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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/6994-0.txt b/6994-0.txt new file mode 100644 index 0000000..82c80fe --- /dev/null +++ b/6994-0.txt @@ -0,0 +1,17300 @@ +The Project Gutenberg EBook of Han d'Islande, by Victor Hugo + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org/license + + +Title: Han d'Islande + +Author: Victor Hugo + +Release Date: August 17, 2013 [EBook #6994] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HAN D'ISLANDE *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Juliette Sutherland Charles +Franks and the Online Distributed Proofreading Team + +This file was produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. + + + + + + + +VICTOR HUGO + + +HAN D’ISLANDE + + + + + +1833 + + +_Han d’Islande_ est un livre de jeune homme, et de très jeune homme. + +On sent en le lisant que l’enfant de dix-huit ans qui écrivait _Han +d’Islande_ dans un accès de fièvre en 1821 n’avait encore aucune +expérience des choses, aucune expérience des hommes, aucune expérience +des idées, et qu’il cherchait à deviner tout cela. + +Dans toute Å“uvre de la pensée, drame, poëme ou roman, il entre trois +ingrédients: ce que l’auteur a senti, ce que l’auteur a observé, ce +que l’auteur a deviné. + +Dans le roman en particulier, pour qu’il soit bon, il faut qu’il y ait +beaucoup de choses senties, beaucoup de choses observées, et que les +choses devinées dérivent logiquement et simplement et sans solution de +continuité des choses observées et des choses senties. + +En appliquant cette loi à _Han d’Islande_, on fera saillir aisément ce +qui constitue avant tout le défaut de ce livre. + +Il n’y a dans _Han d’Islande_ qu’une chose sentie, l’amour du jeune +homme; qu’une chose observée, l’amour de la jeune fille. Tout le reste +est deviné, c’est-à -dire inventé. Car l’adolescence, qui n’a ni faits, +ni expérience, ni échantillons derrière elle, ne devine qu’avec +l’imagination. Aussi _Han d’Islande_, en admettant qu’il vaille la +peine d'être classé, n’est-il guère autre chose qu’un roman +fantastique. + +Quand la première saison est passée, quand le front se penche, quand +on sent le besoin de faire autre chose que des histoires curieuses +pour effrayer les vieilles femmes et les petits enfants, quand on a +usé au frottement de la vie les aspérités de sa jeunesse, on reconnaît +que toute invention, toute création, toute divination de l’art doit +avoir pour base l’étude, l’observation, le recueillement, la science, +la mesure, la comparaison, la méditation sérieuse, le dessin attentif +et continuel de chaque chose d’après nature, la critique +consciencieuse de soi-même; et l’inspiration qui se dégage selon ces +nouvelles conditions, loin d’y rien perdre, y gagne un plus large +souffle et de plus fortes ailes. Le poète alors sait complètement où +il va. Toute la rêverie flottante de ses premières années se +cristallise en quelque sorte et se fait pensée. Cette seconde époque +de la vie est ordinairement pour l’artiste celle des grandes Å“uvres. +Encore jeune et déjà mûr. C’est la phase précieuse, le point +intermédiaire et culminant, l’heure chaude et rayonnante de midi, le +moment où il y a le moins d’ombre et le plus de lumière possible. + +Il y a des artistes souverains qui se maintiennent à ce sommet toute +leur vie, malgré le déclin des années. Ce sont là les suprêmes génies. +Shakespeare et Michel-Ange ont laissé sur quelques-uns de leurs +ouvrages l’empreinte de leur jeunesse, la trace de leur vieillesse sur +aucun. + +Pour revenir au roman dont on publie ici une nouvelle édition, tel +qu’il est, avec son action saccadée et haletante, avec ses personnages +tout d’une pièce, avec ses gaucheries sauvages, avec son allure +hautaine et maladroite, avec ses candides accès de rêverie, avec ses +couleurs de toute sorte juxtaposées sans précaution pour l’œil, avec +son style cru, choquant et âpre, sans nuances et sans habiletés, avec +les mille excès de tout genre qu’il commet presque à son insu chemin +faisant, ce livre représente assez bien l’époque de la vie à laquelle +il a été écrit, et l’état particulier de l'âme, de l’imagination et du +cÅ“ur dans l’adolescence, quand on est amoureux de son premier amour, +quand on convertit en obstacles grandioses et poétiques les +empêchements bourgeois de la vie, quand on a la tête pleine de +fantaisies héroïques qui vous grandissent à vos propres yeux, quand on +est déjà un homme par deux ou trois côtés et encore un enfant par +vingt autres, quand on a lu Ducray-Duminil à onze ans, Auguste +Lafontaine à treize, Shakespeare à seize, échelle étrange et rapide +qui vous a fait passer brusquement, dans vos affections littéraires, +du niais au sentimental, et du sentimental au sublime. + +C’est parce que, selon nous, ce livre, Å“uvre naïve avant tout, +représente avec quelque fidélité l'âge qui l’a produit que nous le +redonnons au public en 1833 tel qu’il a été fait en 1821. + +D’ailleurs, puisque l’auteur, si peu de place qu’il tienne en +littérature, a subi la loi commune à tout écrivain grand ou petit, de +voir rehausser ses premiers ouvrages aux dépens des derniers et +d’entendre déclarer qu’il était fort loin d’avoir tenu le peu que ses +commencements promettaient, sans opposer à une critique peut-être +judicieuse et fondée des objections qui seraient suspectes dans sa +bouche, il croit devoir réimprimer purement et simplement ses premiers +ouvrages tels qu’il les a écrits, afin de mettre les lecteurs à même +de décider, en ce qui le concerne, si ce sont des pas en avant ou des +pas en arrière qui séparent _Han d’Islande_ de _Notre-Dame de Paris_. + + +Paris, mai 1833. + + + + +PREMIÈRE ÉDITION + + +L’auteur de cet ouvrage, depuis le jour où il en a écrit la première +page, jusqu’au jour où il a pu tracer le bienheureux mot FIN au bas de +la dernière, a été le jouet de la plus ridicule illusion. S’étant +imaginé qu’une composition en quatre volumes valait la peine d'être +méditée, il a perdu son temps à chercher une idée fondamentale, à la +développer bien ou mal dans un plan bon ou mauvais, à disposer des +scènes, à combiner des effets, à étudier des mÅ“urs de son mieux; en +un mot, il a pris son ouvrage au sérieux. + +Ce n’est que tout à l’heure, au moment où, selon l’usage des auteurs +de terminer par où le lecteur commence, il allait élaborer une longue +préface, qui fût comme le bouclier de son Å“uvre, et contînt, avec +l’exposé des principes moraux et littéraires sur lesquels repose sa +conception, un précis plus ou moins rapide des divers événements +historiques qu’elle embrasse, et un tableau plus ou moins complet du +pays qu’elle parcourt; ce n’est que tout à l’heure, disons-nous, qu’il +s’est aperçu de sa méprise, qu’il a reconnu toute l’insignifiance et +toute la frivolité du genre à propos duquel il avait si gravement +noirci tant de papier, et qu’il a senti combien il s’était, pour ainsi +dire, mystifié lui-même, en se persuadant que ce roman pourrait bien, +jusqu’à un certain point, être une production littéraire, et que ces +quatre volumes formaient un livre. + +Il se résout donc sagement, après avoir fait amende honorable, à ne +rien dire dans cette espèce de préface, que monsieur l’éditeur aura +soin en conséquence d’imprimer en gros caractères. Il n’informera pas +même le lecteur de son nom ou de ses prénoms, ni s’il est jeune ou +vieux, marié ou célibataire, ni s’il a fait des élégies ou des fables, +des odes ou des satires, ni s’il veut faire des tragédies, des drames +ou des comédies, ni s’il jouit du patriciat littéraire dans quelque +académie, ni s’il a une tribune dans un journal quelconque; toutes +choses, cependant, fort intéressantes à savoir. Il se bornera +seulement à faire remarquer que la partie pittoresque de son roman a +été l’objet d’un soin particulier; qu’on y rencontre fréquemment des +K, des Y, des H et des W, quoiqu’il n’ait jamais employé ces +caractères romantiques qu’avec une extrême sobriété, témoin le nom +historique de _Guldenlew_, que plusieurs chroniqueurs écrivent +_Guldenloëwe_, ce qu’il n’a pas osé se permettre; qu’on y trouve +également de nombreuses diphtongues variées avec beaucoup de goût et +d’élégance; et qu’enfin tous les chapitres sont précédés d’épigraphes +étranges et mystérieuses, qui ajoutent singulièrement à l’intérêt et +donnent plus de physionomie à chaque partie de la composition. + +Janvier 1823. + + + + +DEUXIÈME ÉDITION + + +On a affirmé à l’auteur de cet ouvrage qu’il était absolument +nécessaire de consacrer spécialement quelques lignes d’avertissement, +de préface ou d’introduction à cette seconde édition. Il a eu beau +représenter que les quatre ou cinq malencontreuses pages vides qui +escortaient la première édition, et dont le libraire s’est obstiné à +déparer celle-ci, lui avaient déjà attiré les anathèmes de l’un de nos +écrivains les plus honorables et les plus distingués [Note: M. C. +Nodier. _Quotidienne_ du 12 mars.], lequel l’avait accusé de prendre +_le ton aigre-doux_ de l’illustre Jedediah Cleishbotham, maître +d’école et sacristain de la paroisse de Gandercleugh; il a eu beau +alléguer que ce brillant et judicieux critique, de sévère pour la +faute, deviendrait sans doute impitoyable pour la récidive; et +présenter, en un mot, une foule d’autres raisons non moins bonnes pour +se dispenser d’y tomber, il paraît qu’on lui en a opposé de +meilleures, puisque le voici maintenant écrivant une seconde préface, +après s'être tant repenti d’avoir écrit la première. Au moment +d’exécuter cette détermination hardie, il conçut d’abord la pensée de +placer en tête de cette seconde édition ce dont il n’avait pas osé +charger la première, savoir _quelques vues générales et particulières +sur le roman_. Méditant ce petit traité littéraire et didactique, il +était encore dans cette mystérieuse ivresse de la composition, instant +bien court, où l’auteur, croyant saisir une idéale perfection qu’il +n’atteindra pas, est intimement ravi de son ouvrage à faire; il était, +disons-nous, dans cette heure d’extase intérieure, où le travail est +un délice, où la possession secrète de la muse semble bien plus douce +que l’éclatante poursuite de la gloire, lorsqu’un de ses amis les plus +sages est venu l’arracher brusquement à cette possession, à cette +extase, à cette ivresse, en lui assurant que plusieurs hommes de +lettres très hauts, très populaires et très puissants, trouvaient la +dissertation qu’il préparait tout à fait méchante, insipide et +fastidieuse; que le douloureux apostolat de la critique dont ils se +sont chargés dans diverses feuilles publiques, leur imposant le devoir +pénible de poursuivre impitoyablement le monstre du _romantisme_ et du +mauvais goût, ils s’occupaient, dans le moment même, de rédiger pour +certains journaux impartiaux et éclairés une critique consciencieuse, +raisonnée et surtout piquante de la susdite dissertation future. À ce +terrible avis, le pauvre auteur + + Obstipuit; steteruntque comae; et vox faucibus haesit; + +c’est-à -dire qu’il n’a trouvé d’autre expédient que de laisser dans +les limbes, d’où il se préparait à la tirer, cette dissertation, +_vierge non encor née_, comme parle Jean-Baptiste Rousseau, sur +laquelle grondait une si juste et si rude critique. Son ami lui +conseilla de la remplacer tout simplement par une manière +d'_avant-propos des éditeurs_, dans lequel il pourrait se faire dire +très décemment, par ces messieurs, toutes les douceurs qui +chatouillent si voluptueusement l’oreille d’un auteur; il lui en +présenta même plusieurs modèles empruntés à quelques ouvrages très en +faveur, les uns commençant par ces mots: _Le succès immense et +populaire de cet ouvrage, etc._; les autres par ceux-ci: _La célébrité +européenne que vient d’acquérir ce roman, etc._; ou: _Il est +maintenant superflu de louer ce livre, puisque la voix universelle +déclare toutes les louanges fort au-dessous de son mérite, etc., etc._ +Quoique ces diverses formules, au dire du discret conseiller, ne +fussent pas sans quelque vertu tentative, l’auteur de ce livre ne se +sentit pas assez d’humilité et d’indifférence paternelle pour exposer +son ouvrage au désenchantement et à l’exigence du lecteur qui aurait +vu ces magnifiques apologies, ni assez d’effronterie pour imiter ces +baladins des foires, qui montrent, comme appât à la curiosité du +public, un crocodile peint sur une toile, derrière laquelle, après +avoir payé, il ne trouve qu’un lézard. Il rejeta donc l’idée +d’entonner ses propres louanges par la bouche complaisante de +messieurs ses éditeurs. Son ami lui suggéra alors de donner pour +passe-port à son vilain brigand islandais quelque chose qui pût le +mettre à la mode et le faire sympathiser avec le siècle, soit +plaisanteries fines contre les marquises, soit amers sarcasmes contre +les prêtres, soit ingénieuses allusions contre les nonnes, les +capucins, et autres monstres de l’ordre social. L’auteur n’eût pas +mieux demandé; mais il ne lui semblait pas, à vrai dire, que les +marquises et les capucins eussent un rapport très direct avec +l’ouvrage qu’il publie. Il eût pu, à la vérité, emprunter d’autres +couleurs sur la même palette, et jeter ici quelques bonnes pages bien +philanthropiques, dans lesquelles--en côtoyant toutefois avec prudence +un banc dangereux, caché sous les mers de la philosophie, qu’on nomme +le banc du _tribunal correctionnel_--il eût avancé quelques-unes de +ces vérités découvertes par nos sages pour la gloire de l’homme et la +consolation du mourant; savoir, que l’homme n’est qu’une brute, que +l'âme n’est qu’un peu de gaz plus ou moins dense, et que Dieu n’est +rien; mais il a pensé que ces vérités incontestables étaient déjà bien +triviales et bien usées, et qu’il ajouterait à peine une goutte d’eau +à ce déluge de morales raisonnables, de religions athées, de maximes, +de doctrines, de principes qui nous inondent pour notre bonheur, +depuis trente ans, d’une si prodigieuse façon qu’on pourrait--s’il n’y +avait irrévérence--leur appliquer les vers de Régnier sur une averse: + + Des nuages en eau tombait un tel degoust, + Que les chiens altérés pouvaient boire debout. + +Du reste, ces hautes matières ne se rattachaient pas encore très +visiblement au sujet de cet ouvrage, et il eût été fort embarrassé de +trouver une liaison qui l’y conduisit, quoique l’art des transitions +soit singulièrement simplifié depuis que tant de grands hommes ont +trouvé le secret de passer sans secousse d’une échoppe dans un palais, +et d’échanger sans disparate le bonnet de _police_ contre la couronne +civique. + +Reconnaissant donc qu’il ne saurait trouver dans son talent ni dans sa +science, _par ses ailes ou par son bec_, comme dit l’ingénieuse poésie +des Arabes, une préface intéressante pour les lecteurs, l’auteur de +ceci s’est déterminé à ne leur offrir qu’un récit grave et naïf des +améliorations apportées à cette seconde édition. + +Il les préviendra d’abord que ce mot, _seconde édition_, est ici assez +impropre, et que le titre de _première édition_ est réellement celui +qui convient à cette réimpression, attendu que les quatre liasses +inégales de papier grisâtre maculé de noir et de blanc, dans +lesquelles le public indulgent a bien voulu voir jusqu’ici les quatre +volumes de _Han d’Islande_, avaient été tellement déshonorées +d’incongruités typographiques par un imprimeur barbare, que le +déplorable auteur, en parcourant sa méconnaissable production, était +incessamment livré au supplice d’un père auquel on rendrait son enfant +mutilé et tatoué par la main d’un iroquois du lac Ontario. + +Ici, _l’esclavage_ du suicide en remplaçait _l’usage_; ailleurs, le +manÅ“uvre-typographe donnait à un _lien_ une voix qui appartenait à un +_lion_; plus loin il ôtait à la montagne du Dofre-Field ses _pics_, +pour lui attribuer des _pieds_, on, lorsque les pêcheurs norvégiens +s’attendaient à amarrer dans des _criques_, il poussait leur barque +sur des _briques_. Pour ne pas fatiguer le lecteur, l’auteur passe +sous silence tout ce que sa mémoire ulcérée lui rappelle d’outrages de +ce genre: + + _Manet alto in pectore vulnus_. + +Il lui suffira de dire qu’il n’est pas d’image grotesque, de sens +baroque, de pensée absurde, de figure incohérente, d’hiéroglyphe +burlesque, que l’ignorance industrieusement stupide de ce prote +logogriphique ne lui ait fait exprimer. Hélas! quiconque a fait +imprimer douze lignes dans sa vie, ne fût-ce qu’une lettre de mariage +ou d’enterrement, sentira l’amertume profonde d’une pareille douleur! + +C’est donc avec le soin le plus scrupuleux qu’ont été revues les +épreuves de cette nouvelle publication, et maintenant l’auteur ose +croire, ainsi qu’un ou deux amis intimes, que ce roman restauré est +digne de figurer parmi ces splendides écrits en présence desquels _les +onze étoiles se prosternent, comme devant la lune et le +soleil_[Alcoran]. + +Si messieurs les journalistes l’accusent de n’avoir pas fait de +corrections, il prendra la liberté de leur envoyer les épreuves, +noircies par un minutieux labeur, de ce livre régénéré; car on prétend +qu’il y a parmi ces messieurs plus d’un Thomas l’incrédule. + +Du reste, le lecteur bénévole pourra remarquer qu’on a rectifié +plusieurs dates, ajouté quelques notes historiques, surtout enrichi un +ou deux chapitres d’épigraphes nouvelles; en un mot, il trouvera à +chaque page des changements dont l’importance extrême a été mesurée +sur celle même de l’ouvrage. + +Un impertinent conseiller désirait qu’il mît au bas des feuillets la +traduction de toutes les phrases latines que le docte Spiagudry sème +dans cet ouvrage, pour l’intelligence--ajoutait ce quidam--de ceux de +messieurs les maçons, chaudronniers ou perruquiers qui rédigent +certains journaux où pourrait être jugé par hasard _Han d’Islande_. On +pense avec quelle indignation l’auteur a reçu cet insidieux avis. Il a +instamment prié le mauvais plaisant d’apprendre que tous les +journalistes, indistinctement, sont des soleils d’urbanité, de savoir +et de bonne foi, et de ne pas lui faire l’injure de croire qu’il fût +du nombre de ces citoyens ingrats, toujours prêts à adresser aux +dictateurs du goût et du génie ce méchant vers d’un vieux poëte: + + Tenez-vous dans vos peaux et ne jugez personne; + +que pour lui, enfin, il était loin de penser que la _peau du lion_ ne +fût pas la peau véritable de ces populaires seigneurs. + +Quelqu’un l’exhortait encore--car il doit tout dire ingénument à ses +lecteurs--à placer son nom sur le titre de ce roman, jusqu’ici enfant +abandonné d’un père inconnu. Il faut avouer qu’outre l’agrément de +voir les sept ou huit caractères romains qui forment ce qu’on appelle +son nom, ressortir en belles lettres noires sur de beau papier blanc, +il y a bien un certain charme à le faire briller isolément sur le dos +de la couverture imprimée, comme si l’ouvrage qu’il revêt, loin d'être +le seul monument du génie de l’auteur, n’était que l’une des colonnes +du temple imposant où doit s’élever un jour son immortalité, qu’un +mince échantillon de son talent caché et de sa gloire inédite. Cela +prouve qu’on a au moins l’intention d'être un jour un écrivain +illustre et considérable. Il a fallu, pour triompher de cette +tentation nouvelle, toute la crainte qu’a éprouvée l’auteur de ne +pouvoir percer la foule de ces noircisseurs de papier, lesquels, même +en rompant l’anonyme, gardent toujours l'_incognito_. + +Quant à l’observation que plusieurs amateurs d’oreille délicate lui +ont soumise touchant la rudesse sauvage de ses noms norvégiens, il la +trouve tout à fait fondée; aussi se propose-t-il, dès qu’il sera nommé +membre de la société royale de Stockholm ou de l’académie de Berghen, +d’inviter messieurs les norvégiens à changer de langue, attendu que le +vilain jargon dont ils ont la bizarrerie de se servir, blesse le +tympan de nos parisiennes, et que leurs noms biscornus, aussi raboteux +que leurs rochers, produisent sur la langue sensible qui les prononce +l’effet que ferait sans doute leur huile d’ours et leur pain d’écorce +sur les houppes nerveuses et sensitives de notre palais. + +Il lui reste à remercier les huit où dix personnes qui ont eu la bonté +de lire son ouvrage en entier, comme le constate le succès vraiment +prodigieux qu’il a obtenu; il témoigne également toute sa gratitude à +celles de ses jolies lectrices qui, lui assure-t-on, ont bien voulu se +faire d’après son livre un certain idéal de l’auteur de _Han +d’Islande_; il est infiniment flatté qu’elles veuillent bien lui +accorder des cheveux rouges, une barbe crépue et des yeux hagards; il +est confus qu’elles daignent lui faire l’honneur de croire qu’il ne +coupe jamais ses ongles; mais il les supplie à genoux d'être bien +convaincues qu’il ne pousse pas encore la férocité jusqu’à dévorer les +petits enfants vivants; du reste, tous ces faits seront fixés lorsque +sa renommée sera montée jusqu’au niveau de celles des auteurs de +_Lolotte et Fanfan_ ou de _Monsieur Botte_, hommes transcendants, +jumeaux de génie et de goût, _Arcades ambo_; et qu’on placera en tête +de ses Å“uvres son portrait, _terribiles visu formæ_, et sa +biographie, _domestica facta_. Il allait clore cette trop longue note, +lorsque son libraire, au moment d’envoyer l’ouvrage aux journaux, est +venu lui demander pour eux quelques petits articles de complaisance +sur son propre ouvrage, ajoutant, pour dissiper tous les scrupules de +l’auteur, _que son écriture ne serait pas compromise, et qu’il les +recopierait lui-même_. Ce dernier trait lui a semblé touchant. Comme +il paraît qu’en ce siècle tout lumineux chacun se fait un devoir +d’éclairer son prochain sur ses qualités et perfections personnelles, +chose dont nul n’est mieux instruit que leur propriétaire; comme, +d’ailleurs, cette dernière tentation est assez forte; l’auteur croit, +dans le cas où il y succomberait, devoir prévenir le public de ne +jamais croire qu’à demi tout ce que les journaux lui diront de son +ouvrage. + +Avril 1823. + + + + + +Han D’Islande + + + + +I + + L’avez-vous vu? qui est-ce qui l’a vu?--Ce n’est + pas moi.--Qui donc?--Je n’en sais rien. + + STERNE, _Tristram Shandy_. + + +--Voilà où conduit l’amour, voisin Niels, cette pauvre Guth Stersen ne +serait point là étendue sur cette grande pierre noire, comme une +étoile de mer oubliée par la marée, si elle n’avait jamais songé qu’à +reclouer la barque ou à raccommoder les filets de son père, notre +vieux camarade. Que saint Usuph le pêcheur le console dans son +affliction! + +--Et son fiancé, reprit une voix aiguë et tremblotante, Gill Stadt, ce +beau jeune homme que vous voyez tout à côté d’elle, n’y serait point, +si, au lieu de faire l’amour à Guth et de chercher fortune dans ces +maudites mines de Roeraas, il avait passé sa jeunesse à balancer le +berceau de son jeune frère aux poutres enfumées de sa chaumière. + +Le voisin Niels, à qui s’adressait le premier interlocuteur, +interrompit:--Votre mémoire vieillit avec vous, mère Olly; Gill n’a +jamais eu de frère, et c’est en cela que la douleur de la pauvre veuve +Stadt doit être plus amère, car sa cabane est maintenant tout à fait +déserte; si elle veut regarder le ciel pour se consoler, elle trouvera +entre ses yeux et le ciel son vieux toit, où pend encore le berceau +vide de son enfant, devenu grand jeune homme, et mort. + +--Pauvre mère! reprit la vieille Olly, car pour le jeune homme, c’est +sa faute; pourquoi se faire mineur à Roeraas? + +--Je crois en effet, dit Niels, que ces infernales mines nous prennent +un homme par ascalin de cuivre qu’elles nous donnent. Qu’en +pensez-vous, compère Braal? + +--Les mineurs sont des fous, repartit le pêcheur. Pour vivre, le +poisson ne doit pas sortir de l’eau, l’homme ne doit pas entrer en +terre. + +--Mais, demanda un jeune homme dans la foule, si le travail des mines +était nécessaire à Gill Stadt pour obtenir sa fiancée?... + +--Il ne faut jamais exposer sa vie, interrompit Olly, pour des +affections qui sont loin de la valoir et de la remplir. Le beau lit de +noces en effet que Gill a gagné pour sa Guth. + +--Cette jeune femme, demanda un autre curieux, s’est donc noyée en +désespoir de la mort de ce jeune homme? + +--Qui dit cela? s’écria d’une voix forte un soldat qui venait de +fendre la presse. Cette jeune fille, que je connais bien, était en +effet fiancée à un jeune mineur écrasé dernièrement par un éclat de +rocher dans les galeries souterraines de Storwaadsgrube, près Roeraas; +mais elle était aussi la maîtresse d’un de mes camarades; et comme +avant-hier elle voulut s’introduire à Munckholm furtivement pour y +célébrer avec son amant la mort de son fiancé, la barque qui la +portait chavira sur un écueil, et elle s’est noyée. + +Un bruit confus de voix s’éleva:--Impossible, seigneur soldat, +criaient les vieilles femmes; les jeunes se taisaient; et le voisin +Niels rappelait malignement au pêcheur Braal sa grave sentence: «Voilà +où conduit l’amour!» + +Le militaire allait se fâcher sérieusement contre ses contradicteurs +femelles; il les avait déjà appelées _vieilles sorcières de la grotte +de Quiragoth_, et elles n’étaient pas disposées à endurer patiemment +une si grave insulte, quand une voix aigre et impérieuse, criant +_paix, paix, radoteuses_! vint mettre fin au débat. Tout se tut, comme +lorsque le cri subit d’un coq s’élève parmi les glapissements des +poules. + +Avant de raconter le reste de la scène, il n’est peut-être pas inutile +de décrire le lieu où elle se passait; c’était--le lecteur l’a sans +doute déjà deviné--dans, un de ces édifices lugubres que la pitié +publique et la prévoyance sociale consacrent aux cadavres inconnus, +dernier asile de morts qui la plupart ont vécu malheureux; où se +pressent le curieux indifférent, l’observateur morose ou bienveillant, +et souvent des amis, des parents éplorés, à qui une longue et +insupportable inquiétude n’a plus laissé qu’une lamentable espérance. +À l’époque déjà loin de nous, et dans le pays peu civilisé où j’ai +transporté mon lecteur, on n’avait point encore imaginé, comme dans +nos villes de boue et d’or, de faire de ces lieux de dépôt des +monuments ingénieusement sinistres et élégamment funèbres. Le jour n’y +descendait pas à travers une ouverture de forme tumulaire, le long +d’une voûte artistement sculptée, sur des espèces de couches où l’on +semble avoir voulu laisser aux morts quelques-unes des commodités de +la vie, et où l’oreiller est marqué comme pour le sommeil. Si la porte +du gardien s’entr’ouvrait, l’œil, fatigué par des cadavres nus et +hideux, n’avait pas, comme aujourd’hui, le plaisir de se reposer sur +des meubles élégants et des enfants joyeux. La mort était là dans +toute sa laideur, dans toute son horreur; et l’on n’avait point encore +essayé de parer son squelette décharné de pompons et de rubans. + +La salle où se trouvaient nos interlocuteurs était spacieuse et +obscure, ce qui la faisait paraître plus spacieuse encore; elle ne +recevait de jour que par la porte carrée et basse qui s’ouvrait sur le +port de Drontheim, et une ouverture grossièrement pratiquée dans le +plafond, d’où une lumière blanche et terne tombait avec la pluie, la +grêle ou la neige, selon le temps, sur les cadavres couchés +directement au-dessous. Cette salle était divisée dans sa largeur par +une balustrade de fer à hauteur d’appui. Le public pénétrait dans la +première partie par la porte carrée; on voyait dans la seconde six +longues dalles de granit noir, disposées de front et parallèlement. +Une petite porte latérale servait, dans chaque section, d’entrée au +gardien et à son aide, dont le logement remplissait les derrières de +l’édifice, adossé à la mer. Le mineur et sa fiancée occupaient deux +des lits de granit; la décomposition s’annonçait dans le corps de la +jeune fille par les larges taches bleues et pourprées qui couraient le +long de ses membres sur la place des vaisseaux sanguins. Les traits de +Gill paraissaient durs et sombres; mais son cadavre était si +horriblement mutilé, qu’il était impossible de juger si sa beauté +était aussi réelle que le disait la vieille Olly. + +C’est devant ces restes défigurés qu’avait commencé, au milieu de la +foule muette, la conversation dont nous avons été le fidèle +interprète. + +Un grand homme, sec et vieux, assis les bras croisés et la tête +penchée sur un débris d’escabelle dans le coin le plus noir de la +salle, n’avait paru y prêter aucune attention jusqu’au moment où il se +leva subitement en criant: Paix, paix, radoteuses! et vint saisir le +bras du soldat. + +Tout le monde se tut; le soldat se retourna et partit d’un brusque +éclat de rire à la vue de son singulier interrupteur, dont le visage +hâve, les cheveux rares et sales, les longs doigts et le complet +accoutrement de cuir de renne, justifiaient amplement un accueil aussi +gai. Cependant un murmure s’élevait dans la foule des femmes, un +moment interdites:--C’est le gardien du Spladgest [Nom de la morgue de +Drontheim]. + +--Cet infernal concierge des morts!--Ce diabolique Spiagudry!--Ce +maudit sorcier... + +--Paix, radoteuses, paix! Si c’est aujourd’hui jour de sabbat, +hâtez-vous d’aller retrouver vos balais; autrement ils s’envoleront +tout seuls. Laissez en paix ce respectable descendant du dieu Thor. + +Puis Spiagudry, s’efforçant de faire une grimace gracieuse, adressa la +parole au soldat: + +--Vous disiez, mon brave, que cette misérable femme... + +--Le vieux drôle! murmura Olly; oui, nous sommes pour lui de +_misérables femmes_, parce que nos corps, s’ils tombent en ses +griffes, ne lui rapportent à la taxe que trente ascalins, tandis qu’il +en reçoit quarante pour la méchante carcasse d’un homme. + +--Silence, vieilles! répéta Spiagudry. En vérité, ces filles du diable +sont comme leurs chaudières; lorsqu’elles s’échauffent, il faut +qu’elles chantent. Dites-moi, vous, mon vaillant roi de l’épée, votre +camarade, dont cette Guth était la maîtresse, va sans doute se tuer du +désespoir de l’avoir perdue?... + +Ici éclata l’explosion longtemps comprimée.--Entendez-vous le +mécréant, le vieux païen? crièrent vingt voix aigres et discordantes; +il voudrait voir un vivant de moins, à cause des quarante ascalins que +lui rapporte un mort. + +--Et quand cela serait? reprit le concierge du Spladgest, notre +gracieux roi et maître Christiern V, que saint Hospice bénisse, ne se +déclare-t-il pas le protecteur né de tous les ouvriers des mines, +afin, lorsqu’ils meurent, d’enrichir son trésor royal de leurs +chétives dépouilles? + +--C’est faire beaucoup d’honneur au roi, répliqua le pêcheur Braal, +que de comparer le trésor royal au coffre-fort de votre charnier, et +lui à vous, voisin Spiagudry. + +--Voisin! dit le concierge, choqué de tant de familiarité; votre +voisin! dites plutôt votre hôte, car il se pourrait bien faire que +quelque jour, mon cher citoyen de la barque, je vous prêtasse pour une +huitaine de jours un de mes six lits de pierre. Au reste, ajouta-t-il +en riant, si je parlais de la mort de ce soldat, c’était simplement +pour voir se perpétuer l’usage du suicide dans les grandes et +tragiques passions que ces dames ont coutume d’inspirer. + +--Eh bien! grand cadavre gardien de cadavres, dit le militaire, où en +veux-tu donc venir avec ta grimace aimable qui ressemble si bien au +dernier éclat de rire d’un pendu? + +--À merveille, mon vaillant! répondit Spiagudry, j’ai toujours pensé +qu’il y avait plus de facultés spirituelles sous le casque du gendarme +Thurn, qui vainquit le diable avec le sabre et la langue, que sous la +mitre de l’évêque Isleif, qui a fait l’histoire d’Islande, ou sous le +bonnet carré du professeur Shoenning, qui a décrit notre cathédrale. + +--En ce cas, si tu m’en crois, mon vieux sac de cuir, tu laisseras là +les revenus du charnier, et tu iras te vendre au cabinet de curiosités +du vice-roi, à Berghen. Je te jure, par saint Belphégor, qu’on y paye +au poids de l’or les animaux rares; mais dis, que veux-tu de moi? + +--Quand les corps qu’on nous apporte ont été trouvés dans l’eau, nous +sommes obligés de céder la moitié de la taxe aux pêcheurs. Je voulais +donc vous prier, illustre héritier du gendarme Thurn, d’engager votre +infortuné camarade à ne point se noyer, et à choisir quelque autre +genre de mort; la chose doit lui être indifférente, et il ne voudrait +pas faire tort en mourant au malheureux chrétien qui donnera +l’hospitalité à son cadavre, si toutefois la perte de Guth le pousse à +cet acte de désespoir. + +--C’est ce qui vous trompe, mon charitable et hospitalier concierge, +mon camarade n’aura point la satisfaction d'être reçu dans votre +appétissante auberge à six lits. Croyez-vous qu’il ne se soit pas déjà +consolé avec une autre valkyrie, de la mort de celle-là ? Il y a, par +ma barbe, bien longtemps qu’il était las de votre Guth. + +À ces mots l’orage, que Spiagudry avait un moment détourné sur sa +tête, revint fondre plus terrible que jamais sur le malencontreux +soldat. + +--Comment, misérable drôle, criaient les vieilles, c’est ainsi que +vous nous oubliez! mais aimez donc maintenant ces vauriens-là ! + +Les jeunes se taisaient encore; quelques-unes même trouvaient, bien +malgré elles, que ce mauvais sujet avait assez bonne mine. + +--Oh! oh! dit le soldat, est-ce donc une répétition du sabbat? le +supplice de Belzébuth est bien effroyable s’il est condamné à entendre +de pareils chÅ“urs une fois par semaine! + +On ne sait comment cette nouvelle bourrasque se serait passée, si en +ce moment l’attention générale n’eût été entièrement absorbée par un +bruit venu du dehors. La rumeur s’accrut progressivement, et bientôt +un essaim de petits garçons demi-nus, criant et courant autour d’une +civière voilée et portée par deux hommes, entra tumultueusement dans +le Spladgest. + +--D’où vient cela? demanda le concierge aux porteurs. + +--Des grèves d’Urchtal. + +--Oglypiglap! cria Spiagudry. + +Une des portes latérales s’ouvrit, un petit homme de race lapone, vêtu +de cuir, se présenta, fit signe aux porteurs de le suivre; Spiagudry +les accompagna, et la porte se referma avant que la multitude curieuse +eût eu le temps de deviner, à la longueur du corps posé sur la +civière, si c’était un homme ou une femme. + +Ce sujet occupait encore toutes les conjectures, quand Spiagudry et +son aide reparurent dans la seconde salle, portant un cadavre d’homme, +qu’ils déposèrent sur l’une des couches de granit. + +--Il y a longtemps que je n’avais touché d’aussi beaux habits, dit +Oglypiglap; puis, hochant la tête et se haussant sur la pointe des +pieds, il accrocha au-dessus du mort un élégant uniforme de capitaine. +La tête du cadavre était défigurée et les autres membres couverts de +sang; le concierge l’arrosa plusieurs fois avec un vieux seau à demi +brisé. + +--Par saint Belzébuth! cria le soldat, c’est un officier de mon +régiment; voyons, serait-ce le capitaine Bollar... de douleur d’avoir +perdu son oncle? Bah! il hérite.--Le baron Randmer? il a risqué hier +sa terre au jeu, mais demain il la regagnera avec le château de son +adversaire.--Serait-ce le capitaine Lory, dont le chien s’est noyé? ou +le trésorier Stunck, dont la femme est infidèle?--Mais, vraiment, je +ne vois point dans tout cela de motif pour se faire sauter la +cervelle. + +La foule croissait à chaque instant. En ce moment un jeune homme qui +passait sur le port, voyant cette affluence de peuple, descendit de +cheval, remit la bride aux mains du domestique qui le suivait, et +entra dans le Spladgest. Il était vêtu d’un simple habit de voyage, +armé d’un sabre et enveloppé d’un large manteau vert; une plume noire, +attachée à son chapeau par une boucle de diamants, retombait sur sa +noble figure et se balançait sur son front élevé, ombragé de longs +cheveux châtains; ses bottines et ses éperons, souillés de boue, +annonçaient qu’il venait de loin. + +Lorsqu’il entra, un homme petit et trapu, enveloppé comme lui d’un +manteau, et cachant ses mains sous des gants énormes, répondait au +soldat: + +--Et qui vous dit qu’il s’est tué? Cet homme ne s’est pas plus +suicidé, j’en réponds, que le toit de votre cathédrale ne s’est +incendié de lui-même. + +Comme la bisaiguë fait deux blessures, cette phrase fit naître deux +réponses. + +--Notre cathédrale! dit Niels, on la couvre maintenant en cuivre. +C’est ce misérable Han qui, dit-on, y a mis le feu, pour faire +travailler les mineurs, parmi lesquels se trouvait son protégé Gill +Stadt, que vous voyez ici. + +--Comment diable! s’écriait de son côté le soldat, m’oser soutenir à +moi, second arquebusier de la garnison de Munckholm, que cet homme-là +ne s’est pas brûlé la cervelle! + +--Cet homme est mort assassiné, reprit froidement le petit homme. + +--Mais écoutez donc l’oracle! Va, tes petits yeux gris ne voient pas +plus clair que tes mains sous les gros gants dont tu les couvres au +milieu de l’été. + +Un éclair brilla dans les yeux du petit homme. + +--Soldat! prie ton patron que ces mains-là ne laissent pas un jour +leur empreinte sur ton visage. + +--Oh! sortons! cria le soldat enflammé de colère. Puis, s’arrêtant +tout à coup: Non, dit-il, car il ne faut point parler de duel devant +des morts. + +Le petit homme grommela quelques mots dans une langue étrangère et +disparut. + +Une voix s’éleva:--C’est aux grèves d’Urchtal qu’on l’a trouvé. + +--Aux grèves d’Urchtal? dit le soldat; le capitaine Dispolsen a dû y +débarquer ce matin, venant de Copenhague. + +--Le capitaine Dispolsen n’est point encore arrivé à Munckholm, dit +une autre voix. + +--On dit que Han d’Islande erre actuellement sur ces plages, reprit un +quatrième. + +--En ce cas, il est possible que cet homme soit le capitaine, dit le +soldat, si Han est le meurtrier; car chacun sait que l’islandais +assassine d’une manière si diabolique, que ses victimes ont souvent +l’apparence de suicidés. + +--Quel homme est-ce donc que ce Han? demanda-t-on. + +--C’est un géant, dit l’un. + +--C’est un nain, dit l’autre. + +--Personne ne l’a donc vu? reprit une voix. + +--Ceux qui le voient pour la première fois le voient aussi pour la +dernière. + +--Chut! dit la vieille Olly; il n’y a, dit-on, que trois personnes qui +aient jamais échangé des paroles humaines avec lui: ce réprouvé de +Spiagudry, la veuve Stadt, et....--mais il a eu malheureuse vie et +malheureuse mort--ce pauvre Gill, que vous voyez ici. Chut! + +--Chut! répéta-t-on de toutes parts. + +--Maintenant, s’écria tout à coup le soldat, je suis sûr que c’est en +effet le capitaine Dispolsen; je reconnais la chaîne d’acier que notre +prisonnier, le vieux Schumacker, lui donna en don à son départ. + +Le jeune homme à la plume noire rompit vivement le silence:--Vous êtes +sûr que c’est le capitaine Dispolsen? + +--Sûr, par les mérites de saint Belzébuth! dit le soldat. + +Le jeune homme sortit brusquement. + +--Fais avancer une barque pour Munckholm, dit-il à son domestique. + +--Mais, seigneur, et le général?.... + +--Tu lui mèneras les chevaux. J’irai demain. Suis-je mon maître ou +non? Allons, le jour baisse; et je suis pressé, une barque. + +Le valet obéit et suivit quelque temps des yeux son jeune maître, qui +s’éloignait du rivage. + + + + +II + + Je m’assiérai près de vous, tandis que vous + raconterez quelque histoire agréable pour tromper + le temps. + + MATURIN, _Bertram_. + + +Le lecteur sait déjà que nous sommes à Drontheim, l’une des quatre +principales villes de la Norvège, bien qu’elle ne fût pas la résidence +du vice-roi. À l’époque où cette histoire se passe--en 1699--le +royaume de Norvège était encore uni au Danemark et gouverné par des +vice-rois, dont le séjour était Berghen, cité plus grande, plus +méridionale et plus belle que Drontheim, en dépit du surnom de mauvais +goût que lui donnait le célèbre amiral Tromp. + +Drontheim offre un aspect agréable lorsqu’on y arrive par le golfe +auquel cette ville donne son nom; le port assez large, quoique les +vaisseaux n’y entrent pas aisément en tout temps, ne présentait +toutefois alors que l’apparence d’un long canal, bordé à droite de +navires danois et norvégiens, à gauche de navires étrangers, division +prescrite par les ordonnances. On voit dans le fond la ville assise +sur une plaine bien cultivée, et surmontée par les hautes aiguilles de +sa cathédrale. Cette église, un des plus beaux morceaux de +l’architecture gothique, comme on peut en juger par le livre du +professeur Shoenning--si savamment cité par Spiagudry--qui la décrivit +avant que de fréquents incendies ne l’eussent ravagée, portait sur sa +flèche principale la croix épiscopale, signe distinctif de la +cathédrale de l’évêché luthérien de Drontheim. Au-dessus de la ville, +on aperçoit dans un lointain bleuâtre les cimes blanches et grêles des +monts de Kole, pareilles aux fleurons aigus d’une couronne antique. + +Au milieu du port, à une portée de canon du rivage, s’élève, sur une +masse de rochers battus des flots, la solitaire forteresse de +Munckholm, sombre prison qui renfermait alors un captif célèbre par +l’éclat de ses longues prospérités et de ses rapides disgrâces. + +Schumacker, né dans un rang obscur, avait été comblé des faveurs de +son maître, puis précipité du fauteuil de grand-chancelier de Danemark +et de Norvège sur le banc des traîtres, puis traîné sur l’échafaud, et +de là jeté par grâce dans un cachot isolé à l’extrémité des deux +royaumes. Ses créatures l’avaient renversé, sans qu’il eût droit de +crier à l’ingratitude. Pouvait-il se plaindre de voir se briser sous +ses pieds des échelons qu’il n’avait placés si haut que pour s’élever +lui-même? + +Celui qui avait fondé la noblesse en Danemark voyait, du fond de son +exil, les grands qu’il avait faits se partager ses propres dignités. +Le comte d’Ahlefeld, son mortel ennemi, était son successeur comme +grand-chancelier; le général Arensdorf disposait, comme grand +maréchal, des grades militaires; et l’évêque Spollyson exerçait la +charge d’inspecteur des universités. Le seul de ses ennemis qui ne lui +dût pas son élévation était le comte Ulric-Frédéric Guldenlew, fils +naturel du roi Frédéric III, vice-roi de Norvège; c’était le plus +généreux de tous. + +C’est vers le triste rocher de Munckholm que s’avançait assez +lentement la barque du jeune homme à la plume noire. Le soleil +baissait rapidement derrière le château-fort isolé, dont la masse +interceptait ses rayons, déjà si horizontaux que le paysan des +collines lointaines et orientales de Larsynn pouvait voir se promener +près de lui, sur les bruyères, l’ombre vague de la sentinelle placée +sur le donjon le plus élevé de Munckholm. + + + + +III + + Ah! mon cÅ“ur ne pouvait être plus sensiblement + blessé!... Un jeune homme sans mÅ“urs... il a osé + la regarder! ses regards souillaient sa + pureté.--Claudia! cette seule pensée me met hors + de moi. + + LESSING. + + +--Andrew, allez dire que dans une demi-heure on sonne le couvre-feu. +Sorsyll relèvera Duckness à la grande herse, et Maldivius montera sur +la plate-forme de la grosse tour. Qu’on veille attentivement du côté +du donjon du Lion de Slesvig. Ne pas oublier à sept heures de tirer le +canon pour qu’on lève la chaîne du port;--mais non, on attend encore +le capitaine Dispolsen; il faut au contraire allumer le fanal et voir +si celui de Walderhog est allumé, comme l’ordre en a été donné +aujourd’hui. Surtout qu’on tienne des rafraîchissements prêts pour le +capitaine.--Et, j’oubliais,--qu’on marque pour deux jours de cachot +Toric-Belfast, second arquebusier du régiment; il a été absent toute +la journée. + +Ainsi parlait le sergent d’armes sous la voûte noire et enfumée du +corps de garde de Munckholm, situé dans la tour basse qui domine la +première porte du château. + +Les soldats auxquels il s’adressait quittèrent le jeu ou le lit pour +exécuter ses ordres; puis le silence se rétablit. + +En ce moment, le bruit alternatif et mesuré des rames se fit entendre +au dehors.--Voilà sans doute, enfin, le capitaine Dispolsen! dit le +sergent en ouvrant la petite fenêtre grillée qui donne sur le golfe. + +Une barque abordait en effet au bas de la porte de fer. + +--Qui va là ? cria le sergent d’une voix rauque. + +--Ouvrez! répondit-on; paix et sûreté. + +--On n’entre pas; avez-vous droit de passe? + +--Oui. + +--C’est ce que je vais vérifier; si vous mentez, par les mérites du +saint mon patron, je vous ferai goûter l’eau du golfe. + + +Puis, refermant le guichet et se retournant, il ajouta:--Ce n’est +point encore le capitaine! + +Une lumière brilla derrière la porte de fer; les verrous rouillés +crièrent; les barres se levèrent, elle s’ouvrit, et le sergent examina +un parchemin que lui présentait le nouveau venu. + +--Passez, dit-il. Arrêtez cependant, reprit-il brusquement, laissez en +dehors la boucle de votre chapeau. On n’entre pas dans les prisons +d’état avec des bijoux. Le règlement porte que «le roi et les membres +de la famille du roi,--le vice-roi et les membres de la famille du +vice-roi, l’évêque et les chefs de la garnison, sont seuls exceptés». +Vous n’avez, n’est-ce pas, aucune de ces qualités? + +Le jeune homme détacha, sans répondre, la boucle proscrite, et la jeta +pour payement au pêcheur qui l’avait amené; celui-ci, craignant qu’il +ne revînt sur sa générosité, se hâta de mettre un large espace de mer +entre le bienfaiteur et le bienfait. + +Tandis que le sergent, murmurant de l’imprudence de la chancellerie +qui prodiguait ainsi les droits de passe, replaçait les lourds +barreaux, et que le bruit lent de ses bottes fortes retentissait sur +les degrés de l’escalier tournant du corps de garde, le jeune homme, +après avoir rejeté son manteau sur son épaule, traversait rapidement +la voûte noire de la tour basse, puis la longue place d’armes, puis le +hangar de l’artillerie où gisaient quelques vieilles couleuvrines +démontées que l’on peut voir aujourd’hui dans le musée de Copenhague, +et dont le cri impérieux d’une sentinelle l’avertit de s’éloigner. Il +parvint à la grande herse, qui fut levée à l’inspection de son +parchemin. Là , suivi d’un soldat, il franchit, suivant la diagonale, +sans hésiter et comme un habitué de ces lieux, une de ces quatre cours +carrées qui flanquent la grande cour circulaire, du milieu de laquelle +sort le vaste rocher rond où s’élevait alors le donjon, dit château du +Lion de Slesvig, à cause de la détention que Rolf le Nain y fit jadis +subir à son frère, Joatham le Lion, duc de Slesvig. + +Notre intention n’est pas de donner ici une description du donjon de +Munckholm, d’autant plus que le lecteur, enfermé dans une prison +d’état, craindrait peut-être de ne pouvoir _se sauver au travers du +jardin_. Ce serait à tort, car le château du Lion de Slesvig, destiné +à des prisonniers de distinction, leur offrait, entre autres +commodités, celle de se promener dans une espèce de jardin sauvage +assez étendu, où des touffes de houx, quelques vieux ifs, quelques +pins noirs, croissaient parmi les rochers autour de la haute prison, +et dans un enclos de grands murs et d’énormes tours. + +Arrivé au pied du rocher rond, le jeune homme gravit les degrés +grossièrement taillés qui montent tortueusement jusqu’au pied de l’une +des tours de l’enclos, laquelle, percée d’une poterne dans sa partie +inférieure, servait d’entrée au donjon. Là , il sonna fortement d’un +cor de cuivre que lui avait remis le gardien de la grande +herse.-Ouvrez, ouvrez! cria vivement une voix de l’intérieur, c’est +sans doute ce maudit capitaine! + +La poterne qui s’ouvrit laissa voir au nouvel arrivant, dans +l’intérieur d’une salle gothique faiblement éclairée, un jeune +officier nonchalamment couché sur un amas de manteaux et de peaux de +rennes, près d’une de ces lampes à trois becs que nos aïeux +suspendaient aux rosaces de leurs plafonds, et qui, pour le moment, +était posée à terre. La richesse élégante et même l’excessive +recherche de ses vêtements contrastaient avec la nudité de la salle et +la grossièreté des meubles; il tenait un livre entre ses mains et se +détourna à demi vers le nouveau venu. + +--C’est le capitaine? salut, capitaine! Vous ne vous doutiez guère que +vous faisiez attendre un homme qui n’a point la satisfaction de vous +connaître; mais notre connaissance sera bientôt faite, n’est-il pas +vrai? Commencez par recevoir tous mes compliments de condoléance sur +votre retour dans ce vénérable château. Pour peu que j’y séjourne +encore, je vais devenir gai comme la chouette qu’on cloue à la porte +des donjons pour servir d’épouvantail, et quand je retournerai à +Copenhague pour les fêtes du mariage de ma sÅ“ur, du diable si quatre +dames sur cent me reconnaissent! Dites-moi, les nÅ“uds de ruban rose +au bas du justaucorps sont-ils toujours de mode? a-t-on traduit +quelques nouveaux romans de cette Française, la demoiselle Scudéry? Je +tiens précisément la _Clélie_; je suppose qu’on la lit encore à +Copenhague. C’est mon code de galanterie, maintenant que je soupire +loin de tant de beaux yeux....--car, tout beaux qu’ils sont, les yeux +de notre jeune prisonnière, vous savez de qui je veux parler, ne me +disent jamais rien. Ah! sans les ordres de mon père!... Il faut vous +dire en confidence, capitaine, que mon père, n’en parlez pas, m’a +chargé de... vous m’entendez, auprès de la fille de Schumacker; mais +je perds toutes mes peines, cette jolie statue n’est pas une femme; +elle pleure toujours et ne me regarde jamais. + +Le jeune homme, qui n’avait pu encore interrompre l’extrême volubilité +de l’officier, poussa un cri de surprise:--Comment! que dites-vous? +chargé de séduire la fille de ce malheureux Schumacker!... + +--Séduire, eh bien soit! si c’est ainsi que cela s’appelle à présent à +Copenhague; mais j’en défierais le diable. Avant-hier, étant de garde, +je mis exprès pour elle une superbe fraise française qui m’était +envoyée de Paris même. Croiriez-vous qu’elle n’a pas levé seulement +les yeux sur moi, quoique j’aie traversé trois ou quatre fois son +appartement en faisant sonner mes éperons neufs, dont la molette est +plus large qu’un ducat de Lombardie?--C’est la forme la plus nouvelle, +n’est-ce pas? + +--Dieu! Dieu! dit le jeune homme en se frappant le front! mais cela me +confond! + +--N’est-ce pas? reprit l’officier, se méprenant sur le sens de cette +exclamation. Pas la moindre attention à moi! c’est incroyable, mais +c’est pourtant vrai. + +Le jeune homme se promenait, violemment agité, de long en large et à +grands pas. + +--Voulez-vous vous rafraîchir, capitaine Dispolsen? lui cria +l’officier. + +Le jeune homme se réveilla. + +--Je ne suis point le capitaine Dispolsen. + +--Comment! dit l’officier d’un ton sévère, et se levant sur son séant; +et qui donc êtes-vous pour oser vous introduire ici, et à cette heure? + +Le jeune homme déploya sa pancarte. + +--Je veux voir le comte Griffenfeld;... je veux dire votre prisonnier. + +--Le comte! le comte! murmura l’officier d’un air mécontent.--Mais en +vérité cette pièce est en règle; voilà bien la signature du +vice-chancelier Grummond de Knud: «Le porteur pourra visiter, à toute +heure et en tout temps, toutes les prisons royales.» Grummond de Knud +est frère du vieux général Levin de Knud, qui commande à Drontheim, et +vous saurez que ce vieux général a élevé mon futur beau-frère. + +--Merci de vos détails de famille, lieutenant. Ne pensez-vous pas que +vous m’en avez déjà assez raconté? + +--L’impertinent a raison, se dit le lieutenant en se mordant les +lèvres.--Holà , huissier! huissier de la tour! Conduisez cet étranger à +Schumacker, et ne grondez pas si j’ai décroché votre luminaire à +trois becs et à une mèche. Je n’étais pas fâché d’examiner une pièce +qui date sans doute de Sciold le Païen ou de Havar le Pourfendu; et +d’ailleurs on ne suspend plus aux plafonds que des lustres en cristal. + +Il dit, et pendant que le jeune homme et son conducteur traversaient +le jardin désert du donjon, il reprit, martyr de la mode, le fil des +aventures galantes de l’amazone Clélie et d’Horatius le Borgne. + + + + +IV + + BENVOLIO + + Où diable ce Roméo peut-il être? il n’est pas + rentré chez lui cette nuit. + + MERCUTIO + + Il n’est pas rentré chez son père; j’ai parlé à + son domestique. + + SHAKESPEARE. + + +Cependant un homme et deux chevaux étaient entrés dans la cour du +palais du gouverneur de Drontheim. Le cavalier avait quitté la selle +en hochant la tête d’un air mécontent; il se préparait à conduire les +deux montures à l’écurie, lorsqu’il se sentit saisir brusquement le +bras, et une voix lui cria: + +--Comment! vous voilà seul, Poël! Et votre maître? où est votre +maître? + +C’était le vieux général Levin de Knud, qui, de sa fenêtre, ayant vu +le domestique du jeune homme et la selle vide, était descendu +précipitamment et fixait sur le valet un regard plus inquiet encore +que sa question. + +--Excellence, dit Poël en s’inclinant profondément, mon maître n’est +plus à Drontheim. + +--Quoi! il y était donc? il est reparti sans voir son général, sans +embrasser son vieil ami! et depuis quand? + +--Il est arrivé ce soir et reparti ce soir. + +--Ce soir! ce soir! mais où donc s’est-il arrêté? où est-il allé? + +--Il a descendu au Spladgest, et s’est embarqué pour Munckholm. + +--Ah! je le croyais aux antipodes. Mais que va-t-il faire à ce +château? qu’allait-il faire au Spladgest? Voilà bien mon chevalier +errant! C’est aussi un peu ma faute, pourquoi l’ai-je élevé ainsi? +J’ai voulu qu’il fût libre en dépit de son rang. + +--Aussi n’est-il point esclave des étiquettes, dit Poël. + +--Non, mais il l’est de ses caprices. Allons, il va sans doute +revenir. Songez à vous rafraîchir, Poël.--Dites-moi, et le visage du +général prit une expression de sollicitude, dites-moi, Poël, avez-vous +beaucoup couru à droite et à gauche? + +--Mon général, nous sommes venus en droite ligne de Berghen. Mon +maître était triste. + +--Triste? que s’est-il donc passé entre lui et son père? Ce mariage +lui déplaît-il? + +--Je l’ignore. Mais on dit que sa sérénité l’exige. + +--L’exige! vous dites, Poël, que le vice-roi l’exige! Mais pour qu’il +l’exige, il faut qu’Ordener s’y refuse. + +--Je l’ignore, excellence. Il paraît triste. + +--Triste! savez-vous comment son père l’a reçu? + +--La première fois, c’était dans le camp, près Berghen. Sa sérénité a +dit: Je ne vous vois pas souvent, mon fils.--Tant mieux pour moi, mon +seigneur et père, a répondu mon maître, si vous vous en apercevez. +Puis il a donné à sa sérénité des détails sur ses courses du Nord; et +sa sérénité a dit: C’est bien. Le lendemain, mon maître est revenu du +palais, et a dit: On veut me marier; mais il faut que je voie mon +second père, le général Levin.--J’ai sellé les chevaux, et nous voilà . + +--Vrai, mon bon Poël, dit le général d’une voix altérée, il m’a appelé +son second père? + +--Oui, votre excellence. + +--Malheur à moi si ce mariage le contrarie, car j’encourrai plutôt la +disgrâce du roi que de m’y prêter. Mais cependant, la fille du +grand-chancelier des deux royaumes!... À propos, Poël, Ordener sait-il +que sa future belle-mère, la comtesse d’Ahlefeld, est ici incognito +depuis hier, et que le comte y est attendu? + +--Je l’ignore, mon général. + +--Oh! se dit le vieux gouverneur, oui, il le sait, car pourquoi +aurait-il battu en retraite dès son arrivée? + +Ici le général, après avoir fait un signe de bienveillance à Poël, et +salué la sentinelle qui lui présentait les armes, rentra inquiet dans +l’hôtel d’où il venait de sortir inquiet. + + + + +V + + On eût dit que toutes les passions avaient agité + son cÅ“ur, et que toutes l’avaient abandonné; il + ne lui restait rien que le coup d’œil triste et + perçant d’un homme consommé dans la connaissance + des hommes, et qui voyait, d’un regard, où tendait + chaque chose. + + SCHILLER, _les Visions._ + + +Quand, après avoir fait parcourir à l’étranger les escaliers en +spirale et les hautes salles du donjon du Lion de Slesvig, l’huissier +lui ouvrit enfin la porte de l’appartement où se trouvait celui qu’il +cherchait, la première parole qui frappa les oreilles du jeune homme +fut encore celle-ci:--Est-ce enfin le capitaine Dispolsen? + +Celui qui faisait cette question était un vieillard assis le dos +tourné à la porte, les coudes appuyés sur une table de travail et le +front appuyé sur ses mains. Il était revêtu d’une simarre de laine +noire, et l’on apercevait, au-dessus d’un lit placé à une extrémité de +la chambre, un écusson brisé autour duquel étaient suspendus les +colliers rompus des ordres de l’Éléphant et de Dannebrog; une couronne +de comte renversée était fixée au-dessous de l’écusson, et les deux +fragments d’une main de justice liés en croix complétaient l’ensemble +de ces bizarres ornements.--Le vieillard était Schumacker. + +--Non, seigneur, répondit l’huissier; puis il dit à l’étranger: Voici +le prisonnier; et, les laissant ensemble, il referma la porte, avant +d’avoir pu entendre la voix aigre du vieillard, qui disait: Si ce +n’est pas le capitaine, je ne veux voir personne. + +L’étranger, à ces mots, resta debout près de la porte; et le +prisonnier, se croyant seul,--car il ne s’était pas un moment +détourné,--retomba dans sa silencieuse rêverie. + +Tout à coup il s’écria:--Le capitaine m’a certainement abandonné et +trahi! Les hommes.... les hommes sont comme ce glaçon qu’un Arabe prit +pour un diamant; il le serra précieusement dans son havre-sac, et +quand il le chercha, il ne trouva même plus un peu d’eau. + +--Je ne suis pas de ces hommes, dit l’étranger. + +Schumacker se leva brusquement.--Qui est ici? qui m’écoute? Est-ce +quelque misérable suppôt de ce Guldenlew? + +--Ne parlez point mal du vice-roi, seigneur comte. + +--Seigneur comte! est-ce pour me flatter que vous m’appelez ainsi? +Vous perdez vos peines; je ne suis plus puissant. + +--Celui qui vous parle ne vous a jamais connu puissant, et n’en est +pas moins votre ami. + +--C’est qu’il espère encore quelque chose de moi; les souvenirs que +l’on conserve aux malheureux se mesurent toujours aux espérances qui +en restent. + +--C’est moi qui devrais me plaindre, noble comte; car je me suis +souvenu de vous, et vous m’avez oublié. Je suis Ordener. + +Un éclair de joie passa dans les tristes yeux du vieillard, et un +sourire qu’il ne put réprimer entr’ouvrit sa barbe blanche, comme le +rayon qui perce un nuage. + +--Ordener! soyez le bienvenu, voyageur Ordener. Mille vÅ“ux de bonheur +au voyageur qui se souvient du prisonnier! + +--Mais, demanda Ordener, vous, m’aviez donc oublié? + +--Je vous avais oublié, dit Schumacker reprenant son air sombre, comme +on oublie la brise qui nous rafraîchit et qui passe; heureux +lorsqu’elle ne devient pas l’ouragan qui nous renverse. + +--Comte de Griffenfeld, reprit le jeune homme, vous ne comptiez donc +pas sur mon retour? + +--Le vieux Schumacker n’y comptait pas; mais il y a ici une jeune +fille qui me faisait remarquer aujourd’hui même qu’il y avait eu, le 8 +mai dernier, un an que vous étiez absent. + +Ordener tressaillit. + +--Quoi, grand Dieu! serait-ce votre Éthel, noble comte? + +--Et qui donc? + +--Votre fille, seigneur, a daigné compter les mois depuis mon départ! +Oh! combien j’ai passé de tristes journées! j’ai visité toute la +Norvège, depuis Christiania jusqu’à Wardhus; mais c’est vers Drontheim +que mes courses me ramenaient toujours. + +--Usez de votre liberté, jeune homme, tant que vous en jouissez.--Mais +dites-moi donc enfin qui vous êtes. Je voudrais, Ordener, vous +connaître sous un autre nom. Le fils d’un de mes mortels ennemis +s’appelle Ordener. + +--Peut-être, seigneur comte, ce mortel ennemi a-t-il plus de +bienveillance pour vous que vous n’en avez pour lui. + +--Vous éludez ma question; mais gardez votre secret, j’apprendrais +peut-être que le fruit qui désaltère est un poison qui me tuera. + +--Comte! dit Ordener d’une voix irritée. Comte! reprit-il d’un ton de +reproche et de pitié. + +--Suis-je contraint de me fier à vous, répondit Schumacker, à vous qui +prenez toujours en ma présence le parti de l’implacable Guldenlew? + +--Le vice-roi, interrompit gravement le jeune homme, vient d’ordonner +que vous seriez à l’avenir libre et sans gardes dans l’intérieur de +tout le donjon du Lion de Slesvig. C’est une nouvelle que j’ai +recueillie à Berghen, et que vous recevrez sans doute prochainement. + +--C’est une faveur que je n’osais espérer, et je croyais n’avoir parlé +de mon désir qu’à vous seul. Au surplus, on diminue le poids de mes +fers à mesure que celui de mes années s’accroît, et, quand les +infirmités m’auront rendu impotent, on me dira sans doute: Vous êtes +libre. À ces mots le vieillard sourit amèrement; il continua: + +--Et vous, jeune homme, avez-vous toujours vos folles idées +d’indépendance? + +--Si je n’avais point ces folles idées, je ne serais pas ici. + +--Comment êtes-vous venu à Drontheim? + +--Eh bien! à cheval. + +--Comment êtes-vous venu à Munckholm? + +--Sur une barque. + +--Pauvre insensé! qui crois être libre, et qui passes d’un cheval dans +une barque. Ce ne sont point tes membres qui exécutent tes volontés; +c’est un animal, c’est la matière; et tu appelles cela des volontés! + +--Je force des êtres à m’obéir. + +--Prendre sur certains êtres le droit d’en être obéi, c’est donner à +d’autres celui de vous commander. L’indépendance n’est que dans +l’isolement. + +--Vous n’aimez pas les hommes, noble comte? + +Le vieillard se mit à rire tristement.--Je pleure d'être homme, et je +ris de celui qui me console.--Vous le saurez, si vous l’ignorez +encore, le malheur rend défiant comme la prospérité rend ingrat. +Écoutez, puisque vous venez de Berghen, apprenez-moi quel vent +favorable a soufflé sur le capitaine Dispolsen. Il faut qu’il lui soit +arrivé quelque chose d’heureux, puisqu’il m’oublie. + +Ordener devint sombre et embarrassé. + +--Dispolsen, seigneur comte? C’est pour vous en parler que je suis +venu dès aujourd’hui.--Je sais qu’il avait toute votre confiance. + +--Vous le savez? interrompit le prisonnier avec inquiétude. Vous vous +trompez. Nul être au monde n’a ma confiance.--Dispolsen tient, il est +vrai, entre ses mains mes papiers, des papiers même très importants. +C’est pour moi qu’il est allé à Copenhague, près du roi. J’avouerai +même que je comptais plus sur lui que sur tout autre, car dans ma +puissance je ne lui avais jamais rendu service. + +--Eh bien! noble comte, je l’ai vu aujourd’hui.... + +--Votre trouble me dit le reste; il est traître. + +--Il est mort. + +--Mort! + +Le prisonnier croisa ses bras et baissa la tête, puis relevant son +Å“il vers le jeune homme: + +--Quand je vous disais qu’il lui était arrivé quelque chose d’heureux! + +Puis son regard se tourna vers la muraille où étaient suspendus les +signes de ses grandeurs détruites, et il fit un geste de la main comme +pour éloigner le témoin d’une douleur qu’il s’efforçait de vaincre. + +--Ce n’est pas lui que je plains; ce n’est qu’un homme de moins.--Ce +n’est pas moi; qu’ai-je à perdre? Mais ma fille, ma fille infortunée! +je serai la victime de cette infâme machination; et que +deviendra-t-elle si on lui enlève son père? + +Il se retourna vivement vers Ordener. + +--Comment est-il mort? où l’avez-vous vu? + +--Je l’ai vu au Spladgest; on ne sait s’il est mort d’un suicide ou +d’un assassinat. + +--Voici maintenant l’important. S’il a été assassiné, je sais d’où le +coup part; alors tout est perdu. Il m’apportait les preuves du complot +qu’ils trament contre moi; ces preuves auraient pu me sauver et les +perdre. Ils ont su les détruire!--Malheureuse Éthel! + +--Seigneur comte, dit Ordener en saluant, je vous dirai demain s’il a +été assassiné. + +Schumacker, sans répondre, suivit Ordener qui sortait, d’un regard où +se peignait le calme du désespoir, plus effrayant que le calme de la +mort. + +Ordener était dans l’antichambre solitaire du prisonnier, sans savoir +de quel côté se diriger. La soirée était avancée et la salle obscure; +il ouvrit une porte au hasard et se trouva dans un immense corridor, +éclairé seulement par la lune, qui courait rapidement à travers de +pâles nuées. Ses lueurs nébuleuses tombaient par intervalles sur les +vitraux étroits et élevés, et dessinaient sur la muraille opposée +comme une longue procession de fantômes, qui apparaissait et +disparaissait simultanément dans les profondeurs de la galerie. Le +jeune homme se signa lentement, et marcha vers une lumière rougeâtre +qui brillait faiblement à l’extrémité du corridor. + +Une porte était entr’ouverte; une jeune fille agenouillée dans un +oratoire gothique, au pied d’un simple autel, récitait à demi-voix les +litanies de la Vierge; oraison simple et sublime où l'âme qui s’élève +vers la Mère des Sept-Douleurs ne la prie que de prier. + +Cette jeune fille était vêtue de crêpe noir et de gaze blanche, comme +pour faire deviner en quelque sorte, au premier aspect, que ses jours +s’étaient enfuis jusqu’alors dans la tristesse et dans l’innocence. +Même en cette attitude modeste, elle portait dans tout son être +l’empreinte d’une nature singulière. Ses yeux et ses longs cheveux +étaient noirs, beauté très rare dans le Nord; son regard élevé vers la +voûte paraissait plutôt enflammé par l’extase qu’éteint par le +recueillement. Enfin, on eût dit une vierge des rives de Chypre ou des +campagnes de Tibur, revêtue des voiles fantastiques d’Ossian, et +prosternée devant la croix de bois et l’autel de pierre de Jésus. + +Ordener tressaillit et fut prêt à défaillir, car il reconnut celle qui +priait. + +Elle pria pour son père, pour le puissant tombé, pour le vieux captif +abandonné, et elle récita à haute voix le psaume de la délivrance. + +Elle pria encore pour un autre; mais Ordener n’entendit pas le nom de +celui pour qui elle priait; il ne l’entendit pas, car elle ne le +prononça pas; seulement elle récita le cantique de la sulamite, +l’épouse qui attend l’époux, et le retour du bien-aimé. + +Ordener s’éloigna dans la galerie; il respecta cette vierge qui +s’entretenait avec le ciel; la prière est un grand mystère, et son +cÅ“ur s’était rempli, malgré lui, d’un ravissement inconnu, mais +profane. + +La porte de l’oratoire se ferma doucement. Bientôt une lumière, et une +femme blanche dans les ténèbres, vinrent de son côté. Il s’arrêta, car +il éprouvait une des plus violentes émotions de la vie; il s’adossa à +l’obscure muraille; son corps était faible, et les os de ses membres +s’entre-choquaient dans leurs jointures, et, dans le silence de tout +son être, les battements de son cÅ“ur retentissaient à son oreille. + +Quand la jeune fille passa, elle entendit le froissement d’un manteau, +et une haleine brusque et précipitée. + +--Dieu! cria-t-elle. + +Ordener s’élança; d’un bras il la soutint, de l’autre il chercha +vainement à retenir la lampe, qu’elle avait laissée échapper, et qui +s’éteignit. + +--C’est moi, dit-il doucement. + +--C’est Ordener! dit la jeune fille, car le dernier retentissement de +cette voix, qu’elle n’avait pas entendue depuis un an, était encore +dans son oreille. + +Et la lune qui passait éclaira la joie de sa charmante figure; puis +elle reprit, timide et confuse, et se dégageant des bras du jeune +homme: + +--C’est le seigneur Ordener. + +--C’est lui, comtesse Éthel. + +--Pourquoi m’appelez-vous comtesse? + +--Pourquoi m’appelez-vous seigneur? + +La jeune fille se tut et sourit; le jeune homme se tut et soupira. +Elle rompit la première le silence: + +--Comment donc êtes-vous ici? + +--Faites-moi merci, si ma présence vous afflige. J’étais venu pour +parler au comte votre père. + +--Ainsi, dit Éthel d’une voix altérée, vous n'êtes venu que pour mon +père. Le jeune homme baissa la tête, car ces paroles lui semblaient +bien injustes. + +--Il y a sans doute déjà longtemps, continua la jeune fille d’un ton +de reproche, il y a sans doute déjà longtemps que vous êtes à +Drontheim? Votre absence de ce château n’a pu vous paraître longue, à +vous. + +Ordener, profondément blessé, ne répondit pas. + +--Je vous approuve, dit la prisonnière d’une voix tremblante de +douleur et de colère; mais, ajouta-t-elle d’un ton fier, j’espère, +seigneur Ordener, que vous ne m’avez pas entendue prier? + +--Comtesse, répondit enfin le jeune homme, je vous ai entendue. + +--Ah! seigneur Ordener, il n’est point courtois d’écouter ainsi. + +--Je ne vous ai pas écoutée, noble comtesse, dit faiblement Ordener; +je vous ai entendue. + +--J’ai prié pour mon père, reprit la jeune fille en le regardant +fixement, et comme attendant une réponse à cette parole toute simple. + +Ordener garda le silence. + +--J’ai aussi prié, continua-t-elle, inquiète et paraissant attentive à +l’effet que ces paroles allaient produire sur lui, j’ai aussi prié +pour quelqu’un qui porte votre nom, pour le fils du vice-roi, du comte +de Guldenlew. Car il faut prier pour tout le monde, même pour ses +persécuteurs. + +Et la jeune fille rougit, car elle pensait mentir; mais elle était +piquée contre le jeune homme, et elle croyait l’avoir nommé pendant sa +prière; elle ne l’avait nommé que dans son cÅ“ur. + +--Ordener Guldenlew est bien malheureux, noble dame, si vous le +comptez au nombre de vos persécuteurs; il est bien heureux cependant +d’occuper une place dans vos prières. + +--Oh! non, dit Éthel troublée et effrayée de l’air froid du jeune +homme, non, je ne priais pas pour lui. J’ignore ce que j’ai fait, ce +que je fais. Quant au fils du vice-roi, je le déteste, je ne le +connais pas. Ne me regardez pas de cet Å“il sévère; vous ai-je +offensé? ne pouvez-vous rien pardonner à une pauvre prisonnière, vous +qui passez vos jours près de quelque belle et noble dame libre et +heureuse comme vous! + +--Moi, comtesse! s’écria Ordener. + +Éthel versait des larmes; le jeune homme se précipita à ses pieds. + +--Ne m’avez-vous pas dit, continua-t-elle souriant à travers ses +pleurs, que votre absence vous avait semblé courte? + +--Qui, moi, comtesse? + +--Ne m’appelez pas ainsi, dit-elle doucement, je ne suis plus comtesse +pour personne, et surtout pour vous. + +Le jeune homme se leva violemment, et ne put s’empêcher de la presser +sur son cÅ“ur dans un ravissement convulsif. + +--Eh bien! mon Éthel adorée, nomme-moi ton Ordener.--Dis-moi,--et il +attacha un regard brûlant sur ses yeux mouillés de larmes,--dis-moi, +tu m’aimes donc? Ce que dit la jeune fille ne fut pas entendu, car +Ordener, hors de lui, avait ravi sur ses lèvres avec sa réponse cette +première faveur, ce baiser sacré qui suffit aux yeux de Dieu pour +changer deux amants en époux. + +Tous deux restèrent sans paroles, parce qu’ils étaient dans un de ces +moments solennels, si rares et si courts sur la terre, où l'âme semble +éprouver quelque chose de la félicité des cieux. Ce sont des instants +indéfinissables que ceux où deux âmes s’entretiennent ainsi dans un +langage qui ne peut être compris que d’elles; alors tout ce qu’il y a +d’humain se tait, et les deux êtres immatériels s’unissent +mystérieusement pour la vie de ce monde et l’éternité de l’autre. + +Éthel s’était lentement retirée des bras d’Ordener, et, aux lueurs de +la lune, ils se regardaient avec ivresse; seulement, l’œil de flamme +du jeune homme respirait un mâle orgueil et un courage de lion, tandis +que le regard demi-voilé de la jeune fille était empreint de cette +pudeur, honte angélique, qui, dans le cÅ“ur d’une vierge, se mêle à +toutes les joies de l’amour. + +--Tout à l’heure, dans ce corridor, dit-elle enfin, vous m’évitiez +donc, mon Ordener? + +--Je ne vous évitais pas, j’étais comme le malheureux aveugle que l’on +rend à la lumière après de longues années, et qui se détourne un +moment du jour. + +--C’est à moi plutôt que s’applique votre comparaison, car, durant +votre absence, je n’ai eu d’autre bonheur que la présence d’un +infortuné, de mon père. Je passais mes longues journées à le consoler, +et, ajouta-t-elle en baissant les yeux, à vous espérer. Je lisais à +mon père les fables de l’Edda, et quand je l’entendais douter des +hommes, je lui lisais l’Évangile, pour qu’au moins il ne doutât pas du +ciel; puis je lui parlais de vous, et il se taisait, ce qui prouve +qu’il vous aime. Seulement, quand j’avais inutilement passé mes +soirées à regarder de loin sur les routes les voyageurs qui +arrivaient, et dans le port les vaisseaux qui abordaient, il secouait +la tête avec un sourire amer, et je pleurais. Cette prison, où s’est +jusqu’ici passée toute ma vie, m’était devenue odieuse, et pourtant +mon père, qui, jusqu’à votre apparition, l’avait toujours remplie pour +moi, y était encore; mais vous n’y étiez plus, et je désirais cette +liberté que je ne connaissais pas. + +Il y avait dans les yeux de la jeune fille, dans la naïveté de sa +tendresse, dans la douce hésitation de ses épanchements, un charme que +des paroles humaines n’exprimeraient pas. Ordener l’écoutait avec +cette joie rêveuse d’un être qui serait enlevé au monde réel pour +assister au monde idéal. + +--Et moi, dit-il, maintenant je ne veux plus de cette liberté que vous +ne partagez pas! + +--Quoi, Ordener! reprit vivement Éthel, vous ne nous quitterez donc +plus? + +Cette expression rappela au jeune homme tout ce qu’il avait oublié. + +--Mon Éthel, il faut que je vous quitte ce soir. Je vous reverrai +demain, et demain je vous quitterai encore, jusqu’à ce que je revienne +pour ne plus vous quitter. + +--Hélas! interrompit douloureusement la jeune fille, absent encore! + +--Je vous répète, ma bien-aimée Éthel, que je reviendrai bientôt vous +arracher de cette prison ou m’y ensevelir avec vous. + +--Prisonnière avec lui! dit-elle doucement. Ah! ne me trompez pas, +faut-il que j’espère tant de bonheur? + +--Quel serment te faut-il? que veux-tu de moi? s’écria Ordener; +dis-moi, mon Éthel, n’es-tu pas mon épouse?--Et, transporté d’amour, +il la serrait fortement contre sa poitrine. + +--Je suis à toi, murmura-t-elle faiblement. + +Ces deux cÅ“urs nobles et purs battaient ainsi avec délices l’un +contre l’autre, et n’en étaient que plus nobles et plus purs. + +En ce moment un violent éclat de rire se fit entendre auprès d’eux. Un +homme enveloppé d’un manteau découvrit une lanterne sourde qu’il y +avait cachée, et dont la lumière éclaira subitement la figure effrayée +et confuse d’Éthel et le visage étonné et fier d’Ordener. + +--Courage! mon joli couple! courage! mais il me semble qu’après avoir +cheminé si peu de temps dans le pays du Tendre, vous n’avez pas suivi +tous les détours du ruisseau du Sentiment, et que vous avez dû prendre +un chemin de traverse pour arriver si vite au hameau du Baiser. + +Nos lecteurs ont sans doute reconnu le lieutenant admirateur de Mlle +de Scudéry. Arraché de la lecture de la _Clélie_ par le beffroi de +minuit, que les deux amants n’avaient pas entendu, il était venu faire +sa ronde nocturne dans le donjon. En passant à l’extrémité du corridor +de l’orient, il avait recueilli quelques paroles et vu comme deux +spectres se mouvoir dans la galerie à la clarté de la lune. Alors, +naturellement curieux et hardi, il avait caché sa lanterne sous son +manteau, et s’était avancé sur la pointe du pied près des deux +fantômes, que son brusque éclat de rire venait d’arracher +désagréablement à leur extase. + +Éthel fit un mouvement pour fuir Ordener, puis, revenant à lui comme +par instinct et pour lui demander protection, elle cacha sa tête +brûlante dans le sein du jeune homme. + +Celui-ci releva la sienne avec un orgueil de roi. + +--Malheur, dit-il, malheur à celui qui vient de t’effrayer et de +t’affliger, mon Éthel! + +--Oui vraiment, dit le lieutenant, malheur à moi si j’avais eu la +maladresse d’épouvanter la tendre Mandane! + +--Seigneur lieutenant, dit Ordener d’un ton hautain, je vous engage à +vous taire. + +--Seigneur insolent, répliqua l’officier, je vous engage à vous taire. + +--M’entendez-vous? reprit Ordener d’une voix tonnante; achetez votre +pardon par le silence. + +--_Tibi tua_, répondit le lieutenant, prenez vos avis pour vous, +achetez votre pardon par le silence. + +--Taisez-vous! s’écria Ordener avec une voix qui fit trembler les +vitraux; et, déposant la tremblante jeune fille sur un des vieux +fauteuils du corridor, il secoua énergiquement le bras de l’officier. + +--Oh! paysan, dit le lieutenant, moitié riant, moitié irrité, vous ne +remarquez pas que ce pourpoint que vous froissez si brutalement est du +plus beau velours d’Abingdon. + +Ordener le regarda fixement. + +--Lieutenant, ma patience est plus courte que mon épée. + +--Je vous entends, mon brave damoisel, dit le lieutenant avec un +sourire ironique, vous voudriez bien que je vous fisse un tel honneur; +mais savez-vous qui je suis? Non, non, s’il vous plaît, _prince contre +prince, berger contre berger_, comme disait le beau Léandre. + +--S’il faut dire aussi: lâche contre lâche! reprit Ordener, assurément +je n’aurai point l’insigne honneur de me mesurer avec vous. + +--Je me fâcherais, mon très honorable berger, si vous portiez +seulement l’uniforme. + +--Je n’en ai ni les galons ni les franges, lieutenant, mais j’en porte +le sabre. + +Le fier jeune homme, rejetant son manteau en arrière, avait mis sa +toque sur sa tête et saisi la garde de son sabre, lorsque Éthel, +réveillée par ce danger imminent, se précipita sur son bras et +s’attacha à son cou avec un cri de terreur et de prière. + +--Vous faites sagement, ma belle damoiselle, si vous ne voulez pas que +le jouvencel soit puni de ses hardiesses, dit le lieutenant, qui, aux +menaces d’Ordener, s’était mis en garde sans s’émouvoir; car Cyrus +allait se brouiller avec Cambyse, pourvu toutefois que ce ne soit pas +faire trop d’honneur à ce vassal que de le comparer à Cambyse. + +--Au nom du ciel, seigneur Ordener, disait Éthel, que je ne sois pas +la cause et le témoin d’un pareil malheur!--Puis, levant sur lui ses +beaux yeux, elle ajouta:--Ordener, je t’en supplie! + +Ordener repoussa lentement dans le fourreau la lame à demi tirée, et +le lieutenant s’écria: + +--Par ma foi, chevalier,--j’ignore si vous l'êtes, mais je vous en +donne le titre parce que vous paraissez le mériter, moi et vous +agissons suivant les lois de la bravoure, mais non suivant celles de +la galanterie. La damoiselle a raison, des engagements comme celui que +je vous crois digne de nouer avec moi ne doivent pas avoir des dames +pour témoins, quoique, n’en déplaise à la charmante damoiselle, ils +puissent avoir des dames pour cause. Nous ne pouvons donc ici +convenablement parler que du _duellum remotum_, et, comme l’offensé, +si vous voulez en fixer l’époque, le lieu et les armes, ma fine lame +de Tolède ou mon poignard de Mérida seront à la disposition de votre +hachoir sorti des forges d’Ashkreuth, ou de votre couteau de chasse +trempé dans le lac de Sparbo. + +Le _duel ajourné_ que l’officier proposait à Ordener était en usage +dans le Nord, d’où les savants prétendent que la coutume du duel est +sortie. Les plus vaillants gentilshommes proposaient et acceptaient le +_duellum remotum_. On le remettait à plusieurs mois, quelquefois à +plusieurs années, et, durant cet intervalle, les adversaires ne +devaient s’occuper ni en paroles ni en actions de l’affaire qui avait +amené le défi. Ainsi, en amour, les deux rivaux s’abstenaient de voir +leur maîtresse, afin que les choses restassent dans le même état; on +se reposait à cet égard sur la loyauté des chevaliers; comme dans les +anciens tournois, si les juges du camp, croyant la loi courtoise +violée, jetaient leur bâton dans l’arène, à l’instant tous les +combattants s’arrêtaient; mais, jusqu’à l’éclaircissement du doute, la +gorge du vaincu restait à la même distance de l’épée du vainqueur. + +--Eh bien! chevalier, dit Ordener après un moment de réflexion, un +messager vous instruira du lieu. + +--Soit, répondit le lieutenant; d’autant mieux que cela me donnera le +temps d’assister aux cérémonies du mariage de ma sÅ“ur, car vous +saurez que vous aurez l’honneur de vous battre avec le futur +beau-frère d’un haut seigneur, du fils du vice-roi de Norvège, du +baron Ordener Guldenlew, lequel, à l’occasion de cet illustre hyménée, +comme dit Artamène, va être créé comte de Daneskiold, colonel et +chevalier del’Éléphant; et moi-même, qui suis le fils du +grand-chancelier des deux royaumes, je serai sans doute nommé +capitaine. + +--Fort bien, fort bien, lieutenant d’Ahlefeld, dit Ordener avec +impatience, vous n'êtes point encore capitaine, ni le fils du vice-roi +colonel;--et les sabres sont toujours des sabres. + +--Et les rustres toujours des rustres, quoi qu’on fasse pour les +élever jusqu’à soi, dit entre ses dents l’officier. + +--Chevalier, continua Ordener, vous connaissez la loi courtoise. Vous +n’entrerez plus dans ce donjon, et vous garderez le silence sur cette +affaire. + +--Pour le silence, rapportez-vous-en à moi, je serai aussi muet que +Muce Scévole lorsqu’il eut le poing sur le brasier. Je n’entrerai non +plus dans le donjon, ni moi, ni aucun argus de la garnison; car je +viens de recevoir un ordre d’y laisser à l’avenir Schumacker sans +gardes, ordre que j’étais chargé de lui communiquer ce soir; ce que +j’aurais fait si je n’avais passé une partie de la soirée à essayer de +nouvelles bottines de Cracovie.--Cet ordre, entre nous, est bien +imprudent. + +--Voulez-vous que je vous montre mes bottines? + +Pendant cette conversation, Éthel, les voyant apaisés, et ne +comprenant pas ce que c’était qu’un _duellum remotum_, avait disparu, +après avoir dit doucement à l’oreille d’Ordener: À demain. + +--Je voudrais, lieutenant d’Ahlefeld, que vous m’aidassiez à sortir du +fort. + +--Volontiers, dit l’officier, quoiqu’il soit un peu tard, ou plutôt de +bien bonne heure. Mais comment trouverez-vous une barque? + +--Cela me regarde, dit Ordener. + +Alors, s’entretenant de bonne amitié, ils traversèrent le jardin, la +cour circulaire, la cour carrée, sans qu’Ordener, conduit par +l’officier de ronde, éprouvât d’obstacle; ils franchirent la grande +herse, le hangar de l’artillerie, la place d’armes, et arrivèrent à la +tour basse, dont la porte de fer s’ouvrit à la voix du lieutenant. + +--Au revoir, lieutenant d’Ahlefeld! dit Ordener. + +--Au revoir, répondit l’officier. Je déclare que vous êtes un brave +champion, quoique j’ignore qui vous êtes, et si ceux de vos pairs que +vous amènerez à notre rendez-vous auront qualité pour prendre le titre +de parrains, et ne devront pas se borner au nom modeste d’assistants. + +Ils se serrèrent la main; la porte de fer se referma, et le lieutenant +retourna, en fredonnant un air de Lulli, admirer ses bottes polonaises +et le roman français. + +Ordener, resté seul sur le seuil, quitta ses vêtements, qu’il +enveloppa de son manteau et attacha sur sa tête avec le ceinturon de +son sabre; puis, mettant en pratique les principes d’indépendance de +Schumacker, il s’élança dans l’eau froide et calme du golfe, et +commença à nager au milieu de l’obscurité, vers le rivage, en se +dirigeant du côté du Spladgest, destination où il était toujours à peu +près sûr d’arriver, mort ou vif. + +Les fatigues de la journée l’avaient épuisé; aussi n’aborda-t-il que +très péniblement. Il se rhabilla à la hâte, et marcha vers le +Spladgest qui se dessinait dans la place du port comme une masse +noire; car depuis quelque temps la lune s’était entièrement voilée. + +En approchant de cet édifice, il entendit comme un bruit de voix; une +lumière faible sortait par l’ouverture supérieure. Étonné, il frappa +violemment à la porte carrée; le bruit cessa, la lueur disparut. Il +frappa de nouveau; la lumière en reparaissant lui laissa voir quelque +chose de noir sortir par l’orifice supérieur et se blottir sur le toit +plat du bâtiment. Ordener frappa une troisième fois avec le pommeau de +son sabre, et cria:--Ouvrez, de par sa majesté le roi! ouvrez, de par +sa sérénité le vice-roi! + +La porte s’ouvrit enfin lentement, et Ordener se trouva face à face +avec la longue figure pâle et maigre de Spiagudry, qui, les habits en +désordre, l’œil hagard, les cheveux hérissés, les mains +ensanglantées, portait une lampe sépulcrale, dont la flamme tremblait +encore moins visiblement que son grand corps. + + + + +VI + + PIRRO + + Jamais! + + ANGELO. + + Quoi! je crois que tu veux faire l’homme de + bien. Misérable! si tu dis un seul mot... + + PIRRO. + + Mais, Angelo, je t’en conjure, pour l’amour de + Dieu... + + ANGELO. + + Laisse faire ce que tu ne peux empêcher. + + PIRRO. + + Ah! quand le diable vous tient par un cheveu, il + faut lui abandonner toute la tête. Malheureux que + je suis! + + (_Émilia Galotti._) + + +Une heure environ après que le jeune voyageur à la plume noire était +sorti du Spladgest, la nuit étant tout à fait tombée et la foule +entièrement écoulée, Oglypiglap avait fermé la porte extérieure de +l’édifice funèbre, tandis que son maître Spiagudry arrosait pour la +dernière fois les corps qui y étaient déposés. Puis tous deux +s’étaient retirés dans leur très peu somptueux appartement, et tandis +qu’Oglypiglap dormait sur son petit grabat, comme l’un des cadavres +confiés à sa garde, le vénérable Spiagudry, assis devant une table de +pierre couverte de vieux livres, de plantes desséchées et d’ossements +décharnés, s’était plongé dans les graves études qui, bien que +réellement fort innocentes, n’avaient pas peu contribué à lui donner +parmi le peuple une réputation de sorcellerie et de diablerie, fâcheux +apanage de la science à cette époque. + +Il y avait plusieurs heures qu’il était absorbé dans ses méditations; +et, prêt enfin à quitter ses livres pour son lit, il s’était arrêté à +ce passage lugubre de Thormodus TorfÅ“us: + +«Quand un homme allume sa lampe, la mort est chez lui avant qu’elle +soit éteinte...» + +--N’en déplaise au savant docteur, se dit-il à demi-voix, il n’en sera +point ainsi chez moi ce soir. Et il prit sa lampe pour la souffler. + +--Spiagudry! cria une voix qui sortait de la salle des cadavres. + +Le vieux concierge trembla de tous ses membres. Ce n’est pas qu’il +crût, comme tout autre peut-être à sa place, que les tristes hôtes du +Spladgest s’insurgeaient contre leur gardien. Il était assez savant +pour ne pas éprouver de ces terreurs imaginaires; et la sienne n’était +si réelle que parce qu’il connaissait trop bien la voix qui +l’appelait. + +--Spiagudry! répéta violemment la voix, faudra-t-il, pour te faire +entendre, que j’aille t’arracher les oreilles? + +--Que saint Hospice ait pitié, non de mon âme, mais de mon corps! dit +l’effrayé vieillard; et, d’un pas que la peur pressait et ralentissait +à la fois, il se dirigea vers la seconde porte latérale, qu’il ouvrit. +Nos lecteurs n’ont pas oublié que cette porte communiquait à la salle +des morts. + +La lampe qu’il portait éclaira alors un tableau bizarrement hideux. +D’un côté, le corps maigre, long et légèrement voûté de Spiagudry; de +l’autre, un homme petit, épais et trapu, vêtu de la tête aux pieds de +peaux de toutes sortes d’animaux encore teintes d’un sang desséché, +et debout au pied du cadavre de Gill Stadt, qui, avec ceux de la jeune +fille et du capitaine, occupait le fond de la scène. Ces trois muets +témoins, ensevelis dans une sorte de pénombre, étaient les seuls qui +pussent voir, sans fuir d’épouvante, les deux vivants dont l’entretien +commençait. + +Les traits du petit homme, que la lumière faisait vivement ressortir, +avaient quelque chose d’extraordinairement sauvage. Sa barbe était +rousse et touffue, et son front, caché sous un bonnet de peau d’élan, +paraissait hérissé de cheveux de même couleur; sa bouche était large, +ses lèvres épaisses, ses dents blanches, aiguës et séparées; son nez, +recourbé comme le bec de l’aigle; et son Å“il gris bleu, extrêmement +mobile, lançait sur Spiagudry un regard oblique, où la férocité du +tigre n’était tempérée que par la malice du singe. Ce personnage +singulier était armé d’un large sabre, d’un poignard sans fourreau, et +d’une hache à tranchants de pierre, sur le long manche de laquelle il +était appuyé; ses mains étaient couvertes de gros gants de peau de +renard bleu; + +--Ce vieux spectre m’a fait attendre bien longtemps, dit-il, se +parlant à lui-même; et il poussa une espèce de rugissement comme une +bête des bois. + +Spiagudry aurait certainement pâli d’effroi, s’il eût pu pâlir. + +--Sais-tu bien, poursuivit le petit homme en s’adressant à lui +directement, que je viens des grèves d’Urchtal? Avais-tu donc envie, +en me retardant, d’échanger ta couche de paille contre une de ces +couches de pierre? + +Le tremblement de Spiagudry redoubla; les deux seules dents qui lui +restaient s’entre-choquèrent avec violence. + +--Pardonnez, maître, dit-il en courbant l’arc de son grand corps +jusqu’au niveau du petit homme, je dormais d’un profond sommeil. + +--Veux-tu que je te fasse connaître un sommeil plus profond encore? + +Spiagudry fit une grimace de terreur, qui seule pouvait être plus +plaisante que ses grimaces de gaieté. + +--Eh bien! qu’est-ce? continua le petit homme. Qu’as-tu? Est-ce que ma +présence ne t’est pas agréable? + +--Oh! mon maître et seigneur, répondit le vieux concierge, il n’est +certainement pas pour moi de bonheur plus grand que la vue de votre +excellence. + +Et l’effort qu’il faisait pour donner à sa physionomie effrayée une +expression riante eût déridé tout autre que des morts. + +--Vieux renard sans queue, mon excellence t’ordonne de me remettre les +vêtements de Gill Stadt. En prononçant ce nom, le visage farouche et +railleur du petit homme devint sombre et triste. + +--Oh! maître, pardonnez, je ne les ai plus, dit Spiagudry; votre grâce +sait que nous sommes obligés de livrer au fisc royal les dépouilles +des ouvriers des mines, dont le roi hérite en sa qualité de leur +tuteur né. + +Le petit homme se tourna vers le cadavre, croisa les bras, et dit +d’une voix sourde:--Il a raison. Ces misérables mineurs sont comme +l’eider [Note: Oiseau qui donne l’edredon. Les paysana norvégiens +lui construisent des nids, où ils le suprennent et le plument.]; on +lui fait son nid, on lui prend son duvet. + +Puis soulevant le cadavre entre ses bras et l’étreignant fortement, il +se mit à pousser des cris sauvages d’amour et de douleur, pareils aux +grondements d’un ours qui caresse son petit. À ces sons inarticulés, +se mêlaient, par intervalles, quelques mots d’un jargon étrange que +Spiagudry ne comprenait pas. + +Il laissa retomber le cadavre sur la pierre, et se tourna vers le +gardien. + +--Sais-tu, sorcier maudit, le nom du soldat né sous un mauvais astre +qui a eu le malheur d'être préféré à Gill par cette fille? + +Et il poussa du pied les restes froids de Guth Stersen. + +Spiagudry fit un signe négatif. + +--Eh bien! par la hache d’Ingolphe, le chef de ma race, j’exterminerai +tous les porteurs de cet uniforme; et il désignait les vêtements de +l’officier.--Celui dont je veux la vengeance se trouvera dans le +nombre. J’incendierai toute la forêt pour brûler l’arbuste vénéneux +qu’elle renferme. Je l’ai juré du jour où Gill est mort; et je lui ai +donné déjà un compagnon qui doit réjouir son cadavre.--O Gill! te +voilà donc là sans force et sans vie, toi qui atteignais le phoque à +la nage, le chamois à la course, toi qui étouffais l’ours des monts de +Kolè à la lutte; te voilà immobile, toi qui parcourais le Drontheimhus +depuis l’Orkel jusqu’au lac de Smiasen en un jour, toi qui gravissais +les pics du Dofre-Field comme l’écureuil gravit le chêne; te voilà +muet, Gill, toi qui, debout sur les sommets orageux de Kongsberg, +chantais plus haut que le tonnerre. O Gill! c’est donc en vain que +j’ai comblé pour toi les mines de Fa-roër; c’est en vain que j’ai +incendié l’église cathédrale de Drontheim; toutes mes peines sont +perdues, et je ne verrai pas se perpétuer en toi la race des enfants +d’Islande, la descendance d’Ingolphe l’Exterminateur; tu n’hériteras +pas de ma hache de pierre; et c’est toi au contraire qui me lègues ton +crâne pour y boire désormais l’eau des mers et le sang des hommes. + +À ces mots, saisissant la tête du cadavre: + +--Spiagudry, dit-il, aide-moi. Et arrachant ses gants, il découvrit +ses larges mains, armées d’ongles longs, durs et retors comme ceux +d’une bête fauve. + +Spiagudry, qui le vit prêt à faire sauter avec son sabre le crâne +du cadavre, s’écria avec un accent d’horreur qu’il ne put +réprimer:--Juste Dieu! maître! un mort! + +--Eh bien, répliqua traquillement le petit homme, aimes-tu mieux que +cette lame s’aiguise ici sur un vivant? + +--Oh! permettez-moi de supplier votre courtoisie... Comment votre +excellence peut-elle profaner?... Votre grâce.... Seigneur, votre +sérénité ne voudra pas.... + +--Finiras-tu? ai-je besoin de tous ces titres, squelette vivant, pour +croire à ton profond respect pour mon sabre? + +--Par saint Waldemar, par saint Usuph, au nom de saint Hospice, +épargnez un mort! + +--Aide-moi, et ne parle pas des saints au diable. + +--Seigneur, poursuivit le suppliant Spiagudry, par votre illustre +aïeul saint Ingolphe!... + +--Ingolphe l’Exterminateur était un réprouvé comme moi. + +--Au nom du ciel, dit le vieillard en se prosternant, c’est cette +réprobation que je veux vous éviter. + +L’impatience transporta le petit homme. Ses yeux gris et ternes +brillèrent comme deux charbons ardents. + +--Aide-moi! répéta-t-il en agitant son sabre. + +Ces deux mots furent prononcés de la voix dont les prononcerait un +lion, s’il parlait. Le concierge, tremblant et à demi mort, s’assit +sur la pierre noire, et soutint de ses mains la tête froide et humide +de Gill, tandis que le petit homme, à l’aide de son poignard et de son +sabre, enlevait le crâne avec une dextérité singulière. + +Quand cette opération fut terminée, il considéra quelque temps le +crâne sanglant, en proférant des paroles étranges; puis il le remit à +Spiagudry pour qu’il le dépouillât et le lavât, et dit en poussant une +espèce de hurlement: + +--Et moi, je n’aurai pas en mourant la consolation de penser qu’un +héritier de l'âme d’Ingolphe boira dans mon crâne le sang des hommes +et l’eau des mers. + +Après une sinistre rêverie, il continua: + +--L’ouragan est suivi de l’ouragan, l’avalanche entraîne l’avalanche, +et moi je serai le dernier de ma race. Pourquoi Gill n’a-t-il pas haï +comme moi tout ce qui porte la face humaine? Quel démon ennemi du +démon d’Ingolphe l’a poussé sous ces fatales mines à la recherche d’un +peu d’or? + +Spiagudry, qui lui rapportait le crâne de Gill, l’interrompit. + +--L’excellence a raison; l’or lui-même, dit Snorro Sturleson, s’achète +souvent trop cher. + +--Tu me rappelles, dit le petit homme, une commission dont il faut que +je te charge; voici une boîte de fer que j’ai trouvée sur cet +officier, dont tu n’as pas, comme tu le vois, toutes les dépouilles; +elle est si solidement fermée, qu’elle doit renfermer de l’or, seule +chose précieuse aux yeux des hommes; tu la remettras à la veuve Stadt, +au hameau de Thoctree, pour lui payer son fils. + +Il tira alors de son havre-sac de peau de renne un très petit coffre de +fer. Spiagudry le reçut, et s’inclina. + +--Remplis fidèlement mon ordre, dit le petit homme en lui lançant un +regard perçant; songe que rien n’empêche deux démons de se revoir; je +te crois encore plus lâche qu’avare, et tu me réponds de ce coffre. + +--Oh! maître, sur mon âme. + +--Non pas! sur tes os et sur ta chair. + +En ce moment, la porte extérieure du Spladgest retentit d’un coup +violent. Le petit homme s’étonna, Spiagudry chancela, et couvrit sa +lampe de sa main. + +--Qu’est-ce? s’écria le petit homme en grondant. + +--Et toi, vieux misérable, comment trembleras-tu donc quand tu +entendras la trompette du jugement dernier? + +Un second coup plus fort se fit entendre. + +--C’est quelque mort pressé d’entrer, dit le petit homme. + +--Non, maître, murmura Spiagudry, on n’amène point de morts passé +minuit. + +--Mort ou vivant, il me chasse.--Toi, Spiagudry sois fidèle et muet. +Je te jure, par l’esprit d’Ingolphe et le crâne de Gill, que tu +passeras dans ton auberge de cadavres tout le régiment de Munckholm en +revue. + +Et le petit homme, attachant le crâne de Gill à sa ceinture et +remettant ses gants, s’élança avec l’agilité d’un chamois, et à l’aide +des épaules de Spiagudry, par l’ouverture supérieure, où il disparut. + +Un troisième coup ébranla le Spladgest, et une voix du dehors ordonna +d’ouvrir aux noms du roi et du vice-roi. Alors le vieux concierge, à +la fois agité par deux terreurs différentes, dont on pourrait nommer +l’une de _souvenir_, et l’autre d'_espérance_, s’achemina vers la porte +carrée, et l’ouvrit. + + + + +VII + + Cette joie à laquelle se réduit la félicité + temporelle, elle s’est fatiguée à la poursuivre + par des sentiers âpres et douloureux, sans avoir + jamais pu l’atteindre. + + (_Confessions de saint Augustin_.) + + +Rentré dans son cabinet après avoir quitté Poël, le gouverneur de +Drontheim s’enfonça dans un large fauteuil, et ordonna, pour se +distraire, à l’un de ses secrétaires de lui rendre compte des placets +présentés au gouvernement. + +Celui-ci, après s'être incliné, commença: + +--«1° Le révérend docteur Anglyvius demande qu’il soit pourvu au +remplacement du révérend docteur Foxtipp, directeur de la bibliothèque +épiscopale, pour cause d’incapacité. L’exposant ignore qui pourra +remplacer ledit docteur incapable; il fait seulement savoir que lui, +docteur Anglyvius, a longtemps exercé les fonctions de bibliothéc....» + +--Renvoyez ce drôle à l’évêque, interrompit le général. + +--«2° Athanase Munder, prêtre, ministre des prisons, demande la grâce +de douze condamnés pénitents, à l’occasion des glorieuses noces de sa +courtoisie Ordener Guldenlew, baron de Thorvick, chevalier de +Dannebrog, fils du vice-roi, avec noble dame Ulrique d’Ahlefeld, fille +de sa grâce le comte grand-chancelier des deux royaumes.» + +--Ajournez, dit le général. Je plains les condamnés. + +--«3° Fauste-Prudens Destrombidès, sujet norvégien, poëte latin, +demande à faire l’épithalame desdits nobles époux.» + +--Ah! ah! le brave homme doit être vieux, car c’est le même qui en +1674 avait préparé un épithalame pour le mariage projeté entre +Schumacker, alors comte de Griffenfeld, et la princesse +Louise-Charlotte de Holstein-Augustenbourg, mariage qui n’eut pas +lieu.--Je crains, ajouta le gouverneur entre ses dents, que +Fauste-Prudens soit le poëte des mariages rompus. + +--Ajournez la demande et poursuivez. On s’informera, à l’occasion +dudit poëte, s’il n’y aurait pas un lit vacant à l’hôpital de +Drontheim. + +--«4° Les mineurs de Guldbranshal, des îles Faroër, du Sund-Moër, de +Hubfallo, de Roeraas et de Kongsberg, demandent à être affranchis des +charges de la tutelle royale.» + +--Ces mineurs sont remuants. On dit même qu’ils commencent déjà à +murmurer du long silence gardé sur leur requête. Qu’elle soit réservée +pour un mûr examen. + +--«5° Braal, pêcheur, déclare, en vertu de l’Odelsrecht [Note: +_Odelsrecht_, loi singulière qui établissait parmi les paysans +norvégiens des sortes de _majorats_. Tout homme qui était contraint de +se défaire de son patrimoine pouvait empêcher l’acquéreur de +l’aliéner, en déclarant tous les dix ans à l’autorité qu’il était dans +l’intention de le racheter.], qu’il persévère dans l’intention de +racheter son patrimoine. + +--«6° Les syndics de Noes, Loevig, Indal, Skongen, Stod, Sparbo et +autres bourgs et villages du Drontheimhus septentrional, demandent que +la tête du brigand, assassin et incendiaire Han, natif, dit-on, de +Klipstadur en Islande, soit mise à prix.--S’oppose à la requête Nychol +Orugix, bourreau du Drontheimhus, qui prétend que Han est sa +propriété.--Appuie la requête Benignus Spiagudry, gardien du +Spladgest, auquel doit revenir le cadavre.» + +--Ce bandit est bien dangereux, dit le général, surtout lorsqu’on +craint des troubles parmi les mineurs. Qu’on fasse proclamer sa tête +au prix de mille écus royaux. + +--«7° Benignus Spiagudry, médecin, antiquaire, sculpteur, +minéralogiste, naturaliste, botaniste, légiste, chimiste, mécanicien, +physicien, astronome, théologien, grammairien...» + +--Eh mais, interrompit le général, est-ce que ce n’est pas le même +Spiagudry que le gardien du Spladgest? + +--Si vraiment, votre excellence, répondit le secrétaire--«... +concierge, pour sa majesté, de l’établissement dit _Spladgest_, dans +la royale ville de Drontheim, expose--que c’est lui, Benignus +Spiagudry, qui a découvert que les étoiles appelées fixes n’étaient +pas éclairées par l’astre appelé soleil; _item_, que le vrai nom +d’Odin est _Frigge_, fils de _Fridulph_; _item_, que le lombric marin +se nourrit de sable; _item_, que le bruit de la population éloigne les +poissons des côtes de Norvège, en sorte que les moyens de subsistance +diminuent en proportion de l’accroissement du peuple; _item_, que le +golfe nommé Otte-Sund s’appelait autrefois _Limfiord_ et n’a pris le +nom d'_Otte-Sund_ qu’après qu’Othon le Roux y eut jeté sa lance; +_item_, expose que c’est par ses conseils et sous sa direction qu’on a +fait d’une vieille statue de Freya la statue de la Justice qui orne la +grande place de Drontheim; et qu’on a converti en diable, représentant +le crime, le lion qui se trouvait sous les pieds de l’idole; _item_... + +--Ah! faites-nous grâce de ses éminents services. Voyons, que +demande-t-il?» + +Le secrétaire tourna plusieurs feuillets, et poursuivit: + +«.... Le très humble exposant croit pouvoir, en récompense de tant de +travaux utiles aux sciences et aux belles-lettres, supplier son +excellence d’augmenter la taxe de chaque cadavre mâle et femelle de +dix ascalins, ce qui ne peut qu'être agréable aux morts en leur +prouvant le cas qu’on fait de leurs personnes.» + +Ici la porte du cabinet s’ouvrit, et l’huissier annonça à haute voix +_la noble dame comtesse d’Ahlefeld_. En même temps, une grande dame, +portant sur sa tête une petite couronne de comtesse, richement vêtue +d’une robe de satin écarlate, bordée d’hermine et de franges d’or, +entra, et, acceptant la main que le général lui offrait, vint +s’asseoir près de son fauteuil. + +La comtesse pouvait avoir cinquante ans. L'âge n’avait, en quelque +sorte, rien eu à ajouter aux rides dont les soucis de l’orgueil et de +l’ambition avaient depuis si longtemps creusé son visage. Elle attacha +sur le vieux gouverneur son regard hautain et son sourire faux. + +--Eh bien, seigneur général, votre élève se fait attendre. Il devait +être ici avant le coucher du soleil. + +--Il y serait, dame comtesse, s’il n’était, en arrivant, allé à +Munckholm. + +--Comment, à Munckholm! j’espère que ce n’est pas Schumacker qu’il +cherche? + +--Mais cela se pourrait. + +--La première visite du baron de Thorvick aura été pour Schumacker! + +--Pourquoi non, comtesse? Schumacker est malheureux. + +--Comment, général! le fils du vice-roi est lié avec ce prisonnier +d’état! + +--Frédéric Guldenlew, en me chargeant de son fils, me pria, noble +dame, de l’élever comme j’eusse élevé le mien. J’ai pensé que la +connaissance de Schumacker serait utile à Ordener, qui est destiné à +être aussi puissant un jour. J’ai en conséquence, avec l’autorisation +du vice-roi, demandé à mon frère Grummond de Knud un droit d’entrée +pour toutes les prisons, que j’ai donné à Ordener.--Il en use. + +--Et depuis quand, noble général, le baron Ordener a-t-il fait cette +utile connaissance? + +--Depuis un peu plus d’un an, dame comtesse; il paraît que la société +de Schumacker lui plut, car elle le fixa assez longtemps à Drontheim; +et ce n’est qu’à regret et sur mon invitation expresse qu’il en partit +l’année dernière pour visiter la Norvège. + +--Et Schumacker sait-il que son consolateur est le fils d’un de ses +plus grands ennemis? + +--Il sait que c’est un ami, et cela lui suffit, comme à nous. + +--Mais vous, seigneur général, dit la comtesse avec un coup d’œil +pénétrant, saviez-vous en tolérant, et même en formant cette liaison, +que Schumacker avait une fille? + +--Je le savais, noble comtesse. + +--Et cette circonstance vous a semblé indifférente pour votre élève? + +--L’élève de Levin de Knud, le fils de Frédéric Guldenlew est un homme +loyal. Ordener connaît la barrière qui le séparé de la fille de +Schumacker; il est incapable de séduire, sans but légitime, une +fille, et surtout la fille d’un homme malheureux. + +La noble comtesse d’Ahlefeld rougit et pâlit; elle tourna la tête, +cherchant à éviter le regard calme du vieillard comme celui d’un +accusateur. + +--Enfin, balbutia-t-elle, cette liaison, général, me semble, souffrez +que je le dise, singulière et imprudente. On dit que les mineurs et +les peuplades du Nord menacent de se révolter, et que le nom de +Schumacker est compromis dans cette affaire. + +--Noble dame, vous m’étonnez! s’écria le gouverneur. Schumacker a +jusqu’ici supporté tranquillement son malheur. Ce bruit est sans doute +peu fondé. + +La porte s’ouvrit en ce moment, et l’huissier annonça qu’un messager +de sa grâce le grand-chancelier demandait à parler à la noble +comtesse. + +La comtesse se leva précipitamment, salua le gouverneur, et, tandis +qu’il continuait l’examen des placets, se rendit en toute hâte à ses +appartements, situés dans une aile du palais, en ordonnant qu’on y +envoyât le messager. + +Elle était depuis quelques moments assise sur un riche sopha, au +milieu de ses femmes, quand le messager entra. La comtesse en +l’apercevant fit un mouvement de répugnance qu’elle cacha soudain sous +un sourire bienveillant. L’extérieur du messager ne semblait pourtant +pas repoussant au premier abord; c’était un homme plutôt petit que +grand, et dont l’embonpoint annonçait tout autre chose qu’un messager. +Cependant, quand on l’examinait, son visage paraissait ouvert jusqu’à +l’impudence, et la gaieté de son regard avait quelque chose de +diabolique et de sinistre. Il s’inclina profondément devant la +comtesse, et lui présenta un paquet, scellé avec des fils de soie. + +--Noble dame, dit-il, daignez me permettre d’oser déposer à vos pieds +un précieux message de sa grâce, votre illustre époux, mon vénéré +maître. + +--Est-ce qu’il ne vient pas lui-même? et comment vous prend-il pour +messager? demanda la comtesse. + +--Des soins importants diffèrent l’arrivée de sa grâce, cette lettre +est pour vous en informer, madame la comtesse; pour moi, je dois, +d’après l’ordre de mon noble maître, jouir de l’insigne honneur d’un +entretien particulier avec vous. + +La comtesse pâlit; elle s’écria d’une voix tremblante: + +--Moi! un entretien avec vous, MusdÅ“mon? + +--Si cela affligeait en rien la noble dame, son indigne serviteur +serait au désespoir. + +--M’affliger! non sans doute, reprit la comtesse s’efforçant de +sourire; mais cet entretien est-il si nécessaire? + +Le messager s’inclina jusqu’à terre. + +--Absolument nécessaire! la lettre que l’illustre comtesse a daigné +recevoir de mes mains doit en contenir l’injonction formelle. + +C’était une chose singulière que de voir la fière comtesse d’Ahlefeld +trembler et pâlir devant un serviteur qui lui rendait de si profonds +respects. Elle ouvrit lentement le paquet et en lut le contenu. Après +l’avoir relu: + +--Allons, dit-elle à ses femmes d’une voix faible, qu’on nous laisse +seuls. + +--Daigne la noble dame, dit le messager fléchissant le genou, me +pardonner la liberté que j’ose prendre et la peine que je parais lui +causer. + +--Croyez au contraire, repartit la comtesse avec un sourire forcé, que +j’ai beaucoup de plaisir à vous voir. + +Les femmes se retirèrent. + +--Elphège, tu as donc oublié qu’il fut un temps où nos tête-à -tête ne +te répugnaient pas? + +C’était le messager qui parlait à la noble comtesse, et ces paroles +étaient accompagnées d’un rire pareil à celui du diable lorsqu’au +moment où le pacte expire il saisit l'âme qui s’est donnée à lui. + +La puissante dame baissa sa tête humiliée. + +--Que ne l’ai-je en effet oublié! murmura-t-elle. + +--Pauvre folle! comment peux-tu rougir de choses que nul Å“il humain +n’a vues? + +--Ce que les hommes ne voient pas, Dieu le voit. + +--Dieu, faible femme! tu n’es pas digne d’avoir trompé ton mari, car +il est moins crédule que toi. + +--Vous insultez peu généreusement à mes remords, MusdÅ“mon. + +--Eh bien! si tu en as, Elphège, pourquoi leur insultes-tu toi-même +chaque jour par des crimes nouveaux? + +La comtesse d’Ahlefeld cacha sa tête dans ses mains; le messager +poursuivit: + +--Elphège, il faut choisir: ou le remords et plus de crimes, ou le +crime et plus de remords. Fais comme moi, choisis le second parti, +c’est le meilleur, le plus gai du moins. + +--Puissiez-vous, dit la comtesse à voix basse, ne pas retrouver ces +paroles dans l’éternité! + +--Allons, ma chère, quittons la plaisanterie. Alors MusdÅ“mon +s’asseyant près de la comtesse, et passant ses bras autour de son cou: + +--Elphège, dit-il, tâche de rester, par l’esprit du moins, ce que tu +étais il y a vingt ans. + +L’infortunée comtesse, esclave de son complice, tâcha de répondre à sa +repoussante caresse. Il y avait dans cet embrassement adultère de deux +êtres qui se méprisaient et s’exécraient mutuellement quelque chose de +trop révoltant, même pour ces âmes dégradées. Les caresses illégitimes +qui avaient fait leur joie, et que je ne sais quelle horrible +convenance les forçait de se prodiguer encore, faisaient maintenant +leur torture. Étrange et juste changement des affections coupables! +leur crime était devenu leur supplice. + +La comtesse, pour abréger ce tourment adultère, demanda enfin à son +odieux amant, en s’arrachant de ses bras, de quel message verbal son +époux l’avait chargé. + +--D’Ahlefeld, dit MusdÅ“mon, au moment de voir son pouvoir s’affermir +par le mariage d’Ordener Guldenlew avec notre fille... + +--Notre fille! s’écria la hautaine comtesse, et son regard fixé sur +MusdÅ“mon reprit une expression d’orgueil et de dédain. + +--Eh bien, dit froidement le messager, je crois qu’Ulrique peut +m’appartenir au moins autant qu’à lui. Je disais donc que ce mariage +ne satisfaisait pas entièrement ton mari, si Schumacker n’était en +même temps tout à fait renversé. Du fond de sa prison, ce vieux favori +est encore presque aussi redoutable que dans son palais. Il a à la +cour des amis obscurs, mais puissants, peut-être parce qu’ils sont +obscurs; et le roi, apprenant il y a un mois que les négociations du +grand-chancelier avec le duc de Holstein-Ploen ne marchaient pas, s’est +écrié avec impatience:--Griffenfeld à lui seul en savait plus qu’eux +tous.--Un intrigant nommé Dispolsen, venu de Munckholm à Copenhague, a +obtenu de lui plusieurs audiences secrètes, après lesquelles le roi a +fait demander à la chancellerie, où ils sont déposés, les titres de +noblesse et de propriété de Schumacker. On ignore à quoi Schumacker +aspire; mais ne désirerait-il que la liberté, pour un prisonnier +d’état c’est désirer le pouvoir.--Il faut donc qu’il meure, et qu’il +meure judiciairement; c’est à lui forger un crime que nous +travaillons.--Ton mari, Elphège, sous prétexte d’inspecter _incognito_ +provinces du Nord, va s’assurer par lui-même du résultat qu’ont eu nos +menées parmi les mineurs, dont nous voulons provoquer, au nom de +Schumacker, une insurrection qu’il sera facile ensuite d’étouffer. Ce +qui nous inquiète, c’est la perte de plusieurs papiers importants +relatifs à ce plan, et que nous avons tout lieu de croire au pouvoir +de Dispolsen. Sachant donc qu’il était reparti de Copenhague pour +Munckholm, rapportant à Schumacker ses parchemins, ses diplômes, et +peut-être ces documents qui peuvent nous perdre ou au moins nous +compromettre, nous avons aposté dans les gorges de Kole quelques +fidèles, chargés de se défaire de lui, après l’avoir dépouillé de ses +papiers. Mais si, comme on l’assure, Dispolsen est venu de Berghen par +mer, nos peines seront perdues de ce côté-là .--Pourtant j’ai recueilli +en arrivant je ne sais quels bruits d’un assassinat d’un capitaine +nommé Dispolsen.--Nous verrons.--Nous sommes en attendant à la +recherche d’un brigand fameux, Han, dit d’Islande, que nous voudrions +mettre à la tête de la révolte des mines. Et toi, ma chère, quelles +nouvelles d’ici me donneras-tu? Le joli oiseau de Munckholm a-t-il été +pris dans sa cage? La fille du vieux ministre a-t-elle enfin été la +proie de notre _falcofulvus_, de notre fils Frédéric? + +La comtesse, retrouvant sa fierté, se récria encore: + +--Notre fils! + +--Ma foi, quel âge peut-il avoir? Vingt-quatre ans. Il y en a +vingt-six que nous nous connaissons, Elphège. + +--Dieu le sait, s’écria la comtesse, mon Frédéric est l’héritier +légitime du grand-chancelier. + +--Si Dieu le sait, répondit le messager en riant, le diable peut +l’ignorer. Au reste, ton Frédéric n’est qu’un étourneau indigne de +moi, et ce n’est pas la peine de nous quereller pour si peu de chose. +Il n’est bon qu’à séduire une fille. Y est-il parvenu au moins? + +--Pas encore, que je sache. + +--Mais, Elphège, tâche donc de jouer un rôle moins passif dans nos +affaires. Celui du comte et le mien sont, tu le vois, assez actifs. Je +retourne dès demain vers ton mari. Pour toi, ne te borne pas, de +grâce, à prier pour nos péchés, comme la madone que les Italiens +invoquent en assassinant.--Il faut aussi qu’Ahlefeld songe à me +récompenser un peu plus magnifiquement qu’il ne l’a fait jusqu’ici. Ma +fortune est liée à la vôtre; mais je me lasse d'être le serviteur de +l’époux, quand je suis l’amant de la femme, et de n'être que le +gouverneur, le précepteur, le pédagogue, quand je suis presque le +père. + +En ce moment minuit sonna, et une des femmes entra, rappelant à la +comtesse que, d’après la règle du palais, toutes les lumières devaient +être éteintes à cette heure. La comtesse, heureuse de terminer un +entretien pénible, rappela ses suivantes. + +--Me permette la gracieuse comtesse, dit MusdÅ“mon en se retirant, de +conserver l’espérance de la revoir demain, et de déposer à ses pieds +l’hommage de mon profond respect. + + + + +VIII + + Il faut absolument que tu l’aies massacré; tu as + le regard d’un meurtrier, un air sinistre et + farouche. + + SHAKESPEARE, _le Songe d’été_. + + +--En honneur, vieillard, dit Ordener à Spiagudry, je commençais à +croire que c’étaient les cadavres logés dans cet édifice qui étaient +chargés d’en ouvrir la porte. + +--Pardonnez, seigneur, répondit le concierge ayant encore dans +l’oreille les noms du roi et du vice-roi et répétant son excuse +banale, je... je dormais profondément. + +--En ce cas, il paraît que vos morts ne dorment pas, car c’étaient eux +sans doute que j’entendais tout à l’heure causer distinctement. + +Spiagudry se troubla. + +--Vous avez, seigneur étranger, vous avez entendu?.... + +--Eh! mon Dieu, oui; mais qu’importe? je ne suis pas venu ici pour +m’occuper de vos affaires, mais pour vous occuper des miennes. +Entrons. + +Spiagudry ne se souciait guère d’introduire le nouveau venu près du +corps de Gill; mais ces dernières paroles le rassurèrent un peu, et +d’ailleurs, pouvait-il résister? + +Il laissa donc passer le jeune homme, et, refermant la porte: + +--Benignus Spiagudry, dit-il, est à votre service pour tout ce qui +concerne les sciences humaines. Cependant, si, comme votre visite +nocturne semble l’annoncer, vous croyez parler à un sorcier, vous avez +tort; _ne famam credas_; je ne suis qu’un savant.--Entrons, seigneur +étranger, dans mon laboratoire. + +--Non pas, dit Ordener, c’est à ces cadavres qu’il faut nous arrêter. + +--À ces cadavres! s’écria Spiagudry, recommençant à trembler. Mais, +seigneur, vous ne pouvez les voir. + +--Comment, je ne puis voir des corps qui ne sont déposés là que pour +être vus! Je vous répète que j’ai des renseignements à vous demander +sur l’un d’eux; votre devoir est de me les donner. Obéissez de gré, +vieillard, ou vous obéirez de force. + +Spiagudry avait un profond respect pour les sabres, et il en voyait +briller un au côté d’Ordener. + +--_Nihil non arrogat armis_, murmura-t-il; et, fouillant dans le +trousseau de ses clefs, il ouvrit la grille à hauteur d’appui, et +introduisit l’étranger dans la seconde section de la salle. + +--Montrez-moi les vêtements du capitaine, dit celui-ci. + +En ce moment, un rayon de la lampe tomba sur la tête sanglante de Gill +Stadt. + +--Juste Dieu! s’écria Ordener, quelle abominable profanation! + +--Grand saint Hospice, ayez pitié de moi! dit à voix basse le vieux +concierge. + +--Vieillard, poursuivit Ordener d’une voix menaçante, êtes-vous si +loin de la tombe, pour violer le respect qu’on lui voue, et ne +craignez-vous pas, malheureux, que les vivants ne vous apprennent ce +que l’on doit aux morts? + +--Oh! s’écria le pauvre concierge, grâce, ce n’est pas moi! Si vous +saviez!.... Et il s’arrêta, car il se rappela ces mots du petit homme: +Sois fidèle et muet. + +--Avez-vous vu quelqu’un sortir par cette ouverture? demanda-t-il +d’une voix éteinte. + +--Oui. Est-ce ton complice? + +--Non, c’est le coupable, le seul coupable! j’en jure par toutes les +réprobations infernales, par toutes les bénédictions célestes, par ce +corps même si indignement profané!--Et il s’était prosterné sur la +pierre devant Ordener. + +Tout hideux qu’était Spiagudry, il y avait cependant dans son +désespoir, dans ses protestations, un accent de vérité qui persuada le +jeune homme. + +--Vieillard, dit-il, relève-toi, et si tu n’as point outragé la mort, +n’avilis point la vieillesse. + +Le concierge se releva. Ordener continua: + +--Quel est le coupable? + +--Oh! silence, noble jeune seigneur, vous ignorez de qui vous parlez. +Silence! + +Et Spiagudry se répétait intérieurement: Sois fidèle et muet. + +Ordener reprit froidement: + +--Quel est le coupable? Je veux le connaître. + +--Au nom du ciel, seigneur! ne parlez pas ainsi, taisez-vous, de +peur.... + +--La peur ne me fera point taire et te fera parler. + +--Excusez-moi, pardon, mon jeune maître! dit le désolé Spiagudry, je +ne puis. + +--Tu le peux, car je le veux. Tu nommeras le profanateur! + +Spiagudry chercha encore à tergiverser. + +--Eh bien! noble maître, le profanateur de ce cadavre est l’assassin +de cet officier. + +--Cet officier est donc mort assassiné? demanda Ordener, ramené par +cette transition au but de sa recherche. + +--Oui, sans doute, seigneur. + +--Et par qui? par qui? + +--Au nom de la sainte que votre mère invoquait en vous donnant le +jour, ne cherchez pas à savoir ce nom, mon jeune maître, ne me forcez +pas à le révéler. + +--Si l’intérêt que j’ai à le savoir avait besoin d'être accru, vous y +ajouteriez, vieillard, l’intérêt de la curiosité. Je vous commande de +me nommer ce meurtrier. + +--Eh bien, dit Spiagudry, remarquez ces profondes déchirures produites +par des ongles longs et tranchants sur le corps de ce malheureux. +Elles vous nomment l’assassin. + +Et le vieillard montrait à Ordener de longues et fortes égratignures +sur le cadavre nu et lavé. + +--Comment? dit Ordener, est-ce quelque bête fauve? + +--Non, mon jeune seigneur. + +--Mais, à moins que ce ne soit le diable.... + +--Chut! prenez garde de trop bien deviner. N’avez-vous jamais entendu +parler, poursuivit le concierge à voix basse, d’un homme ou d’un +monstre à face humaine, dont les ongles sont aussi longs que ceux +d’Astaroth qui nous a perdus, ou de l’Antéchrist qui nous perdra? + +--Parlez plus clairement. + +--Malheur! dit l’Apocalypse.... + +--C’est le nom de l’assassin que je vous demande. + +--L’assassin... le nom?.... Seigneur, ayez pitié de moi, ayez pitié de +vous. + +--La seconde de ces prières détruirait la première, quand bien même +des motifs graves ne me forceraient pas à t’arracher ce nom. N’abuse +pas plus longtemps.... + +--Eh bien, vous le voulez, jeune homme, dit Spiagudry se redressant et +d’une voix haute, ce meurtrier, ce profanateur est Han d’Islande. + +Ce nom redoutable n’était pas ignoré d’Ordener. + +--Comment! reprit-il, Han! cet exécrable bandit! + +--Ne l’appelez pas bandit, car il vit toujours seul. + +--Alors, misérable, comment le connaissez-vous? Quels crimes communs +vous ont donc rapprochés? + +--Oh! noble maître, daignez ne pas croire aux apparences. Le tronc de +chêne est-il vénéneux parce que le serpent s’y abrite? + +--Point de vaines paroles! un scélérat ne peut avoir d’ami qu’un +complice. + +--Je ne suis point son ami, et moins encore son complice; et si mes +serments ne vous ont pas persuadé, seigneur, veuillez de grâce +remarquer que cette profanation détestable m’expose, dans vingt-quatre +heures, quand on viendra relever le corps de Gill Stadt, au supplice +des sacrilèges, et me jette ainsi dans la plus effroyable inquiétude +où innocent se soit jamais trouvé. + +Ces considérations d’intérêt personnel firent encore plus sur Ordener +que la voix suppliante du pauvre gardien, auquel elles avaient +probablement inspiré en bonne partie sa pathétique, quoique inutile +résistance au sacrilège du petit homme. Ordener parut méditer un +moment, pendant lequel Spiagudry cherchait à lire sur son visage si ce +repos déciderait la paix ou ramènerait la tempête. + +Enfin il dit d’un ton sévère, mais calme: + +--Vieillard, soyez véridique. Ayez-vous trouvé des papiers sur cet +officier? + +--Aucun, sur mon honneur. + +--Savez-vous si Han d’Islande en a trouvé? + +--Je vous jure par saint Hospice que je l’ignore. + +--Vous l’ignorez? savez-vous où se cache ce Han d’Islande? + +--Il ne se cache jamais, il erre toujours. + +--Soit; mais enfin quelles sont ses retraites? + +--Ce païen, répondit le vieillard à voix basse, a autant de retraites +que l'île de Hitteren a de récifs, que l’étoile Sirius a de rayons. + +--Je vous engage de nouveau, interrompit Ordener, à parler en termes +positifs. Je vais vous donner l’exemple; écoutez. Vous êtes +mystérieusement lié avec un brigand dont vous soutenez ne pas être le +complice. Si vous le connaissez, vous devez savoir où il s’est +maintenant retiré.--Ne m’interrompez pas.--Si vous n'êtes pas son +complice, vous n’hésiterez pas à me conduire à sa recherche. + +Spiagudry ne put contenir son effroi. + +--Vous, noble seigneur, vous, grand Dieu! plein de jeunesse et de vie, +provoquer, rechercher ce démoniaque! Quand Ingiald aux quatre bras +combattit le géant Nyctolm, du moins avait-il quatre bras. + +--Eh bien, dit Ordener en souriant, s’il faut quatre bras, ne +serez-vous pas mon guide? + +--Moi! votre guide! Comment pouvez-vous vous railler ainsi d’un pauvre +vieillard qui a déjà presque besoin d’un guide lui-même? + +--Écoutez, reprit Ordener, n’essayez pas vous-même de vous jouer de +moi. Si cette profanation, dont je veux bien vous croire innocent, +vous expose au châtiment des sacrilèges, vous ne pouvez rester ici. Il +vous faut donc fuir. Je vous offre ma sauvegarde, mais à condition que +vous me conduirez à la retraite du brigand. Soyez mon guide, je serai +votre protecteur. Je dis plus; si j’atteins Han d’Islande, je +l’amènerai ici mort ou vif. Vous pourrez prouver votre innocence, et +je vous promets de vous faire rentrer dans votre emploi. Voilà , en +attendant, plus d’écus royaux qu’il ne vous en rapporte par an. + +Ordener, en gardant la bourse pour la fin, avait observé dans ses +arguments la gradation voulue par les saines lois de la logique. +Cependant ils étaient par eux-mêmes assez forts pour faire rêver +Spiagudry. Il commença par prendre l’argent. + +--Noble maître, vous avez raison, dit-il ensuite, et son Å“il, +jusqu’alors indécis, se releva sur Ordener. Si je vous suis, je +m’expose quelque jour à la vengeance du formidable Han. Si je reste, +je tombe demain entre les mains du bourreau Orugix.--Quel est donc +déjà le supplice des sacrilèges? N’importe.--Dans les deux cas, ma +pauvre vie est en péril; mais comme, d’après la juste observation de +Sæmond-Sigfusson, autrement dit le Sage, _inter duo pericula æqualia, +minus imminens eligendum est_, je vous suis.--Oui, seigneur, je serai +votre guide. Veuillez ne pas oublier toutefois que j’ai fait tout ce +que j’ai pu pour vous détourner de votre aventureux dessein. + +--Soit, dit Ordener. Vous serez donc mon guide. Vieillard, ajouta-t-il +avec un regard expressif, je compte sur votre loyauté. + +--Ah! maître, répondit le concierge, la foi de Spiagudry est aussi +pure que l’or que vous venez de me donner si gracieusement. + +--Qu’il n’en soit pas autrement, car je vous prouverais que le fer que +je porte n’est pas de moins bon aloi que mon or.--Où pensez-vous que +soit Han d’Islande? + +--Mais, comme le midi du Drontheimhus est plein de troupes qu’on y a +envoyées sur je ne sais quelle réquisition du grand-chancelier, Han +doit s'être dirigé vers la grotte de Walderlong ou vers le lac de +Smiasen. Notre route est par Skongen. + +--Quand pouvez-vous me suivre? + +--Après la journée qui commence, quand la nuit sera close et le +Spladgest fermé, votre pauvre serviteur commencera près de vous les +fonctions de guide, pour lesquelles il privera les morts de ses soins. +Nous chercherons un moyen de cacher pendant tout le jour, aux yeux du +peuple, la mutilation du mineur. + +--Où vous trouverai-je ce soir? + +--Sur la grande place de Drontheim, s’il convient au maitre, près la +statue de la Justice, qui fut jadis Freya, et qui me protégera sans +doute de son ombre en reconnaissance du beau diable que j’ai fait +sculpter sous ses pieds. + +Spiagudry allait peut-être répéter verbalement à Ordener les +considérants de son placet au gouverneur, si celui-ci ne l’eût +interrompu. + +--Il suffit, vieillard, le traité est conclu. + +--Conclu, répéta le concierge. + +Il achevait ce mot, lorsqu’une espèce de grondement se fit entendre +comme au-dessus d’eux. Le concierge tressaillit. + +--Qu’est cela? dit-il. + +--N’y a-t-il ici, dit Ordener également surpris, d’autre habitant +vivant que vous? + +--Vous me rappelez mon vicaire Oglypiglap, reprit Spiagudry rassuré +par cette idée; c’est lui sans doute qui dort bruyamment. Un lapon qui +dort, selon l’évêque Arngrim, fait autant de bruit qu’une femme qui +veille. + +En parlant ainsi, ils s’étaient rapprochés de la porte du Spladgest. +Spiagudry l’ouvrit doucement. + +--Adieu, mon jeune seigneur, dit-il à Ordener, le ciel vous mette en +joie. À ce soir. Si votre chemin vous conduit devant la croix de saint +Hospice, daignez prier pour votre misérable serviteur Benignus +Spiagudry. + +Alors refermant en hâte la porte, autant de crainte d'être aperçu que +pour garantir sa lampe des premières brises du matin, il revint près +du cadavre de Gill, et s’occupa d’en tourner la tête de manière à en +cacher la blessure. + +Il avait fallu bien des raisons pour décider le timide concierge à +accepter l’offre aventureuse de l’étranger. Dans les motifs de sa +téméraire détermination entraient: 1° la crainte d’Ordener présent; +2° celle du bourreau Orugix; 3° une vieille haine pour Han d’Islande, +haine qu’il osait à peine s’avouer à lui-même, tant la terreur la +comprimait; 4° l’amour pour les sciences, auxquelles son voyage serait +si utile; 5° la confiance en son esprit rusé, pour se dérober aux +regards de Han; 6° un attrait tout spéculatif pour certain métal que +renfermait la bourse du jeune aventurier, et dont paraissait aussi +remplie la boîte de fer volée au capitaine et destinée à la veuve +Stadt, message qui maintenant courait grand risque de ne jamais +quitter le messager. + +Une dernière raison enfin, c’était l’espérance bien ou mal fondée de +rentrer tôt ou tard dans la place qu’il allait abandonner. Que lui +importait d’ailleurs que le brigand tuât le voyageur ou le voyageur le +brigand? À ce point de sa rêverie, il ne put s’empêcher de dire à +haute voix: + +--Cela me fera toujours un cadavre. + +Un nouveau grondement se fit encore entendre, et le malheureux +concierge frissonna. + +--Ce ne sont vraiment point là les ronflements d’Oglypiglap, se +dit-il; ce bruit vient du dehors. + +Puis, après un moment de réflexion: + +--Je suis bien simple de m’effrayer ainsi, c’est sans doute le dogue +du port qui se réveille et qui aboie. + +Alors il acheva de disposer les membres défigurés de Gill; puis, +refermant toutes les portes, vint se délasser sur son grabat des +fatigues de la nuit qui s’achevait, et prendre des forces pour celle +qui se préparait. + + + + +IX + + JULIETTE. + + Ah! crois-tu que nous nous revoyions jamais? + + ROMÉO. + + Je n’en doute point; et toutes ces peines + deviendront le doux entretien de nos jours à + venir. + + SHAKESPEARE. + + +Le fanal du château de Munckholm venait de s’éteindre, et, à sa place, +le matelot entrant dans le golfe de Drontheim voyait le casque du +soldat de garde briller de loin, comme une étoile mobile, aux rayons +du soleil levant, quand Schumacker, appuyé sur le bras de sa fille, +descendit comme de coutume dans le jardin circulaire qui environnait +sa prison. Tous deux avaient eu une nuit agitée, le vieillard par +l’insomnie, la jeune fille par des rêves délicieux. Ils se promenaient +depuis quelque temps en silence, quand le vieux prisonnier attacha sur +la belle jeune fille un regard triste et grave: + +--Vous rougissez et souriez toute seule, Éthel; vous êtes heureuse, +car vous ne rougissez pas du passé, et vous souriez à l’avenir. + +Éthel rougit plus fort, et cessa de sourire. + +--Mon seigneur et père, dit-elle, embarrassée et confuse, j’ai apporté +le livre de l’Edda. + +--Eh bien, lisez, ma fille, dit Schumacker; et il retomba dans sa +rêverie. + +Alors le sombre captif, assis sur un rocher noirâtre ombragé d’un +sapin noir, écouta la douce voix de sa fille, sans entendre sa +lecture, comme un voyageur altéré se plaît au murmure de la source où +il puise la vie. + +Éthel lui lut l’histoire de la bergère Allanga, qui refusa un roi +jusqu’à ce qu’il eût prouvé qu’il était un guerrier. Le prince Regner +Lodbrog n’obtint la bergère qu’en revenant vainqueur du brigand de +Klipstadur, Ingolphe l’Exterminateur. + +Soudain un bruit de pas et de feuillage froissé vint interrompre sa +lecture et arracher Schumacker à sa méditation. Le lieutenant +d’Ahlefeld sortit de derrière le rocher où ils étaient assis. Éthel +baissa la tête en reconnaissant l’interrupteur éternel, et l’officier +s’écria: + +--Sur ma foi, ma belle damoiselle, le nom d’Ingolphe l’Exterminateur +vient d'être prononcé par votre charmante bouche. Je l’ai entendu, et +je présume que c’est en parlant de son petit-fils, Han d’Islande, que +vous êtes remontée jusqu’à lui. Les damoiselles aiment beaucoup à +parler des brigands. Sous ce rapport, on conte d’Ingolphe et de sa +descendance des choses singulièrement agréables et effrayantes à +entendre. L’exterminateur Ingolphe n’eut qu’un fils, né de la sorcière +Thoarka; ce fils n’eut également qu’un fils, né de même d’une +sorcière. Depuis quatre siècles, cette race s’est ainsi perpétuée pour +la désolation de l’Islande, toujours par un seul rejeton, qui ne +produit jamais qu’un rameau. C’est par cette série d’héritiers uniques +que l’esprit infernal d’Ingolphe est arrivé de nos jours sain et +entier au fameux Han d’Islande, qui avait sans doute tout à l’heure le +bonheur d’occuper les virginales pensées de la damoiselle. + +L’officier s’arrêta un moment. Éthel gardait le silence de l’embarras; +Schumacker, celui de l’ennui. Enchanté de les trouver disposés sinon à +répondre, du moins à écouter, il continua: + +--Le brigand de Klipstadur n’a d’autre passion que la haine des +hommes, d’autre soin que celui de leur nuire. + +--Il est sage, interrompit brusquement le vieillard. + +--Il vit toujours seul, reprit le lieutenant. + +--Il est heureux, dit Schumacker. + +Le lieutenant fut ravi de cette double interruption, qui semblait +sceller un pacte de conversation. + +--Nous préserve le dieu Mithra, s’écria-t-il, de ces sages et de ces +heureux! Maudit soit le zéphyr malintentionné qui a apporté en Norvège +le dernier des démons d’Islande. J’ai tort de dire malintentionné, car +c’est, assure-t-on, à un évêque que nous devons le bonheur de posséder +Han de Klipstadur. Si l’on en croit la tradition, quelques paysans +islandais, ayant pris sur les montagnes de Bessestedt le petit Han +encore enfant, voulurent le tuer, comme Astyage tua le lionceau de +Bactriane; mais l’évêque de Scalholt s’y opposa, et prit l’oursin sous +sa protection, espérant faire un chrétien du diable. Le bon évêque +employa mille moyens pour développer cette intelligence infernale, +oubliant que la ciguë ne s’était point changée en lys dans les serres +chaudes de Babylone. Aussi le démoniaque adolescent le paya-t-il de +ses soins en s’enfuyant une belle nuit sur un tronc d’arbre, à travers +les mers, et en éclairant sa fuite de l’incendie du manoir épiscopal. +Voilà , selon les vieilles fileuses du pays, comment s’est transporté +en Norvège cet islandais, qui, grâce à son éducation, offre +aujourd’hui toute la perfection du monstre. Depuis ce temps, les mines +de Fa-roër comblées et trois cents ouvriers écrasés sous les +décombres; le rocher pendant de Golyn précipité pendant la nuit sur le +village qu’il dominait; le pont de Half-Broën croulant du haut des +roches sous le passage des voyageurs; la cathédrale de Drontheim +incendiée; les fanaux côtiers éteints durant les nuits orageuses, et +une foule de crimes et de meurtres ensevelis dans les lacs de Sparbo +ou de Smiasen, ou cachés sous les grottes de Walderhog et de Rylass, +et dans les gorges du Dofre-Field, ont attesté la présence de cet +Arimane incarné dans le Drontheimhus. Les vieilles prétendent qu’il +lui pousse un poil de la barbe à chaque crime; en ce cas sa barbe doit +être aussi touffue que celle du plus vénérable mage assyrien. La belle +damoiselle saura cependant que le gouverneur a plus d’une fois essayé +d’arrêter la crue extraordinaire de cette barbe. + +Schumacker rompit encore le silence. + +--Et tous les efforts pour s’emparer de cet homme, dit-il avec un +regard de triomphe et un sourire ironique, ont été vains? J’en +félicite la grande-chancellerie. + +L’officier ne comprit pas le sarcasme de l’ex-grand-chancelier. + +--Han a jusqu’ici été aussi imprenable qu’Horatius surnommé Coclès. +Vieux soldats, jeunes miliciens, campagnards, montagnards, tout meurt +ou tout fuit devant lui. C’est un démon qu’on ne saurait éviter ni +atteindre; ce qui peut arriver de plus heureux à ceux qui le +cherchent, c’est de ne pas le trouver. + +--La gracieuse damoiselle est peut-être surprise, continua-t-il en +s’asseyant familièrement près d’Éthel, qui se rapprocha de son père, +de tout ce que je sais de curieux touchant cet être surnaturel. Ce +n’est pas sans intention que j’ai recueilli ces singulières +traditions. Il me semble, et je serais heureux que ma charmante +damoiselle partageât mon avis, que les aventures de Han pourraient +fournir un roman délicieux, dans le genre des sublimes écrits de la +damoiselle Scudéry, l'_Artamène_ ou la _Clélie_, dont je n’ai encore +lu que six volumes, mais qui n’en est pas moins un chef-d’œuvre à mes +yeux. Il faudrait, par exemple, adoucir notre climat, orner nos +traditions, modifier nos noms barbares. Ainsi Drontheim, qui +deviendrai _Durtinianum_, verrait ses forêts se changer sous ma +baguette magique, en des bosquets délicieux, arrosés de mille petits +ruisseaux, bien autrement poétiques que nos vilains torrents. Nos +cavernes noires et profondes feraient place à des grottes charmantes, +tapissées de rocailles dorées et de coquillages d’azur. Dans l’une de +ces grottes habiterait un célèbre enchanteur, Hannus de Thulé...--Car +vous conviendrez que le nom de _Han d’Islande_ ne flatte pas +l’oreille.--Ce géant...--vous sentez qu’il serait absurde que le héros +d’un tel ouvrage ne fût pas un géant--ce géant descendrait en droite +ligne du dieu Mars.--Ingolphe l’Exterminateur ne présente rien à +l’imagination--et de la magicienne Théonne...--ne trouvez-vous pas le +nom de _Thoarka_ heureusement altéré?--fille de la sibylle de Cumes. +Hannus, après avoir été élevé par le grand-mage de Thulé, se serait +enfin échappé du palais du pontife, sur un char attelé de deux +dragons...--Il faudrait être un pauvre esprit pour conserver la +mesquine tradition du tronc d’arbre.--Arrivé sous le ciel de +Durtinianum, et séduit par ce pays charmant, il en aurait fait le lieu +de sa résidence et le théâtre de ses crimes. Ce ne serait pas chose +aisée que de faire une peinture agréable des brigandages de Han. On +pourrait en adoucir l’horreur par quelque amour ingénieusement +imaginé. La bergère Alcippe, en promenant un jour son agneau dans un +bois de myrtes et d’oliviers, serait aperçue par le géant, qui +céderait soudain au pouvoir de ses yeux. Mais Alcippe aimerait le beau +Lycidas, officier des milices, en garnison dans son hameau. Le géant +s’irriterait du bonheur du centurion, et le centurion des assiduités +du géant. Vous concevez, aimable damoiselle, tout ce qu’une pareille +imagination pourrait semer de charme dans les aventures de Hannus. Je +parierais mes bottes de Cracovie contre une paire de patins qu’un tel +sujet, traité par la damoiselle Scudéry, ferait raffoler toutes les +dames de Copenhague. + +Ce mot arracha Schumacker de la sombre rêverie où il était resté +enseveli pendant la dépense inutile de bel esprit que venait de faire +le lieutenant. + +--Copenhague?-dit-il brusquement; seigneur officier, que s’est-il +passé de nouveau à Copenhague? + +--Rien, sur ma foi, que je sache, répondit le lieutenant, sinon le +consentement donné par le roi au mariage important qui occupe en ce +moment les deux royaumes. + +--Comment! reprit Schumacker; quel mariage? + +L’apparition d’un quatrième interlocuteur arrêta la réponse sur les +lèvres du lieutenant. + +Tous trois levèrent les yeux. Le visage sombre du prisonnier +s’éclaircit, la physionomie frivole du lieutenant prit une expression +de gravité, et la douce figure d’Éthel, pâle et confuse pendant le +long soliloque de l’officier, se ranima de vie et de joie. Elle +soupira profondément, comme si son cÅ“ur eût été allégé d’un poids +insupportable, et son sourire triste et furtif s’élança au-devant du +nouveau venu.--C’était Ordener. + +Le vieillard, la jeune fille et l’officier étaient devant Ordener dans +une position singulière, ils avaient chacun un secret commun avec lui; +aussi se gênaient-ils réciproquement. Le retour d’Ordener au donjon ne +surprit ni Schumacker ni Éthel, qui l’attendaient; mais il étonna le +lieutenant, autant que la présence du lieutenant surprit Ordener, qui +aurait pu craindre quelque indiscrétion de l’officier sur la scène de +la veille, si le silence prescrit par la loi courtoise ne l’eût +rassuré. Il ne pouvait donc que s’étonner de le voir paisiblement +assis près des deux prisonniers. + +Ces quatre personnages ne pouvaient rien se dire réunis, précisément +parce qu’ils auraient eu beaucoup à se dire isolément. Aussi, hormis +les regards d’intelligence et d’embarras, l’accueil que reçut Ordener +fut-il absolument muet. + +Le lieutenant partit d’un éclat de rire. + +--Par la queue du manteau royal, mon cher nouveau-venu, voilà un +silence qui ne ressemble pas mal à celui des sénateurs gaulois, quand +le romain Brennus.... Je ne sais, en honneur, déjà plus qui était +romain ou gaulois, des sénateurs ou du général. N’importe! puisque +vous voilà , aidez-moi à instruire cet honorable vieillard de ce qui se +passe de nouveau. J’allais, sans votre subite entrée en scène, +l’entretenir du mariage illustre qui occupe en ce moment mèdes et +persans. + +--Quel mariage? dirent en même temps Ordener et Schumacker. + +--À la coupe de vos vêtements, seigneur étranger, s’écria le +lieutenant en frappant des mains, j’avais déjà pressenti que vous +veniez de quelque autre monde. Voici une question qui change en +certitude mon soupçon. Vous êtes sans doute débarqué hier sur les +bords de la Nidder, dans un char-fée attelé de deux griffons ailés; +car vous n’auriez pu parcourir la Norvège sans entendre parler du +fameux mariage du fils du vice-roi avec la fille du grand-chancelier. + +Schumacker se tourna vers le lieutenant. + +--Quoi! Ordener Guldenlew épouse Ulrique d’Ahlefeld? + +--Comme vous dites, répondit l’officier, et cela sera conclu avant que +la mode des vertugadins à la française soit passée à Copenhague. + +--Le fils de Frédéric doit avoir environ vingt-deux ans; car j’étais +depuis une année dans la forteresse de Copenhague quand le bruit de sa +naissance parvint jusqu’à moi. Qu’il se marie jeune, continua +Schumacker avec un sourire amer; au moment de la disgrâce on ne lui +reprochera pas du moins d’avoir ambitionné le chapeau de cardinal. + +Le vieux favori faisait à ses propres malheurs une allusion que le +lieutenant ne comprit pas. + +--Non certes, dit-il en éclatant de rire. Le baron Ordener va recevoir +le titre de comte, le collier de l’Éléphant et les aiguillettes de +colonel, qui ne se concilient guère vraiment avec la barrette de +cardinal. + +--Tant mieux, répondit Schumacker. Puis, après une pause, il ajouta, +secouant la tête comme s’il eût vu sa vengeance devant lui:--Quelque +jour peut-être on lui fera un carcan du noble collier, on lui brisera +sur le front sa couronne de comte, on lui battra les joues de ses +aiguillettes de colonel. Ordener saisit la main du vieillard. + +--Dans l’intérêt de votre haine, seigneur, ne maudissez pas le bonheur +d’un ennemi avant de savoir si ce bonheur en est un pour lui. + +--Eh! mais, dit le lieutenant, qu’importent au baron de Thorvick les +anathèmes du bonhomme? + +--Lieutenant! s’écria Ordener, ils lui importent plus que vous ne +pensez....--peut-être.--Et, poursuivit-il après un moment de silence, +votre fameux mariage est moins certain que vous ne le croyez. + +--_Fiat quod vis_, repartit le lieutenant avec une salutation +ironique; le roi, le vice-roi et le grand-chancelier ont, il est vrai, +tout disposé pour cette union; ils la désirent, ils la veulent; mais +puisqu’elle déplaît au seigneur étranger, qu’importe le +grand-chancelier, le vice-roi et le roi! + +--Vous avez peut-être raison, dit Ordener d’un air sérieux. + +--Oh! sur ma foi!--et le lieutenant se renversa sur le dos en éclatant +de rire,--cela est trop plaisant. Je voudrais pour beaucoup que le +baron de Thorvick fût ici pour entendre un devin aussi bien instruit +des choses de ce monde décider de sa destinée. Mon docte prophète, +croyez-moi, vous n’avez pas encore assez de barbe pour être bon +sorcier. + +--Seigneur lieutenant, répondit froidement Ordener, je ne pense pas +qu’Ordener Guldenlew épouse une femme sans l’aimer. + +--Eh! eh! voilà le livre des maximes. Et qui vous dit, seigneur du +manteau vert, que le baron n’aime pas Ulrique d’Ahlefeld? + +--Et, s’il vous plaît, à votre tour, qui vous dit qu’il l’aime? + +Ici le lieutenant fut entraîné, comme il arrive souvent, par la +chaleur de la conversation, à affirmer un fait dont il n’était pas +sûr. + +--Qui me dit qu’il l’aime? la question est amusante! J’en suis fâché +pour votre divination; mais tout le monde sait que ce mariage n’est +pas moins un mariage de passion que de convenance. + +--Excepté moi, du moins, dit Ordener d’un ton grave. + +--Excepté vous, soit; mais qu’importe! vous n’empêcherez pas que le +fils du vice-roi ne soit amoureux de la fille du chancelier! + +--Amoureux? + +--Amoureux fou! + +--Il faudrait en effet qu’il fût fou pour en être amoureux. + +--Holà ! n’oubliez pas de qui et à qui vous parlez. Ne dirait-on pas +que le fils du comte vice-roi n’a pu s’éprendre d’une dame sans +consulter ce rustaud? + +En parlant ainsi, l’officier s’était levé. Éthel, qui vit le regard +d’Ordener s’enflammer, se précipita devant lui. + +--Oh! dit-elle, de grâce calmez-vous; n’écoutez pas ces injures; que +nous importe que le fils du vice-roi aime la fille du chancelier? +Cette douce main posée sur le cÅ“ur du jeune homme en apaisa la +tempête; il abaissa sur son Éthel un regard enivré, et n’entendit plus +le lieutenant qui, reprenant sa gaieté, s’écriait:--La damoiselle +remplit avec une grâce infinie le rôle des dames sabines entre leurs +pères et leurs maris. Mes paroles étaient peu mesurées; j’oubliais, +poursuivit-il en s’adressant à Ordener, qu’il existait entre nous un +lien de fraternité, et que nous ne pouvions plus nous provoquer. + +--Chevalier, donnez-moi la main. Convenez-en, vous aviez aussi oublié +que vous parliez du fils du vice-roi à son futur beau-frère, le +lieutenant d’Ahlefeld. + +À ce nom, Schumacker, qui avait tout observé jusque-là d’un Å“il +d’indifférence ou d’impatience, s’élança de son siège de pierre en +poussant un cri terrible. + +--D’Ahlefeld! un d’Ahlefeld devant moi! Serpent! comment n’ai-je pas +reconnu dans le fils son exécrable père! Laissez-moi paisible dans mon +cachot, je n’ai point été condamné au supplice de vous voir. Il ne me +manque plus, comme il l’osait souhaiter tout à l’heure, que de voir le +fils de Guldenlew près du fils d’Ahlefeld!