d’une fièvre impatiente et inquiète; «on
-ne saurait trop prévoir, disent-elles, de combien de dangers les Génois
-sont menacés, <i>si la Corse tombait entre les mains d’un étranger ou d’un
-ennemi</i>, et pour éviter ce péril, chacun doit, d’un cœur fidèle et
-empressé, remplir un devoir aussi nécessaire que glorieux.»</p>
-
-<p>Aucun détail ne nous est parvenu sur cette campagne, que commandait le
-fils du doge, Tomaso da Murta. La terrible peste de 1347-48 qui ne
-laissa en Corse que le tiers des habitants, au dire de Villani, anéantit
-tout souvenir de cette expédition. Cependant la Chronique nous montre à
-l’époque de la <i>grande mortalité</i>, l’implacable populaire Gottifredo da
-Zoagli assouvissant sur des seigneurs qui avaient cependant reconnu les
-premiers la souveraineté de Gênes, sa haine pour la noblesse. Sous de
-futiles prétextes, il fit pendre Orlando Cortinco, et envoya deux de ses
-parents mourir à la Malapaga. Il ne se montra pas moins sévère à l’égard
-d’Orlando d’Ornano. Ce seigneur n’était cependant coupable que d’avoir
-enlevé la femme de son frère, parce que, dit la Chronique, «il la
-trouvait plus belle que la sienne». Gottifredo n’apprécia pas cette
-excuse et le fit décapiter. En Balagne, il semble<span class="pagenum"><a id="page_67">{67}</a></span> n’avoir pas été
-étranger à l’incendie et au pillage du château des marquis de Massa à
-San-Colombano par les <i>populaires</i>; mais il fit couper le nez à une
-femme de mœurs douteuses qui avait séquestré la fille d’un des marquis
-pour la «marier à un seigneur qui la recherchait». Cet homme vertueux et
-sanguinaire, qui s’était fait élire comte de Corse par le peuple, ne
-tenta pas de résister à la peste: il retourna à Gênes pour fuir le
-fléau, laissant comme vicaire Guglielmo della Rocca, mais non sans avoir
-pris la précaution de faire consigner en otage par celui-ci son fils
-Arrigo.</p>
-
-<p>Par décret du 29 novembre 1347 fut ouvert l’<i>Emprunt nouveau pour
-l’acquisition de la Corse</i>. Le capital de 50.000 livres fut divisé en
-500 actions (luoghi) donnant droit chacune à une voix dans les
-assemblées délibératives. Malgré la peste, la République entretint des
-garnisons en Corse; mais une guerre terrible, dans laquelle Gênes trouva
-réunies contre elle toutes les forces maritimes des Grecs, des Vénitiens
-et des Aragonais, la contraignit peu à peu à mettre toutes ses troupes
-au service d’une cause d’où dépendait sa fortune commerciale. Forcée de
-transiger avec ses ennemis, elle tenta de les diviser et, pour «empêcher
-les étrangers de se plaindre», elle rappela de Corse les soldats qui y
-restaient encore en 1350. Les pourparlers avec le roi d’Aragon
-s’éternisèrent, les Génois ne voulant à aucune condition, renoncer à la
-Corse et à la Sardaigne. Cependant quand ils virent que D. Pedre, en
-lutte avec la Castille, était immobilisé dans son royaume, ils ne
-songèrent plus qu’à reprendre les positions qu’ils occupaient avant la
-guerre. Un diplomate habile, Leonardo da Montaldo, fut chargé de ramener
-à la République les communes qui s’étaient séparées d’elle au cours des
-hostilités avec<span class="pagenum"><a id="page_68">{68}</a></span> Venise. En Corse, il procéda discrètement et reçut à
-Calvi, au nom de la Commune, le serment de fidélité prononcé par les
-chefs au nom du peuple corse. On envoya alors en Corse des troupes qui
-occupèrent quelques forteresses, dont Baraci, lieu propre à surveiller
-le débarquement des Aragonais (1357).</p>
-
-<p><i>Le Temps de la Commune et Sambocuccio d’Alando.</i>&#8212;Si l’on s’en rapporte
-aux chroniques, toutes les invasions génoises qui se sont succédé en
-Corse, furent provoquées par les insulaires eux-mêmes réunis en consulte
-à la suite de soulèvements d’importance inégale. Et de fait, si les
-monuments prouvent que ce n’est pas là une satisfaction accordée par
-l’auteur à l’amour-propre national, ils témoignent surtout de l’habileté
-de ceux qui travaillèrent à les asservir.</p>
-
-<p>Car la documentation, extraite en grande partie de la comptabilité
-froide et discrète de la Commune, nous révèle que toutes ces consultes
-et tous ces soulèvements sont le résultat d’intrigues dont le prix est
-soigneusement consigné. Observons aussi que les ambassades corses sont
-presque toujours arrivées à Gênes au moment où la République avait
-intérêt à leur intervention. Elles ne représentent le plus souvent qu’un
-parti, et exécutent leur mission à l’insu du plus grand nombre. Aussi
-arrive-t-il parfois que leurs pouvoirs sont contestés, et que les
-mandataires s’estiment heureux d’être renvoyés dans leur île sans passer
-par la corde ou la prison, après avoir été traités de <i>faux
-ambassadeurs</i>.</p>
-
-<p>Quiconque a étudié l’histoire de la Corse ailleurs que dans les
-chroniques, sait combien la portée de ces assemblées a été exagérée. Les
-populations de Morosaglia et des pays voisins y prenaient part;<span class="pagenum"><a id="page_69">{69}</a></span> quant
-au reste de la Corse, il n’y était représenté que dans des proportions
-assez faibles et uniquement par les partisans des organisateurs de la
-consulte. S’il n’en était ainsi, comment comprendrait-on les résultats
-contradictoires de ces réunions, où se succédaient des décisions
-tellement diverses que la mobilité même du peuple corse ne suffirait pas
-pour les expliquer?</p>
-
-<p>On imagine donc combien il était facile à un chef de clan, à un parti,
-même à une invasion étrangère, de faire sanctionner les usurpations les
-moins justifiées: le pays était pauvre, les peuples oisifs, les
-rivalités aveugles, les passions excessives. Dans un horizon trop étroit
-pour se développer, les qualités de la race n’étaient plus qu’un danger
-pour elle-même. La Corse aspirait à un champ plus vaste, toute nouveauté
-lui était une espérance, tout inconnu devenait un messie. L’étranger
-pouvait débarquer sur son sol, il y trouvait toujours une faction
-intéressée au changement; tout au moins, s’il n’y avait rien à gagner
-pour elle, y avait-il à perdre pour la fraction adverse.</p>
-
-<p>Une vaste <i>internationale</i> (que l’on me pardonne cette expression
-moderne) reliait au milieu du <small>XIV</small>ᵉ siècle les <i>populaires</i> de tout
-l’Occident. A Rome, où Rienzi, vainqueur des patriciens, ose attaquer le
-dogme de la monarchie universelle et proclamer l’indépendance des
-peuples, à Gênes, à Lucques, à Pise, à Sienne, partout souffle un vent
-de révolte, et les marchands italiens, en propageant les idées nouvelles
-sur les foires de Provence et de Champagne, apportent en France le germe
-de la Jacquerie. Dans un pays comme la Corse, les Zoagli, les Rosso, les
-Montaldo trouvent un terrain propice aux rébellions. Mais ce n’est pas
-seulement un idéal social que poursuivent ces di<span class="pagenum"><a id="page_70">{70}</a></span>plomates avisés, ils
-servent leur patrie. Depuis plus d’un siècle, il existait en Corse des
-villages indépendants. Dans ces petites communes qui souffrent du
-voisinage des seigneurs et des fréquentes invasions des Cinarchesi,
-l’intrigue génoise avait plus de facilités pour préparer les voies que
-dans les pays où le seigneur est souvent un tyran, mais aussi un
-protecteur. Suivant une version très ancienne de Giovanni della Grossa,
-«les grands dominaient là où ils n’étaient pas <i>seigneurs</i>. Ne pouvant
-supporter leurs mauvais traitements, les peuples de Mariana et du
-domaine des Cortinelis s’unirent ensemble et mirent à leur tête
-Sambocuccio d’Alando». La troupe toujours grossissante traverse
-triomphalement la Corse et renverse les châteaux, bâtisses grossières
-qui ne doivent leur force qu’à leur position naturelle. Mais les
-seigneurs, revenus de leur surprise, songent à se défendre. Deux armées
-sont en présence et l’avantage, au dire de Pietro Cirneo, est plutôt du
-côté des seigneurs, car le prudent Sambocuccio est d’avis d’éviter la
-bataille. On combattit toute une journée, sans résultat, mais «le parti
-populaire, dit la Chronique, sentant qu’il ne pouvait se maintenir sans
-un appui solide, envoya à Gênes quatre députés qui, en son nom,
-<i>donnèrent la commune de Corse à la commune de Gênes</i>». Les
-ambassadeurs, reçus avec effusion, y furent entretenus et luxueusement
-habillés, dit la comptabilité, «<i>pour le bénéfice et l’utilité de la
-commune de Gênes</i>».</p>
-
-<p>Car telle est la morale et la conclusion de ce mouvement populaire dans
-lequel un écrivain italien (le général Asserets) soutenant une thèse
-politique, d’ailleurs richement documentée, a voulu voir «une révolution
-telle que n’en avait jamais subi aucun pays italien». La Chronique si
-fertile en détails ne<span class="pagenum"><a id="page_71">{71}</a></span> nomme pas un seigneur qui ait péri au cours du
-soulèvement; sauf dans le <i>Marchesato</i> et le fief <i>cortinco</i>, qui
-prendront désormais le nom de <i>Terre de la Commune</i>, tous les châteaux
-seront rapidement relevés. Si justifiée qu’eût été une <i>jacquerie</i>, le
-peuple qui n’a même pas pu contraindre ses chefs (<i>caporali</i>) à se
-mettre à sa tête, n’a été que l’instrument de la politique génoise.</p>
-
-<p>La révolution communale de Sambocuccio, encadrée par la mission de
-Montaldo et précédée de pourparlers avec Gênes, ne nous apparaît donc
-pas comme un acte spontané des populations. Le diplomate génois qui
-partait en Corse le 30 septembre 1358, semble littéralement être allé
-<i>chercher l’ambassade</i> dont la mission à Gênes était terminée dès le 12
-octobre, ainsi qu’il résulte de la facture de «25 livres 18 sous» du
-tavernier Leonardo da Boncella pour frais de pain, nourriture et
-boisson, des ambassadeurs du peuple corse. Ce détail a son importance,
-car il nous permet de croire que l’habile politique a pu régler tout
-aussi bien les phases de la révolte que rédiger les <i>instructions</i>
-données par le peuple à ses mandataires.</p>
-
-<p>En résumé, le <i>Temps de la Commune</i> ne fut qu’un épisode de la guerre de
-Gênes contre l’Aragon, et des luttes de la démocratie génoise contre des
-tyrans dangereux, non à cause de leur tyrannie, mais en raison de leur
-indiscipline. La République, qui avait laissé au peuple corse la
-consolation ou plutôt l’illusion de s’être donné soi-même, envoya comme
-gouverneur le frère du doge, Giovanni Boccanegra. (Octobre 1358.)</p>
-
-<p>Le rôle de Sambocuccio a été considérablement amplifié par les
-historiens modernes qui ont vu en lui non seulement le libérateur du
-peuple, mais encore le législateur de la Corse. Il n’existe ni
-tra<span class="pagenum"><a id="page_72">{72}</a></span>dition, ni document qui appuie cette opinion, née au <small>XVIII</small>ᵉ siècle,
-dans des conditions que nous avons relatées au début de cet ouvrage. Le
-peuple l’avait choisi pour le diriger contre les seigneurs; par deux
-fois, Sambocuccio négocia avec la République l’envoi d’un gouverneur, et
-représenta très probablement le parti populaire à Gênes où des actes
-notariés nous signalent sa présence. En Corse, il semble n’avoir exercé
-que les fonctions de <i>conseiller du gouverneur</i> qu’il partageait avec
-six autres insulaires.</p>
-
-<p>Rien d’important ne signale le gouvernement de Giovanni Boccanegra.
-Après son départ (1362), les seigneurs recommencèrent à peser sur le
-peuple. Sambocuccio s’adressa encore aux Génois qui envoyèrent comme
-gouverneurs Tridano della Torre et Filippo Scaglia. Ceux-ci détruisirent
-les châteaux et soumirent tous les seigneurs. Ils se firent remettre par
-chacun des Cinarchesi une caution assez forte, à défaut de laquelle ils
-prirent en otage un fils ou une <i>amie</i>.</p>
-
-<p>Les conventions passées entre les chefs du peuple corse et la commune de
-Gênes, ne sont pas parvenues jusqu’à nous: «Les conditions, dit Giovanni
-della Grossa, étaient que les Corses ne seraient jamais obligés de payer
-plus de vingt sous par feu chaque année.» Les documents nous apprennent
-que le gouverneur, assisté d’un vicaire et d’un jurisconsulte, devait
-prendre l’avis d’un conseil composé de six Corses. Chaque paroisse était
-administrée par son gonfalonier, chaque groupe de villages par un
-podestat.</p>
-
-<p>Des désordres de toute nature signalent le milieu du <small>XIV</small>ᵉ siècle; c’est
-d’abord l’apparition de la secte des <i>Giovannali</i> dont «la loi portait
-que tout serait commun entre eux», et que l’opinion</p>
-
-<div class="figcenter" id="plt_V" style="width: 444px;">
-<a href="images/illu-109.jpg">
-<img src="images/illu-109.jpg" width="444" height="600" alt="[Pas d'image disponible.]" /></a>
-<div class="caption"><p>Sartène: vieilles maisons. (<i>Sites et Monuments du T. C.
-F.</i>)&#8212;La Porta: le Clocher et l’Église. (<i>Ph.
-Damiani.</i>)&#8212;Cargèse.(<i>Sites et Monuments du T. C. F.</i>)</p>
-
-<p>Pl. V.&#8212;<span class="smcap">Corse.</span></p></div>
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page_73">{73}</a></span></p>
-
-<p class="nind">publique accusait de débordements et de crimes inqualifiables. Le pape
-les excommunia et envoya contre eux un commissaire avec quelques
-troupes; les Corses se joignirent à la petite armée, et les <i>Giovannali</i>
-furent exterminés.</p>
-
-<p>Sous le gouvernement de Tridano della Torre commença la lutte entre les
-Ristagnacci (appelés à tort Rusticacci dans les manuscrits du <small>XVIII</small>ᵉ
-siècle) et les Cagianacci, familles <i>populaires</i> de la piève de Rogna.
-Leurs <i>vendette</i> devaient se prolonger pendant près d’un siècle.</p>
-
-<p><i>Arrigo della Rocca et la Maona.</i>&#8212;Les gouverneurs génois soutenus par
-les chefs populaires étaient à peu près maîtres de la Corse,
-lorsqu’Arrigo della Rocca, fils de Guglielmo, qui s’était enfui en
-Espagne, débarqua à Olmeto avec des troupes catalanes et, secondé par
-les Cinarchesi, s’empara de l’île entière. A Biguglia, il se fit
-acclamer comte de Corse. A la suite de ces succès rapides, D. Pedro le
-nommait son lieutenant en Corse et en Sardaigne; mais un parti composé
-des feudataires du Cap-Corse et d’un certain nombre de chefs de villages
-conduits par Deodato da Casta, se forma contre Arrigo, qui abusait
-violemment du pouvoir. Une consulte populaire tenue à la Venzolasca
-décida l’envoi d’ambassadeurs à Gênes, qui, effrayée par les dépenses
-d’une nouvelle guerre, afferma l’île à une société industrielle et
-financière, composée de six membres, et désignée sous le nom de <i>maona</i>
-(27 août 1378). On prétendit à Gênes que les mandataires du peuple corse
-avaient sollicité ce nouveau mode de gouvernement.</p>
-
-<p>Arrigo, après avoir attendu vainement des secours promis par le roi
-d’Aragon, se décida à accepter une part dans la <i>maona</i>, mais il ne
-tarda pas à se brouiller avec ses associés. D’accord avec les sei<span class="pagenum"><a id="page_74">{74}</a></span>gneurs
-d’Ornano et d’Istria, il tomba à l’improviste sur les troupes génoises
-et s’empara de deux membres de l’association: l’un fut mis à mort,
-l’autre paya six mille florins pour sa rançon.</p>
-
-<p>La <i>maona</i> s’était résignée à la perte du pays cinarchese que
-gouvernaient les seigneurs sous la suzeraineté du comte Arrigo.
-L’assassinat d’un membre de la famille de Leca ralluma le feu des
-divisions intestines; le gouverneur pour la société en voulut profiter:
-ses troupes battirent les Cinarchesi et les refoulèrent jusqu’en Ornano.
-Mais alors les seigneurs, redoublant d’énergie, tombèrent à leur tour
-sur l’armée génoise qui, réfugiée à Ajaccio, dut capituler.</p>
-
-<p>Cependant, Arrigo était parvenu à se rendre maître de la Corse presque
-entière, il y régna tranquillement au nom du roi d’Aragon pendant
-plusieurs années, n’ayant à lutter que contre des révoltes partielles.
-En 1393, il perdit toutes ses conquêtes et se trouva, avec tous les
-seigneurs Cinarchesi, dépossédé même des fiefs paternels.</p>
-
-<p>Arrigo eut de nouveau recours au roi d’Aragon qui mit à sa disposition
-deux galères. En moins de temps encore qu’il n’en avait mis à perdre
-l’île, il la reconquit et fit même prisonnier le gouverneur génois,
-Battista da Zoagli, frère du doge de Gênes. Mais comme les Cinarchesi ne
-lui avaient apporté aucune aide, il les chassa de leurs châteaux et se
-déclara seigneur de l’île tout entière. Quatre ans après, Raffaele da
-Montaldo, capitaine de l’île de Corse pour les Génois, l’obligea à
-repasser les monts (1398). Arrigo se préparait de nouveau à la guerre
-lorsqu’il mourut en 1401.<span class="pagenum"><a id="page_75">{75}</a></span></p>
-
-<h2><a id="CHAPITRE_VIII"></a>VIII<br /><br />
-LA FIN DU MOYEN AGE</h2>
-
-<div class="blockquot"><p class="hang"><i>Rivalité de Francesco della Rocca et de Vincentello
-d’Istria.&#8212;Conquête de l’île par Vincentello.&#8212;Entreprises des
-Aragonais sur la Corse.&#8212;Intrigues des seigneurs, des caporali, des
-Fregosi.&#8212;Intervention pontificale.</i></p></div>
-
-<p>A Gênes, en moins de quatre ans, dix doges s’étaient succédé, choisis
-alternativement dans les factions des Adorni et des Fregosi. Pendant
-près de deux siècles, ces deux familles d’origine populaire devaient se
-disputer le pouvoir, au détriment de leur patrie qu’elles inféodèrent
-tour à tour à des souverains étrangers pour enlever à la faction adverse
-triomphante les bénéfices de sa victoire. A l’extérieur, la sécurité de
-la République fut, au cours du <small>XV</small>ᵉ siècle, constamment menacée: par les
-Vénitiens, jaloux de la prospérité de leur commerce, par les Milanais,
-voisins turbulents et intraitables, par les Musulmans, dangereux pour
-leur négoce en Orient, par l’Aragon qui convoite l’empire de la
-Méditerranée, et plus tard par l’ambition conquérante des princes
-français. Au début du siècle, les rois aragonais ont les yeux fixés sur
-la Sardaigne, qu’ils dominent imparfaitement, et sur la Corse dont ils
-ne sont souverains que de nom; mais il ne semble pas qu’ils aient
-poursuivi la conquête de cette dernière avec ardeur: leur ambition ne se
-manifeste que<span class="pagenum"><a id="page_76">{76}</a></span> par des expéditions intermittentes et des formules de
-chancellerie rarement sanctionnées par des actes.</p>
-
-<p>En octobre 1390, le doge Antoniotto Adorno, voyant sa patrie menacée par
-le duc de Milan, Gian-Galeaz Visconti, et ne voulant pas s’effacer
-devant les Fregosi, offrit la suzeraineté de Gênes au roi de France.
-Charles VI accepta et envoya comme gouverneur le comte de Saint-Pol,
-remplacé, peu après, par le maréchal Boucicault (1401). La Corse
-devenait vassale du roi de France. Elle était alors gouvernée avec
-justice et modération par Raffaele da Montaldo. Malheureusement, en mai
-1403, Boucicault le remplaça par Ambrogio de’ Marini, qui ne put tenir
-tête aux Corses révoltés. A la mort de celui-ci advenue en décembre de
-la même année, Leonello Lomellino, alléguant qu’il avait engagé dans la
-maona de Corse des sommes considérables, sollicita du roi de France la
-concession de l’île en fief noble. Au mois de janvier 1404, Andrea
-Lomellino son fils était nommé gouverneur de la Corse. Peu de temps
-après, Leonello, l’investiture obtenue, prenait possession de l’île.
-«Arrivé en Corse, avec le titre de comte, dit Giovanni della Grossa, il
-se laissa aller à un tel excès d’orgueil qu’il prétendait que tout lui
-appartenait: hommes, bestiaux, fruits et tout le reste. Il se vit
-bientôt l’objet d’une haine profonde et déclarée.»</p>
-
-<p><i>Rivalité de Francesco della Rocca et de Vincentello d’Istria.</i>&#8212;Avec
-l’appui des Génois, auxquels il s’était soumis après la mort de son
-père, Francesco della Rocca, fils d’Arrigo, vicaire de la République,
-avait contraint les Cinarchesi à reconnaître sa suprématie. Seul,
-Vincentello d’Istria, fils de Ghilfuccio et d’une sœur du comte Arrigo,
-dont le domaine était réduit au tiers de la petite seigneurie<span class="pagenum"><a id="page_77">{77}</a></span> d’Istria,
-ne voulut pas s’incliner devant l’autorité du bâtard de son oncle. Il
-s’associa quelques aventuriers sardes et catalans avec lesquels, monté
-sur une felouque de rencontre, il commença de piller les territoires des
-Bonifaciens. Dès que les ressources ainsi acquises le lui permirent, il
-se procura un brigantin dont l’usage énergique lui valut bientôt dans
-les eaux méditerranéennes la réputation d’un corsaire redoutable. Les
-navires des marchands génois, lui procurant le plus substantiel de ses
-prises, sa renommée parvint à la cour d’Aragon où le roi, don Pedre, se
-souvenant des services et de la constance de son oncle Arrigo, lui fit
-un favorable accueil, et lui donna quelques troupes avec le titre de
-<i>lieutenant du roi en Corse</i>. D’esprit pratique, Vincentello ne se para
-pas bruyamment de cette dignité honorable, mais il débarqua discrètement
-dans l’île, s’empara par surprise du château de Cinarca et y plaça une
-garnison espagnole. Avec les Corses qui étaient venus, en grand nombre,
-se ranger sous la bannière aragonaise, il marcha sur Biguglia où il ne
-rencontra aucune résistance et se présenta devant Bastia. Quoique
-secondé par Francesco della Rocca, Leonello Lomellino fuyant le danger,
-s’était embarqué pour Gênes, laissant dans la forteresse une petite
-garnison dont le chef livra la place à Vincentello pour deux cents écus.</p>
-
-<p>A Biguglia, Vincentello, satisfait du nombre respectable de ses
-partisans, s’était fait offrir le rameau d’oranger qui, suivant le rite
-consacré en Corse, lui conférait le titre de comte. Francesco della
-Rocca, à Bonifacio, se préparait à la lutte en ralliant à la cause
-génoise les mécontents déçus pour avoir escompté trop tôt les avantages
-de la suzeraineté aragonaise. Cependant les deux peuples étaient en<span class="pagenum"><a id="page_78">{78}</a></span>
-paix, et quand Francesco, jugeant ses forces suffisantes, reprit
-l’offensive, une proclamation du roi de Sicile, D. Martin, fils de D.
-Pedro, ordonna au gouverneur de Sardaigne et à ses officiers de porter
-secours à Vincentello <i>contre les rebelles qu’il s’étonnait de voir
-combattre sous l’étendard de la commune de Gênes</i>, de poursuivre lesdits
-rebelles en tous lieux, mais <i>de respecter Calvi et Bonifacio, villes
-génoises</i>. Cette formule n’avait pour but que de limiter les
-revendications génoises et de montrer surtout qu’elle les voulait
-ignorer. Gênes imita cette discrétion, mais n’en envoya pas moins, en
-1407, Andrea Lomellino, fils de Leonello, avec le titre de gouverneur.
-Francesco della Rocca, dont la popularité avait remplacé celle de
-Vincentello, triomphait sur tous les points. Dans l’Istria, dans
-l’Ornano, à Vico, il avait battu et poursuivi les troupes de ce dernier
-et les avait obligées à franchir les monts. «Partout où il passait, dit
-la Chronique, chacun prenait les armes pour se joindre à lui.» Il
-assiégea Biguglia où le comte s’était retiré et le contraignit à fuir à
-Bastia. Bloqué dans cette forteresse par Francesco et le gouverneur
-génois qui venait de débarquer, Vincentello, blessé à la jambe, se jeta
-en hâte sur un brigantin et s’en fut solliciter des secours en Sicile.</p>
-
-<p>La faveur dont avaient joui les Génois et leur vicaire Francesco auprès
-des chefs insulaires, ne fut pas de longue durée. Quand Vincentello
-reparut dans la baie d’Ajaccio avec une petite flotte catalane (1408),
-les Cinarchesi l’accueillirent comme un sauveur. Pour se les attacher
-par des liens plus solides que ceux dont il avait éprouvé la fragilité,
-il dissimula ses ressentiments, et s’engagea à partager avec les plus
-influents d’entre eux les fruits de leur conquête éventuelle. Cette
-union éphémère impressionna<span class="pagenum"><a id="page_79">{79}</a></span> les masses et les ramena autour de
-Vincentello.</p>
-
-<p>L’inquiétude à Gênes fut extrême. On y décréta un armement général
-auquel les communes confédérées furent énergiquement invitées à
-contribuer (mai 1407). La mort de Francesco della Rocca, frappé d’un
-coup d’épieu à Biguglia, débarrassa Vincentello d’un redoutable
-compétiteur, et Andrea Lomellino fut tellement effrayé de l’isolement où
-le laissait la disparition de son vicaire qu’il pensa renoncer à
-l’entreprise et s’enfuir. Il en fut empêché par les Gentili, seigneurs
-du Cap-Corse, qui, accourant avec leurs vassaux, mirent en fuite les
-troupes de Vincentello.</p>
-
-<p>Francesco ne laissait que des enfants en bas âge. Sa sœur <i>madonna</i>
-Violante, femme de Ristorucello Cortinco, se crut assez forte pour le
-venger et empêcher Vincentello de s’établir sur les ruines de sa maison.
-Elle parcourut la Corse, évoquant partout la mémoire de son frère et de
-son père, le comte Arrigo, «mais, dit la Chronique, le sort ne seconda
-pas ses desseins; malgré le nombre infini de partisans qui suivirent
-cette femme valeureuse, malgré la virilité de son courage et l’élévation
-de son esprit, elle fut battue à Quenza par Vincentello; et sa défaite
-fut telle qu’elle eut grand’peine à gagner Bonifacio».</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p><i>Conquête de l’île par Vincentello.</i>&#8212;Cependant Vincentello, peu rassuré
-sur les conséquences de la lutte qu’il avait entreprise contre Gênes,
-envoya au roi D. Martin, le gouverneur catalan du château de Cinarca,
-qui, s’appuyant sur l’expérience acquise pendant son séjour dans l’île,
-put convaincre son souverain des dangers que courait la cause aragonaise
-abandonnée aux mains des seuls Corses. Le roi promit de prompts secours.
-Malheureusement<span class="pagenum"><a id="page_80">{80}</a></span> pour Vincentello, D. Martin n’arriva en Sardaigne que
-pour y terminer prématurément ses jours.</p>
-
-<p>En 1411, Gênes envoya en Corse Raffaele da Montaldo, qui s’y était
-concilié des sympathies au temps du comte Arrigo. Il était
-particulièrement lié avec la puissante famille d’Omessa dont tous les
-membres, revêtus de fonctions ecclésiastiques, vivaient en chefs
-redoutés plus qu’en prélats. Ambrogio d’Omessa était évêque d’Aleria, et
-Giovanni son neveu, évêque de Mariana. Ceux-ci élevèrent d’abord une
-barrière à l’ambition croissante de Vincentello; mais quand Montaldo fut
-rappelé à Gênes, ils semèrent l’agitation dans l’île pour exploiter la
-mauvaise position de ses successeurs.</p>
-
-<p>Tomasino da Campo-Fregoso, alors doge, fit décréter une dépense de 5000
-florins d’or pour soumettre la Corse (7 juin 1416). Son frère Abramo,
-envoyé dans l’île, contraignit Vincentello à demander des secours au roi
-d’Aragon. Quant aux deux évêques, quoique battus par Pietro
-Squarciafico, lieutenant de Tomasino, ils ne se découragèrent pas et
-recrutèrent des troupes pour lutter contre les Génois; Vincentello se
-joint à eux, bat Squarciafico et le fait prisonnier. C’est alors qu’il
-fit construire à Corte la citadelle dont on peut admirer encore
-aujourd’hui les imposantes fondations.</p>
-
-<p>Ici, les <i>caporali</i> entrent officiellement en scène. Comme à Florence,
-on appelait ainsi les gonfaloniers du peuple. Ainsi que le gonfalonier,
-le caporale était toujours choisi parmi les habitants du village. Dans
-l’esprit du peuple, il devait faire contrepoids à la tyrannie du
-seigneur ou du podestat, mais les familles de gentilshommes,
-elles-mêmes, ne tardèrent pas à apprécier une fonction que tous les
-gouvernements subventionnaient tour à tour, et<span class="pagenum"><a id="page_81">{81}</a></span> une nouvelle
-aristocratie mixte se forma. Il y eut des familles de caporali. Au <small>XV</small>ᵉ
-siècle, le caporale n’est plus pour le gouvernement génois que le chef
-d’origine locale chargé, moyennant rétribution, de maintenir son
-influence. Sur ses registres de comptabilité, il confondra sous la même
-rubrique les syndics des villages et les féodaux les plus puissants de
-l’Au-delà-des-Monts. Par les caporali, Gênes communique avec chaque clan
-et conserve ainsi dans l’île une autorité que les fonctionnaires génois
-sont incapables de maintenir par eux-mêmes.</p>
-
-<p>Il est probable que la suppression d’une pension qu’ils touchaient
-depuis deux ou trois ans fit soulever les deux évêques et leurs amis
-contre Gênes. Vincentello se les attacha en leur rendant leur
-subvention. Dès lors, les familles principales de la Terre-de-la-Commune
-reçurent régulièrement leur traitement, tantôt de la République, tantôt
-du gouvernement aragonais, souvent aussi du seigneur cinarchese qui
-avait pu se constituer un parti important. En 1443, Mariano da Caggio,
-élu lieutenant général du peuple corse, voudra réprimer leurs abus: il
-nivellera leurs tours et leur interdira de prendre le titre de caporale;
-mais son autorité trop éphémère ne portera pas de fruits.</p>
-
-<p>Pour les Fregosi, la Corse devait être un champ d’exploitation. Ils
-avaient employé au mieux de leurs intérêts personnels les fonds fournis
-par la République. Afin de continuer la guerre, Abramo de Campo-Fregoso
-emprunta de l’argent aux Bonifaciens et vint mettre le siège devant le
-château de Cinarca. Quand il s’en fut emparé, jugeant qu’il lui serait
-difficile de le conserver, il le vendit 3.500 livres à Carlo d’Ornano.
-Mais Vincentello d’Istria qui avait vaincu et fait prisonnier le
-lieutenant d’Abramo, Andrea Lomellini, assiège le gouverneur à Biguglia
-et<span class="pagenum"><a id="page_82">{82}</a></span> s’empare de sa personne (1420). La prise de Bastia suit de près, et
-les Génois sont chassés. Il est presque inutile d’ajouter qu’Abramo ne
-rendit jamais aux Bonifaciens l’argent qu’il leur avait emprunté.</p>
-
-<p><i>Entreprises des Aragonais sur la Corse.</i>&#8212;Vers la fin de l’année 1420,
-le roi D. Alfonse estimant nécessaire sa présence en Sardaigne, arma une
-flotte importante. Accueilli en souverain à Sassari par les Sardes, il
-fit voile aussitôt pour la Corse, et reçut à son débarquement les
-hommages des principaux chefs. Calvi et Bonifacio, dont les populations
-étaient génoises, s’étaient préparées à la résistance; cependant les
-Aragonais entrèrent dans Calvi presque sans coup férir, grâce à la
-trahison d’un habitant, Giacopo-Pietro da Montelupo qui leur en ouvrit
-les portes pendant la nuit. La ville ainsi occupée, presque sans
-protestation de la part de sa population pacifique de pêcheurs et de
-marchands, le roi distribua aux notables quelques faveurs et partit pour
-Bonifacio, ne laissant, pour garder la place, que soixante Catalans sous
-la conduite du capitaine Juan de Liñan. Grave imprudence, car les
-Calvais, privés de communications avec Gênes, principal débouché de leur
-commerce, et peut-être incommodés par la présence des soudards catalans,
-s’avisèrent d’un stratagème pour s’en débarrasser. Un navire chargé de
-marchandises avait jeté l’ancre au cap Saint’Ambrogio, à quatre milles
-de Calvi: ils firent miroiter aux yeux des soldats les avantages d’une
-prise facile, et décidèrent une partie de la garnison à courir sus au
-butin. Ce piège grossier réussit: la garde de la citadelle réduite de
-moitié, ne put résister aux menaces de la population armée contre elle,
-et le capitaine<span class="pagenum"><a id="page_83">{83}</a></span> Liñan s’estima heureux de pouvoir embarquer tous ses
-hommes à destination de Bonifacio. Ainsi, fait peut-être unique dans
-l’histoire, la prise d’une ville et sa délivrance s’effectuèrent presque
-sans effusion de sang.</p>
-
-<p>Quant à Montelupo, une délibération des habitants de Calvi réunis dans
-l’église San-Giovanni le 14 août 1421, le déclara traître à sa patrie,
-indigne d’habiter, de posséder ou de négocier à Calvi. Ses biens furent
-confisqués et le prix de leur vente affecté à l’acquisition d’armes, de
-cuirasses et de munitions pour la défense de la ville. C’est à partir de
-ce moment, dit-on, que Calvi ajouta en exergue à la croix de Gênes
-qu’elle portait dans ses armoiries la devise «<i>Civitas Calvi semper
-fidelis</i>».</p>
-
-<p>La flotte aragonaise resserrait étroitement Bonifacio. Les canons
-catalans, hissés sur des tours voisines, dominaient à la fois le port et
-la ville et causaient de tels ravages que les habitants, déjà décimés
-par la famine et la rigueur de décembre, implorèrent une courte trêve,
-promettant de se rendre s’ils n’étaient pas ravitaillés avant janvier
-1421. Un brigantin fut envoyé à Gênes et, le premier janvier, une
-escadre de huit vaisseaux, commandée par Battista di Campofregoso était
-signalée. Aussitôt les assiégés au mépris de la trêve, dit un historien
-milanais contemporain, prennent les armes et détournent l’attention des
-Aragonais. Favorisée par le vent, la flotte génoise brise la chaîne qui
-ferme le port et ravitaille la cité. C’en fut assez pour décourager le
-roi appelé à Naples par des intérêts plus pressants, car il s’agissait
-de la succession de la reine Jeanne compromise par l’ambition de la
-maison d’Anjou. Il partit après avoir nommé Vincentello vice-roi de
-Corse. Le pouvoir de celui-ci, en 1421, est tel que l’annaliste génois
-contemporain (Stella), lui-même<span class="pagenum"><a id="page_84">{84}</a></span> ne le discute pas: «La plus grande
-partie de l’île, écrit-il, appartient au comte Vincentello della Rocca,
-les Génois y règnent de nom, mais leur pouvoir y est nul.» Le pape
-Martin V, envoyant en Corse un légat apostolique pour y organiser un
-synode, l’adressa <i>au comte Vincentello, Souverain de la Corse</i>.
-Celui-ci sut profiter de l’occasion pour convier à cette assemblée tous
-les laïques de quelque importance, et fit savoir que la constitution
-synodale devait être observée par tous, sous les peines les plus
-sévères. Cet acte purement politique tendait à donner à son autorité la
-sanction apparente du Saint-Siège.</p>
-
-<p>La lutte des Adorni et des Fregosi fit tomber Gênes au pouvoir du duc de
-Milan. Tomasino de Campo-Fregoso et les siens reçurent «en remboursement
-des sommes qu’ils avaient dépensées pour le service public» près de
-60.000 florins et la seigneurie de Sarzane. Ils attendirent dans cette
-petite ville qu’un souffle plus favorable leur rendît les hautes charges
-de la République qu’ils avaient su rendre si lucratives. Comme le roi de
-France, le duc de Milan s’était engagé à respecter la constitution des
-Génois et leurs franchises.</p>
-
-<p>Moins tyrannique, Vincentello, malgré l’opposition des Cinarchesi,
-aurait pu établir solidement son autorité en Corse. En pensionnant les
-caporali, il avait fait reconnaître sa suzeraineté; les rois d’Aragon,
-le Saint-Siège, Florence le traitaient en souverain, et Gênes,
-elle-même, par des rapports courtois avec lui, semblait accepter l’état
-de choses qu’il avait créé. Les excès dont il se rendit coupable
-causèrent sa chute. En 1433, alors qu’il était en fort mauvais termes
-avec Simone de Mari, seigneur du Cap-Corse, et les seigneurs della
-Rocca, d’Ornano et de Bozzi, il exigea des populations qui lui
-res<span class="pagenum"><a id="page_85">{85}</a></span>taient fidèles une contribution extraordinaire, ce qui lui aliéna
-les masses. En enlevant une jeune fille de Biguglia, il provoqua
-l’indignation générale. Les habitants de la Terre-de-la Commune se
-groupèrent autour de Simone de’ Mari et le comte, presque isolé, dut
-quitter la Corse. Les Florentins l’accueillirent avec de grands honneurs
-et lui fournirent des secours. Mais comme il revenait, accompagné de son
-frère Giovanni, Zaccaria Spinola, capitaine d’une galère génoise,
-s’empara d’eux. Vincentello, conduit à Gênes, fut condamné à avoir la
-tête tranchée. Il revendiqua la responsabilité de tous les dommages que
-son frère et les autres Corses avaient infligés aux Génois; ce qui
-fournit un prétexte à la République pour déclarer ses biens confisqués.
-L’importance qu’attacha le gouvernement génois à la capture de
-Vincentello fut telle que Zaccaria Spinola et son lieutenant, Giacopo di
-Marchisio, reçurent, en récompense, des privilèges à vie, et que chacun
-des officiers qui se trouvaient à bord de leur galère fut gratifié d’un
-don de cinquante livres. Vincentello fut exécuté à Gênes dans une petite
-cour du <i>Palazzetto</i> (monument qui renferme aujourd’hui les Archives
-d’État). Sa tête tomba sous le couperet de la <i>mannaja</i>, instrument de
-mort dont on usait communément en Italie, et qui fit depuis son
-apparition en France sous le patronage du docteur Guillotin.</p>
-
-<p><i>Intrigues des seigneurs, des caporali et des Fregosi.&#8212;Intervention
-pontificale.</i>&#8212;Après la mort de Vincentello, les feudataires
-recommencèrent à se disputer le pouvoir. Simone de’ Mari, le plus
-puissant d’entre eux, se rendit maître de Bastia et se crut assez fort
-pour lever des impôts; mais les Cinarchesi: Giudice d’Istria, Polo della
-Rocca et Rinuccio di Leca s’unirent contre lui. Afin de divi<span class="pagenum"><a id="page_86">{86}</a></span>ser ses
-adversaires, il commença par gagner à sa cause Polo della Rocca et
-traita avec Rinuccio. Giudice ne voulut entendre parler d’aucun
-accommodement: il se fit nommer comte de Corse par le roi d’Aragon,
-titre qui ne fut reconnu que par ses vassaux, car les insulaires, réunis
-à Morosaglia, élurent Polo della Rocca comte et seigneur de l’île.</p>
-
-<p>Aussitôt Simone de’ Mari déçu dans ses espérances, fit avec les Montaldi
-un traité par lequel la Corse aussitôt conquise serait partagée entre
-eux et lui, par moitié. Les caporali, fidèles à leurs principes
-d’intérêt personnel, abandonnèrent le comte Polo et se rangèrent avec
-les Montaldi, mais ceux-ci après la victoire, s’aliénèrent les Corses en
-faisant emprisonner leur allié, Simone de’ Mari. Sous les ordres de
-Rinuccio di Leca, les insulaires marchèrent contre les Montaldi dont
-l’armée fut taillée en pièce à Tassamone (1437).</p>
-
-<p>Cette même année, Tomasino di Campo-Fregoso fut élu doge. Reprenant le
-projet déjà conçu par tant de familles génoises de se constituer avec la
-Corse un fief particulier, il envoya son neveu Jano qui entra en
-correspondance avec les seigneurs et les caporali; grâce à de belles
-promesses celui-ci n’eut aucune peine à parcourir la Corse en
-triomphateur. Après avoir reçu l’hommage des seigneurs du Cap-Corse dont
-il confisqua et revendit les châteaux, il passa dans l’Au-delà-des-Monts
-et força Bartolomeo d’Istria, fils de Vincentello, à lui céder moyennant
-200 écus le château de Cinarca qu’il revendit 3.000 écus à Rinuccio de
-Leca. Pour conserver son fief, chacun des Cinarchesi paya à Jano une
-somme proportionnée à son importance.</p>
-
-<p>Encouragé par ces premiers succès, Jano supprima les pensions des
-caporali. C’était imprudent:<span class="pagenum"><a id="page_87">{87}</a></span> ceux-ci mirent à leur tête Polo della
-Rocca et Rinuccio di Leca qui forcèrent le gouverneur à s’enfuir. Revenu
-avec des forces importantes, il triompha des Corses, dit Giovanni della
-Grossa, dans la plaine de Mariana, «grâce à des épouvantails avec
-lesquels les Génois effrayaient les chevaux» (1441). Cette défaite eut
-des conséquences graves pour les Corses: pendant plusieurs mois, Polo
-fut poursuivi par les Génois; mais le pire, dit la Chronique, fut que
-chacun des adversaires, partout où il passait, levait la taille, de
-sorte que chaque feu la paya deux fois cette année.</p>
-
-<p>Mais les Adorni ayant reconquis le pouvoir, les Montaldi reparurent en
-Corse et se mirent en campagne contre Jano qui chercha en vain un allié
-parmi les feudataires. Battu dans toutes les rencontres, Jano prit le
-parti de rentrer à Gênes où la fortune de sa famille était très
-compromise. Pour ne pas tout perdre, il porta la lutte sur un autre
-terrain et réclama de la République une indemnité de 15.000 livres.</p>
-
-<p>Au milieu des troubles qui désolaient l’île, l’évêque d’Aleria, Ambrogio
-d’Omessa, qui avait contribué pour une bonne part au retour des Fregosi,
-proposa aux caporali d’offrir la souveraineté de l’île au Saint-Siège.
-Le pape Eugène IV accepta, mais les troupes pontificales, s’étant
-rencontrées avec un parti de Cinarchesi que commandait Raffè de Leca,
-fils de Rinuccio, éprouvèrent une sanglante défaite. L’avarice des
-gouverneurs pontificaux acheva de détruire le prestige du régime. Un
-caporale dont la valeur égalait le prestige, Mariano da Caggio, de la
-famille des Cortinchi, convoqua une consulte à Morosaglia. Les
-populations lasses de l’oppression où les tenaient les gouvernements
-étrangers, les seigneurs et les caporali, élurent par acclamation<span class="pagenum"><a id="page_88">{88}</a></span>
-Mariano lieutenant général du peuple, mais se laissèrent persuader
-d’accepter, entre toutes les tyrannies, celle qui théoriquement se
-présentait comme la plus douce. Les troupes romaines débarquèrent donc
-de nouveau et remportèrent sur les Cinarchesi d’assez gros succès, mais
-la mort d’Eugène IV (1447) suggéra à son général, Mariano da Norcia, de
-continuer pour son compte ce qu’il avait entrepris pour celui du pape.
-Craignant l’opposition de ses alliés, il fit incarcérer Mariano da
-Gaggio, le gouverneur de la Corse, évêque de Potenza, et Giudice
-d’Istria, lequel, en haine des seigneurs de la Rocca et de Leca, s’était
-joint au parti populaire. Ces arrestations provoquèrent l’indignation
-générale. Mariano da Norcia fut obligé de se retirer dans le château de
-Brando où il prépara sa fuite: encore prit-il la précaution de vendre
-avant de partir le dit château pour la somme de trois cents florins
-qu’il conserva ainsi que les sommes qu’il avait recueillies au nom du
-gouvernement pontifical.</p>
-
-<p>A Eugène IV avait succédé, sous le nom de Nicolas V, Tomaso
-Parentucelli, de Sarzane, qui, sujet des Fregosi, fut flatté de voir
-Lodovico, frère de Jano (nouvellement élu doge de Gênes), venir à Rome
-lui baiser les pieds. Le pape témoigna sa satisfaction envers la famille
-de ses seigneurs naturels en donnant à Lodovico l’investiture de la
-Corse.</p>
-
-<p>En prenant possession de son fief, Lodovico éprouva plus d’une
-déception. La vente des citadelles et le trésor vidé par le commissaire
-pontifical lui furent particulièrement sensibles. Le peuple, dirigé par
-Mariano da Gaggio, paraissait peu disposé à accepter son autorité et les
-seigneurs peu préparés à verser les garanties pécuniaires qu’il en
-exigeait; Mariano da Gaggio appela les Corses aux armes, et Lodovico,
-qui se trouvait alors à Gênes,</p>
-
-<div class="figcenter" id="plt_VI" style="width: 600px;">
-<a href="images/illu-127.jpg">
-<img src="images/illu-127.jpg" width="600" height="397" alt="[Pas d'image disponible.]" /></a>
-<div class="caption"><p>Sampiero montrant ses blessures.&#8212;Sampiero et Vannina.</p>
-
-<p>Sampiero excitant les Corses à l’insurrection (<i>d’après l’Histoire de
-Galletti</i>).</p>
-
-<p>Pl. VI.&#8212;<span class="smcap">Corse</span>.</p></div>
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page_89">{89}</a></span></p>
-
-<p class="nind">dut revenir subitement avec huit cents hommes: l’évêque d’Aleria,
-Ambrogio d’Omessa, passa de son côté, mais en poursuivant Mariano, qui
-battait en retraite, Lodovico perdit un grand nombre des siens sur les
-rives du Golo, et laissa deux cents prisonniers qui se rachetèrent à
-prix d’argent.</p>
-
-<p>Lodovico appelé au dogat en remplacement de son frère qui venait de
-mourir, confia le gouvernement de la Corse à Galeazzo di Campo-Fregoso,
-son cousin. Les instructions que donna Lodovico à celui-ci furent
-surtout d’ordre économique: il l’engagea à rendre aux caporali leur
-pension, estimant que mieux valait dépenser deux ou trois mille livres
-en subventions qu’en armements; l’expérience qu’en avait faite son
-frère, disait-il, avait été désastreuse. D’ailleurs, il indiquait les
-moyens de combler les vides du trésor en exigeant cinq mille livres pour
-la rançon des otages corses qu’ils conservaient; il suffisait,
-ajoutait-il, pour faire verser cette somme d’augmenter les tailles dans
-la proportion de <i>dix sous par livre</i>. On voit par ces détails les
-raisons qui attachaient les Fregosi à la Corse. Quoique excessivement
-jeune, Galeazzo, «digne de ses parents sous tous les rapports», trouva
-son cousin encore trop généreux; il refusa de payer les pensions des
-caporali; il salaria seulement Mariano da Caggio qui avait fait sa
-soumission, et qu’il jugeait capable de maintenir la paix dans la
-Terre-de-la-Commune.</p>
-
-<p>Mais l’évêque Ambrogio d’Omessa poussa les autres caporali à la révolte,
-et sans l’intervention de Michèle de’ Germani, évêque de Mariana, qui
-conseilla à Galeazzo de faire quelques concessions, l’île entière se
-soulevait à nouveau. Grâce à cette prudente intervention, l’île goûta
-quelques mois de calme; les caporali patientèrent, mais lorsque leurs<span class="pagenum"><a id="page_90">{90}</a></span>
-réclamations devinrent importunes, Galeazzo se saisit des plus bruyants
-et les jeta en prison. Il n’eut pas à se louer de cet abus de pouvoir,
-car les Génois eux-mêmes le jugèrent impolitique et de nature à
-compromettre définitivement l’autorité de la République. Une lettre du
-doge assisté de son conseil (9 février 1451) l’en tança vertement: «Vous
-n’êtes pourtant pas, lui était-il dit, sans savoir de quelle importance
-est la Corse pour nous et quelle perte irréparable résulterait de son
-passage aux mains d’une puissance étrangère.» Ces avis venaient
-tardivement. «Les Corses, disait-on à Gênes, sont d’avis d’expérimenter
-tous les régimes plutôt que de se soumettre à notre autorité.» Appelés
-par le comte Polo della Rocca et Vincentello d’Istria (neveu du comte
-Vincentello), les Aragonais, sous la conduite de Jayme Imbisora,
-débarquaient en Corse au mois de novembre, prenaient possession de
-quelques places fortes et manifestaient l’intention de bloquer
-Bonifacio. Raffè da Leca resta, ainsi que Giudice della Rocca (fils de
-Polo), du côté des Génois. La lutte paraissait devoir être chaude quand
-Jayme Imbisora mourut. Comme le comte Polo, découragé, s’embarquait pour
-Naples, il fut pris en mer par un corsaire espagnol qui le vendit 600
-écus à Galeazzo. Celui-ci, moyennant la promesse d’une rançon de 700
-écus, garantie par des tiers, rendit la liberté à Polo, et lui donna
-même le titre de <i>vicaire du peuple</i> pour qu’il pût, en recueillant les
-impôts, réunir les fonds qu’il s’était engagé à payer. Mais le peuple
-refusa de verser des <i>accatti</i> (redevances volontaires) à un vieillard
-dépourvu de forces et de soldats; ce que voyant, Polo, sans se soucier
-des amis qui l’avaient cautionné auprès de Galeazzo, retourna dans ses
-terres.<span class="pagenum"><a id="page_91">{91}</a></span></p>
-
-<h2><a id="CHAPITRE_IX"></a>IX<br /><br />
-LA BANQUE DE SAN-GIORGIO</h2>
-
-<div class="blockquot"><p class="hang"><i>Cession de la Corse à l’Office de San-Giorgio.&#8212;Révoltes des
-seigneurs.&#8212;Raffè de Leca.&#8212;Tyranie de l’Office.&#8212;Les Milanais en
-Corse.&#8212;Dernières luttes des féodaux: Gio-Paolo di Leca et Rinuccio
-della Rocca.</i></p></div>
-
-<p>Jamais la Corse n’avait obéi à tant d’autorités diverses: Galeazzo di
-Campo-Fregoso possédait les forteresses de San-Firenzo, de Biguglia, de
-Bastia et de Corte; Calvi et Bonifacio tenaient pour la République; un
-caporale, Carlo da Casta, dominait dans les campagnes de
-l’En-deçà-des-Monts, tandis que chacun des Cinarchesi s’agitait pour
-faire prévaloir son autorité personnelle sur l’île entière. Raffè di
-Leca, bien secondé par ses vingt-deux frères, tant légitimes que
-bâtards, semblait plus que tout autre appelé à ressusciter les rôles de
-Giudice d’Arrigo et de Vincentello. Sa destinée se heurta à une
-organisation plus puissante que toutes celles qui avaient dominé la
-Corse jusqu’à ce jour. C’était l’Office ou Banque de San-Giorgio.</p>
-
-<p>Cet établissement célèbre avait été créé en 1410, sous les auspices du
-maréchal Boucicault dans le but de réunir aux mains d’une seule
-compagnie toutes les créances de la République. En peu de temps,
-l’Office des <i>Emprunts de San-Giorgio</i> (<i>Offitium Comperarum
-Santi-Georgii</i>) avait pris une impor<span class="pagenum"><a id="page_92">{92}</a></span>tance considérable. Cette
-république financière avait son sénat et ses troupes; quant aux
-décisions de ses magistrats, le Doge, assisté de son conseil suprême,
-hésitait avant de les contester.</p>
-
-<p>Un corsaire catalan venait de s’emparer de San-Firenzo. Gênes, que la
-prise de Constantinople, en coupant les communications avec ses colonies
-de la Mer Noire, venait de plonger dans une situation désastreuse,
-abandonnait alors à l’Office de San-Giorgio toutes ses possessions
-d’outre-mer. Galeazzo, voyant que la Corse allait lui échapper, résolut
-d’en tirer au moins quelque argent: il se rendit à Gênes, et céda à la
-République ses droits sur la Corse. En même temps que lui, arrivaient
-des députés du peuple corse qui venaient demander pour leur patrie
-d’être comprise dans le lot cédé à l’Office de San-Giorgio. Est-il
-permis de douter de l’unanimité de cette requête, au succès de laquelle,
-Galeazzo et la Banque seuls étaient intéressés? Tout ce qu’on peut
-assurer c’est que les négociations ne traînèrent pas, et que, pour
-l’abandon de la Corse, Galeazzo, dit la Chronique, reçut de l’Office une
-«somme importante».</p>
-
-<p>Au mois de juin 1453, Pietro-Battista D’Oria commissaire de l’Office
-parut dans la baie de San-Firenzo et mit le siège devant la forteresse
-qu’occupait Vincentello d’Istria pour le roi d’Aragon. La place
-capitula, et Pietro-Battista, après avoir pris possession officiellement
-de Calvi et de Bonifacio, tint à Biguglia une consulte nationale où l’on
-publia de nouvelles conventions passées entre l’Office et les Corses. La
-plupart des seigneurs déclarèrent accepter la suzeraineté de l’Office.