--Traîtres! lâches! que ne +viennent-ils eux-mêmes jouir de mes larmes de démence et de rage? +Race! race abhorrée! fils d’Ahlefeld, laisse-moi! + +L’officier, d’abord étourdi de la vivacité de ces imprécations, +retrouva bientôt la colère et la parole. + +--Silence! vieil insensé! auras-tu bientôt fini de me chanter les +litanies des démons? + +--Laisse, laisse-moi! poursuivit le vieillard, et emporte ma +malédiction, pour toi et la misérable race de Guldenlew qui va +s’allier à la tienne. + +--Pardieu, s’écria l’officier furieux, tu me fais un double outrage! + +Ordener arrêta le lieutenant, qui ne se connaissait plus. + +--Respectez un vieillard dans votre ennemi, lieutenant; nous avons +déjà des satisfactions à nous rendre, je vous ferai raison des +offenses du prisonnier. + +--Soit, dit le lieutenant, vous contractez une double dette; le combat +sera à outrance, car j’aurai mon beau-frère et moi à venger. Songez +qu’avec mon gant vous ramassez celui d’Ordener Guldenlew. + +--Lieutenant d’Ahlefeld, répondit Ordener, vous embrassez le parti des +absents avec une chaleur qui prouve de la générosité. N’y en aurait-il +pas autant à prendre pitié d’un malheureux vieillard à qui l’adversité +donne quelque droit d'être injuste? + +D’Ahlefeld était de ces âmes chez qui on éveille une vertu avec une +louange. Il serra la main d’Ordener, et s’approcha de Schumacker, qui, +épuisé par son emportement même, était retombé sur le rocher dans les +bras d’Éthel éplorée. + +--Seigneur Schumacker, dit l’officier, vous avez abusé de votre +vieillesse, et j’allais peut-être abuser de ma jeunesse, si vous +n’aviez trouvé un champion. J’étais entré ce matin pour la dernière +fois dans votre prison, car c’était pour vous dire que désormais vous +pourriez rester, d’après l’ordre spécial du vice-roi, libre et sans +gardes dans le donjon. Recevez cette bonne nouvelle de la bouche d’un +ennemi. + +--Retirez-vous, dit le vieux captif d’une voix sourde. + +Le lieutenant s’inclina, et obéit, intérieurement satisfait d’avoir +conquis le regard approbateur d’Ordener. + +Schumacker resta quelque temps les bras croisés et la tête courbée, +enseveli dans ses rêveries; tout à coup il releva son regard sur +Ordener, debout et en silence devant lui. + +--Eh bien? dit-il. + +--Seigneur comte, Dispolsen est mort assassiné. + +La tête du vieillard retomba sur sa poitrine. Ordener poursuivit: + +--Son assassin est un brigand fameux, Han d’Islande. + +--Han d’Islande! dit Schumacker. + +--Han d’Islande! répéta Éthel. + +--Il a dépouillé le capitaine, continua Ordener. + +--Ainsi, dit le vieillard, vous n’avez point entendu parler d’un +coffret de fer, scellé des armes de Griffenfeld? + +--Non, seigneur. + +Schumacker laissa tomber son front sur ses mains. + +--Je vous le rapporterai, seigneur comte, fiez-vous à moi. Le meurtre +a été commis hier matin. Han a fui vers le nord. J’ai un guide qui +connaît ses retraites, j’ai souvent parcouru les monts du +Drontheimhus. J’atteindrai le brigand. Éthel pâlit. Schumacker se +leva; son regard avait quelque chose de joyeux, comme s’il comprenait +encore la vertu chez les hommes. + +--Noble Ordener, dit-il, adieu.--Et levant une main vers le ciel, il +disparut derrière les broussailles. + +Quand Ordener se retourna, il vit, sur le roc bruni par la mousse, +Éthel pâle, comme une statue d’albâtre sur un piédestal noir. + +--Juste Dieu, mon Éthel! dit-il se précipitant près d’elle et la +soutenant dans ses bras, qu’avez-vous? + +--Oh! répondit la tremblante jeune fille d’une voix qu’on entendait à +peine, oh! si vous avez, non quelque amour, mais quelque pitié pour +moi, seigneur, si vous ne me parliez pas hier tout à fait pour +m’abuser, si ce n’est pas pour causer ma mort que vous avez daigné +venir dans cette prison; seigneur Ordener, mon Ordener, renoncez, au +nom du ciel, au nom des anges, renoncez à votre projet insensé! +Ordener, mon bien-aimé Ordener! poursuivit-elle,--et ses larmes +s’échappaient avec abondance, et sa tête s’était penchée sur le sein +du jeune homme,--fais-moi ce sacrifice. Ne poursuis pas ce brigand, +cet affreux démon, que tu veux combattre. Dans quel intérêt y vas-tu, +Ordener? Dis-moi, quel intérêt peut t'être plus cher que celui de la +malheureuse que tu nommais hier ta bien-aimée épouse? + +Elle s’arrêta suffoquée par les sanglots. Ses deux bras étaient +attachés par ses mains jointes au cou d’Ordener, sur les yeux duquel +elle fixait ses yeux suppliants. + +--Mon Éthel adorée, vous vous alarmez à tort. Dieu soutient les bonnes +intentions, et l’intérêt pour lequel je m’expose n’est autre que le +vôtre. Ce coffret de fer renferme.... + +Éthel l’interrompit. + +--Mon intérêt! ai-je un autre intérêt que ta vie? Et si tu meurs, +Ordener, que veux-tu que je devienne? + +--Pourquoi penses-tu que je mourrai, Éthel? + +--Ah! tu ne connais donc pas ce Han, ce brigand infernal? Sais-tu à +quel monstre tu cours? Sais-tu qu’il commande à toutes les puissances +des ténèbres? qu’il renverse des montagnes sur des villes? que son pas +fait crouler les cavernes souterraines? que son souffle éteint les +fanaux sur les rochers? Et crois-tu, Ordener, résister à ce géant aidé +du démon, avec tes bras blancs et ta frêle épée? + +--Et vos prières, Éthel, et l’idée que je combats pour vous? Sois-en +sûre, mon Éthel, on t’a beaucoup exagéré la force et le pouvoir de ce +brigand. C’est un homme comme nous, qui donne la mort jusqu’à ce qu’il +la reçoive. + +--Tu ne veux donc pas m’écouter? mes paroles ne sont donc rien pour +toi? Que veux-tu, dis-moi, que je devienne si tu pars, si tu vas errer +de périls en périls, exposant, pour je ne sais quel intérêt de la +terre, tes jours qui sont à moi, les livrant à un monstre? + +Ici les récits du lieutenant apparurent de nouveau à l’imagination +d’Éthel, accrus de tout son amour et de toute sa terreur. Elle +poursuivit, d’une voix entrecoupée par les sanglots: + +--Je te l’assure, mon bien-aimé Ordener, ils t’ont trompé ceux qui +t’ont dit que ce n’était qu’un homme. Tu dois me croire plus qu’eux, +Ordener, tu sais que je ne voudrais pas te tromper. On a mille fois +essayé de le combattre, il a détruit des bataillons entiers. Je +voudrais seulement que d’autres te le disent, tu les croirais et tu +n’irais pas. + +Les prières de la pauvre Éthel auraient sans doute ébranlé +l’aventureuse résolution d’Ordener, s’il n’eût été aussi avancé. Les +paroles échappées la veille au désespoir de Schumacker revinrent à sa +mémoire, et le raffermirent. + +--Je pourrais, ma chère Éthel, vous dire que je n’irai pas, et n’en +pas moins exécuter mon projet; mais je ne vous tromperai jamais, même +pour vous rassurer. Je ne dois pas, je le répète, balancer entre vos +larmes et vos intérêts. Il s’agit de votre fortune, de votre bonheur, +de votre vie peut-être, de ta vie, mon Éthel. + +Et il la pressait doucement dans ses bras. + +--Et que me fait tout cela? reprit-elle éplorée. Mon ami, mon Ordener, +ma joie, tu sais que tu es toute ma joie, ne me donne pas un malheur +affreux et certain pour des malheurs légers et douteux. Que me font ma +fortune, ma vie? + +--Il s’agit aussi, Éthel, de la vie de votre père. + +Elle s’arracha de ses bras. + +--De mon père? répéta-t-elle à voix basse et en pâlissant. + +--Oui, Éthel. Ce brigand, soudoyé sans doute par les ennemis du comte +Griffenfeld, a en son pouvoir des papiers dont la perte compromet les +jours, déjà si détestés, de votre père. Je veux lui reprendre ces +papiers avec la vie. + +Éthel resta quelques instants pâle et muette; ses larmes s’étaient +taries, son sein gonflé respirait péniblement, elle regardait la terre +d’un Å“il terne et indifférent, de l’œil dont le condamné la regarde +au moment où la hache se lève derrière lui sur sa tête. + +--De mon père! murmura-t-elle. + +Puis elle tourna lentement les yeux sur Ordener. + +--Ce que tu fais est inutile; mais fais-le. + +Ordener l’attira sur son sein. + +--Oh! noble fille, laisse ton cÅ“ur battre sur le mien. Généreuse +amie! je reviendrai bientôt. Va, tu seras à moi; je veux être le +sauveur de ton père, pour mériter de devenir son fils. Mon Éthel, ma +bien-aimée Éthel! + +Qui pourrait dire ce qui se passe dans un noble cÅ“ur qui se sent +compris d’un noble cÅ“ur? Et si l’amour unit ces deux âmes pareilles +d’un lien indestructible, qui pourrait peindre ces inexprimables +délices? Il semble alors que l’on éprouve, réunis dans un court +moment, tout le bonheur et toute la gloire de la vie, embellie du +charme des généreux sacrifices. + +--O mon Ordener, va, et, si tu ne reviens pas, la douleur sans espoir +tue. J’aurai cette lente consolation. Ils se levèrent tous deux, et +Ordener plaça sur son bras le bras d’Éthel, et dans sa main cette main +adorée; ils traversèrent en silence les allées tortueuses du sombre +jardin, et arrivèrent à regret à la porte de la tour qui servait +d’issue. Là , Éthel, tirant de son sein de petits ciseaux d’or, coupa +une boucle de ses beaux cheveux noirs. + +--Reçois-la, Ordener; qu’elle t’accompagne, qu’elle soit plus heureuse +que moi. + +Ordener pressa religieusement sur ses lèvres ce présent de sa +bien-aimée. + +Elle poursuivit: + +--Ordener, pense à moi, je prierai pour toi. Ma prière sera peut-être +aussi puissante auprès de Dieu que tes armes devant le démon. + +Ordener s’inclina devant cet ange. Son âme sentait trop pour que sa +bouche pût parler. Ils restèrent quelque temps sur le cÅ“ur l’un de +l’autre. Au moment de la quitter, peut-être pour jamais, Ordener +jouissait, avec un triste ravissement, du bonheur de tenir une fois +encore toute son Éthel entre ses bras. Enfin, déposant un chaste et +long baiser sur le front décoloré de la douce jeune fille, il s’élança +violemment sous la voûte obscure de l’escalier en spirale, qui lui +apporta un moment après le mot si lugubre et si doux: Adieu! + + + + +X + + Tu ne la croirais pas malheureuse, tout ce qui + l’entoure annonce le bonheur. Elle porte des + colliers d’or et des robes de pourpre. Lorsqu’elle + sort, la foule de ses vassaux se prosterne sur son + passage, et des pages obéissants étendent des + tapis sous ses pieds. Mais on ne la voit point + dans la retraite qui lui est chère: car alors elle + pleure, et son mari ne l’entend pas.--Je suis + cette malheureuse, l’épouse d’un homme honoré, + d’un noble comte, la mère d’un enfant dont les + sourires me poignardent. + + MATURIN, _Bertram_. + + +La comtesse d’Ahlefeld venait de quitter l’insomnie de la nuit pour +celle du jour. À demi couchée sur un sopha, elle rêvait aux +arrière-goûts amers des jouissances impures, au crime qui use la vie +par des joies sans bonheur et des douleurs sans consolation. Elle +songeait à ce MusdÅ“mon, que de coupables illusions lui avaient jadis +peint si séduisant, si affreux maintenant qu’elle l’avait pénétré et +qu’elle avait vu l'âme à travers le corps. La misérable pleurait, non +d’avoir été trompée, mais de ne pouvoir plus l'être; de regret, non de +repentir; aussi ses pleurs ne la soulageaient-ils pas. En ce moment sa +porte s’ouvrit; elle essuya en hâte ses yeux, et se retourna irritée +d'être surprise, car elle avait ordonné qu’on la laissât seule. Sa +colère se changea à l’aspect de MusdÅ“mon en un effroi qu’elle apaisa +pourtant en le voyant accompagné de son fils Frédéric. + +--Ma mère! s’écria le lieutenant, comment donc êtes-vous ici? Je vous +croyais à Berghen. Est-ce que nos belles dames ont repris la mode de +courir les champs? + +La comtesse accueillit Frédéric avec des embrassements auxquels, comme +tous les enfants gâtés, il répondit assez froidement. C’était +peut-être la plus sensible des punitions pour cette malheureuse. +Frédéric était son fils chéri, le seul être au monde pour lequel elle +conservât une affection désintéressée; car souvent, dans une femme +dégradée, même quand l’épouse a disparu, il reste encore quelque chose +de la mère. + +--Je vois, mon fils, qu’en apprenant ma présence à Drontheim, vous +êtes accouru sur-le-champ pour me voir. + +--Oh! mon Dieu non. Je m’ennuyais au fort, je suis venu dans la ville +où j’ai rencontré MusdÅ“mon, qui m’a conduit ici. + +La pauvre mère soupira profondément. + +--À propos, ma mère, continua Frédéric, je suis bien content de vous +voir. Vous me direz si les nÅ“uds de ruban rose au bas du justaucorps +sont toujours de mode à Copenhague. Avez-vous songé à m’apporter une +fiole de cette huile de Jouvence, qui blanchit la peau? Vous n’avez +pas oublié, n’est-ce pas, le dernier roman traduit, ni les galons d’or +vierge que je vous ai demandés pour ma casaque couleur de feu, ni ces +petits peignes que l’on place maintenant sous la frisure pour soutenir +les boucles, ni.... + +La malheureuse femme n’avait rien apporté à son fils, que le seul +amour qu’elle eût au monde. + +--Mon cher fils, j’ai été malade, et mes souffrances m’ont empêchée de +songer à vos plaisirs. + +--Vous avez été malade, ma mère? Eh bien, maintenant vous sentez-vous +mieux?--À propos, comment va ma meute de chiens normands? Je parie +qu’on aura négligé de baigner tous les soirs ma guenon dans l’eau de +rose. Vous verrez que je trouverai mon perroquet de Bilbao mort à mon +retour.--Quand je suis absent, personne ne songe à mes bêtes. + +--Votre mère du moins songe à vous, mon fils, dit la mère, d’une voix +altérée. + +C’aurait été l’heure inexorable où l’ange exterminateur lancera les +âmes pécheresses dans les châtiments éternels, qu’il aurait eu pitié +des douleurs auxquelles était en ce moment livré le cÅ“ur de +l’infortunée comtesse. + +MusdÅ“mon riait dans un coin de l’appartement. + +--Seigneur Frédéric, dit-il, je vois que l’épée d’acier ne veut pas se +rouiller dans le fourreau de fer. Vous ne vous souciez pas de perdre +dans les tours de Munckholm les saines traditions des salons de +Copenhague. Mais pourtant, daignez me le dire, à quoi bon cette huile +de Jouvence, ces rubans roses et ces petits peignes; à quoi bon ces +apprêts de siège, si la seule forteresse féminine que renferment les +tours de Munckholm est imprenable? + +--En honneur! elle l’est, répondit Frédéric en riant. Certes, si j’ai +échoué, le général Schack y échouerait. Mais comment surprendre un +fort où rien n’est à découvert, où tout est gardé sans relâche? Que +faire contre des guimpes qui ne laissent voir que le cou, contre des +manches qui cachent tout le bras, en sorte qu’il n’y a que le visage +et les mains pour prouver que la jeune damoiselle n’est pas noire +comme l’empereur de Mauritanie? Mon cher précepteur, vous seriez un +écolier. Croyez-moi, le fort est inexpugnable quand la Pudeur y tient +garnison. + +--En vérité! dit MusdÅ“mon. Mais ne forcerait-on pas la Pudeur à +capituler, en lui faisant donner l’assaut par l’Amour, au lieu de se +borner au blocus des Petits Soins? + +--Peine perdue, mon cher; l’Amour s’est bien introduit dans la place, +mais il y sert de renfort à la Pudeur. + +--Ah! seigneur Frédéric, voilà du nouveau. Avec l’Amour pour vous.... + +--Et qui vous dit, MusdÅ“mon, qu’il est pour moi? + +--Et pour qui donc? s’écrièrent à la fois MusdÅ“mon et la comtesse, +qui jusqu’alors avait écouté en silence, mais à qui les paroles du +lieutenant venaient de rappeler Ordener. + +Frédéric allait répondre et préparait déjà un récit piquant de la +scène nocturne de la veille, quand le silence prescrit par la loi +courtoise lui revint à l’esprit et changea sa gaieté en embarras. + +--Ma foi, dit-il, je ne sais pour qui... mais... quelque rustaud, +peut-être... quelque vassal.... + +--Quelque soldat de la garnison? dit MusdÅ“mon en éclatant de rire. + +--Quoi, mon fils! s’écriait de son côté la comtesse, vous êtes sûr +qu’elle aime un paysan, un vassal? + +--Quel bonheur si vous en étiez sûr! + +--Eh! sans doute, j’en suis sûr. Ce n’est point un soldat de la +garnison, ajouta le lieutenant d’un air piqué. Mais je suis assez sûr +de ce que je dis pour vous prier, ma mère, d’abréger mon très inutile +exil dans ce maudit château. + +Le visage de la comtesse s’était éclairci en apprenant la chute de la +jeune fille. L’empressement d’Ordener Guldenlew à se rendre à +Munckholm se présenta alors à son esprit sous des couleurs toutes +différentes. Elle en fit les honneurs à son fils. + +--Vous nous donnerez tout à l’heure, Frédéric, des détails sur les +amours d’Éthel Schumacker; ils ne m’étonnent pas, fille de rustre ne +peut aimer qu’un rustre. En attendant, ne maudissez pas ce château qui +vous a procuré hier l’honneur de voir certain personnage faire les +premières démarches pour vous connaître. + +--Comment! ma mère, dit le lieutenant ouvrant les yeux,--quel +personnage? + +--Trêve de plaisanteries, mon fils. Personne ne vous a-t-il rendu +visite hier? Vous voyez que je suis instruite. + +--Ma foi, mieux que moi, ma mère. Du diable si j’ai vu hier autre +visage que les mascarons placés sous les corniches de ces vieilles +tours! + +--Comment, Frédéric, vous n’avez vu personne? + +--Personne, ma mère, en vérité! + +Frédéric, en omettant son antagoniste du donjon, obéissait à la loi du +silence; et d’ailleurs ce manant pouvait-il compter pour quelqu’un? + +--Quoi! dit la mère, le fils du vice-roi n’est pas allé hier soir à +Munckholm? + +Le lieutenant éclata de rire. + +--Le fils du vice-roi! En vérité, ma mère, vous rêvez ou vous raillez. + +--Ni l’un ni l’autre, mon fils. Qui donc était hier de garde? + +--Moi-même, ma mère. + +--Et vous n’avez point vu le baron Ordener? + +--Eh non, répéta le lieutenant. + +--Mais songez, mon fils, qu’il a pu entrer incognito, que vous ne +l’avez jamais vu, ayant été élevé à Copenhague tandis qu’on relevait à +Drontheim; songez à ce qu’on dit de ses caprices, du vagabondage de +ses idées. Êtes-vous sûr, mon fils, de n’avoir vu personne? + +Frédéric hésita un instant. + +--Non, s’écria-t-il, personne! je ne puis dire autre chose. + +--En ce cas, reprit la comtesse, le baron n’est sans doute pas allé à +Munckholm. + +MusdÅ“mon, d’abord surpris comme Frédéric, avait tout écouté +attentivement. Il interrompit la comtesse. + +--Noble dame, permettez.--Seigneur Frédéric, quel est, de grâce, le +nom du vassal aimé de la fille de Schumacker? + +Il répéta sa question; car Frédéric, qui depuis quelques moments était +devenu pensif, ne l’avait pas entendue. + +--Je l’ignore.... ou plutôt.... Oui, je l’ignore. + +--Et comment, seigneur, savez-vous qu’elle aime un vassal? + +--L’ai-je dit? un vassal? Eh bien! oui, un vassal. + +L’embarras de la position du lieutenant s’accroissait. Cet +interrogatoire, les idées qu’il faisait naître en lui, l’obligation de +se taire, le jetaient dans un trouble dont il craignait de n'être plus +maître. + +--Par ma foi, sire MusdÅ“mon, et vous, ma noble mère, si la manie +d’interroger est à la mode, amusez-vous à vous interroger tous deux. +Pour moi, je n’ai rien de plus à vous dire. + +Et, ouvrant brusquement la porte, il disparut, les laissant plongés +dans un abîme de conjectures. Il descendit précipitamment dans la +cour, car il entendait la voix de MusdÅ“mon qui le rappelait. + +Il remonta à cheval, et se dirigea vers le port, d’où il voulait se +rembarquer pour Munckholm, pensant y trouver peut-être encore +l’étranger qui jetait dans de profondes réflexions l’un des plus +frivoles cerveaux d’une des plus frivoles capitales. + +--Si c’était Ordener Guldenlew! se disait-il; en ce cas ma pauvre +Ulrique.... Mais non; il est impossible qu’on soit assez fou pour +préférer la fille indigente d’un prisonnier d’état à la fille opulente +d’un ministre tout-puissant. En tout cas, la fille de Schumacker +pourrait n'être qu’une fantaisie, et rien n’empêche, quand on a une +femme, d’avoir en même temps une maîtresse; cela même est de bon ton. +Mais non, ce n’est pas Ordener. Le fils du vice-roi ne se vêtirait pas +d’un justaucorps usé; et cette vieille plume noire sans boucle, battue +du vent et de la pluie! et ce grand manteau dont on pourrait faire une +tente! et ces cheveux en désordre, sans peignes et sans frisure! et +ces bottines à éperons de fer, souillées de boue et de poussière! +Vraiment ce ne peut être lui. Le baron de Thorvick est chevalier de +Dannebrog; cet étranger ne porte aucune décoration d’honneur. Si +j’étais chevalier de Dannebrog, il me semble que je coucherais avec le +collier de l’ordre. Oh non! il ne connaît seulement pas la _Clélie_. +Non, ce n’est pas le fils du vice roi. + + + + +XI + + Si l’homme pouvait conserver encore la chaleur de + l'âme quand l’expérience l’éclaire; s’il héritait + du temps sans se courber sous son poids, il + n’insulterait jamais aux vertus exaltées, dont le + premier conseil est toujours le sacrifice de + soi-même. + + Mme DE STAËL. _De l’Allemagne_. + + +--Eh bien! qu’est-ce? Vous, Poël! qui vous a fait monter? + +--Son excellence oublie qu’elle vient de m’en donner l’ordre. + +--Oui? dit le général.--Ah! c’était pour que vous me donnassiez ce +carton. + +Poël remit au gouverneur le carton, que celui-ci aurait pu prendre +lui-même, en étendant un peu le bras. + +Son excellence replaça machinalement le carton sans l’ouvrir, puis +elle feuilleta quelques papiers avec distraction. + +--Poël, je voulais aussi vous demander.... Quelle heure est-il? + +--Six heures du matin, répondit le valet au général, qui avait une +horloge sous les yeux. + +--Je voulais vous dire, Poël.... Qu’y a-t-il de nouveau dans le +palais? + +Le général continua sa revue des papiers, écrivant d’un air préoccupé +quelques mots sur chacun d’eux. + +--Rien, votre excellence, sinon que l’on attend encore mon noble +maître, dont je vois que le général est inquiet. + +Le général se leva de son grand bureau, et regarda Poël d’un air +d’humeur. + +--Vous avez de mauvais yeux, Poël. Moi, inquiet d’Ordener! Je sais le +motif de son absence; je ne l’attends pas encore. + +Le général Levin de Knud était tellement jaloux de son autorité, +qu’elle lui eût semblé compromise, si un subalterne eût pu deviner une +de ses secrètes pensées, et croire qu’Ordener avait agi sans son +ordre. + +--Poël, poursuivit-il, retirez-vous. + +Le valet sortit. + +--En vérité, s’écria le gouverneur resté seul, Ordener use et abuse. À +force de plier la lame, on la brise. Me faire passer une nuit +d’insomnie et d’impatience! exposer le général Levin aux sarcasmes +d’une chancelière et aux conjectures d’un valet! et tout cela pour +qu’un vieil ennemi ait les premiers embrassements qu’il doit à un +vieil ami. Ordener! Ordener! les caprices tuent la liberté. Qu’il +vienne, qu’il arrive maintenant, du diable si je ne l’accueille pas +comme la poudre accueille le feu! Exposer le gouverneur de Drontheim +aux conjectures d’un valet, aux sarcasmes d’une chancelière! Qu’il +vienne! + +Le général continuait d’apostiller les papiers sans les lire, tant sa +mauvaise humeur le préoccupait. + +--Mon général! mon noble père! s’écria une voix connue. + +Ordener serrait dans ses bras le vieillard, qui ne songea pas même à +réprimer un cri de joie. + +--Ordener, mon brave Ordener! Pardieu! que je suis aisé!....--La +réflexion arriva au milieu de cette phrase.--Je suis aisé, seigneur +baron, que vous sachiez maîtriser vos sentiments. Vous paraissez avoir +du plaisir à me revoir; c’est sans doute pour vous mortifier que vous +vous en êtes imposé la privation depuis vingt-quatre heures que vous +êtes ici. + +--Mon père, vous m’avez souvent dit qu’un ennemi malheureux devait +passer avant un ami heureux. Je viens de Munckholm. + +--Sans doute, dit le général, quand le malheur de l’ennemi est +imminent. Mais l’avenir de Schumacker.... + +--Est plus menaçant que jamais. Noble général, une trame odieuse est +ourdie contre cet infortuné. Des hommes nés ses amis veulent le +perdre. Un homme né son ennemi saura le servir. + +Le général, dont le visage s’était par degrés entièrement adouci, +interrompit Ordener. + +--Bien, mon cher Ordener. Mais que dis-tu là ? Schumacker est sous ma +sauvegarde. Quels hommes? quelles trames? + +Ordener aurait été bien empêché de répondre clairement à cette +question. Il n’avait que des lueurs très vagues, que des présomptions +très incertaines sur la position de l’homme pour lequel il allait +exposer sa vie. Bien des gens trouveront qu’il agissait follement; +mais les âmes jeunes font ce qu’elles croient juste par instinct et +non par calcul; et d’ailleurs, dans ce monde où la prudence est si +aride et la sagesse si ironique, qui nie que la générosité soit folie? +Tout est relatif sur la terre, où tout est borné; et la vertu serait +une grande démence, si derrière les hommes il n’y avait Dieu. Ordener +était dans l'âge où l’on croit et où l’on est cru. Il risquait ses +jours de confiance. Le général accueillit de même des raisons qui +n’auraient pas résisté à une discussion froide. + +--Quelles trames? quels hommes? mon bon père. Dans quelques jours +j’aurai tout éclairci; alors vous saurez tout ce que je saurai. Je +vais repartir ce soir. + +--Comment! s’écria le vieillard, tu ne me donneras encore que quelques +heures! Mais où vas-tu? pourquoi pars-tu, mon cher fils? + +--Vous m’avez quelquefois permis, mon noble père, de faire une action +louable en secret. + +--Oui, mon brave Ordener; mais tu pars sans trop savoir pourquoi, et +tu sais quelle grande affaire te demande. + +--Mon père m’a laissé un mois de réflexion, je le consacre aux +intérêts d’un autre. Bonne action donne bon conseil. D’ailleurs à mon +retour nous verrons. + +--Quoi! reprit le général d’un ton de sollicitude, ce mariage te +déplairait-il? on dit Ulrique d’Ahlefeld si belle! dis-moi, l’as-tu +vue? + +--Je crois qu’oui, dit Ordener; il me semble qu’elle est belle, en +effet. + +--Eh bien? reprit le gouverneur. + +--Eh bien, dit Ordener, elle ne sera pas ma femme. + +Ce mot froid et décisif frappa le général comme un coup violent. Les +soupçons de l’orgueilleuse comtesse lui revinrent à l’esprit. + +--Ordener, dit-il en hochant la tête, je devrais être sage, car j’ai +été pécheur. Eh bien, je suis un vieux fou! Ordener! le prisonnier a +une fille.... + +--Oh! s’écria le jeune homme, général, je voulais vous en parler. Je +vous demande, mon père, votre protection pour cette faible et opprimée +jeune fille. + +--En vérité, dit gravement le gouverneur, tes instances sont vives. + +Ordener revint un peu à lui. + +--Et comment ne le seraient-elles pas pour une pauvre prisonnière à +laquelle on veut arracher la vie, et, ce qui est bien plus précieux, +l’honneur? + +--La vie! l’honneur! mais c’est moi pourtant qui gouverne ici, et +j’ignore toutes ces horreurs! Explique-toi. + +--Mon noble père, la vie du prisonnier et de sa fille sans défense est +menacée par un infernal complot. + +--Mais ce que tu avances est grave; quelle preuve en as-tu? + +--Le fils aîné d’une puissante famille est en ce moment à Munckholm; +il y est pour séduire la comtesse Éthel. Il me l’a dit lui-même. + +Le général recula de trois pas. + +--Dieu, Dieu! pauvre jeune abandonnée! Ordener, Ordener! Éthel et +Schumacker sont sous ma protection. Quel est le misérable? quelle est +la famille? + +Ordener s’approcha du général et lui serra la main. + +--La famille d’Ahlefeld. + +--D’Ahlefeld! dit le vieux gouverneur; oui, la chose est claire, le +lieutenant Frédéric est encore en ce moment à Munckholm. Noble +Ordener, on veut t’allier à cette race. Je conçois ta répugnance, +noble Ordener! + +Le vieillard, croisant les bras, resta quelques moments rêveur, puis +il vint à Ordener et le serra sur sa poitrine. + +--Jeune homme, tu peux partir; ta protection ne sera pas absente pour +tes protégés; je leur reste. Oui, pars; tu fais bien de toute manière. +Cette infernale comtesse d’Ahlefeld est ici, tu le sais peut-être? + +--La noble dame comtesse d’Ahlefeld, dit la voix de l’huissier qui +ouvrait la porte. + +À ce nom Ordener recula machinalement vers le fond de la chambre, et +la comtesse, entrant sans l’apercevoir, s’écria: + +--Seigneur général, votre élève se joue de vous; il n’est point allé à +Munckholm. + +--En vérité! dit le général. + +--Eh mon Dieu! mon fils Frédéric, qui sort du palais, était hier de +garde au donjon, et n’a vu personne. + +--Vraiment, noble dame? répéta le général. + +--Ainsi, continua la comtesse en souriant d’un air de triomphe, +général, n’attendez plus votre Ordener. + +Le gouverneur resta grave et froid. + +--Je ne l’attends plus en effet, dame comtesse. + +--Général, dit la comtesse en se détournant, je croyais que nous +étions seuls. Quel est?.... + +La comtesse attacha son regard scrutateur sur Ordener, qui s’inclina. + +--Vraiment, poursuivit-elle,--je ne l’ai vu qu’une fois...--mais... +sans ce costume, ce serait.... + +--Seigneur général, c’est le fils du vice-roi? + +--Lui-même, noble dame, dit Ordener, s’inclinant de nouveau. + +La comtesse sourit. + +--En ce cas permettez-vous à une dame, qui doit bientôt être plus +encore pour vous, de vous demander où vous êtes allé hier, seigneur +comte. + +--Seigneur comte! Je ne crois pas avoir eu le malheur de perdre déjà +mon noble père, dame comtesse. + +--Ce n’est certes point là ma pensée. Mieux vaut devenir comte en +prenant une épouse qu’en perdant un père. + +--L’un ne vaut guère mieux que l’autre, noble dame. + +La comtesse, un peu interdite, prit cependant le parti d’éclater de +rire. + +--Allons, on m’avait dit vrai; sa courtoisie est un peu sauvage. Elle +se familiarisera pourtant avec les présents des dames, quand Ulrique +d’Ahlefeld lui passera au cou la chaîne de l’ordre de l’Éléphant. + +--Véritable chaîne en effet! dit Ordener. + +--Vous verrez, général Levin, reprit la comtesse, dont le rire +devenait embarrassé, que votre intraitable élève ne voudra pas non +plus tenir d’une dame son rang de colonel. + +--Vous avez raison, dame comtesse, répliqua Ordener, un homme qui +porte l’épée ne doit pas devoir ses aiguillettes à un jupon. + +La physionomie de la grande dame se rembrunit tout à fait. + +--Ho! ho! d’où vient donc le seigneur baron? Est-il bien vrai que sa +courtoisie ne soit pas allée hier à Munckholm? + +--Noble dame, je ne satisfais pas toujours à toutes les +questions.--Mais, général, nous nous reverrons.... + +Puis, serrant la main du vieillard et saluant la comtesse, il sortit, +laissant la dame stupéfaite de tout ce qu’elle ignorait, seule avec le +gouverneur, indigné de tout ce qu’il savait. + + + + +XII + + ... L’homme qui est en ce moment assis près de + lui, qui rompt avec lui son pain et boit à sa + santé la coupe qu’ils ont partagée ensemble, sera + le premier à l’assassiner. + + SHAKESPEARE, _Timon d’Athènes_. + + +Que le lecteur se transporte maintenant sur la route de Drontheim à +Skongen, route étroite et pierreuse qui côtoie le golfe de Drontheim +jusqu’au hameau de Vygla, il ne tardera pas à entendre les pas de deux +voyageurs qui sont sortis de la porte dite de Skongen à la chute du +jour, et montent assez rapidement les collines étagées sur lesquelles +serpente le chemin de Vygla. + +Tous deux sont enveloppés de manteaux. L’un marche d’un pas jeune et +ferme, le corps droit et la tête levée; l’extrémité d’un sabre dépasse +le bord de son manteau, et, malgré l’obscurité de la nuit, on peut +voir une plume se balancer au souffle du vent sur sa toque. L’autre +est un peu plus grand que son compagnon, mais légèrement voûté; on +voit sur son dos une bosse, formée sans doute par une besace que cache +un grand manteau noir dont les bords profondément dentelés annoncent +les bons et loyaux services. Il n’a d’autre arme qu’un long bâton dont +il aide sa marche inégale et précipitée. + +Si la nuit empêche le lecteur de distinguer les traits des deux +voyageurs, il les reconnaîtra peut-être à la conversation que l’un +d’eux entame après une heure de route silencieuse, et par conséquent +ennuyeuse. + +--Maître! mon jeune maître! nous sommes au point d’où l’on aperçoit à +la fois la tour de Vygla et les clochers de Drontheim. Devant nous, à +l’horizon, cette masse noire, c’est la tour; derrière nous; voici la +cathédrale, dont les arcs-boutants, plus sombres encore que le ciel, +se dessinent comme les côtes de la carcasse d’un mammouth. + +--Vygla est-il loin de Skongen? demanda l’autre piéton. + +--Nous avons l’Ordals à traverser, seigneur; nous ne serons pas à +Skongen avant trois heures du matin. + +--Quelle est l’heure qui sonne en ce moment? + +--Juste Dieu, maître! vous me faites trembler. Oui, c’est la cloche de +Drontheim, dont le vent nous apporte les sons. Cela annonce l’orage. +Le souffle du nord-ouest amène les nuages. + +--Les étoiles, en effet, ont toutes disparu derrière nous. + +--Doublons le pas, mon noble seigneur, de grâce. L’orage arrive, et +peut-être s’est-on déjà aperçu à la ville de la mutilation du cadavre +de Gill et de ma fuite. Doublons le pas. + +--Volontiers. Vieillard, votre fardeau paraît lourd; cédez-le-moi, je +suis jeune et plus vigoureux que vous. + +--Non, en vérité, noble maître; ce n’est point à l’aigle à porter +l’écaille de la tortue. Je suis trop indigne que vous vous chargiez de +ma besace. + +--Mais, vieillard, si elle vous fatigue? Elle paraît pesante. Que +contient-elle donc? Tout à l’heure vous avez bronché, cela a résonné +comme du fer. + +Le vieillard s’écarta brusquement du jeune homme. + +--Cela a résonné, maître! oh non! vous vous êtes trompé. Elle ne +contient rien... que des vivres, des habits. Non, elle ne me fatigue +pas, seigneur. + +La proposition bienveillante du jeune homme paraissait avoir causé à +son vieux compagnon un effroi qu’il s’efforçait de dissimuler. + +--Eh bien, répondit le jeune homme sans s’en apercevoir, si ce fardeau +ne vous fatigue pas, gardez-le. + +Le vieillard, tranquillisé, se hâta néanmoins de changer la +conversation. + +--Il est triste de suivre, la nuit, en fugitifs, une route qu’il +serait si agréable, seigneur, de parcourir le jour en observateurs. On +trouve sur les bords du golfe, à notre gauche, une profusion de +pierres runiques, sur lesquelles on peut étudier des caractères +tracés, suivant les traditions, par les dieux et les géants. À notre +droite, derrière les rochers qui bordent le chemin, s’étend le marais +salé de Sciold, qui communique sans doute avec la mer par quelque +canal souterrain, puisque l’on y pêche le lombric marin, ce poisson +singulier qui, d’après les découvertes de votre serviteur et guide, +mange du sable. C’est dans la tour de Vygla, dont nous approchons, que +le roi païen Vermond fit rôtir les mamelles de sainte Étheldera, cette +glorieuse martyre, avec du bois de la vraie croix, apporté à +Copenhague par Olaüs III, et conquis par le roi de Norvège. On dit que +depuis on a essayé inutilement de faire une chapelle de cette tour +maudite; toutes les croix qu’on y a placées successivement ont été +consumées par le feu du ciel. + +En ce moment un immense éclair couvrit le golfe, la colline, les +rochers, la tour, et disparut avant que l’œil des deux voyageurs eût +pu discerner aucun de ces objets. Ils s’arrêtèrent spontanément, et +l’éclair fut suivi presque immédiatement d’un coup de tonnerre +violent, dont l’écho se prolongea de nuage en nuage dans le ciel, et +de rocher en rocher sur la terre. + +Ils levèrent les yeux. Toutes les étoiles étaient voilées, de grosses +nues roulaient rapidement les unes sur les autres, et la tempête +s’amassait comme une avalanche au-dessus de leurs têtes. Le grand vent +sous lequel couraient toutes ces masses n’était point encore descendu +jusqu’aux arbres, qu’aucun souffle n’agitait, et sur lesquels ne +retentissait encore aucune goutte de pluie. On entendait en haut comme +une rumeur orageuse qui, jointe à la rumeur du golfe, était le seul +bruit qui s’élevât dans l’obscurité de la nuit, redoublée par les +ténèbres de la tempête. + +Ce tumultueux silence fut soudain interrompu, près des deux voyageurs, +par une espèce de rugissement qui fit tressaillir le vieillard. + +--Dieu tout-puissant! s’écria-t-il en serrant le bras du jeune homme, +c’est le rire du diable dans l’orage, ou la voix de.... + +Un nouvel éclair, un nouveau coup de tonnerre lui coupèrent la parole. +La tempête commença alors avec impétuosité, comme si elle eut attendu +ce signal. Les deux voyageurs resserrèrent leurs manteaux pour se +garantir à la fois de la pluie qui s’échappait des nuages par +torrents, et de la poussière épaisse qu’un vent furieux enlevait par +tourbillons à la terre encore sèche. + +--Vieillard, dit le jeune homme, un éclair vient de me montrer la tour +de Vygla sur notre droite; quittons la route et cherchons-y un abri. + +--Un abri dans la Tour-Maudite! s’écria le vieillard, que saint +Hospice nous protège! songez, jeune maître, que cette tour est +déserte. + +--Tant mieux! vieillard, nous n’attendrons pas à la porte. + +--Songez quelle abomination l’a souillée! + +--Eh bien! qu’elle se purifie en nous abritant. Allons, vieillard, +suivez-moi. Je vous déclare qu’en une pareille nuit je tenterais +l’hospitalité d’une caverne de voleurs. Alors, malgré les remontrances +du vieillard, dont il avait saisi le bras, il se dirigea vers +l’édifice, que les fréquentes lueurs des éclairs lui montraient à peu +de distance. En approchant, ils aperçurent une lumière à l’une des +meurtrières de la tour. + +--Vous voyez, dit le jeune homme, que cette tour n’est pas déserte. +Vous voilà rassuré, sans doute. + +--Dieu! bon Dieu! s’écria le vieillard, où me menez-vous, maître? Ne +plaise à saint Hospice que j’entre dans cet oratoire du démon! + +Ils étaient au bas de la tour. Le jeune voyageur frappa avec force à +la porte neuve de cette ruine redoutée. + +--Tranquillisez-vous, vieillard; quelque pieux cénobite sera venu +sanctifier cette demeure profanée, en l’habitant. + +--Non, disait son compagnon, je n’entrerai pas. Je réponds que nul +ermite ne peut vivre ici, à moins qu’il n’ait pour chapelet une des +sept chaînes de Belzébuth. + +Cependant une lumière était descendue de meurtrière en meurtrière, et +vint briller à travers la serrure de la porte. + +--Tu viens bien tard, Nychol! cria une voix aigre; on dresse la +potence à midi, et il ne faut que six heures pour venir de Skongen à +Vygla. Est-ce qu’il y a eu surcroît de besogne? + +Cette question tomba au moment où la porte s’ouvrait. La femme qui +l’ouvrait, apercevant deux figures étrangères, au lieu de celle +qu’elle attendait, poussa un cri d’effroi et de menace, et recula de +trois pas. L’aspect de cette femme n’était pas lui-même très +rassurant. Elle était grande, son bras élevait au-dessus de sa tête +une lampe de fer dont son visage était fortement éclairé. Ses traits +livides, sa figure sèche et anguleuse, avaient quelque chose de +cadavéreux, et il s’échappait de ses yeux creux des rayons sinistres +pareils à ceux d’une torche funèbre. Elle était vêtue depuis la +ceinture d’un jupon de serge écarlate, qui ne laissait voir que ses +pieds nus, et paraissait souillé de taches d’un autre rouge. Sa +poitrine décharnée était à moitié couverte d’une veste d’homme de même +couleur, dont les manches étaient coupées au coude. Le vent, entrant +par la porte ouverte, agitait au-dessus de sa tête ses longs cheveux +gris à peine retenus par une ficelle d’écorce, ce qui rendait plus +sauvage encore l’expression de sa farouche physionomie. + +--Bonne dame, dit le plus jeune des nouveaux-venus, la pluie tombe à +flots, vous avez un toit et nous avons de l’or. + +Son vieux compagnon le tirait par son manteau, et s’écriait à voix +basse: + +--O maître! que dites-vous là ? Si ce n’est pas ici la maison du +diable, c’est l’habitacle de quelque bandit. Notre or nous perdra, +loin de nous protéger. + +--Paix! dit le jeune homme; et tirant une bourse de sa veste, il la +fit briller aux yeux de l’hôtesse, en répétant sa prière. + +Celle-ci, revenue un peu de sa surprise, les considérait +alternativement d’un Å“il fixe et hagard. + +--Étrangers! s’écria-t-elle enfin, comme n’ayant pas entendu leur +voix, vos esprits gardiens vous ont-ils abandonnés? que venez-vous +chercher parmi les habitants maudits de la Tour-Maudite? Étrangers! ce +ne sont point des hommes qui vous ont indiqué ces ruines pour abri, +car tous vous auraient dit: Mieux vaut l’éclair de la tempête que le +foyer de la tour de Vygla. Le seul vivant qui puisse entrer ici +n’entre dans aucune demeure des autres vivants, il ne quitte la +solitude que pour la foule, il ne vit que pour la mort. Il n’a de +place que dans les malédictions des hommes, il ne sert qu’à leurs +vengeances, il n’existe que par leurs crimes. Et le plus vil scélérat, +à l’heure du châtiment, se décharge sur lui du mépris universel, et se +croit encore en droit d’y ajouter le sien. Étrangers! vous l'êtes, car +votre pied n’a pas encore repoussé avec horreur le seuil de cette +tour; ne troublez pas plus longtemps la louve et les louveteaux; +regagnez le chemin où marchent tous les autres hommes, et, si vous ne +voulez pas être fuis de vos frères, ne leur dites pas que votre visage +ait été éclairé par la lampe des hôtes de la tour de Vygla. + +À ces mots, indiquant la porte du geste, elle s’avança vers les deux +voyageurs. Le vieux tremblait de tous ses membres, et regardait d’un +air suppliant le jeune, lequel, n’ayant rien compris aux paroles de la +grande femme, à cause de l’extrême volubilité de son débit, la croyait +folle, et ne se sentait d’ailleurs nullement disposé à retourner sous +la pluie, qui continuait de tomber à grand bruit. + +--Par ma foi, notre bonne hôtesse, vous venez de nous peindre un +personnage singulier, avec lequel je ne veux pas perdre l’occasion de +faire connaissance. + +--La connaissance avec lui, jeune homme, est bientôt faite, plus tôt +terminée. Si votre démon vous y pousse, allez assassiner un vivant ou +profaner un mort. + +--Profaner un mort! répéta le vieillard d’une voix tremblante et se +cachant dans l’ombre de son compagnon. + +--Je ne comprends guère, dit celui-ci, vos moyens, au moins très +indirects; il est plus court de rester ici. Il faudrait être fou pour +continuer sa route par un pareil temps. + +--Mais bien plus fou encore, murmura le vieillard, pour s’abriter +contre un pareil temps dans un pareil lieu. + +--Malheureux! s’écria la femme, ne frappez pas au seuil de celui qui +ne sait ouvrir d’autre porte que celle du sépulcre. + +--Dût la porte du sépulcre s’ouvrir en effet pour moi avec la vôtre, +femme, il ne sera pas dit que j’aurai reculé devant une parole +sinistre. Mon sabre me répond de tout. Allons, fermez la tour, car le +vent est froid, et prenez cet or. + +--Eh! que me fait votre or! reprit l’hôtesse; précieux dans vos mains, +il deviendra dans les miennes plus vil que l’étain. Eh bien, restez +donc pour de l’or. Il peut garantir des orages du ciel, il ne sauve +pas du mépris des hommes. Restez; vous payez l’hospitalité plus cher +qu’on ne paie un meurtre. Attendez-moi un instant ici, et donnez-moi +votre or. Oui, c’est la première fois que les mains d’un homme entrent +ici chargées d’or sans être souillées de sang. + +Alors, après avoir déposé sa lampe et barricadé la porte, elle +disparut sous la voûte d’un escalier noir, percé dans le fond de la +salle. + +Tandis que le vieillard frissonnait, et, invoquant, sous tous ses +noms, le glorieux saint Hospice, maudissait de bon cÅ“ur, mais à voix +basse, l’imprudence de son jeune compagnon, celui-ci prit la lumière, +et se mit à parcourir la grande pièce circulaire où ils se trouvaient. +Ce qu’il vit en approchant de la muraille le fit tressaillir, et le +vieillard, qui l’avait suivi du regard, s’écria: + +--Grand Dieu, maître! une potence? + +Une grande potence était en effet appuyée au mur, et atteignait au +cintre de la voûte haute et humide. + +--Oui, dit le jeune homme et voici des scies de bois et de fer, des +chaînes, des carcans; voici un chevalet et de grandes tenailles +suspendues au-dessus. + +--Grands saints du paradis! s’écria le vieillard, où sommes-nous? + +Le jeune homme poursuivit froidement son examen. + +--Ceci est un rouleau de corde de chanvre; voilà des fourneaux et des +chaudières; cette partie de la muraille est tapissée de pinces et de +scalpels; voici des fouets de cuir garnis de pointes d’acier, une +hache, une masse. + +--C’est donc ici le garde-meuble de l’enfer! interrompit le vieillard +épouvanté de cette terrible énumération. + +--Voici, continua l’autre, des siphons en cuivre, des roues à dents de +bronze, une caisse de grands clous, un cric. En vérité, ce sont de +sinistres ameublements. Il peut vous sembler fâcheux que mon +impatience vous ait amené ici avec moi. + +--Vraiment, vous en convenez! + +Le vieillard était plus mort que vif. + +--Ne vous effrayez pas; qu’importe le lieu où vous êtes? j’y suis avec +vous. + +--Belle défense! murmura le vieillard, chez qui une plus grande +terreur affaiblissait la crainte et le respect pour son jeune +compagnon; un sabre de trente pouces contre une potence de trente +coudées! + +La grande femme rouge reparut, et, reprenant la lampe de fer, fit +signe aux voyageurs de la suivre. Ils montèrent avec précaution un +escalier étroit et dégradé pratiqué dans l’épaisseur du mur de la +tour. À chaque meurtrière, une bouffée de vent et de pluie venait +menacer la flamme tremblante de la lampe, que l’hôtesse couvrait de +ses mains longues et diaphanes. Ce ne fut pas sans avoir plus d’une +fois trébuché sur des pierres roulantes, que l’imagination alarmée du +vieillard prenait pour des os humains épars sur les degrés, qu’ils +arrivèrent au premier étage de l’édifice, dans une salle ronde +pareille à la salle inférieure. Au milieu, suivant l’usage gothique, +brillait un vaste foyer, dont la fumée s’échappait par une ouverture +percée dans le plafond, non sans obscurcir très sensiblement +l’atmosphère de la salle, et dont la lumière, jointe à celle de la +lampe de fer, avait été aperçue des deux voyageurs sur le chemin. Une +broche, chargée de viande encore fraîche, tournait devant le feu. Le +vieillard se détourna avec horreur. + +--C’est à ce foyer exécrable, dit-il à son compagnon, que la braise de +la vraie croix a consumé les membres d’une sainte. + +Une table grossière était placée à quelque distance du foyer. La femme +invita les voyageurs à s’y asseoir. + +--Étrangers, dit-elle en plaçant la lampe devant eux, le souper sera +bientôt prêt, et mon mari va sans doute se hâter d’arriver, de peur +que l’esprit de minuit ne l’emporte en passant près de la +Tour-Maudite. + +Alors Ordener--car le lecteur a sans doute déjà deviné que c’était +lui et son guide Benignus Spiagudry--put examiner à son aise le +déguisement bizarre pour lequel ce dernier avait épuisé toutes les +ressources de son imagination fécondée par la peur d'être reconnu et +repris. Le pauvre concierge fugitif avait échangé ses habits de cuir +de renne contre un vêtement noir complet, laissé jadis dans le +Spladgest par un célèbre grammairien de Drontheim, qui s’était noyé +du désespoir de n’avoir pu trouver pourquoi _Jupiter_ donnait _Jovis_ +au génitif. Ses sabots de coudrier avaient fait place aux bottes +fortes d’un postillon écrasé par ses chevaux, dans lesquelles ses +jambes fluettes étaient tellement à l’aise qu’il n’aurait pu marcher +sans le secours d’une demi-botte de foin. La vaste perruque d’un +jeune et élégant voyageur français assassiné par des voleurs aux +portes de Drontheim cachait sa calvitie, et flottait sur ses épaules +pointues et inégales. L’un de ses yeux était couvert d’un emplâtre, +et, grâce à un pot de fard qu’il avait trouvé dans les poches d’une +vieille fille morte d’amour, ses joues pâles et creuses s’étaient +revêtues d’un vermillon insolite, agrément auquel la pluie avait fait +participer jusqu’à son menton. Avant de s’asseoir, il plaça +soigneusement sous lui le paquet qu’il portait sur son dos, +s’enveloppa de son vieux manteau, et, tandis qu’il absorbait toute +l’attention de son compagnon, la sienne paraissait entièrement +concentrée sur le rôti que surveillait l’hôtesse, et vers lequel il +lançait de temps en temps des regards d’inquiétude et d’horreur. Sa +bouche laissait par intervalles échapper des mots entrecoupés:--Chair +humaine!... _horrendas epulas!_...--Anthropophages!...--Souper de +Moloch!...--_Ne pueras coram populo Medea trucidet_...--Où +sommes-nous? Atrée...--Druidesse...--Irmensul... Le diable a foudroyé +Lycaon.... + +Enfin il s’écria: + +--Juste ciel! Dieu merci! j’aperçois une queue! + +Ordener, qui, l’ayant considéré et écouté attentivement, avait à peu +près suivi le fil de ses idées, ne put s’empêcher de sourire. + +--Cette queue n’a rien de rassurant. C’est peut-être un quartier du +diable. + +Spiagudry n’entendit pas cette plaisanterie; son regard s’était +attaché au fond de la salle. Il tressaillit et se pencha à l’oreille +d’Ordener. + +--Maître, regardez, là , au fond, sur ce tas de paille, dans +l’ombre.... + +--Eh bien? dit Ordener. + +--Trois corps nus et immobiles,--trois cadavres d’enfants! + +--On frappe à la porte de la tour, s’écria la femme rouge, accroupie +près du foyer. + +En effet, un coup suivi de deux autres plus forts s’était fait +entendre dans le bruit de l’orage toujours croissant. + +--C’est enfin lui! c’est Nychol! + +Et, prenant la lampe, l’hôtesse descendit précipitamment. + +Les deux voyageurs n’avaient pas encore repris leur conversation quand +ils entendirent dans la salle basse un bruit confus de voix, au milieu +duquel s’élevèrent enfin ces paroles prononcées avec un accent qui fit +tressaillir et trembler Spiagudry: + +--Femme, tais-toi, nous resterons. Le tonnerre entre sans qu’on lui +ouvre la porte. + +Spiagudry se serra contre Ordener. + +--Maître! maître! dit-il faiblement, malheur à nous! + +Un tumulte de pas se fit entendre dans l’escalier, puis deux hommes, +revêtus d’habits religieux, entrèrent dans la salle, suivis de +l’hôtesse effarée. + +L’un de ces hommes était assez grand et portait l’habit noir et la +chevelure ronde des ministres luthériens; l’autre, de petite taille, +avait une robe d’ermite nouée d’une ceinture de corde. Le capuchon +rabattu sur son visage ne laissait apercevoir que sa longue barbe +noire, et ses mains étaient entièrement cachées sous les larges +manches de sa robe. + +À l’aspect de ces deux personnages pacifiques, Spiagudry sentit +s’évanouir la terreur que la voix étrange de l’un d’eux lui avait +causée. + +--Ne vous alarmez pas, chère dame, disait le ministre à l’hôtesse, des +prêtres chrétiens se rendent utiles à qui leur nuit; voudraient-ils +nuire à qui leur est utile? Nous implorons humblement un abri. Si le +révérend docteur qui m’accompagne vous a parlé durement tout à +l’heure, il a eu tort d’oublier cette modération de la voix, +recommandée par nos vÅ“ux; hélas! les plus saints peuvent faillir. +J’étais égaré sur la route de Skongen à Drontheim, sans guide dans la +nuit, sans asile dans la tempête. Ce révérend frère, que j’ai +rencontré, éloigné comme moi de sa demeure, a daigné me permettre de +venir avec lui vers la vôtre. Il m’avait vanté votre bonté +hospitalière, chère dame; sans doute, il ne s’est pas trompé. Ne nous +dites pas comme le mauvais pasteur: _Advena, cur intras?_ +Accueillez-nous, digne hôtesse, et Dieu sauvera vos moissons de +l’orage, Dieu donnera dans la tempète un abri à vos troupeaux, comme +vous en aurez donné un aux voyageurs égarés! + +--Vieillard, interrompit la femme d’une voix farouche, je n’ai ni +moissons ni troupeaux. + +--Eh bien! si vous êtes pauvres, Dieu bénit le pauvre avant le riche. +Vous vieillirez avec votre époux, respectés, non pour vos biens, mais +pour vos vertus; vos enfants croîtront, entourés de l’estime des +hommes et seront ce qu’aura été leur père. + +--Taisez-vous! cria l’hôtesse. C’est en restant ce que nous sommes que +nos enfants vieilliront comme nous dans le mépris des hommes, transmis +sur notre race de génération en génération. Taisez-vous, vieillard! La +bénédiction se tourne en malédiction sur nos têtes. + +--O ciel! reprit le ministre, qui donc êtes-vous? dans quels crimes +passez-vous votre vie? + +--Qu’appelez-vous crimes? qu’appelez-vous vertus? nous jouissons ici +d’un privilège; nous ne pouvons avoir de vertus ni commettre de +crimes. + +--La raison de cette femme est égarée, dit le ministre se tournant +vers le petit ermite, qui séchait sa robe de bure devant le foyer. + +--Non, prêtre! répliqua la femme, sachez où vous êtes. J’aime mieux +faire horreur que pitié. Je ne suis pas une insensée, mais la femme +du.... + +Le retentissement prolongé de la porte de la tour sous un coup violent +empêcha d’entendre le reste, au grand désappointement de Spiagudry et +d’Ordener qui avaient prêté une attention muette à ce dialogue. + +--Maudit soit, dit la femme rouge entre ses dents, le syndic +haut-justicier de Skongen, qui nous a assigné pour demeure cette tour +voisine de la route! peut-être n’est-ce pas encore Nychol. + +Elle prit néanmoins la lampe. + +--Après tout, si c’est encore un voyageur, qu’importe? le ruisseau +peut couler où le torrent a passé. Les quatre voyageurs restés seuls +s’entre-regardaient aux lueurs du foyer. Spiagudry, d’abord épouvanté +par la voix de l’ermite, et rassuré ensuite par sa barbe noire, eût +peut-être recommencé à trembler s’il eût vu de quel Å“il perçant +celui-ci l’observait en dessous de son capuchon. + +Dans le silence général, le ministre hasarda une question: + +--Frère ermite, je présume que vous êtes un des prêtres catholiques +échappés à la dernière persécution, et que vous regagniez votre +retraite lorsque, pour mon bonheur, je vous ai rencontré; +pourriez-vous me dire où nous sommes? + +La porte délabrée de l’escalier en ruine se rouvrit avant que le frère +ermite eût répondu. + +--Femme, vienne un orage, et il y aura foule pour s’asseoir à notre +table exécrée et s’abriter sous notre toit maudit. + +--Nychol, répondit la femme, je n’ai pu empêcher.... + +--Et qu’importent tous ces hôtes, pourvu qu’ils paient? l’or est tout +aussi bien gagné en hébergeant un voyageur qu’en étranglant un +brigand. + +Celui qui parlait ainsi s’était arrêté devant la porte, où les quatre +étrangers pouvaient le contempler à leur aise. C’était un homme de +proportions colossales, vêtu, comme l’hôtesse, de serge rouge. Son +énorme tête paraissait immédiatement posée sur ses larges épaules, ce +qui contrastait avec le cou long et osseux de sa gracieuse épouse. Il +avait le front bas, le nez camard, les sourcils épais; ses yeux, +entourés d’une ligne de pourpre, brillaient comme du feu dans du sang. +Le bas de son visage, entièrement rasé, laissait voir sa bouche grande +et profonde, dont un rire hideux entr’ouvrait les lèvres noires comme +les bords d’une plaie incurable. Deux touffes de barbe crépue, +pendantes de ses joues sur son cou, donnaient à sa figure, vue de +face, une forme carrée. Cet homme était coiffé d’un feutre gris, sur +lequel ruisselait la pluie, et dont sa main n’avait seulement pas +daigné toucher le bord à l’aspect des quatre voyageurs. + +En l’apercevant, Benignus Spiagudry poussa un cri d’épouvante, et le +ministre luthérien se détourna frappé de surprise et d’horreur, tandis +que le maître du logis, qui l’avait reconnu, lui adressait la parole. + +--Comment, vous voilà , seigneur ministre! En vérité, je ne croyais pas +avoir l’amusement de revoir aujourd’hui votre air piteux et votre mine +effarouchée. + +Le prêtre réprima son premier mouvement de répugnance. Ses traits +devinrent graves et sereins. + +--Et moi, mon fils, je m’applaudis du hasard qui a amené le pasteur +vers la brebis égarée, afin, sans doute, que la brebis revînt enfin au +pasteur. + +--Ah! par le gibet d’Aman, reprit l’autre en éclatant de rire, voilà +la première fois que je m’entends comparer à une brebis. Croyez-moi, +père, si vous voulez flatter le vautour, ne l’appelez pas pigeon. + +--Celui par lequel le vautour devient colombe, console, mon fils, et +ne flatte pas. Vous croyez que je vous crains, et je ne fais que vous +plaindre. + +--Il faut, en vérité, messire, que vous ayez bonne provision de pitié; +j’aurais pensé que vous l’aviez épuisée tout entière sur ce pauvre +diable, auquel vous montriez aujourd’hui votre croix pour lui cacher +ma potence. + +--Cet infortuné, répondit le prêtre, était moins à plaindre que vous; +car il pleurait, et vous riez. Heureux qui reconnaît, au moment de +l’expiation, combien le bras de l’homme est moins puissant que la +parole de Dieu! + +--Bien dit, père, reprit l’hôte avec une horrible et ironique gaieté. +Celui qui pleure! Notre homme d’aujourd’hui, d’ailleurs, n’avait +d’autre crime que d’aimer tellement le roi qu’il ne pouvait vivre sans +faire le portrait de sa majesté sur des petites médailles de cuivre, +qu’il dorait ensuite artistement pour les rendre plus dignes de la +royale effigie. Notre gracieux souverain n’a pas été ingrat, et lui a +donné en récompense de tant d’amour un beau cordon de chanvre, qui, +pour l’instruction de mes dignes hôtes, lui a été conféré ce jour même +sur la place publique de Skongen, par moi, grand-chancelier de l’ordre +du Gibet, assisté de messire, ici présent, grand-aumônier dudit ordre. + +--Malheureux! arrêtez, interrompit le prêtre. Comment celui qui châtie +oublie-t-il le châtiment? Écoutez le tonnerre.... + +--Eh bien! qu’est-ce que le tonnerre? un éclat de rire de Satan. + +--Grand Dieu! il vient d’assister à la mort, et il blasphème! + +--Trêve aux sermons, vieux insensé, cria l’hôte d’une voix tonnante et +presque irritée; sinon vous pourriez maudire l’ange des ténèbres qui +nous a réunis deux fois en douze heures sur la même voiture et sous le +même toit. Imitez votre camarade l’ermite, qui se tait, car il a bonne +envie de retourner dans sa grotte de Lynrass. Je vous remercie, frère +ermite, de la bénédiction que tous les matins, à votre passage sur la +colline, je vous vois donner à la Tour-Maudite; mais, en vérité, +jusqu’ici vous m’aviez semblé de haute taille, et cette barbe si noire +m’avait paru blanche. Vous êtes bien cependant l’ermite de Lynrass, le +seul ermite du Drontheimhus? + +--Je suis en effet le seul, dit l’ermite d’une voix sourde. + +--Nous sommes donc, reprit l’hôte, les deux solitaires de la +province.--Holà ! Bechlie, hâte un peu ce quartier d’agneau, car j’ai +faim. J’ai été retardé, au village de Burlock, par ce maudit docteur +Manryll, qui ne voulait me donner que douze ascalins du cadavre; on en +donne quarante à cet infernal gardien du Spladgest, à Drontheim.--Hé, +messire de la perruque, qu’avez-vous donc? vous allez tomber à la +renverse.--À propos, Bechlie, as-tu terminé le squelette de +l’empoisonneur Orgivius, ce fameux magicien? Il serait temps de +l’envoyer au cabinet de curiosités de Berghen. As-tu dépêché l’un de +tes petits marcassins au syndic de Loevig pour réclamer ce qu’il me +doit? quatre doubles écus pour avoir fait bouillir une sorcière et +deux alchimistes, et enlevé plusieurs chaînes des poutres de la salle +de son tribunal, qu’elles déparaient; vingt ascalins pour avoir +dépendu Ismaël Typhaine, juif dont s’était plaint le révérend évêque; +et un écu pour avoir remis un bras de bois neuf à la potence de pierre +du bourg? + +--Le salaire, répondit la femme d’un voix aigre, est resté dans les +mains du syndic, parce que ton fils avait oublié la cuiller de bois +pour le recevoir, et qu’aucun valet du juge n’a voulu le lui remettre +en main propre. + +Le mari fronça le sourcil. + +--Que leur cou me tombe entre les mains, ils verront si j’aurai besoin +d’une cuiller de bois pour les toucher. Il faut pourtant ménager ce +syndic. C’est à lui qu’est renvoyée la requête du voleur Ivar, qui se +plaint de ce que la question lui a été donnée, non par un +tortionnaire, mais par moi, alléguant que, n’ayant pas encore été +jugé, il n’est pas encore infâme.--À propos, femme, empêche donc tes +petits de jouer avec mes tenailles et mes pinces;. ils ont dérangé +tous mes instruments, si bien que je n’ai pu m’en servir +aujourd’hui.--Où sont-ils, ces petits monstres? continua l’hôte en +s’approchant du tas de paille où Spiagudry avait cru voir trois +cadavres. Les voilà couchés là ; ils dorment, malgré le bruit, comme +trois dépendus. + +À ces paroles, dont l’horreur contrastait avec la tranquillité +effrayante et l’atroce gaieté de celui qui les prononçait, le lecteur +a peut-etre dèja deviné quel est l’habitant de la tour de Vygla. +Spiagudry, qui, dès son apparition, le reconnut pour l’avoir vu +figurer souvent dans de sinistres cérémonies sur la place de +Drontheim, se sentit près de défaillir d’épouvante, en songeant +surtout au motif personnel qu’il avait depuis la veille pour craindre +ce terrible fonctionnaire. Il se pencha vers Ordener, et lui dit d’une +voix presque inarticulée: + +--C’est Nychol Orugix, bourreau du Drontheimbus! + +Ordener, d’abord frappé d’horreur, tressaillit et regretta la route et +la tempête. Mais bientôt je ne sais quel sentiment de curiosité +indéfinissable s’empara de lui, et, tout en plaignant l’embarras et +l’épouvante de son vieux guide, il prêtait son attention entière aux +paroles et à l’habitude de vie de l'être singulier qu’il avait sous +les yeux, comme on écoute avidement le grondement d’une hyène ou le +rugissement d’un tigre amené du désert dans nos villes. Le pauvre +Benignus était loin d’avoir l’esprit assez libre pour faire de son +côté des observations psychologiques. Caché derrière Ordener, il se +ramassait dans son manteau, portait une main inquiète à son emplâtre, +attirait sur son visage le derrière de sa perruque flottante, et ne +respirait que par gros soupirs. + +Cependant l’hôtesse avait servi sur un grand plat de terre le quartier +d’agneau rôti, pourvu de sa queue rassurante. Le bourreau vint +s’asseoir en face d’Ordener et de Spiagudry, entre les deux prêtres; +et sa femme, après avoir chargé la table d’une cruche de bière +miellée, d’un morceau de _rindebrod_ [Note: Pain d’écorce dont se +nourrit la classe indigente en Norvège.] et de cinq assiettes de bois, +s’assit devant le feu, et s’occupa d’aiguiser les pinces ébréchées de +son mari. + +--Ça, révérend ministre, dit Orugix en riant, la brebis vous offre de +l’agneau. Et vous, seigneur de la perruque, est-ce le vent qui a ainsi +ramené votre coiffure sur votre visage? + +--Le vent... seigneur, l’orage.... balbutia le tremblant Spiagudry. + +--Allons, enhardissez-vous, mon vieux. Vous voyez que les seigneurs +prêtres et moi nous sommes bons diables. Dites-nous qui vous êtes et +quel est votre jeune compagnon le taciturne, et parlez un peu. Faisons +connaissance. Si vos discours tiennent tout ce que promet votre vue, +vous devez être bien amusant. + +--Le maître plaisante, dit le concierge contractant ses lèvres, +montrant ses dents et clignant son Å“il pour avoir l’air de rire, je +ne suis qu’un pauvre vieux. + +--Oui, interrompit le jovial bourreau, quelque vieux savant, quelque +vieux sorcier. + +--Oh! seigneur maître, savant oui, sorcier non. + +--Tant pis, un sorcier compléterait notre joyeux sanhédrin.--Seigneurs +mes hôtes, buvons pour rendre la parole à ce vieux savant, qui va +égayer notre souper. À la santé du pendu d’aujourd’hui, frère +prédicateur! Eh bien! père ermite, vous refusez ma bière? L’ermite +avait en effet tiré de dessous sa robe une grande gourde pleine d’une +eau très claire, dont il remplit son verre. + +--Parbleu! ermite de Lynrass, s’écria le bourreau, si vous ne goûtez +pas de ma bière, je goûterai de cette eau que vous lui préférez. + +--Soit, répondit l’ermite. + +--Otez d’abord votre gant, révérend frère, répliqua le bourreau; on ne +verse à boire qu’à main nue. + +L’ermite fit un signe de refus. + +--C’est un vÅ“u, dit-il. + +--Versez donc toujours, dit le bourreau. + +À peine Orugix eut-il porté son verre à ses lèvres, qu’il le repoussa +brusquement, tandis que l’ermite vidait le sien d’un trait. + +--Par le calice de Jésus, révérend ermite, quelle est cette liqueur +infernale? je n’en ai point bu de pareille, depuis le jour où je +faillis me noyer dans ma navigation de Copenhague à Drontheim. En +vérité, ermite, ce n’est pas de l’eau de la source de Lynrass; c’est +de l’eau de mer. + +--De l’eau de mer! répéta Spiagudry avec une épouvante qu’augmentait +la vue du gant de l’ermite. + +--Eh bien! dit le bourreau se tournant vers lui avec un éclat de rire, +tout vous alarme donc ici, mon vieux Absalon, jusqu’à la boisson même +d’un saint cénobite qui se mortifie? + +--Hélas! non, maître. Mais de l’eau de mer.... Il n’y a qu’un +homme.... + +--Allons, vous ne savez que dire, sire docteur; votre trouble parmi +nous vient d’une mauvaise conscience ou du mépris. + +Ces mots prononcés d’un ton d’humeur ramenèrent Spiagudry à la +nécessité de dissimuler sa terreur. Pour amadouer son redoutable hôte, +il appela à son secours sa vaste mémoire, et rallia le peu de présence +d’esprit qui lui restait. + +--Du mépris, moi, du mépris pour vous, seigneur maître! pour vous, +dont la présence dans une province donne à cette province le _merum +imperium_ [Note: _Droit de sang_, d’avoir un bourreau.] pour vous, +maître des hautes-Å“uvres, exécuteur de la vindicte séculière, épée de +la justice, bouclier de l’innocence! pour vous, qu’Aristote, livre +six, chapitre dernier de ses _Politiques_, classe parmi les +magistrats, et dont Paris de Puteo, dans son traité _de Syndico_, fixe +le traitement à cinq écus d’or, comme l’atteste ce passage: _Quinque +aureos manivolto_! pour vous, seigneur, dont les confrères à Cronstadt +acquièrent la noblesse après trois cents têtes coupées! pour vous, +dont les terribles mais honorables fonctions sont remplies avec +orgueil, en Franconie par le plus nouveau marié, à Reutlingue par le +plus jeune conseiller, à Stedien par le dernier bourgeois installé! Et +ne sais-je pas encore, mon bon maître, que vos confrères ont en France +droit de _havadium_ sur chaque malade de Saint-Ladre, sur les +pourceaux, et sur les gâteaux de la veille de l’épiphanie! Comment +n’aurais-je pas un profond respect pour vous, quand l’abbé de +Saint-Germain-des-Prés vous donne chaque année, à la Saint-Vincent, +une tête de porc, et vous fait marcher en tête de sa procession! + +Ici la verve érudite du concierge fut brusquement interrompue par le +bourreau. + +--C’est par ma foi la première nouvelle que j’en ai! Le docte abbé +dont vous parlez, révérend, m’a jusqu’à présent fraudé de tous ces +beaux droits que vous peignez d’une façon si séduisante.--Sires +étrangers, poursuivit Orugix, sans m’arrêter à toutes les +extravagances de ce vieux fou, il est vrai que j’ai manqué ma +carrière. Je ne suis aujourd’hui que le pauvre bourreau d’une pauvre +province. Eh bien! j’aurais dû certes faire un plus beau chemin que +Stillison Dickoy, ce fameux bourreau de Moscovie. Croiriez-vous que je +suis le même qui fut désigné, il y a vingt-quatre ans, pour +l’exécution de Schumacker? + +--De Schumacker, du comte de Griffenfeld! s’écria Ordener. + +--Cela vous étonne, seigneur le muet. Eh bien! oui, de ce même +Schumacker qu’un singulier hasard replace encore sous ma main, dans le +cas où il plairait au roi de lever le sursis.--Vidons cette cruche, +messieurs, et je vais vous conter comment il se fait qu’après avoir +débuté avec tant d’éclat, je finisse si misérablement. + +--J’étais, en 1676, valet de Rhum Stuald, bourreau royal de +Copenhague. Lors de la condamnation du comte de Griffenfeld, mon +maître étant tombé malade, je fus, grâce à mes protections, choisi +pour le remplacer dans cette honorable exécution. Le 5 juin--je +n’oublierai jamais ce jour,--dès cinq heures du matin, aidé du maître +des basses Å“uvres [Note: Charpentier des échafauds], je dressai +sur la place de la citadelle un grand échafaud que nous tendîmes de +noir, par respect pour le condamné. À huit heures la garde-noble +entoura l’échafaud, et les hulans de Slesvig continrent la foule qui +se pressait sur la place. Quel autre à ma place n’eût été enivré! +Debout, et sabre en main, j’attendais sur l’estrade. Tous les regards +étaient fixés sur moi; j’étais en ce moment le personnage le plus +important des deux royaumes. Ma fortune, disais-je, est faite, car que +pourraient sans moi tous ces grands seigneurs qui ont juré la perte du +chancelier? Je me voyais déjà exécuteur royal en titre de la capitale; +j’avais des valets, des privilèges... Écoutez! L’horloge du fort sonne +dix heures. Le condamné sort de sa prison, traverse la place, monte à +l’échafaud d’un pas ferme et d’un air tranquille. Je veux lui lier les +cheveux; il me repousse, et se rend à lui-même ce dernier service.--Il +y avait longtemps, dit-il en souriant au prieur de Saint-André, que je +ne m’étais coiffé moi-même. Je lui offre le bandeau noir, il l’éloigne +de ses yeux avec dédain, mais sans me marquer de mépris.--Mon ami, me +dit-il, voilà peut-être la première fois qu’un espace de quelques +pieds rassemble les deux officiers extrêmes de l’ordre judiciaire, le +chancelier et le bourreau. Ces paroles sont restées gravées dans ma +tête. Il refuse encore le coussin noir que je voulais mettre sous ses +genoux, embrasse le prêtre, et s’agenouille, après avoir dit d’une +voix forte qu’il mourait innocent. Alors je brisai d’un coup de masse +l’écusson de ses armoiries, en criant, comme de coutume: + +--Cela ne se fait pas sans une juste cause! Cet affront ébranla la +fermeté du comte; il pâlit; mais il se hâta de dire:--Le roi me les a +données, le roi peut me les ôter. Il appuya sa tête sur le billot, les +yeux tournés vers l’est, et moi, je levai mon sabre des deux mains... +Écoutez bien!--En ce moment un cri arrive jusqu’à moi:--Grâce, au nom +du roi! grâce pour Schumacker! Je me retourne. C’était un aide de camp +qui galopait vers l’échafaud en agitant un parchemin. Le comte se +relève d’un air, non joyeux, mais seulement satisfait. Le parchemin +lui est remis.--Juste Dieu! s’écrie-t-il, la prison perpétuelle! leur +grâce est plus dure que la mort.--Il descend, abattu comme un voleur, +de l’échafaud où il était monté serein. Pour moi, cela m’était égal. +Je ne me doutais guère que le salut de cet homme était ma perte. Après +avoir démoli l’échafaud, je rentre chez mon maître, encore plein +d’espérances, quoiqu’un peu désappointé d’avoir perdu l’écu d’or, prix +de la chute de la tête. Ce n’était pas tout. Le lendemain je reçois un +ordre de départ et un diplôme d’exécuteur provincial pour le +Drontheimhus! Bourreau de province, et de la dernière province de +Norvège! Or sachez, messires, comment de petites causes amènent de +grands effets. Les ennemis du comte, afin de se donner un air de +clémence, avaient tout disposé pour que la grâce arrivât un moment +après l’exécution. Il s’en fallut d’une minute; on s’en prit à ma +lenteur, comme s’il eût été décent d’empêcher un personnage illustre +de s’amuser quelques instants avant le dernier! comme si un exécuteur +royal qui décapite un grand-chancelier pouvait le faire sans plus de +dignité et de mesure qu’un bourreau de province qui pend un juif! À +cela se joignit la malveillance. J’avais un frère, que même je crois +avoir encore. Il était parvenu, en changeant de nom, dans la maison du +nouveau chancelier, comte d’Ahlefeld. À Copenhague, ma présence +importuna le misérable. Mon frère me méprise, parce que ce sera +peut-être moi qui le pendrai un jour. + +Ici le disert narrateur s’interrompit pour donner passage à sa gaieté, +puis il continua: + +--Vous voyez, chers hôtes, que j’ai pris mon parti. Ma foi, au diable +l’ambition! j’exerce ici honnêtement mon métier; je vends mes +cadavres, ou Bechlie en fait des squelettes, que m’achète le cabinet +d’anatomie de Berghen. Je ris de tout, même de cette pauvre femelle +qui a été bohémienne et que la solitude rend folle. Mes trois +héritiers grandissent dans la crainte du diable et de la potence. Mon +nom est l’épouvantail des petits enfants du Drontheimhus. Les syndics +me fournissent une charrette et des habits rouges. La Tour-Maudite me +garantit de la pluie comme ferait le palais de l’évêque. Les vieux +prêtres que l’orage pousse chez moi me prêchent, les savants me +flagornent. En somme, je suis aussi heureux qu’un autre, je bois, je +mange, je pends, et je dors. + +Le bourreau n’avait pas mené à fin ce long discours sans l’entremêler +de bière et de bruyantes explosions de rire. + +--Il tue, et il dort! murmura le ministre; l’infortuné! + +--Que ce misérable est heureux! s’écria l’ermite. + +--Oui, frère ermite, dit le bourreau, misérable comme vous, mais +certes plus heureux. Tenez, le métier serait bon si l’on ne semblait +prendre plaisir à en ruiner les bénéfices. Croiriez-vous que je ne +sais quelles fameuses noces ont fourni à l’aumônier nouvellement nommé +de Drontheim l’occasion de demander la grâce de douze condamnés qui +m’appartiennent? + +--Qui vous appartiennent! s’écria le ministre. + +--Oui, sans doute, père. Sept d’entre eux devaient être fouettés, deux +marqués sur la joue gauche, et trois pendus, ce qui fait en somme +douze.--Oui, douze écus et trente ascalins, que je perds si la grâce +est accordée. Comment trouvez-vous, sires étrangers, cet aumônier qui +dispose ainsi de mon bien? Ce maudit prêtre s’appelle Athanase Munder. +Oh! si je le tenais! + +Le ministre se leva, et dit d’une voix égale et d’un air tranquille: + +--Mon fils, c’est moi qui suis Athanase Munder. + +À ce nom la colère s’alluma dans tous les traits d’Orugix, il s’élança +brusquement de son siège. Puis son regard irrité rencontra le regard +calme et bienveillant de l’aumônier, et il vint se rasseoir lentement, +muet et confus. + +Il se fit un moment de silence. Ordener, qui s’était levé de table, +prêt à défendre le prêtre, le rompit le premier. + +--Nychol Orugix, dit-il, voici treize écus pour vous dédommager de la +grâce des condamnés. + +--Hélas! interrompit le ministre, qui sait si je l’obtiendrai? Il +faudrait que je pusse parler au fils du vice-roi, car cela dépend de +son mariage avec la fille du chancelier. + +--Seigneur aumônier, répondit le jeune homme d’une voix ferme, vous +l’obtiendrez. Ordener Guldenlew ne recevra pas l’anneau nuptial, que +les fers de vos protégés ne soient rompus. + +--Jeune étranger, vous n’y pouvez rien; mais Dieu vous entende et vous +récompense! + +Cependant, les treize écus d’Ordener avaient achevé ce que le regard +du prêtre avait commencé. Nychol, entièrement apaisé, reprit sa +gaieté. + +--Tenez, révérend aumônier, vous êtes un brave homme, digne de +desservir la chapelle de Saint-Hilarion; j’en disais de vous plus que +je n’en pensais. Vous marchez droit dans votre sentier, ce n’est pas +votre faute s’il croise le mien. Mais celui auquel j’en veux, c’est le +gardien des morts de Drontheim, ce vieux magicien, concierge du +Spladgest. Quel est son nom déjà ? Spliugry?... Spadugry?... Dites-moi, +mon vieux docteur, vous qui êtes une Babel de science, vous qui +connaissez tout, vous ne pourriez pas m’aider à trouver le nom de ce +sorcier, votre confrère? Vous avez dû le rencontrer quelquefois, les +jours de sabbat, chevauchant en l’air sur un balai? + +Certes, si le pauvre Benignus avait pu s’enfuir en ce moment sur +quelque monture aérienne de ce genre, le narrateur de cette histoire +ne doute pas qu’il ne lui eût confié avec bien de la joie sa frêle +machine épouvantée. Jamais l’amour de la vie ne s’était développé avec +autant de force chez lui, que depuis qu’il percevait de tous ses +organes l’imminence du danger. Tout ce qu’il voyait l’effrayait; les +souvenirs de la Tour-Maudite, l’œil hagard de la femme rouge, la +voix, les gants et la boisson du mystérieux ermite, l’aventurière +intrépidité de son jeune compagnon, et, par-dessus tout, le bourreau; +ce bourreau dans le repaire duquel il tombait en fuyant, chargé d’un +crime. Il tremblait si fort que tout mouvement volontaire était chez +lui paralysé, surtout lorsqu’il vit la conversation se tourner sur +lui, et qu’il entendit l’apostrophe du formidable Orugix. Comme il ne +se souciait guère d’imiter l’héroïsme du prêtre, sa langue embarrassée +se refusa assez longtemps à répondre. + +--Eh bien! reprit le bourreau, savez-vous le nom de ce concierge du +Spladgest? Est-ce que votre perruque vous rend sourd? + +--Un peu, seigneur...--Mais, dit-il enfin, je ne sais pas ce nom, je +vous jure. + +--Il ne le sait pas? dit la voix redoutée de l’ermite. Il a tort d’en +faire serment. Cet homme se nomme Benignus Spiagudry. + +--Moi! moi! grand Dieu! s’écria le vieillard avec terreur. + +Le bourreau éclata de rire. + +--Et qui vous dit que c’est vous? c’est de ce païen de concierge que +nous parlons. En vérité, ce pédagogue s’effraie de rien. Que serait-ce +donc si ses grimaces si drôles avaient une cause sérieuse? Ce vieux +fou serait amusant à pendre.--Ainsi, vénérable docteur, poursuivit le +bourreau que les terreurs de Spiagudry égayaient, vous ne connaissez +pas ce Benignus Spiagudry? + +--Non, maître, dit le concierge un peu rassuré par son _incognito_, je +ne le connais pas, je vous assure. Et puisqu’il a le malheur de vous +déplaire, je serais, maître, bien fâché, vraiment, de connaître cet +homme. + +--Et vous, seigneur ermite, reprit Orugix, vous paraissez le +connaître? + +--Oui, vraiment, répondit l’ermite. C’est un homme grand, vieux, sec, +chauve... + +Spiagudry, justement alarmé de cette prosopographie, raffermit en hâte +sa perruque. + +--Il a, continua l’ermite, les mains longues comme celles d’un voleur +qui n’a pas rencontré de voyageur depuis huit jours, le dos courbé... + +Spiagudry se redressa de son mieux. + +--Du reste, on pourrait le prendre pour un des cadavres qu’il garde, +s’il n’avait les yeux aussi perçants. Spiagudry porta la main à son +emplâtre protecteur. + +--Merci, père, dit le bourreau à l’ermite; en quelque lieu que je le +trouve, je reconnaîtrai maintenant le vieux juif. + +Spiagudry, qui était très bon chrétien, révolté de cette intolérable +injure, ne put réprimer une exclamation. + +--Juif, maître! + +Puis il s’arrêta tout court, tremblant d’en avoir trop dit. + +--Eh bien, juif ou païen, qu’importe, s’il a des relations avec le +diable, comme on le dit! + +--Je le croirais volontiers, reprit l’ermite avec un sourire +sardonique que son capuchon ne cachait pas entièrement, s’il n’était +pas si poltron. Mais comment pourrait-il pactiser avec Satan? il est +aussi lâche que méchant. Quand la peur le prend, il ne se connaît +plus. + +L’ermite parlait lentement, comme s’il eût composé sa voix; et la +lenteur même de ses paroles leur donnait une expression singulière. + +--Il ne se connaît plus! répéta intérieurement Spiagudry. + +--Je suis fâché qu’un méchant soit lâche, dit le bourreau; il ne vaut +pas la peine d'être haï. Il faut combattre un serpent, on ne peut +qu’écraser un lézard. + +Spiagudry hasarda quelques paroles pour sa défense. + +--Mais, seigneurs; êtes-vous sûrs que l’officier public dont vous +parlez soit tel que vous le dites? A-t-il donc une réputation?... + +--Une réputation! reprit l’ermite; la plus exécrable réputation de la +province! + +Benignus, désappointé, se tourna vers le bourreau. + +--Seigneur maître, quels torts lui reprochez-vous? car je ne doute pas +que votre haine ne soit légitime. + +--Vous avez raison, vieillard, de n’en pas douter. Comme son commerce +ressemble au mien, Spiagudry fait tout ce qu’il peut pour me nuire. + +--Oh! maître, ne le croyez pas! Ou, s’il en est ainsi, c’est que cet +homme ne vous a pas vu comme moi, entouré de votre gracieuse femme et +de vos charmants enfants, admettant les étrangers au bonheur de votre +foyer domestique. S’il eût joui, comme nous, de votre aimable +hospitalité, maître, ce malheureux ne pourrait être votre ennemi. + +Spiagudry achevait à peine cette adroite allocution, quand la grande +femme, jusqu’alors muette, se leva, et dit d’une voix aigrement +solennelle: + +--La langue de la vipère n’est jamais plus venimeuse que lorsqu’elle +est enduite de miel. + +Puis elle se rassit, et continua de fourbir ses pinces, travail dont +le bruit rauque et criard, remplissant les intervalles de la +conversation, faisait, aux dépens des oreilles des quatre voyageurs, +l’office des chÅ“urs dans une tragédie grecque. + +--Cette femme est folle, vraiment! se dit tout bas le concierge, ne +pouvant s’expliquer autrement le mauvais effet de sa flatterie. + +--Bechlie a raison, docteur aux blonds cheveux! s’écria le bourreau. +Je vous tiens pour langue de vipère, si vous continuez de justifier +plus longtemps ce Spiagudry. + +--À Dieu ne plaise, maître! s’écria celui-ci; je ne le justifie +nullement. + +--À la bonne heure. Vous ignorez d’ailleurs jusqu’où il pousse +l’insolence. Croiriez-vous que l’impudent a la témérité de me disputer +la propriété de Han d’Islande? + +--De Han d’Islande! dit brusquement l’ermite. + +--Eh, oui. Vous connaissez ce fameux brigand? + +--Oui, dit l’ermite. + +--Eh bien, tout brigand revient au bourreau, n’est-il pas vrai? Que +fait cet infernal Spiagudry? il demande qu’on mette à prix la tête de +Han. + +--Il demande qu’on mette à prix la tête de Han? interrompit l’ermite. + +--Il en a l’audace; et cela uniquement pour que le corps lui revienne, +et que je sois frustré de ma propriété. + +--Voilà qui est infâme, maître Orugix; oser vous disputer un bien qui +vous appartient si évidemment! + +Ces mots étaient accompagnés du sourire malicieux qui effrayait +Spiagudry. + +--Le tour est d’autant plus noir, ermite, qu’il me faudrait une +exécution comme celle de Han pour me tirer de mon obscurité, et me +faire la fortune que ne m’a pas faite celle de Schumacker. + +--En vérité, maître Nychol? + +--Oui, frère ermite, le jour de l’arrestation de Han, venez me voir, +et nous immolerons un pourceau gras à mon élévation future. + +--Volontiers; mais savez-vous si je serai libre ce jour-là ? D’ailleurs +vous aviez tout à l’heure envoyé au diable l’ambition. + +--Eh sans doute, père, quand je vois que, pour détruire mes espérances +les mieux fondées, il suffit d’un Spiagudry et d’une requête de mise à +prix. + +--Ah! reprit l’ermite d’une voix étrange, Spiagudry a demandé la mise +à prix! + +Cette voix était pour le pauvre homme comme le regard du crapaud pour +l’oiseau. + +--Seigneurs, dit-il, pourquoi juger témérairement? Cela n’est pas sûr, +peut-être est-ce un faux bruit. + +--Un faux bruit! s’écria Orugix, la chose n’est que trop certaine. La +demande des syndics est en ce moment à Drontheim, appuyée de la +signature du concierge du Spladgest. On n’attend que la décision de +son excellence le général gouverneur. + +Le bourreau était si bien instruit, que Spiagudry n’osa poursuivre sa +justification; il se contenta de maudire intérieurement, pour la +centième fois, son jeune compagnon. Mais que devint-il lorsqu’il +entendit l’ermite, qui depuis quelques moments paraissait méditer, +s’écrier soudain d’un ton railleur: + +--Maître Nychol, quel est donc le supplice des sacrilèges? + +Ces paroles firent sur Spiagudry le même effet que si on lui avait +arraché son emplâtre et sa perruque. Il attendit avec anxiété la +réponse d’Orugix, qui acheva d’abord de vider son verre. + +--Cela dépend du genre de sacrilège, répondit le bourreau. + +--Si le sacrilège est la profanation d’un mort? + +Pour le coup, le tremblant Benignus s’attendit à voir son nom sortir +d’un moment à l’autre de la bouche de l’inexplicable ermite. + +--Autrefois, dit froidement Orugix, on l’enterrait vivant avec le +cadavre profané. + +--Et maintenant? + +--Maintenant on est plus doux. + +--On est plus doux! dit Spiagudry, respirant à peine. + +--Oui, reprit le bourreau de l’air satisfait et négligent d’un artiste +qui parle de son art; on lui imprime d’abord, avec un fer chaud, une S +sur le gras des jambes. + +--Et ensuite? interrompit le vieux concierge, contre lequel il eût été +difficile d’exécuter cette partie de la peine. + +--Ensuite, dit le bourreau, on se contente de le pendre. + +--Miséricorde! s’écria Spiagudry; de le pendre! + +--Eh bien, qu’a-t-il? il me regarde de l’air dont le patient regarde +le gibet. + +--Je vois avec plaisir, disait l’ermite, que l’on est revenu à des +principes d’humanité. + +En ce moment, l’orage, qui avait cessé, permit d’entendre très +distinctement au dehors le son clair et intermittent d’un cor. + +--Nychol, dit la femme, on est à la poursuite de quelque malfaiteur, +c’est le cor des archers. + +--Le cor des archers! répéta chacun des interlocuteurs avec un accent +différent, mais Spiagudry avec celui de la plus profonde terreur. + +Ils achevaient à peine cette exclamation quand on frappa à la porte de +la tour. + + + + +XIII + + Il ne faut qu’un homme, un signal; les éléments + d’une révolution sont tout prêts. Qui commencera? + Dès qu’il y aura un point d’appui, tout + s’ébranlera. + + BONAPARTE. + + +Loevig est un gros bourg situé sur la rive septentrionale du golfe de +Drontheim, et adossé à une chaîne basse de collines nues et +bizarrement bariolées par diverses sortes de cultures, pareilles à de +grands pans de mosaïque appuyés à l’horizon. L’aspect du bourg est +triste; la cabane de bois et de jonc du pêcheur, la hutte conique +bâtie de terre et de cailloux où le mineur invalide passe le peu de +vieux jours que ses épargnes lui permettent de donner au soleil et au +repos, la frêle charpente abandonnée que le chasseur de chamois revêt +à son tour d’un toit de paille et de murs de peaux de bêtes, bordent +des rues plus longues que le bourg, parce qu’elles sont étroites et +tortueuses. Sur une place où l’on ne voit plus aujourd’hui que les +vestiges d’une grosse tour, s’élevait alors l’ancienne forteresse +bâtie par Horda le Fin-Archer, seigneur de Loevig et frère d’armes du +roi païen Halfdan, et occupée en 1698 par le syndic du bourg, lequel +en eût été l’habitant le mieux logé, sans la cigogne argentée qui +venait tous les étés se percher à l’extrémité du clocher pointu de +l’église, pareille à la perle blanche au sommet du bonnet aigu d’un +mandarin. + +Le matin même du jour où Ordener était arrivé à Drontheim, un +personnage était débarqué, également incognito, à Loevig. Sa litière +dorée, quoique sans armoiries, ses quatre grands laquais armés +jusqu’aux dents, avaient soudain fait le sujet de toutes les +conversations et de toutes les curiosités. L’hôte de la _Mouette +d’or_, petite taverne où le grand personnage était descendu, avait +pris lui-même un air mystérieux et répondait à toutes les questions: +Je ne sais pas, d’un air qui voulait dire: Je sais tout, mais vous ne +saurez rien. Les grands laquais étaient plus muets que des poissons, +et plus sombres que les bouches d’une mine. Le syndic s’était d’abord +renfermé dans sa tour, attendant dans sa dignité la première visite de +l’étranger; mais bientôt les habitants l’avaient vu avec surprise se +présenter deux fois inutilement à la _Mouette d’or_, et le soir épier +un salut du voyageur appuyé sur sa fenêtre entrouverte. Les commères +inféraient de là que le personnage avait fait connaître son haut rang +au seigneur syndic. Elles se trompaient. Un messager expédié par +l’étranger s’était présenté chez le syndic pour y faire viser son +droit de passe, et le syndic avait remarqué sur le grand cachet de +cire verte du paquet qu’il portait deux mains de justice croisées +soutenant un manteau d’hermine surmonté d’une couronne de comte +imposée à un écusson autour duquel pendaient les colliers de +l’Éléphant et de Dannebrog. Cette observation avait suffi au syndic, +qui désirait vivement obtenir de la grande chancellerie le haut +syndicat du Drontheimhus. Mais il avait perdu ses avances, car le +noble inconnu ne voulait voir personne. + +Le second jour de l’arrivée de ce voyageur à Loevig tirait à sa fin, +lorsque l’hôte entra dans sa chambre en disant, après une inclination +profonde, que le messager attendu de sa courtoisie venait d’arriver. + +--Eh bien, dit sa courtoisie, qu’il monte. + +Un instant après, le messager entra, ferma soigneusement la porte, +puis saluant jusqu’à terre l’étranger qui s’était à demi tourné vers +lui, attendit dans un silence respectueux qu’il lui adressât la +parole. + +--Je vous espérais ce matin, dit celui-ci; qui donc vous a retenu? + +--Les intérêts de votre grâce, seigneur comte; ai-je un autre souci? + +--Que fait Elphège? que fait Frédéric? + +--Ils sont bien portants. + +--Bien! bien! interrompit le maître; n’avez-vous rien de plus +intéressant à m’apprendre? Quoi de nouveau à Drontheim? + +--Rien, sinon que le baron de Thorvick y est arrivé hier. + +--Oui, je sais qu’il a voulu consulter ce vieux mecklembourgeois Levin +sur le mariage projeté. Savez-vous quel a été le résultat de son +entrevue avec le gouverneur? + +--Aujourd’hui à midi, heure de mon départ, il n’avait point encore vu +le général. + +--Comment! arrivé de la veille! Vous m’étonnez, MusdÅ“mon. Et avait-il +vu la comtesse? + +--Encore moins, seigneur. + +--C’est donc vous qui l’avez vu? + +--Non, mon noble maître; et d’ailleurs je ne le connais pas. + +--Et comment, si personne ne l’a vu, savez-vous qu’il est à Drontheim? + +--Par son domestique, qui est descendu hier au palais du gouverneur. + +--Mais lui, est-il donc descendu ailleurs? + +--Son domestique assure qu’en arrivant il s’est embarqué pour +Munckholm, après être entré dans le Spladgest. + +Le regard du comte s’enflamma. + +--Pour Munckholm! pour la prison de Schumacker! en êtes-vous certain? +J’ai toujours pensé que cet honnête Levin était un traître. Pour +Munckholm! Qui peut l’attirer là ? va-t-il demander aussi des conseils +à Schumacker? va-t-il?... + +--Noble seigneur, interrompit MusdÅ“mon, il n’est pas sûr qu’il y soit +allé. + +--Quoi! et que me disiez-vous donc? vous jouez-vous de moi? + +--Pardon, votre grâce, je répétais au seigneur comte ce que disait le +domestique du seigneur baron. Mais le seigneur Frédéric, qui était +hier de garde au donjon, n’y a point vu le baron Ordener. + +--Belle preuve! mon fils ne connaît pas le fils du vice-roi. Ordener a +pu entrer au fort incognito. + +--Oui, seigneur; mais le seigneur Frédéric affirme n’avoir vu +personne. + +Le comte parut se calmer. + +--Cela est différent; mon fils l’affirme-t-il en effet? + +--Il me l’a assuré à trois reprises; et l’intérêt du seigneur Frédéric +est ici le même que celui de sa grâce. + +Cette réflexion du messager rassura complètement le comte. + +--Ah! dit-il, je comprends. Le baron, en arrivant, aura voulu se +promener un peu sur le golfe, et le domestique se sera persuadé qu’il +allait à Munckholm. En effet, qu’irait-il faire là ? j’étais bien sot +de m’alarmer. Cette nonchalance de mon gendre à voir le vieux Levin +prouve au contraire que son affection pour lui n’est pas si vive que +je le craignais. Vous ne croiriez pas, mon cher MusdÅ“mon, poursuivit +le comte avec un sourire, que je m’imaginais déjà Ordener amoureux +d’Éthel Schumacker, et que je bâtissais un roman et une intrigue sur +ce voyage à Munckholm. Mais, Dieu merci, Ordener est moins fou que +moi.--À propos, mon cher, que devient cette jeune Danaé entre les +mains de Frédéric? + +MusdÅ“mon avait conçu les mêmes alarmes que son maître touchant Éthel +Schumacker, et les avait combattues sans pouvoir les vaincre aussi +aisément. Cependant, charmé de voir son maître sourire, il se garda +bien de troubler sa sécurité et chercha au contraire à l’accroître, +afin d’accroître cette sérénité si précieuse dans les grands pour +leurs favoris. + +--Noble comte, votre fils a échoué près de la fille de Schumacker; +mais il paraît qu’un autre a été plus heureux. + +Le comte l’interrompit vivement. + +--Un autre! quel autre? + +--Eh! mais, je ne sais quel serf, paysan ou vassal... + +--Dites-vous vrai? s’écria le comte, dont la figure dure et sombre +était devenue radieuse. + +--Le seigneur Frédéric me l’a affirmé, ainsi qu’à la noble comtesse. + +Le comte se leva et se mit à parcourir la chambre en se frottant les +mains. + +--MusdÅ“mon, mon cher MusdÅ“mon, encore un effort et nous sommes au +but. Le rejeton de l’arbre est flétri; il ne nous reste plus qu’à +renverser le tronc.--Avez-vous encore quelque bonne nouvelle? + +--Dispolsen a été assassiné. + +Le visage du comte se dérida entièrement. + +--Ah! vous verrez que nous marcherons de triomphe en triomphe. A-t-on +ses papiers? a-t-on surtout ce coffre de fer? + +--J’annonce avec peine à votre grâce que le meurtre n’a point été +commis par les nôtres. Il a été tué et dépouillé sur les grèves +d’Urchtal, et l’on attribue cet exploit à Han d’Islande. + +--Han d’Islande! reprit le maître, dont le visage s’était rembruni; +quoi! ce brigand célèbre que nous voulons mettre à la tête de nos +révoltés! + +--Lui-même, noble comte; et je crains, d’après ce que j’en ai entendu +dire, que nous n’ayons de la peine à le trouver. En tout cas, je me +suis assuré d’un chef qui prendra son nom et pourra le remplacer. +C’est un farouche montagnard, haut et dur comme un chêne, féroce et +hardi comme un loup dans un désert de neige; il est impossible que ce +formidable géant ne ressemble pas à Han d’Islande. + +--Ce Han d’Islande, demanda le comte, est donc de haute taille? + +--C’est le bruit le plus populaire, votre grâce. + +--J’admire toujours, mon cher MusdÅ“mon, l’art avec lequel vous +disposez vos plans. Quand éclate l’insurrection? + +--Oh! très prochainement, votre grâce; en ce moment peut-être. La +tutelle royale pèse depuis longtemps aux mineurs; tous saisissent avec +joie l’idée d’un soulèvement. L’incendie commencera par Guldbranshal, +s’étendra à Sund-Moër, gagnera Kongsberg. Deux mille mineurs peuvent +être sur pied en trois jours. La révolte se fera au nom de Schumacker; +c’est en ce nom que leur parlent nos émissaires. Les réserves du Midi +et la garnison de Drontheim et de Skongen s’ébranleront; et vous serez +ici justement pour étouffer la rébellion, nouveau et insigne service +aux yeux du roi, et pour le délivrer de ce Schumacker si inquiétant +pour son trône. Voilà sur quelles indestructibles bases s’élèvera +l’édifice que couronnera le mariage de la noble dame Ulrique avec le +baron de Thorvick. + +L’entretien intime de deux scélérats n’est jamais long, parce que ce +qu’il y a d’homme en eux s’effraie bien vite de ce qu’il y a +d’infernal. Quand deux âmes perverses s’étalent réciproquement leur +impudique nudité, leurs mutuelles laideurs les révoltent. Le crime +fait horreur au crime même; et deux méchants qui conversent, avec tout +le cynisme du tête-à -tête, de leurs passions, de leurs plaisirs, de +leurs intérêts, se sont l’un à l’autre comme un effroyable miroir. +Leur propre bassesse les humilie dans autrui, leur propre orgueil les +confond, leur propre néant les épouvante; et ils ne peuvent se fuir, +se désavouer eux-mêmes dans leur semblable; car chaque rapport odieux, +chaque affreuse coïncidence, chaque hideuse parité trouve en eux une +voix toujours infatigable qui la dénonce à leur oreille sans cesse +fatiguée. Quelque secret que soit leur entretien, il a toujours deux +insupportables témoins;--Dieu, qu’ils ne voient pas; et la conscience, +qu’ils sentent. + +Les conversations confidentielles de MusdÅ“mon étaient d’autant plus +fatigantes pour le comte qu’il mettait toujours sans ménagements son +maître de moitié dans les crimes entrepris ou à entreprendre. Bien des +courtisans croient adroit de sauver aux grands l’apparence des +mauvaises actions; ils prennent sur eux la responsabilité du mal, et +laissent même souvent à la pudeur du patron la consolation d’avoir +semblé résister à un crime profitable. MusdÅ“mon, par un raffinement +d’adresse, suivait la marche contraire. Il voulait paraître conseiller +rarement et toujours obéir. Il connaissait l'âme de son maître comme +son maître connaissait la sienne; aussi ne se compromettait-il qu’en +compromettant le comte. La tête que le comte aurait le plus volontiers +fait tomber, après celle de Schumacker, c’était celle de MusdÅ“mon; il +le savait comme si son maître le lui eût dit, et son maître savait +qu’il le savait. + +Le comte avait appris ce qu’il voulait apprendre. Il était satisfait. +Il ne lui restait plus qu’à congédier MusdÅ“mon. + +--MusdÅ“mon, dit-il avec un sourire gracieux, vous êtes le plus fidèle +et le plus zélé de mes serviteurs. Tout va bien et je le dois à vos +soins. Je vous fais secrétaire intime de la grande chancellerie. + +MusdÅ“mon s’inclina profondément. + +--Ce n’est pas tout, poursuivit le comte, je vais demander pour vous +une troisième fois l’ordre de Dannebrog; mais je crains toujours que +votre naissance, votre indigne parenté... + +MusdÅ“mon rougit, pâlit, et cacha les altérations de son visage en +s’inclinant de nouveau. + +--Allez, dit le comte lui présentant sa main à baiser, allez, seigneur +secrétaire intime, rédiger votre _placeat_. Il trouvera peut-être le +roi dans un moment de bonne humeur. + +--Que sa majesté l’accorde ou non, je suis confus et fier des bontés +de votre grâce. + +--Dépêchez-vous, mon cher, car je suis pressé de partir. Il faut +tâcher encore d’avoir des renseignements précis sur ce Han. + +MusdÅ“mon, après une troisième révérence, entr’ouvrit la porte. + +--Ah! dit le comte, j’oubliais... En votre qualité nouvelle de +secrétaire intime, vous écrirez à la chancellerie pour qu’on envoie sa +destitution à ce syndic de Loevig, qui compromet son rang dans le +canton par une foule de bassesses envers les étrangers qu’il ne +connaît pas. + + + + +XIV + + Le religieux qui visite à minuit le reliquaire, + Le chevalier qui dompte un coursier belliqueux, + Celui qui meurt au son redouté de la trompette, + Celui qui meurt au bruit pacifique des oraisons. + Sont l’objet de tes soins, prodigués également + À l’homme pieux, sous le casque ou sous la tonsure. + + _Hymne à saint Anselme._ + + +--Oui, maître, nous devons en vérité un pèlerinage à la grotte de +Lynrass. Eût-on cru que cet ermite, que je maudissais comme un esprit +infernal, serait notre ange sauveur, et que la lance qui semblait nous +menacer à tout moment nous servirait de pont pour franchir le +précipice? + +C’est en ces termes assez burlesquement figurés que Benignus Spiagudry +faisait éclater aux oreilles d’Ordener sa joie, son admiration et sa +reconnaissance pour l’ermite mystérieux. On devine que nos deux +voyageurs sont sortis de la Tour-Maudite. Au point où nous les +retrouvons, ils ont même déjà laissé assez loin derrière eux le hameau +de Vygla et suivent péniblement une route montueuse, entrecoupée de +mares ou embarrassée de grosses pierres que les torrents passagers de +l’orage ont déposées sur la terre humide et visqueuse. Le jour ne +paraît pas encore; seulement les buissons qui couronnent les rochers +des deux côtés du chemin se détachent du ciel déjà blanchâtre comme +des découpures noires, et l’œil voit les objets, encore sans +couleurs, reprendre par degrés leurs formes à cette lumière terne, et +en quelque sorte épaisse, que le crépuscule du nord verse à travers +les froids brouillards du matin. + +Ordener gardait le silence, car depuis quelques instants il s’était +doucement livré à ce demi-sommeil que le mouvement machinal de la +marche permet quelquefois. Il n’avait pas dormi depuis la veille où il +avait donné au repos, dans une barque de pêcheur amarrée au port de +Drontheim, le peu d’heures qui avaient séparé sa sortie du Spladgest +de son retour à Munckholm. Aussi, tandis que son corps s’avançait vers +Skongen, son esprit s’était envolé au golfe de Drontheim, dans cette +sombre prison, sous ces lugubres tours qui renfermaient le seul être +auquel il pût dans le monde attacher l’idée d’espérance et de bonheur. +Éveillé, le souvenir de son Éthel dominait toutes ses pensées; +endormi, ce souvenir devenait comme une image fantastique qui +illuminait tous ses rêves. Dans cette seconde vie du sommeil, où l'âme +existe un moment seule, où l'être physique avec tous ses maux +matériels semble s'être évanoui, il voyait cette vierge bien aimée, +non plus belle, non plus pure, mais plus libre, plus heureuse, plus à +lui. Seulement, sur la route de Skongen, l’oubli de son corps, +l’engourdissement de ses facultés ne pouvaient être complets; car de +temps en temps une fondrière, une pierre, une branche d’arbre, +heurtant ses pieds, le rappelaient brusquement de l’idéal au réel. Il +relevait alors la tête, entr’ouvrait ses yeux fatigués, et regrettait +d'être retombé de son beau voyage céleste dans son pénible voyage +terrestre, où rien ne le dédommageait de ses illusions enfuies que +l’idée de sentir contre son cÅ“ur cette boucle de cheveux qui lui +appartenait en attendant qu’Éthel tout entière fût à lui. Puis ce +souvenir ramenait la charmante image fantastique, et il remontait +mollement, non dans son rêve, mais dans sa vague et opiniâtre rêverie. + +--Maître, répéta Spiagudry d’une voix plus forte, qui, jointe au choc +d’un tronc d’arbre, réveilla Ordener, ne craignez rien. Les archers +ont pris sur la droite avec l’ermite en sortant de la tour, et nous +sommes assez loin d’eux pour pouvoir parler. Il est vrai que jusqu’ici +le silence était prudent. + +--Vraiment, dit Ordener en bâillant, vous poussez la prudence un peu +loin. Il y a trois heures au moins que nous avons quitté la tour et +les archers. + +--Cela est vrai, seigneur; mais prudence ne nuit jamais. Voyez, si je +m’étais nommé au moment où le chef de cette infernale escouade a +demandé Benignus Spiagudry, d’une voix pareille à celle dont Saturne +demandait son fils nouveau-né pour le dévorer; si, même, en ce moment +terrible, je n’avais eu recours à une taciturnité prudente, où +serais-je, mon noble maître? + +--Ma foi, vieillard, je crois qu’en ce moment-là nul n’eût pu obtenir +de vous votre nom, eût-on employé des tenailles pour vous l’arracher. + +--Avais-je tort, maître? Si j’avais parlé, l’ermite, que saint Hospice +et saint Usbald le solitaire bénissent! l’ermite n’aurait pas eu le +temps de demander au chef des archers si son escouade n’était pas +composée de soldats de la garnison de Munckholm, question +insignifiante, faite uniquement pour gagner du temps. Avez-vous +remarqué, jeune seigneur, après la réponse affirmative de ce stupide +archer, avec quel sourire singulier l’ermite l’a invité à le suivre, +en lui disant qu’il connaissait la retraite du fugitif Benignus +Spiagudry? + +Ici le concierge s’arrêta un moment comme pour prendre de l’élan, car +il reprit soudain d’une voix larmoyante d’enthousiasme: + +--Bon prêtre! digne et vertueux anachorète, pratiquant les principes +de l’humanité chrétienne et de la charité évangélique! Et moi qui +m’effrayais de ses dehors, assez sinistres à la vérité; mais ils +cachent une si belle âme! Avez-vous encore remarqué, mon noble maître, +qu’il y avait quelque chose de singulier dans l’accent dont il m’a +dit: au revoir! en emmenant les archers? Dans un autre moment, cet +accent m’eût alarmé; mais ce n’est pas la faute du pieux et excellent +ermite. La solitude donne sans doute à la voix ce timbre étrange; car +je connais, seigneur,--ici la voix de Benignus devint plus basse--je +connais un autre solitaire, ce formidable vivant que... Mais non, par +respect pour le vénérable ermite de Lynrass, je ne ferai pas cet +odieux rapprochement. Les gants n’ont également rien d’extraordinaire, +il fait assez froid pour qu’on en porte; et sa boisson salée ne +m’étonne pas davantage. Les cénobites catholiques ont souvent des +règles singulières; celle-là même, maître, se trouve indiquée dans ce +vers du célèbre Urensius, religieux du mont Caucase: + + _Rivos despiciens, maris undam polat amaram._ + +Comment ne me suis-je pas rappelé ce vers dans cette maudite ruine de +Vygla! un peu plus de mémoire m’aurait épargné de bien folles alarmes. +Il est vrai qu’il est difficile, n’est-ce pas, seigneur, d’avoir ses +idées nettes dans un pareil repaire, assis à la table d’un bourreau! +d’un bourreau! d’un être voué au mépris et à l’exécration universelle, +qui ne diffère de l’assassin que par la fréquence et l’impunité de ses +meurtres, dont le cÅ“ur, à toute l’atrocité des plus affreux brigands, +réunit la lâcheté que du moins leurs crimes aventureux ne leur +permettent pas! d’un être qui offre à manger et verse à boire de la +même main qui fait jouer des instruments de torture et crier les os +des misérables entre les ais rapprochés d’un chevalet! Respirer le +même air qu’un bourreau! Et le plus vil mendiant, si ce contact impur +l’a souillé, abandonne avec horreur les derniers haillons qui +protégeaient contre l’hiver ses maladies et ses nudités! Et le +chancelier, après avoir scellé ses lettres d’office, les jette sous la +table des sceaux, en signe de dégoût et de malédiction! Et en France, +quand le bourreau est mort à son tour, les sergents de la prévôté +aiment mieux payer une amende de quarante livres que de lui succéder! +Et à Pesth, le condamné Chorchill, auquel on offrait sa grâce avec des +lettres d’exécuteur, préféra le rôle de patient au métier de bourreau! +N’est-il pas encore notoire, noble jeune seigneur, que Turmeryn, +évêque de Maëstricht, fit purifier une église où était entré le +bourreau, et que la czarine Petrowna se lavait le visage chaque fois +qu’elle revenait d’une exécution? Vous savez également que les rois de +France, pour honorer les gens de guerre, veulent qu’ils soient punis +par leurs camarades, afin que ces nobles hommes, même lorsqu’ils sont +criminels, ne deviennent pas infâmes par l’attouchement d’un bourreau. +Et enfin, ce qui est décisif, dans la _Descente de saint Georges aux +enfers_, par le savant Melasius Iturham, Caron ne donne-t-il pas au +brigand Robin Hood le pas sur le bourreau Phlipcrass?--Vraiment, +maître, si jamais je deviens puissant--ce que Dieu seul peut +savoir--je supprime les bourreaux et je rétablis l’ancienne coutume et +les vieux tarifs. Pour le meurtre d’un prince, on paiera, comme en +1150, quatorze cent quarante doubles écus royaux; pour le meurtre d’un +comte, quatorze cent quarante écus simples; pour celui d’un baron, +quatorze cent quarante bas écus; le meurtre d’un simple noble sera +taxé à quatorze cent quarante ascalins; et celui d’un bourgeois.... + +--N’entends-je pas le pas d’un cheval qui vient à nous? interrompit +Ordener. + +Ils tournèrent la tête, et, comme le jour avait paru pendant le long +soliloque scientifique de Spiagudry, ils purent distinguer en effet, à +cent pas en arrière, un homme vêtu de noir, agitant un bras vers eux, +et pressant de l’autre un de ces petits chevaux d’un blanc sale que +l’on rencontre souvent, domptés ou sauvages, dans les montagnes basses +de la Norvège. + +--De grâce, maître, dit le peureux concierge, pressons le pas, cet +homme noir m’a tout l’air d’un archer. + +--Comment, vieillard, nous sommes deux, et nous fuirions devant un +seul homme! + +--Hélas! vingt éperviers fuient devant un hibou. Quelle gloire y +a-t-il à attendre un officier de justice? + +--Et qui vous dit que c’en est un? reprit Ordener, dont les yeux +n’étaient pas troublés par la peur. Rassurez-vous, mon brave guide; je +reconnais ce voyageur.--Arrêtons-nous. + +Il fallut céder. Un moment après, le cavalier les aborda; et Spiagudry +cessa de trembler en reconnaissant la figure grave et sereine de +l’aumônier Athanase Munder. + +Celui-ci les salua en souriant, et arrêta sa monture, en disant d’une +voix que son essoufflement entrecoupait: + +--Mes chers enfants, c’est pour vous que je reviens sur mes pas; et le +Seigneur ne permettra sans doute pas que mon absence, prolongée dans +une intention de charité, soit préjudiciable à ceux auxquels ma +présence est utile. + +--Seigneur ministre, répondit Ordener, nous serions heureux de pouvoir +vous servir en quelque chose. + +--C’est moi, au contraire, noble jeune homme, qui veux vous servir. +Daigneriez-vous me dire quel est le but de votre voyage? + +--Révérend aumônier, je ne puis. + +--Je désire qu’en effet, mon fils, il y ait de votre part impuissance +et non défiance. Car alors malheur à moi! malheur à celui dont l’homme +de bien se défie, même quand il ne l’a vu qu’une fois! + +L’humilité et l’onction du prêtre touchèrent vivement Ordener. + +--Tout ce que je puis vous dire, mon père, c’est que nous visitons les +montagnes du nord. + +--C’est ce que je pensais, mon fils, et voilà pourquoi je viens à +vous. Il y a dans ces montagnes des bandes de mineurs et de chasseurs, +souvent redoutables aux voyageurs. + +--Eh bien? + +--Eh bien,--je sais qu’il ne faut pas essayer de détourner de sa route +un noble jeune homme qui va chercher un danger,--mais l’estime que +j’ai conçue pour vous m’a inspiré un autre moyen de vous être utile. +Le malheureux faux monnayeur auquel j’ai porté hier les dernières +consolations de mon Dieu avait été mineur. Au moment de la mort, il +m’a donné ce parchemin sur lequel son nom est écrit, disant que cette +passe me préserverait de tout danger, si jamais je voyageais dans ces +montagnes. Hélas! à quoi cela pourrait-il servir à un pauvre prêtre +qui vivra et mourra avec des prisonniers, et qui d’ailleurs, _inter +castra latronum_, ne doit chercher de défense que dans la patience et +la prière, seules armes de Dieu! Si je n’ai pas refusé cette passe, +c’est qu’il ne faut point affliger par un refus le cÅ“ur de celui qui, +dans peu d’instants, n’aura plus rien à recevoir et à donner sur la +terre. Le bon Dieu daignait m’inspirer, car aujourd’hui je puis vous +apporter ce parchemin, afin qu’il vous accompagne dans les hasards de +votre route, et que le don du mourant soit un bienfait pour le +voyageur. + +Ordener reçut avec attendrissement le présent du vieux prêtre. + +--Seigneur aumônier, dit-il, Dieu veuille que votre désir soit exaucé! +Merci. Pourtant, ajouta-t-il, mettant la main sur son sabre, je +portais déjà mon droit de passe à mon côté. + +--Jeune homme, dit le prêtre, peut-être ce frêle parchemin vous +protégera-t-il mieux que votre épée de fer. Le regard d’un pénitent +est plus puissant que le glaive même de l’archange. Adieu. Mes +prisonniers m’attendent. Veuillez prier quelquefois pour eux et pour +moi. + +--Saint prêtre, reprit Ordener en souriant, je vous ai dit que vos +condamnés auraient leur grâce; ils l’auront. + +--Oh! ne parlez pas avec cette assurance, mon fils. Ne tentez pas le +Seigneur. Un homme ne sait pas ce qui se passe dans le cÅ“ur d’un +autre homme, et vous ignorez encore ce que décidera le fils du +vice-roi. Peut-être, hélas! ne daignera-t-il jamais admettre devant +lui un humble aumônier. Adieu, mon fils; que votre voyage soit béni, +et que parfois il sorte de votre belle âme un souvenir pour le pauvre +prêtre et une prière pour les pauvres prisonniers. + + + + +XV + + Sois le bienvenu, Hugo; dis-moi, toi... as-tu + jamais vu un orage aussi terrible? + + MATURIN, _Bertram_. + + +Dans une salle attenante aux appartements du gouverneur de Drontheim, +trois des secrétaires de son excellence venaient de s’asseoir devant +une table noire, chargée de parchemins, de papier, de cachets et +d’écritoires, et près de laquelle un quatrième tabouret resté vide +annonçait qu’un des scribes était en retard. Ils étaient déjà depuis +quelque temps méditant et écrivant chacun de leur côté, quand l’un +d’eux s’écria: + +--Savez-vous, Wapherney, que ce pauvre bibliothécaire Foxtipp va, +dit-on, être renvoyé par l’évêque, grâce à la lettre de recommandation +dont vous avez appuyé la requête du docteur Anglyvius? + +--Que nous contez-vous là , Richard? dit vivement celui des deux autres +secrétaires auquel ne s’adressait point Richard, Wapherney n’a pu +écrire en faveur d’Anglyvius, car la pétition de cet homme a révolté +le général quand je la lui ai lue. + +--Vous me l’aviez dit, en effet, reprit Wapherney; mais j’ai trouvé +sur la pétition le mot _tribuatur_, de la main de son excellence. + +--En vérité! s’écria l’autre. + +--Oui, mon cher; et plusieurs autres décisions de son excellence, dont +vous m’aviez parlé, sont également changées dans les apostilles. +Ainsi, sur la requête des mineurs, le général a écrit: _negetur_. + +--Comment! mais je n’y comprends rien; le général craignait l’esprit +turbulent de ces mineurs. + +--Il a peut-être voulu les effrayer par la sévérité. Ce qui me le +ferait croire, c’est que le placet de l’aumônier Munder pour les douze +condamnés est également mis à néant. + +Le secrétaire auquel Wapherney parlait se leva ici brusquement. + +--Oh! pour le coup, je ne peux vous croire. Le gouverneur est trop bon +et m’a montré trop de pitié envers ces condamnés pour.... + +--Eh bien, Arthur, reprit Wapherney, lisez vous-même. + +Arthur prit le placet et vit le fatal signe de réprobation. + +--Vraiment, dit-il, j’en crois à peine mes yeux. Je veux représenter +le placet au général. Quel jour son excellence a-t-elle donc apostillé +ces pièces? + +--Mais, répondit Wapherney, je crois qu’il y a trois jours. + +--Ç'a été, reprit Richard à voix basse, dans la matinée qui a précédé +l’apparition si courte et la disparition si mystérieusement subite du +baron Ordener. + +--Tenez, s’écria vivement Wapherney avant qu’Arthur eût eu le temps de +répondre, ne voilà -t-il pas encore un _tribuatur_ sur la burlesque +requête de ce Benignus Spiagudry! + +Richard éclata de rire. + +--N’est-ce pas ce vieux gardien de cadavres qui a également disparu +d’une manière si singulière? + +--Oui, reprit Arthur; on a trouvé dans son charnier un cadavre mutilé, +en sorte que la justice le fait poursuivre comme sacrilège. Mais un +petit lapon, qui le servait et qui est resté seul au Spladgest, pense, +avec tout le peuple, que le diable l’a emporté comme sorcier. + +--Voilà , dit Wapherney en riant, un personnage qui laisse une bonne +réputation! + +Il achevait à peine son éclat de rire quand le quatrième secrétaire +entra. + +--En honneur, Gustave, vous arrivez bien tard ce matin. Vous +seriez-vous marié par hasard hier? + +--Eh non! reprit Wapherney, c’est qu’il aura pris le chemin le plus +long pour passer, avec son manteau neuf, sous les fenêtres de +l’aimable Rosily. + +--Wapherney, dit le nouveau venu, je voudrais que vous eussiez deviné. +Mais la cause de mon retard est certes moins agréable; et je doute que +mon manteau neuf ait produit quelque effet sur les personnages que je +viens de visiter. + +--D’où venez-vous donc? demanda Arthur. + +--Du Spladgest. + +--Dieu m’est témoin, s’écria Wapherney laissant tomber sa plume, que +nous en parlions tout à l’heure! Mais si l’on peut en parler par +passe-temps, je ne conçois pas comment on y entre. + +--Et bien moins encore, dit Richard, comment on s’y arrête. Mais, mon +cher Gustave, qu’y avez-vous donc vu? + +--Oui, dit Gustave, vous êtes curieux, sinon de voir, du moins +d’entendre; et vous seriez bien punis si je refusais de vous décrire +ces horreurs, auxquelles vous frémiriez d’assister. + +Les trois secrétaires pressèrent vivement Gustave, qui se fit un peu +prier, quoique son désir de leur raconter ce qu’il avait vu ne fût pas +intérieurement moins vif que leur envie de le savoir. + +--Allons, Wapherney, vous pourrez transmettre mon récit à votre jeune +sÅ“ur, qui aime tant les choses effrayantes. J’ai été entraîné dans le +Spladgest par la foule qui s’y pressait. On vient d’y apporter les +cadavres de trois soldats du régiment de Munckholm et de deux archers, +trouvés hier à quatre lieues dans les gorges, au fond du précipice de +Cascadthymore. Quelques spectateurs assurent que ces malheureux +composaient l’escouade envoyée, il y a trois jours, dans la direction +de Skongen, à la recherche du concierge fugitif du Spladgest. Si cela +est vrai, on ne peut concevoir comment tant d’hommes armés ont pu être +assassinés. La mutilation des corps paraît prouver qu’ils ont été +précipités du haut des rochers. Cela fait dresser les cheveux. + +--Quoi! Gustave, vous les avez vus? demanda vivement Wapherney. + +--Je les ai encore devant les yeux. + +--Et présume-t-on quels sont les auteurs de cet attentat? + +--Quelques personnes pensaient que ce pouvait être une bande de +mineurs, et assuraient qu’on avait entendu hier, dans les montagnes, +les sons de la corne avec laquelle ils s’appellent. + +--En vérité! dit Arthur. + +--Oui; mais un vieux paysan a détruit cette conjecture en faisant +observer qu’il n’y avait ni mines ni mineurs du côté de Cascadthymore. + +--Et qui serait-ce donc? + +--On ne sait; si les corps n’étaient entiers, on pourrait croire que +ce sont quelques bêtes féroces, car ils portent sur leurs membres de +longues et profondes égratignures. Il en est de même du cadavre d’un +vieillard à barbe blanche qu’on a apporté au Spladgest avant-hier +matin, à la suite de cet affreux orage qui vous a empêché, mon cher +Léandre Wapherney, d’aller visiter, sur l’autre rive du golfe, votre +Héro du coteau de Larsynn. + +--Bien! bien! Gustave, dit Wapherney en riant; mais quel est ce +vieillard? + +--À sa haute taille, à sa longue barbe blanche, à un chapelet qu’il +tient encore fortement serré entre ses mains, quoiqu’il ait été trouvé +du reste absolument dépouillé, on a reconnu, dit-on, un certain ermite +des environs; je crois qu’on l’appelle l’ermite de Lynrass. Il est +évident que le pauvre homme a été également assassiné; mais dans quel +but? On n’égorge plus maintenant pour opinion religieuse, et le vieil +ermite ne possédait au monde que sa robe de bure et la bienveillance +publique. + +--Et vous dites, reprit Richard, que ce corps est déchiré, ainsi que +ceux des soldats, comme par les ongles d’une bête féroce? + +--Oui, mon cher; et un pêcheur affirmait avoir remarqué des traces +pareilles sur le corps d’un officier trouvé, il y a plusieurs jours, +assassiné, vers les grèves d’Urchtal. + +--Cela est singulier, dit Arthur. + +--Cela est effroyable, dit Richard. + +--Allons, reprit Wapherney, silence et travail, car je crois que le +général va bientôt venir.--Mon cher Gustave, je suis bien curieux de +voir ces corps; si vous voulez, ce soir, en sortant, nous entrerons un +moment au Spladgest. + + + + +XVI + + Elle eût été si facilement heureuse! une simple + cabane dans une vallée des Alpes, quelques + occupations domestiques auraient suffi pour + satisfaire ses modestes désirs et remplir sa douce + vie; mais moi, l’ennemi de Dieu, je n’ai pas eu de + repos que je n’aie brisé son cÅ“ur, que je n’aie + fait tomber en ruine sa destinée. Il faut qu’elle + soit la victime de l’enfer. + + GOETHE, _Faust_. + + +En 1675, c’est-à -dire vingt-quatre années avant l’époque où se passe +cette histoire, hélas! ç'avait été une fête charmante pour tout le +hameau de Thoctree, que le mariage de la douce Lucy Pelnyrh, et du +beau, du grand, de l’excellent jeune homme Caroll Stadt. Il est vrai +de dire qu’ils s’aimaient depuis longtemps; et comment tous les cÅ“urs +ne se seraient-ils pas intéressés aux deux jeunes amants le jour où +tant d’ardents désirs, tant d’inquiètes espérances allaient enfin se +changer en bonheur! Nés dans le même village, élevés dans les mêmes +champs, bien souvent, dans leur enfance, Caroll s’était endormi après +leurs jeux sur le sein de Lucy; bien souvent, dans leur adolescence, +Lucy s’était, après leurs travaux, appuyée sur le bras de Caroll. Lucy +était la plus timide et la plus jolie des filles du pays, Caroll le +plus brave et le plus noble des garçons du canton; ils s’aimaient, et +ils n’auraient pas mieux pu se rappeler le jour où ils avaient +commencé d’aimer, que le jour où ils avaient commencé de vivre. + +Mais leur mariage n’était pas venu comme leur amour, doucement et de +lui-même. Il y avait eu des intérêts domestiques, des haines de +famille, des parents, des obstacles; une année entière ils avaient été +séparés, et Caroll avait bien souffert loin de sa Lucy, et Lucy avait +bien pleuré loin de son Caroll, avant le jour bienheureux qui les +réunissait, pour désormais ne plus souffrir et pleurer qu’ensemble. + +C’était en la sauvant d’un grand péril que Caroll avait enfin obtenu +sa Lucy. Un jour il avait entendu des cris dans un bois; c’était sa +Lucy qu’un brigand, redouté de tous les montagnards, avait surprise et +paraissait vouloir enlever. Caroll attaqua hardiment ce monstre à face +humaine, auquel le singulier rugissement qu’il poussait comme une bête +féroce avait fait donner le nom de _Han_. Oui, il attaqua celui que +personne n’osait attaquer; mais l’amour lui donnait des forces de +lion. Il délivra sa bien-aimée Lucy, la rendit à son père, et le père +la lui donna. + +Or tout le village fut joyeux le jour où l’on unit ces deux fiancés. +Lucy, seule, paraissait sombre. Jamais pourtant elle n’avait attaché +un regard plus tendre sur son cher Caroll; mais ce regard était aussi +triste que tendre, et, dans la joie universelle, c’était un sujet +d’étonnement. De moment en moment, plus le bonheur de son ami semblait +croître, plus ses yeux exprimaient de douleur et d’amour.--O ma Lucy, +lui dit Caroll après la sainte cérémonie, la présence de ce brigand, +qui est un malheur pour toute la contrée, aura donc été un bonheur +pour moi!--On remarqua qu’elle secoua la tête et ne répondit rien. + +Le soir vint; on les laissa seuls dans leur chaumière neuve, et les +danses et les jeux redoublèrent sur la place du village, pour célébrer +la félicité des deux époux. + +Le lendemain matin, Caroll Stadt avait disparu; quelques mots de sa +main furent remis au père de Lucy Pelnyrh par un chasseur des monts de +Kole, qui l’avait rencontré avant l’aube, errant sur les grèves du +golfe. Le vieux Will Pelnyrh montra ce papier au pasteur et au syndic, +et il ne resta de la fête de la veille que l’abattement et le morne +désespoir de Lucy. + +Cette catastrophe mystérieuse consterna tout le village, et l’on +s’efforça vainement de l’expliquer. Des prières pour l'âme de Caroll +furent dites dans la même église où, quelques jours auparavant, +lui-même avait chanté des cantiques d’actions de grâces sur son +bonheur. On ne sait ce qui retint à la vie la veuve Stadt. Au bout de +neuf mois de solitude et de deuil, elle mit au monde un fils, et, le +jour même, le village de Golyn fut écrasé par la chute du rocher +pendant qui le dominait. + +La naissance de ce fils ne dissipa point la douleur sombre de sa mère. +Gill Stadt n’annonçait en rien qu’il dût ressembler à Caroll. Son +enfance farouche semblait promettre une vie plus farouche encore. +Quelquefois un petit homme sauvage--dans lequel des montagnards qui +l’avaient vu de loin affirmaient reconnaître le fameux Han +d’Islande--venait dans la cabane déserte de la veuve de Caroll, et +ceux qui passaient alors près de là en entendaient sortir des plaintes +de femme et des rugissements de tigre. L’homme emmenait le jeune Gill, +et des mois s’écoulaient; puis il le rendait à sa mère, plus sombre et +plus effrayant encore. + +La veuve Stadt avait pour cet enfant un mélange d’horreur et de +tendresse. Quelquefois elle le serrait dans ses bras de mère, comme le +seul lien qui l’attachât encore à la vie; d’autres fois elle le +repoussait avec épouvante en appelant Caroll, son cher Caroll. Nul +être au monde ne savait ce qui bouleversait son cÅ“ur. + +Gill avait passé sa vingt-troisième année; il vit Guth Stersen, et +l’aima avec fureur. Guth Stersen était riche, et il était pauvre. +Alors, il partit pour Roeraas afin de se faire mineur et de gagner de +l’or. Depuis lors sa mère n’en avait plus entendu parler. + +Une nuit, assise devant le rouet qui la nourrissait, elle veillait, +avec sa lampe à demi éteinte, dans sa cabane, sous ces murs vieillis +comme elle dans la solitude et le deuil, muets témoins de la +mystérieuse nuit de ses noces. Inquiète, elle pensait à son fils, dont +la présence, si vivement désirée, allait lui rappeler, et peut-être +lui apporter bien des douleurs. Cette pauvre mère aimait son fils, +tout ingrat qu’il était. Et comment ne l’aurait-elle pas aimé? elle +avait tant souffert pour lui! + +Elle se leva, alla prendre au fond d’une vieille armoire un crucifix +rouillé dans la poussière. Un moment elle le considéra d’un Å“il +suppliant; puis tout à coup, le repoussant avec effroi:--Prier! +cria-t-elle; est-ce que je puis prier?--Tu n’as plus à prier que +l’enfer, malheureuse! c’est à l’enfer que tu appartiens. + +Elle retombait dans sa sombre rêverie, lorsqu’on frappa à la porte. + +C’était un événement rare chez la veuve Stadt; car, depuis longues +années, grâce à ce que sa vie offrait d’extraordinaire, tout le +village de Thoctree la croyait en commerce avec les esprits infernaux. +Aussi nul n’approchait de sa cabane. Étranges superstitions de ce +siècle et de ce pays d’ignorance! elle devait au malheur la même +réputation de sorcellerie que le concierge du Spladgest devait à la +science! + +--Si c’était mon fils, si c’était Gill! s’écria-t-elle; et elle +s’élança vers la porte. + +Hélas! ce n’était pas son fils. C’était un petit ermite vêtu de bure, +dont le capuchon rabattu ne laissait voir que la barbe noire. + +--Saint homme, dit la veuve, que demandez-vous? Vous ne savez pas à +quelle maison vous vous adressez. + +--Si vraiment! répliqua l’ermite, d’une voix rauque et trop connue. + +Et, arrachant ses gants, sa barbe noire et son capuchon, il découvrit +un atroce visage, une barbe rousse et des mains armées d’ongles +hideux. + +--Oh! cria la veuve, et elle cacha sa tête dans ses mains. + +--Eh bien! dit le petit homme, est-ce que, depuis vingt-quatre ans, tu +ne t’es pas encore habituée à voir l’époux que tu dois contempler +durant toute l’éternité? + +Elle murmura avec épouvante:--L’éternité! + +--Écoute, Lucy Pelnyrh, je t’apporte des nouvelles de ton fils. + +--De mon fils! où est-il? pourquoi ne vient-il pas? + +--Il ne peut. + +--Mais vous avez de ses nouvelles. Je vous rends grâces. Hélas! vous +pouvez donc m’apporter du bonheur! + +--C’est le bonheur en effet que je t’apporte, dit l’homme d’une voix +sourde; car tu es une faible femme, et je m’étonne que ton ventre ait +pu porter un pareil fils. Réjouis-toi donc. Tu craignais que ton fils +ne marchât sur ma trace; ne crains plus rien. + +--Quoi! s’écria la mère avec ravissement, mon fils, mon bien-aimé Gill +est donc changé? + +L’ermite regardait sa joie avec un rire funeste. + +--Oh! bien changé! dit-il. + +--Et pourquoi n’est-il pas accouru dans mes bras? Où l’avez-vous vu? +que faisait-il? + +--Il dormait. + +La veuve, dans l’excès de sa joie, ne remarquait ni le regard +sinistre, ni l’air horriblement railleur du petit homme. + +--Pourquoi ne l’avoir pas réveillé, ne lui avoir pas dit: Gill, viens +voir ta mère? + +--Son sommeil était profond. + +--Oh! quand viendra-t-il? Apprenez-moi, je vous en supplie, si je le +reverrai bientôt. + +Le faux ermite tira de dessous sa robe une espèce de coupe d’une forme +singulière. + +--Eh bien! veuve, dit-il, bois au prochain retour de ton fils! + +La veuve poussa un cri d’horreur. C’était un crâne humain. Elle fit un +geste d’épouvante et ne put proférer une parole. + +--Non, non! cria tout à coup l’homme avec une voix terrible, ne +détourne pas les yeux, femme; regarde. Tu demandes à revoir ton fils? +Regarde, te dis-je! car voilà tout ce qui en reste. + +Et, aux lueurs de la lampe rougeâtre, il présentait aux lèvres pâles +de la mère le crâne nu et desséché de son fils. + +Trop de malheurs avaient passé sur cette âme pour qu’un malheur de +plus la brisât. Elle éleva sur le farouche ermite un regard fixe et +stupide. + +--Oh! la mort! dit-elle faiblement; la mort! laissez-moi mourir. + +--Meurs si tu veux!--Mais souviens-toi, Lucy Pelnyrh, du bois de +Thoetree; souviens-toi du jour où le démon, en s’emparant de ton +corps, a donné ton âme à l’enfer! Je suis le démon, Lucy, et tu es mon +épouse éternelle! Maintenant, meurs, si tu veux. + +C’était une croyance, dans ces contrées superstitieuses, que des +esprits infernaux apparaissaient parfois parmi les hommes pour y vivre +des vies de crime et de calamité. Entre autres fameux scélérats, Han +d’Islande avait cette effrayante renommée. On croyait encore que la +femme qui, par séduction ou par violence, était la proie d’un de ces +démons à forme humaine, devenait irrévocablement par ce malheur sa +compagne de damnation. + +Les événements que l’ermite rappelait à la veuve parurent réveiller en +elle ces idées. + +--Hélas! dit-elle douloureusement, je ne puis donc échapper à +l’existence!--Et qu’ai-je fait? car tu le sais, mon bien-aimé Caroll, +je suis innocente. Le bras d’une jeune fille n’a point la force du +bras d’un démon. + +Elle poursuivit; ses regards étaient pleins de délire, et ses paroles +incohérentes semblaient nées du tremblement convulsif de ses lèvres. + +--Oui, Caroll, depuis ce jour je suis impure et innocente; et le démon +me demande si je me le rappelle, cet horrible jour!--Mon Caroll, je ne +t’ai point trompé; tu es venu trop tard; j’étais à lui avant d'être à +toi, hélas!--Hélas! et je serai punie éternellement. Non, je ne vous +rejoindrai pas, vous que je pleure. À quoi bon mourir? J’irai avec ce +monstre, dans un monde qui lui ressemble, dans le monde des réprouvés! +et qu’ai-je donc fait? Mes malheurs dans la vie seront mes crimes dans +l’éternité. + +Le petit ermite appuyait sur elle un regard de triomphe et d’autorité. + +--Ah! s’écria-t-elle tout à coup en se tournant vers lui, ah! +dites-moi, ceci n’est-il pas quelque rêve affreux que votre présence +m’apporte? car, vous le savez, hélas! depuis le jour de ma perte, +toutes les fatales nuits où votre esprit m’a visitée ont été marquées +pour moi par d’impures apparitions, d’effrayants songes et des visions +épouvantables. + +--Femme, femme, reviens à la raison. Il est aussi vrai que tu es +éveillée, qu’il est vrai que Gill est mort. + +Le souvenir de ses anciennes infortunes avait comme effacé en cette +mère celui de son nouveau malheur; ces paroles le lui rendirent. + +--O mon fils! mon fils! dit-elle; et le son de sa voix aurait ému tout +autre que l'être méchant qui l’écoutait. Non, il reviendra; il n’est +pas mort; je ne puis croire qu’il est mort. + +--Eh bien! va le demander aux rochers de Roeraas, qui l’ont écrasé, au +golfe de Drontheim, qui l’a enseveli. La veuve tomba à genoux et cria +avec effort: + +--Dieu, grand Dieu! + +--Tais-toi, servante de l’enfer! + +La malheureuse se tut. Il poursuivit. + +--Ne doute pas de la mort de ton fils. Il a été puni par où son père a +failli. Il a laissé amollir son cÅ“ur de granit par un regard de +femme. Moi, je t’ai possédée, mais je ne t’ai jamais aimée. Le malheur +de ton Caroll est retombé sur lui.--Mon fils et le tien a été trompé +par sa fiancée, par celle pour qui il est mort. + +--Mort! reprit-elle, mort! Cela est donc vrai?--O Gill, tu étais né de +mon malheur; tu avais été conçu dans l’épouvante et enfanté dans le +deuil; ta bouche avait déchiré mon sein; enfant, jamais tes caresses +n’avaient répondu à mes caresses, tes embrassements à mes +embrassements; tu as toujours fui et repoussé ta mère, ta mère si +seule et si abandonnée dans la vie! Tu ne cherchais à me faire oublier +mes maux passés qu’en me créant de nouvelles douleurs; tu me +délaissais pour le démon auteur de ton existence et de mon veuvage; +jamais, durant de longues années, Gill, jamais une joie ne m’est venue +de toi; et cependant aujourd’hui ta mort, mon fils, me semble la plus +insupportable de mes afflictions, aujourd’hui ton souvenir me semble +un souvenir d’enchantement et de consolation. Hélas! + +Elle ne put continuer; elle cacha sa tête dans son voile de bure +noire, et on l’entendait sangloter douloureusement. + +--Faible femme! murmura l’ermite; puis il reprit d’une voix +forte:--Dompte ta douleur, je me suis joué de la mienne. Écoute, Lucy +Pelnyrh, pendant que tu pleures encore ton fils, j’ai déjà commencé à +le venger. C’est pour un soldat de la garnison de Munckholm que sa +fiancée l’a trompé. Tout le régiment périra par mes mains.--Vois, Lucy +Pelnyrh. Il avait relevé les manches de sa robe, et montrait à la +veuve ses bras difformes teints de sang. + +--Oui, dit-il en poussant une sorte de rugissement, c’est aux grèves +d’Urchtal, c’est aux gorges de Cascadthymore, que l’esprit de Gill +doit se promener avec joie.--Allons, femme, ne vois-tu pas ce sang? +Console-toi donc! + +Puis tout à coup, comme frappé d’un souvenir, il s’interrompit: + +--Veuve, ne t’a-t-on pas remis de ma part un coffre de fer?--Quoi! je +t’ai envoyé de l’or et je t’apporte du sang, et tu pleures encore! Tu +n’es donc pas de la race des hommes? + +La veuve, absorbée dans son désespoir, gardait le silence. + +--Allons! dit-il avec un rire farouche, muette et immobile! tu n’es +donc pas non plus de la race des femmes, Lucy Pelnyrh!--Et il secouait +son bras pour qu’elle l’écoutât.--Est-ce qu’un messager ne t’a pas +apporté un coffre de fer scellé? + +La veuve, lui accordant une attention passagère, fit un signe de tête +négatif, et retomba dans sa morne rêverie. + +--Ah! le misérable! cria le petit homme, le misérable infidèle! +Spiagudry, cet or te coûtera cher! + +Et, dépouillant sa robe d’ermite, il s’élança hors de la cabane avec +le grondement d’une hyène qui cherche un cadavre. + + + + +XVII + + Seigneur, je peigne mes cheveux, je les peigne en + pleurant, parce que vous me laissez seule, et que + vous vous en allez dans les montagnes. + + _La Dame au Comte_, romance. + + +Éthel, cependant, avait déjà compté quatre jours longs et monotones +depuis qu’elle errait seule dans le sombre jardin du donjon de +Slesvig; seule dans l’oratoire, témoin de tant de pleurs et confident +de tant de vÅ“ux; seule dans la longue galerie où, une fois, elle +n’avait pas entendu sonner minuit. Son vieux père l’accompagnait +quelquefois, mais elle n’en était pas moins seule, car le véritable +compagnon de sa vie était absent. + +Malheureuse jeune fille! Qu’avait fait cette âme jeune et pure pour +être déjà livrée à tant d’infortune? Enlevée au monde, aux honneurs, +aux richesses, aux joies de la jeunesse, aux triomphes de la beauté, +elle était encore au berceau qu’elle était déjà dans un cachot; +captive près d’un père captif, elle avait grandi en le voyant dépérir; +et pour comble de douleurs, pour qu’elle n’ignorât aucun esclavage, +l’amour était venu la trouver dans sa prison. + +Encore si elle eût pu avoir son Ordener auprès d’elle, que lui eût +fait la liberté? Eût-elle su seulement s’il existait un monde dont on +la séparait? Et d’ailleurs, son monde, son ciel, n’eussent-ils pas été +avec elle dans cet étroit donjon, sous ces noires tours hérissées de +soldats, et vers lesquelles le passant n’en aurait pas moins jeté un +regard de pitié? + +Mais, hélas! pour la seconde fois, son Ordener était absent; et, au +lieu de couler près de lui des heures bien courtes, mais toujours +renaissantes, dans de saintes caresses et de chastes embrassements, +elle passait les nuits et les jours à pleurer son absence et à prier +pour ses dangers. Car une vierge n’a que sa prière et ses larmes. + +Quelquefois elle enviait ses ailes à l’hirondelle libre qui venait lui +demander quelque nourriture à travers les barreaux de sa prison. +Quelquefois elle laissait fuir sa pensée sur le nuage qu’un vent +rapide enfonçait dans le nord du ciel; puis tout à coup elle +détournait sa tête et voilait ses yeux, comme si elle eût craint de +voir apparaître le gigantesque brigand et commencer le combat inégal +sur l’une des montagnes lointaines dont le sommet bleuâtre rampait à +l’horizon ainsi qu’une nuée immobile. + +Oh! qu’il est cruel d’aimer alors qu’on est séparé de l'être qu’on +aime! Bien peu de cÅ“urs ont connu cette douleur dans toute son +étendue, parce que bien peu de cÅ“urs ont connu l’amour dans toute sa +profondeur. Alors, étranger en quelque sorte à sa propre existence, on +se crée pour soi-même une solitude morne, un vide immense, et, pour +l'être absent, je ne sais quel monde effrayant de périls, de monstres +et de déceptions; les diverses facultés qui composaient notre nature +se changent et se perdent en un désir infini de l'être qui nous +manque; tout ce qui nous environne est hors de notre vie. Cependant on +respire, on marche, on agit, mais sans la pensée. Comme une planète +égarée qui aurait perdu son soleil, le corps se meut au hasard; l'âme +est ailleurs. + + + + +XVIII + + Sur un grand bouclier ces chefs impitoyables + Épouvantent l’enfer de serments effroyables; + Et près d’un taureau noir qu’ils viennent d’égorger, + Tous, la main dans le sang, jurent de se venger. + + _Les Sept Chefs devant Thèbes._ + + +Les rivages de Norvège abondent en baies étroites, en criques, en +récifs, en lagunes, en petits caps tellement multipliés qu’ils +fatiguent la mémoire du voyageur et la patience du topographe. +Autrefois, à en croire les discours populaires, chaque isthme avait +son démon qui le hantait, chaque anse sa fée qui l’habitait, chaque +promontoire son saint qui le protégeait; car la superstition mêle +toutes les croyances pour se faire des terreurs. Sur la grève de +Kelvel, à quelques milles au nord de la grotte de Walderhog, un seul +endroit, disait-on, était libre de toute juridiction des esprits +infernaux, intermédiaires ou célestes. C’était la clairière riveraine +dominée par le rocher sur le sommet duquel on apercevait encore +quelques vieilles ruines du manoir de Ralph ou Radulphe le Géant. +Cette petite prairie sauvage, bordée au couchant par la mer, et +étroitement encaissée dans des roches couvertes de bruyères, devait ce +privilège au nom seul de cet ancien sire norvégien, son premier +possesseur. Car quelle fée, quel diable, ou quel ange eût osé se faire +l’hôte ou le patron du domaine autrefois occupé et protégé par Ralph +le Géant? + +Il est vrai que le nom seul du formidable Ralph suffisait pour +imprimer un caractère effrayant à ces lieux déjà si sauvages. Mais, à +tout prendre, un souvenir n’est pas si redoutable qu’un esprit; et +jamais un pêcheur, attardé par le gros temps, en amarrant sa barque +dans la crique de Ralph, n’avait vu le follet rire et danser, parmi +des âmes, sur le haut d’un rocher, ni la fée parcourir les bruyères +dans son char de phosphore traîné par des vers luisants, ni le saint +remonter vers la lune après sa prière. + +Si pourtant, la nuit qui suivit le grand orage, les houles de la mer +et la violence du vent eussent permis à quelque marinier égaré +d’aborder dans cette baie hospitalière, peut-être eût-il été frappé +d’une superstitieuse épouvante en contemplant les trois hommes qui, +cette nuit-là , s’étaient assis autour d’un grand feu, allumé au milieu +de la clairière. Deux d’entre eux étaient couverts de grands chapeaux +de feutre et des larges pantalons des mineurs royaux. Leurs bras +étaient nus jusqu’à l’épaule, leurs pieds cachés dans des bottines +fauves; une ceinture d’étoffe rouge soutenait leurs sabres recourbés +et leurs longs pistolets. Tous deux portaient une trompe de corne +suspendue à leur cou. L’un était vieux, l’autre était jeune; et +l’épaisseur de la barbe du vieillard, la longueur des cheveux du jeune +homme, ajoutaient quelque chose de sauvage à leurs physionomies, +naturellement dures et sévères. + +À son bonnet de peau d’ours, à sa casaque de cuir huilé, au mousquet +fixé en bandoulière à son dos, à sa culotte courte et étroite, à ses +genoux nus, à ses sandales d’écorce, à la hache étincelante qu’il +portait à la main, il était facile de reconnaître, dans le compagnon +des deux mineurs, un montagnard du nord de la Norvège. + +Certes, celui qui eût aperçu de loin ces trois figures singulières, +sur lesquelles le foyer, agité par les brises de mer, jetait des +lueurs rouges et changeantes, eût pu être à bon droit effrayé, sans +même croire aux spectres et aux démons; il lui eût suffi pour cela de +croire aux voleurs et d'être un peu plus riche qu’un poëte. + +Ces trois hommes tournaient souvent la tête vers le sentier perdu du +bois qui aboutit à la clairière de Ralph, et d’après celles de leurs +paroles que le vent n’emportait pas, ils semblaient attendre un +quatrième personnage. + +--Dites donc, Kennybol, savez-vous qu’à cette heure-ci nous +n’attendrions pas aussi paisiblement cet envoyé du comte Griffenfeld +dans la prairie voisine, la prairie du lutin Tulbytilbet, ou là -bas, +dans la baie de Saint-Cuthbert? + +--Ne parlez pas si haut, Jonas, répondit le montagnard au vieux +mineur, béni soit Ralph Géant qui nous protège! Me préserve le ciel de +remettre le pied dans la clairière de Tulbytilbet! L’autre jour j’y +croyais cueillir de l’aubépine, et j’y ai cueilli de la mandragore, +qui s’est mise à saigner et à crier, ce qui a failli me rendre fou. + +Le jeune mineur se prit à rire. + +--En vérité, Kennybol! je crois, moi, que le cri de la mandragore a +bien produit tout son effet sur votre pauvre cerveau. + +--Pauvre cerveau toi-même! dit le montagnard avec humeur; voyez, +Jonas, il rit de la mandragore. Il rit comme un insensé qui joue avec +une tête de mort. + +--Hum! repartit Jonas. Qu’il aille donc à la grotte de Walderhog, où +les têtes de ceux que Han, démon d’Islande, a assassinés, reviennent +chaque nuit danser autour de son lit de feuilles sèches, en +entre-choquant leurs dents pour l’endormir. + +--Cela est vrai, dit le montagnard. + +--Mais, reprit le jeune homme, le seigneur Hacket, que nous attendons, +ne nous a-t-il pas promis que Han d’Islande se mettrait à la tête de +notre insurrection? + +--Il l’a promis, répondit Kennybol; et, avec l’aide de ce démon, nous +sommes sûrs de vaincre toutes les casaques vertes de Drontheim et de +Copenhague. + +--Tant mieux! s’écria le vieux mineur; mais ce n’est pas moi qui me +chargerai de faire la sentinelle la nuit près de lui. + +En ce moment, le craquement des bruyères mortes sous des pas d’homme +appela l’attention des interlocuteurs; ils se détournèrent, et un +rayon du foyer leur fit reconnaître le nouveau venu. + +--C’est lui!--c’est le seigneur Hacket!--Salut, seigneur Hacket; vous +vous êtes fait attendre.--Voilà plus de trois quarts d’heure que nous +sommes au rendez-vous. + +Ce seigneur _Hacket_ était un homme petit et gras, vêtu de noir, dont +la figure joviale avait une expression sinistre. + +--Bien, mes amis, dit-il; j’ai été retardé par mon ignorance du chemin +et les précautions qu’il m’a fallu prendre.--J’ai quitté le comte +Schumacker ce matin; voici trois bourses d’or qu’il m’a chargé de vous +remettre. + +Les deux vieillards se jetèrent sur l’or avec l’avidité commune, aux +paysans de cette pauvre Norvège. Le jeune mineur repoussa la bourse +que lui tendait Hacket. + +--Gardez votre or, seigneur envoyé; je mentirais si je disais que je +me révolte pour votre comte Schumacker; je me révolte pour affranchir +les mineurs de la tutelle royale; je me révolte pour que le lit de ma +mère n’ait plus une couverture déchiquetée comme les côtes de notre +bon pays, la Norvège. + +Loin de paraître déconcerté, le seigneur Hacket répondit en souriant: + +--C’est donc à votre pauvre mère, mon cher Norbith, que j’enverrai cet +argent, afin qu’elle ait deux couvertures neuves pour les bises de cet +hiver. + +Le jeune homme se rendit par un signe de tête, et l’envoyé, en orateur +habile, se hâta d’ajouter: + +--Mais gardez-vous de répéter ce que vous venez de dire +inconsidérément, que ce n’est pas pour Schumacker, comte de +Griffenfeld, que vous prenez les armes. + +--Cependant.... cependant, murmurèrent les deux vieillards, nous +savons bien qu’on opprime les mineurs, mais nous ne connaissons pas ce +comte, ce prisonnier d’état. + +--Comment! reprit vivement l’envoyé; pouvez-vous être ingrats à ce +point! Vous gémissiez dans vos souterrains, privés d’air et de jour, +dépouillés de toute propriété, esclaves de la plus onéreuse tutelle! +Qui est venu à votre aide? qui a ranimé votre courage? qui vous a +donné de l’or, des armes? N’est-ce pas mon illustre maître, le noble +comte de Griffenfeld, plus esclave et plus infortuné encore que vous? +Et maintenant, comblés de ses bienfaits, vous refuseriez de vous en +servir pour conquérir sa liberté, en même temps que la vôtre? + +--Vous avez raison, interrompit le jeune mineur, ce serait mal agir. + +--Oui, seigneur Hacket, dirent les deux vieillards, nous combattrons +pour le comte Schumacker. + +--Courage, mes amis! levez-vous en son nom, portez le nom de votre +bienfaiteur d’un bout de la Norvège à l’autre. Écoutez, tout seconde +votre juste entreprise; vous allez être délivrés d’un formidable +ennemi, le général Levin de Knud, qui gouverne la province. La +puissance secrète de mon noble maître, le comte de Griffenfeld, va le +faire rappeler momentanément à Berghen.--Allons, dites-moi, Kennybol, +Jonas, et vous, mon cher Norbith, tous vos compagnons sont-ils prêts? + +--Mes frères de Guldbranshal, dit Norbith, n’attendent que mon signal. +Demain, si vous voulez.... + +--Demain, soit. Il faut que les jeunes mineurs, dont vous êtes le +chef, lèvent les premiers l’étendard. Et vous, mon brave Jonas? + +--Six cents braves des îles Fa-roër, qui vivent depuis trois jours de +chair de chamois et d’huile d’ours, dans la forêt de Bennallag, ne +demandent qu’un coup de trompe de leur vieux capitaine Jonas, du bourg +de Loevig. + +--Fort bien. Et vous, Kennybol? + +--Tous ceux qui portent une hache dans les gorges de Kole, et +gravissent les rochers sans genouillères, sont prêts à se joindre à +leurs frères les mineurs, quand ils auront besoin d’eux. + +--Il suffit. Annoncez à vos compagnons, pour qu’ils ne doutent pas de +vaincre, ajouta l’envoyé en haussant la voix, que Han d’Islande sera +le chef. + +--Cela est-il certain? demandèrent-ils tous trois ensemble et d’une +voix où se mêlaient l’expression de la terreur et celle de +l’espérance. + +L’envoyé répondit: + +--Je vous attendrai tous trois dans quatre jours, à pareille heure, +avec vos colonnes réunies, dans la mine d’Apsyl-Corh, près le lac de +Smiasen, sous la plaine de l’Étoile-Bleue. Han d’Islande +m’accompagnera. + +--Nous y serons, dirent les trois chefs. Et puisse Dieu ne pas +abandonner ceux qu’aidera le démon! + +--Ne craignez rien de la part de Dieu, dit Hacket en +ricanant.--Écoutez, vous trouverez, dans les vieilles ruines de Crag, +des enseignes pour vos troupes.--N’oubliez pas le cri: _Vive +Schumacker! Sauvons Schumacker!_--Il faut que nous nous séparions; le +jour ne va pas tarder à paraître. Mais auparavant, jurez le plus +inviolable secret sur ce qui se passe entre nous. + +Sans répondre une parole, les trois chefs s’ouvrirent la veine du bras +gauche avec la pointe d’un sabre; ensuite, saisissant la main de +l’envoyé, ils y laissèrent couler chacun quelques gouttes de sang. + +--Vous avez notre sang, lui dirent-ils. Puis le jeune s’écria: + +--Que tout mon sang s’écoule comme celui que je verse en ce moment; +qu’un esprit malfaisant se joue de mes projets, comme l’ouragan d’une +paille; que mon bras soit de plomb pour venger une injure; que les +chauves-souris habitent mon sépulcre; que je sois, vivant, hanté par +les morts; mort, profané par les vivants; que mes yeux se fondent en +pleurs comme ceux d’une femme, si jamais je parle de ce qui a lieu, à +cette heure, dans la clairière de Ralph le Géant. Daignent les +bienheureux saints m’entendre! + +--Amen, répétèrent les deux vieillards. + +Alors ils se séparèrent, et il ne resta plus dans la clairière que le +foyer à demi éteint dont les rayons mourants montaient par intervalles +jusqu’au faîte des tours ruinées et solitaires de Ralph le Géant. + + + + +XIX + + THÉODORE. + + Tristan, fuyons par ici. + + TRISTAN. + + C’est une étrange disgrâce. + + THÉODORE. + + Nous aura-t-on reconnus? + + TRISTAN. + + Je l’ignore et j’en ai peur. + + LOPE DE VEGA. _Le Chien du Jardinier._ + + +Benignus Spiagudry se rendait difficilement compte des motifs qui +pouvaient pousser un jeune homme bien constitué et paraissant avoir +encore de longues années de vie devant lui, tel que son compagnon de +voyage, à se porter l’agresseur volontaire du redoutable Han +d’Islande. Bien souvent, depuis qu’ils avaient commencé leur route, il +avait abordé adroitement cette question; mais le jeune aventurier +gardait, sur la cause de son voyage, un silence obstiné. Le pauvre +homme n’avait pas été plus heureux dans toutes les autres curiosités +que son singulier camarade devait naturellement lui inspirer. Une +fois, il avait hasardé une question sur la famille et le nom de son +jeune _maître_.--Appelez-moi Ordener, avait répondu celui-ci; et cette +réponse peu satisfaisante était prononcée d’un ton qui interdisait la +réplique. Il fallait donc se résigner; chacun a ses secrets; et le bon +Spiagudry lui-même ne cachait-il pas soigneusement, dans sa besace et +sous son manteau, certaine cassette mystérieuse sur laquelle toutes +recherches lui eussent semblé fort déplacées et fort désagréables. + +Ils avaient quitté Drontheim depuis quatre jours, sans avoir fait +beaucoup de chemin, tant en raison du dégât causé dans les routes par +l’orage, que de la multiplicité des voies de traverse et détours que +le concierge fugitif croyait prudent de prendre pour éviter les lieux +trop habités. Après avoir laissé Skongen à leur droite, vers le soir +du quatrième jour ils atteignirent la rive du lac de Sparbo. + +C’était un tableau sombre et magnifique que cette vaste nappe d’eau +réfléchissant les derniers rayons du jour et les premières étoiles de +la nuit dans un cadre de hauts rochers, de sapins noirs et de grands +chênes. L’aspect d’un lac, le soir, produit quelquefois, à une +certaine distance, une singulière illusion d’optique; c’est comme si +un abîme prodigieux, perçant le globe de part en part, laissait voir +le ciel à travers la terre. + +Ordener s’arrêta, contemplant ces vieilles forêts druidiques qui +couvrent les rivages montueux du lac comme une chevelure, et les +huttes crayeuses de Sparbo, répandues sur une pente ainsi qu’un +troupeau épars de chèvres blanches. Il écoutait les bruits lointains +des forges [Note: Les Eaux du lac de Sparbo sont renommées pour la +trempe de l’acier.] mêlés au sourd mugissement des grands bois +magiques, aux cris intermittents des oiseaux sauvages et à la grave +harmonie des vagues. Au nord, un immense rocher de granit, encore +éclairé par le soleil, s’élevait majestueusement au-dessus du petit +hameau d’Oëlmoe, puis sa tête se courbait sous un amas de tours +ruinées, comme si le géant eût été fatigué du fardeau. + +Quand l'âme est triste, les spectacles mélancoliques lui plaisent; +elle les rembrunit de toute sa tristesse. Qu’un malheureux soit jeté +parmi les sauvages et hautes montagnes, près d’un sombre lac, d’une +noire forêt, au moment où le jour va disparaître, il verra cette scène +grave, cette nature sérieuse, en quelque sorte à travers un voile +funèbre; il ne lui semblera pas que le soleil se couche, mais qu’il +meurt. + +Ordener rêvait, silencieux et immobile, quand son compagnon s’écria: + +--À merveille, jeune seigneur! Il est beau de méditer ainsi devant le +lac de Norvège qui renferme le plus de pleuronectes. + +Cette observation et le geste qui l’accompagnait eussent fait sourire +tout autre qu’un amant séparé de sa maîtresse pour ne la revoir +peut-être plus. Le savant concierge poursuivit: + +--Pourtant, souffrez que je vous enlève à votre docte contemplation +pour vous faire remarquer que le jour décline, et qu’il faut nous +hâter si nous voulons arriver au village d’Oëlmoe avant le crépuscule. + +La remarque était juste. Ordener se remit en marche, et Spiagudry le +suivit en continuant ses réflexions mal écoutées sur les phénomènes +botaniques et physiologiques que le lac de Sparbo présente aux +naturalistes. + +--Seigneur Ordener, disait-il, si vous en croyiez votre dévoué guide, +vous abandonneriez votre funeste entreprise; oui, seigneur, et vous +vous fixeriez ici sur les bords de ce lac si curieux où nous pourrions +nous livrer ensemble à une foule de doctes recherches, par exemple à +celle de la _stella canora palustris_, plante singulière que beaucoup +de savants croient fabuleuse, mais que l’évêque Arngrim affirme avoir +vue et entendue sur les rives du Sparbo. Ajoutez à cela que nous +aurions la satisfaction d’habiter le sol de l’Europe qui renferme le +plus de gypse, et où les sicaires de la Thémis de Drontheim pénètrent +le moins.--Cela ne vous sourit-il pas, mon jeune maître? Allons, +renoncez à votre voyage insensé; car, sans vous offenser, votre +entreprise est périlleuse sans profit, _periculum sine pecunia_, +c’est-à -dire insensée, et conçue dans un moment où vous auriez mieux +fait de penser à autre chose. + +Ordener, qui ne prêtait aucune attention aux paroles du pauvre homme, +n’entretenait la conversation que par ces monosyllabes insignifiants +et distraits que les grands parleurs prennent pour des réponses. C’est +ainsi qu’ils arrivèrent au hameau d’Oëlmoe, sur la place duquel un +mouvement inusité se faisait en ce moment remarquer. + +Les habitants, chasseurs, pêcheurs, forgerons, sortaient de toutes les +cabanes et accouraient se grouper autour d’un tertre circulaire, +occupé par quelques hommes, dont l’un sonnait du cor en agitant +au-dessus de sa tête une petite bannière blanche et noire. + +--C’est sans doute quelque charlatan, dit Spiagudry, _ambubaiarum +collegia, pharmacopolae_, quelque misérable qui convertit l’or en +plomb et les plaies en ulcères. Voyons; quelle invention de l’enfer +va-t-il vendre à ces pauvres campagnards? Encore si ces imposteurs se +bornaient aux rois, s’ils imitaient tous le danois Borch et le +milanais Borri, ces alchimistes qui se jouèrent si complètement de +notre Frédéric III [Note: Frédéric III fut la dupe de Borch ou +Borrichius, chimiste danois, et surtout de Borri, charlatan milanais, +qui se disait le favori de l’archange Michel. Cet imposteur, après +avoir émerveillé de ses prétendus prodiges Strasbourg et Amsterdam, +agrandit la sphère de son ambition et la témérité de ses mensonges; +après avoir trompé le peuple, il osa tromper les rois. Il commença par +la reine Christine à Hambourg, et termina par le roi Frédéric à +Copenhague.]; mais il leur faut le denier du paysan non moins que le +million du prince. + +Spiagudry se trompait; en approchant du monticule, ils reconnurent, à +sa robe noire et à son bonnet rond et aigu, un syndic environné de +quelques archers. L’homme qui sonnait du cor était le crieur des +édits. + +Le gardien fugitif, troublé, murmura à voix basse: + +--En vérité, seigneur Ordener, en entrant dans cette bourgade, je ne +m’attendais guère à tomber sur un syndic. Me protège le grand saint +Hospice! que va-t-il dire? + +Son incertitude ne fut pas longue, car la voix glapissante du crieur +des édits s’éleva tout à coup, religieusement écoutée par la petite +foule des habitants d’Oëlmoe. + +--«Au nom de sa majesté, et par ordre de son excellence le général +Levin de Knud, gouverneur, le haut-syndic du Drontheimhus fait savoir +à tous les habitants des villes, bourgs et bourgades de la province, +que:--1° la tête de Han, natif de Klipstadur, en Islande, assassin et +incendiaire, est mise au prix de mille écus royaux.» + +Un murmure vague éclata dans l’auditoire. Le crieur poursuivit: + +--«2° La tête de Benignus Spiagudry, nécroman et sacrilège, ex-gardien +du Spladgest de Drontheim, est mise au prix de quatre écus royaux; + +«3° Cet édit sera publié dans toute la province, par les syndics des +villes, bourgs et bourgades, qui en faciliteront l’exécution.» + +Le syndic prit l’édit des mains du crieur, et ajouta d’une voix +lugubre et solennelle: + +--La vie de ces hommes est offerte à qui voudra la prendre. + +Le lecteur se persuadera aisément que cette lecture ne fut pas écoutée +sans quelque émotion par notre pauvre et malencontreux Spiagudry. Nul +doute même que les signes extraordinaires d’effroi qui lui échappèrent +en ce moment n’eussent appelé l’attention du groupe qui l’environnait, +si elle n’eût été entièrement absorbée par la première partie de +l’édit syndical. + +--La tête de Han à prix! s’écria un vieux pêcheur qui était venu +traînant ses filets humides. Ils feraient tout aussi bien, par saint +Usulph, de mettre à prix également la tête de Belzébuth. + +--Pour garder la proportion entre Han et Belzébuth, il faudrait, dit +un chasseur, reconnaissable à sa veste de peau de chamois, qu’ils +offrissent seulement quinze cents écus du chef cornu du dernier démon. + +--Gloire soit à la sainte mère de Dieu! ajouta en roulant son fuseau +une vieille dont le front chauve branlait. Je voudrais voir la tête de +ce Han, afin de m’assurer que ses yeux sont deux charbons ardents, +comme on le dit. + +--Oui, sûrement, reprit une autre vieille, c’est seulement en la +regardant qu’il a brûlé la cathédrale de Drontheim. Moi, je voudrais +voir le monstre tout entier avec sa queue de serpent, son pied fourchu +et ses grandes ailes de chauve-souris. + +--Qui vous a fait ces contes, bonne mère? interrompit le chasseur d’un +air de fatuité. J’ai vu, moi, ce Han d’Islande dans les gorges de +Medsyhath; c’est un homme fait comme nous, seulement il a la hauteur +d’un peuplier de quarante ans. + +--Vraiment? dit avec une expression singulière une voix dans la foule. +Cette voix, qui fit tressaillir Spiagudry, était celle d’un petit +homme dont le visage était caché sous un large feutre de mineur, et le +corps couvert d’une natte de jonc et de poil de veau marin. + +--Sur ma foi, reprit, avec un rire épais, un forgeron qui portait son +grand marteau en bandoulière, qu’on offre pour sa tête mille ou dix +mille écus royaux, qu’il ait quatre ou quarante brasses de hauteur, ce +n’est pas moi qui me chargerai d’aller y voir. + +--Ni moi, dit le pêcheur. + +--Ni moi, ni moi, répétèrent toutes les voix. + +--Celui pourtant qui en serait tenté, reprit le petit homme, trouvera +Han d’Islande demain dans la ruine d’Arbar, près le Smiasen; +après-demain dans la grotte de Walderhog. + +--Brave homme, en êtes-vous sûr? + +Cette question fut faite à la fois par Ordener, qui assistait à cette +scène avec un intérêt facile à comprendre pour tout autre que +Spiagudry, et par un autre petit homme, assez replet, vêtu de noir, +d’un visage gai, et qui était sorti, aux premiers sons de la trompe du +crieur, de la seule auberge que renfermât la bourgade. + +Le petit homme au grand chapeau parut les considérer un instant tous +deux, et répondit d’une voix sourde: + +--Oui. + +--Et comment le savez-vous pour pouvoir l’affirmer? demanda Ordener. + +--Je sais où est Han d’Islande, comme je sais où est Benignus +Spiagudry; ni l’un ni l’autre ne sont loin d’ici en ce moment. + +Toutes les terreurs se réveillèrent dans le pauvre concierge, osant à +peine regarder le mystérieux petit homme, et se croyant mal caché sous +sa perruque française; il se mit à tirer le manteau d’Ordener en +disant à voix basse: + +--Maître, seigneur, au nom du ciel, de grâce, par pitié, +allons-nous-en, sortons de ce maudit faubourg de l’enfer! + +Ordener, surpris comme lui, examinait attentivement le petit homme, +qui, tournant le dos au jour, paraissait soigneux de cacher ses +traits. + +--Ce Benignus Spiagudry, s’écria le pêcheur, je l’ai vu au Spladgest +de Drontheim. C’est un grand. + +--C’est celui dont on offre quatre écus. + +Le chasseur éclata de rire. + +--Quatre écus! Ce n’est pas moi qui chasserai celui-là . On paie plus +cher la peau d’un renard bleu. + +Cette comparaison, qui dans tout autre temps eût fort désobligé le +savant concierge, le rassura cette fois. Il allait néanmoins adresser +une nouvelle prière à Ordener pour le décider à poursuivre leur +chemin, quand celui-ci, sachant ce qu’il lui importait de savoir, le +prévint, en sortant du rassemblement qui commençait à s’éclaircir. + +Quoiqu’ils eussent, en arrivant au hameau d’Oëlmoe, l’intention d’y +passer la nuit, ils le quittèrent tous deux, comme par une convention +tacite, sans même s’interroger sur le motif de leur départ précipité. +Celui d’Ordener était l’espérance de rencontrer plus tôt le brigand, +celui de Spiagudry le désir de s’éloigner plus vite des archers. + +Ordener avait l’esprit trop grave pour rire des mésaventures de son +compagnon. Ce fut d’une voix affectueuse qu’il rompit le premier le +silence. + +--Vieillard, quelle est donc déjà cette ruine où l’on pourra trouver +demain Han d’Islande, à ce qu’affirme ce petit homme qui paraît tout +savoir? + +--Je l’ignore.... Je l’ai mal entendu, noble maître, dit Spiagudry, +qui en effet ne mentait pas. + +--Il faudra donc, continua le jeune homme, se résigner à ne le +rencontrer qu’après-demain à cette grotte de Walderhog? + +--La grotte de Walderhog, seigneur! c’est en effet la demeure favorite +de Han d’Islande. + +--Prenons-en le chemin, dit Ordener. + +--Tournons à gauche, derrière le rocher d’Oëlmoe; il faut moins de +deux journées pour arriver à la caverne de Walderhog. + +--Connaissez-vous, vieillard, reprit Ordener avec ménagement, ce +singulier homme qui semble si bien vous connaître? + +Cette question réveilla dans Spiagudry les craintes qui commençaient à +s’affaiblir à mesure qu’ils s’éloignaient de la bourgade d’Oëlmoe. + +--Non, vraiment, seigneur, répondit-il d’une voix presque tremblante. +Seulement, il a une voix bien étrange! + +Ordener chercha à le rassurer. + +--Ne craignez rien, vieillard; servez-moi bien, je vous protégerai de +même. Si je reviens vainqueur de Han, je vous promets non-seulement +votre grâce, mais encore l’abandon des mille écus royaux qui sont +offerts par la justice. + +L’honnête Benignus aimait extraordinairement la vie, mais il aimait +l’or prodigieusement. Les promesses d’Ordener furent comme des paroles +magiques; non-seulement elles bannirent toutes ses frayeurs, mais +encore elles réveillèrent en lui cette sorte d’hilarité loquace, qui +s’épanchait en longs discours, en gesticulations bizarres et en +savantes citations. + +--Seigneur Ordener, dit-il, quand je devrais subir à ce sujet une +controverse avec Over-Bilseuth, autrement dit le Bavard, non, rien ne +m’empêcherait de soutenir que vous êtes un sage et honorable jeune +homme. Quoi de plus digne et de plus glorieux en effet, _quid cithara, +tuba, vel campana dignius_, que d’exposer noblement sa vie pour +délivrer son pays d’un monstre, d’un brigand, d’un démon, en qui tous +les démons, les brigands et les monstres semblent réunis?--Qu’on ne +m’aille pas dire qu’un sordide intérêt vous guide! le noble seigneur +Ordener abandonne le salaire de son combat au compagnon de son voyage, +au vieillard qui l’aura conduit seulement à un mille de la grotte de +Walderhog; car, n’est-il pas vrai, jeune maître, que vous me +permettrez d’attendre le résultat de votre illustre entreprise au +hameau de Surb, situé à un mille du rivage de Walderhog, dans la +forêt? Et quand votre éclatante victoire sera connue, seigneur, ce +sera dans toute la Norvège une joie pareille à celle de Vermund le +Proscrit, quand, du sommet de ce même rocher d’Oëlmoe que nous +côtoyons maintenant, il aperçut le grand feu que son frère Hafdan +avait allumé, en signe de délivrance, sur le donjon de Munckholm. + +À ce nom, Ordener interrompit vivement: + +--Quoi! du haut de ce rocher on aperçoit le donjon de Munckholm? + +--Oui, seigneur, à douze milles au sud, entre les montagnes que nos +pères nommaient les Escabelles de Frigga. À cette heure on doit voir +parfaitement le phare du donjon. + +--Vraiment! s’écria Ordener, qui s’élançait vers l’idée de revoir +encore une fois le lieu où était tout son bonheur. Vieillard, il y a +sans doute un sentier qui conduit au sommet de ce rocher? + +--Oui, sans doute; un sentier qui prend naissance dans le bois où nous +allons entrer, et s’élève, par une pente assez douce, jusqu’à la tête +nue du rocher, sur laquelle il se continue en gradins taillés dans le +roc par les compagnons de Vermund le Proscrit, au château duquel il +aboutit. Ce sont ces ruines, que vous pouvez voir au clair de la lune. + +--Eh bien, vieillard, vous allez m’indiquer le sentier; c’est dans ces +ruines que nous passerons la nuit, dans ces ruines d’où l’on voit le +donjon de Munckholm. + +--Y pensez-vous, seigneur? dit Benignus. La fatigue de cette + journée.... + +--Vieillard, j’aiderai votre marche; jamais mon pas ne fut plus ferme. + +--Seigneur, les ronces qui obstruent ce sentier depuis si longtemps +abandonné, les pierres dégradées, la nuit.... + +--Je marcherai le premier. + +--Peut-être quelque bête malfaisante, quelque animal impur, quelque +monstre hideux.... + +--Ce n’est pas pour éviter les monstres que j’ai entrepris ce voyage. + +L’idée de s’arrêter si près d’Oëlmoe déplaisait fort à Spiagudry; +celle de voir le phare de Munckholm, et peut-être la lumière de la +fenêtre d’Éthel, enchantait et entraînait Ordener. + +--Mon jeune maître, dit Spiagudry, abandonnez ce projet, croyez-moi; +j’ai le pressentiment qu’il nous portera malheur. + +Cette prière n’était rien, devant ce que désirait Ordener. + +--Allons, dit-il avec impatience, songez que vous vous êtes engagé à +me bien servir. Je veux que vous m’indiquiez ce sentier; où est-il? + +--Nous allons y arriver tout à l’heure, dit le concierge forcé +d’obéir. + +En effet, le sentier s’offrit bientôt à eux; ils y entrèrent, mais +Spiagudry remarqua, avec un étonnement mêlé d’effroi, que les hautes +herbes étaient couchées et brisées, et que le vieux sentier de Vermund +le Proscrit paraissait avoir été foulé récemment. + + + + +XX + + LEONARDO. + Le roi vous demande. + + HENRIQUE. + Comment cela? + + LOPE DE VEGA. _La Fuerza lastimosa._ + + +Devant quelques papiers épars sur son bureau, parmi lesquels on +distingue des lettres nouvellement ouvertes, le général Levin de Knud +paraît rêver profondément. Un secrétaire debout près de lui semble +attendre ses ordres. Le général tantôt frappe de ses éperons le riche +tapis qui s’étend sous ses pieds, tantôt joue d’un air distrait avec +la décoration de l’éléphant, suspendue à son cou par le collier de +l’ordre. De temps en temps il ouvre la bouche pour parler, puis +s’arrête et se frotte le front, et jette un nouveau coup d’œil sur +les dépêches décachetées qui couvrent la table. + +--Comment diable!.... s’écrie-t-il enfin. + +Cette exclamation concluante est suivie d’un instant de silence. + +--Qui se serait jamais figuré, reprend-il, que ces démons de mineurs +en viendraient là ? Il faut nécessairement que de secrètes instigations +les aient poussés à cette révolte.--Mais, savez-vous, Wapherney, que +la chose est sérieuse? Savez-vous que cinq à six cents coquins des +îles Fa-roër, commandés par un certain vieux bandit nommé Jonas, ont +déjà déserté leurs mines? qu’un jeune fanatique, appelé Norbith, s’est +également mis à la tête des mécontents de Guldbranshal? qu’à +Sund-Moër, à Hubfallo, à Kongsberg, ces mauvaises têtes, qui +n’attendaient qu’un signal, sont déjà peut-être soulevées? Savez-vous +que les montagnards s’en mêlent, et qu’un des plus hardis renards de +Kole, le vieux Kennybol, les commande? Savez-vous enfin que, d’après +un bruit général dans le nord du Drontheimhus, s’il faut en croire les +syndics qui m’écrivent, ce fameux scélérat dont nous avons fait mettre +la tête à prix, le formidable Han, dirige en chef l’insurrection? Que +direz-vous de tout cela, mon cher Wapherney? hem! + +--Votre excellence, dit Wapherney, sait quelles mesures.... + +--Il y a encore dans cette déplorable affaire une circonstance que je +ne puis m’expliquer; c’est que notre prisonnier Schumacker soit, comme +on le prétend, l’auteur de la révolte. C’est ce qui semble n’étonner +personne, et c’est enfin ce qui m’étonne le plus. Il me paraît +difficile qu’un homme près duquel se plaisait mon loyal Ordener soit +un traître. Cependant, les mineurs, assure-t-on, se lèvent en son nom; +son nom est leur mot d’ordre, leur cri de ralliement; ils lui donnent +même les titres dont le roi l’a privé.--Tout cela semble +certain.--Mais comment se fait-il que la comtesse d’Ahlefeld connût +déjà tous ces détails il y a six jours, au moment où les premiers +symptômes réels de l’insurrection se manifestaient à peine dans les +mines?--Cela est étrange.--N’importe, il faut pourvoir à tout. +Donnez-moi mon sceau, Wapherney. + +Le général écrivit trois lettres, les scella et les remit au +secrétaire. + +--Faites tenir ces messages au baron Voethaün, colonel des +arquebusiers, actuellement en garnison à Munckholm, afin que son +régiment marche en hâte aux révoltés.--Voici, pour le commandant de +Munckholm, un ordre de veiller plus soigneusement que jamais sur +l’ex-grand-chancelier. Il faudra que je voie et que j’interroge +moi-même ce Schumacker.--Enfin, envoyez cette lettre à Skongen, au +major Wolhm, qui y commande, afin qu’il dirige une partie de la +garnison vers le foyer de l’insurrection.--Allez, Wapherney, et qu’on +exécute promptement ces ordres. + +Le secrétaire sortit, laissant le gouverneur plongé dans ses +réflexions. + +--Tout cela est fort inquiétant, pensait-il. Ces mineurs révoltés +là -bas, cette intrigante chancelière ici, ce fou d’Ordener... on ne +sait où!--Peut-être il voyage au milieu de tous ces bandits, laissant +ici sous ma protection ce Schumacker, qui conspire contre l’état, et +sa fille, pour la sûreté de laquelle j’ai eu la bonté d’éloigner la +compagnie où se trouve ce Frédéric d’Ahlefeld, qu’Ordener accuse.--Eh +mais, il me semble que cette compagnie pourra bien arrêter les +premières colonnes des insurgés; elle est bien placée pour cela. +Walhstrom, où elle tient garnison, est près du lac de Smiasen et de la +ruine d’Arbar. C’est un des points que la révolte gagnera +nécessairement. + +À cet endroit de sa rêverie, le général fut interrompu par le bruit de +la porte qui s’ouvrait. + +--Eh bien, que voulez-vous, Gustave? + +--Mon général, c’est un messager qui demande votre excellence. + +--Allons! qu’est-ce encore? quelque désastre!.... Faites entrer ce +messager. + +Le messager, introduit, remit un paquet au gouverneur. + +--Votre excellence, dit-il, c’est de la part de sa sérénité le +vice-roi. + +Le général ouvrit précipitamment la dépêche. + +--Par saint Georges, s’écria-t-il avec un mouvement de surprise, je crois +qu’ils sont tous fous! Ne voilà -t-il pas le vice-roi qui m’invite à me +rendre près de lui, à Berghen? C’est, dit-il, pour une affaire pressante, +d’après l’ordre du roi.--Voilà une affaire pressante qui choisit bien son +moment.--«Le grand-chancelier, qui visite actuellement le Drontheimhus, +suppléera à votre absence....»--C’est un suppléant auquel je ne me fie +guère!--«L’évêque l’assistera....»--En vérité, Frédéric choisit là de +bons gouverneurs pour un pays révolté; deux hommes de robe, un chancelier +et un évêque!--Allons cependant, l’invitation est expresse, c’est l’ordre +du roi. Il faut s’y rendre. Mais avant mon départ je veux voir +Schumacker, et l’interroger.--Je sens bien qu’on veut m’engloutir dans un +chaos d’intrigues, mais j’ai pour me diriger une boussole qui ne me +trompe jamais,--c’est ma conscience. + + + + +XXI + + Il semble que tout prenne une voix pour l’accuser + de son crime. + + _Caïn,_ tragédie. + + +--Oui, seigneur comte, c’est aujourd’hui même, dans la ruine d’Arbar, +que nous pourrons le rencontrer. Une foule de circonstances me font +croire à la vérité de ce renseignement précieux, que j’ai recueilli +hier soir par hasard, comme je vous l’ai conté, dans le village +d’Oëlmoe. + +--Sommes-nous loin de cette ruine d’Arbar? + +--Mais c’est auprès du lac de Smiasen. Le guide m’a assuré que nous y +serions avant le milieu du jour. + +Ainsi s’entretenaient deux personnages à cheval et enveloppés de +manteaux bruns, lesquels suivaient de grand matin une de ces mille +routes sinueuses et étroites qui traversent en tous sens la forêt +située entre les lacs de Smiasen et de Sparbo. Un guide des montagnes, +muni de sa trompe et armé de sa hache, les précédait sur son petit +cheval gris, et derrière eux marchaient quatre autres cavaliers armés +jusqu’aux dents, vers lesquels ces deux personnages tournaient de +temps en temps la tête, comme s’ils craignaient d’en être entendus. + +--Si ce brigand islandais se trouve en effet dans la ruine d’Arbar, +disait celui des deux interlocuteurs dont la monture se tenait +respectueusement un peu en arrière de l’autre, c’est un grand point de +gagné, car le difficile était de rencontrer cet être insaisissable. + +--Vous croyez, MusdÅ“mon? Et s’il allait rejeter nos offres? + +--Impossible, votre grâce! de l’or et l’impunité, quel brigand +résisterait à cela? + +--Mais vous savez que ce brigand n’est pas un scélérat ordinaire. Ne +le jugez donc pas à votre mesure; s’il refusait, comment +rempliriez-vous la promesse que vous avez faite dans la nuit +d’avant-hier aux trois chefs de l’insurrection? + +--Eh bien, noble comte, dans ce cas, que je regarde comme impossible, +si nous avons le bonheur de trouver notre homme, votre grâce a-t-elle +oublié qu’un faux Han d’Islande m’attend dans deux jours à l’heure +fixée, au lieu du rendez-vous assigné aux trois chefs, à +l’Étoile-Bleue, endroit d’ailleurs assez voisin de la ruine d’Arbar? + +--Vous avez raison, toujours raison, mon cher MusdÅ“mon, dit le noble +comte; et ils retombèrent tous deux dans leur cercle particulier de +réflexions. + +MusdÅ“mon, dont l’intérêt était de tenir le maître en bonne humeur, +fit, pour le distraire, une question au guide. + +--Brave homme, quelle est cette espèce de croix de pierre dégradée qui +s’élève là -haut, derrière ces jeunes chênes? + +Le guide, homme au regard fixe, à la mine stupide, tourna la tête et +la secoua à plusieurs reprises en disant: + +--Oh! seigneur maître, c’est la plus vieille potence de Norvège; le +saint roi Olaüs la fit construire pour un juge qui avait fait un pacte +avec un brigand. + +MusdÅ“mon aperçut sur le visage de son patron une impression toute +contraire à celle qu’il espérait des paroles simples du guide. + +--Ce fut, poursuivit celui-ci, une histoire bien singulière, la bonne +mère Osie me l’a contée; le brigand fut chargé de pendre le juge. + +Le pauvre guide ne s’apercevait pas, dans sa naïveté, que l’aventure +dont il voulait égayer ses voyageurs était presque un outrage pour +eux. MusdÅ“mon l’arrêta. + +--Assez, assez, lui dit-il, nous connaissons cette histoire. + +--L’insolent! murmura le comte, il connaît cette histoire! Ah! +MusdÅ“mon, tu me paieras cher tes impudences. + +--Sa grâce ne parle-t-elle pas? dit MusdÅ“mon d’un air obséquieux. + +--Je pensais aux moyens de vous faire enfin obtenir l’ordre de +Dannebrog. Le mariage de ma fille Ulrique et du baron Ordener sera une +bonne occasion. + +MusdÅ“mon se confondit en protestations et en remerciements. + +--À propos, reprit sa grâce, parlons de nos affaires. Croyez-vous que +l’ordre de rappel momentané que nous lui destinons soit parvenu au +mecklembourgeois? + +Le lecteur se rappelle peut-être que le comte avait l’habitude de +désigner sous ce nom le général Levin de Knud, qui était en effet +natif du Mecklembourg. + +--Parlons de nos affaires! se dit intérieurement MusdÅ“mon choqué; il +paraît que mes affaires ne sont pas _nos affaires_.--Seigneur comte, +répondit-il à haute voix, je pense que le messager du vice-roi doit +être en ce moment à Drontheim, et qu’ainsi le général Levin n’est pas +loin de son départ. + +Le comte prit une voix affectueuse. + +--Ce rappel, mon cher, est un de vos coups de maître; c’est une de vos +intrigues les mieux conçues et les plus habilement exécutées. + +--L’honneur en appartient à sa grâce autant qu’à moi, répliqua +MusdÅ“mon, soigneux, comme nous l’avons déjà dit, de mêler le comte à +toutes ses machinations. + +Le patron connaissait cette pensée secrète de son confident, mais il +voulait paraître l’ignorer. Il se mit à sourire. + +--Mon cher secrétaire intime, vous êtes toujours modeste; mais rien ne +me fera méconnaître vos éminents services. La présence d’Elphège et +l’absence du mecklembourgeois assurent mon triomphe à Drontheim. Me +voici le chef de la province, et si Han d’Islande accepte le +commandement des révoltés, que je veux lui offrir moi-même, c’est à +moi que reviendra, aux yeux du roi, la gloire d’avoir apaisé cette +inquiétante insurrection et pris ce formidable brigand. + +Ils parlaient ainsi à voix basse, quand le guide se retourna. + +--Mes seigneurs maîtres, dit-il, voici, à notre gauche, le monticule +sur lequel Biord le Juste fit décapiter, aux yeux de son armée, Vellon +à la langue double, ce traître qui avait éloigné les vrais défenseurs +du roi et appelé l’ennemi dans le camp, pour paraître avoir seul sauvé +les jours de Biord. + +Tous ces souvenirs de la vieille Norvège ne semblèrent pas du goût de +MusdÅ“mon, car il interrompit brusquement le guide. + +--Allons, allons, bonhomme, taisez-vous et continuez votre chemin sans +vous détourner; que nous importe ce que des masures ruinées ou des +arbres morts vous rappellent de sottes aventures? Vous importunez mon +maître avec vos contes de vieilles femmes. + + + + +XXII + + Voici l’heure où le lion rugit, + Où le loup hurle à la lune, + Tandis que le laboureur ronfle, + Épuisé de sa pénible tâche. + Maintenant les tisons consumés brillent dans le foyer; + La chouette poussant son cri sinistre, + Rappelle aux malheureux, couchés dans les douleurs, + Le souvenir d’un drap funèbre. + Voici le temps de la nuit + Où les tombeaux, tous entr’ouverts, + Laissent échapper chacun son spectre, + Qui va errer dans les sentiers des cimetières. + + SHAKESPEARE. _Le Songe d’été._ + + +Retournons sur nos pas. Nous avons laissé Ordener et Spiagudry +gravissant avec assez de peine, au lever de la lune, la croupe du +rocher courbé d’Oëlmoe. Ce rocher, chauve à l’origine de sa courbure, +était appelé alors par les paysans norvégiens le Cou-de-Vautour, +dénomination qui représente en effet assez bien la figure qu’offre de +loin cette masse énorme de granit. + +À mesure que nos voyageurs s’élevaient vers la partie nue du rocher, +la forêt se changeait en bruyère. Les mousses succédaient aux herbes; +les églantiers sauvages, les genêts, les houx, aux chênes et aux +bouleaux; appauvrissement de végétation qui, sur les hautes montagnes, +indique toujours la proximité du sommet, en annonçant l’amincissement +graduel de la couche de terre dont ce qu’on pourrait appeler +l’ossement du mont est revêtu. + +--Seigneur Ordener, disait Spiagudry, dont l’esprit mobile était comme +sans cesse entraîné dans un tourbillon d’idées diverses, cette pente +est bien fatigante, et, pour vous avoir suivi, il faut tout le +dévouement.... + +--Mais il me semble que je vois là , à droite, un magnifique +_convolvulus_; je voudrais bien pouvoir l’examiner. Pourquoi ne +fait-il pas grand jour?--Savez-vous que c’est une chose bien +impertinente que d’évaluer un savant tel que moi quatre méchants écus? +Il est vrai que le fameux Phèdre était esclave, et qu’Ésope, si nous +en croyons le docte Planude, fut vendu dans une foire comme une bête +ou une chose. Et qui ne serait fier d’avoir un rapport quelconque avec +le grand Ésope? + +--Et avec le célèbre Han? ajouta Ordener en souriant. + +--Par saint Hospice, répondit le concierge, ne prononcez pas ce nom +ainsi; je me passerais bien, je vous jure, seigneur, de cette dernière +conformité. Mais ne serait-ce pas une chose singulière, que le prix de +sa tête revînt à Benignus Spiagudry, son compagnond’infortune?--Seigneur +Ordener, vous êtes plus noble que Jason, qui ne donna pas la toison +d’or au pilote d’Argo; et certes votre entreprise, dont je ne devine +pas positivement le but, n’est pas moins périlleuse que celle de +Jason. + +--Mais, dit Ordener, puisque vous connaissez Han d’Islande, donnez-moi +donc quelques détails sur lui. Vous m’avez déjà appris que ce n’est +pas un géant, comme on le croit le plus communément. + +Spiagudry l’interrompit. + +--Arrêtez, maître! n’entendez-vous point un bruit de pas derrière +nous? + +--Oui, répondit tranquillement le jeune homme. Ne vous alarmez pas; +c’est quelque bête fauve que notre approche effarouche, et qui se +retire en froissant les halliers. + +--Vous avez raison, mon jeune César; il y a si longtemps que ces bois +n’ont vu d'êtres humains! Si l’on en juge à la pesanteur des pas, +l’animal doit être gros. C’est un élan ou un renne; cette partie de la +Norvège en est peuplée. On y trouve aussi des chatpards. J’en ai vu +un, entre autres, qu’on avait amené à Copenhague; il était d’une +grandeur monstrueuse. Il faut que je vous fasse la description de ce +féroce animal. + +--Mon cher guide, dit Ordener, j’aimerais mieux que vous me fissiez la +description d’un autre monstre non moins féroce, de cet horrible Han. + +--Baissez la voix, seigneur! Comme le jeune maître prononce +paisiblement un tel nom! Vous ne savez pas....--Dieu! seigneur, +écoutez! + +Spiagudry se rapprocha, en disant ces mots, d’Ordener, qui venait +d’entendre en effet très distinctement un cri pareil à l’espèce de +rugissement qui, si le lecteur se le rappelle, avait si fort effrayé +le timide concierge dans cette soirée orageuse où ils avaient quitté +Drontheim. + +--Avez-vous entendu? murmura celui-ci, tout haletant de crainte. + +--Sans doute, dit Ordener, et je ne vois pas pourquoi vous tremblez. +C’est un hurlement de bête sauvage, peut-être tout simplement le cri +d’un de ces chatpards dont vous parliez tout à l’heure. Comptiez-vous +traverser à cette heure un pareil endroit sans être averti en rien de +la présence des hôtes que vous troublez? Je vous proteste, vieillard, +qu’ils sont plus effrayés encore que vous. + +Spiagudry, en voyant le calme de son jeune compagnon, se rassura un +peu. + +--Allons, il pourrait bien se faire, seigneur, que vous eussiez encore +raison. Mais ce cri de bête ressemble horriblement à une voix.... Vous +avez été fâcheusement inspiré, souffrez que je vous le dise, seigneur, +de vouloir monter à ce château de Vermund. Je crains qu’il ne nous +arrive malheur sur le Cou-de-Vautour. + +--Ne craignez rien tant que vous serez avec moi, répondit Ordener. + +--Oh! rien ne vous alarme; mais, seigneur, il n’y a que le bienheureux +saint Paul qui puisse prendre des vipères sans se blesser.--Vous +n’avez seulement pas remarqué, quand nous sommes entrés dans ce maudit +sentier, qu’il paraissait frayé depuis peu, et que les herbes foulées +n’avaient même pas eu le temps de se relever depuis qu’on y avait +passé. + +--J’avoue que tout cela me frappe peu, et que le calme de mon esprit +ne dépend pas du plus ou moins de courbure d’un brin d’herbe. Voici +que nous allons quitter la bruyère; nous n’entendrons plus de pas ni +de cris de bêtes; je ne vous dirai donc plus, mon brave guide, de +rassembler votre courage, mais de ramasser vos forces, car le sentier, +taillé dans le roc, sera sans doute plus difficile que celui-ci. + +--Ce n’est pas, seigneur, qu’il soit plus escarpé, mais le savant +voyageur Suckson conte qu’il est souvent embarrassé d’éclats de roches +ou de lourdes pierres qu’on ne peut soulever et qu’il n’est pas aisé +de franchir. Il y a entre autres, un peu au delà de la poterne de +Malaër, dont nous approchons, un énorme bloc triangulaire de granit +que j’ai toujours vivement désiré voir. Schoenning affirme y avoir +retrouvé les trois caractères runiques primitifs. + +Il y avait déjà quelque temps que les voyageurs gravissaient la roche +nue; ils atteignirent une petite tour écroulée, à travers laquelle il +fallait passer, et que Spiagudry fit remarquer à Ordener. + +--C’est la poterne de Malaër, seigneur. Ce chemin creusé à vif +présente plusieurs autres constructions curieuses, qui montrent +quelles étaient les anciennes fortifications de nos manoirs +norvégiens! Cette poterne, qui était toujours gardée par quatre hommes +d’armes, était le premier ouvrage avancé du fort de Vermund. À propos +de porte ou poterne, le moine Urensius fait une remarque singulière; +le mot _janua_, qui vient de _Janus_, dont le temple avait des portes +si célèbres, n’a-t-il pas engendré le mot _janissaire_, gardien de la +porte du sultan? Il serait assez curieux que le nom du prince le plus +doux de l’histoire eût passé aux soldats les plus féroces de la terre. + +Au milieu de tout le fatras scientifique du concierge, ils avançaient +assez péniblement sur des pierres roulantes et des cailloux +tranchants, mêlés de ce gazon court et glissant qui croît quelquefois +sur les rochers. Ordener oubliait la fatigue en songeant au bonheur de +revoir ce Munckholm, si éloigné; tout à coup Spiagudry s’écria: + +--Ah! je l’aperçois! cette seule vue me dédommage de toute ma peine. +Je la vois, seigneur, je la vois! + +--Qui donc? dit Ordener, qui pensait en ce moment à son Éthel. + +--Eh! seigneur, la pyramide triangulaire dont parle Schoenning! Je +serai, avec le professeur Schoenning et l’évêque Isleif, le troisième +savant qui aura eu le bonheur de l’examiner. Seulement il est fâcheux +que ce ne soit qu’au clair de lune. + +En approchant du fameux bloc, Spiagudry poussa un cri de douleur et +d’épouvante à la fois. Ordener, surpris, s’informa avec intérêt du +nouveau sujet de son émotion; mais le concierge archéologue fut +quelque temps avant de pouvoir lui répondre. + +--Vous croyiez, disait Ordener, que cette pierre barrait le chemin; +vous devez, au contraire, reconnaître avec plaisir qu’elle le laisse +parfaitement libre. + +--Et c’est justement ce qui me désespère! dit Benignus d’une voix +lamentable. + +--Comment? + +--Quoi! seigneur, reprit le concierge, ne voyez-vous pas que cette +pyramide a été dérangée de sa position; que la base, qui était assise +sur le sentier, est maintenant exposée à l’air, tandis que le bloc est +précisément appuyé contre terre, sur la face où Schoenning avait +découvert les caractères runiques primordiaux?--Je suis bien +malheureux! + +--C’est jouer de malheur, en effet, dit le jeune homme. + +--Et ajoutez à cela, reprit vivement Spiagudry, que le dérangement de +cette masse prouve ici la présence de quelque être surhumain. À moins +que ce ne soit le diable, il n’y a en Norvège qu’un seul homme dont le +bras puisse... + +--Mon pauvre guide, vous revenez encore à vos terreurs paniques. Qui +sait si cette pierre n’est pas ainsi depuis plus d’un siècle? + +--Il y a cent cinquante ans, à la vérité, dit Spiagudry d’une voix +plus calme, que le dernier observateur l’a étudiée. Mais il me semble +qu’elle est fraîchement remuée; la place qu’elle occupait est encore +humide. Voyez, seigneur. + +Ordener, impatient d’arriver aux ruines, arracha son guide d’auprès de +la pyramide merveilleuse, et parvint, par de sages paroles, à dissiper +les nouvelles craintes que cet étrange déplacement avait inspirées au +vieux savant. + +--Écoutez, vieillard, vous pourrez vous fixer au bord de ce lac, et +vous livrer à votre aise à vos importantes études, quand vous aurez +reçu les mille écus royaux que vous rapportera la tête de Han. + +--Vous avez raison, noble seigneur; mais ne parlez pas si légèrement +d’une victoire bien douteuse. Il faut que je vous donne un conseil +pour que vous vous rendiez plus aisément maître du monstre. + +Ordener se rapprocha vivement de Spiagudry. + +--Un conseil! lequel? + +--Le brigand, dit celui-ci à voix basse et en jetant des regards +inquiets autour de lui, le brigand porte à sa ceinture un crâne dans +lequel il a coutume de boire. Ce crâne est le crâne de son fils, dont +le cadavre est celui pour la profanation duquel je suis poursuivi. + +--Haussez un peu la voix et ne craignez rien, je vous entends à peine. +Eh bien! ce crâne? + +--C’est de ce crâne, dit Spiagudry en se penchant à l’oreille du jeune +homme, qu’il faut tâcher de vous emparer. Le monstre y attache je ne +sais quelles idées superstitieuses. Quand le crâne de son fils sera en +votre pouvoir, vous ferez de lui tout ce que vous voudrez. + +--Cela est bien, mon brave homme; mais comment s’emparer de ce crâne? + +--Par la ruse, seigneur; pendant le sommeil du monstre, peut-être... + +Ordener l’interrompit. + +--Il suffit. Votre bon conseil ne peut me servir; je ne dois pas +savoir si un ennemi dort. Je ne connais pour combattre que mon épée. + +--Seigneur, seigneur! il n’est pas prouvé que l’archange Michel n’ait +pas usé de ruse pour terrasser Satan. + +Ici Spiagudry s’arrêta tout à coup, et étendit ses deux mains devant +lui, en s’écriant d’une voix presque éteinte: + +--O ciel! ô ciel! qu’est-ce que je vois là -bas? Voyez, maître, +n’est-ce pas un petit homme qui marche dans ce même sentier devant +nous? + +--Ma foi, dit Ordener en levant les yeux, je ne vois rien. + +--Rien, seigneur?--En effet, le sentier tourne, et il a disparu +derrière ce rocher.--N’allons pas plus loin, seigneur, je vous en +conjure. + +--En vérité, si ce personnage prétendu a si vite disparu, cela +n’annonce pas qu’il ait l’intention de nous attendre; et s’il fuit, ce +n’est pas une raison pour nous de fuir. + +--Veille sur nous, saint Hospice! dit Spiagudry, qui, dans toutes les +occasions périlleuses, se souvenait de son patron favori. + +--Vous aurez pris, ajouta Ordener, l’ombre mouvante d’une chouette +effrayée pour un homme. + +--J’ai pourtant bien cru voir un petit homme; il est vrai que le clair +de lune produit souvent des illusions singulières. C’est à cette +lumière que Baldan, sire de Merneugh, prit le rideau blanc de son lit +pour l’ombre de sa mère; ce qui le décida à aller, le lendemain, +déclarer son parricide aux juges de Christiania, qui allaient +condamner le page innocent de la défunte. Ainsi, l’on peut dire que le +clair de lune a sauvé la vie à ce page. + +Personne n’oubliait mieux que Spiagudry le présent dans le passé. Un +souvenir de sa vaste mémoire suffisait pour bannir toutes les +impressions du moment. Aussi l’histoire de Baldan dissipa-t-elle sa +frayeur. Il reprit d’une voix tranquille: + +--Il est possible que le clair de lune m’ait trompé de même. + +Cependant ils atteignaient le sommet du Cou-de-Vautour, et +commençaient à revoir le faîte des ruines, que la courbure du rocher +leur avait cachées pendant qu’ils montaient. + +Que le lecteur ne s’étonne pas si nous rencontrons souvent des ruines +à la cime des monts de Norvège. Quiconque a parcouru des montagnes en +Europe n’aura pas manqué de remarquer fréquemment des restes de forts +et de châteaux, suspendus à la crête des pics les plus élevés, comme +d’anciens nids de vautours ou des aires d’aigles morts. En Norvège +surtout, au siècle où nous nous sommes transportés, ces sortes de +constructions aériennes étonnaient autant par leur variété que par +leur nombre. C’étaient tantôt de longues murailles démantelées, se +roulant en ceinture autour d’un roc; tantôt des tourelles grêles et +aiguës surmontant la pointe d’un pic, comme une couronne; ou, sur la +tête blanche d’une haute montagne, de grosses tours groupées autour +d’un grand donjon, et présentant de loin l’aspect d’une vieille tiare. +On voyait près des frêles arcades ogives d’un cloître gothique, les +lourds piliers égyptiens d’une église saxonne; près de la citadelle à +tours carrées d’un chef païen, la forteresse à créneaux d’un sire +chrétien; près d’un château-fort ruiné par le temps, un monastère +détruit par la guerre. Tous ces édifices, mélange d’architectures +singulières et presque ignorées aujourd’hui, construits hardiment sur +des lieux en apparence inaccessibles, n’y avaient plus laissé que des +débris, pour rendre en quelque sorte à la fois témoignage de la +puissance et du néant de l’homme. Peut-être s’était-il passé dans leur +enceinte bien des choses plus dignes d'être racontées que tout ce +qu’on raconte à la terre; mais les événements s’écoulent, les yeux qui +les ont vus se ferment; les traditions s’éteignent avec les ans, comme +un feu qu’on n’a point recueilli; et qui pourrait ensuite pénétrer le +secret des siècles? + +Le manoir de Vermund le Proscrit, où nos deux voyageurs arrivaient en +ce moment, était un de ceux auxquels la superstition rattachait le +plus d’histoires surprenantes et d’aventures miraculeuses. À ces +murailles de cailloux noyés dans un ciment devenu plus dur que la +pierre, on reconnaissait aisément qu’il avait été bâti vers le +cinquième ou le sixième siècle. De ses cinq tours, une seulement était +encore debout dans toute sa hauteur; les quatre autres, plus ou moins +dégradées, et couvrant de leurs débris le sommet du rocher, étaient +liées entre elles par des lignes de ruines, lesquelles indiquaient +également les anciennes limites des cours dans l’enceinte du château. +Il était très difficile de pénétrer dans cette enceinte, obstruée de +pierres, de quartiers de rochers, et d’arbustes de toute espèce, qui, +rampant de ruine en ruine, surmontaient de leurs touffes les murailles +tombées, ou laissaient pendre jusque dans le précipice leurs longs +bras flexibles. C’est à ces tresses de rameaux que venaient souvent, +disait-on, se balancer, au clair de lune, des âmes bleuâtres, esprits +coupables de ceux qui s’étaient volontairement noyés dans le Sparbo, +ou que le farfadet du lac attachait le nuage qui devait le remmener au +lever du soleil. Mystères effrayants, dont avaient été plus d’une fois +témoins de hardis pêcheurs, quand, pour profiter du sommeil des chiens +de mer, [Note: Les chiens de mer sont redoutés des pêcheurs, parce +qu’ils effraient les poissons.] ils osaient la nuit pousser leur +barque jusque sous le rocher d’Oëlmoe, qui s’arrondissait dans +l’ombre, au-dessus de leur tête, comme l’arche rompue d’un pont +gigantesque. + +Nos deux aventuriers franchirent, non sans peine, la muraille du +manoir, à travers une crevasse, car l’ancienne porte était encombrée +de ruines. La seule tour qui, ainsi que nous l’avons dit, fût restée +debout, était située à l’extrémité du rocher. C’était, dit Spiagudry à +Ordener, celle du sommet de laquelle on apercevait le fanal de +Munckholm. Ils s’y dirigèrent, quoique l’obscurité fût en ce moment +complète. La lune était entièrement cachée par un gros nuage noir. Ils +allaient gravir la brèche d’un autre mur, pour pénétrer dans ce qui +avait été la seconde cour du château, quand Benignus s’arrêta tout +court, et saisit brusquement le bras d’Ordener, d’une main qui +tremblait si fort, que le jeune homme lui-même en était ébranlé. + +--Quoi donc?... dit Ordener surpris. + +Benignus, sans répondre, pressa son bras plus vivement encore, comme +pour lui demander du silence. + +--Mais.... reprit le jeune homme. + +Une nouvelle pression, accompagnée d’un gros soupir mal étouffé, le +décida à attendre patiemment que ce nouvel effroi fût passé. + +Enfin Spiagudry, d’une voix oppressée: + +--Eh bien! maître, qu’en dites-vous? + +--De quoi? dit Ordener. + +--Oui, seigneur, continua l’autre du même ton, vous vous repentez bien +maintenant d'être monté ici! + +--Non, en vérité, mon brave guide, j’espère bien monter plus haut +encore. Pourquoi voulez-vous que je m’en repente? + +--Comment, seigneur, vous n’avez donc point vu?... + +--Vu! quoi? + +--Vous n’avez point vu! répéta l’honnête concierge, avec un accès +toujours croissant de terreur. + +--Mais non vraiment! répondit Ordener d’un ton d’impatience; je n’ai +rien vu, et je n’ai entendu que le bruit de vos dents que la peur +faisait claquer violemment. + +--Quoi! là , derrière ce mur, dans l’ombre, ces deux yeux flamboyants +comme des comètes, qui se sont fixés sur nous. Vous ne les avez point +vus? + +--En honneur, non. + +--Vous ne les avez point vus errer, monter, descendre et disparaître +enfin dans les ruines? + +--Je ne sais ce que vous voulez dire. Qu’importe, d’ailleurs? + +--Comment! seigneur Ordener, savez-vous qu’il n’y a en Norvège qu’un +seul homme dont les yeux rayonnent ainsi dans les ténèbres? + +--Allons, qu’importe encore! Quel est donc cet homme aux yeux de chat? +Est-ce Han, votre formidable islandais? Tant mieux, s’il est ici! cela +nous épargnera le voyage de Walderhog. + +Ce _tant mieux_ n’était point du goût de Spiagudry, qui ne put +s’empêcher de révéler sa pensée secrète par cette exclamation +involontaire: + +--Ah! seigneur, vous m’aviez promis de me laisser au village de Surb, +à un mille du lieu du combat. + +Le bon et noble Ordener comprit et sourit. + +--Vous avez raison, vieillard; il serait injuste de vous mêler à mes +dangers. Ne craignez donc rien. Vous voyez ce Han d’Islande partout. +Est-ce qu’il ne peut pas y avoir dans ces ruines quelque chat sauvage, +dont les yeux soient aussi brillants que ceux de cet homme! + +Pour la cinquième fois, Spiagudry parvint à se rassurer, soit que +l’explication d’Ordener lui parût en effet naturelle, soit que la +tranquillité de son jeune compagnon eût quelque chose de contagieux. + +--Ah! seigneur, sans vous je serais dix fois mort de peur en +gravissant ces roches.--Il est vrai que, sans vous, je ne l’aurais pas +tenté. + +La lune, qui reparut, leur laissa voir l’entrée de la plus haute tour, +au bas de laquelle ils étaient parvenus. Ils y pénétrèrent en +soulevant un épais rideau de lierre, qui fit pleuvoir sur eux des +lézards endormis et de vieux nids d’oiseaux funèbres. Le concierge +ramassa deux cailloux qu’il choqua, en laissant tomber les étincelles +sur un tas de feuilles mortes et de branches sèches recueillies par +Ordener. En peu d’instants une flamme claire s’éleva; et, dissipant +les ténèbres qui les entouraient, elle leur permit d’observer +l’intérieur de la tour. + +Il n’en restait plus que la muraille circulaire, qui était très +épaisse et revêtue de lierre et de mousse. Les plafonds de ses quatre +étages s’étaient successivement écroulés au rez-de-chaussée, où ils +formaient un amas énorme de décombres. Un escalier étroit et sans +rampe, rompu en plusieurs endroits, tournait en spirale sur la surface +intérieure de la muraille, au sommet de laquelle il aboutissait. Aux +premiers pétillements du feu, une nuée de chats-huants et d’orfraies +s’envolèrent lourdement, avec des cris étonnés et lugubres, et de +grandes chauves-souris vinrent par intervalles effleurer la flamme de +leurs ailes couleur de cendre. + +--Voici des hôtes qui ne nous reçoivent pas très gaiement, dit +Ordener; mais n’allez pas vous effrayer encore. + +--Moi, seigneur, reprit Spiagudry, en s’asseyant près du feu, moi +craindre un hibou ou une chauve-souris! Je vivais avec des cadavres, +et je ne craignais pas les vampires. Ah! je ne redoute que les +vivants! Je ne suis pas brave, j’en conviens; mais je ne suis pas +superstitieux.--Tenez, si vous m’en croyez, seigneur, rions de ces +dames aux ailes noires et aux chants rauques, et songeons à souper. + +Ordener ne songeait qu’à Munckholm. + +--J’ai bien là quelques provisions, dit Spiagudry en tirant son +havre-sac de dessous son manteau; mais, si votre appétit égale le +mien, ce pain noir et ce fromage rance auront bientôt disparu. Je vois +que nous serons obligés de rester encore fort loin des limites de la +loi du roi français Philippe le Bel: _Nemo audeat comedere praeter duo +fercula cum potagio_. Il doit bien y avoir au sommet de cette tour des +nids de mouettes ou de faisans; mais comment y arriver par un escalier +branlant qui ne pourrait tout au plus porter que des sylphes? + +--Cependant, reprit Ordener, il faudra bien qu’il me porte; car je +monterai certainement au faîte de cette tour. + +--Quoi! maître, pour avoir des nids de mouettes? + +--Ne faites pas, de grâce, cette imprudence. Il ne faut pas se tuer +pour mieux souper. Songez d’ailleurs que vous pourriez vous tromper, +et prendre des nids de chats-huants. + +--C’est bien de vos nids que je m’embarrasse! Ne m’avez-vous pas dit +que du haut de cette tour on apercevait le donjon de Munckholm? + +--Cela est vrai, jeune maître; au sud. Je vois bien que le désir de +fixer ce point important pour la science géographique a été le motif +de ce fatigant voyage au château de Vermund. Mais daignez réfléchir, +noble seigneur Ordener, que le devoir d’un savant zélé peut être +quelquefois de braver la fatigue, mais jamais le danger. Je vous en +supplie, ne tentez pas cette méchante ruine d’escalier sur laquelle un +corbeau n’oserait se percher. + +Benignus ne se souciait nullement de rester seul dans le bas de la +tour. Comme il se levait pour prendre la main d’Ordener, son +havre-sac, placé sur les pointes de ses genoux, tomba dans les pierres +et rendit un son clair. + +--Qu’est-ce donc qui résonne ainsi dans ce havre-sac? demanda Ordener. + +Cette question sur un point si délicat pour Spiagudry, lui ôta l’envie +de retenir son jeune compagnon. + +--Allons, dit-il sans répondre à la question, puisque, malgré mes +prières, vous vous obstinez à monter au haut de cette tour, prenez +garde aux crevasses de l’escalier. + +--Mais, reprit Ordener, qu’y a-t-il donc dans votre havre-sac, pour +lui faire rendre, ce son métallique? + +Cette insistance indiscrète déplut souverainement au vieux gardien qui +maudit le questionneur du fond de l'âme. + +--Eh! noble maître, répondit-il, comment pouvez-vous vous occuper d’un +méchant plat à barbe de fer, qui retentit contre un caillou?--Puisque +je ne puis vous fléchir, se hâta-t-il d’ajouter, ne tardez pas à +redescendre, et ayez soin de vous tenir aux lierres qui tapissent la +muraille. Vous verrez le fanal de Munckholm entre les deux Escabelles +de Frigge, au midi. + +Spiagudry n’aurait rien pu dire de plus adroit pour bannir toute autre +idée de l’esprit du jeune homme. Ordener, se débarrassant de son +manteau, s’élança vers l’escalier, sur lequel le concierge le suivit +des yeux, jusqu’à ce qu’il ne le vît plus que glisser, comme une ombre +vague, au plus haut de la muraille, à peine éclairée à son sommet par +la lueur agitée du foyer et le reflet immobile de la lune. + +Alors, se rasseyant et ramassant son havre-sac: + +--Mon cher Benignus Spiagudry, dit-il, pendant que ce jeune lynx ne +vous voit pas et que vous êtes seul, hâtez-vous de briser l’incommode +enveloppe de fer qui vous empêche de prendre possession, _oculis et +manu_, du trésor renfermé sans doute dans cette cassette. Quand il +sera délivré de cette prison, il sera moins lourd à porter et plus +aisé à cacher. + +Déjà , armé d’une grosse pierre, il s’apprêtait à briser le couvercle +du coffre, quand un rayon de lumière tombant sur le sceau de fer qui +le fermait, arrêta tout à coup le concierge antiquaire. + +--Par saint Willebrod le Numismate, je ne me trompe pas, s’écriait-il +en frottant vivement le couvercle rouillé, ce sont bien là les armes +de Griffenfeld. J’allais faire une grande folie de rompre ce sceau. +Voilà peut-être le seul modèle qui reste de ces armoiries fameuses, +brisées en 1676 par la main du bourreau. Diable! ne touchons pas à ce +couvercle. Quelle que soit la valeur des objets qu’il cache, à moins +que, contre toute probabilité, ce ne soient des monnaies de Palmyre ou +des médailles carthaginoises, il est certainement plus précieux +encore. Me voici donc seul propriétaire des armes maintenant abolies +de Griffenfeld! Cachons soigneusement ce trésor.--Aussi bien je +trouverai peut-être quelque secret pour ouvrir la cassette, sans +commettre de vandalisme. Les armoiries de Griffenfeld! Oh oui! voilà +bien la main de justice, la balance sur champ de gueules. Quel +bonheur! + +À chaque nouvelle découverte héraldique qu’il faisait en dérouillant +le vieux cachet, il poussait un cri d’admiration ou une exclamation de +contentement. + +--Au moyen d’un dissolvant, j’ouvrirai la serrure sans briser le +sceau. Ce sont sans doute les trésors de l’ex-chancelier.--Si +quelqu’un, tenté par l’appât des quatre écus syndicaux, me reconnaît +et m’arrête, il ne me sera pas difficile de me racheter.--Ainsi, cette +bienheureuse cassette m’aura sauvé. + +En parlant ainsi, son regard se leva machinalement. + +--Tout à coup son visage grotesque passa en un clin d’œil de +l’expression d’une joie folle à celle d’une terreur stupide. Tous ses +membres tremblèrent convulsivement. Ses yeux devinrent fixes, son +front se rida, sa bouche demeura béante, et sa voix s’éteignit dans +son gosier, comme une lumière qu’on souffle. + +En face de lui, de l’autre côté du foyer, un petit homme était debout, +les bras croisés. À ses vêtements de peaux ensanglantées, à sa hache +de pierre, à sa barbe rousse, et à ce regard dévorant fixé sur lui, le +malheureux concierge avait reconnu du premier coup d’œil l’effrayant +personnage dont il avait reçu la dernière visite au Spladgest de +Drontheim. + +--C’est moi! dit le petit homme d’un air terrible. + +--Cette cassette t’aura sauvé, ajouta-t-il avec un affreux sourire +ironique. Spiagudry! est-ce ici le chemin de Thoctree? + +L’infortuné essaya d’articuler quelques paroles. + +--Thoctree!... Seigneur... Mon seigneur maître... j’y allais... + +--Tu allais à Walderhog, répondit l’autre d’une voix de tonnerre. + +Spiagudry terrifié ramassa toutes ses forces pour faire un signe de +tête négatif. + +--Tu me conduisais un ennemi; merci! ce sera un vivant de moins. Ne +crains rien, fidèle guide, il te suivra. + +Le malheureux gardien voulut pousser un cri et put à peine faire +entendre un murmure vague et confus. + +--Pourquoi t’effraies-tu de ma présence? Tu me cherchais.--Écoute, ne +crie pas, ou tu es mort. + +Le petit homme agita sa hache de pierre au-dessus de la tête du +concierge; il poursuivit, d’une voix qui sortait de sa poitrine comme +le bruit d’un torrent sort d’une caverne: + +--Tu m’as trahi. + +--Non, votre grâce, non, excellence... dit enfin Benignus pouvant à +peine articuler ces paroles suppliantes. L’autre fit entendre comme un +rugissement sourd. + +--Ah! tu voudrais me tromper encore! Ne l’espère plus.--Écoute, +j’étais sur le toit du Spladgest quand tu as scellé ton pacte avec cet +insensé; c’est moi dont tu as deux fois entendu la voix. C’est moi que +tu as encore entendu dans l’orage sur la route; c’est moi que tu as +retrouvé dans la tour de Vygla; c’est moi qui t’ai dit: Au revoir! + +Le concierge épouvanté jeta un regard égaré autour de lui, comme pour +appeler du secours. Le petit homme continua: + +--Je ne voulais pas laisser échapper ces soldats qui te poursuivaient. +Ils étaient du régiment de Munckholm. + +--Pour toi, je ne pouvais te perdre.--Spiagudry, c’est moi que tu as +revu au village d’Oëlmoe sous ce feutre de mineur; c’est moi dont tu +as entendu les pas et la voix, dont tu as reconnu les yeux en montant +à ces ruines; c’est moi! + +Hélas! l’infortuné n’en était que trop convaincu; il se roula à terre, +aux pieds de son formidable juge, en s’écriant d’une voix déchirante +et étouffée:--Grâce! + +Le petit homme, les bras toujours croisés, attachait sur lui un regard +de sang, plus ardent que la flamme du foyer. + +--Demande ton salut à cette cassette dont tu l’attends, dit-il +ironiquement. + +--Grâce, seigneur! Grâce! répéta le mourant Spiagudry. + +--Je t’avais recommandé d'être fidèle et muet, tu n’as pu être fidèle; +à l’avenir je te proteste que tu seras muet. + +Le concierge, entrevoyant l’horrible sens de ces paroles, poussa un +long gémissement. + +--Ne crains rien, dit l’homme, je ne te séparerai pas de ton trésor. + +À ces mots, dénouant sa ceinture de cuir, il la passa dans l’anneau de +la cassette, et la suspendit ainsi au cou de Spiagudry, qui +fléchissait sous le poids. + +--Allons! reprit l’autre, quel est le diable auquel tu désires donner +ton âme? Hâte-toi de l’appeler, afin qu’un autre démon dont tu ne te +soucierais pas ne s’en empare point avant lui. + +Le désespéré vieillard, hors d’état de prononcer une parole, tomba aux +genoux du petit homme, en faisant mille signes de prière et +d’épouvante. + +--Non, non! dit celui-ci; écoute, fidèle Spiagudry, ne te désole pas +de laisser ainsi ton jeune compagnon sans guide. Je te promets qu’il +ira où tu vas. Suis-moi, tu ne fais que lui montrer le chemin.--Allons! + +À ces mots, saisissant le misérable dans ses bras de fer, il l’emporta +hors de la tour comme un tigre emporte une longue couleuvre; et un +moment après il s’éleva dans les ruines un grand cri, auquel se mêla +un effroyable éclat de rire. + + + + +XXIII + + Oui, l’on peut bien montrer à l’œil éploré de + l’amant fidèle l’objet éloigné de son idolâtrie. + Mais, hélas! les scènes de l’attente, des adieux, + les pensées, les souvenirs doux et amers, les + rêves enchanteurs des êtres qui aiment! qui peut + les rendre? + + MATURIN. _Bertram._ + + +Cependant l’aventureux Ordener, après avoir vingt fois failli tomber +dans sa périlleuse ascension, était parvenu sur le haut du mur épais +et circulaire de la tour. À son arrivée inattendue, de noires +chouettes centenaires, brusquement troublées dans leurs ruines, +s’enfuirent d’un vol oblique, en tournant vers lui leur regard fixe, +et des pierres roulantes, heurtées par son pied, tombèrent dans le +gouffre en bondissant sur les saillies des rochers avec des bruits +sourds et lointains. + +En tout autre instant, Ordener eût longtemps laissé errer sa vue et sa +rêverie sur la profondeur de l’abîme, accrue de la profondeur de la +nuit. Son Å“il, observant à l’horizon toutes ces grandes ombres, dont +une lune nébuleuse blanchissait à peine les sombres contours, eût +longtemps cherché à distinguer les vapeurs parmi les rochers et les +montagnes parmi les nuages; son imagination eût animé toutes les +formes gigantesques, toutes les apparences fantastiques que le clair +de lune prête aux monts et aux brouillards. Il eût écouté de loin la +plainte confuse du lac et des forêts, mêlée au sifflement aigu des +herbes sèches que le vent tourmentait à ses pieds, entre les fentes +des pierres; et son esprit eût donné un langage à toutes ces voix +mortes que la nature matérielle élève pendant le sommeil de l’homme et +le silence de la nuit. Mais, quoique cette scène agît à son insu sur +son être entier, d’autres pensées le remplissaient. À peine son pied +s’était-il posé sur le faîte de la muraille, que son Å“il s’était +tourné vers le sud du ciel, et qu’une joie indicible l’avait +transporté en apercevant, au delà de l’angle de deux montagnes, un +point lumineux rayonner à l’horizon comme une étoile rouge.--C’était +le fanal de Munckholm. + +Ceux-là ne sont pas destinés à goûter les vraies joies de la vie, qui +ne comprendront pas le bonheur qu’éprouva le jeune homme. Tout son +cÅ“ur se souleva de ravissement; son sein gonflé, palpitant avec +force, respirait à peine. Immobile, l’œil tendu, il contemplait +l’astre de consolation et d’espérance. Il lui semblait que ce rayon de +lumière, venant au sein de la nuit du séjour qui contenait toute sa +félicité, lui apportait quelque chose de son Éthel. Ah! n’en doutons +pas, à travers les temps et les espaces, les âmes ont quelquefois des +correspondances mystérieuses. En vain le monde réel élève ses +barrières entre deux êtres qui s’aiment; habitants de la vie idéale, +ils s’apparaissent dans l’absence, ils s’unissent dans la mort. Que +peuvent en effet les séparations corporelles, les distances physiques +sur deux cÅ“urs liés invinciblement par une même pensée et un commun +désir?--Le véritable amour peut souffrir, mais non mourir. + +Qui ne s’est point arrêté cent fois durant les nuits pluvieuses sous +quelque fenêtre à peine éclairée? Qui n’a point passé et repassé +devant une porte, erré avec délices autour d’une maison? Qui ne s’est +point brusquement retourné de son chemin pour suivre, le soir, dans +les détours d’une rue déserte, une robe flottante, un voile blanc tout +à coup reconnu dans l’ombre? Celui qui ne connaît pas ces émotions +peut dire qu’il n’a jamais aimé. + +En présence du fanal lointain de Munckholm, Ordener méditait. À sa +première joie avait succédé un contentement triste et ironique; mille +sentiments divers se pressaient dans son âme tumultueuse.--Oui, se +disait-il, il faut que l’homme gravisse longtemps et péniblement pour +voir enfin un point de bonheur dans l’immense nuit.--Elle est donc là ! +elle dort, elle rêve, elle pense à moi, peut-être!--Mais qui lui dira +que son Ordener est maintenant, triste et isolé, suspendu dans l’ombre +au-dessus d’un abîme? son Ordener, qui n’a plus d’elle qu’une boucle +de cheveux sur son sein, et une lueur vague à l’horizon!--Puis, +laissant tomber un coup d’œil sur les rayons rougeâtres du grand feu +allumé dans la tour, qui s’échappaient au dehors à travers les +crevasses de la muraille: + +--Peut-être, murmura-t-il, de l’une des fenêtres de sa prison, +jette-t-elle un regard indifférent sur la flamme lointaine de ce +foyer. + +Tout à coup un grand cri et un long éclat de rire se firent entendre, +comme au-dessous de lui, sur le bord de l’abîme; il se détourna +brusquement, et vit l’intérieur de la tour désert. Alors, inquiet pour +le vieillard, il se hâta de descendre; mais à peine avait-il franchi +quelques marches de l’escalier, qu’un bruit sourd, pareil à celui d’un +corps pesant qui serait tombé dans les eaux profondes du lac, monta +jusqu’à lui. + + + + +XXIV + + Le comte don Sancho Diaz, seigneur de Saldana, + répandait d’amères larmes dans sa prison. + + Plein de désespoir, il exhalait, ses plaintes dans + la solitude contre le roi Alphonse. + + «O tristes moments, où mes cheveux blancs me + rappellent combien d’années j’ai déjà passées dans + cette prison horrible!» + + _Romances espagnoles._ + + +Le soleil se couchait; ses rayons horizontaux dessinaient sur la +simarre de laine de Schumacker et sur la robe de crêpe d’Éthel, +l’ombre noire des barreaux de leur fenêtre. Tous deux étaient assis +près de la haute croisée en ogive, le vieillard sur un grand fauteuil +gothique, la jeune fille sur un tabouret, à ses pieds. Le prisonnier +paraissait rêver dans sa position favorite et mélancolique. Son front +chauve et ridé était appuyé sur ses mains et l’on ne voyait de son +visage que sa barbe blanche qui pendait en désordre sur sa poitrine. + +--Mon père, dit Éthel qui cherchait tous les moyens de le distraire, +mon seigneur et père, j’ai fait cette nuit un songe d’heureux +avenir.--Voyez, levez les yeux, mon noble père, regardez ce beau ciel. + +--Je ne vois le ciel, répondit le vieillard, qu’à travers les barreaux +de ma prison, comme je ne vois votre avenir, Éthel, qu’à travers mes +malheurs. + +Puis sa tête, un moment soulevée, retomba sur ses mains, et tous deux +se turent. + +--Mon seigneur et père, reprit la jeune fille un moment après et d’une +voix timide, est-ce au seigneur Ordener que vous pensez? + +--Ordener, dit le vieillard, comme cherchant à se rappeler de qui on +lui parlait.--Ah! je sais qui vous voulez dire. Eh bien? + +--Pensez-vous qu’il revienne bientôt, mon père? il y a longtemps déjà +qu’il est parti. Voici le quatrième jour. + +Le vieillard secoua tristement la tête. + +--Je crois que, lorsque nous aurons compté la quatrième année depuis +son départ, nous serons aussi près de son retour qu’aujourd’hui. + +Éthel pâlit. + +--Dieu! croyez-vous donc qu’il ne reviendra pas? Schumacker ne +répondit point. La jeune fille répéta sa question avec un accent +suppliant et inquiet. + +--N’a-t-il donc pas promis qu’il reviendrait? dit brusquement le +prisonnier. + +--Oui, sans doute, seigneur! reprit Éthel empressée. + +--Eh bien! comment pouvez-vous compter sur son retour? n’est-ce pas un +homme? Je crois que le vautour pourra retourner au cadavre, mais je ne +crois pas au retour du printemps dans l’année qui décline. + +Éthel, voyant son père retomber dans ses mélancolies, se rassura; il y +avait dans son cÅ“ur de vierge et d’enfant une voix qui démentait +impérieusement la philosophie chagrine du vieillard. + +--Mon père, dit-elle avec fermeté, le seigneur Ordener reviendra; ce +n’est pas un homme comme les autres hommes. + +--Qu’en savez-vous, jeune fille? + +--Ce que vous en savez vous-même, mon seigneur et père. + +--Je ne sais rien, dit le vieillard. J’ai entendu des paroles d’un +homme qui annonçaient des actions d’un dieu. + +Puis il ajouta, avec un rire amer: + +--J’ai réfléchi sur cela, et j’ai vu que c’était trop beau pour y +croire. + +--Et moi, seigneur, j’y ai cru, précisément parce que c’était beau. + +--Oh! jeune fille, si vous étiez ce que vous deviez être, comtesse de +Tongsberg et princesse de Wollin, entourée, comme vous le seriez, +d’une cour de beaux traîtres et d’adorateurs intéressés, cette +crédulité serait d’un grand danger pour vous. + +--Mon père et seigneur, ce n’est pas crédulité, c’est confiance. + +--On s’aperçoit aisément, Éthel, qu’il y a du sang français dans vos +veines. + +Cette idée ramena le vieillard, par une transition imperceptible, à +des souvenirs, et il continua avec une sorte de complaisance: + +--Car ceux qui ont dégradé votre père plus qu’il n’avait été élevé, ne +pourront empêcher que vous ne soyez fille de Charlotte, princesse de +Tarente, et que l’une de vos aïeules ne soit Adèle ou Édèle, comtesse +de Flandre, dont vous portez le nom. + +Éthel pensait à toute autre chose. + +--Mon père, vous jugez mal le noble Ordener. + +--Noble, ma fille! quel sens donnez-vous à ce mot? J’ai fait des +nobles qui ont été bien vils. + +--Je ne veux point dire, seigneur, qu’il soit noble de la noblesse qui +se donne. + +--Est-ce donc que vous savez qu’il descend d’un _jarl_ ou d’un +_hersa_? [Note: Les anciens seigneurs en Norvège, avant que +Griffenfeld fondât une noblesse régulière, portaient les titres de +_hersa_ (baron), ou _jarl_ (comte). C’est de ce dernier mot qu’est +formé le mot anglais _earl_ (comte).] + +--Je l’ignore comme vous, mon père. Il est peut-être, poursuivit-elle +en baissant les yeux, le fils d’un serf ou d’un vassal. Hélas! on +peint des couronnes et des lyres sur le velours d’un marchepied. Je +veux dire seulement d’après vous, mon vénéré seigneur, qu’il est noble +de cÅ“ur. + +De tous les hommes qu’elle avait vus, Ordener était celui qu’Éthel +connaissait le plus et le moins tout ensemble. Il était apparu dans sa +destinée, pour ainsi dire, comme ces anges qui visitaient les premiers +hommes, en s’enveloppant à la fois de clartés et de mystères. Leur +seule présence révélait leur nature, et l’on adorait. Ainsi Ordener +avait laissé voir à Éthel ce que les hommes cachent le plus, son +cÅ“ur; il avait gardé le silence sur ce dont ils se vantent assez +volontiers, sa patrie et sa famille; son regard avait suffi à Éthel, +et elle avait eu foi en ses paroles. Elle l’aimait, elle lui avait +donné sa vie, elle n’ignorait rien de son âme, et ne savait pas son +nom. + +--Noble de cÅ“ur! répéta le vieillard, noble de cÅ“ur! Cette noblesse +est au-dessus de celle que donnent les rois; c’est Dieu qui la donne. +Il la prodigue moins qu’eux. + +Ici le prisonnier leva les yeux vers ses armoiries brisées, en +ajoutant: + +--Et il ne la reprend jamais. + +--Aussi, mon père, dit la jeune fille, celui qui garde l’une se +console-t-il aisément d’avoir perdu l’autre. + +Cette parole fit tressaillir le père et lui rendit son courage. Il +reprit d’une voix ferme: + +--Vous avez raison, jeune fille. Mais vous ne savez pas que la +disgrâce jugée injuste par le monde est quelquefois justifiée par +notre intime conscience. Telle est notre misérable nature; une fois +malheureux, il s’élève en nous-mêmes, pour nous reprocher des fautes +et des erreurs, une foule de voix qui dormaient dans la prospérité. + +--Ne parlez pas ainsi, mon illustre père, dit Éthel, profondément +émue; car, à la voix altérée du vieillard, elle sentait qu’il avait +laissé échapper le secret de l’une de ses douleurs. Elle leva ses yeux +sur lui, et, baisant sa main froide et ridée, elle reprit doucement: + +--Vous jugez bien sévèrement deux hommes nobles, le seigneur Ordener +et vous, mon vénéré père. + +--Vous décidez légèrement, Éthel. On dirait que vous ne savez pas que +la vie est une chose grave. + +--Ai-je donc mal fait, seigneur, de rendre justice au généreux +Ordener? + +Schumacker fronça le sourcil d’un air mécontent. + +--Je ne puis vous approuver, ma fille, d’attacher ainsi votre +admiration à un inconnu, que vous ne reverrez jamais sans doute. + +--Oh! dit la jeune fille, sur laquelle ces paroles glacées tombaient +comme un poids, ne croyez pas cela. Nous le reverrons. N’est-ce pas +pour vous qu’il va affronter ce danger? + +--Je me suis comme vous, je l’avoue, laissé prendre d’abord à ses +promesses. Mais non, il n’ira pas, et alors il ne reviendra pas vers +nous. + +--Il ira, seigneur, il ira! + +Le ton dont la jeune fille prononça ces mots était presque celui de +l’offense. Elle se sentait outragée dans son Ordener. Hélas! elle +était trop sûre dans son âme de ce qu’elle affirmait! + +Le prisonnier reprit, sans paraître ému: + +--Eh bien! s’il va combattre ce brigand, s’il se dévoue à ce danger, +il en sera de même; il ne reviendra pas. + +Pauvre Éthel!--combien une parole dite avec indifférence peut +quelquefois froisser douloureusement la plaie secrète d’un cÅ“ur +inquiet et déchiré! Elle baissa son visage pâle, pour dérober au +regard froid de son père deux larmes qui s’échappaient malgré elle de +ses paupières gonflées. + +--O mon père! murmura-t-elle, au moment où vous parlez ainsi, +peut-être ce noble infortuné meurt-il pour vous! + +Le vieux ministre secoua la tête en signe de doute. + +--Je ne le crois pas plus que je ne le désire; et d’ailleurs, où +serait mon crime? J’aurais été ingrat envers ce jeune homme, comme +tant d’autres l’ont été envers moi. + +Un soupir profond fut la seule réponse d’Éthel; et Schumacker, se +penchant vers son bureau, continua de déchirer d’un air distrait +quelques feuillets des _Vies des Hommes illustres_ de Plutarque, dont +le volume, déjà lacéré en vingt endroits, et surchargé de notes, était +devant lui. + +Un moment après, le bruit de la porte qui s’ouvrait se fit entendre, +et Schumacker, sans se détourner, cria sa défense habituelle:--Qu’on +n’entre pas! laissez-moi; je ne veux pas qu’on entre. + +--C’est son excellence le gouverneur, répondit la voix de l’huissier. + +En effet, un vieillard, revêtu d’un grand habit de général, portant à +son cou les colliers de l’éléphant, de dannebrog et de la toison d’or, +s’avança vers Schumacker, qui se leva à demi, en répétant entre ses +dents: + +--Le gouverneur! le gouverneur!--Le général salua avec respect Éthel, +qui, debout près de son père, le considérait d’un air inquiet et +craintif. + +Peut-être, avant d’aller plus loin, n’est-il pas inutile de rappeler +en quelques mots les motifs de cette visite du général Levin à +Munckholm. Le lecteur n’a pas oublié les fâcheuses nouvelles qui +tourmentaient le vieux gouverneur, au chapitre XX de cette véritable +histoire. En les recevant, la nécessité d’interroger Schumacker +s’était d’abord présentée à l’esprit du général; mais il n’avait pu +s’y décider sans une extrême répugnance. L’idée d’aller tourmenter un +infortuné prisonnier, déjà livré à tant de tourments, et qu’il avait +vu si puissant, de scruter sévèrement les secrets du malheur, même +coupable, déplaisait à son âme bonne et généreuse. Cependant le +service du roi l’exigeait; il ne devait pas quitter Drontheim +sans emporter les nouvelles lueurs qui pouvaient jaillir de +l’interrogatoire de l’auteur apparent de l’insurrection des mineurs. +C’était donc le soir qui devait précéder son départ qu’après un +entretien long et confidentiel avec la comtesse d’Ahlefeld, le +gouverneur s’était résigné à voir le captif. En se rendant au château, +l’idée des intérêts de l’état, du parti que ses nombreux ennemis +personnels pourraient tirer de ce qu’on nommerait sa négligence, et +peut-être aussi d’astucieuses paroles de la grande-chancelière, +avaient fermenté dans sa tête et l’avaient ramené à la fermeté. Il +était donc monté au donjon du Lion de Slesvig avec des projets de +sévérité; il se promettait d'être avec le conspirateur Schumacker +comme s’il n’avait jamais connu le chancelier Griffenfeld, de +dépouiller tous ses souvenirs et jusqu’à son caractère, et de parler +en juge inflexible à cet ancien confrère de faveur et de puissance. + +Cependant, à peine entré dans l’appartement de l’ex-chancelier, le +visage, vénérable, quoique morose, du vieillard l’avait frappé; la +figure douce, quoique fière, d’Éthel l’avait attendri; et le premier +aspect des deux prisonniers avait déjà dissipé la moitié de sa +sévérité. + +Il s’avança vers le ministre tombé, et lui tendit involontairement la +main en disant, sans s’apercevoir que l’autre ne répondait pas à sa +politesse: + +--Salut, comte de Griffenf...--C’était la surprise d’une vieille +habitude. Il se reprit précipitamment: + +--Seigneur Schumacker!--Puis il s’arrêta, tout satisfait et tout +épuisé d’un tel effort. + +Il se fit une pause. Le général cherchait dans sa tête quelles paroles +assez sévères pourraient dignement répondre à la dureté de ce début. + +--Eh bien, dit enfin Schumacker, vous êtes le gouverneur du +Drontheimhus? + +Le général, un peu surpris de se voir questionné par celui qu’il +venait interroger, fit un signe affirmatif. + +--En ce cas, reprit le prisonnier, j’ai une plainte à vous faire. + +--Une plainte! laquelle? laquelle? et le visage du noble Levin prenait +une expression d’intérêt. + +Schumacker continua d’un air d’humeur: + +--Un ordre du vice-roi prescrit qu’on me laisse libre et tranquille +dans ce donjon. + +--Je connais cet ordre. + +--Seigneur gouverneur, on se permet pourtant de m’importuner et de +pénétrer dans ma prison. + +--Qui donc? s’écria le général; nommez-moi celui qui ose... + +--Vous, seigneur gouverneur. + +Ces paroles, prononcées d’un ton hautain, blessèrent le général. Il +répondit d’une voix presque irritée: + +--Vous oubliez que mon pouvoir, lorsqu’il s’agit de servir le roi, ne +connaît point de limites. + +--Si ce n’est, dit Schumacker, celles du respect qu’on doit au +malheur. Mais les hommes ne savent pas cela. + +L’ex-grand-chancelier parlait ainsi, comme s’il se fût parlé à +lui-même. Il fut entendu du gouverneur. + +--Si vraiment, si vraiment! J’ai eu tort, comte de Griff.... seigneur +Schumacker, veux-je dire; je devais vous laisser la colère, puisque +j’ai la puissance. + +Schumacker se tut un instant. + +--Il y a, reprit-il pensif, dans votre visage et dans votre voix, +seigneur gouverneur, quelque chose d’un homme que j’ai connu jadis. Il +y a bien longtemps. Il n’y a que moi qui me souvienne de ce temps-là . +C’était dans ma prospérité. C’était un certain Levin de Knud, du +Mecklembourg. Avez-vous connu ce fou? + +--Je l’ai connu, répliqua le général sans s’émouvoir. + +--Ah! vous vous le rappelez. Je croyais qu’on ne se souvenait des +hommes que dans l’adversité. + +--N’était-ce pas un capitaine de la milice royale? poursuivit le +gouverneur. + +--Oui, un simple capitaine, bien que le roi l’aimât beaucoup. Mais il +ne songeait qu’aux plaisirs et ne montrait pas d’ambition. C’était une +tête singulièrement extravagante. Conçoit-on une pareille modération +de désirs dans un favori? + +--Mais cela peut se concevoir. + +--Je l’aimais assez, ce Levin de Knud, parce qu’il ne m’inquiétait +pas. Il était l’ami du roi comme d’un autre homme. On eût dit qu’il ne +l’aimait que pour son plaisir particulier, et nullement pour sa +fortune. + +Le général voulut interrompre Schumacker; mais celui-ci continua avec +quelque opiniâtreté, soit par esprit de contrariété, soit que le +souvenir réveillé en lui lui plût en effet: + +--Puisque vous avez connu ce capitaine Levin, seigneur gouverneur, +vous savez sans doute qu’il eut un fils, lequel même est mort tout +jeune. Mais vous souvenez-vous de ce qui se passa à la naissance de ce +fils? + +--Je me souviens bien plus de ce qui se passa à sa mort, dit le +général, en cachant ses yeux de sa main et d’une voix altérée. + +--Mais, poursuivit l’indifférent Schumacker, c’est un fait connu de +peu de personnes, et qui vous peindra toute la bizarrerie de ce Levin. +Le roi voulait tenir l’enfant sur les fonts de baptême; croiriez-vous +que Levin refusa? Il fit bien plus encore; il choisit pour le parrain +de son fils un vieux mendiant qui se traînait aux portes du palais. Je +n’ai jamais pu comprendre le motif d’un pareil acte de démence. + +--Je vais vous le dire, répondit le général. En choisissant un +protecteur à l'âme de son fils, ce capitaine Levin pensait sans doute +qu’un pauvre est plus puissant auprès de Dieu qu’un roi. + +Schumacker réfléchit un instant et dit: + +--Vous avez raison. + +Le gouverneur voulut encore ramener la conversation au but de sa +visite. Mais Schumacker l’arrêta. + +--De grâce, s’il est vrai que ce Levin du Mecklembourg ne vous soit +pas inconnu, laissez-moi parler de lui. De tous les hommes que j’ai +vus dans mes temps de grandeur, c’est le seul dont le souvenir ne +m’apporte ni dégoût ni horreur. S’il poussait la singularité jusqu’à +la folie, il n’en était pas moins, par ses nobles qualités, un homme +tel qu’il y en a bien peu. + +--Je ne pense pas de même. Ce Levin n’avait rien de plus que les +autres hommes. Il y en a beaucoup même qui valent mieux que lui. + +Schumacker croisa les bras, en levant les yeux au ciel. + +--Oui, voilà bien comme ils sont tous! On ne peut louer devant eux un +homme digne de louange, qu’ils ne cherchent aussitôt à le noircir. Ils +empoisonnent jusqu’au plaisir de louer justement. Il est cependant +assez rare. + +--Si vous me connaissiez, vous ne m’accuseriez pas de noirceur envers +le gén...--c’est-à -dire, le capitaine Levin. + +--Laissez-moi, laissez-moi, dit le prisonnier, pour la loyauté et la +générosité il n’y a jamais eu deux hommes comme ce Levin de Knud, et +dire le contraire, c’est à la fois le calomnier et louer démesurément +cette exécrable race humaine! + +--Je vous assure, reprit le gouverneur, cherchant à calmer la colère +de Schumacker, que je n’ai eu contre Levin de Knud aucune intention +perfide. + +--Ne dites pas cela. Bien qu’il fût insensé, tous les hommes sont loin +de lui ressembler. Ils sont faux, ingrats, envieux, calomniateurs. +Savez-vous que Levin de Knud donnait aux hôpitaux de Copenhague plus +de la moitié de son revenu? + +--J’ignorais que vous en fussiez instruit. + +--C’est cela! s’écria le vieillard d’un air triomphant. Il espérait +pouvoir le flétrir en toute sûreté, dans la confiance que j’ignorais +les bonnes actions de ce pauvre Levin! + +--Mais non, mais non! + +--Pensez-vous que je ne sais pas encore qu’il fit donner le régiment +que le roi lui destinait, à un officier qui l’avait blessé en duel, +lui, Levin de Knud, parce que, disait-il, l’autre était plus ancien +que lui? + +--Je croyais cependant cette action secrète. + +--Dites-moi donc, seigneur gouverneur du Drontheimhus, est-ce que pour +cela elle en est moins belle? Parce que Levin cachait ses vertus, +est-ce une raison pour les nier? Oh! que les hommes sont bien les +mêmes! Oser confondre avec eux le noble Levin, lui qui, n’ayant pu +sauver un soldat convaincu d’avoir voulu l’assassiner, fit une pension +à la veuve de son meurtrier! + +--Eh! qui n’en eût pas fait autant? Ici Schumacker éclata. + +--Qui? vous! moi! tous les hommes, seigneur gouverneur! Parce que vous +portez le brillant costume de général et des plaques d’honneur sur +votre poitrine, croyez-vous donc à votre mérite? Vous êtes général, et +le malheureux Levin sera mort capitaine. Il est vrai que c’était un +fou, et qu’il ne songeait pas à son avancement. + +--S’il n’y a point songé lui-même, la bonté du roi y a songé pour lui. + +--La bonté? dites la justice! si pourtant on peut dire la justice d’un +roi. Eh bien! quelle insigne récompense lui a-t-on donnée? + +--Sa majesté a payé Levin de Knud bien au delà de son mérite. + +--À merveille! s’écria le vieux ministre en frappant des mains. Un +loyal capitaine vient peut-être, après trente ans de service, d'être +nommé major, et cette haute faveur vous porte ombrage, noble général? +Un proverbe persan a raison de dire que le soleil couchant est jaloux +de la lune qui se lève. + +Schumacker était tellement irrité que le général put à peine faire +entendre ces paroles:--Si vous m’interrompez sans cesse... vous +m’empêchez de vous expliquer... + +--Non, non! poursuivit l’autre, j’avais cru, seigneur général, saisir, +au premier abord, quelques traits de ressemblance entre vous et le bon +Levin; mais, allez! il n’en existe aucun. + +--Mais, écoutez-moi... + +--Vous écouter! pour que vous me disiez que Levin de Knud est indigne +de quelque misérable récompense! + +--Je vous jure que ce n’est pas... + +--Vous en viendriez bientôt, je vous devine, vous autres hommes, à me +soutenir qu’il est, comme vous tous, fourbe, hypocrite, méchant. + +--En vérité, non. + +--Que sais-je? peut-être qu’il a trahi un ami, persécuté un +bienfaiteur, comme vous l’avez tous fait?--ou empoisonné son père, ou +assassiné sa mère? + +--Vous êtes dans une erreur...--Je suis loin de vouloir... + +--Savez-vous que ce fut lui qui détermina le vice-chancelier Wind, +ainsi que Scheel, Vinding et le justicier Lasson, trois de mes juges, +à ne point opiner pour la peine de mort? Et vous voulez que je vous +entende, de sang-froid, le calomnier! Oui, c’est ainsi qu’il a agi +envers moi, et pourtant je lui avais toujours fait plutôt du mal que +du bien; car je suis semblable à vous, vil et méchant. + +Le noble Levin éprouvait, durant cet étrange entretien, une émotion +singulière. Objet à la fois des outrages les plus directs et de la +louange la plus sincère, il ne savait quelle contenance faire à +d’aussi rudes compliments, à tant de flatteuses injures. Il était +choqué et attendri. Tantôt il voulait s’emporter, tantôt remercier +Schumacker. Présent et inconnu, il aimait à voir le farouche +Schumacker défendre en lui, et contre lui, un ami et un absent; +seulement, il eût voulu que son avocat mît un peu moins d’amertume et +d'âcreté dans son panégyrique. Mais, au fond de l'âme, les éloges +furieux donnés au capitaine Levin le touchaient plus que les injures +adressées au gouverneur de Drontheim ne le blessaient. Attachant sur +le favori disgracié son regard bienveillant, il prit le parti de lui +laisser exhaler son indignation et sa reconnaissance. Celui-ci enfin, +après une longue déclamation contre l’ingratitude humaine, tomba +épuisé sur son fauteuil, dans les bras de la tremblante Éthel, en +disant d’une voix douloureuse:--O hommes! que vous ai-je donc fait +pour vous être fait connaître à moi? + +Le général n’avait pas encore pu arriver au sujet important de sa +descente à Munckholm. Toute sa répugnance à tourmenter le captif d’un +interrogatoire lui était revenue; à sa pitié et à son attendrissement +se joignaient deux raisons assez fortes; l’état d’agitation où était +tombé Schumacker ne laissait pas espérer qu’il pût répondre d’une +façon satisfaisante; et d’ailleurs, en envisageant l’affaire en +elle-même, il ne semblait pas au confiant Levin qu’un pareil homme pût +être un conspirateur. Néanmoins, comment partir de Drontheim sans +avoir interrogé Schumacker? Cette nécessité fâcheuse de sa position de +gouverneur vainquit une fois encore toutes ses hésitations, et ce fut +ainsi qu’il commença, en adoucissant le plus possible l’accent de sa +voix: + +--Veuillez calmer un peu votre agitation, comte Schumacker. + +C’était d’inspiration que le bon gouverneur avait trouvé cette +qualification, comme pour concilier le respect dû au jugement de +dégradation avec les égards réclamés par le malheur du dégradé, en +unissant son titre nobiliaire à son nom roturier. Il continua: + +--C’est un devoir pénible pour moi que de venir.... + +--Avant tout, interrompit le prisonnier, permettez-moi, seigneur +gouverneur, de vous reparler d’une chose qui m’intéresse beaucoup plus +que tout ce que votre excellence peut avoir à me dire. Vous m’avez +assuré tout à l’heure qu’on avait récompensé ce fou de Levin de ses +services. Je désirerais vivement savoir comment. + +--Sa majesté, seigneur de Griffenfeld, a élevé Levin au rang de +général, et depuis plus de vingt ans ce fou vieillit paisiblement, +honoré de cette dignité militaire et de la bienveillance de son roi. + +Schumacker baissa la tête: + +--Oui, ce fou de Levin, auquel il importait si peu de vieillir +capitaine, mourra général, et le sage Schumacker, qui comptait mourir +grand-chancelier, vieillit prisonnier d’état. + +En parlant ainsi, le captif couvrit son visage de ses mains, et de +longs soupirs s’échappaient de sa vieille poitrine. Éthel, qui ne +comprenait de l’entretien que ce qui attristait son père, chercha +sur-le-champ à le distraire. + +--Mon père, voyez donc là -bas, au nord, on voit briller une lumière +que je n’ai pas remarquée les soirées précédentes. + +En effet, la nuit, qui était tout à fait tombée, faisait ressortir à +l’horizon une lumière faible et lointaine, qui semblait partir du +sommet de quelque montagne éloignée. Mais l’œil et l’esprit de +Schumacker ne se dirigeaient pas incessamment comme ceux d’Éthel vers +le nord; aussi ne répondit-il point. Le général seul fut frappé de +l’observation de la jeune fille.--C’est peut-être, se dit-il en +lui-même, un feu allumé par les révoltés; et cette idée lui rappelant +avec force le but de sa présence, il adressa la parole au prisonnier: + +--Seigneur Griffenfeld, je suis fâché de vous tourmenter; mais il faut +que vous subissiez.... + +--J’entends, seigneur gouverneur, ce n’est pas assez de passer mes +jours dans ce donjon, de vivre flétri et abandonné, de n’avoir plus à +moi que des souvenirs amers de grandeur et de puissance; il faut +encore que vous violiez ma solitude pour scruter mes douleurs et jouir +de mon infortune. Puisque ce noble Levin de Knud, que plusieurs traits +extérieurs de votre personne m’ont rappelé, est général comme vous, il +eût été trop heureux pour moi qu’on lui donnât le poste que vous +occupez; car ce n’est pas lui, je vous jure, seigneur gouverneur, qui +fût venu tourmenter un infortuné dans sa prison. + +Durant le cours de cet entretien bizarre, le général avait été plus +d’une fois sur le point de se nommer afin de le faire cesser. Ce +reproche indirect de Schumacker lui en ôta le pouvoir. Il s’accordait +si bien avec ses sentiments intérieurs, qu’il lui inspira comme un +sentiment de honte de lui-même. Il essaya néanmoins de répondre à la +supposition accablante de Schumacker. Chose étrange! par la seule +différence de leur caractère, ces deux hommes avaient changé +réciproquement de position. Le juge était en quelque sorte réduit à se +justifier devant l’accusé. + +--Mais, dit le général, si le devoir l’y eût contraint, ne doutez pas +que Levin de Knud.... + +--J’en doute, noble gouverneur! s’écria Schumacker; ne doutez pas +vous-même qu’il n’eût rejeté, avec toute la généreuse indignation de +son âme, l’emploi d’épier et d’accroître les tortures d’un malheureux +captif! Allez, je le connais mieux que vous; en aucun cas il n’eût +accepté les fonctions de bourreau. Maintenant, seigneur général, je +vous écoute. Faites ce que vous appelez votre devoir. Que veut de moi +votre excellence? + +Et le vieux ministre attachait son regard fier sur le gouverneur. +Toute la résolution de celui-ci était tombée. Ses premières +répugnances s’étaient réveillées, et réveillées invincibles. + +--Il a raison, se disait-il en lui-même; venir tourmenter un +malheureux sur de simples soupçons! Qu’on en charge un autre que moi! + +L’effet de ces réflexions fut prompt; il s’avança vers Schumacker +étonné et lui serra la main. Puis, sortant précipitamment: + +--Comte Schumacker, dit-il, conservez toujours la même estime à Levin +de Knud. + + + + +XXV + + LE LION. + Hoh! + + THÉSÉE. + Bien rugi, lion! + + SHAKESPEARE, _le Songe d’été_. + + +Le voyageur qui parcourt de nos jours les montagnes couvertes de neige +dont le lac de Smiasen est entouré comme d’une ceinture blanche, ne +trouve plus aucun vestige de ce que les norvégiens du dix-septième +siècle appelaient la ruine d’Arbar. On n’a jamais pu savoir de quelle +construction humaine, de quel genre d’édifice, provenait cette ruine, +si l’on peut lui donner ce nom. En sortant de la forêt qui couvre la +partie méridionale du lac, après avoir gravi une pente semée çà et là +de pans de murs et de restes de tours, on arrive à une ouverture +voûtée qui perce le flanc du mont. Cette ouverture, aujourd’hui +entièrement obstruée par les éboulements de terre, était l’entrée +d’une espèce de galerie creusée à vif dans le roc, laquelle traversait +la montagne de part en part. Cette galerie, éclairée faiblement par +des soupiraux coniques, pratiqués dans sa voûte de distance en +distance, aboutissait à une sorte de salle oblongue et ovale, creusée +à moitié dans la roche et terminée en une espèce de maçonnerie +cyclopéenne. Autour de cette salle on observait, dans des niches +profondes, des figures de granit grossièrement travaillées. +Quelques-uns de ces simulacres mystérieux, tombés de leurs piédestaux, +gisaient pêle-mêle sur les dalles, avec d’autres décombres informes +couverts d’herbes et de mousses, à travers lesquels serpentaient le +lézard, l’araignée, et tous les insectes hideux qui naissent de la +terre et des ruines. + +Le jour ne pénétrait dans ce lieu que par une porte opposée à la +bouche de la galerie. Cette porte avait, vue d’un certain côté, la +forme ogive, mais grossière, sans âge et sans date, et évidemment +donnée à l’architecte par le hasard. On aurait pu donner à cette +porte, bien qu’elle fût de plain-pied, le nom de fenêtre, car elle +s’ouvrait sur un précipice immense; et l’on ne comprenait pas où +pouvaient conduire trois ou quatre marches d’escalier suspendues sur +l’abîme en dehors et au-dessous de cette singulière issue. + +Cette salle était l’intérieur d’une espèce de tourelle gigantesque +qui, de loin, vue du côté du précipice, semblait un des pitons de la +montagne. Cette tourelle était isolée, et, comme on l’a déjà dit, nul +ne savait à quel édifice elle avait appartenu. On apercevait seulement +au-dessus, sur un plateau inaccessible au plus hardi chasseur, une +masse qu’on pouvait prendre, à cause de l’éloignement, pour une roche +courbée ou pour le débris d’une arcade colossale.--Cette tourelle et +cette arcade écroulée étaient connues des paysans sous le nom de +ruines d’Arbar. On ne savait pas plus l’origine du nom que l’origine +du monument. + +C’est sur une pierre située au milieu de cette salle elliptique, qu’un +petit homme, vêtu de peaux de bêtes, et que nous avons déjà eu +occasion de rencontrer plusieurs fois dans le cours de cet ouvrage, +est assis. Il tourne le dos au jour, ou plutôt au vague crépuscule qui +pénètre dans la sombre tourelle pendant le soleil éclatant de midi. +Cette lueur, la plus forte qui puisse éclairer naturellement +l’intérieur de la tourelle, ne suffit pas pour qu’on puisse distinguer +de quelle nature est l’objet vers lequel le petit homme se tient +courbé. On entend quelques gémissements sourds, et l’on pourrait juger +qu’ils partent de ce corps, aux mouvements faibles qu’il semble faire +de tout temps. Quelquefois le petit homme se redresse, et il porte à +ses lèvres une sorte de coupe, dont la forme paraît être celle d’un +crâne humain, pleine d’une liqueur fumante dont on ne peut voir la +couleur, et qu’il savoure à longs traits. + +Tout à coup il se lève brusquement. + +--On marche dans la galerie, je crois; est-ce déjà le chancelier des +deux royaumes? + +Ces paroles sont suivies d’un éclat de rire horrible, qui se termine +en rugissement sauvage, auquel répond soudain un hurlement parti de la +galerie. + +--Oh! oh! reprend l’hôte de la ruine d’Arbar, ce n’est pas un homme; +mais c’est toujours un ennemi; c’est un loup. + +En effet, un grand loup sort subitement de dessous la voûte de la +galerie, s’arrête un moment, puis s’approche obliquement vers l’homme, +le ventre à terre et fixant sur lui des yeux ardents qui étincellent +dans l’ombre. Celui-ci, toujours debout et les bras croisés, le +regarde. + +--Ah! c’est le vieux loup au poil gris! le plus vieux loup des forêts +du Smiasen.--Bonjour, loup; tes yeux brillent; tu es affamé, et +l’odeur des cadavres t’attire.--Tu attireras aussi bientôt les loups +affamés. + +--Sois le bienvenu, loup de Smiasen; j’ai toujours eu envie de te +rencontrer. Tu es si vieux qu’on dit que tu ne peux mourir.--On ne le +dira plus demain. + +L’animal répondit par un hurlement affreux, fit un soubresaut en +arrière et s’élança d’un bond sur le petit homme. + +Celui-ci ne recula point d’un pas. Aussi prompt que l’éclair, de son +bras droit il étreignit le ventre du loup, qui, debout en face de lui, +avait jeté ses deux pattes de devant sur ses épaules; de la main +gauche, il garantit son visage de la gueule béante de son ennemi, en +lui saisissant le gosier avec une telle force, que l’animal, contraint +de lever la tête, put à peine articuler un cri de douleur. + +--Loup de Smiasen, dit l’homme triomphant, tu déchires ma casaque, +mais ta peau la remplacera. + +Au moment où il mêlait à ces paroles de victoire quelques paroles d’un +jargon bizarre, un effort convulsif du loup à l’agonie le fit +trébucher contre les pierres qui parsemaient la salle. Ils tombèrent +tous deux, et les rugissements de l’homme se confondirent avec les +hurlements de la bête. + +Obligé dans sa chute de lâcher le gosier du loup, le petit homme +sentait déjà les dents tranchantes s’enfoncer dans son épaule, quand, +en se roulant l’un sur l’autre, les deux combattants heurtèrent une +énorme masse blanche velue qui gisait dans la partie la plus +ténébreuse de la salle. + +C’était un ours, qui se réveilla de son lourd sommeil en grondant. + +À peine les yeux paresseux de ce nouveau personnage se furent-ils +assez ouverts pour distinguer la lutte, qu’il se précipita avec +fureur, non sur l’homme, mais sur le loup qui en ce moment triomphait +à son tour, le saisit violemment de sa gueule par le milieu du corps, +et dégagea ainsi le combattant à face humaine. + +L’homme, loin de se montrer reconnaissant d’un si grand service, se +releva tout ensanglanté, et, s’élançant sur l’ours, lui donna un +vigoureux coup de pied dans le ventre, comme un maître à son chien +lorsqu’il a commis quelque faute. + +--Friend! qui est-ce qui t’appelle? De quoi te mêles-tu? + +Ces mots étaient entrecoupés d’interjections furibondes et de +grincements de dents. + +--Va-t’en! ajouta-t-il en rugissant. L’ours, qui avait reçu à la fois +un coup de pied de l’homme et un coup de dent du loup, fit entendre +une sorte de murmure plaintif; puis, baissant sa lourde tête, il lâcha +l’animal affamé, qui se jeta sur l’homme avec une rage nouvelle. + +Pendant que la lutte continuait, l’ours rebuté retourna à la place où +il dormait, s’assit gravement en laissant errer sur les deux ennemis +furieux un regard indifférent, et garda le plus paisible silence, en +passant alternativement chacune de ses pattes de devant sur +l’extrémité de son museau blanc. + +Mais le petit homme, au moment où le doyen des loups du Smiasen était +revenu à la charge, avait saisi le mufle sanglant de la bête; puis, +par un effort inouï de force et d’adresse, il était parvenu à +emprisonner la gueule tout entière dans sa main. Le loup se débattait +avec des élancements de rage et de douleur; une écume livide tombait +de ses lèvres comprimées, et ses yeux, comme gonflés de colère, +semblaient sortir de leur orbite. Des deux adversaires, celui dont les +os étaient broyés par des dents aiguës, les chairs déchirées par des +ongles brûlants, ce n’était pas l’homme, mais la bête féroce; celui +dont le hurlement avait l’accent le plus sauvage, l’expression la plus +farouche, ce n’était point la bête fauve, mais l’homme. + +Enfin celui-ci, ramassant toutes ses forces épuisées par la longue +résistance du vieux loup, serra le museau de ses deux mains avec une +telle vigueur, que le sang jaillit des narines et de la gueule de +l’animal; ses yeux de flamme s’éteignirent et se fermèrent à demi; il +chancela et tomba inanimé aux pieds de son vainqueur. Le mouvement +faible et continuel de sa queue et les tremblements convulsifs et +intermittents qui couraient par tout son corps annonçaient seuls qu’il +n’était pas encore tout à fait mort. + +Tout à coup une dernière convulsion ébranla l’animal expirant, et les +symptômes de vie cessèrent. + +--Te voilà mort, loup cervier! dit le petit homme en le poussant du +pied avec dédain; est-ce que tu croyais vieillir encore après m’avoir +rencontré? Tu ne courras plus à pas sourds sur les neiges en suivant +l’odeur et les traces de ta proie; te voilà toi-même bon pour les +loups ou les vautours; tu as dévoré bien des voyageurs égarés autour +du Smiasen durant ta longue vie de meurtre et de carnage; maintenant, +tu es mort toi-même, tu ne mangeras plus d’hommes; c’est dommage. + +Il s’arma d’une pierre tranchante, s’accroupit sur le corps chaud et +palpitant du loup, rompit les jointures des membres, sépara la tête +des épaules, fendit la peau dans toute sa longueur sur le ventre, la +détacha comme on enlève une veste, et en un clin d’œil le formidable +loup du Smiasen n’offrit plus qu’une carcasse nue et ensanglantée. Il +jeta cette dépouille sur ses épaules meurtries de morsures, en +tournant au dehors le côté nu de la peau humide et tachée de longues +veines de sang. + +--Il faut bien, grommela-t-il entre ses dents, se vêtir de la peau des +bêtes, celle de l’homme est trop mince pour préserver du froid. +Pendant qu’il se parlait ainsi à lui-même, plus hideux encore sous son +hideux trophée, l’ours, ennuyé sans doute de son inaction, s’était +approché comme furtivement de l’autre objet couché dans l’ombre dont +nous avons parlé au commencement de ce chapitre, et bientôt il s’éleva +de cette partie ténébreuse de la salle un bruit de dents mêlé de +soupirs d’agonie faibles et douloureux. Le petit homme se retourna. + +--Friend! cria-t-il d’une voix menaçante; ah! misérable Friend!--Ici, +viens ici! + +Et ramassant une grosse pierre, il la jeta à la tête du monstre, qui, +tout étourdi du choc, s’arracha lentement à son festin, et vint, en +léchant ses lèvres rouges, tomber pantelant aux pieds du petit homme, +vers lequel il élevait sa tête énorme en courbant son dos, comme pour +demander grâce de son indiscrétion. + +Alors, il se fit entre les deux monstres, car on peut bien donner ce +nom à l’habitant de la ruine d’Arbar, un échange de grondements +significatifs. Ceux de l’homme exprimaient l’empire et la colère, ceux +de l’ours la prière et la soumission. + +--Tiens, dit enfin l’homme, en montrant de son doigt crochu le cadavre +écorché du loup, voici ta proie; laisse-moi la mienne. + +L’ours, après avoir flairé le corps du loup, secoua la tête d’un air +mécontent et tourna son regard vers l’homme qui paraissait son maître. + +--J’entends, dit celui-ci, cela est déjà trop mort pour toi, tandis +que l’autre palpite encore.--Tu es raffiné dans tes voluptés, Friend, +autant qu’un homme; tu veux que ta nourriture vive encore au moment où +tu la déchires; tu aimes à sentir la chair mourir sous ta dent; tu ne +jouis que de ce qui souffre. Nous nous ressemblons;--car je ne suis +pas homme, Friend, je suis au-dessus de cette espèce misérable, je +suis une bête farouche comme toi.--Je voudrais que tu pusses parler, +compagnon Friend, pour me dire si elle égale ma joie, la joie dont +palpitent tes entrailles d’ours quand tu dévores des entrailles +d’homme; mais non, je ne voudrais pas t’entendre parler, de peur que +ta voix ne me rappelât la voix humaine.--Oui, gronde à mes pieds, de +ce grondement qui fait tressaillir dans la montagne le chevrier égaré; +il me plaît comme une voix amie, parce qu’il lui annonce un ennemi. +Lève, Friend, lève ta tête vers moi; lèche mes mains de cette langue +qui a tant de fois bu le sang humain.--Tu as, ainsi que moi, les dents +blanches; cependant ce n’est point notre faute si elles ne sont pas +rouges comme une plaie nouvelle; mais le sang lave le sang.--J’ai vu +plus d’une fois, du fond d’une caverne noire, les jeunes filles de +Kole ou d’Oëlmoe laver leurs pieds nus dans l’eau des torrents, en +chantant d’une voix douce; mais je préfère à ces voix mélodieuses et à +ces figures satinées ta gueule velue et tes cris rauques; ils +épouvantent l’homme. + +En parlant ainsi, il s’était assis et abandonnait sa main aux caresses +du monstre, qui, se roulant sur le dos à ses pieds, les lui prodiguait +de mille manières, comme un épagneul qui déploie toutes ses +gentillesses sur le sopha de sa maîtresse. Ce qui était encore plus +étrange, c’est l’attention intelligente avec laquelle il paraissait +recueillir les paroles de son patron. Les monosyllabes bizarres dont +celui-ci les entremêlait semblaient surtout compris de lui, et il +manifestait cette compréhension en redressant subitement sa tête, ou +en roulant quelques sons confus au fond de son gosier. + +--Les hommes disent que je les fuis, reprit le petit homme, mais ce +sont eux qui me fuient; ils font par crainte ce que je ferais par +haine. Cependant tu sais, Friend, que je suis aise de rencontrer un +homme quand j’ai faim ou soif. + +Tout à coup, il aperçut dans les profondeurs de la galerie une lumière +rougeâtre poindre et s’accroître par degrés, en colorant faiblement +les vieux murs humides. + +--En voici un justement. Quand on parle d’enfer, Satan montre sa +corne.--Holà ! Friend, ajouta-t-il en se tournant vers l’ours; holà , +lève-toi! + +L’animal se dressa sur-le-champ. + +--Allons, il faut bien récompenser ton obéissance en satisfaisant ton +appétit. + +En parlant ainsi, l’homme se courba vers ce qui était couché à terre. +On entendit comme un craquement d’os brisés par la hache; mais il ne +s’y mêlait plus ni soupirs ni gémissements. + +--Il paraît, murmura le petit homme, que nous ne sommes plus que deux +qui vivons dans cette salle d’Arbar.--Tiens, ami Friend, achève ton +festin commencé. Il jeta vers la porte extérieure dont nous avons +parlé ce qu’il avait détaché de l’objet étendu à ses pieds. L’ours se +précipita sur cette proie si avidement, que le coup d’œil le plus +rapide n’eût pu distinguer si ce lambeau n’avait pas en effet la forme +d’un bras humain, revêtu d’un morceau d’étoffe verte de la nuance de +l’uniforme des arquebusiers de Munckholm. + +--Voici que l’on approche, dit le petit homme, l’œil fixé sur la +lumière qui croissait de plus en plus.--Compagnon Friend, laisse-moi +seul un instant.--Hé! dehors! + +Le monstre obéissant s’élança vers la porte, descendit à reculons les +marches extérieures, et disparut, emportant dans sa gueule sa proie +dégouttante, avec un hurlement de satisfaction. + +Au même instant, un homme assez grand se présenta à l’issue de la +galerie, dont les profondeurs sinueuses reflétaient encore une lumière +vague. Il était enveloppé d’un long manteau brun, et portait une +lanterne sourde, dont il dirigea le foyer lumineux droit au visage du +petit homme. + +Celui-ci, toujours assis sur sa pierre et les bras croisés, s’écria: + +--Sois le mal venu, toi qui viens ici amené par une pensée et non par +un instinct! + +Mais l’étranger, sans répondre, paraissait le considérer +attentivement. + +--Regarde-moi, poursuivit-il en dressant la tête, tu n’auras peut-être +pas dans une heure un souffle de voix pour te vanter de m’avoir vu. Le +nouveau venu, en promenant sa lumière sur toute la personne du petit +homme, paraissait plus surpris encore qu’effrayé. + +--Eh bien, de quoi t’étonnes-tu? reprit le petit homme avec un rire +pareil au bruit d’un crâne qu’on brise; j’ai des bras et des jambes +ainsi que toi. Seulement mes membres ne seront pas, ainsi que les +tiens, la pâture des chatpards et des corbeaux. + +L’étranger répondit enfin d’une voix basse, quoique assurée, et comme +s’il craignait seulement d'être entendu du dehors. + +--Écoutez, je ne viens pas en ennemi, mais en ami. + +L’autre l’interrompit: + +--Pourquoi alors n’as-tu pas dépouillé ta forme d’homme? + +--Mon intention est de vous rendre service, si vous êtes celui que je +cherche. + +--C’est-à -dire de tirer un service de moi. Homme, tu perds tes pas. Je +ne sais rendre de service qu’à ceux qui sont las de la vie. + +--À vos paroles, répondit l’étranger, je vous reconnais, bien pour +l’homme qu’il me faut; mais votre taille... Han d’Islande est un +géant; ce ne peut être vous. + +--C’est la première fois qu’on en doute devant moi. + +--Quoi! ce serait vous!--Et l’étranger se rapprochait du petit +homme.--Mais on dit que Han d’Islande est d’une stature colossale? + +--Ajoute ma renommée à ma taille, et tu me verras plus haut que +l’Hécla. + +--Vraiment! Répondez-moi, je vous prie; vous êtes bien Han, natif de +Klipstadur, en Islande? + +--Ce n’est point avec des paroles que je réponds à cette question, dit +le petit homme en se levant; et le regard qu’il lança sur l’imprudent +étranger le fit reculer de trois pas. + +--Bornez-vous, de grâce, à la résoudre avec ce regard, répondit-il +d’une voix presque suppliante et en jetant vers le seuil de la galerie +un coup d’œil où se peignait le regret de l’avoir franchi. Ce sont +vos seuls intérêts qui me conduisent ici. + +En entrant dans la salle, le nouveau-venu, n’ayant fait qu’entrevoir +celui qu’il abordait, avait pu conserver quelque sang-froid; mais +quand l’hôte d’Arbar se fut levé, avec son visage de tigre, ses +membres ramassés, ses épaules sanglantes, à peine couvertes d’une peau +encore fraîche, ses grandes mains armées d’ongles, et son regard +flamboyant, l’aventureux étranger avait frémi, comme un voyageur +ignorant, qui croit caresser une anguille et se sent piquer par une +vipère. + +--Mes intérêts? reprit le monstre. Viens-tu donc me donner avis qu’il +y a quelque source à empoisonner, quelque village à incendier, ou +quelque arquebusier de Munckholm à égorger? + +--Peut-être.--Écoutez. Les mineurs de Norvège se révoltent. Vous savez +combien de désastres amène une révolte. + +--Oui, le meurtre, le viol, le sacrilège, l’incendie, le pillage. + +--Je vous offre tout cela. Le petit homme se mit à rire. + +--Je n’ai pas besoin que tu me l’offres pour le prendre. + +Le ricanement féroce qui accompagnait ces paroles fit de nouveau +tressaillir l’étranger. Il continua néanmoins: + +--Je vous propose, au nom des mineurs, le commandement de +l’insurrection. + +Le petit homme resta un moment silencieux. Tout à coup sa physionomie +sombre prit une expression de malice infernale. + +--Est-ce bien en leur nom que tu me le proposes? dit-il. + +Cette question sembla déconcerter le nouveau-venu; mais, sûr d'être +inconnu de son redoutable interlocuteur, il se remit aisément. + +--Pourquoi les mineurs se révoltent-ils? demanda celui-ci. + +--Pour s’affranchir des charges de la tutelle royale. + +--N’est-ce que pour cela? repartit l’autre avec le même ton railleur. + +--Ils veulent aussi délivrer le prisonnier de Munckholm. + +--Est-ce là le seul but de ce mouvement? répéta le petit homme avec +cet accent qui déconcertait l’étranger. + +--Je n’en connais point d’autre, balbutia ce dernier. + +--Ah! tu n’en connais point d’autre! Ces paroles étaient prononcées du +même ton ironique. L’étranger, pour dissiper l’embarras qu’elles lui +causaient, s’empressa de tirer de dessous son manteau une grosse +bourse qu’il jeta aux pieds du monstre. + +--Voici les honoraires de votre commandement. Le petit homme repoussa +le sac du pied. + +--Je n’en veux pas. Crois-tu donc que si j’avais envie de ton or ou de +ton sang, j’attendrais ta permission pour me satisfaire? + +L’étranger fit un geste de surprise et presque d’effroi. + +--C’était un présent dont les mineurs royaux m’avaient chargé pour +vous. + +--Je n’en veux pas, te dis-je. L’or ne me sert à rien. Les hommes +vendent bien leur âme, mais ils ne vendent pas leur vie. On est forcé +de la prendre. + +--J’annoncerai donc aux chefs des mineurs que le redoutable Han +d’Islande se borne à accepter leur commandement? + +--Je ne l’accepte pas. + +Ces mots, prononcés d’une voix brève, parurent frapper très +désagréablement le prétendu envoyé des mineurs révoltés. + +--Comment? dit-il, + +--Non! répéta l’autre. + +--Vous refusez de prendre part à une expédition qui vous présente tant +d’avantages? + +--Je puis bien piller les fermes, dévaster les hameaux, massacrer les +paysans ou les soldats, tout seul. + +--Mais songez qu’en acceptant l’offre des mineurs l’impunité vous est +assurée. + +--Est-ce encore au nom des mineurs que tu me promets l’impunité? +demanda l’autre en riant. + +--Je ne vous dissimulerai pas, répondit l’étranger d’un air +mystérieux, que c’est au nom d’un puissant personnage qui s’intéresse +à l’insurrection. + +--Et ce puissant personnage, lui-même, est-il sûr de n'être pas pendu? + +--Si vous le connaissiez, vous ne secoueriez pas ainsi la tête. + +--Ah!--Eh bien! quel est-il donc? + +--C’est ce que je ne puis vous dire. + +Le petit homme s’avança, et frappa sur l’épaule de l’étranger, +toujours avec le même rire sardonique. + +--Veux-tu que je te le dise, moi? + +Un mouvement échappa à l’homme au manteau; c’était à la fois de +l’épouvante et de l’orgueil blessé. Il ne s’attendait pas plus à la +brusque interpellation du monstre qu’à sa sauvage familiarité. + +--Je me joue de toi, continua ce dernier. Tu ne sais pas que je sais +tout. Ce puissant personnage, c’est le grand-chancelier de Danemark et +de Norvège, et le grand-chancelier de Danemark et de Norvège, c’est +toi. + +C’était lui en effet. Arrivé à la ruine d’Arbar, vers laquelle nous +l’avons laissé voyageant avec MusdÅ“mon, il avait voulu ne s’en +remettre qu’à lui-même du soin de séduire le brigand, dont il était +loin de se croire connu et attendu. Jamais, par la suite, le comte +d’Ahlefeld, malgré toute sa finesse et toute sa puissance, ne put +découvrir par quel moyen Han d’Islande avait été si bien informé. +Était-ce une trahison de MusdÅ“mon? C’était MusdÅ“mon, il est vrai, +qui avait insinué au noble comte l’idée de se présenter en personne au +brigand; mais quel intérêt pouvait-il tirer de cette perfidie? Le +brigand avait-il saisi sur quelqu’une de ses victimes des papiers +relatifs aux projets du grand-chancelier? Mais Frédéric d’Ahlefeld +était, avec MusdÅ“mon, le seul être vivant instruit du plan de son +père, et, tout frivole qu’il était, il n’était pas assez insensé pour +compromettre un pareil secret. D’ailleurs, il était en garnison à +Munckholm, du moins le grand-chancelier le croyait. Ceux qui liront la +suite de cette scène, sans être, plus que le comte d’Ahlefeld, à même +de résoudre le problème, verront quelle probabilité on pouvait asseoir +sur cette dernière hypothèse. + +Une des qualités les plus éminentes du comte d’Ahlefeld, c’était la +présence d’esprit. Quand il s’entendit si rudement nommer par le petit +homme, il ne put réprimer un cri de surprise; mais en un clin d’œil +sa physionomie pâle et hautaine passa de l’expression de la crainte et +de l’étonnement à celle du calme et de l’assurance. + +--Eh bien, oui! dit-il, je veux être franc avec vous; je suis en effet +le chancelier. Mais soyez franc aussi. + +Un éclat de rire de l’autre l’interrompit. + +--Est-ce que je me suis fait prier pour te dire mon nom et pour te +dire le tien? + +--Dites-moi avec la même sincérité comment vous avez su qui j’étais. + +--Ne t’a-t-on donc pas dit que Han d’Islande voit à travers les +montagnes? + +Le comte voulut insister. + +--Voyez en moi un ami. + +--Ta main, comte d’Ahlefeld! dit le petit homme brutalement. Puis il +regarda le ministre en face et s’écria:--Si nos deux âmes s’envolaient +de nos corps en ce moment, je crois que Satan hésiterait avant de +décider laquelle des deux est celle du monstre. + +Le hautain seigneur se mordit les lèvres; mais, placé entre la crainte +du brigand et la nécessité d’en faire son instrument, il ne manifesta +pas son mécontentement. + +--Ne vous jouez pas de vos intérêts; acceptez la direction de +l’insurrection, et confiez-vous à ma reconnaissance. + +--Chancelier de Norvège; tu comptes sur le succès de tes entreprises, +comme une vieille femme qui songe à la robe qu’elle va se filer avec +du chanvre dérobé, tandis que la griffe du chat embrouille sa +quenouille. + +--Encore une fois, réfléchissez avant de rejeter mes offres. + +--Encore une fois, moi, brigand, je te dis à toi, grand-chancelier des +deux royaumes: non! + +--J’attendais une autre réponse, après l’éminent service que vous +m’avez déjà rendu. + +--Quel service? demanda le brigand. + +--N’est-ce point par vous que le capitaine Dispolsen a été assassiné? +répondit le chancelier. + +--Cela se peut, comte d’Ahlefeld; je ne le connais pas. Quel est cet +homme dont tu me parles? + +--Quoi! est-ce que ce ne serait point dans vos mains par hasard que +serait tombé le coffret de fer dont il était porteur? + +Cette question parut fixer les souvenirs du brigand. + +--Attendez, dit-il, je me rappelle en effet cet homme et sa cassette +de fer. C’était aux grèves d’Urchtal. + +--Du moins, reprit le chancelier, si vous pouviez me remettre cette +cassette, ma reconnaissance serait sans bornes. Dites-moi, qu’est +devenue cette cassette? car elle est en votre pouvoir. + +Le noble ministre insistait si vivement sur cette demande que le +brigand en parut frappé. + +--Cette boîte de fer est donc d’une bien haute importance pour ta +grâce, chancelier de Norvège? + +--Oui. + +--Quelle sera ma récompense si je te dis où tu la trouveras? + +--Tout ce que vous pouvez désirer, mon cher Han d’Islande. + +--Eh bien! je ne te le dirai pas. + +--Allons, vous riez! Songez au service que vous me rendrez. + +--J’y songe précisément. + +--Je vous assurerai une fortune immense, je demanderai votre grâce au +roi. + +--Demande-moi plutôt la tienne, dit le brigand. Écoute-moi, +grand-chancelier de Danemark et de Norvège, les tigres ne dévorent pas +les hyènes. Je vais te laisser sortir vivant de ma présence, parce que +tu es un méchant et que chaque instant de ta vie, chaque pensée de ton +âme, enfante un malheur pour les hommes et un crime pour toi. Mais ne +reviens plus, car je t’apprendrais que ma haine n’épargne personne, +pas même les scélérats. Quant à ton capitaine, ne te flatte pas que ce +soit pour toi que je l’ai assassiné; c’est son uniforme qui l’a +condamné, ainsi que cet autre misérable, que je n’ai pas non plus +égorgé pour te rendre service, je t’assure. + +En parlant ainsi, il avait saisi le bras du noble comte et l’avait +entraîné vers le corps couché dans l’ombre. Au moment où il achevait +ses protestations, la lumière de la lanterne sourde tomba sur cet +objet. C’était un cadavre déchiré et revêtu en effet d’un habit +d’officier des arquebusiers de Munckholm. Le chancelier s’approcha +avec un sentiment d’horreur. Tout à coup son regard s’arrêta sur le +visage blême et sanglant du mort. Cette bouche bleue et entr’ouverte, +ces cheveux hérissés, ces joues livides, ces yeux éteints, ne +l’empêchèrent pas de le reconnaître. Il poussa un cri effrayant: + +--Ciel! Frédéric! mon fils! + +Qu’on n’en doute pas, les cÅ“urs en apparence les plus desséchés et +les plus endurcis recèlent toujours dans leur dernier repli quelque +affection ignorée d’eux-mêmes, qui semble se cacher parmi des passions +et des vices, comme un témoin mystérieux et un vengeur futur. On +dirait qu’elle est là pour faire un jour connaître au crime la +douleur. Elle attend son heure en silence. L’homme pervers la porte +dans son sein et ne la sent pas, parce qu’aucune des afflictions +ordinaires n’est assez forte pour pénétrer l’écorce épaisse d’égoïsme +et de méchanceté dont elle est enveloppée; mais qu’une des rares et +véritables douleurs de la vie se présente inattendue, elle plonge dans +le gouffre de cette âme comme un glaive, et en touche le fond. Alors +l’affection inconnue se dévoile, à l’infortuné méchant, d’autant plus +violente qu’elle était plus ignorée, d’autant plus douloureuse qu’elle +était moins sensible, parce que l’aiguillon du malheur a dû remuer le +cÅ“ur bien plus profondément pour l’atteindre. La nature se réveille +et se déchaîne; elle livre le misérable à des désolations +inaccoutumées, à des supplices inouïs; il éprouve réunies en un +instant toutes les souffrances dont il s’était joué durant tant +d’années. Les tourments les plus opposés le déchirent à la fois. Son +cÅ“ur, sur qui pèse une stupeur morne, se soulève en proie à des +tortures convulsives. Il semble qu’il vienne d’entrevoir l’enfer dans +sa vie, et qu’il se soit révélé à lui quelque chose de plus que le +désespoir. + +Le comte d’Ahlefeld aimait son fils sans le savoir. Nous disons son +fils, parce qu’ignorant l’adultère de sa femme, Frédéric, l’héritier +direct de son nom, avait ce titre à ses yeux. Le croyant toujours à +Munckholm, il était bien loir de s’attendre à le retrouver dans la +tourelle d’Arbar et à le retrouver mort! Cependant il était là , +sanglant, décoloré; c’était lui, il n’en pouvait douter. On peut se +figurer ce qui se passa en lui quand la certitude de l’aimer pénétra +dans son âme inopinément avec la certitude de l’avoir perdu. Tous les +sentiments que ces deux pages décrivent à peine fondirent sur son +cÅ“ur ensemble comme des éclats de tonnerre. Foudroyé, en quelque +sorte, par la surprise, l’épouvante et le désespoir, il se jeta en +arrière et se tordit les bras, en répétant d’une voix lamentable: + +--Mon fils! mon fils! + +Le brigand se mit à rire; et ce fut une chose horrible que d’entendre +ce rire se mêler aux gémissements d’un père devant le cadavre de son +fils. + +--Par mon aïeul Ingolphe! tu peux crier, comte d’Ahlefeld, tu ne le +réveilleras pas. + +Tout à coup son atroce visage se rembrunit, et il dit d’une voix +sombre: + +--Pleure ton fils, je venge le mien. + +Un bruit de pas précipités dans la galerie l’interrompit; et au moment +où il retournait la tête avec surprise, quatre hommes de haute taille, +le sabre nu, s’élancèrent dans la salle; un cinquième, petit et +replet, les suivait, portant une torche d’une main et une épée de +l’autre. Il était enveloppé d’un manteau brun, pareil à celui du +grand-chancelier. + +--Seigneur! cria-t-il, nous vous avons entendu, nous accourons à votre +secours. + +Le lecteur a sans doute déjà reconnu MusdÅ“mon et les quatre +domestiques armés qui composaient la suite du comte. + +Quand les rayons de la torche jetèrent leur lumière vive dans la +salle, les cinq nouveaux-venus s’arrêtèrent frappés d’horreur; et +c’était en effet un spectacle effrayant. D’un côté, les restes +sanglants du loup; de l’autre, le cadavre défiguré du jeune officier; +puis ce père aux yeux hagards, aux cris farouches, et près de lui +l’épouvantable brigand, tournant vers les assaillants un visage +hideux, où se peignait un étonnement intrépide. + +En voyant ce renfort inattendu, l’idée de la vengeance s’empara du +comte et le jeta du désespoir dans la rage. + +--Mort à ce brigand! s’écria-t-il en tirant son épée. Il a assassiné +mon fils! Mort! mort! + +--Il a assassiné le seigneur Frédéric? dit MusdÅ“mon, et la torche +qu’il portait n’éclaira point la moindre altération sur son visage. + +--Mort! mort! répéta le comte furieux. + +Et ils s’élancèrent tous six sur le brigand. Celui-ci, surpris de +cette brusque attaque, recula vers l’ouverture qui donnait sur le +précipice, avec un rugissement féroce, qui annonçait plutôt la colère +que la crainte. + +Six épées étaient dirigées contre lui, et son regard était plus +enflammé, et ses traits étaient plus menaçants qu’aucun de ceux des +agresseurs. Il avait saisi sa hache de pierre, et, contraint par le +nombre des assaillants à se borner à la défensive, il la faisait +tourner dans sa main avec une telle rapidité, que le cercle de +rotation le couvrait comme un bouclier. Une multitude d’étincelles +jaillissaient avec un bruit clair de la pointe des épées, lorsqu’elles +étaient heurtées par le tranchant de la hache; mais aucune lame ne +touchait son corps. Toutefois, fatigué par son précédent combat avec +le loup, il perdait insensiblement du terrain, et il se vit bientôt +acculé à la porte ouverte sur l’abîme. + +--Mes amis! cria le comte, du courage! jetons le monstre dans ce +précipice. + +--Avant que j’y tombe, les étoiles y tomberont, répliqua le brigand. + +Cependant les agresseurs redoublèrent d’ardeur et d’audace en voyant +le petit homme forcé de descendre une marche de l’escalier suspendu +au-dessus du gouffre. + +--Bien, poussons! reprit le grand-chancelier; il faudra bien qu’il +tombe; encore un effort!--Misérable! tu as commis ton dernier +crime.--Courage, compagnons! + +Tandis que de sa main droite il continuait les terribles évolutions de +sa hache, le brigand, sans répondre, prit de la gauche une trompe de +corne suspendue à sa ceinture, et, la portant à ses lèvres, lui fit +rendre à plusieurs reprises un son rauque et prolongé, auquel répondit +soudain un rugissement parti de l’abîme. + +Quelques instants après, au moment où le comte et ses satellites, +serrant toujours le petit homme de près, s’applaudissaient de lui +avoir fait descendre la seconde marche, la tête énorme d’un ours blanc +parut au bout rompu de l’escalier. Frappés d’un étonnement mêlé +d’effroi, les assaillants reculèrent. + +L’ours acheva de gravir l’escalier lourdement en leur présentant sa +gueule sanglante et ses dents acérées. + +--Merci, mon brave Friend! cria le brigand. + +Et profitant de la surprise des agresseurs, il se jeta sur le dos de +son ours qui se mit à descendre à reculons, montrant toujours, sa tête +menaçante aux ennemis de son maître. + +Bientôt, revenus de leur première stupéfaction, ils purent voir +l’ours, emportant le brigand hors de leur atteinte, descendre dans +l’abîme, ainsi que sans doute il en était monté, en s’accrochant à de +vieux troncs d’arbres et à des saillies de rochers. Ils voulurent +faire rouler des quartiers de pierre sur lui; mais avant qu’ils +eussent soulevé du sol une de ces vieilles masses de granit qui y +dormaient depuis si longtemps, le brigand et son étrange monture +avaient disparu dans une caverne. + + + + +XXVI + + Non, non, ne rions plus. Voyez-vous, ce qui me + paraissait si plaisant a aussi son côté sérieux, + très sérieux, comme tout dans l’univers! + Croyez-moi, ce mot hasard est un blasphème; rien + sous le soleil n’arrive par hasard; et ne + voyez-vous pas ici le but marqué par la + providence? + + LESSING. _Émilia Galotti._ + + +Oui, une raison profonde se dévoile souvent dans ce que les hommes +nomment hasard. Il y a dans les événements comme une main mystérieuse +qui leur marque, en quelque sorte, la voie et le but. On se récrie sur +les caprices de la fortune, sur les bizarreries du sort, et tout à +coup il sort de ce chaos des éclairs effrayants, ou des rayons +merveilleux; et la sagesse humaine s’humilie devant les hautes leçons +de la destinée. + +Si, par exemple, quand Frédéric d’Ahlefeld étalait dans un salon +somptueux, aux yeux des femmes de Copenhague, la magnificence de ses +vêtements, la fatuité de son rang et la présomption de ses paroles; si +quelque homme, instruit des choses de l’avenir, fût venu troubler la +frivolité de ses pensées par de graves révélations; s’il lui eût dit +qu’un jour ce brillant uniforme qui faisait son orgueil causerait sa +perte; qu’un monstre à face humaine boirait son sang comme il buvait, +lui, voluptueux insouciant, les vins de France et de Bohême; que ses +cheveux, pour lesquels il n’avait pas assez d’essences et de parfums, +balaieraient la poussière d’un antre de bêtes fauves; que ce bras, +dont il offrait avec tant de grâce l’appui aux belles dames de +Charlottenbourg, serait jeté à un ours comme un os de chevreuil à demi +rongé; comment Frédéric eût-il répondu à ces lugubres prophéties? par +un éclat de rire et une pirouette; et ce qu’il y a de plus effrayant, +c’est que toutes les raisons humaines auraient approuvé l’insensé. + +Examinons cette destinée de plus haut encore.--N’est-ce pas un mystère +étrange que de voir le crime du comte et de la comtesse d’Ahlefeld +retomber sur eux en châtiments? Ils ont ourdi une trame infâme contre +la fille d’un captif; cette infortunée rencontre par hasard un +protecteur qui juge nécessaire d’éloigner leur fils, chargé par eux +d’exécuter leur abominable dessein. Ce fils, leur unique espérance, +est envoyé loin du théâtre de sa séduction; et, à peine arrivé dans +son nouveau séjour, un autre hasard vengeur lui fait rencontrer la +mort. Ainsi c’est en voulant entraîner une jeune fille innocente et +abhorrée dans le déshonneur, qu’ils ont poussé leur fils coupable et +chéri dans le tombeau. C’est par leur faute que ces misérables sont +devenus des malheureux. + + + + +XXVII + + Ah! voilà notre belle comtesse!--Pardon, madame, + si je ne puis aujourd’hui profiter de l’honneur de + votre visite. Je suis en affaires. Une autre fois, + chère comtesse, une autrefois; mais, pour + aujourd’hui, je ne vous retiens pas plus longtemps + ici. + + _Le prince à Orsina._ + + +Le lendemain de sa visite à Munckholm, de grand matin, le gouverneur +de Drontheim ordonna qu’on attelât sa voiture de voyage, espérant +partir pendant que la comtesse d’Ahlefeld dormirait encore; mais nous +avons déjà dit que le sommeil de la comtesse était léger. + +Le général venait de signer les dernières recommandations qu’il +adressait à l’évêque, aux mains duquel le gouvernement devait être +remis par intérim. Il se levait, après avoir endossé sa redingote +fourrée, pour sortir, quand l’huissier annonça la noble chancelière. +Ce contre-temps déconcerta le vieux soldat, accoutumé à rire devant la +mitraille de cent canons, mais non devant les artifices d’une femme. +Il fit néanmoins d’assez bonne grâce ses adieux à la méchante +comtesse, et ne laissa percer quelque humeur sur son visage que +lorsqu’il la vit se pencher vers son oreille avec cet air astucieux +qui voulait seulement paraître confidentiel. + +--Eh bien, noble général, que vous a-t-il dit? + +--Qui? Poël? il m’a dit que la voiture allait être prête. + +--Je vous parle du prisonnier de Munckholm, général. + +--Ah! + +--A-t-il répondu à votre interrogatoire d’une manière satisfaisante? + +--Mais... oui vraiment, dame comtesse, dit le gouverneur, dont on +devine l’embarras. + +--Avez-vous la preuve qu’il ait trempé dans le complot des mineurs? + +Une exclamation échappa à Levin. + +--Noble dame, il est innocent! + +Il s’arrêta tout court, car il venait d’exprimer une conviction de son +cÅ“ur, et non de son esprit. + +--Il est innocent! répéta la comtesse d’un air consterné, quoique +incrédule; car elle tremblait qu’en effet Schumacker n’eût démontré au +général cette innocence qu’il était si important aux intérêts du +grand-chancelier de noircir. + +Le gouverneur avait eu le temps de réfléchir; il répondit à +l’insistance de la grande-chancelière d’un ton de voix qui la rassura, +parce qu’il décelait le doute et le trouble: + +--Innocent...--Oui,--si vous voulez... + +--Si je veux, seigneur général! + +Et la méchante femme éclata de rire. + +Ce rire blessa le gouverneur. + +--Noble comtesse, dit-il, vous permettrez que je ne rende compte de +mon entretien avec l’ex-grand-chancelier qu’au vice-roi. + +Alors il salua profondément, et descendit dans la cour où l’attendait +sa voiture. + +--Oui, se disait la comtesse d’Ahlefeld rentrée dans ses appartements, +pars, chevalier errant, que ton absence nous délivre du protecteur de +nos ennemis. Va, ton départ est le signal du retour de mon Frédéric. + +--Je vous demande un peu, oser envoyer le plus joli cavalier de +Copenhague dans ces horribles montagnes! Heureusement il ne me sera +pas difficile maintenant d’obtenir son rappel. + +À cette pensée, elle s’adressa à sa suivante favorite. + +--Ma chère Lisbeth, vous ferez venir de Berghen deux douzaines de ces +petits peignes que nos élégants portent dans leurs cheveux; vous vous +informerez du nouveau roman de la fameuse Scudéry, et vous veillerez à +ce qu’on lave régulièrement tous les matins dans l’eau de rose la +guenon de mon cher Frédéric. + +--Quoi! ma gracieuse maîtresse, demanda Lisbeth, est-ce que le +seigneur Frédéric peut revenir? + +--Oui, vraiment; et, pour qu’il ait quelque plaisir à me revoir, il +faut faire tout ce qu’il demande; je veux lui ménager une surprise à +son retour. + +Pauvre mère! + + + + +XXVIII + + ... Bernard suit en courant les rives de + l’Arlança. Il est semblable à un lion qui sort de + son antre, cherchant les chasseurs, et déterminé à + les vaincre ou à mourir. + + Il est parti, l’espagnol vaillant et déterminé? + + C’est d’un pas rapide, une grosse lance au poing, + dans laquelle il met ses espérances, que Bernard + suit les ruines de l’Arlança. + + _Romances espagnoles._ + + +Ordener, descendu de la tour d’où il avait aperçu le fanal de +Munckholm, s’était longtemps fatigué à chercher de tous côtés son +pauvre guide Benignus Spiagudry. Longtemps il l’avait appelé, et +l’écho brisé des ruines avait seul répondu. Surpris, mais non effrayé +de cette inconcevable disparition, il l’avait attribuée à quelque +terreur panique du craintif concierge, et, après s'être généreusement +reproché de l’avoir quitté quelques instants, il s’était décidé à +passer la nuit sur le rocher d’Oëlmoe pour lui donner le temps de +revenir. Alors il prit quelque nourriture, et s’enveloppant de son +manteau, il se coucha près du foyer qui s’éteignait, déposa un baiser +sur la boucle de cheveux d’Éthel, et ne tarda pas à s’endormir; car on +peut dormir avec un cÅ“ur inquiet, quand la conscience est tranquille. + +Au soleil levant, il était debout, mais il ne retrouva de Spiagudry +que sa besace et son manteau laissés dans la tour, ce qui semblait +l’indice d’une fuite très précipitée. Alors, désespérant de le revoir, +du moins sur le rocher d’Oëlmoe, il se détermina à partir sans lui, +car c’était le lendemain qu’il fallait atteindre Han d’Islande à +Walderhog. + +On a appris dans les premiers chapitres de cet ouvrage qu’Ordener +s’était de bonne heure accoutumé aux fatigues d’une vie errante et +aventurière. Ayant déjà plusieurs fois parcouru le nord de la Norvège, +il n’avait plus besoin de guide, maintenant qu’il savait où trouver le +brigand. Il dirigea donc vers le nord-ouest son voyage solitaire, dans +lequel il n’eut plus de Benignus Spiagudry pour lui dire combien de +quartz ou de spath renfermait chaque colline, quelle tradition +s’attachait à chaque masure, et si tel ou tel déchirement du sol +provenait d’un courant du déluge ou de quelque ancienne commotion +volcanique. + +Il marcha un jour entier à travers ces montagnes qui, partant comme +des côtes, de distance en distance, de la chaîne principale dont la +Norvège est traversée dans sa longueur, s’étendent en s’abaissant +graduellement jusqu’à la mer, où elles se plongent; de sorte que tous +les rivages de ce pays ne présentent qu’une succession de promontoires +et de golfes, et tout l’intérieur des terres qu’une suite de montagnes +et de vallées, disposition singulière du sol, qui a fait comparer la +Norvège à la grande arête d’un poisson. + +Ce n’était point une chose commode que de voyager dans ce pays. Tantôt +il fallait suivre pour chemin le lit pierreux d’un torrent desséché, +tantôt franchir sur des ponts tremblants de troncs d’arbres les +chemins mêmes, que des torrents nés de la veille venaient de choisir +pour lits. + +Au reste, Ordener cheminait quelquefois des heures entières sans être +averti de la présence de l’homme dans ces lieux incultes autrement que +par l’apparition intermittente et alternative des ailes d’un moulin à +vent au sommet d’une colline, ou par le bruit d’une forge lointaine, +dont la fumée se courbait au gré de l’air comme un panache noir. + +De loin en loin il rencontrait un paysan monté sur un petit cheval au +poil gris, à la tête basse, moins sauvage encore que son maître, ou un +marchand de pelleteries assis dans son traîneau attelé de deux rennes, +derrière lequel était attachée une longue corde, dont les nÅ“uds +nombreux, en bondissant sur les pierres de la route, étaient destinés +à effrayer les loups. + +Si alors Ordener demandait au marchand le chemin de la grotte de +Walderhog:--Marchez toujours au nord-ouest, vous trouverez le +village d’Hervalyn, vous franchirez la ravine de Dodlysax, et cette +nuit vous pourrez atteindre Surb, qui n’est qu’à deux milles de +Walderhog.--Ainsi répondait avec indifférence le commerçant nomade, +instruit seulement des noms et de la position des lieux que son +métier lui faisait parcourir. + +Si Ordener adressait la même question au paysan, celui-ci, imbu +profondément des traditions du pays et des contes du foyer, +secouait plusieurs fois la tête et arrêtait sa monture grise en +disant:--Walderhog! la caverne de Walderhog! les pierres y +chantent, les os y dansent, et le démon d’Islande y habite; ce +n’est sans doute point à la caverne de Walderhog que votre +courtoisie veut aller? + +--Si vraiment, répondait Ordener. + +--C’est donc que votre courtoisie a perdu sa mère, ou que le feu a +brûlé sa ferme, ou que le voisin lui a volé son cochon gras? + +--Non, en vérité, reprenait le jeune homme. + +--Alors, c’est qu’un magicien a jeté un sort sur l’esprit de sa +courtoisie. + +--Bonhomme, je vous demande le chemin de Walderhog. + +--C’est à cette demande que je réponds, seigneur. Adieu donc. Toujours +au nord! je sais bien comment vous irez, mais j’ignore comment vous +reviendrez. + +Et le paysan s’éloignait avec un signe de croix. + +À la triste monotonie de cette route se joignait l’incommodité d’une +pluie fine et pénétrante qui avait envahi le ciel vers le milieu du +jour et accroissait les difficultés du chemin. Nul oiseau n’osait se +hasarder dans l’air, et Ordener, glacé sous son manteau, ne voyait +voler au-dessus de sa tête que l’autour, le gerfaut ou le +faucon-pêcheur, qui, au bruit de son passage, s’envolait brusquement +des roseaux d’un étang avec un poisson dans ses griffes. + +Il était nuit close quand le jeune voyageur, après avoir franchi le +bois de trembles et de bouleaux qui est adossé à la ravine de +Dodlysax, arriva à ce hameau de Surb dans lequel Spiagudry, si le +lecteur se le rappelle, voulait fixer son quartier général. L’odeur de +goudron et la fumée de charbon de terre avertirent Ordener qu’il +approchait d’une peuplade de pêcheurs. Il s’avança vers la première +hutte que l’ombre lui permit de distinguer. L’entrée, basse et +étroite, en était fermée, suivant l’usage norvégien, par une grande +peau de poisson transparente, colorée en ce moment par la lumière +rouge et tremblante d’un foyer allumé. Il frappa sur l’encadrement de +bois de la porte, en criant: + +--C’est un voyageur! + +--Entrez, entrez, répondit une voix de l’intérieur. + +Au même instant une main officieuse leva la peau de poisson, et +Ordener fut introduit dans l’habitacle conique d’un pêcheur des côtes +de Norvège. C’était une sorte de tente ronde de bois et de terre, au +milieu de laquelle brillait un feu où la flamme pourpre de la tourbe +se mariait à la clarté blanche du sapin. Près de ce feu le pêcheur, sa +femme et deux enfants vêtus de haillons étaient assis devant une table +chargée d’assiettes de bois et de vases de terre. Du côté opposé, +parmi des filets et des rames, deux rennes endormis étaient couchés +sur un lit de feuilles et de peaux, dont le prolongement semblait +destiné à recevoir le sommeil des maîtres du logis et des hôtes qu’il +plairait au ciel de leur amener. Ce n’était pas du premier coup d’œil +que l’on pouvait distinguer cette disposition intérieure de la hutte, +car une fumée âcre et pesante qui s’échappait avec peine par une +ouverture pratiquée à la sommité du cône enveloppait tous ces objets +d’un voile épais et mobile. + +À peine Ordener eut-il franchi le seuil, que le pêcheur et sa femme se +levèrent et lui rendirent son salut d’un air ouvert et bienveillant. +Les paysans norvégiens aiment les voyageurs, autant peut-être par le +sentiment de curiosité, si vif chez eux, que par leur penchant naturel +à l’hospitalité. + +--Seigneur, dit le pêcheur, vous devez avoir faim et froid, voici du +feu pour sécher votre manteau et d’excellent rindebrod pour apaiser +votre appétit. Votre courtoisie daignera ensuite nous dire qui elle +est, d’où elle vient, où elle va, et quelles sont les histoires que +racontent les vieilles femmes de son pays. + +--Oui, seigneur, ajouta la femme, et vous pourrez joindre à ce rindebrod +excellent, comme le dit mon seigneur et mari, un morceau délicieux de +stock-fish salé, assaisonné d’huile de baleine.--Asseyez-vous, seigneur +étranger. + +--Et si votre courtoisie n’aime pas la chère de saint Usulph, +[Note: Patron des pêcheurs.] reprit l’homme, qu’elle veuille bien +prendre patience un moment, je lui réponds qu’elle mangera un quartier +de chevreuil merveilleux ou au moins une aile de faisan royal. Nous +attendons le retour du plus fin chasseur qui soit dans les trois +provinces. N’est-il pas vrai, ma bonne Maase? + +_Maase_, nom que le pêcheur donnait à sa femme, est un mot norvégien +qui signifie _mouette_. La femme n’en parut nullement choquée, soit +que ce fût son nom véritable, soit que ce fût un surnom de tendresse. + +--Le meilleur chasseur! je le crois, certes, répondit-elle avec +emphase. C’est mon frère, le fameux Kennybol! Dieu bénisse ses +courses! Il est venu passer quelques jours avec nous, et vous pourrez, +seigneur étranger, boire dans la même tasse que lui quelques coups de +cette bonne bière. C’est un voyageur comme vous. + +--Grand merci, ma brave hôtesse, dit Ordener en souriant; mais je +serai forcé de me contenter de votre appétissant stock-fish et d’un +morceau de ce rindebrod. Je n’aurai pas le loisir d’attendre votre +frère, le fameux chasseur. Il faut que je reparte sur-le-champ. + +La bonne Maase, à la fois contrariée du prompt départ de l’étranger et +flattée des éloges qu’il donnait à son stock-fish et à son frère, +s’écria: + +--Vous êtes bien bon, seigneur. Mais comment! vous allez nous quitter +si tôt? + +--Il le faut. + +--Vous hasarder dans ces montagnes à cette heure et par un temps +semblable? + +--C’est pour une affaire importante. Ces réponses du jeune homme +piquaient la curiosité native de ses hôtes autant qu’elles excitaient +leur étonnement. + +Le pêcheur se leva et dit: + +--Vous êtes chez Christophe Buldus Braall, pêcheur, du hameau de Surb. + +La femme ajouta: + +--Maase Kennybol est sa femme et sa servante. + +Quand les paysans norvégiens voulaient demander poliment son nom à un +étranger, leur usage était de lui dire le leur. + +Ordener répondit: + +--Et moi, je suis un voyageur qui n’est sûr ni du nom qu’il porte, ni +du chemin qu’il suit. + +Cette réponse singulière ne parut pas satisfaire le pêcheur Braall. + +--Par la couronne de Gormon le Vieux, dit-il, je croyais qu’il n’y +avait en ce moment en Norvège qu’un seul homme qui ne fût pas sûr de +son nom. C’est le noble baron de Thorvick, qui va s’appeler +maintenant, assure-t-on, le comte de Danneskiold, à cause de son +glorieux mariage avec la fille du chancelier. C’est du moins, ma bonne +Maase, la plus fraîche nouvelle que j’aie apportée de Drontheim.--Je +vous félicite, seigneur étranger, de cette conformité avec le fils du +vice-roi, le grand comte Guldenlew. + +--Puisque votre courtoisie, ajouta la femme avec un visage enflammé de +curiosité, paraît ne pouvoir rien nous dire de ce qui lui touche, ne +pourrait-elle pas nous apprendre quelque chose de ce qui se passe en +ce moment; par exemple, de ce fameux mariage dont mon seigneur et mari +a recueilli la nouvelle? + +--Oui, reprit celui-ci d’un air important, c’est ce qu’il y a de plus +nouveau. Avant un mois, le fils du vice-roi épouse la fille du +grand-chancelier. + +--J’en doute, dit Ordener. + +--Vous en doutez, seigneur! Je puis vous affirmer, moi, que la chose +est sûre. Je la tiens de bonne source. Celui qui m’en a fait part l’a +appris du seigneur Poël, le domestique favori du noble baron de +Thorvick, c’est-à -dire du noble comte de Danneskiold. Est-ce qu’un +orage aurait troublé l’eau, depuis six jours? Cette grande union +serait-elle rompue? + +--Je le crois, répondit le jeune homme en souriant. + +--S’il en est ainsi, seigneur, j’avais tort. Il ne faut pas allumer le +feu pour frire le poisson avant que le filet ne se soit refermé sur +lui. Mais cette rupture est-elle certaine? de qui en tenez-vous la +nouvelle? + +--De personne, dit Ordener. C’est moi qui arrange cela ainsi dans ma +tête. + +À ces mots naïfs, le pêcheur ne put s’empêcher de déroger à la +courtoisie norvégienne par un long éclat de rire. + +--Mille pardons, seigneur. Mais il est aisé de voir que vous êtes en +effet un voyageur, et sans doute un étranger. Vous imaginez-vous donc +que les événements suivront vos caprices, et que le temps se +rembrunira ou s’éclaircira selon votre volonté? + +Ici, le pêcheur, versé dans les affaires nationales, comme tous les +pasyans norvégiens, se mit à expliquer à Ordener pour quelles raisons +ce mariage ne pouvait manquer; il était nécessaire aux intérêts de la +famille d’Ahlefeld; le vice-roi ne pouvait le refuser au roi, qui le +désirait; on affirmait en outre qu’une passion véritable unissait les +deux futurs époux. En un mot, le pêcheur Braall ne doutait pas que +cette alliance n’eût lieu; il eût voulu être aussi sûr de tuer, le +lendemain, le maudit chien de mer qui infestait l’étang de +Master-Bick. + +Ordener se sentait peu disposé à soutenir une conversation politique +avec un aussi rude homme d’état, quand la survenue d’un nouveau +personnage vint le tirer d’embarras. + +--C’est lui, c’est mon frère! s’écria la vieille Maase. + +Et il ne fallait rien moins que l’arrivée d’un frère pour l’arracher +de l’admiration contemplative avec laquelle elle écoutait les longues +paroles de son mari. + +Celui-ci, pendant que les deux enfants se jetaient bruyamment au cou +de leur oncle, lui tendit la main gravement. + +--Sois le bienvenu, mon frère. + +Puis, se tournant vers Ordener: + +--Seigneur, c’est notre frère, le renommé chasseur Kennybol, des +montagnes de Kole. + +--Je vous salue tous cordialement, dit le montagnard en ôtant son +bonnet de peau d’ours. Frère, je fais mauvaise chasse sur vos côtes, +comme tu ferais sans doute mauvaise pêche dans nos montagnes. Je crois +que je remplirais encore plutôt ma gibecière en cherchant des lutins +et des follets dans les forêts brumeuses de la reine Mab. SÅ“ur Maase, +vous êtes la première mouette à laquelle j’ai pu dire bonjour de près +aujourd’hui. Tenez, amis, Dieu vous maintienne en paix! c’est pour ce +méchant coq de bruyère que le premier chasseur du Drontheimhus a couru +les clairières jusqu’à cette heure et par ce temps. + +En parlant ainsi, il tira de sa carnassière et déposa sur la table une +gelinotte blanche, en affirmant que cette bête maigre n’était pas +digne d’un coup de mousquet. + +--Mais, ajouta-t-il entre ses dents, fidèle arquebuse de Kennybol, tu +chasseras bientôt de plus gros gibier. Si tu n’abats plus des robes de +chamois ou d’élan, tu auras à percer des casaques vertes et des +justaucorps rouges. + +Ces mots, à demi entendus, frappèrent la curieuse Maase. + +--Hein! demanda-t-elle, que dites-vous donc là , mon bon frère? + +--Je dis qu’il y a toujours un farfadet qui danse sous la langue des +femmes. + +--Tu as raison, frère Kennybol, s’écria le pêcheur. Ces filles d’Eve +sont toutes curieuses comme leur mère.