-Raffè di Leca, particulièrement distingué, fut avec son frère Anton’
-Guglielmo, inscrit au <i>Livre d’or</i> de la République et agrégé à
-l’albergo Doria, faveur sans précédente et<span class="pagenum"><a id="page_93">{93}</a></span> qui, dans la suite ne fut
-octroyée qu’à deux Corses (Cuneo et Ristori); encore ne fut-ce qu’aux
-<small>XVII</small>ᵉ et <small>XVIII</small>ᵉ siècles, en des temps où l’inscription moyennant
-finances, devenue commune, avait ôté au Livre d’or une grande partie de
-son éclat.</p>
-
-<p><i>Révoltes des seigneurs.&#8212;Raffè di Leca.</i>&#8212;Si jamais la politique des
-seigneurs corses se montra obscure et incompréhensible, ce fut pendant
-cette période où leur mobilité n’eut d’égale que la vigueur de la
-répression. Presque tous sollicitèrent les bonnes grâces de l’Office qui
-s’efforça de les satisfaire; mais les soupçons des gouvernants, la
-susceptibilité des féodaux, leur jalousie vigilante et réciproque
-épuisèrent rapidement le bon vouloir dont les uns et les autres
-paraissaient animés. Dès 1454, un agent aragonais, Francesco de Zanilo,
-pousse Simone et Giovanni de’ Mari à la révolte. Geronimo de Guarco, au
-nom de la Banque, les soumet au bout de sept mois. On ne triompha pas
-aussi aisément de Raffè malgré la coalition de Giudice et d’Antonio
-della Rocca, de Vincentello d’Istria et de Mariano da Caggio contre lui.
-Une descente en Corse des Sardes, sous la conduite de Berengario Erill,
-vice-roi de Sardaigne pour le roi d’Aragon (1455), augmenta les
-difficultés de l’Office: ce fut encore pis quand Lodovico di
-Campo-Fregoso entra en relation avec Berengario dans le but de lui
-vendre Bonifacio.</p>
-
-<p>En juillet 1455, Génois et Aragonais ayant signé une trêve, Berengario
-fut rappelé par son souverain. Astucieusement, la Banque envoya de
-nouvelles troupes et la lutte recommença. Giudice, sans que l’on sût
-exactement pourquoi, s’étant réconcilié avec Raffè, les Génois furent
-battus et refoulés dans l’En-deçà-des-Monts. Jadis, lorsque Vincentello
-et Arrigo avaient infligé à la République de tels échecs,<span class="pagenum"><a id="page_94">{94}</a></span> les Génois,
-démoralisés, s’étaient retirés pour attendre une époque plus propice et
-mieux préparée par leur diplomatie toujours active; mais l’Office
-confiant en la puissance de son or, et décidé à prendre possession d’une
-marchandise qu’il avait payée, s’impressionnait peu du sang de ses
-mercenaires. Une lutte sanglante et sans merci fut décidée contre les
-Corses. Raffè se montra comme cruauté au niveau de ses ennemis. Un
-habitant du Niolo, Arrigo da Calacuccia, s’étant emparé du gouverneur
-génois Carlo de’ Franchi, Raffè lui paya son prisonnier 400 livres, puis
-il l’enferma dans une sorte de cage roulante que chacun fut autorisé à
-mouvoir. Le malheureux ne put supporter ce traitement et mourut au bout
-de quelques jours. Quant aux soldats génois, il les vendait aux pirates
-barbaresques, et pour bien afficher son mépris, il n’exigeait des
-acheteurs que <i>huit oignons</i> par tête. Plus miséricordieux à l’égard des
-mercenaires, il les renvoyait souvent sans rançon. Cependant il fit
-couper à l’un d’eux les mains et le nez: «Lombard, lui avait-il dit,
-c’est bien toi que j’ai pris sept fois? c’est bien toi qui m’as juré de
-ne plus combattre contre moi? Pour ne pas me tromper à l’avenir, je veux
-te marquer d’un signe de reconnaissance.»</p>
-
-<p>Raffè combattait avec l’énergie du désespoir, car les Génois avaient
-envoyé des forces considérables. Giudice della Rocca à Bariccini, Raffè,
-Anton’ Guglielmo, et leur oncle Giocante à Leca restaient seuls à
-soutenir le poids de la guerre. Pour en finir, les Protecteurs de
-San-Giorgio confièrent le commandement de leurs troupes à Antonio Calvo,
-<i>homme énergique et implacable</i>, dit la Chronique. On lui donna des
-instructions formelles. Il devait, en débarquant, mettre à prix les
-têtes des chefs: à qui livrerait Raffè ou Giudice vivants, on verserait<span class="pagenum"><a id="page_95">{95}</a></span>
-mille ducats, morts cinq cents; deux cents ou cent ducats devaient
-récompenser la prise des deux autres. De ceux de leurs partisans qui se
-soumettraient, exiger des otages ou des cautions; quant aux rebelles
-endurcis, les traiter de façon à «inspirer à chacun la terreur».</p>
-
-<p>Antonio Calvo s’acquitta consciencieusement de cette besogne, avec tant
-de zèle même que le gouverneur Carlo di Negro et l’évêque de Sagone
-protestèrent contre ses actes de cruauté devant le tribunal des
-Protecteurs. Ceux-ci ne se laissèrent pas émouvoir: «Laissez faire au
-capitaine, répondirent-ils au premier: quand il s’agit de châtier, il
-est plus compétent que vous.»&#8212;«La cruauté nous déplaît autant qu’à
-vous, déclarèrent-ils au prélat, mais il ne faut pas traiter de cruautés
-les actes de justice.»</p>
-
-<p>Le 20 avril 1456, on apprit à Gênes par une lettre d’Antonio Calvo que
-Leca était envahi et que Raffè restait bloqué avec ses frères et
-quelques partisans dans le château. Parmi ces derniers se trouvaient des
-traîtres, et l’un d’eux, Trastollo da Niolo, depuis le commencement du
-mois, négociait avec le gouverneur la perte de Raffè. Cependant, la
-place paraissait imprenable. Par ordre des Protecteurs, Antonio Calvo
-fit arrêter tous les parents des assiégés et fit en sorte que ceux-ci
-fussent informés de la situation critique de ces malheureux réduits à
-l’état d’otages. Trastollo n’eut donc aucune peine à convaincre
-plusieurs de ses compagnons qui, profitant de l’heure où Raffè et sa
-famille étaient à table, introduisirent Calvo et ses soldats. Tous
-furent pris vivants avant d’avoir pu saisir leurs armes. Raffè, sachant
-qu’il n’avait aucun quartier à espérer, se jeta du haut des remparts et
-se cassa la jambe. Il eut encore la force de se réfugier sous un rocher<span class="pagenum"><a id="page_96">{96}</a></span>
-où on le découvrit quelques heures plus tard: «Il nous sera difficile,
-écrivirent les Protecteurs à Calvo, de vous exprimer par lettre ou de
-vive voix la joie que nous cause, que cause à toute la ville, la capture
-de Raffè, d’Anton’ Guglielmo et des autres rebelles... Mettez-les à la
-torture avant de les exécuter pour leur faire avouer leurs crimes.»
-Raffè fut pendu ainsi que vingt-deux de ses parents, frères ou cousins
-germains, dont les corps restèrent accrochés au gibet; celui de Raffè
-fut dépecé, et les morceaux envoyés dans les principales villes de la
-Corse pour y être exposés. Des instructions de la Banque avaient réglé
-deux mois auparavant le cérémonial de ces représailles. Pietro Cirneo
-ajoute que l’on expédia à Gênes, après l’avoir préalablement salée, la
-tête de Raffè.</p>
-
-<p><i>Tyrannie de l’Office.</i>&#8212;La mort de Raffè découragea les feudataires:
-Giocante de Leca, Arrigo della Rocca, Giudice d’Istria, Orlando d’Ornano
-et Guglielmo di Bozzi se réfugièrent à Naples. Seul, Giudice della Rocca
-resta en Corse, mais n’ayant plus de partisans, il dut bientôt s’enfuir
-en Sardaigne où il mourut.</p>
-
-<p>A l’intérieur, les sévérités et les excès des fonctionnaires de l’Office
-exaspéraient les Corses. Le crime isolé d’un vulgaire bandit redoubla
-les rigueurs. Sur l’ordre de Michele de’ Germani, évêque de Mariana,
-Maino di Brando, dit Brandolaccio, avait subi quelques coups d’estrapade
-pour un délit dont il se prétendait innocent. Sa culpabilité n’était pas
-démontrée, il fut remis en liberté. En tout autre pays, ce malfaiteur
-notoire se fût estimé heureux d’en être quitte à si bon marché: en
-Corse, le compte se régla autrement.</p>
-
-<p>Le bandit se déclara <i>en inimitié</i> avec l’évêque, et un jour que
-celui-ci, entouré d’une nombreuse es<span class="pagenum"><a id="page_97">{97}</a></span>corte se rendait à une assemblée
-des prêtres de son diocèse, il le tua d’un coup de javelot. Pour qu’il
-fût bien établi que l’honneur de Brandolaccio était vengé, celui-ci
-s’était écrié au moment où l’évêque tombait: «C’est moi! Brandolaccio!»
-Cependant, ordre fut donné de rechercher le meurtrier et ses complices,
-et de les poursuivre avec la dernière rigueur. Ne pouvant s’emparer de
-l’auteur du crime, le gouverneur fit arrêter d’abord les Corses qui
-étaient convaincus de lui avoir donné asile, et trouva le moyen de mêler
-au procès les remuants caporali d’Omessa. Comme presque tous les membres
-de cette famille appartenaient au clergé, l’évêque d’Ajaccio fut
-autorisé par bulle pontificale à instruire contre eux, mais le bras
-séculier fut plus expéditif. La torture arracha des aveux au curé piévan
-de Giovellina, fils de l’évêque Ambrogio, et au curé de Casacconi,
-Sinoraldo, qui furent pendus.</p>
-
-<p>Michele de’ Germani était l’ami personnel du doge, ce qui explique les
-excès qui vengèrent son assassinat. L’un après l’autre, les fils et les
-neveux d’Ambrogio d’Omessa subirent la torture; on en pendit plusieurs,
-entre autres Valentino, son frère coupable uniquement «de s’affliger de
-leur mort». Le nouvel évêque de Mariana successeur de Michele, Ottaviano
-fut soupçonné d’avoir trempé dans le crime, et son vicaire livré au
-bourreau. De Rome, Ottaviano se plaignit énergiquement aux Protecteurs
-de ces procédés: «Pour moi, écrivait-il, je les supporte aisément, car
-<i>on ne peut me faire grand mal</i>, mais je me demande comment font les
-Corses qui ne peuvent se faire entendre.» Il se trompait, car un jour il
-disparut dans l’hécatombe qui fondait sur le clergé insulaire. Cette
-fois ce fut au tour du doge d’être frappé: Pietro da Campo-Fregoso
-mourut hors de la communion des<span class="pagenum"><a id="page_98">{98}</a></span> fidèles.» Avant d’expirer, il avait
-sollicité son pardon pour les sévices qu’il avait commis envers <i>un
-certain évêque de Mariana, mort, dit-on, et différents membres du clergé
-qu’il avait fait emprisonner et tourmenter pour la sûreté et la défense
-de son État</i>. Mais la bulle qui levait l’excommunication ne parvint
-qu’après sa mort. Le 18 février 1460, elle fut déposée en grande pompe
-sur son tombeau.</p>
-
-<p>Alors que cette cérémonie grandiose réunissait un peuple entier dans la
-cathédrale de Gênes, la justice continuait en vain à poursuivre
-Brandolaccio qui avait entrepris une lutte à mort contre les Génois.
-Quand ceux-ci, pour échapper à sa mortelle étreinte, se disaient Corses,
-il les forçait à articuler le mot <i>capra</i> (chèvre) particulièrement
-difficile pour une bouche génoise: en disant <i>cavra</i>, ils prononçaient
-leur arrêt de mort. Brandolaccio périt de la main d’un de ses parents
-acheté par l’espoir d’une grosse récompense.</p>
-
-<p>En présence d’un mécontentement général, les Cinarchesi revinrent en
-Corse. Leurs succès inspirèrent à la Banque une telle inquiétude,
-qu’elle envoya dans l’île Antonio Spinola, l’un des meilleurs officiers
-de la République. Avec l’aide de Vincentello d’Istria, qui était resté
-l’allié de l’Office, Spinola contraignit les seigneurs à se retirer dans
-les montagnes, et fit usage, contre ceux qui leur étaient attachés, de
-terribles représailles; il ravagea la campagne, depuis les rives du Golo
-jusqu’à Calvi, et livra aux flammes plusieurs villages. Peu à peu les
-Cinarchesi firent leur soumission à Spinola qui avait promis au nom de
-l’office une amnistie générale. «Il les convia à un festin, raconte un
-Génois contemporain, et, contre la foi jurée, les fit décapiter.» Sans
-parler des moyens employés pour<span class="pagenum"><a id="page_99">{99}</a></span> réunir les chefs corses, le gouverneur
-de la Corse, Giovanni da Levanto, annonça l’événement aux Protecteurs en
-ces termes: «Nous sommes venus ici pour mettre en ordre les choses de ce
-pays et nous avons fait le nécessaire; le magnifique capitaine a présidé
-à l’exécution: il a décapité Arrigo della Rocca, Vincente di Leca,
-Trastollo di Paganaccio et son fils, le curé doyen d’Evisa et son frère,
-Abram di Leca, Guglielmo da Calocuccio, et il en a fait pendre quatorze
-autres... J’ai envoyé des cavaliers faire de même à Antonio della Rocca
-et à Manone di Leca.» Ces derniers n’échappèrent pas à leur sort.
-Vinciguerra et Pier’ Andrea della Rocca, fils de Polo, rejoignirent leur
-père en Sardaigne et Vincentello d’Istria se retira à Sarzane.</p>
-
-<p>Quant à Giocante, il laissa ignorer l’endroit de sa retraite, et pour
-cause: le 14 novembre 1458, deux des Protecteurs de San-Giorgio en
-personne s’étaient fait amener dans la maison du vicaire de Pietra-Santa
-deux criminels condamnés au dernier supplice et avaient passé par écrit
-avec eux le contrat suivant: «Ils devaient poursuivre Giocante à Pise, à
-Piombino, à Rome ou en quelque endroit qu’il se pût trouver, et le
-mettre à mort par quelque moyen que ce fût, fer, corde ou poison»; en
-échange de quoi ils obtenaient leur grâce, des vêtements neufs, les
-fonds nécessaires à leurs déplacements, et deux cents ducats chacun sans
-préjudice d’une gratification qui serait ultérieurement fixée par les
-protecteurs. La mission des deux bravi échoua.</p>
-
-<p>Gênes était passée de nouveau sous le protectorat du roi de France
-(1459). D. Juan, roi d’Aragon, réclamait la Corse à l’indignation des
-Génois. Un mémoire fut rédigé dans lequel on déclara la demande de D.
-Juan «très injuste (<i>molto iniqua</i>),<span class="pagenum"><a id="page_100">{100}</a></span> aucun roi d’Aragon n’ayant jamais
-eu la possession de cette île, et les souverains aragonais n’ayant
-jamais, dans leurs traités avec Gênes, prétendu autre chose que réserver
-leurs droits sur la Corse». D. Juan ne perdait pas de vue la forteresse
-de Bonifacio qui représentait pour lui la clef de l’île. L’archevêque de
-Sassari avait des intelligences dans la ville qu’il tenta de faire
-révolter par des promesses et par des menaces. Le roi offrait des fiefs
-en Sardaigne et des pensions de cent à deux cents ducats aux
-Bonifaciens; mais la population issue de sang génois, resta fidèle.</p>
-
-<p>Giocante di Leca était alors le chef du parti aragonais. D. Juan le
-gratifia de 60 florins (1461) et mit à sa disposition une galère et des
-troupes. Giocante, ainsi que Polo della Rocca, également bien traité, se
-réservant de faire tourner au moment opportun les événements à leur
-profit, s’intéressèrent au mouvement que les réfugiés corses de Sarzane
-et de Rome préparaient d’accord avec les Fregosi.</p>
-
-<p>Vincentello d’Istria n’avait point pardonné à l’Office de San-Giorgio
-l’assassinat des Cinarchesi, car c’était sur sa parole que ceux-ci
-s’étaient rendus à l’invitation déloyale d’Antonio Spinola. D’accord
-avec l’évêque d’Aleria, Ambrogio qui, à son retour en Corse, avait été
-accueilli, dit la Chronique, «comme un saint ressuscité», il poussa les
-Fregosi à rétablir leur autorité. Polo della Rocca et Giocante di Leca
-se joignirent à eux, mais une vilenie de Lodovico di Campo-Fregoso qui
-tâcha de faire tomber le comte Polo dans un guet-apens divisa les
-alliés. Dans le désordre de luttes auxquelles chacun prenait part sans
-en bien entrevoir le résultat, l’Office voyait le nombre de ses ennemis
-s’accroître chaque jour. Le gouverneur Spinola en mourut de chagrin. Les
-Fregosi cherchaient un moyen<span class="pagenum"><a id="page_101">{101}</a></span> de prendre possession de la Corse sans
-bourse délier; comme ils négociaient à Sarzane à ce sujet, les Adorni
-profitèrent de leur absence pour livrer Gênes à Francesco Sforza, duc de
-Milan. Sous le coup des mêmes influences, la Banque, par acte du 12
-juillet 1463, abandonnait la Corse au duc de Milan moyennant une rente
-de deux mille livres.</p>
-
-<p><i>Les Milanais en Corse.</i>&#8212;En 1464, Francesco Maletta vint prendre
-possession de la Corse au nom du duc de Milan; Polo della Rocca et les
-seigneurs de Cap-Corse lui firent leur soumission. Dans une consulte
-tenue à Biguglia le 24 septembre, le gouvernement milanais fut acclamé.</p>
-
-<p>Deux années s’écoulèrent en paix. En 1467, Giorgio Pagello, commissaire
-ducal, appela tous les habitants de la Corse à Biguglia, pour y prêter,
-entre ses mains, serment de fidélité à Galeaz-Maria Sforza, qui avait
-succédé au duc Francesco son père. Les feudataires de
-l’Au-delà-des-Monts se rendirent à son invitation, disposés à rendre
-hommage à son mandataire; mais une querelle qui dégénéra en rixe entre
-les habitants du Nebbio et les hommes d’armes de la suite des
-Cinarchesi, coupa court à ces bonnes dispositions. Irrités de ce que
-Pagello avait, de sa propre autorité, fait punir les coupables, les
-seigneurs regagnèrent immédiatement leurs châteaux. La guerre devenait
-inévitable; déjà Giocante di Leca s’était avancé jusqu’à Morosaglia et
-avait chassé les avant-postes des Milanais; il avait entraîné dans sa
-cause les seigneurs della Rocca, d’Ornano et de Bozzi, et les caporali
-de la Terre-de-la-Commune. Pour parer aux événements, les habitants de
-l’En-deça-des-Monts se réunirent en diète dans la vallée de Morosaglia,
-et mirent à leur tête, avec le titre de lieutenant du peuple,
-Sambocuccio d’Alando (1466), neveu de celui qui<span class="pagenum"><a id="page_102">{102}</a></span> avait jadis soulevé les
-communes. Celui-ci envoya des députés au duc de Milan qui remplaça
-Pagello par Battista Geraldini, d’Amelia (1468). L’empressement que mit
-le nouveau gouverneur à lancer des agents du fisc dans toutes les
-directions, faillit lui être fatal. Assiégé dans Matra, Battista
-d’Amelia ne dut la vie qu’à l’engagement qu’il prit de se retirer à
-Bastia et de n’en plus sortir. Sambocuccio d’Alando donna sa démission
-de lieutenant du peuple, et fut remplacé successivement par Giudicello
-da Gagio, fils de Mariano et Carlo da Casta dont les efforts furent
-stériles. Il était réservé à Vinciguerra della Rocca d’apaiser les
-partis et de mettre fin aux troubles; mais lorsqu’il jugea sa mission
-terminée, il refusa de conserver le pouvoir et se retira dans ses terres
-(1473). La sagesse de sa conduite lui avait fait donner le surnom d’<i>ami
-de la justice</i>. Colombano della Rocca lui succéda et, l’année écoulée,
-remit le pouvoir aux mains de Carlo della Rocca, frère de Vinciguerra,
-qui prit le titre de <i>défenseur du peuple</i>, en conservant son frère pour
-lieutenant.</p>
-
-<p>Après trois années de paix (1476), la guerre recommença entre plusieurs
-branches des Cinarchesi. Carlo et Vinciguerra furent obligés de se
-retirer dans leur patrimoine, pour le défendre contre les invasions de
-leurs parents; d’autre part, la mort du duc Galeaz-Maria rendit à Gênes
-son indépendance.</p>
-
-<p>En 1479, D. Ferdinand II, roi de Castille, venait de décider une
-expédition en Corse lorsque le soulèvement des Portugais et la mort de
-l’amiral Juan Villamari arrêtèrent l’exécution de ses projets.
-Cependant, en Sardaigne, les intrigues continuaient pour arracher
-Bonifacio aux Génois. Giovanni Peralta, d’origine sarde, prétextant un
-voyage de com<span class="pagenum"><a id="page_103">{103}</a></span>merce, entra en rapports avec quelques chefs corses et
-intéressa à son but l’évêque d’Ajaccio, Giacomo Mancozo; mais arrêté par
-les Génois, il fut mis à la torture et condamné à mort. Un Catalan,
-Leonardo Esteban, poursuivit l’œuvre de Peralta et subit le même sort.
-Quant à l’évêque d’Ajaccio, sa culpabilité ayant été prouvée, il fut
-transféré dans la forteresse de Lerici où il semble avoir été mis à
-mort.</p>
-
-<p><i>Dernières luttes des feudataires: Gian-Paolo di Leca et Rinuccio della
-Rocca.</i>&#8212;Par l’entremise du secrétaire d’État Cecco Simoneta, Tomasino
-de Campo-Fregoso avait obtenu de la duchesse de Milan l’investiture du
-comté de Corse. Pour assurer son pouvoir, il maria son fils Jano à une
-fille de Gian-Paolo di Leca, l’un des plus puissants Cinarchesi, et
-donna sa propre fille à Ristoruccio, fils de ce dernier. Après avoir
-triomphé des quelques caporali qui lui faisaient opposition, en leur
-allouant des pensions, il construisit l’enceinte de Bastia qui n’avait
-été jusqu’alors qu’une forteresse flanquée de deux ou trois pauvres
-habitations, et décida d’y fixer sa résidence; mais sa tyrannie fut
-telle qu’il jugea bientôt prudent de laisser à Jano le gouvernement de
-l’île en attendant qu’il pût l’aliéner; pour cela il lui fallait
-l’autorisation du gouvernement milanais. Dans cette circonstance
-délicate, il envoya à Milan le Sarzanais Giovanni Bonaparte (ancêtre
-direct de Napoléon) qui l’avait accompagné en Corse. Le 18 février 1481,
-celui-ci exposa la requête de Tomasino devant le conseil de régence qui
-ne voulut rien entendre.</p>
-
-<p>Sur ces entrefaites, Rinuccio di Leca, jaloux du prestige que valait à
-Gian-Paolo sa double alliance avec les Fregosi, souleva le peuple et
-offrit la Corse à Appiano IV, seigneur de Piombino, qui envoya<span class="pagenum"><a id="page_104">{104}</a></span>
-immédiatement son frère Gherardo, comte de Montegna. Dans une consulte
-tenue à Lago-Benedetto, on fit jurer à Gherardo de ne rien entreprendre
-contre la constitution du pays, et on l’acclama comte de Corse. Pour ne
-pas tout perdre, les Fregosi vendirent à l’Office de San-Giorgio
-moyennant deux mille écus d’or leurs droits sur la Corse. Gherardo,
-après avoir assisté à la défaite de Rinuccio et de ses partisans
-exterminés par Gian-Paolo, retourna en Italie.</p>
-
-<p>A l’instigation de Jano, qui déplorait son marché avec la Banque,
-Gian-Paolo di Leca appela les Corses aux armes. Bien que Campo-Fregoso,
-convaincu de félonie, eût été incarcéré sur le champ, Gian-Paolo
-continua la lutte et se fit proclamer comte de Corse et de Cinarca, à
-l’indignation des seigneurs de la Rocca et d’Istria qui arguaient que
-les <i>comtes</i> avaient toujours été choisis dans leurs maisons. L’Office
-encouragea leurs protestations et se montra à l’égard des partisans de
-Gian-Paolo, d’une excessive sévérité. Gian-Paolo se trouva bientôt
-isolé. Assiégé dans son château de Leca, il dut capituler, s’estimant
-heureux de pouvoir passer en Sardaigne avec sa famille.</p>
-
-<p>Mais il n’y séjourna pas longtemps; Rinuccio di Leca soupçonnant la
-Banque, dont jusque-là il avait été l’allié, de vouloir faire de lui ce
-qu’elle avait fait de Gian-Paolo, engagea ce dernier à revenir en Corse
-pour combattre avec lui. L’exilé ne se fit pas réitérer l’invitation; il
-leva une troupe de trois cents Sardes (1488), débarqua en Corse, et
-joignit son cousin.</p>
-
-<p>Dès que la Banque apprit ce soulèvement, elle envoya dans l’île Ambrogio
-di Negro, «homme de très grande astuce», et Rollandino Conte qui se
-firent battre complètement à Bocognano, mais la discorde s’étant glissée
-parmi les Leca, ceux-ci</p>
-
-<div class="figcenter" id="plt_VII" style="width: 446px;">
-<a href="images/illu-145.jpg">
-<img src="images/illu-145.jpg" width="446" height="600" alt="[Pas d'image disponible.]" /></a>
-<div class="caption">
-
-<p>Théodore Iᵉʳ, roi de Corse (d’après une attribution du <small>XVIII</small>ᵉ
-siècle).&#8212;Monnaies de Théodore Iᵉʳ (<i>Bibl. Nat. Cabinet des
-Médailles</i>).&#8212;Le Satyre corse, caricature allemande (d’après Le
-Glay, <i>Théodore de Neuhoff</i>, Paris et Monaco, 1907).</p>
-
-<p>
-PI. VII.&#8212;<span class="smcap">Corse.</span><br />
-</p>
-</div>
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page_105">{105}</a></span></p>
-
-<p class="nind">essuyèrent, le 29 mars 1489, une terrible défaite. Filippo di Fiesco,
-capitaine-général de l’armée génoise, avait été très lié avec Rinuccio
-di Leca: il en profita pour l’attirer dans un guet-apens, et l’envoya à
-Gênes où il fut jeté en prison et exécuté.</p>
-
-<p>Sous le gouverneur Gaspardo di Santo-Pietro (1489), tout insulaire
-soupçonné d’intelligences avec les rebelles était mis à mort ou exilé,
-et ses biens employés à constituer une caution; à ceux qui n’avaient
-rien et même aux chefs trop dangereux on prenait, selon l’usage, leurs
-fils ou leurs plus proches parents: c’était la garantie qu’ils ne
-porteraient pas les armes contre la république.</p>
-
-<p>Pour les moindres délits, des amendes étaient appliquées de la façon la
-plus arbitraire, les fonctionnaires avaient ordre de ne pas les ménager
-«d’abord, disent les instructions aux gouverneurs, parce qu’elles
-retiennent les Corses dans le devoir, ensuite parce qu’elles diminuent
-les dépenses que l’Office s’impose pour maintenir l’île en paix».</p>
-
-<p>Dès 1457, la Banque avait conçu le projet de construire une forteresse à
-Ajaccio. Les guerres contre les seigneurs de Leca firent apprécier
-l’utilité de cette construction. En mars 1489, Ambrogio di Negro
-écrivait aux Protecteurs: «Je rappelle à vos seigneuries que si elles
-veulent la paix, il faut dépeupler la région et peupler Ajaccio, y
-construire une forteresse et détruire complètement la race des Leca.»</p>
-
-<p>L’ancienne ville d’Ajaccio était située au fond du golfe sur le
-territoire de San-Giovanni. En 1486, l’Office décida que la ville
-jusqu’alors située sur un point insalubre, serait reconstruite à deux
-milles plus bas, sur la langue de terre qu’occupe aujourd’hui la
-citadelle. L’ingénieur chargé de tracer le plan de la cité, Paolo
-Mortara s’adjoignit pour diriger les travaux un Corse nommé Alfonso
-d’Ornano.<span class="pagenum"><a id="page_106">{106}</a></span> Le 2 mai 1492, ce dernier écrivit aux Protecteurs de
-San-Giorgio que les murailles de la ville étaient assez avancées pour
-«couper les jambes à toute espèce d’ennemis». On y envoya des colons
-liguriens et pendant longtemps le séjour n’en fut toléré qu’à un petit
-nombre de Corses privilégiés. Ce fut seulement en 1743, que disparurent
-entre les Ajacciens les distinctions d’origine.</p>
-
-<p>En 1500, Gian-Paolo de Leca retourna en Corse et souleva
-l’Au-delà-des-Monts; à son appel une partie même de la
-Terre-de-la-Commune prit les armes. Ambrogio di Negro, envoyé contre
-lui, fit alliance avec Rinuccio della Rocca et força Gian-Paolo à
-quitter l’île. Les Génois attachèrent tant de prix à cette victoire
-qu’ils élevèrent une statue à l’heureux général (1501).</p>
-
-<p>Un seul des Cinarchesi jouissait encore d’une certaine indépendance;
-c’était Rinuccio della Rocca; unique maître de sa seigneurie au
-détriment de frères incapables, il avait su se faire abandonner le fief
-d’Istria par ses seigneurs. Ennemi de Gian-Paolo, il avait été l’objet
-de faveurs diverses de la part de l’Office et s’était marié dans la
-famille génoise des Cattanei. Malheureusement pour Rinuccio, la Banque
-avait placé auprès de lui pour le surveiller un prêtre corse de moralité
-douteuse, Polino da Mela, qui lui servait de secrétaire. Les intrigues
-de ce dernier eurent pour résultat de faire révolter Rinuccio contre
-l’Office. Il prit les armes, mais, vaincu par Nicolò D’Oria à la
-Casinca, il dut abandonner ses domaines à la compagnie moyennant une
-rente annuelle dont il alla vivre à Gênes.</p>
-
-<p>Mais Rinuccio n’avait cédé qu’à la force. Dès qu’il le put, il quitta
-Gênes secrètement et excita de nouveaux soulèvements. Nicolò D’Oria le
-somma de déposer les armes et de quitter l’île, sous peine de<span class="pagenum"><a id="page_107">{107}</a></span> voir
-tomber les têtes de son fils et de son neveu, qui étaient ses
-prisonniers. La menace fut exécutée. Dès lors, la République n’épargna,
-contre la maison della Rocca, aucun crime, aucune perfidie: Giudice et
-Francesco della Rocca ses fils furent assassinés. Rinuccio passa en
-Sardaigne, puis en Espagne, où il sollicita des secours qui lui furent
-promis, mais qu’il ne reçut pas. Louis XII, maître de Gênes, apprit par
-les Cattanei la situation de ce brave capitaine; il lui dépêcha deux
-gentilshommes chargés de lui offrir de grands avantages (1507). Rinuccio
-se rendit à Gênes où les représentants du roi le reçurent avec
-distinction; mais les négociations n’aboutirent pas et la guerre
-recommença. Andrea D’Oria, qui devait acquérir plus tard une célébrité
-universelle, menaça Rinuccio de mettre à mort le dernier de ses fils,
-s’il ne déposait pas les armes. Traqué de toutes parts, le chef corse,
-après dix ans de lutte, succomba dans une embuscade que lui avaient
-tendue les descendants d’Antonio della Rocca, irréconciliables ennemis
-de Rinuccio qui les avait dépouillés de leurs seigneuries (1511).
-Gian-Paolo di Leca, qui n’avait pas renoncé à la guerre, vivait alors à
-Rome; il y mourut en 1515. La ruine de Gian-Paolo et de Rinuccio fut
-aussi celle du pouvoir féodal en Corse. Gênes ne permit pas aux maisons
-della Rocca et de Leca de se relever, les seigneurs d’Istria, d’Ornano
-et de Bozzi firent leur soumission et renoncèrent désormais à tout rôle
-politique.<span class="pagenum"><a id="page_108">{108}</a></span></p>
-
-<h2><a id="CHAPITRE_X"></a>X<br /><br />
-LA PREMIÈRE OCCUPATION FRANÇAISE</h2>
-
-<div class="blockquot"><p class="hang"><i>Henri II et la Corse.&#8212;Sampiero Corso.&#8212;État de la Corse au traité
-de Cateau-Cambrésis.&#8212;Rétrocession de l’Ile à la République de
-Gênes.&#8212;La fin de Sampiero.</i></p></div>
-
-<p>Né en 1498 à Bastelica, dans les montagnes sauvages qui s’étendent
-au-dessus d’Ajaccio, Sampiero Corso fit ses premières armes dans les
-<i>bandes noires</i> de Jean de Médicis. Il s’attacha ensuite à la fortune du
-cardinal Hippolyte de Médicis et, à la mort de celui-ci, entra au
-service de la France sous les auspices du cardinal du Bellay (1535).
-Déjà il avait acquis dans toute l’Europe la réputation d’un guerrier
-redoutable et valeureux. Après le traité de Crépy il revint en Corse où
-il épousa Vannina d’Ornano, héritière d’un des fiefs les plus importants
-de l’Au-delà-des-Monts. Au retour d’un voyage à Rome, il fut arrêté à
-Bastia par ordre du gouverneur de la Corse et il fallut l’intervention
-du roi de France pour lui faire rendre la liberté. De cette offense,
-Sampiero conserva un souvenir cruel. La guerre entre la France et
-Charles-Quint allait lui fournir l’occasion de se venger.</p>
-
-<p>Henri II était au plus fort de sa lutte contre l’empereur Charles-Quint,
-allié de Gênes, et il venait<span class="pagenum"><a id="page_109">{109}</a></span> de solliciter des Turcs l’envoi d’une
-flotte dans la Méditerranée occidentale. Aussi accueillit-il volontiers
-un projet qui lui permettait d’atteindre un double but: combattre
-l’empereur et la République de Gênes, obtenir dans la Méditerranée un
-point d’appui pour les flottes réunies de la France et de la Turquie.</p>
-
-<p>A la nouvelle de la prochaine arrivée de l’armée française, sous les
-ordres du baron de la Garde, et de la flotte turque, commandée par
-Dragut, l’Office s’empressa de renforcer les garnisons de Saint-Florent,
-de Bonifacio et de Calvi, d’envoyer dans l’île des munitions, de
-l’artillerie, des vivres et deux commissaires; mais la garnison de
-Bastia, prise de peur, se rendit, imitée bientôt par le seigneur da
-Mare, du Cap-Corse. Sampiero, réfugié dans le pays, excitait ses
-compatriotes à reconnaître le roi de France comme leur seigneur. Corte
-se rend à lui, pendant que de Thermes entre à Saint-Florent.</p>
-
-<p>Les insulaires paraissent «si naturellement français», déclare du
-Bellay, qu’on les pourrait conduire «par un filet à la bouche». Le 23
-août 1553, de Thermes prenait possession officielle de la Corse au nom
-du roi de France.</p>
-
-<p>Dans l’Au-delà-des-Monts, Sampiero partageait entre ses compagnons
-(appartenant pour la plupart à la famille d’Ornano) les territoires
-conquis et les chargeait d’organiser de nouvelles bandes. De son côté,
-Dragut s’emparait de Porto-Vecchio; Bonifacio, défendue énergiquement
-par un chevalier de Malte, Antoine de Canetto, fut livrée par trahison
-(1553). Le corsaire abandonna ensuite ses alliés; mais il fut remplacé
-par un exilé génois, Scipion Fieschi, qui amena aux Français quelques
-galères de Provence. Calvi seule, résistait encore.</p>
-
-<p>«Quant aux Génois, écrit le nonce du pape au<span class="pagenum"><a id="page_110">{110}</a></span> cardinal du Bellay, ils
-sont délibérés de dépenser tout ce qu’ils ont, jusqu’à leurs propres
-vies, sans y épargner leurs femmes et leurs enfants, au recouvrement de
-ladite île de Corsègue.» Charles-Quint s’était engagé à supporter la
-moitié des frais de la guerre. La Banque se décida aux plus grands
-sacrifices: on arma vingt-six galères, l’empereur fournit 12.000 hommes
-de pied et 500 cavaliers; le duc de Toscane, Cosme de Médicis, alors
-allié de Charles-Quint, envoya 3.000 soldats, auxquels s’ajoutèrent
-2.000 Milanais. Le vieil amiral, André Doria, reçut le commandement de
-toutes ces troupes le 10 novembre 1553. Il fit lever le siège de Calvi,
-s’empara de Bastia et vint bloquer Saint-Florent que défendait le mestre
-de camp Giordan Orsini (Jourdan des Ursins). Trente-trois galères
-françaises, portant les secours demandés par le maréchal de Thermes,
-durent rebrousser chemin, car la flotte de Doria fermait l’entrée du
-port, et la tempête les dispersa. Des Ursins se vit refuser une
-capitulation honorable; mais ses soldats se frayèrent un chemin sur des
-barques à la pointe de l’épée. Ce fait d’armes passa, en ce siècle
-guerrier, pour un des plus merveilleux qui ait jamais été exécuté:
-Brantôme et de Thou le narrent en y joignant les témoignages de la plus
-énergique admiration.</p>
-
-<p>Nous n’essaierons pas de raconter ici les événements de cette glorieuse
-guerre, qui dura presque sans interruption et avec des vicissitudes
-nombreuses jusqu’à la paix de Cateau-Cambrésis. Il suffira de savoir que
-les Français, alliés des Turcs, firent tout leur possible pour se
-maintenir dans l’île, tandis que l’Office dépensait des sommes énormes
-pour tenir en échec les Corses et leurs défenseurs. Après la trêve de
-Vaucelles, deux députés de la nation corse, Giacomo della Casabianca et
-Leonardo da<span class="pagenum"><a id="page_111">{111}</a></span> Corte, accompagnèrent Jourdan des Ursins auprès de Henri II
-à qui ils transmirent une série de requêtes.</p>
-
-<p>Le 17 septembre 1557, à la Consulte de Vescovato, tenue sous la
-présidence de Sampiero, des Ursins affirma que le roi venait de
-soustraire à jamais les Corses à la domination tyrannique de Gênes «et
-qu’il avait incorporé l’île à la couronne de France, en telle sorte
-qu’il ne pouvait abandonner les Corses sans abandonner sa propre
-couronne».</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>Le 3 avril 1559 fut signée la paix de Cateau-Cambrésis qui enlevait plus
-en un jour à la France «qu’on ne lui aurait ôté en cent ans de revers».
-L’opinion la plus répandue chez les Corses fut que le roi abandonnait
-une contrée qui ne lui était plus utile, la guerre étant terminée. «La
-vérité, dit M. Jacques Rombaldi, est que la reddition de la Corse à la
-République fut l’objet des disputes les plus vives entre les
-négociateurs du traité, que cette question faillit, à diverses reprises,
-amener la rupture des pourparlers et rallumer la guerre, et qu’enfin
-Henri II ne consentit à cet abandon qu’à la dernière extrémité.»</p>
-
-<p>Jourdan des Ursins, espérant peut-être que la paix ne serait pas
-définitive, tint le traité caché pendant quelque temps, mais bientôt, il
-reçut l’ordre de préparer son départ. Les chefs corses vinrent alors le
-trouver à Ajaccio «remontrant la fidélité qu’ils ont toujours maintenue
-pour la France, la ruine qu’avait apportée la guerre en leurs maisons,
-personnes et biens et demandant qu’il plût au roi de les garder envers
-et contre tous, sans jamais les rendre entre les mains des Génevois
-(sic); que si le roi cependant estimait que l’île était trop à charge à
-sa couronne, ils contribueraient à la<span class="pagenum"><a id="page_112">{112}</a></span> dépense pour le soulager en
-partie, ils se taxeraient eux-mêmes de payer le lieutenant général de Sa
-Majesté, la justice et les tours de garde et caps de la marine et, en
-outre feraient un tribut annuel pour payer au roi quelque somme
-d’argent, selon leur possibilité et pauvreté... Sire, dit plus loin
-Jourdan des Ursins, ce serait chose trop longue d’écrire à Votre
-Majesté, par le menu toutes les choses qu’ils me dirent, car pendant une
-grosse heure ce ne fut que pleurs et lamentations, vous disant en
-substance, Sire, que c’était la plus grande pitié du monde de les voir.»</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>Pendant que le sort de la Corse se discutait à Cateau-Cambrésis, un
-Génois estimait que le parti le plus sûr pour la République serait de
-laisser les Corses se gouverner eux-mêmes. «Ils ont pour nous,
-disait-il, une aversion aussi forte que justifiée. Nos officiers avec
-leurs désirs de justice, nos concitoyens en pratiquant l’usure, les ont
-véritablement provoqués à la révolte. Pour les empêcher de se révolter
-encore, ils font un nouveau système de gouvernement... Qu’ils soient
-donc maîtres chez eux et nous donnent des otages pour garantie de leur
-fidélité; qu’ils laissent Calvi entre nos mains et mettent à leur tête
-deux Génois à leur choix pour les gouverner. Chacun y trouvera
-profit<a id="FNanchor_C_3"></a><a href="#Footnote_C_3" class="fnanchor">[C]</a>.»</p>
-
-<p>Ces vues n’étaient pas celles de la République.</p>
-
-<p>Rentrer en possession de la Corse, y rétablir son autorité, lui
-paraissait essentiel: cela importait à la sécurité de son commerce.
-L’Office promit de n’inquiéter aucun Corse, il envoya deux commissaires:
-Andrea Imperiale et Pelegro Giusti<span class="pagenum"><a id="page_113">{113}</a></span>niani&#8212;qui donnèrent à tous de bonnes
-paroles, mais multiplièrent les actes de représailles. On procéda au
-désarmement; les gens qui allaient en voyage, pouvaient seuls porter une
-lance ou une épée. Ordre fut donné de démolir les châteaux, et un décret
-interdit de quitter le pays pour aller prendre du service à l’étranger.
-Une grande assemblée fut réunie, où les commissaires, présentant de faux
-états, réclamèrent des taxes doubles: on décida de les faire supporter
-par les riches. L’impôt consenti, restait à le percevoir: il fallait
-pour cela faire le recensement des feux et établir le cadastre.
-L’opération, indispensable après six années de guerre, fut conduite avec
-rapidité, et l’on devine toutes les vexations qu’elle put comporter: les
-propriétaires devaient déclarer les immeubles qu’ils possédaient, avec
-l’indication de leur nature, de leur étendue et des revenus qu’ils
-produisaient, tout cela sous peine d’amende.</p>
-
-<p>Quand on publia le rôle des taxes, ce fut bien autre chose. Le pays
-n’avait ni industrie ni commerce; les employés étant des étrangers,
-l’argent sortait des mains des contribuables sans jamais y retourner. Le
-sol produisait de l’orge et du blé; mais l’olivier n’était guère cultivé
-qu’en Balagne. On vendait à la moisson ce qui était nécessaire pour
-payer les dettes de l’année et pour ravitailler les places fortes. Or,
-les prix n’étaient pas élevés. En 1552, l’hémine (13 décalitres environ)
-coûtait à Ajaccio 4 livres 5 sous; l’orge, 2 livres. En 1569 (mauvaise
-récolte), l’hémine de blé se vendait en Balagne 6 livres 8 sous. En
-1570, à Saint-Florent, c’est-à-dire dans le Nebbio, le sac de blé
-coûtait 4 livres 15 sous. Il faudrait maintenant deux sacs de blé pour
-acquitter l’impôt, au lieu qu’autrefois deux boisseaux suffisaient. On
-se croyait plus que<span class="pagenum"><a id="page_114">{114}</a></span> jamais livré à l’avidité des usuriers étrangers,
-quelques-uns même entrevoyaient l’impossibilité de payer et le risque
-d’être expropriés. L’effervescence montait, et ce n’était pas la
-partialité que les commissaires montraient dans l’administration de la
-justice, qui pouvait la calmer.</p>
-
-<p>Pour augmenter le désarroi, les corsaires barbaresques venaient prélever
-dans l’île leur tribut d’esclaves. Depuis quarante ans qu’ils faisaient
-des descentes dans l’île, ils avaient ravagé les côtes, transformé les
-plaines en désert; ils s’avançaient maintenant dans l’intérieur, à la
-suite des populations qui s’y retiraient. Débarquant le soir, ils
-arrivaient par une marche de nuit jusqu’à des villages que la distance
-paraissait mettre hors de leurs atteintes: Sartène et Evisa avaient été
-mises à sac. Les commissaires voyaient la désolation et les ruines
-accumulées, ils enregistraient le nombre des malheureux conduits en
-captivité: 70 entre Ajaccio et Bonifacio, 30 dans le Fiumorbo, 25 aux
-Agriates, 20 à Campoloro. Mais leur affliction n’est qu’une formule de
-chancellerie, car ils persistent à exiger la démolition des tours et des
-châteaux, à interdire de porter des armes, sauf sur la côte. Algaiola
-obtint quatre fusils: deux ans après, il n’y avait plus que des ruines.
-Les Corses captifs à Alger étaient, dit-on, plus de 6.000. Le manque de
-sécurité suffisait à lui seul à éloigner les Corses d’un gouvernement
-qui ne protégeait pas ses sujets.</p>
-
-<p>Pour échapper aux impôts et aux corsaires il n’y avait qu’à quitter le
-pays et le mouvement d’émigration s’accentua: on trouve des Corses
-jusqu’en Écosse. En vain l’interdiction demeure: les Génois veulent que
-la Corse, mise en culture par ses habitants, pourvoie aux besoins de
-Gênes. Pour cette<span class="pagenum"><a id="page_115">{115}</a></span> seule raison, l’agriculture ne pouvait qu’être
-délaissée.</p>
-
-<p>Sur ces entrefaites, la République se substitue (1552) à la maison de
-Saint-Georges, «l’expérience ayant démontré, dit un important document
-conservé à la Bibliothèque Universitaire de Gênes, que les Protecteurs
-étaient trop occupés à l’administration des <i>Compere</i> pour songer aussi
-aux affaires politiques et militaires de la guerre». La cession eut lieu
-moyennant un subside annuel de 50.000 lires pour la Corse. Les
-ambassadeurs, envoyés à Gênes pour faire hommage aux nouveaux maîtres,
-exposent la détresse du pays en termes saisissants. «Beaucoup,
-disent-ils, n’ont plus qu’un souffle de vie. Ils sont réduits comme les
-bêtes à chercher leur nourriture dans les maquis et à vivre d’herbes et
-de racines.» Les larmes aux yeux, ils supplient qu’on diminue un impôt
-trop lourd pour leurs épaules, et ne craignent pas de dire que tout
-dépend de cela, «<i>importa il tutto</i>». Ils implorent en même temps une
-amnistie générale qui ramènera les hommes égarés, fera tomber les
-inimitiés, rétablira la liberté du travail et assurera la tranquillité
-publique.</p>
-
-<p>Le Sénat demeura sourd à ces prières. En refusant l’amnistie, il
-obligeait un grand nombre de Corses à persévérer dans la rébellion; en
-refusant d’alléger l’impôt, on attisait le mécontentement. Sampiero, qui
-n’avait cessé d’espérer contre tout espoir, allait en profiter.</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>Pendant quatre ans on le vit parcourir l’Europe, cherchant à intéresser
-quelque souverain à la cause de la Corse. Reçu par les cours de Navarre
-et de Florence avec beaucoup d’égard, il n’en obtint que des promesses.
-Il résolut de s’adresser<span class="pagenum"><a id="page_116">{116}</a></span> aux princes musulmans: on le trouve à Alger
-auprès de Barberousse, à Constantinople auprès de Soliman. En vain, tout
-semble l’abandonner. Sa femme elle-même veut quitter Marseille où elle
-était réfugiée, pour se rendre à Gênes. De rage, il l’étrangle de ses
-propres mains. C’est alors qu’il se rend à la cour de France et de Thou
-nous rapporte l’impression d’indignation qu’y produit «un homme aussi
-méchant». Il n’est point poursuivi, mais on ne lui accorde aucun
-secours. Le 12 juin 1564, il débarque dans le golfe de Valinco avec une
-petite troupe et se précipite en furieux sur Corte, qu’il emporte.</p>
-
-<p>Rien ne résiste à cet homme de 66 ans; ni les Corses hésitants, ni les
-Génois culbutés à Vescovato. Entre les Doria et Sampiero, la lutte prend
-un caractère d’horreur tragique: les prisonniers sont jetés aux chiens
-ou mutilés; les villages brûlent, à commencer par la maison de Sampiero
-à Bastelica. Pendant deux ans et demi, la Corse est un champ de carnage.
-Gênes n’a plus qu’une ressource: la trahison. Elle parvient à ses fins
-en se servant des frères d’Ornano, cousins de Vannina, gagnés, sous
-prétexte de venger leur parente, par l’espoir d’être mis en possession
-de ses biens. Entraîné dans une embuscade auprès de Cauro le 17 janvier
-1567, Sampiero est abattu par le capitaine Vittolo. «Dieu soit loué, dit
-le gouverneur Fornari dans sa lettre au Sénat de Gênes, ce matin j’ai
-fait mettre la tête du rebelle Sampiero sur une pique à la porte de la
-ville d’Ajaccio, et une jambe sur le bastion. Je n’ai pu réunir les
-restes du corps parce que les cavaliers et les soldats ont voulu en
-avoir chacun un morceau, pour mettre à leur lance en guise de trophée.»</p>
-
-<p>Sampiero a lutté jusqu’au bout pour la liberté corse. Apprécié de ses
-contemporains et du pape Clément VII, général habile que Paoli
-regrettera de<span class="pagenum"><a id="page_117">{117}</a></span> n’avoir pas à ses côtés, il fut «le plus Corse des
-Corses».</p>
-
-<p>Alphonse d’Ornano, fils de Sampiero, résista encore pendant deux ans et
-obtint de Georges Doria des conditions honorables. Il quitta son pays le
-1ᵉʳ avril 1569 pour former un régiment de Corses au service de Charles
-IX: il devait recevoir de Henri IV le bâton de maréchal de France et le
-commandement de la Guyenne; son fils aussi, Jean-Baptiste d’Ornano,
-devait être maréchal de France sous Louis XIII. En Corse, George Doria
-avait proclamé l’amnistie; mais il ne tarda pas à être rappelé, et ses
-successeurs, revêtus par Gênes d’un pouvoir sans bornes, considérèrent
-la Corse comme un domaine à exploiter jusqu’à l’épuisement.<span class="pagenum"><a id="page_118">{118}</a></span></p>
-
-<h2><a id="CHAPITRE_XI"></a>XI<br /><br />
-LA CORSE SOUS LA DOMINATION GÉNOISE</h2>
-
-<p>I) LES ROUAGES ADMINISTRATIFS<a id="FNanchor_D_4"></a><a href="#Footnote_D_4" class="fnanchor">[D]</a>.</p>
-
-<div class="blockquot"><p class="hang"><i>Les statuts de 1571. Le gouverneur et l’organisation judiciaire.