--Ne parlais-tu pas de casaques +vertes? + +--Frère Braall, répliqua le chasseur d’un air d’humeur, je ne confie +mes secrets qu’à mon mousquet, parce que je suis sûr qu’il ne les +répétera pas. + +--On parle dans le village, poursuivit intrépidement le pêcheur, d’une +révolte des mineurs. Frère, saurais-tu quelque chose de cela? + +Le montagnard reprit son bonnet, et l’enfonça sur ses yeux en jetant +un regard oblique sur l’étranger; puis il se baissa vers le pêcheur, +et dit d’une voix brève et basse: + +--Silence! + +Celui-ci secoua la tête à plusieurs reprises. + +--Frère Kennybol, le poisson a beau être muet, il n’en tombe pas moins +dans la nasse. + +Il se fit un moment de silence. Les deux frères se regardaient d’un +air expressif; les enfants tiraient les plumes de la gelinotte déposée +sur la table; la bonne femme écoutait ce qu’on ne disait pas; et +Ordener observait. + +--Si vous faites maigre chère aujourd’hui, dit tout à coup le +chasseur, cherchant visiblement à changer de conversation, il n’en +sera pas de même demain. Frère Braall, tu peux pêcher le roi des +poissons, je te promets de l’huile d’ours pour l’assaisonner. + +--De l’huile d’ours! s’écria Maase. Est-ce qu’on a vu un ours dans les +environs?--Patrick, Regner, mes enfants, je vous défends de sortir de +cette cabane.--Un ours! + +--Tranquillisez-vous, sÅ“ur, vous n’aurez plus à le craindre demain. +Oui, c’est un ours en effet que j’ai aperçu à deux milles environ de +Surb; un ours blanc. Il paraissait emporter un homme, ou un animal +plutôt. + +--Mais non, ce pouvait être un chevrier qu’il enlevait, car les +chevriers se vêtissent de peaux de bêtes.--Au reste, l’éloignement ne +m’a pas permis de distinguer. Ce qui m’a étonné, c’est qu’il portait +sa proie sur son dos et non entre ses dents. + +--Vraiment, frère? + +--Oui, et il fallait que l’animal fût mort, car il ne faisait aucun +mouvement pour se défendre. + +--Mais, demanda judicieusement le pêcheur, s’il était mort, comment +était-il soutenu sur le dos de l’ours? + +--C’est ce que je n’ai pu comprendre. Au reste, il aura fait le +dernier repas de l’ours. En entrant dans ce village je viens de +prévenir six bons compagnons; et demain, sÅ“ur Maase, je vous +apporterai la plus belle fourrure blanche qui ait jamais couru sur les +neiges d’une montagne. + +--Prenez garde, frère, dit la femme, vous avez remarqué en effet de +singulières choses. Cet ours est peut-être le diable. + +--Êtes-vous folle? interrompit le montagnard en riant; le diable se +changer en ours! En chat, en singe, à la bonne heure, cela s’est vu; +mais en ours! ah! par saint Eldon l’exorciseur, vous feriez pitié à un +enfant ou à une vieille femme avec vos superstitions! + +La pauvre femme baissa la tête. + +--Frère, vous étiez mon seigneur avant que mon vénéré mari jetât les +yeux sur moi, agissez comme votre ange gardien vous inspirera d’agir. + +--Mais, demanda le pêcheur au montagnard, de quel côté as-tu donc +rencontré cet ours? + +--Dans la direction du Smiasen à Walderhog. + +--Walderhog! dit la femme avec un signe de croix. + +--Walderhog! répéta Ordener. + +--Mais, mon frère, reprit le pêcheur, ce n’est pas toi, j’espère, qui +te dirigeais vers cette grotte de Walderhog? + +--Moi! Dieu m’en garde! C’était l’ours. + +--Est-ce que vous irez le chercher là demain? interrompit Maase avec +terreur. + +--Non vraiment; comment voulez-vous, mes amis, qu’un ours même ose +prendre pour retraite une caverne où...? + +Il s’arrêta, et tous trois firent un signe de croix. + +--Tu as raison, répondit le pêcheur, il y a un instinct qui avertit +les bêtes de ces choses-là . + +--Mes bons hôtes, dit Ordener, qu’y a-t-il donc de si effrayant dans +cette grotte de Walderhog? + +Ils se regardèrent tous trois avec un étonnement stupide, comme s’ils +ne comprenaient pas une pareille question. + +--C’est là qu’est le tombeau du roi Walder? ajouta le jeune homme. + +--Oui, reprit la femme, un tombeau de pierre qui chante. + +--Et ce n’est pas tout, dit le pêcheur. + +--Non, continua-t-elle, la nuit on y a vu danser les os des trépassés. + +--Et ce n’est pas tout, dit le montagnard. + +Tous se turent, comme s’ils n’osaient poursuivre. + +--Eh bien, demanda Ordener, qu’y a-t-il donc encore de surnaturel? + +--Jeune homme, dit gravement le montagnard, il ne faut pas parler si +légèrement quand vous voyez frissonner un vieux loup gris tel que moi. + +Le jeune homme répondit en souriant doucement: + +--J’aurais pourtant voulu savoir tout ce qui se passe de merveilleux +dans cette grotte de Walderhog; car c’est là précisément que je vais. + +Ces mots pétrifièrent de terreur les trois auditeurs. + +--À Walderhog! ciel! vous allez à Walderhog? + +--Et il dit cela, reprit le pêcheur, comme on dirait: Je vais à Loevig +vendre ma morue! ou à la clairière de Ralph pêcher le hareng!--À +Walderhog, grand Dieu! + +--Malheureux jeune homme! s’écriait la femme, vous êtes donc né sans +ange gardien? aucun saint du ciel n’est donc votre patron? Hélas! cela +est trop vrai, puisque vous paraissez ne savoir même pas votre nom. + +--Et quel motif, interrompit le montagnard, peut donc conduire votre +courtoisie à cet effroyable lieu? + +--J’ai quelque chose à demander à quelqu’un, répondit Ordener. + +L’étonnement des trois hôtes redoublait avec leur curiosité. + +--Écoutez, seigneur étranger; vous paraissez ne pas bien connaître ce +pays; votre courtoisie se trompe sans doute, ce ne peut être à +Walderhog qu’elle veut aller. + +--D’ailleurs, ajouta le montagnard, si elle veut parler à quelque être +humain, elle n’y trouverait personne. + +--Que le démon, reprit la femme. + +--Le démon! quel démon? + +--Oui, continua-t-elle, celui pour qui chante le tombeau et dansent +les trépassés. + +--Vous ne savez donc pas, seigneur, dit le pêcheur en baissant la voix +et en se rapprochant d’Ordener, vous ne savez donc pas que la grotte +de Walderhog est la demeure ordinaire de.... + +La femme l’arrêta. + +--Mon seigneur et mari, ne prononcez pas ce nom, il porte malheur. + +--La demeure de qui? demanda Ordener. + +--D’un Belzébuth incarné, dit Kennybol. + +--En vérité, mes braves hôtes, je ne sais ce que vous voulez dire. On +m’avait bien appris que Walderhog était habité par Han d’Islande. + +Un triple cri d’effroi s’éleva dans la chaumière. + +--Eh bien!--Vous le saviez!--C’est ce démon! + +La femme baissa sa coiffe de bure en attestant tous les saints que ce +n’était pas elle qui avait prononcé ce nom. + +Quand le pêcheur fut un peu revenu de sa stupéfaction, il regarda +fixement Ordener, comme s’il y avait en ce jeune homme quelque chose +qu’il ne pouvait comprendre. + +--Je croyais, seigneur voyageur, quand j’aurais dû vivre une vie +encore plus longue que celle de mon père, qui est mort âgé de cent +vingt ans, n’avoir jamais à indiquer le chemin de Walderhog à une +créature humaine douée de sa raison et croyant en Dieu. + +--Sans doute, s’écria Maase, mais sa courtoisie n’ira pas à cette +grotte maudite; car, pour y mettre le pied, il faut vouloir faire un +pacte avec le diable! + +--J’irai, mes bons hôtes, et le plus grand service que vous pourrez me +rendre sera de m’indiquer le plus court chemin. + +--Le plus court pour aller où vous voulez aller, dit le pêcheur, c’est +de vous précipiter du haut du rocher le plus voisin dans le torrent le +plus proche. + +--Est-ce donc arriver au même but, demanda Ordener d’une voix +tranquille, que de préférer une mort stérile à un danger utile? + +Braall secoua la tête, tandis que son frère attachait sur le jeune +aventurier un regard scrutateur. + +--Je comprends, s’écria tout à coup le pêcheur, vous voulez gagner les +mille écus royaux que le haut syndic promet pour la tête de ce démon +d’Islande. + +Ordener sourit. + +--Jeune seigneur, continua le pêcheur avec émotion, croyez-moi, +renoncez à ce projet. Je suis pauvre et vieux, et je ne donnerais pas +ce qui me reste de vie pour vos mille écus royaux, ne me restât-il +qu’un jour. + +L’œil suppliant et compatissant de la femme épiait l’effet que +produirait sur le jeune seigneur la prière de son mari. Ordener se +hâta de répondre: + +--C’est un intérêt plus grand qui me fait chercher ce brigand que vous +appelez un démon; c’est pour d’autres que pour moi... + +Le montagnard, qui n’avait pas quitté Ordener du regard, +l’interrompit. + +--Je vous comprends à mon tour, je sais pourquoi vous cherchez le +démon islandais. + +--Je veux le forcer à combattre, dit le jeune homme. + +--C’est cela, dit Kennybol, vous êtes chargé de grands intérêts, +n’est-ce pas? + +--Je viens de le dire. + +Le montagnard s’approcha du jeune homme d’un air d’intelligence, et ce +ne fut pas sans un extrême étonnement qu’Ordener l’entendit lui dire à +l’oreille, à demi-voix: + +--C’est pour le comte Schumacker de Griffenfeld, n’est-il pas vrai? + +--Brave homme, s’écria-t-il, comment savez-vous?... + +Et en effet, il lui était difficile de s’expliquer comment un +montagnard norvégien pouvait savoir un secret qu’il n’avait confié à +personne, pas même au général Levin. + +Kennybol se pencha vers lui. + +--Je vous souhaite bon succès, reprit-il du même ton mystérieux; vous +êtes un noble jeune homme de servir ainsi les opprimés. + +La surprise d’Ordener était si grande qu’il trouvait à peine des +paroles pour demander au montagnard comment il était instruit du but +de son voyage. + +--Silence, dit Kennybol en mettant son doigt sur la bouche, j’espère +que vous obtiendrez de l’habitant de Walderhog ce que vous désirez; +mon bras est dévoué, comme le vôtre, au prisonnier de Munckholm. + +Puis élevant la voix, avant qu’Ordener eût pu répliquer: + +--Frère, bonne sÅ“ur Maase, poursuivit-il, recevez ce respectable +jeune homme comme un frère de plus. Allons, je crois que le souper est +prêt. + +--Quoi! interrompit Maase, vous avez sans doute décidé sa courtoisie à +renoncer à son projet de visiter le démon? + +--SÅ“ur, priez pour qu’il ne lui arrive point de mal. C’est un noble +et digne jeune homme. Allons, brave seigneur, prenez quelque +nourriture et quelque repos avec nous. Demain je vous montrerai votre +chemin, et nous irons à la recherche, vous de votre diable, et moi de +mon ours. + + + + +XXIX + + Compagnon, eh! compagnon, de quel compagnon es-tu + donc né? de quel enfant des hommes es-tu provenu + pour oser ainsi attaquer Fafnir? + + _Edda_ + + +Le premier rayon du soleil levant rougissait à peine la plus haute +cime des rochers qui bordent la mer, lorsqu’un pêcheur, qui était venu +avant l’aube jeter ses filets à quelques portées d’arquebuse du +rivage, en face de l’entrée de la grotte de Walderhog, vit comme une +figure enveloppée d’un manteau, ou d’un linceul, descendre le long des +roches et disparaître sous la voûte formidable de la caverne. Frappé +de terreur, il recommanda sa barque et son âme à saint Usuph, et +courut raconter à sa famille effrayée qu’il avait aperçu l’un des +spectres qui habitent le palais de Han d’Islande rentrer dans la +grotte au lever du jour. + +Ce spectre, l’entretien et l’effroi futur des longues veillées +d’hiver, c’était Ordener, le noble fils du vice-roi de Norvège, qui, +tandis que les deux royaumes le croyaient livré à de doux soins auprès +de son altière fiancée, venait, seul et inconnu, exposer sa vie pour +celle à qui il avait donné son cÅ“ur et son avenir, pour la fille d’un +proscrit. + +De tristes présages, de sinistres prédictions l’avaient accompagné à +ce but de son voyage; il venait de quitter la famille du pêcheur, et +en lui disant adieu la bonne Maase s’était mise en prières pour lui +devant le seuil de sa porte. Le montagnard Kennybol et ses six +compagnons, qui lui avaient indiqué le chemin, s’étaient séparés de +lui à un demi-mille de Walderhog, et ces intrépides chasseurs, qui +allaient en riant affronter un ours, avaient longtemps attaché un Å“il +d’épouvante sur le sentier que suivait l’aventureux voyageur. + +Le jeune homme entra dans la grotte de Walderhog, comme on entre dans +un port longtemps désiré. Il éprouvait une joie céleste en songeant +qu’il allait accomplir l’objet de sa vie, et que dans quelques +instants peut-être il aurait donné tout son sang pour son Éthel. Près +d’attaquer un brigand redouté d’une province entière, un monstre, un +démon peut-être, ce n’était point cette effrayante figure qui +apparaissait à son imagination; il ne voyait que l’image de la douce +vierge captive, priant pour lui sans doute devant l’autel de sa +prison. S’il se fût dévoué pour toute autre qu’elle, il aurait pu +songer un moment, pour les mépriser, aux périls qu’il venait chercher +de si loin; mais est-ce qu’une réflexion trouve place dans un jeune +cÅ“ur au moment où il bat de la double exaltation d’un beau dévouement +et d’un noble amour? + +Il s’avança, la tête haute, sous la voûte sonore dont les mille échos +multipliaient le bruit de ses pas, sans même jeter un coup d’œil sur +les stalactites, sur les basaltes séculaires qui pendaient au-dessus +de sa tête parmi des cônes de mousses, de lierre et de lichen; +assemblages confus de formes bizarres, dont la crédulité +superstitieuse des campagnards norvégiens avait fait plus d’une fois +des foules de démons ou des processions de fantômes. + +Il passa avec la même indifférence devant ce tombeau du roi Walder, +auquel se rattachaient tant de traditions lugubres, et il n’entendit +d’autre voix que les longs sifflements de la bise sous ces funèbres +galeries. + +Il continua sa marche sous de tortueuses arcades, éclairées faiblement +par des crevasses à demi obstruées d’herbes et de bruyères. Son pied +heurtait souvent je ne sais quelles ruines, qui roulaient sur le roc +avec un son creux, et présentaient dans l’ombre à ses yeux des +apparences de crânes brisés, ou de longues rangées de dents blanches +et dépouillées jusqu’à leurs racines. + +Mais aucune terreur ne montait jusqu’à son âme. Il s’étonnait +seulement de n’avoir pas encore rencontré le formidable habitant de +cette horrible grotte. + +Il arriva dans une sorte de salle ronde, naturellement creusée dans le +flanc du rocher. Là aboutissait la route souterraine qu’il avait +suivie, et les parois de la salle n’offraient plus d’autre ouverture +que de larges fentes, à travers lesquelles on apercevait les montagnes +et les forêts extérieures. + +Surpris d’avoir ainsi infructueusement parcouru toute la fatale +caverne, il commença à désespérer de rencontrer le brigand. Un +monument de forme singulière, situé au milieu de la salle souterraine, +appela son attention. Trois pierres longues et massives, posées debout +sur le sol, en soutenaient une quatrième, large et carrée, comme trois +piliers portent un toit. Sous cette espèce de trépied gigantesque +s’élevait une sorte d’autel, formé également d’un seul quartier de +granit, et percé circulairement au milieu de sa face supérieure. +Ordener reconnut une de ces colossales constructions druidiques qu’il +avait souvent observées dans ses voyages en Norvège, et dont les +modèles les plus étonnants peut-être sont, en France, les monuments de +Lokmariaker et de Carnac. Édifices étranges qui ont vieilli, posés sur +la terre comme des tentes d’un jour, et où la solidité naît de la +seule pesanteur. + +Le jeune homme, livré à ses rêveries, s’appuya machinalement sur cet +autel, dont la bouche de pierre était brunie, tant elle avait bu +profondément le sang des victimes humaines. + +Tout à coup il tressaillit; une voix, qui semblait sortir de la +pierre, avait frappé son oreille: + +--Jeune homme, c’est avec des pieds qui touchent au sépulcre que tu es +venu dans ce lieu. + +Il se leva brusquement, et sa main se jeta sur son sabre, tandis qu’un +écho, faible comme la voix d’un mort, répétait distinctement dans les +profondeurs de la grotte: + +--Jeune homme, c’est avec des pieds qui touchent au sépulcre que tu es +venu dans ce lieu. + +En ce moment, une tête effroyable se leva de l’autre côté de l’autel +druidique, avec des cheveux rouges et un rire atroce. + +--Jeune homme, répéta-t-elle, oui, tu es venu dans ce lieu avec des +pieds qui touchent au sépulcre. + +--Et avec une main qui touche une épée, répondit le jeune homme sans +s’émouvoir. + +Le monstre sortit entièrement de dessous l’autel, et montra ses +membres trapus et nerveux, ses vêtements sauvages et sanglants, ses +mains crochues et sa lourde hache de pierre. + +--C’est moi, dit-il avec un grondement de bête fauve. + +--C’est moi, répondit Ordener. + +--Je t’attendais. + +--Je faisais plus, repartit l’intrépide jeune homme, je te cherchais. + +Le brigand croisa les bras. + +--Sais-tu qui je suis? + +--Oui. + +--Et tu n’as point de peur? + +--Je n’en ai plus. + +--Tu as donc éprouvé une crainte en venant ici? + +Et le monstre balançait sa tête d’un air triomphant. + +--Celle de ne pas te rencontrer. + +--Tu me braves, et tes pas viennent de trébucher contre des cadavres +humains! + +--Demain, peut-être, ils trébucheront contre le tien. + +Un tremblement de colère saisit le petit homme. Ordener, immobile, +conservait son attitude calme et fière. + +--Prends garde! murmura le brigand; je vais fondre sur toi, comme la +grêle de Norvège sur un parasol. + +--Je ne voudrais point d’autre bouclier contre toi. + +On eût dit qu’il y avait dans le regard d’Ordener quelque chose qui +dominait le monstre. Il se mit à arracher avec ses ongles les poils de +son manteau, comme un tigre qui dévore l’herbe avant de s’élancer sur +sa proie. + +--Tu m’apprends ce que c’est que la pitié, dit-il. + +--Et à moi, ce que c’est que le mépris. + +--Enfant, ta voix est douce, ton visage est frais, comme la voix et le +visage d’une jeune fille;--quelle mort veux-tu de moi? + +--La tienne. + +Le petit homme rit. + +--Tu ne sais point que je suis un démon, que mon esprit est l’esprit +d’Ingolphe l’Exterminateur. + +--Je sais que tu es un brigand, que tu commets le meurtre pour de +l’or. + +--Tu te trompes, interrompit le monstre, c’est pour du sang. + +--N’as-tu pas été payé par les d’Ahlefeld pour assassiner le capitaine +Dispolsen? + +--Que me dis-tu là ? Quels sont ces noms? + +--Tu ne connais pas le capitaine Dispolsen, que tu as assassiné sur la +grève d’Urchtal? + +--Cela se peut, mais je l’ai oublié, comme je t’aurai oublié dans +trois jours. + +--Tu ne connais pas le comte d’Ahlefeld, qui t’a payé pour enlever au +capitaine un coffret de fer? + +--D’Ahlefeld! Attends; oui, je le connais. J’ai bu hier le sang de son +fils dans le crâne du mien. + +Ordener frissonna d’horreur. + +--Est-ce que tu n’étais pas content de ton salaire? + +--Quel salaire? demanda le brigand. + +--Écoute; ta vue me pèse; il faut en finir. Tu as dérobé, il y a huit +jours, une cassette de fer à l’une de tes victimes, à un officier de +Munckholm? + +Ce mot fit tressaillir le brigand. + +--Un officier de Munckholm! dit-il entre ses dents. + +Puis il reprit, avec un mouvement de surprise: + +--Serais-tu aussi un officier de Munckholm, toi? + +--Non, dit Ordener. + +--Tant pis! + +Et les traits du brigand se rembrunirent. + +--Écoute, reprit l’opiniâtre Ordener, où est cette cassette que tu as +dérobée au capitaine? + +Le petit homme parut méditer un instant. + +--Par Ingolphe! voilà une méchante boîte de fer qui occupe bien des +esprits. Je te réponds que l’on cherchera moins celle qui contiendra +tes os, si jamais ils sont recueillis dans un cercueil. + +Ces paroles, en montrant à Ordener que le brigand connaissait la +cassette dont il lui parlait, lui rendirent l’espoir de la +reconquérir. + +--Dis-moi ce que tu as fait de cette cassette. Est-elle au pouvoir du +comte d’Ahlefeld? + +--Non. + +--Tu mens, car tu ris. + +--Crois ce que tu voudras. Que m’importe? + +Le monstre avait en effet pris un air railleur qui inspirait de la +défiance à Ordener. Il vit qu’il n’y avait plus rien à faire que de le +mettre en fureur, ou de l’intimider, s’il était possible. + +--Entends-moi, dit-il en élevant la voix, il faut que tu me donnes +cette cassette. + +L’autre répondit par un ricanement farouche. + +--Il faut que tu me la donnes! répéta le jeune homme d’une voix +tonnante. + +--Est-ce que tu es accoutumé à donner des ordres aux buffles et aux +ours? répliqua le monstre avec le même rire. + +--J’en donnerais au démon dans l’enfer. + +--C’est ce que tu seras à même de faire tout à l’heure. + +Ordener tira son sabre, qui étincela dans l’ombre comme un éclair. + +--Obéis! + +--Allons, reprit l’autre en secouant sa hache, il ne tenait qu’à moi +de briser tes os et de sucer ton sang quand tu es arrivé, mais je me +suis contenu; j’étais curieux de voir le moineau franc fondre sur le +vautour. + +--Misérable, cria Ordener, défends-toi! + +--C’est la première fois qu’on me le dit, murmura le brigand en +grinçant des dents. + +En parlant ainsi, il sauta sur l’autel de granit et se ramassa sur +lui-même, comme le léopard qui attend le chasseur au haut d’un rocher +pour se précipiter sur lui à l’improviste. + +De là son Å“il fixe plongeait sur le jeune homme et semblait chercher +de quel côté il pourrait le mieux s’élancer sur lui. C’en était fait +du noble Ordener, s’il eût attendu un instant. Mais il ne donna pas au +brigand le temps de réfléchir, et se jeta impétueusement sur lui en +lui portant la pointe de son sabre au visage. + +Alors commença le combat le plus effrayant que l’imagination puisse se +figurer. Le petit homme, debout sur l’autel, comme une statue sur son +piédestal, semblait une des horribles idoles qui, dans les siècles +barbares, avaient reçu dans ce même lieu des sacrifices impies et de +sacrilèges offrandes. + +Ses mouvements étaient si rapides que de quelque côté qu’Ordener +l’attaquât, il rencontrait toujours la face du monstre et le tranchant +de sa hache. Il aurait été mis en pièces dès les premiers chocs s’il +n’avait eu l’heureuse inspiration de rouler son manteau autour de son +bras gauche, en sorte que la plupart des coups de son furieux ennemi +se perdaient dans ce bouclier flottant. Ils firent ainsi inutilement, +pendant plusieurs minutes, des efforts inouïs pour se blesser l’un et +l’autre. Les yeux gris et enflammés du petit homme sortaient de leur +orbite. Surpris d'être si vigoureusement et si audacieusement combattu +par un adversaire en apparence si faible, une rage sombre avait +remplacé ses ricanements sauvages. L’atroce immobilité des traits du +monstre, le calme intrépide de ceux d’Ordener contrastaient +singulièrement avec la promptitude de leurs mouvements et la vivacité +de leurs attaques. + +On n’entendait d’autre bruit que le cliquetis des armes, les pas +tumultueux du jeune homme, et la respiration pressée des deux +combattants, quand le petit homme poussa un rugissement terrible. Le +tranchant de sa hache venait de s’engager dans les plis du manteau. Il +se roidit; il secoua furieusement son bras, et ne fit qu’embarrasser +le manche avec le tranchant dans l’étoffe, qui, à chaque nouvel +effort, se tordait de plus en plus à l’entour. + +Le formidable brigand vit le fer du jeune homme s’appuyer sur sa +poitrine. + +--Écoute-moi encore une fois, dit Ordener triomphant; veux-tu me +remettre ce coffre de fer que tu as lâchement volé? + +Le petit homme garda un moment le silence, puis il dit au milieu d’un +rugissement: + +--Non, et sois maudit! + +Ordener reprit, sans quitter son attitude victorieuse et menaçante: + +--Réfléchis! + +--Non; je t’ai dit que non, répéta le brigand. + +Le noble jeune homme baissa son sabre. + +--Eh bien! dit-il, dégage ta hache des plis de mon manteau, afin que +nous puissions continuer. + +Un rire dédaigneux fut la réponse du monstre. + +--Enfant, tu fais le généreux, comme si j’en avais besoin! + +Avant qu’Ordener surpris eût pu tourner la tête, il avait posé son +pied sur l’épaule de son loyal vainqueur, et d’un bond il était à +douze pas dans la salle. + +D’un autre bond il était sur Ordener. Il s’était suspendu à lui tout +entier, comme la panthère s’attache de la gueule et des griffes aux +flancs du grand lion. Ses ongles s’enfonçaient dans les épaules du +jeune homme; ses genoux noueux pressaient ses hanches, tandis que son +affreux visage présentait aux yeux d’Ordener une bouche sanglante et +des dents de bête fauve prêtes à le déchirer. Il ne parlait plus; +aucune parole humaine ne s’échappait de son gosier pantelant; un +mugissement sourd, entremêlé de cris rauques et ardents, exprimait +seul sa rage. C’était quelque chose de plus hideux qu’une bête féroce, +de plus monstrueux qu’un démon; c’était un homme auquel il ne restait +rien d’humain. + +Ordener avait chancelé sous l’assaut du petit homme, et serait tombé à +ce choc inattendu, si l’un des larges piliers du monument druidique ne +se fût trouvé derrière lui pour le soutenir. Il resta donc à demi +renversé sur le dos, et haletant sous le poids de son formidable +ennemi. Qu’on pense que tout ce que nous venons de décrire s’était +passé en aussi peu de temps qu’il faut pour se le figurer, et l’on +aura quelque idée de ce que présentait d’horrible ce moment de la +lutte. + +Nous l’avons dit, le noble jeune homme avait chancelé, mais il n’avait +pas tremblé. Il se hâta de donner une pensée d’adieu à son Éthel. +Cette pensée d’amour fut comme une prière; elle lui rendit des forces. +Il enlaça le monstre de ses deux bras; puis, saisissant la lame de son +sabre par le milieu, il lui appuya perpendiculairement la pointe sur +l’épine du dos. Le brigand atteint poussa une clameur effrayante, et +d’un soubresaut, qui ébranla Ordener, il se dégagea des bras de son +intrépide adversaire et alla tomber à quelques pas en arrière, +emportant dans ses dents un lambeau du manteau vert qu’il avait mordu +dans sa fureur. + +Il se releva, souple et agile comme un jeune chamois, et le combat +recommença pour la troisième fois, d’une manière plus terrible encore. +Le hasard avait jeté près du lieu où il se trouvait un amas de +quartiers de rochers, entre lesquels les mousses et les ronces +croissaient paisiblement depuis des siècles. Deux hommes de force +ordinaire auraient à peine pu soulever la moindre de ces masses. Le +brigand en saisit une de ses deux bras et l’éleva au-dessus de sa tête +en la balançant vers Ordener. Son regard fut affreux dans ce moment. +La pierre, lancée avec violence, traversa lourdement l’espace; le +jeune homme n’eut que le temps de se détourner. Le quartier de granit +s’était brisé en éclats au pied du mur souterrain avec un bruit +épouvantable, que se renvoyèrent longtemps les échos profonds de la +grotte. + +Ordener étourdi avait à peine eu le temps de reprendre son sang-froid, +qu’une seconde masse de pierre se balançait dans les mains du brigand. +Irrité de se voir ainsi lapider lâchement, il s’élança vers le petit +homme, le sabre haut, afin de changer de combat; mais le bloc +formidable, parti comme un tonnerre, rencontra, en roulant dans +l’atmosphère épaisse et sombre de la caverne, la lame frêle et nue sur +son passage; elle tomba en éclats comme un morceau de verre, et le +rire farouche du monstre remplit la voûte. + +Ordener était désarmé. + +--As-tu, cria le monstre, quelque chose à dire à Dieu ou au diable +avant de mourir? + +Et son Å“il lançait des flammes, et tous ses muscles s’étaient roidis +de rage et de joie, et il s’était précipité avec un frémissement +d’impatience sur sa hache laissée à terre dans les plis du +manteau.--Pauvre Éthel! + +Tout à coup un rugissement lointain se fait entendre au dehors. Le +monstre s’arrête. Le bruit redouble; des clameurs d’hommes se mêlent +aux grondements plaintifs d’un ours. Le brigand écoute. Les cris +douloureux continuent. Il saisit brusquement la hache et s’élance, non +vers Ordener, mais vers l’une des crevasses dont nous avons parlé et +qui donnaient passage au jour. Ordener, au comble de la surprise de se +voir ainsi oublié, se dirige comme lui vers l’une de ces portes +naturelles, et voit, dans une clairière assez voisine, un grand ours +blanc réduit aux abois par sept chasseurs, parmi lesquels il croit +même distinguer ce Kennybol dont les paroles l’avaient tant frappé la +veille. + +Il se retourne. Le brigand n’était plus dans la grotte, et il entend +au dehors une voix effrayante qui criait: + +--Friend! Friend! je suis à toi! me voici! + + + + +XXX + + Pierre le bon enfant aux dés a tout perdu. + + RÉGNIER. + + +Le régiment des arquebusiers de Munckholm est en marche à travers les +défilés qui se trouvent entre Drontheim et Skongen. Tantôt il côtoie +un torrent, et l’on voit la file des bayonnettes ramper dans les +ravines comme un long serpent dont les écailles brillent au jour; +tantôt il tourne en spirale à l’entour d’une montagne, qui ressemble +alors à ces colonnes triomphales autour desquelles montent des +bataillons de bronze. + +Les soldats marchent, les armes basses et les manteaux déployés, d’un +air d’humeur et d’ennui, parce que ces nobles hommes n’aiment que le +combat ou le repos. Les grosses railleries, les vieux sarcasmes qui +faisaient hier leurs délices ne les égayent pas aujourd’hui; l’air est +froid, le ciel est brumeux. Il faut au moins, pour qu’un rire passager +s’élève dans les rangs, qu’une cantinière se laisse tomber +maladroitement du haut de son petit cheval barbe, ou qu’une marmite de +fer-blanc roule de rocher en rocher jusqu’au fond d’un précipice. + +C’est pour se distraire un moment de l’ennui de cette route que le +lieutenant Randmer, jeune baron danois, aborda le vieux capitaine +Lory, soldat de fortune. Le capitaine marchait, sombre et silencieux, +d’un pas pesant, mais assuré; le lieutenant, leste et léger, faisait +siffler une baguette qu’il avait arrachée aux broussailles dont le +chemin était bordé. + +--Eh bien, capitaine, qu’avez-vous donc? vous êtes triste. + +--C’est qu’apparemment j’en ai sujet, répondit le vieil officier sans +lever la tête. + +--Allons, allons, point de chagrin; regardez-moi, suis-je triste? et +pourtant je gage que j’en aurais au moins autant sujet que vous. + +--J’en doute, baron Randmer; j’ai perdu mon seul bien, j’ai perdu +toute ma richesse. + +--Capitaine Lory, notre infortune est précisément la même. Il n’y a +pas quinze jours que le lieutenant Alberick m’a gagné d’un coup de dé +mon beau château de Randmer et ses dépendances. Je suis ruiné; me +voit-on moins gai pour cela? + +Le capitaine répondit d’une voix bien triste: + +--Lieutenant, vous n’avez perdu que votre beau château; moi, j’ai +perdu mon chien. + +À cette réponse, la figure frivole du jeune homme resta indécise entre +le rire et l’attendrissement. + +--Capitaine, dit-il, consolez-vous; tenez, moi qui ai perdu mon +château... + +L’autre l’interrompit. + +--Qu’est-ce que cela? D’ailleurs, vous regagnerez un autre château. + +--Et vous retrouverez un autre chien. + +Le vieillard secoua la tête. + +--Je retrouverai un chien; je ne retrouverai pas mon pauvre Drake. + +Il s’arrêta; de grosses larmes roulaient dans ses yeux et tombaient +une à une sur son visage dur et rude. + +--Je n’avais, continua-t-il, jamais aimé que lui; je n’ai connu ni +père ni mère; que Dieu leur fasse paix, comme à mon pauvre +Drake!--Lieutenant Randmer, il m’avait sauvé la vie dans la guerre de +Poméranie; je l’appelai Drake pour faire honneur au fameux amiral.--Ce +bon chien! il n’avait jamais changé pour moi, lui, selon ma fortune. +Après le combat d’Oholfen, le grand général Schack l’avait flatté de +la main en me disant: Vous avez là un bien beau chien, sergent +Lory!--car à cette époque je n’étais encore que sergent. + +--Ah! interrompit le jeune baron en agitant sa baguette, cela doit +paraître singulier d'être sergent. + +Le vieux soldat de fortune ne l’entendait pas; il paraissait, se +parler à lui-même, et l’on entendait à peine quelques paroles +inarticulées s’échapper de sa bouche. + +--Ce pauvre Drake! être revenu tant de fois sain et sauf des brèches +et des tranchées pour se noyer, comme un chat, dans le maudit golfe de +Drontheim! + +--Mon pauvre chien! mon brave ami! tu étais digne de mourir comme moi +sur le champ de bataille. + +--Brave capitaine, cria le lieutenant, comment pouvez-vous rester +triste? nous nous battrons peut-être demain. + +--Oui, répondit dédaigneusement le vieux capitaine, contre de fiers + ennemis! + +--Comment, ces brigands de mineurs! ces diables de montagnards! + +--Des tailleurs de pierres, des voleurs de grands chemins! des gens +qui ne sauront seulement pas former en bataille la tête de porc ou le +coin de Gustave-Adolphe! voilà de belle canaille en face d’un homme +tel que moi, qui ai fait toutes les guerres de Poméranie et de +Holstein! les campagnes de Scanie et de Dalécarlie! qui ai combattu +sous le glorieux général Schack, sous le vaillant comte de Guldenlew! + +--Mais vous ne savez pas, interrompit Randmer, qu’on donne à ces +bandes un redoutable chef, un géant fort et sauvage comme Goliath, un +brigand qui ne boit que du sang humain, un démon qui porte en lui tout +Satan. + +--Qui donc? demanda l’autre. + +--Eh! le fameux Han d’Islande! + +--Brrr! je gage que ce formidable général ne sait seulement pas armer +un mousquet en quatre mouvements ou charger une carabine à +l’impériale! + +Randmer éclata de rire. + +--Oui, riez, poursuivit le capitaine. Il sera fort gai en effet de +croiser de bons sabres avec de viles pioches, et de nobles piques avec +des fourches à fumier! voilà de dignes ennemis! mon brave Drake +n’aurait pas daigné leur mordre les jambes! + +Le capitaine continuait de donner un cours énergique à son +indignation, lorsqu’il fut interrompu par l’arrivée d’un officier qui +accourait vers eux tout essoufflé. + +--Capitaine Lory! mon cher Randmer! + +--Eh bien? dirent-ils tous deux à la fois. + +--Mes amis, je suis glacé d’horreur!--D’Ahlefeld! le lieutenant + d’Ahlefeld! le fils du grand-chancelier! vous savez, mon cher baron + Randmer, ce Frédéric... si élégant... si fat!... + +--Oui, répondit le jeune baron, très élégant! Cependant, au dernier +bal de Charlottenbourg, mon déguisement était d’un meilleur goût que +le sien.--Mais que lui est-il donc arrivé? + +--Je sais de qui vous voulez parler, disait en même temps Lory, c’est +Frédéric d’Ahlefeld, le lieutenant de la troisième compagnie, qui a +les revers bleus. Il fait assez négligemment son service. + +--On ne s’en plaindra plus, capitaine Lory. + +--Comment? dit Randmer. + +--Il est en garnison à Walhstrom, continua froidement le vieux +capitaine. + +--Précisément, reprit l’autre, le colonel vient de recevoir un +messager... Ce pauvre Frédéric! + +--Mais qu’est-ce donc? capitaine Bollar, vous m’effrayez. Le vieux +Lory poursuivit: + +--Brrr! notre fat aura manqué aux appels, comme à son ordinaire; le +capitaine aura envoyé en prison le fils du grand-chancelier; et voilà , +j’en suis sûr, le malheur qui vous décompose le visage. + +Bollar lui frappa sur l’épaule. + +--Capitaine Lory, le lieutenant d’Ahlefeld a été dévoré tout vivant. + +Les deux capitaines se regardèrent fixement, et Randmer, un moment +étonné, se mit tout à coup à rire aux éclats. + +--Ah! ah! capitaine Bollar, je vois que vous êtes toujours mauvais +plaisant. Mais je ne donnerai pas dans celle-là , je vous en préviens. + +Et le lieutenant, croisant ses deux bras, donna un libre essor à toute +sa gaieté, en jurant que ce qui l’amusait le plus, c’était la +crédulité avec laquelle Lory accueillait les amusantes inventions de +Bollar. Le conte, disait-il, était vraiment drôle, et c’était une idée +tout à fait divertissante que de faire dévorer tout cru ce Frédéric +qui avait de sa peau un soin si tendre et si ridicule. + +--Randmer, dit gravement Bollar, vous êtes un fou. Je vous dis que +d’Ahlefeld est mort. Je le tiens du colonel;--mort! + +--Oh! qu’il joue bien son rôle! reprit le baron toujours en riant; +qu’il est amusant! + +Bollar haussa les épaules, et se tourna vers le vieux Lory, qui lui +demanda avec sang-froid quelques détails. + +--Oui vraiment, mon cher capitaine Bollar, ajouta le rieur +inextinguible, contez-nous donc par qui ce pauvre diable a été ainsi +mangé. A-t-il fait le déjeuner d’un loup, ou le souper d’un ours? + +--Le colonel, dit Bollar, vient de recevoir en route une dépêche, qui +l’instruit d’abord que la garnison de Walhstrom se replie vers nous, +devant un parti considérable d’insurgés. + +Le vieux Lory fronça le sourcil. + +--Ensuite, poursuivit Bollar, que le lieutenant Frédéric d’Ahlefeld, +ayant été, il y a trois jours, chasser dans les montagnes, du côté de +la ruine d’Arbar, y a rencontré un monstre, qui l’a emporté dans sa +caverne et l’a dévoré. + +Ici le lieutenant Randmer redoubla ses joyeuses exclamations. + +--Oh! oh! comme ce bon Lory croit aux contes d’enfants! C’est bien, +gardez votre sérieux, mon cher Bollar. Vous êtes admirablement drôle. +Mais vous ne nous direz pas quel est ce monstre, cet ogre, ce vampire +qui a emporté et mangé le lieutenant comme un chevreau de six jours! + +--Je ne vous le dirai pas, à vous, murmura Bollar avec impatience; +mais je le dirai à Lory, qui n’est pas follement incrédule.--Mon cher +Lory, le monstre qui a bu le sang de Frédéric, c’est Han d’Islande. + +--Le colonel des brigands! s’écria le vieux officier. + +--Eh bien, mon brave Lory, reprit le railleur Randmer, a-t-on besoin +de savoir l’exercice à l’impériale, quand on fait si bien manÅ“uvrer +sa mâchoire? + +--Baron Randmer, dit Bollar, vous avez le même caractère que +d’Ahlefeld; prenez garde d’avoir le même sort. + +--J’affirme, s’écria le jeune homme, que ce qui m’amuse le plus, c’est +le sérieux imperturbable du capitaine Bollar. + +--Et moi, répliqua Bollar, ce qui m’effraie le plus, c’est la gaieté +intarissable du lieutenant Randmer. + +En ce moment un groupe d’officiers, qui paraissaient s’entretenir +vivement, se rapprocha de nos trois interlocuteurs. + +--Ah! pardieu, s’écria Randmer, il faut que je les amuse de +l’invention de Bollar.--Camarades, ajouta-t-il en s’avançant vers eux, +vous ne savez pas? ce pauvre Frédéric d’Ahlefeld vient d'être croqué +tout vivant par le barbare Han d’Islande. + +En achevant ces paroles, il ne put réprimer un éclat de rire, qui, à +sa grande surprise, fut accueilli des nouveaux-venus presque avec des +cris d’indignation. + +--Comment! vous riez!--Je ne croyais pas que Randmer dût répéter de +cette manière une semblable nouvelle.--Rire d’un pareil malheur! + +--Quoi! dit Randmer troublé, est-ce que cela serait vrai? + +--Eh! c’est vous qui nous le répétez! lui cria-t-on de toutes parts. +Est-ce que vous n’avez pas foi en vos paroles? + +--Mais je croyais que c’était une plaisanterie de Bollar. + +Un vieux officier prit la parole. + +--La plaisanterie eût été de mauvais goût; mais ce n’en est +malheureusement pas une. Le baron Voethaün, notre colonel, vient de +recevoir cette fatale nouvelle. + +--Une affreuse aventure! c’est effrayant! répétèrent une foule de +voix. + +--Nous allons donc, disait l’un, combattre des loups et des ours à +face humaine! + +--Nous recevrons des coups d’arquebuse, disait l’autre, sans savoir +d’où ils partiront; nous serons tués un à un, comme de vieux faisans +dans une volière. + +--Cette mort de d’Ahlefeld, cria Bollar d’une voix solennelle, fait +frissonner. Notre régiment est malheureux. La mort de Dispolsen, celle +de ces pauvres soldats trouvés à Cascadthymore, celle de d’Ahlefeld, +voilà trois tragiques événements en bien peu de temps. + +Le jeune baron Randmer, qui était resté muet, sortit de sa rêverie. + +--Cela est incroyable, dit-il; ce Frédéric qui dansait si bien! + +Et après cette réflexion profonde, il retomba dans le silence, tandis +que le capitaine Lory affirmait qu’il était très affligé de la mort du +jeune lieutenant, et faisait remarquer au second arquebusier, Toric +Belfast, que le cuivre de sa bandoulière était moins brillant qu’à +l’ordinaire. + + + + +XXXI + + «Chut! chut! voilà un homme qui descend de là -haut + par le moyen d’une échelle. + + ........................................ + + --Oh oui, c’est un espion. + + --Le ciel ne pouvait m’accorder une plus grande + faveur que celle de pouvoir vous livrer... ma vie. + Je suis à vous; mais dites-moi, de grâce, à qui + appartient cette armée. + + --Au comte de Barcelone. + + --Quel comte? + + ................................ + + --Qu’est-ce donc? + + --Général, voilà un espion de l’ennemi. + + --D’où viens-tu? + + --Je venais ici, bien éloigné de songer à ce que + je devais y trouver; je ne m’attendais pas à ce + que je vois.» + + LOPE DE VEGA. _La Fuerza lastimosa_. + + +Il y a quelque chose de sinistre et de désolé dans l’aspect d’une +campagne rase et nue, quand le soleil a disparu, lorsqu’on est seul, +qu’on marche en brisant du pied des tronçons de paille sèche, au cri +monotone de la cigale, et qu’on voit de grands nuages déformés se +coucher lentement sur l’horizon, comme des cadavres de fantômes. + +Telle était l’impression qui se mêlait aux tristes pensées d’Ordener, +le soir de son inutile rencontre avec le brigand d’Islande. Étourdi un +moment de sa brusque disparition, il avait d’abord voulu le +poursuivre; mais il s’était égaré dans les bruyères, et il avait erré +toute la journée dans des terres de plus en plus incultes et sauvages, +sans rencontrer trace d’homme. À la chute du jour, il se trouvait dans +une plaine spacieuse, qui ne lui offrait de tous côtés qu’un horizon +égal et circulaire, où rien ne promettait un abri au jeune voyageur +exténué de fatigue et de besoin. + +Encore si ses souffrances corporelles n’eussent pas été aggravées par +les tristesses de son âme; mais c’en était fait! il avait atteint le +terme de son voyage, sans en remplir le but. Il ne lui restait même +plus ces folles illusions d’espérance qui l’avaient entraîné à la +poursuite du brigand; et maintenant que rien ne soutenait plus son +cÅ“ur, mille pensées décourageantes, qui n’y trouvaient point place la +veille, venaient l’assaillir. Qu’allait-il faire? comment revenir vers +Schumacker sans lui apporter le salut d’Éthel? de quelle effrayante +nature étaient les malheurs que la conquête de la fatale cassette eût +prévenus? Et son mariage, avec Ulrique d’Ahlefeld! S’il pouvait du +moins enlever son Éthel à cette indigne captivité; s’il pouvait fuir +avec elle, et emporter son bonheur dans quelque lointain exil! + +Il s’enveloppa de son manteau et se coucha sur la terre. Le ciel était +noir; une lueur orageuse apparaissait par intervalles dans les nues +comme à travers un crêpe funèbre, et s’éteignait; un vent froid +tournait sur la plaine. Le jeune homme songeait à peine à ces signes +d’une tempête violente et prochaine; et d’ailleurs, quand il eût pu +trouver un asile où fuir l’orage et se reposer de ses fatigues, en +eût-il trouvé un où fuir son malheur et se reposer de ses pensées? + +Tout à coup des sons confus de voix humaines arrivèrent à son oreille. +Surpris, il se souleva sur le coude, et aperçut, à quelque distance de +lui, comme des ombres se mouvoir dans l’obscurité. Il regarda; une +lumière brilla au milieu du groupe mystérieux, et Ordener vit, avec un +étonnement facile à concevoir, chacune de ces figures fantasmagoriques +s’enfoncer successivement dans la terre.--Tout disparut. + +Ordener était au-dessus des superstitions de son temps et de son pays. +Son esprit grave et mûr ignorait ces crédulités vaines, ces terreurs +étranges qui tourmentent l’enfance des peuples de même que l’enfance +des hommes. Il y avait cependant dans cette apparition singulière +quelque chose de surnaturel qui lui inspira une religieuse défiance de +sa raison; car nul ne sait si les esprits des morts ne reviennent pas +quelquefois sur la terre. + +Il se leva, fit un signe de croix, et se dirigea vers le lieu où la +vision avait disparu. De larges gouttes de pluie commençaient à +tomber; son manteau se gonflait comme une voile, et la plume de sa +toque, tourmentée par le vent, battait son visage. + +Il s’arrêta tout à coup.--Un éclair venait de lui montrer devant ses +pas une sorte de puits large et circulaire, où il se serait +infailliblement précipité sans la lueur bienfaisante de l’orage. Il +s’approcha du gouffre. Une lumière vague y brillait à une profondeur +effrayante, et répandait une teinte rougeâtre sur l’extrémité +inférieure de cet immense cylindre creusé dans les entrailles de la +terre. Ce rayon, qui semblait un feu magique allumé par les gnomes, +accroissait en quelque sorte l’incommensurable étendue des ténèbres +que l’œil était contraint de traverser pour l’atteindre. + +L’intrépide jeune homme, penché sur l’abîme, écouta. Un bruit lointain +de voix monta à son oreille. Il ne douta plus que les êtres qui +avaient étrangement paru et disparu à ses yeux ne se fussent plongés +dans ce gouffre, et il sentit un désir invincible, parce qu’il était +sans doute dans sa destinée, d’y descendre après eux, dût-il suivre +des spectres dans une des bouches de l’enfer. D’ailleurs, la tempête +commençait avec fureur, et ce gouffre lui présentait un abri contre +elle. Mais comment y descendre? quel chemin avaient pris ceux qu’il +voulait suivre, si ce n’étaient pas des fantômes?--Un second éclair +vint à son secours, et lui fit voir à ses pieds l’extrémité supérieure +d’une échelle, qui se prolongeait dans les profondeurs du puits. +C’était une forte solive verticale, que traversaient horizontalement, +de distance en distance, de courtes barres de fer destinées à recevoir +les pieds et les mains de ceux qui oseraient s’aventurer dans ce +gouffre. + +Ordener ne balança pas. Il se suspendit audacieusement à la formidable +échelle, et s’enfonça dans l’abîme, sans savoir même si elle le +conduirait jusqu’au fond, sans songer qu’il ne reverrait peut-être +plus le soleil. Bientôt, dans les ténèbres qui couvraient sa tête, il +ne distingua plus le ciel qu’aux éclairs bleuâtres qui l’illuminaient +fréquemment. Bientôt la pluie abondante, qui battait la surface de la +terre, n’arriva plus à lui qu’en rosée fine et vaporeuse. Bientôt le +tourbillon de vent qui s’engouffrait impétueusement dans le puits se +perdit au-dessus de lui en long sifflement. Il descendit, il descendit +encore, et à peine paraissait-il s'être rapproché de la lumière +souterraine. Il continua sans se décourager, en évitant seulement +d’abaisser son regard dans le gouffre, de peur d’y être précipité par +un étourdissement. + +Cependant, l’air de plus en plus étouffé, le bruit de voix de plus en +plus distinct, le reflet pourpre qui commençait à colorer la muraille +circulaire du puits, l’avertirent enfin qu’il n’était pas loin du +fond. Il descendit encore quelques échelons, et son regard put voir +clairement, au bas de l’échelle, l’entrée d’un souterrain éclairée +d’une lueur tremblante et rouge, tandis que son oreille était frappée +par des paroles qui attirèrent toute son attention. + +--Kennybol n’arrive pas, disait une voix du ton de l’impatience. + +--Qui peut le retenir? répétait la même voix après un moment de +silence. + +--Nous l’ignorons, seigneur Hacket, répondait-on. + +--Il a dû passer la nuit chez sa sÅ“ur Maase Braall, du village de +Surb, ajoutait une autre voix. + +--Vous le voyez, reprenait la première, je tiens, moi, tous mes +engagements. Je devais vous amener Han d’Islande pour chef; je vous +l’amène. + +Un murmure, dont il était difficile de deviner le sens, répondit à ces +paroles. La curiosité d’Ordener, déjà éveillée par le nom de ce +Kennybol, qui lui avait tant causé de surprise la veille, redoubla au +nom de Han d’Islande. + +La même voix reprit: + +--Mes amis, Jonas, Norbith, si Kennybol est en retard, qu’importe! +nous sommes assez nombreux pour ne plus rien craindre; avez-vous +trouvé vos enseignes dans les ruines de Crag? + +--Oui, seigneur Hacket, répondirent plusieurs voix. + +--Eh bien! levez l’étendard, il en est temps! Voici de l’or! voici +votre invincible chef. Courage! marchez à la délivrance du noble +Schumacker, de l’infortuné comte de Griffenfeld! + +--Vive! vive Schumacker! répétèrent une foule de voix, et le nom de +Schumacker se prolongea d’échos en échos dans les replis des voûtes +souterraines. + +Ordener, conduit de curiosité en curiosité, d’étonnement en +étonnement, écoutait, respirant à peine. Il ne pouvait croire ni +comprendre ce qu’il entendait. Schumacker mêlé à Kennybol, à Han +d’Islande! Quel était ce drame ténébreux dont, spectateur ignoré, il +entrevoyait une scène? De qui défendait-on les jours? de qui jouait-on +la tête? + +--Écoutez, reprit la même voix, vous voyez l’ami, le confident du +noble comte de Griffenfeld. C’était la première fois qu’Ordener +entendait cette voix. Elle poursuivit: + +--.....Accordez-moi votre confiance, comme il m’accorde la sienne. +Amis, tout vous favorise; vous arriverez à Drontheim sans rencontrer +un ennemi. + +--Seigneur Hacket, interrompit une voix, marchons. Peters m’a dit +avoir vu dans les défilés tout le régiment de Munckholm en marche +contre nous. + +--Il vous a trompé, répondit l’autre avec autorité. Le gouvernement +ignore encore votre révolte, et sa tranquillité est telle, que celui +qui a repoussé vos justes plaintes, votre oppresseur, l’oppresseur de +l’illustre et malheureux Schumacker, le général Levin de Knud a quitté +Drontheim pour aller dans la capitale assister aux fêtes du fameux +mariage de son élève Ordener Guldenlew avec Ulrique d’Ahlefeld. + +Qu’on juge de l’émotion d’Ordener. Dans ce pays sauvage et désert, +sous cette voûte mystérieuse, entendre des inconnus prononcer tous les +noms qui l’intéressaient, et jusqu’au sien propre! Un doute affreux +s’éleva dans son cÅ“ur. Serait-il vrai? était-ce en effet un agent du +comte de Griffenfeld dont il entendait la voix? Quoi! Schumacker, ce +vieillard vénérable, le noble père de sa noble Éthel, se révoltait +contre le roi son seigneur, soudoyait des brigands, allumait une +guerre civile! Et c’était pour cet hypocrite, pour ce rebelle, qu’il +avait, lui, fils du vice-roi de Norvège, élève du général Levin, +compromis son avenir, exposé sa vie! c’était pour lui qu’il avait +cherché et combattu ce brigand islandais avec lequel Schumacker +paraissait être d’intelligence, puisqu’il le plaçait à la tête de ces +bandits! Qui sait même si cette cassette, pour laquelle lui, Ordener, +avait été sur le point de donner son sang, ne contenait pas +quelques-uns des indignes secrets de cette trame odieuse? Ou plutôt le +vindicatif prisonnier de Munckholm ne s’était-il pas joué de lui? +Peut-être il avait découvert son nom; peut-être, et combien cette +pensée fut douloureuse pour le magnanime jeune homme! n’avait-il +désiré, en le poussant à ce fatal voyage, que la perte du fils d’un +ennemi? + +Hélas! lorsqu’on a longtemps porté le nom d’un malheureux en +vénération et en amour, quand dans le secret de sa pensée on a juré à +son infortune un attachement inviolable, c’est un moment bien amer que +celui où l’on reçoit son salaire d’ingratitude, où l’on sent que l’on +est désenchanté de la générosité, et qu’il faut renoncer à ce bonheur +si pur et si doux du dévouement. On a vieilli en un instant de la plus +triste des vieillesses, on est devenu vieux d’expérience; et l’on a +perdu la plus belle des illusions de la vie, qui n’a de beau que les +illusions. + +Telles étaient les désolantes pensées qui se pressaient confusément +dans l'âme d’Ordener. Le noble jeune homme eût voulu mourir dans ce +fatal moment; il lui semblait que toute la félicité de sa vie lui +échappait. Il y avait bien dans les assertions de celui qui parlait +comme envoyé de Griffenfeld des choses qui lui paraissaient +mensongères ou douteuses; mais comme elles n’étaient destinées qu’à +abuser de malheureux campagnards, Schumacker n’en était que plus +coupable à ses yeux; et ce Schumacker était le père de son Éthel! + +Ces réflexions agitèrent d’autant plus violemment son cÅ“ur qu’elles +s’y précipitèrent toutes à la fois. Il chancela sur les barreaux qui +le soutenaient, et continua d’écouter; car on attend parfois avec une +impatience inexplicable et une affreuse avidité les malheurs que l’on +redoute le plus. + +--Oui, poursuivit la voix de l’envoyé, vous êtes commandés par le +formidable Han d’Islande. Qui osera vous combattre? Votre cause est +celle de vos femmes, de vos enfants indignement dépouillés de votre +héritage; d’un noble infortuné, depuis vingt ans plongé injustement +dans une infâme prison. Allons, Schumacker et la liberté vous +attendent. Guerre aux tyrans! + +--Guerre! répétèrent mille voix; et l’on entendit dans les détours du +souterrain un long bruit d’armes se mêler aux sons rauques de la +trompe des montagnes. + +--Arrêtez! cria Ordener.--Il avait descendu précipitamment le reste de +l’échelle. L’idée d’épargner un crime à Schumacker et tant de malheurs +à son pays s’était emparée impérieusement de tout son être. Mais, au +moment où il était apparu sur le seuil du souterrain, la crainte de +perdre, par d’imprudentes déclamations, le père de son Éthel, et +peut-être son Éthel elle-même, avait remplacé tout autre sentiment en +lui; et il était resté là , pâle et jetant un regard étonné sur le +tableau singulier qui s’offrait à sa vue. + +C’était comme une immense place d’une ville souterraine, dont les +limites se perdaient derrière une foule de piliers qui soutenaient les +voûtes. Ces piliers brillaient comme des pilastres de cristal aux +rayons d’un millier de torches que portait une multitude d’hommes +bizarrement armés et répandus confusément dans les profondeurs de la +place. On eût dit, à voir tous ces points lumineux et toutes ces +figures effrayantes errer dans les ténèbres, une de ces assemblées +fabuleuses dont parlent les vieilles chroniques, de sorciers et de +démons qui portaient des étoiles pour flambeaux, et illuminaient la +nuit les vieux bois et les châteaux écroulés. + +Un long cri s’éleva. + +--Un étranger! Mort! mort! + +Cent bras étaient déjà levés sur Ordener. Il porta la main à son côté +pour y chercher son sabre.--Noble jeune homme! dans son généreux élan +il avait oublié qu’il était seul et désarmé. + +--Attendez, attendez! cria une voix, la voix de celui en qui Ordener +voyait l’envoyé de Schumacker. + +C’était un petit homme gras, vêtu de noir, à l’œil gai et faux. Il +s’avança vers Ordener. + +--Qui êtes-vous? lui dit-il. + +Ordener ne répondit pas; il était saisi de toutes parts, et il n’y +avait pas une place sur sa poitrine où ne s’appuyât la pointe d’une +épée ou le canon d’un pistolet. + +--Est-ce que tu as peur? demanda le petit homme avec un sourire. + +--Si ta main était sur mon cÅ“ur au lieu de ces épées, dit froidement +le jeune homme, tu verrais qu’il ne bat pas plus vite que le tien, en +supposant que tu aies un cÅ“ur. + +--Ah! ah! dit le petit homme, il fait le fier! eh bien! qu’il +meure.--Et il tourna le dos. + +--Donne-moi la mort, répliqua Ordener; c’est tout ce que je veux te +devoir. + +--Un instant, seigneur Hacket, dit un vieillard à barbe touffue, qui +se tenait appuyé sur un long mousquet. Vous êtes ici chez moi, et j’ai +seul le droit d’envoyer ce chrétien raconter aux morts ce qu’il a vu +ici. + +Le seigneur Hacket se mit à rire.--Ma foi, mon cher Jonas, comme il +vous plaira! Peu m’importe que cet espion soit jugé par vous, pourvu +qu’il soit condamné. + +Le vieillard se tourna vers Ordener: + +--Allons, dis-nous qui tu es, toi qui souhaitais si audacieusement de +savoir qui nous sommes. + +Ordener garda le silence. Entouré des étranges partisans de ce +Schumacker, pour lequel il aurait si volontiers donné son sang, il +n’éprouvait en ce moment qu’un désir infini de la mort. + +--Sa courtoisie ne veut pas répondre, dit le vieillard. Quand le +renard est pris, il ne crie plus. Tuez-le. + +--Mon brave Jonas, reprit Hacket, que la mort de cet homme soit le +premier exploit de Han d’Islande parmi vous. + +--Oui, oui! crièrent une foule de voix. + +Ordener étonné, mais toujours intrépide, chercha des yeux ce Han +d’Islande, auquel il avait si vaillamment disputé sa vie le matin +même, et vit, avec un redoublement de surprise, s’avancer vers lui un +homme d’une stature colossale, vêtu du costume des montagnards. Ce +géant fixa sur Ordener un regard atrocement stupide, et demanda une +hache. + +--Tu n’es pas Han d’Islande, dit Ordener avec force. + +--Qu’il meure! qu’il meure! cria Hacket d’une voix furieuse. + +Ordener vit qu’il fallait mourir. Il mit la main dans sa poitrine, +afin d’en tirer les cheveux de son Éthel et de leur donner un dernier +baiser. Ce mouvement fit tomber un papier de sa ceinture. + +--Quel est ce papier? dit Hacket; Norbith, prenez ce papier. + +Ce Norbith était un jeune homme dont les traits noirs et durs avaient +une expression de noblesse. Il ramassa le papier et le déploya. + +--Grand Dieu! s’écria-t-il, c’est la passe de mon pauvre ami +Christophorus Nedlam, de ce malheureux camarade qu’ils ont exécuté, il +n’y a pas huit jours, sur la place publique de Skongen, pour fausse +monnaie. + +--Eh bien! dit Hacket avec l’accent d’une attente trompée, gardez ce +chiffon de papier. Je le croyais plus important. Vous, mon cher Han +d’Islande, expédiez votre homme. + +Le jeune Norbith se plaça devant Ordener, et s’écria: + +--Cet homme est sous ma protection. Ma tête tombera avant qu’il tombe +un cheveu de la sienne. Je ne souffrirai pas que le sauf-conduit de +mon ami Christophorus Nedlam soit violé. + +Ordener, si miraculeusement protégé, baissa la tête et s’humilia; car +il se rappelait combien il avait dédaigneusement accueilli en lui-même +le vÅ“u touchant de l’aumônier Athanase Munder:--Puisse le don du +mourant être un bienfait pour le voyageur! + +--Bah! bah! dit Hacket, vous dites là des folies, mon brave Norbith. +Cet homme est un espion; il faut qu’il meure. + +--Donnez-moi ma hache, répéta le géant. + +--Il ne mourra pas! cria Norbith. Que dirait l’esprit de mon pauvre +Nedlam, qu’ils ont indignement pendu? Je vous assure qu’il ne mourra +pas; car Nedlam ne veut pas qu’il meure. + +--En effet, dit le vieux Jonas, Norbith a raison. Comment voulez-vous +qu’on tue cet étranger, seigneur Hacket? il a la passe de +Christophorus Nedlam. + +--Mais c’est un espion, c’est un espion, reprit Hacket. + +Le vieillard se plaça près du jeune homme, devant Ordener, et tous +deux dirent gravement: + +--Il a la passe de Christophorus Nedlam, qui a été pendu à Skongen. + +Hacket vit qu’il fallait céder; car tous les autres commençaient à +murmurer, en disant que cet étranger ne pouvait mourir, puisqu’il +portait le sauf-conduit de Nedlam le faux-monnayeur. + +--Allons, dit-il entre ses dents avec une rage concentrée, qu’il vive +donc. Au reste, c’est votre affaire. + +--Ce serait le diable que je ne le tuerais point, dit Norbith +triomphant. + +En parlant ainsi, il se tourna vers Ordener. + +--Écoute, poursuivit-il, tu dois être un bon frère, puisque tu as la +passe de Nedlam, mon pauvre ami. Nous sommes les mineurs royaux. Nous +nous révoltons pour qu’on nous délivre de la tutelle. Le seigneur +Hacket, que tu vois, dit que nous prenons les armes pouf un certain +comte Schumacker; mais moi je ne le connais pas. Étranger, notre cause +est juste. Écoute, et réponds-moi comme si tu répondais à ton saint +patron. Veux-tu être des nôtres? + +Une idée passa dans l’esprit d’Ordener. + +--Oui, répondit-il. + +Norbith lui présenta un sabre, qu’il reçut en silence. + +--Frère, dit le jeune chef, si tu veux nous trahir, tu commenceras par +me tuer. + +En ce moment le son de la trompe retentit sous les arceaux de la mine, +et l’on entendit des voix éloignées qui disaient: Voilà Kennybol. + + + + +XXXII + + Il a des pensées dans la tête qui vont jusqu’aux + cieux. + + _Romances espagnoles._ + + +L'âme a quelquefois des inspirations subites, des illuminations +soudaines, dont un volume entier de pensées et de réflexions +n’exprimerait pas mieux l’étendue, ne sonderait pas plus la +profondeur, que la clarté de mille flambeaux ne rendrait la lueur +immense et rapide de l’éclair. + +On n’essaiera donc pas d’analyser ici l’impulsion impérieuse et +secrète qui, à la proposition du jeune Norbith, jeta le noble fils du +vice-roi de Norvège parmi les bandits qui se révoltaient pour un +proscrit. Ce fut tout à la fois, sans doute, un généreux désir +d’approfondir, à tout prix, cette ténébreuse aventure, mêlé à un +dégoût amer de la vie, à un insouciant désespoir de l’avenir; +peut-être je ne sais quel doute de la culpabilité de Schumacker, +inspiré par tout ce qu’offraient de louche et de faux les apparences +diverses qui avaient frappé le jeune homme, par un instinct inconnu de +la vérité, et surtout par son amour pour Éthel. Enfin, ce fut +certainement une révélation intime du bien qu’un ami clairvoyant de +Schumacker pourrait lui faire, au milieu de ses aveugles partisans. + + + + +XXXIII + + Est-ce là le chef? ses regards m’effraient, je + n’oserais lui parler. + + MATURIN, _Bertram_. + + +Aux cris qui annonçaient le fameux chasseur Kennybol, Hacket s’élança +précipitamment au-devant de lui, en laissant Ordener avec les deux +autres chefs. + +--Vous voilà enfin, mon cher Kennybol! Venez que je vous présente à +votre formidable chef, Han d’Islande. + +À ce nom, Kennybol, qui arrivait pâle, haletant, les cheveux hérissés, +le visage inondé de sueur et les mains teintes de sang, recula de +trois pas. + +--Han d’Islande! + +--Allons, dit Hacket, rassurez-vous! il vient pour vous seconder. Ne +voyez en lui qu’un ami, qu’un compagnon. + +Kennybol ne l’entendait pas. + +--Han d’Islande ici! répéta-t-il. + +--Eh oui, dit Hacket, en réprimant un rire équivoque; allez-vous en +avoir peur? + +--Quoi! interrompit pour la troisième fois le chasseur, vous +m’affirmez... Han d’Islande dans--cette mine!... + +Hacket se tourna vers ceux qui l’entouraient: + +--Est-ce que notre brave Kennybol est fou? Puis, s’adressant à +Kennybol: + +--Je vois que c’est la crainte de Han d’Islande qui vous a retardé. + +Kennybol leva la main au ciel: + +--Par Etheldera, la sainte martyre norvégienne, ce n’est pas la +crainte de Han d’Islande, seigneur Hacket, mais bien Han d’Islande +lui-même, je vous jure, qui m’a empêché d'être ici plus tôt. + +Ces paroles firent éclater un murmure d’étonnement parmi la foule de +montagnards et de mineurs qui entouraient les deux interlocuteurs, et +jetèrent sur le front de Hacket le même nuage que l’aspect et le salut +d’Ordener y avaient déjà fait naître un moment auparavant. + +--Comment! que dites-vous? demanda-t-il en baissant la voix. + +--Je dis, seigneur Hacket, que sans votre maudit Han l’Islandais +j’aurais été ici avant le premier cri de la chouette. + +--En vérité! Que vous a-t-il donc fait? + +--Oh! ne me le demandez pas; je veux seulement que ma barbe blanchisse +en un jour, comme le poil d’une hermine, si l’on me surprend de ma +vie, puisqu’il est vrai que je vis encore, à la chasse d’un ours +blanc. + +--Est-ce que vous avez failli être dévoré par un ours? Kennybol haussa +les épaules en signe de mépris: + +--Un ours! voilà un redoutable ennemi! Kennybol dévoré par un ours! +Pour qui me prenez-vous, seigneur Hacket? + +--Ah! pardon, dit Hacket en souriant. + +--Si vous saviez ce qui m’est arrivé, mon brave seigneur, interrompit +le vieux chasseur en baissant la voix, vous ne me répéteriez point que +Han d’Islande est ici. + +Hacket parut de nouveau un moment déconcerté. Il arrêta brusquement +Kennybol par le bras, comme s’il craignait qu’il n’approchât davantage +du point de la place souterraine où l’on apercevait, au-dessus des +têtes des mineurs, la tête énorme du géant. + +--Mon cher Kennybol, dit-il d’une voix presque solennelle, contez-moi, +je vous prie, ce qui a causé votre retard. Vous sentez qu’au moment où +nous sommes, tout peut être d’une haute importance. + +--Cela est vrai, dit Kennybol après un moment de réflexion. + +Alors, cédant aux instances réitérées de Hacket, il lui raconta +comment il avait, le matin même, aidé de six compagnons, poussé un +ours blanc jusqu’aux environs de la grotte de Walderhog, sans +s’apercevoir, dans l’ardeur de la chasse, qu’il était si près de ce +lieu redoutable; comment les plaintes de l’ours aux abois avaient +attiré un petit homme, un monstre, un démon, qui, armé d’une hache de +pierre, s’était jeté sur eux à la défense de l’ours. L’apparition de +cette espèce de diable, qui ne pouvait être autre que Han, le démon +islandais, les avait glacés tous sept de terreur; enfin, ses six +malheureux camarades avaient été victimes des deux monstres, et lui, +Kennybol, n’avait dû son salut qu’à une prompte fuite, qui n’avait pas +été entravée, grâce à son agilité, à la fatigue de Han d’Islande, et, +avant tout, à la protection du bienheureux patron des chasseurs, saint +Sylvestre. + +--Vous voyez, seigneur Hacket, dit-il en terminant son récit encore +plein de son épouvante, et orné de toutes les fleurs de la rhétorique +des montagnes, vous voyez que si je viens tard, ce n’est pas moi qu’il +faut accuser, et qu’il est impossible que le démon d’Islande, que j’ai +laissé ce matin avec son ours, s’acharnant sur les cadavres de mes six +pauvres camarades dans la bruyère de Walderhog, soit maintenant, comme +notre ami, dans cette mine d’Apsyl-Corh, à notre rendez-vous. Je vous +proteste que cela ne se peut. Je le connais, à présent, ce démon +incarné; je l’ai vu! + +Hacket, qui avait tout écouté attentivement, prit la parole et dit +d’une voix grave: + +--Mon brave ami Kennybol, quand vous parlez de Han d’Islande ou de +l’enfer, ne croyez rien impossible. Je savais tout ce que vous venez +de me dire. + +L’expression de l’extrême étonnement et de la plus naïve crédulité se +peignit sur les traits sauvages du vieux chasseur des monts de Kole. + +--Comment? + +--... Oui, poursuivit Hacket, sur le visage duquel un observateur plus +adroit eût peut-être démêlé quelque chose de triomphant et de +sardonique, je savais tout, excepté pourtant que vous fussiez le héros +de cette triste aventure. Han d’Islande me l’avait contée en me +suivant ici. + +--Vraiment! dit Kennybol; et son regard attaché sur Hacket venait de +prendre un air de crainte et de respect. + +Hacket continua avec le même sang-froid: + +--Sans doute; mais maintenant, soyez tranquille, je vais vous conduire +à ce formidable Han d’Islande. + +Kennybol poussa un cri d’effroi. + +--Soyez tranquille, vous dis-je, reprit Hacket. Voyez en lui votre +chef et votre camarade; gardez-vous seulement de lui rappeler en rien +ce qui s’est passé ce matin. Vous comprenez? + +Il fallut céder, mais ce ne fut pas sans une vive répugnance +intérieure qu’il consentit à se laisser présenter au démon. Ils +s’avancèrent vers le groupe où étaient Ordener, Jonas et Norbith. + +--Mon bon Jonas, mon cher Norbith, dit Kennybol, que Dieu vous +assiste! + +--Nous en avons besoin, Kennybol, dit Jonas. En ce moment le regard +de Kennybol s’arrêta sur celui d’Ordener, qui cherchait le sien. + +--Ah! vous voilà , jeune homme, dit-il en s’approchant vivement de lui +et lui tendant sa main ridée et rude, soyez le bienvenu. Il paraît que +votre hardiesse a eu bon succès? + +Ordener, qui ne comprenait pas que ce montagnard parût le comprendre +si bien, allait provoquer une explication, quand Norbith s’écria: + +--Vous connaissez donc cet étranger, Kennybol? + +--Par mon ange gardien, si je le connais! Je l’aime et je l’estime. Il +est dévoué comme nous tous à la bonne cause que nous servons. + +Et il lança vers Ordener un second regard d’intelligence, auquel +celui-ci se préparait à répondre, lorsque Hacket, qui était allé +chercher son géant, que tous ces bandits semblaient fuir avec effroi, +les aborda tous quatre en disant: + +--Mon brave chasseur Kennybol, voici votre chef, le fameux Han de +Klipstadur! + +Kennybol jeta sur le brigand gigantesque un coup d’œil où il y avait +plus de surprise encore que de crainte, et se pencha vers l’oreille de +Hacket: + +--Seigneur Hacket, le Han d’Islande que j’ai laissé ce matin à +Walderhog était un petit homme. + +Hacket lui répondit à voix basse: + +--Vous oubliez, Kennybol! un démon! + +--Il est vrai, dit le crédule chasseur, il aura changé de forme. + +Et il se détourna en tremblant pour faire furtivement un signe de +croix. + + + + +XXXIV + + Le masque approche; c’est Angelo lui-même; le + drôle entend bien son métier; il faut qu’il soit + sûr de son fait. + + LESSING. + + +C’est dans une sombre forêt de vieux chênes, où pénètre à peine le +pâle crépuscule du matin, qu’un homme de petite taille en aborde un +autre qui est seul, et qui paraît l’attendre. L’entretien suivant +commence à voix basse: + +--Daigne votre grâce me pardonner si je l’ai fait attendre! Plusieurs +incidents m’ont retardé. + +--Lesquels? + +--Le chef des montagnards, Kennybol, n’est arrivé au rendez-vous qu’à +minuit; et nous avons en revanche été troublés par un témoin +inattendu. + +--Qui donc? + +--C’est un homme qui s’est jeté comme un fou dans la mine au milieu de +notre sanhédrin. J’ai pensé d’abord que c’était un espion, et j’ai +voulu le faire poignarder; mais il s’est trouvé porteur de la +sauvegarde de je ne sais quel pendu fort respecté de nos mineurs, et +ils l’ont pris sous leur protection. Je pense, en y réfléchissant, que +ce n’est sans doute qu’un voyageur curieux ou un savant imbécile. En +tout cas, j’ai disposé mes mesures à son égard. + +--Tout va-t-il bien du reste? + +--Fort bien. Les mineurs de Guldbranshal et de Fa-roër, commandés par +le jeune Norbith et le vieux Jonas, les montagnards de Kole, conduits +par Kennybol, doivent être en marche en ce moment. À quatre milles de +l’Étoile-Bleue, leurs compagnons de Hubfallo et de Sund-Moër les +joindront; ceux de Kongsberg et la troupe des forgerons du Smiasen, +qui ont déjà forcé la garnison de Walhstrom de se retirer, comme le +noble comte le sait, les attendent quelques milles plus loin.--Enfin, +mon cher et honoré maître, toutes ces bandes réunies feront halte +cette nuit à deux milles de Skongen, dans les gorges du Pilier-Noir. + +--Mais votre Han d’Islande, comment l’ont-ils reçu? + +--Avec une entière crédulité. + +--Que ne puis-je venger la mort de mon fils sur ce monstre! Quel +malheur qu’il nous ait échappé! + +--Mon noble seigneur, usez d’abord du nom de Han d’Islande pour vous +venger de Schumacker; vous aviserez ensuite au moyen de vous venger de +Han lui-même. Les révoltés marcheront aujourd’hui tout le jour et +feront halte ce soir, pour passer la nuit dans le défilé du +Pilier-Noir, à deux milles de Skongen. + +--Comment! vous laisseriez pénétrer si près de Skongen un +rassemblement aussi considérable?--MusdÅ“mon!... + +--Un soupçon, noble comte! Que votre grâce daigne envoyer, à l’instant +même, un messager au colonel Voethaün, dont le régiment doit être en +ce moment à Skongen; informez-le que toutes les forces des insurgés +seront campées cette nuit sans défiance dans le défilé du Pilier-Noir, +qui semble avoir été créé exprès pour les embuscades. + +--Je vous comprends; mais pourquoi, mon cher, avoir tout disposé de +façon que les rebelles soient si nombreux? + +--Plus l’insurrection sera formidable, seigneur, plus le crime de +Schumacker et votre mérite seront grands. D’ailleurs il importe +qu’elle soit entièrement éteinte d’un seul coup. + +--Bien! mais pourquoi le lieu de la halte est-il si voisin de Skongen? + +--Parce que, dans toutes les montagnes, c’est le seul où la défense +soit impossible. Il ne sortira de là que ceux qui sont désignés pour +figurer devant le tribunal. + +--À merveille!--Quelque chose, MusdÅ“mon, me dit de terminer +promptement cette affaire. Si tout est rassurant de ce côté, tout est +inquiétant de l’autre. Vous savez que nous avons fait faire à +Copenhague des recherches secrètes sur les papiers qui pouvaient être +tombés au pouvoir de ce Dispolsen? + +--Eh bien, seigneur? + +--Eh bien, je viens d’apprendre à l’instant que cet intrigant avait eu +des rapports mystérieux avec ce maudit astrologue Cumbysulsum. + +--Qui est mort dernièrement? + +--Oui; et que le vieux sorcier avait en mourant remis à l’agent de +Schumacker des papiers. + +--Damnation! il avait des lettres de moi, un exposé de notre plan! + +--De votre plan, MusdÅ“mon! + +--Mille pardons, noble comte! Mais aussi pourquoi votre grâce +avait-elle été se livrer à ce charlatan de Cumbysulsum? le vieux +traître! + +--Écoutez, MusdÅ“mon, je ne suis pas comme vous un être sans croyance +et sans foi.--Ce n’est pas sans de justes raisons, mon cher, que j’ai +toujours eu confiance dans la science magique du vieux Cumbysulsum. + +--Que votre grâce n’a-t-elle eu autant de défiance de sa fidélité que +de confiance en sa science? Au surplus, ne nous alarmons pas, mon +noble maître, Dispolsen est mort, ses papiers sont perdus; dans +quelques jours il ne sera plus question de ceux auxquels ils +pourraient servir. + +--En tout cas quelle accusation pourrait monter jusqu’à moi? + +--Ou jusqu’à moi, protégé par votre grâce? + +--Oh oui, mon cher, vous pouvez, certes, compter sur moi; mais hâtons, +je vous prie, le dénoûment de tout ceci; je vais envoyer le messager +au colonel. Venez, mes gens m’attendent derrière ces halliers, et il +faut reprendre le chemin de Drontheim, que le mecklembourgeois a +quitté sans doute. Allons, continuez à me bien servir, et, malgré tous +les Cumbysulsum et les Dispolsen de la terre, comptez sur moi à la vie +et à la mort! + +--Je prie votre grâce de croire... Diable! + +Ici ils s’enfoncèrent tous deux dans le bois, dans les détours duquel +leurs voix s’éteignirent peu à peu; et bientôt après on n’y entendit +plus que le bruit des pas des deux chevaux qui s’éloignaient. + + + + +XXXV + + .... Battez, tambours! ils viennent! + + .... Ils ont fait serment tous, et tous le même + serment, de ne pas rentrer en Castille sans le + comte prisonnier, leur seigneur. + + Ils ont sa statue de pierre dans un chariot, et + sont résolus à ne retourner en arrière qu’en + voyant la statue s’en retourner elle-même. + + Et en signe que celui qui ferait un pas en arrière + serait regardé comme un traître, ils ont tous levé + la main et prêté leur serment. + + ............................................. + + Et ils marchent vers Arlançon, aussi vite que + peuvent aller les bÅ“ufs qui traînent le chariot; + ils ne s’arrêtent pas plus que le soleil. + + Burgos reste désert; seulement les femmes et les + enfants y sont demeurés; il en est ainsi dans les + environs. + + Ils vont causant ensemble du cheval et du faucon, + et se demandant s’il faut affranchir la Castille + du tribut qu’elle paie à Léon. + + Et avant d’entrer dans la Navarre, ils rencontrent + sur la frontière...-- + + _Romances espagnoles._ + + +Pendant que la conversation qu’on vient de lire avait lieu dans une +des forêts qui avoisinent le Smiasen, les révoltés, divisés en trois +colonnes, sortirent de la mine de plomb d’Apsyl-Corh, par l’entrée +principale, qui s’ouvre de plain-pied sur un ravin profond. Ordener, +qui, malgré son désir de se rapprocher de Kennybol, avait été rangé +dans la bande de Norbith, ne vit d’abord qu’une longue procession de +torches, dont les feux, luttant avec les premières lueurs du jour, se +réfléchissaient sur des haches, des fourches, des pioches, des massues +armées de pointes de fer, d’énormes marteaux, des pics, des leviers et +toutes les armes grossières que la révolte peut emprunter au travail, +mêlées à d’autres armes régulières, qui annonçaient que cette révolte +était une conspiration, des mousquets, des piques, des sabres, des +carabines et des arquebuses. Quand le soleil eut paru, et que la +lumière des torches ne fut plus que de la fumée, il put mieux observer +l’aspect de cette singulière armée, qui s’avançait en désordre, avec +des chants rauques et des cris sauvages, pareille à un troupeau de +loups affamés qui vont à la conquête d’un cadavre. Elle était partagée +en trois divisions, ou plutôt en trois foules. D’abord marchaient les +montagnards de Kole, commandés par Kennybol, auquel ils ressemblaient +tous par leur costume de peaux de bêtes, et presque par leur mine +farouche et hardie. Puis venaient les jeunes mineurs de Norbith et les +vieux de Jonas, avec leurs grands feutres, leurs larges pantalons, +leurs bras entièrement nus et leurs visages noirs, qui tournaient vers +le soleil des yeux stupides. Au-dessus de ces bandes tumultueuses +flottaient pêle-mêle des bannières couleur de feu, sur lesquelles on +lisait différentes devises, telles que: Vive Schumacker!--Délivrons +notre libérateur!--Liberté aux mineurs! Liberté au comte de +Griffenfeld!--Mort à Guldenlew!--Mort aux oppresseurs! Mort à +d’Ahlefeld!--Les rebelles paraissaient plutôt considérer ces enseignes +comme des fardeaux que comme des ornements, et elles passaient de main +en main quand les porte-étendards étaient fatigués ou voulaient mêler +le son discordant de leur trompe aux psalmodies et aux vociférations +de leurs camarades. + +L’arrière-garde de cette étrange armée se composait de dix chariots +traînés par des rennes et de grands ânes, destinés sans doute à porter +les munitions; et l’avant-garde, du géant amené par Hacket, qui +marchait seul, armé d’une massue et d’une hache, et bien loin duquel +venaient, avec une sorte de terreur, les premiers rangs commandés par +Kennybol, qui ne le quittait pas des yeux, comme pour pouvoir suivre +son chef diabolique dans les diverses transfigurations qu’il lui +plairait de subir. + +Ce torrent de rebelles descendait ainsi avec une rumeur confuse et en +remplissant les bois de pins du bruit de la trompe des montagnes du +Drontheimhus septentrional. Il fut bientôt grossi par les diverses +bandes de Sund-Moër, de Hubfallo, de Kongsberg, et la troupe des +forgerons du Smiasen, qui présentait un contraste bizarre avec le +reste des révoltés. C’étaient des hommes grands et forts, armés de +pinces et de marteaux, ayant pour cuirasses de larges tabliers de +cuir, ne portant pour enseigne qu’une haute croix de bois, qui +marchaient gravement et en cadence, avec une régularité plus +réligieuse encore que militaire sans autre chant de guerre que les +psaumes et les cantiques de la bible. Ils n’avaient de chef que leur +porte-croix, qui s’avançait sans armes à leur tête. + +Tout ce ramas d’insurgés ne rencontrait pas un être humain sur son +passage. À leur approche, le chevrier poussait son troupeau dans une +caverne, et le paysan désertait son village; car l’habitant des +plaines et des vallées est partout le même, il craint la trompe des +bandits de même que le cor des archers. + +Ils traversèrent ainsi des collines et des forêts semées de rares +bourgades, suivirent des routes sinueuses où l’on voyait plus de +traces de bêtes fauves que de pas d’hommes, côtoyèrent des lagunes, +franchirent des torrents, des ravins, des marais. Ordener ne +connaissait aucun de ces lieux. Une fois seulement, son regard, se +levant, rencontra a l’horizon l’apparence lointaine et bleuâtre d’une +grande roche courbée. Il se pencha vers un de ses grossiers compagnons +de voyage: + +--Ami, quel est ce rocher là -bas, au sud, à droite? + +--C’est le Cou-de-Vautour, le rocher d’Oëlmoe, répondit l’autre. + +Ordener soupira profondément. + + + + +XXXVI + + Ma fille, Dieu vous garde et vous veuille bénir! + + RÉGNIER. + + +Guenon, perroquets, peignes et rubans, tout était prêt chez la +comtesse d’Ahlefeld pour recevoir le lieutenant Frédéric. Elle avait +fait venir à grands frais le dernier roman de la fameuse Scudéry. On +l’avait, par son ordre, revêtu d’une riche reliure à fermoirs de +vermeil ciselé, et placé entre les flacons d’essence et les boîtes de +mouches, sur l’élégante toilette à pieds dorés, ornée de mosaïque de +bois, dont elle avait meublé le boudoir futur de son cher enfant +Frédéric. Quand elle eut ainsi parcouru le cercle minutieux de ces +petits soins maternels, qui l’avaient un moment distraite de la haine, +elle songea qu’elle n’avait plus autre chose à faire que de nuire à +Schumacker et à Éthel. Le départ du général Levin les lui livrait sans +défense. + +Il s’était passé depuis peu dans le donjon de Munckholm une foule de +choses sur lesquelles elle n’avait pu obtenir que des données très +vagues.--Quel était le serf, vassal ou paysan, qui, à en croire les +paroles très ambiguës et très embarrassées de Frédéric, s’était fait +aimer de la fille de l’ex-chancelier?--Quels étaient les rapports du +baron Ordener avec les prisonniers de Munckholm?--Quels étaient les +motifs incompréhensibles de l’absence si singulière d’Ordener, dans un +moment où les deux royaumes n’étaient occupés que de son prochain mariage +avec cette Ulrique d’Ahlefeld qu’il paraissait dédaigner?--Enfin, que +s’était-il passé entre Levin de Knud et Schumacker?--L’esprit de la +comtesse se perdait en conjectures. Elle résolut enfin, pour éclaircir +tous ces mystères, de hasarder une descente à Munckholm, conseil que lui +donnaient à la fois sa curiosité de femme et ses intérêts d’ennemie. + +Un soir qu’Éthel, seule dans le jardin du donjon, venait de graver, +pour la sixième fois, avec le diamant d’une bague, je ne sais quel +chiffre mystérieux sur le pilier noir de la poterne qui avait vu +disparaître son Ordener, cette porte s’ouvrit. La jeune fille +tressaillit. C’était la première fois que cette poterne s’ouvrait, +depuis qu’elle s’était refermée sur lui. + +Une grande femme pâle, vêtue de blanc, était devant elle. Elle +présentait à Éthel un sourire doux comme du miel empoisonné, et il y +avait, derrière son regard paisible et bienveillant, comme une +expression de haine, de dépit et d’admiration involontaire. + +Éthel la considéra avec étonnement, presque avec crainte. Depuis sa +vieille nourrice, qui était morte entre ses bras, c’était la première +femme qu’elle voyait dans la sombre enceinte de Munckholm. + +--Mon enfant, dit doucement l’étrangère, vous êtes la fille du +prisonnier de Munckholm? + +Éthel ne put s’empêcher de détourner la tête; quelque chose en elle ne +sympathisait pas avec l’étrangère, et il lui semblait qu’il y avait du +venin dans le souffle qui accompagnait cette douce voix.--Elle +répondit: + +--Je m’appelle Éthel Schumacker. Mon père dit qu’on me nommait, dans +mon berceau, comtesse de Tongsberg et princesse de Wollin. + +--Votre père vous dit cela! s’écria la grande femme avec un accent +qu’elle réprima aussitôt. Puis elle ajouta:--Vous avez éprouvé bien +des malheurs! + +--Le malheur m’a reçue à ma naissance dans ses bras de fer, répondit +la jeune prisonnière; mon noble père dit qu’il ne me quittera qu’à ma +mort. + +Un sourire passa sur les lèvres de l’étrangère, qui reprit du ton de +la pitié: + +--Et vous ne murmurez pas contre ceux qui ont jeté votre vie dans ce +cachot? vous ne maudissez pas les auteurs de votre infortune? + +--Non, de peur que notre malédiction n’attire sur eux des maux pareils +à ceux qu’ils nous font souffrir. + +--Et, continua la femme blanche avec un front impassible, +connaissez-vous les auteurs de ces maux dont vous vous plaignez? + +Éthel réfléchit un moment et dit: + +--Tout s’est fait par la volonté du ciel. + +--Votre père ne vous parle jamais du roi? + +--Le roi? c’est celui pour lequel je prie matin et soir sans le +connaître. + +Éthel ne comprit pas pourquoi l’étrangère se mordit les lèvres à cette +réponse. + +--Votre malheureux père ne vous nomme jamais, dans sa colère, ses +implacables ennemis, le général Arensdorf, l’évêque Spollyson, le +chancelier d’Ahlefeld? + +--J’ignore de qui vous me parlez. + +--Et connaissez-vous le nom de Levin de Knud? + +Le souvenir de la scène qui s’était passée la surveille entre le +gouverneur de Drontheim et Schumacker était trop récent dans l’esprit +d’Éthel, pour que le nom de Levin de Knud ne la frappât point. + +--Levin de Knud? dit-elle; il me semble que c’est cet homme pour +lequel mon père a tant d’estime et presque tant d’affection. + +--Comment! s’écria la grande femme. + +--Oui, reprit la jeune fille, c’est ce Levin de Knud que mon seigneur +et père défendait si vivement avant-hier contre le gouverneur de +Drontheim. + +Ces paroles redoublèrent la surprise de l’autre: + +--Contre le gouverneur de Drontheim! Ne vous jouez pas de moi, ma +fille. Ce sont vos intérêts qui m’amènent. Votre père prenait contre +le gouverneur de Drontheim le parti du général Levin de Knud! + +--Du général! il me semble que c’était du capitaine... Mais non; vous +avez raison.--Mon père, poursuivit Éthel, paraissait conserver autant +d’attachement à ce général Levin de Knud qu’il témoignait de haine au +gouverneur du Drontheimhus. + +--Voilà encore un étrange mystère! dit en elle-même la grande femme +pâle, dont la curiosité s’allumait de plus en plus.--Ma chère enfant, +que s’est-il donc passé entre votre père et le gouverneur de +Drontheim? + +L’interrogatoire fatiguait la pauvre Éthel, qui regarda fixement la +grande femme. + +--Suis-je donc une criminelle pour que vous m’interrogiez ainsi? + +À ce mot si simple, l’inconnue parut interdite, comme si elle sentait +le fruit de son adresse lui échapper. Elle reprit néanmoins, d’une +voix légèrement émue: + +--Vous ne me parleriez pas ainsi si vous saviez pourquoi et pour qui +je viens. + +--Quoi! dit Éthel, viendriez-vous de sa part? m’apporteriez-vous un +message de lui? + +Et tout son sang rougissait son beau visage; et tout son cÅ“ur s’était +soulevé dans son sein, gonflé d’impatience et d’inquiétude. + +--... De qui? demanda l’autre. + +La jeune fille s’arrêta au moment de prononcer le nom adoré. Elle +avait vu luire dans l’œil de l’étrangère un éclair de sombre joie qui +semblait un rayon de l’enfer. Elle dit tristement: + +--Vous ne savez pas de qui je veux parler. L’expression de l’attente +trompée se peignit pour la seconde fois sur le visage bienveillant de +l’autre. + +--Pauvre jeune fille! s’écria-t-elle, que pourrais-je faire pour vous? + +Éthel n’entendait pas. Sa pensée était derrière les montagnes du +septentrion, à la suite de l’aventureux voyageur. Sa tête s’était +baissée sur son sein, et ses mains s’étaient jointes comme +d’elles-mêmes. + +--Votre père espère-t-il sortir de cette prison? Cette question, que +l’inconnue répéta deux fois, ramena Éthel à elle-même. + +--Oui, dit-elle. + +Et une larme roula dans ses yeux. + +Ceux de l’étrangère s’étaient animés à cette réponse. + +--Il l’espère, dites-moi! et comment? par quel moyen? quand? + +--Il espère sortir de cette prison, parce qu’il espère sortir de la +vie. + +Il y a quelquefois dans la simplicité d’une âme douce et jeune une +puissance qui se joue des ruses d’un cÅ“ur vieilli dans la méchanceté. +Cette pensée parut agiter l’esprit de la grande femme, car +l’expression de son visage changea tout à coup; et, posant sa main +froide sur le bras d’Éthel: + +--Écoutez-moi, dit-elle d’un ton qui était presque de la franchise; +avez-vous entendu dire que les jours de votre père sont de nouveau +menacés d’une enquête juridique? qu’il est soupçonné d’avoir fomenté +une révolte parmi les mineurs du Nord? + +Ces mots de révolte et d’enquête n’offraient pas d’idée claire à +Éthel; elle leva son grand Å“il noir sur l’inconnue: + +--Que voulez-vous dire? + +--Que votre père conspire contre l’état; que son crime est presque +découvert; que ce crime entraîne la peine de mort. + +--Mort! crime!... s’écria la pauvre enfant. + +--Crime et mort, dit gravement la femme étrangère. + +--Mon père! mon noble père! poursuivit Éthel. + +Hélas! lui qui passe ses jours à m’entendre lire l’Edda et l’Évangile! +lui, conspirer! Que vous a-t-il donc fait? + +--Ne me regardez pas ainsi; je vous le répète, je suis loin d'être +votre ennemie. Votre père est soupçonné d’un grand crime, je vous en +avertis. Peut-être, au lieu de ces témoignages de haine, aurais-je +droit à quelque reconnaissance. + +Ce reproche toucha Éthel. + +--Oh! pardon, noble dame! pardon! Jusqu’ici quel être humain +avons-nous vu qui ne fût de nos ennemis? J’ai été défiante envers +vous; vous me le pardonnez, n’est-ce pas? + +L’étrangère sourit. + +--Quoi! ma fille! est-ce que jusqu’à ce jour vous n’avez pas encore +rencontré un ami? + +Une vive rougeur enflamma les joues d’Éthel. Elle hésita un moment. + +--Oui.--Dieu connaît la vérité. Nous avons trouvé un ami, noble dame. +Un seul! + +--Un seul! dit précipitamment la grande femme. Nommez-le-moi, de +grâce; vous ne savez pas combien il est important. C’est pour le salut +de votre père. Quel est cet ami? + +--Je l’ignore, dit Éthel. L’inconnue pâlit. + +--Est-ce parce que je veux vous servir que vous vous jouez de moi? +Songez qu’il s’agit des jours de votre père. Quel est, dites, quel est +l’ami dont vous me parliez? + +--Le ciel sait, noble dame, que je ne connais de lui que son nom, qui +est Ordener. + +Éthel dit ces mots avec cette peine que l’on éprouve à prononcer +devant un indifférent le nom sacré qui réveille en nous tout ce qui +aime. + +--Ordener! Ordener! répéta l’inconnue avec une émotion étrange, tandis +que ses mains froissaient vivement la blanche broderie de son +voile.--Et quel est le nom de son père? demanda-t-elle d’une voix +troublée. + +--Je ne sais, répondit la jeune fille. Qu’importent sa famille et son +père! Cet Ordener, noble dame, est le plus généreux des hommes. + +Hélas! l’accent qui accompagnait cette parole avait livré tout le +secret du cÅ“ur d’Éthel à la pénétration de l’étrangère. + +L’étrangère prit un air calme et composé, et fit cette demande sans +quitter la jeune fille du regard: + +--Avez-vous entendu parler du prochain mariage du fils du vice-roi +avec la fille du grand-chancelier actuel, d’Ahlefeld? + +Il fallut recommencer cette question, pour ramener l’esprit d’Éthel à +des idées qui ne semblaient point l’intéresser. + +--Je crois que oui, fut toute sa réponse. + +Sa tranquillité, son air indifférent parurent surprendre l’inconnue. + +--Eh bien! que pensez-vous de ce mariage? + +Il lui fut impossible d’apercevoir la moindre altération dans les +grands yeux d’Éthel tandis qu’elle répondait: + +--En vérité, rien. Puisse leur union être heureuse! + +--Les comtes Guldenlew et d’Ahlefeld, pères des deux fiancés, sont +deux grands ennemis de votre père. + +--Puisse, répéta doucement Éthel, l’union de leurs enfants être +heureuse! + +--Il me vient une idée, poursuivit l’astucieuse inconnue. Si les jours +de votre père sont menacés, vous pourriez, à l’occasion de ce grand +mariage, faire obtenir sa grâce par le fils du comte vice-roi. + +--Les saints vous récompenseront de tous vos bons soins pour nous, +noble dame; mais comment faire parvenir ma prière jusqu’au fils du +vice-roi? + +Ces paroles étaient prononcées avec tant de bonne foi qu’elles +arrachèrent à l’étrangère un geste d’étonnement. + +--Quoi! est-ce que vous ne le connaissez pas? + +--Ce puissant seigneur! s’écria Éthel; vous oubliez qu’aucun de mes +regards n’a encore franchi l’enceinte de cette forteresse. + +--Mais vraiment, murmura entre ses dents la grande femme, que me +disait donc ce vieux fou de Levin? Elle ne le connaît pas.--Impossible +cependant! dit-elle en élevant la voix; vous devez avoir vu le fils du +vice-roi, il est venu ici. + +--Cela se peut, noble dame; de tous les hommes qui sont venus ici je +n’ai jamais vu que lui, mon Ordener. + +--Votre Ordener! interrompit l’inconnue.--Elle continua, sans paraître +s’apercevoir de la rougeur d’Éthel:--Connaissez-vous un jeune homme au +visage noble, à la taille élégante, à la démarche grave et assurée? +son Å“il est doux et austère, son teint frais comme celui d’une jeune +fille, ses cheveux châtains. + +--Oh! s’écria la pauvre Éthel, c’est lui, c’est mon fiancé, mon adoré +Ordener! Dites-moi, noble et chère dame, m’apportez-vous de ses +nouvelles? Où l’avez-vous rencontré? Il vous a dit qu’il daignait +m’aimer, n’est-il pas vrai? Il vous a dit qu’il avait tout mon amour. +Hélas! une malheureuse prisonnière n’a que son amour au monde. Ce +noble ami! Il n’y a pas huit jours, je le voyais encore à cette même +place, avec son manteau vert, sous lequel bat un si généreux cÅ“ur, et +cette plume noire qui se balançait avec tant de grâce sur son beau +front. + +Elle n’acheva pas. Elle vit la grande femme inconnue trembler, pâlir +et rougir, et crier d’une voix foudroyante à ses oreilles: + +--Malheureuse! tu aimes Ordener Guldenlew, le fiancé d’Ulrique +d’Ahlefeld, le fils du mortel ennemi de ton père, du vice-roi de +Norvège! + +Éthel tomba évanouie. + + + + +XXXVII + + CAUPOLICAN. + + Marchez avec tant de précaution que la terre + elle-même n’entende pas le bruit de vos pas... + Redoublez de soins, mes amis... Si nous arrivons + sans être entendus, je vous réponds de la + victoire. + + TUCAPEL. + + La nuit a tout couvert de ses voiles; une + obscurité effrayante enveloppe la terre. Nous + n’entendons aucune sentinelle, nous n’avons point + aperçu d’espions. + + RINGO. + + Avançons! + + . . . . . . . . . . + + TUCAPEL. + + Qu’entends-je? serions-nous découverts? + + LOPE DE VEGA, _l’Arauque dompté_. + + +--Dis-moi, Guldon Stayper, mon vieux camarade, sais-tu que la bise du +soir commence à me rabattre vigoureusement les poils de mon bonnet sur +le visage? + +C’était Kennybol, qui, détachant un moment son regard du géant qui +marchait en tête des révoltés, s’était tourné à demi vers l’un des +montagnards que le hasard d’une course désordonnée avait placé près de +lui. + +Celui-ci secoua la tête, et changea d’épaule la bannière qu’il +portait, avec un grand soupir de lassitude. + +--Hum! je crois, notre capitaine, que dans ces maudites gorges du +Pilier-Noir, où le vent se précipite comme un torrent, nous n’aurons +pas tout à fait aussi chaud cette nuit qu’une flamme qui danse sur la +braise. + +--Il faudra faire de tels feux que les vieilles chouettes en soient +éveillées au haut des rochers, dans leurs palais de ruines. Je n’aime +pas les chouettes; dans cette horrible nuit où j’ai vu la fée Ubfem, +elle avait la forme d’une chouette. + +--Par saint Sylvestre! interrompit Guldon Stayper en détournant la +tête, l’ange du vent nous donne de furieux coups d’ailes!--Si l’on +m’en croit, capitaine Kennybol, on mettra le feu à tous les sapins +d’une montagne. D’ailleurs ce sera une belle chose à voir qu’une armée +se chauffant avec une forêt. + +--À Dieu ne plaise, mon cher Guldon! et les chevreuils! et les +gerfauts! et les faisans! fais cuire le gibier, à merveille; mais ne +le fais pas brûler. + +Le vieux Guldon se mit à rire: + +--Notre capitaine, tu es bien toujours le même démon Kennybol, le loup +des chevreuils, l’ours des loups, et le buffle des ours! + +--Sommes-nous encore loin du Pilier-Noir? demanda une voix parmi les +chasseurs. + +--Compagnon, répondit Kennybol, nous entrerons dans les gorges à la +nuit tombante; nous voici dans un instant aux Quatre-Croix. Il se fit +un moment de silence, pendant lequel on n’entendit que le bruit +multiplié des pas, le gémissement de la bise, et le chant éloigné de +la bande des forgerons du lac Smiasen. + +--Ami Guldon Stayper, reprit Kennybol après avoir sifflé l’air du +chasseur Rollon, tu viens de passer quelques jours à Drontheim? + +--Oui, notre capitaine; notre frère Georges Stayper le pêcheur était +malade, et j’ai été le remplacer pendant quelque temps dans sa barque, +afin que sa pauvre famille ne mourût pas de faim pendant qu’il serait +mort de maladie. + +--Et puisque tu arrives de Drontheim, as-tu eu occasion de voir ce +comte, le prisonnier... Schumacker... Gleffenhem... quel est son nom +déjà ? cet homme enfin au nom duquel nous nous révoltons contre la +tutelle royale, et dont tu portes sans doute les armoiries brodées sur +cette grande bannière couleur de feu? + +--Elle est bien lourde! dit Guldon.--Tu veux parler du prisonnier du +château-fort de Munckholm, le comte?... enfin soit. Et comment +veux-tu, notre brave capitaine, que je l’aie vu? il m’aurait fallu, +ajouta-t-il en baissant la voix, les yeux de ce démon qui marche +devant nous, sans pourtant laisser derrière lui l’odeur du soufre, de +ce Han d’Islande qui voit à travers les murs, ou l’anneau de la fée +Mab qui passe par le trou des serrures.--Il n’y a en ce moment parmi +nous, j’en suis sûr, qu’un seul homme qui ait vu le comte... le +prisonnier dont tu me parles. + +--Un seul? Ah! le seigneur Hacket? Mais ce Hacket n’est plus parmi +nous. Il nous a quittés cette nuit pour retourner... + +--Ce n’est point le seigneur Hacket que je veux dire, notre capitaine. + +--Et qui donc? + +--Ce jeune homme au manteau vert, à la plume noire, qui est tombé au +milieu de nous cette nuit. + +--Eh bien? + +--Eh bien! dit Guldon en se rapprochant de Kennybol, c’est celui-là +qui connaît le comte... ce fameux comte, enfin, comme je te connais, +notre capitaine Kennybol. + +Kennybol regarda Guldon, cligna de l’œil gauche en faisant claquer +ses dents, et lui frappa sur l’épaule avec cette exclamation +triomphale qui échappe à notre amour-propre, quand nous sommes +contents de notre pénétration:--Je m’en doutais! + +--Oui, notre capitaine, poursuivit Guldon Stayper en replaçant +l’étendard couleur de feu sur l’épaule délassée, je te proteste que le +jeune homme vert a vu le comte...--je ne sais comment tu l’appelles, +celui donc pour qui nous allons nous battre.--dans le donjon même de +Munckholm, et qu’il ne paraissait pas attacher moins d’importance à +entrer dans cette prison, que toi ou moi à pénétrer dans un parc +royal. + +--Et comment sais-tu cela, notre frère Guldon? + +Le vieux montagnard saisit le bras de Kennybol, puis, entr’ouvrant sa +peau de loutre avec une précaution presque soupçonneuse:--Regarde! lui +dit-il. + +--Par mon très saint patron! s’écria Kennybol, cela brille comme du +diamant! + +C’était en effet une riche boucle de diamants, qui attachait le +grossier ceinturon de Guldon Stayper. + +--Et il est aussi vrai que c’est du diamant, repartit celui-ci en +laissant tomber le pan de sa casaque, qu’il est vrai que la lune est à +deux journées de marche de la terre, et que le cuir de mon ceinturon +est du cuir de buffle mort. + +Mais les traits de Kennybol s’étaient rembrunis, et avaient passé de +l’étonnement à la sévérité. Il baissa les yeux vers la terre en disant +avec une sorte de solennité sauvage: + +--Guldon Stayper, du village de Chol-Soe, dans les montagnes de Kole, +ton père, Medprath Stayper, est mort à cent deux ans, sans avoir rien +à se reprocher, car ce ne sont pas des forfaitures que de tuer par +mégarde un daim ou un élan du roi.--Guldon Stayper, tu as sur ta tête +grise cinquante-sept bonnes années, ce qui n’est jeunesse que pour le +hibou.--Guldon Stayper, notre camarade, j’aimerais mieux pour toi que +les diamants de cette boucle fussent des grains de mil, si tu ne l’as +pas acquise légitimement, aussi légitimement que le faisan royal +acquiert la balle de plomb du mousquet. + +En prononçant cette singulière admonestation, il y avait dans l’accent +du chef montagnard à la fois de la menace et de l’onction. + +--Aussi vrai que notre capitaine Kennybol est le plus hardi chasseur +de Kole, répondit Guldon sans s’émouvoir, et que ces diamants sont des +diamants, je les possède en légitime propriété. + +--Vraiment! reprit Kennybol avec une inflexion de voix qui tenait le +milieu entre la confiance et le doute. + +--Dieu et mon patron béni savent, reprit Guldon, que c’était un soir, +au moment où je venais d’indiquer le Spladgest de Drontheim à des +enfants de notre bonne mère la Norvège, qui apportaient le corps d’un +officier trouvé sur les grèves d’Urchtal.--Il y a de ceci huit jours +environ.--Un jeune homme s’avança vers ma barque:--À Munckholm! me +dit-il. Je m’en souciais peu, notre capitaine; un oiseau ne vole pas +volontiers autour d’une cage. Cependant le jeune seigneur avait la +mine haute et fière, il était suivi d’un domestique qui menait deux +chevaux; il avait sauté dans ma barque d’un air d’autorité; je pris +mes rames,--c’est-à -dire les rames de mon frère. C’était mon bon ange +qui le voulait. En arrivant, le jeune passager, après avoir parlé au +seigneur sergent, qui commandait sans doute le fort, m’a jeté pour +paiement, et Dieu m’entend, notre capitaine, oui, cette boucle de +diamants que je viens de te montrer, et qui eût dû appartenir à mon +frère Georges, et non à moi, si, à l’heure où le voyageur, que le ciel +assiste, m’a pris, la journée que je faisais pour Georges n’eût été +finie. Cela est la vérité, capitaine Kennybol. + +--Bien. + +Peu à peu la physionomie du chef reprit autant de sérénité que son +expression, naturellement sombre et dure, le lui permettait, et il +demanda à Guldon, d’une voix radoucie: + +--Et tu es sûr, notre vieux camarade, que ce jeune homme est le même +qui est maintenant derrière nous avec ceux de Norbith? + +--Sûr. Je n’oublierais pas, entre mille visages, le visage de celui +qui a fait ma fortune. D’ailleurs, c’est le même manteau, la même +plume noire. + +--Je te crois, Guldon. + +--Et il est clair qu’il allait voir le fameux prisonnier; car, si ce +n’eût pas été pour quelque grand mystère, il n’eût point récompensé +ainsi le batelier qui l’amenait; et d’ailleurs, maintenant qu’il se +retrouve avec nous... + +--Tu as raison. + +--Et j’imagine, notre capitaine, que le jeune étranger est peut-être +bien plus en crédit auprès du comte que nous allons délivrer, que le +seigneur Hacket, qui ne me semble bon, sur mon âme, qu’à miauler comme +un chat sauvage. + +Kennybol fit un signe de tête expressif. + +--Notre camarade, tu as dit ce que j’allais dire. Je serais, dans +toute cette affaire, bien plus tenté d’obéir à ce jeune seigneur qu’à +l’envoyé Hacket. Que saint Sylvestre et saint Olaüs me soient en aide; +si le démon islandais nous commande, je pense, camarade Guldon, que +nous le devons beaucoup moins au corbeau bavard Hacket, qu’à cet +inconnu. + +--Vrai, notre capitaine? demanda Guldon. Kennybol ouvrait la bouche +pour répondre, quand il se sentit frapper sur l’épaule. C’était +Norbith. + +--Kennybol, nous sommes trahis! Gormon Woëstroem vient du sud. Tout le +régiment des arquebusiers marche contre nous. Les hulans de Slesvig +sont à Sparbo; trois compagnies de dragons danois attendent des +chevaux au village de Loevig. Tout le long de la route, il a vu autant +de casaques vertes que de buissons. Hâtons-nous de gagner Skongen; ne +faisons point halte avant d’y être entrés. Là , du moins, nous pourrons +nous défendre. Encore, Gormon croit-il avoir vu des mousquetons +briller à travers les broussailles, en longeant les gorges du +Pilier-Noir. + +Le jeune chef était pâle, agité; cependant son regard et le son de sa +voix annonçaient encore l’audace et la résolution. + +--Impossible! s’écria Kennybol. + +--Certain! certain! dit Norbith. + +--Mais le seigneur Hacket... + +--Est un traître ou un lâche. Sois sûr de ce que je dis, camarade +Kennybol.--Où est-il, ce Hacket? + +En ce moment le vieux Jonas aborda les deux chefs. Au découragement +profond empreint dans tous ses traits, il était facile de voir qu’il +était instruit de la fatale nouvelle. + +Les regards des deux vieillards, Jonas et Kennybol, se rencontrèrent, +et tous deux se mirent à hocher la tête comme d’un mutuel accord. + +--Eh bien! Jonas? Eh bien! Kennybol? dit Norbith. + +Cependant le vieux chef des mineurs de Fa-roër avait passé lentement +sa main sur son front ridé, et il répondait à voix basse au coup +d’œil du vieux chef des montagnards de Kole: + +--Oui, cela est trop vrai, cela est trop sûr. C’est Gormon Woëstroem +qui les a vus. + +--Si la chose est ainsi, dit Kennybol, que faire? + +--Que faire? répliqua Jonas. + +--J’estime, camarade Jonas, que nous agirions sagement de nous +arrêter. + +--Et plus sagement encore, notre frère Kennybol, de reculer. + +--S’arrêter! reculer! s’écria Norbith. Il faut avancer! + +Les deux vieillards tournèrent vers le jeune homme un regard froid et +surpris. + +--Avancer! dit Kennybol. Et les arquebusiers de Munckholm! + +--Et les hulans de Slesvig! ajouta Jonas. + +--Et les dragons danois! reprit Kennybol. Norbith frappa la terre du +pied. + +--Et la tutelle royale! et ma mère, qui meurt de faim et de froid! + +--Démons! la tutelle royale! dit le mineur Jonas, avec une sorte de +frémissement. + +--Qu’importe! dit le montagnard Kennybol. Jonas prit Kennybol par la +main. + +--Notre compagnon le chasseur, vous n’avez pas l’honneur d'être +pupille de notre glorieux souverain Christiern IV. Puisse le saint roi +Olaüs, qui est au ciel, nous délivrer de la tutelle! + +--Demande ce bienfait à ton sabre! dit Norbith d’une voix farouche. + +--Les paroles hardies coûtent peu à un jeune homme, camarade Norbith, +répondit Kennybol, mais songez que si nous allons plus loin, toutes +ces casaques vertes... + +--Je songe que nous aurons beau rentrer dans nos montagnes, comme des +renards devant les loups, on connaît nos noms et notre révolte; et, +mourir pour mourir, j’aime mieux la balle d’une arquebuse que la corde +d’un gibet. + +Jonas remua la tête de haut en bas en signe d’adhésion. + +--Diable! la tutelle pour nos frères! le gibet pour nous! Norbith +pourrait bien avoir raison. + +--Donne-moi la main, mon brave Norbith, dit Kennybol; il y a danger +des deux côtés. Il vaut mieux marcher droit au précipice qu’y tomber à +reculons. + +--Allons! allons donc! s’écria le vieux Jonas, en faisant sonner le +pommeau de son sabre. + +Norbith leur serra vivement la main. + +--Frères, écoutez! Soyez audacieux comme moi, je serai prudent comme +vous. Ne nous arrêtons aujourd’hui qu’à Skongen; la garnison est +faible et nous l’écraserons. Franchissons, puisqu’il le faut, les +défilés du Pilier-Noir, mais dans un profond silence. Il faut les +traverser, quand même ils seraient surveillés par l’ennemi. + +--Je crois que les arquebusiers ne sont pas encore au pont de +l’Ordals, avant Skongen. Mais, n’importe. Silence! + +--Silence! soit, répéta Kennybol. + +--Maintenant, Jonas, reprit Norbith, retournons tous deux à notre +poste. Demain peut-être nous serons à Drontheim, malgré les +arquebusiers, les hulans, les dragons et tous les justaucorps verts du +midi. + +Les trois chefs se quittèrent. Bientôt le mot d’ordre _silence!_ passa +de rang en rang, et cette bande de rebelles, un moment auparavant si +tumultueuse, ne fut plus, dans ces déserts rembrunis par les approches +de la nuit, que comme une troupe de fantômes muets, qui se promène +sans bruit dans les sentiers tortueux d’un cimetière. + +Cependant la route qu’ils suivaient se rétrécissait de moment en +moment, et semblait s’enfoncer par degrés entre deux remparts de +rochers qui devenaient de plus en plus escarpés. À l’instant où la +lune rougeâtre se leva au milieu d’un amas froid de nuages qui +déroulaient autour d’elle leurs formes bizarres avec une mobilité +fantastique, Kennybol s’inclina vers Guldon Stayper: + +--Nous allons entrer dans le défilé du Pilier-Noir. Silence! + +En effet, on entendait déjà le bruit du torrent qui suit entre les +deux montagnes tous les détours du chemin, et l’on voyait au midi +l’énorme pyramide oblongue de granit, qu’on a nommée le Pilier-Noir, +se dessiner sur le gris du ciel et sur la neige des montagnes +environnantes; tandis que l’horizon de l’ouest, chargé de brouillards, +était borné par l’extrémité de la forêt du Sparbo et par un long +amphithéâtre de rochers, étagés comme un escalier de géants. + +Les révoltés, contraints d’allonger leurs colonnes dans ces routes +tortueuses étranglées entre deux montagnes, continuèrent leur marche. +Ils pénétrèrent dans ces gorges profondes sans allumer de torches, +sans pousser de clameurs. Le bruit même de leurs pas ne s’entendait +point au milieu du fracas assourdissant des cascades et des +rugissements d’un vent violent qui ployait les forêts druidiques et +faisait tournoyer les nuées autour des pitons revêtus de glace et de +neige. Perdue dans les sombres profondeurs du défilé, la lumière +souvent voilée de la lune, ne descendait pas jusqu’aux fers de leurs +piques, et les aigles blancs qui passaient par intervalles au-dessus +de leurs têtes ne se doutaient pas qu’une aussi grande multitude +d’hommes troublât en ce moment leurs solitudes. + +Une fois le vieux Guldon Stayper toucha l’épaule de Kennybol de la +crosse de sa carabine. + +--Capitaine! notre capitaine! je vois quelque chose reluire derrière +cette touffe de houx et de genêts. + +--Je le vois également, répondit le chef montagnard; c’est l’eau du +torrent qui réfléchit les nuages. + +Et l’on passa outre. + +Une autre fois Guldon arrêta brusquement son chef par le bras. + +--Regarde, lui dit-il, ne sont-ce pas des mousquetons qui brillent +là -haut dans l’ombre de ce rocher? + +Kennybol secoua la tête, puis après un moment +d’attention:--Rassure-toi, frère Guldon. C’est un rayon de la lune qui +tombe sur un pic de glace. + +Aucun sujet d’alarme ne se présenta plus autour d’eux, et les diverses +bandes, paisiblement déroulées dans les sinuosités du défilé, +oublièrent insensiblement tout ce que la position du lieu présentait +de danger. + +Après deux heures de marche souvent pénible, au milieu des troncs +d’arbres et des quartiers de granit dont le chemin était obstrué, +l’avant-garde entra dans le montueux bouquet de sapins qui termine la +gorge du Pilier-Noir, et au-dessus duquel pendent de hauts rochers +noirs et moussus. + +Guldon Stayper se rapprocha de Kennybol, affirmant qu’il se félicitait +d'être enfin sur le point de sortir de ce maudit coupe-gorge, et qu’il +fallait rendre grâce à saint Silvestre de ce que le Pilier-Noir ne +leur avait pas été fatal. + +Kennybol se mit à rire, jurant qu’il n’avait jamais partagé ces +terreurs de vieilles femmes; car pour la plupart des hommes, quand le +péril est passé, il n’a point existé, et l’on cherche alors à prouver, +par l’incrédulité que l’on montre, le courage qu’on n’aurait peut-être +pas montré. + +En ce moment, deux petites lueurs rondes, pareilles à deux charbons +ardents, qui se mouvaient dans l’épaisseur du taillis, appelèrent son +attention. + +--Par le salut de mon âme! dit-il à voix basse, en secouant le bras de +Guldon, voilà , certes, deux yeux de braise qui doivent appartenir au +plus beau chatpard qui ait jamais miaulé dans un hallier. + +--Tu as raison, répondit le vieux Stayper, et s’il ne marchait pas +devant nous, je croirais plutôt que ce sont les yeux maudits du démon +d’Isl... + +--Chut! cria Kennybol. + +Puis, saisissant sa carabine: + +--En vérité, poursuivit-il, il ne sera pas dit qu’une aussi belle +pièce aura passé impunément sous les yeux de Kennybol. + +Le coup était parti avant que Guldon Stayper, qui s’était jeté sur le +bras de l’imprudent chasseur, eût pu l’arrêter.--Ce ne fut pas la +plainte aiguë d’un chat sauvage qui répondit à la bruyante détonation +de la carabine, ce fut un affreux grondement de tigre, suivi d’un +éclat de rire humain, plus affreux encore. + +On n’entendit pas le retentissement du coup de feu se prolonger, et +mourir d’écho en écho dans les profondeurs des montagnes; car à peine +la lumière de la carabine eut-elle brillé dans la nuit, à peine le +bruit fatal de la poudre eut-il éclaté dans le silence, qu’un millier +de voix formidables s’élevèrent inattendues sur les monts, dans les +gorges, dans les forêts; qu’un cri de _vive le Roi!_ immense comme un +tonnerre, roula sur la tête des rebelles, à leurs côtés, devant et +derrière eux, et que la lueur meurtrière d’une mousqueterie terrible, +éclatant de toutes parts, les frappant et les éclairant à la fois, +leur fit voir, parmi les rouges tourbillons de fumée, un bataillon +derrière chaque rocher, et un soldat derrière chaque arbre. + + + + +XXXVIII + + Aux armes! aux armes! capitaines! + + _Le captif d’Ochali_. + + +Qu’on veuille bien recommencer avec nous la journée qui vient de +s’écouler, et se transporter à Skongen, où, tandis que les insurgés +sortaient de la mine de plomb d’Apsyl-Corh, est entré le régiment des +arquebusiers, que nous avons vu en marche au trentième chapitre de +cette très véridique narration. + +Après avoir donné quelques ordres pour le logement des soldats qu’il +commandait, le baron Voethaün, colonel des arquebusiers, allait +franchir le seuil de l’hôtel qui lui était destiné près de la porte de +la ville, quand il sentit une main lourde se poser familièrement sur +son épaule. Il se retourna. + +C’était un homme de petite taille, dont un grand chapeau d’osier, qui +couvrait ses traits, ne laissait apercevoir que la barbe rousse et +touffue. Il était soigneusement enveloppé des plis d’une espèce de +manteau de bure grise, qui, à un reste de capuchon qu’on y voyait +pendre, paraissait avoir été une robe d’ermite, et ne laissait +apercevoir que ses mains cachées sous de gros gants. + +--Brave homme, demanda brusquement le colonel, que diable me +voulez-vous? + +--Colonel des arquebusiers de Munckholm, répondit l’homme avec une +expression bizarre, suis-moi un instant, j’ai un avis à te donner. + +À cette étrange invitation, le baron resta un moment surpris et muet. + +--Un avis important, colonel, répéta l’homme aux gros gants. + +Cette insistance détermina le baron Voethaün. Dans le moment de crise +où se trouvait la province, et avec la mission qu’il remplissait, +aucun renseignement n’était à dédaigner.--Allons, dit-il. + +Le petit homme marcha devant lui, et dès qu’ils furent hors de la +ville il s’arrêta:--Colonel, as-tu bonne envie d’exterminer d’un seul +coup tous les révoltés? + +Le colonel se prit à rire: + +--Mais ce ne serait point mal commencer la campagne. + +--Eh bien! fais placer dès aujourd’hui en embuscade tous tes soldats +dans les gorges du Pilier-Noir, à deux milles de cette ville; les +bandes y camperont cette nuit. Au premier feu que tu verras briller, +fonds sur eux avec les tiens. La victoire sera aisée. + +--Brave homme, l’avis est bon, et je vous en remercie. Mais comment +savez-vous ce que vous me dites? + +--Si tu me connaissais, colonel, tu me demanderais plutôt comment il +se pourrait faire que je ne le susse point. + +--Qui donc êtes-vous? + +L’homme frappa du pied. + +--Je ne suis point venu ici pour te dire cela. + +--Ne craignez rien. Qui que vous soyez, le service que vous rendez +sera votre sauvegarde. Peut-être étiez-vous du nombre des rebelles? + +--J’ai refusé d’en être. + +--Alors pourquoi taire votre nom, puisque vous êtes un fidèle sujet du +roi? + +--Que t’importe? + +Le colonel voulut tirer encore quelques éclaircissements de ce +singulier donneur d’avis. + +--Dites-moi, est-il vrai que les brigands soient commandés par le +fameux Han d’Islande? + +--Han d’Islande! répéta le petit homme avec une inflexion de voix +extraordinaire. + +Le baron recommença sa question. Un éclat de rire, qui eût pu passer +pour un rugissement, fut toute la réponse qu’il put obtenir. Il essaya +plusieurs autres questions sur le nombre et les chefs des mineurs; le +petit homme lui ferma la bouche. + +--Colonel des arquebusiers de Munckholm, je t’ai dit tout ce que +j’avais à te dire. Embusque-toi dès aujourd’hui dans le défilé du +Pilier-Noir avec ton régiment entier, et tu pourras écraser tout ce +troupeau d’hommes. + +--Vous ne voulez pas me dévoiler qui vous êtes; ainsi vous vous privez +de la reconnaissance du roi; mais il n’en est pas moins juste que le +baron Voethaün vous témoigne sa gratitude du service que vous lui +rendez. + +Le colonel jeta sa bourse aux pieds du petit homme. + +--Garde ton or, colonel, dit celui-ci. Je n’en ai pas besoin; et, +ajouta-t-il, en montrant un gros sac suspendu à sa ceinture de corde, +s’il te fallait un salaire pour tuer ces hommes, j’aurais encore, +colonel, de l’or à te donner en paiement de leur sang. + +Avant que le colonel fût revenu de l’étonnement où l’avaient jeté les +inexplicables paroles de cet être mystérieux, il avait disparu. + +Le baron Voethaün retourna lentement sur ses pas, en se demandant ce +qu’on devait ajouter de foi aux avis de cet homme. Au moment où il +rentrait dans son hôtel, on lui remit une lettre scellée des armes du +grand-chancelier. C’était en effet un message du comte d’Ahlefeld, où +le colonel retrouva, avec une surprise facile à concevoir, le même +avis et le même conseil que venait de lui donner aux portes de la +ville l’incompréhensible personnage au chapeau d’osier et aux gros +gants. + + + + +XXXIX + + Cent bannières flottaient sur les têtes des + braves, des ruisseaux de sang coulaient de toutes + parts, et la mort paraissait préférable à la + fuite. Un barde saxon aurait appelé cette nuit la + fête des épées; le cri des aigles fondant sur leur + proie, ce bruit de guerre, aurait été plus + flatteur à son oreille que les chants joyeux d’un + festin de noces. + + WALTER SCOTT. _Ivanhoë_. + + +On n’entreprendra pas de décrire ici l’épouvantable confusion qui +rompit les colonnes déjà désordonnées des rebelles, quand le fatal +défilé leur montra soudain toutes ses cimes hérissées, tous ses antres +peuplés d’ennemis inattendus. Il eût été difficile de distinguer si le +long cri, formé de mille cris, qui s’échappa de leurs rangs ainsi +inopinément foudroyés, était un cri de désespoir, d’épouvante ou de +rage. Le feu terrible que vomissaient sur eux de toutes parts les +pelotons démasqués des troupes royales s’accroissait de moment en +moment; et, avant qu’il fût parti de leurs lignes un autre coup de +mousquet que le funeste coup de Kennybol, ils ne voyaient déjà plus +autour d’eux qu’un nuage étouffant de fumée embrasée à travers lequel +volait aveuglément la mort, où chacun d’eux, isolé, ne reconnaissait +que soi-même, et distinguait à peine de loin les arquebusiers, les +dragons, les hulans, qui se montraient confusément au front des +rochers et sur la lisière des taillis, comme des diables dans une +fournaise. + +Toutes ces bandes, ainsi éparses dans une longueur d’environ un mille, +sur un chemin étroit et tortueux, bordé d’un côté d’un torrent +profond, de l’autre d’une muraille de rochers, ce qui leur ôtait toute +facilité de se replier sur elles-mêmes, ressemblaient à ce serpent que +l’on brise en le frappant sur le dos, lorsqu’il a déroulé tous ses +anneaux, et dont les tronçons vivants se roulent longtemps dans leur +écume, cherchant encore à se réunir. + +Quand la première surprise fut passée, le même désespoir parut animer, +comme une âme commune, tous ces hommes naturellement farouches et +intrépides. Furieux de se voir ainsi écraser sans défense, cette foule +de brigands poussa une clameur comme un seul corps, une clameur qui +couvrit un moment tout le bruit des ennemis triomphants; et quand +ceux-ci les virent sans chefs, sans ordre, presque sans armes, gravir, +sous un feu terrible, des rochers à pic, s’attacher des dents et des +poings à des ronces au-dessus des précipices, en agitant des marteaux +et des fourches de fer, ces soldats si bien armés, si bien rangés, si +sûrement postés, et qui n’avaient pas encore perdu un seul des leurs, +ne purent se défendre d’un mouvement d’effroi involontaire. + +Il y eut plusieurs fois de ces barbares qui parvinrent, tantôt sur des +ponts de morts, tantôt en s’élevant sur les épaules de leurs +camarades, appliqués aux pentes des rocs comme des échelles vivantes, +jusqu’aux sommets occupés par les assaillants; mais à peine +avaient-ils crié: Liberté! à peine avaient-ils élevé leurs haches ou +leurs massues noueuses; à peine avaient-ils montré leurs noirs +visages, tout écumants d’une rage convulsive, qu’ils étaient +précipités dans l’abîme, entraînant avec eux ceux de leurs hasardeux +compagnons qu’ils rencontraient dans leur chute suspendus à quelque +buisson ou embrassant quelque pointe de roche. + +Les efforts de ces infortunés pour fuir et pour se défendre étaient +vains; toutes les issues du défilé étaient fermées; tous les points +accessibles étaient hérissés de soldats. La plupart de ces malheureux +rebelles expiraient en mordant le sable de la route, après avoir brisé +leurs bisaiguës ou leurs coutelas sur quelque éclat de granit; +quelques-uns, croisant les bras, l’œil fixé à terre, s’asseyaient sur +des pierres au bord du chemin, et là ils attendaient, en silence et +immobiles, qu’une balle les jetât dans le torrent. Ceux d’entre eux +que la prévoyance de Hacket avait armés de mauvaises arquebuses +dirigeaient au hasard quelques coups perdus vers la crête des rochers, +vers l’ouverture des cavernes d’où tombaient sans cesse sur eux de +nouvelles pluies de balles. Une rumeur tumultueuse, où l’on +distinguait les cris furieux des chefs et les commandements +tranquilles des officiers, se mêlait incessamment au fracas +intermittent et fréquent des décharges, tandis qu’une sanglante vapeur +montait et fuyait au-dessus du lieu de carnage, jetant au front des +montagnes de grandes lueurs tremblantes; et que le torrent, blanchi +d’écume, passait comme un ennemi, entre ces deux troupes d’hommes +ennemis, emportant avec lui sa proie de cadavres. + +Mais, dès les premiers moments de l’action, ou plutôt de la boucherie, +c’étaient les montagnards de Kole, commandés par le brave et imprudent +Kennybol, qui avaient le plus souffert. On se souvient qu’ils +formaient l’avant-garde de l’armée rebelle, et qu’ils étaient engagés +dans le bois de pins qui termine le défilé. À peine le malencontreux +Kennybol eut-il armé son arquebuse, que ce bois, peuplé soudain, en +quelque sorte par magie, de tirailleurs ennemis, les enferma d’un +cercle de feu; tandis que, du sommet d’une hauteur en esplanade +dominée par quelques grandes roches penchées, un bataillon entier du +régiment de Munckholm, formé en équerre, les foudroyait sans relâche +d’une mousqueterie épouvantable. Dans cette horrible crise, Kennybol, +éperdu, jeta les yeux vers le mystérieux géant, n’attendant plus de +salut que d’un pouvoir surhumain, tel que celui de Han d’Islande; mais +il ne vit point le formidable démon déployer soudain deux ailes +immenses, et s’élever au-dessus des combattants en vomissant des +flammes et des foudres sur les arquebusiers; il ne le vit point +grandir tout à coup jusqu’aux nuages, et renverser une montagne sur +les assaillants, ou frapper du pied la terre, et ouvrir un abîme sous +le bataillon embusqué. Ce formidable Han d’Islande recula comme lui +dès la première bordée d’arquebusades, et vint à lui d’un visage +presque troublé, demandant une carabine, attendu, disait-il avec une +voix assez ordinaire, qu’en un pareil moment sa hache lui était aussi +inutile que la quenouille d’une vieille femme. + +Kennybol, étonné, mais toujours aussi crédule, remit son propre +mousqueton au géant avec un effroi qui lui faisait presque oublier la +crainte des balles qui pleuvaient autour de lui. Espérant toujours un +prodige, il s’attendit encore à voir son arme fatale devenir entre les +mains de Han d’Islande aussi grosse qu’un canon, ou se métamorphoser +en un dragon ailé lançant du feu par les yeux, la gueule et les +narines. Il n’en fut rien, et l’étonnement du pauvre chasseur fut au +comble quand il vit le démon charger comme lui la carabine de poudre +et de plomb ordinaire, la mettre en joue à sa manière, et lâcher tout +simplement son coup, sans même ajuster aussi bien que lui, Kennybol, +aurait pu le faire. Il le regarda avec une morne stupeur répéter cette +opération toute machinale plusieurs fois de suite; et, convaincu enfin +qu’il fallait renoncer à un miracle, il songea à tirer ses compagnons +et lui-même du mauvais pas où ils se trouvaient, par quelque moyen +humain. Déjà son pauvre vieux camarade Guldon Stayper était tombé à +ses côtés, criblé de blessures; déjà tous les montagnards, épouvantés +et ne pouvant fuir, cernés de toutes parts, se serraient les uns +contre les autres, sans songer à se défendre, avec de lamentables +clameurs. Kennybol comprit et vit combien cet amas d’hommes donnait de +sûreté aux coups de l’ennemi, dont chaque décharge lui enlevait une +vingtaine des siens. Il ordonna à ses malheureux compagnons de +s’éparpiller, de se jeter dans les taillis qui longent le chemin, +beaucoup plus large en cet endroit que dans le reste de la gorge du +Pilier-Noir, de se cacher sous les broussailles, et de riposter de +leur mieux au feu de plus en plus meurtrier des tirailleurs et du +bataillon. Les montagnards, pour la plupart bien armés, parce qu’ils +étaient tous chasseurs, exécutèrent l’ordre de leur chef avec une +soumission qu’il n’eût peut-être pas obtenue dans un moment moins +critique; car, en face du danger, les hommes en général perdent la +tête, et alors ils obéissent assez volontiers à celui qui se charge +d’avoir du sang-froid et de la présence d’esprit pour tous. + +Cette mesure sage était loin cependant d'être la victoire, ou +seulement le salut. Il y avait déjà plus de montagnards étendus hors +de combat qu’il n’en restait debout, et, malgré l’exemple et les +encouragements de leur chef et du géant, plusieurs d’entre eux, +s’appuyant sur leurs mousquets inutiles, ou s’étendant auprès des +blessés, avaient pris obstinément le parti de recevoir la mort sans +avoir la peine de la donner. On s’étonnera peut-être que ces hommes, +accoutumés tous les jours à braver la mort en courant de glaciers en +glaciers à la poursuite des bêtes féroces, eussent si tôt perdu +courage; mais, qu’on ne s’y trompe pas, dans les cÅ“urs vulgaires, le +courage est local; on peut rire devant la mitraille, et trembler dans +les ténèbres ou au bord d’un précipice; on peut affronter chaque jour +les animaux farouches, franchir des abîmes d’un bond, et fuir devant +une décharge d’artillerie. Il arrive souvent que l’intrépidité n’est +qu’habitude, et que, pour avoir cessé de craindre la mort sous telle +ou telle forme, on ne l’en redoute pas moins. + +Kennybol, entouré des monceaux de ses frères expirants, commençait +lui-même à désespérer, quoiqu’il n’eût encore reçu qu’une légère +atteinte au bras gauche, et qu’il vît le diabolique géant continuer +son office de mousquetaire avec l’impassibilité la plus rassurante. +Tout à coup il aperçut, dans le fatal bataillon rangé sur la hauteur, +se manifester une confusion extraordinaire, et qui ne pouvait être +certainement causée par le peu de dommage que lui faisait éprouver le +très faible feu de ses montagnards. Il entendit d’affreux cris de +détresse, des imprécations de mourants, des paroles d’épouvante, +s’élever de ce peloton victorieux. Bientôt la mousqueterie se +ralentit, la fumée s’éclaircit, et il put voir distinctement d’énormes +quartiers de granit tomber sur les arquebusiers de Munckholm du haut +de la roche élevée qui dominait le plateau où ils étaient en bataille. +Ces éclats de rocs se suivaient dans leur chute avec une horrible +rapidité; on les entendait se briser à grand bruit les uns sur les +autres, et rebondir parmi les soldats, qui, rompant leurs lignes, se +hâtaient de descendre en désordre de la hauteur et fuyaient dans +toutes les directions. + +À ce secours inattendu, Kennybol tourna la tête;--le géant était +pourtant encore là ! Le montagnard resta interdit, car il avait pensé +que Han d’Islande avait enfin pris son vol et s’était placé au haut de +ce rocher d’où il écrasait l’ennemi. Il éleva les yeux vers le sommet +d’où tombaient les formidables masses, et ne vit rien. Il ne pouvait +donc supposer qu’une partie des rebelles étaient parvenus à ce +redoutable poste, puisqu’on ne voyait point briller d’armes, puisqu’on +n’entendait point de cris de triomphe. + +Cependant le feu du plateau avait entièrement cessé; l’épaisseur des +arbres cachait les débris du bataillon qui se ralliait sans doute au +bas de la hauteur. La mousqueterie des tirailleurs était même devenue +moins vive. Kennybol, en chef habile, profita de cet avantage bien +inespéré; il ranima ses compagnons, et leur montra, à la sombre lueur +qui rougissait toute cette scène de carnage, le monceau de cadavres +entassés sur l’esplanade parmi les quartiers de rocs qui continuaient +de tomber d’intervalle en intervalle. Alors les montagnards +répondirent à leur tour par des clameurs de victoire aux gémissements +de leurs ennemis; ils se formèrent en colonne, et, bien que toujours +incommodés par les tirailleurs épars dans les halliers, ils +résolurent, pleins comme d’un courage nouveau, de sortir de vive force +de ce funeste défilé. + +La colonne ainsi formée allait s’ébranler; déjà Kennybol donnait le +signal avec sa trompe, au bruit des acclamations _Liberté! liberté! +Plus de tutelle!_ quand le son du tambour et du cor, sonnant la +charge, se fit entendre devant eux; puis le reste du bataillon de +l’esplanade, grossi de quelques renforts de soldats frais, déboucha à +portée de carabine d’un tournant de la route, et montra aux +montagnards un front hérissé de piques et de bayonnettes, soutenu de +rangs nombreux dont l’œil ne pouvait sonder la profondeur. Arrivé +ainsi à l’improviste en vue de la colonne de Kennybol, le bataillon +fit halte, et celui qui paraissait le commander agita une petite +bannière blanche en s’avançant vers les montagnards, escorté d’un +trompette. + +L’apparition imprévue de cette troupe n’avait point déconcerté +Kennybol. Il y a un point, dans le sentiment du danger, où la surprise +et la crainte sont impossibles. Aux premiers bruits du cor et du +tambour, le vieux renard de Kole avait arrêté ses compagnons. Au +moment où le front du bataillon se déploya en bon ordre, il fit +charger toutes les carabines et disposa ses montagnards deux par deux, +afin de présenter moins de surface aux décharges de l’ennemi. Il se +plaça lui-même en tête, à côté du géant, avec lequel, dans la chaleur +de l’action, il commençait presque à se familiariser, ayant osé +remarquer que ses yeux n’étaient pas précisément aussi flamboyants que +la fournaise d’une forge, et que les prétendues griffes de ses mains +ne s’éloignaient pas autant qu’on le disait de la forme des ongles +humains. + +Quand il vit le commandant des arquebusiers royaux s’avancer ainsi +comme pour capituler, et le feu des tirailleurs s’éteindre tout à +fait, bien que leurs cris d’appel, qui retentissaient de toutes parts, +décelassent encore leur présence dans le bois, il suspendit un instant +ses préparatifs de défense. + +Cependant l’officier à la bannière blanche était parvenu au milieu de +l’espace qui divisait les deux colonnes; il s’arrêta, et le trompette +qui l’accompagnait sonna trois fois la sommation. Alors l’officier +cria d’une voix forte, que les montagnards entendirent distinctement, +malgré le fracas toujours croissant dont le combat remplissait +derrière eux les gorges de la montagne: + +--Au nom du roi! la grâce du roi est accordée à ceux des rebelles qui +mettront bas les armes, et livreront leurs chefs à la souveraine +justice de sa majesté! + +Le parlementaire avait à peine prononcé ces paroles qu’un coup de feu +partit d’un taillis voisin. L’officier frappé chancela; il fit +quelques pas en élevant sa bannière, et tomba en s’écriant:--Trahison! + +Nul ne sut de quelle main venait le coup fatal. + +--Trahison! lâcheté! répéta le bataillon des arquebusiers avec des +frémissements de rage. + +Et une effroyable salve de mousqueterie foudroya les montagnards. + +--Trahison! reprirent à leur tour les montagnards, furieux de voir +leurs frères tomber à leurs côtés. + +Et une décharge générale répondit à la bordée inattendue des soldats +royaux. + +--Sur eux! camarades! mort à ces lâches! Mort! crièrent les officiers +des arquebusiers. + +--Mort! mort! répétèrent les montagnards. Et les combattants des deux +partis s’élancèrent les sabres nus, et les deux colonnes se +rencontrèrent presque sur le corps du malheureux officier, avec un +horrible bruit d’armes et de clameurs. + +Les rangs enfoncés se mêlèrent. Chefs rebelles, officiers royaux, +soldats, montagnards, tous, pêle-mêle, se heurtèrent, se saisirent, +s’étreignirent, comme deux troupeaux de tigres affamés qui se joignent +dans un désert. Les longues piques, les bayonnettes, les pertuisanes +étaient devenues inutiles; les sabres et les haches brillaient seuls +au-dessus des têtes; et beaucoup de combattants, luttant corps à +corps, ne pouvaient même plus employer d’autres armes que le poignard +ou les dents. + +Une égale fureur, une pareille indignation animait les montagnards et +les arquebusiers; le même cri _trahison! vengeance!_ était vomi par +toutes les bouches. La mêlée en était arrivée à ce point où la +férocité entre dans tous les cÅ“urs, où l’on préfère à sa vie la mort +d’un ennemi que l’on ne connaît pas, où l’on marche avec indifférence +sur des amas de blessés et de cadavres parmi lesquels le mourant se +réveille, pour combattre encore de sa morsure celui qui le foule aux +pieds. + +C’est dans ce moment qu’un petit homme, que plusieurs combattants, à +travers les fumées et les vapeurs du sang, prirent d’abord, à son +vêtement de peaux de bêtes, pour un animal sauvage, se jeta au milieu +du carnage, avec d’horribles rires et des hurlements de joie. Nul ne +savait d’où il venait, ni pour quel parti il combattait, car sa hache +de pierre ne choisissait pas ses victimes, et fendait également le +crâne d’un rebelle et le ventre d’un soldat. Il paraissait néanmoins +massacrer plus volontiers les arquebusiers de Munckholm. Tout +s’écartait devant lui; il courait dans la mêlée comme un esprit; et sa +hache sanglante tournoyait sans cesse autour de lui, faisant jaillir +de tous côtés des lambeaux de chair, des membres rompus, des ossements +fracassés. Il criait _vengeance!_ comme tous les autres, et prononçait +des paroles bizarres, parmi lesquelles le nom de Gill revenait +souvent. Ce formidable inconnu était dans le carnage comme dans une +fête. + +Un montagnard sur lequel son regard meurtrier s’était arrêté vint +tomber aux pieds du géant dans lequel Kennybol avait placé tant +d’espérances déçues, en criant: + +--Han d’Islande, sauve-moi! + +--Han d’Islande! répéta le petit homme. + +Il s’avança vers le géant. + +--Est-ce que tu es Han d’Islande? dit-il. + +Le géant pour réponse leva sa hache de fer. Le petit homme recula, et +le tranchant, dans sa chute, s’enfonça dans le crâne même du +malheureux qui implorait le secours du géant. + +L’inconnu se mit à rire. + +--Ho! ho! par Ingolfe! je croyais Han d’Islande plus adroit. + +--C’est ainsi que Han d’Islande sauve qui l’implore! dit le géant. + +--Tu as raison. Les deux formidables champions s’attaquèrent avec +rage. La hache de fer et la hache de pierre se rencontrèrent; elles se +heurtèrent si violemment, que les deux tranchants volèrent en éclats +avec mille étincelles. + +Plus prompt que la pensée, le petit homme désarmé saisit une lourde +massue de bois, laissée à terre par un mourant, et, évitant le géant +qui se courbait pour le saisir entre ses bras, il asséna, à mains +jointes, un coup furieux de massue sur le large front de son colossal +adversaire. + +Le géant poussa un cri étouffé et tomba. Le petit homme triomphant le +foula aux pieds, en écumant de joie. + +--Tu portais un nom trop lourd pour toi, dit-il. + +Et, agitant sa massue victorieuse, il alla chercher d’autres victimes. + +Le géant n’était pas mort. La violence du coup l’avait étourdi, il +était tombé presque sans vie. Il commençait à rouvrir les yeux et à +faire quelques faibles mouvements, lorsqu’un arquebusier l’aperçut +dans le tumulte, et se jeta sur lui en criant: + +--Han d’Islande est pris! victoire! + +--Han d’Islande est pris! répétèrent toutes les voix avec des accents +de triomphe ou de détresse. + +Le petit homme avait disparu. + +Il y avait déjà quelque temps que les montagnards se sentaient +succomber sous le nombre; car aux arquebusiers de Munckholm s’étaient +joints les tirailleurs de la forêt, et des détachements de hulans et +de dragons démontés, qui arrivaient de moment en moment de l’intérieur +des gorges, où la reddition des principaux chefs rebelles avait arrêté +le carnage. Le brave Kennybol, blessé au commencement de l’action, +avait été fait prisonnier. La capture de Han d’Islande acheva +d’abattre tout le reste du courage des montagnards. Ils mirent bas les +armes. + +Quand les premières blancheurs de l’aube éclairèrent la cime aiguë des +hauts glaciers encore à demi submergés dans l’ombre, il n’y avait plus +dans les défilés du Pilier-Noir qu’un morne repos, qu’un affreux +silence parfois entremêlé de faibles plaintes dont se jouait le vent +léger du matin. De noires nuées de corbeaux accouraient vers ces +fatales gorges de tous les points du ciel; et quelques pauvres +chevriers, ayant passé pendant le crépuscule sur la lisière des +rochers, revinrent effrayés dans leurs cabanes, affirmant qu’ils +avaient vu, dans le défilé du Pilier-Noir, une bête à face humaine, +qui buvait du sang, assise sur des monceaux de morts. + + + + +XL + + Brûle donc qui voudra sous ces feux couverts! + + BRANTÔME. + + +--Ma fille, ouvrez cette fenêtre; ces vitraux sont bien sombres, je +voudrais voir un peu le jour. + +--Voyez le jour, mon père! la nuit approche à grands pas. + +--Il y a encore des rayons de soleil sur les collines qui bordent le +golfe. J’ai besoin de respirer cet air libre à travers les barreaux de +mon cachot.--Le ciel est si pur! + +--Mon père, un orage vient derrière l’horizon. + +--Un orage, Éthel! où le voyez-vous? + +--C’est parce que le ciel est pur; mon père, que j’attends un orage. + +Le vieillard jeta un regard surpris sur la jeune fille. + +--Si j’avais pensé cela dès ma jeunesse, je ne serais point ici. Puis +il ajouta d’un ton moins ému: + +--Ce que vous dites est juste, mais n’est pas de votre âge. Je ne +comprends point comment il se fait que votre jeune raison ressemble à +ma vieille expérience. + +Éthel baissa les yeux, comme troublée par cette réflexion grave et +simple. Ses deux mains se joignirent douloureusement, et un soupir +profond souleva sa poitrine. + +--Ma fille, dit le vieux captif, depuis quelques jours vous êtes pâle, +comme si jamais la vie n’avait échauffé le sang de vos veines. Voilà +plusieurs matins que vous m’abordez avec des paupières rouges et +gonflées, avec des yeux qui ont pleuré et veillé. Voilà plusieurs +journées, Éthel, que je passe dans le silence, sans que votre voix +essaie de m’arracher à la sombre méditation de mon passé. Vous êtes +auprès de moi plus triste que moi; et cependant vous n’avez pas, comme +votre père, le fardeau de toute une vie de néant et de vide qui pèse +sur votre âme. L’affliction entoure votre jeunesse, mais ne peut +pénétrer jusqu’à votre cÅ“ur. Les nuages du matin se dissipent +promptement. Vous êtes à cette époque de l’existence où l’on se +choisit dans ses rêves un avenir indépendant du présent, quel qu’il +soit. Qu’avez-vous donc, ma fille? Grâce à cette monotone captivité, +vous êtes à l’abri des malheurs imprévus. Quelle faute avez-vous +commise?--Je ne puis croire que ce soit sur moi que vous vous +affligiez; vous devez être accoutumée à mon irrémédiable infortune. +L’espérance, à la vérité, n’est plus dans mes discours; mais ce n’est +pas un motif pour que je lise le désespoir dans vos yeux. + +En parlant ainsi, la voix sévère du prisonnier s’était attendrie +presque jusqu’à l’accent paternel. Éthel, muette, se tenait debout +devant lui. Tout à coup, elle se détourna d’un mouvement presque +convulsif, tomba à genoux sur la pierre, et cacha son visage dans ses +mains, comme pour étouffer les larmes et les sanglots qui +s’échappaient tumultueusement de son sein. + +Trop de douleur gonflait le cÅ“ur de l’infortunée jeune fille. +Qu’avait-elle donc fait à cette fatale étrangère, pour lui révéler le +secret qui détruisait toute sa vie? Hélas! depuis que le nom de son +Ordener lui était connu tout entier, la pauvre enfant n’avait pas +encore pu livrer ses yeux au sommeil, ni son âme au repos. La nuit +elle n’éprouvait d’autre soulagement que celui de pouvoir pleurer en +liberté. C’en était donc fait! il n’était point à elle, celui qui lui +appartenait par tous ses souvenirs, par toutes ses douleurs, par +toutes ses prières, celui dont elle s’était crue l’épouse sur la foi +de ses rêves. Car la soirée où Ordener l’avait si tendrement serrée +dans ses bras n’était plus dans sa pensée que comme un songe. Et en +effet, ce doux songe, chacune de ses nuits le lui avait rendu depuis. +C’était donc une tendresse coupable que celle qu’elle conservait +encore malgré elle à cet ami absent! Son Ordener était le fiancé d’une +autre! Et qui peut dire ce qu’éprouva ce cÅ“ur virginal quand le +sentiment étrange et inconnu de la jalousie vint s’y glisser comme une +vipère? quand elle s’agita pendant les longues heures de l’insomnie +sur son lit brûlant, se figurant son Ordener, peut-être en ce moment +même, dans les bras d’une autre femme plus belle, plus riche et plus +noble qu’elle?--Car, se disait-elle, j’étais bien folle de croire +qu’il avait été chercher la mort pour moi. Ordener est le fils d’un +vice-roi, d’un puissant seigneur, et moi, je ne suis rien qu’une +pauvre prisonnière; rien, que l’enfant méprisée d’un proscrit. Il est +parti, lui qui est libre! et parti, sans doute, pour aller épouser sa +belle fiancée, la fille d’un chancelier, d’un ministre, d’un +orgueilleux comte!--Mais il m’a donc trompée, mon Ordener? ô Dieu! qui +m’eût dit que cette voix pût tromper? + +Et la malheureuse Éthel pleurait et pleurait encore, et elle voyait +devant ses yeux son Ordener, celui dont elle avait fait le dieu ignoré +de tout son être, cet Ordener paré de l’éclat de son rang, marchant à +l’autel au milieu d’une fête, et se tournant vers l’autre avec ce +sourire qui était jadis sa joie. + +Cependant, au sein de son inexprimable désolation, elle n’avait pas un +moment oublié sa tendresse filiale. Cette faible fille avait fait les +plus héroïques efforts pour dérober son malheur à son infortuné père; +car c’est ce qu’il y a de plus douloureux dans la douleur que d’en +comprimer l’explosion extérieure, et les larmes qu’on dévore sont bien +plus amères que celles qu’on répand. Il avait fallu plusieurs jours +pour que le silencieux vieillard s’aperçût du changement de son Éthel, +et les questions presque affectueuses qu’il venait de lui adresser +avaient enfin fait jaillir tout à coup ses larmes trop longtemps +renfermées dans son cÅ“ur. + +Le père regarda quelque temps sa fille pleurer avec un sourire amer, +et en secouant la tête. + +--Éthel, dit-il enfin, toi qui ne vis pas parmi les hommes, pourquoi +pleures-tu? + +Il achevait à peine ces paroles que la noble et douce fille se releva. +Elle avait, par je ne sais quelle puissance, arrêté les larmes dans +ses yeux, qu’elle essuyait avec son écharpe. + +--Mon père, dit-elle avec force, mon seigneur et père, pardonnez-moi; +c’était un moment de faiblesse. + +Puis elle leva sur lui des regards qui s’efforçaient de sourire. + +Elle alla au fond de la chambre chercher l’Edda, vint se rasseoir près +de son père taciturne, et ouvrit le livre au hasard. Alors, calmant +l’émotion de sa voix, elle se mit à lire; mais sa lecture inutile +passait sans être écoutée, ni d’elle, ni du vieillard. + +Celui-ci fit un geste de la main. + +--Assez, assez, ma fille. + +Elle ferma le livre. + +--Éthel, ajouta Schumacker, songez-vous encore quelquefois à Ordener? + +La jeune fille, interdite, tressaillit. + +--Oui, continua-t-il; à cet Ordener, qui est parti.... + +--Mon seigneur et père, interrompit Éthel, pourquoi nous occuper de +lui? Je pense, comme vous, qu’il est parti pour ne pas revenir. + +--Pour ne pas revenir, ma fille! Je n’ai pu dire cela. Je ne sais quel +pressentiment m’avertit au contraire qu’il reviendra. + +--Telle n’était point votre pensée, mon noble père, quand vous me +parliez avec tant de défiance de ce jeune homme. + +--En ai-je donc parlé avec défiance? + +--Oui, mon père, et je me range en cela de votre avis; je pense qu’il +nous a trompés. + +--Qu’il nous a trompés, ma fille! Si je l’ai jugé ainsi, j’ai agi +comme tous les hommes qui condamnent sans preuve. Je n’ai reçu de cet +Ordener que des témoignages de dévouement. + +--Et savez-vous, mon vénérable père, si ces paroles cordiales ne +cachaient pas des pensées perfides? + +--D’ordinaire, les hommes ne s’empressent point autour du malheur et +de la disgrâce. Si cet Ordener ne m’était point attaché, il ne serait +pas ainsi venu dans ma prison sans but. + +--Êtes-vous sûr, reprit Éthel d’une voix faible, qu’en venant ici il +n’ait eu aucun but? + +--Et lequel? demanda vivement le vieillard. + +Éthel se tut. + +L’effort était trop grand pour elle, de continuer à accuser le +bien-aimé Ordener, qu’elle défendait autrefois contre son père. + +--Je ne suis plus le comte de Griffenfeld, poursuivit celui-ci. Je ne +suis plus le grand-chancelier de Danemark et de Norvège, le +dispensateur favori des grâces royales, le tout-puissant ministre. Je +suis un misérable prisonnier d’état, un proscrit, un pestiféré +politique. C’est déjà du courage que de parler de moi sans exécration +à tous ces hommes que j’ai comblés d’honneurs et de biens; c’est du +dévouement que de franchir le seuil de ce cachot, si l’on n’est pas un +geôlier ou un bourreau; c’est de l’héroïsme, ma fille, que de le +franchir en se disant mon ami.--Non, je ne serai point ingrat comme +toute cette race humaine. Ce jeune homme a mérité ma reconnaissance, +ne fût-ce que pour m’avoir montré un visage bienveillant et fait +entendre une voix consolatrice. + +Éthel écoutait péniblement ce langage, qui l’eût ravie quelques jours +plus tôt, lorsque cet Ordener était encore dans son cÅ“ur son Ordener. +Le vieillard, après s'être arrêté un moment, reprit d’une voix +solennelle: + +--Écoutez-moi, ma fille, car ce que je vais vous dire est grave. Je me +sens dépérir lentement; la vie se retire peu à peu de moi; oui, ma +fille, ma fin approche. + +Éthel l’interrompit par un gémissement étouffé. + +--O Dieu, mon père, ne parlez pas ainsi! de grâce, épargnez votre +pauvre fille! Hélas! est-ce que vous voulez l’abandonner aussi? Que +deviendra-t-elle, seule au monde, quand votre protection lui manquera? + +--La protection d’un proscrit! dit le père en remuant la tête.--Au +reste, c’est à cela que j’ai pensé. Oui, votre bonheur futur m’occupe +plus encore que mes malheurs passés.--Écoutez-moi donc, et ne +m’interrompez plus. Cet Ordener ne mérite pas d'être jugé aussi +sévèrement par vous, ma fille, et j’avais cru jusqu’ici que vous +n’aviez point tant d’aversion pour lui. Ses dehors sont francs et +nobles; ce qui ne prouve rien à la vérité, mais je dois dire qu’il ne +me paraît pas peut-être sans quelques vertus, bien qu’il lui suffise +de porter une âme d’homme pour renfermer en lui le germe de tous les +vices et de tous les crimes. Toute flamme donne sa fumée. + +Le vieillard s’arrêta encore une fois, et, fixant son regard sur sa +fille, il ajouta: + +--Averti intérieurement de l’approche de ma mort, j’ai médité sur lui +et sur vous, Éthel; et s’il revient, comme j’en ai l’espérance,--je +vous le donne pour protecteur et pour mari. + +Éthel pâlit, trembla; c’était au moment où son rêve de bonheur venait +de s’envoler pour jamais, que son père essayait de le réaliser. Cette +pensée si amère: J’aurais donc pu être heureuse! vint rendre à son +désespoir toute sa violence. Elle resta un moment sans pouvoir parler, +de peur de laisser échapper les larmes brûlantes qui roulaient dans +ses yeux. + +Le père attendait. + +--Quoi! dit-elle enfin d’une voix éteinte, vous me le destiniez pour +mari, mon seigneur et père, sans connaître sa naissance, sa famille, +son nom? + +--Je ne vous le destinais point, ma fille, je vous le destine. + +Le ton du vieillard était presque impérieux; Éthel soupira. + +--... Je vous le destine, dis-je; et que m’importe sa naissance? je +n’ai pas besoin de connaître sa famille, puisque je connais sa +personne. Songez-y; c’est la seule ancre de salut qui vous reste. Je +crois qu’il n’a heureusement pas pour vous la même répugnance que vous +montrez pour lui. + +La pauvre jeune fille leva les yeux au ciel. + +--Vous m’entendez, Éthel; je le répète, que me fait sa naissance? Il +est sans doute d’un rang obscur, car on n’enseigne pas à ceux qui +naissent dans les palais à fréquenter les prisons. Oui, et ne +manifestez pas d’orgueilleux regrets, ma fille; n’oubliez pas qu’Éthel +Schumacker n’est plus princesse de Wollin et comtesse de Tongsberg; +vous êtes redescendue plus bas que le point d’où votre père s’est +élevé. Soyez donc heureuse si cet homme accepte votre main, quelle que +soit sa famille. S’il est d’une humble naissance, tant mieux, ma +fille; vos jours du moins seront à l’abri des orages qui ont tourmenté +les jours de votre père. Vous coulerez, loin de l’envie et de la haine +des hommes, sous quelque nom inconnu, une existence ignorée, bien +différente de la mienne, car elle s’achèvera mieux qu’elle n’aura +commencé. + +Éthel était tombée à genoux devant le prisonnier. + +--O mon père! grâce! + +Il ouvrit ses bras avec surprise. + +--Que voulez-vous dire, ma fille? + +--Au nom du ciel, ne me peignez pas ce bonheur, il n’est pas fait pour +moi! + +--Éthel, reprit sévèrement le vieillard, ne vous jouez pas de toute +votre vie. J’ai refusé la main d’une princesse de sang royal, d’une +princesse de Holstein-Augustenbourg, entendez-vous cela? Et mon +orgueil a été cruellement puni. Vous dédaignez celle d’un homme +obscur, mais loyal; tremblez que le vôtre ne soit aussi tristement +châtié. + +--Plût au ciel, murmura Éthel, que ce fût un homme obscur et loyal! + +Le vieillard se leva et fit quelques pas dans l’appartement avec +agitation. + +--Ma fille, dit-il, c’est votre pauvre père qui vous en prie et qui +vous l’ordonne. Ne me laissez pas à ma mort une inquiétude sur votre +avenir; promettez-moi d’accepter cet étranger pour époux. + +--Je vous obéirai toujours, mon père, mais n’espérez pas son retour. + +--J’ai pesé les probabilités, et je pense, d’après l’accent dont cet +Ordener prononçait votre nom.... + +--Qu’il m’aime! interrompit Éthel amèrement; oh! non, ne le croyez +pas. + +Le père répondit froidement: + +--J’ignore si, pour employer votre expression de jeune fille, il vous +aime; mais je sais qu’il reviendra. + +--Abandonnez cette idée, mon noble père. D’ailleurs, vous ne voudriez +peut-être pas qu’il fût votre gendre si vous le connaissiez. + +--Éthel, il le sera, quels que soient son nom et son rang. + +--Eh bien! reprit-elle, si ce jeune homme, en qui vous avez vu un +consolateur, en qui vous voulez voir un soutien pour votre fille, +monseigneur et père, si c’était le fils d’un de vos mortels ennemis, +du vice-roi de Norvège, du comte de Guldenlew? + +Schumacker recula de deux pas. + +--Que dites-vous, grand Dieu! Ordener! cet Ordener.--Cela est +impossible!.... + +L’indicible expression de haine qui venait de s’allumer dans les yeux +ternes du vieillard glaça le cÅ“ur tremblant d’Éthel, qui se repentit +vainement de la parole imprudente qu’elle venait de prononcer. + +Le coup était porté. Schumacker resta quelques instants immobile et +les bras croisés; tout son corps tressaillait comme s’il avait été sur +un gril ardent; ses prunelles flamboyantes sortaient de leur orbite, +et son regard, fixé sur les dalles de pierre, paraissait vouloir les +enfoncer. Enfin quelques paroles sortirent de ses lèvres bleues, +prononcées d’une voix aussi faible que celle d’un homme qui rêve. + +--Ordener!--Oui, c’est cela, Ordener Guldenlew! + +--C’est bien. Allons! Schumacker, vieux insensé, ouvre-lui donc tes +bras, ce loyal jeune homme vient pour te poignarder. + +Tout à coup il frappa le sol du pied, et sa voix devint tonnante. + +--Ils m’ont donc envoyé toute leur infâme race pour m’insulter dans ma +chute et dans ma captivité! j’avais déjà vu un d’Ahlefeld; j’ai +presque souri à un Guldenlew! Les monstres! Qui eût dit cela de cet +Ordener, qu’il portait une pareille âme et un pareil nom! Malheur à +moi! malheur à lui! Puis il tomba anéanti sur son fauteuil, et tandis +que sa poitrine oppressée se dégonflait par de longs soupirs, la +pauvre Éthel, palpitante d’effroi, pleurait à ses pieds. + +--Ne pleure pas, ma fille, dit-il d’une voix sinistre, viens, oh! +viens sur mon cÅ“ur. + +Et il la pressa dans ses bras. + +Éthel ne savait comment s’expliquer cette caresse dans un moment de +rage, lorsqu’il reprit: + +--Du moins, jeune fille, tu as été plus clairvoyante que ton vieux +père. Tu n’as point été trompée par le serpent aux yeux doux et +venimeux. Viens, que je te remercie de la haine que tu m’as fait voir +pour cet exécrable Ordener. + +Elle frémit de cet éloge, hélas! si peu mérité. + +--Mon seigneur et père, dit-elle, calmez-vous! + +--Promets-moi, poursuivait Schumacker, de vouer toujours les mêmes +sentiments au fils de Guldenlew; jure-le-moi. + +--Dieu défend le serment, mon père. + +--Jure-le, ma fille, répéta Schumacker avec véhémence. N’est-il pas +vrai que tu conserveras toujours le même cÅ“ur pour cet Ordener +Guldenlew? + +Éthel n’eut pas de peine à répondre: + +--Toujours. + +Le vieillard l’attira sur sa poitrine. + +--Bien, ma fille! que je te lègue au moins ma haine pour eux; si je ne +puis te léguer les biens et les honneurs qu’ils m’ont ravis. Écoute, +ils ont enlevé à ton vieux père son rang et sa gloire, ils l’ont +traîné d’un échafaud dans les fers, comme pour le souiller de toutes +les infamies en le faisant passer par tous les supplices. Les +misérables! Et c’est à moi qu’ils devaient le pouvoir qu’ils ont +tourné contre moi! Oh! que le ciel et l’enfer m’entendent, et qu’ils +soient tous maudits dans leur existence, et maudits dans leur +postérité! + +Il se tut un moment; puis, embrassant sa pauvre fille, épouvantée de +ses imprécations: + +--Mais, mon Éthel, toi qui es ma seule gloire et mon seul bien, +dis-moi, comment ton instinct a-t-il été plus habile que le mien? +Comment as-tu découvert que ce traître portait l’un des noms abhorrés +qui sont écrits au fond de mon cÅ“ur avec du fiel? Comment as-tu +pénétré ce secret? + +Elle rassemblait toutes ses forces pour répondre, quand la porte +s’ouvrit. + +Un homme vêtu de noir, portant à sa main une verge d’ébène et à son +cou une chaîne d’acier bruni, parut sur le seuil, environné de +hallebardiers également vêtus de noir. + +--Que me veux-tu? demanda le captif avec aigreur et étonnement. + +L’homme, sans lui répondre et sans le regarder, déroula un long +parchemin, auquel pendait, à des fils de soie, un sceau de cire verte, +et lut à haute voix: + +--«Au nom de sa majesté notre miséricordieux souverain et seigneur, +Christiern, roi! + +»Il est enjoint à Schumacker, prisonnier d’état dans la forteresse +royale de Munckholm, et à sa fille, de suivre le porteur dudit +ordre.» + +Schumacker répéta sa question: + +--Que me veux-tu? + +L’homme noir, toujours impassible, se mit en devoir de recommencer sa +lecture. + +--Il suffit, dit le vieillard. + +Alors, se levant, il fit signe à Éthel, surprise et épouvantée, de +suivre avec lui cette lugubre escorte. + + + + +XLI + + Un signal lugubre est donné, un ministre abject de + la justice vient frapper à sa porte, et l’avertir + qu’on a besoin de lui. + + JOSEPH DE MAISTRE. + + +La nuit venait de tomber; un vent froid sifflait autour de la +Tour-Maudite, et les portes de la ruine de Vygla tremblaient dans +leurs gonds, comme si la même main les eût secouées toutes à la fois. + +Les farouches habitants de la tour, le bourreau et sa famille, étaient +réunis autour du foyer allumé au milieu de la salle du premier étage, +qui jetait des rougeurs vacillantes sur leurs visages sombres et sur +leurs vêtements d’écarlate. Il y avait dans les traits des enfants +quelque chose de féroce comme le rire de leur père, et de hagard comme +le regard de leur mère. Leurs yeux, ainsi que ceux de Bechlie, étaient +tournés vers Orugix, qui, assis sur une escabelle de bois, paraissait +reprendre haleine, et dont les pieds, couverts de poussière, +annonçaient qu’il venait d’arriver de quelque lointaine expédition. + +--Femme, écoute; écoutez, enfants. Ce n’est pas pour apporter de +mauvaises nouvelles que j’ai été absent deux jours entiers. Si, avant +un mois, je ne suis pas exécuteur royal, je veux ne savoir pas serrer +un nÅ“ud coulant ou manier une hache. Réjouissez-vous, mes petits +louveteaux, votre père vous laissera peut-être pour héritage +l’échafaud même de Copenhague. + +--Nychol, demanda Bechlie, qu’y a-t-il donc? + +--Et toi, ma vieille bohémienne, reprit Nychol avec son rire pesant, +réjouis-toi aussi! tu peux t’acheter des colliers de verre bleu pour +orner ton cou de cigogne étranglée. Notre engagement expire bientôt; +mais va, dans un mois, quand tu me verras le premier bourreau des deux +royaumes, tu ne refuseras pas de casser une autre cruche avec moi. + +--Qu’y a-t-il donc, qu’y a-t-il donc, mon père? demandèrent les +enfants, dont l’aîné jouait avec un chevalet tout sanglant, tandis que +le plus petit s’amusait à plumer vivant un petit oiseau qu’il avait +pris à sa mère dans le nid même. + +--Ce qu’il y a, mes enfants?--Tue donc cet oiseau, Haspar, il crie +comme une mauvaise scie; et d’ailleurs il ne faut pas être cruel. +Tue-le.--Ce qu’il y a? Rien, peu de chose vraiment, sinon, dame +Bechlie, qu’avant huit jours d’ici l’ex-chancelier Schumacker, qui est +prisonnier à Munckholm, après avoir vu mon visage de si près à +Copenhague, et le fameux brigand d’Islande Han de Klipstadur, me +passeront peut-être tous deux à la fois par les mains. + +L’œil égaré de la femme rouge prit une expression d’étonnement et de +curiosité. + +--Schumacker! Han d’Islande! comment cela, Nychol? + +--Voilà tout. J’ai rencontré hier matin, sur la route de Skongen, au +pont de l’Ordals, tout le régiment des arquebusiers de Munckholm, qui +s’en retournait à Drontheim d’un air très victorieux. J’ai questionné +un des soldats, qui a daigné me répondre, parce qu’il ignorait sans +doute pourquoi ma casaque et ma charrette sont rouges; j’ai appris que +les arquebusiers revenaient des gorges du Pilier-Noir, où ils avaient +mis en pièces des bandes de brigands, c’est-à -dire de mineurs +insurgés. Or, tu sauras, Bechlie la bohémienne, que ces rebelles se +révoltaient pour Schumacker, et étaient commandés par Han d’Islande. +Tu sauras que cette levée de boucliers constitue pour Han d’Islande un +bon crime d’insurrection contre l’autorité royale, et pour Schumacker +un bon crime de haute trahison; ce qui amène tout naturellement ces +deux honorables seigneurs à la potence ou au billot. Ajoute à ces deux +superbes exécutions, qui ne peuvent manquer de me rapporter au moins +quinze ducats d’or chacune, et de me faire le plus grand honneur dans +les deux royaumes, celles, moins importantes, à la vérité, de quelques +autres.... + +--Mais quoi! interrompit Bechlie, Han d’Islande a donc été pris? + +--Pourquoi interrompez-vous votre seigneur et maître, femme de +perdition? dit le bourreau. Oui, sans doute, ce fameux, cet imprenable +Han d’Islande a été pris, avec quelques autres chefs de brigands, ses +lieutenants, qui me rapporteront bien aussi chacun douze écus par +tête, sans compter la vente des cadavres. Il a été pris, vous dis-je, +et je l’ai vu, puisqu’il faut satisfaire entièrement votre curiosité, +passer entre les rangs des soldats. + +La femme et les enfants se rapprochèrent vivement d’Orugix. + +--Quoi! tu l’as vu, père? demandèrent les enfants. + +--Taisez-vous, enfants. Vous criez comme un coquin qui se dit +innocent. Je l’ai vu. C’est une espèce de géant; il marchait les bras +croisés, enchaînés derrière le dos, et le front bandé. C’est que, sans +doute, il a été blessé à la tête. Mais, qu’il soit tranquille, avant +peu je l’aurai guéri de cette blessure. + +Après avoir mêlé à ces horribles paroles un horrible geste, le +bourreau continua: + +--Il y avait derrière lui quatre de ses compagnons, également +prisonniers, blessés de même, et qu’on menait comme lui à Drontheim, +où ils seront jugés, avec l’ex-grand-chancelier Schumacker, par un +tribunal où siégera le haut-syndic, et que présidera le +grand-chancelier actuel. + +--Père, quel visage avaient les autres prisonniers? + +--Les deux premiers étaient deux vieillards, dont l’un portait le +feutre de mineur, et l’autre le bonnet de montagnard. Tous deux +paraissaient désespérés. Des deux autres, l’un était un jeune mineur, +qui marchait la tête haute, en sifflant; l’autre....--Te souviens-tu, +ma damnée Bechlie, de ces voyageurs qui sont entrés dans cette tour, +il y a une dizaine de jours, la nuit de ce violent orage? + +--Comme Satan se souvient du jour de sa chute, répondit la femme. + +--Avais-tu remarqué parmi ces étrangers un jeune homme qui +accompagnait ce vieux docteur fou à grande perruque? un jeune homme, +te dis-je, vêtu d’un grand manteau vert et coiffé d’une toque à plume +noire? + +--En vérité, je crois l’avoir encore devant les yeux, me disant: +Femme, nous avons de l’or. + +--Eh bien! la vieille, je veux n’avoir jamais étranglé que des coqs de +bruyère, si le quatrième prisonnier n’est pas ce jeune homme. Sa +figure m’était, à la vérité, entièrement cachée par sa plume, sa +toque, ses cheveux et son manteau; d’ailleurs, il baissait la tête. +Mais c’est bien le même vêtement, les mêmes bottines, le même air. Je +veux avaler d’une bouchée le gibet de pierre de Skongen, si ce n’est +pas le même homme! Que dis-tu de cela, Bechlie? Ne serait-il pas +plaisant qu’après avoir reçu de moi de quoi soutenir sa vie, cet +étranger en reçût également de quoi l’abréger, et qu’il exerçât mon +habileté après avoir éprouvé mon hospitalité? + +Le bourreau prolongea quelque temps son gros rire sinistre; puis il +reprit: + +--Allons, réjouissez-vous donc tous, et buvons; oui, Bechlie, +donne-moi un verre de cette bière qui râpe le gosier comme si l’on +buvait des limes, que je le vide à mon avancement futur.--Allons, +honneur et santé au seigneur Nychol Orugix, exécuteur royal en +perspective!--Je t’avouerai, vieille pécheresse, que j’ai eu de la +peine à me rendre au bourg de Noes pour y pendre obscurément je ne +sais quel ignoble voleur de choux et de chicorée. Cependant, en y +réfléchissant, j’ai pensé que trente-deux ascalins n’étaient pas +encore à dédaigner, et que mes mains ne se dégraderaient en exécutant +de simples voleurs et autres canailles de ce genre que lorsqu’elles +auraient décapité le noble comte ex-grand-chancelier et le fameux +démon d’Islande. Je me suis donc résigné, en attendant mon diplôme de +maître royal des hautes-Å“uvres, à expédier le pauvre misérable du +bourg de Noes; et voici, ajouta-t-il en tirant une bourse de cuir de +son havre-sac, voici les trente-deux ascalins que je t’apporte, la +vieille. + +En ce moment, le bruit du cor se fit entendre à trois reprises +différentes, en dehors de la tour. + +--Femme, cria Orugix en se levant, ce sont les archers du haut-syndic. + +À ces mots, il descendit en toute hâte. + +Un instant après il reparut, portant un grand parchemin, dont il avait +rompu le sceau. + +--Tiens, dit-il à sa femme, voilà ce que le haut-syndic m’envoie. +Déchiffre-moi cela, toi qui lirais le grimoire de Satan. Ce sont +peut-être déjà mes lettres de promotion; car, puisque le tribunal aura +un grand-chancelier pour président et un grand-chancelier pour accusé, +il conviendrait que le bourreau qui exécutera son arrêt fût un +bourreau royal. + +La femme reçut le parchemin, et, après y avoir quelque temps promené +ses yeux, elle lut à haute voix, tandis que les enfants jetaient sur +elle un regard hébété et stupide: + +--«Au nom du haut-syndic du Drontheimhus!--il est ordonné à Nychol +Orugix, bourreau de la province, de se transporter sur-le-champ à +Drontheim, et de se munir de la hache d’honneur, du billot et des +tentures noires.» + +--C’est là tout? demanda le bourreau d’une voix mécontente. + +--C’est là tout, répondit Bechlie. + +--Bourreau de la province! murmura Orugix entre ses dents. + +Il resta un moment jetant sur le parchemin syndical des regards +d’humeur. + +--Allons, dit-il enfin, il faut obéir et partir. Voici pourtant qu’on +me demande la hache d’honneur et les tentures noires.--Tu auras soin, +Bechlie, d’enlever les gouttes de rouille qui ont délustré ma hache, +et de voir si la draperie n’est pas tachée en plusieurs endroits. En +somme, il ne faut pas se décourager, ils ne veulent peut-être +m’accorder d’avancement que comme salaire de cette belle exécution. +Tant pis pour les condamnés, ils n’auront pas la satisfaction d'être +mis à mort par un exécuteur royal. + + + + +XLII + + ELVINE. + + Qu’est devenu le pauvre Sanche? Il n’a point paru + dans la ville. + + NUNO. + + Sanche aura su se mettre à couvert. + + LOPE DE VEGA. _Le meilleur alcade est le roi._ + + +Le comte d’Ahlefeld, traînant une ample simarre de satin noir doublée +d’hermine, la tête et les épaules cachées par une large perruque +magistrale, et la poitrine chargée de plusieurs étoiles et +décorations, parmi lesquelles on distinguait les colliers des ordres +royaux de l’éléphant et de Dannebrog; revêtu, en un mot, du costume +complet de grand-chancelier de Danemark et de Norvège, se promenait +d’un air soucieux dans l’appartement de la comtesse d’Ahlefeld, seule +avec lui en ce moment. + +--Allons, il est neuf heures, le tribunal va entrer en séance; il ne +faut pas le faire attendre, car il est nécessaire que l’arrêt soit +rendu dans la nuit, afin qu’on l’exécute demain matin au plus tard. Le +haut-syndic m’a assuré que le bourreau serait ici avant +l’aube.--Elphége! avez-vous ordonné qu’on apprêtât la barque qui doit +me transporter à Munckholm? + +--Monseigneur, elle vous attend depuis une demi-heure au moins, +répondit la comtesse en se soulevant sur son fauteuil. + +--Et ma litière est-elle à la porte? + +--Oui, monseigneur. + +--Allons!....--Vous dites donc, Elphége, ajouta le comte en se +frappant le front, qu’il existe une intrigue amoureuse entre Ordener +Guldenlew et la fille de Schumacker? + +--Très amoureuse, je vous jure! répliqua la comtesse en souriant de +colère et de dédain. + +--Qui se fût imaginé cela?--Pourtant, je vous assure que je m’en étais +déjà douté. + +--Et moi aussi, dit la comtesse.--C’est un tour que ce maudit Levin +nous a joué. + +--Vieux scélérat de mecklembourgeois! murmura le chancelier; va, je te +recommanderai à Arensdorf. + +--Si je pouvais le faire disgracier!--Eh! mais, écoutez donc, Elphége, +voici un trait de lumière. + +--Quoi donc? + +--Vous savez que les individus que nous allons juger dans le château +de Munckholm sont au nombre de six:--Schumacker, que je ne redouterai +plus, j’espère, demain à pareille heure; ce montagnard colosse, notre +faux Han d’Islande, qui a juré de soutenir le rôle jusqu’à la fin, +dans l’espérance que MusdÅ“mon, dont il a déjà reçu de fortes sommes +d’argent, le fera évader.--Ce MusdÅ“mon a des idées vraiment +diaboliques!--Les quatre autres accusés sont les trois chefs des +rebelles, et un quidam qui s’est trouvé, on ne sait comment, au milieu +du rassemblement d’Apsyl-Corh, et que les précautions prises par +MusdÅ“mon ont fait tomber dans nos mains. MusdÅ“mon pense que cet +homme est un espion de Levin de Knud. Et, en effet, en arrivant ici +prisonnier, sa première parole a été pour demander le général; et +quand il a appris l’absence du mecklembourgeois, il a paru consterné. +Du reste, il n’a voulu répondre à aucune des questions que lui a +adressées MusdÅ“mon. + +--Mon cher seigneur, interrompit la comtesse, pourquoi ne l’avez-vous +pas interrogé vous-même? + +--En vérité, Elphége, comment l’aurais-je pu au milieu de tous les +soins qui m’accablent depuis mon arrivée? Je me suis reposé de cette +affaire sur MusdÅ“mon, qu’elle intéresse autant que moi. D’ailleurs, +ma chère, cet homme n’est d’aucune importance par lui-même; c’est +quelque pauvre vagabond. Nous n’en pourrons tirer parti qu’en le +présentant comme un agent de Levin de Knud, et, comme il a été pris +dans les rangs des rebelles, cela pourra prouver entre le +mecklembourgeois et Schumacker une connivence coupable, qui suffira +pour provoquer, sinon la mise en accusation, du moins la disgrâce du +maudit Levin. + +La comtesse parut méditer un moment. + +--Vous avez raison, monseigneur. Mais cette fatale passion du baron +Thorvick pour Éthel Schumacker.... + +Le chancelier se frotta le front de nouveau; puis tout à coup haussant +les épaules: + +--Écoutez, Elphége, nous ne sommes plus ni l’un ni l’autre jeunes et +novices dans la vie, et pourtant nous ne connaissons pas les hommes! +Quand Schumacker aura été une seconde fois flétri par un jugement de +haute trahison, quand il aura subi sur l’échafaud une condamnation +infamante, quand sa fille, retombée au-dessous des derniers rangs de +la société, sera souillée à jamais publiquement de tout l’opprobre de +son père, pensez-vous, Elphége, qu’alors Ordener Guldenlew se +souvienne un seul instant de cette amourette d’enfance, que vous +nommez passion, d’après les discours exaltés d’une jeune folle +prisonnière, et qu’il balance un seul jour entre la fille déshonorée +d’un misérable criminel et la fille illustre d’un glorieux chancelier? +Il faut juger les hommes d’après soi, ma chère; où avez-vous vu que le +cÅ“ur humain fût ainsi fait? + +--Je souhaite que vous ayez encore raison.--Vous ne trouverez +cependant pas inutile, n’est-il pas vrai, la demande que j’ai faite au +syndic pour que la fille de Schumacker assiste au procès de son père, +et soit placée dans la même tribune que moi? Je suis curieuse +d’étudier cette créature. + +--Tout ce qui peut nous éclairer sur cette affaire est précieux, dit +le chancelier avec flegme.--Mais, dites-moi, sait-on où cet Ordener +est en ce moment? + +--Personne au monde ne le sait; c’est le digne élève de ce vieux +Levin, un chevalier errant comme lui. Je crois qu’il visite en ce +moment Ward-Hus. + +--Bien, bien, notre Ulrique le fixera. Allons, j’oublie que le +tribunal m’attend. + +La comtesse arrêta le grand-chancelier. + +--Encore un mot, monseigneur.--Je vous en ai parlé hier, mais votre +esprit était occupé, et je n’ai pu obtenir de réponse. Où est mon +Frédéric? + +--Frédéric! dit le comte avec une expression lugubre, et en portant la +main sur son visage. + +--Oui; répondez-moi, mon Frédéric! Son régiment est de retour à +Drontheim sans lui. Jurez-moi que Frédéric n’était pas dans cette +horrible gorge du Pilier-Noir. Pourquoi votre figure a-t-elle changé +au nom de Frédéric? Je suis dans une mortelle inquiétude. + +Le chancelier reprit sa physionomie impassible. + +--Elphége, tranquillisez-vous. Je vous jure qu’il n’était point dans +le défilé du Pilier-Noir. D’ailleurs, on a publié la liste des +officiers tués ou blessés dans cette rencontre. + +--Oui, dit la comtesse calmée, vous me rassurez. Deux officiers +seulement ont été tués, le capitaine Lory et le jeune baron Randmer, +qui a fait tant de folies avec mon pauvre Frédéric dans les bals de +Copenhague! Oh! j’ai lu et relu la liste, je vous assure. Mais +dites-moi, monseigneur, mon fils est donc resté à Walhstrom? + +--Il y est resté, répondit le comte. + +--Eh bien, cher ami, dit la mère avec un sourire qu’elle s’efforçait +de rendre tendre, je ne vous demande qu’une grâce, c’est de faire +revenir vite mon Frédéric de cet affreux pays. + +Le chancelier se dégagea péniblement de ses bras suppliants. + +--Madame, dit-il, le tribunal m’attend. Adieu, ce que vous me demandez +ne dépend pas de moi. + +Et il sortit brusquement. + +La comtesse demeura sombre et pensive. + +--Cela ne dépend pas de lui! se dit-elle; et il lui suffirait d’un mot +pour me rendre mon fils!--Je l’ai toujours pensé, cet homme-là est +vraiment méchant. + + + + +XLIII + + Est-ce ainsi qu’on traite un homme de ma charge? + est-ce ainsi qu’on perd le respect dû à la + justice? + + CALDERON. _Louis Perez de Galice_. + + +La tremblante Éthel, que les gardes ont séparée de son père à la +sortie du donjon du Lion de Slesvig, a été conduite, à travers de +ténébreux corridors, jusqu’alors inconnus d’elle, dans une sorte de +cellule obscure, qu’on a refermée sur son entrée. Du côté de la +cellule opposée à la porte est une grande ouverture grillée, à travers +laquelle pénètre une lumière de torches et de flambeaux. Devant cette +ouverture est une banquette sur laquelle est placée une femme voilée +et vêtue de noir, qui lui fait signe de s’asseoir auprès d’elle. Elle +obéit en silence et interdite. + +Ses yeux se portent au delà de l’ouverture grillée. Un tableau sombre +et imposant est devant elle. + +À l’extrémité d’une salle, tendue de noir, et faiblement éclairée par +des lampes de cuivre suspendues à la voûte, s’élève un tribunal noir +arrondi en fer à cheval, occupé par sept juges vêtus de robes noires, +dont l’un, placé au centre sur un siège plus élevé, porte sur sa +poitrine des chaînes de diamants et des plaques d’or qui étincellent. +Le juge assis à la droite de celui-ci se distingue des autres par une +ceinture blanche et un manteau d’hermine, insigne du haut-syndic de la +province. À droite du tribunal est une estrade couverte d’un dais, où +siège un vieillard, revêtu d’habits pontificaux; à gauche, une table +chargée de papiers, derrière laquelle se tient debout un homme de +petite taille, coiffé d’une énorme perruque, et enveloppé des plis +d’une longue robe noire. + +On remarque, en face des juges, un banc de bois entouré de +hallebardiers qui portent des torches, dont la lueur, réfléchie par +une forêt de piques, de mousquets et de pertuisanes, répand de vagues +rayons sur les têtes tumultueuses d’une foule de spectateurs, pressés +contre la grille de fer qui les sépare du tribunal. + +Éthel observait ce spectacle comme si elle eût assisté éveillée à un +rêve; cependant elle était loin de se sentir indifférente à ce qui +allait se passer sous ses yeux. Elle entendait en elle comme une voix +intime qui l’avertissait d'être attentive, parce qu’elle touchait à +l’une des crises de sa vie. Son cÅ“ur était en proie à deux agitations +différentes en même temps; elle eût voulu savoir sur-le-champ en quoi +elle était intéressée à la scène qu’elle contemplait, ou ne le savoir +jamais. Depuis plusieurs jours, l’idée que son Ordener était perdu +pour elle lui avait inspiré le désir désespéré d’en finir d’une fois +avec l’existence, et de pouvoir lire d’un coup d’œil tout le livre de +sa destinée. C’est pourquoi, comprenant qu’elle entrait dans l’heure +décisive de son sort, elle examina le tableau lugubre qui s’offrait à +elle, moins avec répugnance qu’avec une sorte de joie impatiente et +funèbre. + +Elle vit le président se lever, en proclamant, au nom du roi, que +l’audience de justice était ouverte. + +Elle entendit le petit homme noir, placé à la gauche du tribunal, +lire, d’une voix basse et rapide, un long discours où le nom de son +père, mêlé aux mots de _conspiration_, de _révolte des mines_, de +_haute-trahison_, revenait fréquemment. Alors elle se rappela ce que +la fatale inconnue lui avait dit, dans le jardin du donjon, de +l’accusation dont son père était menacé; et elle frémit quand elle +entendit l’homme à la robe noire terminer son discours par le mot de +_mort_, fortement articulé. + +Épouvantée, elle se tourna vers la femme voilée, pour laquelle un +sentiment qu’elle ne s’expliquait pas lui inspirait de la crainte: + +--Où sommes-nous? qu’est-ce que tout ceci? demanda-t-elle timidement. + +Un geste de sa mystérieuse compagne l’invita au silence et à +l’attention. Elle reporta sa vue dans la salle du tribunal. + +Le vieillard vénérable, en habits épiscopaux, venait de se lever; et +Éthel recueillit ces paroles, qu’il prononça distinctement: + +--Au nom du Dieu tout-puissant et miséricordieux,--moi, +Pamphile-Éleuthère, évêque de la royale ville de Drontheim et de la +royale province du Drontheimhus, je salue le respectable tribunal qui +juge au nom du roi, notre seigneur après Dieu; + +Et je dis--qu’ayant remarqué que les prisonniers amenés devant ce +tribunal étaient des hommes et des chrétiens, et qu’ils n’avaient +point de procureurs, je déclare aux respectables juges que mon +intention est de les assister de mon faible secours, dans la cruelle +position où le ciel les a voulu mettre; + +Priant Dieu de daigner donner sa force à notre infirme faiblesse, et +sa lumière à notre profonde cécité. + +C’est ainsi que moi, évêque de ce royal diocèse, je salue le +respectable et judicieux tribunal.-- + +Après avoir parlé ainsi, l’évêque descendit de son trône pontifical, +et alla s’asseoir sur le banc de bois destiné aux accusés, tandis +qu’un murmure d’approbation éclatait parmi le peuple. + +Le président se leva, et dit d’une voix sèche: + +--Hallebardiers, qu’on fasse silence!--Seigneur évêque, le tribunal +remercie votre révérence, au nom des prisonniers.--Habitants du +Drontheimhus, soyez attentifs à la haute justice du roi; le tribunal +va juger sans appel. Archers,--qu’on amène les accusés. + +Il se fit dans l’auditoire un silence d’attente et de terreur; +seulement toutes les têtes s’agitèrent dans l’ombre, comme les sombres +vagues d’une mer orageuse, sur laquelle le tonnerre s’apprête à +gronder. + +Bientôt Éthel entendit une rumeur sourde et un mouvement +extraordinaire se prolonger au-dessous d’elle, dans les sinistres +avenues de la salle; puis l’auditoire se rangea avec un frémissement +d’impatience et de curiosité; des pas multipliés retentirent; des +hallebardes et des mousquets brillèrent; et bientôt six hommes +enchaînés et entourés de gardes pénétrèrent, la tête nue, dans +l’enceinte du tribunal. Éthel ne vit que le premier de ces six +prisonniers; c’était un vieillard à barbe blanche, vêtu d’une simarre +noire; c’était son père. + +Elle s’appuya défaillante sur la balustrade de pierre qui était devant +sa banquette; les objets roulaient sous ses yeux comme dans un nuage +confus, et il lui semblait que son cÅ“ur palpitait à son oreille. +Elle-dit d’une voix faible: + +--O Dieu, secourez-moi! + +La femme voilée se pencha vers elle, et lui fit respirer des sels qui +la réveillèrent de sa léthargie. + +--Noble dame, dit-elle ranimée, de grâce, un mot de votre voix pour me +convaincre que je ne suis pas ici le jouet des fantômes de l’enfer. + +Mais l’inconnue, sourde à sa prière, avait retourné sa tête vers le +tribunal; et la pauvre Éthel, qui avait retrouvé quelque force, se +résigna à l’imiter en silence. + +Le président s’était levé, et avait dit d’une voix lente et +solennelle: + +--Prisonniers, on vous amène devant nous pour que nous ayons à +examiner si vous êtes coupables de haute-trahison, de conspiration, de +révolte par les armes contre l’autorité du roi notre souverain +seigneur. Méditez maintenant dans vos consciences, car une accusation +de lèse-majesté au premier chef pèse sur vos têtes. + +En ce moment un rayon de lumière tomba sur le visage d’un des six +accusés, d’un jeune homme qui tenait sa tête penchée sur sa poitrine, +comme pour dérober ses traits sous les boucles pendantes de ses longs +cheveux. Éthel tressaillit, et une sueur froide sortit de tous ses +membres; elle avait cru reconnaître....--Mais non, c’était une cruelle +illusion; la salle était faiblement éclairée, et les hommes s’y +mouvaient comme des ombres; à peine distinguait-on le grand christ +d’ébène poli, placé au-dessus du fauteuil du président. + +Cependant ce jeune homme était enveloppé d’un manteau qui de loin +paraissait vert, ses cheveux en désordre avaient des reflets châtains, +et le rayon inattendu qui avait dessiné ses traits.... Mais non, cela +n’était pas, cela ne pouvait être! c’était une horrible illusion. + +Les prisonniers étaient assis sur le banc où était descendu l’évêque. +Schumacker s’était placé à l’une des extrémités; il était séparé du +jeune homme aux cheveux châtains par ses quatre compagnons +d’infortune, qui portaient des vêtements grossiers, et au nombre +desquels on remarquait une espèce de géant. L’évêque siégeait à +l’autre extrémité du banc. + +Éthel vit le président se tourner vers son père. + +--Vieillard, dit-il d’une voix sévère, dites-nous votre nom et qui +vous êtes. + +Le vieillard souleva sa tête vénérable. + +--Autrefois, répondit-il en regardant fixement le président, on +m’appelait comte de Griffenfeld et de Tongsberg, prince de Wollin, +prince du Saint-Empire, chevalier de l’ordre royal de l’éléphant, +chevalier de l’ordre royal de Dannebrog; chevalier de la toison d’or +d’Allemagne et de la jarretière d’Angleterre, premier ministre, +inspecteur général des universités, grand-chancelier de Danemark et +de.... + +Le président l’interrompit. + +--Accusé, le tribunal ne vous demande ni comment on vous a nommé, ni +ce que vous avez été, mais comment on vous nomme, et ce que vous êtes. + +--Eh bien, reprit vivement le vieillard, maintenant je m’appelle Jean +Schumacker, j’ai soixante-neuf ans, et je ne suis rien, que votre +ancien bienfaiteur, chancelier d’Ahlefeld. + +Le président parut interdit. + +--Je vous ai reconnu, seigneur comte, ajouta l’ex-chancelier, et comme +j’ai cru voir qu’il n’en était pas de même à mon égard de votre côté, +j’ai pris la liberté de rappeler à votre grâce que nous sommes de +vieilles connaissances. + +--Schumacker, dit le président d’un ton où l’on sentait l’accent de la +colère concentrée, épargnez les moments du tribunal. + +Le vieux captif l’interrompit encore: + +--Nous avons changé de rôle, noble chancelier; autrefois c’était moi +qui vous appelais simplement _d’Ahlefeld_, et vous qui me disiez +_seigneur comte_. + +--Accusé, répliqua le président, vous nuisez à votre cause en +rappelant le jugement infamant dont vous êtes déjà flétri. + +--Si ce jugement est infamant pour quelqu’un, comte d’Ahlefeld, ce +n’est pas pour moi. + +Le vieillard s’était levé à demi en prononçant ces paroles avec force. +Le président étendit la main vers lui. + +--Asseyez-vous. N’insultez pas, devant un tribunal, et aux juges qui +vous ont condamné, et au roi qui vous a donné ces juges. Rappelez-vous +que sa majesté a daigné vous accorder la vie, et bornez-vous ici à +vous défendre. + +Schumacker ne répondit qu’en haussant les épaules. + +--Avez-vous, demanda le président, quelques aveux à faire au tribunal +touchant le crime capital dont vous êtes accusé? + +Voyant que Schumacker gardait le silence, le président répéta sa +question. + +--Est-ce que c’est à moi que vous parlez? dit l’ex-grand-chancelier. +Je croyais, noble comte d’Ahlefeld, que vous vous parliez à vous-même. +De quel crime m’entretenez-vous? Est-ce que j’ai jamais donné le +baiser d’Iscariote à un ami? Ai-je emprisonné, condamné, déshonoré un +bienfaiteur? dépouillé celui à qui je devais tout? J’ignore, en +vérité, seigneur chancelier actuel, pourquoi l’on m’amène ici. C’est +sans doute pour juger de votre habileté à faire tomber des têtes +innocentes. Je ne serai point fâché en effet de voir si vous saurez +aussi bien me perdre que vous perdez le royaume, et s’il vous suffira +d’une virgule pour causer ma mort, comme il vous a suffi d’une lettre +de l’alphabet pour provoquer la guerre avec la Suède.[*] + + [*] Il y avait eu en effet de très graves différends entre le + Danemark et la Suède, parce que le comte d’Ahlefeld avait exigé, + dans une négociation, qu’un traité entre les deux états donnât au + roi de Danemark le titre de _rex Gothorum_, ce qui semblait + attribuer au monarque danois la souveraineté de la Gothie, province + suédoise; tandis que les Suédois ne voulaient lui accorder que la + qualité de _rex Gotorum_, dénomination vague qui équivalait à + l’ancien titre des souverains danois, _roi des Gots_. + + C’est à cette _h_, cause, non d’une guerre, mais de longues et + menaçantes négociations, que Schumacker faisait sans doute allusion. + +À peine achevait-il cette raillerie amère, que l’homme placé devant la +table à gauche du tribunal se leva. + +--Seigneur président, dit-il, après s'être incliné profondément, +seigneurs juges, je demande que la parole soit interdite à Jean +Schumacker, s’il continue d’injurier ainsi sa grâce le président de ce +respectable tribunal. + +La voix calme de l’évêque s’éleva: + +--Seigneur secrétaire intime, on ne peut interdire la parole à un +accusé. + +--Vous avez raison, révérend évêque, s’écria le président avec +précipitation. Notre intention est de laisser le plus de liberté +possible à la défense.--J’engage seulement l’accusé à modérer son +langage, s’il comprend ses véritables intérêts. + +Schumacker secoua la tête et dit froidement: + +--Il parait que le comte d’Ahlefeld est plus sûr de son fait qu’en +1677. + +--Taisez-vous, dit le président; et s’adressant sur-le-champ au +prisonnier voisin du vieillard, il lui demanda quel était son nom. +C’était un montagnard d’une taille colossale, dont le front était +entouré de bandages, qui se leva en disant: + +--Je suis Han, de Klipstadur, en Islande. + +Un frémissement d’épouvante erra quelque temps dans la foule, et +Schumacker, soulevant sa tête pensive déjà retombée sur sa poitrine, +jeta un brusque regard sur son formidable voisin, dont tous les autres +co-accusés se tenaient éloignés. + +--Han d’Islande, demanda le président quand le trouble fut dissipé, +qu’avez-vous à dire au tribunal? + +De tous les spectateurs, Éthel n’avait pas été la moins frappée de la +présence du brigand fameux qui, depuis si longtemps, lui apparaissait +dans toutes ses terreurs. Elle attacha avec une avidité craintive son +regard sur le géant monstrueux que son Ordener avait peut-être +combattu, dont il avait peut-être été la victime. Cette idée se +retourna dans son cÅ“ur sous toutes ses formes douloureuses. Aussi, +entièrement absorbée par une foule d’émotions déchirantes, elle +entendit à peine la réponse qu’adressait au président, dans un langage +grossier et embarrassé, ce Han d’Islande, en qui elle voyait presque +le meurtrier de son Ordener. Elle comprit seulement que le brigand se +déclarait le chef des bandes rebelles. + +--Est-ce de vous-même, demanda le président, ou par une instigation +étrangère, que vous avez pris le commandement des insurgés? + +Le brigand répondit: + +--Ce n’est pas de moi-même. + +--Qui vous a provoqué à ce crime? + +--Un homme qui s’appelait Hacket. + +--Quel était ce Hacket? + +--Un agent de Schumacker, qu’il nommait aussi comte de Griffenfeld. + +Le président s’adressa à Schumacker: + +--Schumacker, connaissez-vous ce Hacket? + +--Vous m’avez prévenu, comte d’Ahlefeld, repartit le vieillard; +j’allais vous adresser la même question. + +--Jean Schumacker, dit le président, vous êtes mal conseillé par votre +haine. Le tribunal appréciera votre système de défense. + +L’évêque prit la parole. + +--Seigneur secrétaire intime, dit-il en se tournant vers l’homme de +petite taille, qui paraissait faire les fonctions de greffier et +d’accusateur, ce Hacket est-il parmi mes clients? + +--Non, votre révérence, répondit le secrétaire. + +--Sait-on ce qu’il est devenu? + +--On n’a pu le saisir; il a disparu. + +On eût dit qu’en parlant ainsi le seigneur secrétaire intime composait +sa voix. + +--Je crois plutôt qu’il s’est évanoui, dit Schumacker. + +L’évêque continua: + +--Seigneur secrétaire, fait-on poursuivre ce Hacket? A-t-on son +signalement? + +Avant que le secrétaire intime eût pu répondre, un des prisonniers se +leva; c’était un jeune mineur d’un visage âpre et fier. + +--Il serait aisé de l’avoir, dit-il d’une voix forte. Ce misérable +Hacket, l’agent de Schumacker, est un homme de petite stature, d’une +figure ouverte, mais ouverte comme une bouche de l’enfer.--Tenez, +seigneur évêque, sa voix ressemble beaucoup à celle de ce seigneur qui +écrit là sur cette table, et que votre révérence appelle, je crois, +secrétaire intime. Et même, si cette salle était moins sombre, et que +le seigneur secrétaire intime eût moins de cheveux pour lui cacher le +visage, j’assurerais presque qu’il y a dans ses traits quelque +ressemblance avec ceux du traître Hacket. + +--Notre frère dit vrai, s’écrièrent les deux prisonniers voisins du +jeune mineur. + +--Vraiment! murmura Schumacker avec une expression de triomphe. + +Cependant le secrétaire avait fait un mouvement involontaire, soit de +crainte, soit de l’indignation qu’il ressentait d'être comparé à ce +Hacket. Le président, qui lui-même avait paru troublé, se hâta +d’élever la voix. + +--Prisonniers, n’oubliez pas que vous ne devez parler que lorsque le +tribunal vous interroge; et surtout n’outragez pas les ministres de la +justice par d’indignes comparaisons. + +--Cependant, seigneur président, dit l’évêque, ceci n’est qu’une +question de signalement. Si le coupable Hacket offre quelques points +de ressemblance avec le secrétaire, cela pourrait être utile. + +Le président l’interrompit. + +--Han d’Islande, vous qui avez eu tant de rapports avec Hacket, +dites-nous, pour satisfaire le révérend évêque, si cet homme ressemble +en effet à notre très honoré secrétaire intime. + +--Nullement, seigneur, répondit le géant sans hésiter. + +--Vous voyez, seigneur évêque, ajouta le président. + +L’évêque prononça d’un signe de tête qu’il était satisfait; et le +président, s’adressant à un autre accusé, prononça la formule usitée: + +--Quel est votre nom? + +--Wilfrid Kennybol, des montagnes de Kole. + +--Étiez-vous parmi les insurgés? + +--Oui, seigneur; la vérité vaut mieux que la vie. J’ai été pris dans +les gorges maudites du Pilier-Noir. J’étais le chef des montagnards. + +--Qui vous a poussé au crime de rébellion? + +--Nos frères les mineurs se plaignaient de la tutelle royale, et cela +était tout simple, n’est-ce pas, votre courtoisie? Vous n’auriez +qu’une hutte de boue et deux mauvaises peaux de renard, que vous ne +seriez pas fâché d’en être le maître. Le gouvernement n’a pas écouté +leurs prières. Alors, seigneur, ils ont songé à se révolter, et nous +ont priés de les aider. Un si petit service ne se refuse pas entre +frères qui récitent les mêmes oraisons et chôment les mêmes saints. +Voilà tout. + +--Personne, dit le président, n’a-t-il éveillé, encouragé et dirigé +votre insurrection? + +--C’était un seigneur Hacket, qui nous parlait sans cesse de délivrer +un comte prisonnier à Munckholm, dont il se disait l’envoyé. Nous le +lui avons promis, parce qu’une liberté de plus ne nous coûtait rien. + +--Ce comte ne s’appelait-il pas Schumacker ou Griffenfeld? + +--Justement, votre courtoisie. + +--Vous ne l’avez jamais vu? + +--Non, seigneur; mais si c’est ce vieillard qui vous a dit tout à +l’heure tant de noms, je ne puis faire autrement que de convenir.... + +--De quoi? interrompit le président. + +--Qu’il a une bien belle barbe blanche, seigneur, presque aussi belle +que celle du père du mari de ma sÅ“ur Maase, de la bourgade de Surb, +lequel a vécu jusqu’à cent vingt ans. + +L’ombre répandue dans la salle empêcha de voir si le président +paraissait désappointé de la naïve réponse du montagnard. Il ordonna +aux archers de déployer quelques bannières couleur de feu déposées +devant le tribunal. + +--Wilfrid Kennybol, dit-il, reconnaissez-vous ces bannières? + +--Oui, votre courtoisie; elles nous ont été données par Hacket, au nom +du comte Schumacker. Le comte fit distribuer aussi des armes aux +mineurs; car nous n’en avions pas besoin, nous autres montagnards, qui +vivons de la carabine et de la gibecière. Et moi, seigneur, tel que +vous me voyez, attaché ici comme une méchante poule qu’on va rôtir, +j’ai plus d’une fois, du fond de nos vallées, atteint de vieux aigles, +lorsqu’au plus haut de leur vol ils ne semblaient que des alouettes ou +des grives. + +--Vous entendez, seigneurs juges, observa le secrétaire intime; +l’accusé Schumacker a fait distribuer par Hacket des armes et des +drapeaux aux rebelles. + +--Kennybol, reprit le président, n’avez-vous plus rien à déclarer? + +--Rien, votre courtoisie, sinon que je ne mérite pas la mort. Je n’ai +fait que prêter assistance, en bon frère, aux mineurs, et j’ose +affirmer à toutes vos courtoisies que le plomb de ma carabine, tout +vieux chasseur que je suis, n’a jamais touché un daim du roi. + +Le président, sans répondre à ce plaidoyer, interrogea les deux +compagnons de Kennybol. C’étaient des chefs de mineurs. Le plus vieux, +qui déclara se nommer Jonas, répéta, en d’autres termes, ce qu’avait +avoué Kennybol. L’autre, qui était le jeune homme dont les yeux +avaient saisi tant de ressemblance entre le secrétaire intime et le +perfide Hacket, dit s’appeler Norbith, confessa fièrement sa part dans +la révolte, mais refusa de rien révéler touchant Hacket et Schumacker. +Il avait, disait-il, prêté serment de se taire, et ne se souvenait +plus que de ce serment. Le président eut beau l’interroger par toutes +les menaces et par toutes les prières, l’obstiné jeune homme resta +inflexible. D’ailleurs il assurait ne point s'être révolté pour +Schumacker, mais seulement parce que sa vieille mère avait faim et +froid. Il ne niait point qu’il n’eût peut-être mérité la mort; mais il +affirmait que l’on commettrait une injustice en le condamnant, parce +qu’en le tuant on tuerait aussi sa pauvre mère, qui ne l’avait pas +mérité. + +Quand Norbith eut cessé de parler, le secrétaire intime résuma en peu +de mots les charges accablantes qui pesaient jusqu’à ce moment sur les +accusés, surtout sur Schumacker. Il lut quelques-unes des devises +séditieuses inscrites sur les bannières, et fit ressortir contre +l’ex-grand-chancelier l’unanimité des réponses de ses complices, et +jusqu’au silence de ce jeune Norbith, lié par un serment +fanatique.--Il ne reste plus, ajouta-t-il en terminant, qu’un accusé à +interroger, et nous avons de hautes raisons de le croire agent secret +de l’autorité qui a si mal veillé à la tranquillité du Drontheimhus. +Cette autorité a favorisé, sinon par sa connivence coupable, du moins +par sa fatale négligence, l’explosion de la révolte qui va perdre tous +ces malheureux, et rendre à l’échafaud ce Schumacker, que la clémence +du roi en avait si généreusement sauvé. + +Éthel, qui de ses craintes pour Ordener était revenue, par une cruelle +transition, à ses craintes pour son père, frémit à ce langage +sinistre, et un torrent de larmes s’échappa de ses yeux, quand elle +vit son père se lever, en disant d’une voix tranquille:--Chancelier +d’Ahlefeld, j’admire tout ceci. Avez-vous eu la prévoyance de faire +mander le bourreau? + +L’infortunée crut en ce moment qu’elle épuisait sa dernière douleur; +elle se trompait. + +Le sixième accusé venait de se lever; noble et superbe, il avait +écarté les cheveux qui couvraient son visage, et aux questions que le +président lui avait adressées, il avait répondu d’une voix ferme et +haute: + +--Je m’appelle Ordener Guldenlew, baron de Thorvick, chevalier de +Dannebrog. + +Un cri de surprise échappa au secrétaire: + +--Le fils du vice-roi! + +--Le fils du vice-roi! répétèrent toutes les voix, comme si la salle +eût eu en ce moment mille échos. + +Le président avait reculé sur son siège; les juges, jusqu’alors +immobiles dans le tribunal, se penchaient tumultueusement les uns vers +les autres, ainsi que des arbres qui seraient battus à la fois de +vents opposés. L’agitation était plus grande encore dans l’auditoire; +les spectateurs montaient sur les corniches de pierre et les grilles +de fer; la foule entière parlait comme d’une seule bouche; et les +gardes, oubliant de réclamer le silence, mêlaient leurs paroles de +surprise à la rumeur universelle. + +Quelle âme assez accoutumée aux soudaines émotions de la vie pourrait +concevoir ce qui se passa dans l'âme d’Éthel? Qui pourrait rendre ce +mélange inouï de joie déchirante et de délicieuse douleur? cette +attente inquiète, qui était à la fois de la crainte et de l’espérance, +et n’en était cependant pas?--Il était devant elle, sans qu’elle fût +devant lui! c’était lui qu’elle voyait et qui ne la voyait pas! +c’était son bien-aimé Ordener, son Ordener, qu’elle avait cru mort, +qu’elle savait perdu pour elle, son ami qui l’avait trompée et qu’elle +adorait comme d’une adoration nouvelle. Il était là ; oui, il était là . +Un vain songe ne l’abusait pas; oh! c’était bien lui, cet Ordener, +hélas! qu’elle avait rêvé plus souvent encore qu’elle ne l’avait vu. + +--Mais apparaissait-il dans cette enceinte solennelle comme un ange +sauveur ou comme un fatal génie? Devait-elle espérer en lui ou +trembler pour lui?--Mille conjectures oppressaient à la fois sa pensée +et l’étouffaient comme une flamme que trop d’aliment éteint; toutes +les idées, toutes les sensations que nous venons d’indiquer +parcoururent son esprit comme un éclair, au moment où le fils du +vice-roi de Norvège prononça son nom. Elle fut la première à le +reconnaître, et les autres ne l’avaient pas encore reconnu, qu’elle +était évanouie. + +Elle reprit bientôt ses sens, pour la seconde fois, grâce aux soins de +sa mystérieuse voisine. Pâle, elle rouvrit ses yeux dans lesquels les +larmes s’étaient subitement taries. Elle jeta avidement sur le jeune +homme, toujours debout et calme dans le tumulte général, un de ces +regards qui embrassent tout un être; et le trouble avait cessé dans le +tribunal et le peuple, que le nom d’Ordener Guldenlew retentissait +encore à son oreille. Elle remarqua avec une douloureuse inquiétude +qu’il portait son bras en écharpe, et que ses mains étaient chargées +de fers; elle remarqua que son manteau était déchiré en plusieurs +endroits, que son sabre fidèle ne pendait plus à sa ceinture. Rien +n’échappa à sa sollicitude; car l’œil d’une amante ressemble à l’œil +d’une mère. Elle environna de toute son âme celui qu’elle ne pouvait +couvrir de tout son corps; et, il faut le dire à la honte et à la +gloire de l’amour, dans cette salle qui renfermait son père et les +persécuteurs de son père, Éthel ne vit plus qu’un seul homme. + +Le silence s’était rétabli peu à peu. Le président se mit en devoir de +commencer l’interrogatoire du fils du vice-roi. + +--Seigneur baron.... dit-il d’une voix tremblante. + +--Je ne m’appelle point ici _seigneur baron_, répondit Ordener d’une +voix ferme, je m’appelle Ordener Guldenlew, comme celui qui a été +comte de Griffenfeld s’appelle Jean Schumacker. + +Le président resta un moment comme interdit. + +--Eh bien donc! reprit-il, Ordener Guldenlew, c’est sans doute par un +hasard malheureux que vous êtes amené devant nous. Les rebelles vous +auront pris voyageant, vous auront forcé de les suivre, et c’est +ainsi, sans doute, que vous avez été trouvé dans leurs rangs. + +Le secrétaire se leva: + +--Nobles juges, le nom seul du fils du vice-roi de Norvège est un +plaidoyer suffisant pour lui. Le baron Ordener Guldenlew ne peut être +un rebelle. Notre illustre président a parfaitement expliqué sa +fâcheuse arrestation parmi les rebelles. Le seul tort du noble +prisonnier est de n’avoir pas dit plus tôt son nom. Nous demandons +qu’il soit mis sur-le-champ en liberté, abandonnant toute accusation à +son égard, et regrettant qu’il se soit assis sur le banc souillé par +le criminel Schumacker et ses complices. + +--Que faites-vous donc? s’écria Ordener. + +--Le secrétaire intime, dit le président, se désiste de toute +poursuite à votre égard. + +--Il a tort, répliqua Ordener, d’une voix haute et sonore; je dois ici +être seul accusé, seul jugé, et seul condamné.--Il s’arrêta un moment, +et ajouta d’un accent moins ferme:--Car je suis seul coupable. + +--Seul coupable! s’écria le président. + +--Seul coupable! répéta le secrétaire intime. + +Une nouvelle explosion de surprise se manifesta dans l’auditoire. La +malheureuse Éthel frémit; elle ne songeait pas que cette déclaration +de son amant sauvait son père. Elle avait devant les yeux la mort de +son Ordener. + +--Hallebardiers, qu’on fasse silence! dit le président, profitant +peut-être du moment de rumeur pour rallier ses idées et reprendre sa +présence d’esprit.--Ordener Guldenlew, reprit-il, expliquez-vous. + +Le jeune homme resta, un instant rêveur, puis soupira avec effort, +puis prononça ces paroles d’un ton calme et résigné: + +--Oui, je sais qu’une mort infâme m’attend; je sais que la vie +pourrait m'être belle et glorieuse. Mais Dieu lira au fond de mon +cÅ“ur! à la vérité, Dieu seul!--Je vais accomplir le premier devoir de +mon existence; je vais lui sacrifier mon sang, mon honneur peut-être; +mais je sens que je mourrai sans remords et sans repentir. Ne vous +étonnez pas de mes paroles, seigneurs juges; il y a dans l'âme et dans +la destinée humaine des mystères que vous ne pouvez pénétrer et qui ne +sont jugés qu’au ciel. Écoutez-moi donc; et agissez envers moi selon +vos consciences, quand vous aurez absous ces infortunés, et surtout ce +déplorable Schumacker, qui a déjà , dans sa captivité, expié bien plus +de crimes qu’un homme n’en peut commettre.--Oui, je suis coupable, +nobles juges, et seul coupable. Schumacker est innocent; ces autres +malheureux ne sont qu’égarés. L’auteur de la rébellion des mineurs, +c’est moi. + +--Vous! s’écrièrent à la fois, et avec une expression étrange, le +président et le secrétaire intime. + +--Moi! et ne m’interrompez plus, seigneurs. Je suis pressé de +terminer, car en m’accusant je justifie ces infortunés. C’est moi qui +ai soulevé les mineurs au nom de Schumacker; c’est moi qui ai fait +distribuer aux rebelles des bannières; qui leur ai envoyé, au nom du +prisonnier de Munckholm, de l’or et des armes. Hacket était mon agent. + +À ce nom de _Hacket_, le secrétaire intime fit un geste de stupeur. +Ordener continua: + +--J’épargne vos moments, seigneurs. J’ai été pris dans les rangs des +mineurs, que j’avais poussés à la révolte. J’ai seul tout fait. +Maintenant, jugez. Si j’ai prouvé mon crime, j’ai prouvé également +l’innocence de Schumacker et celle des pauvres misérables que vous +croyez ses complices. + +Le jeune homme parlait ainsi, les yeux levés au ciel. Éthel, presque +inanimée, respirait à peine; il lui semblait seulement qu’Ordener, +tout en justifiant son père, prononçait bien amèrement son nom. Les +discours du jeune homme l’étonnaient et l’épouvantaient, sans qu’elle +pût les comprendre. Dans tout ce qui frappait ses sens, elle ne voyait +clairement que le malheur. + +Un sentiment du même genre paraissait préoccuper le président. On eût +dit qu’il ne pouvait croire à ce qu’il entendait de ses oreilles. Il +adressa néanmoins la parole au fils du vice-roi: + +--Si vous êtes en effet l’unique auteur de cette révolte, dans quel +but l’avez-vous excitée? + +--Je ne puis le dire. + +Un frisson saisit Éthel, lorsqu’elle entendit le président répliquer +d’une voix presque irritée: + +--N’aviez-vous point une intrigue avec la fille de Schumacker? + +Mais Ordener, enchaîné, avait fait un pas vers le tribunal, et s’était +écrié, avec l’accent de l’indignation: + +--Chancelier d’Ahlefeld, contentez-vous de ma vie que je vous livre; +respectez une noble et innocente fille. Ne tentez pas de la déshonorer +une seconde fois. + +La pauvre Éthel, qui avait senti son sang remonter à son visage, ne +comprit pas ce que signifiaient ces mots, _une seconde fois_, sur +lesquels son défenseur appuyait avec énergie; mais à la colère qui se +peignait sur les traits du président, on eût dit qu’il les comprenait. + +--Ordener Guldenlew, n’oubliez pas vous-même le respect que vous devez +à la justice du roi et à ses suprêmes officiers. Je vous réprimande au +nom du tribunal.--À présent, je vous somme de nouveau de me déclarer +dans quel but vous avez commis le crime dont vous vous accusez. + +--Je vous répète que je ne puis vous le dire. + +--N’était-ce pas, reprit le secrétaire, pour délivrer Schumacker? + +Ordener garda le silence. + +--Ne soyez pas muet, accusé Ordener, dit le président; il est prouvé +que vous entreteniez des intelligences avec Schumacker, et l’aveu de +votre culpabilité accuse, plus qu’il ne justifie, le prisonnier de +Munckholm. Vous alliez souvent à Munckholm, et certes vous attachiez à +ces visites plus qu’un intérêt de curiosité ordinaire. Témoin cette +boucle de diamants. + +Le président prit sur le bureau, et montra à Ordener une boucle de +brillants qui y était déposée. + +--La reconnaissez-vous pour vous avoir appartenu? + +--Oui. Par quel hasard?.... + +--Eh bien! un des rebelles l’a remise, avant d’expirer, à notre +secrétaire intime, en déclarant qu’il l’avait reçue de vous en +paiement, pour vous avoir transporté du port de Drontheim à la +forteresse de Munckholm. Or, je vous le demande, seigneurs juges, un +pareil salaire donné à un simple matelot n’annoncet-il pas quelle +importance l’accusé Ordener Guldenlew attachait à parvenir jusqu’à +cette prison, qui est celle de Schumacker? + +--Ah! s’écria l’accusé Kennybol, ce que dit sa courtoisie est vrai, je +reconnais la boucle; c’est l’histoire de notre pauvre frère Guldon +Stayper. + +--Silence, dit le président, laissez répondre Ordener Guldenlew. + +--Je ne cacherai pas, repartit Ordener, que je désirais voir +Schumacker. Mais cette boucle ne signifie rien. On ne peut entrer avec +des diamants dans le fort; le matelot qui m’avait amené s’était +plaint, dans la traversée, de sa misère; je lui ai jeté cette boucle, +que je ne pouvais garder sur moi. + +--Pardon, votre courtoisie, interrompit le secrétaire intime, le +règlement excepte de cette mesure le fils du vice-roi. Vous pouviez +donc.... + +--Je ne voulais pas me nommer. + +--Pourquoi? demanda le président. + +--C’est ce que je ne puis dire. + +--Vos intelligences avec Schumacker et sa fille prouvent que le but de +votre complot était de les délivrer. + +Schumacker, qui, jusqu’alors, n’avait donné d’autre signe d’attention +que de dédaigneux mouvements d’épaules, se leva: + +--Me délivrer! Le but de cette infernale trame était de me +compromettre et de me perdre, comme il l’est encore. Croyez-vous +qu’Ordener Guldenlew eût avoué sa participation au crime, s’il n’eût +été pris parmi les révoltés? Oh! je vois qu’il a hérité de la haine de +son père pour moi. Et quant aux intelligences qu’on lui suppose avec +moi et ma fille, qu’il sache, cet exécré Guldenlew, que ma fille a +hérité aussi de ma haine pour lui, pour la race des Guldenlew et des +d’Ahlefeld! + +Ordener soupira profondément, tandis qu’Éthel désavouait tout bas son +père, et que celui-ci retombait sur son banc, palpitant encore de +colère. + +--Le tribunal jugera, dit le président. + +Ordener, qui, aux paroles de Schumacker, avait baissé les yeux en +silence, parut se réveiller: + +--Oh! nobles juges, écoutez. Vous allez descendre dans vos +consciences; n’oubliez pas qu’Ordener Guldenlew est coupable seul; +Schumacker est innocent. Ces autres infortunés ont été trompés par +Hacket, qui était mon agent. J’ai fait tout le reste. + +Kennybol l’interrompit: + +--Sa courtoisie dit vrai, seigneurs juges; car c’est elle qui s’est +chargée de nous amener le fameux Han d’Islande, dont je souhaite que +le nom ne me porte pas malheur. Je sais que c’est ce jeune seigneur +qui a osé l’aller trouver dans la caverne de Walderhog, pour lui +proposer d'être notre chef. Il m’a confié le secret de son entreprise +au hameau de Surb, chez mon frère Braall. Et, pour le reste encore, le +jeune seigneur dit vrai; nous avons été abusés par ce Hacket maudit; +d’où il suit que nous ne méritons pas la mort. + +--Seigneur secrétaire intime, dit le président, les débats sont clos. +Quelles sont vos conclusions? + +Le secrétaire se leva, salua plusieurs fois le tribunal, passa quelque +temps la main entre les plis de son rabat de dentelle, sans quitter un +moment des yeux les yeux du président. Enfin, il fit entendre ces +paroles d’une voix sourde et lugubre: + +--Seigneur président, respectables juges! l’accusation demeure +victorieuse. Ordener Guldenlew, qui ternit à jamais la splendeur de +son glorieux nom, n’a réussi qu’à prouver sa culpabilité sans +démontrer l’innocence de l’ex-chancelier Schumacker, et de ses +complices Han d’Islande, Wilfrid Kennybol, Jonas et Norbith.--Je +demande à la justice du tribunal que les six accusés soient déclarés +coupables du crime de haute-trahison et de lèse-majesté, au premier +chef. + +Un murmure vague s’éleva de la foule. Le président allait proclamer la +formule de clôture, quand l’évêque réclama un moment d’attention. + +--Doctes juges, il est convenable que la défense des accusés se fasse +entendre la dernière. Je souhaiterais qu’elle eût un meilleur organe; +car je suis vieux et faible, et je n’ai plus en moi d’autre force que +celle qui me vient de Dieu.--Je m’étonne des sévères requêtes du +secrétaire intime. Rien ici ne prouve le crime de mon client +Schumacker. On ne peut établir contre lui aucune participation directe +à l’insurrection des mineurs; et puisque mon autre client Ordener +Guldenlew déclare avoir abusé du nom de Schumacker, et, de plus, être +l’unique auteur de cette condamnable sédition, toutes les présomptions +qui pesaient sur Schumacker s’évanouissent; vous devez donc +l’absoudre. Je recommande à votre indulgence chrétienne les autres +accusés, qui n’ont été qu’égarés, comme la brebis du bon pasteur; et +même le jeune Ordener Guldenlew, qui a du moins le mérite, bien grand +devant le Seigneur, de confesser son crime. Songez, seigneurs juges, +qu’il est encore dans l'âge où l’homme peut faillir, et même tomber, +sans que Dieu refuse de le soutenir ou de le relever. Ordener +Guldenlew porte à peine le quart de ce fardeau de l’existence qui pèse +déjà presque entier sur ma tête. Mettez dans la balance de vos +jugements sa jeunesse et son inexpérience, et ne lui retirez pas si +tôt cette vie que le Seigneur vient à peine de lui donner. + +Le vieillard se tut et se plaça près d’Ordener, qui souriait; tandis +qu’à l’invitation du président, les juges se levaient du tribunal, et +passaient en silence le seuil de la formidable salle de leurs +délibérations. + +Pendant que quelques hommes décidaient de six destinées dans ce +terrible sanctuaire, les accusés immobiles étaient restés assis sur +leur banc entre deux rangs de hallebardiers. Schumacker, la tête sur +sa poitrine, paraissait endormi dans une rêverie profonde; le géant +promenait à droite et à gauche des regards où se peignait une +assurance stupide; Jonas et Kennybol, les mains jointes, priaient à +voix basse, tandis que leur camarade Norbith frappait par intervalles +la terre du pied, ou secouait ses chaînes avec des tressaillements +convulsifs. Entre lui et le vénérable évêque, qui lisait les psaumes +de la pénitence, se tenait Ordener, les bras croisés et les yeux levés +au ciel. + +Derrière eux on entendait le bruit de la foule, qui avait +impétueusement éclaté à la sortie des juges. C’était le fameux captif +de Munckholm, c’était le redoutable démon d’Islande, c’était surtout +le fils du vice-roi, qui occupaient toutes les pensées, toutes les +paroles, tous les regards. La rumeur, mêlée de plaintes, de rires et +de cris confus, qui s’échappait de l’auditoire, s’abaissait et +s’élevait comme une flamme qui ondoie sous le vent. + +Ainsi se passèrent plusieurs heures d’attente, si longues que chacun +s’étonnait qu’elles fussent contenues dans la même nuit. De temps en +temps on jetait un regard vers la porte de la chambre des +délibérations; mais on n’y voyait rien, que les deux soldats qui se +promenaient avec leurs pertuisanes étincelantes devant le seuil fatal, +comme deux fantômes muets. + +Enfin, les torches et les lampes commençaient à pâlir, et quelques +rayons blancs de l’aube traversaient les vitraux étroits de la salle, +quand la porte redoutable s’ouvrit. Un silence profond remplaça +sur-le-champ, comme par magie, tout le tumulte du peuple, et l’on +n’entendit plus que le bruit des respirations pressées et le mouvement +vague et sourd de la foule en suspens. + +Les juges, sortant à pas lents de la chambre des délibérations, +reprirent place au tribunal, le président à leur tête. + +Le secrétaire intime, qui avait paru absorbé dans ses réflexions +pendant leur absence, s’inclina: + +--Seigneur président, quel est l’arrêt que le tribunal, jugeant sans +appel, a rendu au nom du roi? Nous sommes prêts à l’entendre avec un +respect religieux. Le juge placé à droite du président se leva, tenant +un parchemin dans ses mains: + +--Sa grâce, notre glorieux président, fatigué par la longueur de cette +audience, daigne nous charger, nous, haut-syndic du Drontheimhus, +président naturel de ce tribunal respectable, de lire à sa place la +sentence rendue au nom du roi. Nous allons remplir ce devoir honorable +et pénible, rappelant à l’auditoire de se taire devant l’infaillible +justice du roi. + +Alors la voix du haut-syndic prit une inflexion solennelle et grave, +et tous les cÅ“urs palpitèrent. + +--Au nom de notre vénéré maître et légitime seigneur Christiern, +roi!--voici l’arrêt que nous, juges du haut tribunal du Drontheimhus, +nous rendons dans nos consciences, touchant Jean Schumacker, +prisonnier d’État; Wilfrid Kennybol, habitant des montagnes de Kole; +Jonas, mineur royal; Norbith, mineur royal; Han, de Klipstadur, en +Islande; et Ordener Guldenlew, baron de Thorvick, chevalier de +Dannebrog; tous accusés des crimes de haute trahison et de +lèse-majesté au premier chef; Han d’Islande étant de plus prévenu des +crimes d’assassinat, d’incendie et de brigandage. + +1° Jean Schumacker n’est point coupable; + +2° Wilfrid Kennybol, Jonas et Norbith sont coupables; mais le tribunal +les excuse, parce qu’ils ont été égarés; + +3° Han d’Islande est coupable de tous les crimes qu’on lui impute; + +4° Ordener Guldenlew est coupable de haute trahison et de lèse-majesté +au premier chef.» Le juge s’arrêta un moment comme pour prendre +haleine. Ordener attachait sur lui un regard plein d’une joie céleste. + +--Jean Schumacker, continua le juge, le tribunal vous absout et vous +renvoie dans votre prison. + +Kennybol, Jonas et Norbith, le tribunal réduit la peine que vous avez +encourue à une détention perpétuelle et à l’amende de mille écus +royaux chacun. + +Han, de Klipstadur, assassin et incendiaire, vous serez ce soir +conduit sur la place d’armes de Munckholm, et pendu par le cou jusqu’à +ce que mort s’ensuive. + +Ordener Guldenlew, traître, après avoir été dégradé de vos titres +devant ce tribunal, vous serez conduit ce soir au même lieu, avec un +flambeau à la main, pour y avoir la tête tranchée, le corps brûlé, et +pour que vos cendres soient jetées au vent et votre tête exposée sur +la claie. + +Retirez-vous tous. Tel est l’arrêt rendu par la justice du roi.-- + +À peine le haut-syndic avait-il achevé cette funèbre lecture, qu’on +entendit dans la salle un cri. Ce cri glaça les assistants plus même +que l’effrayant appareil de la sentence de mort; ce cri fit pâlir un +moment le front serein et radieux d’Ordener condamné. + + + + +XLIV + + C’était le malheur qui les rendait égaux. + + CHARLES NODIER. + + +C’en est donc fait; tout va s’accomplir, ou plutôt tout est déjà +accompli. Il a sauvé le père de celle qu’il aimait, il l’a sauvée +elle-même, en lui conservant l’appui paternel. La noble conspiration +du jeune homme pour la vie de Schumacker a réussi; maintenant le reste +n’est rien; il n’a plus qu’à mourir. + +Que ceux qui l’ont cru coupable ou insensé le jugent maintenant, ce +généreux Ordener, comme il se juge lui-même dans son âme avec un saint +ravissement. Car ce fut toujours sa pensée, en entrant dans les rangs +des rebelles, que, s’il ne pouvait empêcher l’exécution du crime de +Schumacker, il pourrait du moins en empêcher le châtiment, en +l’appelant sur sa propre tête. + +--Hélas! s’était-il dit, sans doute Schumacker est coupable; mais, aigri +par sa captivité et son malheur, son crime est pardonnable. Il ne veut +que sa délivrance; il la tente, même par la rébellion.--D’ailleurs, +que deviendra mon Éthel si on lui enlève son père; si elle le perd +par l’échafaud, si un nouvel opprobre vient flétrir sa vie, que +deviendra-t-elle, sans soutien, sans secours, seule dans son cachot, +ou errante dans un monde d’ennemis? Cette pensée l’avait déterminé à +son sacrifice, et il s’y était préparé avec joie; car le plus grand +bonheur d’un être qui aime est d’immoler son existence, je ne dis pas +à l’existence, mais à un sourire, à une larme de l'être aimé. + +Il a donc été pris parmi les rebelles, il a été traîné devant les +juges qui devaient condamner Schumacker, il a commis son généreux +mensonge, il a été condamné, il va mourir d’une mort cruelle, d’un +supplice ignominieux, il va laisser une mémoire souillée; mais que lui +importe au noble jeune homme? il a sauvé le père de son Éthel. + +Il est maintenant assis sur ses chaînes dans un cachot humide, où la +lumière et l’air ne pénètrent qu’à peine par de sombres soupiraux; +près de lui est la nourriture du reste de son existence, un pain noir, +une cruche pleine d’eau. Un collier de fer pèse sur son cou, des +bracelets, des carcans de fer pressent ses mains et ses pieds. Chaque +heure qui s’écoule lui emporte plus de vie qu’une année n’en enlève +aux autres mortels.--Il rêve délicieusement. + +--Peut-être mon souvenir ne périra-t-il pas avec moi, du moins dans un +des cÅ“urs qui battent parmi les hommes! peut-être daignera-t-elle me +donner une larme pour mon sang! peut-être consacrera-t-elle +quelquefois un regret à celui qui lui a dévoué sa vie! peut-être, dans +ses rêveries virginales, aura-t-elle parfois présente la confuse image +de son ami! Qui sait d’ailleurs ce qui est derrière la mort? Qui sait +si les âmes délivrées de leur prison matérielle ne peuvent pas +quelquefois revenir veiller sur les âmes qu’elles aiment, commercer +mystérieusement avec ces douces compagnes encore captives, et leur +apporter en secret quelque vertu des anges et quelque joie du ciel? + +Toutefois des idées amères se mêlaient à ces consolantes méditations. +La haine que Schumacker lui avait témoignée au moment même de son +sacrifice oppressait son cÅ“ur. Le cri déchirant qu’il avait entendu +en même temps que son arrêt de mort l’avait ébranlé profondément; car, +seul dans l’auditoire, il avait reconnu cette voix et compris cette +douleur. Et puis, ne la reverra-t-il donc plus, son Éthel? ses +derniers moments se passeront-ils dans la prison même qui la renferme, +sans qu’il puisse encore une fois toucher la douce main, entendre la +douce voix de celle pour qui il va mourir? + +Il abandonnait ainsi son âme à cette vague et triste rêverie, qui est +à la pensée ce que le sommeil est à la vie, quand le cri rauque des +vieux verrous rouillés heurta rudement son oreille, déjà en quelque +sorte attentive aux concerts de l’autre sphère où il allait +s’envoler.--C’était la lourde porte de fer de son cachot, qui +s’ouvrait en grondant sur ses gonds. Le jeune condamné se leva +tranquille et presque joyeux, car il pensa que c’était le bourreau qui +venait le chercher, et il avait déjà dépouillé l’existence comme le +manteau qu’il foulait à ses pieds. + +Il fut trompé dans son attente; une figure blanche et svelte venait +d’apparaître au seuil de son cachot, pareille à une vision lumineuse. +Ordener douta de ses yeux, et se demanda s’il n’était pas déjà dans le +ciel. C’était elle, c’était son Éthel. + +La jeune fille était tombée dans ses bras enchaînés; elle couvrait les +mains d’Ordener de larmes, qu’essuyaient les longues tresses noires de +ses cheveux épars; baisant les fers du condamné, elle meurtrissait ses +lèvres pures sur les infâmes carcans; elle ne parlait pas, mais tout +son cÅ“ur semblait prêt à s’échapper dans la première parole qui +passerait à travers ses sanglots. + +Lui, il éprouvait la joie la plus céleste qu’il eût éprouvée depuis sa +naissance. Il serrait doucement son Éthel sur sa poitrine, et les +forces réunies de la terre et de l’enfer n’eussent pu en ce moment +dénouer les deux bras dont il l’environnait. Le sentiment de sa mort +prochaine mêlait quelque chose de solennel à son ravissement, et il +s’emparait de son Éthel comme s’il en eût déjà pris possession pour +l’éternité. + +Il ne demanda pas à cet ange comment elle avait pu pénétrer jusqu’à +lui. Elle était là , pouvait-il penser à autre chose? D’ailleurs il ne +s’en étonnait pas. Il ne se demandait pas comment cette jeune fille +proscrite, faible, isolée, avait pu, malgré les triples portes de fer, +et les triples rangs de soldats, ouvrir sa propre prison et celle de +son amant; cela lui semblait simple; il portait en lui la conscience +intime de ce que peut l’amour. + +À quoi bon se parler avec la voix quand on se peut parler avec l'âme? +Pourquoi ne pas laisser les corps écouter en silence le langage +mystérieux des intelligences?--Tous deux se taisaient, parce qu’il y a +des émotions qu’on ne saurait exprimer qu’en se taisant. + +Cependant la jeune fille souleva enfin sa tête appuyée sur le cÅ“ur +tumultueux du jeune homme. + +--Ordener, dit-elle, je viens te sauver; et elle prononça cette parole +d’espérance avec une angoisse douloureuse. + +Ordener secoua la tête en souriant. + +--Me sauver, Éthel! tu t’abuses; la fuite est impossible. + +--Hélas! je le sais trop. Ce château est peuplé de soldats, et toutes +les portes qu’il faut traverser pour arriver ici sont gardées par des +archers et des geôliers qui ne dorment pas.--Elle ajouta avec effort: +Mais je t’apporte un autre moyen de salut. + +--Va, ton espérance est vaine. Ne te berce pas de chimères, Éthel; +dans quelques heures un coup de hache les dissiperait trop +cruellement. + +--Oh! n’achève pas! Ordener! tu ne mourras pas. Oh! dérobe-moi cette +affreuse pensée, ou plutôt, oui, présente-la-moi dans toute son +horreur, pour me donner la force d’accomplir ton salut et mon +sacrifice. + +Il y avait dans l’accent de la jeune fille une expression +indéfinissable, Ordener la regarda doucement: + +--Ton sacrifice! que veux-tu dire? + +Elle cacha son visage dans ses mains, et sanglota en disant d’une voix +inarticulée:--O Dieu! + +Cet abattement fut de courte durée; elle se releva; ses yeux +brillaient, sa bouche souriait. Elle était belle comme un ange qui +remonte de l’enfer au ciel. + +--Écoutez, mon Ordener, votre échafaud ne s’élèvera pas. Pour que vous +viviez, il suffit que vous promettiez d’épouser Ulrique d’Ahlefeld. + +--Ulrique d’Ahlefeld! ce nom dans ta bouche, mon Éthel! + +--Ne m’interrompez pas, poursuivit-elle avec le calme d’une martyre +qui subit sa dernière torture; je viens ici envoyée par la comtesse +d’Ahlefeld. On vous promet d’obtenir votre grâce du roi, si l’on +obtient en échange votre main pour la fille du grand-chancelier. Je +viens ici vous demander le serment d’épouser Ulrique et de vivre pour +elle. On m’a choisie pour messagère, parce qu’on a pensé que ma voix +aurait quelque puissance sur vous. + +--Éthel, dit le condamné d’une voix glacée, adieu; en sortant de ce +cachot, dites qu’on fasse venir le bourreau. + +Elle se leva, resta un moment devant lui debout, pâle et tremblante; +puis ses genoux fléchirent, elle tomba à genoux sur la pierre en +joignant les mains. + +--Que lui ai-je fait? murmura-t-elle d’une voix éteinte. + +Ordener, muet, fixait son regard sur la pierre. + +--Seigneur, dit-elle, se traînant à genoux jusqu’à lui, vous ne me +répondez pas? Vous ne voulez donc plus me parler?--Il ne me reste plus +qu’à mourir. + +Une larme roula dans les yeux du jeune homme. + +--Éthel, vous ne m’aimez plus. + +--O Dieu! s’écria la pauvre jeune fille, serrant dans ses bras les +genoux du prisonnier, je ne l’aime plus! Tu dis que je ne t’aime plus, +mon Ordener. Est-il bien vrai que tu as pu dire cela? + +--Vous ne m’aimez plus, puisque vous me méprisez. + +Il se repentit à l’instant même d’avoir prononcé cette parole cruelle; +car l’accent d’Éthel fut déchirant, quand elle jeta ses bras adorés +autour de son cou, en criant d’une voix étouffée par les larmes: + +--Pardonne-moi, mon bien-aimé Ordener, pardonne-moi comme je te +pardonne. Moi! te mépriser, grand Dieu! n’es-tu pas mon bien, mon +orgueil, mon idolâtrie?--Dis-moi, est-ce qu’il y avait dans mes +paroles autre chose qu’un profond amour, qu’une brûlante admiration +pour toi? Hélas! ton langage sévère m’a fait bien du mal, quand je +venais pour te sauver, mon Ordener adoré, en immolant tout mon être au +tien. + +--Eh bien, répondit le jeune homme radouci en essuyant les pleurs +d’Éthel avec des baisers, n’était-ce pas me montrer peu d’estime que +de me proposer de racheter ma vie par l’abandon de mon Éthel, par un +lâche oubli de mes serments, par le sacrifice de mon amour?--Il +ajouta, l’œil fixé sur Éthel:--De mon amour, pour lequel je verse +aujourd’hui tout mon sang. Un long gémissement précéda la réponse +d’Éthel. + +--Écoute-moi encore, mon Ordener, ne m’accuse pas si vite. J’ai +peut-être plus de force qu’il n’appartient d’ordinaire à une pauvre +femme.--Du haut de notre donjon on voit construire, dans la place +d’Armes l’échafaud qui t’est destiné. Ordener! tu ne connais pas cette +affreuse douleur de voir lentement se préparer la mort de celui qui +porte avec lui notre vie! La comtesse d’Ahlefeld, près de laquelle +j’étais quand j’ai entendu prononcer ton arrêt funèbre, est venue me +trouver au donjon, où j’étais rentrée avec mon père. Elle m’a demandé +si je voulais te sauver, elle m’a offert cet odieux moyen; mon +Ordener, il fallait détruire ma pauvre destinée, renoncer à toi, te +perdre pour jamais, donner à une autre cet Ordener, toute la félicité +de la délaissée Éthel, ou te livrer au supplice; on me laissait le +choix entre mon malheur et ta mort; je n’ai pas balancé. + +Il baisa avec respect la main de cet ange. + +--Je ne balance pas non plus, Éthel. Tu ne serais pas venue m’offrir +la vie avec la main d’Ulrique d’Ahlefeld si tu avais su comment il se +fait que je meurs. + +--Quoi? Quel mystère?.... + +--Permets-moi d’avoir un secret pour toi, mon Éthel bien-aimée. Je +veux mourir sans que tu saches si tu me dois de la reconnaissance ou +de la haine pour ma mort. + +--Tu veux mourir! Tu veux donc mourir! O Dieu! et cela est vrai, et +l’échafaud se dresse en ce moment, et aucune puissance humaine ne peut +délivrer mon Ordener qu’on va tuer! Dis-moi, jette un regard sur ton +esclave, sur ta compagne, et promets-moi, bien-aimé Ordener, de +m’entendre sans colère. Es-tu bien sûr, réponds à ton Éthel comme à +Dieu, que tu ne pourrais mener une vie heureuse auprès de cette femme, +de cette Ulrique d’Ahlefeld? en es-tu bien sûr, Ordener? Elle est +peut-être, sans doute même, belle, douce, vertueuse; elle vaut mieux +que celle pour qui tu péris.--Ne détourne pas la tête, cher ami, mon +Ordener. Tu es si noble et si jeune pour monter sur un échafaud! Eh +bien! tu irais vivre avec elle dans quelque brillante ville où tu ne +penserais plus à ce funeste donjon; tu laisserais couler paisiblement +tes jours sans t’informer de moi; j’y consens, tu me chasserais de ton +cÅ“ur, même de ton souvenir, Ordener. Mais vis, laisse-moi ici seule, +c’est à moi de mourir. Et, crois-moi, quand je te saurai dans les bras +d’une autre, tu n’auras pas besoin de t’inquiéter de moi; je ne +souffrirai pas longtemps. + +Elle s’arrêta; sa voix se perdait dans les larmes. Cependant on lisait +dans son regard désolé le désir douloureux de remporter la victoire +fatale dont elle devait mourir. + +Ordener lui dit: + +--Éthel, ne me parle plus de cela. Qu’il ne sorte en ce moment de nos +bouches d’autres noms que le tien et le mien. + +--Ainsi, reprit-elle, hélas! hélas! tu veux donc mourir? + +--Il le faut. J’irai avec joie à l’échafaud pour toi; j’irais avec +horreur à l’autel pour toute autre femme. Ne m’en parle plus; tu +m’affliges et tu m’offenses. + +Elle pleurait en murmurant toujours:--Il va mourir, ô Dieu! et d’une +mort infâme! + +Le condamné répondit avec un sourire: + +--Crois-moi, Éthel, il y a moins de déshonneur dans ma mort que dans +la vie telle que tu me la proposes. + +En ce moment, son regard, se détachant de son Éthel éplorée, aperçut +un vieillard vêtu d’habits ecclésiastiques, qui se tenait debout dans +l’ombre, sous la voûte basse de la porte: + +--Que voulez-vous? dit-il brusquement. + +--Seigneur, je suis venu avec l’envoyée de la comtesse d’Ahlefeld. +Vous ne m’avez point aperçu, et j’attendais en silence que vos yeux +tombassent sur moi. + +En effet, Ordener n’avait vu que son Éthel, et celle-ci, voyant +Ordener, avait oublié son compagnon. + +--Je suis, continua le vieillard, le ministre chargé.... + +--J’entends, dit le jeune homme. Je suis prêt. + +Le ministre s’avança vers lui. + +--Dieu est prêt aussi à vous recevoir, mon fils. + +--Seigneur ministre, reprit Ordener, votre visage ne m’est pas +inconnu. Je vous ai vu quelque part. Le ministre s’inclina. + +--Je vous reconnais aussi, mon fils. C’était dans la tour de Vygla. +Nous avons tous deux montré ce jour-là combien les paroles humaines +ont peu de certitude. Vous m’avez promis la grâce de douze malheureux +condamnés, et moi je n’ai point cru en votre promesse, ne pouvant +deviner que vous fussiez ce que vous êtes, le fils du vice-roi; et +vous, seigneur, qui comptiez sur votre puissance et sur votre rang, en +me donnant cette assurance.... + +Ordener acheva la pensée qu’Athanase Munder n’osait compléter. + +--Je ne puis aujourd’hui obtenir aucune grâce, pas même la mienne; +vous avez raison, seigneur ministre. Je respectais trop peu l’avenir; +il m’en a puni, en me montrant sa puissance supérieure à la mienne. + +Le ministre baissa la tête. + +--Dieu est fort, dit-il. + +Puis il releva ses yeux bienveillants sur Ordener en ajoutant: + +--Dieu est bon. + +Ordener, qui paraissait préoccupé, s’écria, après un court silence: + +--Écoutez, seigneur ministre, je veux tenir la promesse que je vous ai +faite dans la tour de Vygla. Quand je serai mort, allez trouver à +Berghen mon père, le vice-roi de Norvège, et dites-lui que la dernière +grâce que lui demande son fils, c’est celle de vos douze protégés. Il +vous l’accordera, j’en suis sûr. + +Une larme d’attendrissement mouilla le visage vénérable d’Athanase. + +--Mon fils, il faut que de nobles pensées remplissent votre âme, pour +savoir, dans la même heure, rejeter avec courage votre propre grâce et +solliciter avec bonté celle des autres. Car j’ai entendu vos refus; +et, tout en blâmant le dangereux excès d’une passion humaine, j’en ai +été profondément touché. Maintenant je me dis: _Unde scelus?_ Comment +se fait-il qu’un homme qui approche tant du vrai juste se soit souillé +du crime pour lequel il est condamné? + +--Mon père, je ne l’ai point dit à cet ange, je ne puis vous le dire. +Croyez seulement que la cause de ma condamnation n’est point un crime. + +--Comment? expliquez-vous, mon fils. + +--Ne me pressez pas, répondit le jeune homme avec fermeté. Laissez-moi +emporter dans le tombeau le secret de ma mort. + +--Ce jeune homme ne peut être coupable, murmura le ministre. + +Alors il tira de son sein un crucifix noir, qu’il plaça sur une sorte +d’autel grossièrement formé d’une dalle de granit adossée au mur +humide de la prison. Près du crucifix il posa une petite lampe de fer +allumée, qu’il avait apportée avec lui, et une bible ouverte. + +--Mon fils, priez et méditez. Je reviendrai dans quelques +heures.--Allons, ajouta-t-il, se tournant vers Éthel, qui, pendant +tout l’entretien d’Ordener et d’Athanase, avait gardé le silence du +recueillement, il faut quitter le prisonnier. Le temps s’écoule. + +Elle se leva radieuse et tranquille; quelque chose de divin enflammait +son regard: + +--Seigneur ministre, je ne puis vous suivre encore. Il faut auparavant +que vous ayez uni Éthel Schumacker à son époux Ordener Guldenlew. + +Elle regarda Ordener: + +--Si tu étais encore puissant, libre et glorieux, mon Ordener, je +pleurerais et j’éloignerais ma fatale destinée de la tienne.--Mais +maintenant que tu ne crains plus la contagion de mon malheur, que tu +es ainsi que moi captif, flétri, opprimé, maintenant que tu vas +mourir, je viens à toi, espérant que tu daigneras du moins, Ordener, +mon seigneur, permettre à celle qui n’aurait pu être la compagne de ta +vie, d'être la compagne de ta mort; car tu m’aimes assez, n’est-il pas +vrai, pour n’avoir pas douté un instant que je n’expire en même temps +que toi? + +Le condamné tomba à ses pieds et baisa le bas de sa robe. + +--Vous, vieillard, continua-t-elle, vous allez nous tenir lieu de +familles et de pères; ce cachot sera le temple; cette pierre, l’autel. +Voici mon anneau, nous sommes à genoux devant Dieu et devant vous. +Bénissez-nous et lisez les paroles saintes qui vont unir Éthel +Schumacker à Ordener Guldenlew, son seigneur. + +Et ils s’étaient agenouillés ensemble devant le prêtre, qui les +contemplait avec un étonnement mêlé de pitié. + +--Comment, mes enfants! que faites-vous? + +--Mon père, dit la jeune fille, le temps presse. Dieu et la mort nous +attendent. + +On rencontre quelquefois dans la vie des puissances irrésistibles, des +volontés auxquelles on cède soudain comme si elles avaient quelque +chose de plus que les volontés humaines. Le prêtre leva les yeux en +soupirant. + +--Que le Seigneur me pardonne si ma condescendance est coupable! Vous +vous aimez, vous n’avez plus que bien peu de temps à vous aimer sur la +terre; je ne crois pas manquer à nos saints devoirs en légitimant +votre amour. + +La douce et redoutable cérémonie s’accomplit. Ils se levèrent tous +deux sous la dernière bénédiction du prêtre; ils étaient époux. + +Le visage du condamné brillait d’une douloureuse joie; on eût dit +qu’il commençait à sentir l’amertume de la mort, à présent qu’il +essayait la félicité de la vie. Les traits de sa compagne étaient +sublimes de grandeur et de simplicité; elle était encore modeste comme +une jeune vierge, et déjà presque fière comme une jeune épouse. + +--Écoute-moi, mon Ordener, dit-elle; n’est-il pas vrai que nous sommes +maintenant heureux de mourir, puisque la vie ne pouvait nous réunir? +Tu ne sais pas, ami, ce que je ferai,--je me placerai aux fenêtres du +donjon de manière à te voir monter sur l’échafaud, afin que nos âmes +s’envolent ensemble dans le ciel. Si j’expire avant que la hache ne +tombe, je t’attendrai; car nous sommes époux, mon Ordener adoré, et ce +soir le cercueil sera notre lit nuptial. + +Il la pressa sur son cÅ“ur gonflé et ne put prononcer que ces mots, +qui étaient l’idée de toute son existence: + +--Éthel, tu es donc à moi! + +--Mes enfants, dit la voix attendrie de l’aumônier, dites-vous adieu. +Il est temps. + +--Hélas! s’écria Éthel. + +Toute sa force d’ange lui revint, et elle se prosterna devant le +condamné: + +--Adieu! mon Ordener bien-aimé; mon seigneur, donnez-moi votre +bénédiction. + +Le prisonnier accomplit ce vÅ“u touchant, puis il se retourna pour +saluer le vénérable Athanase Munder. Le vieillard était également +agenouillé devant lui. + +--Qu’attendez-vous, mon père? demanda-t-il surpris. + +Le vieillard le regarda d’un air humble et doux: + +--Votre bénédiction, mon fils. + +--Que le ciel vous bénisse et appelle sur vous toutes les félicités +que vos prières appellent sur vos frères les autres hommes, répondit +Ordener d’un accent ému et solennel. + +Bientôt la voûte sépulcrale entendit les derniers adieux et les +derniers baisers; bientôt les durs verrous se refermèrent bruyamment, +et la porte de fer sépara les deux jeunes époux, qui allaient mourir +après s'être donné rendez-vous dans l’éternité. + + + + +XLV + + À qui me livrera Louis Perez, mort ou vif, + Je lui donne deux mille écus. + + CALDERON. _Louis Perez de Galice_. + + +--Baron Voethaün, colonel des arquebusiers de Munckholm, quel est +celui des soldats qui ont combattu sous vos ordres au Pilier-Noir, qui +a fait Han d’Islande prisonnier? Nommez-le au tribunal, afin qu’il +reçoive les mille écus royaux promis pour cette capture. + +Ainsi parle au colonel des arquebusiers le président du tribunal. Le +tribunal est assemblé; car, selon l’usage ancien de Norvège, les juges +qui prononcent sans appel doivent rester sur leurs sièges jusqu’à ce +que l’arrêt qu’ils ont rendu soit exécuté. Devant eux est le géant, +qu’on vient de ramener, portant à son cou la corde qui doit le porter +à son tour dans quelques heures. + +Le colonel, assis près de la table du secrétaire intime, se lève. Il +salue le tribunal et l’évêque, qui est remonté sur son trône. + +--Seigneurs juges, le soldat qui a pris Han d’Islande est dans cette +enceinte. Il se nomme Toric Belfast, second arquebusier de mon +régiment. + +--Qu’il vienne donc, reprend le président, recevoir la récompense +promise. + +Un jeune soldat, en uniforme d’arquebusier de Munckholm, se présente. + +--Vous êtes Toric Belfast? demande le président. + +--Oui, votre grâce. + +--C’est vous qui avez fait Han d’Islande prisonnier? + +--Oui, avec l’aide de saint Belzébuth, s’il plaît à votre excellence. + +On apporte sur le tribunal un sac pesant. + +--Vous reconnaissez bien cet homme pour le fameux Han d’Islande? +ajoute le président, montrant le géant enchaîné. + +--Je connaissais mieux le minois de la jolie Cattie que celui de Han +d’Islande; mais j’affirme, par la gloire de saint Belphégor, que, si +Han d’Islande est quelque part, c’est sous la forme de ce grand démon. + +--Approchez, Toric Belfast, reprit le président. Voici les mille écus +promis par le haut-syndic. + +Le soldat s’avançait précipitamment vers le tribunal, quand une voix +s’éleva dans la foule: + +--Arquebusier de Munckholm, ce n’est pas toi qui as pris Han +d’Islande! + +--Par tous les bienheureux diables, s’écria le soldat en se +retournant, je n’ai en propriété que ma pipe et la minute où je parle, +mais je promets de donner dix mille écus d’or à celui qui vient de +dire cela, s’il peut prouver ce qu’il a dit. + +Et, croisant les deux bras, il promenait un regard assuré sur +l’auditoire. + +--Eh bien! que celui qui vient de parler se montre donc! + +--C’est moi! dit un petit homme qui fendait la presse pour pénétrer +dans l’enceinte. + +Ce nouveau personnage était enveloppé d’une natte de jonc et de poil +de veau marin, vêtement des Groënlandais, qui tombait autour de lui +comme le toit conique d’une hutte. Sa barbe était noire, et d’épais +cheveux de même couleur, couvrant ses sourcils roux, cachaient son +visage, dont tout ce qu’on distinguait était hideux. On ne voyait ni +ses bras ni ses mains. + +--Ah! c’est toi? dit le soldat avec un éclat de rire. Et qui donc, +selon toi, mon beau sire, a eu l’honneur de prendre ce diabolique +géant? + +Le petit homme secoua la tête et dit avec une sorte de sourire +malicieux: + +--C’est moi! + +En ce moment, le baron Voethaün crut reconnaître en cet homme +singulier l'être mystérieux qui lui avait donné à Skongen l’avis de +l’arrivée des rebelles; le chancelier d’Ahlefeld, l’hôte de la ruine +d’Arbar; et le secrétaire intime, un certain paysan d’Oëlmoe, qui +portait une natte pareille et lui avait si bien indiqué la retraite de +Han d’Islande. Mais, séparés tous trois, ils ne purent se communiquer +leur impression fugitive, que les différences de costume et de traits +qu’ils remarquèrent ensuite eurent bientôt effacée. + +--Vraiment, c’est toi! répondit le soldat ironiquement.--Sans ton +costume de phoque du Groënland, au regard que tu me lances, je serais +tenté de reconnaître en toi un autre nain grotesque, qui m’a de même +cherché querelle dans le Spladgest, il y a environ quinze +jours;--c’était le jour où on apporta le cadavre du mineur Gill Stadt. + +--Gill Stadt! interrompit le petit homme en tressaillant. + +--Oui, Gill Stadt, affirma le soldat avec indifférence, l’amoureux +rebuté d’une fille qui était la maîtresse d’un de nos camarades, et +pour laquelle il est mort comme un sot. + +Le petit homme dit sourdement: + +--N’y avait-il pas aussi au Spladgest le corps d’un officier de ton +régiment? + +--Précisément, je me rappellerai toute ma vie ce jour-là ; j’ai oublié +l’heure de la retraite dans le Spladgest, et j’ai failli être dégradé +en rentrant au fort. Cet officier, c’était le capitaine Dispolsen. + +À ce nom le secrétaire intime se leva. + +--Ces deux individus abusent de la patience du tribunal. Nous prions +le seigneur président d’abréger cet entretien inutile. + +--Par l’honneur de ma Cattie, je ne demande pas mieux, dit Toric +Belfast, pourvu que vos courtoisies m’adjugent les mille écus promis +pour la tête de Han, car c’est moi qui l’ai fait prisonnier. + +--Tu mens! s’écria le petit homme. + +Le soldat chercha son sabre à son côté. + +--Tu es bien heureux, drôle, que nous soyons devant la justice, en +présence de laquelle un soldat, fût-il arquebusier de Munckholm, doit +se tenir désarmé comme un vieux coq. + +--C’est à moi, dit froidement le petit homme, qu’appartient le +salaire, car sans moi on n’aurait pas la tête de Han d’Islande. + +Le soldat furieux jura que c’était lui qui avait pris Han d’Islande +lorsque, tombé sur le champ de bataille, il commençait à rouvrir les +yeux. + +--Eh bien, dit son adversaire, il se peut que ce soit toi qui l’aies +pris, mais c’est moi qui l’ai terrassé; sans moi tu n’aurais pu +l’emmener prisonnier; donc les mille écus m’appartiennent. + +--Cela est faux, répliqua le soldat, ce n’est pas toi qui l’as +terrassé, c’est un esprit vêtu de peaux de bêtes. + +--C’est moi! + +--Non, non. + +Le président ordonna aux deux parties de se taire; puis, demandant de +nouveau au colonel Voethaün si c’était bien Toric Belfast qui lui +avait amené Han d’Islande prisonnier, sur la réponse affirmative, il +déclara que la récompense appartenait au soldat. + +Le petit homme grinça des dents, et l’arquebusier étendit avidement +les mains pour recevoir le sac. + +--Un instant! cria le petit homme.--Sire président, cette somme, +d’après l’édit du haut-syndic, n’appartient qu’à celui qui livrera Han +d’Islande. + +--Eh bien? dirent les juges. + +Le petit homme se tourna vers le géant: + +--Cet homme n’est pas Han d’Islande. + +Un murmure d’étonnement parcourut la salle. Le président et le +secrétaire intime s’agitaient sur leurs sièges. + +--Non, répéta avec force le petit homme, l’argent n’appartient pas à +l’arquebusier maudit de Munckholm, car cet homme n’est point Han +d’Islande. + +--Hallebardiers, dit le président, qu’on emmène ce furieux, il a perdu +la raison. + +L’évêque éleva la voix: + +--Me permette le respectable président de lui faire observer qu’on +peut, en refusant d’entendre cet homme, briser la planche du salut +sous les pieds du condamné ici présent. Je demande au contraire que la +confrontation continue. + +--Révérend évêque, le tribunal va vous satisfaire, répondit le +président; et s’adressant au géant:--Vous avez déclaré être Han +d’Islande; confirmez-vous devant la mort votre déclaration? + +--Le condamné répondit:--Je la confirme, je suis Han d’Islande. + +--Vous entendez, seigneur évêque? + +Le petit homme criait en même temps que le président: + +--Tu mens, montagnard de Kole! tu mens! Ne t’obstine pas à porter un +nom qui t’écrase; souviens-toi qu’il t’a déjà été funeste. + +--Je suis Han, de Klipstadur, en Islande, répéta le géant, l’œil fixé +sur le secrétaire intime. + +Le petit homme s’approcha du soldat de Munckholm, qui, comme +l’auditoire, observait cette scène avec curiosité. + +--Montagnard de Kole, on dit que Han d’Islande boit du sang humain. Si +tu l’es, bois-en.--En voici. + +Et à peine ces paroles étaient-elles prononcées, qu’écartant son +manteau de natte, il avait plongé un poignard dans le cÅ“ur de +l’arquebusier, et jeté le cadavre aux pieds du géant. + +Un cri d’effroi et d’horreur s’éleva; les soldats qui gardaient le +géant reculèrent. Le petit homme, prompt comme le tonnerre, s’élança +sur le montagnard découvert, et d’un nouveau coup de poignard il le +fit tomber sur le corps du soldat. Alors, dépouillant sa natte de +jonc, sa fausse chevelure et sa barbe noire, il dévoila ses membres +nerveux, hideusement revêtus de peaux de bêtes, et un visage qui +répandit plus d’horreur encore parmi les assistants que le poignard +sanglant dont il élevait le fer dégouttant de deux meurtres. + +--Hé! juges, où est Han d’Islande? + +--Gardes, qu’on saisisse ce monstre! cria le président épouvanté. + +Han jeta dans la salle son poignard. + +--Il m’est inutile, s’il n’y a plus ici de soldats de Munckholm. En +parlant ainsi, il se livra sans résistance aux hallebardiers et aux +archers qui l’entouraient, se préparant à l’assiéger comme une ville. +On enchaîna le monstre sur le banc des accusés, et une litière emporta +ses deux victimes, dont l’une, le montagnard, respirait encore. + +Il est impossible de peindre les divers mouvements de terreur, +d’étonnement et d’indignation qui, pendant cette scène horrible, +avaient agité le peuple, les gardes et les juges. Quand le brigand eut +pris place, calme et impassible, sur le banc fatal, le sentiment de la +curiosité imposa silence à toute autre impression, et l’attention +rétablit la tranquillité. + +L’évêque vénérable se leva: + +--Seigneurs juges.... dit-il. + +Le brigand l’interrompit: + +--Évêque de Drontheim, je suis Han d’Islande; ne prends pas la peine +de me défendre. + +Le secrétaire intime se leva. + +--Noble président.... + +Le monstre lui coupa la parole: + +--Secrétaire intime, je suis Han d’Islande; ne prends pas le soin de +m’accuser. + +Alors, les pieds dans le sang, il promena son Å“il farouche et hardi +sur le tribunal, les archers et la foule, et l’on eût dit que tous ces +hommes palpitaient d’épouvante sous le regard de cet homme désarmé, +seul et enchaîné. + +--Écoutez, juges, n’attendez pas de moi de longues paroles. Je suis le +démon de Klipstadur. Ma mère est cette vieille Islande, l'île des +volcans. Elle ne formait autrefois qu’une montagne, mais elle a été +écrasée par la main d’un géant qui s’appuya sur sa cime en tombant du +ciel. Je n’ai pas besoin de vous parler de moi; je suis le descendant +d’Ingolphe l’Exterminateur, et je porte en moi son esprit. J’ai commis +plus de meurtres et allumé plus d’incendies que vous n’avez à vous +tous prononcé d’arrêts iniques dans votre vie. J’ai des secrets +communs avec le chancelier d’Ahlefeld.--Je boirais tout le sang qui +coule dans vos veines avec délices. Ma nature est de haïr les hommes, +ma mission de leur nuire. Colonel des arquebusiers de Munckholm, c’est +moi qui t’ai donné avis du passage des mineurs au Pilier-Noir, certain +que tu tuerais un grand nombre d’hommes dans ces gorges; c’est moi qui +ai écrasé un bataillon de ton régiment avec des quartiers de rochers; +je vengeais mon fils.--Maintenant, juges, mon fils est mort; je viens +ici chercher la mort. L'âme d’Ingolphe me pèse, parce que je la porte +seul et que je ne pourrai la transmettre à aucun héritier. Je suis las +de la vie, puisqu’elle ne peut plus être l’exemple et la leçon d’un +successeur. J’ai assez bu de sang; je n’ai plus soif. À présent, me +voici; vous pouvez boire le mien. + +Il se tut, et toutes les voix répétèrent sourdement chacune de ses +effroyables paroles. + +L’évêque lui dit: + +--Mon fils, dans quelle intention avez-vous donc commis tant de +crimes? + +Le brigand se mit à rire. + +--Ma foi, je te jure, révérend évêque, que ce n’était pas, comme ton +confrère l’évêque de Borglum, dans l’intention de m’enrichir. +[Note: Quelques chroniqueurs affirment qu’en 1525 un évêque de +Borglum se rendit fameux par divers brigandages. Il soudoyait des +pirates, disent-ils, qui infestaient les côtes de Norvège.] Quelque +chose était en moi, qui me poussait. + +--Dieu ne réside pas toujours dans tous ses ministres, répondit +humblement le saint vieillard. Vous voulez m’insulter, je voudrais +pouvoir vous défendre. + +--Ta révérence perd son temps. Va demander à ton autre confrère +l’évêque de Scalholt, en Islande. Par Ingolphe, ce sera une chose +étrange que deux évêques aient pris soin de ma vie, l’un près de mon +berceau, l’autre près de mon sépulcre.--Évêque, tu es un vieux fou. + +--Mon fils, croyez-vous en Dieu? + +--Pourquoi non? Je veux qu’il soit un Dieu pour pouvoir blasphémer. + +--Arrêtez, malheureux! vous allez mourir, et vous ne baisez pas les +pieds du Christ! + +Han d’Islande haussa les épaules. + +--Si je le faisais, ce serait à la manière du gendarme de Roll, qui +fit tomber le roi en lui baisant le pied. + +L’évêque se rassit, profondément ému. + +--Allons, juges, poursuivit Han d’Islande, qu’attendez-vous? Si +j’avais été à votre place et vous à la mienne, je ne vous aurais point +fait attendre si longtemps votre arrêt de mort. Le tribunal se retira. +Après une courte délibération, il rentra dans l’audience, et le +président lut à haute voix une sentence qui, selon les formules, +condamnait Han d’Islande _à être pendu par le cou jusqu’à ce que mort +s’ensuivît_. + +--Voilà qui est bien, dit le brigand. Chancelier d’Ahlefeld, j’en sais +assez sur ton compte pour t’en faire obtenir autant. Mais vis, puisque +tu fais du mal aux hommes.--Allons, je suis sûr maintenant de ne point +aller dans le Nysthiem. [Note: Selon les croyances populaires, le +Nysthiem était l’enfer de ceux qui mouraient de maladie ou de +vieillesse.] + +Le secrétaire intime ordonna aux gardes qui l’emmenaient de le déposer +dans le donjon du Lion de Slesvig, pendant qu’on lui préparerait un +cachot, pour y attendre son exécution, dans le quartier des +arquebusiers de Munckholm. + +--Dans le quartier des arquebusiers de Munckholm! répéta le monstre +avec un grondement de joie. + + + + +XLVI + + Cependant le cadavre de Ponce de Léon qui était + resté auprès de la fontaine, ayant été défiguré + par le soleil, les Maures des Alpuxares s’en + emparèrent et le portèrent à Grenade. + + E.H. _Le Captif d’Ochali_. + + +Cependant, avant l’aube du jour dans lequel nous sommes déjà assez +avancés, à l’heure même où la sentence d’Ordener se prononçait à +Munckholm, le nouveau gardien du Spladgest de Drontheim, l’ancien +lieutenant et le successeur actuel de Benignus Spiagudry, Oglypiglap, +avait été brusquement réveillé sur son grabat par le retentissement de +la porte de l’édifice sous plusieurs coups violents. Il s’était levé à +regret, avait pris sa lampe de cuivre dont la faible lumière blessait +ses yeux endormis, et était allé, en jurant de l’humidité de la salle +des morts, ouvrir à ceux qui l’arrachaient si tôt à son sommeil. + +C’étaient des pêcheurs du lac de Sparbo, qui apportaient sur une +litière couverte de joncs, d’algues et de limoselle des marais, un +cadavre trouvé dans les eaux du lac. + +Ils déposèrent leur fardeau dans l’intérieur de l’édifice funèbre, et +Oglypiglap leur donna un reçu du mort afin qu’ils pussent réclamer +leur salaire. + +Resté seul dans le Spladgest, il commença à déshabiller le cadavre, +qui était remarquable par sa longueur et sa maigreur. Le premier objet +qui se présenta à ses yeux, quand il eut soulevé le voile dont il +était enveloppé, fut une énorme perruque. + +--En vérité, se dit-il, cette perruque de forme étrangère m’a déjà +passé par les mains, c’était celle de ce jeune élégant français... +Mais, continua-t-il en poursuivant ses opérations, voici les +bottes fortes du pauvre postillon Cramner que ses chevaux ont +écrasé, et...--que diable est-ce que cela signifie?--l’habit noir +complet du professeur Syngramtax, ce vieux savant qui s’est noyé +dernièrement.--Quel est donc ce nouveau venu qui m’arrive avec la +dépouille de toutes mes vieilles connaissances? + +Il promena sa lampe sur le visage du mort, mais inutilement; les +traits, déjà décomposés, avaient perdu leur forme et leur couleur. Il +fouilla dans les poches de l’habit, et en tira quelques vieux +parchemins imprégnés d’eau et souillés de vase; il les essuya +fortement avec son tablier de cuir, et parvint à lire sur l’un d’eux +ces mots sans suite à demi effacés: «--Rudbeck. Saxon le grammairien. +Arngrim, évêque de Holum.--Il n’y a en Norvège que deux comtés, Larvig +et Jarlsberg, et une baronnie...--On ne trouve de mines d’argent qu’à +Kongsberg; de l’aimant, des aspestes, qu’à Sundmoër; de l’améthyste, +qu’à Guldbranshal; des calcédoines, des agates, du jaspe, qu’aux îles +Fa-roër.--À Noukahiva, en temps de famine, les hommes mangent leurs +femmes et leurs enfants.--Thormodus ThorfÅ“us; Isleif, évêque de +Scalholt, premier historien islandais.--Mercure joua aux échecs avec +la Lune, et lui gagna la soixante-douzième partie du jour.--Malstrom, +gouffre.--_Hirundo, hirudo_.--Cicéron, pois chiche; gloire.--Frode le +savant.--Odin consultait la tête de Mimer, sage.--(Mahomet et son +pigeon, Sertorius et sa biche).--Plus le sol... moins il renferme de +gypse...» + +--Je ne puis en croire encore mes yeux! s’écria-t-il, laissant tomber +le parchemin; c’est l’écriture de mon ancien maître, Benignus +Spiagudry! + +Alors, examinant de nouveau le cadavre, il reconnut les longues mains, +les cheveux rares, et toute l’habitude du corps de l’infortuné. + +--Ce n’est pas à tort, pensa-t-il en secouant la tête, qu’on a lancé +contre lui une accusation de sacrilège et de nécromancie. Le diable +l’a enlevé pour le noyer dans le Sparbo.--Ce que c’est que de nous! +qui eût jamais pensé que le docteur Spiagudry, après avoir si +longtemps gardé les autres dans cette hôtellerie des morts, viendrait +un jour de loin s’y faire garder lui-même! + +Le petit lapon philosophe soulevait le corps pour le porter sur l’une +de ses six couches de granit, lorsqu’il s’aperçut que quelque chose de +lourd était attaché par un lien de cuir au cou du malheureux +Spiagudry. + +--C’est sans doute la pierre avec laquelle le démon l’a précipité dans +le lac, murmura-t-il. + +Il se trompait; c’était une petite cassette de fer, sur laquelle, en +la regardant de près, après l’avoir soigneusement essuyée, il remarqua +un large fermoir en écusson. + +--Il y a sans doute quelque diablerie dans cette boîte, se dit-il; cet +homme était sacrilège et sorcier. Allons déposer cette cassette chez +l’évêque, elle renferme peut-être un démon. + +Alors, la détachant du cadavre, qu’il déposa dans la salle +d’exposition, il sortit en toute hâte pour se rendre au palais +épiscopal, murmurant en chemin quelques prières contre la redoutable +boîte qu’il portait. + + + + +XLVII + + + Est-ce un homme ou un esprit infernal qui parle + ainsi? Quel est donc l’esprit malfaisant qui te + tourmente? Montre-moi l’ennemi implacable qui + habite ton cÅ“ur. + + MATURIN. + + +Han d’Islande et Schumacker sont dans la même salle du donjon de +Slesvig. L’ex-chancelier absous se promène à pas lents, les yeux +chargés de pleurs amers; le brigand condamné rit de ses chaînes, +environné de gardes. + +Les deux prisonniers s’observent longtemps en silence; on dirait +qu’ils se sentent tous deux et se reconnaissent mutuellement ennemis +des hommes. + +--Qui es-tu? demande enfin l’ex-chancelier au brigand. + +--Je te dirai mon nom, reprit l’autre, pour te faire fuir. Je suis Han +d’Islande. + +Schumacker s’avance vers lui: + +--Prends ma main! dit-il. + +--Est-ce que tu veux que je la dévore? + +--Han d’Islande, reprend Schumacker, je t’aime parce que tu hais les +hommes. + +--Voilà pourquoi je te hais. + +--Écoute, je hais les hommes, comme toi, parce que je leur ai fait du +bien, et qu’ils m’ont fait du mal. + +--Tu ne les hais pas comme moi; je les hais, moi, parce qu’ils m’ont +fait du bien, et que je leur ai rendu du mal. + +Schumacker frémit du regard du monstre. Il a beau vaincre sa nature, +son âme ne peut sympathiser avec celle-là . + +--Oui, s’écrie-t-il, j’exècre les hommes, parce qu’ils sont fourbes, +ingrats, cruels. Je leur ai dû tout le malheur de ma vie. + +--Tant mieux!--je leur ai dû, moi, tout le bonheur de la mienne. + +--Quel bonheur? + +--Le bonheur de sentir des chairs palpitantes frémir sous ma dent, un +sang fumant réchauffer mon gosier altéré; la volupté de briser des +êtres vivants contre des pointes de rochers, et d’entendre le cri de +la victime se mêler au bruit des membres fracassés. Voilà les plaisirs +que m’ont procurés les hommes. + +Schumacker recula avec épouvante devant le monstre dont il s’était +approché presque avec l’orgueil de lui ressembler. Pénétré de honte, +il voila son visage vénérable de ses mains; car ses yeux étaient +pleins de larmes d’indignation, non contre la race humaine, mais +contre lui-même. Son cÅ“ur noble et grand commençait à s’effrayer de +la haine qu’il portait aux hommes depuis si longtemps en la voyant +reproduite dans le cÅ“ur de Han d’Islande comme par un miroir +effrayant. + +--Eh bien! dit le monstre en riant, ennemi des hommes, oses-tu te +vanter d'être semblable à moi? + +Le vieillard frissonna. + +--O Dieu! plutôt que de les haïr comme toi, j’aimerais mieux les +aimer. + +Les gardes vinrent chercher le monstre, pour l’emmener dans un cachot +plus sûr. Schumacker rêveur resta seul dans le donjon; mais il n’y +restait plus d’ennemi des hommes. + + + + +XLVIII + + ...... Quand le méchant m’épie, + Me ferez-vous tomber, + Seigneur, entre ses mains? + C’est lui qui sous mes pas a rompu vos chemins. + Ne me châtiez point, car mon crime est son crime. + + A. DE VIGNY. + + +L’heure fatale était arrivée; le soleil ne montrait plus que la moitié +de son disque au-dessus de l’horizon. Les postes étaient doublés dans +tout le château fort de Munckholm; devant chaque porte se promenaient +des sentinelles silencieuses et farouches. La rumeur de la ville +arrivait plus tumultueuse et plus bruyante aux sombres tours de la +forteresse, livrée elle-même à une agitation extraordinaire. On +entendait dans toutes les cours le bruit lugubre des tambours voilés +de crêpes; le canon de la tour basse grondait par intervalles; la +lourde cloche du donjon se balançait lentement avec des sons graves et +prolongés, et, de tous les points du port, des embarcations chargées +de peuple se pressaient vers le redoutable rocher. Un échafaud tendu +de noir, autour duquel s’épaississait et se grossissait sans cesse une +foule impatiente, s’élevait dans la place d’armes du château, au +centre d’un carré de soldats. Sur l’échafaud se promenait un homme +vêtu de serge rouge, tantôt s’appuyant sur une hache qu’il tenait à la +main, tantôt remuant un billot et une claie que portait l’estrade +funèbre. Près de là était préparé un bûcher devant lequel brûlaient +quelques torches de résine. Entre l’échafaud et le bûcher, on avait +planté un pieu auquel était suspendu un écriteau: _Ordener Guldenlew, +traître_.--On apercevait, de la place d’Armes, flotter au haut du +donjon de Slesvig un grand drapeau noir. + +C’est dans ce moment que parut, devant le tribunal toujours assemblé +dans la salle d’audience, Ordener condamné. L’évêque seulement était +absent; son ministère de défenseur avait cessé. + +Le fils du vice-roi était vêtu de noir, et portait à son cou le +collier de Dannebrog. Son visage était pâle, mais fier. Il était seul; +car on était venu le chercher pour le supplice avant que l’aumônier +Athanase Munder fût revenu dans son cachot. + +Ordener avait déjà consommé intérieurement son sacrifice. Cependant +l’époux d’Éthel songeait encore avec quelque amertume à la vie, et eût +peut-être voulu pouvoir choisir pour sa première nuit de noces une +autre nuit que celle du tombeau. Il avait prié et surtout rêvé dans sa +prison. Maintenant il était debout devant le terme de toute prière et +de tout rêve. Il se sentait fort de la force que donnent Dieu et +l’amour. La foule, plus émue que le condamné, le considérait avec une +attention avide. L’éclat de son rang, l’horreur de son sort, +éveillaient toutes les envies et toutes les pitiés. Chacun assistait à +son châtiment sans s’expliquer son crime. Il y a au fond des hommes un +sentiment étrange qui les pousse, ainsi qu’à des plaisirs, au +spectacle des supplices. Ils cherchent avec un horrible empressement à +saisir la pensée de la destruction sur les traits décomposés de celui +qui va mourir, comme si quelque révélation du ciel ou de l’enfer +devait apparaître, en ce moment solennel, dans les yeux du misérable; +comme pour voir quelle ombre jette l’aile de la mort planant sur une +tête humaine; comme pour examiner ce qui reste d’un homme quand +l’espérance l’a quitté. Cet être, plein de force et de santé, qui se +meut, qui respire, qui vit, et qui, dans un moment, cessera de se +mouvoir, de respirer, de vivre, environné d'êtres pareils à lui, +auxquels il n’a rien fait, qui le plaignent tous, et dont nul ne le +secourra; ce malheureux, mourant sans être moribond, courbé à la fois +sous une puissance matérielle et sous un pouvoir invisible; cette vie +que la société n’a pu donner, et qu’elle prend avec appareil, toute +cette cérémonie imposante du meurtre judiciaire, ébranlent vivement +les imaginations. Condamnés tous à mort avec des sursis indéfinis, +c’est pour nous un objet de curiosité étrange et douloureuse, que +l’infortuné qui sait précisément à quelle heure son sursis doit être +levé. + +On se souvient qu’avant d’aller à l’échafaud Ordener devait être amené +devant le tribunal, pour être dégradé de ses titres et de ses +honneurs. À peine le mouvement excité dans l’assemblée par son arrivée +eut-il fait place au calme, que le président se fit apporter le livre +héraldique des deux royaumes, et les statuts de l’ordre de Dannebrog. + +Alors, ayant invité le condamné à mettre un genou en terre, il +recommanda aux assistants le silence et le respect, ouvrit le livre +des chevaliers de Dannebrog, et commença à lire d’une voix haute et +sévère: + +«--Christiern, par la grâce et miséricorde du Tout-Puissant, roi de +Danemark et de Norvège, des Vandales et des Goths, duc de Slesvig, de +Holstein, de Stormarie et de Dytmarse, comte d’Oldenbourg et de +Delmenhurst, savoir faisons--qu’ayant rétabli, sur la proposition de +notre grand-chancelier, comte de Griffenfeld (la voix du président +passa si rapidement sur ce nom qu’on l’entendit à peine), l’ordre +royal de Dannebrog, fondé par notre illustre aïeul saint Waldemar, + +«Sur ce que nous avons considéré que cet ordre vénérable ayant été +créé en souvenir de l’étendard Dannebrog, envoyé du ciel à notre +royaume béni, + +«Ce serait mentir à la divine institution de l’ordre si quelqu’un des +chevaliers pouvait impunément forfaire à l’honneur et aux saintes lois +de l’église et de l’état. + +Nous ordonnons, à genoux devant Dieu, que quiconque, parmi les +chevaliers de l’ordre, aura livré son âme au démon par quelque félonie +ou trahison, après avoir été blâmé publiquement par un juge, sera à +jamais dégradé du rang de chevalier de notre royal ordre de Dannebrog.» + +Le président referma le livre. + +--Ordener Guldenlew, baron de Thorvick, chevalier de Dannebrog, vous +vous êtes rendu coupable de haute trahison, crime pour lequel votre +tête va être tranchée, votre corps brûlé, et votre cendre jetée au +vent.--Ordener Guldenlew, traître, vous vous êtes rendu indigne de +prendre rang parmi les chevaliers de Dannebrog. Je vous invite à vous +humilier, car je vais vous dégrader publiquement au nom du roi. + +Le président étendit la main sur le livre de l’ordre, et s’apprêtait à +prononcer la formule fatale sur Ordener, calme et immobile, lorsqu’une +porte latérale s’ouvrit à droite du tribunal. Un huissier +ecclésiastique parut, annonçant sa révérence l’évêque de Drontheimhus. + +C’était lui en effet. Il entra précipitamment dans la salle, +accompagné d’un autre ecclésiastique qui le soutenait. + +--Arrêtez! seigneur président, cria-t-il avec une force qui semblait +n'être plus de son âge; arrêtez!--Le ciel soit béni! j’arrive à temps: + +L’assemblée redoubla d’attention, prévoyant quelque nouvel événement. + +Le président se tourna vers l’évêque avec humeur: + +--Votre révérence me permettra de lui faire remarquer, que sa présence +est inutile ici. Le tribunal va dégrader le condamné, qui touche au +moment de subir sa peine. + +--Gardez-vous, dit l’évêque, de toucher à celui qui est pur devant le +Seigneur. Ce condamné est innocent. Rien ne peut se comparer au cri +d’étonnement qui retentit dans l’auditoire, si ce n’est le cri +d’épouvante que poussèrent le président et le secrétaire intime. + +--Oui, tremblez, juges, poursuivit l’évêque avant que le président eût +eu le temps de reprendre son sang-froid; tremblez! car vous alliez +verser le sang innocent. + +Pendant que l’émotion du président se calmait, Ordener s’était levé +consterné. Le noble jeune homme craignait que sa généreuse ruse ne fût +découverte, et qu’on n’eût trouvé des preuves de la culpabilité de +Schumacker. + +--Seigneur évêque, dit le président, dans cette affaire, le crime +semble vouloir nous échapper, en passant de tête en tête. Ne vous fiez +pas à quelque vaine apparence. Si Ordener Guldenlew est innocent, quel +est donc alors le coupable? + +--Votre grâce va le savoir, répondit l’évêque.--Puis, montrant au +tribunal une cassette de fer qu’un serviteur portait derrière +lui:--Nobles seigneurs, vous avez jugé dans les ténèbres; dans cette +cassette est la lumière miraculeuse qui doit les dissiper. + +Le président, le secrétaire intime et Ordener parurent frappés en même +temps, à l’aspect de la mystérieuse cassette. L’évêque poursuivit: + +--Nobles juges, écoutez-nous. Aujourd’hui, au moment où nous rentrions +dans notre palais épiscopal, afin de nous reposer des fatigues de la +nuit, et de prier pour les condamnés, on nous a remis cette boîte de +fer scellée. Le gardien du Spladgest l’avait, nous a-t-on dit, +apportée ce matin à notre palais pour qu’elle nous fût remise, +affirmant qu’elle renfermait sans doute quelque mystère satanique, +attendu qu’il l’avait trouvée sur le corps du sacrilège Benignus +Spiagudry, dont on a retiré le cadavre du Sparbo. + +L’attention d’Ordener redoubla. Tout l’auditoire se taisait +religieusement. Le président et le secrétaire courbaient la tête comme +deux condamnés. On eût dit qu’ils avaient tous deux oublié leur astuce +et leur audace. Il y a un moment dans la vie du méchant où sa +puissance s’en va. + +--Après avoir béni cette cassette, continua l’évêque, nous en avons +brisé le sceau, qui portait, comme vous pouvez le voir encore, les +anciennes armoiries abolies de Griffenfeld. Nous y avons trouvé en +effet un secret satanique. Vous allez en juger, vénérables seigneurs. +Prêtez-nous toute votre attention; car il s’agit ici du sang des +hommes, et le Seigneur en pèse chaque goutte. + +Alors, ouvrant la formidable cassette, il en tira un parchemin au dos +duquel était écrite l’attestation suivante: + +«Moi, Blaxtham Cumbysulsum, docteur, je déclare, au moment de mourir, +remettre au capitaine Dispolsen, procureur, à Copenhague, de l’ancien +comte de Griffenfeld, la pièce suivante, entièrement écrite de la main +de Turiaf MusdÅ“mon, serviteur du chancelier comte d’Ahlefeld, afin +que le susnommé capitaine en fasse l’usage qu’il lui plaira.--Et je +prie Dieu de me pardonner mes crimes.--À Copenhague, le onzième jour +du mois de janvier mil six cent quatre-vingt-dix-neuf. + +«CUMBYSULSUM.» + +Le secrétaire intime tremblait d’un tremblement convulsif. Il voulut +parler et ne le put. L’évêque cependant remettait le parchemin au +président pâle et agité. + +--Que vois-je? s’écria celui-ci en déployant le parchemin.--_Note au +noble comte d’Ahlefeld, sur le moyen de se défaire juridiquement de +Schumacker!_....--Je vous jure, révérend évêque.... + +Le parchemin tomba des mains du président. + +--Lisez, lisez, seigneur, poursuivit l’évêque. Je ne doute pas que +votre indigne serviteur n’ait abusé de votre nom, comme il a abusé de +celui du malheureux Schumacker. Voyez seulement ce qu’a produit votre +haine peu charitable pour votre prédécesseur tombé. Un de vos +courtisans a machiné en votre nom sa perte, espérant sans doute s’en +faire un mérite auprès de votre grâce. + +En montrant au président que les soupçons de l’évêque, qui connaissait +tout le contenu de la cassette, ne tombaient pas sur lui, ces paroles +le ranimèrent. Ordener respirait également. Il commençait à entrevoir +que l’innocence du père de son Éthel allait éclater en même temps que +la sienne propre. Il éprouvait un profond étonnement de cette destinée +bizarre qui l’avait conduit à la poursuite d’un formidable brigand +pour retrouver cette cassette, que son vieux guide Benignus Spiagudry +portait sur lui; en sorte qu’elle le suivait pendant qu’il la +cherchait. Il méditait aussi la grave leçon des événements qui, après +l’avoir perdu par cette fatale cassette, le sauvaient par elle. + +Le président, rappelant son sang-froid, lut alors, avec les signes +d’une indignation que partageait tout l’auditoire, une longue note, où +MusdÅ“mon expliquait en détail l’abominable plan que nous lui avons vu +suivre dans le cours de cette histoire. Plusieurs fois le secrétaire +intime voulut se lever pour se défendre; mais à chaque fois la rumeur +publique le repoussait sur son siège. Enfin l’odieuse lecture se +termina au milieu d’un murmure d’horreur. + +--Hallebardiers, qu’on saisisse cet homme! dit le président, désignant +le secrétaire intime. + +Le misérable, sans force et sans parole, descendit de son siège, et +fut jeté sur le banc d’infamie, parmi les huées de la populace. + +--Seigneurs juges, dit l’évêque, frémissez et réjouissez-vous. La +vérité, qui vient d'être portée à vos consciences, va encore vous être +confirmée par ce que l’aumônier des prisons de cette royale ville, +notre honoré frère Athanase Munder, ici présent, va vous apprendre. + +C’était en effet Athanase Munder qui accompagnait l’évêque. Il +s’inclina devant son pasteur et devant le tribunal, puis, sur un signe +du président, il s’exprima ainsi: + +--Ce que je vais dire est la vérité. Me punisse le ciel si je profère +ici une parole dans une intention autre que celle de bien +faire!--J’avais, d’après ce que j’avais vu ce matin dans le cachot du +fils du vice-roi, pensé en moi-même que ce jeune homme n’était point +coupable, quoique vos seigneuries l’aient condamné sur ses aveux. Or, +j’ai été appelé, il y a quelques heures, pour donner les derniers +secours spirituels au malheureux montagnard qui a été si cruellement +assassiné devant vous, et que vous aviez condamné, respectables +seigneurs, comme étant Han d’Islande. Voici ce que m’a dit ce +moribond: «Je ne suis point Han d’Islande; j’ai été bien puni d’avoir +pris ce nom. Celui qui m’a payé pour jouer ce rôle est le secrétaire +intime de la grande chancellerie; il se nomme MusdÅ“mon, et il a +machiné toute la révolte sous le nom de Hacket. Je crois qu’il est le +seul coupable dans tout ceci.» Alors il m’a demandé ma bénédiction et +recommandé de venir en toute hâte reporter ses dernières paroles au +tribunal. Dieu est témoin de ce que je dis. Puisse-je sauver le sang +de l’innocent, et ne point faire verser celui du coupable! + +Il se tut, saluant de nouveau son évêque et les juges. + +--Votre grâce voit, seigneur, dit l’évêque au président, que l’un de +mes clients n’avait point saisi à tort tant de ressemblance entre ce +Hacket et votre secrétaire intime. + +--Turiaf MusdÅ“mon; demanda le président au nouvel accusé, +qu’avez-vous à alléguer pour votre défense? + +MusdÅ“mon leva sur son maître un regard qui l’effraya. Toute son +assurance lui était revenue. Il répondit après un moment de silence: + +--Rien, seigneur. + +Le président reprit d’une voix altérée et faible: + +--Vous vous avouez donc coupable du crime qui vous est imputé? Vous +vous avouez auteur d’une conspiration tramée à la fois contre l’état +et contre un individu nommé Schumacker. + +--Oui, seigneur, répondit MusdÅ“mon. L’évêque se leva. + +--Seigneur président, pour qu’il ne reste aucun doute dans cette +affaire, que votre grâce demande à l’accusé s’il a eu des complices. + +--Des complices! répéta MusdÅ“mon. + +Il parut réfléchir un moment. Un horrible malaise se peignit sur le +front du président. + +--Non, seigneur évêque, dit-il enfin. + +Le président jeta sur lui un regard soulagé qui rencontra le sien. + +--Non, je n’ai point eu de complices, répéta MusdÅ“mon avec plus de +force. J’avais tramé tout ce complot par attachement pour mon maître, +qui l’ignorait, pour perdre son ennemi Schumacker. + +Les regards de l’accusé et du président se rencontrèrent encore. + +--Votre grâce, reprit l’évêque, doit sentir que, puisque MusdÅ“mon n’a +point eu de complices, le baron Ordener Guldenlew ne peut être +coupable. + +--S’il ne l’était pas, révérend évêque, comment se serait-il avoué +criminel? + +--Seigneur président, comment ce montagnard s’est-il obstiné à se dire +Han d’Islande au péril de sa tête? Dieu seul sait ce qui existe au +fond des cÅ“urs. + +Ordener prit la parole. + +--Seigneurs juges, je puis vous le dire, maintenant que le vrai +coupable est découvert. Oui, je me suis faussement accusé, pour sauver +l’ancien chancelier Schumacker, dont la mort eût laissé sa fille sans +protecteur. + +Le président se mordit les lèvres. + +--Nous demandons au tribunal, dit l’évêque, que l’innocence de notre +client Ordener soit proclamée par lui. + +Le président répondit par un signe d’adhésion; et, sur la demande du +haut-syndic, on acheva l’examen de la redoutable cassette, qui ne +renfermait plus que le diplôme et les titres de Schumacker mêlés à +quelques lettres du prisonnier de Munckholm au capitaine Dispolsen, +lettres amères sans être coupables, et qui ne pouvaient effrayer que +le chancelier d’Ahlefeld. + +Bientôt le tribunal se retira, et après une courte délibération, +tandis que les curieux rassemblés dans la place d’Armes attendaient +avec une impatience opiniâtre le fils du vice-roi condamné, et que le +bourreau se promenait nonchalamment sur l’échafaud, le président +prononça, d’une voix presque éteinte, l’arrêt qui condamnait à mort +Turiaf MusdÅ“mon, et réhabilitait Ordener Guldenlew, le réintégrant +dans tous ses honneurs, titres et privilèges. + + + + +XLIX + + Combien me vendras-tu ta carcasse, mon drôle? Je + n’en donnerais pas, en honneur, une obole. + + _Saint Michel à Satan_. Mystère. + + +Ce qui restait du régiment des arquebusiers de Munckholm était rentré +dans son ancienne caserne, bâtiment isolé au milieu d’une grande cour +carrée dans l’enceinte du fort. À la nuit tombante, on barricada, +suivant l’usage, les portes de cet édifice, où s’étaient retirés tous +les soldats, à l’exception des sentinelles dispersées sur les tours et +du peloton de garde devant la prison militaire adossée à la caserne. +Cette prison, la plus sûre et la mieux surveillée de toutes les +prisons de Munckholm, renfermait les deux condamnés qui devaient être +pendus le lendemain matin, Han d’Islande et MusdÅ“mon. + +Han d’Islande est seul dans son cachot. Il est étendu sur la terre, +enchaîné, la tête appuyée sur une pierre; quelque faible lumière vient +jusqu’à lui à travers une ouverture quadrangulaire grillée, pratiquée +dans l’épaisse porte de chêne qui sépare son cachot de la salle +voisine, où il entend ses gardiens rire et blasphémer, au bruit des +bouteilles qu’ils vident et des dés qu’ils roulent sur un tambour. Le +monstre s’agite en silence dans l’ombre, ses bras se resserrent et +s’écartent, ses genoux se contractent et se déploient, ses dents +mordent ses fers. + +Tout à coup il élève la voix, il appelle; un guichetier se présente à +l’ouverture grillée. + +--Que veux-tu? dit-il au brigand. + +Han d’Islande se soulève. + +--Compagnon, j’ai froid; mon lit de pierre est dur et humide; +donne-moi une botte de paille pour dormir, et un peu de feu pour me +réchauffer. + +--Il est juste, reprend le guichetier, de procurer au moins ses aises +à un pauvre diable qui va être pendu, fût-il le diable d’Islande. Je +vais t’apporter ce que tu me demandes.--As-tu de l’argent? + +--Non, répond le brigand. + +--Quoi! toi, le plus fameux voleur de la Norvège, tu n’as pas dans ta +sacoche quelques méchants ducats d’or? + +--Non, répond le brigand. + +--Quelques petits écus royaux? + +--Non, te dis-je! + +--Pas même quelques pauvres ascalins? + +--Non, non, rien; pas de quoi acheter la peau d’un rat ou l'âme d’un +homme. + +Le guichetier hocha la tête: + +--C’est différent; tu as tort de te plaindre; ta cellule n’est pas +aussi froide que celle où tu dormiras demain, sans t’apercevoir, je te +jure, de la dureté du lit. + +Cela dit, le guichetier se retira, emportant une malédiction du +monstre, qui continua de se mouvoir dans ses chaînes, dont les anneaux +rendaient par intervalles des bruits faibles, comme s’ils se fussent +lentement brisés sous des tiraillements violents et réitérés. + +La porte de chêne s’ouvrit; un homme de haute taille, vêtu de serge +rouge, et portant une lanterne sourde, entra dans le cachot, +accompagné du guichetier qui avait repoussé la prière du prisonnier. +Celui-ci cessa tout mouvement. + +--Han d’Islande, dit l’homme vêtu de rouge, je suis Nychol Orugix, +bourreau du Drontheimhus; je dois avoir demain, au lever du jour, +l’honneur de pendre ton excellence par le cou à une belle potence +neuve, sur la place publique de Drontheim. + +--Es-tu bien sûr en effet de me pendre? répondit le brigand. + +Le bourreau se mit à rire. + +--Je voudrais que tu fusses aussi sûr de monter droit au ciel par +l’échelle de Jacob, que tu es sûr de monter demain au gibet par +l’échelle de Nychol Orugix. + +--En vérité? dit le monstre avec un malicieux regard. + +--Je te répète, seigneur brigand, que je suis le bourreau de la +province. + +--Si je n’étais moi, je voudrais être toi, reprit le brigand. + +--Je ne t’en dirai pas autant, reprit le bourreau; puis, se frottant +les mains d’un air vain et flatté:--Mon ami, tu as raison, c’est un +bel état que le nôtre. Ah! ma main sait ce que pèse la tête d’un +homme. + +--As-tu quelquefois bu du sang? demanda le brigand. + +--Non; mais j’ai souvent donné la question. + +--As-tu quelquefois dévoré les entrailles d’un petit enfant vivant +encore? + +--Non; mais j’ai fait crier des os entre les ais d’un chevalet de fer; +j’ai tordu des membres dans les rayons d’une roue; j’ai ébréché des +scies d’acier sur des crânes dont j’enlevais les chevelures; j’ai +tenaillé des chairs palpitantes, avec des pinces rougies devant un feu +ardent; j’ai brûlé le sang dans des veines entr’ouvertes, en y versant +des ruisseaux de plomb fondu et d’huile bouillante. + +--Oui, dit le brigand pensif, tu as bien aussi tes plaisirs. + +--En somme, continua le bourreau, quoique tu sois Han d’Islande, je +crois qu’il s’est encore envolé plus d'âmes de mes mains que des +tiennes, sans compter celle que tu rendras demain. + +--En supposant que j’en aie une.--Crois-tu donc, bourreau du +Drontheimhus, que tu pourrais faire partir l’esprit d’Ingolphe du +corps de Han d’Islande, sans qu’il emportât le tien? + +La réponse du bourreau commença par un éclat de rire. + +--Ah, vraiment! nous verrons cela demain. + +--Nous verrons, dit le brigand. + +--Allons, dit le bourreau, je ne suis pas venu ici pour t’entretenir +de ton esprit, mais seulement de ton corps. Écoute-moi!--Ton cadavre +m’appartient de droit après ta mort; cependant la loi te laisse la +faculté de me le vendre; dis-moi donc ce que tu en veux. + +--Ce que je veux de mon cadavre? dit le brigand. + +--Oui, et sois consciencieux. + +Han d’Islande s’adressa au guichetier: + +--Dis-moi, camarade, combien veux-tu me vendre une botte de paille et +un peu de feu? + +Le guichetier resta un moment rêveur: + +--Deux ducats d’or, répondit-il. + +--Eh bien, dit le brigand au bourreau, tu me donneras deux ducats d’or +de mon cadavre. + +--Deux ducats d’or! s’écria le bourreau. Cela est horriblement cher. +Deux ducats d’or un méchant cadavre! Non, certes! je n’en donnerai pas +ce prix. + +--Alors, répondit tranquillement le monstre, tu ne l’auras pas! + +--Tu seras jeté à la voirie, au lieu d’orner le musée royal de +Copenhague ou le cabinet de curiosités de Berghen. + +--Que m’importe? + +--Longtemps après ta mort, on viendrait en foule examiner ton +squelette, en disant: _Ce sont les restes du fameux Han d’Islande!_ on +polirait tes os avec soin, on les rattacherait avec des chevilles de +cuivre; on te placerait sous une grande cage de verre, dont on aurait +soin chaque jour d’enlever la poussière. Au lieu de ces honneurs, +songe à ce qui t’attend, si tu ne veux pas me vendre ton cadavre; on +t’abandonnera à la pourriture dans quelque charnier, où tu seras à la +fois la pâture des vers et la proie des vautours. + +--Eh bien! je ressemblerai aux vivants qui sont sans cesse rongés par +les petits et dévorés par les grands. + +--Deux ducats d’or! répétait le bourreau entre ses dents; quelle +prétention exorbitante! Si tu ne modères ton prix, mon cher Han +d’Islande, nous ne pourrons traiter ensemble. + +--C’est la première et probablement la dernière vente que je ferai de +ma vie; je tiens à faire un marché avantageux. + +--Songe que je puis te faire repentir de ton opiniâtreté. Demain tu +seras en ma puissance. + +--Crois-tu? + +Ces mots étaient prononcés avec une expression qui échappa au +bourreau. + +--Oui, et il y a une manière de serrer le nÅ“ud coulant.... tandis +que, si tu deviens raisonnable, je te pendrai mieux. + +--Peu m’importe ce que tu feras demain de mon cou! répondit le monstre +d’un air railleur. + +--Allons, ne pourrais-tu te contenter de deux écus royaux? Qu’en +feras-tu? + +--Adresse-toi à ton camarade, dit le brigand en montrant le +guichetier; il me demande deux ducats d’or pour un peu de paille et de +feu. + +--Aussi, dit le bourreau, apostrophant le guichetier avec humeur, par +la scie de saint Joseph! il est révoltant de faire payer du feu et de +la méchante paille au poids de l’or. Deux ducats! Le guichetier +répliqua aigrement: + +--Je suis bien bon de n’en pas exiger quatre!--C’est vous, maître +Nychol, qui êtes aussi arabe que le chiffre 2, de refuser à ce pauvre +prisonnier deux ducats d’or de son cadavre, que vous pourrez vendre au +moins vingt ducats à quelque savant ou à quelque médecin. + +--Je n’ai jamais payé un cadavre plus de quinze ascalins, dit le +bourreau. + +--Oui, repartit le guichetier, le cadavre d’un mauvais voleur ou d’un +misérable juif, cela peut-être; mais chacun sait que vous tirerez ce +que vous voudrez du corps de Han d’Islande. + +Han d’Islande hocha la tête. + +--De quoi vous mêlez-vous? dit Orugix brusquement; est-ce que je +m’occupe, moi, de vos rapines, des vêtements, des bijoux que vous +volez aux prisonniers, de l’eau sale que vous versez dans leur maigre +bouillon, des tourments que vous leur faites éprouver pour tirer d’eux +de l’argent?--Non! je ne donnerai point deux ducats d’or. + +--Point de paille et point de feu, à moins de deux ducats d’or, +répondit l’obstiné guichetier. + +--Point de cadavre à moins de deux ducats d’or, répéta le brigand +immobile. + +Le bourreau, après un moment de silence, frappa la terre du pied: + +--Allons, le temps me presse. Je suis appelé ailleurs. Il tira de sa +veste un sac de cuir qu’il ouvrit lentement et comme à regret. + +--Tiens, maudit démon d’Islande, voilà tes deux ducats. Satan ne +donnerait certes pas de ton âme ce que je donne de ton corps. + +Le brigand reçut les deux pièces d’or. Aussitôt le guichetier avança +la main pour les reprendre. + +--Un instant, compagnon, donne-moi d’abord ce que je t’ai demandé. + +Le guichetier sortit, et revint un moment après, apportant une botte +de paille fraîche et un réchaud plein de charbons ardents, qu’il plaça +près du condamné. + +--C’est cela, dit le brigand en lui remettant les deux ducats, je me +chaufferai cette nuit.--Encore un mot, ajouta-t-il d’une voix +sinistre:--Le cachot ne touche-t-il pas à la caserne des arquebusiers +de Munckholm? + +--Cela est vrai, repartit le guichetier. + +--Et d’où vient le vent? + +--De l’est, je crois. + +--C’est bon, reprit le brigand. + +--Où veux-tu donc en venir, camarade? demanda le guichetier. + +--À rien, répondit le brigand. + +--Adieu, camarade, à demain de bonne heure. + +--Oui, à demain, répéta le brigand. + +Et le bruit de la lourde porte, qui se refermait, empêcha le bourreau +et son compagnon d’entendre le ricanement sauvage et goguenard, qui +accompagnait ces paroles. + + + + +L + + Espérais-tu finir par un autre trépas? + + ALEX. SOUMET. + + +Jetons maintenant un regard dans l’autre cachot de la prison militaire +adossée à la caserne des arquebusiers, qui renferme notre ancienne +connaissance Turiaf MusdÅ“mon. + +On s’est peut-être étonné d’entendre ce MusdÅ“mon, si profondément +rusé, si profondément lâche, livrer avec tant de bonne foi le secret +de son crime au tribunal qui l’a condamné, et cacher avec tant de +générosité la part qu’y a prise son ingrat patron, le chancelier +d’Ahlefeld. Qu’on se rassure cependant; MusdÅ“mon n’était point +converti. Cette généreuse bonne foi était peut-être la plus grande +preuve d’adresse qu’il eût jamais donnée. Quand il avait vu toute son +infernale intrigue si inopinément dévoilée et si invinciblement +démontrée, il avait été un instant étourdi et épouvanté. Cette +première impression passée, l’extrême justesse de son esprit lui fit +sentir que, dans l’impuissance de perdre désormais ses victimes +désignées, il ne devait plus songer qu’à se sauver. Deux partis à +prendre se présentèrent à lui: se décharger de tout sur le comte +d’Ahlefeld, qui l’abandonnait si lâchement, ou prendre sur lui tout le +crime qu’il avait partagé avec le comte. Un esprit vulgaire se fût +jeté sur le premier, MusdÅ“mon choisit le second. Le chancelier était +chancelier, d’ailleurs rien ne le compromettait directement dans ces +papiers qui accablaient son secrétaire intime; puis il avait échangé +quelques regards d’intelligence avec MusdÅ“mon; il n’en fallut pas +davantage pour déterminer celui-ci à se laisser condamner, certain que +le comte d’Ahlefeld faciliterait son évasion, moins encore par +reconnaissance pour le service passé que par besoin de ses services +futurs. + +Il se promenait donc dans sa prison, qu’éclairait à peine une lampe +sépulcrale, ne doutant pas que la porte ne lui en fût ouverte dans la +nuit. Il examinait la forme de ce vieux cachot de pierre, bâti par +d’anciens rois dont l’histoire sait, à peine les noms, s’étonnant +seulement qu’il eût un plancher de bois, sur lequel ses pas +retentissaient profondément comme s’il eût couvert quelque cavité +souterraine. Il remarquait un gros anneau de fer scellé dans la clef +de la voûte en ogive, et auquel pendait un lambeau de vieille corde +rompue. Et le temps s’écoulait, et il écoutait avec impatience +l’horloge du donjon sonner lentement les heures, en traînant ses +tintements lugubres dans le silence de la nuit. Enfin, un mouvement de +pas se fit entendre en dehors du cachot; son cÅ“ur battit d’espérance. +L’énorme serrure cria, les cadenas s’agitèrent, les chaînes tombèrent; +et, quand la porte s’ouvrit, son front rayonna de joie. + +C’était le personnage en habits d’écarlate que nous venons de voir +dans le cachot de Han. Il portait sous son bras un rouleau de corde de +chanvre, et était accompagné de quatre hallebardiers vêtus de noir et +armés d’épées et de pertuisanes. + +MusdÅ“mon était encore en robe et en perruque de magistrat. Ce costume +parut faire effet sur l’homme rouge. Il le salua comme accoutumé à le +respecter. + +--Seigneur, demanda-t-il au prisonnier avec quelque hésitation, est-ce +à votre courtoisie que nous avons affaire? + +--Oui, oui, répondit en hâte MusdÅ“mon confirmé dans son espoir +d’évasion par ce début poli, et ne remarquant point la couleur +sanglante des vêtements de celui qui lui parlait. + +--Vous vous nommez, dit l’homme, les yeux fixés sur un parchemin qu’il +avait déployé, Turiaf MusdÅ“mon. + +--Précisément. Vous venez, mes amis, de la part du grand-chancelier? + +--Oui, votre courtoisie. + +--N’oubliez pas, quand vous aurez terminé votre mission, d’exprimer à +sa grâce toute ma reconnaissance. + +L’homme aux habits rouges leva sur lui un regard étonné. + +--Votre.... reconnaissance!.... + +--Oui, sans doute, mes amis; car il me sera probablement impossible de +la lui témoigner moi-même tout de suite. + +--Probablement, répondit l’homme avec une expression ironique. + +--Et vous sentez, poursuivit MusdÅ“mon, que je ne dois pas me montrer +ingrat pour un pareil service. + +--Par la croix du bon larron, s’écria l’autre en riant lourdement, on +dirait, à vous entendre, que le chancelier fait pour votre courtoisie +tout autre chose. + +--Sans doute, il ne me rend encore en ce moment qu’une justice +rigoureuse! + +--Rigoureuse, soit!--mais enfin vous convenez que c’est justice. C’est +le premier aveu de ce genre que j’entends depuis vingt-six ans que +j’exerce. Allons, seigneur, le temps se passe en paroles; êtes-vous +prêt? + +--Je le suis, dit MusdÅ“mon joyeux, faisant un pas vers la porte. + +--Attendez, attendez un moment, cria l’homme rouge, se baissant pour +déposer à terre son rouleau de corde. + +MusdÅ“mon s’arrêta. + +--Pourquoi donc toute cette corde? + +--Votre courtoisie a raison de me faire cette question; j’en ai là en +effet bien plus qu’il ne m’en faut; mais, au commencement de ce +procès, je croyais avoir bien plus de condamnés. + +En parlant ainsi l’homme dénouait son rouleau de corde. + +--Allons, dépêchons, dit MusdÅ“mon. + +--Votre courtoisie est bien pressée.--Est-ce qu’elle n’a pas encore +quelque prière?.... + +--Point d’autre que celle que je vous ai déjà adressée, de remercier +pour moi sa grâce.