-Le Syndicat.&#8212;Les Corses éliminés de l’administration.</i></p></div>
-
-<p>Le 7 décembre 1571, le Sénat de Gênes promulgua un décret par lequel les
-statuts de 1357 qui régissaient l’île, revisés depuis 1559 par une
-commission composée de deux Corses et de trois Génois, seraient en
-vigueur à partir du 1ᵉʳ février 1572. Les insulaires avaient envoyé à
-Gênes le P. Antonio de Saint-Florent et Giovan-Antonio della Serra. Le
-gouvernement génois avait désigné de son côté Giovan-Battista Fiesco,
-Domenico Doria et Francesco Fornari. A la suite d’une demande qui lui
-fut adressée par l’orateur de Corse, le Sénat de Gênes, par décret du 8
-décembre 1573, ordonna une révision nouvelle des statuts et désigna pour
-la faire le gouverneur Giovan-Antonio Pallavicino, son vicaire
-Gio-Battista Gentile et Martilio Fiesco, auxquels il conseillait de
-demander l’avis de notaires, procurateurs, caporaux, gentilshommes de
-l’île. Cette revision, de nouveau promise en 1577, puis le<span class="pagenum"><a id="page_119">{119}</a></span> 19 février
-1588, ne fut jamais accomplie. Les statuts de 1571 furent donc appliqués
-en Corse d’une façon à peu près ininterrompue pendant toute la période
-génoise. Publiés en 1603 et plusieurs fois réimprimés, notamment à
-Bastia en 1694, les <i>Statuti civili e criminali dell’ isola di Corsica</i>
-furent traduits en français par Serval, avocat au Parlement, en 1769,
-c’est-à-dire lors de la réunion à la France et sur le désir exprimé par
-Mᵍʳ Chardon, premier président du Conseil supérieur de Corse: rien ne
-prouve mieux la force légale que l’on continuait à leur reconnaître. Les
-Corses étaient jaloux de leur corps de lois; comme, en 1770, une
-ordonnance royale leur avait fait croire que le gouvernement français
-voulait en décider l’abrogation, une assemblée insulaire, sur la
-proposition d’Abbatucci, en réclama avec force le maintien.</p>
-
-<p>D’après ce code, le gouverneur général jouissait d’un pouvoir sans
-bornes. Là où il était, cessait toute autorité. Seul il possédait en
-Corse le droit <i>della spada</i> ou <i>di sangue</i>, c’est-à-dire qu’il avait
-pleins pouvoirs pour juger toutes les causes criminelles. Il pouvait
-condamner à la corde, aux galères, au pilori, au fouet, sans aucune
-formalité ni preuve juridique, mais <i>ex informata conscientia</i>; il
-prononçait seul sur ce qui intéressait le commerce et accordait à son
-gré ou refusait tout droit d’importation ou d’exportation; il disposait
-enfin des revenus publics et n’était obligé de rendre des comptes qu’en
-retournant à Gênes à l’expiration de son commandement.</p>
-
-<p>Le gouverneur résidait à Bastia. Il avait, au début du <small>XVIII</small>ᵉ siècle, du
-temps de Morati,&#8212;l’auteur de la <i>Prattica manuale</i>,&#8212;un traitement de
-1.000 écus d’argent et, de plus, 25 pour 100 des condamnations
-recouvrées et 500 écus d’argent pour la tournée<span class="pagenum"><a id="page_120">{120}</a></span> qu’il devait faire dans
-l’île. Il avait droit aussi, périodiquement, à certaines prestations en
-nature de la part de ses administrés.</p>
-
-<p>Il était assisté de nombreux fonctionnaires: le vicaire (il y en eut
-deux, à partir du <small>XVIII</small>ᵉ siècle, s’occupant chaque année à tour de rôle
-du civil et du criminel; le vicaire au criminel avait la préséance sur
-l’autre, remplaçait le gouverneur empêché; l’un et l’autre touchaient le
-même traitement de 2.000 lires);&#8212;le chancelier qui, au début du <small>XVIII</small>ᵉ
-siècle, payait sa charge 7.600 lires par an, fonction lucrative et
-recherchée;&#8212;le sous-chancelier, désigné, avec approbation du
-gouverneur, par le chancelier (25 lires par mois);&#8212;le trésorier, qui
-était en général noble; il était chargé d’encaisser les deniers publics
-et de payer les fonctionnaires; son salaire fixe était de 800 lires par
-an; il avait droit aussi à une certaine part dans la quantité d’huile
-que la Balagne, en vertu d’un décret de 1646, fournissait à la
-République;&#8212;le seigneur «<i>fiscale</i>», choisi également, en principe,
-dans la noblesse et parmi les docteurs en droit; chargé de mettre en
-mouvement l’action publique, il bénéficiait de la moitié des
-condamnations pécuniaires prononcées en matière pénale, à charge par lui
-de payer 50 lires par mois à la Chambre; le fiscal, de même que le
-trésorier, avait le titre de «magnifique»;&#8212;le syndic de la Chambre
-ayant pour mission de faire rentrer les impôts et de tenir un compte
-exact des débiteurs;&#8212;un chapelain;&#8212;un secrétaire et un
-sous-secrétaire, fonctions créées seulement à la fin du <small>XVII</small>ᵉ
-siècle;&#8212;un maître des cérémonies, dont la charge fut établie en 1671 et
-à qui, à partir de 1690, le gouverneur prit l’habitude de déléguer
-certaines affaires en matière ecclésiastique;&#8212;des individus en nombre
-variable (80, 100, 140) portant le nom de</p>
-
-<div class="figcenter" id="plt_VIII" style="width: 442px;">
-<a href="images/illu-163.jpg">
-<img src="images/illu-163.jpg" width="442" height="600" alt="[Pas d'image disponible.]" /></a>
-<div class="caption"><p>Corte: Maison Gaffori.&#8212;<i>Ibid.</i>: Statue de Paoli.</p>
-
-<p>Calvi: la Citadelle. (<i>Sites et Monuments du T. C. F.</i>)</p>
-
-<p>Pl. VIII.&#8212;<span class="smcap">Corse.</span></p></div>
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page_121">{121}</a></span></p>
-
-<p><i>famegli</i>, sous la direction d’un capitaine ou <i>bargello</i>, ayant pour
-mission d’exécuter les ordres que le gouverneur ou ses vicaires
-pouvaient donner pour l’administration de la justice;&#8212;le gardien des
-prisons ou <i>castellano</i>;&#8212;l’archiviste, préposé à la garde des archives
-du gouvernement et notamment du «Livre rouge», le <i>Libro rosso</i>, où se
-trouvaient enregistrés tous les ordres et décrets de la Sérénissime
-République depuis 1471;&#8212;un avocat, enfin, chargé de défendre les
-pauvres sans exiger d’eux aucune indemnité, <i>non vi e altra mercede a
-detto avocato che quella che la divina pietà e misericordia li
-contribuirà nell’ altra vita</i>.</p>
-
-<p>La justice était rendue en Corse par le gouverneur et par d’autres
-fonctionnaires, dont le nombre varia suivant les époques, et qui
-portaient le titre de commissaire ou de lieutenant. En vertu d’un décret
-des sérénissimes collèges de Gênes du 6 juin 1570, ils étaient élus par
-ces collèges aux deux tiers des voix; un décret de 1584 porta cette
-quotité aux quatre cinquièmes. Leur fonction était temporaire: ils
-étaient d’abord élus pour un an seulement; puis un décret du 12 novembre
-1571 déclara que les élections des gouverneurs et magistrats quelconques
-se feraient tous les dix-huit mois et auraient respectivement lieu à la
-fin de février ou d’août. Les titulaires de ces charges ne pouvaient
-posséder à nouveau aucune d’elles qu’après trois ans d’interruption.</p>
-
-<p>Tel était le droit commun; mais un certain nombre de villes jouissaient
-de privilèges spéciaux. Bonifacio avait eu, dès le <small>XIV</small>ᵉ siècle, un
-«podestat» qui était envoyé par Gênes, mais qui devait, dans son
-administration, observer les statuts de la cité; dans les jugements
-qu’il rendait, il était nécessairement assisté des «caissiers»:<span class="pagenum"><a id="page_122">{122}</a></span>
-ceux-ci, élus par les habitants mêmes de Bonifacio, étaient en outre
-chargés de poursuivre le recouvrement des condamnations prononcées par
-le podestat et de gérer les biens de la commune. Il y avait plusieurs
-juridictions d’exception en matière civile ou commerciale. Nous nous
-bornerons à citer celle des <i>campari</i> et celle des <i>censori</i> ou
-<i>ministrali</i>. Les <i>campari</i> étaient compétents en matière de vols et
-dommages champêtres. Quant aux <i>censori</i> ou <i>ministrali</i>, au nombre de
-deux, élus tous les six mois, leur juridiction s’étendait aux affaires
-de commerce: ils avaient des pouvoirs de réglementation notamment pour
-la pêche, pour la vente du vin, pour celle du pain dont ils
-déterminaient eux-mêmes le prix.&#8212;Les Calvais également pouvaient
-concourir dans une certaine mesure à l’administration de la justice: le
-commissaire que la République envoyait à Calvi était assisté, en matière
-civile, de trois «consuls» tirés au sort périodiquement (tous les six
-mois, puis tous les trois mois) dans une liste&#8212;un <i>bussolo</i>&#8212;de
-trente-six membres élus par les Calvais eux-mêmes. Le tribunal n’était
-composé de la sorte que pour les procès entre Calvais, et même les
-consuls jugeaient seuls et sans l’assistance du commissaire les procès
-champêtres; pour les causes dans lesquelles intervenaient des gens
-étrangers à Calvi, le commissaire jugeait seul.&#8212;Sᵗ-Florent jusqu’au
-début du <small>XVII</small>ᵉ siècle, Bastia de 1584 à 1645 eurent également des
-faveurs spéciales.</p>
-
-<p>D’autre part les seigneurs feudataires qui existaient en Corse avaient
-le droit, dont ils usaient en pratique, de publier des règlements qui
-étaient appliqués dans leurs seigneuries. On a conservé&#8212;et publié&#8212;les
-statuts des seigneurs de Nonza, Brando et Canari. Il est probable que
-des statuts de ce genre furent promulgués par les autres sei<span class="pagenum"><a id="page_123">{123}</a></span>gneurs du
-Cap, notamment par les da Mare, et dans l’Au-delà-des-monts, par les
-seigneurs d’Istria, de Bozio et d’Ornano. Il y avait aussi des tribunaux
-en matière ecclésiastique, cinq à l’époque de Morati: Bastia, Aleria,
-Ajaccio, Nebbio, Sagone.</p>
-
-<p>L’organisation judiciaire en Corse comprenait enfin une sorte de
-tribunal suprême à fonctions diverses et qui portait le nom de
-<i>Syndicat</i>, les membres qui en faisaient partie étant les «syndics». Ce
-Syndicat ne fut pas toujours composé de la même façon: il y eut d’abord
-des insulaires, élus par leurs compatriotes, et des Génois, désignés par
-le gouvernement de la République. Deux citoyens génois se réunissaient,
-pour former le Syndicat de l’En-deçà-des-monts, à six Corses élus à
-raison de deux par <i>terziero</i>; leur compétence s’étendait aux
-juridictions de Bastia, Corte et Aleria; l’opinion des deux Génois
-valait autant que celle des six Corses réunis. Dans l’Au-delà-des-monts
-on élisait de même six insulaires qui formaient, avec les deux Génois,
-le Syndicat pour les juridictions d’Ajaccio, Vico et Sartène. La
-Balagne, Calvi et Bonifacio élisaient aussi des délégués, qui formaient
-le Syndicat, en compagnie des deux Génois, pour chacun de ces
-territoires. Cette organisation, qui résulte d’un décret du 27 janvier
-1573, ne subsista pas durant toute la période génoise; on ne tarda pas à
-supprimer les syndics insulaires, de sorte que bientôt les représentants
-de Gênes purent seuls faire partie du Syndicat.</p>
-
-<p>Le Syndicat avait d’abord un pouvoir de juridiction civile. Les causes
-susceptibles d’appel pouvaient être déférées en général, au choix de
-l’appelant, devant le gouverneur, le gouvernement génois ou le Syndicat.
-Dans ce dernier cas, le Syndicat était une véritable cour de justice
-tenue, comme<span class="pagenum"><a id="page_124">{124}</a></span> les autres magistrats, à l’observation des statuts. Mais
-sa principale fonction consistait à surveiller la conduite des
-différents fonctionnaires de l’île, qu’ils aient été élus par les Corses
-ou nommés par la République. Les syndics, qui venaient en Corse tous les
-ans et n’y faisaient que des tournées, recevaient les plaintes que les
-particuliers pouvaient avoir à formuler contre tel ou tel
-administrateur, ils statuaient en dernier ressort sur les réclamations
-qui leur étaient ainsi adressées et, s’ils les reconnaissaient fondées,
-ils avaient le pouvoir de prononcer contre le coupable les peines qu’ils
-jugeaient convenables et qui consistaient le plus souvent, soit en une
-amende, soit en la privation temporaire ou même définitive de son
-office. Les commissaires syndics recevaient ensemble une indemnité qu’un
-décret du 28 avril 1710 fixa à 1.770 lires. Au surplus, rien de
-particulièrement original: l’institution du Syndicat, qui n’a point
-d’analogue dans notre droit français, se retrouve à Gênes et en d’autres
-régions italiennes.</p>
-
-<p>Un tel régime n’apparaît vraiment pas comme «un régime de compression et
-d’absolutisme». Le Conseil des Douze était également une garantie contre
-l’arbitraire administratif, puisque ses membres étaient élus par les
-procurateurs ou députés de chaque piève: les douze mandataires de
-l’En-deça-des-monts, auxquels se joignaient les six de l’Au-delà,
-avaient par leur «orateur» résidant à Gênes, un contact permanent avec
-le gouvernement génois; mais ils ne pouvaient émettre que des vœux et
-les seules attributions que la République ligurienne eût consenti à leur
-laisser, étaient relatives aux travaux publics.</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>Malgré le pouvoir illimité dont était armé le gou<span class="pagenum"><a id="page_125">{125}</a></span>verneur, l’observation
-des statuts pouvait garantir une tranquillité relative. Mais les
-institutions valent ce que valent les hommes chargés de les appliquer.
-Or les fonctionnaires que Gênes envoie en Corse ne sont pas choisis
-parmi les plus dignes. Ce sont, pour la plupart, des gentilshommes
-ruinés que leur incapacité éloigne des grands postes de la République.
-Ils vont dans l’île refaire leur fortune. Tout pour eux devient une
-marchandise: privilèges, brevets d’officiers, droits de port d’armes,
-justice, permis d’importation, même les lettres de grâce acquises
-quelquefois par un individu <i>en prévision du crime qu’il n’a pas encore
-commis</i>. Tous les textes contemporains mentionnent les vexations sans
-nombre pratiquées par les fonctionnaires génois, l’usage excessif du
-droit exorbitant accordé au gouverneur de condamner <i>ex informata
-conscientia</i>, l’augmentation croissante des taxes dont on grevait sans
-cesse l’île, le favoritisme effréné, l’altération sans scrupule des
-tarifs, la longueur des procès et surtout l’arbitraire odieux et la
-partialité évidente qui osaient s’étaler au grand jour. Le <i>Libro rosso</i>
-mentionne presque à chaque page les réclamations des Douze et de
-l’orateur, les requêtes adressées par les élus de l’île au gouvernement
-génois afin de mettre un terme aux exactions et aux injustices
-révoltantes commises dans l’île par les délégués de la République. Le
-renouvellement, la fréquence même de ces plaintes sont une preuve du peu
-de cas que la métropole en faisait.</p>
-
-<p>D’ailleurs les insulaires sont, par une violation constante des statuts,
-progressivement éliminés de toute l’administration. Dès 1581, un décret
-pris par le gouverneur Andréa Cataneo, interdit les fonctions de garde à
-tout individu né, marié, ou habitant<span class="pagenum"><a id="page_126">{126}</a></span> en Corse. D’après un décret de
-1585, promulgué par Cataneo Marini, aucun Corse ne peut exercer de
-fonctions judiciaires dans le lieu où il est né, dans celui où il a sa
-femme et dans tous ceux où il a des parents de nationalité corse
-jusqu’au quatrième degré. En 1588, Lorenzo Negroni déclare tout Corse
-impropre à exercer les fonctions de notaire ou de greffier. Enfin un
-arrêt de 1612 empêche tout insulaire d’exercer une fonction, même
-infime, dans le lieu de sa naissance. Le même arrêt révoque les
-privilèges des grandes villes, qui fournissaient elles-mêmes leur
-capitaine de la milice. Deux ans après, le Sénat décide que les «Douze»
-n’enverront plus à Gênes l’orateur chargé de la défense de leurs
-intérêts. De nouveaux décrets excluent les Corses des charges de
-collecteurs (1624) et des offices de vicaires et d’auditeurs (1634).</p>
-
-<p>Notons enfin que Gênes ne se préoccupe vraiment que des villes,
-n’admettant les Corses dans l’administration municipale que s’ils
-renoncent à la qualité de Corses: dans ces conditions seulement Gênes
-permet aux <i>Magnifici anziani</i> d’Ajaccio de s’intéresser au
-développement de la cité. De la campagne, au contraire, où se réfugient
-les mécontents et les rebelles, on ne se préoccupe pas. De là la haine
-que les populations voisines d’Ajaccio (Tavera, Bocagnano et Bastelica
-notamment) nourrissent contre la ville privilégiée; de là des guerres
-d’embuscades. Ce n’est pas des villes que viendra le sursaut de révolte
-et l’origine du soulèvement.<span class="pagenum"><a id="page_127">{127}</a></span></p>
-
-<h2><a id="CHAPITRE_XII"></a>XII<br /><br />
-LA CORSE SOUS LA DOMINATION GÉNOISE</h2>
-
-<p>2) LA VIE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE<a id="FNanchor_E_5"></a><a href="#Footnote_E_5" class="fnanchor">[E]</a></p>
-
-<div class="blockquot"><p class="hang"><i>La police des marchés et la Composta d’Ajaccio.&#8212;Les incursions
-des Barbaresques.&#8212;La question du port d’armes et les origines de
-la vendetta.&#8212;Désorganisation sociale: une mission ecclésiastique
-dans le Niolo.&#8212;Disparition de la féodalité.</i></p></div>
-
-<p>«La Corse est naturellement fertile et avantageusement située pour le
-commerce. Les Génois n’y encouragèrent ni les arts ni l’agriculture.
-Nulle fabrique, nulle manufacture n’y fut établie; le commerce y fut
-aussi peu protégé, s’il n’y fut pas absolument prohibé.» Pommereul, qui
-parle ainsi en 1779, est suspect comme «philosophe» hostile à ce qu’il
-appelle «l’esprit mercantile». Certes, le système colonial des Génois,
-envisage uniquement l’intérêt de la métropole: les Corses, obligés de
-garder leurs denrées ou de les livrer à vil prix, se désaccoutumèrent du
-travail des champs. «Le particulier qui retira de la terre les fruits et
-le blé nécessaires à sa simple subsistance et à celle de sa famille, qui
-put tondre quelques moutons et se faire filer de leur laine par sa femme
-ou ses filles un vêtement grossier, fut aussi riche que celui qui,<span class="pagenum"><a id="page_128">{128}</a></span>
-possédant inutilement de beaucoup plus grands territoires, n’en put
-également mettre en valeur que ce qui était suffisant pour lui procurer
-la simple nourriture.»</p>
-
-<p>Mais il faut distinguer la ville, colonie génoise qu’il est nécessaire
-d’approvisionner régulièrement, et la campagne, ou l’indigène se réfugie
-farouche. A Ajaccio, par exemple, des magistrats chargés de veiller à la
-police des marchés sont élus annuellement par le Conseil des Anciens,
-parmi les citoyens notables de la ville: ce sont les <i>Spectabili
-ministrali</i>. Les noms de Francesco Cuneo, Leca, Colonna, Orto, Rossi,
-Oberti, Bonaparte, Martinenghi, Peraldi, Paravicino, etc., figurent dans
-la longue liste des <i>Spectabili ministrali</i>. Ces magistrats étaient
-chargés d’arrêter la <i>meta</i> (mercuriale) suivant les saisons et la
-nature des denrées, ils s’opposaient à l’accaparement des vivres,
-tenaient la main à ce que la ville fût constamment approvisionnée,
-ordonnaient des recensements et ne permettaient l’exportation des
-vivres, du vin et de l’huile qu’après s’être assurés que l’alimentation
-de la ville n’aurait pas à en souffrir. Aux <small>XVI</small>ᵉ et <small>XVII</small>ᵉ siècles,
-Ajaccio et l’Au-delà-des-monts produisaient peu d’huile et de vin; on
-était obligé d’en tirer de la Balagne, et d’ailleurs, en employant la
-voie de mer. Il est bon d’ajouter qu’à cette époque la campagne
-d’Ajaccio n’était pas mise en culture: elle avait l’aspect d’un désert,
-parsemé de quelques petites oasis. Pour la rendre productive, on doit
-faire des concessions de terre à ceux qui prennent l’engagement de les
-mettre en culture dans un délai déterminé. Ces concessions de terres
-remontent à 1639; les demandes devinrent générales pendant la période
-1639-1670.</p>
-
-<p>En été, au moment des fortes chaleurs, le Conseil<span class="pagenum"><a id="page_129">{129}</a></span> des Anciens avait la
-sage prévoyance de faire approvisionner la ville de neiges: c’était le
-moyen de rendre buvable l’eau saumâtre des puits de la cité. La
-fourniture des neiges était l’objet d’un contrat passé par devant
-notaire, en présence du commissaire génois, concédant aux seules
-personnes qui en étaient chargées le droit exclusif d’introduire les
-neiges en ville pendant l’été.</p>
-
-<p>La <i>Composta</i> était une assemblée des notables commerçants de la ville,
-qui fixait annuellement le prix des denrées pour servir de base aux
-paiements à faire en nature. Elle était consultée par le gouvernement
-pour tout ce qui intéressait le commerce de la cité; elle avait le droit
-de présenter des observations et d’émettre des vœux. C’était une sorte
-de Chambre de Commerce.</p>
-
-<p>L’orateur de l’Au-delà des monts ayant demandé au Sénat de Gênes (4
-avril 1584) de décider que, pendant deux années, les marchands d’Ajaccio
-ne pourraient plus vendre à crédit, à l’exception des blés et autres
-denrées, et, en outre, d’accorder aux débiteurs de ces mêmes négociants
-un délai de deux années pour se libérer, Gio-Battista Baciocchi,
-procureur de la <i>Composta</i>, répondant au nom de celle-ci, déclara que
-les marchands d’Ajaccio accordaient un délai de deux années à leurs
-débiteurs, mais qu’ils ne pouvaient pas admettre qu’il leur fût défendu
-de vendre à crédit pendant ce même laps de temps. Il revendiqua pour les
-marchands de la ville la liberté de vendre aussi bien à crédit qu’au
-comptant, en ajoutant qu’une pareille prohibition était contraire aux
-lois civiles et canoniques et à l’usage admis chez tous les peuples de
-commercer librement. Les marchands d’Ajaccio possédaient dès le <small>XVI</small>ᵉ
-siècle une notion exacte de leurs droits, qu’ils savaient au besoin
-revendiquer avec fierté.<span class="pagenum"><a id="page_130">{130}</a></span></p>
-
-<p>La vie économique demeurait pourtant singulièrement trouble. L’audace
-des corsaires barbaresques était telle qu’on les vit, en novembre 1582,
-venir jeter la terreur et l’épouvante jusque sous les murs d’Ajaccio. La
-nouvelle se répandit en ville qu’ils venaient d’enlever dix habitants de
-Bastelica dans la plaine de Campo di Loro. Aussitôt Jérôme
-Roccatagliata, chargé de la garde des marines, sortit d’Ajaccio avec sa
-compagnie à cheval pour marcher à leur rencontre. De courageux habitants
-de la ville, ayant à leur tête Niccolo Baggioco et Martino Punta, se
-joignirent à lui et atteignirent les infidèles à Porto Pollo le 19
-novembre 1582. Après un vif engagement, les Barbaresques furent défaits
-en laissant sur le terrain vingt des leurs; on leur fit dix-neuf
-prisonniers. Martino Punta reçut un coup d’arquebuse qui lui enleva le
-pouce de la main droite.</p>
-
-<p>Episode que la tradition a popularisé! Mille autres pourraient être
-cités: sans cesse les plages de Corse sont visitées par les corsaires
-barbaresques, qui pillent les campagnes et enlèvent des captifs. Les 85
-tours, bâties sur le littoral par ordre du gouvernement de Gênes pour
-signaler aux populations l’approche des corsaires, ne suffisaient pas
-toujours à les préserver de leurs atteintes.</p>
-
-<p>Ces tours sont nombreuses. De la mer, en longeant les côtes, on les voit
-dans leur fauve isolement, sur les pointes les plus périlleuses. Elles
-accentuent encore la désolation des rocs, des arbustes qui semblent
-incrustés, des escarpements inaccessibles qu’elles commandent. Parfois,
-au contraire, elles se parent des charmes d’un promontoire harmonieux et
-d’une baie caressante. Ainsi nous apparaissent les tours du littoral
-d’Ajaccio: celles de Capitello, construite en 1553, de l’Isolella
-(1596),<span class="pagenum"><a id="page_131">{131}</a></span> de la Castagna (1580), de Capo di Muro (1584), de la Parata
-(1608), des Sanguinaires (1550). Dès l’apparition des voiles hostiles à
-l’horizon, les laboureurs, les bergers des rivages accouraient vers la
-tour la plus proche: ils y trouvaient des vivres et des armes. Aussitôt
-on allumait un grand feu au sommet de la tour. C’était le signal convenu
-qui se multipliait de cime en cime. Les cabanes, les villages, les cités
-étaient ainsi prévenus de l’arrivée des ennemis. Puis tout s’éteignait.
-La tour s’enveloppait de silence pour se réveiller quand l’ennemi
-débarquait.</p>
-
-<p>De temps en temps il y avait entre les pirates et les Corses des
-échanges ou des rachats mutuels d’esclaves. C’est ainsi que, le 14 août
-1597, quatre galères turques, commandées par Moretto Rais, après avoir
-fait comprendre par leurs signaux que leur arrivée était pacifique,
-allèrent jeter l’ancre dans l’anse de Ficajola et proposèrent aux
-Bastiais de racheter un certain nombre d’esclaves corses.</p>
-
-<p>En 1584, noble Pasquale Pozzo di Borgo, orateur de l’Au-delà des monts,
-est envoyé à Gênes pour signaler au Sénat les déprédations des
-infidèles, dont les nombreux rapts, disait-il, amèneront infailliblement
-le dépeuplement du pays. Il supplie la République de prendre des mesures
-efficaces, afin d’éloigner les Barbaresques des plages d’Ajaccio et de
-la province de l’Au-delà des monts. A défaut, ajoutait-il, ce qui reste
-encore de population ne tardera pas à être réduit en esclavage, au grand
-détriment du corps et de l’âme. Déjà les Barbaresques pénétraient dans
-l’intérieur du pays, jusqu’à 15 et 18 milles. Pozzo di Borgo proposait
-d’augmenter la prime de capture, qui était de 70 lires par infidèle
-capturé les armes à la main et de 13 pour un prisonnier fait <i>alla
-stracqua</i>, c’est-à-dire trouvé<span class="pagenum"><a id="page_132">{132}</a></span> sur le rivage où la tempête avait pu le
-jeter: elle fut portée respectivement à 100 et à 50 lires, et le Sénat
-accorda 30 lires pour tout Turc tué pendant le combat.</p>
-
-<p>Un autre remède avait été proposé trois ans auparavant par Giovanni da
-Salo, citoyen d’Ajaccio, orateur pour l’Au-delà des monts: il avait
-demandé (5 janvier 1581) des permis de port d’armes afin de se défendre
-non pas seulement contre les Barbaresques mais contre les ours (dont la
-présence est ainsi attestée dans la Corse du <small>XVI</small>ᵉ siècle).</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>Les armes sont nécessaires aux Corses pour leur sécurité personnelle et
-pour la défense même de l’île contre les pillages des Barbaresques; mais
-on ne délivrera le permis que moyennant finances, on monnaiera cet
-indispensable privilège, on en fera une mesure fiscale, un procédé de
-vexation. On verra des gouverneurs vendre des ports d’armes, ordonner
-ensuite un désarmement général, revendre les armes confisquées: le même
-fusil, dit-on, fut vendu jusqu’à sept fois. Mais dans cette complication
-même, le problème est trop simple, car de ces armes les Corses
-commencent à faire un mauvais usage, s’il est vrai qu’il faille noter
-ici l’origine de la <i>vendetta</i>. Les Génois semblent fondés à défendre
-les armes à feu; mais la seule cause de la vendetta fut l’absence
-absolue de justice sous leur gouvernement.</p>
-
-<p>«Dès qu’un homicide se commettait, est-il dit dans <i>la Justification de
-la révolution de la Corse</i>&#8212;ouvrage au titre caractéristique, que les
-Génois eux-mêmes ne réfutèrent que faiblement,&#8212;les parents du mort
-recouraient à la justice contre l’assassin; les parents de l’assassin
-accouraient pour empêcher l’action de la justice. Il y avait entre les<span class="pagenum"><a id="page_133">{133}</a></span>
-parties une première lutte devant le greffier pour en obtenir un
-procès-verbal favorable; une seconde devant le juge qui émettait son
-avis; une troisième devant le gouverneur, de qui émanait la sentence. Si
-les parties avaient quelques moyens pécuniaires, on profitait de
-l’occasion pour faire une moisson abondante: les plus offrants gagnaient
-toujours leur procès; mais si c’étaient les parents du mort, on ne
-condamnait l’assassin qu’à une peine légère, et simplement pour leur
-donner une sorte de satisfaction, tandis que, si c’étaient les parents
-du meurtrier, le meurtrier lui-même était exempté de toute peine
-afflictive ou infamante... Que si les assassins étaient pauvres, alors,
-pour faire parade d’une justice incorruptible, ils étaient condamnés au
-bannissement; mais bientôt, pour une pièce de 80 francs (genovina), on
-accordait un sauf-conduit de six mois, même aux bannis pour peine
-capitale, avec permis de port d’armes, afin que, pouvant parcourir l’île
-en toute sécurité, ils fussent non seulement en état de se défendre
-contre leurs ennemis, mais même de commettre de nouveaux attentats.
-Quelquefois on les faisait embarquer pour Gênes où, admis au service de
-la République, ils étaient élevés à des grades honorables, et même à
-celui de colonel. Enfin, au bout de peu d’années, tous les bannis,
-absous par des grâces générales ou particulières, retournaient chez eux
-d’un air de triomphe et plus insolents que jamais.»</p>
-
-<p>Effrayés des crimes et des délits de tout ordre qui restaient impunis,
-les Corses eux-mêmes s’indignaient et réclamaient une répression sévère.</p>
-
-<p>«En Corse, dit un chroniqueur, il y a des voleurs publics, de faux
-témoins, des notaires faussaires, des malfaiteurs de toute sorte. Les
-maux de cette île se sont multipliés tellement que, de même que<span class="pagenum"><a id="page_134">{134}</a></span> le mal
-français se soigne par le vif argent, il faudrait employer contre cet
-état de choses les moyens les plus violents.»</p>
-
-<p>Mais Gênes n’agissait pas, sinon pour augmenter les taxes et tirer
-profit de la misère, matérielle ou morale, où l’île commençait de
-sombrer. Aussi les Corses, dans la méfiance grandissante vis-à-vis de la
-justice, prirent-ils décidément l’habitude de recourir à l’acte
-personnel et de venger eux-mêmes l’injure qui leur était faite. Le
-nombre des crimes commis pendant cette douloureuse période est presque
-incroyable: on relève sur les registres de la République, en l’espace de
-32 ans (de 1683 à 1715), 28.715 meurtres.</p>
-
-<p>En 1714, un Jésuite, le P. Murati, député à Gênes par les Douze, obtint
-qu’il ne serait plus délivré aucun port d’armes, à condition qu’une
-redevance de deux <i>seini</i> (0 fr. 40) par feu indemniserait la République
-du tort que lui causait la suppression des patentes. Le nouveau
-gouverneur Pallavicini, chargé d’opérer le désarmement, ne rencontra
-dans sa tâche aucun obstacle, et la police de l’île parut prendre une
-voie meilleure. Malheureusement, de toutes les mesures prises, une seule
-survécut: l’impôt auquel les insulaires s’étaient eux-mêmes soumis.</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>Ce n’est pas que les magistrats de Gênes n’aient rien tenté pour
-l’amélioration économique et sociale de la Corse. Ils avaient donné tout
-leur appui au Barnabite milanais Alexandre Sauli, qui fut évêque
-d’Aleria de 1570 à 1591 et qui mérita le titre d’«apôtre de la Corse»;
-mais un demi-siècle avait passé et tout devait être repris à pied
-d’œuvre. En 1652, alarmés par l’impiété et le relâchement des mœurs de
-leurs indomptables sujets, les Génois demandè<span class="pagenum"><a id="page_135">{135}</a></span>rent à saint Vincent de
-Paul quelques prêtres de sa Congrégation pour aller prêcher des missions
-dans l’île, afin de ramener au bercail les brebis égarées. «Monsieur
-Vincent» fit droit à cette requête: il envoya sept missionnaires; le
-cardinal Durazzo, archevêque de Gênes, leur adjoignit quatre
-ecclésiastiques et quatre religieux. Les quinze représentants de
-l’orthodoxie prêchèrent des missions en différents endroits, à Aleria, à
-Corte, dans le Niolo.</p>
-
-<p>Le rapport adressé par les missionnaires à saint Vincent de Paul nous
-apprend qu’à Aleria régnait le plus grand désordre, non pas à cause du
-manque de directeurs spirituels, mais au contraire parce qu’il y en
-avait trop. Le siège épiscopal, il est vrai, était vacant; mais il y
-avait deux vicaires généraux, dont l’un était nommé par la Congrégation
-de la Propagation de la Foi et l’autre par le Chapitre de l’Église
-cathédrale. Ces deux vicaires généraux se faisaient la guerre: «L’un
-défaisait ce que l’autre avait fait et si l’un excommuniait, l’autre
-relevait cette excommunication.» De sorte que le clergé et le peuple
-étaient divisés en deux clans, ni plus ni moins que s’il se fût agi de
-politique: de la religion et de la morale, nul ne se souciait.</p>
-
-<p>Les rapports de nos missionnaires signalent du reste le désordre qui
-régnait dans la Corse entière; ils y mettent même tant de vigueur qu’on
-serait assez naturellement porté à soupçonner qu’ils ont un peu chargé
-le tableau pour mieux faire ressortir, par contraste, la difficulté de
-leur tâche et la fécondité de leurs efforts. A les en croire, «outre
-l’ignorance, qui est fort grande parmi le peuple, les vices les plus
-ordinaires qui règnent dans le pays sont l’impiété, le concubinage,
-l’inceste, le<span class="pagenum"><a id="page_136">{136}</a></span> larcin, le faux témoignage et, sur tous les autres, la
-vengeance qui est le désordre le plus général et le plus fréquent».</p>
-
-<p>Les bons pères furent effrayés de l’état religieux du Niolo: «Je n’ai
-jamais trouvé de gens, écrit l’auteur du rapport, et je ne sais s’il y
-en a dans toute la chrétienté, qui fussent plus abandonnés qu’étaient
-ceux-là.» Beaucoup n’étaient pas baptisés; la très grande majorité
-ignorait les commandements de Dieu et le symbole des Apôtres; «leur
-demander s’il y a un Dieu ou s’il y en a plusieurs... c’était leur
-parler arabe. Il y en avait plusieurs qui passaient les 7 ou 8 mois sans
-entendre la messe, et les 3, 4, 8 et 10 ans sans se confesser; on
-trouvait même des jeunes gens de 15 et 16 ans qui ne s’étaient encore
-jamais confessés»; bien entendu, ils n’observaient ni Carême ni
-Quatre-Temps. Mais cela n’était que peccadille à côté du reste: les
-hommes et les femmes se mettaient en ménage librement et ne se mariaient
-qu’ensuite.</p>
-
-<p>Pour remettre un peu d’ordre dans tant de désordre, les missionnaires
-commencèrent par catéchiser le clergé qui en avait lui-même grand
-besoin, puisque, nous dit le rapport, plusieurs ecclésiastiques
-donnaient les exemples les plus déplorables et commettaient des incestes
-et des sacrilèges avec leurs nièces et parentes. De ce côté, ils
-n’eurent pas trop de peine: ils obtinrent assez aisément des prêtres
-corses qu’ils fissent, même publiquement, la confession de leurs fautes
-et qu’ils se livrassent aux austères douceurs de la pénitence.</p>
-
-<p>En second lieu, les missionnaires obtinrent de ceux qui vivaient en état
-de péché la cessation des scandales qu’ils causaient. Ils travaillèrent</p>
-
-<div class="figcenter" id="plt_IX" style="width: 447px;">
-<a href="images/illu-181.jpg">
-<img src="images/illu-181.jpg" width="447" height="600" alt="[Pas d'image disponible.]" /></a>
-<div class="caption"><p>Corte: la Citadelle. (<i>Sites et Monuments du T. C.
-F.</i>)&#8212;Tour de Casella.</p>
-
-<p>Bastelica: Maison de Sampiero.</p>
-
-<p>Pl. IX.&#8212;<span class="smcap">Corse.</span></p></div>
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page_137">{137}</a></span></p>
-
-<p class="nind">aussi à amener des réconciliations entre ennemis acharnés. Mais cela fut
-assez malaisé, surtout dans le Niolo. «Tous les hommes venaient à la
-prédication l’épée au côté et le fusil à l’épaule»; quelques-uns&#8212;les
-bandits&#8212;apportaient en outre «deux pistolets et deux ou trois dagues à
-la ceinture». Enfin, après bien des efforts, deux ennemis firent la
-paix; d’autres suivirent leur exemple, «de façon que, pendant l’espace
-d’une heure et demie, on ne vit autre chose que réconciliations et
-embrassements» et, ajoute l’auteur du rapport, «pour une plus grande
-sûreté, les choses les plus importantes se mettaient par écrit, et le
-notaire en faisait acte public». Communion générale à laquelle tous les
-Niolains prennent part, fondation de nombreuses conférences de la
-charité, guérison rapide et radicale de tous les maux dont souffrait la
-Corse... Vaine illusion: après le départ des missionnaires, les
-désordres recommencèrent de plus belle, s’il n’est pas plus vrai de dire
-qu’ils n’avaient jamais cessé. Le clergé lui-même continua d’être, au
-point de vue moral comme au point de vue professionnel, fort au-dessous
-de sa tâche, sans organisation rigoureuse, sans instruction suffisante.</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>Ce qui contribua plus que tout à la désorganisation sociale, c’est la
-disparition de ce que l’on pourrait appeler les classes dirigeantes, la
-fin de cette féodalité qui avait constitué des cadres pour les pauvres
-et les inférieurs. Tactique habituelle aux grandes républiques
-italiennes: elles ne laissèrent jamais s’élever au niveau de leur
-patriciat (Gênes avait reconstitué le sien en 1528) la noblesse des
-villes ou des pays qui composaient leurs Etats. Systématiquement les
-Génois nivelèrent les castes en Corse,<span class="pagenum"><a id="page_138">{138}</a></span> laissant aux chefs de clan de
-vains titres honorifiques et de maigres privilèges perpétuellement
-discutés.</p>
-
-<p>Des fiefs cinarchèses, ceux d’Istria, d’Ornano et de Bozzi avaient seuls
-conservé un semblant d’existence; mais, morcelés par de nombreux
-partages, ils étaient pour leurs seigneurs d’un maigre revenu.
-L’autorité de ceux-ci est d’ailleurs illusoire: un lieutenant des
-feudataires exerce bien la justice en leur nom; mais il est désigné par
-le gouverneur.&#8212;Les maisons della Rocca et de Leca ne possèdent plus que
-des distinctions appellatives, le patronat de certaines églises et
-l’exemption des dîmes et de la taille. Cette dernière exemption est
-héréditaire dans une soixantaine de familles dont le «magistrat de
-Corse» se fait représenter les titres à chaque génération. Le privilège
-de paraître couverts devant le gouverneur leur fut enlevé en 1623.&#8212;Les
-seigneurs du Cap Corse sont également dans la misère par suite de leur
-accroissement même: seuls, ceux qui ont conservé des intérêts à Gênes
-sont plus riches.</p>
-
-<p>En somme il y a un mouvement social tout à fait curieux qui transforme
-les conditions mêmes de la vie populaire. Les clans vont se former
-autour d’hommes sortis du peuple, et que distingue leur instruction; les
-grands patriotes du <small>XVIII</small>ᵉ siècle ne sont pas des seigneurs. Giacinto
-Paoli, Colonna-Ceccaldi, Gaffori, Limperani, Abbatucci sont des
-médecins; Leoni, Costa, Marengo, Charles Bonaparte, Saliceti, Pozzo di
-Borgo sont des avocats.<span class="pagenum"><a id="page_139">{139}</a></span></p>
-
-<h2><a id="CHAPITRE_XIII"></a>XIII<br /><br />
-BASTIA AU XVIIᵉ SIÈCLE</h2>
-
-<div class="blockquot"><p class="hang"><i>Situation topographique: les quartiers, les édifices religieux,
-les monuments publics et privés.&#8212;Le Mont-de-Piété et
-l’Hôpital.&#8212;Le collège des Jésuites et l’Académie des «Vagabonds».</i></p></div>
-
-<p>L’œuvre génoise en Corse est surtout visible dans les villes. Ajaccio,
-fondée en 1492, avait été la capitale de l’île pendant l’occupation
-française qui précéda Cateau-Cambrésis, et l’on y goûtait déjà, dit
-Filippini, «la douceur du climat, la beauté des campagnes, ses rues
-droites et larges, la fertilité du sol, les jardins délicieux». Elle fit
-de rapides progrès à la fin du <small>XVI</small>ᵉ siècle et au commencement du <small>XVII</small>ᵉ:
-édifices religieux, écoles, institutions de bienfaisance datent de cette
-époque. Lorsqu’un décret du Sénat de Gênes, en date du 3 décembre 1715,
-divisa la Corse en deux gouvernements, Ajaccio devint le siège du
-gouverneur de l’Au-delà des monts. Mais Bastia, plus ancienne, plus
-importante pour les Génois à cause de sa situation même, était depuis
-1453 la résidence du gouverneur de l’île et de son vicaire. Capitale
-administrative et religieuse, bien défendue par un système compliqué de
-remparts, de citadelle et de tours, en relations constantes avec Gênes,
-elle eut au <small>XVII</small>ᵉ siècle un éclat et une prospérité incomparables: la
-vie économique et intellectuelle <span class="pagenum"><a id="page_140">{140}</a></span>s’y développa dans le calme. La
-chronique de Filippini et les Annales de Banchero, ancien podestat de
-Bastia, nous permettent d’esquisser un tableau qui contraste
-singulièrement avec le spectacle des misères et des vengeances des
-Corses de l’intérieur.</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>Une montagne haute et raide, dont le pied se perd dans la mer, domine la
-ville, qui occupe sur la côte un espace d’environ 800 mètres de long sur
-200 de large. Vers le milieu de sa longueur, la mer forme une anse
-fermée au N.-E. par un môle (inauguré en 1671) et au S.-E. par
-l’escarpement du rocher sur lequel est bâtie la citadelle. C’est <i>Terra
-Nova</i>, qu’enferme un mur d’enceinte. On y accède par une porte d’entrée
-placée sons la garde d’un capitaine et de soldats de Gênes; la
-citadelle, où habitaient le gouverneur et les officiers de sa suite,
-était entourée d’un fossé et l’on y pénétrait à l’aide d’un pont-levis.
-De larges rues, des places publiques, l’église paroissiale de
-Sainte-Marie, qui passait pour la plus somptueuse de l’île, avec ses
-colonnes en marbre de Corse, les stalles de son chœur, les bijoux,
-dentelles et broderies conservés dans son trésor. Elle devait cette
-richesse aux évêques de Mariana, qui s’en servaient comme de cathédrale.
-La Canonica en effet tombait en ruines et, dès la seconde moitié du
-<small>XIII</small>ᵉ siècle, les évêques de Mariana résidaient à Vescovato. Mᵍʳ
-Leonardo de Fornari, évêque de Mariana, décédé en 1492, avait établi par
-testament que les revenus capitalisés d’une certaine somme d’argent
-placée à la Banque de Saint-Georges seraient affectés à la réparation de
-la Canonica; mais en 1495 Mᵍʳ Ottavio de Fornari, nommé évêque de
-Mariana, fit construire l’église Sainte-Marie de Terranova; un bref du
-pape Pie V obligea les évêques et chanoines de Mariana à résider à
-Sainte-<span class="pagenum"><a id="page_141">{141}</a></span>Marie. Mᵍʳ Centurione commença la construction du chœur de cette
-église: il y officia pontificalement le 18 juin 1575. En 1582 la commune
-de Bastia céda les bénéfices de Pineto pour aider à la restauration de
-l’église cathédrale de Sainte-Marie. Comme elle était devenue
-insuffisante, que le pape Clément VIII avait autorisé (1600) la
-substitution de Sainte-Marie à la Canonica et l’attribution, par suite,
-du legs Leonardo de Fornari, on la refit sur de nouvelles bases. Mᵍʳ
-Jérôme del Pozzo, de la Spezia, évêque de Mariana, posa la première
-pierre de la nouvelle cathédrale en 1604; les travaux furent menés à
-bonne fin en 1619; le clocher fut achevé en 1620. La consécration eut
-lieu le 17 juillet 1625, par Mᵍʳ Giulio del Pozzo. Lorsque mourut ce
-prélat, le 17 décembre 1644, il légua mille écus pour achat de
-chandeliers d’argent et objets d’art.</p>
-
-<p>La ville proprement dite, c’est <i>Terra Vecchia</i>. Plus grande, plus
-peuplée que la citadelle, elle n’est fermée par aucun système de murs ou
-de fossés. Sur l’emplacement de l’ancienne église paroissiale, l’église
-Sᵗ-Jean Baptiste a été construite en 1640. Les rues y sont étroites et
-tortueuses. Une série d’oratoires, de chapelles et de couvents: Sᵗ-Roch,
-édifié en 1604; la Conception, qui s’écroula le 25 février 1609, mais
-qui fut restaurée et agrandie en 1611. Les plus beaux édifices de toute
-la Corse appartiennent assez ordinairement aux moines. Les Lazaristes
-sont installés dans une vaste et belle maison, dont la situation, hors
-de la ville et sur le bord de la mer, «est si singulière que, d’une
-lieue en mer, cette maison paraît sortir de l’eau». Les couvents des
-Cordeliers, des Capucins, des Récollets et des Servites, bâtis sur des
-mamelons en arrière de la ville, l’entourent du<span class="pagenum"><a id="page_142">{142}</a></span> côté de la terre. Deux
-couvents de religieuses, notamment celui des Clarisses.</p>
-
-<p>Bastia, vers le milieu du <small>XVII</small>ᵉ siècle, était donc une charmante ville,
-dont la population ne dépassait certainement pas 7.000 habitants: tel
-est le chiffre que donnent les Annales de Banchero; celui de 14.000
-qu’indique le docteur Morati dans la <i>Prattica Manuale</i>, est beaucoup
-moins vraisemblable. Les rues, étroites, sombres et escarpées dans la
-vieille ville, plus larges aux environs de la citadelle, sont bordées de
-maisons plus ou moins bien construites, généralement hautes, habitées
-dans les étages supérieurs par les propriétaires et les gens aisés qui
-louent le reste au peuple. On comptait près de 400 magasins.</p>
-
-<p>La ville était alimentée par de nombreuses fontaines débitant une eau
-excellente. Elle produisait du vin exquis, des céréales qu’elle
-exportait à Livourne et à Gênes, et l’étang de Chiurlino lui fournissait
-à profusion du poisson, des anguilles et du gibier d’eau.</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>A l’exemple des anciennes villes italiennes, Bastia avait un
-Mont-de-Piété, pour prêter des fonds aux pauvres à un taux modéré. Cette
-institution fut créée en 1618 par l’évêque Sartario di Policastro,
-visiteur apostolique, qui en établit un autre à Ajaccio, et ces deux
-établissements ont précédé de plus d’un siècle et demi le Mont-de-Piété
-de Paris (créé le 9 décembre 1777). L’évêque en fit annoncer l’ouverture
-par l’intermédiaire des curés. Il était stipulé dans les statuts que le
-Mont, placé sous la surveillance et la direction des évêques, serait
-administré par trois gouverneurs, pris parmi les meilleurs, les plus
-fidèles et les plus éclairés des citoyens: deux nommés par l’évêque, le
-troisième par l’illus<span class="pagenum"><a id="page_143">{143}</a></span>trissime commissaire de la République de Gênes;
-six autres membres, nommés pour moitié par le commissaire génois, leur
-étaient adjoints. Leurs fonctions étaient renouvelables chaque année le
-jour de la fête de l’Annonciation de la Vierge Marie, sous la protection
-de laquelle l’œuvre était placée. Les administrateurs étaient tenus de
-prêter serment entre les mains de l’évêque et, en leur absence, entre
-celles des vicaires généraux, soit le jour de leur nomination, soit le
-lendemain.</p>
-
-<p>Le registre des engagements et des retraits était confié à un gouverneur
-ayant la pratique de la comptabilité. Ce registre, qui contenait 300
-feuillets, portait en tête, outre les statuts, une page destinée à
-recevoir les noms de bienfaiteurs disposés à faire des dons et legs à
-l’œuvre. Il mentionnait la désignation des nantissements, la somme
-prêtée et la date de l’engagement. Le prêt, consenti pour six mois,
-représentait la moitié de la valeur de l’objet: il ne pouvait excéder 12
-livres. Ce délai expiré, on vendait les gages aux enchères, sans avis
-préalable. La caisse du Mont-de-Piété était confiée aux soins des
-officiers municipaux; elle était à 3 clés, dont une restait entre les
-mains de l’évêque, la deuxième était la propriété des conseillers
-municipaux; l’un des gouverneurs, alternant tous les six mois,
-conservait la troisième. Le service courant se trouvait assuré par le
-dépôt entre les mains du gouverneur d’une somme de 50 écus, soit 200
-livres.</p>
-
-<p>«En commençant, disaient les statuts, les prêts auront lieu en argent;
-par la suite, les évêques pourront les faire, partie en argent, partie
-en blé; on s’en rapportera à la prudence des évêques.» Il était en outre
-stipulé que le Mont-de-Piété, pour venir en aide à un plus grand nombre
-de pauvres, solliciterait l’autorisation nécessaire afin de pouvoir
-accep<span class="pagenum"><a id="page_144">{144}</a></span>ter, des emprunteurs qui y consentiraient, la restitution, «à
-mesure comble, du blé prêté à mesure rase» et le versement d’un sou et
-demi par écu prêté pour 6 mois. Les prêts ne devaient être faits qu’aux
-vrais pauvres, sans exception aucune, avec rapidité, empressement et
-charité.</p>
-
-<p>La question de l’hôpital se pose en 1646. Dès le temps de la domination
-pisane, des personnes charitables, s’inclinant vers les misères
-humaines, avaient eu la pensée de créer un <i>Ospedale dei poveri</i>:
-l’hôpital primitif, dit de Saint-Nicolas, parce qu’il était situé près
-d’une chapelle dédiée à ce saint,&#8212;d’où la dénomination de la place
-actuelle,&#8212;dépendait de Pise. En 1546 il fut transféré dans la haute
-ville, mais bientôt reconnu insuffisant. Un siècle après, on proposait
-donc d’ériger un nouvel hôpital sur l’emplacement du premier, et de le
-confier à l’ordre des frères de Saint-Jean de Dieu.</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>La seule école pour l’éducation de la jeunesse, sous le gouvernement de
-Gênes, était celle des Jésuites qui datait de 1635 (celle d’Ajaccio
-datait de 1617), dans le bâtiment occupé aujourd’hui par le Lycée. Le
-recteur et les professeurs étaient nommés par l’évêque. Les jeunes gens
-allaient compléter leur éducation dans quelques-unes des Facultés les
-plus célèbres de l’Italie: médecins, jurisconsultes, hommes d’Eglise;
-mais la plupart se destinaient à la carrière des armes. Ceux qui
-revenaient à Bastia pouvaient se rencontrer au sein d’une Académie
-littéraire qui groupait les beaux esprits de l’endroit, les honnêtes
-gens qui se piquaient de beau langage et savaient manier avec élégance
-la langue italienne et le vers classique. C’était l’Académie des
-Vagabonds&#8212;<i>Accademia dei Vagabondi</i>&#8212;fondée en 1659: elle devait être
-réorganisée en 1750 par le<span class="pagenum"><a id="page_145">{145}</a></span> marquis de Cursay. On connaît le nom de
-quelques-uns de ses membres, notamment de Jérôme Biguglia, dont le
-tombeau se trouve dans l’église Sainte-Marie.</p>
-
-<p>La population, nonchalante ou active, se pressait dans les rues pour
-admirer les spectacles ordinaires et la pompe des cérémonies: le
-gouverneur de Corse défilant avec sa suite, l’évêque de Mariana et son
-clergé, les confréries avec leurs insignes et les membres revêtus de
-leurs cagoules. Un air lumineux et léger, des physionomies riantes. Les
-chroniques et les récits ne nous laissent pas l’impression d’une
-population malheureuse, révoltée. Mais trop d’étrangers circulent ici:
-l’âme de la Corse ne bat pas dans cette ville administrative et
-commerciale, capitale militaire, <i>civitas</i> et <i>praesidium</i>.<span class="pagenum"><a id="page_146">{146}</a></span></p>
-
-<h2><a id="CHAPITRE_XIV"></a>XIV<br /><br />
-UNE TENTATIVE DE DÉNATIONALISATION</h2>
-
-<div class="blockquot"><p class="hang"><i>Les Grecs du Magne installés à Paomia.&#8212;Une colonie
-florissante.&#8212;Etat d’esprit des Corses: les Grecs expulsés.</i></p></div>
-
-<p>En 1676 des Grecs du Magne, dans l’ancien Péloponnèse, fatigués de la
-tyrannie des Turcs, demandèrent à Gênes un territoire pour eux, leurs
-femmes et leurs enfants. Le Sénat génois accepta et les établit en
-Corse. Tel est le fait premier et, réduit à ces termes, il ne peut
-manquer de surprendre. Car enfin, si les Turcs tyrannisaient les Grecs,
-les Génois tyrannisaient les Corses. En quittant le Péloponnèse pour
-s’installer dans une île soumise à la domination génoise, les Grecs
-n’allaient faire, semble-t-il, que changer de tyrannie.</p>
-
-<p>Il n’en devait pas être ainsi, et ce n’est point par les Génois que les
-Grecs allaient souffrir. Leur démarche s’explique tout d’abord par la
-politique traditionnelle de Gênes dans la Méditerranée orientale: de
-très anciennes relations commerciales s’étaient nouées avec les Grecs,
-tandis que les Ottomans avaient toujours manifesté la plus violente
-hostilité à ses entreprises, même pacifiques. Les Turcs voulaient «la
-Méditerranée orientale aux Turcs» et, dans la seconde moitié du <small>XVI</small>ᵉ
-siècle, ils avaient profité des embarras de Gênes, occupée à vaincre la
-révolte de Sampiero, non seulement pour<span class="pagenum"><a id="page_147">{147}</a></span> reprendre l’île de Chio, où des
-Génois s’étaient jadis installés, mais encore pour paraître en Corse
-même comme alliés de Henri II. Ainsi, ennemis séculaires des Turcs, les
-Génois devaient tout naturellement paraître sympathiques aux Grecs:
-déjà, en 1663 et en 1671, des projets de capitulations avaient même été
-ébauchés entre leurs envoyés et les représentants de la Sérénissime
-République.</p>
-
-<p>Mais la politique corse des Génois fait comprendre mieux encore
-l’accueil qu’ils réservèrent aux délégués grecs. Leur domination dans
-l’île demeurait précaire. Exploitée, pressurée, la Corse s’était d’abord
-révoltée; mais toutes ses tentatives d’indépendance avaient été
-réprimées: elle languissait dans un profond engourdissement. Les impôts
-avaient été tels, écrit Filippini, que «dans toute la Corse il n’y eut
-terre, roche, étang, marais, forêt, buisson, lieu sauvage, rien enfin
-qui ne reçût son estimation». Les Corses, dont il ne faut pas accuser a
-priori l’indolence, s’étaient découragés de travailler: ils se
-réfugiaient dans la haute montagne. L’île, improductive et mal soumise,
-devenait pour la République une possession inutile, un poids mort. Pour
-résoudre la crise économique qu’ils avaient eux-mêmes créée et pour ne
-plus se heurter à des résistances nationales, les Génois cherchèrent à
-dénationaliser le pays en introduisant des éléments étrangers. «Les
-étrangers en Corse et les Corses hors de Corse!» telle fut la solution,
-élégante et simpliste, que les Génois prétendirent donner à la question
-corse.</p>
-
-<p>Dès le milieu du <small>XVI</small>ᵉ siècle, vers 1549, et sous le gouvernement
-d’Auguste Doria, ils avaient envoyé une première colonie de cent
-familles génoises à Porto-Vecchio, au fond d’un admirable golfe qui
-s’ouvre, entre des collines verdoyantes, sur la<span class="pagenum"><a id="page_148">{148}</a></span> côte sud-orientale. Le
-site était splendide et les ressources abondaient: des vignobles, des
-champs d’oliviers, de grands bois de chênes-liège, une mer
-poissonneuse... Mais ce premier essai de colonisation ligurienne avait
-échoué, parce que l’air est dans cette région très malsain. Aujourd’hui
-encore les hautes maisons, bordant des ruelles tortueuses, sont, à cause
-des fièvres, abandonnées chaque année, de juin à octobre, par la plupart
-des habitants. Tout autour de la ville on remarque de magnifiques blocs
-de porphyre rose: c’est sur cette base inébranlable qu’avaient été
-construites les anciennes fortifications, dont un bastion est encore
-debout. Les Turcs de l’amiral Dragut, débarquant en 1553 avec 60
-galères, les franchirent «en passant» et ils avaient achevé la ruine de
-Porto-Vecchio.</p>
-
-<p>Lorsque des Grecs vinrent, un siècle plus tard,&#8212;montagnards du Taygète,
-marins de Vitylo,&#8212;demander asile à la République, celle-ci tenta de
-reprendre dans de meilleures conditions une œuvre qui lui tenait à cœur.