--Pour Dieu, hâtons-nous, ajouta MusdÅ“mon, je suis +impatient de sortir d’ici. Avons-nous beaucoup de chemin à faire? + +--De chemin! reprit l’homme au vêtement d’écarlate, se redressant et +mesurant plusieurs brasses de corde déroulée. La route qui nous reste +à faire ne fatiguera pas beaucoup votre courtoisie; car nous allons +tout terminer sans mettre le pied hors d’ici. + +MusdÅ“mon tressaillit. + +--Que voulez-vous dire? + +--Que voulez-vous dire vous-même? demanda l’autre. + +--O Dieu! dit MusdÅ“mon, pâlissant comme s’il entrevoyait une lueur +funèbre; qui êtes-vous? + +--Je suis le bourreau. + +Le misérable trembla ainsi qu’une feuille sèche que le vent secoue. + +--Est-ce que vous ne venez pas pour me faire évader? murmura-t-il +d’une voix éteinte. + +Le bourreau partit d’un éclat de rire. + +--Si fait vraiment! pour vous faire évader dans le pays des esprits, +où je vous proteste qu’on ne pourra plus vous reprendre. + +MusdÅ“mon s’était prosterné la face contre terre. + +--Grâce! ayez pitié de moi! Grâce! + +--Sur ma foi, dit froidement le bourreau, c’est la première fois qu’on +me fait une pareille demande. + +--Est-ce que vous me prenez pour le roi? + +L’infortuné se traînait à genoux, souillant sa robe dans la poussière, +frappant le plancher de son front, un moment auparavant si radieux, et +embrassant les pieds du bourreau avec des cris sourds et des sanglots +étouffes. + +--Allons, paix! reprit le bourreau. Je n’avais point encore vu la robe +noire s’humilier devant ma veste rouge. + +Il repoussa du pied le suppliant. + +--Camarade, prie Dieu et les saints; ils t’écouteront mieux que moi. + +MusdÅ“mon resta agenouillé, le visage caché dans ses mains et pleurant +amèrement. Cependant le bourreau, se haussant sur la pointe des pieds, +avait passé la corde dans l’anneau de la voûte; il la laissa pendre +jusque sur le plancher, puis l’arrêta par un double tour, puis prépara +un nÅ“ud coulant à l’extrémité qui touchait à terre. + +--J’ai fini, dit-il au condamné quand ces menaçants apprêts furent +terminés; en as-tu fini de même avec la vie? + +--Non, dit MusdÅ“mon se levant, non, cela ne se peut! Vous commettez +quelque horrible méprise. Le chancelier d’Ahlefeld n’est point assez +infâme... Je lui suis trop nécessaire. Il est impossible que ce soit +pour moi que l’on vous ait envoyé. Laissez-moi fuir, craignez +d’encourir la colère du chancelier. + +--Ne nous as-tu point déclaré, répliqua le bourreau, que tu étais +Turiaf MusdÅ“mon? + +Le prisonnier demeura un moment silencieux: + +--Non, dit-il tout à coup, non, je ne me nomme point MusdÅ“mon; je me +nomme Turiaf Orugix. + +--Orugix! s’écria le bourreau, Orugix! + +Il arracha précipitamment la perruque qui cachait le visage du +condamné, et poussa un cri de stupeur: + +--Mon frère! + +--Ton frère! répondit le condamné avec un étonnement mêlé de honte et +de joie, serais-tu?... + +--Nychol Orugix, bourreau du Drontheimhus, pour te servir, mon frère +Turiaf. + +Le condamné se jeta au cou de l’exécuteur, en l’appelant son frère, +son frère chéri. Cette reconnaissance fraternelle n’eût pas dilaté le +cÅ“ur de celui qui en eût été témoin. Turiaf prodiguait à Nychol mille +caresses avec un sourire affecté et craintif, auquel Nychol répondait +par des regards sombres et embarrassés; on eût dit un tigre flattant +un éléphant au moment où le pied pesant du monstre presse son ventre +haletant. + +--Quel bonheur, frère Nychol!--Je suis bien joyeux de te revoir. + +--Et moi, j’en suis fâché pour toi, frère Turiaf. Le condamné feignait +de ne point entendre, et poursuivait d’une voix tremblante: + +--Tu as une femme et des enfants, sans doute? Tu me mèneras voir mon +aimable sÅ“ur et embrasser mes charmants neveux. + +--Signe de croix du démon! murmura le bourreau. + +--Je veux être leur second père. Écoute, frère, je suis puissant, j’ai +du crédit.... + +Le frère répondit d’un accent sinistre: + +--Je sais que tu en avais!--À présent ne songe plus qu’à celui que tu +as sans doute su te ménager près des saints. + +Toute espérance disparut du front du condamné. + +--O Dieu! que signifie ceci, cher Nychol? Je suis sauvé, puisque je te +retrouve.--Songe que le même ventre nous a portés, que le même sein +nous a nourris, que les mêmes jeux ont occupé notre enfance; +souviens-toi, Nychol, que tu es mon frère! + +--Jusqu’à cette heure, tu ne t’en étais pas souvenu, répondit le +farouche Nychol. + +--Non, je ne puis mourir de la main de mon frère! + +--C’est ta faute, Turiaf.--C’est toi qui as rompu ma carrière; qui +m’as empêché d'être exécuteur royal de Copenhague; qui m’as fait +jeter, comme bourreau de province, dans ce misérable pays. Si tu +n’avais point agi ainsi en mauvais frère, tu ne te plaindrais pas de +ce qui te révolte aujourd’hui. Je ne serais point dans le +Drontheimhus, et ce serait un autre qui ferait ton affaire. + +--Nous en avons dit assez, mon frère, il faut mourir. + +La mort est hideuse au méchant, par le même sentiment qui la rend +belle à l’homme de bien; tous deux vont quitter ce qu’ils ont +d’humain, mais le juste est délivré de son corps comme d’une prison, +le méchant en est arraché comme d’une forteresse. Au dernier moment, +l’enfer se révèle à l'âme perverse qui a rêvé le néant. Elle frappe +avec inquiétude sur la sombre porte de la mort, et ce n’est pas le +vide qui lui répond. Le condamné se roula sur le plancher en se +tordant les bras avec une plainte plus déchirante que la lamentation +éternelle d’un damné. + +--Miséricorde de Dieu! Saints anges du ciel, si vous existez, ayez +compassion de moi! Nychol, mon Nychol, au nom de notre mère commune, +oh! laisse-moi vivre! + +Le bourreau montra son parchemin. + +--Je ne puis; l’ordre est précis. + +--Cet ordre ne me concerne pas, balbutia le désespéré prisonnier; il +regarde un certain MusdÅ“mon, ce n’est pas moi; je suis Turiaf Orugix. + +--Tu veux rire, dit Nychol en haussant les épaules. Je sais bien qu’il +s’agit de toi. D’ailleurs, ajouta-t-il durement, tu n’aurais point été +hier, pour ton frère, Turiaf Orugix; tu n’es pour lui aujourd’hui que +Turiaf MusdÅ“mon. + +--Mon frère, mon frère! reprit le misérable, eh bien! attends jusqu’à +demain! Il est impossible que le grand-chancelier ait donné l’ordre de +ma mort. C’est un affreux malentendu. Le comte d’Ahlefeld m’aime +beaucoup. Je t’en conjure, mon cher Nychol, la vie!--Je serai bientôt +rentré en faveur, et je te rendrai tous les services.... + +--Tu ne peux plus m’en rendre qu’un, Turiaf, interrompit le bourreau. +J’ai déjà perdu les deux exécutions sur lesquelles je comptais le +plus, celles de l’ex-chancelier Schumacker et du fils du vice-roi. +J’ai toujours du malheur. Il ne me reste plus que Han d’Islande et +toi. Ton exécution, comme nocturne et secrète, me vaudra douze ducats +d’or. Laisse-moi donc faire tranquillement, voilà le seul service que +j’attends de toi. + +--O Dieu! dit douloureusement le condamné. + +--Ce sera le premier et le dernier, à la vérité; mais, en revanche, je +te promets que tu ne souffriras point. Je te pendrai en +frère.--Résigne-toi. + +MusdÅ“mon se leva; ses narines étaient gonflées de rage, ses lèvres +vertes tremblaient, ses dents claquaient, sa bouche écumait de +désespoir. + +--Satan!--J’aurai sauvé ce d’Ahlefeld! j’aurai embrassé mon frère! et +ils me tueront!, et il faudra mourir la nuit, dans un cachot obscur, +sans que le monde puisse entendre mes malédictions, sans que ma voix +puisse tonner, sur eux d’un bout du royaume à l’autre, sans que ma +main puisse déchirer le voile de tous leurs crimes! Ce sera pour +arriver à cette mort que j’aurai souillé toute ma vie!--Misérable! +poursuivit-il, s’adressant à son frère, tu veux donc être fratricide? + +--Je suis bourreau, répondit le flegmatique Nychol. + +--Non! s’écria le condamné. Et il s’était jeté à corps perdu sur le +bourreau, et ses yeux lançaient des flammes et répandaient des larmes, +comme ceux d’un taureau aux abois. Non, je ne mourrai pas ainsi! Je +n’aurai point vécu comme un serpent formidable pour mourir comme le +misérable ver qu’on écrase! Je laisserai ma vie dans ma dernière +morsure; mais elle sera mortelle. + +En parlant ainsi, il étreignait en ennemi celui qu’il venait +d’embrasser en frère. Le flatteur et caressant MusdÅ“mon se montrait +en ce moment ce qu’il était dans son essence. Le désespoir avait remué +le fond de son âme ainsi qu’une lie, et après avoir rampé comme le +tigre, il se redressait comme lui. Il eût été difficile de décider +lequel des deux frères était le plus effroyable, dans ce moment où ils +luttaient, l’un avec la stupide férocité d’une bête sauvage, l’autre +avec la fureur rusée d’un démon. + +Mais les quatre hallebardiers, jusqu’alors impassibles, n’étaient pas +restés immobiles. Ils avaient prêté assistance au bourreau, et bientôt +MusdÅ“mon, qui n’avait d’autre force que sa rage, fut contraint de +lâcher prise. Il alla se jeter à plat ventre contre la muraille, +poussant des hurlements inarticulés et émoussant ses ongles sur la +pierre. + +--Mourir! démons de l’enfer! mourir sans que mes cris percent ces +voûtes, sans que mes bras renversent ces murs! + +On le saisit sans éprouver de résistance. Son effort inutile l’avait +épuisé. On le dépouilla de sa robe pour le garrotter. En ce moment, un +paquet cacheté tomba de ses vêtements. + +--Qu’est cela? dit le bourreau. + +Une espérance infernale luisait dans l’œil hagard du condamné. + +--Comment avais-je oublié cela? murmura-t-il.--Écoute, frère Nychol, +ajouta-t-il d’une voix presque amicale; ces papiers appartiennent au +grand-chancelier. Promets-moi de les lui remettre, et fais ensuite de +moi ce que tu voudras. + +--Puisque tu es tranquille maintenant, je te promets de remplir ta +dernière intention, quoique tu viennes d’agir envers moi comme un +mauvais frère. Ces papiers seront remis au chancelier, foi d’Orugix. + +--Demande à les lui remettre toi-même, reprit le condamné en souriant +au bourreau, qui, par sa nature, comprenait peu les sourires. Le +plaisir qu’ils causeront à sa grâce te vaudra peut-être quelque +faveur. + +--Vrai, frère? dit Orugix. Merci. Peut-être le diplôme d’exécuteur +royal, n’est-ce pas? Eh bien! quittons-nous bons amis. Je te pardonne +les coups d’ongles que tu m’as donnés; pardonne-moi le collier de +corde que tu vas recevoir de moi. + +--Le chancelier m’avait promis un autre collier, répondit MusdÅ“mon. + +Alors les hallebardiers l’amenèrent garrotté au milieu du cachot; le +bourreau lui passa le fatal nÅ“ud coulant autour du cou. + +--Turiaf, es-tu prêt? + +--Un instant! un instant! dit le condamné, auquel sa terreur était +revenue; de grâce, mon frère, ne tire pas la corde avant que je ne te +le dise. + +--Je n’aurai pas besoin de tirer la corde, répondit le bourreau. + +Une minute après il répéta sa question: + +--Es-tu prêt? + +--Encore un instant! hélas! il faut donc mourir! + +--Turiaf, je n’ai pas le temps d’attendre. + +En parlant ainsi, Orugix invitait les hallebardiers à s’éloigner du +condamné. + +--Un mot encore, frère! n’oublie pas de remettre le paquet au comte +d’Ahlefeld. + +--Sois tranquille, répliqua le frère. Il ajouta pour la troisième +fois:--Allons, es-tu prêt? + +L’infortuné ouvrait la bouche pour implorer peut-être encore une +minute de vie, quand le bourreau impatient se baissa. Il tourna un +bouton de cuivre qui sortait du plancher. + +Le plancher se déroba sous le patient; le misérable disparut dans une +trappe carrée, au bruit sourd de la corde qui se tendait soudainement +avec d’effrayantes vibrations, causées en partie par les dernières +convulsions du mourant. On ne vit plus que la corde qui s’agitait dans +la sombre ouverture, d’où s’échappaient un vent frais et une rumeur +pareille à celle de l’eau courante. + +Les hallebardiers eux-mêmes reculèrent frappés d’horreur. Le bourreau +s’approcha du gouffre, saisit de la main la corde qui vibrait toujours +et se suspendit sur l’abîme, s’appuyant des deux pieds sur les épaules +du patient. La fatale corde se tendit avec un son rauque et demeura +immobile. Un soupir étouffé venait de sortir de la trappe. + +--C’est bon, dit le bourreau remontant dans le cachot. Adieu, frère. + +Il tira un coutelas de sa ceinture. + +--Va nourrir les poissons du golfe. Que ton corps soit la proie de +l’eau tandis que ton âme sera celle du feu. + +À ces mots, il coupa la corde tendue. Ce qui en resta suspendu à +l’anneau de fer revint fouetter la voûte, tandis qu’on entendait l’eau +profonde et ténébreuse rejaillir de la chute du corps, puis continuer +sa course souterraine vers le golfe. + +Le bourreau referma la trappe comme il l’avait ouverte. Au moment où +il se redressait, il vit le cachot plein de fumée. + +--Qu’est-ce donc? demanda-t-il aux hallebardiers; d’où vient cette +fumée? + +Ils l’ignoraient comme lui. Surpris, ils ouvrirent la porte du cachot; +les corridors de la prison étaient également inondés d’une fumée +épaisse et nauséabonde. Une issue secrète les conduisit, alarmés, dans +la cour carrée, où un spectacle effrayant les attendait. + +Un immense incendie, accru par la violence du vent d’est, dévorait la +prison militaire et la caserne des arquebusiers. La flamme, poussée en +tourbillons, rampait autour des murs de pierre, couronnait les toits +ardents, sortait comme d’une bouche des fenêtres dévorées; et les +noires tours de Munckholm tantôt se rougissaient d’une clarté +sinistre, tantôt disparaissaient dans d’épais nuages de fumée. + +Un guichetier qui fuyait dans la cour leur apprit en peu de mots que +le feu était parti, pendant le sommeil des gardiens de Han d’Islande, +du cachot du monstre, auquel on avait eu l’imprudence de donner de la +paille et du feu. + +--J’ai bien du malheur! s’écria Orugix à ce récit; voilà encore sans +doute Han d’Islande qui m’échappe. Le misérable aura été brûlé! et je +n’aurai même plus son corps que j’ai payé deux ducats! + +Cependant les malheureux arquebusiers de Munckholm, réveillés en +sursaut par cette mort imminente, se pressaient en foule à la grande +porte, embarrassée de funestes barricades; on entendait du dehors +leurs clameurs d’angoisse et de détresse; on les voyait se tordre les +bras aux fenêtres en feu ou se précipiter sur les dalles de la cour, +évitant une mort dans une autre. La flamme victorieuse embrassait tout +l’édifice, avant que le reste de la garnison eût eu le temps +d’accourir. Tout secours était déjà inutile. Le bâtiment était +heureusement isolé; on se borna à enfoncer à coups de hache la porte +principale; mais ce fut trop tard, car au moment où elle s’ouvrait, +toute la charpente embrasée du toit de la caserne s’écroula avec un +long fracas sur les infortunés soldats, entraînant dans sa chute les +combles et les étages incendiés. L’édifice entier disparut alors dans +un tourbillon de poussière enflammée et de fumée ardente, où +s’éteignaient quelques faibles clameurs. + +Le lendemain matin il ne s’élevait plus dans la cour carrée que quatre +hautes murailles noires et chaudes encore, entourant un horrible amas +de décombres fumants qui continuaient à se dévorer les uns les autres, +comme des bêtes dans un cirque. Quand toute cette ruine fut un peu +refroidie, on en fouilla les profondeurs. Sous une couche de pierres, +de poutres et de ferrures tordues par le feu, reposait un amas +d’ossements blanchis et de cadavres défigurés; avec une trentaine de +soldats, pour la plupart estropiés, c’était ce qui restait du beau +régiment de Munckholm. + +Lorsqu’en remuant les débris de la prison on arriva au cachot fatal +d’où l’incendie était parti et que Han d’Islande avait habité, on y +trouva les restes d’un corps humain, couché près d’un réchaud de fer, +sur des chaînes rompues. On remarqua seulement que parmi ces cendres +il y avait deux crânes, quoiqu’il n’y eût qu’un cadavre. + + + + +LI + + +SALADIN. Bravo, Ibrahim! tu es vraiment un messager de bonheur; je +te remercie de ta bonne nouvelle. + +LE MAMELOUCK. Eh bien! il n’en est que cela? + +SALADIN. Qu’attends-tu? + +LE MAMELOUCK. Il n’y a rien de plus pour le messager du bonheur? + +LESSING, _Nathan le Sage_. + +Pâle et défait, le comte d’Ahlefeld se promène à grands pas dans son +appartement; il froisse dans ses mains un paquet de lettres qu’il +vient de parcourir, et frappe du pied le marbre poli et les tapis à +franges d’or. + +À l’autre bout de l’appartement se tient debout, quoique dans +l’attitude d’une prostration respectueuse, Nychol Orugix, vêtu de son +infâme pourpre et son chapeau de feutre à la main. + +--Tu m’as rendu service, MusdÅ“mon, murmure le chancelier entre ses +dents, resserrées par la colère. Le bourreau lève timidement son +regard stupide: + +--Sa grâce est contente? + +--Que veux-tu, toi? dit le chancelier se détournant brusquement. + +Le bourreau, fier d’avoir attiré un regard du chancelier, sourit +d’espérance. + +--Ce que je veux, votre grâce? La place d’exécuteur à Copenhague, si +votre grâce daigne payer par cette haute faveur les bonnes nouvelles +que je lui apporte. + +Le chancelier appelle les deux hallebardiers de garde à la porte de +son appartement. + +--Qu’on saisisse ce drôle, qui a l’insolence de me narguer. + +Les deux gardes entraînent Nychol stupéfait et consterné, qui hasarde +encore une parole: + +--Seigneur.... + +--Tu n’es plus bourreau du Drontheimhus! j’annule ton diplôme! reprend +le chancelier poussant la porte avec violence. + +Le chancelier ressaisit les lettres, les lit, les relit, avec rage, +s’enivrant en quelque sorte de son déshonneur, car ces lettres sont +l’ancienne correspondance de la comtesse avec MusdÅ“mon. C’est +l’écriture d’Elphége. Il y voit qu’Ulrique n’est pas sa fille, que ce +Frédéric si regretté n’était peut-être pas son fils. Le malheureux +comte est puni par le même orgueil qui a causé tous ses crimes. C’est +peu d’avoir vu sa vengeance fuir de sa main; il voit tous ses rêves +ambitieux s’évanouir, son passé flétri, son avenir mort. Il a voulu +perdre ses ennemis; il n’a réussi qu’à perdre son crédit, son +conseiller, et jusqu’à ses droits de mari et de père. + +Il veut du moins voir une fois encore la misérable qui l’a trahi. Il +traverse les grandes salles d’un pas rapide, secouant les lettres dans +ses mains, comme s’il eût tenu la foudre. Il ouvre en furieux la porte +de l’appartement d’Elphége. Il entre... + +Cette coupable épouse venait d’apprendre subitement du colonel +Voethaün l’horrible mort de son fils Frédéric. La pauvre mère était +folle. + + + + +CONCLUSION + + Ce que j’avais dit par plaisanterie, vous l’avez + pris sérieusement. + + _Romances espagnoles_. Le roi Alphonse à Bernard. + + +Depuis quinze jours, les événements que nous venons de raconter +occupaient toutes les conversations de Drontheim et du Drontheimhus, +jugés selon les diverses faces qu’ils avaient présentées au jour. La +populace de la ville, qui s’était vainement attendue au spectacle de +sept exécutions successives, commençait à désespérer de ce plaisir; et +les vieilles femmes, à demi aveugles, racontaient encore qu’elles +avaient vu, la nuit du déplorable embrasement de la caserne, Han +d’Islande s’envoler dans une flamme, riant dans l’incendie, et +poussant du pied la toiture brûlante de l’édifice sur les arquebusiers +de Munckholm; lorsque, après une absence qui avait semblé bien longue +à son Éthel, Ordener reparut dans le donjon du Lion de Slesvig, +accompagné du général Levin de Knud et de l’aumônier Athanase Munder. + +Schumacker se promenait en ce moment dans le jardin, appuyé sur sa +fille. Les deux jeunes époux eurent bien de la peine à ne point tomber +dans les bras l’un de l’autre; il fallut encore se contenter d’un +regard. Schumacker serra affectueusement la main d’Ordener et salua +d’un air de bienveillance les deux étrangers. + +--Jeune homme, dit le vieux captif, que le ciel bénisse votre retour! + +--Seigneur, répondit Ordener, j’arrive. Je viens de voir mon père de +Berghen, je reviens embrasser mon père de Drontheim. + +--Que voulez-vous dire? demanda le vieillard étonné. + +--Que vous me donniez votre fille, noble seigneur. + +--Ma fille! s’écria le prisonnier, se tournant vers Éthel rouge et +tremblante. + +--Oui, seigneur, j’aime votre Éthel; je lui ai consacré ma vie; elle +est à moi. + +Le front de Schumacker se rembrunit: + +--Vous êtes un noble et digne jeune homme, mon fils; quoique votre +père m’ait fait bien du mal, je le lui pardonne en votre faveur, et je +verrais volontiers cette union. Mais il y a un obstacle. + +--Lequel, seigneur? demanda Ordener presque inquiet. + +--Vous aimez ma fille; mais êtes-vous sûr qu’elle vous aime? + +Les deux amants se regardèrent, muets de surprise. + +--Oui, poursuivit le père. J’en suis fâché; car je vous aime, moi, et +j’aurais voulu vous appeler mon fils. C’est ma fille qui ne voudra +pas. Elle m’a déclaré dernièrement son aversion pour vous. Depuis +votre départ, elle se tait quand je lui parle de vous, et semble +éviter votre pensée, comme si elle la gênait. Renoncez donc à votre +amour, Ordener. Allez, on se guérit d’aimer comme de haïr. + +--Seigneur... dit Ordener stupéfait. + +--Mon père!... dit-Éthel joignant les mains. + +--Ma fille, sois tranquille, interrompit le vieillard; ce mariage me +plaît, mais il te déplaît. Je ne veux pas torturer ton cÅ“ur, Éthel. +Depuis quinze jours je suis bien changé, va. Je ne forcerai pas ta +répugnance pour Ordener. Tu es libre. + +Athanase Munder souriait. + +--Elle ne l’est pas, dit-il. + +--Vous vous trompez, mon noble père, ajouta Éthel enhardie. Je ne hais +pas Ordener. + +--Comment! s’écria le père. + +--Je suis... reprit Éthel. Elle s’arrêta. Ordener s’agenouilla devant +le vieillard. + +--Elle est ma femme, mon père! Pardonnez-moi comme mon autre père m’a +déjà pardonné, et bénissez vos enfants. + +Schumacker, étonné à son tour, bénit le jeune couple incliné devant +lui. + +--J’ai tant maudit dans ma vie, dit-il, que je saisis maintenant sans +examen toutes les occasions de bénir. Mais à présent expliquez-moi.... + +On lui expliqua tout. Il pleurait d’attendrissement, de reconnaissance +et d’amour. + +--Je me croyais sage, je suis vieux, et je n’ai pas compris le cÅ“ur +d’une jeune fille! + +--Je m’appelle donc Ordener Guldenlew! disait Éthel avec une joie +enfantine. + +--Ordener Guldenlew, reprit le vieux Schumacker, vous valez mieux que +moi; car, dans ma prospérité, je ne serais certes pas descendu de mon +rang pour m’unir à la fille pauvre et dégradée d’un malheureux +proscrit. + +Le général prit la main du prisonnier et lui remit un rouleau de +parchemins: + +--Seigneur comte, ne parlez pas ainsi. Voici vos titres que le roi +vous avait déjà renvoyés par Dispolsen. Sa majesté vient d’y joindre +le don de votre grâce et de votre liberté. Telle est la dot de la +comtesse de Danneskiold, votre fille. + +--Grâce! liberté! répéta Éthel ravie. + +--Comtesse de Danneskiold! ajouta le père. + +--Oui, comte, continua le général, vous rentrez dans tous vos +honneurs, tous vos biens vous sont rendus! + +--À qui dois-je tout cela? demanda l’heureux Schumacker. + +--Au général Levin de Knud, répondit Ordener. + +--Levin de Knud! Je vous le disais bien, général gouverneur, Levin de +Knud est le meilleur des hommes. Mais pourquoi n’est-il pas venu +lui-même m’apporter mon bonheur? où est-il? + +Ordener montra avec étonnement le général qui souriait et pleurait: + +--Le voici! + +Ce fut une scène touchante que la reconnaissance de ces deux vieux +compagnons de puissance et de jeunesse. Le cÅ“ur de Schumacker se +dilatait enfin. En connaissant Han d’Islande, il avait cessé de haïr +les hommes; en connaissant Ordener et Levin, il se prenait à les +aimer. + +Bientôt de belles et douces fêtes solennisèrent le sombre hymen du +cachot. La vie commença à sourire aux deux jeunes époux qui avaient su +sourire à la mort. Le comte d’Ahlefeld les vit heureux; ce fut sa plus +cruelle punition. + +Athanase Munder eut aussi sa joie. Il obtint la grâce de ses douze +condamnés, et Ordener y ajouta celle de ses anciens confrères +d’infortune, Kennybol, Jonas et Norbith, qui retournèrent libres et +joyeux annoncer, aux mineurs pacifiés que le roi les délivrait de la +tutelle. + +Schumacker ne jouit pas longtemps de l’union d’Éthel et d’Ordener; la +liberté et le bonheur avaient trop ébranlé son âme; elle alla jouir +d’un autre bonheur et d’une autre liberté. Il mourut dans la même +année 1699, et ce chagrin vint frapper ses enfants, comme pour leur +apprendre qu’il n’est point de félicité parfaite sur la terre. On +l’inhuma dans l’église de Veer, terre que son gendre possédait dans le +Jutland, et le tombeau lui conserva tous les titres que la captivité +lui avait enlevés. De l’alliance d’Ordener et d’Éthel naquit la +famille des comtes de Danneskiold. + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Han d'Islande, by Victor Hugo + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HAN D'ISLANDE *** + +***** This file should be named 6994-0.txt or 6994-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/6/9/9/6994/ + +Produced by Carlo Traverso, Juliette Sutherland Charles +Franks and the Online Distributed Proofreading Team + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org/license + + +Title: Han d'Islande + +Author: Victor Hugo + +Release Date: August 17, 2013 [EBook #6994] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HAN D'ISLANDE *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Juliette Sutherland Charles +Franks and the Online Distributed Proofreading Team + +This file was produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. + + + + + + + +VICTOR HUGO + + +HAN D'ISLANDE + + + + + +1833 + + +_Han d'Islande_ est un livre de jeune homme, et de très jeune homme. + +On sent en le lisant que l'enfant de dix-huit ans qui écrivait _Han +d'Islande_ dans un accès de fièvre en 1821 n'avait encore aucune +expérience des choses, aucune expérience des hommes, aucune expérience +des idées, et qu'il cherchait à deviner tout cela. + +Dans toute oeuvre de la pensée, drame, poëme ou roman, il entre trois +ingrédients: ce que l'auteur a senti, ce que l'auteur a observé, ce +que l'auteur a deviné. + +Dans le roman en particulier, pour qu'il soit bon, il faut qu'il y ait +beaucoup de choses senties, beaucoup de choses observées, et que les +choses devinées dérivent logiquement et simplement et sans solution de +continuité des choses observées et des choses senties. + +En appliquant cette loi à _Han d'Islande_, on fera saillir aisément ce +qui constitue avant tout le défaut de ce livre. + +Il n'y a dans _Han d'Islande_ qu'une chose sentie, l'amour du jeune +homme; qu'une chose observée, l'amour de la jeune fille. Tout le reste +est deviné, c'est-à-dire inventé. Car l'adolescence, qui n'a ni faits, +ni expérience, ni échantillons derrière elle, ne devine qu'avec +l'imagination. Aussi _Han d'Islande_, en admettant qu'il vaille la +peine d'être classé, n'est-il guère autre chose qu'un roman +fantastique. + +Quand la première saison est passée, quand le front se penche, quand +on sent le besoin de faire autre chose que des histoires curieuses +pour effrayer les vieilles femmes et les petits enfants, quand on a +usé au frottement de la vie les aspérités de sa jeunesse, on reconnaît +que toute invention, toute création, toute divination de l'art doit +avoir pour base l'étude, l'observation, le recueillement, la science, +la mesure, la comparaison, la méditation sérieuse, le dessin attentif +et continuel de chaque chose d'après nature, la critique +consciencieuse de soi-même; et l'inspiration qui se dégage selon ces +nouvelles conditions, loin d'y rien perdre, y gagne un plus large +souffle et de plus fortes ailes. Le poète alors sait complètement où +il va. Toute la rêverie flottante de ses premières années se +cristallise en quelque sorte et se fait pensée. Cette seconde époque +de la vie est ordinairement pour l'artiste celle des grandes oeuvres. +Encore jeune et déjà mûr. C'est la phase précieuse, le point +intermédiaire et culminant, l'heure chaude et rayonnante de midi, le +moment où il y a le moins d'ombre et le plus de lumière possible. + +Il y a des artistes souverains qui se maintiennent à ce sommet toute +leur vie, malgré le déclin des années. Ce sont là les suprêmes génies. +Shakespeare et Michel-Ange ont laissé sur quelques-uns de leurs +ouvrages l'empreinte de leur jeunesse, la trace de leur vieillesse sur +aucun. + +Pour revenir au roman dont on publie ici une nouvelle édition, tel +qu'il est, avec son action saccadée et haletante, avec ses personnages +tout d'une pièce, avec ses gaucheries sauvages, avec son allure +hautaine et maladroite, avec ses candides accès de rêverie, avec ses +couleurs de toute sorte juxtaposées sans précaution pour l'oeil, avec +son style cru, choquant et âpre, sans nuances et sans habiletés, avec +les mille excès de tout genre qu'il commet presque à son insu chemin +faisant, ce livre représente assez bien l'époque de la vie à laquelle +il a été écrit, et l'état particulier de l'âme, de l'imagination et du +coeur dans l'adolescence, quand on est amoureux de son premier amour, +quand on convertit en obstacles grandioses et poétiques les +empêchements bourgeois de la vie, quand on a la tête pleine de +fantaisies héroïques qui vous grandissent à vos propres yeux, quand on +est déjà un homme par deux ou trois côtés et encore un enfant par +vingt autres, quand on a lu Ducray-Duminil à onze ans, Auguste +Lafontaine à treize, Shakespeare à seize, échelle étrange et rapide +qui vous a fait passer brusquement, dans vos affections littéraires, +du niais au sentimental, et du sentimental au sublime. + +C'est parce que, selon nous, ce livre, oeuvre naïve avant tout, +représente avec quelque fidélité l'âge qui l'a produit que nous le +redonnons au public en 1833 tel qu'il a été fait en 1821. + +D'ailleurs, puisque l'auteur, si peu de place qu'il tienne en +littérature, a subi la loi commune à tout écrivain grand ou petit, de +voir rehausser ses premiers ouvrages aux dépens des derniers et +d'entendre déclarer qu'il était fort loin d'avoir tenu le peu que ses +commencements promettaient, sans opposer à une critique peut-être +judicieuse et fondée des objections qui seraient suspectes dans sa +bouche, il croit devoir réimprimer purement et simplement ses premiers +ouvrages tels qu'il les a écrits, afin de mettre les lecteurs à même +de décider, en ce qui le concerne, si ce sont des pas en avant ou des +pas en arrière qui séparent _Han d'Islande_ de _Notre-Dame de Paris_. + + +Paris, mai 1833. + + + + +PREMIÈRE ÉDITION + + +L'auteur de cet ouvrage, depuis le jour où il en a écrit la première +page, jusqu'au jour où il a pu tracer le bienheureux mot FIN au bas de +la dernière, a été le jouet de la plus ridicule illusion. S'étant +imaginé qu'une composition en quatre volumes valait la peine d'être +méditée, il a perdu son temps à chercher une idée fondamentale, à la +développer bien ou mal dans un plan bon ou mauvais, à disposer des +scènes, à combiner des effets, à étudier des moeurs de son mieux; en +un mot, il a pris son ouvrage au sérieux. + +Ce n'est que tout à l'heure, au moment où, selon l'usage des auteurs +de terminer par où le lecteur commence, il allait élaborer une longue +préface, qui fût comme le bouclier de son oeuvre, et contînt, avec +l'exposé des principes moraux et littéraires sur lesquels repose sa +conception, un précis plus ou moins rapide des divers événements +historiques qu'elle embrasse, et un tableau plus ou moins complet du +pays qu'elle parcourt; ce n'est que tout à l'heure, disons-nous, qu'il +s'est aperçu de sa méprise, qu'il a reconnu toute l'insignifiance et +toute la frivolité du genre à propos duquel il avait si gravement +noirci tant de papier, et qu'il a senti combien il s'était, pour ainsi +dire, mystifié lui-même, en se persuadant que ce roman pourrait bien, +jusqu'à un certain point, être une production littéraire, et que ces +quatre volumes formaient un livre. + +Il se résout donc sagement, après avoir fait amende honorable, à ne +rien dire dans cette espèce de préface, que monsieur l'éditeur aura +soin en conséquence d'imprimer en gros caractères. Il n'informera pas +même le lecteur de son nom ou de ses prénoms, ni s'il est jeune ou +vieux, marié ou célibataire, ni s'il a fait des élégies ou des fables, +des odes ou des satires, ni s'il veut faire des tragédies, des drames +ou des comédies, ni s'il jouit du patriciat littéraire dans quelque +académie, ni s'il a une tribune dans un journal quelconque; toutes +choses, cependant, fort intéressantes à savoir. Il se bornera +seulement à faire remarquer que la partie pittoresque de son roman a +été l'objet d'un soin particulier; qu'on y rencontre fréquemment des +K, des Y, des H et des W, quoiqu'il n'ait jamais employé ces +caractères romantiques qu'avec une extrême sobriété, témoin le nom +historique de _Guldenlew_, que plusieurs chroniqueurs écrivent +_Guldenloëwe_, ce qu'il n'a pas osé se permettre; qu'on y trouve +également de nombreuses diphtongues variées avec beaucoup de goût et +d'élégance; et qu'enfin tous les chapitres sont précédés d'épigraphes +étranges et mystérieuses, qui ajoutent singulièrement à l'intérêt et +donnent plus de physionomie à chaque partie de la composition. + +Janvier 1823. + + + + +DEUXIÈME ÉDITION + + +On a affirmé à l'auteur de cet ouvrage qu'il était absolument +nécessaire de consacrer spécialement quelques lignes d'avertissement, +de préface ou d'introduction à cette seconde édition. Il a eu beau +représenter que les quatre ou cinq malencontreuses pages vides qui +escortaient la première édition, et dont le libraire s'est obstiné à +déparer celle-ci, lui avaient déjà attiré les anathèmes de l'un de nos +écrivains les plus honorables et les plus distingués [Note: M. C. +Nodier. _Quotidienne_ du 12 mars.], lequel l'avait accusé de prendre +_le ton aigre-doux_ de l'illustre Jedediah Cleishbotham, maître +d'école et sacristain de la paroisse de Gandercleugh; il a eu beau +alléguer que ce brillant et judicieux critique, de sévère pour la +faute, deviendrait sans doute impitoyable pour la récidive; et +présenter, en un mot, une foule d'autres raisons non moins bonnes pour +se dispenser d'y tomber, il paraît qu'on lui en a opposé de +meilleures, puisque le voici maintenant écrivant une seconde préface, +après s'être tant repenti d'avoir écrit la première. Au moment +d'exécuter cette détermination hardie, il conçut d'abord la pensée de +placer en tête de cette seconde édition ce dont il n'avait pas osé +charger la première, savoir _quelques vues générales et particulières +sur le roman_. Méditant ce petit traité littéraire et didactique, il +était encore dans cette mystérieuse ivresse de la composition, instant +bien court, où l'auteur, croyant saisir une idéale perfection qu'il +n'atteindra pas, est intimement ravi de son ouvrage à faire; il était, +disons-nous, dans cette heure d'extase intérieure, où le travail est +un délice, où la possession secrète de la muse semble bien plus douce +que l'éclatante poursuite de la gloire, lorsqu'un de ses amis les plus +sages est venu l'arracher brusquement à cette possession, à cette +extase, à cette ivresse, en lui assurant que plusieurs hommes de +lettres très hauts, très populaires et très puissants, trouvaient la +dissertation qu'il préparait tout à fait méchante, insipide et +fastidieuse; que le douloureux apostolat de la critique dont ils se +sont chargés dans diverses feuilles publiques, leur imposant le devoir +pénible de poursuivre impitoyablement le monstre du _romantisme_ et du +mauvais goût, ils s'occupaient, dans le moment même, de rédiger pour +certains journaux impartiaux et éclairés une critique consciencieuse, +raisonnée et surtout piquante de la susdite dissertation future. À ce +terrible avis, le pauvre auteur + + Obstipuit; steteruntque comae; et vox faucibus haesit; + +c'est-à-dire qu'il n'a trouvé d'autre expédient que de laisser dans +les limbes, d'où il se préparait à la tirer, cette dissertation, +_vierge non encor née_, comme parle Jean-Baptiste Rousseau, sur +laquelle grondait une si juste et si rude critique. Son ami lui +conseilla de la remplacer tout simplement par une manière +d'_avant-propos des éditeurs_, dans lequel il pourrait se faire dire +très décemment, par ces messieurs, toutes les douceurs qui +chatouillent si voluptueusement l'oreille d'un auteur; il lui en +présenta même plusieurs modèles empruntés à quelques ouvrages très en +faveur, les uns commençant par ces mots: _Le succès immense et +populaire de cet ouvrage, etc._; les autres par ceux-ci: _La célébrité +européenne que vient d'acquérir ce roman, etc._; ou: _Il est +maintenant superflu de louer ce livre, puisque la voix universelle +déclare toutes les louanges fort au-dessous de son mérite, etc., etc._ +Quoique ces diverses formules, au dire du discret conseiller, ne +fussent pas sans quelque vertu tentative, l'auteur de ce livre ne se +sentit pas assez d'humilité et d'indifférence paternelle pour exposer +son ouvrage au désenchantement et à l'exigence du lecteur qui aurait +vu ces magnifiques apologies, ni assez d'effronterie pour imiter ces +baladins des foires, qui montrent, comme appât à la curiosité du +public, un crocodile peint sur une toile, derrière laquelle, après +avoir payé, il ne trouve qu'un lézard. Il rejeta donc l'idée +d'entonner ses propres louanges par la bouche complaisante de +messieurs ses éditeurs. Son ami lui suggéra alors de donner pour +passe-port à son vilain brigand islandais quelque chose qui pût le +mettre à la mode et le faire sympathiser avec le siècle, soit +plaisanteries fines contre les marquises, soit amers sarcasmes contre +les prêtres, soit ingénieuses allusions contre les nonnes, les +capucins, et autres monstres de l'ordre social. L'auteur n'eût pas +mieux demandé; mais il ne lui semblait pas, à vrai dire, que les +marquises et les capucins eussent un rapport très direct avec +l'ouvrage qu'il publie. Il eût pu, à la vérité, emprunter d'autres +couleurs sur la même palette, et jeter ici quelques bonnes pages bien +philanthropiques, dans lesquelles--en côtoyant toutefois avec prudence +un banc dangereux, caché sous les mers de la philosophie, qu'on nomme +le banc du _tribunal correctionnel_--il eût avancé quelques-unes de +ces vérités découvertes par nos sages pour la gloire de l'homme et la +consolation du mourant; savoir, que l'homme n'est qu'une brute, que +l'âme n'est qu'un peu de gaz plus ou moins dense, et que Dieu n'est +rien; mais il a pensé que ces vérités incontestables étaient déjà bien +triviales et bien usées, et qu'il ajouterait à peine une goutte d'eau +à ce déluge de morales raisonnables, de religions athées, de maximes, +de doctrines, de principes qui nous inondent pour notre bonheur, +depuis trente ans, d'une si prodigieuse façon qu'on pourrait--s'il n'y +avait irrévérence--leur appliquer les vers de Régnier sur une averse: + + Des nuages en eau tombait un tel degoust, + Que les chiens altérés pouvaient boire debout. + +Du reste, ces hautes matières ne se rattachaient pas encore très +visiblement au sujet de cet ouvrage, et il eût été fort embarrassé de +trouver une liaison qui l'y conduisit, quoique l'art des transitions +soit singulièrement simplifié depuis que tant de grands hommes ont +trouvé le secret de passer sans secousse d'une échoppe dans un palais, +et d'échanger sans disparate le bonnet de _police_ contre la couronne +civique. + +Reconnaissant donc qu'il ne saurait trouver dans son talent ni dans sa +science, _par ses ailes ou par son bec_, comme dit l'ingénieuse poésie +des Arabes, une préface intéressante pour les lecteurs, l'auteur de +ceci s'est déterminé à ne leur offrir qu'un récit grave et naïf des +améliorations apportées à cette seconde édition. + +Il les préviendra d'abord que ce mot, _seconde édition_, est ici assez +impropre, et que le titre de _première édition_ est réellement celui +qui convient à cette réimpression, attendu que les quatre liasses +inégales de papier grisâtre maculé de noir et de blanc, dans +lesquelles le public indulgent a bien voulu voir jusqu'ici les quatre +volumes de _Han d'Islande_, avaient été tellement déshonorées +d'incongruités typographiques par un imprimeur barbare, que le +déplorable auteur, en parcourant sa méconnaissable production, était +incessamment livré au supplice d'un père auquel on rendrait son enfant +mutilé et tatoué par la main d'un iroquois du lac Ontario. + +Ici, _l'esclavage_ du suicide en remplaçait _l'usage_; ailleurs, le +manoeuvre-typographe donnait à un _lien_ une voix qui appartenait à un +_lion_; plus loin il ôtait à la montagne du Dofre-Field ses _pics_, +pour lui attribuer des _pieds_, on, lorsque les pêcheurs norvégiens +s'attendaient à amarrer dans des _criques_, il poussait leur barque +sur des _briques_. Pour ne pas fatiguer le lecteur, l'auteur passe +sous silence tout ce que sa mémoire ulcérée lui rappelle d'outrages de +ce genre: + + _Manet alto in pectore vulnus_. + +Il lui suffira de dire qu'il n'est pas d'image grotesque, de sens +baroque, de pensée absurde, de figure incohérente, d'hiéroglyphe +burlesque, que l'ignorance industrieusement stupide de ce prote +logogriphique ne lui ait fait exprimer. Hélas! quiconque a fait +imprimer douze lignes dans sa vie, ne fût-ce qu'une lettre de mariage +ou d'enterrement, sentira l'amertume profonde d'une pareille douleur! + +C'est donc avec le soin le plus scrupuleux qu'ont été revues les +épreuves de cette nouvelle publication, et maintenant l'auteur ose +croire, ainsi qu'un ou deux amis intimes, que ce roman restauré est +digne de figurer parmi ces splendides écrits en présence desquels _les +onze étoiles se prosternent, comme devant la lune et le +soleil_[Alcoran]. + +Si messieurs les journalistes l'accusent de n'avoir pas fait de +corrections, il prendra la liberté de leur envoyer les épreuves, +noircies par un minutieux labeur, de ce livre régénéré; car on prétend +qu'il y a parmi ces messieurs plus d'un Thomas l'incrédule. + +Du reste, le lecteur bénévole pourra remarquer qu'on a rectifié +plusieurs dates, ajouté quelques notes historiques, surtout enrichi un +ou deux chapitres d'épigraphes nouvelles; en un mot, il trouvera à +chaque page des changements dont l'importance extrême a été mesurée +sur celle même de l'ouvrage. + +Un impertinent conseiller désirait qu'il mît au bas des feuillets la +traduction de toutes les phrases latines que le docte Spiagudry sème +dans cet ouvrage, pour l'intelligence--ajoutait ce quidam--de ceux de +messieurs les maçons, chaudronniers ou perruquiers qui rédigent +certains journaux où pourrait être jugé par hasard _Han d'Islande_. On +pense avec quelle indignation l'auteur a reçu cet insidieux avis. Il a +instamment prié le mauvais plaisant d'apprendre que tous les +journalistes, indistinctement, sont des soleils d'urbanité, de savoir +et de bonne foi, et de ne pas lui faire l'injure de croire qu'il fût +du nombre de ces citoyens ingrats, toujours prêts à adresser aux +dictateurs du goût et du génie ce méchant vers d'un vieux poëte: + + Tenez-vous dans vos peaux et ne jugez personne; + +que pour lui, enfin, il était loin de penser que la _peau du lion_ ne +fût pas la peau véritable de ces populaires seigneurs. + +Quelqu'un l'exhortait encore--car il doit tout dire ingénument à ses +lecteurs--à placer son nom sur le titre de ce roman, jusqu'ici enfant +abandonné d'un père inconnu. Il faut avouer qu'outre l'agrément de +voir les sept ou huit caractères romains qui forment ce qu'on appelle +son nom, ressortir en belles lettres noires sur de beau papier blanc, +il y a bien un certain charme à le faire briller isolément sur le dos +de la couverture imprimée, comme si l'ouvrage qu'il revêt, loin d'être +le seul monument du génie de l'auteur, n'était que l'une des colonnes +du temple imposant où doit s'élever un jour son immortalité, qu'un +mince échantillon de son talent caché et de sa gloire inédite. Cela +prouve qu'on a au moins l'intention d'être un jour un écrivain +illustre et considérable. Il a fallu, pour triompher de cette +tentation nouvelle, toute la crainte qu'a éprouvée l'auteur de ne +pouvoir percer la foule de ces noircisseurs de papier, lesquels, même +en rompant l'anonyme, gardent toujours l'_incognito_. + +Quant à l'observation que plusieurs amateurs d'oreille délicate lui +ont soumise touchant la rudesse sauvage de ses noms norvégiens, il la +trouve tout à fait fondée; aussi se propose-t-il, dès qu'il sera nommé +membre de la société royale de Stockholm ou de l'académie de Berghen, +d'inviter messieurs les norvégiens à changer de langue, attendu que le +vilain jargon dont ils ont la bizarrerie de se servir, blesse le +tympan de nos parisiennes, et que leurs noms biscornus, aussi raboteux +que leurs rochers, produisent sur la langue sensible qui les prononce +l'effet que ferait sans doute leur huile d'ours et leur pain d'écorce +sur les houppes nerveuses et sensitives de notre palais. + +Il lui reste à remercier les huit où dix personnes qui ont eu la bonté +de lire son ouvrage en entier, comme le constate le succès vraiment +prodigieux qu'il a obtenu; il témoigne également toute sa gratitude à +celles de ses jolies lectrices qui, lui assure-t-on, ont bien voulu se +faire d'après son livre un certain idéal de l'auteur de _Han +d'Islande_; il est infiniment flatté qu'elles veuillent bien lui +accorder des cheveux rouges, une barbe crépue et des yeux hagards; il +est confus qu'elles daignent lui faire l'honneur de croire qu'il ne +coupe jamais ses ongles; mais il les supplie à genoux d'être bien +convaincues qu'il ne pousse pas encore la férocité jusqu'à dévorer les +petits enfants vivants; du reste, tous ces faits seront fixés lorsque +sa renommée sera montée jusqu'au niveau de celles des auteurs de +_Lolotte et Fanfan_ ou de _Monsieur Botte_, hommes transcendants, +jumeaux de génie et de goût, _Arcades ambo_; et qu'on placera en tête +de ses oeuvres son portrait, _terribiles visu formæ_, et sa +biographie, _domestica facta_. Il allait clore cette trop longue note, +lorsque son libraire, au moment d'envoyer l'ouvrage aux journaux, est +venu lui demander pour eux quelques petits articles de complaisance +sur son propre ouvrage, ajoutant, pour dissiper tous les scrupules de +l'auteur, _que son écriture ne serait pas compromise, et qu'il les +recopierait lui-même_. Ce dernier trait lui a semblé touchant. Comme +il paraît qu'en ce siècle tout lumineux chacun se fait un devoir +d'éclairer son prochain sur ses qualités et perfections personnelles, +chose dont nul n'est mieux instruit que leur propriétaire; comme, +d'ailleurs, cette dernière tentation est assez forte; l'auteur croit, +dans le cas où il y succomberait, devoir prévenir le public de ne +jamais croire qu'à demi tout ce que les journaux lui diront de son +ouvrage. + +Avril 1823. + + + + + +Han D'Islande + + + + +I + + L'avez-vous vu? qui est-ce qui l'a vu?--Ce n'est + pas moi.--Qui donc?--Je n'en sais rien. + + STERNE, _Tristram Shandy_. + + +--Voilà où conduit l'amour, voisin Niels, cette pauvre Guth Stersen ne +serait point là étendue sur cette grande pierre noire, comme une +étoile de mer oubliée par la marée, si elle n'avait jamais songé qu'à +reclouer la barque ou à raccommoder les filets de son père, notre +vieux camarade. Que saint Usuph le pêcheur le console dans son +affliction! + +--Et son fiancé, reprit une voix aiguë et tremblotante, Gill Stadt, ce +beau jeune homme que vous voyez tout à côté d'elle, n'y serait point, +si, au lieu de faire l'amour à Guth et de chercher fortune dans ces +maudites mines de Roeraas, il avait passé sa jeunesse à balancer le +berceau de son jeune frère aux poutres enfumées de sa chaumière. + +Le voisin Niels, à qui s'adressait le premier interlocuteur, +interrompit:--Votre mémoire vieillit avec vous, mère Olly; Gill n'a +jamais eu de frère, et c'est en cela que la douleur de la pauvre veuve +Stadt doit être plus amère, car sa cabane est maintenant tout à fait +déserte; si elle veut regarder le ciel pour se consoler, elle trouvera +entre ses yeux et le ciel son vieux toit, où pend encore le berceau +vide de son enfant, devenu grand jeune homme, et mort. + +--Pauvre mère! reprit la vieille Olly, car pour le jeune homme, c'est +sa faute; pourquoi se faire mineur à Roeraas? + +--Je crois en effet, dit Niels, que ces infernales mines nous prennent +un homme par ascalin de cuivre qu'elles nous donnent. Qu'en +pensez-vous, compère Braal? + +--Les mineurs sont des fous, repartit le pêcheur. Pour vivre, le +poisson ne doit pas sortir de l'eau, l'homme ne doit pas entrer en +terre. + +--Mais, demanda un jeune homme dans la foule, si le travail des mines +était nécessaire à Gill Stadt pour obtenir sa fiancée?... + +--Il ne faut jamais exposer sa vie, interrompit Olly, pour des +affections qui sont loin de la valoir et de la remplir. Le beau lit de +noces en effet que Gill a gagné pour sa Guth. + +--Cette jeune femme, demanda un autre curieux, s'est donc noyée en +désespoir de la mort de ce jeune homme? + +--Qui dit cela? s'écria d'une voix forte un soldat qui venait de +fendre la presse. Cette jeune fille, que je connais bien, était en +effet fiancée à un jeune mineur écrasé dernièrement par un éclat de +rocher dans les galeries souterraines de Storwaadsgrube, près Roeraas; +mais elle était aussi la maîtresse d'un de mes camarades; et comme +avant-hier elle voulut s'introduire à Munckholm furtivement pour y +célébrer avec son amant la mort de son fiancé, la barque qui la +portait chavira sur un écueil, et elle s'est noyée. + +Un bruit confus de voix s'éleva:--Impossible, seigneur soldat, +criaient les vieilles femmes; les jeunes se taisaient; et le voisin +Niels rappelait malignement au pêcheur Braal sa grave sentence: «Voilà +où conduit l'amour!» + +Le militaire allait se fâcher sérieusement contre ses contradicteurs +femelles; il les avait déjà appelées _vieilles sorcières de la grotte +de Quiragoth_, et elles n'étaient pas disposées à endurer patiemment +une si grave insulte, quand une voix aigre et impérieuse, criant +_paix, paix, radoteuses_! vint mettre fin au débat. Tout se tut, comme +lorsque le cri subit d'un coq s'élève parmi les glapissements des +poules. + +Avant de raconter le reste de la scène, il n'est peut-être pas inutile +de décrire le lieu où elle se passait; c'était--le lecteur l'a sans +doute déjà deviné--dans, un de ces édifices lugubres que la pitié +publique et la prévoyance sociale consacrent aux cadavres inconnus, +dernier asile de morts qui la plupart ont vécu malheureux; où se +pressent le curieux indifférent, l'observateur morose ou bienveillant, +et souvent des amis, des parents éplorés, à qui une longue et +insupportable inquiétude n'a plus laissé qu'une lamentable espérance. +À l'époque déjà loin de nous, et dans le pays peu civilisé où j'ai +transporté mon lecteur, on n'avait point encore imaginé, comme dans +nos villes de boue et d'or, de faire de ces lieux de dépôt des +monuments ingénieusement sinistres et élégamment funèbres. Le jour n'y +descendait pas à travers une ouverture de forme tumulaire, le long +d'une voûte artistement sculptée, sur des espèces de couches où l'on +semble avoir voulu laisser aux morts quelques-unes des commodités de +la vie, et où l'oreiller est marqué comme pour le sommeil. Si la porte +du gardien s'entr'ouvrait, l'oeil, fatigué par des cadavres nus et +hideux, n'avait pas, comme aujourd'hui, le plaisir de se reposer sur +des meubles élégants et des enfants joyeux. La mort était là dans +toute sa laideur, dans toute son horreur; et l'on n'avait point encore +essayé de parer son squelette décharné de pompons et de rubans. + +La salle où se trouvaient nos interlocuteurs était spacieuse et +obscure, ce qui la faisait paraître plus spacieuse encore; elle ne +recevait de jour que par la porte carrée et basse qui s'ouvrait sur le +port de Drontheim, et une ouverture grossièrement pratiquée dans le +plafond, d'où une lumière blanche et terne tombait avec la pluie, la +grêle ou la neige, selon le temps, sur les cadavres couchés +directement au-dessous. Cette salle était divisée dans sa largeur par +une balustrade de fer à hauteur d'appui. Le public pénétrait dans la +première partie par la porte carrée; on voyait dans la seconde six +longues dalles de granit noir, disposées de front et parallèlement. +Une petite porte latérale servait, dans chaque section, d'entrée au +gardien et à son aide, dont le logement remplissait les derrières de +l'édifice, adossé à la mer. Le mineur et sa fiancée occupaient deux +des lits de granit; la décomposition s'annonçait dans le corps de la +jeune fille par les larges taches bleues et pourprées qui couraient le +long de ses membres sur la place des vaisseaux sanguins. Les traits de +Gill paraissaient durs et sombres; mais son cadavre était si +horriblement mutilé, qu'il était impossible de juger si sa beauté +était aussi réelle que le disait la vieille Olly. + +C'est devant ces restes défigurés qu'avait commencé, au milieu de la +foule muette, la conversation dont nous avons été le fidèle +interprète. + +Un grand homme, sec et vieux, assis les bras croisés et la tête +penchée sur un débris d'escabelle dans le coin le plus noir de la +salle, n'avait paru y prêter aucune attention jusqu'au moment où il se +leva subitement en criant: Paix, paix, radoteuses! et vint saisir le +bras du soldat. + +Tout le monde se tut; le soldat se retourna et partit d'un brusque +éclat de rire à la vue de son singulier interrupteur, dont le visage +hâve, les cheveux rares et sales, les longs doigts et le complet +accoutrement de cuir de renne, justifiaient amplement un accueil aussi +gai. Cependant un murmure s'élevait dans la foule des femmes, un +moment interdites:--C'est le gardien du Spladgest [Nom de la morgue de +Drontheim]. + +--Cet infernal concierge des morts!--Ce diabolique Spiagudry!--Ce +maudit sorcier... + +--Paix, radoteuses, paix! Si c'est aujourd'hui jour de sabbat, +hâtez-vous d'aller retrouver vos balais; autrement ils s'envoleront +tout seuls. Laissez en paix ce respectable descendant du dieu Thor. + +Puis Spiagudry, s'efforçant de faire une grimace gracieuse, adressa la +parole au soldat: + +--Vous disiez, mon brave, que cette misérable femme... + +--Le vieux drôle! murmura Olly; oui, nous sommes pour lui de +_misérables femmes_, parce que nos corps, s'ils tombent en ses +griffes, ne lui rapportent à la taxe que trente ascalins, tandis qu'il +en reçoit quarante pour la méchante carcasse d'un homme. + +--Silence, vieilles! répéta Spiagudry. En vérité, ces filles du diable +sont comme leurs chaudières; lorsqu'elles s'échauffent, il faut +qu'elles chantent. Dites-moi, vous, mon vaillant roi de l'épée, votre +camarade, dont cette Guth était la maîtresse, va sans doute se tuer du +désespoir de l'avoir perdue?... + +Ici éclata l'explosion longtemps comprimée.--Entendez-vous le +mécréant, le vieux païen? crièrent vingt voix aigres et discordantes; +il voudrait voir un vivant de moins, à cause des quarante ascalins que +lui rapporte un mort. + +--Et quand cela serait? reprit le concierge du Spladgest, notre +gracieux roi et maître Christiern V, que saint Hospice bénisse, ne se +déclare-t-il pas le protecteur né de tous les ouvriers des mines, +afin, lorsqu'ils meurent, d'enrichir son trésor royal de leurs +chétives dépouilles? + +--C'est faire beaucoup d'honneur au roi, répliqua le pêcheur Braal, +que de comparer le trésor royal au coffre-fort de votre charnier, et +lui à vous, voisin Spiagudry. + +--Voisin! dit le concierge, choqué de tant de familiarité; votre +voisin! dites plutôt votre hôte, car il se pourrait bien faire que +quelque jour, mon cher citoyen de la barque, je vous prêtasse pour une +huitaine de jours un de mes six lits de pierre. Au reste, ajouta-t-il +en riant, si je parlais de la mort de ce soldat, c'était simplement +pour voir se perpétuer l'usage du suicide dans les grandes et +tragiques passions que ces dames ont coutume d'inspirer. + +--Eh bien! grand cadavre gardien de cadavres, dit le militaire, où en +veux-tu donc venir avec ta grimace aimable qui ressemble si bien au +dernier éclat de rire d'un pendu? + +--À merveille, mon vaillant! répondit Spiagudry, j'ai toujours pensé +qu'il y avait plus de facultés spirituelles sous le casque du gendarme +Thurn, qui vainquit le diable avec le sabre et la langue, que sous la +mitre de l'évêque Isleif, qui a fait l'histoire d'Islande, ou sous le +bonnet carré du professeur Shoenning, qui a décrit notre cathédrale. + +--En ce cas, si tu m'en crois, mon vieux sac de cuir, tu laisseras là +les revenus du charnier, et tu iras te vendre au cabinet de curiosités +du vice-roi, à Berghen. Je te jure, par saint Belphégor, qu'on y paye +au poids de l'or les animaux rares; mais dis, que veux-tu de moi? + +--Quand les corps qu'on nous apporte ont été trouvés dans l'eau, nous +sommes obligés de céder la moitié de la taxe aux pêcheurs. Je voulais +donc vous prier, illustre héritier du gendarme Thurn, d'engager votre +infortuné camarade à ne point se noyer, et à choisir quelque autre +genre de mort; la chose doit lui être indifférente, et il ne voudrait +pas faire tort en mourant au malheureux chrétien qui donnera +l'hospitalité à son cadavre, si toutefois la perte de Guth le pousse à +cet acte de désespoir. + +--C'est ce qui vous trompe, mon charitable et hospitalier concierge, +mon camarade n'aura point la satisfaction d'être reçu dans votre +appétissante auberge à six lits. Croyez-vous qu'il ne se soit pas déjà +consolé avec une autre valkyrie, de la mort de celle-là? Il y a, par +ma barbe, bien longtemps qu'il était las de votre Guth. + +À ces mots l'orage, que Spiagudry avait un moment détourné sur sa +tête, revint fondre plus terrible que jamais sur le malencontreux +soldat. + +--Comment, misérable drôle, criaient les vieilles, c'est ainsi que +vous nous oubliez! mais aimez donc maintenant ces vauriens-là! + +Les jeunes se taisaient encore; quelques-unes même trouvaient, bien +malgré elles, que ce mauvais sujet avait assez bonne mine. + +--Oh! oh! dit le soldat, est-ce donc une répétition du sabbat? le +supplice de Belzébuth est bien effroyable s'il est condamné à entendre +de pareils choeurs une fois par semaine! + +On ne sait comment cette nouvelle bourrasque se serait passée, si en +ce moment l'attention générale n'eût été entièrement absorbée par un +bruit venu du dehors. La rumeur s'accrut progressivement, et bientôt +un essaim de petits garçons demi-nus, criant et courant autour d'une +civière voilée et portée par deux hommes, entra tumultueusement dans +le Spladgest. + +--D'où vient cela? demanda le concierge aux porteurs. + +--Des grèves d'Urchtal. + +--Oglypiglap! cria Spiagudry. + +Une des portes latérales s'ouvrit, un petit homme de race lapone, vêtu +de cuir, se présenta, fit signe aux porteurs de le suivre; Spiagudry +les accompagna, et la porte se referma avant que la multitude curieuse +eût eu le temps de deviner, à la longueur du corps posé sur la +civière, si c'était un homme ou une femme. + +Ce sujet occupait encore toutes les conjectures, quand Spiagudry et +son aide reparurent dans la seconde salle, portant un cadavre d'homme, +qu'ils déposèrent sur l'une des couches de granit. + +--Il y a longtemps que je n'avais touché d'aussi beaux habits, dit +Oglypiglap; puis, hochant la tête et se haussant sur la pointe des +pieds, il accrocha au-dessus du mort un élégant uniforme de capitaine. +La tête du cadavre était défigurée et les autres membres couverts de +sang; le concierge l'arrosa plusieurs fois avec un vieux seau à demi +brisé. + +--Par saint Belzébuth! cria le soldat, c'est un officier de mon +régiment; voyons, serait-ce le capitaine Bollar... de douleur d'avoir +perdu son oncle? Bah! il hérite.--Le baron Randmer? il a risqué hier +sa terre au jeu, mais demain il la regagnera avec le château de son +adversaire.--Serait-ce le capitaine Lory, dont le chien s'est noyé? ou +le trésorier Stunck, dont la femme est infidèle?--Mais, vraiment, je +ne vois point dans tout cela de motif pour se faire sauter la +cervelle. + +La foule croissait à chaque instant. En ce moment un jeune homme qui +passait sur le port, voyant cette affluence de peuple, descendit de +cheval, remit la bride aux mains du domestique qui le suivait, et +entra dans le Spladgest. Il était vêtu d'un simple habit de voyage, +armé d'un sabre et enveloppé d'un large manteau vert; une plume noire, +attachée à son chapeau par une boucle de diamants, retombait sur sa +noble figure et se balançait sur son front élevé, ombragé de longs +cheveux châtains; ses bottines et ses éperons, souillés de boue, +annonçaient qu'il venait de loin. + +Lorsqu'il entra, un homme petit et trapu, enveloppé comme lui d'un +manteau, et cachant ses mains sous des gants énormes, répondait au +soldat: + +--Et qui vous dit qu'il s'est tué? Cet homme ne s'est pas plus +suicidé, j'en réponds, que le toit de votre cathédrale ne s'est +incendié de lui-même. + +Comme la bisaiguë fait deux blessures, cette phrase fit naître deux +réponses. + +--Notre cathédrale! dit Niels, on la couvre maintenant en cuivre. +C'est ce misérable Han qui, dit-on, y a mis le feu, pour faire +travailler les mineurs, parmi lesquels se trouvait son protégé Gill +Stadt, que vous voyez ici. + +--Comment diable! s'écriait de son côté le soldat, m'oser soutenir à +moi, second arquebusier de la garnison de Munckholm, que cet homme-là +ne s'est pas brûlé la cervelle! + +--Cet homme est mort assassiné, reprit froidement le petit homme. + +--Mais écoutez donc l'oracle! Va, tes petits yeux gris ne voient pas +plus clair que tes mains sous les gros gants dont tu les couvres au +milieu de l'été. + +Un éclair brilla dans les yeux du petit homme. + +--Soldat! prie ton patron que ces mains-là ne laissent pas un jour +leur empreinte sur ton visage. + +--Oh! sortons! cria le soldat enflammé de colère. Puis, s'arrêtant +tout à coup: Non, dit-il, car il ne faut point parler de duel devant +des morts. + +Le petit homme grommela quelques mots dans une langue étrangère et +disparut. + +Une voix s'éleva:--C'est aux grèves d'Urchtal qu'on l'a trouvé. + +--Aux grèves d'Urchtal? dit le soldat; le capitaine Dispolsen a dû y +débarquer ce matin, venant de Copenhague. + +--Le capitaine Dispolsen n'est point encore arrivé à Munckholm, dit +une autre voix. + +--On dit que Han d'Islande erre actuellement sur ces plages, reprit un +quatrième. + +--En ce cas, il est possible que cet homme soit le capitaine, dit le +soldat, si Han est le meurtrier; car chacun sait que l'islandais +assassine d'une manière si diabolique, que ses victimes ont souvent +l'apparence de suicidés. + +--Quel homme est-ce donc que ce Han? demanda-t-on. + +--C'est un géant, dit l'un. + +--C'est un nain, dit l'autre. + +--Personne ne l'a donc vu? reprit une voix. + +--Ceux qui le voient pour la première fois le voient aussi pour la +dernière. + +--Chut! dit la vieille Olly; il n'y a, dit-on, que trois personnes qui +aient jamais échangé des paroles humaines avec lui: ce réprouvé de +Spiagudry, la veuve Stadt, et....--mais il a eu malheureuse vie et +malheureuse mort--ce pauvre Gill, que vous voyez ici. Chut! + +--Chut! répéta-t-on de toutes parts. + +--Maintenant, s'écria tout à coup le soldat, je suis sûr que c'est en +effet le capitaine Dispolsen; je reconnais la chaîne d'acier que notre +prisonnier, le vieux Schumacker, lui donna en don à son départ. + +Le jeune homme à la plume noire rompit vivement le silence:--Vous êtes +sûr que c'est le capitaine Dispolsen? + +--Sûr, par les mérites de saint Belzébuth! dit le soldat. + +Le jeune homme sortit brusquement. + +--Fais avancer une barque pour Munckholm, dit-il à son domestique. + +--Mais, seigneur, et le général?.... + +--Tu lui mèneras les chevaux. J'irai demain. Suis-je mon maître ou +non? Allons, le jour baisse; et je suis pressé, une barque. + +Le valet obéit et suivit quelque temps des yeux son jeune maître, qui +s'éloignait du rivage. + + + + +II + + Je m'assiérai près de vous, tandis que vous + raconterez quelque histoire agréable pour tromper + le temps. + + MATURIN, _Bertram_. + + +Le lecteur sait déjà que nous sommes à Drontheim, l'une des quatre +principales villes de la Norvège, bien qu'elle ne fût pas la résidence +du vice-roi. À l'époque où cette histoire se passe--en 1699--le +royaume de Norvège était encore uni au Danemark et gouverné par des +vice-rois, dont le séjour était Berghen, cité plus grande, plus +méridionale et plus belle que Drontheim, en dépit du surnom de mauvais +goût que lui donnait le célèbre amiral Tromp. + +Drontheim offre un aspect agréable lorsqu'on y arrive par le golfe +auquel cette ville donne son nom; le port assez large, quoique les +vaisseaux n'y entrent pas aisément en tout temps, ne présentait +toutefois alors que l'apparence d'un long canal, bordé à droite de +navires danois et norvégiens, à gauche de navires étrangers, division +prescrite par les ordonnances. On voit dans le fond la ville assise +sur une plaine bien cultivée, et surmontée par les hautes aiguilles de +sa cathédrale. Cette église, un des plus beaux morceaux de +l'architecture gothique, comme on peut en juger par le livre du +professeur Shoenning--si savamment cité par Spiagudry--qui la décrivit +avant que de fréquents incendies ne l'eussent ravagée, portait sur sa +flèche principale la croix épiscopale, signe distinctif de la +cathédrale de l'évêché luthérien de Drontheim. Au-dessus de la ville, +on aperçoit dans un lointain bleuâtre les cimes blanches et grêles des +monts de Kole, pareilles aux fleurons aigus d'une couronne antique. + +Au milieu du port, à une portée de canon du rivage, s'élève, sur une +masse de rochers battus des flots, la solitaire forteresse de +Munckholm, sombre prison qui renfermait alors un captif célèbre par +l'éclat de ses longues prospérités et de ses rapides disgrâces. + +Schumacker, né dans un rang obscur, avait été comblé des faveurs de +son maître, puis précipité du fauteuil de grand-chancelier de Danemark +et de Norvège sur le banc des traîtres, puis traîné sur l'échafaud, et +de là jeté par grâce dans un cachot isolé à l'extrémité des deux +royaumes. Ses créatures l'avaient renversé, sans qu'il eût droit de +crier à l'ingratitude. Pouvait-il se plaindre de voir se briser sous +ses pieds des échelons qu'il n'avait placés si haut que pour s'élever +lui-même? + +Celui qui avait fondé la noblesse en Danemark voyait, du fond de son +exil, les grands qu'il avait faits se partager ses propres dignités. +Le comte d'Ahlefeld, son mortel ennemi, était son successeur comme +grand-chancelier; le général Arensdorf disposait, comme grand +maréchal, des grades militaires; et l'évêque Spollyson exerçait la +charge d'inspecteur des universités. Le seul de ses ennemis qui ne lui +dût pas son élévation était le comte Ulric-Frédéric Guldenlew, fils +naturel du roi Frédéric III, vice-roi de Norvège; c'était le plus +généreux de tous. + +C'est vers le triste rocher de Munckholm que s'avançait assez +lentement la barque du jeune homme à la plume noire. Le soleil +baissait rapidement derrière le château-fort isolé, dont la masse +interceptait ses rayons, déjà si horizontaux que le paysan des +collines lointaines et orientales de Larsynn pouvait voir se promener +près de lui, sur les bruyères, l'ombre vague de la sentinelle placée +sur le donjon le plus élevé de Munckholm. + + + + +III + + Ah! mon coeur ne pouvait être plus sensiblement + blessé!... Un jeune homme sans moeurs... il a osé + la regarder! ses regards souillaient sa + pureté.--Claudia! cette seule pensée me met hors + de moi. + + LESSING. + + +--Andrew, allez dire que dans une demi-heure on sonne le couvre-feu. +Sorsyll relèvera Duckness à la grande herse, et Maldivius montera sur +la plate-forme de la grosse tour. Qu'on veille attentivement du côté +du donjon du Lion de Slesvig. Ne pas oublier à sept heures de tirer le +canon pour qu'on lève la chaîne du port;--mais non, on attend encore +le capitaine Dispolsen; il faut au contraire allumer le fanal et voir +si celui de Walderhog est allumé, comme l'ordre en a été donné +aujourd'hui. Surtout qu'on tienne des rafraîchissements prêts pour le +capitaine.--Et, j'oubliais,--qu'on marque pour deux jours de cachot +Toric-Belfast, second arquebusier du régiment; il a été absent toute +la journée. + +Ainsi parlait le sergent d'armes sous la voûte noire et enfumée du +corps de garde de Munckholm, situé dans la tour basse qui domine la +première porte du château. + +Les soldats auxquels il s'adressait quittèrent le jeu ou le lit pour +exécuter ses ordres; puis le silence se rétablit. + +En ce moment, le bruit alternatif et mesuré des rames se fit entendre +au dehors.--Voilà sans doute, enfin, le capitaine Dispolsen! dit le +sergent en ouvrant la petite fenêtre grillée qui donne sur le golfe. + +Une barque abordait en effet au bas de la porte de fer. + +--Qui va là? cria le sergent d'une voix rauque. + +--Ouvrez! répondit-on; paix et sûreté. + +--On n'entre pas; avez-vous droit de passe? + +--Oui. + +--C'est ce que je vais vérifier; si vous mentez, par les mérites du +saint mon patron, je vous ferai goûter l'eau du golfe. + + +Puis, refermant le guichet et se retournant, il ajouta:--Ce n'est +point encore le capitaine! + +Une lumière brilla derrière la porte de fer; les verrous rouillés +crièrent; les barres se levèrent, elle s'ouvrit, et le sergent examina +un parchemin que lui présentait le nouveau venu. + +--Passez, dit-il. Arrêtez cependant, reprit-il brusquement, laissez en +dehors la boucle de votre chapeau. On n'entre pas dans les prisons +d'état avec des bijoux. Le règlement porte que «le roi et les membres +de la famille du roi,--le vice-roi et les membres de la famille du +vice-roi, l'évêque et les chefs de la garnison, sont seuls exceptés». +Vous n'avez, n'est-ce pas, aucune de ces qualités? + +Le jeune homme détacha, sans répondre, la boucle proscrite, et la jeta +pour payement au pêcheur qui l'avait amené; celui-ci, craignant qu'il +ne revînt sur sa générosité, se hâta de mettre un large espace de mer +entre le bienfaiteur et le bienfait. + +Tandis que le sergent, murmurant de l'imprudence de la chancellerie +qui prodiguait ainsi les droits de passe, replaçait les lourds +barreaux, et que le bruit lent de ses bottes fortes retentissait sur +les degrés de l'escalier tournant du corps de garde, le jeune homme, +après avoir rejeté son manteau sur son épaule, traversait rapidement +la voûte noire de la tour basse, puis la longue place d'armes, puis le +hangar de l'artillerie où gisaient quelques vieilles couleuvrines +démontées que l'on peut voir aujourd'hui dans le musée de Copenhague, +et dont le cri impérieux d'une sentinelle l'avertit de s'éloigner. Il +parvint à la grande herse, qui fut levée à l'inspection de son +parchemin. Là, suivi d'un soldat, il franchit, suivant la diagonale, +sans hésiter et comme un habitué de ces lieux, une de ces quatre cours +carrées qui flanquent la grande cour circulaire, du milieu de laquelle +sort le vaste rocher rond où s'élevait alors le donjon, dit château du +Lion de Slesvig, à cause de la détention que Rolf le Nain y fit jadis +subir à son frère, Joatham le Lion, duc de Slesvig. + +Notre intention n'est pas de donner ici une description du donjon de +Munckholm, d'autant plus que le lecteur, enfermé dans une prison +d'état, craindrait peut-être de ne pouvoir _se sauver au travers du +jardin_. Ce serait à tort, car le château du Lion de Slesvig, destiné +à des prisonniers de distinction, leur offrait, entre autres +commodités, celle de se promener dans une espèce de jardin sauvage +assez étendu, où des touffes de houx, quelques vieux ifs, quelques +pins noirs, croissaient parmi les rochers autour de la haute prison, +et dans un enclos de grands murs et d'énormes tours. + +Arrivé au pied du rocher rond, le jeune homme gravit les degrés +grossièrement taillés qui montent tortueusement jusqu'au pied de l'une +des tours de l'enclos, laquelle, percée d'une poterne dans sa partie +inférieure, servait d'entrée au donjon. Là, il sonna fortement d'un +cor de cuivre que lui avait remis le gardien de la grande +herse.-Ouvrez, ouvrez! cria vivement une voix de l'intérieur, c'est +sans doute ce maudit capitaine! + +La poterne qui s'ouvrit laissa voir au nouvel arrivant, dans +l'intérieur d'une salle gothique faiblement éclairée, un jeune +officier nonchalamment couché sur un amas de manteaux et de peaux de +rennes, près d'une de ces lampes à trois becs que nos aïeux +suspendaient aux rosaces de leurs plafonds, et qui, pour le moment, +était posée à terre. La richesse élégante et même l'excessive +recherche de ses vêtements contrastaient avec la nudité de la salle et +la grossièreté des meubles; il tenait un livre entre ses mains et se +détourna à demi vers le nouveau venu. + +--C'est le capitaine? salut, capitaine! Vous ne vous doutiez guère que +vous faisiez attendre un homme qui n'a point la satisfaction de vous +connaître; mais notre connaissance sera bientôt faite, n'est-il pas +vrai? Commencez par recevoir tous mes compliments de condoléance sur +votre retour dans ce vénérable château. Pour peu que j'y séjourne +encore, je vais devenir gai comme la chouette qu'on cloue à la porte +des donjons pour servir d'épouvantail, et quand je retournerai à +Copenhague pour les fêtes du mariage de ma soeur, du diable si quatre +dames sur cent me reconnaissent! Dites-moi, les noeuds de ruban rose +au bas du justaucorps sont-ils toujours de mode? a-t-on traduit +quelques nouveaux romans de cette Française, la demoiselle Scudéry? Je +tiens précisément la _Clélie_; je suppose qu'on la lit encore à +Copenhague. C'est mon code de galanterie, maintenant que je soupire +loin de tant de beaux yeux....--car, tout beaux qu'ils sont, les yeux +de notre jeune prisonnière, vous savez de qui je veux parler, ne me +disent jamais rien. Ah! sans les ordres de mon père!... Il faut vous +dire en confidence, capitaine, que mon père, n'en parlez pas, m'a +chargé de... vous m'entendez, auprès de la fille de Schumacker; mais +je perds toutes mes peines, cette jolie statue n'est pas une femme; +elle pleure toujours et ne me regarde jamais. + +Le jeune homme, qui n'avait pu encore interrompre l'extrême volubilité +de l'officier, poussa un cri de surprise:--Comment! que dites-vous? +chargé de séduire la fille de ce malheureux Schumacker!... + +--Séduire, eh bien soit! si c'est ainsi que cela s'appelle à présent à +Copenhague; mais j'en défierais le diable. Avant-hier, étant de garde, +je mis exprès pour elle une superbe fraise française qui m'était +envoyée de Paris même. Croiriez-vous qu'elle n'a pas levé seulement +les yeux sur moi, quoique j'aie traversé trois ou quatre fois son +appartement en faisant sonner mes éperons neufs, dont la molette est +plus large qu'un ducat de Lombardie?--C'est la forme la plus nouvelle, +n'est-ce pas? + +--Dieu! Dieu! dit le jeune homme en se frappant le front! mais cela me +confond! + +--N'est-ce pas? reprit l'officier, se méprenant sur le sens de cette +exclamation. Pas la moindre attention à moi! c'est incroyable, mais +c'est pourtant vrai. + +Le jeune homme se promenait, violemment agité, de long en large et à +grands pas. + +--Voulez-vous vous rafraîchir, capitaine Dispolsen? lui cria +l'officier. + +Le jeune homme se réveilla. + +--Je ne suis point le capitaine Dispolsen. + +--Comment! dit l'officier d'un ton sévère, et se levant sur son séant; +et qui donc êtes-vous pour oser vous introduire ici, et à cette heure? + +Le jeune homme déploya sa pancarte. + +--Je veux voir le comte Griffenfeld;... je veux dire votre prisonnier. + +--Le comte! le comte! murmura l'officier d'un air mécontent.--Mais en +vérité cette pièce est en règle; voilà bien la signature du +vice-chancelier Grummond de Knud: «Le porteur pourra visiter, à toute +heure et en tout temps, toutes les prisons royales.» Grummond de Knud +est frère du vieux général Levin de Knud, qui commande à Drontheim, et +vous saurez que ce vieux général a élevé mon futur beau-frère. + +--Merci de vos détails de famille, lieutenant. Ne pensez-vous pas que +vous m'en avez déjà assez raconté? + +--L'impertinent a raison, se dit le lieutenant en se mordant les +lèvres.--Holà, huissier! huissier de la tour! Conduisez cet étranger à +Schumacker, et ne grondez pas si j'ai décroché votre luminaire à +trois becs et à une mèche. Je n'étais pas fâché d'examiner une pièce +qui date sans doute de Sciold le Païen ou de Havar le Pourfendu; et +d'ailleurs on ne suspend plus aux plafonds que des lustres en cristal. + +Il dit, et pendant que le jeune homme et son conducteur traversaient +le jardin désert du donjon, il reprit, martyr de la mode, le fil des +aventures galantes de l'amazone Clélie et d'Horatius le Borgne. + + + + +IV + + BENVOLIO + + Où diable ce Roméo peut-il être? il n'est pas + rentré chez lui cette nuit. + + MERCUTIO + + Il n'est pas rentré chez son père; j'ai parlé à + son domestique. + + SHAKESPEARE. + + +Cependant un homme et deux chevaux étaient entrés dans la cour du +palais du gouverneur de Drontheim. Le cavalier avait quitté la selle +en hochant la tête d'un air mécontent; il se préparait à conduire les +deux montures à l'écurie, lorsqu'il se sentit saisir brusquement le +bras, et une voix lui cria: + +--Comment! vous voilà seul, Poël! Et votre maître? où est votre +maître? + +C'était le vieux général Levin de Knud, qui, de sa fenêtre, ayant vu +le domestique du jeune homme et la selle vide, était descendu +précipitamment et fixait sur le valet un regard plus inquiet encore +que sa question. + +--Excellence, dit Poël en s'inclinant profondément, mon maître n'est +plus à Drontheim. + +--Quoi! il y était donc? il est reparti sans voir son général, sans +embrasser son vieil ami! et depuis quand? + +--Il est arrivé ce soir et reparti ce soir. + +--Ce soir! ce soir! mais où donc s'est-il arrêté? où est-il allé? + +--Il a descendu au Spladgest, et s'est embarqué pour Munckholm. + +--Ah! je le croyais aux antipodes. Mais que va-t-il faire à ce +château? qu'allait-il faire au Spladgest? Voilà bien mon chevalier +errant! C'est aussi un peu ma faute, pourquoi l'ai-je élevé ainsi? +J'ai voulu qu'il fût libre en dépit de son rang. + +--Aussi n'est-il point esclave des étiquettes, dit Poël. + +--Non, mais il l'est de ses caprices. Allons, il va sans doute +revenir. Songez à vous rafraîchir, Poël.--Dites-moi, et le visage du +général prit une expression de sollicitude, dites-moi, Poël, avez-vous +beaucoup couru à droite et à gauche? + +--Mon général, nous sommes venus en droite ligne de Berghen. Mon +maître était triste. + +--Triste? que s'est-il donc passé entre lui et son père? Ce mariage +lui déplaît-il? + +--Je l'ignore. Mais on dit que sa sérénité l'exige. + +--L'exige! vous dites, Poël, que le vice-roi l'exige! Mais pour qu'il +l'exige, il faut qu'Ordener s'y refuse. + +--Je l'ignore, excellence. Il paraît triste. + +--Triste! savez-vous comment son père l'a reçu? + +--La première fois, c'était dans le camp, près Berghen. Sa sérénité a +dit: Je ne vous vois pas souvent, mon fils.--Tant mieux pour moi, mon +seigneur et père, a répondu mon maître, si vous vous en apercevez. +Puis il a donné à sa sérénité des détails sur ses courses du Nord; et +sa sérénité a dit: C'est bien. Le lendemain, mon maître est revenu du +palais, et a dit: On veut me marier; mais il faut que je voie mon +second père, le général Levin.--J'ai sellé les chevaux, et nous voilà. + +--Vrai, mon bon Poël, dit le général d'une voix altérée, il m'a appelé +son second père? + +--Oui, votre excellence. + +--Malheur à moi si ce mariage le contrarie, car j'encourrai plutôt la +disgrâce du roi que de m'y prêter. Mais cependant, la fille du +grand-chancelier des deux royaumes!... À propos, Poël, Ordener sait-il +que sa future belle-mère, la comtesse d'Ahlefeld, est ici incognito +depuis hier, et que le comte y est attendu? + +--Je l'ignore, mon général. + +--Oh! se dit le vieux gouverneur, oui, il le sait, car pourquoi +aurait-il battu en retraite dès son arrivée? + +Ici le général, après avoir fait un signe de bienveillance à Poël, et +salué la sentinelle qui lui présentait les armes, rentra inquiet dans +l'hôtel d'où il venait de sortir inquiet. + + + + +V + + On eût dit que toutes les passions avaient agité + son coeur, et que toutes l'avaient abandonné; il + ne lui restait rien que le coup d'oeil triste et + perçant d'un homme consommé dans la connaissance + des hommes, et qui voyait, d'un regard, où tendait + chaque chose. + + SCHILLER, _les Visions._ + + +Quand, après avoir fait parcourir à l'étranger les escaliers en +spirale et les hautes salles du donjon du Lion de Slesvig, l'huissier +lui ouvrit enfin la porte de l'appartement où se trouvait celui qu'il +cherchait, la première parole qui frappa les oreilles du jeune homme +fut encore celle-ci:--Est-ce enfin le capitaine Dispolsen? + +Celui qui faisait cette question était un vieillard assis le dos +tourné à la porte, les coudes appuyés sur une table de travail et le +front appuyé sur ses mains. Il était revêtu d'une simarre de laine +noire, et l'on apercevait, au-dessus d'un lit placé à une extrémité de +la chambre, un écusson brisé autour duquel étaient suspendus les +colliers rompus des ordres de l'Éléphant et de Dannebrog; une couronne +de comte renversée était fixée au-dessous de l'écusson, et les deux +fragments d'une main de justice liés en croix complétaient l'ensemble +de ces bizarres ornements.--Le vieillard était Schumacker. + +--Non, seigneur, répondit l'huissier; puis il dit à l'étranger: Voici +le prisonnier; et, les laissant ensemble, il referma la porte, avant +d'avoir pu entendre la voix aigre du vieillard, qui disait: Si ce +n'est pas le capitaine, je ne veux voir personne. + +L'étranger, à ces mots, resta debout près de la porte; et le +prisonnier, se croyant seul,--car il ne s'était pas un moment +détourné,--retomba dans sa silencieuse rêverie. + +Tout à coup il s'écria:--Le capitaine m'a certainement abandonné et +trahi! Les hommes.... les hommes sont comme ce glaçon qu'un Arabe prit +pour un diamant; il le serra précieusement dans son havre-sac, et +quand il le chercha, il ne trouva même plus un peu d'eau. + +--Je ne suis pas de ces hommes, dit l'étranger. + +Schumacker se leva brusquement.--Qui est ici? qui m'écoute? Est-ce +quelque misérable suppôt de ce Guldenlew? + +--Ne parlez point mal du vice-roi, seigneur comte. + +--Seigneur comte! est-ce pour me flatter que vous m'appelez ainsi? +Vous perdez vos peines; je ne suis plus puissant. + +--Celui qui vous parle ne vous a jamais connu puissant, et n'en est +pas moins votre ami. + +--C'est qu'il espère encore quelque chose de moi; les souvenirs que +l'on conserve aux malheureux se mesurent toujours aux espérances qui +en restent. + +--C'est moi qui devrais me plaindre, noble comte; car je me suis +souvenu de vous, et vous m'avez oublié. Je suis Ordener. + +Un éclair de joie passa dans les tristes yeux du vieillard, et un +sourire qu'il ne put réprimer entr'ouvrit sa barbe blanche, comme le +rayon qui perce un nuage. + +--Ordener! soyez le bienvenu, voyageur Ordener. Mille voeux de bonheur +au voyageur qui se souvient du prisonnier! + +--Mais, demanda Ordener, vous, m'aviez donc oublié? + +--Je vous avais oublié, dit Schumacker reprenant son air sombre, comme +on oublie la brise qui nous rafraîchit et qui passe; heureux +lorsqu'elle ne devient pas l'ouragan qui nous renverse. + +--Comte de Griffenfeld, reprit le jeune homme, vous ne comptiez donc +pas sur mon retour? + +--Le vieux Schumacker n'y comptait pas; mais il y a ici une jeune +fille qui me faisait remarquer aujourd'hui même qu'il y avait eu, le 8 +mai dernier, un an que vous étiez absent. + +Ordener tressaillit. + +--Quoi, grand Dieu! serait-ce votre Éthel, noble comte? + +--Et qui donc? + +--Votre fille, seigneur, a daigné compter les mois depuis mon départ! +Oh! combien j'ai passé de tristes journées! j'ai visité toute la +Norvège, depuis Christiania jusqu'à Wardhus; mais c'est vers Drontheim +que mes courses me ramenaient toujours. + +--Usez de votre liberté, jeune homme, tant que vous en jouissez.--Mais +dites-moi donc enfin qui vous êtes. Je voudrais, Ordener, vous +connaître sous un autre nom. Le fils d'un de mes mortels ennemis +s'appelle Ordener. + +--Peut-être, seigneur comte, ce mortel ennemi a-t-il plus de +bienveillance pour vous que vous n'en avez pour lui. + +--Vous éludez ma question; mais gardez votre secret, j'apprendrais +peut-être que le fruit qui désaltère est un poison qui me tuera. + +--Comte! dit Ordener d'une voix irritée. Comte! reprit-il d'un ton de +reproche et de pitié. + +--Suis-je contraint de me fier à vous, répondit Schumacker, à vous qui +prenez toujours en ma présence le parti de l'implacable Guldenlew? + +--Le vice-roi, interrompit gravement le jeune homme, vient d'ordonner +que vous seriez à l'avenir libre et sans gardes dans l'intérieur de +tout le donjon du Lion de Slesvig. C'est une nouvelle que j'ai +recueillie à Berghen, et que vous recevrez sans doute prochainement. + +--C'est une faveur que je n'osais espérer, et je croyais n'avoir parlé +de mon désir qu'à vous seul. Au surplus, on diminue le poids de mes +fers à mesure que celui de mes années s'accroît, et, quand les +infirmités m'auront rendu impotent, on me dira sans doute: Vous êtes +libre. À ces mots le vieillard sourit amèrement; il continua: + +--Et vous, jeune homme, avez-vous toujours vos folles idées +d'indépendance? + +--Si je n'avais point ces folles idées, je ne serais pas ici. + +--Comment êtes-vous venu à Drontheim? + +--Eh bien! à cheval. + +--Comment êtes-vous venu à Munckholm? + +--Sur une barque. + +--Pauvre insensé! qui crois être libre, et qui passes d'un cheval dans +une barque. Ce ne sont point tes membres qui exécutent tes volontés; +c'est un animal, c'est la matière; et tu appelles cela des volontés! + +--Je force des êtres à m'obéir. + +--Prendre sur certains êtres le droit d'en être obéi, c'est donner à +d'autres celui de vous commander. L'indépendance n'est que dans +l'isolement. + +--Vous n'aimez pas les hommes, noble comte? + +Le vieillard se mit à rire tristement.--Je pleure d'être homme, et je +ris de celui qui me console.--Vous le saurez, si vous l'ignorez +encore, le malheur rend défiant comme la prospérité rend ingrat. +Écoutez, puisque vous venez de Berghen, apprenez-moi quel vent +favorable a soufflé sur le capitaine Dispolsen. Il faut qu'il lui soit +arrivé quelque chose d'heureux, puisqu'il m'oublie. + +Ordener devint sombre et embarrassé. + +--Dispolsen, seigneur comte? C'est pour vous en parler que je suis +venu dès aujourd'hui.--Je sais qu'il avait toute votre confiance. + +--Vous le savez? interrompit le prisonnier avec inquiétude. Vous vous +trompez. Nul être au monde n'a ma confiance.--Dispolsen tient, il est +vrai, entre ses mains mes papiers, des papiers même très importants. +C'est pour moi qu'il est allé à Copenhague, près du roi. J'avouerai +même que je comptais plus sur lui que sur tout autre, car dans ma +puissance je ne lui avais jamais rendu service. + +--Eh bien! noble comte, je l'ai vu aujourd'hui.... + +--Votre trouble me dit le reste; il est traître. + +--Il est mort. + +--Mort! + +Le prisonnier croisa ses bras et baissa la tête, puis relevant son +oeil vers le jeune homme: + +--Quand je vous disais qu'il lui était arrivé quelque chose d'heureux! + +Puis son regard se tourna vers la muraille où étaient suspendus les +signes de ses grandeurs détruites, et il fit un geste de la main comme +pour éloigner le témoin d'une douleur qu'il s'efforçait de vaincre. + +--Ce n'est pas lui que je plains; ce n'est qu'un homme de moins.--Ce +n'est pas moi; qu'ai-je à perdre? Mais ma fille, ma fille infortunée! +je serai la victime de cette infâme machination; et que +deviendra-t-elle si on lui enlève son père? + +Il se retourna vivement vers Ordener. + +--Comment est-il mort? où l'avez-vous vu? + +--Je l'ai vu au Spladgest; on ne sait s'il est mort d'un suicide ou +d'un assassinat. + +--Voici maintenant l'important. S'il a été assassiné, je sais d'où le +coup part; alors tout est perdu. Il m'apportait les preuves du complot +qu'ils trament contre moi; ces preuves auraient pu me sauver et les +perdre. Ils ont su les détruire!--Malheureuse Éthel! + +--Seigneur comte, dit Ordener en saluant, je vous dirai demain s'il a +été assassiné. + +Schumacker, sans répondre, suivit Ordener qui sortait, d'un regard où +se peignait le calme du désespoir, plus effrayant que le calme de la +mort. + +Ordener était dans l'antichambre solitaire du prisonnier, sans savoir +de quel côté se diriger. La soirée était avancée et la salle obscure; +il ouvrit une porte au hasard et se trouva dans un immense corridor, +éclairé seulement par la lune, qui courait rapidement à travers de +pâles nuées. Ses lueurs nébuleuses tombaient par intervalles sur les +vitraux étroits et élevés, et dessinaient sur la muraille opposée +comme une longue procession de fantômes, qui apparaissait et +disparaissait simultanément dans les profondeurs de la galerie. Le +jeune homme se signa lentement, et marcha vers une lumière rougeâtre +qui brillait faiblement à l'extrémité du corridor. + +Une porte était entr'ouverte; une jeune fille agenouillée dans un +oratoire gothique, au pied d'un simple autel, récitait à demi-voix les +litanies de la Vierge; oraison simple et sublime où l'âme qui s'élève +vers la Mère des Sept-Douleurs ne la prie que de prier. + +Cette jeune fille était vêtue de crêpe noir et de gaze blanche, comme +pour faire deviner en quelque sorte, au premier aspect, que ses jours +s'étaient enfuis jusqu'alors dans la tristesse et dans l'innocence. +Même en cette attitude modeste, elle portait dans tout son être +l'empreinte d'une nature singulière. Ses yeux et ses longs cheveux +étaient noirs, beauté très rare dans le Nord; son regard élevé vers la +voûte paraissait plutôt enflammé par l'extase qu'éteint par le +recueillement. Enfin, on eût dit une vierge des rives de Chypre ou des +campagnes de Tibur, revêtue des voiles fantastiques d'Ossian, et +prosternée devant la croix de bois et l'autel de pierre de Jésus. + +Ordener tressaillit et fut prêt à défaillir, car il reconnut celle qui +priait. + +Elle pria pour son père, pour le puissant tombé, pour le vieux captif +abandonné, et elle récita à haute voix le psaume de la délivrance. + +Elle pria encore pour un autre; mais Ordener n'entendit pas le nom de +celui pour qui elle priait; il ne l'entendit pas, car elle ne le +prononça pas; seulement elle récita le cantique de la sulamite, +l'épouse qui attend l'époux, et le retour du bien-aimé. + +Ordener s'éloigna dans la galerie; il respecta cette vierge qui +s'entretenait avec le ciel; la prière est un grand mystère, et son +coeur s'était rempli, malgré lui, d'un ravissement inconnu, mais +profane. + +La porte de l'oratoire se ferma doucement. Bientôt une lumière, et une +femme blanche dans les ténèbres, vinrent de son côté. Il s'arrêta, car +il éprouvait une des plus violentes émotions de la vie; il s'adossa à +l'obscure muraille; son corps était faible, et les os de ses membres +s'entre-choquaient dans leurs jointures, et, dans le silence de tout +son être, les battements de son coeur retentissaient à son oreille. + +Quand la jeune fille passa, elle entendit le froissement d'un manteau, +et une haleine brusque et précipitée. + +--Dieu! cria-t-elle. + +Ordener s'élança; d'un bras il la soutint, de l'autre il chercha +vainement à retenir la lampe, qu'elle avait laissée échapper, et qui +s'éteignit. + +--C'est moi, dit-il doucement. + +--C'est Ordener! dit la jeune fille, car le dernier retentissement de +cette voix, qu'elle n'avait pas entendue depuis un an, était encore +dans son oreille. + +Et la lune qui passait éclaira la joie de sa charmante figure; puis +elle reprit, timide et confuse, et se dégageant des bras du jeune +homme: + +--C'est le seigneur Ordener. + +--C'est lui, comtesse Éthel. + +--Pourquoi m'appelez-vous comtesse? + +--Pourquoi m'appelez-vous seigneur? + +La jeune fille se tut et sourit; le jeune homme se tut et soupira. +Elle rompit la première le silence: + +--Comment donc êtes-vous ici? + +--Faites-moi merci, si ma présence vous afflige. J'étais venu pour +parler au comte votre père. + +--Ainsi, dit Éthel d'une voix altérée, vous n'êtes venu que pour mon +père. Le jeune homme baissa la tête, car ces paroles lui semblaient +bien injustes. + +--Il y a sans doute déjà longtemps, continua la jeune fille d'un ton +de reproche, il y a sans doute déjà longtemps que vous êtes à +Drontheim? Votre absence de ce château n'a pu vous paraître longue, à +vous. + +Ordener, profondément blessé, ne répondit pas. + +--Je vous approuve, dit la prisonnière d'une voix tremblante de +douleur et de colère; mais, ajouta-t-elle d'un ton fier, j'espère, +seigneur Ordener, que vous ne m'avez pas entendue prier? + +--Comtesse, répondit enfin le jeune homme, je vous ai entendue. + +--Ah! seigneur Ordener, il n'est point courtois d'écouter ainsi. + +--Je ne vous ai pas écoutée, noble comtesse, dit faiblement Ordener; +je vous ai entendue. + +--J'ai prié pour mon père, reprit la jeune fille en le regardant +fixement, et comme attendant une réponse à cette parole toute simple. + +Ordener garda le silence. + +--J'ai aussi prié, continua-t-elle, inquiète et paraissant attentive à +l'effet que ces paroles allaient produire sur lui, j'ai aussi prié +pour quelqu'un qui porte votre nom, pour le fils du vice-roi, du comte +de Guldenlew. Car il faut prier pour tout le monde, même pour ses +persécuteurs. + +Et la jeune fille rougit, car elle pensait mentir; mais elle était +piquée contre le jeune homme, et elle croyait l'avoir nommé pendant sa +prière; elle ne l'avait nommé que dans son coeur. + +--Ordener Guldenlew est bien malheureux, noble dame, si vous le +comptez au nombre de vos persécuteurs; il est bien heureux cependant +d'occuper une place dans vos prières. + +--Oh! non, dit Éthel troublée et effrayée de l'air froid du jeune +homme, non, je ne priais pas pour lui. J'ignore ce que j'ai fait, ce +que je fais. Quant au fils du vice-roi, je le déteste, je ne le +connais pas. Ne me regardez pas de cet oeil sévère; vous ai-je +offensé? ne pouvez-vous rien pardonner à une pauvre prisonnière, vous +qui passez vos jours près de quelque belle et noble dame libre et +heureuse comme vous! + +--Moi, comtesse! s'écria Ordener. + +Éthel versait des larmes; le jeune homme se précipita à ses pieds. + +--Ne m'avez-vous pas dit, continua-t-elle souriant à travers ses +pleurs, que votre absence vous avait semblé courte? + +--Qui, moi, comtesse? + +--Ne m'appelez pas ainsi, dit-elle doucement, je ne suis plus comtesse +pour personne, et surtout pour vous. + +Le jeune homme se leva violemment, et ne put s'empêcher de la presser +sur son coeur dans un ravissement convulsif. + +--Eh bien! mon Éthel adorée, nomme-moi ton Ordener.--Dis-moi,--et il +attacha un regard brûlant sur ses yeux mouillés de larmes,--dis-moi, +tu m'aimes donc? Ce que dit la jeune fille ne fut pas entendu, car +Ordener, hors de lui, avait ravi sur ses lèvres avec sa réponse cette +première faveur, ce baiser sacré qui suffit aux yeux de Dieu pour +changer deux amants en époux. + +Tous deux restèrent sans paroles, parce qu'ils étaient dans un de ces +moments solennels, si rares et si courts sur la terre, où l'âme semble +éprouver quelque chose de la félicité des cieux. Ce sont des instants +indéfinissables que ceux où deux âmes s'entretiennent ainsi dans un +langage qui ne peut être compris que d'elles; alors tout ce qu'il y a +d'humain se tait, et les deux êtres immatériels s'unissent +mystérieusement pour la vie de ce monde et l'éternité de l'autre. + +Éthel s'était lentement retirée des bras d'Ordener, et, aux lueurs de +la lune, ils se regardaient avec ivresse; seulement, l'oeil de flamme +du jeune homme respirait un mâle orgueil et un courage de lion, tandis +que le regard demi-voilé de la jeune fille était empreint de cette +pudeur, honte angélique, qui, dans le coeur d'une vierge, se mêle à +toutes les joies de l'amour. + +--Tout à l'heure, dans ce corridor, dit-elle enfin, vous m'évitiez +donc, mon Ordener? + +--Je ne vous évitais pas, j'étais comme le malheureux aveugle que l'on +rend à la lumière après de longues années, et qui se détourne un +moment du jour. + +--C'est à moi plutôt que s'applique votre comparaison, car, durant +votre absence, je n'ai eu d'autre bonheur que la présence d'un +infortuné, de mon père. Je passais mes longues journées à le consoler, +et, ajouta-t-elle en baissant les yeux, à vous espérer. Je lisais à +mon père les fables de l'Edda, et quand je l'entendais douter des +hommes, je lui lisais l'Évangile, pour qu'au moins il ne doutât pas du +ciel; puis je lui parlais de vous, et il se taisait, ce qui prouve +qu'il vous aime. Seulement, quand j'avais inutilement passé mes +soirées à regarder de loin sur les routes les voyageurs qui +arrivaient, et dans le port les vaisseaux qui abordaient, il secouait +la tête avec un sourire amer, et je pleurais. Cette prison, où s'est +jusqu'ici passée toute ma vie, m'était devenue odieuse, et pourtant +mon père, qui, jusqu'à votre apparition, l'avait toujours remplie pour +moi, y était encore; mais vous n'y étiez plus, et je désirais cette +liberté que je ne connaissais pas. + +Il y avait dans les yeux de la jeune fille, dans la naïveté de sa +tendresse, dans la douce hésitation de ses épanchements, un charme que +des paroles humaines n'exprimeraient pas. Ordener l'écoutait avec +cette joie rêveuse d'un être qui serait enlevé au monde réel pour +assister au monde idéal. + +--Et moi, dit-il, maintenant je ne veux plus de cette liberté que vous +ne partagez pas! + +--Quoi, Ordener! reprit vivement Éthel, vous ne nous quitterez donc +plus? + +Cette expression rappela au jeune homme tout ce qu'il avait oublié. + +--Mon Éthel, il faut que je vous quitte ce soir. Je vous reverrai +demain, et demain je vous quitterai encore, jusqu'à ce que je revienne +pour ne plus vous quitter. + +--Hélas! interrompit douloureusement la jeune fille, absent encore! + +--Je vous répète, ma bien-aimée Éthel, que je reviendrai bientôt vous +arracher de cette prison ou m'y ensevelir avec vous. + +--Prisonnière avec lui! dit-elle doucement. Ah! ne me trompez pas, +faut-il que j'espère tant de bonheur? + +--Quel serment te faut-il? que veux-tu de moi? s'écria Ordener; +dis-moi, mon Éthel, n'es-tu pas mon épouse?--Et, transporté d'amour, +il la serrait fortement contre sa poitrine. + +--Je suis à toi, murmura-t-elle faiblement. + +Ces deux coeurs nobles et purs battaient ainsi avec délices l'un +contre l'autre, et n'en étaient que plus nobles et plus purs. + +En ce moment un violent éclat de rire se fit entendre auprès d'eux. Un +homme enveloppé d'un manteau découvrit une lanterne sourde qu'il y +avait cachée, et dont la lumière éclaira subitement la figure effrayée +et confuse d'Éthel et le visage étonné et fier d'Ordener. + +--Courage! mon joli couple! courage! mais il me semble qu'après avoir +cheminé si peu de temps dans le pays du Tendre, vous n'avez pas suivi +tous les détours du ruisseau du Sentiment, et que vous avez dû prendre +un chemin de traverse pour arriver si vite au hameau du Baiser. + +Nos lecteurs ont sans doute reconnu le lieutenant admirateur de Mlle +de Scudéry. Arraché de la lecture de la _Clélie_ par le beffroi de +minuit, que les deux amants n'avaient pas entendu, il était venu faire +sa ronde nocturne dans le donjon. En passant à l'extrémité du corridor +de l'orient, il avait recueilli quelques paroles et vu comme deux +spectres se mouvoir dans la galerie à la clarté de la lune. Alors, +naturellement curieux et hardi, il avait caché sa lanterne sous son +manteau, et s'était avancé sur la pointe du pied près des deux +fantômes, que son brusque éclat de rire venait d'arracher +désagréablement à leur extase. + +Éthel fit un mouvement pour fuir Ordener, puis, revenant à lui comme +par instinct et pour lui demander protection, elle cacha sa tête +brûlante dans le sein du jeune homme. + +Celui-ci releva la sienne avec un orgueil de roi. + +--Malheur, dit-il, malheur à celui qui vient de t'effrayer et de +t'affliger, mon Éthel! + +--Oui vraiment, dit le lieutenant, malheur à moi si j'avais eu la +maladresse d'épouvanter la tendre Mandane! + +--Seigneur lieutenant, dit Ordener d'un ton hautain, je vous engage à +vous taire. + +--Seigneur insolent, répliqua l'officier, je vous engage à vous taire. + +--M'entendez-vous? reprit Ordener d'une voix tonnante; achetez votre +pardon par le silence. + +--_Tibi tua_, répondit le lieutenant, prenez vos avis pour vous, +achetez votre pardon par le silence. + +--Taisez-vous! s'écria Ordener avec une voix qui fit trembler les +vitraux; et, déposant la tremblante jeune fille sur un des vieux +fauteuils du corridor, il secoua énergiquement le bras de l'officier. + +--Oh! paysan, dit le lieutenant, moitié riant, moitié irrité, vous ne +remarquez pas que ce pourpoint que vous froissez si brutalement est du +plus beau velours d'Abingdon. + +Ordener le regarda fixement. + +--Lieutenant, ma patience est plus courte que mon épée. + +--Je vous entends, mon brave damoisel, dit le lieutenant avec un +sourire ironique, vous voudriez bien que je vous fisse un tel honneur; +mais savez-vous qui je suis? Non, non, s'il vous plaît, _prince contre +prince, berger contre berger_, comme disait le beau Léandre. + +--S'il faut dire aussi: lâche contre lâche! reprit Ordener, assurément +je n'aurai point l'insigne honneur de me mesurer avec vous. + +--Je me fâcherais, mon très honorable berger, si vous portiez +seulement l'uniforme. + +--Je n'en ai ni les galons ni les franges, lieutenant, mais j'en porte +le sabre. + +Le fier jeune homme, rejetant son manteau en arrière, avait mis sa +toque sur sa tête et saisi la garde de son sabre, lorsque Éthel, +réveillée par ce danger imminent, se précipita sur son bras et +s'attacha à son cou avec un cri de terreur et de prière. + +--Vous faites sagement, ma belle damoiselle, si vous ne voulez pas que +le jouvencel soit puni de ses hardiesses, dit le lieutenant, qui, aux +menaces d'Ordener, s'était mis en garde sans s'émouvoir; car Cyrus +allait se brouiller avec Cambyse, pourvu toutefois que ce ne soit pas +faire trop d'honneur à ce vassal que de le comparer à Cambyse. + +--Au nom du ciel, seigneur Ordener, disait Éthel, que je ne sois pas +la cause et le témoin d'un pareil malheur!--Puis, levant sur lui ses +beaux yeux, elle ajouta:--Ordener, je t'en supplie! + +Ordener repoussa lentement dans le fourreau la lame à demi tirée, et +le lieutenant s'écria: + +--Par ma foi, chevalier,--j'ignore si vous l'êtes, mais je vous en +donne le titre parce que vous paraissez le mériter, moi et vous +agissons suivant les lois de la bravoure, mais non suivant celles de +la galanterie. La damoiselle a raison, des engagements comme celui que +je vous crois digne de nouer avec moi ne doivent pas avoir des dames +pour témoins, quoique, n'en déplaise à la charmante damoiselle, ils +puissent avoir des dames pour cause. Nous ne pouvons donc ici +convenablement parler que du _duellum remotum_, et, comme l'offensé, +si vous voulez en fixer l'époque, le lieu et les armes, ma fine lame +de Tolède ou mon poignard de Mérida seront à la disposition de votre +hachoir sorti des forges d'Ashkreuth, ou de votre couteau de chasse +trempé dans le lac de Sparbo. + +Le _duel ajourné_ que l'officier proposait à Ordener était en usage +dans le Nord, d'où les savants prétendent que la coutume du duel est +sortie. Les plus vaillants gentilshommes proposaient et acceptaient le +_duellum remotum_. On le remettait à plusieurs mois, quelquefois à +plusieurs années, et, durant cet intervalle, les adversaires ne +devaient s'occuper ni en paroles ni en actions de l'affaire qui avait +amené le défi. Ainsi, en amour, les deux rivaux s'abstenaient de voir +leur maîtresse, afin que les choses restassent dans le même état; on +se reposait à cet égard sur la loyauté des chevaliers; comme dans les +anciens tournois, si les juges du camp, croyant la loi courtoise +violée, jetaient leur bâton dans l'arène, à l'instant tous les +combattants s'arrêtaient; mais, jusqu'à l'éclaircissement du doute, la +gorge du vaincu restait à la même distance de l'épée du vainqueur. + +--Eh bien! chevalier, dit Ordener après un moment de réflexion, un +messager vous instruira du lieu. + +--Soit, répondit le lieutenant; d'autant mieux que cela me donnera le +temps d'assister aux cérémonies du mariage de ma soeur, car vous +saurez que vous aurez l'honneur de vous battre avec le futur +beau-frère d'un haut seigneur, du fils du vice-roi de Norvège, du +baron Ordener Guldenlew, lequel, à l'occasion de cet illustre hyménée, +comme dit Artamène, va être créé comte de Daneskiold, colonel et +chevalier del'Éléphant; et moi-même, qui suis le fils du +grand-chancelier des deux royaumes, je serai sans doute nommé +capitaine. + +--Fort bien, fort bien, lieutenant d'Ahlefeld, dit Ordener avec +impatience, vous n'êtes point encore capitaine, ni le fils du vice-roi +colonel;--et les sabres sont toujours des sabres. + +--Et les rustres toujours des rustres, quoi qu'on fasse pour les +élever jusqu'à soi, dit entre ses dents l'officier. + +--Chevalier, continua Ordener, vous connaissez la loi courtoise. Vous +n'entrerez plus dans ce donjon, et vous garderez le silence sur cette +affaire. + +--Pour le silence, rapportez-vous-en à moi, je serai aussi muet que +Muce Scévole lorsqu'il eut le poing sur le brasier. Je n'entrerai non +plus dans le donjon, ni moi, ni aucun argus de la garnison; car je +viens de recevoir un ordre d'y laisser à l'avenir Schumacker sans +gardes, ordre que j'étais chargé de lui communiquer ce soir; ce que +j'aurais fait si je n'avais passé une partie de la soirée à essayer de +nouvelles bottines de Cracovie.--Cet ordre, entre nous, est bien +imprudent. + +--Voulez-vous que je vous montre mes bottines? + +Pendant cette conversation, Éthel, les voyant apaisés, et ne +comprenant pas ce que c'était qu'un _duellum remotum_, avait disparu, +après avoir dit doucement à l'oreille d'Ordener: À demain. + +--Je voudrais, lieutenant d'Ahlefeld, que vous m'aidassiez à sortir du +fort. + +--Volontiers, dit l'officier, quoiqu'il soit un peu tard, ou plutôt de +bien bonne heure. Mais comment trouverez-vous une barque? + +--Cela me regarde, dit Ordener. + +Alors, s'entretenant de bonne amitié, ils traversèrent le jardin, la +cour circulaire, la cour carrée, sans qu'Ordener, conduit par +l'officier de ronde, éprouvât d'obstacle; ils franchirent la grande +herse, le hangar de l'artillerie, la place d'armes, et arrivèrent à la +tour basse, dont la porte de fer s'ouvrit à la voix du lieutenant. + +--Au revoir, lieutenant d'Ahlefeld! dit Ordener. + +--Au revoir, répondit l'officier. Je déclare que vous êtes un brave +champion, quoique j'ignore qui vous êtes, et si ceux de vos pairs que +vous amènerez à notre rendez-vous auront qualité pour prendre le titre +de parrains, et ne devront pas se borner au nom modeste d'assistants. + +Ils se serrèrent la main; la porte de fer se referma, et le lieutenant +retourna, en fredonnant un air de Lulli, admirer ses bottes polonaises +et le roman français. + +Ordener, resté seul sur le seuil, quitta ses vêtements, qu'il +enveloppa de son manteau et attacha sur sa tête avec le ceinturon de +son sabre; puis, mettant en pratique les principes d'indépendance de +Schumacker, il s'élança dans l'eau froide et calme du golfe, et +commença à nager au milieu de l'obscurité, vers le rivage, en se +dirigeant du côté du Spladgest, destination où il était toujours à peu +près sûr d'arriver, mort ou vif. + +Les fatigues de la journée l'avaient épuisé; aussi n'aborda-t-il que +très péniblement. Il se rhabilla à la hâte, et marcha vers le +Spladgest qui se dessinait dans la place du port comme une masse +noire; car depuis quelque temps la lune s'était entièrement voilée. + +En approchant de cet édifice, il entendit comme un bruit de voix; une +lumière faible sortait par l'ouverture supérieure. Étonné, il frappa +violemment à la porte carrée; le bruit cessa, la lueur disparut. Il +frappa de nouveau; la lumière en reparaissant lui laissa voir quelque +chose de noir sortir par l'orifice supérieur et se blottir sur le toit +plat du bâtiment. Ordener frappa une troisième fois avec le pommeau de +son sabre, et cria:--Ouvrez, de par sa majesté le roi! ouvrez, de par +sa sérénité le vice-roi! + +La porte s'ouvrit enfin lentement, et Ordener se trouva face à face +avec la longue figure pâle et maigre de Spiagudry, qui, les habits en +désordre, l'oeil hagard, les cheveux hérissés, les mains +ensanglantées, portait une lampe sépulcrale, dont la flamme tremblait +encore moins visiblement que son grand corps. + + + + +VI + + PIRRO + + Jamais! + + ANGELO. + + Quoi! je crois que tu veux faire l'homme de + bien. Misérable! si tu dis un seul mot... + + PIRRO. + + Mais, Angelo, je t'en conjure, pour l'amour de + Dieu... + + ANGELO. + + Laisse faire ce que tu ne peux empêcher. + + PIRRO. + + Ah! quand le diable vous tient par un cheveu, il + faut lui abandonner toute la tête. Malheureux que + je suis! + + (_Émilia Galotti._) + + +Une heure environ après que le jeune voyageur à la plume noire était +sorti du Spladgest, la nuit étant tout à fait tombée et la foule +entièrement écoulée, Oglypiglap avait fermé la porte extérieure de +l'édifice funèbre, tandis que son maître Spiagudry arrosait pour la +dernière fois les corps qui y étaient déposés. Puis tous deux +s'étaient retirés dans leur très peu somptueux appartement, et tandis +qu'Oglypiglap dormait sur son petit grabat, comme l'un des cadavres +confiés à sa garde, le vénérable Spiagudry, assis devant une table de +pierre couverte de vieux livres, de plantes desséchées et d'ossements +décharnés, s'était plongé dans les graves études qui, bien que +réellement fort innocentes, n'avaient pas peu contribué à lui donner +parmi le peuple une réputation de sorcellerie et de diablerie, fâcheux +apanage de la science à cette époque. + +Il y avait plusieurs heures qu'il était absorbé dans ses méditations; +et, prêt enfin à quitter ses livres pour son lit, il s'était arrêté à +ce passage lugubre de Thormodus Torfoeus: + +«Quand un homme allume sa lampe, la mort est chez lui avant qu'elle +soit éteinte...» + +--N'en déplaise au savant docteur, se dit-il à demi-voix, il n'en sera +point ainsi chez moi ce soir. Et il prit sa lampe pour la souffler. + +--Spiagudry! cria une voix qui sortait de la salle des cadavres. + +Le vieux concierge trembla de tous ses membres. Ce n'est pas qu'il +crût, comme tout autre peut-être à sa place, que les tristes hôtes du +Spladgest s'insurgeaient contre leur gardien. Il était assez savant +pour ne pas éprouver de ces terreurs imaginaires; et la sienne n'était +si réelle que parce qu'il connaissait trop bien la voix qui +l'appelait. + +--Spiagudry! répéta violemment la voix, faudra-t-il, pour te faire +entendre, que j'aille t'arracher les oreilles? + +--Que saint Hospice ait pitié, non de mon âme, mais de mon corps! dit +l'effrayé vieillard; et, d'un pas que la peur pressait et ralentissait +à la fois, il se dirigea vers la seconde porte latérale, qu'il ouvrit. +Nos lecteurs n'ont pas oublié que cette porte communiquait à la salle +des morts. + +La lampe qu'il portait éclaira alors un tableau bizarrement hideux. +D'un côté, le corps maigre, long et légèrement voûté de Spiagudry; de +l'autre, un homme petit, épais et trapu, vêtu de la tête aux pieds de +peaux de toutes sortes d'animaux encore teintes d'un sang desséché, +et debout au pied du cadavre de Gill Stadt, qui, avec ceux de la jeune +fille et du capitaine, occupait le fond de la scène. Ces trois muets +témoins, ensevelis dans une sorte de pénombre, étaient les seuls qui +pussent voir, sans fuir d'épouvante, les deux vivants dont l'entretien +commençait. + +Les traits du petit homme, que la lumière faisait vivement ressortir, +avaient quelque chose d'extraordinairement sauvage. Sa barbe était +rousse et touffue, et son front, caché sous un bonnet de peau d'élan, +paraissait hérissé de cheveux de même couleur; sa bouche était large, +ses lèvres épaisses, ses dents blanches, aiguës et séparées; son nez, +recourbé comme le bec de l'aigle; et son oeil gris bleu, extrêmement +mobile, lançait sur Spiagudry un regard oblique, où la férocité du +tigre n'était tempérée que par la malice du singe. Ce personnage +singulier était armé d'un large sabre, d'un poignard sans fourreau, et +d'une hache à tranchants de pierre, sur le long manche de laquelle il +était appuyé; ses mains étaient couvertes de gros gants de peau de +renard bleu; + +--Ce vieux spectre m'a fait attendre bien longtemps, dit-il, se +parlant à lui-même; et il poussa une espèce de rugissement comme une +bête des bois. + +Spiagudry aurait certainement pâli d'effroi, s'il eût pu pâlir. + +--Sais-tu bien, poursuivit le petit homme en s'adressant à lui +directement, que je viens des grèves d'Urchtal? Avais-tu donc envie, +en me retardant, d'échanger ta couche de paille contre une de ces +couches de pierre? + +Le tremblement de Spiagudry redoubla; les deux seules dents qui lui +restaient s'entre-choquèrent avec violence. + +--Pardonnez, maître, dit-il en courbant l'arc de son grand corps +jusqu'au niveau du petit homme, je dormais d'un profond sommeil. + +--Veux-tu que je te fasse connaître un sommeil plus profond encore? + +Spiagudry fit une grimace de terreur, qui seule pouvait être plus +plaisante que ses grimaces de gaieté. + +--Eh bien! qu'est-ce? continua le petit homme. Qu'as-tu? Est-ce que ma +présence ne t'est pas agréable? + +--Oh! mon maître et seigneur, répondit le vieux concierge, il n'est +certainement pas pour moi de bonheur plus grand que la vue de votre +excellence. + +Et l'effort qu'il faisait pour donner à sa physionomie effrayée une +expression riante eût déridé tout autre que des morts. + +--Vieux renard sans queue, mon excellence t'ordonne de me remettre les +vêtements de Gill Stadt. En prononçant ce nom, le visage farouche et +railleur du petit homme devint sombre et triste. + +--Oh! maître, pardonnez, je ne les ai plus, dit Spiagudry; votre grâce +sait que nous sommes obligés de livrer au fisc royal les dépouilles +des ouvriers des mines, dont le roi hérite en sa qualité de leur +tuteur né. + +Le petit homme se tourna vers le cadavre, croisa les bras, et dit +d'une voix sourde:--Il a raison. Ces misérables mineurs sont comme +l'eider [Note: Oiseau qui donne l'edredon. Les paysana norvégiens +lui construisent des nids, où ils le suprennent et le plument.]; on +lui fait son nid, on lui prend son duvet. + +Puis soulevant le cadavre entre ses bras et l'étreignant fortement, il +se mit à pousser des cris sauvages d'amour et de douleur, pareils aux +grondements d'un ours qui caresse son petit. À ces sons inarticulés, +se mêlaient, par intervalles, quelques mots d'un jargon étrange que +Spiagudry ne comprenait pas. + +Il laissa retomber le cadavre sur la pierre, et se tourna vers le +gardien. + +--Sais-tu, sorcier maudit, le nom du soldat né sous un mauvais astre +qui a eu le malheur d'être préféré à Gill par cette fille? + +Et il poussa du pied les restes froids de Guth Stersen. + +Spiagudry fit un signe négatif. + +--Eh bien! par la hache d'Ingolphe, le chef de ma race, j'exterminerai +tous les porteurs de cet uniforme; et il désignait les vêtements de +l'officier.--Celui dont je veux la vengeance se trouvera dans le +nombre. J'incendierai toute la forêt pour brûler l'arbuste vénéneux +qu'elle renferme. Je l'ai juré du jour où Gill est mort; et je lui ai +donné déjà un compagnon qui doit réjouir son cadavre.--O Gill! te +voilà donc là sans force et sans vie, toi qui atteignais le phoque à +la nage, le chamois à la course, toi qui étouffais l'ours des monts de +Kolè à la lutte; te voilà immobile, toi qui parcourais le Drontheimhus +depuis l'Orkel jusqu'au lac de Smiasen en un jour, toi qui gravissais +les pics du Dofre-Field comme l'écureuil gravit le chêne; te voilà +muet, Gill, toi qui, debout sur les sommets orageux de Kongsberg, +chantais plus haut que le tonnerre. O Gill! c'est donc en vain que +j'ai comblé pour toi les mines de Fa-roër; c'est en vain que j'ai +incendié l'église cathédrale de Drontheim; toutes mes peines sont +perdues, et je ne verrai pas se perpétuer en toi la race des enfants +d'Islande, la descendance d'Ingolphe l'Exterminateur; tu n'hériteras +pas de ma hache de pierre; et c'est toi au contraire qui me lègues ton +crâne pour y boire désormais l'eau des mers et le sang des hommes. + +À ces mots, saisissant la tête du cadavre: + +--Spiagudry, dit-il, aide-moi. Et arrachant ses gants, il découvrit +ses larges mains, armées d'ongles longs, durs et retors comme ceux +d'une bête fauve. + +Spiagudry, qui le vit prêt à faire sauter avec son sabre le crâne +du cadavre, s'écria avec un accent d'horreur qu'il ne put +réprimer:--Juste Dieu! maître! un mort! + +--Eh bien, répliqua traquillement le petit homme, aimes-tu mieux que +cette lame s'aiguise ici sur un vivant? + +--Oh! permettez-moi de supplier votre courtoisie... Comment votre +excellence peut-elle profaner?... Votre grâce.... Seigneur, votre +sérénité ne voudra pas.... + +--Finiras-tu? ai-je besoin de tous ces titres, squelette vivant, pour +croire à ton profond respect pour mon sabre? + +--Par saint Waldemar, par saint Usuph, au nom de saint Hospice, +épargnez un mort! + +--Aide-moi, et ne parle pas des saints au diable. + +--Seigneur, poursuivit le suppliant Spiagudry, par votre illustre +aïeul saint Ingolphe!... + +--Ingolphe l'Exterminateur était un réprouvé comme moi. + +--Au nom du ciel, dit le vieillard en se prosternant, c'est cette +réprobation que je veux vous éviter. + +L'impatience transporta le petit homme. Ses yeux gris et ternes +brillèrent comme deux charbons ardents. + +--Aide-moi! répéta-t-il en agitant son sabre. + +Ces deux mots furent prononcés de la voix dont les prononcerait un +lion, s'il parlait. Le concierge, tremblant et à demi mort, s'assit +sur la pierre noire, et soutint de ses mains la tête froide et humide +de Gill, tandis que le petit homme, à l'aide de son poignard et de son +sabre, enlevait le crâne avec une dextérité singulière. + +Quand cette opération fut terminée, il considéra quelque temps le +crâne sanglant, en proférant des paroles étranges; puis il le remit à +Spiagudry pour qu'il le dépouillât et le lavât, et dit en poussant une +espèce de hurlement: + +--Et moi, je n'aurai pas en mourant la consolation de penser qu'un +héritier de l'âme d'Ingolphe boira dans mon crâne le sang des hommes +et l'eau des mers. + +Après une sinistre rêverie, il continua: + +--L'ouragan est suivi de l'ouragan, l'avalanche entraîne l'avalanche, +et moi je serai le dernier de ma race. Pourquoi Gill n'a-t-il pas haï +comme moi tout ce qui porte la face humaine? Quel démon ennemi du +démon d'Ingolphe l'a poussé sous ces fatales mines à la recherche d'un +peu d'or? + +Spiagudry, qui lui rapportait le crâne de Gill, l'interrompit. + +--L'excellence a raison; l'or lui-même, dit Snorro Sturleson, s'achète +souvent trop cher. + +--Tu me rappelles, dit le petit homme, une commission dont il faut que +je te charge; voici une boîte de fer que j'ai trouvée sur cet +officier, dont tu n'as pas, comme tu le vois, toutes les dépouilles; +elle est si solidement fermée, qu'elle doit renfermer de l'or, seule +chose précieuse aux yeux des hommes; tu la remettras à la veuve Stadt, +au hameau de Thoctree, pour lui payer son fils. + +Il tira alors de son havre-sac de peau de renne un très petit coffre de +fer. Spiagudry le reçut, et s'inclina. + +--Remplis fidèlement mon ordre, dit le petit homme en lui lançant un +regard perçant; songe que rien n'empêche deux démons de se revoir; je +te crois encore plus lâche qu'avare, et tu me réponds de ce coffre. + +--Oh! maître, sur mon âme. + +--Non pas! sur tes os et sur ta chair. + +En ce moment, la porte extérieure du Spladgest retentit d'un coup +violent. Le petit homme s'étonna, Spiagudry chancela, et couvrit sa +lampe de sa main. + +--Qu'est-ce? s'écria le petit homme en grondant. + +--Et toi, vieux misérable, comment trembleras-tu donc quand tu +entendras la trompette du jugement dernier? + +Un second coup plus fort se fit entendre. + +--C'est quelque mort pressé d'entrer, dit le petit homme. + +--Non, maître, murmura Spiagudry, on n'amène point de morts passé +minuit. + +--Mort ou vivant, il me chasse.--Toi, Spiagudry sois fidèle et muet. +Je te jure, par l'esprit d'Ingolphe et le crâne de Gill, que tu +passeras dans ton auberge de cadavres tout le régiment de Munckholm en +revue. + +Et le petit homme, attachant le crâne de Gill à sa ceinture et +remettant ses gants, s'élança avec l'agilité d'un chamois, et à l'aide +des épaules de Spiagudry, par l'ouverture supérieure, où il disparut. + +Un troisième coup ébranla le Spladgest, et une voix du dehors ordonna +d'ouvrir aux noms du roi et du vice-roi. Alors le vieux concierge, à +la fois agité par deux terreurs différentes, dont on pourrait nommer +l'une de _souvenir_, et l'autre d'_espérance_, s'achemina vers la porte +carrée, et l'ouvrit. + + + + +VII + + Cette joie à laquelle se réduit la félicité + temporelle, elle s'est fatiguée à la poursuivre + par des sentiers âpres et douloureux, sans avoir + jamais pu l'atteindre. + + (_Confessions de saint Augustin_.) + + +Rentré dans son cabinet après avoir quitté Poël, le gouverneur de +Drontheim s'enfonça dans un large fauteuil, et ordonna, pour se +distraire, à l'un de ses secrétaires de lui rendre compte des placets +présentés au gouvernement. + +Celui-ci, après s'être incliné, commença: + +--«1° Le révérend docteur Anglyvius demande qu'il soit pourvu au +remplacement du révérend docteur Foxtipp, directeur de la bibliothèque +épiscopale, pour cause d'incapacité. L'exposant ignore qui pourra +remplacer ledit docteur incapable; il fait seulement savoir que lui, +docteur Anglyvius, a longtemps exercé les fonctions de bibliothéc....» + +--Renvoyez ce drôle à l'évêque, interrompit le général. + +--«2° Athanase Munder, prêtre, ministre des prisons, demande la grâce +de douze condamnés pénitents, à l'occasion des glorieuses noces de sa +courtoisie Ordener Guldenlew, baron de Thorvick, chevalier de +Dannebrog, fils du vice-roi, avec noble dame Ulrique d'Ahlefeld, fille +de sa grâce le comte grand-chancelier des deux royaumes.» + +--Ajournez, dit le général. Je plains les condamnés. + +--«3° Fauste-Prudens Destrombidès, sujet norvégien, poëte latin, +demande à faire l'épithalame desdits nobles époux.» + +--Ah! ah! le brave homme doit être vieux, car c'est le même qui en +1674 avait préparé un épithalame pour le mariage projeté entre +Schumacker, alors comte de Griffenfeld, et la princesse +Louise-Charlotte de Holstein-Augustenbourg, mariage qui n'eut pas +lieu.--Je crains, ajouta le gouverneur entre ses dents, que +Fauste-Prudens soit le poëte des mariages rompus. + +--Ajournez la demande et poursuivez. On s'informera, à l'occasion +dudit poëte, s'il n'y aurait pas un lit vacant à l'hôpital de +Drontheim. + +--«4° Les mineurs de Guldbranshal, des îles Faroër, du Sund-Moër, de +Hubfallo, de Roeraas et de Kongsberg, demandent à être affranchis des +charges de la tutelle royale.» + +--Ces mineurs sont remuants. On dit même qu'ils commencent déjà à +murmurer du long silence gardé sur leur requête. Qu'elle soit réservée +pour un mûr examen. + +--«5° Braal, pêcheur, déclare, en vertu de l'Odelsrecht [Note: +_Odelsrecht_, loi singulière qui établissait parmi les paysans +norvégiens des sortes de _majorats_. Tout homme qui était contraint de +se défaire de son patrimoine pouvait empêcher l'acquéreur de +l'aliéner, en déclarant tous les dix ans à l'autorité qu'il était dans +l'intention de le racheter.], qu'il persévère dans l'intention de +racheter son patrimoine. + +--«6° Les syndics de Noes, Loevig, Indal, Skongen, Stod, Sparbo et +autres bourgs et villages du Drontheimhus septentrional, demandent que +la tête du brigand, assassin et incendiaire Han, natif, dit-on, de +Klipstadur en Islande, soit mise à prix.--S'oppose à la requête Nychol +Orugix, bourreau du Drontheimhus, qui prétend que Han est sa +propriété.--Appuie la requête Benignus Spiagudry, gardien du +Spladgest, auquel doit revenir le cadavre.» + +--Ce bandit est bien dangereux, dit le général, surtout lorsqu'on +craint des troubles parmi les mineurs. Qu'on fasse proclamer sa tête +au prix de mille écus royaux. + +--«7° Benignus Spiagudry, médecin, antiquaire, sculpteur, +minéralogiste, naturaliste, botaniste, légiste, chimiste, mécanicien, +physicien, astronome, théologien, grammairien...» + +--Eh mais, interrompit le général, est-ce que ce n'est pas le même +Spiagudry que le gardien du Spladgest? + +--Si vraiment, votre excellence, répondit le secrétaire--«... +concierge, pour sa majesté, de l'établissement dit _Spladgest_, dans +la royale ville de Drontheim, expose--que c'est lui, Benignus +Spiagudry, qui a découvert que les étoiles appelées fixes n'étaient +pas éclairées par l'astre appelé soleil; _item_, que le vrai nom +d'Odin est _Frigge_, fils de _Fridulph_; _item_, que le lombric marin +se nourrit de sable; _item_, que le bruit de la population éloigne les +poissons des côtes de Norvège, en sorte que les moyens de subsistance +diminuent en proportion de l'accroissement du peuple; _item_, que le +golfe nommé Otte-Sund s'appelait autrefois _Limfiord_ et n'a pris le +nom d'_Otte-Sund_ qu'après qu'Othon le Roux y eut jeté sa lance; +_item_, expose que c'est par ses conseils et sous sa direction qu'on a +fait d'une vieille statue de Freya la statue de la Justice qui orne la +grande place de Drontheim; et qu'on a converti en diable, représentant +le crime, le lion qui se trouvait sous les pieds de l'idole; _item_... + +--Ah! faites-nous grâce de ses éminents services. Voyons, que +demande-t-il?» + +Le secrétaire tourna plusieurs feuillets, et poursuivit: + +«.... Le très humble exposant croit pouvoir, en récompense de tant de +travaux utiles aux sciences et aux belles-lettres, supplier son +excellence d'augmenter la taxe de chaque cadavre mâle et femelle de +dix ascalins, ce qui ne peut qu'être agréable aux morts en leur +prouvant le cas qu'on fait de leurs personnes.» + +Ici la porte du cabinet s'ouvrit, et l'huissier annonça à haute voix +_la noble dame comtesse d'Ahlefeld_. En même temps, une grande dame, +portant sur sa tête une petite couronne de comtesse, richement vêtue +d'une robe de satin écarlate, bordée d'hermine et de franges d'or, +entra, et, acceptant la main que le général lui offrait, vint +s'asseoir près de son fauteuil. + +La comtesse pouvait avoir cinquante ans. L'âge n'avait, en quelque +sorte, rien eu à ajouter aux rides dont les soucis de l'orgueil et de +l'ambition avaient depuis si longtemps creusé son visage. Elle attacha +sur le vieux gouverneur son regard hautain et son sourire faux. + +--Eh bien, seigneur général, votre élève se fait attendre. Il devait +être ici avant le coucher du soleil. + +--Il y serait, dame comtesse, s'il n'était, en arrivant, allé à +Munckholm. + +--Comment, à Munckholm! j'espère que ce n'est pas Schumacker qu'il +cherche? + +--Mais cela se pourrait. + +--La première visite du baron de Thorvick aura été pour Schumacker! + +--Pourquoi non, comtesse? Schumacker est malheureux. + +--Comment, général! le fils du vice-roi est lié avec ce prisonnier +d'état! + +--Frédéric Guldenlew, en me chargeant de son fils, me pria, noble +dame, de l'élever comme j'eusse élevé le mien. J'ai pensé que la +connaissance de Schumacker serait utile à Ordener, qui est destiné à +être aussi puissant un jour. J'ai en conséquence, avec l'autorisation +du vice-roi, demandé à mon frère Grummond de Knud un droit d'entrée +pour toutes les prisons, que j'ai donné à Ordener.--Il en use. + +--Et depuis quand, noble général, le baron Ordener a-t-il fait cette +utile connaissance? + +--Depuis un peu plus d'un an, dame comtesse; il paraît que la société +de Schumacker lui plut, car elle le fixa assez longtemps à Drontheim; +et ce n'est qu'à regret et sur mon invitation expresse qu'il en partit +l'année dernière pour visiter la Norvège. + +--Et Schumacker sait-il que son consolateur est le fils d'un de ses +plus grands ennemis? + +--Il sait que c'est un ami, et cela lui suffit, comme à nous. + +--Mais vous, seigneur général, dit la comtesse avec un coup d'oeil +pénétrant, saviez-vous en tolérant, et même en formant cette liaison, +que Schumacker avait une fille? + +--Je le savais, noble comtesse. + +--Et cette circonstance vous a semblé indifférente pour votre élève? + +--L'élève de Levin de Knud, le fils de Frédéric Guldenlew est un homme +loyal. Ordener connaît la barrière qui le séparé de la fille de +Schumacker; il est incapable de séduire, sans but légitime, une +fille, et surtout la fille d'un homme malheureux. + +La noble comtesse d'Ahlefeld rougit et pâlit; elle tourna la tête, +cherchant à éviter le regard calme du vieillard comme celui d'un +accusateur. + +--Enfin, balbutia-t-elle, cette liaison, général, me semble, souffrez +que je le dise, singulière et imprudente. On dit que les mineurs et +les peuplades du Nord menacent de se révolter, et que le nom de +Schumacker est compromis dans cette affaire. + +--Noble dame, vous m'étonnez! s'écria le gouverneur. Schumacker a +jusqu'ici supporté tranquillement son malheur. Ce bruit est sans doute +peu fondé. + +La porte s'ouvrit en ce moment, et l'huissier annonça qu'un messager +de sa grâce le grand-chancelier demandait à parler à la noble +comtesse. + +La comtesse se leva précipitamment, salua le gouverneur, et, tandis +qu'il continuait l'examen des placets, se rendit en toute hâte à ses +appartements, situés dans une aile du palais, en ordonnant qu'on y +envoyât le messager. + +Elle était depuis quelques moments assise sur un riche sopha, au +milieu de ses femmes, quand le messager entra. La comtesse en +l'apercevant fit un mouvement de répugnance qu'elle cacha soudain sous +un sourire bienveillant. L'extérieur du messager ne semblait pourtant +pas repoussant au premier abord; c'était un homme plutôt petit que +grand, et dont l'embonpoint annonçait tout autre chose qu'un messager. +Cependant, quand on l'examinait, son visage paraissait ouvert jusqu'à +l'impudence, et la gaieté de son regard avait quelque chose de +diabolique et de sinistre. Il s'inclina profondément devant la +comtesse, et lui présenta un paquet, scellé avec des fils de soie. + +--Noble dame, dit-il, daignez me permettre d'oser déposer à vos pieds +un précieux message de sa grâce, votre illustre époux, mon vénéré +maître. + +--Est-ce qu'il ne vient pas lui-même? et comment vous prend-il pour +messager? demanda la comtesse. + +--Des soins importants diffèrent l'arrivée de sa grâce, cette lettre +est pour vous en informer, madame la comtesse; pour moi, je dois, +d'après l'ordre de mon noble maître, jouir de l'insigne honneur d'un +entretien particulier avec vous. + +La comtesse pâlit; elle s'écria d'une voix tremblante: + +--Moi! un entretien avec vous, Musdoemon? + +--Si cela affligeait en rien la noble dame, son indigne serviteur +serait au désespoir. + +--M'affliger! non sans doute, reprit la comtesse s'efforçant de +sourire; mais cet entretien est-il si nécessaire? + +Le messager s'inclina jusqu'à terre. + +--Absolument nécessaire! la lettre que l'illustre comtesse a daigné +recevoir de mes mains doit en contenir l'injonction formelle. + +C'était une chose singulière que de voir la fière comtesse d'Ahlefeld +trembler et pâlir devant un serviteur qui lui rendait de si profonds +respects. Elle ouvrit lentement le paquet et en lut le contenu. Après +l'avoir relu: + +--Allons, dit-elle à ses femmes d'une voix faible, qu'on nous laisse +seuls. + +--Daigne la noble dame, dit le messager fléchissant le genou, me +pardonner la liberté que j'ose prendre et la peine que je parais lui +causer. + +--Croyez au contraire, repartit la comtesse avec un sourire forcé, que +j'ai beaucoup de plaisir à vous voir. + +Les femmes se retirèrent. + +--Elphège, tu as donc oublié qu'il fut un temps où nos tête-à-tête ne +te répugnaient pas? + +C'était le messager qui parlait à la noble comtesse, et ces paroles +étaient accompagnées d'un rire pareil à celui du diable lorsqu'au +moment où le pacte expire il saisit l'âme qui s'est donnée à lui. + +La puissante dame baissa sa tête humiliée. + +--Que ne l'ai-je en effet oublié! murmura-t-elle. + +--Pauvre folle! comment peux-tu rougir de choses que nul oeil humain +n'a vues? + +--Ce que les hommes ne voient pas, Dieu le voit. + +--Dieu, faible femme! tu n'es pas digne d'avoir trompé ton mari, car +il est moins crédule que toi. + +--Vous insultez peu généreusement à mes remords, Musdoemon. + +--Eh bien! si tu en as, Elphège, pourquoi leur insultes-tu toi-même +chaque jour par des crimes nouveaux? + +La comtesse d'Ahlefeld cacha sa tête dans ses mains; le messager +poursuivit: + +--Elphège, il faut choisir: ou le remords et plus de crimes, ou le +crime et plus de remords. Fais comme moi, choisis le second parti, +c'est le meilleur, le plus gai du moins. + +--Puissiez-vous, dit la comtesse à voix basse, ne pas retrouver ces +paroles dans l'éternité! + +--Allons, ma chère, quittons la plaisanterie. Alors Musdoemon +s'asseyant près de la comtesse, et passant ses bras autour de son cou: + +--Elphège, dit-il, tâche de rester, par l'esprit du moins, ce que tu +étais il y a vingt ans. + +L'infortunée comtesse, esclave de son complice, tâcha de répondre à sa +repoussante caresse. Il y avait dans cet embrassement adultère de deux +êtres qui se méprisaient et s'exécraient mutuellement quelque chose de +trop révoltant, même pour ces âmes dégradées. Les caresses illégitimes +qui avaient fait leur joie, et que je ne sais quelle horrible +convenance les forçait de se prodiguer encore, faisaient maintenant +leur torture. Étrange et juste changement des affections coupables! +leur crime était devenu leur supplice. + +La comtesse, pour abréger ce tourment adultère, demanda enfin à son +odieux amant, en s'arrachant de ses bras, de quel message verbal son +époux l'avait chargé. + +--D'Ahlefeld, dit Musdoemon, au moment de voir son pouvoir s'affermir +par le mariage d'Ordener Guldenlew avec notre fille... + +--Notre fille! s'écria la hautaine comtesse, et son regard fixé sur +Musdoemon reprit une expression d'orgueil et de dédain. + +--Eh bien, dit froidement le messager, je crois qu'Ulrique peut +m'appartenir au moins autant qu'à lui. Je disais donc que ce mariage +ne satisfaisait pas entièrement ton mari, si Schumacker n'était en +même temps tout à fait renversé. Du fond de sa prison, ce vieux favori +est encore presque aussi redoutable que dans son palais. Il a à la +cour des amis obscurs, mais puissants, peut-être parce qu'ils sont +obscurs; et le roi, apprenant il y a un mois que les négociations du +grand-chancelier avec le duc de Holstein-Ploen ne marchaient pas, s'est +écrié avec impatience:--Griffenfeld à lui seul en savait plus qu'eux +tous.--Un intrigant nommé Dispolsen, venu de Munckholm à Copenhague, a +obtenu de lui plusieurs audiences secrètes, après lesquelles le roi a +fait demander à la chancellerie, où ils sont déposés, les titres de +noblesse et de propriété de Schumacker. On ignore à quoi Schumacker +aspire; mais ne désirerait-il que la liberté, pour un prisonnier +d'état c'est désirer le pouvoir.--Il faut donc qu'il meure, et qu'il +meure judiciairement; c'est à lui forger un crime que nous +travaillons.--Ton mari, Elphège, sous prétexte d'inspecter _incognito_ +provinces du Nord, va s'assurer par lui-même du résultat qu'ont eu nos +menées parmi les mineurs, dont nous voulons provoquer, au nom de +Schumacker, une insurrection qu'il sera facile ensuite d'étouffer. Ce +qui nous inquiète, c'est la perte de plusieurs papiers importants +relatifs à ce plan, et que nous avons tout lieu de croire au pouvoir +de Dispolsen. Sachant donc qu'il était reparti de Copenhague pour +Munckholm, rapportant à Schumacker ses parchemins, ses diplômes, et +peut-être ces documents qui peuvent nous perdre ou au moins nous +compromettre, nous avons aposté dans les gorges de Kole quelques +fidèles, chargés de se défaire de lui, après l'avoir dépouillé de ses +papiers. Mais si, comme on l'assure, Dispolsen est venu de Berghen par +mer, nos peines seront perdues de ce côté-là.--Pourtant j'ai recueilli +en arrivant je ne sais quels bruits d'un assassinat d'un capitaine +nommé Dispolsen.--Nous verrons.--Nous sommes en attendant à la +recherche d'un brigand fameux, Han, dit d'Islande, que nous voudrions +mettre à la tête de la révolte des mines. Et toi, ma chère, quelles +nouvelles d'ici me donneras-tu? Le joli oiseau de Munckholm a-t-il été +pris dans sa cage? La fille du vieux ministre a-t-elle enfin été la +proie de notre _falcofulvus_, de notre fils Frédéric? + +La comtesse, retrouvant sa fierté, se récria encore: + +--Notre fils! + +--Ma foi, quel âge peut-il avoir? Vingt-quatre ans. Il y en a +vingt-six que nous nous connaissons, Elphège. + +--Dieu le sait, s'écria la comtesse, mon Frédéric est l'héritier +légitime du grand-chancelier. + +--Si Dieu le sait, répondit le messager en riant, le diable peut +l'ignorer. Au reste, ton Frédéric n'est qu'un étourneau indigne de +moi, et ce n'est pas la peine de nous quereller pour si peu de chose. +Il n'est bon qu'à séduire une fille. Y est-il parvenu au moins? + +--Pas encore, que je sache. + +--Mais, Elphège, tâche donc de jouer un rôle moins passif dans nos +affaires. Celui du comte et le mien sont, tu le vois, assez actifs. Je +retourne dès demain vers ton mari. Pour toi, ne te borne pas, de +grâce, à prier pour nos péchés, comme la madone que les Italiens +invoquent en assassinant.--Il faut aussi qu'Ahlefeld songe à me +récompenser un peu plus magnifiquement qu'il ne l'a fait jusqu'ici. Ma +fortune est liée à la vôtre; mais je me lasse d'être le serviteur de +l'époux, quand je suis l'amant de la femme, et de n'être que le +gouverneur, le précepteur, le pédagogue, quand je suis presque le +père. + +En ce moment minuit sonna, et une des femmes entra, rappelant à la +comtesse que, d'après la règle du palais, toutes les lumières devaient +être éteintes à cette heure. La comtesse, heureuse de terminer un +entretien pénible, rappela ses suivantes. + +--Me permette la gracieuse comtesse, dit Musdoemon en se retirant, de +conserver l'espérance de la revoir demain, et de déposer à ses pieds +l'hommage de mon profond respect. + + + + +VIII + + Il faut absolument que tu l'aies massacré; tu as + le regard d'un meurtrier, un air sinistre et + farouche. + + SHAKESPEARE, _le Songe d'été_. + + +--En honneur, vieillard, dit Ordener à Spiagudry, je commençais à +croire que c'étaient les cadavres logés dans cet édifice qui étaient +chargés d'en ouvrir la porte. + +--Pardonnez, seigneur, répondit le concierge ayant encore dans +l'oreille les noms du roi et du vice-roi et répétant son excuse +banale, je... je dormais profondément. + +--En ce cas, il paraît que vos morts ne dorment pas, car c'étaient eux +sans doute que j'entendais tout à l'heure causer distinctement. + +Spiagudry se troubla. + +--Vous avez, seigneur étranger, vous avez entendu?.... + +--Eh! mon Dieu, oui; mais qu'importe? je ne suis pas venu ici pour +m'occuper de vos affaires, mais pour vous occuper des miennes. +Entrons. + +Spiagudry ne se souciait guère d'introduire le nouveau venu près du +corps de Gill; mais ces dernières paroles le rassurèrent un peu, et +d'ailleurs, pouvait-il résister? + +Il laissa donc passer le jeune homme, et, refermant la porte: + +--Benignus Spiagudry, dit-il, est à votre service pour tout ce qui +concerne les sciences humaines. Cependant, si, comme votre visite +nocturne semble l'annoncer, vous croyez parler à un sorcier, vous avez +tort; _ne famam credas_; je ne suis qu'un savant.--Entrons, seigneur +étranger, dans mon laboratoire. + +--Non pas, dit Ordener, c'est à ces cadavres qu'il faut nous arrêter. + +--À ces cadavres! s'écria Spiagudry, recommençant à trembler. Mais, +seigneur, vous ne pouvez les voir. + +--Comment, je ne puis voir des corps qui ne sont déposés là que pour +être vus! Je vous répète que j'ai des renseignements à vous demander +sur l'un d'eux; votre devoir est de me les donner. Obéissez de gré, +vieillard, ou vous obéirez de force. + +Spiagudry avait un profond respect pour les sabres, et il en voyait +briller un au côté d'Ordener. + +--_Nihil non arrogat armis_, murmura-t-il; et, fouillant dans le +trousseau de ses clefs, il ouvrit la grille à hauteur d'appui, et +introduisit l'étranger dans la seconde section de la salle. + +--Montrez-moi les vêtements du capitaine, dit celui-ci. + +En ce moment, un rayon de la lampe tomba sur la tête sanglante de Gill +Stadt. + +--Juste Dieu! s'écria Ordener, quelle abominable profanation! + +--Grand saint Hospice, ayez pitié de moi! dit à voix basse le vieux +concierge. + +--Vieillard, poursuivit Ordener d'une voix menaçante, êtes-vous si +loin de la tombe, pour violer le respect qu'on lui voue, et ne +craignez-vous pas, malheureux, que les vivants ne vous apprennent ce +que l'on doit aux morts? + +--Oh! s'écria le pauvre concierge, grâce, ce n'est pas moi! Si vous +saviez!.... Et il s'arrêta, car il se rappela ces mots du petit homme: +Sois fidèle et muet. + +--Avez-vous vu quelqu'un sortir par cette ouverture? demanda-t-il +d'une voix éteinte. + +--Oui. Est-ce ton complice? + +--Non, c'est le coupable, le seul coupable! j'en jure par toutes les +réprobations infernales, par toutes les bénédictions célestes, par ce +corps même si indignement profané!--Et il s'était prosterné sur la +pierre devant Ordener. + +Tout hideux qu'était Spiagudry, il y avait cependant dans son +désespoir, dans ses protestations, un accent de vérité qui persuada le +jeune homme. + +--Vieillard, dit-il, relève-toi, et si tu n'as point outragé la mort, +n'avilis point la vieillesse. + +Le concierge se releva. Ordener continua: + +--Quel est le coupable? + +--Oh! silence, noble jeune seigneur, vous ignorez de qui vous parlez. +Silence! + +Et Spiagudry se répétait intérieurement: Sois fidèle et muet. + +Ordener reprit froidement: + +--Quel est le coupable? Je veux le connaître. + +--Au nom du ciel, seigneur! ne parlez pas ainsi, taisez-vous, de +peur.... + +--La peur ne me fera point taire et te fera parler. + +--Excusez-moi, pardon, mon jeune maître! dit le désolé Spiagudry, je +ne puis. + +--Tu le peux, car je le veux. Tu nommeras le profanateur! + +Spiagudry chercha encore à tergiverser. + +--Eh bien! noble maître, le profanateur de ce cadavre est l'assassin +de cet officier. + +--Cet officier est donc mort assassiné? demanda Ordener, ramené par +cette transition au but de sa recherche. + +--Oui, sans doute, seigneur. + +--Et par qui? par qui? + +--Au nom de la sainte que votre mère invoquait en vous donnant le +jour, ne cherchez pas à savoir ce nom, mon jeune maître, ne me forcez +pas à le révéler. + +--Si l'intérêt que j'ai à le savoir avait besoin d'être accru, vous y +ajouteriez, vieillard, l'intérêt de la curiosité. Je vous commande de +me nommer ce meurtrier. + +--Eh bien, dit Spiagudry, remarquez ces profondes déchirures produites +par des ongles longs et tranchants sur le corps de ce malheureux. +Elles vous nomment l'assassin. + +Et le vieillard montrait à Ordener de longues et fortes égratignures +sur le cadavre nu et lavé. + +--Comment? dit Ordener, est-ce quelque bête fauve? + +--Non, mon jeune seigneur. + +--Mais, à moins que ce ne soit le diable.... + +--Chut! prenez garde de trop bien deviner. N'avez-vous jamais entendu +parler, poursuivit le concierge à voix basse, d'un homme ou d'un +monstre à face humaine, dont les ongles sont aussi longs que ceux +d'Astaroth qui nous a perdus, ou de l'Antéchrist qui nous perdra? + +--Parlez plus clairement. + +--Malheur! dit l'Apocalypse.... + +--C'est le nom de l'assassin que je vous demande. + +--L'assassin... le nom?.... Seigneur, ayez pitié de moi, ayez pitié de +vous. + +--La seconde de ces prières détruirait la première, quand bien même +des motifs graves ne me forceraient pas à t'arracher ce nom. N'abuse +pas plus longtemps.... + +--Eh bien, vous le voulez, jeune homme, dit Spiagudry se redressant et +d'une voix haute, ce meurtrier, ce profanateur est Han d'Islande. + +Ce nom redoutable n'était pas ignoré d'Ordener. + +--Comment! reprit-il, Han! cet exécrable bandit! + +--Ne l'appelez pas bandit, car il vit toujours seul. + +--Alors, misérable, comment le connaissez-vous? Quels crimes communs +vous ont donc rapprochés? + +--Oh! noble maître, daignez ne pas croire aux apparences. Le tronc de +chêne est-il vénéneux parce que le serpent s'y abrite? + +--Point de vaines paroles! un scélérat ne peut avoir d'ami qu'un +complice. + +--Je ne suis point son ami, et moins encore son complice; et si mes +serments ne vous ont pas persuadé, seigneur, veuillez de grâce +remarquer que cette profanation détestable m'expose, dans vingt-quatre +heures, quand on viendra relever le corps de Gill Stadt, au supplice +des sacrilèges, et me jette ainsi dans la plus effroyable inquiétude +où innocent se soit jamais trouvé. + +Ces considérations d'intérêt personnel firent encore plus sur Ordener +que la voix suppliante du pauvre gardien, auquel elles avaient +probablement inspiré en bonne partie sa pathétique, quoique inutile +résistance au sacrilège du petit homme. Ordener parut méditer un +moment, pendant lequel Spiagudry cherchait à lire sur son visage si ce +repos déciderait la paix ou ramènerait la tempête. + +Enfin il dit d'un ton sévère, mais calme: + +--Vieillard, soyez véridique. Ayez-vous trouvé des papiers sur cet +officier? + +--Aucun, sur mon honneur. + +--Savez-vous si Han d'Islande en a trouvé? + +--Je vous jure par saint Hospice que je l'ignore. + +--Vous l'ignorez? savez-vous où se cache ce Han d'Islande? + +--Il ne se cache jamais, il erre toujours. + +--Soit; mais enfin quelles sont ses retraites? + +--Ce païen, répondit le vieillard à voix basse, a autant de retraites +que l'île de Hitteren a de récifs, que l'étoile Sirius a de rayons. + +--Je vous engage de nouveau, interrompit Ordener, à parler en termes +positifs. Je vais vous donner l'exemple; écoutez. Vous êtes +mystérieusement lié avec un brigand dont vous soutenez ne pas être le +complice. Si vous le connaissez, vous devez savoir où il s'est +maintenant retiré.