-Et quelle magnifique occasion pour elle de se laver de certaines
-accusations qui la froissaient d’autant plus qu’elles étaient plus
-justifiées! Elle allait accueillir des hommes chargés d’impôts, réduits,
-comme dit Pommereul, «à l’état de la plus dure et de la plus abjecte
-servitude». Qui donc après cela oserait l’accuser de maltraiter et
-d’opprimer les Corses?</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>Le 1ᵉʳ janvier 1676 un descendant de la famille impériale des Comnène,
-Jean Stéphanopoli, débarquait à Gênes avec 730 compagnons après une
-pénible traversée de 97 jours. Il avait profité, le 23 septembre 1675,
-de la présence d’un navire français, le <i>Sauveur</i>, capitaine Daniel,
-dans le port de<span class="pagenum"><a id="page_149">{149}</a></span> Vitylo. Tous étaient partis, confiants dans l’avenir;
-leur évêque, Mᵍʳ Parthenios, était avec eux, ainsi que plusieurs membres
-du clergé.</p>
-
-<p>La République les accueillit avec joie. Elle leur offrit le petit
-territoire de Paomia, qui s’étend «en forme de queue de paon» sur une
-hauteur de 600 mètres dominant la côte occidentale de la Corse, entre le
-golfe de Porto et celui de Sagone. Le climat était sain, mais le sol
-inculte. Jean Stephanopoli, chargé d’aller reconnaître le terrain, le
-déclara favorable et un traité fut conclu le 18 mars 1676. Les émigrants
-devaient recevoir en toute propriété les territoires de Paomia, Ruvida
-et Salogna; la République s’engageait en outre à pourvoir à leur premier
-établissement et à respecter leur religion et leurs institutions
-municipales. De leur côté ils devenaient sujets de Gênes, à qui ils
-devaient prêter serment de fidélité et payer, en plus de la dîme, cinq
-livres d’imposition annuelle par feu.</p>
-
-<p>A la fin d’avril, les Grecs furent transportés à Paomia et répartis, par
-les soins de Marc-Aurèle Rossi, dans les hameaux de Salici, Corona,
-Pancone, Rondolino et Monte Rosso. Ils furent divisés en neuf escouades,
-ayant chacune un chef désigné par le suffrage de ses concitoyens. Gênes
-accorda aux quatre «conducteurs» de la colonie,&#8212;Apostolo, Jean, Nicolas
-et Constantin Stephanopoli,&#8212;le titre de chefs privilégiés, comportant
-le privilège personnel de porter des armes à feu et l’exemption de la
-taille. La colonie était administrée par un directeur génois nommé pour
-deux ans: le premier directeur de Paomia fut Pierre Giustiniani, auquel
-succéda le colonel Buti.</p>
-
-<p>Les colons se mirent au travail avec ardeur. Gênes leur avait fourni des
-habitations, des instruments d’agriculture, des bestiaux, de l’argent<span class="pagenum"><a id="page_150">{150}</a></span>
-et des grains. Leur «industrie naturelle» fit le reste et sut rapidement
-transformer une région inculte en un excellent pays. Ils défrichèrent
-les maquis, greffèrent les nombreux sauvageons qui poussent ici
-spontanément. L’historien Limperani, qui visita Paomia au commencement
-du <small>XVIII</small>ᵉ siècle, fut émerveillé des résultats obtenus par les Grecs:
-leur village était certainement un des plus jolis et des mieux cultivés
-de la Corse.</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>Les insulaires regardèrent avec surprise ces étrangers qui venaient
-s’installer chez eux. «La fortune des Grecs et leurs talents, écrit
-Pommereul, devinrent l’objet de la jalousie des Corses, qui tentèrent
-plusieurs fois de les détruire et de dévaster leurs nouvelles cultures.»
-Voilà qui est vite dit&#8212;et faussement interprété. Les Corses et
-particulièrement les habitants du voisinage,&#8212;les gens de Vico et du
-Niolo,&#8212;virent les Grecs d’un très mauvais œil, la chose est évidente,
-mais il n’est pas besoin d’invoquer la jalousie. Pour être mécontents,
-il suffisait aux Corses de voir clair dans le jeu des Génois et d’y
-dénoncer&#8212;ce qu’il recélait en effet&#8212;une tentative de
-dénationalisation. Comment aimer des étrangers, seraient-ils animés des
-meilleures intentions, quand leur présence est imposée par des
-oppresseurs? Les Génois venaient d’introduire en Corse, non pas sans
-doute les premiers éléments d’un Etat dans l’Etat, mais un groupe
-d’hommes attachés à eux par les liens de la reconnaissance et qui leur
-ménageraient un contact permanent avec l’île, un point d’appui solide en
-cas de rébellion, un prétexte pour intervenir en Corse si leurs protégés
-étaient molestés. Entre Grecs et Corses il y eut dès le premier jour&#8212;il
-ne pouvait pas ne pas y en avoir&#8212;un malentendu difficile à dissiper et
-qui allait peser d’un<span class="pagenum"><a id="page_151">{151}</a></span> poids très lourd sur le développement et la
-prospérité de la colonie naissante.</p>
-
-<p>Lorsque la grande insurrection contre Gênes éclata en 1729, unissant
-dans un même sentiment d’indignation, dans une même aspiration vers
-l’indépendance, le peuple entier des deux côtés des monts, les gens de
-Vico sommèrent les Grecs de se joindre à eux. Mais les Grecs n’avaient
-eu qu’à se louer de la République Sérénissime: ils refusèrent de la
-trahir. Alors Vicolésiens et Niolains envahirent Paomia et, malgré une
-vive résistance à la tour d’Ormigna, ils désarmèrent les habitants
-(avril 1731). La ville fut saccagée et les champs dévastés. Mais les
-Corses laissèrent aux habitants la vie sauve. Ils ne voulaient que
-détruire l’œuvre des Génois, ils ne pouvaient reprocher aux Grecs leur
-fidélité et leur loyalisme: ils les laissèrent partir pour Ajaccio. Le
-séjour à Paomia avait duré 55 ans.</p>
-
-<p>Dans la Corse insurgée contre leurs maîtres et leurs bienfaiteurs, les
-exilés, ballottés à tous les vents, sans ressources et souvent sans
-abri, mènent une existence lamentable et douloureuse. Au moment de la
-conquête française, ils songeaient à s’établir en Espagne. Marbeuf les
-fixa en Corse: accomplissant une mesure de justice et de pitié, songeant
-à rendre l’île «riche et industrieuse», il fit construire 120 maisons
-non loin des anciens défrichements de Paomia et, parmi les cultures,
-dans un cadre de collines dorées, Cargèse la Blanche se fonda. Après
-bien des péripéties qui durèrent jusqu’en 1814, une histoire plus
-paisible commença pour la ravissante bourgade grecque, cramponnée à la
-terre dont on a voulu tant de fois l’expulser.<span class="pagenum"><a id="page_152">{152}</a></span></p>
-
-<h2><a id="CHAPITRE_XV"></a>XV<br /><br />
-LA QUESTION CORSE ET LA POLITIQUE FRANÇAISE</h2>
-
-<div class="blockquot"><p class="hang"><i>Les éléments économiques et politiques de la question
-corse.&#8212;L’affaire du droit des trois tours.&#8212;Le soulèvement de 1729
-et l’intervention autrichienne.&#8212;La révolte de 1735 et le «secret»
-de Chauvelin.</i></p></div>
-
-<p>Dans leur tentative de colonisation étrangère en Corse, les Génois
-avaient échoué, parce qu’ils avaient prétendu résoudre la question corse
-sans les Corses et même contre eux. De ce fait leur domination même se
-trouva définitivement ébranlée, et la question corse va entrer dans une
-nouvelle phase.</p>
-
-<p>Les soulèvements locaux étaient continuels. Sans avoir la gravité d’une
-insurrection générale, ils révélaient du moins l’impuissance croissante
-du gouvernement génois. En vain le Sénat recourait-il aux mesures les
-plus violentes et les plus arbitraires: peine de mort contre quiconque
-offenserait un agent de la République ou se disposerait à l’offenser,
-contre quiconque aurait quelques relations que ce soit avec un «bandit»,
-défense faite en 1715 à tous les Corses de porter les armes. Il y avait
-plus de mille assassinats par an. Le clergé entretenait l’agitation, car
-les meilleurs bénéfices étaient réservés par la métropole à des Génois;
-ils</p>
-
-<div class="figcenter" id="plt_X" style="width: 461px;">
-<a href="images/illu-199.jpg">
-<img src="images/illu-199.jpg" width="461" height="600" alt="[Pas d'image disponible.]" /></a>
-<div class="caption"><p>Acte de baptême de Bonaparte.&#8212;Ajaccio: Maison de
-Bonaparte.</p>
-
-<p>Bastia: Statue de Napoléon. (<i>Sites et Monuments du T. C. F.</i>)</p>
-
-<p>Pl. X.&#8212;<span class="smcap">Corse.</span></p></div>
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page_153">{153}</a></span></p>
-
-<p>étaient une des plus profitables matières à exploitation. «En sorte que,
-de génération en génération, les haines contre le gouvernement génois se
-multipliaient et s’avivaient: elles ne pouvaient se terminer que par des
-catastrophes.»</p>
-
-<p>Le gouvernement français eut le mérite de comprendre tout le profit
-qu’on en pouvait tirer et, de bonne heure, ses agents diplomatiques
-reçurent mission d’étudier la valeur <i>économique</i> et <i>stratégique</i> de
-l’île de Corse. Dès la fin de 1682, le sieur Pidou de Saint-Olon,
-«gentilhomme ordinaire de la maison du roy, s’en allant pour le service
-de Sa Majesté à Gennes», insiste sur la Corse dans le mémoire qu’il
-rédige touchant «les <i>revenus</i> et les <i>forces</i> de la République de
-Gênes». Le tableau qu’il en fait révèle un remarquable talent
-d’observation. Si les habitants sont oisifs, c’est qu’«il leur suffit
-d’avoir de quoi simplement vivre plus tost que de prendre peine pour les
-officiers gennois qui leur enlèvent encore leur peu de substance (<i>sic</i>)
-avec beaucoup de tirannie.» En réalité nulle terre n’est plus riche:
-elle produit «de bons vins, des blés de toutes sortes, de l’huile assez
-abondamment, et fort bonne, de façon que, si on cultivoit les oliviers
-qui y viennent, il s’y en recueilleroit davantage qu’à la rivière de
-Gênes. Il y a aussi beaucoup de meuriers, elle produit encore quantité
-de châtaignes et presque autant qu’en nos Sévennes du Languedoc. Il y a
-aussi de beaux pasturages: on y fait des fromages excellents, il y a des
-bois touffus et d’haute fustaye en grande quantité, des Génois y en
-tirent d’extrêmement bons pour la fabrique de leurs vaisseaux et galères
-et elle en pourvoit tout cet Estat pour brusler; on y en pourroit tirer
-telle quantité qu’on voudroit pour la fabrique des vaisseaux. Il y a
-quantité des cerfs, des daims, des<span class="pagenum"><a id="page_154">{154}</a></span> chevreuils, des sangliers et de tout
-autre genre de chasse, en particulier des perdrix... Il y a de plus des
-minières d’or, d’argent, de fer et de plomb, et outre cela il y a deux
-ou trois bons ports, et l’on y en pourroit faire facilement d’autres
-très commodes. Enfin il n’y faudroit que plus de travail et d’industrie
-pour y recueillir abondamment de tout ce qui seroit nécessaire à la vie,
-comme l’on pourroit faire en Provence ou en Languedoc. Ainsy il est aysé
-de voir qu’on fairoit quelque chose de bon de cette isle; mais, comme a
-très bien dit un habile homme parlant de la Corse, <i>li Genovesi vogliono
-che questa gioia sia sepelita nel fango</i>, de peur sans doute ou de
-l’envie de leurs voisins ou, comme dit un autre sur ce sujet, pour
-détourner un puissant monarque de rentrer dans les justes droits qu’il a
-sur cette isle. Par le dernier dénombrement cette isle avoit environ 80
-mille âmes, mais capable d’en nourrir plus de 250 mille...»</p>
-
-<p>Nous avons voulu insister sur ce plaidoyer, qui est probablement le
-premier en date pour le relèvement économique de la Corse: dès la fin du
-<small>XVII</small>ᵉ siècle, la Corse est à l’ordre du jour. Mais il n’y a pas encore
-une question corse. Pour qu’elle soit posée, il faut attendre le règne
-de Louis XV et le développement des intérêts de la France dans le bassin
-occidental de la Méditerranée. Cet aspect proprement politique se
-manifesta nettement pendant la guerre de la succession d’Espagne,
-lorsque le petit-fils de Louis XIV devint maître, avec l’Espagne, de la
-plus grande partie de l’Italie. Il parut alors au gouvernement français
-que la domination de la Méditerranée Occidentale devait appartenir au
-<i>consortium</i> des trois puissances maritimes unies dans une étroite
-amitié: la France, l’Espagne et la République de Gênes. Toutes trois
-devaient se garantir mutuellement la liberté des<span class="pagenum"><a id="page_155">{155}</a></span> routes de mer contre
-toutes les ambitions des puissances extra-méditerranéennes. Un pareil
-acte était dirigé contre les entreprises de l’Angleterre, qui commençait
-à chercher les meilleurs points stratégiques de la Méditerranée. La
-Corse occupait une situation trop avantageuse pour ne pas être
-convoitée: la France avait un intérêt de premier ordre à la maintenir
-entre les mains d’une puissance alliée et, au besoin, à surveiller
-elle-même la liberté de ses rivages.</p>
-
-<p>Un élément nouveau vint encore compliquer la question corse lorsque, au
-lendemain des traités d’Utrecht et de Rastadt, l’Autriche devint la plus
-grande puissance italienne. Les Génois eurent désormais le plus grand
-intérêt à la ménager, sinon même à la servir. Sous prétexte de droit de
-visite, nos navires furent arrêtés, nos nationaux furent molestés, et le
-commerce français subit, dans les ports de Corse, de continuelles
-vexations. La France se heurtait une fois de plus à l’influence des
-Habsbourg et l’affaire corse n’est, à un certain point de vue, qu’un
-aspect de la rivalité traditionnelle de la France et de la maison
-d’Autriche.</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>De 1715 à 1727 la France ne fut représentée à Gênes que par le consul
-Coutlet, dont la correspondance a un caractère purement commercial. Mais
-le 27 juillet 1727 M. de Campredon, «chevalier de Notre-Dame du Mont
-Carmel et de Sᵗ-Lazare de Jérusalem», fut nommé envoyé extraordinaire à
-Gênes. C’était un des diplomates français les plus en vue: il arrivait
-de Sᵗ-Pétersbourg où il avait été mêlé aux plus délicates négociations
-matrimoniales. Sa réputation était considérable, et le choix qui était
-fait de lui pour la mission de Gênes indiquait à lui seul qu’elle
-prenait une importance nouvelle.<span class="pagenum"><a id="page_156">{156}</a></span></p>
-
-<p>Les instructions données à M. de Campredon étaient très générales. Mais
-on lui remit également un Mémoire particulier «concernant le commerce
-maritime et la navigation des sujets du roi» et, dès les premières
-pages, il y est question de la Corse. En 1725 les Génois ont fait
-«visiter et arrester avec violence, à la coste de l’isle de Corse», la
-barque du patron Blanc de Marseille. «On en a porté des plaintes à la
-République.» Elle a fait relâcher ce bâtiment, mais elle n’a pas encore
-donné les ordres qui lui ont été demandés «pour la punition de ceux qui
-ont commis cette violence, pour le paiement des dommages et intérêts qui
-sont dus au patron et aux propriétaires». M. de Campredon est chargé
-d’obtenir les satisfactions réclamées et d’assurer «l’exemption de la
-visite des bâtiments français».</p>
-
-<p>Il devra également veiller à l’abolition du «droit que l’on prétend
-exiger des bâtimens français qui abordent à l’isle de Corse». La
-République l’a établi depuis quelques années à «la Bastie (Bastia),
-principal port de l’isle de Corse», pour «en estre le produit employé à
-l’entretien des feux destinez pour avertir les vaisseaux des nations qui
-sont en guerre avec les Barbaresques que l’on découvre de leurs
-corsaires à la mer». C’est le droit dit «des trois tours»&#8212;la Giraglia,
-l’Agiello et Santa Maria della Chiapella.&#8212;Les capitaines et patrons
-français qui touchaient le port de Bastia refusaient énergiquement de
-payer ce droit «qui n’estoit établi que pour les navires italiens et
-autres qui estoient en guerre avec ces corsaires». Le vice-consul de
-France, le sieur d’Angelo, soutenait leurs réclamations qui avaient
-trouvé à la cour de Versailles un chaleureux appui.</p>
-
-<p>La question s’était embrouillée. Le 13 décembre<span class="pagenum"><a id="page_157">{157}</a></span> 1723, «MM. les maire,
-échevins et députés du commerce» à Marseille avaient assuré, après
-vérification dans les Archives, «que les capitaines et patrons de nos
-bâtimens, qui ont esté de tous temps à la Bastie et autres ports de
-l’isle de Corse n’ont jamais payé ce droit-là, que les Français ne le
-doivent pas». A cela M. de Sorba, ministre de Gênes en France, avait
-riposté, le 19 juin 1724, par «un extrait des certificats que le
-gouverneur de l’isle de Corse s’est fait donner par les habitans du
-païs, faisant mention que les vaisseaux français ont payé ce droit
-depuis longtemps». Mais on s’était aperçu que ces certificats n’avaient
-aucune valeur: «on a esté averty qu’ils avoient été extorqués à des gens
-qui n’ont pu les refuser à ce gouverneur, à moins qu’ils n’eussent voulu
-s’exposer à son ressentiment».</p>
-
-<p>Quoi qu’il en soit, l’intérêt du roi est que cette affaire reçoive une
-prompte solution et que la République donne incessamment les ordres qui
-lui ont été demandés «pour que ce droit des trois tours ne se perçoive
-plus des bâtimens français».</p>
-
-<p>Telle fut la première affaire que M. de Campredon eut à traiter et, dès
-1729, il obtenait une solution favorable: les Génois renonçaient à faire
-payer ce droit par les vaisseaux français. Ce fut, écrit M. Driault,
-«comme l’ouverture des affaires de Corse, où M. de Campredon allait être
-aussitôt mêlé à des événements plus importants».</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>M. de Campredon devait, en effet, assister aux premiers épisodes d’une
-nouvelle rébellion qui allait être décisive. En 1728 des soldats corses
-qui étaient au service de Gênes, à Finale, se trouvèrent mêlés à une
-rixe: à la suite de quoi ils furent condamnés à mort et exécutés. Un
-pareil châtiment produisit à travers l’île la plus doulou<span class="pagenum"><a id="page_158">{158}</a></span>reuse
-impression: on cria partout vengeance et une formidable émeute se
-prépara. Elle éclata le 30 octobre 1729 à l’occasion de la perception de
-la taxe sur le port d’armes. Un vieillard de Bustanica, Lanfranchi, dit
-Cardone, présenta une pièce de mauvais aloi; le collecteur le somma
-d’avoir à compléter la somme avant le lendemain. En vain Cardone le
-pria-t-il «d’avoir égard à sa misère». L’exaspération était à son
-comble. Les soldats génois furent maltraités et chassés, les armes
-furent tirées des cachettes, le tocsin sonna de village en village: en
-quelques jours l’insurrection avait gagné toutes les vallées de
-l’intérieur. Un premier chef, Pompiliani, ne parut pas assez énergique:
-il fut bientôt déposé. A la consulte de San Pancrazio da Biguglia, non
-loin de Furiani, deux autres chefs, Andrea Colonna-Ceccaldi de
-Vescovato, et Louis Giafferi de Talasani, furent proclamés généraux du
-peuple corse. Ils s’adjoignirent l’abbé Raffaelli qui jouissait d’une
-grande influence sur le clergé. Pour enlever tout scrupule religieux, la
-rébellion fut proclamée légitime et sainte par l’assemblée des
-théologiens d’Orezza. Le chanoine Orticoni fut chargé d’aller solliciter
-l’appui des puissances étrangères.</p>
-
-<p>Il apparut tout de suite que ce soulèvement devait marquer la fin de la
-domination génoise, et les convoitises s’éveillèrent. L’Espagne, qui
-préparait l’établissement de don Carlos en Toscane, devait tout
-naturellement chercher à s’assurer la voie entre Barcelone et Livourne.
-D’autre part, le Sénat génois demanda un contingent de troupes
-autrichiennes.</p>
-
-<p>En présence de ce double péril, auquel s’ajouta bientôt la crainte d’une
-intervention anglaise, la Cour de Versailles éprouva les plus vives
-inquié<span class="pagenum"><a id="page_159">{159}</a></span>tudes et connut un moment de désarroi. Les dépêches envoyées à M.
-de Campredon trahissent l’indécision la plus complète et le dépit le
-plus manifeste. Elles recommandent à notre représentant la plus grande
-réserve vis-à-vis des Génois, «ces gens qui, dans leurs besoins, donnent
-une préférence si marquée à l’Empereur, pendant qu’ils marquent si peu
-d’attention pour la France et ne s’adressent à elle qu’en second. Ils
-paieront chèrement ce secours allemand, pourvu même que, l’expédition de
-Corse finie, c’est-à-dire les rebelles soumis, le corps des troupes
-impériales ne se partage pas pour demeurer moitié en Corse et moitié
-dans le territoire de terre ferme de la République».</p>
-
-<p>Pourquoi le Sénat de Gênes s’était-il adressé à l’empereur Charles VI
-plutôt qu’au roi de France? M. Driault rappelle l’importance du droit de
-suzeraineté générale que l’empereur exerçait encore au <small>XVIII</small>ᵉ siècle sur
-toute l’Italie: «Le prestige impérial, écrit-il, parut sans doute plus
-capable d’en imposer aux rebelles.» Il est probable aussi que les Génois
-cherchèrent à opposer un dernier obstacle aux progrès de l’influence
-française dans l’île: devant l’intérêt croissant que le gouvernement de
-Louis XV prenait aux choses de Corse, ils pressentaient sans doute les
-solutions inévitables qui allaient intervenir. Charles VI n’était-il pas
-au surplus le seul des souverains de l’Europe qui, dépourvu de toute
-puissance maritime, ne serait pas tenté de rendre définitive
-l’occupation de l’île par ses troupes?</p>
-
-<p>Quoi qu’il en soit, une armée d’environ 15.000 hommes, commandée par le
-prince de Wurtemberg et le colonel Wachtendung, jointe aux troupes
-génoises de Camille Doria, remporta d’assez faciles succès sur les
-Corses dans le pays de Vescovato,<span class="pagenum"><a id="page_160">{160}</a></span> au sud de Bastelica. Mais Camille
-Doria se fit écraser à Calenzana, le 2 février 1732, et Wachtendung se
-montre inquiet sur l’issue de la campagne, «ayant à combattre,
-disait-il, des hommes qui ne connaissaient pas la peur». Ceccaldi et
-Giafferi entrèrent en pourparlers avec le prince de Wurtemberg, qui les
-livra aux Génois. Pour sauver les deux prisonniers, les rebelles
-consentirent à traiter; mais la paix de Corte (11 mai 1732) leur fut
-singulièrement avantageuse: amnistie générale, admission des Corses à
-tous les emplois même ecclésiastiques, pouvoir effectif rendu à
-l’orateur et au Conseil des XVIII. Cette convention était placée sous la
-garantie de l’empereur: c’était&#8212;on le constatait à la cour de
-Versailles avec mélancolie&#8212;laisser à ce prince «la liberté de prendre
-toujours telle part qu’il voudra à ce qui se passera dans ce royaume, si
-ce n’est même y établir incontestablement les droits que la Cour de
-Vienne prétend avoir sur tout le reste de l’Italie».</p>
-
-<p>Le gouvernement français aurait-il manqué d’initiative et d’esprit
-d’à-propos, et n’aurait-il pas su profiter de l’occasion qui se
-présentait? Non pas: car ce fut prudence, et non pas abandon. La France
-a, pour s’occuper de la Corse, un intérêt politique en même temps qu’un
-intérêt commercial: c’est le double aspect de sa politique
-méditerranéenne où tant d’ambitions,&#8212;autrichiennes, espagnoles,
-anglaises,&#8212;se heurtent et s’entrecroisent. Mais s’il faut surveiller de
-très près les affaires de Corse, réprimer les menées des Impériaux,
-profiter des fautes du Sénat, il ne convient pas encore de laisser
-soupçonner «nos vues sur l’île». La question corse va constituer
-désormais un des «secrets» de la diplomatie française au <small>XVIII</small>ᵉ siècle:
-il va se poursuivre, sans faiblesses, sans hésitations, à tra<span class="pagenum"><a id="page_161">{161}</a></span>vers les
-crises ministérielles qui marquent le règne de Louis XV.</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>La paix de Corte ne pouvait être qu’une trêve, et les événements de
-1729-1732 marquent en réalité le début de la grande insurrection du
-<small>XVIII</small>ᵉ siècle. Ni les Corses n’avaient été assez naïfs pour croire à la
-sincérité du Sénat&#8212;et, s’ils avaient traité, ce n’était que pour se
-débarrasser des troupes impériales,&#8212;ni les Génois n’avaient eu
-l’intention sérieuse de mettre un terme à leurs fructueuses exactions et
-à leurs injustices plusieurs fois séculaires. La Corse restait
-frémissante: une nouvelle et plus grave rébellion la souleva tout
-entière au début de 1735.</p>
-
-<p>Les impôts en furent l’occasion. Le règlement du 28 janvier 1733 en
-avait accru le chiffre, sous prétexte de dédommager la métropole de ses
-frais d’occupation militaire. Au mois de juin, les fonctionnaires génois
-avaient reçu l’ordre de convoquer, au chef-lieu de chaque piève, les
-députés des villages, de leur faire prêter serment au nouveau règlement
-et de réclamer leur adhésion aux projets financiers du suzerain. La
-mauvaise volonté fut partout visible. Dans la piève de Rostino, en
-particulier, où le peuple échappait, par son isolement, à l’emprise
-génoise, la résistance fut plus courageuse que partout ailleurs. A
-l’invitation des commissaires, Giangiacomo Ambrosi, de Castineta, refusa
-de prendre tout engagement au nom de ses concitoyens. Il quitta
-l’Assemblée en prononçant ces mots: «<i>Io so di Castineta e mi ritiro.</i>»
-Son exemple fut suivi par Paul-François Giovannoni, délégué de Saliceto.
-Leur ami, Giacinto Paoli, de Morosaglia, se joignit à eux.</p>
-
-<p>Il fallait au plus tôt étouffer ce germe de rébellion<span class="pagenum"><a id="page_162">{162}</a></span> et punir le
-mauvais exemple donné à tout un peuple, déjà mal disposé. Le gouverneur
-Pallavicino décida de recourir à la force: ce fut en vain. Le capitaine
-Pippo et le capitaine Gagliardi, envoyés dans la vallée du Golo et dans
-l’Ampugnani, pour intimider les villages et arrêter les meneurs, furent
-surpris et obligés de capituler avant d’avoir pu être rejoints par un
-troisième détachement venu de Calvi. Ainsi commençait la deuxième guerre
-pour l’indépendance: elle allait durer jusqu’en 1739, et les Corses ont
-gardé le souvenir du paysan farouche et patriote dont les paroles,
-répétées de bouche en bouche, surexcitèrent l’enthousiasme national.</p>
-
-<p>On était alors en pleine crise de la succession de Pologne. Le
-soulèvement de la Corse prenait l’empereur au dépourvu: il ne pouvait
-intervenir. Les Corses placèrent tout leur espoir dans l’appui de
-l’Espagne: le chanoine Orticoni partit pour Madrid, pendant que Louis
-Giafferi remplaçait à Corte la bannière de Gênes par celle du roi
-d’Espagne. Mais Philippe V résista, tout en protestant de son intérêt
-affectueux pour la cause des révoltés. Les Corses ne devaient plus
-compter que sur eux-mêmes: ils se montrèrent dignes des circonstances.
-Au mois de janvier 1735, Giafferi et Paoli, élus généraux du peuple,
-convoquèrent à Corte une consulte générale où fut votée une véritable
-constitution, rédigée par l’avocat Sébastien Costa. La Corse y fut
-déclarée indépendante et à jamais séparée de la République (30 janvier).
-L’assemblée populaire, source de toute loi, prendra une part directe au
-gouvernement; une <i>Junte</i>, composée de six membres nommés par
-l’assemblée et renouvelable tous les trois mois, devra, avec les
-généraux, représenter le peuple lui-même; un comité, composé de 4
-membres, s’occupera de la justice, des finances et du commerce.<span class="pagenum"><a id="page_163">{163}</a></span>
-Véritable constitution démocratique, adoptée par un peuple dont le
-continent européen entendait parler de temps en temps d’une manière
-vague et confuse, comme d’une terrible horde de sauvages. «Un petit
-peuple, obscur, sans littérature, sans industrie, avait, par sa seule
-force, surpassé en sagesse politique et en humanité toutes les nations
-civilisées de l’Europe; sa constitution n’était point sortie des
-systèmes philosophiques, mais des besoins matériels du pays.» Les
-nationaux firent broder sur leurs drapeaux l’image de la Vierge, sous la
-protection de laquelle fut placé le royaume. Jésus-Christ fut nommé
-«gonfalonier» des Corses, c’est-à-dire porte-étendard.</p>
-
-<p>Cependant la France suivait de près les affaires de Corse. Très vite
-elle comprit tout le parti qu’elle pouvait tirer de la situation: elle
-l’avait prévue, elle y était préparée. M. de Campredon, invité à fournir
-d’urgence un rapport, insistait le 10 mars sur les intrigues espagnoles.
-Et Chauvelin estima aussitôt qu’il fallait agir, sinon encore à
-découvert, du moins avec précision. Dans une remarquable dépêche du 26
-avril 1735, il fixe les deux traits essentiels de la politique à
-laquelle la cour de Versailles allait s’attacher jusqu’au bout. Il ne
-peut être question d’«enlever la Corse comme une usurpation sur les
-Génois»: cette opération brutale «exciterait les cris de toute
-l’Europe». Mais il faut se la faire offrir en agissant à la fois sur les
-Corses et sur les Génois. D’une part, «il faut dès aujourd’hui commencer
-à former <i>sourdement</i> un party en Corse et tascher que cela se mène
-sagement et <i>bien secrètement</i>». D’autre part, écrit-il à son
-représentant, «appliquez-vous à inspirer (<i>sans laisser deviner la
-France</i>) aux meilleures testes de la République que l’isle leur est à
-charge et que,<span class="pagenum"><a id="page_164">{164}</a></span> plustost de se la laisser enlever, ils devraient songer
-à s’en accommoder avec quelque puissance, qui n’eust intérêt que de
-protéger les Génois». Il s’agit, en somme, de faire comprendre aux
-Génois que le gouvernement français est prêt à leur rendre un service
-tout à fait exceptionnel,&#8212;et l’on ne saurait vraiment s’exprimer avec
-plus de délicatesse ni agir avec plus d’élégance.&#8212;Au surplus, Chauvelin
-a pensé à tout: il entre dans les détails les plus précis relativement à
-la façon de conduire cette affaire qui lui tient à cœur: «Taschons
-d’amener les choses au point, en Corse, que tous les habitans tout d’un
-coup se déclarent sous la protection de la France; alors et sur-le-champ
-le Roy y envoyeroit quelques troupes et ce que les habitants
-demanderoient.&#8212;Nous déclarerions en même temps à Gênes que nous n’avons
-envoyé ces troupes que pour que les Corses ne se donnent à personne et
-que nous sommes prêts de travailler à remettre, s’il est possible, les
-peuples sous l’obéissance de la République, <i>à moins qu’elle ne jugeât
-devoir s’en accommoder avec nous par un traité de vente</i>. Ce sera alors
-le moment de faire usage des principales testes que vous lui auriez
-ménagées, et le Roy se portera à donner de l’argent pour déterminer la
-pluralité.»</p>
-
-<p>On ne saurait trop insister sur cette lettre du 26 avril 1735. Elle
-marque, dès l’ouverture de la question de Corse, le programme de la
-politique française. Campredon et Chauvelin doivent être considérés
-comme les précurseurs de l’établissement de la domination française en
-Corse.<span class="pagenum"><a id="page_165">{165}</a></span></p>
-
-<h2><a id="CHAPITRE_XVI"></a>XVI<br /><br />
-THÉODORE DE NEUHOFF, ROI DE CORSE</h2>
-
-<div class="blockquot"><p class="hang"><i>Un aventurier allemand: son règne de huit mois.&#8212;Le «secret» de
-Fleury.&#8212;La politique corse du comte de Boissieux et de M. de
-Maillebois.</i></p></div>
-
-<p>Le 12 mars 1736, devant la plage déserte d’Aleria, s’arrêtait une galère
-aux couleurs anglaises qui venait de Tunis. Aux salves d’artillerie qui
-éclatèrent du bord rien ne répondit. Alors il en descendit un messager,
-qui s’en fut porter au «très illustre seigneur» Giafferi une missive lui
-rappelant certaines entrevues passées à Gênes. Elle était accompagnée de
-menus présents: «des dattes, des boutargues et des langues» et aussi des
-«bouteilles de véritable vin du Rhin». Giafferi convoqua les autres
-chefs, Sébastien Costa, Xavier dit de Matra, Giacinto Paoli. Ils se
-rendirent, dès le lendemain, au-devant du Messie qui leur arrivait.</p>
-
-<p>Quand il les vit approcher, le passager mystérieux descendit, dans un
-accoutrement bizarre qui faisait songer au costume de mamamouchi dont M.
-Jourdain est affublé dans <i>le Bourgeois gentilhomme</i><a id="FNanchor_F_6"></a><a href="#Footnote_F_6" class="fnanchor">[F]</a>. Il était vêtu,
-dit le chroniqueur de la Haye, «d’un long habit d’écarlate doublé de
-fourrure,<span class="pagenum"><a id="page_166">{166}</a></span> couvert d’une perruque cavalière et d’un chapeau retroussé à
-larges bords, et portant au côté une longue épée à l’espagnole et à la
-main une canne à bec de corbin». Il avait une suite de 16 personnes: un
-officier, qui prenait le titre de lieutenant-colonel, un maître d’hôtel,
-un majordome, un chapelain, un cuisinier, trois esclaves maures et huit
-autres domestiques. Il avait aussi deux esclaves corses, qu’il venait de
-racheter sur les côtes barbaresques, à crédit d’ailleurs. La cargaison
-comportait quelques armes et 15,000 bottes à la turque, «magnificence
-ignorée en Corse». Ce personnage était le baron allemand Théodore de
-Neuhoff, né à Cologne 42 ans auparavant. Il se donnait les titres de
-grand d’Espagne, de lord d’Angleterre, de pair de France, de baron du
-Saint-Empire, prince du Trône romain: titres ronflants et cosmopolites,
-qui pouvaient impressionner les Corses et qui les impressionnèrent en
-effet.</p>
-
-<p>Le baron parlait si beau, il faisait miroiter des secours si importants
-qui ne pouvaient tarder à venir, il offrit incontinent un si somptueux
-festin arrosé de crus exotiques, que les chefs corses eurent confiance.
-Ils n’étaient pas forcés de savoir que l’aventurier avait mené jusqu’à
-ce jour une existence étrange, à Versailles, où il fut page de la
-duchesse d’Orléans, en Angleterre, en Suède, en Espagne, où il se maria,
-à la cour de Toscane, en qualité d’agent secret. C’est là qu’il connut
-les chefs corses exilés de leur patrie, Ceccaldi, Giafferi, Aitelli, et
-qu’il entendit de leur bouche la détresse d’un peuple anxieux de trouver
-un «rédempteur». Théodore s’imagina peut-être que la fortune lui
-souriait enfin et que, sur cette terre sauvage, «aussi peu connue que la
-Californie et le Japon», il trouverait une couronne et une destinée
-glorieuse.</p>
-
-<p>Pour ne pas laisser refroidir l’enthousiasme, de<span class="pagenum"><a id="page_167">{167}</a></span> Neuhoff mena rondement
-les choses. Il se rendit à la tête d’un pompeux cortège au palais
-épiscopal de Cervione, laissé vide par l’évêque d’Aleria, alors à Gênes.
-Il tenait à son couronnement. Pour lui donner satisfaction, on choisit
-pour lieu du sacre le couvent voisin d’Alesani. A défaut de trône, un
-fauteuil flanqué de deux chaises; à la place d’un diadème d’or, une
-couronne de lauriers cueillis dans le maquis.</p>
-
-<p>Théodore Iᵉʳ fut acclamé comme «souverain et premier roi du royaume» le
-15 avril 1736. On lui vota une constitution avec droit d’hérédité, même
-pour les femmes, et on l’assista d’une diète de 24 membres&#8212;16 de l’En
-deçà, 8 de l’Au-delà,&#8212;pris parmi les sujets «les plus qualifiés et les
-plus méritants», qui deviendraient les magnats corses. Trois membres de
-la Diète résideraient à la cour et «le roi ne pourra rien résoudre sans
-leur consentement, soit par rapport aux impôts et gabelles, soit par
-rapport à la paix ou à la guerre». L’autorité de cette Diète s’étendrait
-à toutes les branches de l’administration. Seuls, les Corses, à
-l’exclusion de tout étranger, seraient appelés aux dignités, fonctions
-ou emplois à créer dans le royaume. Les Génois étaient à tout jamais
-bannis de Corse, leurs biens étaient confisqués, ainsi que ceux des gens
-de Paomia. La constitution réglait les impôts, tailles et gabelles, dont
-les veuves étaient exemptées. Elle fixait le prix du sel, les poids et
-les mesures. Une Université publique pour les études du droit et de la
-physique&#8212;admirable souci pratique et digne du siècle des
-philosophes&#8212;serait établie dans l’une des villes du royaume. L’article
-17 portait que le roi créera incessamment un ordre de «vraie noblesse»
-pour l’honneur du royaume et de «divers nationaux». Le souverain et ses
-successeurs de<span class="pagenum"><a id="page_168">{168}</a></span>vaient pratiquer la religion catholique romaine. Les
-chefs prêtèrent serment de fidélité; un banquet et des salves
-interrompues de mousqueterie saluèrent l’heureux événement.</p>
-
-<p>Théodore revint dans son palais de Cervione. Il fit aussitôt preuve de
-roi, en distribuant des charges et des honneurs qui suscitèrent bien des
-jalousies. Il nomma Paoli et Giafferi généraux et premiers ministres;
-Costa devint grand chancelier, secrétaire d’État et garde des sceaux. Il
-fit exécuter Luccioni qui avait livré Porto-Vecchio aux Génois pour 30
-sequins, et tint tout le monde en haleine par l’espoir de prochains
-secours. Il emprunte aux géographes allemands le blason de la Corse: une
-tête de Maure avec le bandeau sur le front. L’argent lui manquant, il
-essaie de fonder au couvent de Tavagna une frappe de monnaie. Elle ne
-réussit qu’à produire un seul écu d’argent de 3 livres, plus quelques
-sous de cuivre portant les initiales T.R. de Théodore Roi. <i>Totto Rame</i>,
-tout cuivre, disaient les Corses frondeurs; <i>Tutti Ribelli</i>, tous
-rebelles, interprétaient les Génois.</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>Ceux-ci, après avoir mis quelque temps à se remettre de leur étonnement,
-commencèrent à vouloir expulser de Corse ce roi d’occasion. Un édit
-contre le baron de Neuhoff fut affiché dans les rues et communiqué aux
-représentants des puissances étrangères: il noircissait ce «personnage
-fameux habillé à l’asiatique» de toutes les friponneries; il traitait
-Théodore de vagabond, d’astrologue et de cabaliste, il le proclamait
-enfin «séducteur des peuples, perturbateur de la tranquillité publique,
-coupable de trahison au premier chef». Comme tel il tombait sous les
-rigueurs des lois génoises. A ce factum, dont les gazettes de Hollande
-publièrent une</p>
-
-<div class="figcenter" id="plt_XI" style="width: 429px;">
-<a href="images/illu-217.jpg">
-<img src="images/illu-217.jpg" width="429" height="600" alt="[Pas d'image disponible.]" /></a>
-<div class="caption"><p>Château de la Punta.&#8212;Ajaccio, vue générale. (<i>Sites et
-Monuments du T. C. F.</i>)</p>
-
-<p>Pl. XI.&#8212;<span class="smcap">Corse.</span></p></div>
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page_169">{169}</a></span></p>
-
-<p class="nind">traduction, Théodore répondit par un manifeste assez habile, déclarant
-que les véritables perturbateurs du repos public étaient les Génois
-eux-mêmes, dont la tyrannie avait soulevé les Corses bien avant son
-arrivée dans l’île. Quant à lui, «ministre du Saint-Siège» et confiant
-dans la divine Providence, il avait été élevé au trône par la volonté
-spontanée et unanime du peuple, ce qui lui permettait de considérer les
-invectives génoises comme les cris «des chiens qui aboient à la lune».
-Gênes lâcha dans l’île 1.500 bandits des galères, les <i>vittoli</i>,&#8212;on les
-appelait ainsi du nom du compagnon de Sampiero, Vittolo, dont la
-trahison avait causé la mort du chef corse.&#8212;Ceux-ci commirent de
-nombreuses atrocités et Théodore, après quelques succès en Balagne,
-commença de connaître les revers.</p>
-
-<p>Au surplus les chefs corses, que la jalousie divisait et qui ne voyaient
-pas venir la flotte attendue, se méfièrent et se mutinèrent. Théodore
-jugea rapidement que la situation n’était plus tenable. Il usa de moyens
-de fortune pour recruter des partisans, instituant l’Ordre de la
-Délivrance «tant pour la gloire du royaume que pour la consolation des
-sujets» et distribuant à cette occasion une pluie de titres de noblesse.
-Afin d’attirer les étrangers, il proclama la liberté de conscience et
-déclara vouloir favoriser l’industrie, à peu près inconnue en Corse. Il
-autorisait également la fabrication du sel que Gênes avait prohibée. Il
-réglementait la pêche dans les rivières, les étangs et sur les côtes de
-la mer.</p>
-
-<p>Mais ces dispositions, excellentes en elles-mêmes, ne ramenaient pas la
-popularité: l’heure de la désaffection était venue. Ayant délibéré «de
-passer en terre ferme pour chasser les Génois», il publia le 4 novembre,
-à Sartène, un édit pour annoncer son départ et organiser la régence.
-Giacinto Paoli et<span class="pagenum"><a id="page_170">{170}</a></span> Louis Giafferi reçurent le commandement en chef des
-provinces au delà des monts; Luca d’Ornano fut nommé gouverneur des
-provinces en deçà. Puis, seul à travers les forêts, il gagna la
-Solenzara. Une barque sous pavillon français le protégea des corsaires
-et le débarqua à Livourne le 14 novembre 1736. Voulant dépister les
-espions génois, il avait pris un costume ecclésiastique; il n’avait plus
-rien avec lui, sauf quelques bribes d’argenterie, restes d’une splendeur
-éphémère. Son règne avait duré huit mois.</p>
-
-<p>Blessé dans son amour-propre, un chroniqueur corse, Rostini, déclare
-après coup que ses compatriotes s’étaient moqués de ce roi d’opérette:
-ils voulaient seulement «quelque chose qui fît du bruit» et ils
-montraient ainsi qu’ils étaient disposés «à embrasser le parti le plus
-étrange qui se présenterait à eux... plutôt que de se soumettre aux
-Génois». D’ailleurs le roi Théodore n’avait causé aucun tort à la Corse:
-il en était sorti plus pauvre qu’à son arrivée. «Grâce à lui, un rayon
-de soleil avait éclairé quelque temps la nuit de l’oppression génoise.
-L’île garde bon souvenir de son roi Théodore.»</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>De cet épisode curieux une conclusion se dégage avec une évidence
-indiscutable: Gênes devait renoncer à l’espérance de triompher des
-Corses par ses seules ressources. Allait-elle, comme naguère en 1729,
-s’adresser à l’Autriche? La guerre de la succession de Pologne peut être
-alors considérée comme finie; mais l’empereur reste aux prises avec les
-Turcs, et le marquis de Villeneuve, notre ambassadeur à Constantinople,
-lui suscite tous les embarras désirables. Il ne reste plus au Sénat qu’à
-se tourner du côté de la France, accomplissant ainsi le geste qu’avait
-prévu Chauvelin et que M. de Cam<span class="pagenum"><a id="page_171">{171}</a></span>predon avait préparé. Le 12 juillet
-1737 un arrangement fut conclu. La France enverrait en Corse une petite
-armée de 8.000 hommes pour soumettre les «rebelles».</p>
-
-<p>Il en fut ainsi, et le commandement en fut confié au comte de Boissieux,
-neveu du maréchal de Villars. Mais la préoccupation essentielle fut de
-rassurer les Corses sur les véritables intentions de la France: il ne
-s’agissait pas d’une expédition militaire, mais seulement d’une «mission
-de conciliation et d’arbitrage». Le comte de Boissieux s’en acquitta
-d’ailleurs avec beaucoup d’intelligence et de délicatesse, se bornant à
-cantonner ses troupes à Bastia et à Saint-Florent, et se tenant en
-relations avec les Corses de l’intérieur sans intervenir d’une façon
-active et visible dans leurs rapports avec les Génois.</p>
-
-<p>Les Corses ne purent que se féliciter de son «admirable conduite», de sa
-«diligence» et de sa «patience». De plus, dans la lettre même où ils
-rendent un pareil hommage au représentant de la France, les deux
-«députés» de la nation corse, Erasme Orticoni et Jean-Pierre Gaffori,
-sollicitaient du cardinal Fleury la continuation de ses bons offices. Sa
-piété et son équité le désignaient pour être «leur juge et leur avocat»:
-aussi la Corse, «chargée du poids de ses injures et de ses droits»,
-n’hésitait-elle pas à recourir à son arbitrage. En termes qui savaient
-rester dignes, ils exprimaient toute la confiance qu’ils n’avaient
-jamais cessé d’avoir dans le Roi très chrétien, «notre maître», pour la
-paix de l’Europe et «pour la rédemption et délivrance des Corses qui
-gémissent dans l’esclavage et l’oppression».</p>
-
-<p>Le plan de Chauvelin se réalisait donc point par point: il existait en
-Corse un «parti français»,<span class="pagenum"><a id="page_172">{172}</a></span> les habitants «se déclaraient sous la
-protection de la France» et le gouvernement de Louis XV avait eu la
-suprême habileté de faire réclamer par les Génois eux-mêmes l’envoi
-d’une armée française dans l’île. Cependant la Cour de Versailles croit
-que l’heure n’a pas encore sonné. En présence de l’offre formelle faite
-par Orticoni et Gaffori, le cardinal de Fleury se dérobe et craint de
-s’engager.</p>
-
-<p>Sa réponse (6 juin 1738) est un chef-d’œuvre de réserve diplomatique et
-de sous-entendus. Il commence par poser en principe la souveraineté
-«légitime» de Gênes: «Vous êtes nés sujets de la République de Gênes et
-ils sont vos maîtres légitimes. Il ne s’agit point d’aller fouiller dans
-des temps reculés la constitution primitive de votre pays et il suffit
-que les Génois en soient reconnus depuis plusieurs siècles paisibles
-possesseurs pour qu’on ne puisse plus leur contester le domaine
-souverain de la Corse.» En conséquence «le roy ne peut et ne doit avoir
-d’autre principe, dans les bons offices qu’il est disposé à rendre à vos
-citoyens, que celui de les remettre dans l’obéissance légitime à leurs
-souverains».&#8212;Mais, tout en réservant les droits de l’empereur, sous la
-garantie duquel l’exécution du traité de 1732 a été placée, tout en
-rassurant Gênes à l’endroit des ambitions françaises, Fleury entend
-rester en bons rapports avec les «rebelles» et ménager l’avenir: «Si
-vous estes bien déterminés à vous conformer à ces principes, le Roy
-travaillera avec tout l’empressement possible à vous rendre une
-tranquillité que vous avez perdue depuis si longtemps, et ne vous
-demandera d’autre récompense de ses soins que celle d’avoir contribué au
-bonheur d’un païs qui lui a toujours esté cher, aussi bien qu’à ses
-glorieux ancêtres.» Au surplus, ne me forcez pas à en écrire trop long,
-devinez ce que<span class="pagenum"><a id="page_173">{173}</a></span> je n’avoue pas ouvertement: «M. le comte de Boissieux,
-dont vous paroissés estre contens, vous expliquera plus au long les
-intentions de Sa Majesté.»</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>Le général français se trouvait aux prises avec les plus graves
-difficultés, suscitées en partie par la réapparition de Théodore. Depuis
-son départ de Solenzara, le roi en exil avait mené l’existence la plus
-étrange. Des émissaires génois le suivent pas à pas et le font à
-plusieurs reprises arrêter. A Florence, à Rome, à Paris, en Hollande, il
-doit se cacher pour échapper à leurs dénonciations et même à
-l’assassinat, car sa tête a été mise à prix. Emprisonné pour dettes à
-Amsterdam, il réussit à se faire rendre la liberté et organise une
-compagnie commerciale, commanditée par des négociants hollandais, qui se
-chargera d’exploiter la Corse. Il enverra à ses sujets des munitions et
-des approvisionnements; ceux-ci le rembourseront en huile, châtaignes et
-autres produits. Mais les trois navires qu’il affrète ne peuvent
-débarquer leur cargaison; lui-même avec le vaisseau l’<i>Africain</i> parut
-devant Sorraco près de Porto-Vecchio, mais il ne tarda pas à filer sur
-Naples (septembre 1738), pendant que le comte de Boissieux prescrivait
-de «courre sus» à ceux de sa suite et à ses partisans. Entouré d’espions
-et de traîtres, Théodore se confine en Italie dans une mystérieuse
-retraite et s’efforce de réchauffer le zèle de ses partisans par des
-lettres que son neveu Frédéric apporte aux chefs. Vains efforts, qui ne
-se prolongeront pas au delà d’une année.</p>
-
-<p>D’autre part, M. de Boissieux devait tenir tête aux exigences
-croissantes des commissaires de Gênes qui le sommaient d’intervenir plus
-activement. Ne voulant pas sortir de la réserve que les ins<span class="pagenum"><a id="page_174">{174}</a></span>tructions
-dont il était porteur lui recommandaient avec insistance, il décida
-seulement de procéder au désarmement des habitants. Mais les troupes
-françaises du capitaine Courtois, envoyées dans ce but à Borgo, durent
-battre en retraite du côté de Bastia, harcelées par les Corses qui les
-poursuivirent jusqu’au delà de la plaine de Biguglia (13 décembre 1738).</p>
-
-<p>Cette défaite des Français, à laquelle les insulaires donnèrent le nom
-de <i>Vêpres corses</i>&#8212;mot impropre, car il n’y eut pas de guet-apens comme
-en Sicile,&#8212;stupéfia le cabinet de Versailles moins qu’elle ne l’ennuya.
-M. de Boissieux fut aussitôt rappelé et remplacé par le marquis de
-Maillebois. Il était malade quand il apprit sa disgrâce et n’y survécut
-pas. Il mourut à Bastia, dans la nuit du 1ᵉʳ au 2 février 1739, et fut
-inhumé dans l’église Saint-Jean où son tombeau subsista jusqu’en 1793.</p>
-
-<p>Le comte de Maillebois, qui lui succéda à la tête des troupes françaises
-de Corse, imita sa prudence. Pourtant il ne fallait pas, sous prétexte
-de mansuétude, imposer à l’armée française une inaction pouvant porter
-atteinte à son prestige aux yeux des rebelles et aux yeux des Génois.
-Après avoir lancé une proclamation où il affirmait n’avoir «d’autre vue
-que le bonheur et la tranquillité du pays», il entra en campagne et
-décida de porter les armes jusque dans les cantons montagneux de
-l’intérieur. La Balagne, où Frédéric de Neuhoff, neveu du roi Théodore,
-prêchait et organisait la résistance, fut assez facilement réduite: la
-prise de Lento et de Bigorno assura l’occupation presque complète de la
-vallée du Golo. Puis Maillebois se rendit à Corte: tout le nord de l’île
-était pacifié et même désarmé. La résistance fut plus longue dans le
-sud, encombré de montagnes et de rochers, et surtout dans le canton<span class="pagenum"><a id="page_175">{175}</a></span> de
-Zicavo, où Frédéric s’était réfugié, dominant la vallée du Taravo.