--Ne m'interrompez pas.--Si vous n'êtes pas son +complice, vous n'hésiterez pas à me conduire à sa recherche. + +Spiagudry ne put contenir son effroi. + +--Vous, noble seigneur, vous, grand Dieu! plein de jeunesse et de vie, +provoquer, rechercher ce démoniaque! Quand Ingiald aux quatre bras +combattit le géant Nyctolm, du moins avait-il quatre bras. + +--Eh bien, dit Ordener en souriant, s'il faut quatre bras, ne +serez-vous pas mon guide? + +--Moi! votre guide! Comment pouvez-vous vous railler ainsi d'un pauvre +vieillard qui a déjà presque besoin d'un guide lui-même? + +--Écoutez, reprit Ordener, n'essayez pas vous-même de vous jouer de +moi. Si cette profanation, dont je veux bien vous croire innocent, +vous expose au châtiment des sacrilèges, vous ne pouvez rester ici. Il +vous faut donc fuir. Je vous offre ma sauvegarde, mais à condition que +vous me conduirez à la retraite du brigand. Soyez mon guide, je serai +votre protecteur. Je dis plus; si j'atteins Han d'Islande, je +l'amènerai ici mort ou vif. Vous pourrez prouver votre innocence, et +je vous promets de vous faire rentrer dans votre emploi. Voilà, en +attendant, plus d'écus royaux qu'il ne vous en rapporte par an. + +Ordener, en gardant la bourse pour la fin, avait observé dans ses +arguments la gradation voulue par les saines lois de la logique. +Cependant ils étaient par eux-mêmes assez forts pour faire rêver +Spiagudry. Il commença par prendre l'argent. + +--Noble maître, vous avez raison, dit-il ensuite, et son oeil, +jusqu'alors indécis, se releva sur Ordener. Si je vous suis, je +m'expose quelque jour à la vengeance du formidable Han. Si je reste, +je tombe demain entre les mains du bourreau Orugix.--Quel est donc +déjà le supplice des sacrilèges? N'importe.--Dans les deux cas, ma +pauvre vie est en péril; mais comme, d'après la juste observation de +Sæmond-Sigfusson, autrement dit le Sage, _inter duo pericula æqualia, +minus imminens eligendum est_, je vous suis.--Oui, seigneur, je serai +votre guide. Veuillez ne pas oublier toutefois que j'ai fait tout ce +que j'ai pu pour vous détourner de votre aventureux dessein. + +--Soit, dit Ordener. Vous serez donc mon guide. Vieillard, ajouta-t-il +avec un regard expressif, je compte sur votre loyauté. + +--Ah! maître, répondit le concierge, la foi de Spiagudry est aussi +pure que l'or que vous venez de me donner si gracieusement. + +--Qu'il n'en soit pas autrement, car je vous prouverais que le fer que +je porte n'est pas de moins bon aloi que mon or.--Où pensez-vous que +soit Han d'Islande? + +--Mais, comme le midi du Drontheimhus est plein de troupes qu'on y a +envoyées sur je ne sais quelle réquisition du grand-chancelier, Han +doit s'être dirigé vers la grotte de Walderlong ou vers le lac de +Smiasen. Notre route est par Skongen. + +--Quand pouvez-vous me suivre? + +--Après la journée qui commence, quand la nuit sera close et le +Spladgest fermé, votre pauvre serviteur commencera près de vous les +fonctions de guide, pour lesquelles il privera les morts de ses soins. +Nous chercherons un moyen de cacher pendant tout le jour, aux yeux du +peuple, la mutilation du mineur. + +--Où vous trouverai-je ce soir? + +--Sur la grande place de Drontheim, s'il convient au maitre, près la +statue de la Justice, qui fut jadis Freya, et qui me protégera sans +doute de son ombre en reconnaissance du beau diable que j'ai fait +sculpter sous ses pieds. + +Spiagudry allait peut-être répéter verbalement à Ordener les +considérants de son placet au gouverneur, si celui-ci ne l'eût +interrompu. + +--Il suffit, vieillard, le traité est conclu. + +--Conclu, répéta le concierge. + +Il achevait ce mot, lorsqu'une espèce de grondement se fit entendre +comme au-dessus d'eux. Le concierge tressaillit. + +--Qu'est cela? dit-il. + +--N'y a-t-il ici, dit Ordener également surpris, d'autre habitant +vivant que vous? + +--Vous me rappelez mon vicaire Oglypiglap, reprit Spiagudry rassuré +par cette idée; c'est lui sans doute qui dort bruyamment. Un lapon qui +dort, selon l'évêque Arngrim, fait autant de bruit qu'une femme qui +veille. + +En parlant ainsi, ils s'étaient rapprochés de la porte du Spladgest. +Spiagudry l'ouvrit doucement. + +--Adieu, mon jeune seigneur, dit-il à Ordener, le ciel vous mette en +joie. À ce soir. Si votre chemin vous conduit devant la croix de saint +Hospice, daignez prier pour votre misérable serviteur Benignus +Spiagudry. + +Alors refermant en hâte la porte, autant de crainte d'être aperçu que +pour garantir sa lampe des premières brises du matin, il revint près +du cadavre de Gill, et s'occupa d'en tourner la tête de manière à en +cacher la blessure. + +Il avait fallu bien des raisons pour décider le timide concierge à +accepter l'offre aventureuse de l'étranger. Dans les motifs de sa +téméraire détermination entraient: 1° la crainte d'Ordener présent; +2° celle du bourreau Orugix; 3° une vieille haine pour Han d'Islande, +haine qu'il osait à peine s'avouer à lui-même, tant la terreur la +comprimait; 4° l'amour pour les sciences, auxquelles son voyage serait +si utile; 5° la confiance en son esprit rusé, pour se dérober aux +regards de Han; 6° un attrait tout spéculatif pour certain métal que +renfermait la bourse du jeune aventurier, et dont paraissait aussi +remplie la boîte de fer volée au capitaine et destinée à la veuve +Stadt, message qui maintenant courait grand risque de ne jamais +quitter le messager. + +Une dernière raison enfin, c'était l'espérance bien ou mal fondée de +rentrer tôt ou tard dans la place qu'il allait abandonner. Que lui +importait d'ailleurs que le brigand tuât le voyageur ou le voyageur le +brigand? À ce point de sa rêverie, il ne put s'empêcher de dire à +haute voix: + +--Cela me fera toujours un cadavre. + +Un nouveau grondement se fit encore entendre, et le malheureux +concierge frissonna. + +--Ce ne sont vraiment point là les ronflements d'Oglypiglap, se +dit-il; ce bruit vient du dehors. + +Puis, après un moment de réflexion: + +--Je suis bien simple de m'effrayer ainsi, c'est sans doute le dogue +du port qui se réveille et qui aboie. + +Alors il acheva de disposer les membres défigurés de Gill; puis, +refermant toutes les portes, vint se délasser sur son grabat des +fatigues de la nuit qui s'achevait, et prendre des forces pour celle +qui se préparait. + + + + +IX + + JULIETTE. + + Ah! crois-tu que nous nous revoyions jamais? + + ROMÉO. + + Je n'en doute point; et toutes ces peines + deviendront le doux entretien de nos jours à + venir. + + SHAKESPEARE. + + +Le fanal du château de Munckholm venait de s'éteindre, et, à sa place, +le matelot entrant dans le golfe de Drontheim voyait le casque du +soldat de garde briller de loin, comme une étoile mobile, aux rayons +du soleil levant, quand Schumacker, appuyé sur le bras de sa fille, +descendit comme de coutume dans le jardin circulaire qui environnait +sa prison. Tous deux avaient eu une nuit agitée, le vieillard par +l'insomnie, la jeune fille par des rêves délicieux. Ils se promenaient +depuis quelque temps en silence, quand le vieux prisonnier attacha sur +la belle jeune fille un regard triste et grave: + +--Vous rougissez et souriez toute seule, Éthel; vous êtes heureuse, +car vous ne rougissez pas du passé, et vous souriez à l'avenir. + +Éthel rougit plus fort, et cessa de sourire. + +--Mon seigneur et père, dit-elle, embarrassée et confuse, j'ai apporté +le livre de l'Edda. + +--Eh bien, lisez, ma fille, dit Schumacker; et il retomba dans sa +rêverie. + +Alors le sombre captif, assis sur un rocher noirâtre ombragé d'un +sapin noir, écouta la douce voix de sa fille, sans entendre sa +lecture, comme un voyageur altéré se plaît au murmure de la source où +il puise la vie. + +Éthel lui lut l'histoire de la bergère Allanga, qui refusa un roi +jusqu'à ce qu'il eût prouvé qu'il était un guerrier. Le prince Regner +Lodbrog n'obtint la bergère qu'en revenant vainqueur du brigand de +Klipstadur, Ingolphe l'Exterminateur. + +Soudain un bruit de pas et de feuillage froissé vint interrompre sa +lecture et arracher Schumacker à sa méditation. Le lieutenant +d'Ahlefeld sortit de derrière le rocher où ils étaient assis. Éthel +baissa la tête en reconnaissant l'interrupteur éternel, et l'officier +s'écria: + +--Sur ma foi, ma belle damoiselle, le nom d'Ingolphe l'Exterminateur +vient d'être prononcé par votre charmante bouche. Je l'ai entendu, et +je présume que c'est en parlant de son petit-fils, Han d'Islande, que +vous êtes remontée jusqu'à lui. Les damoiselles aiment beaucoup à +parler des brigands. Sous ce rapport, on conte d'Ingolphe et de sa +descendance des choses singulièrement agréables et effrayantes à +entendre. L'exterminateur Ingolphe n'eut qu'un fils, né de la sorcière +Thoarka; ce fils n'eut également qu'un fils, né de même d'une +sorcière. Depuis quatre siècles, cette race s'est ainsi perpétuée pour +la désolation de l'Islande, toujours par un seul rejeton, qui ne +produit jamais qu'un rameau. C'est par cette série d'héritiers uniques +que l'esprit infernal d'Ingolphe est arrivé de nos jours sain et +entier au fameux Han d'Islande, qui avait sans doute tout à l'heure le +bonheur d'occuper les virginales pensées de la damoiselle. + +L'officier s'arrêta un moment. Éthel gardait le silence de l'embarras; +Schumacker, celui de l'ennui. Enchanté de les trouver disposés sinon à +répondre, du moins à écouter, il continua: + +--Le brigand de Klipstadur n'a d'autre passion que la haine des +hommes, d'autre soin que celui de leur nuire. + +--Il est sage, interrompit brusquement le vieillard. + +--Il vit toujours seul, reprit le lieutenant. + +--Il est heureux, dit Schumacker. + +Le lieutenant fut ravi de cette double interruption, qui semblait +sceller un pacte de conversation. + +--Nous préserve le dieu Mithra, s'écria-t-il, de ces sages et de ces +heureux! Maudit soit le zéphyr malintentionné qui a apporté en Norvège +le dernier des démons d'Islande. J'ai tort de dire malintentionné, car +c'est, assure-t-on, à un évêque que nous devons le bonheur de posséder +Han de Klipstadur. Si l'on en croit la tradition, quelques paysans +islandais, ayant pris sur les montagnes de Bessestedt le petit Han +encore enfant, voulurent le tuer, comme Astyage tua le lionceau de +Bactriane; mais l'évêque de Scalholt s'y opposa, et prit l'oursin sous +sa protection, espérant faire un chrétien du diable. Le bon évêque +employa mille moyens pour développer cette intelligence infernale, +oubliant que la ciguë ne s'était point changée en lys dans les serres +chaudes de Babylone. Aussi le démoniaque adolescent le paya-t-il de +ses soins en s'enfuyant une belle nuit sur un tronc d'arbre, à travers +les mers, et en éclairant sa fuite de l'incendie du manoir épiscopal. +Voilà, selon les vieilles fileuses du pays, comment s'est transporté +en Norvège cet islandais, qui, grâce à son éducation, offre +aujourd'hui toute la perfection du monstre. Depuis ce temps, les mines +de Fa-roër comblées et trois cents ouvriers écrasés sous les +décombres; le rocher pendant de Golyn précipité pendant la nuit sur le +village qu'il dominait; le pont de Half-Broën croulant du haut des +roches sous le passage des voyageurs; la cathédrale de Drontheim +incendiée; les fanaux côtiers éteints durant les nuits orageuses, et +une foule de crimes et de meurtres ensevelis dans les lacs de Sparbo +ou de Smiasen, ou cachés sous les grottes de Walderhog et de Rylass, +et dans les gorges du Dofre-Field, ont attesté la présence de cet +Arimane incarné dans le Drontheimhus. Les vieilles prétendent qu'il +lui pousse un poil de la barbe à chaque crime; en ce cas sa barbe doit +être aussi touffue que celle du plus vénérable mage assyrien. La belle +damoiselle saura cependant que le gouverneur a plus d'une fois essayé +d'arrêter la crue extraordinaire de cette barbe. + +Schumacker rompit encore le silence. + +--Et tous les efforts pour s'emparer de cet homme, dit-il avec un +regard de triomphe et un sourire ironique, ont été vains? J'en +félicite la grande-chancellerie. + +L'officier ne comprit pas le sarcasme de l'ex-grand-chancelier. + +--Han a jusqu'ici été aussi imprenable qu'Horatius surnommé Coclès. +Vieux soldats, jeunes miliciens, campagnards, montagnards, tout meurt +ou tout fuit devant lui. C'est un démon qu'on ne saurait éviter ni +atteindre; ce qui peut arriver de plus heureux à ceux qui le +cherchent, c'est de ne pas le trouver. + +--La gracieuse damoiselle est peut-être surprise, continua-t-il en +s'asseyant familièrement près d'Éthel, qui se rapprocha de son père, +de tout ce que je sais de curieux touchant cet être surnaturel. Ce +n'est pas sans intention que j'ai recueilli ces singulières +traditions. Il me semble, et je serais heureux que ma charmante +damoiselle partageât mon avis, que les aventures de Han pourraient +fournir un roman délicieux, dans le genre des sublimes écrits de la +damoiselle Scudéry, l'_Artamène_ ou la _Clélie_, dont je n'ai encore +lu que six volumes, mais qui n'en est pas moins un chef-d'oeuvre à mes +yeux. Il faudrait, par exemple, adoucir notre climat, orner nos +traditions, modifier nos noms barbares. Ainsi Drontheim, qui +deviendrai _Durtinianum_, verrait ses forêts se changer sous ma +baguette magique, en des bosquets délicieux, arrosés de mille petits +ruisseaux, bien autrement poétiques que nos vilains torrents. Nos +cavernes noires et profondes feraient place à des grottes charmantes, +tapissées de rocailles dorées et de coquillages d'azur. Dans l'une de +ces grottes habiterait un célèbre enchanteur, Hannus de Thulé...--Car +vous conviendrez que le nom de _Han d'Islande_ ne flatte pas +l'oreille.--Ce géant...--vous sentez qu'il serait absurde que le héros +d'un tel ouvrage ne fût pas un géant--ce géant descendrait en droite +ligne du dieu Mars.--Ingolphe l'Exterminateur ne présente rien à +l'imagination--et de la magicienne Théonne...--ne trouvez-vous pas le +nom de _Thoarka_ heureusement altéré?--fille de la sibylle de Cumes. +Hannus, après avoir été élevé par le grand-mage de Thulé, se serait +enfin échappé du palais du pontife, sur un char attelé de deux +dragons...--Il faudrait être un pauvre esprit pour conserver la +mesquine tradition du tronc d'arbre.--Arrivé sous le ciel de +Durtinianum, et séduit par ce pays charmant, il en aurait fait le lieu +de sa résidence et le théâtre de ses crimes. Ce ne serait pas chose +aisée que de faire une peinture agréable des brigandages de Han. On +pourrait en adoucir l'horreur par quelque amour ingénieusement +imaginé. La bergère Alcippe, en promenant un jour son agneau dans un +bois de myrtes et d'oliviers, serait aperçue par le géant, qui +céderait soudain au pouvoir de ses yeux. Mais Alcippe aimerait le beau +Lycidas, officier des milices, en garnison dans son hameau. Le géant +s'irriterait du bonheur du centurion, et le centurion des assiduités +du géant. Vous concevez, aimable damoiselle, tout ce qu'une pareille +imagination pourrait semer de charme dans les aventures de Hannus. Je +parierais mes bottes de Cracovie contre une paire de patins qu'un tel +sujet, traité par la damoiselle Scudéry, ferait raffoler toutes les +dames de Copenhague. + +Ce mot arracha Schumacker de la sombre rêverie où il était resté +enseveli pendant la dépense inutile de bel esprit que venait de faire +le lieutenant. + +--Copenhague?-dit-il brusquement; seigneur officier, que s'est-il +passé de nouveau à Copenhague? + +--Rien, sur ma foi, que je sache, répondit le lieutenant, sinon le +consentement donné par le roi au mariage important qui occupe en ce +moment les deux royaumes. + +--Comment! reprit Schumacker; quel mariage? + +L'apparition d'un quatrième interlocuteur arrêta la réponse sur les +lèvres du lieutenant. + +Tous trois levèrent les yeux. Le visage sombre du prisonnier +s'éclaircit, la physionomie frivole du lieutenant prit une expression +de gravité, et la douce figure d'Éthel, pâle et confuse pendant le +long soliloque de l'officier, se ranima de vie et de joie. Elle +soupira profondément, comme si son coeur eût été allégé d'un poids +insupportable, et son sourire triste et furtif s'élança au-devant du +nouveau venu.--C'était Ordener. + +Le vieillard, la jeune fille et l'officier étaient devant Ordener dans +une position singulière, ils avaient chacun un secret commun avec lui; +aussi se gênaient-ils réciproquement. Le retour d'Ordener au donjon ne +surprit ni Schumacker ni Éthel, qui l'attendaient; mais il étonna le +lieutenant, autant que la présence du lieutenant surprit Ordener, qui +aurait pu craindre quelque indiscrétion de l'officier sur la scène de +la veille, si le silence prescrit par la loi courtoise ne l'eût +rassuré. Il ne pouvait donc que s'étonner de le voir paisiblement +assis près des deux prisonniers. + +Ces quatre personnages ne pouvaient rien se dire réunis, précisément +parce qu'ils auraient eu beaucoup à se dire isolément. Aussi, hormis +les regards d'intelligence et d'embarras, l'accueil que reçut Ordener +fut-il absolument muet. + +Le lieutenant partit d'un éclat de rire. + +--Par la queue du manteau royal, mon cher nouveau-venu, voilà un +silence qui ne ressemble pas mal à celui des sénateurs gaulois, quand +le romain Brennus.... Je ne sais, en honneur, déjà plus qui était +romain ou gaulois, des sénateurs ou du général. N'importe! puisque +vous voilà, aidez-moi à instruire cet honorable vieillard de ce qui se +passe de nouveau. J'allais, sans votre subite entrée en scène, +l'entretenir du mariage illustre qui occupe en ce moment mèdes et +persans. + +--Quel mariage? dirent en même temps Ordener et Schumacker. + +--À la coupe de vos vêtements, seigneur étranger, s'écria le +lieutenant en frappant des mains, j'avais déjà pressenti que vous +veniez de quelque autre monde. Voici une question qui change en +certitude mon soupçon. Vous êtes sans doute débarqué hier sur les +bords de la Nidder, dans un char-fée attelé de deux griffons ailés; +car vous n'auriez pu parcourir la Norvège sans entendre parler du +fameux mariage du fils du vice-roi avec la fille du grand-chancelier. + +Schumacker se tourna vers le lieutenant. + +--Quoi! Ordener Guldenlew épouse Ulrique d'Ahlefeld? + +--Comme vous dites, répondit l'officier, et cela sera conclu avant que +la mode des vertugadins à la française soit passée à Copenhague. + +--Le fils de Frédéric doit avoir environ vingt-deux ans; car j'étais +depuis une année dans la forteresse de Copenhague quand le bruit de sa +naissance parvint jusqu'à moi. Qu'il se marie jeune, continua +Schumacker avec un sourire amer; au moment de la disgrâce on ne lui +reprochera pas du moins d'avoir ambitionné le chapeau de cardinal. + +Le vieux favori faisait à ses propres malheurs une allusion que le +lieutenant ne comprit pas. + +--Non certes, dit-il en éclatant de rire. Le baron Ordener va recevoir +le titre de comte, le collier de l'Éléphant et les aiguillettes de +colonel, qui ne se concilient guère vraiment avec la barrette de +cardinal. + +--Tant mieux, répondit Schumacker. Puis, après une pause, il ajouta, +secouant la tête comme s'il eût vu sa vengeance devant lui:--Quelque +jour peut-être on lui fera un carcan du noble collier, on lui brisera +sur le front sa couronne de comte, on lui battra les joues de ses +aiguillettes de colonel. Ordener saisit la main du vieillard. + +--Dans l'intérêt de votre haine, seigneur, ne maudissez pas le bonheur +d'un ennemi avant de savoir si ce bonheur en est un pour lui. + +--Eh! mais, dit le lieutenant, qu'importent au baron de Thorvick les +anathèmes du bonhomme? + +--Lieutenant! s'écria Ordener, ils lui importent plus que vous ne +pensez....--peut-être.--Et, poursuivit-il après un moment de silence, +votre fameux mariage est moins certain que vous ne le croyez. + +--_Fiat quod vis_, repartit le lieutenant avec une salutation +ironique; le roi, le vice-roi et le grand-chancelier ont, il est vrai, +tout disposé pour cette union; ils la désirent, ils la veulent; mais +puisqu'elle déplaît au seigneur étranger, qu'importe le +grand-chancelier, le vice-roi et le roi! + +--Vous avez peut-être raison, dit Ordener d'un air sérieux. + +--Oh! sur ma foi!--et le lieutenant se renversa sur le dos en éclatant +de rire,--cela est trop plaisant. Je voudrais pour beaucoup que le +baron de Thorvick fût ici pour entendre un devin aussi bien instruit +des choses de ce monde décider de sa destinée. Mon docte prophète, +croyez-moi, vous n'avez pas encore assez de barbe pour être bon +sorcier. + +--Seigneur lieutenant, répondit froidement Ordener, je ne pense pas +qu'Ordener Guldenlew épouse une femme sans l'aimer. + +--Eh! eh! voilà le livre des maximes. Et qui vous dit, seigneur du +manteau vert, que le baron n'aime pas Ulrique d'Ahlefeld? + +--Et, s'il vous plaît, à votre tour, qui vous dit qu'il l'aime? + +Ici le lieutenant fut entraîné, comme il arrive souvent, par la +chaleur de la conversation, à affirmer un fait dont il n'était pas +sûr. + +--Qui me dit qu'il l'aime? la question est amusante! J'en suis fâché +pour votre divination; mais tout le monde sait que ce mariage n'est +pas moins un mariage de passion que de convenance. + +--Excepté moi, du moins, dit Ordener d'un ton grave. + +--Excepté vous, soit; mais qu'importe! vous n'empêcherez pas que le +fils du vice-roi ne soit amoureux de la fille du chancelier! + +--Amoureux? + +--Amoureux fou! + +--Il faudrait en effet qu'il fût fou pour en être amoureux. + +--Holà! n'oubliez pas de qui et à qui vous parlez. Ne dirait-on pas +que le fils du comte vice-roi n'a pu s'éprendre d'une dame sans +consulter ce rustaud? + +En parlant ainsi, l'officier s'était levé. Éthel, qui vit le regard +d'Ordener s'enflammer, se précipita devant lui. + +--Oh! dit-elle, de grâce calmez-vous; n'écoutez pas ces injures; que +nous importe que le fils du vice-roi aime la fille du chancelier? +Cette douce main posée sur le coeur du jeune homme en apaisa la +tempête; il abaissa sur son Éthel un regard enivré, et n'entendit plus +le lieutenant qui, reprenant sa gaieté, s'écriait:--La damoiselle +remplit avec une grâce infinie le rôle des dames sabines entre leurs +pères et leurs maris. Mes paroles étaient peu mesurées; j'oubliais, +poursuivit-il en s'adressant à Ordener, qu'il existait entre nous un +lien de fraternité, et que nous ne pouvions plus nous provoquer. + +--Chevalier, donnez-moi la main. Convenez-en, vous aviez aussi oublié +que vous parliez du fils du vice-roi à son futur beau-frère, le +lieutenant d'Ahlefeld. + +À ce nom, Schumacker, qui avait tout observé jusque-là d'un oeil +d'indifférence ou d'impatience, s'élança de son siège de pierre en +poussant un cri terrible. + +--D'Ahlefeld! un d'Ahlefeld devant moi! Serpent! comment n'ai-je pas +reconnu dans le fils son exécrable père! Laissez-moi paisible dans mon +cachot, je n'ai point été condamné au supplice de vous voir. Il ne me +manque plus, comme il l'osait souhaiter tout à l'heure, que de voir le +fils de Guldenlew près du fils d'Ahlefeld!--Traîtres! lâches! que ne +viennent-ils eux-mêmes jouir de mes larmes de démence et de rage? +Race! race abhorrée! fils d'Ahlefeld, laisse-moi! + +L'officier, d'abord étourdi de la vivacité de ces imprécations, +retrouva bientôt la colère et la parole. + +--Silence! vieil insensé! auras-tu bientôt fini de me chanter les +litanies des démons? + +--Laisse, laisse-moi! poursuivit le vieillard, et emporte ma +malédiction, pour toi et la misérable race de Guldenlew qui va +s'allier à la tienne. + +--Pardieu, s'écria l'officier furieux, tu me fais un double outrage! + +Ordener arrêta le lieutenant, qui ne se connaissait plus. + +--Respectez un vieillard dans votre ennemi, lieutenant; nous avons +déjà des satisfactions à nous rendre, je vous ferai raison des +offenses du prisonnier. + +--Soit, dit le lieutenant, vous contractez une double dette; le combat +sera à outrance, car j'aurai mon beau-frère et moi à venger. Songez +qu'avec mon gant vous ramassez celui d'Ordener Guldenlew. + +--Lieutenant d'Ahlefeld, répondit Ordener, vous embrassez le parti des +absents avec une chaleur qui prouve de la générosité. N'y en aurait-il +pas autant à prendre pitié d'un malheureux vieillard à qui l'adversité +donne quelque droit d'être injuste? + +D'Ahlefeld était de ces âmes chez qui on éveille une vertu avec une +louange. Il serra la main d'Ordener, et s'approcha de Schumacker, qui, +épuisé par son emportement même, était retombé sur le rocher dans les +bras d'Éthel éplorée. + +--Seigneur Schumacker, dit l'officier, vous avez abusé de votre +vieillesse, et j'allais peut-être abuser de ma jeunesse, si vous +n'aviez trouvé un champion. J'étais entré ce matin pour la dernière +fois dans votre prison, car c'était pour vous dire que désormais vous +pourriez rester, d'après l'ordre spécial du vice-roi, libre et sans +gardes dans le donjon. Recevez cette bonne nouvelle de la bouche d'un +ennemi. + +--Retirez-vous, dit le vieux captif d'une voix sourde. + +Le lieutenant s'inclina, et obéit, intérieurement satisfait d'avoir +conquis le regard approbateur d'Ordener. + +Schumacker resta quelque temps les bras croisés et la tête courbée, +enseveli dans ses rêveries; tout à coup il releva son regard sur +Ordener, debout et en silence devant lui. + +--Eh bien? dit-il. + +--Seigneur comte, Dispolsen est mort assassiné. + +La tête du vieillard retomba sur sa poitrine. Ordener poursuivit: + +--Son assassin est un brigand fameux, Han d'Islande. + +--Han d'Islande! dit Schumacker. + +--Han d'Islande! répéta Éthel. + +--Il a dépouillé le capitaine, continua Ordener. + +--Ainsi, dit le vieillard, vous n'avez point entendu parler d'un +coffret de fer, scellé des armes de Griffenfeld? + +--Non, seigneur. + +Schumacker laissa tomber son front sur ses mains. + +--Je vous le rapporterai, seigneur comte, fiez-vous à moi. Le meurtre +a été commis hier matin. Han a fui vers le nord. J'ai un guide qui +connaît ses retraites, j'ai souvent parcouru les monts du +Drontheimhus. J'atteindrai le brigand. Éthel pâlit. Schumacker se +leva; son regard avait quelque chose de joyeux, comme s'il comprenait +encore la vertu chez les hommes. + +--Noble Ordener, dit-il, adieu.--Et levant une main vers le ciel, il +disparut derrière les broussailles. + +Quand Ordener se retourna, il vit, sur le roc bruni par la mousse, +Éthel pâle, comme une statue d'albâtre sur un piédestal noir. + +--Juste Dieu, mon Éthel! dit-il se précipitant près d'elle et la +soutenant dans ses bras, qu'avez-vous? + +--Oh! répondit la tremblante jeune fille d'une voix qu'on entendait à +peine, oh! si vous avez, non quelque amour, mais quelque pitié pour +moi, seigneur, si vous ne me parliez pas hier tout à fait pour +m'abuser, si ce n'est pas pour causer ma mort que vous avez daigné +venir dans cette prison; seigneur Ordener, mon Ordener, renoncez, au +nom du ciel, au nom des anges, renoncez à votre projet insensé! +Ordener, mon bien-aimé Ordener! poursuivit-elle,--et ses larmes +s'échappaient avec abondance, et sa tête s'était penchée sur le sein +du jeune homme,--fais-moi ce sacrifice. Ne poursuis pas ce brigand, +cet affreux démon, que tu veux combattre. Dans quel intérêt y vas-tu, +Ordener? Dis-moi, quel intérêt peut t'être plus cher que celui de la +malheureuse que tu nommais hier ta bien-aimée épouse? + +Elle s'arrêta suffoquée par les sanglots. Ses deux bras étaient +attachés par ses mains jointes au cou d'Ordener, sur les yeux duquel +elle fixait ses yeux suppliants. + +--Mon Éthel adorée, vous vous alarmez à tort. Dieu soutient les bonnes +intentions, et l'intérêt pour lequel je m'expose n'est autre que le +vôtre. Ce coffret de fer renferme.... + +Éthel l'interrompit. + +--Mon intérêt! ai-je un autre intérêt que ta vie? Et si tu meurs, +Ordener, que veux-tu que je devienne? + +--Pourquoi penses-tu que je mourrai, Éthel? + +--Ah! tu ne connais donc pas ce Han, ce brigand infernal? Sais-tu à +quel monstre tu cours? Sais-tu qu'il commande à toutes les puissances +des ténèbres? qu'il renverse des montagnes sur des villes? que son pas +fait crouler les cavernes souterraines? que son souffle éteint les +fanaux sur les rochers? Et crois-tu, Ordener, résister à ce géant aidé +du démon, avec tes bras blancs et ta frêle épée? + +--Et vos prières, Éthel, et l'idée que je combats pour vous? Sois-en +sûre, mon Éthel, on t'a beaucoup exagéré la force et le pouvoir de ce +brigand. C'est un homme comme nous, qui donne la mort jusqu'à ce qu'il +la reçoive. + +--Tu ne veux donc pas m'écouter? mes paroles ne sont donc rien pour +toi? Que veux-tu, dis-moi, que je devienne si tu pars, si tu vas errer +de périls en périls, exposant, pour je ne sais quel intérêt de la +terre, tes jours qui sont à moi, les livrant à un monstre? + +Ici les récits du lieutenant apparurent de nouveau à l'imagination +d'Éthel, accrus de tout son amour et de toute sa terreur. Elle +poursuivit, d'une voix entrecoupée par les sanglots: + +--Je te l'assure, mon bien-aimé Ordener, ils t'ont trompé ceux qui +t'ont dit que ce n'était qu'un homme. Tu dois me croire plus qu'eux, +Ordener, tu sais que je ne voudrais pas te tromper. On a mille fois +essayé de le combattre, il a détruit des bataillons entiers. Je +voudrais seulement que d'autres te le disent, tu les croirais et tu +n'irais pas. + +Les prières de la pauvre Éthel auraient sans doute ébranlé +l'aventureuse résolution d'Ordener, s'il n'eût été aussi avancé. Les +paroles échappées la veille au désespoir de Schumacker revinrent à sa +mémoire, et le raffermirent. + +--Je pourrais, ma chère Éthel, vous dire que je n'irai pas, et n'en +pas moins exécuter mon projet; mais je ne vous tromperai jamais, même +pour vous rassurer. Je ne dois pas, je le répète, balancer entre vos +larmes et vos intérêts. Il s'agit de votre fortune, de votre bonheur, +de votre vie peut-être, de ta vie, mon Éthel. + +Et il la pressait doucement dans ses bras. + +--Et que me fait tout cela? reprit-elle éplorée. Mon ami, mon Ordener, +ma joie, tu sais que tu es toute ma joie, ne me donne pas un malheur +affreux et certain pour des malheurs légers et douteux. Que me font ma +fortune, ma vie? + +--Il s'agit aussi, Éthel, de la vie de votre père. + +Elle s'arracha de ses bras. + +--De mon père? répéta-t-elle à voix basse et en pâlissant. + +--Oui, Éthel. Ce brigand, soudoyé sans doute par les ennemis du comte +Griffenfeld, a en son pouvoir des papiers dont la perte compromet les +jours, déjà si détestés, de votre père. Je veux lui reprendre ces +papiers avec la vie. + +Éthel resta quelques instants pâle et muette; ses larmes s'étaient +taries, son sein gonflé respirait péniblement, elle regardait la terre +d'un oeil terne et indifférent, de l'oeil dont le condamné la regarde +au moment où la hache se lève derrière lui sur sa tête. + +--De mon père! murmura-t-elle. + +Puis elle tourna lentement les yeux sur Ordener. + +--Ce que tu fais est inutile; mais fais-le. + +Ordener l'attira sur son sein. + +--Oh! noble fille, laisse ton coeur battre sur le mien. Généreuse +amie! je reviendrai bientôt. Va, tu seras à moi; je veux être le +sauveur de ton père, pour mériter de devenir son fils. Mon Éthel, ma +bien-aimée Éthel! + +Qui pourrait dire ce qui se passe dans un noble coeur qui se sent +compris d'un noble coeur? Et si l'amour unit ces deux âmes pareilles +d'un lien indestructible, qui pourrait peindre ces inexprimables +délices? Il semble alors que l'on éprouve, réunis dans un court +moment, tout le bonheur et toute la gloire de la vie, embellie du +charme des généreux sacrifices. + +--O mon Ordener, va, et, si tu ne reviens pas, la douleur sans espoir +tue. J'aurai cette lente consolation. Ils se levèrent tous deux, et +Ordener plaça sur son bras le bras d'Éthel, et dans sa main cette main +adorée; ils traversèrent en silence les allées tortueuses du sombre +jardin, et arrivèrent à regret à la porte de la tour qui servait +d'issue. Là, Éthel, tirant de son sein de petits ciseaux d'or, coupa +une boucle de ses beaux cheveux noirs. + +--Reçois-la, Ordener; qu'elle t'accompagne, qu'elle soit plus heureuse +que moi. + +Ordener pressa religieusement sur ses lèvres ce présent de sa +bien-aimée. + +Elle poursuivit: + +--Ordener, pense à moi, je prierai pour toi. Ma prière sera peut-être +aussi puissante auprès de Dieu que tes armes devant le démon. + +Ordener s'inclina devant cet ange. Son âme sentait trop pour que sa +bouche pût parler. Ils restèrent quelque temps sur le coeur l'un de +l'autre. Au moment de la quitter, peut-être pour jamais, Ordener +jouissait, avec un triste ravissement, du bonheur de tenir une fois +encore toute son Éthel entre ses bras. Enfin, déposant un chaste et +long baiser sur le front décoloré de la douce jeune fille, il s'élança +violemment sous la voûte obscure de l'escalier en spirale, qui lui +apporta un moment après le mot si lugubre et si doux: Adieu! + + + + +X + + Tu ne la croirais pas malheureuse, tout ce qui + l'entoure annonce le bonheur. Elle porte des + colliers d'or et des robes de pourpre. Lorsqu'elle + sort, la foule de ses vassaux se prosterne sur son + passage, et des pages obéissants étendent des + tapis sous ses pieds. Mais on ne la voit point + dans la retraite qui lui est chère: car alors elle + pleure, et son mari ne l'entend pas.--Je suis + cette malheureuse, l'épouse d'un homme honoré, + d'un noble comte, la mère d'un enfant dont les + sourires me poignardent. + + MATURIN, _Bertram_. + + +La comtesse d'Ahlefeld venait de quitter l'insomnie de la nuit pour +celle du jour. À demi couchée sur un sopha, elle rêvait aux +arrière-goûts amers des jouissances impures, au crime qui use la vie +par des joies sans bonheur et des douleurs sans consolation. Elle +songeait à ce Musdoemon, que de coupables illusions lui avaient jadis +peint si séduisant, si affreux maintenant qu'elle l'avait pénétré et +qu'elle avait vu l'âme à travers le corps. La misérable pleurait, non +d'avoir été trompée, mais de ne pouvoir plus l'être; de regret, non de +repentir; aussi ses pleurs ne la soulageaient-ils pas. En ce moment sa +porte s'ouvrit; elle essuya en hâte ses yeux, et se retourna irritée +d'être surprise, car elle avait ordonné qu'on la laissât seule. Sa +colère se changea à l'aspect de Musdoemon en un effroi qu'elle apaisa +pourtant en le voyant accompagné de son fils Frédéric. + +--Ma mère! s'écria le lieutenant, comment donc êtes-vous ici? Je vous +croyais à Berghen. Est-ce que nos belles dames ont repris la mode de +courir les champs? + +La comtesse accueillit Frédéric avec des embrassements auxquels, comme +tous les enfants gâtés, il répondit assez froidement. C'était +peut-être la plus sensible des punitions pour cette malheureuse. +Frédéric était son fils chéri, le seul être au monde pour lequel elle +conservât une affection désintéressée; car souvent, dans une femme +dégradée, même quand l'épouse a disparu, il reste encore quelque chose +de la mère. + +--Je vois, mon fils, qu'en apprenant ma présence à Drontheim, vous +êtes accouru sur-le-champ pour me voir. + +--Oh! mon Dieu non. Je m'ennuyais au fort, je suis venu dans la ville +où j'ai rencontré Musdoemon, qui m'a conduit ici. + +La pauvre mère soupira profondément. + +--À propos, ma mère, continua Frédéric, je suis bien content de vous +voir. Vous me direz si les noeuds de ruban rose au bas du justaucorps +sont toujours de mode à Copenhague. Avez-vous songé à m'apporter une +fiole de cette huile de Jouvence, qui blanchit la peau? Vous n'avez +pas oublié, n'est-ce pas, le dernier roman traduit, ni les galons d'or +vierge que je vous ai demandés pour ma casaque couleur de feu, ni ces +petits peignes que l'on place maintenant sous la frisure pour soutenir +les boucles, ni.... + +La malheureuse femme n'avait rien apporté à son fils, que le seul +amour qu'elle eût au monde. + +--Mon cher fils, j'ai été malade, et mes souffrances m'ont empêchée de +songer à vos plaisirs. + +--Vous avez été malade, ma mère? Eh bien, maintenant vous sentez-vous +mieux?--À propos, comment va ma meute de chiens normands? Je parie +qu'on aura négligé de baigner tous les soirs ma guenon dans l'eau de +rose. Vous verrez que je trouverai mon perroquet de Bilbao mort à mon +retour.--Quand je suis absent, personne ne songe à mes bêtes. + +--Votre mère du moins songe à vous, mon fils, dit la mère, d'une voix +altérée. + +C'aurait été l'heure inexorable où l'ange exterminateur lancera les +âmes pécheresses dans les châtiments éternels, qu'il aurait eu pitié +des douleurs auxquelles était en ce moment livré le coeur de +l'infortunée comtesse. + +Musdoemon riait dans un coin de l'appartement. + +--Seigneur Frédéric, dit-il, je vois que l'épée d'acier ne veut pas se +rouiller dans le fourreau de fer. Vous ne vous souciez pas de perdre +dans les tours de Munckholm les saines traditions des salons de +Copenhague. Mais pourtant, daignez me le dire, à quoi bon cette huile +de Jouvence, ces rubans roses et ces petits peignes; à quoi bon ces +apprêts de siège, si la seule forteresse féminine que renferment les +tours de Munckholm est imprenable? + +--En honneur! elle l'est, répondit Frédéric en riant. Certes, si j'ai +échoué, le général Schack y échouerait. Mais comment surprendre un +fort où rien n'est à découvert, où tout est gardé sans relâche? Que +faire contre des guimpes qui ne laissent voir que le cou, contre des +manches qui cachent tout le bras, en sorte qu'il n'y a que le visage +et les mains pour prouver que la jeune damoiselle n'est pas noire +comme l'empereur de Mauritanie? Mon cher précepteur, vous seriez un +écolier. Croyez-moi, le fort est inexpugnable quand la Pudeur y tient +garnison. + +--En vérité! dit Musdoemon. Mais ne forcerait-on pas la Pudeur à +capituler, en lui faisant donner l'assaut par l'Amour, au lieu de se +borner au blocus des Petits Soins? + +--Peine perdue, mon cher; l'Amour s'est bien introduit dans la place, +mais il y sert de renfort à la Pudeur. + +--Ah! seigneur Frédéric, voilà du nouveau. Avec l'Amour pour vous.... + +--Et qui vous dit, Musdoemon, qu'il est pour moi? + +--Et pour qui donc? s'écrièrent à la fois Musdoemon et la comtesse, +qui jusqu'alors avait écouté en silence, mais à qui les paroles du +lieutenant venaient de rappeler Ordener. + +Frédéric allait répondre et préparait déjà un récit piquant de la +scène nocturne de la veille, quand le silence prescrit par la loi +courtoise lui revint à l'esprit et changea sa gaieté en embarras. + +--Ma foi, dit-il, je ne sais pour qui... mais... quelque rustaud, +peut-être... quelque vassal.... + +--Quelque soldat de la garnison? dit Musdoemon en éclatant de rire. + +--Quoi, mon fils! s'écriait de son côté la comtesse, vous êtes sûr +qu'elle aime un paysan, un vassal? + +--Quel bonheur si vous en étiez sûr! + +--Eh! sans doute, j'en suis sûr. Ce n'est point un soldat de la +garnison, ajouta le lieutenant d'un air piqué. Mais je suis assez sûr +de ce que je dis pour vous prier, ma mère, d'abréger mon très inutile +exil dans ce maudit château. + +Le visage de la comtesse s'était éclairci en apprenant la chute de la +jeune fille. L'empressement d'Ordener Guldenlew à se rendre à +Munckholm se présenta alors à son esprit sous des couleurs toutes +différentes. Elle en fit les honneurs à son fils. + +--Vous nous donnerez tout à l'heure, Frédéric, des détails sur les +amours d'Éthel Schumacker; ils ne m'étonnent pas, fille de rustre ne +peut aimer qu'un rustre. En attendant, ne maudissez pas ce château qui +vous a procuré hier l'honneur de voir certain personnage faire les +premières démarches pour vous connaître. + +--Comment! ma mère, dit le lieutenant ouvrant les yeux,--quel +personnage? + +--Trêve de plaisanteries, mon fils. Personne ne vous a-t-il rendu +visite hier? Vous voyez que je suis instruite. + +--Ma foi, mieux que moi, ma mère. Du diable si j'ai vu hier autre +visage que les mascarons placés sous les corniches de ces vieilles +tours! + +--Comment, Frédéric, vous n'avez vu personne? + +--Personne, ma mère, en vérité! + +Frédéric, en omettant son antagoniste du donjon, obéissait à la loi du +silence; et d'ailleurs ce manant pouvait-il compter pour quelqu'un? + +--Quoi! dit la mère, le fils du vice-roi n'est pas allé hier soir à +Munckholm? + +Le lieutenant éclata de rire. + +--Le fils du vice-roi! En vérité, ma mère, vous rêvez ou vous raillez. + +--Ni l'un ni l'autre, mon fils. Qui donc était hier de garde? + +--Moi-même, ma mère. + +--Et vous n'avez point vu le baron Ordener? + +--Eh non, répéta le lieutenant. + +--Mais songez, mon fils, qu'il a pu entrer incognito, que vous ne +l'avez jamais vu, ayant été élevé à Copenhague tandis qu'on relevait à +Drontheim; songez à ce qu'on dit de ses caprices, du vagabondage de +ses idées. Êtes-vous sûr, mon fils, de n'avoir vu personne? + +Frédéric hésita un instant. + +--Non, s'écria-t-il, personne! je ne puis dire autre chose. + +--En ce cas, reprit la comtesse, le baron n'est sans doute pas allé à +Munckholm. + +Musdoemon, d'abord surpris comme Frédéric, avait tout écouté +attentivement. Il interrompit la comtesse. + +--Noble dame, permettez.--Seigneur Frédéric, quel est, de grâce, le +nom du vassal aimé de la fille de Schumacker? + +Il répéta sa question; car Frédéric, qui depuis quelques moments était +devenu pensif, ne l'avait pas entendue. + +--Je l'ignore.... ou plutôt.... Oui, je l'ignore. + +--Et comment, seigneur, savez-vous qu'elle aime un vassal? + +--L'ai-je dit? un vassal? Eh bien! oui, un vassal. + +L'embarras de la position du lieutenant s'accroissait. Cet +interrogatoire, les idées qu'il faisait naître en lui, l'obligation de +se taire, le jetaient dans un trouble dont il craignait de n'être plus +maître. + +--Par ma foi, sire Musdoemon, et vous, ma noble mère, si la manie +d'interroger est à la mode, amusez-vous à vous interroger tous deux. +Pour moi, je n'ai rien de plus à vous dire. + +Et, ouvrant brusquement la porte, il disparut, les laissant plongés +dans un abîme de conjectures. Il descendit précipitamment dans la +cour, car il entendait la voix de Musdoemon qui le rappelait. + +Il remonta à cheval, et se dirigea vers le port, d'où il voulait se +rembarquer pour Munckholm, pensant y trouver peut-être encore +l'étranger qui jetait dans de profondes réflexions l'un des plus +frivoles cerveaux d'une des plus frivoles capitales. + +--Si c'était Ordener Guldenlew! se disait-il; en ce cas ma pauvre +Ulrique.... Mais non; il est impossible qu'on soit assez fou pour +préférer la fille indigente d'un prisonnier d'état à la fille opulente +d'un ministre tout-puissant. En tout cas, la fille de Schumacker +pourrait n'être qu'une fantaisie, et rien n'empêche, quand on a une +femme, d'avoir en même temps une maîtresse; cela même est de bon ton. +Mais non, ce n'est pas Ordener. Le fils du vice-roi ne se vêtirait pas +d'un justaucorps usé; et cette vieille plume noire sans boucle, battue +du vent et de la pluie! et ce grand manteau dont on pourrait faire une +tente! et ces cheveux en désordre, sans peignes et sans frisure! et +ces bottines à éperons de fer, souillées de boue et de poussière! +Vraiment ce ne peut être lui. Le baron de Thorvick est chevalier de +Dannebrog; cet étranger ne porte aucune décoration d'honneur. Si +j'étais chevalier de Dannebrog, il me semble que je coucherais avec le +collier de l'ordre. Oh non! il ne connaît seulement pas la _Clélie_. +Non, ce n'est pas le fils du vice roi. + + + + +XI + + Si l'homme pouvait conserver encore la chaleur de + l'âme quand l'expérience l'éclaire; s'il héritait + du temps sans se courber sous son poids, il + n'insulterait jamais aux vertus exaltées, dont le + premier conseil est toujours le sacrifice de + soi-même. + + Mme DE STAËL. _De l'Allemagne_. + + +--Eh bien! qu'est-ce? Vous, Poël! qui vous a fait monter? + +--Son excellence oublie qu'elle vient de m'en donner l'ordre. + +--Oui? dit le général.--Ah! c'était pour que vous me donnassiez ce +carton. + +Poël remit au gouverneur le carton, que celui-ci aurait pu prendre +lui-même, en étendant un peu le bras. + +Son excellence replaça machinalement le carton sans l'ouvrir, puis +elle feuilleta quelques papiers avec distraction. + +--Poël, je voulais aussi vous demander.... Quelle heure est-il? + +--Six heures du matin, répondit le valet au général, qui avait une +horloge sous les yeux. + +--Je voulais vous dire, Poël.... Qu'y a-t-il de nouveau dans le +palais? + +Le général continua sa revue des papiers, écrivant d'un air préoccupé +quelques mots sur chacun d'eux. + +--Rien, votre excellence, sinon que l'on attend encore mon noble +maître, dont je vois que le général est inquiet. + +Le général se leva de son grand bureau, et regarda Poël d'un air +d'humeur. + +--Vous avez de mauvais yeux, Poël. Moi, inquiet d'Ordener! Je sais le +motif de son absence; je ne l'attends pas encore. + +Le général Levin de Knud était tellement jaloux de son autorité, +qu'elle lui eût semblé compromise, si un subalterne eût pu deviner une +de ses secrètes pensées, et croire qu'Ordener avait agi sans son +ordre. + +--Poël, poursuivit-il, retirez-vous. + +Le valet sortit. + +--En vérité, s'écria le gouverneur resté seul, Ordener use et abuse. À +force de plier la lame, on la brise. Me faire passer une nuit +d'insomnie et d'impatience! exposer le général Levin aux sarcasmes +d'une chancelière et aux conjectures d'un valet! et tout cela pour +qu'un vieil ennemi ait les premiers embrassements qu'il doit à un +vieil ami. Ordener! Ordener! les caprices tuent la liberté. Qu'il +vienne, qu'il arrive maintenant, du diable si je ne l'accueille pas +comme la poudre accueille le feu! Exposer le gouverneur de Drontheim +aux conjectures d'un valet, aux sarcasmes d'une chancelière! Qu'il +vienne! + +Le général continuait d'apostiller les papiers sans les lire, tant sa +mauvaise humeur le préoccupait. + +--Mon général! mon noble père! s'écria une voix connue. + +Ordener serrait dans ses bras le vieillard, qui ne songea pas même à +réprimer un cri de joie. + +--Ordener, mon brave Ordener! Pardieu! que je suis aisé!....--La +réflexion arriva au milieu de cette phrase.--Je suis aisé, seigneur +baron, que vous sachiez maîtriser vos sentiments. Vous paraissez avoir +du plaisir à me revoir; c'est sans doute pour vous mortifier que vous +vous en êtes imposé la privation depuis vingt-quatre heures que vous +êtes ici. + +--Mon père, vous m'avez souvent dit qu'un ennemi malheureux devait +passer avant un ami heureux. Je viens de Munckholm. + +--Sans doute, dit le général, quand le malheur de l'ennemi est +imminent. Mais l'avenir de Schumacker.... + +--Est plus menaçant que jamais. Noble général, une trame odieuse est +ourdie contre cet infortuné. Des hommes nés ses amis veulent le +perdre. Un homme né son ennemi saura le servir. + +Le général, dont le visage s'était par degrés entièrement adouci, +interrompit Ordener. + +--Bien, mon cher Ordener. Mais que dis-tu là? Schumacker est sous ma +sauvegarde. Quels hommes? quelles trames? + +Ordener aurait été bien empêché de répondre clairement à cette +question. Il n'avait que des lueurs très vagues, que des présomptions +très incertaines sur la position de l'homme pour lequel il allait +exposer sa vie. Bien des gens trouveront qu'il agissait follement; +mais les âmes jeunes font ce qu'elles croient juste par instinct et +non par calcul; et d'ailleurs, dans ce monde où la prudence est si +aride et la sagesse si ironique, qui nie que la générosité soit folie? +Tout est relatif sur la terre, où tout est borné; et la vertu serait +une grande démence, si derrière les hommes il n'y avait Dieu. Ordener +était dans l'âge où l'on croit et où l'on est cru. Il risquait ses +jours de confiance. Le général accueillit de même des raisons qui +n'auraient pas résisté à une discussion froide. + +--Quelles trames? quels hommes? mon bon père. Dans quelques jours +j'aurai tout éclairci; alors vous saurez tout ce que je saurai. Je +vais repartir ce soir. + +--Comment! s'écria le vieillard, tu ne me donneras encore que quelques +heures! Mais où vas-tu? pourquoi pars-tu, mon cher fils? + +--Vous m'avez quelquefois permis, mon noble père, de faire une action +louable en secret. + +--Oui, mon brave Ordener; mais tu pars sans trop savoir pourquoi, et +tu sais quelle grande affaire te demande. + +--Mon père m'a laissé un mois de réflexion, je le consacre aux +intérêts d'un autre. Bonne action donne bon conseil. D'ailleurs à mon +retour nous verrons. + +--Quoi! reprit le général d'un ton de sollicitude, ce mariage te +déplairait-il? on dit Ulrique d'Ahlefeld si belle! dis-moi, l'as-tu +vue? + +--Je crois qu'oui, dit Ordener; il me semble qu'elle est belle, en +effet. + +--Eh bien? reprit le gouverneur. + +--Eh bien, dit Ordener, elle ne sera pas ma femme. + +Ce mot froid et décisif frappa le général comme un coup violent. Les +soupçons de l'orgueilleuse comtesse lui revinrent à l'esprit. + +--Ordener, dit-il en hochant la tête, je devrais être sage, car j'ai +été pécheur. Eh bien, je suis un vieux fou! Ordener! le prisonnier a +une fille.... + +--Oh! s'écria le jeune homme, général, je voulais vous en parler. Je +vous demande, mon père, votre protection pour cette faible et opprimée +jeune fille. + +--En vérité, dit gravement le gouverneur, tes instances sont vives. + +Ordener revint un peu à lui. + +--Et comment ne le seraient-elles pas pour une pauvre prisonnière à +laquelle on veut arracher la vie, et, ce qui est bien plus précieux, +l'honneur? + +--La vie! l'honneur! mais c'est moi pourtant qui gouverne ici, et +j'ignore toutes ces horreurs! Explique-toi. + +--Mon noble père, la vie du prisonnier et de sa fille sans défense est +menacée par un infernal complot. + +--Mais ce que tu avances est grave; quelle preuve en as-tu? + +--Le fils aîné d'une puissante famille est en ce moment à Munckholm; +il y est pour séduire la comtesse Éthel. Il me l'a dit lui-même. + +Le général recula de trois pas. + +--Dieu, Dieu! pauvre jeune abandonnée! Ordener, Ordener! Éthel et +Schumacker sont sous ma protection. Quel est le misérable? quelle est +la famille? + +Ordener s'approcha du général et lui serra la main. + +--La famille d'Ahlefeld. + +--D'Ahlefeld! dit le vieux gouverneur; oui, la chose est claire, le +lieutenant Frédéric est encore en ce moment à Munckholm. Noble +Ordener, on veut t'allier à cette race. Je conçois ta répugnance, +noble Ordener! + +Le vieillard, croisant les bras, resta quelques moments rêveur, puis +il vint à Ordener et le serra sur sa poitrine. + +--Jeune homme, tu peux partir; ta protection ne sera pas absente pour +tes protégés; je leur reste. Oui, pars; tu fais bien de toute manière. +Cette infernale comtesse d'Ahlefeld est ici, tu le sais peut-être? + +--La noble dame comtesse d'Ahlefeld, dit la voix de l'huissier qui +ouvrait la porte. + +À ce nom Ordener recula machinalement vers le fond de la chambre, et +la comtesse, entrant sans l'apercevoir, s'écria: + +--Seigneur général, votre élève se joue de vous; il n'est point allé à +Munckholm. + +--En vérité! dit le général. + +--Eh mon Dieu! mon fils Frédéric, qui sort du palais, était hier de +garde au donjon, et n'a vu personne. + +--Vraiment, noble dame? répéta le général. + +--Ainsi, continua la comtesse en souriant d'un air de triomphe, +général, n'attendez plus votre Ordener. + +Le gouverneur resta grave et froid. + +--Je ne l'attends plus en effet, dame comtesse. + +--Général, dit la comtesse en se détournant, je croyais que nous +étions seuls. Quel est?.... + +La comtesse attacha son regard scrutateur sur Ordener, qui s'inclina. + +--Vraiment, poursuivit-elle,--je ne l'ai vu qu'une fois...--mais... +sans ce costume, ce serait.... + +--Seigneur général, c'est le fils du vice-roi? + +--Lui-même, noble dame, dit Ordener, s'inclinant de nouveau. + +La comtesse sourit. + +--En ce cas permettez-vous à une dame, qui doit bientôt être plus +encore pour vous, de vous demander où vous êtes allé hier, seigneur +comte. + +--Seigneur comte! Je ne crois pas avoir eu le malheur de perdre déjà +mon noble père, dame comtesse. + +--Ce n'est certes point là ma pensée. Mieux vaut devenir comte en +prenant une épouse qu'en perdant un père. + +--L'un ne vaut guère mieux que l'autre, noble dame. + +La comtesse, un peu interdite, prit cependant le parti d'éclater de +rire. + +--Allons, on m'avait dit vrai; sa courtoisie est un peu sauvage. Elle +se familiarisera pourtant avec les présents des dames, quand Ulrique +d'Ahlefeld lui passera au cou la chaîne de l'ordre de l'Éléphant. + +--Véritable chaîne en effet! dit Ordener. + +--Vous verrez, général Levin, reprit la comtesse, dont le rire +devenait embarrassé, que votre intraitable élève ne voudra pas non +plus tenir d'une dame son rang de colonel. + +--Vous avez raison, dame comtesse, répliqua Ordener, un homme qui +porte l'épée ne doit pas devoir ses aiguillettes à un jupon. + +La physionomie de la grande dame se rembrunit tout à fait. + +--Ho! ho! d'où vient donc le seigneur baron? Est-il bien vrai que sa +courtoisie ne soit pas allée hier à Munckholm? + +--Noble dame, je ne satisfais pas toujours à toutes les +questions.--Mais, général, nous nous reverrons.... + +Puis, serrant la main du vieillard et saluant la comtesse, il sortit, +laissant la dame stupéfaite de tout ce qu'elle ignorait, seule avec le +gouverneur, indigné de tout ce qu'il savait. + + + + +XII + + ... L'homme qui est en ce moment assis près de + lui, qui rompt avec lui son pain et boit à sa + santé la coupe qu'ils ont partagée ensemble, sera + le premier à l'assassiner. + + SHAKESPEARE, _Timon d'Athènes_. + + +Que le lecteur se transporte maintenant sur la route de Drontheim à +Skongen, route étroite et pierreuse qui côtoie le golfe de Drontheim +jusqu'au hameau de Vygla, il ne tardera pas à entendre les pas de deux +voyageurs qui sont sortis de la porte dite de Skongen à la chute du +jour, et montent assez rapidement les collines étagées sur lesquelles +serpente le chemin de Vygla. + +Tous deux sont enveloppés de manteaux. L'un marche d'un pas jeune et +ferme, le corps droit et la tête levée; l'extrémité d'un sabre dépasse +le bord de son manteau, et, malgré l'obscurité de la nuit, on peut +voir une plume se balancer au souffle du vent sur sa toque. L'autre +est un peu plus grand que son compagnon, mais légèrement voûté; on +voit sur son dos une bosse, formée sans doute par une besace que cache +un grand manteau noir dont les bords profondément dentelés annoncent +les bons et loyaux services. Il n'a d'autre arme qu'un long bâton dont +il aide sa marche inégale et précipitée. + +Si la nuit empêche le lecteur de distinguer les traits des deux +voyageurs, il les reconnaîtra peut-être à la conversation que l'un +d'eux entame après une heure de route silencieuse, et par conséquent +ennuyeuse. + +--Maître! mon jeune maître! nous sommes au point d'où l'on aperçoit à +la fois la tour de Vygla et les clochers de Drontheim. Devant nous, à +l'horizon, cette masse noire, c'est la tour; derrière nous; voici la +cathédrale, dont les arcs-boutants, plus sombres encore que le ciel, +se dessinent comme les côtes de la carcasse d'un mammouth. + +--Vygla est-il loin de Skongen? demanda l'autre piéton. + +--Nous avons l'Ordals à traverser, seigneur; nous ne serons pas à +Skongen avant trois heures du matin. + +--Quelle est l'heure qui sonne en ce moment? + +--Juste Dieu, maître! vous me faites trembler. Oui, c'est la cloche de +Drontheim, dont le vent nous apporte les sons. Cela annonce l'orage. +Le souffle du nord-ouest amène les nuages. + +--Les étoiles, en effet, ont toutes disparu derrière nous. + +--Doublons le pas, mon noble seigneur, de grâce. L'orage arrive, et +peut-être s'est-on déjà aperçu à la ville de la mutilation du cadavre +de Gill et de ma fuite. Doublons le pas. + +--Volontiers. Vieillard, votre fardeau paraît lourd; cédez-le-moi, je +suis jeune et plus vigoureux que vous. + +--Non, en vérité, noble maître; ce n'est point à l'aigle à porter +l'écaille de la tortue. Je suis trop indigne que vous vous chargiez de +ma besace. + +--Mais, vieillard, si elle vous fatigue? Elle paraît pesante. Que +contient-elle donc? Tout à l'heure vous avez bronché, cela a résonné +comme du fer. + +Le vieillard s'écarta brusquement du jeune homme. + +--Cela a résonné, maître! oh non! vous vous êtes trompé. Elle ne +contient rien... que des vivres, des habits. Non, elle ne me fatigue +pas, seigneur. + +La proposition bienveillante du jeune homme paraissait avoir causé à +son vieux compagnon un effroi qu'il s'efforçait de dissimuler. + +--Eh bien, répondit le jeune homme sans s'en apercevoir, si ce fardeau +ne vous fatigue pas, gardez-le. + +Le vieillard, tranquillisé, se hâta néanmoins de changer la +conversation. + +--Il est triste de suivre, la nuit, en fugitifs, une route qu'il +serait si agréable, seigneur, de parcourir le jour en observateurs. On +trouve sur les bords du golfe, à notre gauche, une profusion de +pierres runiques, sur lesquelles on peut étudier des caractères +tracés, suivant les traditions, par les dieux et les géants. À notre +droite, derrière les rochers qui bordent le chemin, s'étend le marais +salé de Sciold, qui communique sans doute avec la mer par quelque +canal souterrain, puisque l'on y pêche le lombric marin, ce poisson +singulier qui, d'après les découvertes de votre serviteur et guide, +mange du sable. C'est dans la tour de Vygla, dont nous approchons, que +le roi païen Vermond fit rôtir les mamelles de sainte Étheldera, cette +glorieuse martyre, avec du bois de la vraie croix, apporté à +Copenhague par Olaüs III, et conquis par le roi de Norvège. On dit que +depuis on a essayé inutilement de faire une chapelle de cette tour +maudite; toutes les croix qu'on y a placées successivement ont été +consumées par le feu du ciel. + +En ce moment un immense éclair couvrit le golfe, la colline, les +rochers, la tour, et disparut avant que l'oeil des deux voyageurs eût +pu discerner aucun de ces objets. Ils s'arrêtèrent spontanément, et +l'éclair fut suivi presque immédiatement d'un coup de tonnerre +violent, dont l'écho se prolongea de nuage en nuage dans le ciel, et +de rocher en rocher sur la terre. + +Ils levèrent les yeux. Toutes les étoiles étaient voilées, de grosses +nues roulaient rapidement les unes sur les autres, et la tempête +s'amassait comme une avalanche au-dessus de leurs têtes. Le grand vent +sous lequel couraient toutes ces masses n'était point encore descendu +jusqu'aux arbres, qu'aucun souffle n'agitait, et sur lesquels ne +retentissait encore aucune goutte de pluie. On entendait en haut comme +une rumeur orageuse qui, jointe à la rumeur du golfe, était le seul +bruit qui s'élevât dans l'obscurité de la nuit, redoublée par les +ténèbres de la tempête. + +Ce tumultueux silence fut soudain interrompu, près des deux voyageurs, +par une espèce de rugissement qui fit tressaillir le vieillard. + +--Dieu tout-puissant! s'écria-t-il en serrant le bras du jeune homme, +c'est le rire du diable dans l'orage, ou la voix de.... + +Un nouvel éclair, un nouveau coup de tonnerre lui coupèrent la parole. +La tempête commença alors avec impétuosité, comme si elle eut attendu +ce signal. Les deux voyageurs resserrèrent leurs manteaux pour se +garantir à la fois de la pluie qui s'échappait des nuages par +torrents, et de la poussière épaisse qu'un vent furieux enlevait par +tourbillons à la terre encore sèche. + +--Vieillard, dit le jeune homme, un éclair vient de me montrer la tour +de Vygla sur notre droite; quittons la route et cherchons-y un abri. + +--Un abri dans la Tour-Maudite! s'écria le vieillard, que saint +Hospice nous protège! songez, jeune maître, que cette tour est +déserte. + +--Tant mieux! vieillard, nous n'attendrons pas à la porte. + +--Songez quelle abomination l'a souillée! + +--Eh bien! qu'elle se purifie en nous abritant. Allons, vieillard, +suivez-moi. Je vous déclare qu'en une pareille nuit je tenterais +l'hospitalité d'une caverne de voleurs. Alors, malgré les remontrances +du vieillard, dont il avait saisi le bras, il se dirigea vers +l'édifice, que les fréquentes lueurs des éclairs lui montraient à peu +de distance. En approchant, ils aperçurent une lumière à l'une des +meurtrières de la tour. + +--Vous voyez, dit le jeune homme, que cette tour n'est pas déserte. +Vous voilà rassuré, sans doute. + +--Dieu! bon Dieu! s'écria le vieillard, où me menez-vous, maître? Ne +plaise à saint Hospice que j'entre dans cet oratoire du démon! + +Ils étaient au bas de la tour. Le jeune voyageur frappa avec force à +la porte neuve de cette ruine redoutée. + +--Tranquillisez-vous, vieillard; quelque pieux cénobite sera venu +sanctifier cette demeure profanée, en l'habitant. + +--Non, disait son compagnon, je n'entrerai pas. Je réponds que nul +ermite ne peut vivre ici, à moins qu'il n'ait pour chapelet une des +sept chaînes de Belzébuth. + +Cependant une lumière était descendue de meurtrière en meurtrière, et +vint briller à travers la serrure de la porte. + +--Tu viens bien tard, Nychol! cria une voix aigre; on dresse la +potence à midi, et il ne faut que six heures pour venir de Skongen à +Vygla. Est-ce qu'il y a eu surcroît de besogne? + +Cette question tomba au moment où la porte s'ouvrait. La femme qui +l'ouvrait, apercevant deux figures étrangères, au lieu de celle +qu'elle attendait, poussa un cri d'effroi et de menace, et recula de +trois pas. L'aspect de cette femme n'était pas lui-même très +rassurant. Elle était grande, son bras élevait au-dessus de sa tête +une lampe de fer dont son visage était fortement éclairé. Ses traits +livides, sa figure sèche et anguleuse, avaient quelque chose de +cadavéreux, et il s'échappait de ses yeux creux des rayons sinistres +pareils à ceux d'une torche funèbre. Elle était vêtue depuis la +ceinture d'un jupon de serge écarlate, qui ne laissait voir que ses +pieds nus, et paraissait souillé de taches d'un autre rouge. Sa +poitrine décharnée était à moitié couverte d'une veste d'homme de même +couleur, dont les manches étaient coupées au coude. Le vent, entrant +par la porte ouverte, agitait au-dessus de sa tête ses longs cheveux +gris à peine retenus par une ficelle d'écorce, ce qui rendait plus +sauvage encore l'expression de sa farouche physionomie. + +--Bonne dame, dit le plus jeune des nouveaux-venus, la pluie tombe à +flots, vous avez un toit et nous avons de l'or. + +Son vieux compagnon le tirait par son manteau, et s'écriait à voix +basse: + +--O maître! que dites-vous là? Si ce n'est pas ici la maison du +diable, c'est l'habitacle de quelque bandit. Notre or nous perdra, +loin de nous protéger. + +--Paix! dit le jeune homme; et tirant une bourse de sa veste, il la +fit briller aux yeux de l'hôtesse, en répétant sa prière. + +Celle-ci, revenue un peu de sa surprise, les considérait +alternativement d'un oeil fixe et hagard. + +--Étrangers! s'écria-t-elle enfin, comme n'ayant pas entendu leur +voix, vos esprits gardiens vous ont-ils abandonnés? que venez-vous +chercher parmi les habitants maudits de la Tour-Maudite? Étrangers! ce +ne sont point des hommes qui vous ont indiqué ces ruines pour abri, +car tous vous auraient dit: Mieux vaut l'éclair de la tempête que le +foyer de la tour de Vygla. Le seul vivant qui puisse entrer ici +n'entre dans aucune demeure des autres vivants, il ne quitte la +solitude que pour la foule, il ne vit que pour la mort. Il n'a de +place que dans les malédictions des hommes, il ne sert qu'à leurs +vengeances, il n'existe que par leurs crimes. Et le plus vil scélérat, +à l'heure du châtiment, se décharge sur lui du mépris universel, et se +croit encore en droit d'y ajouter le sien. Étrangers! vous l'êtes, car +votre pied n'a pas encore repoussé avec horreur le seuil de cette +tour; ne troublez pas plus longtemps la louve et les louveteaux; +regagnez le chemin où marchent tous les autres hommes, et, si vous ne +voulez pas être fuis de vos frères, ne leur dites pas que votre visage +ait été éclairé par la lampe des hôtes de la tour de Vygla. + +À ces mots, indiquant la porte du geste, elle s'avança vers les deux +voyageurs. Le vieux tremblait de tous ses membres, et regardait d'un +air suppliant le jeune, lequel, n'ayant rien compris aux paroles de la +grande femme, à cause de l'extrême volubilité de son débit, la croyait +folle, et ne se sentait d'ailleurs nullement disposé à retourner sous +la pluie, qui continuait de tomber à grand bruit. + +--Par ma foi, notre bonne hôtesse, vous venez de nous peindre un +personnage singulier, avec lequel je ne veux pas perdre l'occasion de +faire connaissance. + +--La connaissance avec lui, jeune homme, est bientôt faite, plus tôt +terminée. Si votre démon vous y pousse, allez assassiner un vivant ou +profaner un mort. + +--Profaner un mort! répéta le vieillard d'une voix tremblante et se +cachant dans l'ombre de son compagnon. + +--Je ne comprends guère, dit celui-ci, vos moyens, au moins très +indirects; il est plus court de rester ici. Il faudrait être fou pour +continuer sa route par un pareil temps. + +--Mais bien plus fou encore, murmura le vieillard, pour s'abriter +contre un pareil temps dans un pareil lieu. + +--Malheureux! s'écria la femme, ne frappez pas au seuil de celui qui +ne sait ouvrir d'autre porte que celle du sépulcre. + +--Dût la porte du sépulcre s'ouvrir en effet pour moi avec la vôtre, +femme, il ne sera pas dit que j'aurai reculé devant une parole +sinistre. Mon sabre me répond de tout. Allons, fermez la tour, car le +vent est froid, et prenez cet or. + +--Eh! que me fait votre or! reprit l'hôtesse; précieux dans vos mains, +il deviendra dans les miennes plus vil que l'étain. Eh bien, restez +donc pour de l'or. Il peut garantir des orages du ciel, il ne sauve +pas du mépris des hommes. Restez; vous payez l'hospitalité plus cher +qu'on ne paie un meurtre. Attendez-moi un instant ici, et donnez-moi +votre or. Oui, c'est la première fois que les mains d'un homme entrent +ici chargées d'or sans être souillées de sang. + +Alors, après avoir déposé sa lampe et barricadé la porte, elle +disparut sous la voûte d'un escalier noir, percé dans le fond de la +salle. + +Tandis que le vieillard frissonnait, et, invoquant, sous tous ses +noms, le glorieux saint Hospice, maudissait de bon coeur, mais à voix +basse, l'imprudence de son jeune compagnon, celui-ci prit la lumière, +et se mit à parcourir la grande pièce circulaire où ils se trouvaient. +Ce qu'il vit en approchant de la muraille le fit tressaillir, et le +vieillard, qui l'avait suivi du regard, s'écria: + +--Grand Dieu, maître! une potence? + +Une grande potence était en effet appuyée au mur, et atteignait au +cintre de la voûte haute et humide. + +--Oui, dit le jeune homme et voici des scies de bois et de fer, des +chaînes, des carcans; voici un chevalet et de grandes tenailles +suspendues au-dessus. + +--Grands saints du paradis! s'écria le vieillard, où sommes-nous? + +Le jeune homme poursuivit froidement son examen. + +--Ceci est un rouleau de corde de chanvre; voilà des fourneaux et des +chaudières; cette partie de la muraille est tapissée de pinces et de +scalpels; voici des fouets de cuir garnis de pointes d'acier, une +hache, une masse. + +--C'est donc ici le garde-meuble de l'enfer! interrompit le vieillard +épouvanté de cette terrible énumération. + +--Voici, continua l'autre, des siphons en cuivre, des roues à dents de +bronze, une caisse de grands clous, un cric. En vérité, ce sont de +sinistres ameublements. Il peut vous sembler fâcheux que mon +impatience vous ait amené ici avec moi. + +--Vraiment, vous en convenez! + +Le vieillard était plus mort que vif. + +--Ne vous effrayez pas; qu'importe le lieu où vous êtes? j'y suis avec +vous. + +--Belle défense! murmura le vieillard, chez qui une plus grande +terreur affaiblissait la crainte et le respect pour son jeune +compagnon; un sabre de trente pouces contre une potence de trente +coudées! + +La grande femme rouge reparut, et, reprenant la lampe de fer, fit +signe aux voyageurs de la suivre. Ils montèrent avec précaution un +escalier étroit et dégradé pratiqué dans l'épaisseur du mur de la +tour. À chaque meurtrière, une bouffée de vent et de pluie venait +menacer la flamme tremblante de la lampe, que l'hôtesse couvrait de +ses mains longues et diaphanes. Ce ne fut pas sans avoir plus d'une +fois trébuché sur des pierres roulantes, que l'imagination alarmée du +vieillard prenait pour des os humains épars sur les degrés, qu'ils +arrivèrent au premier étage de l'édifice, dans une salle ronde +pareille à la salle inférieure. Au milieu, suivant l'usage gothique, +brillait un vaste foyer, dont la fumée s'échappait par une ouverture +percée dans le plafond, non sans obscurcir très sensiblement +l'atmosphère de la salle, et dont la lumière, jointe à celle de la +lampe de fer, avait été aperçue des deux voyageurs sur le chemin. Une +broche, chargée de viande encore fraîche, tournait devant le feu. Le +vieillard se détourna avec horreur. + +--C'est à ce foyer exécrable, dit-il à son compagnon, que la braise de +la vraie croix a consumé les membres d'une sainte. + +Une table grossière était placée à quelque distance du foyer. La femme +invita les voyageurs à s'y asseoir. + +--Étrangers, dit-elle en plaçant la lampe devant eux, le souper sera +bientôt prêt, et mon mari va sans doute se hâter d'arriver, de peur +que l'esprit de minuit ne l'emporte en passant près de la +Tour-Maudite. + +Alors Ordener--car le lecteur a sans doute déjà deviné que c'était +lui et son guide Benignus Spiagudry--put examiner à son aise le +déguisement bizarre pour lequel ce dernier avait épuisé toutes les +ressources de son imagination fécondée par la peur d'être reconnu et +repris. Le pauvre concierge fugitif avait échangé ses habits de cuir +de renne contre un vêtement noir complet, laissé jadis dans le +Spladgest par un célèbre grammairien de Drontheim, qui s'était noyé +du désespoir de n'avoir pu trouver pourquoi _Jupiter_ donnait _Jovis_ +au génitif. Ses sabots de coudrier avaient fait place aux bottes +fortes d'un postillon écrasé par ses chevaux, dans lesquelles ses +jambes fluettes étaient tellement à l'aise qu'il n'aurait pu marcher +sans le secours d'une demi-botte de foin. La vaste perruque d'un +jeune et élégant voyageur français assassiné par des voleurs aux +portes de Drontheim cachait sa calvitie, et flottait sur ses épaules +pointues et inégales. L'un de ses yeux était couvert d'un emplâtre, +et, grâce à un pot de fard qu'il avait trouvé dans les poches d'une +vieille fille morte d'amour, ses joues pâles et creuses s'étaient +revêtues d'un vermillon insolite, agrément auquel la pluie avait fait +participer jusqu'à son menton. Avant de s'asseoir, il plaça +soigneusement sous lui le paquet qu'il portait sur son dos, +s'enveloppa de son vieux manteau, et, tandis qu'il absorbait toute +l'attention de son compagnon, la sienne paraissait entièrement +concentrée sur le rôti que surveillait l'hôtesse, et vers lequel il +lançait de temps en temps des regards d'inquiétude et d'horreur. Sa +bouche laissait par intervalles échapper des mots entrecoupés:--Chair +humaine!... _horrendas epulas!_...--Anthropophages!...--Souper de +Moloch!...--_Ne pueras coram populo Medea trucidet_...--Où +sommes-nous? Atrée...--Druidesse...--Irmensul... Le diable a foudroyé +Lycaon.... + +Enfin il s'écria: + +--Juste ciel! Dieu merci! j'aperçois une queue! + +Ordener, qui, l'ayant considéré et écouté attentivement, avait à peu +près suivi le fil de ses idées, ne put s'empêcher de sourire. + +--Cette queue n'a rien de rassurant. C'est peut-être un quartier du +diable. + +Spiagudry n'entendit pas cette plaisanterie; son regard s'était +attaché au fond de la salle. Il tressaillit et se pencha à l'oreille +d'Ordener. + +--Maître, regardez, là, au fond, sur ce tas de paille, dans +l'ombre.... + +--Eh bien? dit Ordener. + +--Trois corps nus et immobiles,--trois cadavres d'enfants! + +--On frappe à la porte de la tour, s'écria la femme rouge, accroupie +près du foyer. + +En effet, un coup suivi de deux autres plus forts s'était fait +entendre dans le bruit de l'orage toujours croissant. + +--C'est enfin lui! c'est Nychol! + +Et, prenant la lampe, l'hôtesse descendit précipitamment. + +Les deux voyageurs n'avaient pas encore repris leur conversation quand +ils entendirent dans la salle basse un bruit confus de voix, au milieu +duquel s'élevèrent enfin ces paroles prononcées avec un accent qui fit +tressaillir et trembler Spiagudry: + +--Femme, tais-toi, nous resterons. Le tonnerre entre sans qu'on lui +ouvre la porte. + +Spiagudry se serra contre Ordener. + +--Maître! maître! dit-il faiblement, malheur à nous! + +Un tumulte de pas se fit entendre dans l'escalier, puis deux hommes, +revêtus d'habits religieux, entrèrent dans la salle, suivis de +l'hôtesse effarée. + +L'un de ces hommes était assez grand et portait l'habit noir et la +chevelure ronde des ministres luthériens; l'autre, de petite taille, +avait une robe d'ermite nouée d'une ceinture de corde. Le capuchon +rabattu sur son visage ne laissait apercevoir que sa longue barbe +noire, et ses mains étaient entièrement cachées sous les larges +manches de sa robe. + +À l'aspect de ces deux personnages pacifiques, Spiagudry sentit +s'évanouir la terreur que la voix étrange de l'un d'eux lui avait +causée. + +--Ne vous alarmez pas, chère dame, disait le ministre à l'hôtesse, des +prêtres chrétiens se rendent utiles à qui leur nuit; voudraient-ils +nuire à qui leur est utile? Nous implorons humblement un abri. Si le +révérend docteur qui m'accompagne vous a parlé durement tout à +l'heure, il a eu tort d'oublier cette modération de la voix, +recommandée par nos voeux; hélas! les plus saints peuvent faillir. +J'étais égaré sur la route de Skongen à Drontheim, sans guide dans la +nuit, sans asile dans la tempête. Ce révérend frère, que j'ai +rencontré, éloigné comme moi de sa demeure, a daigné me permettre de +venir avec lui vers la vôtre. Il m'avait vanté votre bonté +hospitalière, chère dame; sans doute, il ne s'est pas trompé. Ne nous +dites pas comme le mauvais pasteur: _Advena, cur intras?_ +Accueillez-nous, digne hôtesse, et Dieu sauvera vos moissons de +l'orage, Dieu donnera dans la tempète un abri à vos troupeaux, comme +vous en aurez donné un aux voyageurs égarés! + +--Vieillard, interrompit la femme d'une voix farouche, je n'ai ni +moissons ni troupeaux. + +--Eh bien! si vous êtes pauvres, Dieu bénit le pauvre avant le riche. +Vous vieillirez avec votre époux, respectés, non pour vos biens, mais +pour vos vertus; vos enfants croîtront, entourés de l'estime des +hommes et seront ce qu'aura été leur père. + +--Taisez-vous! cria l'hôtesse. C'est en restant ce que nous sommes que +nos enfants vieilliront comme nous dans le mépris des hommes, transmis +sur notre race de génération en génération. Taisez-vous, vieillard! La +bénédiction se tourne en malédiction sur nos têtes. + +--O ciel! reprit le ministre, qui donc êtes-vous? dans quels crimes +passez-vous votre vie? + +--Qu'appelez-vous crimes? qu'appelez-vous vertus? nous jouissons ici +d'un privilège; nous ne pouvons avoir de vertus ni commettre de +crimes. + +--La raison de cette femme est égarée, dit le ministre se tournant +vers le petit ermite, qui séchait sa robe de bure devant le foyer. + +--Non, prêtre! répliqua la femme, sachez où vous êtes. J'aime mieux +faire horreur que pitié. Je ne suis pas une insensée, mais la femme +du.... + +Le retentissement prolongé de la porte de la tour sous un coup violent +empêcha d'entendre le reste, au grand désappointement de Spiagudry et +d'Ordener qui avaient prêté une attention muette à ce dialogue. + +--Maudit soit, dit la femme rouge entre ses dents, le syndic +haut-justicier de Skongen, qui nous a assigné pour demeure cette tour +voisine de la route! peut-être n'est-ce pas encore Nychol. + +Elle prit néanmoins la lampe. + +--Après tout, si c'est encore un voyageur, qu'importe? le ruisseau +peut couler où le torrent a passé. Les quatre voyageurs restés seuls +s'entre-regardaient aux lueurs du foyer. Spiagudry, d'abord épouvanté +par la voix de l'ermite, et rassuré ensuite par sa barbe noire, eût +peut-être recommencé à trembler s'il eût vu de quel oeil perçant +celui-ci l'observait en dessous de son capuchon. + +Dans le silence général, le ministre hasarda une question: + +--Frère ermite, je présume que vous êtes un des prêtres catholiques +échappés à la dernière persécution, et que vous regagniez votre +retraite lorsque, pour mon bonheur, je vous ai rencontré; +pourriez-vous me dire où nous sommes? + +La porte délabrée de l'escalier en ruine se rouvrit avant que le frère +ermite eût répondu. + +--Femme, vienne un orage, et il y aura foule pour s'asseoir à notre +table exécrée et s'abriter sous notre toit maudit. + +--Nychol, répondit la femme, je n'ai pu empêcher.... + +--Et qu'importent tous ces hôtes, pourvu qu'ils paient? l'or est tout +aussi bien gagné en hébergeant un voyageur qu'en étranglant un +brigand. + +Celui qui parlait ainsi s'était arrêté devant la porte, où les quatre +étrangers pouvaient le contempler à leur aise. C'était un homme de +proportions colossales, vêtu, comme l'hôtesse, de serge rouge. Son +énorme tête paraissait immédiatement posée sur ses larges épaules, ce +qui contrastait avec le cou long et osseux de sa gracieuse épouse. Il +avait le front bas, le nez camard, les sourcils épais; ses yeux, +entourés d'une ligne de pourpre, brillaient comme du feu dans du sang. +Le bas de son visage, entièrement rasé, laissait voir sa bouche grande +et profonde, dont un rire hideux entr'ouvrait les lèvres noires comme +les bords d'une plaie incurable. Deux touffes de barbe crépue, +pendantes de ses joues sur son cou, donnaient à sa figure, vue de +face, une forme carrée. Cet homme était coiffé d'un feutre gris, sur +lequel ruisselait la pluie, et dont sa main n'avait seulement pas +daigné toucher le bord à l'aspect des quatre voyageurs. + +En l'apercevant, Benignus Spiagudry poussa un cri d'épouvante, et le +ministre luthérien se détourna frappé de surprise et d'horreur, tandis +que le maître du logis, qui l'avait reconnu, lui adressait la parole. + +--Comment, vous voilà, seigneur ministre! En vérité, je ne croyais pas +avoir l'amusement de revoir aujourd'hui votre air piteux et votre mine +effarouchée. + +Le prêtre réprima son premier mouvement de répugnance. Ses traits +devinrent graves et sereins. + +--Et moi, mon fils, je m'applaudis du hasard qui a amené le pasteur +vers la brebis égarée, afin, sans doute, que la brebis revînt enfin au +pasteur. + +--Ah! par le gibet d'Aman, reprit l'autre en éclatant de rire, voilà +la première fois que je m'entends comparer à une brebis. Croyez-moi, +père, si vous voulez flatter le vautour, ne l'appelez pas pigeon. + +--Celui par lequel le vautour devient colombe, console, mon fils, et +ne flatte pas. Vous croyez que je vous crains, et je ne fais que vous +plaindre. + +--Il faut, en vérité, messire, que vous ayez bonne provision de pitié; +j'aurais pensé que vous l'aviez épuisée tout entière sur ce pauvre +diable, auquel vous montriez aujourd'hui votre croix pour lui cacher +ma potence. + +--Cet infortuné, répondit le prêtre, était moins à plaindre que vous; +car il pleurait, et vous riez. Heureux qui reconnaît, au moment de +l'expiation, combien le bras de l'homme est moins puissant que la +parole de Dieu! + +--Bien dit, père, reprit l'hôte avec une horrible et ironique gaieté. +Celui qui pleure! Notre homme d'aujourd'hui, d'ailleurs, n'avait +d'autre crime que d'aimer tellement le roi qu'il ne pouvait vivre sans +faire le portrait de sa majesté sur des petites médailles de cuivre, +qu'il dorait ensuite artistement pour les rendre plus dignes de la +royale effigie. Notre gracieux souverain n'a pas été ingrat, et lui a +donné en récompense de tant d'amour un beau cordon de chanvre, qui, +pour l'instruction de mes dignes hôtes, lui a été conféré ce jour même +sur la place publique de Skongen, par moi, grand-chancelier de l'ordre +du Gibet, assisté de messire, ici présent, grand-aumônier dudit ordre. + +--Malheureux! arrêtez, interrompit le prêtre. Comment celui qui châtie +oublie-t-il le châtiment? Écoutez le tonnerre.... + +--Eh bien! qu'est-ce que le tonnerre? un éclat de rire de Satan. + +--Grand Dieu! il vient d'assister à la mort, et il blasphème! + +--Trêve aux sermons, vieux insensé, cria l'hôte d'une voix tonnante et +presque irritée; sinon vous pourriez maudire l'ange des ténèbres qui +nous a réunis deux fois en douze heures sur la même voiture et sous le +même toit. Imitez votre camarade l'ermite, qui se tait, car il a bonne +envie de retourner dans sa grotte de Lynrass. Je vous remercie, frère +ermite, de la bénédiction que tous les matins, à votre passage sur la +colline, je vous vois donner à la Tour-Maudite; mais, en vérité, +jusqu'ici vous m'aviez semblé de haute taille, et cette barbe si noire +m'avait paru blanche. Vous êtes bien cependant l'ermite de Lynrass, le +seul ermite du Drontheimhus? + +--Je suis en effet le seul, dit l'ermite d'une voix sourde. + +--Nous sommes donc, reprit l'hôte, les deux solitaires de la +province.--Holà! Bechlie, hâte un peu ce quartier d'agneau, car j'ai +faim. J'ai été retardé, au village de Burlock, par ce maudit docteur +Manryll, qui ne voulait me donner que douze ascalins du cadavre; on en +donne quarante à cet infernal gardien du Spladgest, à Drontheim.--Hé, +messire de la perruque, qu'avez-vous donc? vous allez tomber à la +renverse.--À propos, Bechlie, as-tu terminé le squelette de +l'empoisonneur Orgivius, ce fameux magicien? Il serait temps de +l'envoyer au cabinet de curiosités de Berghen. As-tu dépêché l'un de +tes petits marcassins au syndic de Loevig pour réclamer ce qu'il me +doit? quatre doubles écus pour avoir fait bouillir une sorcière et +deux alchimistes, et enlevé plusieurs chaînes des poutres de la salle +de son tribunal, qu'elles déparaient; vingt ascalins pour avoir +dépendu Ismaël Typhaine, juif dont s'était plaint le révérend évêque; +et un écu pour avoir remis un bras de bois neuf à la potence de pierre +du bourg? + +--Le salaire, répondit la femme d'un voix aigre, est resté dans les +mains du syndic, parce que ton fils avait oublié la cuiller de bois +pour le recevoir, et qu'aucun valet du juge n'a voulu le lui remettre +en main propre. + +Le mari fronça le sourcil. + +--Que leur cou me tombe entre les mains, ils verront si j'aurai besoin +d'une cuiller de bois pour les toucher. Il faut pourtant ménager ce +syndic. C'est à lui qu'est renvoyée la requête du voleur Ivar, qui se +plaint de ce que la question lui a été donnée, non par un +tortionnaire, mais par moi, alléguant que, n'ayant pas encore été +jugé, il n'est pas encore infâme.--À propos, femme, empêche donc tes +petits de jouer avec mes tenailles et mes pinces;. ils ont dérangé +tous mes instruments, si bien que je n'ai pu m'en servir +aujourd'hui.--Où sont-ils, ces petits monstres? continua l'hôte en +s'approchant du tas de paille où Spiagudry avait cru voir trois +cadavres. Les voilà couchés là; ils dorment, malgré le bruit, comme +trois dépendus. + +À ces paroles, dont l'horreur contrastait avec la tranquillité +effrayante et l'atroce gaieté de celui qui les prononçait, le lecteur +a peut-etre dèja deviné quel est l'habitant de la tour de Vygla. +Spiagudry, qui, dès son apparition, le reconnut pour l'avoir vu +figurer souvent dans de sinistres cérémonies sur la place de +Drontheim, se sentit près de défaillir d'épouvante, en songeant +surtout au motif personnel qu'il avait depuis la veille pour craindre +ce terrible fonctionnaire. Il se pencha vers Ordener, et lui dit d'une +voix presque inarticulée: + +--C'est Nychol Orugix, bourreau du Drontheimbus! + +Ordener, d'abord frappé d'horreur, tressaillit et regretta la route et +la tempête. Mais bientôt je ne sais quel sentiment de curiosité +indéfinissable s'empara de lui, et, tout en plaignant l'embarras et +l'épouvante de son vieux guide, il prêtait son attention entière aux +paroles et à l'habitude de vie de l'être singulier qu'il avait sous +les yeux, comme on écoute avidement le grondement d'une hyène ou le +rugissement d'un tigre amené du désert dans nos villes. Le pauvre +Benignus était loin d'avoir l'esprit assez libre pour faire de son +côté des observations psychologiques. Caché derrière Ordener, il se +ramassait dans son manteau, portait une main inquiète à son emplâtre, +attirait sur son visage le derrière de sa perruque flottante, et ne +respirait que par gros soupirs. + +Cependant l'hôtesse avait servi sur un grand plat de terre le quartier +d'agneau rôti, pourvu de sa queue rassurante. Le bourreau vint +s'asseoir en face d'Ordener et de Spiagudry, entre les deux prêtres; +et sa femme, après avoir chargé la table d'une cruche de bière +miellée, d'un morceau de _rindebrod_ [Note: Pain d'écorce dont se +nourrit la classe indigente en Norvège.] et de cinq assiettes de bois, +s'assit devant le feu, et s'occupa d'aiguiser les pinces ébréchées de +son mari. + +--Ça, révérend ministre, dit Orugix en riant, la brebis vous offre de +l'agneau. Et vous, seigneur de la perruque, est-ce le vent qui a ainsi +ramené votre coiffure sur votre visage? + +--Le vent... seigneur, l'orage.... balbutia le tremblant Spiagudry. + +--Allons, enhardissez-vous, mon vieux. Vous voyez que les seigneurs +prêtres et moi nous sommes bons diables. Dites-nous qui vous êtes et +quel est votre jeune compagnon le taciturne, et parlez un peu. Faisons +connaissance. Si vos discours tiennent tout ce que promet votre vue, +vous devez être bien amusant. + +--Le maître plaisante, dit le concierge contractant ses lèvres, +montrant ses dents et clignant son oeil pour avoir l'air de rire, je +ne suis qu'un pauvre vieux. + +--Oui, interrompit le jovial bourreau, quelque vieux savant, quelque +vieux sorcier. + +--Oh! seigneur maître, savant oui, sorcier non. + +--Tant pis, un sorcier compléterait notre joyeux sanhédrin.--Seigneurs +mes hôtes, buvons pour rendre la parole à ce vieux savant, qui va +égayer notre souper. À la santé du pendu d'aujourd'hui, frère +prédicateur! Eh bien! père ermite, vous refusez ma bière? L'ermite +avait en effet tiré de dessous sa robe une grande gourde pleine d'une +eau très claire, dont il remplit son verre. + +--Parbleu! ermite de Lynrass, s'écria le bourreau, si vous ne goûtez +pas de ma bière, je goûterai de cette eau que vous lui préférez. + +--Soit, répondit l'ermite. + +--Otez d'abord votre gant, révérend frère, répliqua le bourreau; on ne +verse à boire qu'à main nue. + +L'ermite fit un signe de refus. + +--C'est un voeu, dit-il. + +--Versez donc toujours, dit le bourreau. + +À peine Orugix eut-il porté son verre à ses lèvres, qu'il le repoussa +brusquement, tandis que l'ermite vidait le sien d'un trait. + +--Par le calice de Jésus, révérend ermite, quelle est cette liqueur +infernale? je n'en ai point bu de pareille, depuis le jour où je +faillis me noyer dans ma navigation de Copenhague à Drontheim. En +vérité, ermite, ce n'est pas de l'eau de la source de Lynrass; c'est +de l'eau de mer. + +--De l'eau de mer! répéta Spiagudry avec une épouvante qu'augmentait +la vue du gant de l'ermite. + +--Eh bien! dit le bourreau se tournant vers lui avec un éclat de rire, +tout vous alarme donc ici, mon vieux Absalon, jusqu'à la boisson même +d'un saint cénobite qui se mortifie? + +--Hélas! non, maître. Mais de l'eau de mer.... Il n'y a qu'un +homme.... + +--Allons, vous ne savez que dire, sire docteur; votre trouble parmi +nous vient d'une mauvaise conscience ou du mépris. + +Ces mots prononcés d'un ton d'humeur ramenèrent Spiagudry à la +nécessité de dissimuler sa terreur. Pour amadouer son redoutable hôte, +il appela à son secours sa vaste mémoire, et rallia le peu de présence +d'esprit qui lui restait. + +--Du mépris, moi, du mépris pour vous, seigneur maître! pour vous, +dont la présence dans une province donne à cette province le _merum +imperium_ [Note: _Droit de sang_, d'avoir un bourreau.] pour vous, +maître des hautes-oeuvres, exécuteur de la vindicte séculière, épée de +la justice, bouclier de l'innocence! pour vous, qu'Aristote, livre +six, chapitre dernier de ses _Politiques_, classe parmi les +magistrats, et dont Paris de Puteo, dans son traité _de Syndico_, fixe +le traitement à cinq écus d'or, comme l'atteste ce passage: _Quinque +aureos manivolto_! pour vous, seigneur, dont les confrères à Cronstadt +acquièrent la noblesse après trois cents têtes coupées! pour vous, +dont les terribles mais honorables fonctions sont remplies avec +orgueil, en Franconie par le plus nouveau marié, à Reutlingue par le +plus jeune conseiller, à Stedien par le dernier bourgeois installé! Et +ne sais-je pas encore, mon bon maître, que vos confrères ont en France +droit de _havadium_ sur chaque malade de Saint-Ladre, sur les +pourceaux, et sur les gâteaux de la veille de l'épiphanie! Comment +n'aurais-je pas un profond respect pour vous, quand l'abbé de +Saint-Germain-des-Prés vous donne chaque année, à la Saint-Vincent, +une tête de porc, et vous fait marcher en tête de sa procession! + +Ici la verve érudite du concierge fut brusquement interrompue par le +bourreau. + +--C'est par ma foi la première nouvelle que j'en ai! Le docte abbé +dont vous parlez, révérend, m'a jusqu'à présent fraudé de tous ces +beaux droits que vous peignez d'une façon si séduisante.--Sires +étrangers, poursuivit Orugix, sans m'arrêter à toutes les +extravagances de ce vieux fou, il est vrai que j'ai manqué ma +carrière. Je ne suis aujourd'hui que le pauvre bourreau d'une pauvre +province. Eh bien! j'aurais dû certes faire un plus beau chemin que +Stillison Dickoy, ce fameux bourreau de Moscovie. Croiriez-vous que je +suis le même qui fut désigné, il y a vingt-quatre ans, pour +l'exécution de Schumacker? + +--De Schumacker, du comte de Griffenfeld! s'écria Ordener. + +--Cela vous étonne, seigneur le muet. Eh bien! oui, de ce même +Schumacker qu'un singulier hasard replace encore sous ma main, dans le +cas où il plairait au roi de lever le sursis.--Vidons cette cruche, +messieurs, et je vais vous conter comment il se fait qu'après avoir +débuté avec tant d'éclat, je finisse si misérablement. + +--J'étais, en 1676, valet de Rhum Stuald, bourreau royal de +Copenhague. Lors de la condamnation du comte de Griffenfeld, mon +maître étant tombé malade, je fus, grâce à mes protections, choisi +pour le remplacer dans cette honorable exécution. Le 5 juin--je +n'oublierai jamais ce jour,--dès cinq heures du matin, aidé du maître +des basses oeuvres [Note: Charpentier des échafauds], je dressai +sur la place de la citadelle un grand échafaud que nous tendîmes de +noir, par respect pour le condamné. À huit heures la garde-noble +entoura l'échafaud, et les hulans de Slesvig continrent la foule qui +se pressait sur la place. Quel autre à ma place n'eût été enivré! +Debout, et sabre en main, j'attendais sur l'estrade. Tous les regards +étaient fixés sur moi; j'étais en ce moment le personnage le plus +important des deux royaumes. Ma fortune, disais-je, est faite, car que +pourraient sans moi tous ces grands seigneurs qui ont juré la perte du +chancelier? Je me voyais déjà exécuteur royal en titre de la capitale; +j'avais des valets, des privilèges... Écoutez! L'horloge du fort sonne +dix heures. Le condamné sort de sa prison, traverse la place, monte à +l'échafaud d'un pas ferme et d'un air tranquille. Je veux lui lier les +cheveux; il me repousse, et se rend à lui-même ce dernier service.--Il +y avait longtemps, dit-il en souriant au prieur de Saint-André, que je +ne m'étais coiffé moi-même. Je lui offre le bandeau noir, il l'éloigne +de ses yeux avec dédain, mais sans me marquer de mépris.--Mon ami, me +dit-il, voilà peut-être la première fois qu'un espace de quelques +pieds rassemble les deux officiers extrêmes de l'ordre judiciaire, le +chancelier et le bourreau. Ces paroles sont restées gravées dans ma +tête. Il refuse encore le coussin noir que je voulais mettre sous ses +genoux, embrasse le prêtre, et s'agenouille, après avoir dit d'une +voix forte qu'il mourait innocent. Alors je brisai d'un coup de masse +l'écusson de ses armoiries, en criant, comme de coutume: + +--Cela ne se fait pas sans une juste cause! Cet affront ébranla la +fermeté du comte; il pâlit; mais il se hâta de dire:--Le roi me les a +données, le roi peut me les ôter. Il appuya sa tête sur le billot, les +yeux tournés vers l'est, et moi, je levai mon sabre des deux mains... +Écoutez bien!--En ce moment un cri arrive jusqu'à moi:--Grâce, au nom +du roi! grâce pour Schumacker! Je me retourne. C'était un aide de camp +qui galopait vers l'échafaud en agitant un parchemin. Le comte se +relève d'un air, non joyeux, mais seulement satisfait. Le parchemin +lui est remis.--Juste Dieu! s'écrie-t-il, la prison perpétuelle! leur +grâce est plus dure que la mort.--Il descend, abattu comme un voleur, +de l'échafaud où il était monté serein. Pour moi, cela m'était égal. +Je ne me doutais guère que le salut de cet homme était ma perte. Après +avoir démoli l'échafaud, je rentre chez mon maître, encore plein +d'espérances, quoiqu'un peu désappointé d'avoir perdu l'écu d'or, prix +de la chute de la tête. Ce n'était pas tout. Le lendemain je reçois un +ordre de départ et un diplôme d'exécuteur provincial pour le +Drontheimhus! Bourreau de province, et de la dernière province de +Norvège! Or sachez, messires, comment de petites causes amènent de +grands effets. Les ennemis du comte, afin de se donner un air de +clémence, avaient tout disposé pour que la grâce arrivât un moment +après l'exécution. Il s'en fallut d'une minute; on s'en prit à ma +lenteur, comme s'il eût été décent d'empêcher un personnage illustre +de s'amuser quelques instants avant le dernier! comme si un exécuteur +royal qui décapite un grand-chancelier pouvait le faire sans plus de +dignité et de mesure qu'un bourreau de province qui pend un juif! À +cela se joignit la malveillance. J'avais un frère, que même je crois +avoir encore. Il était parvenu, en changeant de nom, dans la maison du +nouveau chancelier, comte d'Ahlefeld. À Copenhague, ma présence +importuna le misérable. Mon frère me méprise, parce que ce sera +peut-être moi qui le pendrai un jour. + +Ici le disert narrateur s'interrompit pour donner passage à sa gaieté, +puis il continua: + +--Vous voyez, chers hôtes, que j'ai pris mon parti. Ma foi, au diable +l'ambition! j'exerce ici honnêtement mon métier; je vends mes +cadavres, ou Bechlie en fait des squelettes, que m'achète le cabinet +d'anatomie de Berghen. Je ris de tout, même de cette pauvre femelle +qui a été bohémienne et que la solitude rend folle. Mes trois +héritiers grandissent dans la crainte du diable et de la potence. Mon +nom est l'épouvantail des petits enfants du Drontheimhus. Les syndics +me fournissent une charrette et des habits rouges. La Tour-Maudite me +garantit de la pluie comme ferait le palais de l'évêque. Les vieux +prêtres que l'orage pousse chez moi me prêchent, les savants me +flagornent. En somme, je suis aussi heureux qu'un autre, je bois, je +mange, je pends, et je dors. + +Le bourreau n'avait pas mené à fin ce long discours sans l'entremêler +de bière et de bruyantes explosions de rire. + +--Il tue, et il dort! murmura le ministre; l'infortuné! + +--Que ce misérable est heureux! s'écria l'ermite. + +--Oui, frère ermite, dit le bourreau, misérable comme vous, mais +certes plus heureux. Tenez, le métier serait bon si l'on ne semblait +prendre plaisir à en ruiner les bénéfices. Croiriez-vous que je ne +sais quelles fameuses noces ont fourni à l'aumônier nouvellement nommé +de Drontheim l'occasion de demander la grâce de douze condamnés qui +m'appartiennent? + +--Qui vous appartiennent! s'écria le ministre. + +--Oui, sans doute, père. Sept d'entre eux devaient être fouettés, deux +marqués sur la joue gauche, et trois pendus, ce qui fait en somme +douze.--Oui, douze écus et trente ascalins, que je perds si la grâce +est accordée. Comment trouvez-vous, sires étrangers, cet aumônier qui +dispose ainsi de mon bien? Ce maudit prêtre s'appelle Athanase Munder. +Oh! si je le tenais! + +Le ministre se leva, et dit d'une voix égale et d'un air tranquille: + +--Mon fils, c'est moi qui suis Athanase Munder. + +À ce nom la colère s'alluma dans tous les traits d'Orugix, il s'élança +brusquement de son siège. Puis son regard irrité rencontra le regard +calme et bienveillant de l'aumônier, et il vint se rasseoir lentement, +muet et confus. + +Il se fit un moment de silence. Ordener, qui s'était levé de table, +prêt à défendre le prêtre, le rompit le premier. + +--Nychol Orugix, dit-il, voici treize écus pour vous dédommager de la +grâce des condamnés. + +--Hélas! interrompit le ministre, qui sait si je l'obtiendrai? Il +faudrait que je pusse parler au fils du vice-roi, car cela dépend de +son mariage avec la fille du chancelier. + +--Seigneur aumônier, répondit le jeune homme d'une voix ferme, vous +l'obtiendrez. Ordener Guldenlew ne recevra pas l'anneau nuptial, que +les fers de vos protégés ne soient rompus. + +--Jeune étranger, vous n'y pouvez rien; mais Dieu vous entende et vous +récompense! + +Cependant, les treize écus d'Ordener avaient achevé ce que le regard +du prêtre avait commencé. Nychol, entièrement apaisé, reprit sa +gaieté. + +--Tenez, révérend aumônier, vous êtes un brave homme, digne de +desservir la chapelle de Saint-Hilarion; j'en disais de vous plus que +je n'en pensais. Vous marchez droit dans votre sentier, ce n'est pas +votre faute s'il croise le mien. Mais celui auquel j'en veux, c'est le +gardien des morts de Drontheim, ce vieux magicien, concierge du +Spladgest. Quel est son nom déjà? Spliugry?... Spadugry?... Dites-moi, +mon vieux docteur, vous qui êtes une Babel de science, vous qui +connaissez tout, vous ne pourriez pas m'aider à trouver le nom de ce +sorcier, votre confrère? Vous avez dû le rencontrer quelquefois, les +jours de sabbat, chevauchant en l'air sur un balai? + +Certes, si le pauvre Benignus avait pu s'enfuir en ce moment sur +quelque monture aérienne de ce genre, le narrateur de cette histoire +ne doute pas qu'il ne lui eût confié avec bien de la joie sa frêle +machine épouvantée. Jamais l'amour de la vie ne s'était développé avec +autant de force chez lui, que depuis qu'il percevait de tous ses +organes l'imminence du danger. Tout ce qu'il voyait l'effrayait; les +souvenirs de la Tour-Maudite, l'oeil hagard de la femme rouge, la +voix, les gants et la boisson du mystérieux ermite, l'aventurière +intrépidité de son jeune compagnon, et, par-dessus tout, le bourreau; +ce bourreau dans le repaire duquel il tombait en fuyant, chargé d'un +crime. Il tremblait si fort que tout mouvement volontaire était chez +lui paralysé, surtout lorsqu'il vit la conversation se tourner sur +lui, et qu'il entendit l'apostrophe du formidable Orugix. Comme il ne +se souciait guère d'imiter l'héroïsme du prêtre, sa langue embarrassée +se refusa assez longtemps à répondre. + +--Eh bien! reprit le bourreau, savez-vous le nom de ce concierge du +Spladgest? Est-ce que votre perruque vous rend sourd? + +--Un peu, seigneur...--Mais, dit-il enfin, je ne sais pas ce nom, je +vous jure. + +--Il ne le sait pas? dit la voix redoutée de l'ermite. Il a tort d'en +faire serment. Cet homme se nomme Benignus Spiagudry. + +--Moi! moi! grand Dieu! s'écria le vieillard avec terreur. + +Le bourreau éclata de rire. + +--Et qui vous dit que c'est vous? c'est de ce païen de concierge que +nous parlons. En vérité, ce pédagogue s'effraie de rien. Que serait-ce +donc si ses grimaces si drôles avaient une cause sérieuse? Ce vieux +fou serait amusant à pendre.--Ainsi, vénérable docteur, poursuivit le +bourreau que les terreurs de Spiagudry égayaient, vous ne connaissez +pas ce Benignus Spiagudry? + +--Non, maître, dit le concierge un peu rassuré par son _incognito_, je +ne le connais pas, je vous assure. Et puisqu'il a le malheur de vous +déplaire, je serais, maître, bien fâché, vraiment, de connaître cet +homme. + +--Et vous, seigneur ermite, reprit Orugix, vous paraissez le +connaître? + +--Oui, vraiment, répondit l'ermite. C'est un homme grand, vieux, sec, +chauve... + +Spiagudry, justement alarmé de cette prosopographie, raffermit en hâte +sa perruque. + +--Il a, continua l'ermite, les mains longues comme celles d'un voleur +qui n'a pas rencontré de voyageur depuis huit jours, le dos courbé... + +Spiagudry se redressa de son mieux. + +--Du reste, on pourrait le prendre pour un des cadavres qu'il garde, +s'il n'avait les yeux aussi perçants. Spiagudry porta la main à son +emplâtre protecteur. + +--Merci, père, dit le bourreau à l'ermite; en quelque lieu que je le +trouve, je reconnaîtrai maintenant le vieux juif. + +Spiagudry, qui était très bon chrétien, révolté de cette intolérable +injure, ne put réprimer une exclamation. + +--Juif, maître! + +Puis il s'arrêta tout court, tremblant d'en avoir trop dit. + +--Eh bien, juif ou païen, qu'importe, s'il a des relations avec le +diable, comme on le dit! + +--Je le croirais volontiers, reprit l'ermite avec un sourire +sardonique que son capuchon ne cachait pas entièrement, s'il n'était +pas si poltron. Mais comment pourrait-il pactiser avec Satan? il est +aussi lâche que méchant. Quand la peur le prend, il ne se connaît +plus. + +L'ermite parlait lentement, comme s'il eût composé sa voix; et la +lenteur même de ses paroles leur donnait une expression singulière. + +--Il ne se connaît plus! répéta intérieurement Spiagudry. + +--Je suis fâché qu'un méchant soit lâche, dit le bourreau; il ne vaut +pas la peine d'être haï. Il faut combattre un serpent, on ne peut +qu'écraser un lézard. + +Spiagudry hasarda quelques paroles pour sa défense. + +--Mais, seigneurs; êtes-vous sûrs que l'officier public dont vous +parlez soit tel que vous le dites? A-t-il donc une réputation?... + +--Une réputation! reprit l'ermite; la plus exécrable réputation de la +province! + +Benignus, désappointé, se tourna vers le bourreau. + +--Seigneur maître, quels torts lui reprochez-vous? car je ne doute pas +que votre haine ne soit légitime. + +--Vous avez raison, vieillard, de n'en pas douter. Comme son commerce +ressemble au mien, Spiagudry fait tout ce qu'il peut pour me nuire. + +--Oh! maître, ne le croyez pas! Ou, s'il en est ainsi, c'est que cet +homme ne vous a pas vu comme moi, entouré de votre gracieuse femme et +de vos charmants enfants, admettant les étrangers au bonheur de votre +foyer domestique. S'il eût joui, comme nous, de votre aimable +hospitalité, maître, ce malheureux ne pourrait être votre ennemi. + +Spiagudry achevait à peine cette adroite allocution, quand la grande +femme, jusqu'alors muette, se leva, et dit d'une voix aigrement +solennelle: + +--La langue de la vipère n'est jamais plus venimeuse que lorsqu'elle +est enduite de miel. + +Puis elle se rassit, et continua de fourbir ses pinces, travail dont +le bruit rauque et criard, remplissant les intervalles de la +conversation, faisait, aux dépens des oreilles des quatre voyageurs, +l'office des choeurs dans une tragédie grecque. + +--Cette femme est folle, vraiment! se dit tout bas le concierge, ne +pouvant s'expliquer autrement le mauvais effet de sa flatterie. + +--Bechlie a raison, docteur aux blonds cheveux! s'écria le bourreau. +Je vous tiens pour langue de vipère, si vous continuez de justifier +plus longtemps ce Spiagudry. + +--À Dieu ne plaise, maître! s'écria celui-ci; je ne le justifie +nullement. + +--À la bonne heure. Vous ignorez d'ailleurs jusqu'où il pousse +l'insolence. Croiriez-vous que l'impudent a la témérité de me disputer +la propriété de Han d'Islande? + +--De Han d'Islande! dit brusquement l'ermite. + +--Eh, oui. Vous connaissez ce fameux brigand? + +--Oui, dit l'ermite. + +--Eh bien, tout brigand revient au bourreau, n'est-il pas vrai? Que +fait cet infernal Spiagudry? il demande qu'on mette à prix la tête de +Han. + +--Il demande qu'on mette à prix la tête de Han? interrompit l'ermite. + +--Il en a l'audace; et cela uniquement pour que le corps lui revienne, +et que je sois frustré de ma propriété. + +--Voilà qui est infâme, maître Orugix; oser vous disputer un bien qui +vous appartient si évidemment! + +Ces mots étaient accompagnés du sourire malicieux qui effrayait +Spiagudry. + +--Le tour est d'autant plus noir, ermite, qu'il me faudrait une +exécution comme celle de Han pour me tirer de mon obscurité, et me +faire la fortune que ne m'a pas faite celle de Schumacker. + +--En vérité, maître Nychol? + +--Oui, frère ermite, le jour de l'arrestation de Han, venez me voir, +et nous immolerons un pourceau gras à mon élévation future. + +--Volontiers; mais savez-vous si je serai libre ce jour-là? D'ailleurs +vous aviez tout à l'heure envoyé au diable l'ambition. + +--Eh sans doute, père, quand je vois que, pour détruire mes espérances +les mieux fondées, il suffit d'un Spiagudry et d'une requête de mise à +prix. + +--Ah! reprit l'ermite d'une voix étrange, Spiagudry a demandé la mise +à prix! + +Cette voix était pour le pauvre homme comme le regard du crapaud pour +l'oiseau. + +--Seigneurs, dit-il, pourquoi juger témérairement? Cela n'est pas sûr, +peut-être est-ce un faux bruit. + +--Un faux bruit! s'écria Orugix, la chose n'est que trop certaine. La +demande des syndics est en ce moment à Drontheim, appuyée de la +signature du concierge du Spladgest. On n'attend que la décision de +son excellence le général gouverneur. + +Le bourreau était si bien instruit, que Spiagudry n'osa poursuivre sa +justification; il se contenta de maudire intérieurement, pour la +centième fois, son jeune compagnon. Mais que devint-il lorsqu'il +entendit l'ermite, qui depuis quelques moments paraissait méditer, +s'écrier soudain d'un ton railleur: + +--Maître Nychol, quel est donc le supplice des sacrilèges? + +Ces paroles firent sur Spiagudry le même effet que si on lui avait +arraché son emplâtre et sa perruque. Il attendit avec anxiété la +réponse d'Orugix, qui acheva d'abord de vider son verre. + +--Cela dépend du genre de sacrilège, répondit le bourreau. + +--Si le sacrilège est la profanation d'un mort? + +Pour le coup, le tremblant Benignus s'attendit à voir son nom sortir +d'un moment à l'autre de la bouche de l'inexplicable ermite. + +--Autrefois, dit froidement Orugix, on l'enterrait vivant avec le +cadavre profané. + +--Et maintenant? + +--Maintenant on est plus doux. + +--On est plus doux! dit Spiagudry, respirant à peine. + +--Oui, reprit le bourreau de l'air satisfait et négligent d'un artiste +qui parle de son art; on lui imprime d'abord, avec un fer chaud, une S +sur le gras des jambes. + +--Et ensuite? interrompit le vieux concierge, contre lequel il eût été +difficile d'exécuter cette partie de la peine. + +--Ensuite, dit le bourreau, on se contente de le pendre. + +--Miséricorde! s'écria Spiagudry; de le pendre! + +--Eh bien, qu'a-t-il? il me regarde de l'air dont le patient regarde +le gibet. + +--Je vois avec plaisir, disait l'ermite, que l'on est revenu à des +principes d'humanité. + +En ce moment, l'orage, qui avait cessé, permit d'entendre très +distinctement au dehors le son clair et intermittent d'un cor. + +--Nychol, dit la femme, on est à la poursuite de quelque malfaiteur, +c'est le cor des archers. + +--Le cor des archers! répéta chacun des interlocuteurs avec un accent +différent, mais Spiagudry avec celui de la plus profonde terreur. + +Ils achevaient à peine cette exclamation quand on frappa à la porte de +la tour. + + + + +XIII + + Il ne faut qu'un homme, un signal; les éléments + d'une révolution sont tout prêts. Qui commencera? + Dès qu'il y aura un point d'appui, tout + s'ébranlera. + + BONAPARTE. + + +Loevig est un gros bourg situé sur la rive septentrionale du golfe de +Drontheim, et adossé à une chaîne basse de collines nues et +bizarrement bariolées par diverses sortes de cultures, pareilles à de +grands pans de mosaïque appuyés à l'horizon. L'aspect du bourg est +triste; la cabane de bois et de jonc du pêcheur, la hutte conique +bâtie de terre et de cailloux où le mineur invalide passe le peu de +vieux jours que ses épargnes lui permettent de donner au soleil et au +repos, la frêle charpente abandonnée que le chasseur de chamois revêt +à son tour d'un toit de paille et de murs de peaux de bêtes, bordent +des rues plus longues que le bourg, parce qu'elles sont étroites et +tortueuses. Sur une place où l'on ne voit plus aujourd'hui que les +vestiges d'une grosse tour, s'élevait alors l'ancienne forteresse +bâtie par Horda le Fin-Archer, seigneur de Loevig et frère d'armes du +roi païen Halfdan, et occupée en 1698 par le syndic du bourg, lequel +en eût été l'habitant le mieux logé, sans la cigogne argentée qui +venait tous les étés se percher à l'extrémité du clocher pointu de +l'église, pareille à la perle blanche au sommet du bonnet aigu d'un +mandarin. + +Le matin même du jour où Ordener était arrivé à Drontheim, un +personnage était débarqué, également incognito, à Loevig. Sa litière +dorée, quoique sans armoiries, ses quatre grands laquais armés +jusqu'aux dents, avaient soudain fait le sujet de toutes les +conversations et de toutes les curiosités. L'hôte de la _Mouette +d'or_, petite taverne où le grand personnage était descendu, avait +pris lui-même un air mystérieux et répondait à toutes les questions: +Je ne sais pas, d'un air qui voulait dire: Je sais tout, mais vous ne +saurez rien. Les grands laquais étaient plus muets que des poissons, +et plus sombres que les bouches d'une mine. Le syndic s'était d'abord +renfermé dans sa tour, attendant dans sa dignité la première visite de +l'étranger; mais bientôt les habitants l'avaient vu avec surprise se +présenter deux fois inutilement à la _Mouette d'or_, et le soir épier +un salut du voyageur appuyé sur sa fenêtre entrouverte. Les commères +inféraient de là que le personnage avait fait connaître son haut rang +au seigneur syndic. Elles se trompaient. Un messager expédié par +l'étranger s'était présenté chez le syndic pour y faire viser son +droit de passe, et le syndic avait remarqué sur le grand cachet de +cire verte du paquet qu'il portait deux mains de justice croisées +soutenant un manteau d'hermine surmonté d'une couronne de comte +imposée à un écusson autour duquel pendaient les colliers de +l'Éléphant et de Dannebrog. Cette observation avait suffi au syndic, +qui désirait vivement obtenir de la grande chancellerie le haut +syndicat du Drontheimhus. Mais il avait perdu ses avances, car le +noble inconnu ne voulait voir personne. + +Le second jour de l'arrivée de ce voyageur à Loevig tirait à sa fin, +lorsque l'hôte entra dans sa chambre en disant, après une inclination +profonde, que le messager attendu de sa courtoisie venait d'arriver. + +--Eh bien, dit sa courtoisie, qu'il monte. + +Un instant après, le messager entra, ferma soigneusement la porte, +puis saluant jusqu'à terre l'étranger qui s'était à demi tourné vers +lui, attendit dans un silence respectueux qu'il lui adressât la +parole. + +--Je vous espérais ce matin, dit celui-ci; qui donc vous a retenu? + +--Les intérêts de votre grâce, seigneur comte; ai-je un autre souci? + +--Que fait Elphège? que fait Frédéric? + +--Ils sont bien portants. + +--Bien! bien! interrompit le maître; n'avez-vous rien de plus +intéressant à m'apprendre? Quoi de nouveau à Drontheim? + +--Rien, sinon que le baron de Thorvick y est arrivé hier. + +--Oui, je sais qu'il a voulu consulter ce vieux mecklembourgeois Levin +sur le mariage projeté. Savez-vous quel a été le résultat de son +entrevue avec le gouverneur? + +--Aujourd'hui à midi, heure de mon départ, il n'avait point encore vu +le général. + +--Comment! arrivé de la veille! Vous m'étonnez, Musdoemon. Et avait-il +vu la comtesse? + +--Encore moins, seigneur. + +--C'est donc vous qui l'avez vu? + +--Non, mon noble maître; et d'ailleurs je ne le connais pas. + +--Et comment, si personne ne l'a vu, savez-vous qu'il est à Drontheim? + +--Par son domestique, qui est descendu hier au palais du gouverneur. + +--Mais lui, est-il donc descendu ailleurs? + +--Son domestique assure qu'en arrivant il s'est embarqué pour +Munckholm, après être entré dans le Spladgest. + +Le regard du comte s'enflamma. + +--Pour Munckholm! pour la prison de Schumacker! en êtes-vous certain? +J'ai toujours pensé que cet honnête Levin était un traître. Pour +Munckholm! Qui peut l'attirer là? va-t-il demander aussi des conseils +à Schumacker? va-t-il?... + +--Noble seigneur, interrompit Musdoemon, il n'est pas sûr qu'il y soit +allé. + +--Quoi! et que me disiez-vous donc? vous jouez-vous de moi? + +--Pardon, votre grâce, je répétais au seigneur comte ce que disait le +domestique du seigneur baron. Mais le seigneur Frédéric, qui était +hier de garde au donjon, n'y a point vu le baron Ordener. + +--Belle preuve! mon fils ne connaît pas le fils du vice-roi. Ordener a +pu entrer au fort incognito. + +--Oui, seigneur; mais le seigneur Frédéric affirme n'avoir vu +personne. + +Le comte parut se calmer. + +--Cela est différent; mon fils l'affirme-t-il en effet? + +--Il me l'a assuré à trois reprises; et l'intérêt du seigneur Frédéric +est ici le même que celui de sa grâce. + +Cette réflexion du messager rassura complètement le comte. + +--Ah! dit-il, je comprends. Le baron, en arrivant, aura voulu se +promener un peu sur le golfe, et le domestique se sera persuadé qu'il +allait à Munckholm. En effet, qu'irait-il faire là? j'étais bien sot +de m'alarmer. Cette nonchalance de mon gendre à voir le vieux Levin +prouve au contraire que son affection pour lui n'est pas si vive que +je le craignais. Vous ne croiriez pas, mon cher Musdoemon, poursuivit +le comte avec un sourire, que je m'imaginais déjà Ordener amoureux +d'Éthel Schumacker, et que je bâtissais un roman et une intrigue sur +ce voyage à Munckholm. Mais, Dieu merci, Ordener est moins fou que +moi.--À propos, mon cher, que devient cette jeune Danaé entre les +mains de Frédéric? + +Musdoemon avait conçu les mêmes alarmes que son maître touchant Éthel +Schumacker, et les avait combattues sans pouvoir les vaincre aussi +aisément. Cependant, charmé de voir son maître sourire, il se garda +bien de troubler sa sécurité et chercha au contraire à l'accroître, +afin d'accroître cette sérénité si précieuse dans les grands pour +leurs favoris. + +--Noble comte, votre fils a échoué près de la fille de Schumacker; +mais il paraît qu'un autre a été plus heureux. + +Le comte l'interrompit vivement. + +--Un autre! quel autre? + +--Eh! mais, je ne sais quel serf, paysan ou vassal... + +--Dites-vous vrai? s'écria le comte, dont la figure dure et sombre +était devenue radieuse. + +--Le seigneur Frédéric me l'a affirmé, ainsi qu'à la noble comtesse. + +Le comte se leva et se mit à parcourir la chambre en se frottant les +mains. + +--Musdoemon, mon cher Musdoemon, encore un effort et nous sommes au +but. Le rejeton de l'arbre est flétri; il ne nous reste plus qu'à +renverser le tronc.--Avez-vous encore quelque bonne nouvelle? + +--Dispolsen a été assassiné. + +Le visage du comte se dérida entièrement. + +--Ah! vous verrez que nous marcherons de triomphe en triomphe. A-t-on +ses papiers? a-t-on surtout ce coffre de fer? + +--J'annonce avec peine à votre grâce que le meurtre n'a point été +commis par les nôtres. Il a été tué et dépouillé sur les grèves +d'Urchtal, et l'on attribue cet exploit à Han d'Islande. + +--Han d'Islande! reprit le maître, dont le visage s'était rembruni; +quoi! ce brigand célèbre que nous voulons mettre à la tête de nos +révoltés! + +--Lui-même, noble comte; et je crains, d'après ce que j'en ai entendu +dire, que nous n'ayons de la peine à le trouver. En tout cas, je me +suis assuré d'un chef qui prendra son nom et pourra le remplacer. +C'est un farouche montagnard, haut et dur comme un chêne, féroce et +hardi comme un loup dans un désert de neige; il est impossible que ce +formidable géant ne ressemble pas à Han d'Islande. + +--Ce Han d'Islande, demanda le comte, est donc de haute taille? + +--C'est le bruit le plus populaire, votre grâce. + +--J'admire toujours, mon cher Musdoemon, l'art avec lequel vous +disposez vos plans. Quand éclate l'insurrection? + +--Oh! très prochainement, votre grâce; en ce moment peut-être. La +tutelle royale pèse depuis longtemps aux mineurs; tous saisissent avec +joie l'idée d'un soulèvement. L'incendie commencera par Guldbranshal, +s'étendra à Sund-Moër, gagnera Kongsberg. Deux mille mineurs peuvent +être sur pied en trois jours. La révolte se fera au nom de Schumacker; +c'est en ce nom que leur parlent nos émissaires. Les réserves du Midi +et la garnison de Drontheim et de Skongen s'ébranleront; et vous serez +ici justement pour étouffer la rébellion, nouveau et insigne service +aux yeux du roi, et pour le délivrer de ce Schumacker si inquiétant +pour son trône. Voilà sur quelles indestructibles bases s'élèvera +l'édifice que couronnera le mariage de la noble dame Ulrique avec le +baron de Thorvick. + +L'entretien intime de deux scélérats n'est jamais long, parce que ce +qu'il y a d'homme en eux s'effraie bien vite de ce qu'il y a +d'infernal. Quand deux âmes perverses s'étalent réciproquement leur +impudique nudité, leurs mutuelles laideurs les révoltent. Le crime +fait horreur au crime même; et deux méchants qui conversent, avec tout +le cynisme du tête-à-tête, de leurs passions, de leurs plaisirs, de +leurs intérêts, se sont l'un à l'autre comme un effroyable miroir. +Leur propre bassesse les humilie dans autrui, leur propre orgueil les +confond, leur propre néant les épouvante; et ils ne peuvent se fuir, +se désavouer eux-mêmes dans leur semblable; car chaque rapport odieux, +chaque affreuse coïncidence, chaque hideuse parité trouve en eux une +voix toujours infatigable qui la dénonce à leur oreille sans cesse +fatiguée. Quelque secret que soit leur entretien, il a toujours deux +insupportables témoins;--Dieu, qu'ils ne voient pas; et la conscience, +qu'ils sentent. + +Les conversations confidentielles de Musdoemon étaient d'autant plus +fatigantes pour le comte qu'il mettait toujours sans ménagements son +maître de moitié dans les crimes entrepris ou à entreprendre. Bien des +courtisans croient adroit de sauver aux grands l'apparence des +mauvaises actions; ils prennent sur eux la responsabilité du mal, et +laissent même souvent à la pudeur du patron la consolation d'avoir +semblé résister à un crime profitable. Musdoemon, par un raffinement +d'adresse, suivait la marche contraire. Il voulait paraître conseiller +rarement et toujours obéir. Il connaissait l'âme de son maître comme +son maître connaissait la sienne; aussi ne se compromettait-il qu'en +compromettant le comte. La tête que le comte aurait le plus volontiers +fait tomber, après celle de Schumacker, c'était celle de Musdoemon; il +le savait comme si son maître le lui eût dit, et son maître savait +qu'il le savait. + +Le comte avait appris ce qu'il voulait apprendre. Il était satisfait. +Il ne lui restait plus qu'à congédier Musdoemon. + +--Musdoemon, dit-il avec un sourire gracieux, vous êtes le plus fidèle +et le plus zélé de mes serviteurs. Tout va bien et je le dois à vos +soins. Je vous fais secrétaire intime de la grande chancellerie. + +Musdoemon s'inclina profondément. + +--Ce n'est pas tout, poursuivit le comte, je vais demander pour vous +une troisième fois l'ordre de Dannebrog; mais je crains toujours que +votre naissance, votre indigne parenté... + +Musdoemon rougit, pâlit, et cacha les altérations de son visage en +s'inclinant de nouveau. + +--Allez, dit le comte lui présentant sa main à baiser, allez, seigneur +secrétaire intime, rédiger votre _placeat_. Il trouvera peut-être le +roi dans un moment de bonne humeur. + +--Que sa majesté l'accorde ou non, je suis confus et fier des bontés +de votre grâce. + +--Dépêchez-vous, mon cher, car je suis pressé de partir. Il faut +tâcher encore d'avoir des renseignements précis sur ce Han. + +Musdoemon, après une troisième révérence, entr'ouvrit la porte. + +--Ah! dit le comte, j'oubliais... En votre qualité nouvelle de +secrétaire intime, vous écrirez à la chancellerie pour qu'on envoie sa +destitution à ce syndic de Loevig, qui compromet son rang dans le +canton par une foule de bassesses envers les étrangers qu'il ne +connaît pas. + + + + +XIV + + Le religieux qui visite à minuit le reliquaire, + Le chevalier qui dompte un coursier belliqueux, + Celui qui meurt au son redouté de la trompette, + Celui qui meurt au bruit pacifique des oraisons. + Sont l'objet de tes soins, prodigués également + À l'homme pieux, sous le casque ou sous la tonsure. + + _Hymne à saint Anselme._ + + +--Oui, maître, nous devons en vérité un pèlerinage à la grotte de +Lynrass. Eût-on cru que cet ermite, que je maudissais comme un esprit +infernal, serait notre ange sauveur, et que la lance qui semblait nous +menacer à tout moment nous servirait de pont pour franchir le +précipice? + +C'est en ces termes assez burlesquement figurés que Benignus Spiagudry +faisait éclater aux oreilles d'Ordener sa joie, son admiration et sa +reconnaissance pour l'ermite mystérieux. On devine que nos deux +voyageurs sont sortis de la Tour-Maudite. Au point où nous les +retrouvons, ils ont même déjà laissé assez loin derrière eux le hameau +de Vygla et suivent péniblement une route montueuse, entrecoupée de +mares ou embarrassée de grosses pierres que les torrents passagers de +l'orage ont déposées sur la terre humide et visqueuse. Le jour ne +paraît pas encore; seulement les buissons qui couronnent les rochers +des deux côtés du chemin se détachent du ciel déjà blanchâtre comme +des découpures noires, et l'oeil voit les objets, encore sans +couleurs, reprendre par degrés leurs formes à cette lumière terne, et +en quelque sorte épaisse, que le crépuscule du nord verse à travers +les froids brouillards du matin. + +Ordener gardait le silence, car depuis quelques instants il s'était +doucement livré à ce demi-sommeil que le mouvement machinal de la +marche permet quelquefois. Il n'avait pas dormi depuis la veille où il +avait donné au repos, dans une barque de pêcheur amarrée au port de +Drontheim, le peu d'heures qui avaient séparé sa sortie du Spladgest +de son retour à Munckholm. Aussi, tandis que son corps s'avançait vers +Skongen, son esprit s'était envolé au golfe de Drontheim, dans cette +sombre prison, sous ces lugubres tours qui renfermaient le seul être +auquel il pût dans le monde attacher l'idée d'espérance et de bonheur. +Éveillé, le souvenir de son Éthel dominait toutes ses pensées; +endormi, ce souvenir devenait comme une image fantastique qui +illuminait tous ses rêves. Dans cette seconde vie du sommeil, où l'âme +existe un moment seule, où l'être physique avec tous ses maux +matériels semble s'être évanoui, il voyait cette vierge bien aimée, +non plus belle, non plus pure, mais plus libre, plus heureuse, plus à +lui. Seulement, sur la route de Skongen, l'oubli de son corps, +l'engourdissement de ses facultés ne pouvaient être complets; car de +temps en temps une fondrière, une pierre, une branche d'arbre, +heurtant ses pieds, le rappelaient brusquement de l'idéal au réel. Il +relevait alors la tête, entr'ouvrait ses yeux fatigués, et regrettait +d'être retombé de son beau voyage céleste dans son pénible voyage +terrestre, où rien ne le dédommageait de ses illusions enfuies que +l'idée de sentir contre son coeur cette boucle de cheveux qui lui +appartenait en attendant qu'Éthel tout entière fût à lui. Puis ce +souvenir ramenait la charmante image fantastique, et il remontait +mollement, non dans son rêve, mais dans sa vague et opiniâtre rêverie. + +--Maître, répéta Spiagudry d'une voix plus forte, qui, jointe au choc +d'un tronc d'arbre, réveilla Ordener, ne craignez rien. Les archers +ont pris sur la droite avec l'ermite en sortant de la tour, et nous +sommes assez loin d'eux pour pouvoir parler. Il est vrai que jusqu'ici +le silence était prudent. + +--Vraiment, dit Ordener en bâillant, vous poussez la prudence un peu +loin. Il y a trois heures au moins que nous avons quitté la tour et +les archers. + +--Cela est vrai, seigneur; mais prudence ne nuit jamais. Voyez, si je +m'étais nommé au moment où le chef de cette infernale escouade a +demandé Benignus Spiagudry, d'une voix pareille à celle dont Saturne +demandait son fils nouveau-né pour le dévorer; si, même, en ce moment +terrible, je n'avais eu recours à une taciturnité prudente, où +serais-je, mon noble maître? + +--Ma foi, vieillard, je crois qu'en ce moment-là nul n'eût pu obtenir +de vous votre nom, eût-on employé des tenailles pour vous l'arracher. + +--Avais-je tort, maître? Si j'avais parlé, l'ermite, que saint Hospice +et saint Usbald le solitaire bénissent! l'ermite n'aurait pas eu le +temps de demander au chef des archers si son escouade n'était pas +composée de soldats de la garnison de Munckholm, question +insignifiante, faite uniquement pour gagner du temps. Avez-vous +remarqué, jeune seigneur, après la réponse affirmative de ce stupide +archer, avec quel sourire singulier l'ermite l'a invité à le suivre, +en lui disant qu'il connaissait la retraite du fugitif Benignus +Spiagudry? + +Ici le concierge s'arrêta un moment comme pour prendre de l'élan, car +il reprit soudain d'une voix larmoyante d'enthousiasme: + +--Bon prêtre! digne et vertueux anachorète, pratiquant les principes +de l'humanité chrétienne et de la charité évangélique! Et moi qui +m'effrayais de ses dehors, assez sinistres à la vérité; mais ils +cachent une si belle âme! Avez-vous encore remarqué, mon noble maître, +qu'il y avait quelque chose de singulier dans l'accent dont il m'a +dit: au revoir! en emmenant les archers? Dans un autre moment, cet +accent m'eût alarmé; mais ce n'est pas la faute du pieux et excellent +ermite. La solitude donne sans doute à la voix ce timbre étrange; car +je connais, seigneur,--ici la voix de Benignus devint plus basse--je +connais un autre solitaire, ce formidable vivant que... Mais non, par +respect pour le vénérable ermite de Lynrass, je ne ferai pas cet +odieux rapprochement. Les gants n'ont également rien d'extraordinaire, +il fait assez froid pour qu'on en porte; et sa boisson salée ne +m'étonne pas davantage. Les cénobites catholiques ont souvent des +règles singulières; celle-là même, maître, se trouve indiquée dans ce +vers du célèbre Urensius, religieux du mont Caucase: + + _Rivos despiciens, maris undam polat amaram._ + +Comment ne me suis-je pas rappelé ce vers dans cette maudite ruine de +Vygla! un peu plus de mémoire m'aurait épargné de bien folles alarmes. +Il est vrai qu'il est difficile, n'est-ce pas, seigneur, d'avoir ses +idées nettes dans un pareil repaire, assis à la table d'un bourreau! +d'un bourreau! d'un être voué au mépris et à l'exécration universelle, +qui ne diffère de l'assassin que par la fréquence et l'impunité de ses +meurtres, dont le coeur, à toute l'atrocité des plus affreux brigands, +réunit la lâcheté que du moins leurs crimes aventureux ne leur +permettent pas! d'un être qui offre à manger et verse à boire de la +même main qui fait jouer des instruments de torture et crier les os +des misérables entre les ais rapprochés d'un chevalet! Respirer le +même air qu'un bourreau! Et le plus vil mendiant, si ce contact impur +l'a souillé, abandonne avec horreur les derniers haillons qui +protégeaient contre l'hiver ses maladies et ses nudités! Et le +chancelier, après avoir scellé ses lettres d'office, les jette sous la +table des sceaux, en signe de dégoût et de malédiction! Et en France, +quand le bourreau est mort à son tour, les sergents de la prévôté +aiment mieux payer une amende de quarante livres que de lui succéder! +Et à Pesth, le condamné Chorchill, auquel on offrait sa grâce avec des +lettres d'exécuteur, préféra le rôle de patient au métier de bourreau! +N'est-il pas encore notoire, noble jeune seigneur, que Turmeryn, +évêque de Maëstricht, fit purifier une église où était entré le +bourreau, et que la czarine Petrowna se lavait le visage chaque fois +qu'elle revenait d'une exécution? Vous savez également que les rois de +France, pour honorer les gens de guerre, veulent qu'ils soient punis +par leurs camarades, afin que ces nobles hommes, même lorsqu'ils sont +criminels, ne deviennent pas infâmes par l'attouchement d'un bourreau. +Et enfin, ce qui est décisif, dans la _Descente de saint Georges aux +enfers_, par le savant Melasius Iturham, Caron ne donne-t-il pas au +brigand Robin Hood le pas sur le bourreau Phlipcrass?--Vraiment, +maître, si jamais je deviens puissant--ce que Dieu seul peut +savoir--je supprime les bourreaux et je rétablis l'ancienne coutume et +les vieux tarifs. Pour le meurtre d'un prince, on paiera, comme en +1150, quatorze cent quarante doubles écus royaux; pour le meurtre d'un +comte, quatorze cent quarante écus simples; pour celui d'un baron, +quatorze cent quarante bas écus; le meurtre d'un simple noble sera +taxé à quatorze cent quarante ascalins; et celui d'un bourgeois.... + +--N'entends-je pas le pas d'un cheval qui vient à nous? interrompit +Ordener. + +Ils tournèrent la tête, et, comme le jour avait paru pendant le long +soliloque scientifique de Spiagudry, ils purent distinguer en effet, à +cent pas en arrière, un homme vêtu de noir, agitant un bras vers eux, +et pressant de l'autre un de ces petits chevaux d'un blanc sale que +l'on rencontre souvent, domptés ou sauvages, dans les montagnes basses +de la Norvège. + +--De grâce, maître, dit le peureux concierge, pressons le pas, cet +homme noir m'a tout l'air d'un archer. + +--Comment, vieillard, nous sommes deux, et nous fuirions devant un +seul homme! + +--Hélas! vingt éperviers fuient devant un hibou. Quelle gloire y +a-t-il à attendre un officier de justice? + +--Et qui vous dit que c'en est un? reprit Ordener, dont les yeux +n'étaient pas troublés par la peur. Rassurez-vous, mon brave guide; je +reconnais ce voyageur.--Arrêtons-nous. + +Il fallut céder. Un moment après, le cavalier les aborda; et Spiagudry +cessa de trembler en reconnaissant la figure grave et sereine de +l'aumônier Athanase Munder. + +Celui-ci les salua en souriant, et arrêta sa monture, en disant d'une +voix que son essoufflement entrecoupait: + +--Mes chers enfants, c'est pour vous que je reviens sur mes pas; et le +Seigneur ne permettra sans doute pas que mon absence, prolongée dans +une intention de charité, soit préjudiciable à ceux auxquels ma +présence est utile. + +--Seigneur ministre, répondit Ordener, nous serions heureux de pouvoir +vous servir en quelque chose. + +--C'est moi, au contraire, noble jeune homme, qui veux vous servir. +Daigneriez-vous me dire quel est le but de votre voyage? + +--Révérend aumônier, je ne puis. + +--Je désire qu'en effet, mon fils, il y ait de votre part impuissance +et non défiance. Car alors malheur à moi! malheur à celui dont l'homme +de bien se défie, même quand il ne l'a vu qu'une fois! + +L'humilité et l'onction du prêtre touchèrent vivement Ordener. + +--Tout ce que je puis vous dire, mon père, c'est que nous visitons les +montagnes du nord. + +--C'est ce que je pensais, mon fils, et voilà pourquoi je viens à +vous. Il y a dans ces montagnes des bandes de mineurs et de chasseurs, +souvent redoutables aux voyageurs. + +--Eh bien? + +--Eh bien,--je sais qu'il ne faut pas essayer de détourner de sa route +un noble jeune homme qui va chercher un danger,--mais l'estime que +j'ai conçue pour vous m'a inspiré un autre moyen de vous être utile. +Le malheureux faux monnayeur auquel j'ai porté hier les dernières +consolations de mon Dieu avait été mineur. Au moment de la mort, il +m'a donné ce parchemin sur lequel son nom est écrit, disant que cette +passe me préserverait de tout danger, si jamais je voyageais dans ces +montagnes. Hélas! à quoi cela pourrait-il servir à un pauvre prêtre +qui vivra et mourra avec des prisonniers, et qui d'ailleurs, _inter +castra latronum_, ne doit chercher de défense que dans la patience et +la prière, seules armes de Dieu! Si je n'ai pas refusé cette passe, +c'est qu'il ne faut point affliger par un refus le coeur de celui qui, +dans peu d'instants, n'aura plus rien à recevoir et à donner sur la +terre. Le bon Dieu daignait m'inspirer, car aujourd'hui je puis vous +apporter ce parchemin, afin qu'il vous accompagne dans les hasards de +votre route, et que le don du mourant soit un bienfait pour le +voyageur. + +Ordener reçut avec attendrissement le présent du vieux prêtre. + +--Seigneur aumônier, dit-il, Dieu veuille que votre désir soit exaucé! +Merci. Pourtant, ajouta-t-il, mettant la main sur son sabre, je +portais déjà mon droit de passe à mon côté. + +--Jeune homme, dit le prêtre, peut-être ce frêle parchemin vous +protégera-t-il mieux que votre épée de fer. Le regard d'un pénitent +est plus puissant que le glaive même de l'archange. Adieu. Mes +prisonniers m'attendent. Veuillez prier quelquefois pour eux et pour +moi. + +--Saint prêtre, reprit Ordener en souriant, je vous ai dit que vos +condamnés auraient leur grâce; ils l'auront. + +--Oh! ne parlez pas avec cette assurance, mon fils. Ne tentez pas le +Seigneur. Un homme ne sait pas ce qui se passe dans le coeur d'un +autre homme, et vous ignorez encore ce que décidera le fils du +vice-roi. Peut-être, hélas! ne daignera-t-il jamais admettre devant +lui un humble aumônier. Adieu, mon fils; que votre voyage soit béni, +et que parfois il sorte de votre belle âme un souvenir pour le pauvre +prêtre et une prière pour les pauvres prisonniers. + + + + +XV + + Sois le bienvenu, Hugo; dis-moi, toi... as-tu + jamais vu un orage aussi terrible? + + MATURIN, _Bertram_. + + +Dans une salle attenante aux appartements du gouverneur de Drontheim, +trois des secrétaires de son excellence venaient de s'asseoir devant +une table noire, chargée de parchemins, de papier, de cachets et +d'écritoires, et près de laquelle un quatrième tabouret resté vide +annonçait qu'un des scribes était en retard. Ils étaient déjà depuis +quelque temps méditant et écrivant chacun de leur côté, quand l'un +d'eux s'écria: + +--Savez-vous, Wapherney, que ce pauvre bibliothécaire Foxtipp va, +dit-on, être renvoyé par l'évêque, grâce à la lettre de recommandation +dont vous avez appuyé la requête du docteur Anglyvius? + +--Que nous contez-vous là, Richard? dit vivement celui des deux autres +secrétaires auquel ne s'adressait point Richard, Wapherney n'a pu +écrire en faveur d'Anglyvius, car la pétition de cet homme a révolté +le général quand je la lui ai lue. + +--Vous me l'aviez dit, en effet, reprit Wapherney; mais j'ai trouvé +sur la pétition le mot _tribuatur_, de la main de son excellence. + +--En vérité! s'écria l'autre. + +--Oui, mon cher; et plusieurs autres décisions de son excellence, dont +vous m'aviez parlé, sont également changées dans les apostilles. +Ainsi, sur la requête des mineurs, le général a écrit: _negetur_. + +--Comment! mais je n'y comprends rien; le général craignait l'esprit +turbulent de ces mineurs. + +--Il a peut-être voulu les effrayer par la sévérité. Ce qui me le +ferait croire, c'est que le placet de l'aumônier Munder pour les douze +condamnés est également mis à néant. + +Le secrétaire auquel Wapherney parlait se leva ici brusquement. + +--Oh! pour le coup, je ne peux vous croire. Le gouverneur est trop bon +et m'a montré trop de pitié envers ces condamnés pour.... + +--Eh bien, Arthur, reprit Wapherney, lisez vous-même. + +Arthur prit le placet et vit le fatal signe de réprobation. + +--Vraiment, dit-il, j'en crois à peine mes yeux. Je veux représenter +le placet au général. Quel jour son excellence a-t-elle donc apostillé +ces pièces? + +--Mais, répondit Wapherney, je crois qu'il y a trois jours. + +--Ç'a été, reprit Richard à voix basse, dans la matinée qui a précédé +l'apparition si courte et la disparition si mystérieusement subite du +baron Ordener. + +--Tenez, s'écria vivement Wapherney avant qu'Arthur eût eu le temps de +répondre, ne voilà-t-il pas encore un _tribuatur_ sur la burlesque +requête de ce Benignus Spiagudry! + +Richard éclata de rire. + +--N'est-ce pas ce vieux gardien de cadavres qui a également disparu +d'une manière si singulière? + +--Oui, reprit Arthur; on a trouvé dans son charnier un cadavre mutilé, +en sorte que la justice le fait poursuivre comme sacrilège. Mais un +petit lapon, qui le servait et qui est resté seul au Spladgest, pense, +avec tout le peuple, que le diable l'a emporté comme sorcier. + +--Voilà, dit Wapherney en riant, un personnage qui laisse une bonne +réputation! + +Il achevait à peine son éclat de rire quand le quatrième secrétaire +entra. + +--En honneur, Gustave, vous arrivez bien tard ce matin. Vous +seriez-vous marié par hasard hier? + +--Eh non! reprit Wapherney, c'est qu'il aura pris le chemin le plus +long pour passer, avec son manteau neuf, sous les fenêtres de +l'aimable Rosily. + +--Wapherney, dit le nouveau venu, je voudrais que vous eussiez deviné. +Mais la cause de mon retard est certes moins agréable; et je doute que +mon manteau neuf ait produit quelque effet sur les personnages que je +viens de visiter. + +--D'où venez-vous donc? demanda Arthur. + +--Du Spladgest. + +--Dieu m'est témoin, s'écria Wapherney laissant tomber sa plume, que +nous en parlions tout à l'heure! Mais si l'on peut en parler par +passe-temps, je ne conçois pas comment on y entre. + +--Et bien moins encore, dit Richard, comment on s'y arrête. Mais, mon +cher Gustave, qu'y avez-vous donc vu? + +--Oui, dit Gustave, vous êtes curieux, sinon de voir, du moins +d'entendre; et vous seriez bien punis si je refusais de vous décrire +ces horreurs, auxquelles vous frémiriez d'assister. + +Les trois secrétaires pressèrent vivement Gustave, qui se fit un peu +prier, quoique son désir de leur raconter ce qu'il avait vu ne fût pas +intérieurement moins vif que leur envie de le savoir. + +--Allons, Wapherney, vous pourrez transmettre mon récit à votre jeune +soeur, qui aime tant les choses effrayantes. J'ai été entraîné dans le +Spladgest par la foule qui s'y pressait. On vient d'y apporter les +cadavres de trois soldats du régiment de Munckholm et de deux archers, +trouvés hier à quatre lieues dans les gorges, au fond du précipice de +Cascadthymore. Quelques spectateurs assurent que ces malheureux +composaient l'escouade envoyée, il y a trois jours, dans la direction +de Skongen, à la recherche du concierge fugitif du Spladgest. Si cela +est vrai, on ne peut concevoir comment tant d'hommes armés ont pu être +assassinés. La mutilation des corps paraît prouver qu'ils ont été +précipités du haut des rochers. Cela fait dresser les cheveux. + +--Quoi! Gustave, vous les avez vus? demanda vivement Wapherney. + +--Je les ai encore devant les yeux. + +--Et présume-t-on quels sont les auteurs de cet attentat? + +--Quelques personnes pensaient que ce pouvait être une bande de +mineurs, et assuraient qu'on avait entendu hier, dans les montagnes, +les sons de la corne avec laquelle ils s'appellent. + +--En vérité! dit Arthur. + +--Oui; mais un vieux paysan a détruit cette conjecture en faisant +observer qu'il n'y avait ni mines ni mineurs du côté de Cascadthymore. + +--Et qui serait-ce donc? + +--On ne sait; si les corps n'étaient entiers, on pourrait croire que +ce sont quelques bêtes féroces, car ils portent sur leurs membres de +longues et profondes égratignures. Il en est de même du cadavre d'un +vieillard à barbe blanche qu'on a apporté au Spladgest avant-hier +matin, à la suite de cet affreux orage qui vous a empêché, mon cher +Léandre Wapherney, d'aller visiter, sur l'autre rive du golfe, votre +Héro du coteau de Larsynn. + +--Bien! bien! Gustave, dit Wapherney en riant; mais quel est ce +vieillard? + +--À sa haute taille, à sa longue barbe blanche, à un chapelet qu'il +tient encore fortement serré entre ses mains, quoiqu'il ait été trouvé +du reste absolument dépouillé, on a reconnu, dit-on, un certain ermite +des environs; je crois qu'on l'appelle l'ermite de Lynrass. Il est +évident que le pauvre homme a été également assassiné; mais dans quel +but? On n'égorge plus maintenant pour opinion religieuse, et le vieil +ermite ne possédait au monde que sa robe de bure et la bienveillance +publique. + +--Et vous dites, reprit Richard, que ce corps est déchiré, ainsi que +ceux des soldats, comme par les ongles d'une bête féroce? + +--Oui, mon cher; et un pêcheur affirmait avoir remarqué des traces +pareilles sur le corps d'un officier trouvé, il y a plusieurs jours, +assassiné, vers les grèves d'Urchtal. + +--Cela est singulier, dit Arthur. + +--Cela est effroyable, dit Richard. + +--Allons, reprit Wapherney, silence et travail, car je crois que le +général va bientôt venir.--Mon cher Gustave, je suis bien curieux de +voir ces corps; si vous voulez, ce soir, en sortant, nous entrerons un +moment au Spladgest. + + + + +XVI + + Elle eût été si facilement heureuse! une simple + cabane dans une vallée des Alpes, quelques + occupations domestiques auraient suffi pour + satisfaire ses modestes désirs et remplir sa douce + vie; mais moi, l'ennemi de Dieu, je n'ai pas eu de + repos que je n'aie brisé son coeur, que je n'aie + fait tomber en ruine sa destinée. Il faut qu'elle + soit la victime de l'enfer. + + GOETHE, _Faust_. + + +En 1675, c'est-à-dire vingt-quatre années avant l'époque où se passe +cette histoire, hélas! ç'avait été une fête charmante pour tout le +hameau de Thoctree, que le mariage de la douce Lucy Pelnyrh, et du +beau, du grand, de l'excellent jeune homme Caroll Stadt. Il est vrai +de dire qu'ils s'aimaient depuis longtemps; et comment tous les coeurs +ne se seraient-ils pas intéressés aux deux jeunes amants le jour où +tant d'ardents désirs, tant d'inquiètes espérances allaient enfin se +changer en bonheur! Nés dans le même village, élevés dans les mêmes +champs, bien souvent, dans leur enfance, Caroll s'était endormi après +leurs jeux sur le sein de Lucy; bien souvent, dans leur adolescence, +Lucy s'était, après leurs travaux, appuyée sur le bras de Caroll. Lucy +était la plus timide et la plus jolie des filles du pays, Caroll le +plus brave et le plus noble des garçons du canton; ils s'aimaient, et +ils n'auraient pas mieux pu se rappeler le jour où ils avaient +commencé d'aimer, que le jour où ils avaient commencé de vivre. + +Mais leur mariage n'était pas venu comme leur amour, doucement et de +lui-même. Il y avait eu des intérêts domestiques, des haines de +famille, des parents, des obstacles; une année entière ils avaient été +séparés, et Caroll avait bien souffert loin de sa Lucy, et Lucy avait +bien pleuré loin de son Caroll, avant le jour bienheureux qui les +réunissait, pour désormais ne plus souffrir et pleurer qu'ensemble. + +C'était en la sauvant d'un grand péril que Caroll avait enfin obtenu +sa Lucy. Un jour il avait entendu des cris dans un bois; c'était sa +Lucy qu'un brigand, redouté de tous les montagnards, avait surprise et +paraissait vouloir enlever. Caroll attaqua hardiment ce monstre à face +humaine, auquel le singulier rugissement qu'il poussait comme une bête +féroce avait fait donner le nom de _Han_. Oui, il attaqua celui que +personne n'osait attaquer; mais l'amour lui donnait des forces de +lion. Il délivra sa bien-aimée Lucy, la rendit à son père, et le père +la lui donna. + +Or tout le village fut joyeux le jour où l'on unit ces deux fiancés. +Lucy, seule, paraissait sombre. Jamais pourtant elle n'avait attaché +un regard plus tendre sur son cher Caroll; mais ce regard était aussi +triste que tendre, et, dans la joie universelle, c'était un sujet +d'étonnement. De moment en moment, plus le bonheur de son ami semblait +croître, plus ses yeux exprimaient de douleur et d'amour.--O ma Lucy, +lui dit Caroll après la sainte cérémonie, la présence de ce brigand, +qui est un malheur pour toute la contrée, aura donc été un bonheur +pour moi!--On remarqua qu'elle secoua la tête et ne répondit rien. + +Le soir vint; on les laissa seuls dans leur chaumière neuve, et les +danses et les jeux redoublèrent sur la place du village, pour célébrer +la félicité des deux époux. + +Le lendemain matin, Caroll Stadt avait disparu; quelques mots de sa +main furent remis au père de Lucy Pelnyrh par un chasseur des monts de +Kole, qui l'avait rencontré avant l'aube, errant sur les grèves du +golfe. Le vieux Will Pelnyrh montra ce papier au pasteur et au syndic, +et il ne resta de la fête de la veille que l'abattement et le morne +désespoir de Lucy. + +Cette catastrophe mystérieuse consterna tout le village, et l'on +s'efforça vainement de l'expliquer. Des prières pour l'âme de Caroll +furent dites dans la même église où, quelques jours auparavant, +lui-même avait chanté des cantiques d'actions de grâces sur son +bonheur. On ne sait ce qui retint à la vie la veuve Stadt. Au bout de +neuf mois de solitude et de deuil, elle mit au monde un fils, et, le +jour même, le village de Golyn fut écrasé par la chute du rocher +pendant qui le dominait. + +La naissance de ce fils ne dissipa point la douleur sombre de sa mère. +Gill Stadt n'annonçait en rien qu'il dût ressembler à Caroll. Son +enfance farouche semblait promettre une vie plus farouche encore. +Quelquefois un petit homme sauvage--dans lequel des montagnards qui +l'avaient vu de loin affirmaient reconnaître le fameux Han +d'Islande--venait dans la cabane déserte de la veuve de Caroll, et +ceux qui passaient alors près de là en entendaient sortir des plaintes +de femme et des rugissements de tigre. L'homme emmenait le jeune Gill, +et des mois s'écoulaient; puis il le rendait à sa mère, plus sombre et +plus effrayant encore. + +La veuve Stadt avait pour cet enfant un mélange d'horreur et de +tendresse. Quelquefois elle le serrait dans ses bras de mère, comme le +seul lien qui l'attachât encore à la vie; d'autres fois elle le +repoussait avec épouvante en appelant Caroll, son cher Caroll. Nul +être au monde ne savait ce qui bouleversait son coeur. + +Gill avait passé sa vingt-troisième année; il vit Guth Stersen, et +l'aima avec fureur. Guth Stersen était riche, et il était pauvre. +Alors, il partit pour Roeraas afin de se faire mineur et de gagner de +l'or. Depuis lors sa mère n'en avait plus entendu parler. + +Une nuit, assise devant le rouet qui la nourrissait, elle veillait, +avec sa lampe à demi éteinte, dans sa cabane, sous ces murs vieillis +comme elle dans la solitude et le deuil, muets témoins de la +mystérieuse nuit de ses noces. Inquiète, elle pensait à son fils, dont +la présence, si vivement désirée, allait lui rappeler, et peut-être +lui apporter bien des douleurs. Cette pauvre mère aimait son fils, +tout ingrat qu'il était. Et comment ne l'aurait-elle pas aimé? elle +avait tant souffert pour lui! + +Elle se leva, alla prendre au fond d'une vieille armoire un crucifix +rouillé dans la poussière. Un moment elle le considéra d'un oeil +suppliant; puis tout à coup, le repoussant avec effroi:--Prier! +cria-t-elle; est-ce que je puis prier?