-Maillebois n’y entra qu’à la fin de septembre. Frédéric et ses partisans
-durent quitter la Corse (1740). Dès le mois de juillet précédent,
-Giacinto Paoli, Giafferi et Luca d’Ornano étaient partis pour Naples.</p>
-
-<p>Maillebois se hâta de proclamer que la pacification était achevée. Il
-s’efforça de gagner les sympathies des Corses par sa modération et son
-équité; il leva un régiment spécialement composé d’insulaires, auquel on
-donna le nom de Royal-Corse. Il s’enferma dans Calvi: admirant la
-fertilité et l’heureuse situation de la Balagne voisine, «il en fit des
-rapports à son gouvernement, appelant son attention sur l’intérêt qu’il
-y aurait à s’y établir». Lui aussi voit clair et juste et entrevoit les
-solutions inévitables. Les 8.000 hommes de troupes françaises que Gênes
-entretient n’ont pacifié que les côtes et leur établissement dans l’île
-n’est que provisoire; si les Français se retirent, les Corses, restés
-maîtres de l’intérieur, remporteront sur les Génois des victoires
-décisives et les chasseront de l’île, qui sera perdue pour la République
-sans compensation. «L’intérêt certain de la République était de se
-défaire de la Corse au meilleur prix. Il n’importait que de le lui faire
-comprendre<a id="FNanchor_G_7"></a><a href="#Footnote_G_7" class="fnanchor">[G]</a>.»<span class="pagenum"><a id="page_176">{176}</a></span></p>
-
-<h2><a id="CHAPITRE_XVII"></a>XVII<br /><br />
-LA CORSE PENDANT LA GUERRE DE LA SUCCESSION D’AUTRICHE</h2>
-
-<div class="blockquot"><p class="hang"><i>Les progrès de l’influence française.&#8212;La dernière aventure du roi
-Théodore.&#8212;Intrigues anglaises, sardes et autrichiennes.</i></p></div>
-
-<p>M. de Campredon, vieilli, ne suffisait plus à l’activité que réclamaient
-les événements nouveaux. Il demanda à se retirer (juin 1739) et fut
-aussitôt remplacé par M. Chaillon de Jonville, gentilhomme ordinaire de
-la maison du roi, ancien ministre à Bruxelles. Rien à signaler dans les
-instructions qui lui furent remises le 24 juin 1739: c’est à peine s’il
-y est question de la Corse. Mais dès qu’il fut arrivé à Gênes, en
-janvier 1740, il reçut du secrétaire d’État des Affaires étrangères,
-Amelot, des lettres plus précises et un mémoire très détaillé sur ce
-sujet. L’objet de sa mission était d’ouvrir avec le Sénat une
-négociation sur les conditions de l’intervention française en Corse. Le
-gouvernement de Versailles, désireux de terminer «une affaire aussy
-épineuse», réclame toute sa liberté d’action. Les troupes génoises
-évacueraient entièrement toutes les places et forteresses de la Corse
-«qui seraient remises entre les mains du Roi et y mettrait des
-garnisons». Tout se ferait en son nom: il administrerait la justice, il
-y réglerait les subsides que<span class="pagenum"><a id="page_177">{177}</a></span> l’île devrait payer chaque année; en un
-mot le roi de France agirait «comme s’il en estoit le seul souverain».</p>
-
-<p>Il faut prévoir une certaine résistance de la part des Génois, «soit par
-leur défiance naturelle, aussi bien que par leur jalousie, soit par la
-crainte qu’ils auroient de nostre bonne foy». Forts de la situation, qui
-nous est entièrement favorable, il faut les mettre «au pied du mur», les
-menacer de retirer entièrement nos troupes et les rendre responsables de
-tous les événements qui peuvent arriver: «on s’en prendra à eux si
-quelque autre puissance s’emparait de l’île et on les regarderait comme
-y ayant eu part eux-mêmes, dont le Roy ne pourrait qu’en tirer raison
-<i>sur les Estats mesmes de la République</i>».</p>
-
-<p>Cette fois la menace n’est même plus déguisée. Mais, de même qu’en
-ménageant les Corses il avait fallu&#8212;et telle avait bien été la
-politique du comte de Boissieux&#8212;apaiser les susceptibilités génoises,
-de même il fallait aujourd’hui prendre garde, en négociant avec les
-Génois, de ne pas effaroucher les Corses. Aussi Amelot exige-t-il
-expressément que rien ne transpire des conversations qui vont être
-engagées: la République ne devra nommer qu’un petit nombre de
-commissaires, qui seront «d’une extrême prudence» et «capables surtout
-d’un secret à toute épreuve».</p>
-
-<p>Lorsque M. de Jonville eut fait connaître les propositions de son
-gouvernement, le Sénat de Gênes nomma deux commissaires pour suivre avec
-lui la négociation: Jean-Baptiste Grimaldi et Charles-Emmanuel Durazzo.
-Bientôt ils laissèrent entendre&#8212;et le ministre de la République à
-Versailles, Lomellini, agissait dans le même sens,&#8212;que les conditions
-du gouvernement français ne<span class="pagenum"><a id="page_178">{178}</a></span> pouvaient pas être acceptées intégralement.
-Ils demandèrent une intervention combinée des troupes françaises et des
-troupes impériales, espérant ainsi neutraliser ces deux influences l’une
-par l’autre.</p>
-
-<p>Sur ces entrefaites l’empereur Charles VI mourut (20 octobre 1740) et
-l’ouverture de la succession d’Autriche apporta d’autres préoccupations
-aux Etats européens. Du moins la France essaya-t-elle encore de profiter
-des embarras de l’Autriche, comme elle avait fait une première fois
-après les événements de 1732. M. de Jonville proposa au Sénat de laisser
-dans l’île, <i>aux frais de la France</i>, l’armée de M. de Maillebois, à
-condition que les Génois lui remettraient en dépôt quatre places de
-l’île&#8212;Ajaccio, Calvi avec la tour de Girolata, la tour de Porto, le
-village de Piana,&#8212;construiraient deux ponts&#8212;sur le Liamone et sur
-l’Otta,&#8212;fourniraient enfin aux soldats français les lits, le bois, les
-tables et tous les ustensiles nécessaires. Le Sénat faisant des
-difficultés, Louis XV rappela M. de Maillebois qui alla combattre en
-Bohème (mai 1741).</p>
-
-<p>Les Français laissaient l’île pacifiée mais non soumise: les Corses ne
-voulaient à aucun prix accepter la domination de Gênes. Si la présence
-des troupes françaises les avait contenus jusqu’alors, ils reprirent sur
-plusieurs points, dès 1742, les hostilités contre la République. Ce fut
-en vain que le Sénat et ses commissaires généraux multiplièrent les
-règlements, les <i>perdoni</i> et les <i>concessioni</i>: ils ne purent décider
-les Corses à déposer les armes. C’était, semble-t-il, la fin de la
-domination génoise, d’autant plus que Théodore de Neuhoff reparut
-soudain en 1743.</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>Ses deux échecs n’avaient fait qu’augmenter sa<span class="pagenum"><a id="page_179">{179}</a></span> popularité et la
-caricature s’était emparée de lui. Une gravure allemande ridiculisait</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">Le satyre corse visionnaire<br /></span>
-<span class="i4">ou<br /></span>
-<span class="i0">le rêve à l’état de veille,<br /></span>
-<span class="i0">dont l’image représente<br /></span>
-<span class="i4">dérisoirement<br /></span>
-<span class="i4">Théodore,<br /></span>
-<span class="i0">premier et dernier en sa personne,<br /></span>
-<span class="i0">pseudo-roi des Corses rebelles.<br /></span>
-</div></div>
-</div>
-
-<p>Mais si les uns se moquaient, d’autres croyaient vraiment à la réussite
-ou à l’influence du baron de Neuhoff: la sous-prieure du couvent des
-Saints Dominique et Sixte, Madame Angélique Cassandre-Fonséca, qui
-dirigeait les affaires politiques du baron à Rome et en faisait «un
-martyr, grand soldat du Christ»;&#8212;François, duc de Lorraine et beau-fils
-de l’empereur, qui avait jeté ses vues sur la Corse et, après s’être
-servi en 1736 du louche Humbert de Beaujeu, avait en 1740 recours à
-Théodore lui-même et lui promettait 1.500 fusils..... La mort de Charles
-VI coupa court à ces projets. Le roi de Corse s’adressa alors à la
-France, par l’intermédiaire de son beau-frère, Gomé-Delagrange,
-conseiller au Parlement de Metz: il essayait «l’escroquerie politique»
-après l’escroquerie commerciale. On refusa de l’entendre et c’est alors
-que la guerre de la succession d’Autriche, en brouillant les puissances
-européennes, mit l’aventurier au premier plan.</p>
-
-<p>Au mois de janvier 1743, un navire de la Majesté britannique, le
-<i>Revenger</i>, parut dans la Méditerranée. Sous le couvert du pavillon
-anglais, muni d’un passeport de lord Carteret, le baron Théodore de
-Neuhoff, souverain de la Corse, allait reconquérir son royaume. Une
-proclamation fut distribuée aux<span class="pagenum"><a id="page_180">{180}</a></span> rebelles: elle produisit un médiocre
-effet; d’autant plus que Sa Majesté ne consentit pas à débarquer: elle
-répugnait à l’idée de coucher sur la dure, dans le maquis, avec ses
-farouches sujets. Théodore parut à peine sur les côtes de la Balagne et
-distribua quelques munitions; une nuit, le commandant anglais le ramena
-sur le rivage de Toscane, à l’embouchure de l’Arno. Le roi se hâta de
-gagner Florence, pour continuer ses intrigues et battre monnaie au moyen
-des plus savantes manœuvres de chantage.</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>Pendant que se poursuit «le roman de sa vie», on voit se nouer autour de
-la question corse le réseau compliqué des combinaisons diplomatiques. Ce
-sont les menées de l’Angleterre qui apparaissent d’abord, pendant la
-guerre de la succession d’Autriche, comme les plus significatives et les
-plus dangereuses. Les Anglais ont compris, bien avant Nelson,
-l’importance du golfe de Saint-Florent, où l’on pourrait entretenir
-«nombre de gros vaisseaux qui seront toujours en vedette sur Toulon» et,
-dans le début, il ne s’agit de rien moins que de «conquérir» la Corse.
-Théodore essaie de séduire le représentant anglais en Toscane, Horace
-Mann: celui-ci, par curiosité et par désœuvrement, consentit à avoir
-plusieurs entretiens avec un personnage qui l’intriguait; il eut tôt
-fait de s’apercevoir que Théodore n’était qu’un «babillard» et il
-conseilla à son ministre de ne faire aucun fonds sur lui.</p>
-
-<p>Lâché par l’Angleterre, Neuhoff essaya de s’imposer à la Cour de Turin:
-Charles-Emmanuel III, dont les ambitions commencent à s’étendre au delà
-des limites étroites du Piémont et qui, doué d’un fort appétit, ne
-demande qu’à se mettre à table<span class="pagenum"><a id="page_181">{181}</a></span> pour manger l’Italie feuille à feuille,
-aurait volontiers commencé par la Corse le démembrement de Gênes et la
-conquête de la péninsule entière. On voit poindre ainsi dès le <small>XVIII</small>ᵉ
-siècle l’idée de l’unité de l’Italie sous le drapeau de la maison de
-Savoie,&#8212;les dépêches du comte Lorenzi, envoyé de France à Florence,
-sont particulièrement caractéristiques à cet égard. Or dans ces
-espérances grandioses, le roi de Sardaigne sera de bonne heure soutenu
-par l’Angleterre, «qui voudrait le rendre très puissant pour en faire
-une digue contre la France» (lettre de Poggi, consul de Naples à Gênes,
-en date du 4 janvier 1744).&#8212;Mais on n’a pas confiance en Théodore, dont
-les prétentions paraissent excessives et les promesses vaines et, tandis
-qu’il écrit au marquis d’Ormea, on écoute plus volontiers Dominique
-Rivarola, d’origine corse, un traître et un intrigant, qui jouit malgré
-tout d’un certain crédit auprès de ses compatriotes et se fait fort
-d’introduire les étrangers dans sa patrie.</p>
-
-<p>Restait l’impératrice Marie-Thérèse, dont l’époux François de Lorraine
-avait jadis convoité l’île. La famille autrichienne se berça un moment
-de l’espoir d’utiliser l’influence du personnage; elle prépara même une
-expédition qu’il devait conduire, mais qui ne partit pas.</p>
-
-<p>Une fois de plus, Théodore avait échoué: mais il avait fort bien vu à
-qui il convenait de s’adresser pour réussir. Visiblement une triple
-alliance anglo-austro-sarde se nouait en 1744: la Corse en était le
-pivot, et ces projets étaient dirigés contre les Bourbons de France et
-d’Espagne. Le résultat serait la formation d’une unité italienne au
-profit de la Sardaigne et l’attribution de l’île à la maison anglaise de
-Hanovre. Toute cette négociation, con<span class="pagenum"><a id="page_182">{182}</a></span>duite par lord Newcastle à
-Londres, est vraiment, suivant le mot de M. Le Glay, «de l’art dans la
-diplomatie».</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>Et les Corses? Que deviennent-ils au milieu de ces partages dont leur
-île est l’objet éventuel, au milieu de ces intrigues, de ces ruses et de
-ces mensonges? Peuvent-ils se sauver eux-mêmes? Effrayés de tous les
-embarras qui les accablent, les Génois ont essayé de s’entendre
-directement avec les Corses et préparé un règlement de pacification (3
-août 1744) qu’ils espèrent faire accepter aux révoltés. Ce fut en vain.
-La lutte se prolongea sans engagements importants jusqu’en 1745. Cette
-année-là, au mois d’août, les Corses élurent pour chefs l’abbé Ignace
-Venturini, Jean-Pierre Gaffori et François Matra, avec le titre de
-«Protecteurs de la Nation». La mission confiée à ces chefs était plutôt
-de porter un remède aux désordres qui désolaient l’île à ce moment; mais
-les maladresses du nouveau commissaire général, Stefano Mari, ne
-tardèrent pas à déchaîner une guerre ouverte.</p>
-
-<p>La France sut admirablement profiter de cette situation embrouillée et
-déjouer toutes les intrigues. Il fallait à tout prix empêcher
-l’établissement en Corse d’une grande puissance maritime, si l’on
-voulait sauvegarder la suprématie française dans la Méditerranée,
-assurer la défense des côtes de Provence, avoir la route libre vers
-l’Orient pour le développement du trafic maritime,&#8212;et c’est ce que
-comprirent tous les hommes qui dirigèrent pendant cette période la
-diplomatie française: Fleury, Chauvelin, Amelot, d’Argenson, Puysieux.
-Gênes est obligée de se rejeter dans les bras de la France qui, d’accord
-avec l’Espagne, lui garantit au traité d’Aranjuez (17 mai 1745)
-l’intégrité de son<span class="pagenum"><a id="page_183">{183}</a></span> territoire. Puis M. de Guymont, nommé ministre de
-France à Gênes à la place de M. de Jonville, adresse aux peuples de
-Corse une proclamation les invitant à se tenir dans le devoir et à se
-défier des excitations des ennemis de la République. En fait, on vit les
-insurgés corses faire cause commune avec les Autrichiens ou les Sardes,
-mais il ne se passa rien d’irréparable en Corse pendant la terrible
-guerre où Gênes elle-même faillit périr.</p>
-
-<p>Au mois de novembre 1745, les Anglais bombardaient et prenaient Bastia:
-Rivarola et les chefs insurgés occupaient la ville et la citadelle. Mais
-les Bastiais prennent les armes en faveur de la République et chassent
-les insurgés. Rivarola revient mettre le siège devant la ville. Il
-occupe Terra Vecchia et presse si énergiquement la citadelle de Terra
-Nova que sa capitulation parut inévitable. Si l’escadre anglaise de six
-vaisseaux qui croisait entre Bastia et Livourne était intervenue
-l’événement se serait aussitôt accompli; mais elle ne bougea pas, car le
-gouvernement britannique était en ce moment occupé à négocier avec
-l’Espagne. Profitant de la mort de Philippe V et de l’avènement d’un
-nouveau roi à Madrid, l’Angleterre offrait la paix&#8212;et la Corse&#8212;à
-l’infant don Philippe, dans l’espoir de brouiller les Bourbons de France
-et d’Espagne et peut-être aussi d’obtenir d’importantes concessions
-commerciales en Amérique. «Un accommodement avec l’Espagne, disait le
-duc de Newcastle, est un si grand objet pour l’Angleterre, qu’elle est
-résolue de ne pas risquer de le manquer pour une chose qui lui semble de
-si peu d’importance comme la Corse.» La question de Gibraltar, que la
-cour de Madrid réclamait, fit échouer les pourparlers. Mais, pendant
-qu’ils se prolongeaient, l’escadre britannique était restée<span class="pagenum"><a id="page_184">{184}</a></span> inactive et
-son amiral demeurait sourd aux prières du roi de Sardaigne. «Du moment
-qu’ils ne croyaient pas devoir recueillir des bénéfices personnels, les
-Anglais n’entendaient pas perdre leur temps à protéger un peuple
-gémissant.»</p>
-
-<p>Le gouvernement français mit ses tergiversations à profit. Sur les
-instances de la République de Gênes, une troupe de 500 hommes&#8212;Génois,
-Français et Espagnols,&#8212;fut envoyée le 1ᵉʳ septembre 1747 au secours de
-Bastia. Le lieutenant-colonel Choiseul-Beaupré, qui commandait ce
-détachement, réussit à repousser Rivarola. L’année suivante, Bastia
-devait soutenir un siège autrement meurtrier. Gaffori et Giulani avec
-les insurgés corses, le chevalier de Cumiana avec 1.500 hommes,
-Piémontais et Autrichiens, et plusieurs batteries d’artillerie,
-attaquèrent furieusement la ville. Le duc de Richelieu, ministre
-plénipotentiaire à Gênes, envoya en toute hâte M. de Pédemont, officier
-du régiment de Nivernais, au secours du commandant génois Spinola; après
-une lutte sanglante, le chevalier de Cumiana se retira sur Saint-Florent
-(27 mai 1748). Deux jours après, le marquis de Cursay débarquait à
-Bastia. Son arrivée rendait impossible tout succès des Austro-Sardes.
-Ainsi l’action énergique et décisive de la France terminait la campagne,
-et la paix prochaine d’Aix-la-Chapelle (30 octobre 1748) allait ruiner
-les convoitises de la Sardaigne et les menées de l’Angleterre<a id="FNanchor_H_8"></a><a href="#Footnote_H_8" class="fnanchor">[H]</a>.</p>
-
-<p>Il ne sera plus question du roi Théodore dans l’histoire de Corse. Son
-rôle politique est fini, bien qu’il refuse d’abdiquer. Toujours dénué
-tout en recevant de fortes sommes de donateurs inconnus, il fait
-miroiter aux yeux des marchands ou des</p>
-
-<div class="figcenter" id="plt_XII" style="width: 469px;">
-<a href="images/illu-235.jpg">
-<img src="images/illu-235.jpg" width="469" height="600" alt="[Pas d'image disponible.]" /></a>
-<div class="caption"><p>Bastia: la Citadelle.&#8212;<i>Ibid.</i>: Dans le Vieux Port. (<i>Ph.
-Moretti.</i>)</p>
-
-<p>Pl. XII.&#8212;<span class="smcap">Corse.</span></p></div>
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page_185">{185}</a></span></p>
-
-<p class="nind">souverains les avantages à tirer de la Corse, pour peu qu’on le mette en
-mesure de la prendre. En fin de compte, il échoue à Londres où il est
-bientôt emprisonné pour dettes. Après six ans de détention, bafoué par
-les uns, renié par les autres, finalement appelé à bénéficier d’une
-libération conditionnelle, il répondit au tribunal qui lui demandait une
-garantie: «Je n’ai rien que mon royaume de Corse.» Il signa une cédule
-par laquelle il abandonnait ses Etats (24 juin 1755). Et le royaume de
-Corse fut légalement et officiellement enregistré pour la garantie des
-créanciers du baron de Neuhoff! Les Anglais étaient donc arrivés à leurs
-fins: ils avaient l’île, objet de leurs convoitises. Seulement cette
-cession n’existait que sur un papier sans valeur. Théodore vécut encore
-un an, rejeté en prison, libéré une dernière fois, loqueteux et affamé,
-accueilli charitablement par un pauvre tailleur chez lequel il mourut le
-11 décembre 1756. Horace Walpole fit graver sur la pierre, dans l’église
-Sainte-Anne ce témoignage de compassion railleuse: «Le destin lui
-accorda un royaume et lui refusa du pain!» C’est tout ce qui reste de
-l’homme qui disputa à Gênes la souveraineté de la Corse!</p>
-
-<p>Sa mémoire fut ridiculisée. On connaît les sarcasmes de Voltaire.
-Ensuite, sur un poème de Casti, Paisiello composa en 1784 un opéra
-héroïco-comique, <i>il Re Teodoro</i>: Marie-Antoinette le faisait jouer au
-théâtre de Versailles et Napoléon l’écoutera dans le palais des
-Tuileries, «lui qui aurait pu naître sujet du baron de Neuhoff, si
-celui-ci avait réussi et fondé une dynastie»!<span class="pagenum"><a id="page_186">{186}</a></span></p>
-
-<h2><a id="CHAPITRE_XVIII"></a>XVIII<br /><br />
-ESSAIS D’ORGANISATION NATIONALE</h2>
-
-<div class="blockquot"><p class="hang"><i>Administration du marquis de Cursay.&#8212;Gaffori et la consulte
-d’Orezza.&#8212;A la recherche d’un chef: l’affaire de Malte.&#8212;La
-consulte de Caccia et l’entrée en scène de Pascal Paoli.</i></p></div>
-
-<p>En 1748, un corps de troupes françaises avait débarqué en Corse, sous
-les ordres de M. de Cursay. Il y demeura jusqu’en 1753 et gouverna le
-pays pendant ce temps. Les commandants des postes établis dans l’île
-rendaient la justice et percevaient les impôts: la souveraineté se
-trouvait, pour ainsi dire, en dépôt entre leurs mains. Situation
-singulière, qui s’expliquait par le rôle d’arbitres et de pacificateurs
-entre Corses et Génois qu’ils avaient assumé, mais instable et
-périlleuse.</p>
-
-<p>M. de Cursay était un homme bienveillant et juste: «il gouverna l’île,
-dit Cambiaggi, avec une grande sagesse». Recherchant les causes
-profondes du désordre où la Corse se trouvait d’une façon permanente, il
-«connut bien vite que tout ce qui était dans l’île avait un intérêt réel
-à maintenir la révolte»: les fonctionnaires génois, parce qu’ils
-pouvaient à la faveur du désordre continuer leurs malversations;&#8212;les
-chefs du peuple, pour dominer et s’enrichir;&#8212;les autres, pour vivre
-dans l’indépendance. «Il avait donc, écrit Pommereul, deux<span class="pagenum"><a id="page_187">{187}</a></span> partis à
-gagner, les chefs et le peuple: pour faire un projet solide, il fallait
-que les chefs lui répondissent du peuple, et le peuple des chefs.»</p>
-
-<p>Il commença par le peuple et, sachant que les abus dans l’administration
-de la justice avaient été la principale cause de la révolte, il voulut
-être un juge intègre et sévère. Les administrateurs des pièves
-imitèrent, comme il arrive, la conduite du chef suprême et le peuple
-connut une tranquillité dont il n’avait plus l’habitude: il se reprit à
-respirer et à espérer et, par delà la personnalité du marquis de Cursay,
-le nom de la France excita l’admiration et l’amour. Ayant ainsi agi sur
-le peuple, Cursay réunit les chefs à Biguglia et se fit remettre toutes
-les places dont ils s’étaient emparés; mais il eut l’art de le faire
-avec leur assentiment, et pareille mesure ne se présenta pas sous les
-apparences d’une vengeance administrative.</p>
-
-<p>L’ordre et la paix réapparurent dans l’île. «Il y fit régner la plus
-exacte justice, et fut encore plus aimé qu’il ne fut craint. Il fit
-construire des pontons, raccommoder des ports. Il leva des impôts en
-plus grande quantité que ceux qu’avait jamais établis la République,
-sans pour cela mécontenter la nation. Il fit enfin tout ce que le
-souverain le plus intelligent peut faire pour un peuple qu’il aime.»
-Précurseur de la domination française, initiateur des mesures que les
-intendants prendront après 1769, véritable despote éclairé, il mérita la
-reconnaissance de la Corse et de la France. Il s’attacha à toutes les
-branches de l’administration et tenta de greffer sur une vie économique
-renaissante un développement intellectuel digne de ce peuple que tant de
-luttes avaient détourné de la littérature. Il fait représenter devant
-lui un drame de Marco-Maria Ambrosi, fils du fameux Castineta, intitulé
-<i>Lavinia</i>. L’Académie<span class="pagenum"><a id="page_188">{188}</a></span> des Vagabonds, fondée à Bastia en 1659 et dont
-l’éclat avait été éphémère, fut rétablie en 1750 et proposa un prix
-d’éloquence dont le sujet était cette question: «Quelle est la vertu la
-plus nécessaire au héros, et quels sont les héros à qui cette vertu a
-manqué?» J.-J. Rousseau concourut en 1751 pour ce prix. La disgrâce du
-marquis de Cursay et les nouveaux troubles qui agitèrent la Corse
-détruisirent l’Académie, «espèce d’établissement qui ne peut subsister
-qu’avec la paix».</p>
-
-<p>Car les Génois ne tardèrent pas à se montrer jaloux de M. de Cursay: son
-administration, comme dit Pommereul, «faisait la satire de la leur» et
-ne pouvait leur convenir. En offrant aux Corses le modèle d’un
-gouvernement ferme, sage et modéré, tel que Gênes n’en avait jamais
-adopté, il préparait de nouvelles révoltes à la République «et lui
-enlevait réellement les Corses en tâchant de les lui soumettre». Gênes
-se plaignit à la Cour de France, qui fit passer en Corse le marquis de
-Chauvelin, officier de carrière, ambassadeur à Gênes, chargé pour la
-circonstance du commandement supérieur des troupes françaises avec le
-grade de lieutenant général. Il avait pleins pouvoirs et M. de Puysieux,
-secrétaire d’Etat des Affaires étrangères, lui transmettant les
-instructions du comte d’Argenson, lui recommandait de traiter «dans des
-lettres séparées» tout ce qui aurait rapport aux affaires de Corse:
-c’était montrer l’intérêt que l’on y attachait en haut lieu.</p>
-
-<p>M. de Chauvelin sut répondre à la confiance du ministre; il se montra
-dès le premier jour organisateur éminent, rédigeant de nombreux mémoires
-sur l’administration de la Corse, sur les moyens de la pacifier, et se
-tenant sans cesse en correspondance avec le gouvernement. Mais il crut
-habile de<span class="pagenum"><a id="page_189">{189}</a></span> rendre aux Génois la garde des ports en laissant aux Français
-l’administration de la justice, source de conflits évidents: ou
-l’autorité de M. de Cursay s’arrêtait aux ports, et alors les
-malfaiteurs pouvaient à leur gré entrer dans l’île ou en sortir, tant
-les Génois faisaient mauvaise garde, ou M. de Cursay possédait
-l’administration générale de la justice et devait commander également
-dans les ports.</p>
-
-<p>En attendant, Gênes essaya de profiter de l’œuvre de pacification
-réalisée par M. de Cursay et feignit de considérer les Corses comme
-soumis à la République. Un voyage de M. de Grimaldi dans l’intérieur lui
-fit voir son erreur: il trouva tous les passages fermés et fut obligé de
-revenir honteusement à Bastia. Il fallait à tout prix se débarrasser du
-marquis de Cursay. On y parvint à la fin de 1752, lorsque furent
-terminées les négociations entamées avec les deux commissaires génois,
-Charles-Emmanuel Durazzo et Dominique Pallavicini. M. de Grimaldi et
-Chauvelin se transportèrent en Corse. On suscita des difficultés à M. de
-Cursay, on le calomnia, on l’accusa de fomenter la rébellion et
-d’aspirer à la royauté. Il fut arrêté et emprisonné à Antibes; son
-innocence ne tarda pas à être reconnue et il alla commander en Bretagne
-et en Franche-Comté. La convention de Saint-Florent (6 sept. 1752) avait
-réglé les rapports de Gênes et de la France: l’administration de l’île
-était rendue aux Génois sous la garantie du roi qui leur donnerait un
-subside pour l’entretien des troupes par lesquelles ils remplaceraient
-peu à peu les troupes françaises. Solution précaire, essentiellement
-provisoire, qui ne réglait rien et remettait tout en question.</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>Le départ de Cursay exaspéra les Corses, mais ne les prit pas au
-dépourvu: ils entendaient avoir<span class="pagenum"><a id="page_190">{190}</a></span> le dernier mot et s’étaient organisés
-pour la lutte. Dès le mois de juin 1751, le général des Corses, Gaffori,
-qui apparaît au premier plan de l’histoire insulaire, avait provoqué une
-consulte à Orezza et organisé un gouvernement dont l’autorité devait, le
-moment venu, se substituer à celle des Français. Les Français présents,
-ce gouvernement n’existait pas, à proprement parler; les Français
-partis, il était prêt à fonctionner.</p>
-
-<p>Ce gouvernement devait se composer:&#8212;1º d’une cour suprême jugeant sans
-appel dans toutes les affaires civiles et criminelles et pouvant
-prononcer la peine de mort, sauf confirmation des généraux;&#8212;2º d’une
-junte de cinq membres (<i>sindicatori</i>), chargée de veiller sur la
-conduite des officiers et des magistrats, afin d’empêcher tout abus de
-pouvoir;&#8212;3º d’une junte des finances, chargée d’assurer la rentrée des
-revenus publics: impôt de 26 sous par feu, condamnations prononcées par
-les tribunaux, etc.; le trésorier général ne pourrait disposer d’aucune
-somme si elle n’était d’abord ordonnancée par 4 membres sur 6 qui
-composaient la junte;&#8212;4º d’une junte de guerre, composée de 12
-membres.&#8212;Sous les ordres de cette junte de guerre, les commandants des
-pièves (2 par piève exerçant l’autorité à tour de rôle, se relevant de
-mois en mois), dirigeaient les capitaines des paroisses. Ceux-ci
-devaient intervenir dans toutes les disputes, arrêter les délinquants,
-faire exécuter les sentences des magistrats, condamner à l’amende les
-fusiliers qui ne prendraient point part aux marches commandées. Dans
-chaque piève, un auditeur, assisté d’un chancelier, devait juger toutes
-les affaires civiles ne dépassant pas 30 livres, sous réserve d’appel à
-la Cour suprême. Une loi rigoureuse était annoncée pour la répression
-des crimes. Les<span class="pagenum"><a id="page_191">{191}</a></span> généraux gardaient le droit de convoquer les
-assemblées.</p>
-
-<p>De la consulte d’Orezza était sorti un véritable gouvernement
-«révolutionnaire» qu’il sera curieux de rapprocher des mesures prises
-par Paoli. Inspiré par les circonstances, il rappelle l’organisation du
-parti protestant en France avant Richelieu.</p>
-
-<p>Or cet organisme entra en fonctions lorsque les troupes françaises
-eurent quitté la Corse: dès la fin de 1752 les tribunaux se dressaient,
-les magistrats rendaient la justice, la junte de guerre ordonnait des
-marches, aussitôt exécutées par les commandants des pièves, les députés
-aux finances recueillaient les impôts. <i>Principato nascente</i>, s’écriait
-le commissaire Grimaldi; et il ajoutait: «Ce n’est encore qu’une
-ébauche, mais les lignes se distinguent nettement et il sera facile de
-l’améliorer de jour en jour.» Les améliorations devaient venir en effet,
-et l’une des premières fut la création d’un tribunal d’inquisiteurs
-chargé de surveiller les relations des Corses avec les villes et, par ce
-moyen, de couper court aux intrigues toujours à craindre des autorités
-génoises.</p>
-
-<p>La Corse était maîtresse d’elle-même. Le péril était grand pour la
-République. Pour le conjurer, Grimaldi ne trouva rien de mieux que de
-faire assassiner Gaffori (3 octobre 1753). Lui mort, pensait-il, son
-œuvre périssait: le nouveau principat était tué dès sa naissance. Il ne
-se trompait qu’à moitié: l’homme étant difficile à remplacer, on ne le
-remplaça pas, et, au lieu d’un chef imposant sa volonté, on eut une
-régence de quatre membres&#8212;Clément Paoli, fils de Giacinto, Tommaso
-Santucci, Simon Pietro Frediani et le docteur Grimaldi,&#8212;qui, n’ayant
-pas d’unité de vues, manquait d’initiative et devait bientôt manquer
-d’autorité.<span class="pagenum"><a id="page_192">{192}</a></span></p>
-
-<p>L’«anarchie spontanée» éclatait dans l’île et se répandait de proche en
-proche. Le magistrat suprême et les magistrats des provinces n’étaient
-plus obéis. Les assassinats se succédaient; au sein des consultes, les
-partis s’excommuniaient et les Génois assistaient à la décomposition de
-l’unité matérielle et morale que Gaffori avait un moment réalisée: les
-Corses étaient impuissants et découragés. On parlait bien d’établir des
-patrouilles, de séquestrer les dîmes des évêques, de confisquer les
-biens des Génois. Chansons que tout cela! disait Grimaldi, <i>le passioni
-non gli permottono una divisa stabile</i>. Quelques expéditions militaires
-n’eurent pas de succès, les trahisons se multipliaient. Le désir d’union
-était d’autant plus vif chez les patriotes et le vœu des patriotes était
-unanime: ils voulaient un chef suprême à la tête des affaires.</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>Dès le début de 1754 les Corses résidant à Rome, dont quelques-uns
-étaient de véritables personnages, avaient songé à profiter de leurs
-relations pour affranchir leur île de la domination génoise, même en lui
-donnant un maître étranger. Le chanoine Giulio Natali, d’Oletta, en
-particulier, l’auteur du <i>Disinganno intorno alla guerra di Corsica</i>,
-alors auditeur du cardinal Ferroni, ne pouvait contenir son indignation
-depuis l’assassinat du général Gaffori. Lié avec le marquis Solari,
-ministre de Malte auprès du Saint-Siège et bailli de l’ordre, il
-s’entretenait avec lui des moyens d’assurer à leur patrie une libération
-définitive et peu à peu ce plan fut conçu: placer la Corse sous
-l’autorité du grand maître de l’ordre de Malte. La Corse trouverait dans
-cette réunion un accroissement de forces, et l’ordre tirerait parti des
-ports et des forêts de l’île; l’esprit militaire des insulaires lui
-assurerait d’autre part<span class="pagenum"><a id="page_193">{193}</a></span> de nombreux et vaillants soldats. L’abbé Louis
-Zerbi, qui gérait à Livourne les intérêts de ses compatriotes, fut
-chargé de la négociation: muni d’une lettre de créance du magistrat
-suprême et d’une lettre de Solari, il partit pour Malte et traita
-directement avec le Grand Maître de l’ordre, qui était alors Pinto. Une
-convention fut conclue, aux termes de laquelle l’ordre de Malte
-donnerait au gouvernement corse une somme suffisante pour entretenir 600
-hommes de troupes, fournirait des armes et assurerait aux Corses la
-protection des puissances étrangères. En revanche les Corses
-s’engageaient à se rendre libres eux-mêmes; leur liberté une fois
-reconquise, ils convoqueraient une diète générale et proclameraient la
-religion de Malte souveraine de l’île. Tous les privilèges de la nation
-seraient d’ailleurs respectés et accrus.</p>
-
-<p>Malgré toutes les précautions prises pour envelopper la négociation de
-mystère, elle ne put rester tellement secrète qu’Antonio Colonna de
-Bozzi, qui se trouvait alors à Livourne, n’en apprît quelque chose. Il
-s’embarqua pour Malte, et obtint pour ses concitoyens 30.000 piastres
-qui contribuèrent à soulager les besoins de la nation. Mais son crédit
-baissa dès qu’on aperçut que des préoccupations personnelles se mêlaient
-à un sincère amour de la patrie. Il espérait que l’ordre de Malte, après
-avoir pris possession de la Corse, y rétablirait l’ancienne noblesse des
-Cinarchesi. Or les populations corses n’entendaient pas se soustraire à
-la domination des Génois pour se replacer sous celle des Cinarchesi,
-contre lesquels ils avaient imploré autrefois l’assistance de la
-République. Antonio Colonna se trouva bientôt isolé.</p>
-
-<p>Au surplus le projet s’en allait en fumée, malgré le zèle infatigable de
-Zerbi, qui «se croit le premier<span class="pagenum"><a id="page_194">{194}</a></span> homme de la Corse» et n’est qu’«une
-taupe et un ignorant». Le gouvernement de Malte est mille fois pire que
-celui de Gênes. «Les Maltais sont plus misérables que nous. Au lieu
-d’être commandés par 40 ou 50 familles génoises, nous serions commandés
-par tous les meurt-de-faim de l’Europe, comme cela se passe à Malte,
-dont le peuple est le plus esclave de l’Europe; personne n’y ose mettre
-son chapeau devant un chevalier, et chaque année on expurge l’île des
-maris jaloux pour les éloigner de leurs femmes.» Qui parle ainsi, avec
-ce mélange d’humour et de colère? le plus jeune des fils de Giacinto
-Paoli,&#8212;il était né à Morosaglia en avril 1725,&#8212;Pascal Paoli,
-sous-lieutenant au service du roi des Deux-Siciles. Il suit avec une
-attention impatiente les démarches entreprises par Natali et Zerbi
-auprès de la Religion de Malte, il se rend de Longone à Porto-Ferrajo
-pour joindre Zerbi, il lui montre l’inanité, le ridicule même du projet
-maltais. Il parle avec d’autant plus de chaleur que les Corses ont jeté
-les yeux sur lui: des lettres pressantes et réitérées lui parviennent du
-colonel Fabiani, de Mariani, du chanoine Orticoni, des principaux de
-l’île. Giacinto s’alarme, mais Pascal est enthousiaste.</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>Car il faut définitivement abandonner la légende d’un Pascal Paoli,
-travaillant à Naples, sans trop songer à la Corse et hésitant à répondre
-aux vœux de ses concitoyens. En réalité il a compris de bonne heure le
-rôle qu’il pouvait jouer dans sa patrie et il s’y est préparé. Il
-demande à son père en novembre 1754 de lui acheter des livres pour se
-former à la science du gouvernement et pour surveiller avec compétence
-l’exploitation des mines. Ces livres sont: le <i>Parfait Ingénieur</i>, les
-<i>Histoires</i> de Rollin, l’<i>Esprit des Lois</i>, les <i>Considérations sur les
-causes de<span class="pagenum"><a id="page_195">{195}</a></span> la grandeur des Romains et de leur décadence</i>. L’exploitation
-des mines lui tient à cœur, il visite les exploitations de l’île d’Elbe,
-il reçoit des renseignements de Marco-Maria Ambrosi, un des esprits les
-plus distingués de la Corse, qui mourut malheureusement avant le retour
-de son ami dans l’île. Paoli, qui a déjà rédigé un projet de
-gouvernement, dresse un plan d’opérations militaires un peu
-présomptueux. Enfin il part pour la Corse où il arrive, soit au
-commencement de juillet, soit à la fin d’avril.</p>
-
-<p>Dès le 21 avril, une consulte tenue à Caccia promulgue une série
-d’«établissements, règlements et décrets» qui achèvent l’œuvre ébauchée
-à Orezza. L’exercice de la justice est réglé dans tous ses détails. Le
-fonctionnement en est assuré dans chaque piève par un juge rétribué mais
-révocable en cas de prévarication. Au-dessus sont les tribunaux des
-provinces et le Magistrat suprême, corps judiciaire et politique tout à
-la fois. La loi annoncée à Orezza pour la répression des crimes fut
-publiée à Caccia, et rien ne montre davantage le lien entre les deux
-consultes: la seconde tient les promesses de la première. L’assassinat
-est puni de mort et la famille de l’assassin est chassée du royaume sans
-espoir de retour.&#8212;Mais en même temps qu’un Code, ces «établissements»
-présentent un enseignement moral et civique, montrant le mal qu’est
-l’assassinat, réprouvant le faux point d’honneur par où se perpétuent
-des vengeances qui ensanglantent et déshonorent le pays: <i>non è bravura,
-ma vero brutalità</i>. De ces principes doivent s’inspirer <i>les paceri</i>,
-amiables compositeurs ou arbitres criminels, institués dans chaque piève
-pour prévenir le mal et l’arrêter à ses débuts. Un tribunal
-d’inquisiteurs, renouvelé de Gaffori, juge en secret.<span class="pagenum"><a id="page_196">{196}</a></span></p>
-
-<p>Pour exécuter les sentences des magistrats, pour garder le château de
-Corte et la tour de l’île Rousse&#8212;par où seulement les Corses pouvaient
-communiquer avec l’Italie,&#8212;la consulte avait décrété la création d’une
-troupe soldée, soumise à une discipline régulière. Non pas que le
-principe fût abrogé suivant lequel tout Corse était soldat; mais la
-troupe soldée présentait cet avantage d’être prête à toute réquisition
-et les populations se trouvaient déchargées d’autant.&#8212;Il y avait de ce
-fait une augmentation d’impôts: deux livres par feu, au lieu de 26 sous
-fixés à Orezza; mais les fonctions publiques sont gratuites et le bilan
-des recettes et des dépenses, qui se publiera tous les six mois, fera
-connaître à tous le bon emploi des deniers publics.</p>
-
-<p>Ainsi, finances et armée, police et justice, la consulte de Caccia avait
-tout organisé. Le nouveau gouvernement recevait, pour accomplir son
-œuvre, un instrument tel qu’aucun régime n’en avait possédé avant lui.
-Désormais la Corse pouvait s’orienter vers de nouvelles destinées.
-<i>Subditi naturali</i>, disaient les Génois; <i>subditi convenzionati</i>,
-ripostaient les Corses. On discutait sur ces deux adjectifs. La consulte
-de Caccia changea la question. «Nous transférons, dit-elle, le domaine
-de l’île au Magistrat suprême (c’est-à-dire à la représentation
-nationale). Les membres qui le composent forment le corps de la nation
-et ont le domaine de l’île tout entière.» La souveraineté nationale
-était affirmée et tout vasselage aboli. Au lieu de marcher à la suite de
-la Sérénissime République, la Corse suivra désormais sa propre voie.</p>
-
-<p>A quel chef confiera-t-on cet instrument d’où la Corse régénérée attend
-son salut? Le commissaire de Gênes, Giuseppe-Maria Doria, parle dans la
-même lettre de la consulte de Caccia et du jeune Pascal<span class="pagenum"><a id="page_197">{197}</a></span> Paoli, dont le
-crédit augmente chaque jour dans l’esprit des rebelles. A peine
-débarqué, il seconde son frère dans ses expéditions, établit une
-poudrerie, parle de l’exploitation des mines et se flatte qu’on le
-proclamera général. Sa candidature est posée<a id="FNanchor_I_9"></a><a href="#Footnote_I_9" class="fnanchor">[I]</a>... L’élection se fit le
-13 juillet 1755 à San Antonio della Casabianca. Seize pièves en tout y
-prirent part: les délégués votèrent pour Pascal Paoli. Il accepta et
-prêta serment. La Corse avait trouvé le chef qu’elle cherchait.<span class="pagenum"><a id="page_198">{198}</a></span></p>
-
-<h2><a id="CHAPITRE_XIX"></a>XIX<br /><br />
-LE GÉNÉRALAT DE PASCAL PAOLI<a id="FNanchor_J_10"></a><a href="#Footnote_J_10" class="fnanchor">[J]</a></h2>
-
-<div class="blockquot"><p class="hang"><i>Une «République» corse au XVIIIᵉ siècle.&#8212;Les tentatives
-séparatistes.&#8212;Le développement économique et la vie
-intellectuelle.&#8212;J.-J. Rousseau et la Corse.</i></p></div>
-
-<p>Avec Pascal Paoli la Corse entre dans la période héroïque de son
-histoire. Elle cherche à se rendre libre, à échapper à la domination
-française aussi bien qu’à la domination génoise. Ce sera l’éternel titre
-de gloire de Paoli aux yeux des insulaires que d’avoir incarné, pendant
-la première partie de sa vie, ce beau rêve d’indépendance. Ses
-contemporains le dépeignent d’un extérieur imposant, énergique et calme,
-avec une parole assurée qui inspirait la confiance. Il a lu Montesquieu
-et considère la séparation des pouvoirs comme le principe de toute
-organisation politique. Mais ce n’est point un théoricien cherchant à
-appliquer à un Etat quelconque des idées «philosophiques»: il travaille
-pour la Corse, dont il connaît l’état misérable, le passé trouble et les
-besoins précis. Eloigné de sa patrie, il est resté en relations avec les
-«patriotes», il a reçu des con<span class="pagenum"><a id="page_199">{199}</a></span>seils et des encouragements, il a rédigé
-des projets de constitution, il n’arrive pas «les mains vides». Il
-n’apportait avec lui, écrit à tort Gregorovius, suivi par la plupart des
-historiens, «que son patriotisme, sa volonté énergique et sa philosophie
-humanitaire, et c’est avec ces moyens qu’il entendait délivrer un peuple
-primitif, presque entièrement sauvage, déchiré par les guerres
-intestines, le banditisme et la <i>vendetta</i>, et le transformer en une
-société politique et morale. Ce problème étrange, sans précédents dans
-l’histoire du monde, allait pourtant être résolu aux yeux de l’Europe,
-dans un temps où des peuples civilisés l’avaient tenté en vain».
-Problème étrange, en effet, mais les données sont mal posées et il est
-des «précédents» dont il faut tenir compte, en se référant notamment à
-l’œuvre des consultes d’Orezza et de Caccia.</p>
-
-<p>Le peuple était souverain. Pas de droit divin qui annihilât son pouvoir;
-pas de droit d’occupation en faveur d’une dynastie. Cette autorité
-souveraine, le peuple la délègue à ses représentants, qui forment la
-Consulte, et la Consulte, étant le peuple, exerce tous les pouvoirs;
-mais, déléguant à son tour l’exécutif et le judiciaire, elle se réserve
-seulement le pouvoir législatif. Cette assemblée comprend
-essentiellement des élus du peuple: les uns nommés dans le but précis
-d’aller siéger à la Consulte, les autres membres de droit parce que le
-peuple les avait choisis préalablement pour remplir d’autres charges.
-Parfois on y voit figurer des ecclésiastiques, quelques hauts magistrats
-sortis de charge, des personnages considérables: en 1762 on convoque les
-fils et les frères de ceux qui ont versé leur sang pour la patrie, en
-1763 les vicaires forains et les curés des chefs-lieux de pièves, en<span class="pagenum"><a id="page_200">{200}</a></span>
-1765 «les patriotes les plus zélés et les plus éclairés». Assemblées
-parfois trop nombreuses où les délibérations étaient confuses. Une
-réglementation plus stricte fut prise en décembre 1763: deux ou trois
-membres par province, élus par les magistrats provinciaux (une
-vingtaine), un représentant du peuple élu dans chaque piève par les
-procureurs (60), les présidents de province (10). Le suffrage indirect
-remplaçait le suffrage direct et cette organisation fut à peu près
-observée depuis 1764. Les Consultes se réunissaient une fois par an pour
-une durée très courte (deux ou trois jours) et généralement à Corte, où
-Paoli établit le siège du gouvernement. Elles approuvaient les actes du
-gouvernement, votaient les impôts, nommaient et contrôlaient les
-fonctionnaires.</p>
-
-<p>De la Consulte émanait le Conseil d’Etat ou Conseil suprême (<i>Consiglio
-supremo</i>). Celui-ci était composé du Général, président-né de ses
-libérations, de plusieurs conseillers et du grand chancelier. Au début
-les conseillers sont extrêmement nombreux et ils forment deux
-catégories: 36 présidents et 108 consulteurs, formant ensemble les trois
-chambres de justice, de guerre et de finances. Chaque président n’exerce
-effectivement le pouvoir que pendant un mois par an, chaque consulteur
-pendant dix jours seulement, de sorte qu’à tout moment le pouvoir
-exécutif «actif» était représenté par le Général, trois présidents,
-trois consulteurs et le secrétaire d’Etat, dont la voix, ordinairement
-consultative, devenait délibérative en cas de partage égal des opinions.
-Organisation déplorable, morcellement excessif du pouvoir exécutif, et
-les deux réunions que le Conseil d’Etat devait tenir chaque année au
-grand complet ne pouvaient suffire à donner une impulsion d’ensemble à
-la marche des services</p>
-
-<div class="figcenter" id="plt_XIII" style="width: 461px;">
-<a href="images/illu-253.jpg">
-<img src="images/illu-253.jpg" width="461" height="600" alt="[Pas d'image disponible.]" /></a>
-<div class="caption"><p>La patrie de Colomba: Fozzano.&#8212;Ghisoni. (<i>Ph. Damiani.</i>)</p>
-
-<p>Pl. XIII.&#8212;<span class="smcap">Corse.</span></p></div>
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page_201">{201}</a></span></p>
-
-<p class="nind">publics. Que pouvaient faire de sérieux un consulteur qui restait dix
-jours au pouvoir, un conseiller d’Etat qui en restait trente? Assurément
-le gouvernement de la Corse n’avait pas les rouages compliqués des Etats
-modernes; mais il y avait tout de même des impôts à prélever, des
-jugements à faire exécuter, des ordres administratifs à donner, et on
-préposait à ces fonctions délicates des citoyens qui y étaient en
-général peu préparés et qui les abandonnaient dès qu’ils commençaient à
-pouvoir rendre des services au pays. Comment s’étonner que Paoli écrive
-le 6 février 1756: «Je n’ai personne sur qui je puisse me reposer, je
-fais tout par moi-même.» Un tel régime ne pouvait conduire qu’à
-l’anarchie ou à la dictature. Dès 1758 le nombre des conseillers fut
-réduit à 18, ils étaient élus pour 6 mois et on leur imposait la
-résidence fixe à Corte. En 1764 il n’y en a plus que 9, représentant les
-neuf provinces affranchies: 6 de l’En deçà (Cap Corse, Nebbio, Casinca,
-Aleria, Corte, Balagne), 3 de l’Au delà (Vico, Cauro, la Rocca). Le
-Conseil d’Etat pouvait opposer son veto aux décisions de la Consulte et
-exiger une délibération nouvelle, précédent très curieux du veto
-suspensif que la constitution du 3 septembre 1791 devait donner à Louis
-XVI. Il était chargé de faire exécuter les résolutions votées par la
-Consulte, d’appliquer les lois et d’administrer les finances.&#8212;Le
-général présidait le Conseil d’Etat, commandait l’armée et dirigeait les
-opérations militaires, représentait devant l’Europe la nation et à ce
-titre avait la charge des relations extérieures et des négociations
-diplomatiques. Contraint par les événements de maintenir une armée
-régulière, dont il détestait le principe, Paoli prévoit pour l’avenir
-une milice populaire où tous les Corses seront sol<span class="pagenum"><a id="page_202">{202}</a></span>dats, uniquement pour
-défendre la patrie attaquée.</p>
-
-<p>Le pouvoir judiciaire avait à sa tête des syndics ou censeurs, élus par
-l’assemblée générale et chargés de recueillir les plaintes du peuple
-contre l’administration de la justice: véritables <i>missi dominici</i> se
-transportant de piève en piève et rendant des sentences sans appel.
-Institution excellente qui exerça une influence énorme et bienfaisante
-sur la pacification des esprits. Paoli, qui ne voulait pas de
-magistrature vénale, voulait également extirper la vendetta: son premier
-décret punit de la peine capitale un de ses propres parents; d’où vint
-l’expression de justice paoline, <i>giustizia paolina</i>.</p>
-
-<p>La justice comprenait trois degrés: les tribunaux des podestats, les
-tribunaux de province et la <i>rota</i> civile ou cour suprême. Tous les
-magistrats étaient élus pour un temps limité, à l’exception des membres
-de la Cour suprême qui étaient nommés à vie. Quand la situation devenait
-grave, soit par l’imminence d’une offensive génoise, soit par l’annonce
-des troubles intérieurs, la Consulte ordonnait la formation d’une junte
-de guerre, dont elle désignait les membres: tribunal d’exception, sorte
-de cour prévôtale, munie des pouvoirs les plus étendus et pouvant faire
-exécuter immédiatement ses sentences.</p>
-
-<p>L’élection, la souveraineté du peuple, la séparation des pouvoirs, tels
-étaient les principes dont s’inspirait cette belle constitution qui
-devançait celle des États-Unis d’Amérique et celle de la France
-révolutionnaire. Après quatre siècles de luttes malheureuses, le
-pavillon national à la tête de Maure flottait librement dans le
-«royaume» presque entier, à l’exception des ports.</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>Pourtant les Corses n’étaient pas unanimes dans<span class="pagenum"><a id="page_203">{203}</a></span> cet effort d’unité
-nationale; trop de rivalités féodales subsistaient; entre l’Au-delà et
-l’En-deçà des ferments de haine subsistaient, que Gênes, suivant sa
-politique de divisions et de discordes, avait naturellement cultivés et
-développés.</p>
-
-<p>En septembre 1757, un des notables de l’Au-delà, Antonio Colonna, réunit
-une consulte des gens du Talavo, Ornano, Rocca et Istria, et leur fit
-adopter les propositions suivantes: «Que tous les peuples de
-l’Au-delà-des-monts affirment vouloir vivre et mourir en union avec
-l’En-deça en ce qui est de l’exécration du nom génois, mais déclarent
-une séparation formelle pour ce qui regarde le gouvernement
-économique..., qu’il soit créé un Conseil d’Etat composé d’un président
-et de huit conseillers en qui résidera l’autorité suprême, pour ce qui
-concerne le gouvernement politique.» Schisme possible où la Corse risque
-de perdre son indépendance enfin recouvrée, jalousie que nous retrouvons
-à l’origine de toutes les démocraties. Ayant vu le danger, Paoli sut y
-parer avec son énergie habituelle. Il part pour l’Au-delà, visite Sari,
-Mezzana, Cauro, l’Ornano et l’Istria, réunit à Sari le 10 décembre 1757
-une consulte pour les pays de Cinarca, Celavo, Cauro, y établit un
-tribunal provincial sur le modèle de ceux qui fonctionnaient de l’autre
-côté des monts. A Olmeto, il réunit une consulte des régions de l’Istria
-et de la Rocca, installe aussi une magistrature provinciale et en fait
-donner la présidence à Antonio Colonna. Ainsi, «au lieu d’essayer
-d’abattre celui qui se dressait contre lui dans une étroite conception
-de particularisme provincial et peut-être aussi de rivalité personnelle,
-il se montre au peuple, prêche aux chefs l’union contre l’ennemi commun,
-leur fait comprendre qu’il n’est pas leur chef mais leur ami et les<span class="pagenum"><a id="page_204">{204}</a></span>
-invite à collaborer avec lui dans la lutte pour la liberté». Peu après
-(juillet ou août 1758), il propose à Colonna de prendre, avec
-l’assentiment du peuple, le titre de «commandant
-de-l’Au-delà-des-monts»&#8212;et Colonna devient le plus vaillant adversaire
-de l’influence génoise dans le fief d’Istria dont les seigneurs ont
-récemment poussé les habitants à se proclamer indépendants du
-gouvernement de Paoli et fidèles à la République (19 mai 1758).</p>
-
-<p>Le 24 décembre de l’année suivante, Paoli délègue son autorité à un
-notable de Levie, nommé Peretti, afin que celui-ci maintienne l’autorité
-de la nation dans la province de la Rocca, un peu éloignée du
-gouvernement central. Il écrit: «Jusqu’à ce que le gouvernement
-provincial soit mieux établi dans la province de la Rocca, nous avons
-cru utile, en vertu des présentes, de vous concéder toute faculté de
-pouvoir commander ses troupes et nous voulons que dans cette région vous
-soyez obéi en notre place par les commissaires des pièves et les
-capitaines et lieutenants d’armes des paroisses de cette province...» Ne
-fallait-il pas, en effet, prouver à ces provinces lointaines, un peu
-portées à se croire abandonnées, la sollicitude constante du
-gouvernement? Ne fallait-il pas ménager la susceptibilité «pomontiche»
-et montrer que les citoyens corses ne devaient être distingués que par
-leur plus ou moins grand attachement à la cause de la patrie? Aussi le
-résultat ne se fait-il pas attendre: le 23 août 1760, toute la Rocca se
-déclarait contre les Génois dans une assemblée où les chefs des communes
-signèrent un acte d’adhésion au gouvernement national.</p>
-
-<p>Depuis cette époque, il n’y eut plus en Corse de mouvement séparatiste.
-Paoli qui, le 3 septembre<span class="pagenum"><a id="page_205">{205}</a></span> 1755, écrivait au président Venturini: «Mon
-objet n’est que d’unir nos peuples, afin que tous de concert soutiennent
-les droits de la patrie», avait atteint son but: tous les Corses
-collaboraient avec lui pour le bien de la patrie.</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>Les Génois, expulsés de l’intérieur de l’île, ne tenaient plus que dans
-les forteresses du littoral, où les nationaux les bloquaient de près. A
-Ajaccio, par exemple, il existe un parti paoliste extrêmement fort, à la
-tête duquel se trouvent les Masseria, Santo et Annibalo Folacci,
-Marc-Aurelio Rossi, Giambattista Pozzo di Borgo, le chanoine Levie,
-l’abbé Moresco, l’abbé Carlo Felice Pozzo di Borgo, Girolamo Levie, le
-chanoine Susini, etc. Ils ne négligent aucune occasion de manifester au
-général leur loyalisme, et Paoli répond en accordant aux Ajacciens les
-mêmes droits qu’aux autres Corses devant les tribunaux et en les
-autorisant à circuler dans l’île sans passeport. Les Ajacciens
-reconnaissants composent en l’honneur de Paoli une chanson où Gênes
-était malmenée. Le refrain surtout exaspérait le commissaire génois:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">Hai la stizza, ti vorra passa:<br /></span>
-<span class="i0">Paoli è a Murato è ti casticarà.<br /></span>
-</div></div>
-</div>
-
-<p>«Tu es en colère, ça te passera: Paoli est à Murato et te châtiera.»</p>
-
-<p>Paoli avait, en effet, créé à Murato une <i>Zecca</i> (hôtel des monnaies),
-où l’on frappait des pièces en argent et en cuivre, portant les armes de
-la Corse: la tête de Maure au bandeau relevé sur le front. Les Corses
-voyaient en cela l’acte de souveraineté par excellence, proclamant à la
-fois l’indépendance de l’île et la déchéance de la domination génoise.<span class="pagenum"><a id="page_206">{206}</a></span></p>
-
-<p>L’agriculture recevait de la part du général des soins de tous les
-instants: on nomma dans l’île deux délégués à l’agriculture chargés de
-veiller à ses intérêts et de régler son impulsion. Paoli introduisit en
-Corse la pomme de terre dont il vulgarisa la culture. Il écrit le 14
-avril 1768 à son ami le médecin florentin Cocchi: «Hier j’ai fait
-planter les pommes de terre. Je les mettrai en circulation en prenant
-soin de m’en faire servir tous les matins à ma table.» Ses ennemis
-l’appellent par dérision le général des patates, <i>generale delle
-patate</i>.</p>
-
-<p>L’industrie, qui n’existait pas en Corse, fut mise en honneur par
-l’exploitation de plusieurs mines de plomb et de cuivre. Le commerce se
-développe. C’est pour l’augmenter que Paoli fonda le port de l’île
-Rousse qui devait exporter les huiles de la Balagne et remplacer pour
-les nationaux les ports de Calvi et de l’Algajola, occupés par les
-Génois ou les Français.</p>
-
-<p>Dans l’apaisement des guerres civiles et dans la prospérité
-grandissante, la population augmente: à la consulte de 1763 les curés
-présentèrent les registres de la population et l’on constata que depuis
-1753 elle s’était accrue de 30.000 habitants.</p>
-
-<p>La première imprimerie qui ait fonctionné dans l’île fut établie à cette
-époque à Campoloro et le premier ouvrage qui sortit de ses presses
-devait avoir sa signification: ce fut la <i>Giustificazione della
-rivoluzione di Corsica</i>, véritable cri d’indépendance que les Génois
-essayèrent en vain d’étouffer. Une gazette, sorte de moniteur officiel,
-paraît depuis 1764: <i>Ragguagli dell’ Isola di Corsica</i>, Nouvelles de
-l’île de Corse.</p>
-
-<p>Des écoles s’ouvrent dans la plupart des villages: mais Paoli, qui croit
-à la toute-puissance de l’instruction, voudrait retenir en Corse les
-jeunes gens qui vont étudier dans les Universités du continent.<span class="pagenum"><a id="page_207">{207}</a></span> Il
-demande au clergé un don gratuit annuel de 15 livres par chaque piévain,
-de 9 livres 12 sols par chaque curé, et de 6 livres par chaque chanoine
-ou autre bénéfice. L’Université de Corte put être fondée: elle ouvrit
-ses portes le 3 janvier 1765. On y enseigna d’abord les six matières
-suivantes, fixées par la Consulte de 1764 et considérées comme
-fondamentales:&#8212;1º la théologie scolastique et dogmatique «où les
-principes de la religion et les doctrines de l’Église catholique seront
-expliqués avec brièveté et exactitude; le professeur fera aussi une
-leçon par semaine d’histoire ecclésiastique»;&#8212;2º la théologie morale,
-«dans laquelle on donnera les préceptes et les règles les plus certaines
-de la morale chrétienne et, un jour par semaine, on fera une conférence
-sur un cas pratique se rapportant aux matières enseignées»;&#8212;3º les
-statuts civils et canoniques, «où on montrera l’origine et le véritable
-esprit des lois pour leur meilleur usage»;&#8212;4º l’éthique, «science très
-utile pour apprendre les règles de bien vivre et la manière de se bien
-guider dans les différents emplois de la société civile; elle comprendra
-aussi la connaissance du droit naturel et du droit des gens»;&#8212;5º la
-philosophie «suivant les systèmes les plus plausibles des philosophes
-modernes; le professeur donnera aussi les principes de la
-mathématique»;&#8212;6º la rhétorique.&#8212;Peu après, il y eut de nouvelles
-créations de chaires et, en particulier, on nomma un professeur de
-«<i>fisica</i>», c’est-à-dire des sciences de la nature. Tous les professeurs
-étaient Corses. Les premiers furent Guelfucci de Belgodère, Stefani de
-Venaco, Mariani de Corbara, Grimaldi de Campoloro, Ferdinandi de Brando
-et Vincenti de Santa-Lucia. Paoli encourageait les étudiants par de
-fréquentes visites à l’Université, par les nominations aux charges du
-gou<span class="pagenum"><a id="page_208">{208}</a></span>vernement. Pommereul fait le plus grand éloge des professeurs, qui
-appartenaient à l’ordre de saint François: «J’y ai connu des penseurs
-aussi sages que profonds; j’ai vu Voltaire, Locke, Montesquieu,
-Helvétius, Hume et Jean-Jacques Rousseau orner leur bibliothèque et
-faire leurs délices.»</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>Œuvre immense que les «philosophes» admirent. Les «naissantes vertus» de
-ce peuple promettent d’égaler un jour celles de Sparte et de Rome, et
-Jean-Jacques Rousseau attend beaucoup de Paoli dont la gloire est à son
-apogée: «J’ai quelque pressentiment qu’un jour cette petite île étonnera
-l’Europe.» Dans le <i>Contrat social</i>, il avait désigné la Corse comme le
-seul pays d’Europe «capable de législation», tourmenté par le besoin
-d’en recevoir une, mûr pour elle et en même temps assez voisin de l’état
-de nature pour que les mœurs n’y fissent pas obstacle à l’action
-salutaire des lois. «La valeur et la constance, disait-il, avec laquelle
-ce brave peuple a su recouvrer et défendre sa liberté mériteraient bien
-que quelque homme sage lui apprît à la conserver.» N’était-ce pas offrir
-ses services? Le général Paoli lui fit demander par l’intermédiaire de
-M. Buttafoco, officier corse au service de la France, d’être lui-même
-cet «homme sage». Rousseau réclama des documents propres à l’éclairer et
-se mit à l’œuvre. Quand cette nouvelle s’ébruita, les philosophes
-trouvèrent la chose parfaitement ridicule, autant dire impossible, et
-crurent Rousseau dupe d’une facétie flatteuse pour son orgueil. Voltaire
-s’en égaya bruyamment. Le plus singulier, c’est que l’ombrageux Rousseau
-se prit lui-même à partager ce soupçon, en dépit de la correspondance
-qu’il avait dans les mains. Après cet incident comique, il se rendit
-enfin à l’évidence et reprit son œuvre avec<span class="pagenum"><a id="page_209">{209}</a></span> ardeur. Mais cela se
-passait dans le temps le plus agité de son séjour à Motiers: sa santé,
-la nécessité de tenir tête à son pasteur devenu son ennemi, lui
-enlevaient tout repos d’esprit. En 1765, il forma le projet, pour se
-procurer à la fois toutes les informations nécessaires et la résidence
-paisible qu’il ne trouvait nulle part en Europe, d’aller s’établir parmi
-les Corses. Les difficultés du voyage l’arrêtèrent, et surtout les
-desseins de plus en plus manifestes du ministère français, qui ne
-laissaient plus aucune illusion sur les rêves d’indépendance formés par
-les patriotes corses. On comprend qu’il n’ait pas vu sans indignation
-sombrer la liberté du peuple au bonheur duquel il travaillait avec la
-certitude intrépide du succès. Ce qui prête à rire, ce qui est insensé,
-c’est de prétendre qu’en préparant la conquête de la Corse, M. de
-Choiseul eut pour but principal de faire échouer une entreprise qui
-pouvait devenir glorieuse pour Jean-Jacques.<span class="pagenum"><a id="page_210">{210}</a></span></p>
-
-<h2><a id="CHAPITRE_XX"></a>XX<br /><br />
-LE RÈGLEMENT DE LA QUESTION CORSE</h2>
-
-<div class="blockquot"><p class="hang"><i>L’accord franco-génois de 1756 et le «secret de Choiseul».&#8212;Les
-traités de Compiègne et de Versailles.&#8212;La lutte suprême.</i></p></div>
-
-<p>L’entrée en scène de Pascal Paoli modifiait singulièrement les données
-du problème corse, car il en excluait les Génois. Il ne restait dans
-l’île que deux pouvoirs: les ports étaient aux troupes françaises et
-l’intérieur était à Paoli. Dans ces conjonctures, les Génois demandèrent
-au roi de France de nouveaux subsides pour un nouvel effort contre la
-rébellion.</p>
-
-<p>Or le gouvernement français accepta encore de traiter avec Gênes,
-reculant ainsi la solution définitive, depuis si longtemps désirée,
-plusieurs fois approchée, jamais atteinte. On peut s’en étonner au
-premier abord, surtout si l’on songe au prochain «renversement des
-alliances» qui va permettre à Bernis de se faire garantir par le
-ministre autrichien Kaunitz sa liberté d’action dans la Méditerranée.
-Mais il ne faut pas oublier que les hostilités sont imminentes avec
-l’Angleterre: ce sera la guerre de Sept Ans, et la Cour de Versailles
-peut à bon droit craindre une intervention anglaise dans l’île. Mieux
-vaut qu’aucun prétexte ne puisse être saisi par les Anglais et qu’une
-alliance franco-génoise<span class="pagenum"><a id="page_211">{211}</a></span> rétablisse dans l’île une tranquillité au moins
-apparente et provisoire.</p>
-
-<p>M. de Pujol fut envoyé à Gênes en mission temporaire, pour examiner la
-question des subsides d’accord avec le comte de Neuilly, ambassadeur
-régulier. «Sa Majesté, expliquait le mémoire qui lui fut remis le 22
-mars 1756, n’est pas éloignée d’entrer par un subside plus considérable
-dans les mesures qu’ils (les Génois) se proposent de prendre; mais,
-avant que de fixer la somme qu’il conviendra de leur donner, le Roy veut
-connaître, <i>dans le plus grand détail et avec la plus exacte précision</i>,
-les besoins de la République et s’assurer qu’elle fera un usage utile de
-l’argent qui lui sera accordé.» L’objet de la mission confiée à M. de
-Pujol est «d’examiner <i>dans le plus grand détail</i> la qualité et le
-nombre des troupes que la République a actuellement sur pied, soit dans
-les États de terre ferme, soit en Corse, la force des garnisons dans les
-places et l’état des fortifications, <i>surtout dans cette isle, où il
-sera nécessaire que M. de Pujol se rende, pour se procurer par lui-même
-les notions les plus précises sur tous ces articles</i>».</p>
-
-<p>Ainsi, sous prétexte de vérifier la nécessité des subsides qu’il
-convenait d’accorder aux Génois, le comte de Neuilly et M. de Pujol
-allaient en profiter pour demander au Sénat et transmettre à leur
-gouvernement les renseignements les plus circonstanciés sur les places
-de Corse, les fortifications, les casernements nécessaires, les
-meilleurs emplacements des troupes. Il était impossible d’agir avec plus
-de maîtrise et d’ironie: c’est de Gênes même que l’on allait tirer des
-indications qui pouvaient rendre tant de services plus tard.</p>
-
-<p>Un traité de subsides fut conclu «entre le Roy et la République de Gênes
-et pour la sûreté de l’isle<span class="pagenum"><a id="page_212">{212}</a></span> de Corse». C’est le premier traité de
-Compiègne, du 14 août 1756. Le roi accordait de nouveaux subsides; mais
-il augmentait également, et sans en fixer le chiffre, le nombre des
-troupes françaises de Corse. Pour rassurer les Génois, il est entendu
-que les officiers français devront s’abstenir de toute négociation avec
-les Corses rebelles, «même dans la vue de les amener à un accommodement
-de pacification et à la soumission qu’ils doivent à la République, que
-cet objet doit regarder uniquement».</p>
-
-<p>Qu’est-ce à dire? Les Génois sont exécrés, les Français seuls ont chance
-de lier amitié avec les Corses et le roi n’entend pas que la sympathie
-qui pourra être témoignée à ses officiers rejaillisse sur des alliés
-qu’il importe de n’aider qu’en apparence.&#8212;En fait l’expédition
-française chercha à faire aux Corses le moins de mal possible, et c’est
-avec les commissaires de Gênes que les généraux français eurent des
-disputes continuelles. Les renforts, d’abord placés sous le commandement
-du marquis de Castries, furent bientôt concentrés presque complètement à
-Calvi sous le comte de Vaux: «C’est l’unique place, écrivait Choiseul au
-comte de Neuilly, qu’il nous soit intéressant de garder, puisqu’elle est
-la seule qui soit en état de faire quelque résistance si les Anglais
-tentaient de s’en emparer.»</p>
-
-<p>Quoi qu’il en soit, le premier traité de Compiègne marquait un temps
-d’arrêt dans l’évolution de la question corse vers son terme inévitable.
-Il permit du moins à la France de traverser, sans incident notable de ce
-côté, la crise de la guerre de Sept Ans.</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>Elle n’était même pas terminée lorsque le gouvernement français se
-trouva sollicité tout à la fois par le Sénat de Gênes, qui affirmait
-hautement sa<span class="pagenum"><a id="page_213">{213}</a></span> souveraineté et par Pascal Paoli qui, maître de l’île,
-proclamait énergiquement son indépendance. La France se retrouvait du
-premier coup dans la situation la plus avantageuse, sinon encore
-maîtresse d’édicter ses volontés, du moins intervenant comme arbitre du
-consentement spontané des deux adversaires. Privilège depuis longtemps
-prévu et patiemment préparé.</p>
-
-<p>Choiseul, qui depuis 1758 était secrétaire d’État des Affaires
-étrangères, ne voulut pas s’engager tout de suite avec Pascal Paoli. Il
-se borna à inviter les Corses à ne pas négocier avec une autre
-puissance, et il recommanda la plus entière réserve à M. Boyer de
-Fonscolombe qu’il envoyait à Gênes en 1762. Il lui signalait, entre
-autres objets particulièrement dignes d’attention, «la situation des
-affaires de Corse». Mais «le sieur Boyer, lorsqu’on le mettra à portée
-de s’expliquer sur cette matière, déclarera <i>en termes généraux</i> que
-toutes les puissances se doivent à elles-mêmes de ne point protéger des
-sujets révoltés contre leur légitime souverain». C’est le langage même
-tenu par Fleury dans sa lettre du 6 juin 1738.</p>
-
-<p>Boyer de Fonscolombe s’y trompa lui-même et le 13 septembre 1762 il
-adressait à Choiseul un «mémoire politique» sur la Corse qui est des
-plus curieux. Il expose la situation et constate que, les Génois étant
-«dans l’impossibilité de se maintenir» dans l’île, il faut préparer un
-arrangement qui puisse convenir «non seulement aux Génois, mais aussi à
-la France et aux personnes intéressées à ne pas voir s’élever un prince
-dont la marine et le commerce pourraient leur donner de l’ombrage». Il
-ne saurait donc être question ni de l’empereur (comme grand-duc de
-Toscane) ni du roi des Deux Siciles. Il est également inutile de songer
-à des princes<span class="pagenum"><a id="page_214">{214}</a></span> trop faibles qui seraient incapables d’établir ou de
-maintenir leur autorité: le duc de Parme, le duc de Modène. Il n’y a que
-le roi de Sardaigne qui réponde à la définition: il est le seul à qui
-l’on pourrait donner la Corse «sans beaucoup craindre les conséquences
-de son agrandissement et aussi sans avoir à craindre de grands obstacles
-de la part des autres puissances».</p>
-
-<p>Choiseul promit de lire ce mémoire quand il aurait le temps. Ce temps ne
-vint pas: le ministre devait rester fidèle, pour sa politique corse, au
-«secret» que lui avaient transmis ses prédécesseurs depuis Fleury et
-Chauvelin.</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>Peu à peu la question de Corse approchait de sa solution, par la force
-des circonstances et l’épuisement des adversaires. Les événements se
-précipitaient en Corse et faisaient prévoir aux Génois la fin de leur
-domination. En vain essayèrent-ils, en désespoir de cause, de s’entendre
-avec leurs adversaires en promettant de réduire leur souveraineté à un
-vague protectorat, à une sorte de suzeraineté nominale: les commissaires
-de la République ne furent même pas reçus. En vain essayèrent-ils de
-susciter à Paoli un rival, François Matra, que l’on fit venir de
-Sardaigne avec le titre de maréchal et une pension annuelle de 10.000
-livres. Le «Conseil Suprême d’État du royaume de Corse» rédigea une
-circulaire qu’il fit parvenir à tous les gouvernements et notamment à la
-Cour de Versailles. Il y affirmait, avec une énergie peu commune et une
-noblesse singulière, sa volonté de résister à outrance. «Le parti le
-plus sage pour la République serait d’abandonner la guerre obstinée
-qu’elle nous fait» et de «traiter tout uniment avec d’honnestes
-patriotes»: car il faut bien qu’elle se persuade «qu’il n’y aura<span class="pagenum"><a id="page_215">{215}</a></span> jamais
-d’autre moyen de pacification, dussions-nous y périr tous».</p>
-
-<p>Il devenait de plus en plus évident, comme l’affirmait fièrement ce
-document, qu’il ne restait plus «aucune espérance à la République de
-Gênes, notre ennemie, de pouvoir subjuguer ni remettre notre royaume
-dans son ancienne servitude». Il était temps pour la France de réaliser
-l’intervention décisive.</p>
-
-<p>L’occasion en fut fournie par les Génois eux-mêmes, qui durent réclamer
-une fois de plus (sept. 1763) le concours militaire et financier du
-gouvernement français. Celui-ci montra immédiatement la plus grande
-bonne volonté, il se déclara prêt à envoyer des troupes importantes en
-Corse et à fournir des subsides à la République. Mais il exigea en
-nantissement l’abandon d’une place forte sur le rivage de l’île. C’était
-un commencement de démembrement. Le Sénat résista; les négociations
-furent laborieuses et, un moment même, en 1764, elles furent rompues. En
-apprenant que le Sénat essayait de s’entendre avec les cours de Vienne
-et de Londres, le roi fit connaître à M. Boyer de Fonscolombe qu’il
-refusait de fournir des troupes.</p>
-
-<p>Il pouvait parler avec d’autant plus de netteté qu’il savait très
-exactement quels étaient les sentiments des Génois. M. de
-Choiseul-Praslin, secrétaire d’Etat des Affaires étrangères, avait reçu
-le 9 juin une longue lettre de M. de Chauvelin, qui s’était arrêté à
-Gênes avant de gagner son nouveau poste de Parme. M. de Chauvelin expose
-les revendications de Paoli, dont il fait&#8212;soit dit en passant&#8212;un éloge
-remarquable. Il voudrait laisser à la République de Gênes «une
-souveraineté vague, générale et plus nominative que réelle» et assurer
-aux Corses, «sous la garantie du roi», l’exercice<span class="pagenum"><a id="page_216">{216}</a></span> tranquille et
-constant de l’administration. Mais il ne s’agit plus de propositions
-vagues: la garantie du roi porterait «sur tous les objets intérieurs de
-finances, d’économie, de justice civile et criminelle, de commerce, de
-cultivation, d’autorité municipale et de recouvrement d’impositions».</p>
-
-<p>Une entente intervint: ce fut le second traité de Compiègne, du 6 août
-1764. Le roi accordait de nouveaux subsides à la République et
-consentait à faire passer en Corse un corps de ses troupes «pour
-conserver et défendre les places dont la garde leur sera confiée avec
-les postes qui en dépendent», et ces places étaient Bastia, Ajaccio,
-Calvi, l’Algajola et Saint-Florent. Ce ne devait être qu’un «dépôt»;
-encore était-il limité «au terme de quatre années».</p>
-
-<p>L’article 12 était gros de conséquences. «L’intention de Sa Majesté
-étant que les commandans de ses troupes en Corse contribuent, autant
-qu’il sera possible et de concert avec les représentans de la
-République, à faciliter le rétablissement de l’ordre et de la
-tranquillité dans cette isle, lesdits commandans seront autorisés à
-entretenir pour cet effet tel commerce qu’ils jugeront à propos avec
-tous les habitants de l’isle indistinctement, et à leur faire connoistre
-l’intérêt que Sa Majesté prend à la pacification dont dépend le bonheur
-réciproque du souverain et des sujets.» Il n’est plus question de Gênes,
-et les termes les plus généraux sont employés à dessein. D’autre part,
-les Génois ne devaient se faire aucune illusion sur la nature de la
-propagande que les soldats de France allaient entreprendre dans l’île.</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>Le comte de Marbeuf, nommé en décembre 1764 commandant en chef des
-troupes du roi dans l’île,</p>
-
-<div class="figcenter" id="plt_XIV" style="width: 428px;">
-<a href="images/illu-271.jpg">
-<img src="images/illu-271.jpg" width="428" height="600" alt="[Pas d'image disponible.]" /></a>
-<div class="caption"><p>Vallée du Vecchio.&#8212;Aqueduc de la Gravona. (<i>Sites et
-Monuments du T. C. F.</i>)</p>
-
-<p>Pl. XIV.&#8212;<span class="smcap">Corse.</span></p></div>
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page_217">{217}</a></span></p>
-
-<p class="nind">prit possession des places que le traité de Compiègne assurait à la
-France. Mais conformément à ses instructions, il se borna à un rôle de
-médiation et, malgré les plaintes de Gênes, il ne fit rien contre les
-rebelles qui manifestaient pour la France une sympathie non équivoque.</p>
-
-<p>Il y a plus: la cour de Versailles se mit en relations avec Pascal
-Paoli, «général de la nation corse». Le duc de Choiseul lui offrit
-d’abord d’entrer au service de la France avec le commandement du Royal
-Corse: Paoli refusa. Choiseul lui proposa alors de le faire roi de Corse
-«sous la suzeraineté de Gênes et sous la garantie de la France». Après
-avoir consulté ses compatriotes, Paoli accepta, mais il en refusa le
-prix que Choiseul y mettait: l’abandon de quelques places côtières à la
-République.</p>
-
-<p>Tout cela n’était fait que pour tâter le terrain et préparer sans
-à-coups le résultat définitif. Quand tout fut prêt, Choiseul agit à
-découvert, exigeant pour la France les places côtières qu’il avait
-d’abord feint de demander pour Gênes: il réclama notamment les ports du
-Cap Corse, Bastia et Saint-Florent. Paoli refusa d’admettre «un si cruel
-démembrement de sa patrie». La correspondance échangée entre le ministre
-français et le général corse fut rompue le 2 mai 1768.</p>
-
-<p>Aussi bien convenait-il d’agir et non plus de négocier. On était arrivé
-au terme fixé par le traité de 1764 pour l’occupation des places de
-Corse. Le roi, reprenant la politique d’intimidation dont il avait déjà
-usé en 1743, annonça son intention d’évacuer les places qu’il occupait:
-c’était donner l’île à Paoli, sans que Gênes pût espérer en retirer
-aucune compensation. Cette menace produisit l’effet qu’en attendait
-Choiseul, et M. de Sorba, ministre de Gênes<span class="pagenum"><a id="page_218">{218}</a></span> à Versailles, ne tarda pas
-à recevoir de son gouvernement les instructions nécessaires pour tirer
-le meilleur parti de cette affaire où il avait décidément le dessous. Le
-4 juillet 1767 il proposait à la France de lui abandonner la
-souveraineté de la Corse contre l’abandon des subsides qu’elle avait
-avancés depuis trente ans et moyennant le paiement d’un nouveau subside
-non remboursable.</p>
-
-<p>Le traité fut signé à Versailles le 15 mai 1768. Le roi pouvait faire
-occuper, non seulement Bastia, Sᵗ-Florent, l’Algajola, Calvi, Ajaccio,
-Bonifacio, mais toutes les autres «places, forts, tours ou ports situés
-dans l’isle de Corse et qui sont nécessaires à la sûreté des troupes de
-Sa Majesté». La République faisait abandon de tous ses droits de
-souveraineté d’une façon entière et absolue: «Si par la succession des
-tems l’intérieur de l’isle se soumettait à la domination du roi, la
-République consent dès à présent que ledit intérieur reste soumis à Sa
-Majesté.» Deux articles «séparés et secrets» joints au traité donnaient
-au Sénat quittance des sommes reçues et lui assuraient le paiement
-pendant dix ans d’une somme de 200.000 livres tournois par an.</p>
-
-<p>Il n’était pas question pour la France d’une domination définitive et la
-République pouvait théoriquement rentrer un jour «en jouissance de la
-souveraineté de la Corse». Mais le Sénat ne pourrait le faire qu’en
-remboursant intégralement au roi les dépenses faites par le gouvernement
-français pour la conquête et l’administration de l’île (art. 15). Il y a
-là une condition qui rappelle la clause introduite par Mazarin dans le
-traité des Pyrénées. C’est l’article 15 qui renferme tous les droits de
-la France sur la Corse.</p>
-
-<p>L’épilogue fut court et sans complications. Les<span class="pagenum"><a id="page_219">{219}</a></span> Corses étaient trop
-fiers pour accepter sans résistance un traité qui disposait d’eux sans
-avoir été consultés. Aussi, malgré les sympathies réelles&#8212;et bien des
-fois manifestées&#8212;qu’ils éprouvaient pour la France, ils se soulevèrent
-une dernière fois. Leur effort fut si énergique que le colonel de Ludre
-fut forcé de capituler dans Borgo, sans que Chauvelin et Grandmaison
-aient pu rompre la barrière de fer qui les empêchait de rejoindre
-l’assiégé (sept. 1768). Les Français s’exaspèrent et parce que l’abbé
-Saliceti avec quelques partisans essaie, dans la nuit du 13 au 14
-février 1769, d’introduire les troupes de Paoli dans Oletta, clé
-stratégique du Nebbio et quartier général de l’armée française, on feint
-de croire à une conspiration: cinq Corses subirent le supplice barbare
-de la roue, et leurs cadavres restèrent exposés dans le chemin d’Oletta
-à Bastia. Une seule victime fut ensevelie, grâce à l’héroïque
-désobéissance de sa fiancée. Maria Gentile Guidoni, «l’Antigone corse».
-Quelques officiers&#8212;Dumouriez notamment&#8212;essaient, mais en vain, de se
-ménager des intelligences dans l’île. En France Louis XV veut rappeler
-ses troupes et il faut toute l’énergie de Choiseul pour achever l’œuvre
-patiemment poursuivie. Le comte de Vaux remporte la victoire décisive à
-Ponte-Novo (8 mai 1769). En ce jour s’évanouit le rêve d’indépendance de
-la Corse.</p>
-
-<p>Paoli dut s’enfuir: il s’embarqua le 13 juin pour l’Angleterre. Deux
-mois après, le 15 août 1769, Napoléon Bonaparte naissait à Ajaccio: son
-nom et sa gloire allaient lier définitivement sa patrie à la France.<span class="pagenum"><a id="page_220">{220}</a></span></p>
-
-<h2><a id="CHAPITRE_XXI"></a>XXI<br /><br />
-LA CORSE EN 1769</h2>
-
-<div class="blockquot"><p class="hang"><i>La conquête de la Corse et l’opinion publique en
-France.&#8212;Caractère et mœurs des habitants.&#8212;La situation économique
-et l’œuvre à réaliser.</i></p></div>
-
-<p>Au moment où la Corse devient française, après tant de guerres et de
-misère, au terme d’une lutte héroïque pour l’indépendance, il convient
-de nous arrêter et de jeter un coup d’œil sur ce pays qui entre, le
-dernier de tous, dans l’unité française. Que vaut la Corse? et que
-faut-il penser de ses habitants? Question délicate et complexe que se
-posèrent les contemporains de Choiseul, mais qui ne fut pas toujours
-résolue d’une façon impartiale. Les jugements, imprimés et manuscrits,
-des voyageurs qui visitèrent l’île et des officiers qui la conquirent ou
-y tinrent garnison, mériteraient tous d’être recueillis et réunis; mais
-on aurait tort de croire qu’il suffit de les résumer pour présenter «le
-tableau le plus exact de l’état du pays et du caractère des habitants».
-D’autre part, il faut se défier des critiques passionnées par où
-l’opinion publique chercha à discréditer Choiseul. «La conquête de la
-Corse, écrit Pommereul en 1779, a rencontré des censeurs qui l’ont
-désapprouvée et ont blâmé le gouvernement de l’avoir entreprise.» Les
-uns dépei<span class="pagenum"><a id="page_221">{221}</a></span>gnaient la Corse comme un amas d’inutiles rochers. Les autres
-déclaraient qu’une pareille possession serait toujours onéreuse et ils
-répétaient le mot du Génois Lomellino qu’on serait trop heureux de
-pouvoir creuser un grand trou au milieu de l’île pour la submerger.</p>
-
-<p>De tous les pamphlets qui surgirent alors, le plus violent est celui du
-duc d’Aiguillon, qui ne peut découvrir «le vrai motif de l’insensé
-projet de conquérir la Corse». Serait-ce pour relever, étendre et
-affermir notre puissance maritime, en nous emparant d’une île dont les
-ports et les bois de constructions nous seraient de quelque ressource?
-Evidemment non, car «les ports de Corse ne valent rien pour une marine
-royale; pas un seul ne peut recevoir un vaisseau de ligne. Quelques
-frégates peuvent entrer, non sans danger et beaucoup de difficultés,
-dans les ports d’Ajaccio et de Saint-Florent; partout ailleurs elles
-sont obligées de rester en rade: ce sont des ports à chébecs, à
-felouques et à tartanes». D’autre part «les bois de cette île propres à
-la construction se trouvent dans l’intérieur des terres» et il n’y a
-aucune communication entre la haute montagne et la côte: «point de
-rivières navigables, ni même par où l’on puisse les flotter. Il n’y a
-que des torrents qui roulent à travers des rochers pendant quelques mois
-de l’année, mais qui sont à sec le reste du temps».&#8212;Inutile à la marine
-royale, la Corse n’apportera aucun élément à la prospérité générale de
-la France, «et on s’est moqué dans toute l’Europe des descriptions
-pompeuses qui furent débitées, par ordre de M. de Choiseul, de ce
-<i>misérable pays</i>, qui n’est en général ni cultivé, ni presque
-cultivable, et qui n’est presque favorable qu’à la vigne et à l’olivier,
-qui y a été laissé sauvage jusqu’à présent par les Corses». On <span class="pagenum"><a id="page_222">{222}</a></span>n’y sème
-presque point de grains, et on y mange presque partout du pain de
-châtaignes. «Il n’y a point de manufactures ni de commerce, et par
-conséquent point d’argent, et qu’y pourrait-on fabriquer ou en exporter,
-qui ne se trouve en abondance dans l’Italie et dans tous les ports de la
-Méditerranée?» Somme toute, véritable <i>royaume de la misère</i>, où les
-habitants sont pauvres «et vivent et s’habillent en conséquence» et où
-il n’y a rien à faire pour les employés de finances, «commis,
-directeurs, même fermier général»...</p>
-
-<p>Mais Choiseul et la plupart de nos officiers&#8212;et dans le nombre, des
-hommes d’expérience et de talent, comme Vaux, Marbeuf et
-Guibert&#8212;avaient demandé la conquête de l’île. Fallait-il laisser à
-Paoli le loisir de consolider son autorité dans un pays qui serait en
-temps de guerre l’asile des corsaires? Un ennemi qui posséderait la
-Corse ne pourrait-il intercepter notre communication avec l’Espagne,
-l’Italie et le Levant? Toute la côte de la Provence et du Languedoc ne
-serait-elle pas dès lors à découvert? Pommereul insiste là-dessus en
-entreprenant de justifier Choiseul aux yeux de ses détracteurs: «La
-Corse, dit-il, est en temps de guerre un point essentiel pour le soutien
-du commerce de la France dans le Levant; cette possession consolidée lui
-procurera les moyens faciles de donner la loi à toutes les côtes
-d’Italie.» La marine de France et celle d’Espagne, unies en vertu du
-pacte de famille (une des grandes idées du ministère de Choiseul),
-pourront combattre l’Angleterre sur l’Océan et en attendant «primer»
-dans la Méditerranée. «La Corse doit assurer à la France et à l’Espagne
-la domination dans la Méditerranée.» Que fût devenu notre commerce du
-Levant, si les Anglais, ayant déjà Gibraltar et Mahon, avaient réussi à
-s’emparer<span class="pagenum"><a id="page_223">{223}</a></span> de cette île? «Il fallait renoncer à faire sortir un vaisseau
-de Marseille et de Toulon.» Et d’avoir su conquérir la Corse en déjouant
-les intrigues anglaises et autrichiennes, c’est vraiment «le
-chef-d’œuvre de la politique». Pommereul devance ainsi le jugement des
-historiens modernes qui ont su déchiffrer le «secret» des ministres de
-Louis XV et déterminer l’évolution par laquelle le gouvernement français
-poursuivait un dessein auquel il s’était, dès l’époque de Fleury et de
-Chauvelin, fermement attaché: c’est dans le développement de la question
-corse que M. Driault reconnaît «le chef-d’œuvre de la diplomatie
-française au <small>XVIII</small>ᵉ siècle».</p>
-
-<p>Au surplus la conquête de la Corse ne doit pas être seulement envisagée
-en elle-même et du point de vue diplomatique. Lorsque Guibert taxe
-d’ignorance et de prévention les adversaires de la conquête,&#8212;ceux-là,
-déclare-t-il, ne portent pas leurs regards au delà de leur siècle et de
-la surface des choses,&#8212;il envisage surtout les «possibilités»
-économiques et les ressources de l’île. A la suite de Jean-Jacques
-Rousseau, du fait de la conquête et des théories des «philosophes», le
-problème du relèvement économique de la Corse, pour user de mots qui
-sont de nos jours à la mode, est posé devant l’opinion publique
-française. Les mœurs des habitants sont expliquées et non plus seulement
-décrites; les ressources du pays ne sont plus seulement cataloguées,
-mais on étudie avec soin les moyens de les accroître et de les répandre.
-De pareilles préoccupations apparaissent dans l’ouvrage de Bellin, qui
-est de 1768, et dans Voltaire, dont le <i>Précis du siècle de Louis XV</i>
-date de 1769. On les retrouvera dans Boswell, «le premier globe-trotter
-que la Grande-Bretagne ait envoyé à la Corse» et «le premier poète que
-ses paysages aient troublé»; dans l’abbé de<span class="pagenum"><a id="page_224">{224}</a></span> Germanes qui, sans avoir
-jamais mis les pieds dans l’île, nous rapporte des anecdotes très
-romantiques sur les bandits; dans cet officier du régiment de Picardie
-qui séjourna en Corse de 1774 à 1777 et dont les Mémoires historiques
-sont de tout premier ordre; dans Ferrand Dupuy, qui considère la Corse
-comme «susceptible de devenir une des plus riches possessions de notre
-puissance» si le gouvernement sait encourager les vues du négociant et
-du spéculateur éclairés; dans Pommereul qui fait un enthousiaste tableau
-des «trésors» de l’île, rend Gênes responsable de la misère actuelle et
-adjure le gouvernement de faire son devoir, le gouvernement étant «le
-plus naturel, pour ne pas dire le seul et le plus sûr instituteur des
-peuples».</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>Avec ses 122.000 habitants, l’île apparaît en 1769 comme dépeuplée par
-les guerres continuelles, les troubles intérieurs, les descentes
-fréquentes des corsaires tunisiens et algériens. Cependant «on a tout
-lieu de croire que, la paix et la tranquillité une fois bien établies,
-la population augmentera sensiblement en peu d’années». Les Corses sont
-petits pour la plupart. Ils portent des habits d’une étoffe brune qu’ils
-tissent eux-mêmes avec le poil ou la laine de leurs troupeaux et qui
-paraît aux Français infiniment plus rude que la bure des Capucins:
-«Quand on les aperçoit d’un peu loin, on ne sait d’abord si c’est un
-ours ou une créature humaine.» Leurs culottes et leurs guêtres, faites
-en forme de bas, sont de la même étoffe que l’habit. «Au lieu de
-chapeau, ils portent un bonnet pointu, aussi de la même étoffe... Les
-plus aisés portent des bottines de cuir, au lieu de guêtres d’étoffe.
-D’autres, au lieu de guêtres, enveloppent leurs jambes avec des peaux de
-chèvres, le poil en dehors.»&#8212;L’habillement des femmes<span class="pagenum"><a id="page_225">{225}</a></span> consiste «en un
-corset de soie, ou d’autre étoffe, avec des manches à la jésuite, très
-justes, la jupe extérieure d’une autre couleur que le corset. Leurs
-cheveux sont tressés avec des rubans au-dessus de la tête, et d’autres
-fois ils sont enveloppés dans un filet à réseau en soie, de la couleur
-qui leur plaît le plus». Cet ajustement leur sied bien quand elles sont
-bien faites, «d’autant plus que leurs jupes sont très courtes sur le
-devant et traînent jusqu’à terre sur le derrière». Quand elles sortent,
-elles portent sur la tête un voile assez grand de toile des Indes, à
-fond blanc et peint, de fort bon goût. On le nomme <i>mezaro</i>. Dans le
-Niolo, et dans les parties les plus «agrestes» de l’île, la jupe et le
-corset sont tout d’une pièce, et ouverts par devant, et leur coiffure
-«n’est qu’une espèce de tortillon qu’elles portent sur la tête presque
-toute la journée, et qui leur sert à porter le fardeau».</p>
-
-<p>La langue générale de la Corse est l’italienne; mais elle diffère selon
-les lieux. Dans les villes maritimes, on parle un italien épuré et
-facile à entendre; les habitants de l’intérieur ont un jargon très
-corrompu et entremêlé d’expressions mauresques.</p>
-
-<p>La vieille armature sociale est restée intacte. Tout gravite autour de
-la primogéniture. Etre l’aîné est une gloire; c’est aussi une
-responsabilité, et chacun se courbe sans murmure devant les prérogatives
-du droit d’aînesse. Ils sont hospitaliers farouchement: celui qui
-franchit leur seuil et se confie à eux,&#8212;étranger, malheureux, ennemi
-même,&#8212;celui-là est sacré. Ils ont l’horreur de l’injustice et la
-reconnaissance du service rendu: ce qui dure le plus en Corse, dit
-Paoli, c’est la mémoire des bienfaits.</p>
-
-<p>La bravoure des Corses était proverbiale. Ils avaient tenu tête à la
-France durant deux campagnes, sans place forte, sans artillerie, sans
-maga<span class="pagenum"><a id="page_226">{226}</a></span>sins, sans argent, et les conquérants ne parlaient qu’avec estime
-de ces petits hommes vêtus de brun qui se rassemblaient «au son des
-sifflets ou des cornets»,&#8212;à l’appel du <i>colombo</i>,&#8212;s’avançaient à la
-débandade, «épars comme une compagnie de perdreaux» et, s’abritant
-derrière les broussailles, les rochers ou les murailles, assaillaient
-brusquement les Français de toutes parts, puis se rejetaient en arrière
-et revenaient à la charge avec la plus grande célérité. Quelques-uns
-furent cruels et commirent des actes d’une férocité barbare. Mais la
-plupart furent magnanimes. Des Français disaient à un prisonnier:
-«Comment osez-vous guerroyer sans hôpitaux ni chirurgiens, et que
-faites-vous quand vous êtes blessés?&#8212;Nous mourons.» Un Corse,
-mortellement frappé, écrivait à Paoli ce billet héroïque: «Je vous
-salue; prenez soin de mon père; dans douze heures je serai avec les
-autres braves qui sont morts en défendant la patrie.»</p>
-
-<p>En général, ils sont graves, sérieux et mélancoliques, au milieu de leur
-vivacité, et ils rient peu. Les malheurs de leur patrie semblent les
-occuper entièrement et leur donnent une humeur sombre et farouche. Dans
-leur physionomie, intelligente et fine, quelque dureté apparaît. Pas de
-divertissements, pas de danses ni de fêtes champêtres. Les jeux de
-cartes, les graves sentences émises autour du <i>fugone</i>, les mélopées
-plaintives des bergers de la montagne: on pourrait dire des Corses, chez
-qui le ciel pourtant est si léger, si clair et si haut, ce que Renan
-disait des Bretons, que la joie même est chez eux un peu triste. Crainte
-de l’oppresseur, résistance tenace et indomptable.</p>
-
-<p>L’esprit du moins s’est mûri par l’épreuve, les facultés d’observation
-se sont aiguisées dans le silence. Le moindre d’entre eux étonnait les
-officiers<span class="pagenum"><a id="page_227">{227}</a></span> français par l’intelligence avec laquelle il parlait guerre
-ou politique, et le dernier paysan plaidait sa cause avec autant de
-force et d’astuce que le plus habile avocat, discutait ses affaires avec
-une singulière abondance d’expressions et de tours, usait avec une
-adresse infinie des moyens de chicane que lui fournissaient les
-nouvelles formes judiciaires. Les raisonneurs de garnison durent plus
-d’une fois s’avouer battus par les insulaires loquaces et subtils.
-Corses des villes ou de la montagne, hommes et femmes, pauvres ou
-riches, ils aiment à parler, et parlent tous naturellement bien. «Ils
-veulent être écoutés et ils regardent comme un affront, dans la
-conversation, quand on ne les écoute pas jusqu’à la fin.»</p>
-
-<p>Car le Corse est orgueilleux, et voici peut-être le trait le plus
-saillant de son caractère. Tous les Corses se regardent comme égaux, et
-Marbeuf assure que la vanité est le principal ressort qui les met en
-mouvement. «Ce qui les caractérise plus que tout, écrit un de nos
-officiers, c’est qu’ils sont incapables de soutenir le mépris, pas même
-de supporter l’indifférence.» On en voit peu demander l’aumône. «Le
-dernier habitant s’estime autant que le premier... Ils sont
-reconnaissants du moindre service, et ils se tiennent offensés quand on
-leur offre de l’argent en reconnaissance de ceux qu’ils rendent. Leur
-amour-propre paraît flatté de vous tenir dans une sorte de dépendance.»
-Ils recherchent avec empressement les distinctions et les marques
-d’honneur. Le roi Théodore n’avait-il pas créé des princes, des marquis,
-des comtes, des barons et institué un ordre de chevalerie? Paoli ne
-fondait-il pas, dans les commencements de son généralat, un ordre de
-Santa Devota pour les volontaires qui combattaient avec lui Colonna de
-Bozzi?<span class="pagenum"><a id="page_228">{228}</a></span></p>
-
-<p>Ils aiment l’intrigue et la politique, et Marbeuf rangeait parmi les
-plus grands maux dont souffrait le pays le goût des habitants pour la
-cabale. Que de menées, que de manœuvres, même aux assemblées des pièves
-qui n’avaient d’autre but que d’élire des députés à l’assemblée de la
-province. «Que de jalousies et de mensonges, s’écriait le vicomte de
-Barrin, et que de mauvais tours ces gens-ci cherchent à se jouer
-réciproquement!» Pas d’assemblée en France, témoigne l’intendant La
-Guillaumye, que «l’esprit individuel de prépondérance et de changement
-puisse rendre aussi tumultueuse et aussi dangereuse que la plus petite
-assemblée en Corse». L’homme vit plus volontiers sur la place publique
-que dans son ménage et, habitué, comme disait Paoli, à «identifier la
-fortune de l’Etat avec la sienne propre», il s’intéresse passionnément
-aux affaires du gouvernement et de l’administration, dont il veut
-prendre sa part. Il poursuit longuement, âprement, la vengeance d’une
-injure faite à lui-même ou à ses proches et, puisque les Génois
-vendaient la justice, il n’a recours qu’à lui-même, à son bras, à son
-escopette. Pardonner est d’une âme faible, <i>il punto d’onore è tanto
-forte in Corsica</i>... Les femmes sont méprisées et chargées des emplois
-les plus fatigants. Le plus souvent elles ne mangent pas avec leur mari,
-tant celui-ci est plein du sentiment de son importance particulière.
-Sans doute l’origine d’une pareille coutume doit être cherchée dans
-l’état d’hostilité où les hommes vivent depuis des siècles, luttant
-contre les Génois, poursuivant une vendetta et n’ayant pas le loisir de
-rester auprès des femmes. N’importe, cela choque les officiers et les
-Français du <small>XVIII</small>ᵉ siècle, venus de la cour la plus galante de l’univers
-et peu adaptés à de pareilles mœurs. Plusieurs relèvent, en des<span class="pagenum"><a id="page_229">{229}</a></span> termes
-à peu près identiques, la soumission que le mari exige de la jeune
-épousée: «Elle se déshabille elle-même, quitte sa chemise et va se jeter
-ainsi dans le lit de son époux... Dès le lendemain, elle commence à
-aller aux champs, à porter le bois, les récoltes et d’autres fardeaux
-sur la tête, enfin à faire les travaux d’une bête de somme. J’en ai
-rencontré mille pour une, dans les montagnes et le long des chemins, par
-la plus forte chaleur, porter des fardeaux très lourds sur leur tête, le
-mari la suivant, monté sur son âne ou sur son mulet.»</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>Que devient, dans de pareilles conditions morales et sociales, le
-développement économique? Peu de chose en vérité. Mais qu’importe, si
-les Corses sont sobres et s’ils ont peu de besoins. «Pourvu qu’un
-ménage, dans la montagne, quelque nombreux qu’il soit, ait en propriété
-six châtaigniers et autant de chèvres, il ne pensera pas à cultiver
-d’autres productions.» Ce sont des Lucquois, des Sardes, des Génois, des
-étrangers, qui viennent tous les ans, au nombre de dix à douze mille,
-pour faire les travaux les plus pénibles, comme exploiter les terres et
-les bois, faire les récoltes, scier les planches, tailler les pierres et
-servir de domestiques ou de manœuvres. Pas d’agriculture, nulle entente
-du labourage, nulle connaissance des instruments aratoires. Çà et là
-quelques champs écorchés par une charrue informe. Pas de prairies. Pas
-d’engrais&#8212;sinon les cendres des grosses herbes et des broussailles. De
-longues étendues de pays et d’immenses déserts sans le moindre vestige
-de l’industrie humaine. Et pourtant les vallons sont fertiles, tous les
-produits viendraient à foison. Mais il faut de l’argent et des
-débouchés. Nulle route. Des sentiers étroits, tracés au hasard, suivant
-la pente naturelle<span class="pagenum"><a id="page_230">{230}</a></span> du terrain, creusés presque partout par les eaux et
-très éloignés des villages, parce que les habitants se sont logés dans
-des endroits escarpés pour échapper sûrement à l’ennemi. Ils avaient, a
-dit Napoléon, «abandonné les plaines trop difficiles à défendre pour
-errer dans les forêts les moins pénétrables, sur les sommets les moins
-accessibles». Les conditions historiques ont ramené les Corses à l’état
-matériel du régime féodal.</p>
-
-<p>Situation déplorable, mais non pas sans remède. «J’en trouve la raison,
-écrit en 1774 un officier du régiment de Picardie, moins dans leur
-caractère que dans le gouvernement vicieux des Génois, qui... tenait ce
-peuple dans une espèce d’esclavage, le forçait à vendre au plus bas prix
-ses denrées aux agents de la République, et gênait en même temps son
-commerce par toutes les friponneries possibles.» Un devoir s’impose donc
-aux nouveaux maîtres du pays: développer les ressources économiques de
-l’île, faire les avances pour défricher les terres incultes,
-entreprendre l’éducation de ce peuple, créer des débouchés. La conquête
-militaire est faite: les Français sauront-ils également mener à bien
-l’œuvre nécessaire de la conquête morale?<span class="pagenum"><a id="page_231">{231}</a></span></p>
-
-<h2><a id="CHAPITRE_XXII"></a>XXII<br /><br />
-LA CORSE DANS LA MONARCHIE FRANÇAISE</h2>
-
-<div class="blockquot"><p class="hang"><i>L’organisation de la conquête et les Etats de Corse.&#8212;Les travaux
-publics et la vie économique.&#8212;La question financière et le
-mécontentement insulaire.</i></p></div>
-
-<p>Quand le comte de Vaux eut vaincu les Corses, il fit un joli discours
-aux notables réunis à Corte, leur disant: «Vous acquerrez une nouvelle
-patrie, qui mettra toute sa sollicitude à vous rendre heureux.» Promesse
-évidemment sincère, mais dont la réalisation fut lente et demeura
-incomplète.</p>
-
-<p>Il s’agissait avant tout de consolider la conquête en supprimant les
-derniers germes de révolte, en traquant les <i>outlaw</i>, les «bandits». Les
-édits rigoureux se succédèrent. Le 23 mai 1769 et le 24 mai 1770, ordre
-à tous les Corses de livrer leurs armes à feu, sous peine de mort, et
-quiconque ne sera pas muni d’une permission expresse du commandant en
-chef sera jugé prévôtalement et sans appel. Le 24 septembre 1770, ordre
-aux familles des Corses qui suivirent Paoli à Livourne de s’embarquer
-incontinent, sous peine de prison ou d’expulsion ignominieuse. Au mois
-d’août 1771, déclaration royale qui punit pour la première fois d’une
-amende de cinquante à cent livres et, on cas de récidive, du carcan<span class="pagenum"><a id="page_232">{232}</a></span> et
-des galères, quiconque possédera, fabriquera, vendra un stylet ou
-couteau pointu. Les partisans de Paoli sont accusés de voler et
-d’assassiner: le gouvernement prescrit, le 24 juin 1770, de les pendre
-sans aucune forme de procès, et, pour mieux ôter à cette «race
-exécrable» la facilité d’échapper, il enjoint, le 1ᵉʳ avril suivant, de
-brûler les maquis. Le 20 avril 1771, il menace de châtier toute personne
-qui donnerait du secours aux bandits, tiendrait des propos séditieux ou
-correspondrait avec les exilés. Le 12 mai 1771, nouvelles instructions
-aux pièves: les podestats doivent avertir de la conduite des bandits et
-des habitants les commandants des postes voisins, envoyer la liste et le
-signalement des <i>pastori</i> ou bergers, désigner ceux dont ils se méfient,
-spécifier l’endroit où paissent les troupeaux et le nom de leurs
-propriétaires; les bergers ont défense, sous les peines les plus fortes,
-d’allumer des feux sur les hauteurs et de faire aucun signal, aucun
-bruit, lorsqu’ils découvrent des gens armés; les pièves qui se
-comportent mal paieront des amendes. Vint enfin le grand édit d’août
-1772: une maréchaussée, composée d’un prévôt général, de deux officiers
-et de dix-sept sous-officiers et cavaliers, fut établie à Bastia, et
-quatre juntes, formées chacune de six commissaires corses et appuyées
-parles compagnies ou détachements du régiment provincial, siégèrent à
-Orezza, à Caccia, à Tallano, à La Mezzana, pour exercer une juridiction
-de discipline et de correction contre ceux qui, suivant les termes de
-l’édit, renonçaient à être sujets et citoyens pour devenir à la fois
-vagabonds, déserteurs et rebelles. En dehors des ecclésiastiques, des
-nobles de noblesse reconnue au Conseil supérieur et des fonctionnaires
-royaux, aucun Corse ne put s’absenter sans un congé du podestat. Ceux
-qui s’absentaient sans</p>
-
-<div class="figcenter" id="plt_XV" style="width: 447px;">
-<a href="images/illu-289.jpg">
-<img src="images/illu-289.jpg" width="447" height="600" alt="[Pas d'image disponible.]" /></a>
-<div class="caption"><p>Meria.&#8212;Campile: l’Église.&#8212;Ajaccio: Vieilles maisons.
-(<i>Sites et Monuments du T. C. F.</i>)</p>
-
-<p>Pl. XV.&#8212;<span class="smcap">Corse.</span></p></div>
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page_233">{233}</a></span></p>
-
-<p class="nind">congé et ne reparaissaient pas à leur domicile au bout d’un mois, furent
-déclarés fugitifs et, après six mois, poursuivis comme félons. Les
-fruits de leurs biens, les amendes édictées contre eux, leurs bestiaux
-que confisquaient les juntes, appartinrent aux hôpitaux et
-établissements de charité. Les bergers durent, sous peine de trois ans
-de prison, avoir une résidence dans une paroisse ou communauté de l’île.
-Tout assassinat prémédité, tout guet-apens fut puni du supplice de la
-roue. En cas de vendetta, la maison du coupable était rasée, et sa
-postérité déchue des fonctions publiques.</p>
-
-<p>Ces ordonnances établirent la tranquillité: le nombre des meurtres
-diminua, il y eut même une année où un seul meurtre fut commis dans
-l’île. Et sans s’inquiéter de savoir si un pareil résultat n’était pas
-obtenu par la terreur plutôt que par un régime de douceur librement
-accepté, le gouvernement installa définitivement son autorité dans
-l’île.</p>
-
-<p>Deux commissaires du roi se trouvaient au sommet de la hiérarchie: le
-commandant en chef des troupes, ou commandant général, ou, comme on le
-nommait encore, gouverneur, et l’intendant, auquel incombaient, dit
-Marbeuf, toutes les affaires contentieuses et ce qui s’appelle
-impositions, fermes et domaines. Les commandants en chef furent le comte
-de Vaux dans les premières années, le comte de Marbeuf de 1772 à 1786
-et, après l’intérim du comte de Jaucourt, le vicomte de Barrin de 1786 à
-1790. Les intendants ont été au nombre de quatre: Chardon, ancien
-intendant de Cayenne, Pradine, ancien maître des comptes à Aix,
-Boucheporn et La Guillaumye. En fait l’administration de l’ancien régime
-en Corse se résume dans deux noms: dans le nom de Marbeuf et dans celui
-de Boucheporn, qui fut intendant durant dix années,<span class="pagenum"><a id="page_234">{234}</a></span> de 1775 à 1785, et
-que les Corses qualifiaient de grand vizir de Marbeuf.</p>
-
-<p>L’administration judiciaire, entièrement réorganisée, comprit un Conseil
-supérieur, revêtu des attributions d’un Parlement, et onze juridictions
-royales.&#8212;Le Conseil Supérieur, créé dès le mois de juin 1768, tenait
-ses séances à Bastia et se composait d’un premier et d’un second
-président, de dix conseillers,&#8212;dont six Français et quatre
-Corses,&#8212;d’un procureur général français et de son substitut, d’un
-greffier et de deux secrétaires interprètes; le commandant en chef
-pouvait siéger et avait voix délibérative. M. du Tressan, «espèce de
-cerveau brûlé», fut fait premier président de ce Conseil.&#8212;Chaque
-juridiction comptait un juge royal, un assesseur, un procureur du roi et
-un greffier. Les trois premiers officiers de justice furent toujours
-deux Corses et un Français. Ils recevaient des appointements fixes; mais
-les Corses ne touchaient pas de gros gages, et le maréchal de Vaux avait
-dit qu’un traitement annuel de 400 livres serait plus que suffisant pour
-chacun parce qu’ils étaient depuis longtemps accoutumés à une médiocre
-fortune.</p>
-
-<p>Le ministre de la Guerre établit un état-major d’armée et de places, un
-corps d’ingénieurs pour les fortifications faites ou à faire, un corps
-d’ingénieurs des Ponts et Chaussées, une prévôté, une direction des
-hôpitaux, un bureau général des postes aux lettres et des bateaux de
-poste, une régie des vivres à la tête de laquelle fut placé M. de
-l’Isle, quatre juntes... Le ministre de la Marine établit deux bureaux
-d’amirauté, l’un à Bastia et l’autre à Ajaccio, et plaça plusieurs
-commissaires de marine dans différents ports.</p>
-
-<p>L’organisation civile, réglée par un édit du mois<span class="pagenum"><a id="page_235">{235}</a></span> de mai 1771,
-comportait une hiérarchie élective de représentation municipale et
-nationale analogue à celle que Turgot et Necker essaieront d’introduire
-en France. A la base le <i>paese</i> ou village, où le podestat et deux pères
-du commun, annuellement élus par les chefs de famille de plus de
-vingt-cinq ans, remplissaient toutes les fonctions d’administration et
-de police. Au-dessus, la <i>pieve</i> ou canton, que surveillait le podestat
-major, choisi chaque année parmi les gens les plus distingués et les
-plus considérables de la piève. Enfin les dix <i>provinces</i>, dont toutes
-les pièves étaient surveillées par un inspecteur que le roi désignait
-dans l’ordre de la noblesse.</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>Sur le conseil du maréchal de Vaux, du comte de Marbeuf et de Buttafoco,
-la France avait fait de la Corse un pays d’Etats. On croyait flatter la
-nation, «entêtée de sa liberté imaginaire», en lui persuadant qu’elle
-était associée au gouvernement. Chaque ordre avait 23 députés, tous élus
-par les assemblées des dix provinces (pour le clergé cependant les
-élections ne portaient que sur 18 piévans ou doyens, car les 5 évêques
-de l’île étaient membres de droit).&#8212;Les Etats nommaient, à la fin de
-chaque session, une commission permanente ou commission intermédiaire de
-12 nobles, dits <i>Nobili Dodici</i>. «La nation, avait écrit Marbeuf, a du
-goût pour cette espèce de représentants auprès des personnes en place.»
-La commission des Douze était censée faire son service auprès des
-commissaires du roi; elle devait solliciter du gouvernement le règlement
-de toutes les affaires raisonnables, hâter l’exécution des mesures
-ordonnées, presser la rédaction et l’envoi des mémoires que les Etats
-avaient résolu de remettre sur divers objets, surveiller la besogne du
-bureau dirigé par le<span class="pagenum"><a id="page_236">{236}</a></span> greffier en chef, préparer les matières qui
-seraient débattues dans la consulte suivante. Deux membres des Douze,
-qui jouaient le rôle des procureurs généraux-syndics dans les pays
-d’Etats, résidaient alternativement auprès des commissaires du roi.</p>
-
-<p>Les Etats de Corse ne furent réunis que huit fois, toujours à Bastia;
-mais dans ces assemblées furent présentées et discutées toutes les
-questions relatives à l’administration du pays, aux impôts, à
-l’éducation publique, l’agriculture, l’industrie, la police, etc.
-L’histoire des Etats est l’histoire même de la Corse de 1770 jusqu’à
-1789. Nous possédions déjà les procès-verbaux de ces assemblées. Nous
-pouvons aujourd’hui les contrôler et les compléter par des documents
-plus brefs et aussi intéressants. A la fin de chaque session, les Etats
-de Corse envoyaient à la Cour trois députés pour présenter au roi les
-requêtes votées par l’assemblée et approuvées par les commissaires
-présidents, qui étaient le gouverneur et l’intendant. En 1770, en 1772
-et en 1773, le choix des députés n’avait pas eu de signification
-particulière. Mais en 1775 la rivalité qui régnait ouvertement entre le
-comte de Marbeuf, gouverneur de la Corse, et le comte de Narbonne-Pelet,
-commandant en second à Ajaccio, ne permit pas de procéder aux élections
-avec le calme ordinaire. On reprochait à Marbeuf ses «coups d’autorité,
-aussi arbitraires que multipliés» et, sous couleur de travailler «pour
-le bien de la patrie», les «narbonnistes» essayèrent d’obtenir le rappel
-du gouverneur et de jouir à leur tour des honneurs et des postes
-lucratifs dont Marbeuf les tenait écartés. Tel fut le premier objet de
-la mission dont furent chargés les députés de 1775: Mᵍʳ de Guernes,
-évêque d’Aleria; César-Mathieu de Petriconi, pour la noblesse; Benedetti
-Ventura,<span class="pagenum"><a id="page_237">{237}</a></span> dit Venturone, pour le tiers-état. L’audience royale,
-plusieurs fois retardée, fut fixée au 25 août 1776. L’évêque d’Aleria ne
-formula pas moins de 29 griefs dont la liste fut remise au Ministère et
-que M. Letteron a retrouvée aux Archives Nationales. Episode curieux des
-querelles de personnes et des rivalités d’influence qui entravaient les
-efforts de l’administration.&#8212;Plus intéressantes encore sont les
-«représentations que MM. les députés ont cru devoir faire à la Cour»,
-véritable cahier de doléances qui ne comprend pas moins de 63
-paragraphes: finances, domaines, bois et forêts, douanes; agriculture,
-arts et métiers, haras; sages-femmes et maîtres d’école; séminaires,
-collèges et Université, création d’un archevêché; reconnaissance du
-titre de royaume, organisation du tribunal de la junte et du régiment
-provincial, etc., toutes les matières qui peuvent intéresser la
-Corse&#8212;et qui ont fait au préalable l’objet de discussions attentives au
-sein des Etats,&#8212;sont ici passées en revue.</p>
-
-<p>Entre l’assemblée de 1775 et le commencement de la Révolution, les Etats
-de Corse se réunirent encore quatre fois: en 1777, 1779, 1781 et 1785.
-En 1777, «Carlo Buonaparte», assesseur au tribunal d’Ajaccio, est député
-de la noblesse. Le rapport des Etats de 1785 se réfère aux événements de
-1788 et 1789.</p>
-
-<p>Ainsi la France cherchait à créer un esprit public en associant la
-nation au gouvernement. Elle usa d’autres moyens, développant l’usage de
-la langue française, faisant bénéficier la nouvelle province de cette
-haute culture et de ces «lumières» qui éblouissaient l’Europe. Quelques
-années à peine après l’annexion, les commissaires du roi, reprenant et
-développant les projets de Paoli, proposaient d’établir une Université à
-Corte avec les<span class="pagenum"><a id="page_238">{238}</a></span> quatre facultés (théologie, droit, médecine et arts). De
-plus ils décidaient que quatre collèges seraient fondés à Bastia, à
-Ajaccio, à Cervione et à Calvi, des pensionnats à Bastia et à Ajaccio,
-et des écoles dans la campagne. Enfin les séminaires, qui avaient été
-occupés par les troupes, seraient rendus aux évêques.</p>
-
-<p>De pareils projets donnaient-ils entièrement satisfaction à l’opinion
-corse et quels vœux formait-elle à ce sujet? On peut s’en rendre compte
-en parcourant les requêtes présentées au roi par les députés des Etats,
-encore que de pareils documents soient forcément empreints d’un certain
-optimisme officiel. Particulièrement, en ce qui touche l’instruction
-publique, leurs demandes ont un grand intérêt: on y voit un exemple de
-la noble et intelligente façon dont ils comprenaient leur
-«francisation».</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>La monarchie française cherche à favoriser la noblesse, en créant, en
-face du tiers et du clergé plus indépendants, une classe d’hommes qui
-seraient attachés au gouvernement par l’intérêt. Prolongement du
-caporalisme par suite de l’égoïsme administratif. Et les jeunes nobles,
-qu’on jugeait utiles de «dépayser» pour «changer leur façon de penser»,
-furent admis au collège Mazarin, au séminaire d’Aix, aux écoles royales
-militaires, à la maison de Saint-Cyr. On vit à Brienne Napoléon
-Bonaparte; à Vendôme, Jean-Baptiste Buttafoco, que l’inspecteur Reynaud
-de Monts jugeait très insubordonné et qui, avec peu de moyens, joignait
-à l’entêtement de son pays le dégoût du travail; à Effiat, Luce-Quilico
-Casabianca, le futur Conventionnel, que l’inspecteur Keralio trouvait un
-peu sombre, mais bon, capable d’application et d’un labeur soutenu; à
-Auxerre, Jean-Baptiste Casalta;<span class="pagenum"><a id="page_239">{239}</a></span> à Rebais, Luc-Antoine d’Ornano et
-Arrighi de Casanova; à Tiron, César-Joseph Balthazar de Petriconi, son
-frère Jean-Laurent, Paul-François Galloni d’Istria, qui devint, au
-sortir de l’émigration, adjudant général au service de Naples et
-lieutenant-colonel d’état-major au service de France; Marius Matra, qui
-fut aide de camp du général Franceschi et capitaine adjoint à
-l’état-major de l’armée d’Italie, etc.<a id="FNanchor_K_11"></a><a href="#Footnote_K_11" class="fnanchor">[K]</a>.</p>
-
-<p>Ce n’était pas assez de s’attacher la noblesse: il fallait attirer les
-Corses dans les troupes du roi. Ils furent admis dans tous les régiments
-de l’armée; ils eurent leur régiment particulier, le Royal Corse; après
-la dissolution du Royal Corse en 1788, deux bataillons de chasseurs, les
-chasseurs royaux corses et les chasseurs corses, ne se composèrent que
-d’insulaires. Chaque compagnie reçut quatre soldats corses, destinés à
-s’initier aux arts et aux métiers, «afin de se rendre utiles dans l’île
-et de contribuer à sa prospérité».</p>
-
-<p>Enfin, les Corses ne payèrent que très peu d’impôts. Il y avait l’impôt
-territorial, perçu en productions soit animales, soit végétales, à
-raison du vingtième des récoltes, et Napoléon a justement remarqué que
-les économistes firent dans son île l’essai de l’imposition en nature.
-Il y avait un impôt de deux vingtièmes sur les loyers, mais il ne
-frappait que les propriétaires des villes. Il y avait des droits de
-contrôle, de timbre et de douane. Mais, si les taxes d’entrée et de
-sortie paraissaient excessives, elles étaient surtout à la charge des
-étrangers et des Français. Bref, l’île&#8212;et ce mot revient dans tous les
-mémoires du temps&#8212;l’île était <i>onéreuse</i> au roi, et le parrain de
-Napoléon,<span class="pagenum"><a id="page_240">{240}</a></span> Laurent Giubega, assure que la dépense excédait de 600.000
-livres le total des recettes.</p>
-
-<p>Des travaux considérables furent entrepris. Deux grands chemins avaient
-été ouverts depuis la conquête: de Bastia à Saint-Florent et de Bastia à
-Corte. On ébauchait la route de Corte à Ajaccio. Et si les voies
-restaient insuffisantes, on aurait mauvaise grâce à s’en plaindre après
-vingt ans seulement d’administration française. Louis XVI fait installer
-à Ajaccio une madrague pour la pêche du thon, une corderie pour les
-chanvres du pays; il fait entreprendre le dessèchement de l’étang des
-<i>Salini</i>, propriété de Charles Bonaparte, pour y créer une pépinière de
-mûriers et autres arbres fruitiers; il accorde un subside de 21.000
-livres pour l’agriculture<a id="FNanchor_L_12"></a><a href="#Footnote_L_12" class="fnanchor">[L]</a>. Un édit du 23 mars 1785 accordait une
-prime de dix sous par plant à toute personne qui introduirait du
-continent vingt plants au moins de mûriers greffés.</p>
-
-<p>Par trois fois, l’administration tenta de fonder des colonies: 80
-Lorrains transportés à Poretto, des Génois près du golfe d’Ajaccio, au
-domaine de Chiavari, 110 pionniers au domaine de Galeria. La plupart
-succombèrent. En revanche, les Grecs de Paomia, réfugiés à Ajaccio,
-furent installés non loin de leurs premiers défrichements, à Cargèse,
-qui devint admirablement prospère. On commença de dessécher les plaines
-de Biguglia et de Mariana. On entreprit en 1773 le plan terrier de la
-Corse qui fut confié à MM. Bédigis, Testevuide et Tranchot, et qui eut
-également pour but&#8212;l’abbé Rossi nous l’assure&#8212;de recueillir des
-renseignements sur l’esprit public des anciennes familles paolistes.<span class="pagenum"><a id="page_241">{241}</a></span></p>
-
-<p>Le commerce se développa. Ajaccio est en relations avec Marseille,
-Toulon, Saint-Tropez, Antibes et la Seyne. Les droits d’entrée pour les
-marchandises de provenance française sous pavillon national étaient de
-2, 7-1/2, 15 et 25 p. 100 de leur valeur. Les droits de douanes
-acquittés à Ajaccio pendant la période 1785-89 ont été de 37.807 francs.
-Le marché de la ville est convenablement approvisionné. Le boisseau
-(<i>bacino</i>) de blé de 14 livres 1/2 coûte 1 fr. 16 sous; pour l’orge et
-le millet, 1 fr. 2 sous; le pot d’huile de 1 l. 7 onces 1/2, 16 sous; la
-bouteille de vin, 3 sous 6 d.; la livre de bœuf ou de mouton, 5 sous; le
-poisson de première qualité, 3 sous la livre.</p>
-
-<p>A la faveur de ce commerce, des familles françaises vinrent s’établir en
-Corse et y firent souche. Ces arrivés de la première heure furent les
-Touranjon, les Serpeille, les Arène, les Garçain, les Bonnet, les Maury,
-les Roux, les Picard, etc. On les désignait généralement sous le nom de
-leur province d’origine. Ainsi les Serpeille, originaires du Dauphiné,
-étaient connus sous le nom de <i>Dufiné</i>, les Maury sous celui de
-<i>Languido</i> (Languedoc), les Roux étaient appelés <i>Sciampagne</i>
-(Champagne). Il arrivait même que le nom patronymique disparaissait
-complètement pour faire place à celui de la province: le nom de
-Touranjon a dû se former ainsi. D’autres enfin, comme les Picard,
-étaient beaucoup plus connus par de gais sobriquets, si répandus
-autrefois en France: cette famille avait celui de <i>Cœur joyeux</i>, dont on
-fit, par corruption, <i>Cruginé</i>, qui s’est perpétué jusqu’à nos jours.</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>La fusion s’accomplissait doucement, sans heurts, entre Français et
-Corses. Les anciens paolistes, comprenant que l’île retirerait de son
-union avec la<span class="pagenum"><a id="page_242">{242}</a></span> France d’immenses avantages, se ralliaient peu à peu.
-Charles Bonaparte avait été l’un des premiers: «J’ai été, répétait-il,
-bon patriote et paoliste dans l’âme, tant qu’a duré le gouvernement
-national; mais ce gouvernement n’est plus, nous sommes devenus Français,
-<i>evviva il Re e suo governo</i>.» Laurent Giubega, greffier en chef des
-Etats de 1771, que Charles Bonaparte appelait <i>amatissimo signor
-compadre</i> et qui fut le parrain de Napoléon, était également dévoué au
-régime nouveau: «Puisque l’indépendance nationale est perdue, aurait-il
-dit au maréchal de Vaux, nous nous honorerons d’appartenir au peuple le
-plus puissant du monde, et de même que nous avons été bons et fidèles
-Corses, nous serons bons et fidèles Français.» Paoli refuse en 1776
-d’abandonner l’Angleterre pour entrer au service du roi de France; mais
-il dicte à son secrétaire, l’abbé Andrei, un curieux mémoire sur «le
-meilleur parti que pourrait tirer la France de la Corse».</p>
-
-<p>Cependant la francisation n’avait pas dépassé les grandes villes du
-littoral et là même elle restait précaire: les Corses étaient
-mécontents, les Corses boudaient. Trop de réglementation avait surpris
-ce peuple jaloux de son indépendance. Une foule d’édits, d’ordonnances,
-de lettres patentes, d’arrêts du conseil, de règlements de police,
-tapissaient toutes les rues «et ne produisaient d’autre effet que de
-faire rire le peuple dans les commencements, parce qu’on ne savait
-comment s’y prendre pour les faire mettre à exécution dans l’intérieur
-du pays». Quand on s’en prenait aux podestats de leur inexécution, ils
-répondaient qu’ils ne savaient pas lire le français. Pour le leur
-apprendre, on leur envoyait continuellement «des exécutions militaires».
-Et le Corse se cabrait. D’autant plus<span class="pagenum"><a id="page_243">{243}</a></span> que le personnel administratif
-n’était pas à la hauteur de sa tâche: l’intendant Chardon, qui venait de
-Cayenne, considéra la Corse comme un domaine colonial dont
-l’exploitation était fructueuse; il fit si bien qu’il fallut le
-rappeler. Mais l’exemple venait de haut et, dans le morcellement de
-l’autorité, les ministres de la Guerre, de la Justice, des Finances et
-de la Marine ne songeaient qu’à créer des emplois pour y placer leurs
-créatures. «Cette foule de gens, soit par ignorance, par incapacité ou
-par mauvaise foi, retarde plutôt qu’elle ne contribue au bonheur
-public.» La méfiance des Corses augmentait et devenait de la haine
-envers ces Français qui les méprisaient. Le Tiers-État demande, dans les
-cahiers de 1789, que les charges du Conseil supérieur soient conférées à
-des hommes d’expérience, à des officiers des justices royales et à des
-avocats émérites.</p>
-
-<p>La question financière augmenta le malaise. La Corse avait d’abord été
-attachée au ministère de la Guerre, à qui elle revenait de droit comme
-province frontière et pays conquis. Mais en 1773 l’abbé Terray demanda
-et reçut la finance de l’île. Le contrôleur général fournit dès lors aux
-dépenses extraordinaires de la caisse militaire par un fonds annuel de
-1.500.000 livres; par contre, il fut maître de l’administration civile,
-couvrit la Corse d’employés, intervint dans toutes les affaires,
-repoussa tous les projets utiles qui coûtaient quelque argent. En vain
-Necker offrit la Corse à Saint-Germain, en vain d’autres voulurent la
-«jeter à la tête» de Vergennes ou d’Amelot: ce fut seulement à la veille
-de la Révolution que le département fut rattaché à la Guerre. La Corse
-était donc en proie à la Finance. Les deux Lorrains&#8212;les frères
-Coster&#8212;qui dirigeaient l’administration centrale inondèrent<span class="pagenum"><a id="page_244">{244}</a></span> la Corse
-de leurs parents, de leurs amis. Les Corses eussent rempli ces charges à
-moins de frais, avec plus de probité et rien ne les eût rattachés
-davantage à la France. «Voilà, écrivait Paoli, ce qui a brisé leur
-courage; ils sont tombés dans un vide affreux, lorsqu’ils ont été privés
-du plaisir de veiller, de contribuer au bien commun, lorsqu’ils n’ont
-plus aperçu aucune liaison entre eux et l’intérêt général, lorsqu’ils
-ont vu ces soins pénibles, patriotiques et honorables accordés à des
-Français dont tout le talent consiste à unir des chiffres et à tracer
-des lettres.» Et qui étaient ces Français? Vauvorn, convaincu d’avoir
-volé le bois de la couronne et avouant qu’il devait au Trésor 3 à 4.000
-livres, était mis à la tête de la douane de Calvi; d’autres avaient
-simplement à refaire une situation compromise et s’en acquittaient
-consciencieusement: Houvet, ci-devant commis des bêtes à cornes, Moreau,
-déserteur du régiment de Bretagne, Sappey, ancien garçon perruquier,
-trop heureux à leur arrivée d’avoir du pain, acquéraient une fortune
-dans les diverses entreprises et finissaient par posséder plus de cent
-mille écus.</p>
-
-<p>L’impôt n’était pas lourd; mais les droits de douane, plus élevés qu’en
-Italie, empêchaient la population d’augmenter et la culture de
-s’étendre. Les adjudications affamaient la population. Les Corses se
-soulevèrent en 1774: l’insurrection fut réprimée. Mais les habitants, se
-regardant comme opprimés, n’étaient pas encore de cœur avec les
-Français. «Pendant près de vingt années, écrivait Constantini à
-l’Assemblée Constituante, la Corse a vu s’accroître le terrible colosse
-du despotisme militaire, a vu s’accumuler les abus d’autorité, les
-vexations ministérielles, les rapines judiciaires.» Un commissaire civil
-de cette même assemblée ne<span class="pagenum"><a id="page_245">{245}</a></span> reconnaît-il pas que les Corses étaient
-avant 1789 des «sujets asservis et trop négligés, toujours prêts à
-secouer le joug»? Napoléon ne dit-il pas que les bienfaits du roi
-n’avaient pas touché le cœur des habitants et que la Corse était, sous
-le règne de Louis XVI un pays malintentionné qui frémissait sous la main
-de ses vainqueurs?<span class="pagenum"><a id="page_246">{246}</a></span></p>
-
-<h2><a id="CHAPITRE_XXIII"></a>XXIII<br /><br />
-LA RÉVOLUTION ET L’EMPIRE</h2>
-
-<div class="blockquot"><p class="hang"><i>Les promesses de Barère.&#8212;L’agitation séparatiste: Paolistes et
-Bonapartistes.&#8212;La Corse anglaise.&#8212;Miot et Morand.&#8212;La Corse
-napoléonienne.</i></p></div>
-
-<p>Ce fut la Révolution française et, après elle, les Bonaparte, qui
-gagnèrent à la France le cœur de la Corse. Provoquée par des causes
-semblables à celles qui, un demi-siècle plus tôt, avaient armé les
-Corses contre le despotisme génois, la Révolution fut accueillie avec
-enthousiasme par le Tiers-Etat, dont les députés&#8212;l’avocat Saliceti et
-le comte Colonna de Cesari Rocca&#8212;allaient bientôt compter parmi les
-Constituants les plus fougueux. Les deux autres députés de la Corse&#8212;le
-comte de Buttafoco pour la noblesse, l’abbé Peretti della Rocca pour le
-clergé,&#8212;demeuraient au contraire fidèles à la royauté et font cause
-commune avec le général de Barrin, gouverneur de la Corse. Le 5 novembre
-1789, une émeute éclate à Bastia entre les patriotes, à qui le jeune
-Napoléon fournit des cocardes tricolores, et les soldats du roi, qui
-veulent conserver la cocarde blanche. M. de Barrin doit céder. Le 30
-novembre, Volney lit à l’Assemblée Nationale une lettre, que Napoléon a
-inspirée, racontant les événements tout à l’avantage des pa<span class="pagenum"><a id="page_247">{247}</a></span>triotes. Il
-en résulta une motion, faisant cesser le régime militaire auquel la
-Corse était soumise depuis son annexion et la déclarant partie
-intégrante de l’Empire français.</p>
-
-<p>Les Corses eurent un mouvement de joie et de confiance. Paoli se fit
-l’interprète de leur fidélité et de leurs espoirs. Le champion de
-l’indépendance affirma sa joie de devenir le fils adoptif du pays
-généreux où la liberté venait d’éclore. Revenu de Londres à la suite du
-décret du 30 novembre, il reçut de grands honneurs en passant à Paris.
-Quand il débarque à Macinaggio, après un exil de vingt ans, il s’écrie
-en baisant le sol: «O ma patrie, je t’ai laissée esclave, et je te
-retrouve libre!» Puis il se rembarque pour Bastia, où il arrive le 17
-juillet 1790.</p>
-
-<p>Il apportait les pleins pouvoirs de l’Assemblée nationale, pour procéder
-à l’organisation de l’île. A la consulte qui se tint à Orezza du 9 au 27
-septembre 1790, et qui décida de célébrer tous les ans l’anniversaire du
-décret d’incorporation de la Corse à la France, Paoli fut nommé
-président du conseil administratif et reçut un traitement de 50.000
-francs; il était en plus commandant des gardes nationales.</p>
-
-<p>A la tribune de la Constituante, Barère, rapporteur du Comité des
-Domaines, assura la Corse de toute la sollicitude de la France.
-Promesses solennelles qui datent du 4 septembre 1791: «La Corse est
-libre, la Corse est française, les tyrans ne l’oppriment plus: c’est à
-vous de la régénérer! Elle a été riche et peuplée sous les Romains,
-malheureuse et ensanglantée sous les Génois, pauvre et inculte sous
-votre ancien gouvernement. Elle présente cependant tous les moyens
-physiques et moraux d’une brillante et solide régénération. Ce peuple
-est<span class="pagenum"><a id="page_248">{248}</a></span> idolâtre de la liberté, et il n’est vraiment libre que depuis la
-Révolution française; il aime les lois, et il est sans civilisation; il
-a un grand caractère, et il éprouve tous les maux attachés à la
-faiblesse; il a un territoire fertile, et il est pauvre; il a une
-situation de commerce admirable, des ports nombreux, des pêcheries
-abondantes, et cependant son commerce languit et son industrie est
-nulle. De tous les peuples de l’Europe, les Corses sont aujourd’hui dans
-les circonstances les plus favorables pour jouir du bienfait de la
-liberté et recevoir les avantages d’une belle constitution... Cette île
-peut parvenir aussi facilement que les autres départements du royaume à
-un haut degré de prospérité, quoiqu’elle soit dans ce moment la plus
-reculée en tout sens. Le moment de régénérer cette île est arrivé...»</p>
-
-<p>La Corse est pauvre: «Une population peu nombreuse, des villes
-dépeuplées, un pays sans industrie, le numéraire rare, les campagnes
-n’offrant à la vue que des brandes et des taillis ou <i>maquis</i> inutiles,
-l’agriculture devenue étrangère ou indifférente aux habitants: voilà le
-tableau de la Corse sous l’ancien régime de France, quoiqu’il n’y ait
-pas en Europe un autre pays où la végétation soit plus abondante, plus
-hâtive et plus facile à entretenir par la bonté reconnue des pâturages.»
-Y aurait-il donc, continue Barère, une fatalité irrésistible «qui
-condamne à jamais l’île de Corse à languir dans cet état déplorable? Et
-puisque son délaissement et son inculture ne peuvent être imputés à la
-nature de ses terres, qui égalent en bonté les meilleures terres de
-l’Europe, serait-ce au caractère des habitants ou à la dégradation
-successive de leur caractère primitif, sous l’empire des circonstances
-politiques dont ils ont été si longtemps les jouets et</p>
-
-<div class="figcenter" id="plt_XVI" style="width: 446px;">
-<a href="images/illu-307.jpg">
-<img src="images/illu-307.jpg" width="446" height="600" alt="[Pas d'image disponible.]" /></a>
-<div class="caption"><p>Gorges de Ponte Novo (<i>Phot. Moretti.</i>)&#8212;Propriano.
-(<i>Sites et Monuments du T. C. F.</i>)</p>
-
-<p>Pl. XVI.&#8212;<span class="smcap">Corse.</span></p></div>
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page_249">{249}</a></span></p>
-
-<p class="nind">les victimes, qu’il faudrait attribuer leur malheur? Repoussons,
-repoussons sans hésiter une conjecture aussi fausse qu’ingénieuse. La
-Corse est malheureuse; mais elle peut dire aux représentants de la
-nation dont elle fait partie: Dites un mot, et mes malheurs cesseront».</p>
-
-<p>Mais à ces Corses qu’elle juge si dignes d’intérêt, à qui elle fait tant
-de promesses pour l’avenir, l’Assemblée Constituante n’accorde pour le
-moment qu’un petit bienfait, et partiel. Elle décrète que «les dons,
-concessions, acensements et inféodations, et tous autres actes
-d’aliénation, sous quelque dénomination que ce soit, de divers domaines
-nationaux situés dans l’île de Corse, faits depuis 1768, époque de sa
-réunion à la France, par divers arrêtés du Conseil, lettres-patentes et
-tous autres actes, sont révoqués et, conformément aux lois domaniales,
-sont et demeurent réunis au domaine national».&#8212;Quant aux mesures
-d’ensemble, «nous regrettons, dit Barère, de ne pouvoir réclamer dans ce
-moment, pour ce pays, tous les secours dont il a besoin, et dont
-l’utilité se fera bientôt sentir dans toute son étendue; mais nos
-successeurs immédiats s’empresseront certainement de les réclamer de la
-nation pour un département qui est incontestablement le plus pauvre, le
-plus malheureux, et qui peut devenir cependant un des plus beaux, des
-plus riches de la France».</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>Ni la Législative, ni la Convention ne tinrent ces promesses. On peut
-dire que la Législative n’eut pas le temps. Quant à la Convention, elle
-vit la Corse tenter de se séparer de la France et suivre Paoli qui
-l’entraînait vers l’Angleterre. Pourquoi ce revirement? Deux hypothèses
-sont possibles. Paoli aurait espéré occuper en Corse une situation
-prépon<span class="pagenum"><a id="page_250">{250}</a></span>dérante et rester, comme par le passé, le véritable chef du pays;
-mais la Convention n’entendait pas abdiquer devant lui et refusa de lui
-donner le commandement en chef de l’expédition de Sardaigne. La deuxième
-hypothèse repose sur l’horreur que lui auraient inspirée les actes de la
-Convention, sur ses sentiments fédéralistes et girondins, sur son
-hostilité vis-à-vis des Montagnards qu’il traitait de «cannibales». Les
-deux hypothèses ne s’excluent pas forcément. Quoi qu’il en soit, la
-conduite de Paoli lors de l’expédition de Sardaigne fut considérée comme
-la cause principale de l’échec de cette expédition et, sur d’autres
-accusations, auxquelles le jeune Lucien Bonaparte n’était pas étranger,
-Paoli, que Marat appelle «lâche intrigant», est décrété d’accusation par
-la Convention. Condorcet rédige une pompeuse adresse dénonçant aux
-habitants de l’île de Corse «l’antique alliance de la tyrannie royale et
-du despotisme sacerdotal». Les commissaires du gouvernement envoyés en
-mission, Saliceti, Lacombe Saint-Michel et Delcher, agissent avec
-vigueur. Napoléon Bonaparte, qui croit avoir trouvé l’occasion de se
-révéler, se place à la tête du parti français, mais, après une vaine
-tentative d’entrevue à Corte, il rétrograde à Vivario, puis à Bocognano.
-Un moment arrêté dans la maisonnette dite de <i>la Poule noire</i> par les
-émissaires de Paoli, il est délivré par ses partisans qui protègent sa
-retraite jusqu’à Ucciani. Rentré dans Ajaccio, il n’est pas en sécurité
-dans sa demeure et se réfugie chez le maire, Jean Jérôme Levie, où il
-reste trois jours, s’embarque pendant la nuit, atterrit à Macinaggio et
-gagne Bastia le 10 mai 1793. Il y passe douze jours, pressant les
-représentants de la Convention de venir s’emparer d’Ajaccio, afin
-d’isoler dans Corte Paoli révolté. Lui-même, précédant sur un chebek<span class="pagenum"><a id="page_251">{251}</a></span> la
-flottille française, débarque à Provenzale près d’Ajaccio. Des bergers
-lui apprennent que sa maison a été pillée par les Paolistes le 24 mai,
-que sa mère et l’abbé Fesch, prévenus à temps, se sont réfugiés aux
-Milelli, pendant que ses frères sont cachés dans Ajaccio. Letizia,
-poursuivie par les Paolistes, ne peut trouver un asile dans la tour de
-Capitello, elle doit fuir jusqu’à Casella, sur l’isthme qui rattache
-Capo-di-Muro au territoire de Coti-Chiavari: on couche sur le plancher
-entre les quatre murs d’une masure abandonnée.</p>
-
-<p>Cependant l’attaque contre Ajaccio ne réussit pas. Loin de se soulever
-comme on l’espérait, la ville est aux mains des Paolistes. La flottille,
-partie de Bastia le 23 mai et retardée par une tempête jusqu’au 29, ne
-fait qu’une courte démonstration devant Ajaccio. Elle regagne le
-mouillage de Capitello. Napoléon se rend à Calvi, où son parrain Laurent
-Giubega donne asile à sa famille. Ils en repartent bientôt pour
-débarquer à Toulon, le 13 juin 1793, proscrits, désemparés. Le rôle de
-Bonaparte paraît fini en Corse.</p>
-
-<p>Mais Paoli ne peut triompher seul dans une île livrée à l’anarchie des
-partis. Pour rompre l’unité du mouvement séparatiste, la Convention
-divise l’île en deux départements, le département du Golo et le
-département du Liamone (11 août 1793). Commissaire du Conseil exécutif,
-Joseph Bonaparte essaie d’animer sa patrie de l’esprit révolutionnaire
-et, pour cela, de «l’inonder de lumières». Il agit de loin, n’ayant pu
-dépasser Toulon, et il a pour collègue, dans cette «mission de
-fraternité et d’instruction», le fameux Buonarroti, dont le rôle en
-Corse n’a pas encore été suffisamment étudié. Cependant l’amiral Hood
-répond aux sollicitations de Paoli, et Nelson, alors capitaine de
-vaisseau, appa<span class="pagenum"><a id="page_252">{252}</a></span>raît dans les eaux corses. Successivement le commandant
-bloque Calvi, débarque à Saint-Florent, dont il brûle la campagne,
-détruit les barques et les approvisionnements de Centuri, Macinaggio,
-Lavasina, Miomo et jette l’ancre enfin devant Bastia le 19 février 1794.</p>
-
-<p>Sur la ville de Bastia et sur le siège qu’elle eut alors à subir, la
-correspondance de Nelson fournit des renseignements précis et curieux.
-C’était alors une grande cité, peuplée de 15.000 habitants, avec une
-belle jetée pour les navires. Elle est défendue par 6 forts détachés et
-une citadelle avec 20 embrasures; il y a 62 canons montés, en plus des
-mortiers, et une garnison de 4.500 hommes. Mais Nelson croit pouvoir
-compter sur le soulèvement des Paolistes, qui se sont fortifiés à Cardo.
-De plus, dès le 18 mars, la disette des vivres se fait sentir: «un petit
-pain se vend 3 livres»; et tandis que s’épuisent les munitions et les
-vivres, Nelson, dont la flotte est renforcée par 7 navires que lui
-envoie l’amiral Hood, multiplie les batteries et rend le blocus de plus
-en plus rigoureux. «Nous l’emporterons, écrit-il le 26 mars, il le faut,
-ou quelques-unes de nos têtes seront couchées bas.» Il a d’ailleurs
-compris toute l’importance stratégique de la Corse: «Cette île doit
-appartenir à l’Angleterre pour être régie par ses propres lois, comme
-l’Irlande, avec un vice-roi et des ports libres...; elle commandera la
-Méditerranée.»&#8212;L’héroïsme des assiégés fut à la hauteur des
-circonstances. Le représentant en mission, Lacombe Saint-Michel, aidé du
-maire Galeazzini et des généraux Rochon et Gentili, sut organiser une
-résistance opiniâtre: «J’ai des boulets rouges pour vos navires,
-déclarait-il fièrement à l’amiral Hood, et des baïonnettes pour vos
-troupes. Quand les deux tiers de nos hom<span class="pagenum"><a id="page_253">{253}</a></span>mes auront été tués, alors je
-me fierai à la générosité des Anglais.» Pourtant il fallut capituler le
-22 mai: il ne restait plus que quelques jours de vivres; les assiégés
-avaient eu 203 tués et 540 blessés.</p>
-
-<p>Maîtres de Bastia, les Anglais étaient maîtres de la Corse. Il ne leur
-restait plus qu’à s’emparer de Calvi. Il y fallut un siège qui dura du
-19 juin au 10 août 1794 où s’illustra Abbatucci et où Nelson eut l’œil
-droit «entièrement fendu». Le 10 juin 1794 une consulte, convoquée à
-Corte par Paoli, rompit tout lien avec la France et, huit jours après,
-Charles André Pozzo di Borgo y faisait acclamer une constitution
-anglo-corse reconnaissant comme suzerain le roi d’Angleterre; sir
-Gilbert Elliot l’accepta au nom de George III. Le Parlement corse issu
-de cette constitution se réunit le 1ᵉʳ février 1795 à Bastia, et offrit
-la présidence à Paoli qui refusa pour ne pas troubler le fonctionnement
-du régime nouveau. Mais sa personnalité demeurait redoutable et
-Morosaglia devint bientôt le rendez-vous des mécontents. L’Angleterre
-prit peur et l’invita à quitter la Corse. Paoli hésita. Craignant de
-faire renaître la guerre civile, et d’ailleurs hors d’état de résister
-longtemps, il céda. Le 14 octobre 1795, il s’embarquait à Saint-Florent
-et partait pour Londres où il devait mourir en 1807.</p>
-
-<p>Son départ ne rendit pas la sécurité aux Anglais pas plus que les
-glorieuses croisières de Nelson au nord du Cap Corse. Tout cela ne
-pouvait empêcher les victoires continentales de la France de produire
-leurs résultats. Quand l’Italie du Nord eut été conquise par Bonaparte,
-le général Gentili reparut à Livourne et, avec un millier de Corses, se
-prépara à revenir combattre dans sa patrie. Nelson fut chargé de bloquer
-le port italien pour empêcher ce projet <span class="pagenum"><a id="page_254">{254}</a></span>d’aboutir. Il avait réussi à
-merveille, s’était emparé des îles d’Elbe et de Capraja, lorsque, au
-mois d’octobre 1796, le gouvernement anglais décida d’évacuer la Corse.
-Nelson dut se rendre à Bastia, où il recueillit le vice-roi avec la
-garnison anglaise. Il intimida à tel point par ses menaces les habitants
-de la ville et la petite troupe de Gentili, débarquée près de Rogliano,
-qu’il put emporter tout ce qu’il voulut. Le 20 Octobre il s’embarquait
-le dernier, abandonnant cette île qu’il avait contribué à conquérir et
-où il avait commencé cette carrière glorieuse qui devait finir à
-Trafalgar en 1805.</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>Du quartier général de Modène, Bonaparte, général en chef de l’armée
-d’Italie, expose aux citoyens directeurs, le 26 vendémiaire an V (17
-octobre 1796), quelques idées sur la Corse: «La Corse, restituée à la
-République, offrira des ressources à notre armée et même un moyen de
-recrutement à notre infanterie légère.» Saliceti est envoyé dans l’île
-pour proclamer l’amnistie et réaliser l’apaisement; mais le gouvernement
-sent le danger de laisser tous les pouvoirs «entre les mains d’un homme
-né dans le pays, ayant des injures personnelles à venger et qui, en
-supposant même qu’il restât impartial dans le maniement des affaires, ne
-pourrait jamais persuader à ses compatriotes qu’il le fût réellement».
-Le Directoire lui adjoint Miot de Melito, un ancien fonctionnaire de la
-Guerre, délégué auprès du grand duc de Toscane. Joseph Bonaparte
-l’accompagne et lui sera «d’un précieux concours». Là où Saliceti&#8212;<i>u
-compatriottu</i>&#8212;a échoué, Miot&#8212;<i>u francesi</i>&#8212;va réussir. Il débarque à
-Erbalunga le 22 décembre 1796, parcourt le pays, réprime les
-insurrections, organise les deux départements du Golo et du Liamone,
-nomme les commissaires du pouvoir<span class="pagenum"><a id="page_255">{255}</a></span> exécutif, met le pays sous l’empire
-de la constitution de l’an III et regagne le continent (29 nov. 1797).
-Mais l’adjudant-général Franceschi, dont Miot a fait son aide de camp,
-constate que l’esprit public a été complètement corrompu par les
-Anglais. Une véritable croisade est fomentée par les prêtres au couvent
-de San Antonio en Casinca: ils ont persuadé aux insulaires que les
-Français «nient Dieu et veulent abolir la religion». Une foule d’hommes
-portant à leurs coiffures une petite croix blanche&#8212;la
-<i>Crocetta</i>,&#8212;sèment la terreur et la destruction dans les cantons de
-Moriani de Casinca et d’Orezza, n’épargnant à Ampugnani que la maison du
-curé Sebastiani (l’oncle du général), connu pour sa haine des Français.</p>
-
-<p>Quand le bruit de cette insurrection, qui fut réduite dans le sang par
-le général de Vaubois, parvient à Paris, le 18 brumaire est fait.
-Saliceti lutte en vain contre les troubles du Fiumorbo et de la Balagne:
-il multiplie les commissions militaires et frappe le pays d’une
-contribution de guerre de deux millions. C’est l’anarchie: l’île tombe
-au pouvoir du général Ambert. Enfin Miot est renvoyé en Corse avec
-mission de rétablir la paix et de régénérer le pays. Il débarque à Calvi
-le 25 mars 1801. Joseph Bonaparte l’accompagne, Lucien cède 6.000
-volumes pour la Bibliothèque d’Ajaccio. Un pépiniériste en vogue,
-Noisette, fonde les jardins botaniques d’Ajaccio et de Bastia. La
-culture du coton est inaugurée, et celle de la cochenille. Miot prend
-des arrêtés restés célèbres où il atténue certains droits de douane,
-d’enregistrement et de succession. Il supprime totalement les taxes des
-contributions indirectes. Pour mieux lutter contre le banditisme, il
-suspend l’exercice de la constitution et, supprimant l’institution du
-jury, il forme un tribunal exceptionnel. La ville<span class="pagenum"><a id="page_256">{256}</a></span> d’Ajaccio est
-embellie et agrandie: sur l’emplacement des anciennes fortifications
-abattues, un quartier nouveau s’élève. Quittant le pays le 24 octobre
-1802, Miot pouvait déclarer au premier consul qu’il laissait le pays
-«généralement tranquille, affectionné au gouvernement et jouissant de
-l’avantage des améliorations qu’il vous doit».</p>
-
-<p>Mais il faut des mesures exceptionnelles pour guérir la Corse de ses
-maux séculaires: une justice rapide et impartiale, une dictature
-militaire. Et les consuls nomment en Corse le général Joseph Morand (22
-juillet 1801), investi des pouvoirs les plus étendus. Morand fait une
-levée générale de troupes, prohibe les ports d’armes de la façon la plus
-absolue. Mais il rencontre des obstacles de la part des autorités
-constituées&#8212;Pietri, préfet du Golo, Arrighi, préfet du Liamone,
-Casabianca, titulaire de la sénatorerie de la Corse. Il se heurte
-surtout à la méfiance, à la colère des Corses qui le calomnient et
-essaient d’obtenir sa destitution. Il reste fidèle à sa mission, dénonce
-l’existence du Comité anglo-corse d’Ajaccio et réprime cruellement la
-conspiration de 1809 dont beaucoup l’ont accusé d’avoir exagéré
-l’importance. En 1811, il remédie à la famine que de mauvaises récoltes
-ont déterminée dans l’île, ordonnant que tous les approvisionnements de
-l’armée contenus dans les vastes magasins de la guerre, à Bastia, à
-Ajaccio, à Calvi, à Bonifacio, à Corte, soient mis à la disposition des
-habitants à titre remboursable, signalant au gouvernement les misères
-des Corses «qui se nourrissent d’herbes des champs» et appelant sur eux,
-par de pressantes correspondances, les secours de la métropole.
-Fonctionnaire énergique, d’une implacable sévérité, mais administrateur
-éminent, il ne mérite pas la réprobation dont les Corses l’ont accablé.
-Le général Berthier, qui<span class="pagenum"><a id="page_257">{257}</a></span> le remplace (1811-1814), se brouille avec
-Bastia en organisant l’unité administrative de l’île dans un seul
-département avec Ajaccio pour chef-lieu (19 avril 1811).</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>L’empereur n’a cessé de s’occuper de son pays et sa correspondance en
-fait foi. Il porte son activité sur toutes les branches de
-l’administration: justice et finances, armée de terre et marine,
-commerce, travaux publics, agriculture, organisation de la police. Il
-veut à la tête des services des hommes qui connaissent le pays et la
-langue. Il essaie d’établir à Ajaccio «une fabrique de briques et une
-poterie pour le menu peuple, afin qu’il ne soit pas pour ces objets
-tributaire des Génois». Il se préoccupe du développement économique de
-l’île. Il y songe à Paris, à Fontainebleau, à Compiègne, à Saint-Cloud;
-il y songe également sur les chemins de l’Europe, à Strasbourg, à
-Potsdam, à Schœnbrunn, à Dresde. Il encourage la culture du coton; il
-s’intéresse à l’établissement de hauts fourneaux destinés à employer le
-minerai surabondant de l’île d’Elbe. Il s’occupe d’une manière spéciale,
-surtout à partir de 1810, de la réorganisation financière du pays et de
-l’exploitation de ses forêts.</p>
-
-<p>Le temps manqua à Napoléon pour accomplir en Corse ses généreux projets.
-Trop souvent aussi il lui manqua le concours loyal et désintéressé des
-chefs de services, qui détournaient à leur profit ou faisaient servir à
-d’autres usages les fonds envoyés pour améliorer la situation de l’île.</p>
-
-<p>Il n’eut pas non plus la population corse avec lui. A la nouvelle de
-l’abdication de Fontainebleau, personne ne songea à se soulever en sa
-faveur. Le 28 avril, le préfet du Liamone, Arrighi, se rallie aux
-Bourbons; le maire, François Levie, fait hisser<span class="pagenum"><a id="page_258">{258}</a></span> «le cher drapeau des
-lis» sur le clocher de la cathédrale et la mairie est illuminée pour
-saluer le retour «des rois légitimes». Un buste en marbre de l’empereur,
-donné en 1806 par le cardinal Fesch à la ville d’Ajaccio, est livré à la
-foule qui le précipite à la mer. On n’a que mépris contre ce
-<i>bastardino</i>, dont il faut effacer jusqu’au souvenir: les rues de la
-ville prennent des noms royalistes. Bastia ouvre ses portes aux Anglais,
-mais ceux-ci ne font en Corse qu’une courte apparition et le traité de
-Paris la rendit à la France. Bonapartistes aux Cent Jours, les Corses
-redeviennent royalistes avec le retour de Louis XVIII.<span class="pagenum"><a id="page_259">{259}</a></span></p>
-
-<h2><a id="CHAPITRE_XXIV"></a>XXIV<br /><br />
-LA PÉRIODE CONTEMPORAINE</h2>
-
-<div class="blockquot"><p class="hang"><i>Un préfet de la Restauration: Saint-Genest<a id="FNanchor_M_13"></a><a href="#Footnote_M_13" class="fnanchor">[M]</a>.&#8212;La Corse et
-l’opinion publique.&#8212;Napoléon III et la 3ᵉ République.</i></p></div>
-
-<p>Une vie politique tout à fait agitée et généralement inféconde, un
-développement économique extrêmement précaire; négligences de la
-métropole, inertie des Corses; tel est le spectacle que nous offre le
-<small>XIX</small>ᵉ siècle.</p>
-
-<p>Napoléon disparu, le parti bonapartiste se forma. Le marquis de Rivière,
-au nom du roi, organisait en Corse la Terreur blanche. Alors se place la
-curieuse guerre de Fiumorbo, pendant laquelle, dans le maquis et les
-ravins de cette contrée inaccessible, le commandant Poli, petit-gendre
-de la nourrice de Napoléon, qui avait suivi l’empereur à l’île d’Elbe et
-sur qui Napoléon comptait pour se ménager au besoin une retraite en
-Corse, tint tête pendant de longs mois aux troupes royales. Les femmes
-corses combattaient avec Poli, aussi acharnées que les hommes à défendre
-la liberté. La Restauration s’affermit cependant en Corse, et l’on
-proclama l’amnistie générale.</p>
-
-<p>Pourtant l’île reste divisée et la succession des régimes politiques a
-déterminé ici comme dans les<span class="pagenum"><a id="page_260">{260}</a></span> autres départements un malaise qu’il est
-difficile de dissiper. «Deux partis principaux sont en présence,
-écrivait le chevalier de Bruslart, ancien commandant militaire de la
-Corse, dès le 6 octobre 1814; les anciennes familles attachées aux
-Bourbons et les nouvelles que Bonaparte et la Révolution ont élevées.
-Entre ces deux partis, l’amalgame est impossible.» Dès le début, les
-administrateurs français ne songent qu’à une seule méthode: se mettre à
-la tête d’un parti pour triompher de l’autre, prolonger en somme l’état
-social anarchique et les errements des Génois; nul n’entreprend
-loyalement, courageusement la fusion des partis, l’œuvre de concorde et
-d’apaisement qu’il aurait fallu.</p>
-
-<p>Rien de plus curieux à étudier que la question électorale en Corse dans
-les premières années du régime censitaire. Nous connaissons les lois qui
-ont réglé les élections législatives sous la Restauration ainsi que les
-tendances des ministères chargés de les appliquer: nous savons ce que
-fut par en haut la politique du gouvernement. Mais ne convient-il pas
-d’être sceptique en matière de formules législatives et, pour pénétrer
-une réalité plus concrète, il faut négliger les légiférants pour aller
-chez les électeurs. Comment fut pratiqué ce régime dans l’île lointaine
-où il était si difficilement applicable? Dans quel sens agirent les
-candidatures officielles et les pressions administratives? Comment
-furent composées les listes électorales et quelles garanties
-d’indépendance laissa-t-on aux citoyens? De quelle manière les comités
-électoraux et les partis politiques fonctionnèrent-ils? Autant de
-questions neuves auxquelles il faudrait répondre.</p>
-
-<p>Ce sont elles qui s’imposèrent à un des premiers préfets de la
-Restauration, Louis Courbon de Saint-Genest, nommé en vertu d’une
-ordonnance<span class="pagenum"><a id="page_261">{261}</a></span> royale du 14 juillet 1815 et installé le 19 janvier suivant.
-La Corse n’avait pas été représentée dans la Chambre introuvable:
-l’ordonnance de convocation du 13 juillet 1815 lui avait bien accordé 4
-députés; mais le temps avait fait défaut pour réunir les assemblées
-cantonales et d’ailleurs la plus grande incertitude régnait au sujet de
-la composition du collège électoral. Les dispositions de la Charte
-étaient inapplicables en Corse où il n’existait aucune personne imposée
-à 1.000 francs et où il n’y avait pas dix personnes figurant dans les
-rôles pour 300 francs. Saint-Genest s’attache à reviser la liste des
-plus imposés, car «la balance égale entre les partis, c’est le triomphe
-des bonapartistes: ils ont pour eux le nombre, la richesse, l’unité de
-vues, une tactique très exercée et plus de capacités pour tenir les
-emplois». Il signale les Sebastiani, les Arrighi, les d’Ornano, les
-Casablanca et «toute leur clientèle d’intrigants subalternes qui n’ont
-pu être récompensés qu’avec de l’or parce que leur bassesse aurait par
-trop avili les distinctions honorifiques». Il faut faire les élections
-contre eux, et au besoin sans eux. Dans cette sélection savante, un nom
-trouve grâce: Ramolino, «cousin de Buonaparte», mais ce choix est d’une
-bonne politique et sans inconvénients, «parce que M. Ramolino est un
-homme paisible, sans capacités et dont l’influence est très faible
-depuis la chute de Buonaparte». Quelques «suspects» sont également
-maintenus: Henri Colonna, propriétaire, ancien commissaire des guerres;
-J. B. Galeazzini, ancien administrateur de l’île d’Elbe et préfet de
-Maine-et-Loire pendant les Cent Jours; Philippe Suzzoni, propriétaire,
-gendre du sénateur Casabianca, «d’opinions suivant les temps»; J. B.
-Ambrosi, lieutenant du roi à Calvi, etc.</p>
-
-<p>Faut-il convoquer le collège électoral à Ajaccio,<span class="pagenum"><a id="page_262">{262}</a></span> où réside le préfet,
-ou à Bastia, où réside le premier président? Grave problème, brusquement
-tranché par la convocation à Corte au lendemain de la dissolution de la
-Chambre introuvable. Paul François Peraldi, riche propriétaire,
-«distingué par son éducation et ses sentiments autant que par sa
-fortune», est choisi pour présider ce collège. Sur 120 électeurs, 95 se
-présentent; Castelli et Peraldi sont élus et ils sont immédiatement
-sollicités. «On croit en Corse, dit Saint-Genest, qu’un député n’a qu’à
-se montrer à Paris pour se faire donner et procurer à sa famille les
-meilleurs emplois.» Ces deux députés de la Corse ne devaient cependant
-jouer qu’un rôle effacé: Peraldi ne parut jamais à la Chambre, Castelli
-alla siéger au centre et soutint sans éclat les différents ministères.
-Pourtant dans la session de 1817 il intervint dans le débat sur les
-douanes pour demander que les produits corses fussent admis en franchise
-dans les ports français et que la Corse, qui supportait les charges de
-l’Etat, fût traitée à ce point de vue comme les autres départements
-français.</p>
-
-<p>Saint-Genest se donne ensuite à l’œuvre de réorganisation morale et de
-relèvement économique. Il observe que les lois françaises ne conviennent
-en Corse qu’aux personnes riches; pour la grande masse du pays, il faut
-des institutions paternelles, despotiques mais honnêtes. La justice est
-trop chère: il voudrait à Bastia et à Ajaccio des bureaux de
-conciliation qui seraient gratuits; il veut faire juger les criminels
-sur le continent de manière à échapper aux influences locales. Quant aux
-magistrats français de l’île, ce sont trop souvent des protégés sans
-mérites. Les différents fonctionnaires «oppriment ou favorisent ou font
-des gains illicites». Les maires de campagne «iraient tous aux galères
-si on les jugeait suivant la rigueur des lois». La<span class="pagenum"><a id="page_263">{263}</a></span> situation morale du
-clergé est pitoyable: 1.844 prêtres, rudes et violents, qui savent à
-peine écrire: il faudrait des séminaires et des frères des Ecoles
-chrétiennes. L’instruction publique est dans le marasme, les collèges de
-Bastia et d’Ajaccio n’ont qu’une existence précaire, les professeurs
-sont irrégulièrement payés sur les fonds communaux. D’ailleurs l’argent
-n’arrive pas à destination: «les percepteurs volent le peuple et souvent
-le gouvernement».</p>
-
-<p>L’agriculture attire son attention. Il demande des encouragements pour
-la culture de la pomme de terre, préconise la plantation de châtaigniers
-dans la montagne, fait faire des essais de culture de la garance et
-établit des pépinières de mûriers. Il signale les dommages causés par la
-divagation des animaux, propose l’établissement de deux greniers
-d’abondance, demande qu’on exploite les forêts, qu’on améliore les
-routes.</p>
-
-<p>Il ne s’entendait malheureusement pas avec le gouverneur militaire, M.
-de Willot, et il obtint son rappel dès 1818. En l’absence d’un chef
-unique, responsable, stable, les clans reprennent une vie presque
-normale. Les Pozzo di Borgo sont les maîtres de l’île. La Révolution de
-1830, qui amena le triomphe du parti libéral, les remplaça par les
-Sebastiani. «Maréchal, ministre, ambassadeur, pair de France, le comte
-Horace eut tous les honneurs. Son frère, le vicomte Tiburce, fut nommé
-général de division et commandant de la place de Paris. La Corse devint
-leur fief politique. Ils y distribuaient les faveurs et les emplois à
-leur gré.»</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>Les Corses durent à la Monarchie de juillet&#8212;ce que la Restauration
-n’avait pas osé leur accorder&#8212;la fin d’une législature criminelle
-d’exception et<span class="pagenum"><a id="page_264">{264}</a></span> l’institution du jury (12 nov. 1830). L’attentat de
-Fieschi, qui épargna Louis-Philippe mais frappa autour de lui tant de
-personnes illustres (1835), souleva l’indignation des Corses. Le roi ne
-les rendit pas responsables de cet acte isolé: il multiplia les routes,
-développa les relations de l’île avec le continent (le premier navire à
-vapeur était arrivé à Ajaccio le 18 juin 1830, permettant vraiment de se
-rendre <i>per mare in carozza</i>). Il fit agrandir les ports d’Ajaccio et de
-Bastia, éleva à Ajaccio l’Hôtel-de-Ville, la Préfecture et le Théâtre,
-bref travailla à améliorer la situation du pays.</p>
-
-<p>Pourtant la Corse, où les administrateurs continentaux arrivent toujours
-avec les mêmes préventions, considérant leur séjour en Corse comme un
-noviciat forcé ou comme un exil, n’est pas ce qu’elle devrait être.
-Blanqui, dans un rapport à l’Académie des Sciences morales et
-politiques, écrit vers 1840: «Comment se fait-il donc que ce
-département, si heureusement partagé sous le rapport du climat, du sol
-et des eaux, situé au centre de la Méditerranée, à portée presque égale
-de la France, de l’Italie et de l’Espagne, ressemble aujourd’hui si peu
-aux pays qui l’entourent? Pourquoi ses vallées pittoresques sont-elles
-veuves de voyageurs et ses belles rades dépourvues de vaisseaux? Par
-quels motifs nos constructeurs se déterminent-ils à aller chercher des
-bois au Canada et en Russie, tandis que la Corse regorge de chênes
-blancs, et de chênes verts, de hêtres et de pins innombrables? Pourquoi
-cette île, qui pourrait nourrir un million d’hommes, n’a-t-elle qu’une
-population insuffisante à sa culture?»</p>
-
-<p>Le Ministre des Finances en 1839 avait déjà fait la même constatation:
-«Il y a en Corse, disait-il, 100.000 hectares de bois, mais l’absence de
-routes et de moyens de transport a empêché jusqu’à pré<span class="pagenum"><a id="page_265">{265}</a></span>sent le
-gouvernement d’en tirer profit.» Et plus catégorique encore, Malte-Brun
-disait, dans sa <i>Géographie Universelle</i>: «Lorsque les gouvernements
-européens seront las d’entretenir des colonies, reconnues depuis
-longtemps plus onéreuses que profitables, la France trouvera dans le sol
-fertile de la Corse, dans son climat propre à la production des denrées
-coloniales, une source de richesses qui n’attend que des soins et des
-encouragements pour s’y acclimater.» C’est aussi ce que pensait le
-docteur Donné qui, dans un feuilleton des <i>Débats</i> du 15 janvier 1852,
-consacrait ces lignes à son pays d’origine: «Mon patriotisme souffre
-lorsque je vois la France, par mode ou par ignorance, aller chercher
-hors d’elle-même ce qu’elle possède et demander à des pays étrangers des
-avantages que ses diverses contrées lui offrent à un degré égal ou
-supérieur... Quel plus beau climat que celui de la Corse, et d’Ajaccio
-en particulier!»</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>Louis-Napoléon, nommé par la Corse en tête de ses représentants à
-l’Assemblée Constituante de 1848, ramena pour la seconde fois la
-couronne de France dans la famille Bonaparte. Va-t-il tenir compte de
-ces vœux? Va-t-il se montrer soucieux de la Corse? On assainit bien les
-marais de Calvi, de Saint-Florent et de Bastia; on prolongea bien les
-quais et les jetées d’Ajaccio et de Bastia; mais c’était faire bien peu
-pour la prospérité du pays, au moment où la France tout entière
-réalisait des progrès économiques prestigieux. Au vrai l’histoire de la
-négligence administrative à l’endroit de la Corse commence sous le
-second Empire, et elle a des causes diverses, psychologiques et
-sociales, qu’il faudrait, pour une grande part, chercher en Corse même.
-Les grandes familles du pays se disputent<span class="pagenum"><a id="page_266">{266}</a></span> les faveurs impériales et,
-dans ce conflit d’ambitions rivales, où les Corses réclament des places
-et des gratifications, la Corse est oubliée. Au surplus la famille
-impériale se montre dans l’île. En 1860 Napoléon III vient à Ajaccio
-ouvrir la chapelle funéraire qu’il a fait construire; en 1865, il envoie
-son cousin, le prince Jérôme-Napoléon, inaugurer le monument de la place
-du Diamant; en 1869 l’impératrice et le prince impérial visitent l’île à
-leur tour. Par trois fois, les Corses ont pu affirmer leur loyalisme
-impérial.</p>
-
-<p>Il se manifeste à Bordeaux au sein de l’Assemblée Nationale qui, dans sa
-séance du 1ᵉʳ mars 1871, confirma la déchéance de Napoléon III. Deux
-députés corses, MM. Conti et Gavini, montèrent à la tribune pour
-défendre «leurs convictions les plus intimes».</p>
-
-<p>Mais le loyalisme français de la Corse n’était pas moins vif: 30.000 de
-ses enfants allèrent défendre la France en danger. Les Corses boudèrent
-le régime républicain, puis peu à peu se rallièrent. Est-ce par
-reconnaissance d’une œuvre féconde accomplie en Corse? On peut nettement
-répondre non, car la République n’a pas entrepris la réalisation du
-programme que Barère présentait à la tribune de la Constituante dès
-1791. Un réseau de chemins de fer incomplet, inachevé, des transports
-maritimes trop coûteux, l’agriculture de plus en plus délaissée à cause
-de ces mauvaises conditions, le reboisement des montagnes et
-l’assainissement des côtes négligés, telle fut la Corse du <small>XIX</small>ᵉ siècle,
-cependant que les départements continentaux, délivrés du paludisme,
-voyaient croître leur prospérité, et que la Sardaigne était
-méthodiquement régénérée par l’Italie.</p>
-
-<p>Le ralliement est dû aux chefs de clan que la mé<span class="pagenum"><a id="page_267">{267}</a></span>tropole a comblés de
-faveur en échange de leurs votes, et des mœurs politiques d’un autre âge
-se sont perpétuées dans ce département par la faute du gouvernement
-français. Ne parlons pas de Pozzo di Borgo, dont la rancune tenace se
-manifeste contre les Bonaparte par la construction au-dessus d’Ajaccio
-du château de la Punta, fait avec les matériaux provenant de la
-démolition des Tuileries. Mais l’histoire impartiale doit noter tout le
-mal que fit à son pays Emmanuel Arène, «le roi de la Corse». Sous son
-joug omnipotent il semblait que les Corses eussent perdu tout sentiment
-de l’intérêt général.</p>
-
-<p>En 1908 pourtant la question corse fut officiellement posée par un
-rapport de M. Clémenceau, président du Conseil: une commission
-extra-parlementaire, placée sous la présidence de M. Delanney, rédigea
-les vœux des insulaires et les cahiers de leurs légitimes
-revendications. Un vaste mouvement d’opinion se dessina sur le continent
-en faveur de la Corse et, dans l’île, un esprit public commença de se
-former.<span class="pagenum"><a id="page_268">{268}</a></span></p>
-
-<h2><a id="CHAPITRE_XXV"></a>XXV<br /><br />
-CORSE ANCIENNE, CORSE NOUVELLE</h2>
-
-<div class="blockquot"><p class="hang"><i>Régions diverses, caractères dissemblables.&#8212;Les courants de vie
-générale et le développement économique.&#8212;L’esprit corse.</i></p></div>
-
-<p>Si peu qu’on écrive l’histoire de la Corse, on se sent toujours, au bout
-d’une période, en voie de répéter le mot de Montesquieu: «Je n’ai pas le
-courage de parler des misères qui suivirent...» Histoire héroïque et
-douloureuse qui a façonné le caractère corse sur qui la nature avait mis
-son empreinte et en qui revivait le passé.</p>
-
-<p>Résumer la Corse est chose impossible: on ne résume pas une contrée
-aussi diversifiée, où le paysage méditerranéen de la Riviera, aux
-rochers rouges se profilant sur la mer bleue, voisine avec la falaise
-dieppoise et avec la sapinière norvégienne, où le désert asiatique fait
-suite à la prairie normande et confine à la lagune hollandaise, où la
-cascade suisse est à flanc d’un coteau d’oliviers et de vignobles dont
-l’allure rappelle ceux du Péloponnèse. Et dans la centralisation
-contemporaine la Corse, protégée par son isolement, a gardé cette
-diversité. <i>Corsica, tanti paesi, tante usanze.</i></p>
-
-<p>Le Corse de l’Au-delà des monts, le pomontinco, est le plus fier et le
-plus vaniteux de ses compatriotes. Il est aussi le plus despote et le
-plus re<span class="pagenum"><a id="page_269">{269}</a></span>muant. N’oublions pas que Bonaparte, issu d’Ajaccio, était un
-<i>pomontinco</i>. <i>Pomontinchi</i> également, ces chefs de parti qui
-bouleversèrent la Corse avant l’annexion française, ces seigneurs de
-Cinarca, d’Istria, della Rocca, de Leca, d’Ornano. <i>Pomontinchi</i>, Pozzo
-di Borgo, Abbatucci, Emmanuel Arène.&#8212;Le Corse du Pomonte est le moins
-agriculteur, le moins commerçant, le moins philosophe de tous. Il ne
-rêve que puissance, domination, arrivisme: il est individualiste au
-suprême degré. C’est un homme d’action, un politique, impitoyable pour
-ses adversaires, favorisant les siens sans compter. Il connaît le moyen
-de parvenir. «Quand un <i>pomontinco</i> occupe une fonction, cette dernière
-semble avoir été créée pour lui. Il est partout à sa place, surtout si
-celle-ci est la première. Il incarne même tellement son emploi qu’il le
-dominera et qu’il le personnifiera.»</p>
-
-<p>Le Corse de l’En-deçà des monts, l’homme de la <i>Castagniccia</i>, est plus
-posé, plus grave. C’est un agriculteur, c’est même un industriel. Il a
-couvert ses coteaux de châtaigneraies touffues, il a mis en culture les
-plaines de la côte orientale, il a établi des aciéries (<i>ferrere</i>),
-aujourd’hui détruites, et transformé en acier le minerai de l’île
-d’Elbe. Il a toujours été le plus riche de tous les Corses, il a
-toujours été aussi le plus démocrate. C’est lui qui, au <small>XIV</small>ᵉ siècle,
-s’affranchit du pouvoir des <i>Cinarchesi</i> et établit le régime populaire:
-la <i>Castagniccia</i> fut la <i>terre du commun</i> et le pays des <i>Giovannali</i>.
-Tous ceux qui se sont révoltés, descendirent de ces montagnes, soit
-qu’ils aient eu à lutter contre l’oppression étrangère, soit qu’ils
-aient soulevé le peuple contre les féodaux: Gaffori et Paoli venaient de
-l’En-deça.&#8212;La proximité de l’Italie a exercé son influence: doux et
-affable, le Corse est ici<span class="pagenum"><a id="page_270">{270}</a></span> plus intellectuel et moins intrigant: Pietro
-Cirneo, l’historien, naquit à Alesani. Une certaine maîtrise de soi:
-dans la vie moderne du continent, il ne s’élancera pas furieusement à
-l’assaut des places, il ira lentement, régulièrement. Il ne violentera
-jamais la destinée, il la vivra dans les meilleures conditions
-possibles. Plus résistant que le <i>pomontinco</i>, il incarne les qualités
-du peuple corse: ce sera rarement un aventurier, et plus souvent un
-résigné.</p>
-
-<p>A l’extrémité sud de l’île, les Bonifaciens se replient sur eux-mêmes,
-frayant surtout avec les <i>pomontinchi</i>, dont ils ont l’allure générale:
-ce sont des fiers, des modestes, des casaniers et chez eux la femme est
-asservie plus que partout ailleurs. Le <i>bonifazino</i> se ressent toujours
-de la domination aragonaise: on trouverait en lui une parenté
-espagnole<a id="FNanchor_N_14"></a><a href="#Footnote_N_14" class="fnanchor">[N]</a>. Le Corse de la Balagne est un agriculteur aisé,
-indépendant. Depuis des temps immémoriaux les <i>Balanini</i> parcourent le
-pays avec leurs mulets chargés d’huile. On connaît dans les villages ce
-cri familier: <i>Chi compra olio?</i> Il annonce généralement la venue d’un
-de ces trafiquants qui savent drainer l’argent. Le calme de la contrée,
-aux horizons adoucis, aux spectacles familiers, se reflète dans les
-mœurs; les luttes intestines ont eu ici peu de retentissement. Calvi sut
-tirer parti de la domination génoise et s’y attacha, <i>civitas semper
-fidelis</i>. Le <i>Balanino</i> connaît la Corse, il l’a parcourue et il a vu
-que les autres régions étaient moins belles et moins riches: il s’est
-cantonné, méprisant, au milieu de ses oliviers.&#8212;Que dire des habitants
-du Cap, trafiquants souples et habiles, que l’esprit d’aventure entraîna
-et enrichit, «Américains» analogues aux gens du Queyras ou de<span class="pagenum"><a id="page_271">{271}</a></span>
-Barcelonnette, qui reviennent au soir de leur vie construire d’élégantes
-villas avant de reposer dans la terre des aïeux?</p>
-
-<p>A ces différences profondes que la nature a marquées dans le peuple
-corse, il faut ajouter tout ce que l’histoire a fait pour multiplier les
-influences. Le plus lointain passé subsiste et en plein <small>XX</small>ᵉ siècle les
-traditions les plus anciennes se perpétuent. Sur cette île est venu
-battre le ressac de la civilisation méditerranéenne et toutes les
-races&#8212;Grecs et Romains, Arabes et Espagnols&#8212;ont laissé leur empreinte,
-sinon dans la montagne et dans le village, du moins sur les côtes et
-dans les villes. Le langage est varié. En principe, c’est le toscan,
-adouci par certaines intonations romaines: <i>lingua toscana in bocca
-romana</i>; mais dans le Pomonte il est dur, âpre, farouche; dans l’En-deçà
-des monts, il est élégant, adouci.&#8212;La façon même d’entendre le
-catholicisme n’est pas la même chez <i>les Capi Corsini</i>, qui pratiquent,
-chez les <i>Balanini</i>, qui sont plus tièdes, chez les <i>Castagnicciai</i>, qui
-sont presque anticléricaux.</p>
-
-<p>Autre motif de différenciation: la ville et le village, où les
-occupations sont variées et la mentalité opposée. Et les villages mêmes
-au surplus ne se ressemblent guère.</p>
-
-<p>En fait l’île n’est pas un pays, mais un assemblage de cantons
-montagneux, isolés de leurs voisins et du reste du monde. Ce serait trop
-peu d’appeler la vie corse d’autrefois une vie de vallées. Rien de
-comparable, ici, à ces couloirs alpestres qui gardent la même direction,
-la même nature, le même nom sur de grandes longueurs&#8212;Valais,
-Graisivaudan, Engadine&#8212;ni à ces vallées pyrénéennes qui s’étendent, en
-une forte unité pastorale, du cirque à la plaine. La vallée<span class="pagenum"><a id="page_272">{272}</a></span> corse se
-segmente en une série de bassins étagés, séparés par des étranglements
-successifs. Chacun de ces bassins, <i>conques</i> enfermées entre de hautes
-chaînes, épand ses villages sur les croupes surbaissées. Pour pénétrer
-dans ce petit monde clos il faut&#8212;il fallait&#8212;s’enfermer entre des
-gorges étroites et profondes, gravir des sentiers de chèvres, véritables
-«escaliers» de pierre: <i>Scala</i> de Santa Regina vers le Niolo, gradins
-fantastiques de la <i>Spelunca</i> vers Evisa, formidable entaille de
-l’<i>Inzecca</i> vers Ghisoni. Qu’un rocher vînt à rouler au travers de la
-route, qu’une crue exceptionnelle emportât le pont génois, à l’arche
-surélevée, au tablier en dos d’âne, et la conque n’avait plus de
-rapports avec les gens d’en bas. Vers le haut on n’en pouvait sortir
-qu’en franchissant des cols de 1.200, de 1.500 mètres d’altitude, que
-pendant trois mois la neige rendait impraticables aux hommes et aux
-bêtes. Ainsi s’explique toute l’histoire corse, la vie isolée et
-farouche de ces petites républiques&#8212;<i>pievi</i>&#8212;dont la conque était le
-cadre naturel, et qui luttaient contre leurs voisines pour la possession
-des bonnes terres, des bons parcours de transhumance.</p>
-
-<p>La route a permis de faire circuler dans cette vie cantonale&#8212;vie
-d’aigles dans leur aire&#8212;les courants de la vie générale. Mais quels
-profils les ingénieurs ont dû établir? D’Ajaccio à Sartène, sur 85
-kilomètres, la route monte à 762 mètres au col Saint-Georges, redescend
-vers la vallée d’Ornano, rebondit vers Petreto-Bicchisano, grimpe
-jusqu’à près de 600 mètres à Boccelaccia, touche le niveau de la mer à
-Propriano, suit la vallée basse du Rizzanèse et, par une série de
-lacets, atteint l’extraordinaire acropole, ville de rêve accrochée en
-balcon au flanc de la montagne, à 300 mètres dans<span class="pagenum"><a id="page_273">{273}</a></span> les airs. Et presque
-toutes les routes sont ainsi. Les chemins de fer gravissent des rampes
-fantastiques, et des viaducs enjambent les torrents. Cela d’ailleurs est
-l’exception: de la ligne Bastia-Ajaccio par Corte, deux embranchements
-seuls se détachent, qui conduisent d’une part vers Calvi et l’Ile
-Rousse, et d’autre part, longeant la côte orientale, vers Ghisonaccia.
-Tout le sud de l’île est encore isolé, cependant que, dans le Centre si
-curieusement hérissé, des cantons tels que Bocognano et Bastelica ne
-sont reliés que par des sentiers de mules. L’évolution se poursuit
-cependant, décisive et sûre, et l’on peut aller jusqu’à dire, avec M. H.
-Hauser, que la route a créé la Corse.</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>On saisit mieux le caractère général.</p>
-
-<p>Il faut noter d’abord la joie, l’animation et l’exubérance, née de la
-vie en plein air et du contact perpétuel avec une nature ensoleillée.
-Nulle part ailleurs la vie ne s’écoule plus au dehors. L’homme, chez
-lequel les impressions sont mobiles et l’expression très près de la
-pensée, ne se plaît pas dans l’isolement: il lui faut la ville et la
-société de ses semblables. Il arrive que les maisons, très hautes,
-soient parfois, comme dans le vieux Bastia, de véritables caravansérails
-à six ou sept étages où grouille une population des plus bariolées et
-d’une extraordinaire densité. Ce sont de vastes casernes, avec un
-enchevêtrement de cours intérieures tel qu’il n’est pas aisé d’en sortir
-sans guide. Il en est qui abritent trois à quatre cents personnes. Il
-n’y a rien là dedans pour l’aménagement intérieur, et en effet on y vit
-le moins possible. Le lieu de réunion, c’est la rue, étroite, resserrée
-par les hautes maisons aux étages surplombants qui la protègent du
-soleil, parfois même couverte. Les jeunes gens<span class="pagenum"><a id="page_274">{274}</a></span> riment des chansons pour
-les jeunes filles et vont les chanter sous leurs fenêtres à la nuit
-tombante, en s’accompagnant du violon ou de la mandoline. Dans l’air
-parfumé que raient des vols lumineux de lucioles, se répand comme une
-ivresse, et la joie de vivre fait déborder le cœur d’allégresse.</p>
-
-<p>Nulle part la nature n’a façonné davantage les mœurs de l’homme. Une
-curieuse et pittoresque coutume n’en est que la traduction aimable.
-Quand les cloches reviennent de Rome, suivant la tradition, et se
-mettent à tinter à la veille de Pâques, après deux jours de silence,
-tous les habitants ouvrent leurs fenêtres toutes grandes. Et ce n’est
-pas seulement par esprit religieux, pour faire pénétrer dans la maison
-un peu de la bénédiction divine: c’est pour saluer le printemps qui
-arrive et renouvelle toutes choses; c’est pour laisser entrer dans la
-vieille demeure toute la joie du ciel païen.</p>
-
-<p>Des traditions analogues se retrouvent chez tous les peuples riverains
-de la Méditerranée, et il n’y a rien en somme dans tout cela qui soit
-particulier à la Corse. Mais voici quelque chose de plus original: cette
-humeur joyeuse est atténuée par un tempérament mélancolique, un peu
-farouche même.</p>
-
-<p>Pénétrons dans l’intérieur de l’île: solitudes étincelantes, senteurs du
-maquis; tout est rocheux, pierreux, mais riche de verdure, et la mer
-bruit à l’horizon. Protégé par son <i>pelone</i>&#8212;son grand manteau en poils
-de chèvre,&#8212;un berger, assis sur un gros roc moussu, à moitié perdu dans
-les hautes fougères, rêve et regarde au loin, ou bien il fredonne d’une
-voix grave et lente une cantilène étrange, une mélopée saccadée, une
-<i>paghiella</i> où se reflète une âme triste et rêveuse.</p>
-
-<p>La montée devient plus abrupte: cela longe les crêtes, zigzague autour
-des rochers, cabriole sur<span class="pagenum"><a id="page_275">{275}</a></span> les précipices.&#8212;Tout à coup, vous apercevez,
-accrochée à flanc du coteau ou sur le sommet même, une ligne de maisons
-serrées les unes contre les autres, tache grise et sombre sur le ciel
-clair. Tout est morne, tout est triste. Le village s’anime à votre
-arrivée, mais vous retrouvez cette impression de mélancolie en
-participant à la veillée autour du <i>fugone</i>. Figurez-vous un petit
-tréteau carré de 1ᵐ,50 de côté, 0ᵐ.35 à 0ᵐ,50 de haut, au milieu de la
-pièce, et c’est là qu’est le feu: des quartiers d’arbres entiers y
-brûlent, une acre fumée se répand partout, piquant les yeux, enflammant
-la gorge; au plafond des poutres, disjointes à dessein, laissent
-apercevoir les châtaignes qui sèchent pour l’hiver... Autour de ce
-<i>fugone</i>, et les pieds dans le feu, toute la famille se réunit aux
-longues soirées d’hiver, quand le vent fait rage et que la neige isole
-la maison. Or, il y a très longtemps que les familles vivent ainsi dans
-cet isolement, et c’est le résultat de l’histoire. Aux heures de péril
-national, lorsque la Corse, écrasée par Gênes, n’avait plus qu’à vaincre
-ou à périr, quand les récoltes étaient détruites, les villages brûlés,
-les ports bloqués,&#8212;le peuple, réfugié aux forêts hautes et aux maquis,
-trouvait à vivre avec le lait des chèvres, l’eau des fontaines et la
-châtaigne. Sur les hauteurs inaccessibles, il se créait ainsi
-d’imprenables réduits. Des générations ont vécu là, sous la terreur de
-la domination étrangère, et l’âme en a gardé une tristesse profonde en
-même temps qu’un étrange amour pour cette montagne âpre et rude, où tant
-de souvenirs sont attachés.</p>
-
-<p>D’avoir lutté et de ne s’être jamais soumis, les Corses ont conservé
-l’orgueil et la fierté. Dernier trait que l’on peut relever. Il y a, au
-fond du tempérament, un curieux mélange de vanité, de sus<span class="pagenum"><a id="page_276">{276}</a></span>ceptibilité et
-de familiarité. Les journaux corses doivent réserver une importante
-place dans leurs colonnes aux découpures de l’<i>Officiel</i> et à
-l’énumération des emplois auxquels des Corses ont été appelés: il n’en
-est point d’assez infime pour être dédaigné. D’autre part, le paysan
-corse, plein du sentiment de son importance particulière, n’a pas
-toujours pour la femme le respect et la considération d’un
-continental... Mais quand on multiplierait les exemples de cette nature,
-il faudra toujours en revenir à ce je ne sais quoi d’indomptable qui est
-dans le sang et dans les traditions. On acquiert les Corses, on ne les
-possède jamais. Dès l’antiquité, personne ne voulait des esclaves
-originaires de l’île parce qu’ils ne se résignaient jamais à la
-servitude. L’orgueil insulaire peut avoir ses travers, mais il a aussi
-sa noblesse: évidemment c’est une race qui ne plie pas les genoux.</p>
-
-<p>Faut-il voir en eux des gens rebelles au progrès, au travail manuel? Il
-ne le semble vraiment pas. Les Lucquois n’ont été appelés que pour les
-grands travaux de terrassement; le petit propriétaire sait cultiver et
-se livrer à l’industrie, mais il lui manque les capitaux et l’appui de
-la France lui a manqué. D’autre part, la France n’a pas su imposer le
-respect de sa justice et de ses lois par où aurait disparu la
-vendetta&#8212;et d’ailleurs, les bandits ne sont pas des brigands,&#8212;ni
-réaliser encore les grands travaux publics nécessaires. Mais la Corse,
-prenant mieux conscience d’elle-même, entraînée plus que jamais, après
-un siècle et demi de tutelle, dans l’orbite de la grande nation
-protectrice, marche avec plus de confiance vers le progrès économique,
-garantie certaine du progrès intellectuel et du perfectionnement social.</p>
-
-<p>Le progrès économique sera ce que le feront les<span class="pagenum"><a id="page_277">{277}</a></span> efforts des insulaires
-vers le travail et conséquemment vers la richesse. Déjà les anciens
-genres de vie se dissocient ou se transforment: les terres basses et les
-pentes inférieures se spécialisent dans les cultures méditerranéennes,
-la moyenne montagne dans un élevage plus intensif ainsi que dans
-l’exploitation des bois. Evolution décisive, par où l’homme s’adapte
-mieux aux ressources du pays. On voit disparaître progressivement le
-type transhumant, trop archaïque, cependant que la conquête de «la
-plage» à la vie sédentaire se précise à l’Ouest et se dessine à
-l’Est.&#8212;Le progrès intellectuel doit suivre également. Il suivra. Car la
-Corse barbare, fécondée jadis par le génie italien, avec lequel elle fut
-d’abord en contact, s’ouvre chaque jour davantage à la chaleur du génie
-français. Ce que n’a pu donner la Corse obscure et mutilée des époques
-lointaines, où la lutte fut tragique pour la liberté et même pour
-l’existence, la Corse d’aujourd’hui, régénérée, adoucie, fécondée par
-l’esprit moderne, le donnera. Des artistes sont nés, des poètes ont
-chanté les malheurs de la nation et les mœurs de la montagne.
-Quelques-uns se plaignent de la décadence du dialecte. Adieu les
-<i>voceri</i> farouches que chantaient devant les cercueils les
-improvisatrices de village, adieu les cantilènes naïves que composaient
-les pâtres en gardant les troupeaux! Derrière la vieille façade
-romantique, le pays se transforme avec rapidité. Mais la Corse
-conservera toujours dans l’unité française, l’originalité profonde
-qu’elle doit à son sol âpre et rude, à son climat riant, à son passé
-glorieux et tourmenté.</p>
-
-<p>«Dans une remarquable gravure, le maître Novellini a vigoureusement
-synthétisé l’âme de cette race qui fut toujours, au milieu de la mer
-sacrée, sur le chemin des migrations humaines. Ce lion<span class="pagenum"><a id="page_278">{278}</a></span> puissant de
-Roccapina, sur lequel s’appuie fièrement la déesse, n’est-ce pas le
-Sphinx de l’île, témoin de plus de millénaires que celui d’Égypte? Que
-de hordes conquérantes il a vues fondre sur ces plages: peuples dont le
-nom demeurera toujours ignoré, mercenaires carthaginois et légions
-romaines, Lombards et Arabes, Barbares pilleurs, Pisans, Génois,
-Aragonais; il a vu les villages et les moissons en feu, le rapt des
-femmes et des hommes pour les lointains esclavages, les tueries
-sauvages, et la fuite éperdue des ancêtres vers les cimes
-inexpugnables...»<a id="FNanchor_O_15"></a><a href="#Footnote_O_15" class="fnanchor">[O]</a> Mais les «siècles de fer» sont terminés et de la
-Corse ancienne se dégage laborieusement une Corse nouvelle. Les fiers
-descendants de Sambocuccio, de Sampiero et de Paoli, les fils de ceux
-qui tombèrent à Ponte-Novo pour la liberté&#8212;durement acquise&#8212;et pour la
-patrie expirante, ont l’âme trop haute pour se résigner à une vie
-mesquine, à un rôle effacé... Et la Corse, que son isolement insulaire
-met à l’écart des trépidations d’un monde américanisé, s’ouvre au
-progrès qui féconde la glèbe et enracine un peuple.</p>
-
-<h2><a id="TABLE_DES_ILLUSTRATIONS"></a>TABLE DES ILLUSTRATIONS</h2>
-
-<table>
-<tr><td class="pdd"><a href="#plt_I">Planche I.&#8212;La tour dite de Sénèque.&#8212;Tour de Griscione.</a></td></tr>
-
-<tr><td class="pdd"><a href="#plt_II">Pl. II.&#8212;Église de la Canonica, près Luciana.&#8212;Bonifacio: la Citadelle.&#8212;<i>Ibid.</i>: Une rue du vieux Quartier.</a></td></tr>
-
-<tr><td class="pdd"><a href="#plt_III">Pl. III.&#8212;Saint-Florent: la Citadelle.&#8212;<i>Ibid.</i>: Cathédrale de Nebbio.&#8212;Corbara: le Couvent.</a></td></tr>
-
-<tr><td class="pdd"><a href="#plt_IV">Pl. IV.&#8212;La Corse, figure allégorique du Vatican.&#8212;Carte de la Corse au <small>XVI</small>ᵉ siècle.</a></td></tr>
-
-<tr><td class="pdd"><a href="#plt_V">Pl. V.&#8212;Sartène: vieilles maisons.&#8212;La Porta: le Clocher et l’Église.&#8212;Cargèse.</a></td></tr>
-
-<tr><td class="pdd"><a href="#plt_VI">Pl. VI.&#8212;Sampiero montrant ses blessures.&#8212;Sampiero et Vannina.&#8212;Sampiero excitant les Corses à l’insurrection.</a></td></tr>
-
-<tr><td class="pdd"><a href="#plt_VII">Pl. VII.&#8212;Théodore Iᵉʳ, roi de Corse, d’après une attribution du <small>XVIII</small>ᵉ siècle.&#8212;Monnaies de Théodore Iᵉʳ.&#8212;<i>Le Satyre corse</i>, caricature allemande.</a></td></tr>
-
-<tr><td class="pdd"><a href="#plt_VIII">Pl. VIII.&#8212;Corte: maison Gaffori.&#8212;<i>Ibid.</i>: statue de Paoli.&#8212;Calvi: la Citadelle.</a></td></tr>
-
-<tr><td class="pdd"><a href="#plt_IX">Pl. IX.&#8212;Corte: la Citadelle.&#8212;Tour de Casella.&#8212;Bastelica: maison de Sampiero.</a></td></tr>
-
-<tr><td class="pdd"><a href="#plt_X">Pl. X.&#8212;Acte de baptême de Bonaparte.&#8212;Ajaccio: maison de Bonaparte.&#8212;Bastia: statue de Napoléon.</a></td></tr>
-
-<tr><td class="pdd"><a href="#plt_XI">Pl. XI.&#8212;Château de la Punta.&#8212;Ajaccio: vue générale.</a></td></tr>
-
-<tr><td class="pdd"><a href="#plt_XII">Pl. XII.&#8212;Bastia: la Citadelle.&#8212;<i>Ibid.</i>: dans le vieux port.</a></td></tr>
-
-<tr><td class="pdd"><a href="#plt_XIII">Pl. XIII.&#8212;La patrie de <i>Colomba</i>: Fozzano.&#8212;Ghisoni.</a></td></tr>
-
-<tr><td class="pdd"><a href="#plt_XIV">Pl. XIV.&#8212;Vallée du Vecchio.&#8212;Aqueduc de la Gravona.</a></td></tr>
-
-<tr><td class="pdd"><a href="#plt_XV">Pl. XV.&#8212;Meria.&#8212;Campile: l’Église.&#8212;Ajaccio: vieilles maisons.</a></td></tr>
-
-<tr><td class="pdd"><a href="#plt_XVI">Pl. XVI.&#8212;Gorges de Ponte-Novo.&#8212;Propriano.</a></td></tr>
-</table>
-
-<h2><a id="TABLE_DES_MATIERES"></a>TABLE DES MATIÈRES</h2>
-
-<table>
-<tr><td class="rt"><small>Chapitres</small>.</td>
-<td colspan="2">&#160; </td>
-<td class="rt"><small>Pages</small>.</td></tr>
-
-<tr><td colspan="2">&#160;</td><td><span class="smcap">Préface</span></td><td class="rtb"><a href="#page_v"><small>V</small></a></td></tr>
-
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_I">I.</a></td><td class="c">&#8212;</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_I">Les origines</a></td><td class="rtb"><a href="#page_1">1</a></td></tr>
-
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_II">II.</a></td><td class="c">&#8212;</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_II">La «découverte» de la Corse</a></td><td class="rtb"><a href="#page_10">10</a></td></tr>
-
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_III">III.</a></td><td class="c">&#8212;</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_III">La Corse romaine</a></td><td class="rtb"><a href="#page_18">18</a></td></tr>
-
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_IV">IV.</a></td><td class="c">&#8212;</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_IV">La Corse byzantine et le pouvoir temporel</a></td><td class="rtb"><a href="#page_32">32</a></td></tr>
-
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_V">V.</a></td><td class="c">&#8212;</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_V">Les origines de la féodalité et des rivalités italiennes</a></td><td class="rtb"><a href="#page_39">39</a></td></tr>
-
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_VI">VI.</a></td><td class="c">&#8212;</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_VI">Le siècle de Giudice</a></td><td class="rtb"><a href="#page_50">50</a></td></tr>
-
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_VII">VII.</a></td><td class="c">&#8212;</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_VII">La Corse Génoise</a></td><td class="rtb"><a href="#page_63">63</a></td></tr>
-
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_VIII">VIII.</a></td><td class="c">&#8212;</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_VIII">La fin du Moyen âge</a></td><td class="rtb"><a href="#page_75">75</a></td></tr>
-
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_IX">IX.</a></td><td class="c">&#8212;</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_IX">La Banque de San Giorgio</a></td><td class="rtb"><a href="#page_91">91</a></td></tr>
-
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_X">X.</a></td><td class="c">&#8212;</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_X">La première occupation française</a></td><td class="rtb"><a href="#page_108">108</a></td></tr>
-
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XI">XI.</a></td><td class="c">&#8212;</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_XI">La Corse sous la domination génoise. 1. Les rouages administratifs</a></td><td class="rtb"><a href="#page_118">118</a></td></tr>
-
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XII">XII.</a></td><td class="c">&#8212;</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_XII">La Corse sous la domination génoise. 2. La vie économique et sociale</a></td><td class="rtb"><a href="#page_127">127</a></td></tr>
-
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XIII">XIII.</a></td><td class="c">&#8212;</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_XIII">Bastia au <small>XVII</small>ᵉ siècle</a></td><td class="rtb"><a href="#page_139">139</a></td></tr>
-
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XIV">XIV.</a></td><td class="c">&#8212;</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_XIV">Une tentative de dénationalisation</a></td><td class="rtb"><a href="#page_146">146</a></td></tr>
-
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XV">XV.</a></td><td class="c">&#8212;</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_XV">La question corse et la politique française</a></td><td class="rtb"><a href="#page_152">152</a></td></tr>
-
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XVI">XVI.</a></td><td class="c">&#8212;</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_XVI">Théodore de Neuhoff, roi de Corse</a></td><td class="rtb"><a href="#page_165">165</a></td></tr>
-
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XVII">XVII.</a></td><td class="c">&#8212;</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_XVII">La Corse pendant la guerre de la succession d’Autriche</a></td><td class="rtb"><a href="#page_176">176</a></td></tr>
-
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XVIII">XVIII.</a></td><td class="c">&#8212;</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_XVIII">Essais d’organisation nationale</a></td><td class="rtb"><a href="#page_186">186</a></td></tr>
-
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XIX">XIX.</a></td><td class="c">&#8212;</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_XIX">Le généralat de Pascal Paoli</a></td><td class="rtb"><a href="#page_198">198</a></td></tr>
-
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XX">XX.</a></td><td class="c">&#8212;</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_XX">Le règlement de la question corse</a></td><td class="rtb"><a href="#page_210">210</a></td></tr>
-
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XXI">XXI.</a></td><td class="c">&#8212;</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_XXI">La Corse en 1769</a></td><td class="rtb"><a href="#page_220">220</a></td></tr>
-
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XXII">XXII.</a></td><td class="c">&#8212;</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_XXII">La Corse dans la monarchie française</a></td><td class="rtb"><a href="#page_231">231</a></td></tr>
-
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XXIII">XXIII.</a></td><td class="c">&#8212;</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_XXIII">La Révolution et l’Empire</a></td><td class="rtb"><a href="#page_246">246</a></td></tr>
-
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XXIV">XXIV.</a></td><td class="c">&#8212;</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_XXIV">La période contemporaine</a></td><td class="rtb"><a href="#page_259">259</a></td></tr>
-
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XXV">XXV.</a></td><td class="c">&#8212;</td><td class="pdd"><a href="#CHAPITRE_XXV">Corse ancienne, Corse nouvelle</a></td><td class="rtb"><a href="#page_268">268</a></td></tr>
-
-<tr><td colspan="3"><span class="smcap"><a href="#TABLE_DES_ILLUSTRATIONS">Table des illustrations</a></span></td><td class="rtb"><a href="#TABLE_DES_ILLUSTRATIONS">279</a></td></tr>
-</table>
-
-<p class="fint">Typographie Fermin-Didot et Cⁱᵉ.&#8212;Mesnil (Eure).</p>
-
-<hr />
-
-<p class="cb">CHEZ LES MÊMES ÉDITEURS<br /><br />
-ENVOI FRANCO CONTRE MANDAT OU TIMBRES-POSTE</p>
-
-<hr style="width:10%;" />
-
-<p class="cb">Francis Marre</p>
-
-<p class="cb">NOTRE ARTILLERIE</p>
-
-<p class="c">Le Matériel.&#8212;Les Poudres.&#8212;Les Explosifs. Les Projectiles.&#8212;Le
-Problème des Munitions.</p>
-
-<p class="c">Un vol. in-8º écu illustré de 58 figures, broché <b>2</b> fr.»</p>
-
-<hr />
-
-<p class="cb">LA PAIX QUE NOUS DEVONS FAIRE</p>
-
-<p class="cb">Le remaniement de l’Europe</p>
-
-<p class="c">
-1 petit vol. in-8º accompagné de deux cartes. Broché <b>1</b> fr. »<br />
-</p>
-
-<hr />
-
-<p class="cb">Camille Fidel</p>
-<hr style="width:10%;" />
-
-<p class="cb">L’ALLEMAGNE D’OUTRE-MER</p>
-
-<p class="cb">(GRANDEUR ET DÉCADENCE)</p>
-
-<p class="c">
-Un petit volume in-8º écu, accompagné de 6 cartes, précédé<br />
-d’une préface de <i>Lucien Hubert</i>, sénateur. Broché <b>1</b> fr. »<br />
-</p>
-
-<hr />
-
-<p class="cb">A. Albert-Petit</p>
-<hr style="width:10%;" />
-
-<p class="cb">COMMENT L’ALSACE EST DEVENUE FRANÇAISE</p>
-
-<p class="c">
-Un petit volume in-8º écu, accompagné de quatre portraits. Broché <b>1</b> fr. »<br />
-</p>
-
-<hr />
-
-<p class="cb">Louis Bréhier</p>
-
-<p class="cb">PROFESSEUR A LA FACULTÉ DES LETTRES DE CLERMONT-FERRAND</p>
-
-<p class="cb">L’ÉGYPTE de 1789 à 1900</p>
-
-<p class="c">
-Un volume in-8º cavalier avec cartes et plans, broché <b>6</b> fr. »<br />
-</p>
-
-<hr />
-
-<p class="cb">Commandant Farinet</p>
-<hr style="width:10%;" />
-<p class="cb">L’AGONIE D’UNE ARMÉE</p>
-
-<p class="cb">(METZ 1870)</p>
-
-<p class="c">Journal de Guerre d’un porte-étendard de l’armée du Rhin.</p>
-
-<p class="c">
-Publié sous la direction de <b>Ch. Robert Dumas</b>, avec des notes<br />
-historiques et des croquis, par <b>Pierre Davaud</b>, professeur de l’Université,<br />
-1 vol. in-8º carré <small>XVI</small>-392 pages. Broché <b>5</b> fr. »<br />
-</p>
-
-<hr />
-
-<p class="cb">HISTOIRE DE LA FRANCE CONTEMPORAINE</p>
-
-<p class="cb">PAR</p>
-
-<p class="cb"><b>GABRIEL HANOTAUX</b>, de l’Académie française.</p>
-
-<p class="c">
-4 volumes in-8º raisin, ornés de portraits en héliogravure. L’ouvrage<br />
-complet, broché <b>30</b> fr. »<br />
-</p>
-<p class="c">Chaque volume se vend séparément broché <b>7</b> fr. <b>50</b><br />
-</p>
-
-<hr />
-
-<p class="fint"><small>TYPOGRAPHIE FIRMIN-DIDOT ET Cⁱᵉ.&#8212;MESNIL (EURE).</small></p>
-
-<div class="footnotes"><p class="cb">FOOTNOTES:</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_A_1"></a><a href="#FNanchor_A_1"><span class="label">[A]</span></a> Le cadre des <i>Vieilles Provinces de France</i> limite nos
-références aux ouvrages modernes. Pour la documentation relative à
-chaque époque Cf. <span class="smcap">Colonna de Cesari Rocca</span>, <i>Recherches historiques sur
-la Corse</i> (Gênes, 1901) et <i>Histoire de la Corse écrite pour la première
-fois d’après les sources originales</i> (Paris, 1908).</p></div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_B_2"></a><a href="#FNanchor_B_2"><span class="label">[B]</span></a> Abbé <span class="smcap">Letteron</span>. <i>Notice historique sur l’île de Corse depuis
-l’origine jusqu’à l’établissement de l’Empire romain</i>, dans le
-<i>Bulletin</i> (1911), pp. 30, 34, 36, 39, 45, 48, etc.&#8212;<span class="smcap">Lorenzi de Bradi.</span>
-<i>L’art antique en Corse</i> (Paris, 1900).</p></div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_C_3"></a><a href="#FNanchor_C_3"><span class="label">[C]</span></a> <span class="smcap">P. Marini.</span> <i>Gênes et la Corse après le traité de
-Cateau-Cambrésis</i>, dans le <i>Bulletin</i>, 1912, pp. 7, 8, 12, 15.</p></div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_D_4"></a><a href="#FNanchor_D_4"><span class="label">[D]</span></a> Jean <span class="smcap">Fontana</span>. <i>Essai sur l’Histoire du Droit privé en
-Corse</i> (Paris, 1905), pp. 119 et suiv. 125, 129, 132, 134, 148.</p></div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_E_5"></a><a href="#FNanchor_E_5"><span class="label">[E]</span></a> Lᵗ Colonel <span class="smcap">Campi</span>. <i>Notes sur Ajaccio</i>, pp. 24, 28, 29, 42
-et suiv. <span class="smcap">Lorenzi de Bradi</span>, <i>L’art antique en Corse</i>, pp. 49, 50.</p></div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_F_6"></a><a href="#FNanchor_F_6"><span class="label">[F]</span></a> <span class="smcap">Quantin</span>, <i>Le Corse</i> (Paris, 1914) pp. 154, 155, 156.</p></div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_G_7"></a><a href="#FNanchor_G_7"><span class="label">[G]</span></a> <span class="smcap">Driault</span>, dans les <i>Introductions aux ambassadeurs</i>, t. XIX
-(Paris, 1912). pp. LXXX à CIII, passim 273, 287, 298, etc.</p></div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_H_8"></a><a href="#FNanchor_H_8"><span class="label">[H]</span></a> <span class="smcap">Ambrosi</span>, <i>la Conquête de la Corse par les Français</i>, dans
-le <i>Bulletin</i> (1913), pp. 125, 127, 128.</p></div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_I_9"></a><a href="#FNanchor_I_9"><span class="label">[I]</span></a> <span class="smcap">P. Marini</span>, <i>La Consulte de Cacia et l’élection de Pascal
-Paoli dans le Bulletin</i> (1913), pp. 65 à 76.&#8212;Abbé <span class="smcap">Letteron</span>, <i>Pascal
-Paoli avant son généralat</i>, dans le <i>Bulletin</i> (1913), pp. 14 et suiv.,
-36, 37, etc.</p></div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_J_10"></a><a href="#FNanchor_J_10"><span class="label">[J]</span></a> <span class="smcap">Mathieu Fontana</span>, <i>La Constitution du généralat de Pascal
-Paoli en Corse</i> (Paris, 1907), pp. 25 à 28, 31 à 34.&#8212;127 à 130.
-Lieut.-col. <span class="smcap">Campi</span>, <i>Notes sur Ajaccio</i>, Ajaccio, 1901, pp. 81 à 84.</p></div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_K_11"></a><a href="#FNanchor_K_11"><span class="label">[K]</span></a> <span class="smcap">Chuquet</span>, <i>La jeunesse de Napoléon</i> (Paris, 1897), t. <small>I</small>, pp.
-18, 19, 21, 23, 24, 29, 30, 31.</p></div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_L_12"></a><a href="#FNanchor_L_12"><span class="label">[L]</span></a> Lieut. Col. <span class="smcap">Campi</span>, <i>Notes sur Ajaccio</i>, (Ajaccio, 1901),
-pp. 99, 105, 107, 108, etc.</p></div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_M_13"></a><a href="#FNanchor_M_13"><span class="label">[M]</span></a> <span class="smcap">Franceschini</span>, <i>Un préfet de la Restauration, Saint-Genest</i>,
-dans le <i>Bulletin</i> (1913).</p></div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_N_14"></a><a href="#FNanchor_N_14"><span class="label">[N]</span></a> <span class="smcap">Piobb</span>, <i>La Corse d’aujourd’hui</i> (Paris, 1909), pp. 25,
-passim, 39.</p></div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_O_15"></a><a href="#FNanchor_O_15"><span class="label">[O]</span></a> <span class="smcap">Ferrandi</span>, <i>La Renaissance de la Corse</i> (mai 1914).</p></div>
-
-</div>
-<hr class="full" />
-<div lang='en' xml:lang='en'>
-<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>HISTOIRE DE CORSE</span> ***</div>
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- </div>
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- </div>
-
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- </div>
-
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- </div>
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-1.F.
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-the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
-without further opportunities to fix the problem.
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-1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
-in paragraph 1.F.3, this work is provided to you &#8216;AS-IS&#8217;, WITH NO
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-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg&#8482;
-</div>
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-Project Gutenberg&#8482; is synonymous with the free distribution of
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-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
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-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg&#8482;&#8217;s
-goals and ensuring that the Project Gutenberg&#8482; collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
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-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation&#8217;s EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state&#8217;s laws.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation&#8217;s business office is located at 809 North 1500 West,
-Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
-to date contact information can be found at the Foundation&#8217;s website
-and official page at www.gutenberg.org/contact
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; depends upon and cannot survive without widespread
-public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-</div>
-
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-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
-DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
-visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-</div>
-
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-Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 5. General Information About Project Gutenberg&#8482; electronic works
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg&#8482; concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg&#8482; eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Most people start at our website which has the main PG search
-facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This website includes information about Project Gutenberg&#8482;,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
-</div>
-
-</div>
-</div>
-</body>
-</html>
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