--Tu n'as plus à prier que +l'enfer, malheureuse! c'est à l'enfer que tu appartiens. + +Elle retombait dans sa sombre rêverie, lorsqu'on frappa à la porte. + +C'était un événement rare chez la veuve Stadt; car, depuis longues +années, grâce à ce que sa vie offrait d'extraordinaire, tout le +village de Thoctree la croyait en commerce avec les esprits infernaux. +Aussi nul n'approchait de sa cabane. Étranges superstitions de ce +siècle et de ce pays d'ignorance! elle devait au malheur la même +réputation de sorcellerie que le concierge du Spladgest devait à la +science! + +--Si c'était mon fils, si c'était Gill! s'écria-t-elle; et elle +s'élança vers la porte. + +Hélas! ce n'était pas son fils. C'était un petit ermite vêtu de bure, +dont le capuchon rabattu ne laissait voir que la barbe noire. + +--Saint homme, dit la veuve, que demandez-vous? Vous ne savez pas à +quelle maison vous vous adressez. + +--Si vraiment! répliqua l'ermite, d'une voix rauque et trop connue. + +Et, arrachant ses gants, sa barbe noire et son capuchon, il découvrit +un atroce visage, une barbe rousse et des mains armées d'ongles +hideux. + +--Oh! cria la veuve, et elle cacha sa tête dans ses mains. + +--Eh bien! dit le petit homme, est-ce que, depuis vingt-quatre ans, tu +ne t'es pas encore habituée à voir l'époux que tu dois contempler +durant toute l'éternité? + +Elle murmura avec épouvante:--L'éternité! + +--Écoute, Lucy Pelnyrh, je t'apporte des nouvelles de ton fils. + +--De mon fils! où est-il? pourquoi ne vient-il pas? + +--Il ne peut. + +--Mais vous avez de ses nouvelles. Je vous rends grâces. Hélas! vous +pouvez donc m'apporter du bonheur! + +--C'est le bonheur en effet que je t'apporte, dit l'homme d'une voix +sourde; car tu es une faible femme, et je m'étonne que ton ventre ait +pu porter un pareil fils. Réjouis-toi donc. Tu craignais que ton fils +ne marchât sur ma trace; ne crains plus rien. + +--Quoi! s'écria la mère avec ravissement, mon fils, mon bien-aimé Gill +est donc changé? + +L'ermite regardait sa joie avec un rire funeste. + +--Oh! bien changé! dit-il. + +--Et pourquoi n'est-il pas accouru dans mes bras? Où l'avez-vous vu? +que faisait-il? + +--Il dormait. + +La veuve, dans l'excès de sa joie, ne remarquait ni le regard +sinistre, ni l'air horriblement railleur du petit homme. + +--Pourquoi ne l'avoir pas réveillé, ne lui avoir pas dit: Gill, viens +voir ta mère? + +--Son sommeil était profond. + +--Oh! quand viendra-t-il? Apprenez-moi, je vous en supplie, si je le +reverrai bientôt. + +Le faux ermite tira de dessous sa robe une espèce de coupe d'une forme +singulière. + +--Eh bien! veuve, dit-il, bois au prochain retour de ton fils! + +La veuve poussa un cri d'horreur. C'était un crâne humain. Elle fit un +geste d'épouvante et ne put proférer une parole. + +--Non, non! cria tout à coup l'homme avec une voix terrible, ne +détourne pas les yeux, femme; regarde. Tu demandes à revoir ton fils? +Regarde, te dis-je! car voilà tout ce qui en reste. + +Et, aux lueurs de la lampe rougeâtre, il présentait aux lèvres pâles +de la mère le crâne nu et desséché de son fils. + +Trop de malheurs avaient passé sur cette âme pour qu'un malheur de +plus la brisât. Elle éleva sur le farouche ermite un regard fixe et +stupide. + +--Oh! la mort! dit-elle faiblement; la mort! laissez-moi mourir. + +--Meurs si tu veux!--Mais souviens-toi, Lucy Pelnyrh, du bois de +Thoetree; souviens-toi du jour où le démon, en s'emparant de ton +corps, a donné ton âme à l'enfer! Je suis le démon, Lucy, et tu es mon +épouse éternelle! Maintenant, meurs, si tu veux. + +C'était une croyance, dans ces contrées superstitieuses, que des +esprits infernaux apparaissaient parfois parmi les hommes pour y vivre +des vies de crime et de calamité. Entre autres fameux scélérats, Han +d'Islande avait cette effrayante renommée. On croyait encore que la +femme qui, par séduction ou par violence, était la proie d'un de ces +démons à forme humaine, devenait irrévocablement par ce malheur sa +compagne de damnation. + +Les événements que l'ermite rappelait à la veuve parurent réveiller en +elle ces idées. + +--Hélas! dit-elle douloureusement, je ne puis donc échapper à +l'existence!--Et qu'ai-je fait? car tu le sais, mon bien-aimé Caroll, +je suis innocente. Le bras d'une jeune fille n'a point la force du +bras d'un démon. + +Elle poursuivit; ses regards étaient pleins de délire, et ses paroles +incohérentes semblaient nées du tremblement convulsif de ses lèvres. + +--Oui, Caroll, depuis ce jour je suis impure et innocente; et le démon +me demande si je me le rappelle, cet horrible jour!--Mon Caroll, je ne +t'ai point trompé; tu es venu trop tard; j'étais à lui avant d'être à +toi, hélas!--Hélas! et je serai punie éternellement. Non, je ne vous +rejoindrai pas, vous que je pleure. À quoi bon mourir? J'irai avec ce +monstre, dans un monde qui lui ressemble, dans le monde des réprouvés! +et qu'ai-je donc fait? Mes malheurs dans la vie seront mes crimes dans +l'éternité. + +Le petit ermite appuyait sur elle un regard de triomphe et d'autorité. + +--Ah! s'écria-t-elle tout à coup en se tournant vers lui, ah! +dites-moi, ceci n'est-il pas quelque rêve affreux que votre présence +m'apporte? car, vous le savez, hélas! depuis le jour de ma perte, +toutes les fatales nuits où votre esprit m'a visitée ont été marquées +pour moi par d'impures apparitions, d'effrayants songes et des visions +épouvantables. + +--Femme, femme, reviens à la raison. Il est aussi vrai que tu es +éveillée, qu'il est vrai que Gill est mort. + +Le souvenir de ses anciennes infortunes avait comme effacé en cette +mère celui de son nouveau malheur; ces paroles le lui rendirent. + +--O mon fils! mon fils! dit-elle; et le son de sa voix aurait ému tout +autre que l'être méchant qui l'écoutait. Non, il reviendra; il n'est +pas mort; je ne puis croire qu'il est mort. + +--Eh bien! va le demander aux rochers de Roeraas, qui l'ont écrasé, au +golfe de Drontheim, qui l'a enseveli. La veuve tomba à genoux et cria +avec effort: + +--Dieu, grand Dieu! + +--Tais-toi, servante de l'enfer! + +La malheureuse se tut. Il poursuivit. + +--Ne doute pas de la mort de ton fils. Il a été puni par où son père a +failli. Il a laissé amollir son coeur de granit par un regard de +femme. Moi, je t'ai possédée, mais je ne t'ai jamais aimée. Le malheur +de ton Caroll est retombé sur lui.--Mon fils et le tien a été trompé +par sa fiancée, par celle pour qui il est mort. + +--Mort! reprit-elle, mort! Cela est donc vrai?--O Gill, tu étais né de +mon malheur; tu avais été conçu dans l'épouvante et enfanté dans le +deuil; ta bouche avait déchiré mon sein; enfant, jamais tes caresses +n'avaient répondu à mes caresses, tes embrassements à mes +embrassements; tu as toujours fui et repoussé ta mère, ta mère si +seule et si abandonnée dans la vie! Tu ne cherchais à me faire oublier +mes maux passés qu'en me créant de nouvelles douleurs; tu me +délaissais pour le démon auteur de ton existence et de mon veuvage; +jamais, durant de longues années, Gill, jamais une joie ne m'est venue +de toi; et cependant aujourd'hui ta mort, mon fils, me semble la plus +insupportable de mes afflictions, aujourd'hui ton souvenir me semble +un souvenir d'enchantement et de consolation. Hélas! + +Elle ne put continuer; elle cacha sa tête dans son voile de bure +noire, et on l'entendait sangloter douloureusement. + +--Faible femme! murmura l'ermite; puis il reprit d'une voix +forte:--Dompte ta douleur, je me suis joué de la mienne. Écoute, Lucy +Pelnyrh, pendant que tu pleures encore ton fils, j'ai déjà commencé à +le venger. C'est pour un soldat de la garnison de Munckholm que sa +fiancée l'a trompé. Tout le régiment périra par mes mains.--Vois, Lucy +Pelnyrh. Il avait relevé les manches de sa robe, et montrait à la +veuve ses bras difformes teints de sang. + +--Oui, dit-il en poussant une sorte de rugissement, c'est aux grèves +d'Urchtal, c'est aux gorges de Cascadthymore, que l'esprit de Gill +doit se promener avec joie.--Allons, femme, ne vois-tu pas ce sang? +Console-toi donc! + +Puis tout à coup, comme frappé d'un souvenir, il s'interrompit: + +--Veuve, ne t'a-t-on pas remis de ma part un coffre de fer?--Quoi! je +t'ai envoyé de l'or et je t'apporte du sang, et tu pleures encore! Tu +n'es donc pas de la race des hommes? + +La veuve, absorbée dans son désespoir, gardait le silence. + +--Allons! dit-il avec un rire farouche, muette et immobile! tu n'es +donc pas non plus de la race des femmes, Lucy Pelnyrh!--Et il secouait +son bras pour qu'elle l'écoutât.--Est-ce qu'un messager ne t'a pas +apporté un coffre de fer scellé? + +La veuve, lui accordant une attention passagère, fit un signe de tête +négatif, et retomba dans sa morne rêverie. + +--Ah! le misérable! cria le petit homme, le misérable infidèle! +Spiagudry, cet or te coûtera cher! + +Et, dépouillant sa robe d'ermite, il s'élança hors de la cabane avec +le grondement d'une hyène qui cherche un cadavre. + + + + +XVII + + Seigneur, je peigne mes cheveux, je les peigne en + pleurant, parce que vous me laissez seule, et que + vous vous en allez dans les montagnes. + + _La Dame au Comte_, romance. + + +Éthel, cependant, avait déjà compté quatre jours longs et monotones +depuis qu'elle errait seule dans le sombre jardin du donjon de +Slesvig; seule dans l'oratoire, témoin de tant de pleurs et confident +de tant de voeux; seule dans la longue galerie où, une fois, elle +n'avait pas entendu sonner minuit. Son vieux père l'accompagnait +quelquefois, mais elle n'en était pas moins seule, car le véritable +compagnon de sa vie était absent. + +Malheureuse jeune fille! Qu'avait fait cette âme jeune et pure pour +être déjà livrée à tant d'infortune? Enlevée au monde, aux honneurs, +aux richesses, aux joies de la jeunesse, aux triomphes de la beauté, +elle était encore au berceau qu'elle était déjà dans un cachot; +captive près d'un père captif, elle avait grandi en le voyant dépérir; +et pour comble de douleurs, pour qu'elle n'ignorât aucun esclavage, +l'amour était venu la trouver dans sa prison. + +Encore si elle eût pu avoir son Ordener auprès d'elle, que lui eût +fait la liberté? Eût-elle su seulement s'il existait un monde dont on +la séparait? Et d'ailleurs, son monde, son ciel, n'eussent-ils pas été +avec elle dans cet étroit donjon, sous ces noires tours hérissées de +soldats, et vers lesquelles le passant n'en aurait pas moins jeté un +regard de pitié? + +Mais, hélas! pour la seconde fois, son Ordener était absent; et, au +lieu de couler près de lui des heures bien courtes, mais toujours +renaissantes, dans de saintes caresses et de chastes embrassements, +elle passait les nuits et les jours à pleurer son absence et à prier +pour ses dangers. Car une vierge n'a que sa prière et ses larmes. + +Quelquefois elle enviait ses ailes à l'hirondelle libre qui venait lui +demander quelque nourriture à travers les barreaux de sa prison. +Quelquefois elle laissait fuir sa pensée sur le nuage qu'un vent +rapide enfonçait dans le nord du ciel; puis tout à coup elle +détournait sa tête et voilait ses yeux, comme si elle eût craint de +voir apparaître le gigantesque brigand et commencer le combat inégal +sur l'une des montagnes lointaines dont le sommet bleuâtre rampait à +l'horizon ainsi qu'une nuée immobile. + +Oh! qu'il est cruel d'aimer alors qu'on est séparé de l'être qu'on +aime! Bien peu de coeurs ont connu cette douleur dans toute son +étendue, parce que bien peu de coeurs ont connu l'amour dans toute sa +profondeur. Alors, étranger en quelque sorte à sa propre existence, on +se crée pour soi-même une solitude morne, un vide immense, et, pour +l'être absent, je ne sais quel monde effrayant de périls, de monstres +et de déceptions; les diverses facultés qui composaient notre nature +se changent et se perdent en un désir infini de l'être qui nous +manque; tout ce qui nous environne est hors de notre vie. Cependant on +respire, on marche, on agit, mais sans la pensée. Comme une planète +égarée qui aurait perdu son soleil, le corps se meut au hasard; l'âme +est ailleurs. + + + + +XVIII + + Sur un grand bouclier ces chefs impitoyables + Épouvantent l'enfer de serments effroyables; + Et près d'un taureau noir qu'ils viennent d'égorger, + Tous, la main dans le sang, jurent de se venger. + + _Les Sept Chefs devant Thèbes._ + + +Les rivages de Norvège abondent en baies étroites, en criques, en +récifs, en lagunes, en petits caps tellement multipliés qu'ils +fatiguent la mémoire du voyageur et la patience du topographe. +Autrefois, à en croire les discours populaires, chaque isthme avait +son démon qui le hantait, chaque anse sa fée qui l'habitait, chaque +promontoire son saint qui le protégeait; car la superstition mêle +toutes les croyances pour se faire des terreurs. Sur la grève de +Kelvel, à quelques milles au nord de la grotte de Walderhog, un seul +endroit, disait-on, était libre de toute juridiction des esprits +infernaux, intermédiaires ou célestes. C'était la clairière riveraine +dominée par le rocher sur le sommet duquel on apercevait encore +quelques vieilles ruines du manoir de Ralph ou Radulphe le Géant. +Cette petite prairie sauvage, bordée au couchant par la mer, et +étroitement encaissée dans des roches couvertes de bruyères, devait ce +privilège au nom seul de cet ancien sire norvégien, son premier +possesseur. Car quelle fée, quel diable, ou quel ange eût osé se faire +l'hôte ou le patron du domaine autrefois occupé et protégé par Ralph +le Géant? + +Il est vrai que le nom seul du formidable Ralph suffisait pour +imprimer un caractère effrayant à ces lieux déjà si sauvages. Mais, à +tout prendre, un souvenir n'est pas si redoutable qu'un esprit; et +jamais un pêcheur, attardé par le gros temps, en amarrant sa barque +dans la crique de Ralph, n'avait vu le follet rire et danser, parmi +des âmes, sur le haut d'un rocher, ni la fée parcourir les bruyères +dans son char de phosphore traîné par des vers luisants, ni le saint +remonter vers la lune après sa prière. + +Si pourtant, la nuit qui suivit le grand orage, les houles de la mer +et la violence du vent eussent permis à quelque marinier égaré +d'aborder dans cette baie hospitalière, peut-être eût-il été frappé +d'une superstitieuse épouvante en contemplant les trois hommes qui, +cette nuit-là, s'étaient assis autour d'un grand feu, allumé au milieu +de la clairière. Deux d'entre eux étaient couverts de grands chapeaux +de feutre et des larges pantalons des mineurs royaux. Leurs bras +étaient nus jusqu'à l'épaule, leurs pieds cachés dans des bottines +fauves; une ceinture d'étoffe rouge soutenait leurs sabres recourbés +et leurs longs pistolets. Tous deux portaient une trompe de corne +suspendue à leur cou. L'un était vieux, l'autre était jeune; et +l'épaisseur de la barbe du vieillard, la longueur des cheveux du jeune +homme, ajoutaient quelque chose de sauvage à leurs physionomies, +naturellement dures et sévères. + +À son bonnet de peau d'ours, à sa casaque de cuir huilé, au mousquet +fixé en bandoulière à son dos, à sa culotte courte et étroite, à ses +genoux nus, à ses sandales d'écorce, à la hache étincelante qu'il +portait à la main, il était facile de reconnaître, dans le compagnon +des deux mineurs, un montagnard du nord de la Norvège. + +Certes, celui qui eût aperçu de loin ces trois figures singulières, +sur lesquelles le foyer, agité par les brises de mer, jetait des +lueurs rouges et changeantes, eût pu être à bon droit effrayé, sans +même croire aux spectres et aux démons; il lui eût suffi pour cela de +croire aux voleurs et d'être un peu plus riche qu'un poëte. + +Ces trois hommes tournaient souvent la tête vers le sentier perdu du +bois qui aboutit à la clairière de Ralph, et d'après celles de leurs +paroles que le vent n'emportait pas, ils semblaient attendre un +quatrième personnage. + +--Dites donc, Kennybol, savez-vous qu'à cette heure-ci nous +n'attendrions pas aussi paisiblement cet envoyé du comte Griffenfeld +dans la prairie voisine, la prairie du lutin Tulbytilbet, ou là-bas, +dans la baie de Saint-Cuthbert? + +--Ne parlez pas si haut, Jonas, répondit le montagnard au vieux +mineur, béni soit Ralph Géant qui nous protège! Me préserve le ciel de +remettre le pied dans la clairière de Tulbytilbet! L'autre jour j'y +croyais cueillir de l'aubépine, et j'y ai cueilli de la mandragore, +qui s'est mise à saigner et à crier, ce qui a failli me rendre fou. + +Le jeune mineur se prit à rire. + +--En vérité, Kennybol! je crois, moi, que le cri de la mandragore a +bien produit tout son effet sur votre pauvre cerveau. + +--Pauvre cerveau toi-même! dit le montagnard avec humeur; voyez, +Jonas, il rit de la mandragore. Il rit comme un insensé qui joue avec +une tête de mort. + +--Hum! repartit Jonas. Qu'il aille donc à la grotte de Walderhog, où +les têtes de ceux que Han, démon d'Islande, a assassinés, reviennent +chaque nuit danser autour de son lit de feuilles sèches, en +entre-choquant leurs dents pour l'endormir. + +--Cela est vrai, dit le montagnard. + +--Mais, reprit le jeune homme, le seigneur Hacket, que nous attendons, +ne nous a-t-il pas promis que Han d'Islande se mettrait à la tête de +notre insurrection? + +--Il l'a promis, répondit Kennybol; et, avec l'aide de ce démon, nous +sommes sûrs de vaincre toutes les casaques vertes de Drontheim et de +Copenhague. + +--Tant mieux! s'écria le vieux mineur; mais ce n'est pas moi qui me +chargerai de faire la sentinelle la nuit près de lui. + +En ce moment, le craquement des bruyères mortes sous des pas d'homme +appela l'attention des interlocuteurs; ils se détournèrent, et un +rayon du foyer leur fit reconnaître le nouveau venu. + +--C'est lui!--c'est le seigneur Hacket!--Salut, seigneur Hacket; vous +vous êtes fait attendre.--Voilà plus de trois quarts d'heure que nous +sommes au rendez-vous. + +Ce seigneur _Hacket_ était un homme petit et gras, vêtu de noir, dont +la figure joviale avait une expression sinistre. + +--Bien, mes amis, dit-il; j'ai été retardé par mon ignorance du chemin +et les précautions qu'il m'a fallu prendre.--J'ai quitté le comte +Schumacker ce matin; voici trois bourses d'or qu'il m'a chargé de vous +remettre. + +Les deux vieillards se jetèrent sur l'or avec l'avidité commune, aux +paysans de cette pauvre Norvège. Le jeune mineur repoussa la bourse +que lui tendait Hacket. + +--Gardez votre or, seigneur envoyé; je mentirais si je disais que je +me révolte pour votre comte Schumacker; je me révolte pour affranchir +les mineurs de la tutelle royale; je me révolte pour que le lit de ma +mère n'ait plus une couverture déchiquetée comme les côtes de notre +bon pays, la Norvège. + +Loin de paraître déconcerté, le seigneur Hacket répondit en souriant: + +--C'est donc à votre pauvre mère, mon cher Norbith, que j'enverrai cet +argent, afin qu'elle ait deux couvertures neuves pour les bises de cet +hiver. + +Le jeune homme se rendit par un signe de tête, et l'envoyé, en orateur +habile, se hâta d'ajouter: + +--Mais gardez-vous de répéter ce que vous venez de dire +inconsidérément, que ce n'est pas pour Schumacker, comte de +Griffenfeld, que vous prenez les armes. + +--Cependant.... cependant, murmurèrent les deux vieillards, nous +savons bien qu'on opprime les mineurs, mais nous ne connaissons pas ce +comte, ce prisonnier d'état. + +--Comment! reprit vivement l'envoyé; pouvez-vous être ingrats à ce +point! Vous gémissiez dans vos souterrains, privés d'air et de jour, +dépouillés de toute propriété, esclaves de la plus onéreuse tutelle! +Qui est venu à votre aide? qui a ranimé votre courage? qui vous a +donné de l'or, des armes? N'est-ce pas mon illustre maître, le noble +comte de Griffenfeld, plus esclave et plus infortuné encore que vous? +Et maintenant, comblés de ses bienfaits, vous refuseriez de vous en +servir pour conquérir sa liberté, en même temps que la vôtre? + +--Vous avez raison, interrompit le jeune mineur, ce serait mal agir. + +--Oui, seigneur Hacket, dirent les deux vieillards, nous combattrons +pour le comte Schumacker. + +--Courage, mes amis! levez-vous en son nom, portez le nom de votre +bienfaiteur d'un bout de la Norvège à l'autre. Écoutez, tout seconde +votre juste entreprise; vous allez être délivrés d'un formidable +ennemi, le général Levin de Knud, qui gouverne la province. La +puissance secrète de mon noble maître, le comte de Griffenfeld, va le +faire rappeler momentanément à Berghen.--Allons, dites-moi, Kennybol, +Jonas, et vous, mon cher Norbith, tous vos compagnons sont-ils prêts? + +--Mes frères de Guldbranshal, dit Norbith, n'attendent que mon signal. +Demain, si vous voulez.... + +--Demain, soit. Il faut que les jeunes mineurs, dont vous êtes le +chef, lèvent les premiers l'étendard. Et vous, mon brave Jonas? + +--Six cents braves des îles Fa-roër, qui vivent depuis trois jours de +chair de chamois et d'huile d'ours, dans la forêt de Bennallag, ne +demandent qu'un coup de trompe de leur vieux capitaine Jonas, du bourg +de Loevig. + +--Fort bien. Et vous, Kennybol? + +--Tous ceux qui portent une hache dans les gorges de Kole, et +gravissent les rochers sans genouillères, sont prêts à se joindre à +leurs frères les mineurs, quand ils auront besoin d'eux. + +--Il suffit. Annoncez à vos compagnons, pour qu'ils ne doutent pas de +vaincre, ajouta l'envoyé en haussant la voix, que Han d'Islande sera +le chef. + +--Cela est-il certain? demandèrent-ils tous trois ensemble et d'une +voix où se mêlaient l'expression de la terreur et celle de +l'espérance. + +L'envoyé répondit: + +--Je vous attendrai tous trois dans quatre jours, à pareille heure, +avec vos colonnes réunies, dans la mine d'Apsyl-Corh, près le lac de +Smiasen, sous la plaine de l'Étoile-Bleue. Han d'Islande +m'accompagnera. + +--Nous y serons, dirent les trois chefs. Et puisse Dieu ne pas +abandonner ceux qu'aidera le démon! + +--Ne craignez rien de la part de Dieu, dit Hacket en +ricanant.--Écoutez, vous trouverez, dans les vieilles ruines de Crag, +des enseignes pour vos troupes.--N'oubliez pas le cri: _Vive +Schumacker! Sauvons Schumacker!_--Il faut que nous nous séparions; le +jour ne va pas tarder à paraître. Mais auparavant, jurez le plus +inviolable secret sur ce qui se passe entre nous. + +Sans répondre une parole, les trois chefs s'ouvrirent la veine du bras +gauche avec la pointe d'un sabre; ensuite, saisissant la main de +l'envoyé, ils y laissèrent couler chacun quelques gouttes de sang. + +--Vous avez notre sang, lui dirent-ils. Puis le jeune s'écria: + +--Que tout mon sang s'écoule comme celui que je verse en ce moment; +qu'un esprit malfaisant se joue de mes projets, comme l'ouragan d'une +paille; que mon bras soit de plomb pour venger une injure; que les +chauves-souris habitent mon sépulcre; que je sois, vivant, hanté par +les morts; mort, profané par les vivants; que mes yeux se fondent en +pleurs comme ceux d'une femme, si jamais je parle de ce qui a lieu, à +cette heure, dans la clairière de Ralph le Géant. Daignent les +bienheureux saints m'entendre! + +--Amen, répétèrent les deux vieillards. + +Alors ils se séparèrent, et il ne resta plus dans la clairière que le +foyer à demi éteint dont les rayons mourants montaient par intervalles +jusqu'au faîte des tours ruinées et solitaires de Ralph le Géant. + + + + +XIX + + THÉODORE. + + Tristan, fuyons par ici. + + TRISTAN. + + C'est une étrange disgrâce. + + THÉODORE. + + Nous aura-t-on reconnus? + + TRISTAN. + + Je l'ignore et j'en ai peur. + + LOPE DE VEGA. _Le Chien du Jardinier._ + + +Benignus Spiagudry se rendait difficilement compte des motifs qui +pouvaient pousser un jeune homme bien constitué et paraissant avoir +encore de longues années de vie devant lui, tel que son compagnon de +voyage, à se porter l'agresseur volontaire du redoutable Han +d'Islande. Bien souvent, depuis qu'ils avaient commencé leur route, il +avait abordé adroitement cette question; mais le jeune aventurier +gardait, sur la cause de son voyage, un silence obstiné. Le pauvre +homme n'avait pas été plus heureux dans toutes les autres curiosités +que son singulier camarade devait naturellement lui inspirer. Une +fois, il avait hasardé une question sur la famille et le nom de son +jeune _maître_.--Appelez-moi Ordener, avait répondu celui-ci; et cette +réponse peu satisfaisante était prononcée d'un ton qui interdisait la +réplique. Il fallait donc se résigner; chacun a ses secrets; et le bon +Spiagudry lui-même ne cachait-il pas soigneusement, dans sa besace et +sous son manteau, certaine cassette mystérieuse sur laquelle toutes +recherches lui eussent semblé fort déplacées et fort désagréables. + +Ils avaient quitté Drontheim depuis quatre jours, sans avoir fait +beaucoup de chemin, tant en raison du dégât causé dans les routes par +l'orage, que de la multiplicité des voies de traverse et détours que +le concierge fugitif croyait prudent de prendre pour éviter les lieux +trop habités. Après avoir laissé Skongen à leur droite, vers le soir +du quatrième jour ils atteignirent la rive du lac de Sparbo. + +C'était un tableau sombre et magnifique que cette vaste nappe d'eau +réfléchissant les derniers rayons du jour et les premières étoiles de +la nuit dans un cadre de hauts rochers, de sapins noirs et de grands +chênes. L'aspect d'un lac, le soir, produit quelquefois, à une +certaine distance, une singulière illusion d'optique; c'est comme si +un abîme prodigieux, perçant le globe de part en part, laissait voir +le ciel à travers la terre. + +Ordener s'arrêta, contemplant ces vieilles forêts druidiques qui +couvrent les rivages montueux du lac comme une chevelure, et les +huttes crayeuses de Sparbo, répandues sur une pente ainsi qu'un +troupeau épars de chèvres blanches. Il écoutait les bruits lointains +des forges [Note: Les Eaux du lac de Sparbo sont renommées pour la +trempe de l'acier.] mêlés au sourd mugissement des grands bois +magiques, aux cris intermittents des oiseaux sauvages et à la grave +harmonie des vagues. Au nord, un immense rocher de granit, encore +éclairé par le soleil, s'élevait majestueusement au-dessus du petit +hameau d'Oëlmoe, puis sa tête se courbait sous un amas de tours +ruinées, comme si le géant eût été fatigué du fardeau. + +Quand l'âme est triste, les spectacles mélancoliques lui plaisent; +elle les rembrunit de toute sa tristesse. Qu'un malheureux soit jeté +parmi les sauvages et hautes montagnes, près d'un sombre lac, d'une +noire forêt, au moment où le jour va disparaître, il verra cette scène +grave, cette nature sérieuse, en quelque sorte à travers un voile +funèbre; il ne lui semblera pas que le soleil se couche, mais qu'il +meurt. + +Ordener rêvait, silencieux et immobile, quand son compagnon s'écria: + +--À merveille, jeune seigneur! Il est beau de méditer ainsi devant le +lac de Norvège qui renferme le plus de pleuronectes. + +Cette observation et le geste qui l'accompagnait eussent fait sourire +tout autre qu'un amant séparé de sa maîtresse pour ne la revoir +peut-être plus. Le savant concierge poursuivit: + +--Pourtant, souffrez que je vous enlève à votre docte contemplation +pour vous faire remarquer que le jour décline, et qu'il faut nous +hâter si nous voulons arriver au village d'Oëlmoe avant le crépuscule. + +La remarque était juste. Ordener se remit en marche, et Spiagudry le +suivit en continuant ses réflexions mal écoutées sur les phénomènes +botaniques et physiologiques que le lac de Sparbo présente aux +naturalistes. + +--Seigneur Ordener, disait-il, si vous en croyiez votre dévoué guide, +vous abandonneriez votre funeste entreprise; oui, seigneur, et vous +vous fixeriez ici sur les bords de ce lac si curieux où nous pourrions +nous livrer ensemble à une foule de doctes recherches, par exemple à +celle de la _stella canora palustris_, plante singulière que beaucoup +de savants croient fabuleuse, mais que l'évêque Arngrim affirme avoir +vue et entendue sur les rives du Sparbo. Ajoutez à cela que nous +aurions la satisfaction d'habiter le sol de l'Europe qui renferme le +plus de gypse, et où les sicaires de la Thémis de Drontheim pénètrent +le moins.--Cela ne vous sourit-il pas, mon jeune maître? Allons, +renoncez à votre voyage insensé; car, sans vous offenser, votre +entreprise est périlleuse sans profit, _periculum sine pecunia_, +c'est-à-dire insensée, et conçue dans un moment où vous auriez mieux +fait de penser à autre chose. + +Ordener, qui ne prêtait aucune attention aux paroles du pauvre homme, +n'entretenait la conversation que par ces monosyllabes insignifiants +et distraits que les grands parleurs prennent pour des réponses. C'est +ainsi qu'ils arrivèrent au hameau d'Oëlmoe, sur la place duquel un +mouvement inusité se faisait en ce moment remarquer. + +Les habitants, chasseurs, pêcheurs, forgerons, sortaient de toutes les +cabanes et accouraient se grouper autour d'un tertre circulaire, +occupé par quelques hommes, dont l'un sonnait du cor en agitant +au-dessus de sa tête une petite bannière blanche et noire. + +--C'est sans doute quelque charlatan, dit Spiagudry, _ambubaiarum +collegia, pharmacopolae_, quelque misérable qui convertit l'or en +plomb et les plaies en ulcères. Voyons; quelle invention de l'enfer +va-t-il vendre à ces pauvres campagnards? Encore si ces imposteurs se +bornaient aux rois, s'ils imitaient tous le danois Borch et le +milanais Borri, ces alchimistes qui se jouèrent si complètement de +notre Frédéric III [Note: Frédéric III fut la dupe de Borch ou +Borrichius, chimiste danois, et surtout de Borri, charlatan milanais, +qui se disait le favori de l'archange Michel. Cet imposteur, après +avoir émerveillé de ses prétendus prodiges Strasbourg et Amsterdam, +agrandit la sphère de son ambition et la témérité de ses mensonges; +après avoir trompé le peuple, il osa tromper les rois. Il commença par +la reine Christine à Hambourg, et termina par le roi Frédéric à +Copenhague.]; mais il leur faut le denier du paysan non moins que le +million du prince. + +Spiagudry se trompait; en approchant du monticule, ils reconnurent, à +sa robe noire et à son bonnet rond et aigu, un syndic environné de +quelques archers. L'homme qui sonnait du cor était le crieur des +édits. + +Le gardien fugitif, troublé, murmura à voix basse: + +--En vérité, seigneur Ordener, en entrant dans cette bourgade, je ne +m'attendais guère à tomber sur un syndic. Me protège le grand saint +Hospice! que va-t-il dire? + +Son incertitude ne fut pas longue, car la voix glapissante du crieur +des édits s'éleva tout à coup, religieusement écoutée par la petite +foule des habitants d'Oëlmoe. + +--«Au nom de sa majesté, et par ordre de son excellence le général +Levin de Knud, gouverneur, le haut-syndic du Drontheimhus fait savoir +à tous les habitants des villes, bourgs et bourgades de la province, +que:--1° la tête de Han, natif de Klipstadur, en Islande, assassin et +incendiaire, est mise au prix de mille écus royaux.» + +Un murmure vague éclata dans l'auditoire. Le crieur poursuivit: + +--«2° La tête de Benignus Spiagudry, nécroman et sacrilège, ex-gardien +du Spladgest de Drontheim, est mise au prix de quatre écus royaux; + +«3° Cet édit sera publié dans toute la province, par les syndics des +villes, bourgs et bourgades, qui en faciliteront l'exécution.» + +Le syndic prit l'édit des mains du crieur, et ajouta d'une voix +lugubre et solennelle: + +--La vie de ces hommes est offerte à qui voudra la prendre. + +Le lecteur se persuadera aisément que cette lecture ne fut pas écoutée +sans quelque émotion par notre pauvre et malencontreux Spiagudry. Nul +doute même que les signes extraordinaires d'effroi qui lui échappèrent +en ce moment n'eussent appelé l'attention du groupe qui l'environnait, +si elle n'eût été entièrement absorbée par la première partie de +l'édit syndical. + +--La tête de Han à prix! s'écria un vieux pêcheur qui était venu +traînant ses filets humides. Ils feraient tout aussi bien, par saint +Usulph, de mettre à prix également la tête de Belzébuth. + +--Pour garder la proportion entre Han et Belzébuth, il faudrait, dit +un chasseur, reconnaissable à sa veste de peau de chamois, qu'ils +offrissent seulement quinze cents écus du chef cornu du dernier démon. + +--Gloire soit à la sainte mère de Dieu! ajouta en roulant son fuseau +une vieille dont le front chauve branlait. Je voudrais voir la tête de +ce Han, afin de m'assurer que ses yeux sont deux charbons ardents, +comme on le dit. + +--Oui, sûrement, reprit une autre vieille, c'est seulement en la +regardant qu'il a brûlé la cathédrale de Drontheim. Moi, je voudrais +voir le monstre tout entier avec sa queue de serpent, son pied fourchu +et ses grandes ailes de chauve-souris. + +--Qui vous a fait ces contes, bonne mère? interrompit le chasseur d'un +air de fatuité. J'ai vu, moi, ce Han d'Islande dans les gorges de +Medsyhath; c'est un homme fait comme nous, seulement il a la hauteur +d'un peuplier de quarante ans. + +--Vraiment? dit avec une expression singulière une voix dans la foule. +Cette voix, qui fit tressaillir Spiagudry, était celle d'un petit +homme dont le visage était caché sous un large feutre de mineur, et le +corps couvert d'une natte de jonc et de poil de veau marin. + +--Sur ma foi, reprit, avec un rire épais, un forgeron qui portait son +grand marteau en bandoulière, qu'on offre pour sa tête mille ou dix +mille écus royaux, qu'il ait quatre ou quarante brasses de hauteur, ce +n'est pas moi qui me chargerai d'aller y voir. + +--Ni moi, dit le pêcheur. + +--Ni moi, ni moi, répétèrent toutes les voix. + +--Celui pourtant qui en serait tenté, reprit le petit homme, trouvera +Han d'Islande demain dans la ruine d'Arbar, près le Smiasen; +après-demain dans la grotte de Walderhog. + +--Brave homme, en êtes-vous sûr? + +Cette question fut faite à la fois par Ordener, qui assistait à cette +scène avec un intérêt facile à comprendre pour tout autre que +Spiagudry, et par un autre petit homme, assez replet, vêtu de noir, +d'un visage gai, et qui était sorti, aux premiers sons de la trompe du +crieur, de la seule auberge que renfermât la bourgade. + +Le petit homme au grand chapeau parut les considérer un instant tous +deux, et répondit d'une voix sourde: + +--Oui. + +--Et comment le savez-vous pour pouvoir l'affirmer? demanda Ordener. + +--Je sais où est Han d'Islande, comme je sais où est Benignus +Spiagudry; ni l'un ni l'autre ne sont loin d'ici en ce moment. + +Toutes les terreurs se réveillèrent dans le pauvre concierge, osant à +peine regarder le mystérieux petit homme, et se croyant mal caché sous +sa perruque française; il se mit à tirer le manteau d'Ordener en +disant à voix basse: + +--Maître, seigneur, au nom du ciel, de grâce, par pitié, +allons-nous-en, sortons de ce maudit faubourg de l'enfer! + +Ordener, surpris comme lui, examinait attentivement le petit homme, +qui, tournant le dos au jour, paraissait soigneux de cacher ses +traits. + +--Ce Benignus Spiagudry, s'écria le pêcheur, je l'ai vu au Spladgest +de Drontheim. C'est un grand. + +--C'est celui dont on offre quatre écus. + +Le chasseur éclata de rire. + +--Quatre écus! Ce n'est pas moi qui chasserai celui-là. On paie plus +cher la peau d'un renard bleu. + +Cette comparaison, qui dans tout autre temps eût fort désobligé le +savant concierge, le rassura cette fois. Il allait néanmoins adresser +une nouvelle prière à Ordener pour le décider à poursuivre leur +chemin, quand celui-ci, sachant ce qu'il lui importait de savoir, le +prévint, en sortant du rassemblement qui commençait à s'éclaircir. + +Quoiqu'ils eussent, en arrivant au hameau d'Oëlmoe, l'intention d'y +passer la nuit, ils le quittèrent tous deux, comme par une convention +tacite, sans même s'interroger sur le motif de leur départ précipité. +Celui d'Ordener était l'espérance de rencontrer plus tôt le brigand, +celui de Spiagudry le désir de s'éloigner plus vite des archers. + +Ordener avait l'esprit trop grave pour rire des mésaventures de son +compagnon. Ce fut d'une voix affectueuse qu'il rompit le premier le +silence. + +--Vieillard, quelle est donc déjà cette ruine où l'on pourra trouver +demain Han d'Islande, à ce qu'affirme ce petit homme qui paraît tout +savoir? + +--Je l'ignore.... Je l'ai mal entendu, noble maître, dit Spiagudry, +qui en effet ne mentait pas. + +--Il faudra donc, continua le jeune homme, se résigner à ne le +rencontrer qu'après-demain à cette grotte de Walderhog? + +--La grotte de Walderhog, seigneur! c'est en effet la demeure favorite +de Han d'Islande. + +--Prenons-en le chemin, dit Ordener. + +--Tournons à gauche, derrière le rocher d'Oëlmoe; il faut moins de +deux journées pour arriver à la caverne de Walderhog. + +--Connaissez-vous, vieillard, reprit Ordener avec ménagement, ce +singulier homme qui semble si bien vous connaître? + +Cette question réveilla dans Spiagudry les craintes qui commençaient à +s'affaiblir à mesure qu'ils s'éloignaient de la bourgade d'Oëlmoe. + +--Non, vraiment, seigneur, répondit-il d'une voix presque tremblante. +Seulement, il a une voix bien étrange! + +Ordener chercha à le rassurer. + +--Ne craignez rien, vieillard; servez-moi bien, je vous protégerai de +même. Si je reviens vainqueur de Han, je vous promets non-seulement +votre grâce, mais encore l'abandon des mille écus royaux qui sont +offerts par la justice. + +L'honnête Benignus aimait extraordinairement la vie, mais il aimait +l'or prodigieusement. Les promesses d'Ordener furent comme des paroles +magiques; non-seulement elles bannirent toutes ses frayeurs, mais +encore elles réveillèrent en lui cette sorte d'hilarité loquace, qui +s'épanchait en longs discours, en gesticulations bizarres et en +savantes citations. + +--Seigneur Ordener, dit-il, quand je devrais subir à ce sujet une +controverse avec Over-Bilseuth, autrement dit le Bavard, non, rien ne +m'empêcherait de soutenir que vous êtes un sage et honorable jeune +homme. Quoi de plus digne et de plus glorieux en effet, _quid cithara, +tuba, vel campana dignius_, que d'exposer noblement sa vie pour +délivrer son pays d'un monstre, d'un brigand, d'un démon, en qui tous +les démons, les brigands et les monstres semblent réunis?--Qu'on ne +m'aille pas dire qu'un sordide intérêt vous guide! le noble seigneur +Ordener abandonne le salaire de son combat au compagnon de son voyage, +au vieillard qui l'aura conduit seulement à un mille de la grotte de +Walderhog; car, n'est-il pas vrai, jeune maître, que vous me +permettrez d'attendre le résultat de votre illustre entreprise au +hameau de Surb, situé à un mille du rivage de Walderhog, dans la +forêt? Et quand votre éclatante victoire sera connue, seigneur, ce +sera dans toute la Norvège une joie pareille à celle de Vermund le +Proscrit, quand, du sommet de ce même rocher d'Oëlmoe que nous +côtoyons maintenant, il aperçut le grand feu que son frère Hafdan +avait allumé, en signe de délivrance, sur le donjon de Munckholm. + +À ce nom, Ordener interrompit vivement: + +--Quoi! du haut de ce rocher on aperçoit le donjon de Munckholm? + +--Oui, seigneur, à douze milles au sud, entre les montagnes que nos +pères nommaient les Escabelles de Frigga. À cette heure on doit voir +parfaitement le phare du donjon. + +--Vraiment! s'écria Ordener, qui s'élançait vers l'idée de revoir +encore une fois le lieu où était tout son bonheur. Vieillard, il y a +sans doute un sentier qui conduit au sommet de ce rocher? + +--Oui, sans doute; un sentier qui prend naissance dans le bois où nous +allons entrer, et s'élève, par une pente assez douce, jusqu'à la tête +nue du rocher, sur laquelle il se continue en gradins taillés dans le +roc par les compagnons de Vermund le Proscrit, au château duquel il +aboutit. Ce sont ces ruines, que vous pouvez voir au clair de la lune. + +--Eh bien, vieillard, vous allez m'indiquer le sentier; c'est dans ces +ruines que nous passerons la nuit, dans ces ruines d'où l'on voit le +donjon de Munckholm. + +--Y pensez-vous, seigneur? dit Benignus. La fatigue de cette + journée.... + +--Vieillard, j'aiderai votre marche; jamais mon pas ne fut plus ferme. + +--Seigneur, les ronces qui obstruent ce sentier depuis si longtemps +abandonné, les pierres dégradées, la nuit.... + +--Je marcherai le premier. + +--Peut-être quelque bête malfaisante, quelque animal impur, quelque +monstre hideux.... + +--Ce n'est pas pour éviter les monstres que j'ai entrepris ce voyage. + +L'idée de s'arrêter si près d'Oëlmoe déplaisait fort à Spiagudry; +celle de voir le phare de Munckholm, et peut-être la lumière de la +fenêtre d'Éthel, enchantait et entraînait Ordener. + +--Mon jeune maître, dit Spiagudry, abandonnez ce projet, croyez-moi; +j'ai le pressentiment qu'il nous portera malheur. + +Cette prière n'était rien, devant ce que désirait Ordener. + +--Allons, dit-il avec impatience, songez que vous vous êtes engagé à +me bien servir. Je veux que vous m'indiquiez ce sentier; où est-il? + +--Nous allons y arriver tout à l'heure, dit le concierge forcé +d'obéir. + +En effet, le sentier s'offrit bientôt à eux; ils y entrèrent, mais +Spiagudry remarqua, avec un étonnement mêlé d'effroi, que les hautes +herbes étaient couchées et brisées, et que le vieux sentier de Vermund +le Proscrit paraissait avoir été foulé récemment. + + + + +XX + + LEONARDO. + Le roi vous demande. + + HENRIQUE. + Comment cela? + + LOPE DE VEGA. _La Fuerza lastimosa._ + + +Devant quelques papiers épars sur son bureau, parmi lesquels on +distingue des lettres nouvellement ouvertes, le général Levin de Knud +paraît rêver profondément. Un secrétaire debout près de lui semble +attendre ses ordres. Le général tantôt frappe de ses éperons le riche +tapis qui s'étend sous ses pieds, tantôt joue d'un air distrait avec +la décoration de l'éléphant, suspendue à son cou par le collier de +l'ordre. De temps en temps il ouvre la bouche pour parler, puis +s'arrête et se frotte le front, et jette un nouveau coup d'oeil sur +les dépêches décachetées qui couvrent la table. + +--Comment diable!.... s'écrie-t-il enfin. + +Cette exclamation concluante est suivie d'un instant de silence. + +--Qui se serait jamais figuré, reprend-il, que ces démons de mineurs +en viendraient là? Il faut nécessairement que de secrètes instigations +les aient poussés à cette révolte.--Mais, savez-vous, Wapherney, que +la chose est sérieuse? Savez-vous que cinq à six cents coquins des +îles Fa-roër, commandés par un certain vieux bandit nommé Jonas, ont +déjà déserté leurs mines? qu'un jeune fanatique, appelé Norbith, s'est +également mis à la tête des mécontents de Guldbranshal? qu'à +Sund-Moër, à Hubfallo, à Kongsberg, ces mauvaises têtes, qui +n'attendaient qu'un signal, sont déjà peut-être soulevées? Savez-vous +que les montagnards s'en mêlent, et qu'un des plus hardis renards de +Kole, le vieux Kennybol, les commande? Savez-vous enfin que, d'après +un bruit général dans le nord du Drontheimhus, s'il faut en croire les +syndics qui m'écrivent, ce fameux scélérat dont nous avons fait mettre +la tête à prix, le formidable Han, dirige en chef l'insurrection? Que +direz-vous de tout cela, mon cher Wapherney? hem! + +--Votre excellence, dit Wapherney, sait quelles mesures.... + +--Il y a encore dans cette déplorable affaire une circonstance que je +ne puis m'expliquer; c'est que notre prisonnier Schumacker soit, comme +on le prétend, l'auteur de la révolte. C'est ce qui semble n'étonner +personne, et c'est enfin ce qui m'étonne le plus. Il me paraît +difficile qu'un homme près duquel se plaisait mon loyal Ordener soit +un traître. Cependant, les mineurs, assure-t-on, se lèvent en son nom; +son nom est leur mot d'ordre, leur cri de ralliement; ils lui donnent +même les titres dont le roi l'a privé.--Tout cela semble +certain.--Mais comment se fait-il que la comtesse d'Ahlefeld connût +déjà tous ces détails il y a six jours, au moment où les premiers +symptômes réels de l'insurrection se manifestaient à peine dans les +mines?--Cela est étrange.--N'importe, il faut pourvoir à tout. +Donnez-moi mon sceau, Wapherney. + +Le général écrivit trois lettres, les scella et les remit au +secrétaire. + +--Faites tenir ces messages au baron Voethaün, colonel des +arquebusiers, actuellement en garnison à Munckholm, afin que son +régiment marche en hâte aux révoltés.--Voici, pour le commandant de +Munckholm, un ordre de veiller plus soigneusement que jamais sur +l'ex-grand-chancelier. Il faudra que je voie et que j'interroge +moi-même ce Schumacker.--Enfin, envoyez cette lettre à Skongen, au +major Wolhm, qui y commande, afin qu'il dirige une partie de la +garnison vers le foyer de l'insurrection.--Allez, Wapherney, et qu'on +exécute promptement ces ordres. + +Le secrétaire sortit, laissant le gouverneur plongé dans ses +réflexions. + +--Tout cela est fort inquiétant, pensait-il. Ces mineurs révoltés +là-bas, cette intrigante chancelière ici, ce fou d'Ordener... on ne +sait où!--Peut-être il voyage au milieu de tous ces bandits, laissant +ici sous ma protection ce Schumacker, qui conspire contre l'état, et +sa fille, pour la sûreté de laquelle j'ai eu la bonté d'éloigner la +compagnie où se trouve ce Frédéric d'Ahlefeld, qu'Ordener accuse.--Eh +mais, il me semble que cette compagnie pourra bien arrêter les +premières colonnes des insurgés; elle est bien placée pour cela. +Walhstrom, où elle tient garnison, est près du lac de Smiasen et de la +ruine d'Arbar. C'est un des points que la révolte gagnera +nécessairement. + +À cet endroit de sa rêverie, le général fut interrompu par le bruit de +la porte qui s'ouvrait. + +--Eh bien, que voulez-vous, Gustave? + +--Mon général, c'est un messager qui demande votre excellence. + +--Allons! qu'est-ce encore? quelque désastre!.... Faites entrer ce +messager. + +Le messager, introduit, remit un paquet au gouverneur. + +--Votre excellence, dit-il, c'est de la part de sa sérénité le +vice-roi. + +Le général ouvrit précipitamment la dépêche. + +--Par saint Georges, s'écria-t-il avec un mouvement de surprise, je crois +qu'ils sont tous fous! Ne voilà-t-il pas le vice-roi qui m'invite à me +rendre près de lui, à Berghen? C'est, dit-il, pour une affaire pressante, +d'après l'ordre du roi.--Voilà une affaire pressante qui choisit bien son +moment.--«Le grand-chancelier, qui visite actuellement le Drontheimhus, +suppléera à votre absence....»--C'est un suppléant auquel je ne me fie +guère!--«L'évêque l'assistera....»--En vérité, Frédéric choisit là de +bons gouverneurs pour un pays révolté; deux hommes de robe, un chancelier +et un évêque!--Allons cependant, l'invitation est expresse, c'est l'ordre +du roi. Il faut s'y rendre. Mais avant mon départ je veux voir +Schumacker, et l'interroger.--Je sens bien qu'on veut m'engloutir dans un +chaos d'intrigues, mais j'ai pour me diriger une boussole qui ne me +trompe jamais,--c'est ma conscience. + + + + +XXI + + Il semble que tout prenne une voix pour l'accuser + de son crime. + + _Caïn,_ tragédie. + + +--Oui, seigneur comte, c'est aujourd'hui même, dans la ruine d'Arbar, +que nous pourrons le rencontrer. Une foule de circonstances me font +croire à la vérité de ce renseignement précieux, que j'ai recueilli +hier soir par hasard, comme je vous l'ai conté, dans le village +d'Oëlmoe. + +--Sommes-nous loin de cette ruine d'Arbar? + +--Mais c'est auprès du lac de Smiasen. Le guide m'a assuré que nous y +serions avant le milieu du jour. + +Ainsi s'entretenaient deux personnages à cheval et enveloppés de +manteaux bruns, lesquels suivaient de grand matin une de ces mille +routes sinueuses et étroites qui traversent en tous sens la forêt +située entre les lacs de Smiasen et de Sparbo. Un guide des montagnes, +muni de sa trompe et armé de sa hache, les précédait sur son petit +cheval gris, et derrière eux marchaient quatre autres cavaliers armés +jusqu'aux dents, vers lesquels ces deux personnages tournaient de +temps en temps la tête, comme s'ils craignaient d'en être entendus. + +--Si ce brigand islandais se trouve en effet dans la ruine d'Arbar, +disait celui des deux interlocuteurs dont la monture se tenait +respectueusement un peu en arrière de l'autre, c'est un grand point de +gagné, car le difficile était de rencontrer cet être insaisissable. + +--Vous croyez, Musdoemon? Et s'il allait rejeter nos offres? + +--Impossible, votre grâce! de l'or et l'impunité, quel brigand +résisterait à cela? + +--Mais vous savez que ce brigand n'est pas un scélérat ordinaire. Ne +le jugez donc pas à votre mesure; s'il refusait, comment +rempliriez-vous la promesse que vous avez faite dans la nuit +d'avant-hier aux trois chefs de l'insurrection? + +--Eh bien, noble comte, dans ce cas, que je regarde comme impossible, +si nous avons le bonheur de trouver notre homme, votre grâce a-t-elle +oublié qu'un faux Han d'Islande m'attend dans deux jours à l'heure +fixée, au lieu du rendez-vous assigné aux trois chefs, à +l'Étoile-Bleue, endroit d'ailleurs assez voisin de la ruine d'Arbar? + +--Vous avez raison, toujours raison, mon cher Musdoemon, dit le noble +comte; et ils retombèrent tous deux dans leur cercle particulier de +réflexions. + +Musdoemon, dont l'intérêt était de tenir le maître en bonne humeur, +fit, pour le distraire, une question au guide. + +--Brave homme, quelle est cette espèce de croix de pierre dégradée qui +s'élève là-haut, derrière ces jeunes chênes? + +Le guide, homme au regard fixe, à la mine stupide, tourna la tête et +la secoua à plusieurs reprises en disant: + +--Oh! seigneur maître, c'est la plus vieille potence de Norvège; le +saint roi Olaüs la fit construire pour un juge qui avait fait un pacte +avec un brigand. + +Musdoemon aperçut sur le visage de son patron une impression toute +contraire à celle qu'il espérait des paroles simples du guide. + +--Ce fut, poursuivit celui-ci, une histoire bien singulière, la bonne +mère Osie me l'a contée; le brigand fut chargé de pendre le juge. + +Le pauvre guide ne s'apercevait pas, dans sa naïveté, que l'aventure +dont il voulait égayer ses voyageurs était presque un outrage pour +eux. Musdoemon l'arrêta. + +--Assez, assez, lui dit-il, nous connaissons cette histoire. + +--L'insolent! murmura le comte, il connaît cette histoire! Ah! +Musdoemon, tu me paieras cher tes impudences. + +--Sa grâce ne parle-t-elle pas? dit Musdoemon d'un air obséquieux. + +--Je pensais aux moyens de vous faire enfin obtenir l'ordre de +Dannebrog. Le mariage de ma fille Ulrique et du baron Ordener sera une +bonne occasion. + +Musdoemon se confondit en protestations et en remerciements. + +--À propos, reprit sa grâce, parlons de nos affaires. Croyez-vous que +l'ordre de rappel momentané que nous lui destinons soit parvenu au +mecklembourgeois? + +Le lecteur se rappelle peut-être que le comte avait l'habitude de +désigner sous ce nom le général Levin de Knud, qui était en effet +natif du Mecklembourg. + +--Parlons de nos affaires! se dit intérieurement Musdoemon choqué; il +paraît que mes affaires ne sont pas _nos affaires_.--Seigneur comte, +répondit-il à haute voix, je pense que le messager du vice-roi doit +être en ce moment à Drontheim, et qu'ainsi le général Levin n'est pas +loin de son départ. + +Le comte prit une voix affectueuse. + +--Ce rappel, mon cher, est un de vos coups de maître; c'est une de vos +intrigues les mieux conçues et les plus habilement exécutées. + +--L'honneur en appartient à sa grâce autant qu'à moi, répliqua +Musdoemon, soigneux, comme nous l'avons déjà dit, de mêler le comte à +toutes ses machinations. + +Le patron connaissait cette pensée secrète de son confident, mais il +voulait paraître l'ignorer. Il se mit à sourire. + +--Mon cher secrétaire intime, vous êtes toujours modeste; mais rien ne +me fera méconnaître vos éminents services. La présence d'Elphège et +l'absence du mecklembourgeois assurent mon triomphe à Drontheim. Me +voici le chef de la province, et si Han d'Islande accepte le +commandement des révoltés, que je veux lui offrir moi-même, c'est à +moi que reviendra, aux yeux du roi, la gloire d'avoir apaisé cette +inquiétante insurrection et pris ce formidable brigand. + +Ils parlaient ainsi à voix basse, quand le guide se retourna. + +--Mes seigneurs maîtres, dit-il, voici, à notre gauche, le monticule +sur lequel Biord le Juste fit décapiter, aux yeux de son armée, Vellon +à la langue double, ce traître qui avait éloigné les vrais défenseurs +du roi et appelé l'ennemi dans le camp, pour paraître avoir seul sauvé +les jours de Biord. + +Tous ces souvenirs de la vieille Norvège ne semblèrent pas du goût de +Musdoemon, car il interrompit brusquement le guide. + +--Allons, allons, bonhomme, taisez-vous et continuez votre chemin sans +vous détourner; que nous importe ce que des masures ruinées ou des +arbres morts vous rappellent de sottes aventures? Vous importunez mon +maître avec vos contes de vieilles femmes. + + + + +XXII + + Voici l'heure où le lion rugit, + Où le loup hurle à la lune, + Tandis que le laboureur ronfle, + Épuisé de sa pénible tâche. + Maintenant les tisons consumés brillent dans le foyer; + La chouette poussant son cri sinistre, + Rappelle aux malheureux, couchés dans les douleurs, + Le souvenir d'un drap funèbre. + Voici le temps de la nuit + Où les tombeaux, tous entr'ouverts, + Laissent échapper chacun son spectre, + Qui va errer dans les sentiers des cimetières. + + SHAKESPEARE. _Le Songe d'été._ + + +Retournons sur nos pas. Nous avons laissé Ordener et Spiagudry +gravissant avec assez de peine, au lever de la lune, la croupe du +rocher courbé d'Oëlmoe. Ce rocher, chauve à l'origine de sa courbure, +était appelé alors par les paysans norvégiens le Cou-de-Vautour, +dénomination qui représente en effet assez bien la figure qu'offre de +loin cette masse énorme de granit. + +À mesure que nos voyageurs s'élevaient vers la partie nue du rocher, +la forêt se changeait en bruyère. Les mousses succédaient aux herbes; +les églantiers sauvages, les genêts, les houx, aux chênes et aux +bouleaux; appauvrissement de végétation qui, sur les hautes montagnes, +indique toujours la proximité du sommet, en annonçant l'amincissement +graduel de la couche de terre dont ce qu'on pourrait appeler +l'ossement du mont est revêtu. + +--Seigneur Ordener, disait Spiagudry, dont l'esprit mobile était comme +sans cesse entraîné dans un tourbillon d'idées diverses, cette pente +est bien fatigante, et, pour vous avoir suivi, il faut tout le +dévouement.... + +--Mais il me semble que je vois là, à droite, un magnifique +_convolvulus_; je voudrais bien pouvoir l'examiner. Pourquoi ne +fait-il pas grand jour?--Savez-vous que c'est une chose bien +impertinente que d'évaluer un savant tel que moi quatre méchants écus? +Il est vrai que le fameux Phèdre était esclave, et qu'Ésope, si nous +en croyons le docte Planude, fut vendu dans une foire comme une bête +ou une chose. Et qui ne serait fier d'avoir un rapport quelconque avec +le grand Ésope? + +--Et avec le célèbre Han? ajouta Ordener en souriant. + +--Par saint Hospice, répondit le concierge, ne prononcez pas ce nom +ainsi; je me passerais bien, je vous jure, seigneur, de cette dernière +conformité. Mais ne serait-ce pas une chose singulière, que le prix de +sa tête revînt à Benignus Spiagudry, son compagnond'infortune?--Seigneur +Ordener, vous êtes plus noble que Jason, qui ne donna pas la toison +d'or au pilote d'Argo; et certes votre entreprise, dont je ne devine +pas positivement le but, n'est pas moins périlleuse que celle de +Jason. + +--Mais, dit Ordener, puisque vous connaissez Han d'Islande, donnez-moi +donc quelques détails sur lui. Vous m'avez déjà appris que ce n'est +pas un géant, comme on le croit le plus communément. + +Spiagudry l'interrompit. + +--Arrêtez, maître! n'entendez-vous point un bruit de pas derrière +nous? + +--Oui, répondit tranquillement le jeune homme. Ne vous alarmez pas; +c'est quelque bête fauve que notre approche effarouche, et qui se +retire en froissant les halliers. + +--Vous avez raison, mon jeune César; il y a si longtemps que ces bois +n'ont vu d'êtres humains! Si l'on en juge à la pesanteur des pas, +l'animal doit être gros. C'est un élan ou un renne; cette partie de la +Norvège en est peuplée. On y trouve aussi des chatpards. J'en ai vu +un, entre autres, qu'on avait amené à Copenhague; il était d'une +grandeur monstrueuse. Il faut que je vous fasse la description de ce +féroce animal. + +--Mon cher guide, dit Ordener, j'aimerais mieux que vous me fissiez la +description d'un autre monstre non moins féroce, de cet horrible Han. + +--Baissez la voix, seigneur! Comme le jeune maître prononce +paisiblement un tel nom! Vous ne savez pas....--Dieu! seigneur, +écoutez! + +Spiagudry se rapprocha, en disant ces mots, d'Ordener, qui venait +d'entendre en effet très distinctement un cri pareil à l'espèce de +rugissement qui, si le lecteur se le rappelle, avait si fort effrayé +le timide concierge dans cette soirée orageuse où ils avaient quitté +Drontheim. + +--Avez-vous entendu? murmura celui-ci, tout haletant de crainte. + +--Sans doute, dit Ordener, et je ne vois pas pourquoi vous tremblez. +C'est un hurlement de bête sauvage, peut-être tout simplement le cri +d'un de ces chatpards dont vous parliez tout à l'heure. Comptiez-vous +traverser à cette heure un pareil endroit sans être averti en rien de +la présence des hôtes que vous troublez? Je vous proteste, vieillard, +qu'ils sont plus effrayés encore que vous. + +Spiagudry, en voyant le calme de son jeune compagnon, se rassura un +peu. + +--Allons, il pourrait bien se faire, seigneur, que vous eussiez encore +raison. Mais ce cri de bête ressemble horriblement à une voix.... Vous +avez été fâcheusement inspiré, souffrez que je vous le dise, seigneur, +de vouloir monter à ce château de Vermund. Je crains qu'il ne nous +arrive malheur sur le Cou-de-Vautour. + +--Ne craignez rien tant que vous serez avec moi, répondit Ordener. + +--Oh! rien ne vous alarme; mais, seigneur, il n'y a que le bienheureux +saint Paul qui puisse prendre des vipères sans se blesser.--Vous +n'avez seulement pas remarqué, quand nous sommes entrés dans ce maudit +sentier, qu'il paraissait frayé depuis peu, et que les herbes foulées +n'avaient même pas eu le temps de se relever depuis qu'on y avait +passé. + +--J'avoue que tout cela me frappe peu, et que le calme de mon esprit +ne dépend pas du plus ou moins de courbure d'un brin d'herbe. Voici +que nous allons quitter la bruyère; nous n'entendrons plus de pas ni +de cris de bêtes; je ne vous dirai donc plus, mon brave guide, de +rassembler votre courage, mais de ramasser vos forces, car le sentier, +taillé dans le roc, sera sans doute plus difficile que celui-ci. + +--Ce n'est pas, seigneur, qu'il soit plus escarpé, mais le savant +voyageur Suckson conte qu'il est souvent embarrassé d'éclats de roches +ou de lourdes pierres qu'on ne peut soulever et qu'il n'est pas aisé +de franchir. Il y a entre autres, un peu au delà de la poterne de +Malaër, dont nous approchons, un énorme bloc triangulaire de granit +que j'ai toujours vivement désiré voir. Schoenning affirme y avoir +retrouvé les trois caractères runiques primitifs. + +Il y avait déjà quelque temps que les voyageurs gravissaient la roche +nue; ils atteignirent une petite tour écroulée, à travers laquelle il +fallait passer, et que Spiagudry fit remarquer à Ordener. + +--C'est la poterne de Malaër, seigneur. Ce chemin creusé à vif +présente plusieurs autres constructions curieuses, qui montrent +quelles étaient les anciennes fortifications de nos manoirs +norvégiens! Cette poterne, qui était toujours gardée par quatre hommes +d'armes, était le premier ouvrage avancé du fort de Vermund. À propos +de porte ou poterne, le moine Urensius fait une remarque singulière; +le mot _janua_, qui vient de _Janus_, dont le temple avait des portes +si célèbres, n'a-t-il pas engendré le mot _janissaire_, gardien de la +porte du sultan? Il serait assez curieux que le nom du prince le plus +doux de l'histoire eût passé aux soldats les plus féroces de la terre. + +Au milieu de tout le fatras scientifique du concierge, ils avançaient +assez péniblement sur des pierres roulantes et des cailloux +tranchants, mêlés de ce gazon court et glissant qui croît quelquefois +sur les rochers. Ordener oubliait la fatigue en songeant au bonheur de +revoir ce Munckholm, si éloigné; tout à coup Spiagudry s'écria: + +--Ah! je l'aperçois! cette seule vue me dédommage de toute ma peine. +Je la vois, seigneur, je la vois! + +--Qui donc? dit Ordener, qui pensait en ce moment à son Éthel. + +--Eh! seigneur, la pyramide triangulaire dont parle Schoenning! Je +serai, avec le professeur Schoenning et l'évêque Isleif, le troisième +savant qui aura eu le bonheur de l'examiner. Seulement il est fâcheux +que ce ne soit qu'au clair de lune. + +En approchant du fameux bloc, Spiagudry poussa un cri de douleur et +d'épouvante à la fois. Ordener, surpris, s'informa avec intérêt du +nouveau sujet de son émotion; mais le concierge archéologue fut +quelque temps avant de pouvoir lui répondre. + +--Vous croyiez, disait Ordener, que cette pierre barrait le chemin; +vous devez, au contraire, reconnaître avec plaisir qu'elle le laisse +parfaitement libre. + +--Et c'est justement ce qui me désespère! dit Benignus d'une voix +lamentable. + +--Comment? + +--Quoi! seigneur, reprit le concierge, ne voyez-vous pas que cette +pyramide a été dérangée de sa position; que la base, qui était assise +sur le sentier, est maintenant exposée à l'air, tandis que le bloc est +précisément appuyé contre terre, sur la face où Schoenning avait +découvert les caractères runiques primordiaux?--Je suis bien +malheureux! + +--C'est jouer de malheur, en effet, dit le jeune homme. + +--Et ajoutez à cela, reprit vivement Spiagudry, que le dérangement de +cette masse prouve ici la présence de quelque être surhumain. À moins +que ce ne soit le diable, il n'y a en Norvège qu'un seul homme dont le +bras puisse... + +--Mon pauvre guide, vous revenez encore à vos terreurs paniques. Qui +sait si cette pierre n'est pas ainsi depuis plus d'un siècle? + +--Il y a cent cinquante ans, à la vérité, dit Spiagudry d'une voix +plus calme, que le dernier observateur l'a étudiée. Mais il me semble +qu'elle est fraîchement remuée; la place qu'elle occupait est encore +humide. Voyez, seigneur. + +Ordener, impatient d'arriver aux ruines, arracha son guide d'auprès de +la pyramide merveilleuse, et parvint, par de sages paroles, à dissiper +les nouvelles craintes que cet étrange déplacement avait inspirées au +vieux savant. + +--Écoutez, vieillard, vous pourrez vous fixer au bord de ce lac, et +vous livrer à votre aise à vos importantes études, quand vous aurez +reçu les mille écus royaux que vous rapportera la tête de Han. + +--Vous avez raison, noble seigneur; mais ne parlez pas si légèrement +d'une victoire bien douteuse. Il faut que je vous donne un conseil +pour que vous vous rendiez plus aisément maître du monstre. + +Ordener se rapprocha vivement de Spiagudry. + +--Un conseil! lequel? + +--Le brigand, dit celui-ci à voix basse et en jetant des regards +inquiets autour de lui, le brigand porte à sa ceinture un crâne dans +lequel il a coutume de boire. Ce crâne est le crâne de son fils, dont +le cadavre est celui pour la profanation duquel je suis poursuivi. + +--Haussez un peu la voix et ne craignez rien, je vous entends à peine. +Eh bien! ce crâne? + +--C'est de ce crâne, dit Spiagudry en se penchant à l'oreille du jeune +homme, qu'il faut tâcher de vous emparer. Le monstre y attache je ne +sais quelles idées superstitieuses. Quand le crâne de son fils sera en +votre pouvoir, vous ferez de lui tout ce que vous voudrez. + +--Cela est bien, mon brave homme; mais comment s'emparer de ce crâne? + +--Par la ruse, seigneur; pendant le sommeil du monstre, peut-être... + +Ordener l'interrompit. + +--Il suffit. Votre bon conseil ne peut me servir; je ne dois pas +savoir si un ennemi dort. Je ne connais pour combattre que mon épée. + +--Seigneur, seigneur! il n'est pas prouvé que l'archange Michel n'ait +pas usé de ruse pour terrasser Satan. + +Ici Spiagudry s'arrêta tout à coup, et étendit ses deux mains devant +lui, en s'écriant d'une voix presque éteinte: + +--O ciel! ô ciel! qu'est-ce que je vois là-bas? Voyez, maître, +n'est-ce pas un petit homme qui marche dans ce même sentier devant +nous? + +--Ma foi, dit Ordener en levant les yeux, je ne vois rien. + +--Rien, seigneur?--En effet, le sentier tourne, et il a disparu +derrière ce rocher.--N'allons pas plus loin, seigneur, je vous en +conjure. + +--En vérité, si ce personnage prétendu a si vite disparu, cela +n'annonce pas qu'il ait l'intention de nous attendre; et s'il fuit, ce +n'est pas une raison pour nous de fuir. + +--Veille sur nous, saint Hospice! dit Spiagudry, qui, dans toutes les +occasions périlleuses, se souvenait de son patron favori. + +--Vous aurez pris, ajouta Ordener, l'ombre mouvante d'une chouette +effrayée pour un homme. + +--J'ai pourtant bien cru voir un petit homme; il est vrai que le clair +de lune produit souvent des illusions singulières. C'est à cette +lumière que Baldan, sire de Merneugh, prit le rideau blanc de son lit +pour l'ombre de sa mère; ce qui le décida à aller, le lendemain, +déclarer son parricide aux juges de Christiania, qui allaient +condamner le page innocent de la défunte. Ainsi, l'on peut dire que le +clair de lune a sauvé la vie à ce page. + +Personne n'oubliait mieux que Spiagudry le présent dans le passé. Un +souvenir de sa vaste mémoire suffisait pour bannir toutes les +impressions du moment. Aussi l'histoire de Baldan dissipa-t-elle sa +frayeur. Il reprit d'une voix tranquille: + +--Il est possible que le clair de lune m'ait trompé de même. + +Cependant ils atteignaient le sommet du Cou-de-Vautour, et +commençaient à revoir le faîte des ruines, que la courbure du rocher +leur avait cachées pendant qu'ils montaient. + +Que le lecteur ne s'étonne pas si nous rencontrons souvent des ruines +à la cime des monts de Norvège. Quiconque a parcouru des montagnes en +Europe n'aura pas manqué de remarquer fréquemment des restes de forts +et de châteaux, suspendus à la crête des pics les plus élevés, comme +d'anciens nids de vautours ou des aires d'aigles morts. En Norvège +surtout, au siècle où nous nous sommes transportés, ces sortes de +constructions aériennes étonnaient autant par leur variété que par +leur nombre. C'étaient tantôt de longues murailles démantelées, se +roulant en ceinture autour d'un roc; tantôt des tourelles grêles et +aiguës surmontant la pointe d'un pic, comme une couronne; ou, sur la +tête blanche d'une haute montagne, de grosses tours groupées autour +d'un grand donjon, et présentant de loin l'aspect d'une vieille tiare. +On voyait près des frêles arcades ogives d'un cloître gothique, les +lourds piliers égyptiens d'une église saxonne; près de la citadelle à +tours carrées d'un chef païen, la forteresse à créneaux d'un sire +chrétien; près d'un château-fort ruiné par le temps, un monastère +détruit par la guerre. Tous ces édifices, mélange d'architectures +singulières et presque ignorées aujourd'hui, construits hardiment sur +des lieux en apparence inaccessibles, n'y avaient plus laissé que des +débris, pour rendre en quelque sorte à la fois témoignage de la +puissance et du néant de l'homme. Peut-être s'était-il passé dans leur +enceinte bien des choses plus dignes d'être racontées que tout ce +qu'on raconte à la terre; mais les événements s'écoulent, les yeux qui +les ont vus se ferment; les traditions s'éteignent avec les ans, comme +un feu qu'on n'a point recueilli; et qui pourrait ensuite pénétrer le +secret des siècles? + +Le manoir de Vermund le Proscrit, où nos deux voyageurs arrivaient en +ce moment, était un de ceux auxquels la superstition rattachait le +plus d'histoires surprenantes et d'aventures miraculeuses. À ces +murailles de cailloux noyés dans un ciment devenu plus dur que la +pierre, on reconnaissait aisément qu'il avait été bâti vers le +cinquième ou le sixième siècle. De ses cinq tours, une seulement était +encore debout dans toute sa hauteur; les quatre autres, plus ou moins +dégradées, et couvrant de leurs débris le sommet du rocher, étaient +liées entre elles par des lignes de ruines, lesquelles indiquaient +également les anciennes limites des cours dans l'enceinte du château. +Il était très difficile de pénétrer dans cette enceinte, obstruée de +pierres, de quartiers de rochers, et d'arbustes de toute espèce, qui, +rampant de ruine en ruine, surmontaient de leurs touffes les murailles +tombées, ou laissaient pendre jusque dans le précipice leurs longs +bras flexibles. C'est à ces tresses de rameaux que venaient souvent, +disait-on, se balancer, au clair de lune, des âmes bleuâtres, esprits +coupables de ceux qui s'étaient volontairement noyés dans le Sparbo, +ou que le farfadet du lac attachait le nuage qui devait le remmener au +lever du soleil. Mystères effrayants, dont avaient été plus d'une fois +témoins de hardis pêcheurs, quand, pour profiter du sommeil des chiens +de mer, [Note: Les chiens de mer sont redoutés des pêcheurs, parce +qu'ils effraient les poissons.] ils osaient la nuit pousser leur +barque jusque sous le rocher d'Oëlmoe, qui s'arrondissait dans +l'ombre, au-dessus de leur tête, comme l'arche rompue d'un pont +gigantesque. + +Nos deux aventuriers franchirent, non sans peine, la muraille du +manoir, à travers une crevasse, car l'ancienne porte était encombrée +de ruines. La seule tour qui, ainsi que nous l'avons dit, fût restée +debout, était située à l'extrémité du rocher. C'était, dit Spiagudry à +Ordener, celle du sommet de laquelle on apercevait le fanal de +Munckholm. Ils s'y dirigèrent, quoique l'obscurité fût en ce moment +complète. La lune était entièrement cachée par un gros nuage noir. Ils +allaient gravir la brèche d'un autre mur, pour pénétrer dans ce qui +avait été la seconde cour du château, quand Benignus s'arrêta tout +court, et saisit brusquement le bras d'Ordener, d'une main qui +tremblait si fort, que le jeune homme lui-même en était ébranlé. + +--Quoi donc?... dit Ordener surpris. + +Benignus, sans répondre, pressa son bras plus vivement encore, comme +pour lui demander du silence. + +--Mais.... reprit le jeune homme. + +Une nouvelle pression, accompagnée d'un gros soupir mal étouffé, le +décida à attendre patiemment que ce nouvel effroi fût passé. + +Enfin Spiagudry, d'une voix oppressée: + +--Eh bien! maître, qu'en dites-vous? + +--De quoi? dit Ordener. + +--Oui, seigneur, continua l'autre du même ton, vous vous repentez bien +maintenant d'être monté ici! + +--Non, en vérité, mon brave guide, j'espère bien monter plus haut +encore. Pourquoi voulez-vous que je m'en repente? + +--Comment, seigneur, vous n'avez donc point vu?... + +--Vu! quoi? + +--Vous n'avez point vu! répéta l'honnête concierge, avec un accès +toujours croissant de terreur. + +--Mais non vraiment! répondit Ordener d'un ton d'impatience; je n'ai +rien vu, et je n'ai entendu que le bruit de vos dents que la peur +faisait claquer violemment. + +--Quoi! là, derrière ce mur, dans l'ombre, ces deux yeux flamboyants +comme des comètes, qui se sont fixés sur nous. Vous ne les avez point +vus? + +--En honneur, non. + +--Vous ne les avez point vus errer, monter, descendre et disparaître +enfin dans les ruines? + +--Je ne sais ce que vous voulez dire. Qu'importe, d'ailleurs? + +--Comment! seigneur Ordener, savez-vous qu'il n'y a en Norvège qu'un +seul homme dont les yeux rayonnent ainsi dans les ténèbres? + +--Allons, qu'importe encore! Quel est donc cet homme aux yeux de chat? +Est-ce Han, votre formidable islandais? Tant mieux, s'il est ici! cela +nous épargnera le voyage de Walderhog. + +Ce _tant mieux_ n'était point du goût de Spiagudry, qui ne put +s'empêcher de révéler sa pensée secrète par cette exclamation +involontaire: + +--Ah! seigneur, vous m'aviez promis de me laisser au village de Surb, +à un mille du lieu du combat. + +Le bon et noble Ordener comprit et sourit. + +--Vous avez raison, vieillard; il serait injuste de vous mêler à mes +dangers. Ne craignez donc rien. Vous voyez ce Han d'Islande partout. +Est-ce qu'il ne peut pas y avoir dans ces ruines quelque chat sauvage, +dont les yeux soient aussi brillants que ceux de cet homme! + +Pour la cinquième fois, Spiagudry parvint à se rassurer, soit que +l'explication d'Ordener lui parût en effet naturelle, soit que la +tranquillité de son jeune compagnon eût quelque chose de contagieux. + +--Ah! seigneur, sans vous je serais dix fois mort de peur en +gravissant ces roches.--Il est vrai que, sans vous, je ne l'aurais pas +tenté. + +La lune, qui reparut, leur laissa voir l'entrée de la plus haute tour, +au bas de laquelle ils étaient parvenus. Ils y pénétrèrent en +soulevant un épais rideau de lierre, qui fit pleuvoir sur eux des +lézards endormis et de vieux nids d'oiseaux funèbres. Le concierge +ramassa deux cailloux qu'il choqua, en laissant tomber les étincelles +sur un tas de feuilles mortes et de branches sèches recueillies par +Ordener. En peu d'instants une flamme claire s'éleva; et, dissipant +les ténèbres qui les entouraient, elle leur permit d'observer +l'intérieur de la tour. + +Il n'en restait plus que la muraille circulaire, qui était très +épaisse et revêtue de lierre et de mousse. Les plafonds de ses quatre +étages s'étaient successivement écroulés au rez-de-chaussée, où ils +formaient un amas énorme de décombres. Un escalier étroit et sans +rampe, rompu en plusieurs endroits, tournait en spirale sur la surface +intérieure de la muraille, au sommet de laquelle il aboutissait. Aux +premiers pétillements du feu, une nuée de chats-huants et d'orfraies +s'envolèrent lourdement, avec des cris étonnés et lugubres, et de +grandes chauves-souris vinrent par intervalles effleurer la flamme de +leurs ailes couleur de cendre. + +--Voici des hôtes qui ne nous reçoivent pas très gaiement, dit +Ordener; mais n'allez pas vous effrayer encore. + +--Moi, seigneur, reprit Spiagudry, en s'asseyant près du feu, moi +craindre un hibou ou une chauve-souris! Je vivais avec des cadavres, +et je ne craignais pas les vampires. Ah! je ne redoute que les +vivants! Je ne suis pas brave, j'en conviens; mais je ne suis pas +superstitieux.--Tenez, si vous m'en croyez, seigneur, rions de ces +dames aux ailes noires et aux chants rauques, et songeons à souper. + +Ordener ne songeait qu'à Munckholm. + +--J'ai bien là quelques provisions, dit Spiagudry en tirant son +havre-sac de dessous son manteau; mais, si votre appétit égale le +mien, ce pain noir et ce fromage rance auront bientôt disparu. Je vois +que nous serons obligés de rester encore fort loin des limites de la +loi du roi français Philippe le Bel: _Nemo audeat comedere praeter duo +fercula cum potagio_. Il doit bien y avoir au sommet de cette tour des +nids de mouettes ou de faisans; mais comment y arriver par un escalier +branlant qui ne pourrait tout au plus porter que des sylphes? + +--Cependant, reprit Ordener, il faudra bien qu'il me porte; car je +monterai certainement au faîte de cette tour. + +--Quoi! maître, pour avoir des nids de mouettes? + +--Ne faites pas, de grâce, cette imprudence. Il ne faut pas se tuer +pour mieux souper. Songez d'ailleurs que vous pourriez vous tromper, +et prendre des nids de chats-huants. + +--C'est bien de vos nids que je m'embarrasse! Ne m'avez-vous pas dit +que du haut de cette tour on apercevait le donjon de Munckholm? + +--Cela est vrai, jeune maître; au sud. Je vois bien que le désir de +fixer ce point important pour la science géographique a été le motif +de ce fatigant voyage au château de Vermund. Mais daignez réfléchir, +noble seigneur Ordener, que le devoir d'un savant zélé peut être +quelquefois de braver la fatigue, mais jamais le danger. Je vous en +supplie, ne tentez pas cette méchante ruine d'escalier sur laquelle un +corbeau n'oserait se percher. + +Benignus ne se souciait nullement de rester seul dans le bas de la +tour. Comme il se levait pour prendre la main d'Ordener, son +havre-sac, placé sur les pointes de ses genoux, tomba dans les pierres +et rendit un son clair. + +--Qu'est-ce donc qui résonne ainsi dans ce havre-sac? demanda Ordener. + +Cette question sur un point si délicat pour Spiagudry, lui ôta l'envie +de retenir son jeune compagnon. + +--Allons, dit-il sans répondre à la question, puisque, malgré mes +prières, vous vous obstinez à monter au haut de cette tour, prenez +garde aux crevasses de l'escalier. + +--Mais, reprit Ordener, qu'y a-t-il donc dans votre havre-sac, pour +lui faire rendre, ce son métallique? + +Cette insistance indiscrète déplut souverainement au vieux gardien qui +maudit le questionneur du fond de l'âme. + +--Eh! noble maître, répondit-il, comment pouvez-vous vous occuper d'un +méchant plat à barbe de fer, qui retentit contre un caillou?--Puisque +je ne puis vous fléchir, se hâta-t-il d'ajouter, ne tardez pas à +redescendre, et ayez soin de vous tenir aux lierres qui tapissent la +muraille. Vous verrez le fanal de Munckholm entre les deux Escabelles +de Frigge, au midi. + +Spiagudry n'aurait rien pu dire de plus adroit pour bannir toute autre +idée de l'esprit du jeune homme. Ordener, se débarrassant de son +manteau, s'élança vers l'escalier, sur lequel le concierge le suivit +des yeux, jusqu'à ce qu'il ne le vît plus que glisser, comme une ombre +vague, au plus haut de la muraille, à peine éclairée à son sommet par +la lueur agitée du foyer et le reflet immobile de la lune. + +Alors, se rasseyant et ramassant son havre-sac: + +--Mon cher Benignus Spiagudry, dit-il, pendant que ce jeune lynx ne +vous voit pas et que vous êtes seul, hâtez-vous de briser l'incommode +enveloppe de fer qui vous empêche de prendre possession, _oculis et +manu_, du trésor renfermé sans doute dans cette cassette. Quand il +sera délivré de cette prison, il sera moins lourd à porter et plus +aisé à cacher. + +Déjà, armé d'une grosse pierre, il s'apprêtait à briser le couvercle +du coffre, quand un rayon de lumière tombant sur le sceau de fer qui +le fermait, arrêta tout à coup le concierge antiquaire. + +--Par saint Willebrod le Numismate, je ne me trompe pas, s'écriait-il +en frottant vivement le couvercle rouillé, ce sont bien là les armes +de Griffenfeld. J'allais faire une grande folie de rompre ce sceau. +Voilà peut-être le seul modèle qui reste de ces armoiries fameuses, +brisées en 1676 par la main du bourreau. Diable! ne touchons pas à ce +couvercle. Quelle que soit la valeur des objets qu'il cache, à moins +que, contre toute probabilité, ce ne soient des monnaies de Palmyre ou +des médailles carthaginoises, il est certainement plus précieux +encore. Me voici donc seul propriétaire des armes maintenant abolies +de Griffenfeld! Cachons soigneusement ce trésor.--Aussi bien je +trouverai peut-être quelque secret pour ouvrir la cassette, sans +commettre de vandalisme. Les armoiries de Griffenfeld! Oh oui! voilà +bien la main de justice, la balance sur champ de gueules. Quel +bonheur! + +À chaque nouvelle découverte héraldique qu'il faisait en dérouillant +le vieux cachet, il poussait un cri d'admiration ou une exclamation de +contentement. + +--Au moyen d'un dissolvant, j'ouvrirai la serrure sans briser le +sceau. Ce sont sans doute les trésors de l'ex-chancelier.--Si +quelqu'un, tenté par l'appât des quatre écus syndicaux, me reconnaît +et m'arrête, il ne me sera pas difficile de me racheter.--Ainsi, cette +bienheureuse cassette m'aura sauvé. + +En parlant ainsi, son regard se leva machinalement. + +--Tout à coup son visage grotesque passa en un clin d'oeil de +l'expression d'une joie folle à celle d'une terreur stupide. Tous ses +membres tremblèrent convulsivement. Ses yeux devinrent fixes, son +front se rida, sa bouche demeura béante, et sa voix s'éteignit dans +son gosier, comme une lumière qu'on souffle. + +En face de lui, de l'autre côté du foyer, un petit homme était debout, +les bras croisés. À ses vêtements de peaux ensanglantées, à sa hache +de pierre, à sa barbe rousse, et à ce regard dévorant fixé sur lui, le +malheureux concierge avait reconnu du premier coup d'oeil l'effrayant +personnage dont il avait reçu la dernière visite au Spladgest de +Drontheim. + +--C'est moi! dit le petit homme d'un air terrible. + +--Cette cassette t'aura sauvé, ajouta-t-il avec un affreux sourire +ironique. Spiagudry! est-ce ici le chemin de Thoctree? + +L'infortuné essaya d'articuler quelques paroles. + +--Thoctree!... Seigneur... Mon seigneur maître... j'y allais... + +--Tu allais à Walderhog, répondit l'autre d'une voix de tonnerre. + +Spiagudry terrifié ramassa toutes ses forces pour faire un signe de +tête négatif. + +--Tu me conduisais un ennemi; merci! ce sera un vivant de moins. Ne +crains rien, fidèle guide, il te suivra. + +Le malheureux gardien voulut pousser un cri et put à peine faire +entendre un murmure vague et confus. + +--Pourquoi t'effraies-tu de ma présence? Tu me cherchais.--Écoute, ne +crie pas, ou tu es mort. + +Le petit homme agita sa hache de pierre au-dessus de la tête du +concierge; il poursuivit, d'une voix qui sortait de sa poitrine comme +le bruit d'un torrent sort d'une caverne: + +--Tu m'as trahi. + +--Non, votre grâce, non, excellence... dit enfin Benignus pouvant à +peine articuler ces paroles suppliantes. L'autre fit entendre comme un +rugissement sourd. + +--Ah! tu voudrais me tromper encore! Ne l'espère plus.--Écoute, +j'étais sur le toit du Spladgest quand tu as scellé ton pacte avec cet +insensé; c'est moi dont tu as deux fois entendu la voix. C'est moi que +tu as encore entendu dans l'orage sur la route; c'est moi que tu as +retrouvé dans la tour de Vygla; c'est moi qui t'ai dit: Au revoir! + +Le concierge épouvanté jeta un regard égaré autour de lui, comme pour +appeler du secours. Le petit homme continua: + +--Je ne voulais pas laisser échapper ces soldats qui te poursuivaient. +Ils étaient du régiment de Munckholm. + +--Pour toi, je ne pouvais te perdre.--Spiagudry, c'est moi que tu as +revu au village d'Oëlmoe sous ce feutre de mineur; c'est moi dont tu +as entendu les pas et la voix, dont tu as reconnu les yeux en montant +à ces ruines; c'est moi! + +Hélas! l'infortuné n'en était que trop convaincu; il se roula à terre, +aux pieds de son formidable juge, en s'écriant d'une voix déchirante +et étouffée:--Grâce! + +Le petit homme, les bras toujours croisés, attachait sur lui un regard +de sang, plus ardent que la flamme du foyer. + +--Demande ton salut à cette cassette dont tu l'attends, dit-il +ironiquement. + +--Grâce, seigneur! Grâce! répéta le mourant Spiagudry. + +--Je t'avais recommandé d'être fidèle et muet, tu n'as pu être fidèle; +à l'avenir je te proteste que tu seras muet. + +Le concierge, entrevoyant l'horrible sens de ces paroles, poussa un +long gémissement. + +--Ne crains rien, dit l'homme, je ne te séparerai pas de ton trésor. + +À ces mots, dénouant sa ceinture de cuir, il la passa dans l'anneau de +la cassette, et la suspendit ainsi au cou de Spiagudry, qui +fléchissait sous le poids. + +--Allons! reprit l'autre, quel est le diable auquel tu désires donner +ton âme? Hâte-toi de l'appeler, afin qu'un autre démon dont tu ne te +soucierais pas ne s'en empare point avant lui. + +Le désespéré vieillard, hors d'état de prononcer une parole, tomba aux +genoux du petit homme, en faisant mille signes de prière et +d'épouvante. + +--Non, non! dit celui-ci; écoute, fidèle Spiagudry, ne te désole pas +de laisser ainsi ton jeune compagnon sans guide. Je te promets qu'il +ira où tu vas. Suis-moi, tu ne fais que lui montrer le chemin.--Allons! + +À ces mots, saisissant le misérable dans ses bras de fer, il l'emporta +hors de la tour comme un tigre emporte une longue couleuvre; et un +moment après il s'éleva dans les ruines un grand cri, auquel se mêla +un effroyable éclat de rire. + + + + +XXIII + + Oui, l'on peut bien montrer à l'oeil éploré de + l'amant fidèle l'objet éloigné de son idolâtrie. + Mais, hélas! les scènes de l'attente, des adieux, + les pensées, les souvenirs doux et amers, les + rêves enchanteurs des êtres qui aiment! qui peut + les rendre? + + MATURIN. _Bertram._ + + +Cependant l'aventureux Ordener, après avoir vingt fois failli tomber +dans sa périlleuse ascension, était parvenu sur le haut du mur épais +et circulaire de la tour. À son arrivée inattendue, de noires +chouettes centenaires, brusquement troublées dans leurs ruines, +s'enfuirent d'un vol oblique, en tournant vers lui leur regard fixe, +et des pierres roulantes, heurtées par son pied, tombèrent dans le +gouffre en bondissant sur les saillies des rochers avec des bruits +sourds et lointains. + +En tout autre instant, Ordener eût longtemps laissé errer sa vue et sa +rêverie sur la profondeur de l'abîme, accrue de la profondeur de la +nuit. Son oeil, observant à l'horizon toutes ces grandes ombres, dont +une lune nébuleuse blanchissait à peine les sombres contours, eût +longtemps cherché à distinguer les vapeurs parmi les rochers et les +montagnes parmi les nuages; son imagination eût animé toutes les +formes gigantesques, toutes les apparences fantastiques que le clair +de lune prête aux monts et aux brouillards. Il eût écouté de loin la +plainte confuse du lac et des forêts, mêlée au sifflement aigu des +herbes sèches que le vent tourmentait à ses pieds, entre les fentes +des pierres; et son esprit eût donné un langage à toutes ces voix +mortes que la nature matérielle élève pendant le sommeil de l'homme et +le silence de la nuit. Mais, quoique cette scène agît à son insu sur +son être entier, d'autres pensées le remplissaient. À peine son pied +s'était-il posé sur le faîte de la muraille, que son oeil s'était +tourné vers le sud du ciel, et qu'une joie indicible l'avait +transporté en apercevant, au delà de l'angle de deux montagnes, un +point lumineux rayonner à l'horizon comme une étoile rouge.--C'était +le fanal de Munckholm. + +Ceux-là ne sont pas destinés à goûter les vraies joies de la vie, qui +ne comprendront pas le bonheur qu'éprouva le jeune homme. Tout son +coeur se souleva de ravissement; son sein gonflé, palpitant avec +force, respirait à peine. Immobile, l'oeil tendu, il contemplait +l'astre de consolation et d'espérance. Il lui semblait que ce rayon de +lumière, venant au sein de la nuit du séjour qui contenait toute sa +félicité, lui apportait quelque chose de son Éthel. Ah! n'en doutons +pas, à travers les temps et les espaces, les âmes ont quelquefois des +correspondances mystérieuses. En vain le monde réel élève ses +barrières entre deux êtres qui s'aiment; habitants de la vie idéale, +ils s'apparaissent dans l'absence, ils s'unissent dans la mort. Que +peuvent en effet les séparations corporelles, les distances physiques +sur deux coeurs liés invinciblement par une même pensée et un commun +désir?--Le véritable amour peut souffrir, mais non mourir. + +Qui ne s'est point arrêté cent fois durant les nuits pluvieuses sous +quelque fenêtre à peine éclairée? Qui n'a point passé et repassé +devant une porte, erré avec délices autour d'une maison? Qui ne s'est +point brusquement retourné de son chemin pour suivre, le soir, dans +les détours d'une rue déserte, une robe flottante, un voile blanc tout +à coup reconnu dans l'ombre? Celui qui ne connaît pas ces émotions +peut dire qu'il n'a jamais aimé. + +En présence du fanal lointain de Munckholm, Ordener méditait. À sa +première joie avait succédé un contentement triste et ironique; mille +sentiments divers se pressaient dans son âme tumultueuse.--Oui, se +disait-il, il faut que l'homme gravisse longtemps et péniblement pour +voir enfin un point de bonheur dans l'immense nuit.--Elle est donc là! +elle dort, elle rêve, elle pense à moi, peut-être!--Mais qui lui dira +que son Ordener est maintenant, triste et isolé, suspendu dans l'ombre +au-dessus d'un abîme? son Ordener, qui n'a plus d'elle qu'une boucle +de cheveux sur son sein, et une lueur vague à l'horizon!--Puis, +laissant tomber un coup d'oeil sur les rayons rougeâtres du grand feu +allumé dans la tour, qui s'échappaient au dehors à travers les +crevasses de la muraille: + +--Peut-être, murmura-t-il, de l'une des fenêtres de sa prison, +jette-t-elle un regard indifférent sur la flamme lointaine de ce +foyer. + +Tout à coup un grand cri et un long éclat de rire se firent entendre, +comme au-dessous de lui, sur le bord de l'abîme; il se détourna +brusquement, et vit l'intérieur de la tour désert. Alors, inquiet pour +le vieillard, il se hâta de descendre; mais à peine avait-il franchi +quelques marches de l'escalier, qu'un bruit sourd, pareil à celui d'un +corps pesant qui serait tombé dans les eaux profondes du lac, monta +jusqu'à lui. + + + + +XXIV + + Le comte don Sancho Diaz, seigneur de Saldana, + répandait d'amères larmes dans sa prison. + + Plein de désespoir, il exhalait, ses plaintes dans + la solitude contre le roi Alphonse. + + «O tristes moments, où mes cheveux blancs me + rappellent combien d'années j'ai déjà passées dans + cette prison horrible!» + + _Romances espagnoles._ + + +Le soleil se couchait; ses rayons horizontaux dessinaient sur la +simarre de laine de Schumacker et sur la robe de crêpe d'Éthel, +l'ombre noire des barreaux de leur fenêtre. Tous deux étaient assis +près de la haute croisée en ogive, le vieillard sur un grand fauteuil +gothique, la jeune fille sur un tabouret, à ses pieds. Le prisonnier +paraissait rêver dans sa position favorite et mélancolique. Son front +chauve et ridé était appuyé sur ses mains et l'on ne voyait de son +visage que sa barbe blanche qui pendait en désordre sur sa poitrine. + +--Mon père, dit Éthel qui cherchait tous les moyens de le distraire, +mon seigneur et père, j'ai fait cette nuit un songe d'heureux +avenir.--Voyez, levez les yeux, mon noble père, regardez ce beau ciel. + +--Je ne vois le ciel, répondit le vieillard, qu'à travers les barreaux +de ma prison, comme je ne vois votre avenir, Éthel, qu'à travers mes +malheurs. + +Puis sa tête, un moment soulevée, retomba sur ses mains, et tous deux +se turent. + +--Mon seigneur et père, reprit la jeune fille un moment après et d'une +voix timide, est-ce au seigneur Ordener que vous pensez? + +--Ordener, dit le vieillard, comme cherchant à se rappeler de qui on +lui parlait.--Ah! je sais qui vous voulez dire. Eh bien? + +--Pensez-vous qu'il revienne bientôt, mon père? il y a longtemps déjà +qu'il est parti. Voici le quatrième jour. + +Le vieillard secoua tristement la tête. + +--Je crois que, lorsque nous aurons compté la quatrième année depuis +son départ, nous serons aussi près de son retour qu'aujourd'hui. + +Éthel pâlit. + +--Dieu! croyez-vous donc qu'il ne reviendra pas? Schumacker ne +répondit point. La jeune fille répéta sa question avec un accent +suppliant et inquiet. + +--N'a-t-il donc pas promis qu'il reviendrait? dit brusquement le +prisonnier. + +--Oui, sans doute, seigneur! reprit Éthel empressée. + +--Eh bien! comment pouvez-vous compter sur son retour? n'est-ce pas un +homme? Je crois que le vautour pourra retourner au cadavre, mais je ne +crois pas au retour du printemps dans l'année qui décline. + +Éthel, voyant son père retomber dans ses mélancolies, se rassura; il y +avait dans son coeur de vierge et d'enfant une voix qui démentait +impérieusement la philosophie chagrine du vieillard. + +--Mon père, dit-elle avec fermeté, le seigneur Ordener reviendra; ce +n'est pas un homme comme les autres hommes. + +--Qu'en savez-vous, jeune fille? + +--Ce que vous en savez vous-même, mon seigneur et père. + +--Je ne sais rien, dit le vieillard. J'ai entendu des paroles d'un +homme qui annonçaient des actions d'un dieu. + +Puis il ajouta, avec un rire amer: + +--J'ai réfléchi sur cela, et j'ai vu que c'était trop beau pour y +croire. + +--Et moi, seigneur, j'y ai cru, précisément parce que c'était beau. + +--Oh! jeune fille, si vous étiez ce que vous deviez être, comtesse de +Tongsberg et princesse de Wollin, entourée, comme vous le seriez, +d'une cour de beaux traîtres et d'adorateurs intéressés, cette +crédulité serait d'un grand danger pour vous. + +--Mon père et seigneur, ce n'est pas crédulité, c'est confiance. + +--On s'aperçoit aisément, Éthel, qu'il y a du sang français dans vos +veines. + +Cette idée ramena le vieillard, par une transition imperceptible, à +des souvenirs, et il continua avec une sorte de complaisance: + +--Car ceux qui ont dégradé votre père plus qu'il n'avait été élevé, ne +pourront empêcher que vous ne soyez fille de Charlotte, princesse de +Tarente, et que l'une de vos aïeules ne soit Adèle ou Édèle, comtesse +de Flandre, dont vous portez le nom. + +Éthel pensait à toute autre chose. + +--Mon père, vous jugez mal le noble Ordener. + +--Noble, ma fille! quel sens donnez-vous à ce mot? J'ai fait des +nobles qui ont été bien vils. + +--Je ne veux point dire, seigneur, qu'il soit noble de la noblesse qui +se donne. + +--Est-ce donc que vous savez qu'il descend d'un _jarl_ ou d'un +_hersa_? [Note: Les anciens seigneurs en Norvège, avant que +Griffenfeld fondât une noblesse régulière, portaient les titres de +_hersa_ (baron), ou _jarl_ (comte). C'est de ce dernier mot qu'est +formé le mot anglais _earl_ (comte).] + +--Je l'ignore comme vous, mon père. Il est peut-être, poursuivit-elle +en baissant les yeux, le fils d'un serf ou d'un vassal. Hélas! on +peint des couronnes et des lyres sur le velours d'un marchepied. Je +veux dire seulement d'après vous, mon vénéré seigneur, qu'il est noble +de coeur. + +De tous les hommes qu'elle avait vus, Ordener était celui qu'Éthel +connaissait le plus et le moins tout ensemble. Il était apparu dans sa +destinée, pour ainsi dire, comme ces anges qui visitaient les premiers +hommes, en s'enveloppant à la fois de clartés et de mystères. Leur +seule présence révélait leur nature, et l'on adorait. Ainsi Ordener +avait laissé voir à Éthel ce que les hommes cachent le plus, son +coeur; il avait gardé le silence sur ce dont ils se vantent assez +volontiers, sa patrie et sa famille; son regard avait suffi à Éthel, +et elle avait eu foi en ses paroles. Elle l'aimait, elle lui avait +donné sa vie, elle n'ignorait rien de son âme, et ne savait pas son +nom. + +--Noble de coeur! répéta le vieillard, noble de coeur! Cette noblesse +est au-dessus de celle que donnent les rois; c'est Dieu qui la donne. +Il la prodigue moins qu'eux. + +Ici le prisonnier leva les yeux vers ses armoiries brisées, en +ajoutant: + +--Et il ne la reprend jamais. + +--Aussi, mon père, dit la jeune fille, celui qui garde l'une se +console-t-il aisément d'avoir perdu l'autre. + +Cette parole fit tressaillir le père et lui rendit son courage. Il +reprit d'une voix ferme: + +--Vous avez raison, jeune fille. Mais vous ne savez pas que la +disgrâce jugée injuste par le monde est quelquefois justifiée par +notre intime conscience. Telle est notre misérable nature; une fois +malheureux, il s'élève en nous-mêmes, pour nous reprocher des fautes +et des erreurs, une foule de voix qui dormaient dans la prospérité. + +--Ne parlez pas ainsi, mon illustre père, dit Éthel, profondément +émue; car, à la voix altérée du vieillard, elle sentait qu'il avait +laissé échapper le secret de l'une de ses douleurs. Elle leva ses yeux +sur lui, et, baisant sa main froide et ridée, elle reprit doucement: + +--Vous jugez bien sévèrement deux hommes nobles, le seigneur Ordener +et vous, mon vénéré père. + +--Vous décidez légèrement, Éthel. On dirait que vous ne savez pas que +la vie est une chose grave. + +--Ai-je donc mal fait, seigneur, de rendre justice au généreux +Ordener? + +Schumacker fronça le sourcil d'un air mécontent. + +--Je ne puis vous approuver, ma fille, d'attacher ainsi votre +admiration à un inconnu, que vous ne reverrez jamais sans doute. + +--Oh! dit la jeune fille, sur laquelle ces paroles glacées tombaient +comme un poids, ne croyez pas cela. Nous le reverrons. N'est-ce pas +pour vous qu'il va affronter ce danger? + +--Je me suis comme vous, je l'avoue, laissé prendre d'abord à ses +promesses. Mais non, il n'ira pas, et alors il ne reviendra pas vers +nous. + +--Il ira, seigneur, il ira! + +Le ton dont la jeune fille prononça ces mots était presque celui de +l'offense. Elle se sentait outragée dans son Ordener. Hélas! elle +était trop sûre dans son âme de ce qu'elle affirmait! + +Le prisonnier reprit, sans paraître ému: + +--Eh bien! s'il va combattre ce brigand, s'il se dévoue à ce danger, +il en sera de même; il ne reviendra pas. + +Pauvre Éthel!--combien une parole dite avec indifférence peut +quelquefois froisser douloureusement la plaie secrète d'un coeur +inquiet et déchiré! Elle baissa son visage pâle, pour dérober au +regard froid de son père deux larmes qui s'échappaient malgré elle de +ses paupières gonflées. + +--O mon père! murmura-t-elle, au moment où vous parlez ainsi, +peut-être ce noble infortuné meurt-il pour vous! + +Le vieux ministre secoua la tête en signe de doute. + +--Je ne le crois pas plus que je ne le désire; et d'ailleurs, où +serait mon crime? J'aurais été ingrat envers ce jeune homme, comme +tant d'autres l'ont été envers moi. + +Un soupir profond fut la seule réponse d'Éthel; et Schumacker, se +penchant vers son bureau, continua de déchirer d'un air distrait +quelques feuillets des _Vies des Hommes illustres_ de Plutarque, dont +le volume, déjà lacéré en vingt endroits, et surchargé de notes, était +devant lui. + +Un moment après, le bruit de la porte qui s'ouvrait se fit entendre, +et Schumacker, sans se détourner, cria sa défense habituelle:--Qu'on +n'entre pas! laissez-moi; je ne veux pas qu'on entre. + +--C'est son excellence le gouverneur, répondit la voix de l'huissier. + +En effet, un vieillard, revêtu d'un grand habit de général, portant à +son cou les colliers de l'éléphant, de dannebrog et de la toison d'or, +s'avança vers Schumacker, qui se leva à demi, en répétant entre ses +dents: + +--Le gouverneur! le gouverneur!--Le général salua avec respect Éthel, +qui, debout près de son père, le considérait d'un air inquiet et +craintif. + +Peut-être, avant d'aller plus loin, n'est-il pas inutile de rappeler +en quelques mots les motifs de cette visite du général Levin à +Munckholm. Le lecteur n'a pas oublié les fâcheuses nouvelles qui +tourmentaient le vieux gouverneur, au chapitre XX de cette véritable +histoire. En les recevant, la nécessité d'interroger Schumacker +s'était d'abord présentée à l'esprit du général; mais il n'avait pu +s'y décider sans une extrême répugnance. L'idée d'aller tourmenter un +infortuné prisonnier, déjà livré à tant de tourments, et qu'il avait +vu si puissant, de scruter sévèrement les secrets du malheur, même +coupable, déplaisait à son âme bonne et généreuse. Cependant le +service du roi l'exigeait; il ne devait pas quitter Drontheim +sans emporter les nouvelles lueurs qui pouvaient jaillir de +l'interrogatoire de l'auteur apparent de l'insurrection des mineurs. +C'était donc le soir qui devait précéder son départ qu'après un +entretien long et confidentiel avec la comtesse d'Ahlefeld, le +gouverneur s'était résigné à voir le captif. En se rendant au château, +l'idée des intérêts de l'état, du parti que ses nombreux ennemis +personnels pourraient tirer de ce qu'on nommerait sa négligence, et +peut-être aussi d'astucieuses paroles de la grande-chancelière, +avaient fermenté dans sa tête et l'avaient ramené à la fermeté. Il +était donc monté au donjon du Lion de Slesvig avec des projets de +sévérité; il se promettait d'être avec le conspirateur Schumacker +comme s'il n'avait jamais connu le chancelier Griffenfeld, de +dépouiller tous ses souvenirs et jusqu'à son caractère, et de parler +en juge inflexible à cet ancien confrère de faveur et de puissance. + +Cependant, à peine entré dans l'appartement de l'ex-chancelier, le +visage, vénérable, quoique morose, du vieillard l'avait frappé; la +figure douce, quoique fière, d'Éthel l'avait attendri; et le premier +aspect des deux prisonniers avait déjà dissipé la moitié de sa +sévérité. + +Il s'avança vers le ministre tombé, et lui tendit involontairement la +main en disant, sans s'apercevoir que l'autre ne répondait pas à sa +politesse: + +--Salut, comte de Griffenf...--C'était la surprise d'une vieille +habitude. Il se reprit précipitamment: + +--Seigneur Schumacker!--Puis il s'arrêta, tout satisfait et tout +épuisé d'un tel effort. + +Il se fit une pause. Le général cherchait dans sa tête quelles paroles +assez sévères pourraient dignement répondre à la dureté de ce début. + +--Eh bien, dit enfin Schumacker, vous êtes le gouverneur du +Drontheimhus? + +Le général, un peu surpris de se voir questionné par celui qu'il +venait interroger, fit un signe affirmatif. + +--En ce cas, reprit le prisonnier, j'ai une plainte à vous faire. + +--Une plainte! laquelle? laquelle? et le visage du noble Levin prenait +une expression d'intérêt. + +Schumacker continua d'un air d'humeur: + +--Un ordre du vice-roi prescrit qu'on me laisse libre et tranquille +dans ce donjon. + +--Je connais cet ordre. + +--Seigneur gouverneur, on se permet pourtant de m'importuner et de +pénétrer dans ma prison. + +--Qui donc? s'écria le général; nommez-moi celui qui ose... + +--Vous, seigneur gouverneur. + +Ces paroles, prononcées d'un ton hautain, blessèrent le général. Il +répondit d'une voix presque irritée: + +--Vous oubliez que mon pouvoir, lorsqu'il s'agit de servir le roi, ne +connaît point de limites. + +--Si ce n'est, dit Schumacker, celles du respect qu'on doit au +malheur. Mais les hommes ne savent pas cela. + +L'ex-grand-chancelier parlait ainsi, comme s'il se fût parlé à +lui-même. Il fut entendu du gouverneur. + +--Si vraiment, si vraiment! J'ai eu tort, comte de Griff.... seigneur +Schumacker, veux-je dire; je devais vous laisser la colère, puisque +j'ai la puissance. + +Schumacker se tut un instant. + +--Il y a, reprit-il pensif, dans votre visage et dans votre voix, +seigneur gouverneur, quelque chose d'un homme que j'ai connu jadis. Il +y a bien longtemps. Il n'y a que moi qui me souvienne de ce temps-là. +C'était dans ma prospérité. C'était un certain Levin de Knud, du +Mecklembourg. Avez-vous connu ce fou? + +--Je l'ai connu, répliqua le général sans s'émouvoir. + +--Ah! vous vous le rappelez. Je croyais qu'on ne se souvenait des +hommes que dans l'adversité. + +--N'était-ce pas un capitaine de la milice royale? poursuivit le +gouverneur. + +--Oui, un simple capitaine, bien que le roi l'aimât beaucoup. Mais il +ne songeait qu'aux plaisirs et ne montrait pas d'ambition. C'était une +tête singulièrement extravagante. Conçoit-on une pareille modération +de désirs dans un favori? + +--Mais cela peut se concevoir. + +--Je l'aimais assez, ce Levin de Knud, parce qu'il ne m'inquiétait +pas. Il était l'ami du roi comme d'un autre homme. On eût dit qu'il ne +l'aimait que pour son plaisir particulier, et nullement pour sa +fortune. + +Le général voulut interrompre Schumacker; mais celui-ci continua avec +quelque opiniâtreté, soit par esprit de contrariété, soit que le +souvenir réveillé en lui lui plût en effet: + +--Puisque vous avez connu ce capitaine Levin, seigneur gouverneur, +vous savez sans doute qu'il eut un fils, lequel même est mort tout +jeune. Mais vous souvenez-vous de ce qui se passa à la naissance de ce +fils? + +--Je me souviens bien plus de ce qui se passa à sa mort, dit le +général, en cachant ses yeux de sa main et d'une voix altérée. + +--Mais, poursuivit l'indifférent Schumacker, c'est un fait connu de +peu de personnes, et qui vous peindra toute la bizarrerie de ce Levin. +Le roi voulait tenir l'enfant sur les fonts de baptême; croiriez-vous +que Levin refusa? Il fit bien plus encore; il choisit pour le parrain +de son fils un vieux mendiant qui se traînait aux portes du palais. Je +n'ai jamais pu comprendre le motif d'un pareil acte de démence. + +--Je vais vous le dire, répondit le général. En choisissant un +protecteur à l'âme de son fils, ce capitaine Levin pensait sans doute +qu'un pauvre est plus puissant auprès de Dieu qu'un roi. + +Schumacker réfléchit un instant et dit: + +--Vous avez raison. + +Le gouverneur voulut encore ramener la conversation au but de sa +visite. Mais Schumacker l'arrêta. + +--De grâce, s'il est vrai que ce Levin du Mecklembourg ne vous soit +pas inconnu, laissez-moi parler de lui. De tous les hommes que j'ai +vus dans mes temps de grandeur, c'est le seul dont le souvenir ne +m'apporte ni dégoût ni horreur. S'il poussait la singularité jusqu'à +la folie, il n'en était pas moins, par ses nobles qualités, un homme +tel qu'il y en a bien peu. + +--Je ne pense pas de même. Ce Levin n'avait rien de plus que les +autres hommes. Il y en a beaucoup même qui valent mieux que lui. + +Schumacker croisa les bras, en levant les yeux au ciel. + +--Oui, voilà bien comme ils sont tous! On ne peut louer devant eux un +homme digne de louange, qu'ils ne cherchent aussitôt à le noircir. Ils +empoisonnent jusqu'au plaisir de louer justement. Il est cependant +assez rare. + +--Si vous me connaissiez, vous ne m'accuseriez pas de noirceur envers +le gén...--c'est-à-dire, le capitaine Levin. + +--Laissez-moi, laissez-moi, dit le prisonnier, pour la loyauté et la +générosité il n'y a jamais eu deux hommes comme ce Levin de Knud, et +dire le contraire, c'est à la fois le calomnier et louer démesurément +cette exécrable race humaine! + +--Je vous assure, reprit le gouverneur, cherchant à calmer la colère +de Schumacker, que je n'ai eu contre Levin de Knud aucune intention +perfide. + +--Ne dites pas cela. Bien qu'il fût insensé, tous les hommes sont loin +de lui ressembler. Ils sont faux, ingrats, envieux, calomniateurs. +Savez-vous que Levin de Knud donnait aux hôpitaux de Copenhague plus +de la moitié de son revenu? + +--J'ignorais que vous en fussiez instruit. + +--C'est cela! s'écria le vieillard d'un air triomphant. Il espérait +pouvoir le flétrir en toute sûreté, dans la confiance que j'ignorais +les bonnes actions de ce pauvre Levin! + +--Mais non, mais non! + +--Pensez-vous que je ne sais pas encore qu'il fit donner le régiment +que le roi lui destinait, à un officier qui l'avait blessé en duel, +lui, Levin de Knud, parce que, disait-il, l'autre était plus ancien +que lui? + +--Je croyais cependant cette action secrète. + +--Dites-moi donc, seigneur gouverneur du Drontheimhus, est-ce que pour +cela elle en est moins belle? Parce que Levin cachait ses vertus, +est-ce une raison pour les nier? Oh! que les hommes sont bien les +mêmes! Oser confondre avec eux le noble Levin, lui qui, n'ayant pu +sauver un soldat convaincu d'avoir voulu l'assassiner, fit une pension +à la veuve de son meurtrier! + +--Eh! qui n'en eût pas fait autant? Ici Schumacker éclata. + +--Qui? vous! moi! tous les hommes, seigneur gouverneur! Parce que vous +portez le brillant costume de général et des plaques d'honneur sur +votre poitrine, croyez-vous donc à votre mérite? Vous êtes général, et +le malheureux Levin sera mort capitaine. Il est vrai que c'était un +fou, et qu'il ne songeait pas à son avancement. + +--S'il n'y a point songé lui-même, la bonté du roi y a songé pour lui. + +--La bonté? dites la justice! si pourtant on peut dire la justice d'un +roi. Eh bien! quelle insigne récompense lui a-t-on donnée? + +--Sa majesté a payé Levin de Knud bien au delà de son mérite. + +--À merveille! s'écria le vieux ministre en frappant des mains. Un +loyal capitaine vient peut-être, après trente ans de service, d'être +nommé major, et cette haute faveur vous porte ombrage, noble général? +Un proverbe persan a raison de dire que le soleil couchant est jaloux +de la lune qui se lève. + +Schumacker était tellement irrité que le général put à peine faire +entendre ces paroles:--Si vous m'interrompez sans cesse... vous +m'empêchez de vous expliquer... + +--Non, non! poursuivit l'autre, j'avais cru, seigneur général, saisir, +au premier abord, quelques traits de ressemblance entre vous et le bon +Levin; mais, allez! il n'en existe aucun. + +--Mais, écoutez-moi... + +--Vous écouter! pour que vous me disiez que Levin de Knud est indigne +de quelque misérable récompense! + +--Je vous jure que ce n'est pas... + +--Vous en viendriez bientôt, je vous devine, vous autres hommes, à me +soutenir qu'il est, comme vous tous, fourbe, hypocrite, méchant. + +--En vérité, non. + +--Que sais-je? peut-être qu'il a trahi un ami, persécuté un +bienfaiteur, comme vous l'avez tous fait?--ou empoisonné son père, ou +assassiné sa mère? + +--Vous êtes dans une erreur...--Je suis loin de vouloir... + +--Savez-vous que ce fut lui qui détermina le vice-chancelier Wind, +ainsi que Scheel, Vinding et le justicier Lasson, trois de mes juges, +à ne point opiner pour la peine de mort? Et vous voulez que je vous +entende, de sang-froid, le calomnier! Oui, c'est ainsi qu'il a agi +envers moi, et pourtant je lui avais toujours fait plutôt du mal que +du bien; car je suis semblable à vous, vil et méchant. + +Le noble Levin éprouvait, durant cet étrange entretien, une émotion +singulière. Objet à la fois des outrages les plus directs et de la +louange la plus sincère, il ne savait quelle contenance faire à +d'aussi rudes compliments, à tant de flatteuses injures. Il était +choqué et attendri. Tantôt il voulait s'emporter, tantôt remercier +Schumacker. Présent et inconnu, il aimait à voir le farouche +Schumacker défendre en lui, et contre lui, un ami et un absent; +seulement, il eût voulu que son avocat mît un peu moins d'amertume et +d'âcreté dans son panégyrique. Mais, au fond de l'âme, les éloges +furieux donnés au capitaine Levin le touchaient plus que les injures +adressées au gouverneur de Drontheim ne le blessaient. Attachant sur +le favori disgracié son regard bienveillant, il prit le parti de lui +laisser exhaler son indignation et sa reconnaissance. Celui-ci enfin, +après une longue déclamation contre l'ingratitude humaine, tomba +épuisé sur son fauteuil, dans les bras de la tremblante Éthel, en +disant d'une voix douloureuse:--O hommes! que vous ai-je donc fait +pour vous être fait connaître à moi? + +Le général n'avait pas encore pu arriver au sujet important de sa +descente à Munckholm. Toute sa répugnance à tourmenter le captif d'un +interrogatoire lui était revenue; à sa pitié et à son attendrissement +se joignaient deux raisons assez fortes; l'état d'agitation où était +tombé Schumacker ne laissait pas espérer qu'il pût répondre d'une +façon satisfaisante; et d'ailleurs, en envisageant l'affaire en +elle-même, il ne semblait pas au confiant Levin qu'un pareil homme pût +être un conspirateur. Néanmoins, comment partir de Drontheim sans +avoir interrogé Schumacker? Cette nécessité fâcheuse de sa position de +gouverneur vainquit une fois encore toutes ses hésitations, et ce fut +ainsi qu'il commença, en adoucissant le plus possible l'accent de sa +voix: + +--Veuillez calmer un peu votre agitation, comte Schumacker. + +C'était d'inspiration que le bon gouverneur avait trouvé cette +qualification, comme pour concilier le respect dû au jugement de +dégradation avec les égards réclamés par le malheur du dégradé, en +unissant son titre nobiliaire à son nom roturier. Il continua: + +--C'est un devoir pénible pour moi que de venir.... + +--Avant tout, interrompit le prisonnier, permettez-moi, seigneur +gouverneur, de vous reparler d'une chose qui m'intéresse beaucoup plus +que tout ce que votre excellence peut avoir à me dire. Vous m'avez +assuré tout à l'heure qu'on avait récompensé ce fou de Levin de ses +services. Je désirerais vivement savoir comment. + +--Sa majesté, seigneur de Griffenfeld, a élevé Levin au rang de +général, et depuis plus de vingt ans ce fou vieillit paisiblement, +honoré de cette dignité militaire et de la bienveillance de son roi. + +Schumacker baissa la tête: + +--Oui, ce fou de Levin, auquel il importait si peu de vieillir +capitaine, mourra général, et le sage Schumacker, qui comptait mourir +grand-chancelier, vieillit prisonnier d'état. + +En parlant ainsi, le captif couvrit son visage de ses mains, et de +longs soupirs s'échappaient de sa vieille poitrine. Éthel, qui ne +comprenait de l'entretien que ce qui attristait son père, chercha +sur-le-champ à le distraire. + +--Mon père, voyez donc là-bas, au nord, on voit briller une lumière +que je n'ai pas remarquée les soirées précédentes. + +En effet, la nuit, qui était tout à fait tombée, faisait ressortir à +l'horizon une lumière faible et lointaine, qui semblait partir du +sommet de quelque montagne éloignée. Mais l'oeil et l'esprit de +Schumacker ne se dirigeaient pas incessamment comme ceux d'Éthel vers +le nord; aussi ne répondit-il point. Le général seul fut frappé de +l'observation de la jeune fille.--C'est peut-être, se dit-il en +lui-même, un feu allumé par les révoltés; et cette idée lui rappelant +avec force le but de sa présence, il adressa la parole au prisonnier: + +--Seigneur Griffenfeld, je suis fâché de vous tourmenter; mais il faut +que vous subissiez.... + +--J'entends, seigneur gouverneur, ce n'est pas assez de passer mes +jours dans ce donjon, de vivre flétri et abandonné, de n'avoir plus à +moi que des souvenirs amers de grandeur et de puissance; il faut +encore que vous violiez ma solitude pour scruter mes douleurs et jouir +de mon infortune. Puisque ce noble Levin de Knud, que plusieurs traits +extérieurs de votre personne m'ont rappelé, est général comme vous, il +eût été trop heureux pour moi qu'on lui donnât le poste que vous +occupez; car ce n'est pas lui, je vous jure, seigneur gouverneur, qui +fût venu tourmenter un infortuné dans sa prison. + +Durant le cours de cet entretien bizarre, le général avait été plus +d'une fois sur le point de se nommer afin de le faire cesser. Ce +reproche indirect de Schumacker lui en ôta le pouvoir. Il s'accordait +si bien avec ses sentiments intérieurs, qu'il lui inspira comme un +sentiment de honte de lui-même. Il essaya néanmoins de répondre à la +supposition accablante de Schumacker. Chose étrange! par la seule +différence de leur caractère, ces deux hommes avaient changé +réciproquement de position. Le juge était en quelque sorte réduit à se +justifier devant l'accusé. + +--Mais, dit le général, si le devoir l'y eût contraint, ne doutez pas +que Levin de Knud.... + +--J'en doute, noble gouverneur! s'écria Schumacker; ne doutez pas +vous-même qu'il n'eût rejeté, avec toute la généreuse indignation de +son âme, l'emploi d'épier et d'accroître les tortures d'un malheureux +captif! Allez, je le connais mieux que vous; en aucun cas il n'eût +accepté les fonctions de bourreau. Maintenant, seigneur général, je +vous écoute. Faites ce que vous appelez votre devoir. Que veut de moi +votre excellence? + +Et le vieux ministre attachait son regard fier sur le gouverneur. +Toute la résolution de celui-ci était tombée. Ses premières +répugnances s'étaient réveillées, et réveillées invincibles. + +--Il a raison, se disait-il en lui-même; venir tourmenter un +malheureux sur de simples soupçons! Qu'on en charge un autre que moi! + +L'effet de ces réflexions fut prompt; il s'avança vers Schumacker +étonné et lui serra la main. Puis, sortant précipitamment: + +--Comte Schumacker, dit-il, conservez toujours la même estime à Levin +de Knud. + + + + +XXV + + LE LION. + Hoh! + + THÉSÉE. + Bien rugi, lion! + + SHAKESPEARE, _le Songe d'été_. + + +Le voyageur qui parcourt de nos jours les montagnes couvertes de neige +dont le lac de Smiasen est entouré comme d'une ceinture blanche, ne +trouve plus aucun vestige de ce que les norvégiens du dix-septième +siècle appelaient la ruine d'Arbar. On n'a jamais pu savoir de quelle +construction humaine, de quel genre d'édifice, provenait cette ruine, +si l'on peut lui donner ce nom. En sortant de la forêt qui couvre la +partie méridionale du lac, après avoir gravi une pente semée çà et là +de pans de murs et de restes de tours, on arrive à une ouverture +voûtée qui perce le flanc du mont. Cette ouverture, aujourd'hui +entièrement obstruée par les éboulements de terre, était l'entrée +d'une espèce de galerie creusée à vif dans le roc, laquelle traversait +la montagne de part en part. Cette galerie, éclairée faiblement par +des soupiraux coniques, pratiqués dans sa voûte de distance en +distance, aboutissait à une sorte de salle oblongue et ovale, creusée +à moitié dans la roche et terminée en une espèce de maçonnerie +cyclopéenne. Autour de cette salle on observait, dans des niches +profondes, des figures de granit grossièrement travaillées. +Quelques-uns de ces simulacres mystérieux, tombés de leurs piédestaux, +gisaient pêle-mêle sur les dalles, avec d'autres décombres informes +couverts d'herbes et de mousses, à travers lesquels serpentaient le +lézard, l'araignée, et tous les insectes hideux qui naissent de la +terre et des ruines. + +Le jour ne pénétrait dans ce lieu que par une porte opposée à la +bouche de la galerie. Cette porte avait, vue d'un certain côté, la +forme ogive, mais grossière, sans âge et sans date, et évidemment +donnée à l'architecte par le hasard. On aurait pu donner à cette +porte, bien qu'elle fût de plain-pied, le nom de fenêtre, car elle +s'ouvrait sur un précipice immense; et l'on ne comprenait pas où +pouvaient conduire trois ou quatre marches d'escalier suspendues sur +l'abîme en dehors et au-dessous de cette singulière issue. + +Cette salle était l'intérieur d'une espèce de tourelle gigantesque +qui, de loin, vue du côté du précipice, semblait un des pitons de la +montagne. Cette tourelle était isolée, et, comme on l'a déjà dit, nul +ne savait à quel édifice elle avait appartenu. On apercevait seulement +au-dessus, sur un plateau inaccessible au plus hardi chasseur, une +masse qu'on pouvait prendre, à cause de l'éloignement, pour une roche +courbée ou pour le débris d'une arcade colossale.--Cette tourelle et +cette arcade écroulée étaient connues des paysans sous le nom de +ruines d'Arbar. On ne savait pas plus l'origine du nom que l'origine +du monument. + +C'est sur une pierre située au milieu de cette salle elliptique, qu'un +petit homme, vêtu de peaux de bêtes, et que nous avons déjà eu +occasion de rencontrer plusieurs fois dans le cours de cet ouvrage, +est assis. Il tourne le dos au jour, ou plutôt au vague crépuscule qui +pénètre dans la sombre tourelle pendant le soleil éclatant de midi. +Cette lueur, la plus forte qui puisse éclairer naturellement +l'intérieur de la tourelle, ne suffit pas pour qu'on puisse distinguer +de quelle nature est l'objet vers lequel le petit homme se tient +courbé. On entend quelques gémissements sourds, et l'on pourrait juger +qu'ils partent de ce corps, aux mouvements faibles qu'il semble faire +de tout temps. Quelquefois le petit homme se redresse, et il porte à +ses lèvres une sorte de coupe, dont la forme paraît être celle d'un +crâne humain, pleine d'une liqueur fumante dont on ne peut voir la +couleur, et qu'il savoure à longs traits. + +Tout à coup il se lève brusquement. + +--On marche dans la galerie, je crois; est-ce déjà le chancelier des +deux royaumes? + +Ces paroles sont suivies d'un éclat de rire horrible, qui se termine +en rugissement sauvage, auquel répond soudain un hurlement parti de la +galerie. + +--Oh! oh! reprend l'hôte de la ruine d'Arbar, ce n'est pas un homme; +mais c'est toujours un ennemi; c'est un loup. + +En effet, un grand loup sort subitement de dessous la voûte de la +galerie, s'arrête un moment, puis s'approche obliquement vers l'homme, +le ventre à terre et fixant sur lui des yeux ardents qui étincellent +dans l'ombre. Celui-ci, toujours debout et les bras croisés, le +regarde. + +--Ah! c'est le vieux loup au poil gris! le plus vieux loup des forêts +du Smiasen.--Bonjour, loup; tes yeux brillent; tu es affamé, et +l'odeur des cadavres t'attire.--Tu attireras aussi bientôt les loups +affamés. + +--Sois le bienvenu, loup de Smiasen; j'ai toujours eu envie de te +rencontrer. Tu es si vieux qu'on dit que tu ne peux mourir.--On ne le +dira plus demain. + +L'animal répondit par un hurlement affreux, fit un soubresaut en +arrière et s'élança d'un bond sur le petit homme. + +Celui-ci ne recula point d'un pas. Aussi prompt que l'éclair, de son +bras droit il étreignit le ventre du loup, qui, debout en face de lui, +avait jeté ses deux pattes de devant sur ses épaules; de la main +gauche, il garantit son visage de la gueule béante de son ennemi, en +lui saisissant le gosier avec une telle force, que l'animal, contraint +de lever la tête, put à peine articuler un cri de douleur. + +--Loup de Smiasen, dit l'homme triomphant, tu déchires ma casaque, +mais ta peau la remplacera. + +Au moment où il mêlait à ces paroles de victoire quelques paroles d'un +jargon bizarre, un effort convulsif du loup à l'agonie le fit +trébucher contre les pierres qui parsemaient la salle. Ils tombèrent +tous deux, et les rugissements de l'homme se confondirent avec les +hurlements de la bête. + +Obligé dans sa chute de lâcher le gosier du loup, le petit homme +sentait déjà les dents tranchantes s'enfoncer dans son épaule, quand, +en se roulant l'un sur l'autre, les deux combattants heurtèrent une +énorme masse blanche velue qui gisait dans la partie la plus +ténébreuse de la salle. + +C'était un ours, qui se réveilla de son lourd sommeil en grondant. + +À peine les yeux paresseux de ce nouveau personnage se furent-ils +assez ouverts pour distinguer la lutte, qu'il se précipita avec +fureur, non sur l'homme, mais sur le loup qui en ce moment triomphait +à son tour, le saisit violemment de sa gueule par le milieu du corps, +et dégagea ainsi le combattant à face humaine. + +L'homme, loin de se montrer reconnaissant d'un si grand service, se +releva tout ensanglanté, et, s'élançant sur l'ours, lui donna un +vigoureux coup de pied dans le ventre, comme un maître à son chien +lorsqu'il a commis quelque faute. + +--Friend! qui est-ce qui t'appelle? De quoi te mêles-tu? + +Ces mots étaient entrecoupés d'interjections furibondes et de +grincements de dents. + +--Va-t'en! ajouta-t-il en rugissant. L'ours, qui avait reçu à la fois +un coup de pied de l'homme et un coup de dent du loup, fit entendre +une sorte de murmure plaintif; puis, baissant sa lourde tête, il lâcha +l'animal affamé, qui se jeta sur l'homme avec une rage nouvelle. + +Pendant que la lutte continuait, l'ours rebuté retourna à la place où +il dormait, s'assit gravement en laissant errer sur les deux ennemis +furieux un regard indifférent, et garda le plus paisible silence, en +passant alternativement chacune de ses pattes de devant sur +l'extrémité de son museau blanc. + +Mais le petit homme, au moment où le doyen des loups du Smiasen était +revenu à la charge, avait saisi le mufle sanglant de la bête; puis, +par un effort inouï de force et d'adresse, il était parvenu à +emprisonner la gueule tout entière dans sa main. Le loup se débattait +avec des élancements de rage et de douleur; une écume livide tombait +de ses lèvres comprimées, et ses yeux, comme gonflés de colère, +semblaient sortir de leur orbite. Des deux adversaires, celui dont les +os étaient broyés par des dents aiguës, les chairs déchirées par des +ongles brûlants, ce n'était pas l'homme, mais la bête féroce; celui +dont le hurlement avait l'accent le plus sauvage, l'expression la plus +farouche, ce n'était point la bête fauve, mais l'homme. + +Enfin celui-ci, ramassant toutes ses forces épuisées par la longue +résistance du vieux loup, serra le museau de ses deux mains avec une +telle vigueur, que le sang jaillit des narines et de la gueule de +l'animal; ses yeux de flamme s'éteignirent et se fermèrent à demi; il +chancela et tomba inanimé aux pieds de son vainqueur. Le mouvement +faible et continuel de sa queue et les tremblements convulsifs et +intermittents qui couraient par tout son corps annonçaient seuls qu'il +n'était pas encore tout à fait mort. + +Tout à coup une dernière convulsion ébranla l'animal expirant, et les +symptômes de vie cessèrent. + +--Te voilà mort, loup cervier! dit le petit homme en le poussant du +pied avec dédain; est-ce que tu croyais vieillir encore après m'avoir +rencontré? Tu ne courras plus à pas sourds sur les neiges en suivant +l'odeur et les traces de ta proie; te voilà toi-même bon pour les +loups ou les vautours; tu as dévoré bien des voyageurs égarés autour +du Smiasen durant ta longue vie de meurtre et de carnage; maintenant, +tu es mort toi-même, tu ne mangeras plus d'hommes; c'est dommage. + +Il s'arma d'une pierre tranchante, s'accroupit sur le corps chaud et +palpitant du loup, rompit les jointures des membres, sépara la tête +des épaules, fendit la peau dans toute sa longueur sur le ventre, la +détacha comme on enlève une veste, et en un clin d'oeil le formidable +loup du Smiasen n'offrit plus qu'une carcasse nue et ensanglantée. Il +jeta cette dépouille sur ses épaules meurtries de morsures, en +tournant au dehors le côté nu de la peau humide et tachée de longues +veines de sang. + +--Il faut bien, grommela-t-il entre ses dents, se vêtir de la peau des +bêtes, celle de l'homme est trop mince pour préserver du froid. +Pendant qu'il se parlait ainsi à lui-même, plus hideux encore sous son +hideux trophée, l'ours, ennuyé sans doute de son inaction, s'était +approché comme furtivement de l'autre objet couché dans l'ombre dont +nous avons parlé au commencement de ce chapitre, et bientôt il s'éleva +de cette partie ténébreuse de la salle un bruit de dents mêlé de +soupirs d'agonie faibles et douloureux. Le petit homme se retourna. + +--Friend! cria-t-il d'une voix menaçante; ah! misérable Friend!--Ici, +viens ici! + +Et ramassant une grosse pierre, il la jeta à la tête du monstre, qui, +tout étourdi du choc, s'arracha lentement à son festin, et vint, en +léchant ses lèvres rouges, tomber pantelant aux pieds du petit homme, +vers lequel il élevait sa tête énorme en courbant son dos, comme pour +demander grâce de son indiscrétion. + +Alors, il se fit entre les deux monstres, car on peut bien donner ce +nom à l'habitant de la ruine d'Arbar, un échange de grondements +significatifs. Ceux de l'homme exprimaient l'empire et la colère, ceux +de l'ours la prière et la soumission. + +--Tiens, dit enfin l'homme, en montrant de son doigt crochu le cadavre +écorché du loup, voici ta proie; laisse-moi la mienne. + +L'ours, après avoir flairé le corps du loup, secoua la tête d'un air +mécontent et tourna son regard vers l'homme qui paraissait son maître. + +--J'entends, dit celui-ci, cela est déjà trop mort pour toi, tandis +que l'autre palpite encore.--Tu es raffiné dans tes voluptés, Friend, +autant qu'un homme; tu veux que ta nourriture vive encore au moment où +tu la déchires; tu aimes à sentir la chair mourir sous ta dent; tu ne +jouis que de ce qui souffre. Nous nous ressemblons;--car je ne suis +pas homme, Friend, je suis au-dessus de cette espèce misérable, je +suis une bête farouche comme toi.--Je voudrais que tu pusses parler, +compagnon Friend, pour me dire si elle égale ma joie, la joie dont +palpitent tes entrailles d'ours quand tu dévores des entrailles +d'homme; mais non, je ne voudrais pas t'entendre parler, de peur que +ta voix ne me rappelât la voix humaine.--Oui, gronde à mes pieds, de +ce grondement qui fait tressaillir dans la montagne le chevrier égaré; +il me plaît comme une voix amie, parce qu'il lui annonce un ennemi. +Lève, Friend, lève ta tête vers moi; lèche mes mains de cette langue +qui a tant de fois bu le sang humain.--Tu as, ainsi que moi, les dents +blanches; cependant ce n'est point notre faute si elles ne sont pas +rouges comme une plaie nouvelle; mais le sang lave le sang.--J'ai vu +plus d'une fois, du fond d'une caverne noire, les jeunes filles de +Kole ou d'Oëlmoe laver leurs pieds nus dans l'eau des torrents, en +chantant d'une voix douce; mais je préfère à ces voix mélodieuses et à +ces figures satinées ta gueule velue et tes cris rauques; ils +épouvantent l'homme. + +En parlant ainsi, il s'était assis et abandonnait sa main aux caresses +du monstre, qui, se roulant sur le dos à ses pieds, les lui prodiguait +de mille manières, comme un épagneul qui déploie toutes ses +gentillesses sur le sopha de sa maîtresse. Ce qui était encore plus +étrange, c'est l'attention intelligente avec laquelle il paraissait +recueillir les paroles de son patron. Les monosyllabes bizarres dont +celui-ci les entremêlait semblaient surtout compris de lui, et il +manifestait cette compréhension en redressant subitement sa tête, ou +en roulant quelques sons confus au fond de son gosier. + +--Les hommes disent que je les fuis, reprit le petit homme, mais ce +sont eux qui me fuient; ils font par crainte ce que je ferais par +haine. Cependant tu sais, Friend, que je suis aise de rencontrer un +homme quand j'ai faim ou soif. + +Tout à coup, il aperçut dans les profondeurs de la galerie une lumière +rougeâtre poindre et s'accroître par degrés, en colorant faiblement +les vieux murs humides. + +--En voici un justement. Quand on parle d'enfer, Satan montre sa +corne.--Holà! Friend, ajouta-t-il en se tournant vers l'ours; holà, +lève-toi! + +L'animal se dressa sur-le-champ. + +--Allons, il faut bien récompenser ton obéissance en satisfaisant ton +appétit. + +En parlant ainsi, l'homme se courba vers ce qui était couché à terre. +On entendit comme un craquement d'os brisés par la hache; mais il ne +s'y mêlait plus ni soupirs ni gémissements. + +--Il paraît, murmura le petit homme, que nous ne sommes plus que deux +qui vivons dans cette salle d'Arbar.--Tiens, ami Friend, achève ton +festin commencé. Il jeta vers la porte extérieure dont nous avons +parlé ce qu'il avait détaché de l'objet étendu à ses pieds. L'ours se +précipita sur cette proie si avidement, que le coup d'oeil le plus +rapide n'eût pu distinguer si ce lambeau n'avait pas en effet la forme +d'un bras humain, revêtu d'un morceau d'étoffe verte de la nuance de +l'uniforme des arquebusiers de Munckholm. + +--Voici que l'on approche, dit le petit homme, l'oeil fixé sur la +lumière qui croissait de plus en plus.--Compagnon Friend, laisse-moi +seul un instant.--Hé! dehors! + +Le monstre obéissant s'élança vers la porte, descendit à reculons les +marches extérieures, et disparut, emportant dans sa gueule sa proie +dégouttante, avec un hurlement de satisfaction. + +Au même instant, un homme assez grand se présenta à l'issue de la +galerie, dont les profondeurs sinueuses reflétaient encore une lumière +vague. Il était enveloppé d'un long manteau brun, et portait une +lanterne sourde, dont il dirigea le foyer lumineux droit au visage du +petit homme. + +Celui-ci, toujours assis sur sa pierre et les bras croisés, s'écria: + +--Sois le mal venu, toi qui viens ici amené par une pensée et non par +un instinct! + +Mais l'étranger, sans répondre, paraissait le considérer +attentivement. + +--Regarde-moi, poursuivit-il en dressant la tête, tu n'auras peut-être +pas dans une heure un souffle de voix pour te vanter de m'avoir vu. Le +nouveau venu, en promenant sa lumière sur toute la personne du petit +homme, paraissait plus surpris encore qu'effrayé. + +--Eh bien, de quoi t'étonnes-tu? reprit le petit homme avec un rire +pareil au bruit d'un crâne qu'on brise; j'ai des bras et des jambes +ainsi que toi. Seulement mes membres ne seront pas, ainsi que les +tiens, la pâture des chatpards et des corbeaux. + +L'étranger répondit enfin d'une voix basse, quoique assurée, et comme +s'il craignait seulement d'être entendu du dehors. + +--Écoutez, je ne viens pas en ennemi, mais en ami. + +L'autre l'interrompit: + +--Pourquoi alors n'as-tu pas dépouillé ta forme d'homme? + +--Mon intention est de vous rendre service, si vous êtes celui que je +cherche. + +--C'est-à-dire de tirer un service de moi. Homme, tu perds tes pas. Je +ne sais rendre de service qu'à ceux qui sont las de la vie. + +--À vos paroles, répondit l'étranger, je vous reconnais, bien pour +l'homme qu'il me faut; mais votre taille... Han d'Islande est un +géant; ce ne peut être vous. + +--C'est la première fois qu'on en doute devant moi. + +--Quoi! ce serait vous!--Et l'étranger se rapprochait du petit +homme.--Mais on dit que Han d'Islande est d'une stature colossale? + +--Ajoute ma renommée à ma taille, et tu me verras plus haut que +l'Hécla. + +--Vraiment! Répondez-moi, je vous prie; vous êtes bien Han, natif de +Klipstadur, en Islande? + +--Ce n'est point avec des paroles que je réponds à cette question, dit +le petit homme en se levant; et le regard qu'il lança sur l'imprudent +étranger le fit reculer de trois pas. + +--Bornez-vous, de grâce, à la résoudre avec ce regard, répondit-il +d'une voix presque suppliante et en jetant vers le seuil de la galerie +un coup d'oeil où se peignait le regret de l'avoir franchi. Ce sont +vos seuls intérêts qui me conduisent ici. + +En entrant dans la salle, le nouveau-venu, n'ayant fait qu'entrevoir +celui qu'il abordait, avait pu conserver quelque sang-froid; mais +quand l'hôte d'Arbar se fut levé, avec son visage de tigre, ses +membres ramassés, ses épaules sanglantes, à peine couvertes d'une peau +encore fraîche, ses grandes mains armées d'ongles, et son regard +flamboyant, l'aventureux étranger avait frémi, comme un voyageur +ignorant, qui croit caresser une anguille et se sent piquer par une +vipère. + +--Mes intérêts? reprit le monstre. Viens-tu donc me donner avis qu'il +y a quelque source à empoisonner, quelque village à incendier, ou +quelque arquebusier de Munckholm à égorger? + +--Peut-être.--Écoutez. Les mineurs de Norvège se révoltent. Vous savez +combien de désastres amène une révolte. + +--Oui, le meurtre, le viol, le sacrilège, l'incendie, le pillage. + +--Je vous offre tout cela. Le petit homme se mit à rire. + +--Je n'ai pas besoin que tu me l'offres pour le prendre. + +Le ricanement féroce qui accompagnait ces paroles fit de nouveau +tressaillir l'étranger. Il continua néanmoins: + +--Je vous propose, au nom des mineurs, le commandement de +l'insurrection. + +Le petit homme resta un moment silencieux. Tout à coup sa physionomie +sombre prit une expression de malice infernale. + +--Est-ce bien en leur nom que tu me le proposes? dit-il. + +Cette question sembla déconcerter le nouveau-venu; mais, sûr d'être +inconnu de son redoutable interlocuteur, il se remit aisément. + +--Pourquoi les mineurs se révoltent-ils? demanda celui-ci. + +--Pour s'affranchir des charges de la tutelle royale. + +--N'est-ce que pour cela? repartit l'autre avec le même ton railleur. + +--Ils veulent aussi délivrer le prisonnier de Munckholm. + +--Est-ce là le seul but de ce mouvement? répéta le petit homme avec +cet accent qui déconcertait l'étranger. + +--Je n'en connais point d'autre, balbutia ce dernier. + +--Ah! tu n'en connais point d'autre! Ces paroles étaient prononcées du +même ton ironique. L'étranger, pour dissiper l'embarras qu'elles lui +causaient, s'empressa de tirer de dessous son manteau une grosse +bourse qu'il jeta aux pieds du monstre. + +--Voici les honoraires de votre commandement. Le petit homme repoussa +le sac du pied. + +--Je n'en veux pas. Crois-tu donc que si j'avais envie de ton or ou de +ton sang, j'attendrais ta permission pour me satisfaire? + +L'étranger fit un geste de surprise et presque d'effroi. + +--C'était un présent dont les mineurs royaux m'avaient chargé pour +vous. + +--Je n'en veux pas, te dis-je. L'or ne me sert à rien. Les hommes +vendent bien leur âme, mais ils ne vendent pas leur vie. On est forcé +de la prendre. + +--J'annoncerai donc aux chefs des mineurs que le redoutable Han +d'Islande se borne à accepter leur commandement? + +--Je ne l'accepte pas. + +Ces mots, prononcés d'une voix brève, parurent frapper très +désagréablement le prétendu envoyé des mineurs révoltés. + +--Comment? dit-il, + +--Non! répéta l'autre. + +--Vous refusez de prendre part à une expédition qui vous présente tant +d'avantages? + +--Je puis bien piller les fermes, dévaster les hameaux, massacrer les +paysans ou les soldats, tout seul. + +--Mais songez qu'en acceptant l'offre des mineurs l'impunité vous est +assurée. + +--Est-ce encore au nom des mineurs que tu me promets l'impunité? +demanda l'autre en riant. + +--Je ne vous dissimulerai pas, répondit l'étranger d'un air +mystérieux, que c'est au nom d'un puissant personnage qui s'intéresse +à l'insurrection. + +--Et ce puissant personnage, lui-même, est-il sûr de n'être pas pendu? + +--Si vous le connaissiez, vous ne secoueriez pas ainsi la tête. + +--Ah!--Eh bien! quel est-il donc? + +--C'est ce que je ne puis vous dire. + +Le petit homme s'avança, et frappa sur l'épaule de l'étranger, +toujours avec le même rire sardonique. + +--Veux-tu que je te le dise, moi? + +Un mouvement échappa à l'homme au manteau; c'était à la fois de +l'épouvante et de l'orgueil blessé. Il ne s'attendait pas plus à la +brusque interpellation du monstre qu'à sa sauvage familiarité. + +--Je me joue de toi, continua ce dernier. Tu ne sais pas que je sais +tout. Ce puissant personnage, c'est le grand-chancelier de Danemark et +de Norvège, et le grand-chancelier de Danemark et de Norvège, c'est +toi. + +C'était lui en effet. Arrivé à la ruine d'Arbar, vers laquelle nous +l'avons laissé voyageant avec Musdoemon, il avait voulu ne s'en +remettre qu'à lui-même du soin de séduire le brigand, dont il était +loin de se croire connu et attendu. Jamais, par la suite, le comte +d'Ahlefeld, malgré toute sa finesse et toute sa puissance, ne put +découvrir par quel moyen Han d'Islande avait été si bien informé. +Était-ce une trahison de Musdoemon? C'était Musdoemon, il est vrai, +qui avait insinué au noble comte l'idée de se présenter en personne au +brigand; mais quel intérêt pouvait-il tirer de cette perfidie? Le +brigand avait-il saisi sur quelqu'une de ses victimes des papiers +relatifs aux projets du grand-chancelier? Mais Frédéric d'Ahlefeld +était, avec Musdoemon, le seul être vivant instruit du plan de son +père, et, tout frivole qu'il était, il n'était pas assez insensé pour +compromettre un pareil secret. D'ailleurs, il était en garnison à +Munckholm, du moins le grand-chancelier le croyait. Ceux qui liront la +suite de cette scène, sans être, plus que le comte d'Ahlefeld, à même +de résoudre le problème, verront quelle probabilité on pouvait asseoir +sur cette dernière hypothèse. + +Une des qualités les plus éminentes du comte d'Ahlefeld, c'était la +présence d'esprit. Quand il s'entendit si rudement nommer par le petit +homme, il ne put réprimer un cri de surprise; mais en un clin d'oeil +sa physionomie pâle et hautaine passa de l'expression de la crainte et +de l'étonnement à celle du calme et de l'assurance. + +--Eh bien, oui! dit-il, je veux être franc avec vous; je suis en effet +le chancelier. Mais soyez franc aussi. + +Un éclat de rire de l'autre l'interrompit. + +--Est-ce que je me suis fait prier pour te dire mon nom et pour te +dire le tien? + +--Dites-moi avec la même sincérité comment vous avez su qui j'étais. + +--Ne t'a-t-on donc pas dit que Han d'Islande voit à travers les +montagnes? + +Le comte voulut insister. + +--Voyez en moi un ami. + +--Ta main, comte d'Ahlefeld! dit le petit homme brutalement. Puis il +regarda le ministre en face et s'écria:--Si nos deux âmes s'envolaient +de nos corps en ce moment, je crois que Satan hésiterait avant de +décider laquelle des deux est celle du monstre. + +Le hautain seigneur se mordit les lèvres; mais, placé entre la crainte +du brigand et la nécessité d'en faire son instrument, il ne manifesta +pas son mécontentement. + +--Ne vous jouez pas de vos intérêts; acceptez la direction de +l'insurrection, et confiez-vous à ma reconnaissance. + +--Chancelier de Norvège; tu comptes sur le succès de tes entreprises, +comme une vieille femme qui songe à la robe qu'elle va se filer avec +du chanvre dérobé, tandis que la griffe du chat embrouille sa +quenouille. + +--Encore une fois, réfléchissez avant de rejeter mes offres. + +--Encore une fois, moi, brigand, je te dis à toi, grand-chancelier des +deux royaumes: non! + +--J'attendais une autre réponse, après l'éminent service que vous +m'avez déjà rendu. + +--Quel service? demanda le brigand. + +--N'est-ce point par vous que le capitaine Dispolsen a été assassiné? +répondit le chancelier. + +--Cela se peut, comte d'Ahlefeld; je ne le connais pas. Quel est cet +homme dont tu me parles? + +--Quoi! est-ce que ce ne serait point dans vos mains par hasard que +serait tombé le coffret de fer dont il était porteur? + +Cette question parut fixer les souvenirs du brigand. + +--Attendez, dit-il, je me rappelle en effet cet homme et sa cassette +de fer. C'était aux grèves d'Urchtal. + +--Du moins, reprit le chancelier, si vous pouviez me remettre cette +cassette, ma reconnaissance serait sans bornes. Dites-moi, qu'est +devenue cette cassette? car elle est en votre pouvoir. + +Le noble ministre insistait si vivement sur cette demande que le +brigand en parut frappé. + +--Cette boîte de fer est donc d'une bien haute importance pour ta +grâce, chancelier de Norvège? + +--Oui. + +--Quelle sera ma récompense si je te dis où tu la trouveras? + +--Tout ce que vous pouvez désirer, mon cher Han d'Islande. + +--Eh bien! je ne te le dirai pas. + +--Allons, vous riez! Songez au service que vous me rendrez. + +--J'y songe précisément. + +--Je vous assurerai une fortune immense, je demanderai votre grâce au +roi. + +--Demande-moi plutôt la tienne, dit le brigand. Écoute-moi, +grand-chancelier de Danemark et de Norvège, les tigres ne dévorent pas +les hyènes. Je vais te laisser sortir vivant de ma présence, parce que +tu es un méchant et que chaque instant de ta vie, chaque pensée de ton +âme, enfante un malheur pour les hommes et un crime pour toi. Mais ne +reviens plus, car je t'apprendrais que ma haine n'épargne personne, +pas même les scélérats. Quant à ton capitaine, ne te flatte pas que ce +soit pour toi que je l'ai assassiné; c'est son uniforme qui l'a +condamné, ainsi que cet autre misérable, que je n'ai pas non plus +égorgé pour te rendre service, je t'assure. + +En parlant ainsi, il avait saisi le bras du noble comte et l'avait +entraîné vers le corps couché dans l'ombre. Au moment où il achevait +ses protestations, la lumière de la lanterne sourde tomba sur cet +objet. C'était un cadavre déchiré et revêtu en effet d'un habit +d'officier des arquebusiers de Munckholm. Le chancelier s'approcha +avec un sentiment d'horreur. Tout à coup son regard s'arrêta sur le +visage blême et sanglant du mort. Cette bouche bleue et entr'ouverte, +ces cheveux hérissés, ces joues livides, ces yeux éteints, ne +l'empêchèrent pas de le reconnaître. Il poussa un cri effrayant: + +--Ciel! Frédéric! mon fils! + +Qu'on n'en doute pas, les coeurs en apparence les plus desséchés et +les plus endurcis recèlent toujours dans leur dernier repli quelque +affection ignorée d'eux-mêmes, qui semble se cacher parmi des passions +et des vices, comme un témoin mystérieux et un vengeur futur. On +dirait qu'elle est là pour faire un jour connaître au crime la +douleur. Elle attend son heure en silence. L'homme pervers la porte +dans son sein et ne la sent pas, parce qu'aucune des afflictions +ordinaires n'est assez forte pour pénétrer l'écorce épaisse d'égoïsme +et de méchanceté dont elle est enveloppée; mais qu'une des rares et +véritables douleurs de la vie se présente inattendue, elle plonge dans +le gouffre de cette âme comme un glaive, et en touche le fond. Alors +l'affection inconnue se dévoile, à l'infortuné méchant, d'autant plus +violente qu'elle était plus ignorée, d'autant plus douloureuse qu'elle +était moins sensible, parce que l'aiguillon du malheur a dû remuer le +coeur bien plus profondément pour l'atteindre. La nature se réveille +et se déchaîne; elle livre le misérable à des désolations +inaccoutumées, à des supplices inouïs; il éprouve réunies en un +instant toutes les souffrances dont il s'était joué durant tant +d'années. Les tourments les plus opposés le déchirent à la fois. Son +coeur, sur qui pèse une stupeur morne, se soulève en proie à des +tortures convulsives. Il semble qu'il vienne d'entrevoir l'enfer dans +sa vie, et qu'il se soit révélé à lui quelque chose de plus que le +désespoir. + +Le comte d'Ahlefeld aimait son fils sans le savoir. Nous disons son +fils, parce qu'ignorant l'adultère de sa femme, Frédéric, l'héritier +direct de son nom, avait ce titre à ses yeux. Le croyant toujours à +Munckholm, il était bien loir de s'attendre à le retrouver dans la +tourelle d'Arbar et à le retrouver mort! Cependant il était là, +sanglant, décoloré; c'était lui, il n'en pouvait douter. On peut se +figurer ce qui se passa en lui quand la certitude de l'aimer pénétra +dans son âme inopinément avec la certitude de l'avoir perdu. Tous les +sentiments que ces deux pages décrivent à peine fondirent sur son +coeur ensemble comme des éclats de tonnerre. Foudroyé, en quelque +sorte, par la surprise, l'épouvante et le désespoir, il se jeta en +arrière et se tordit les bras, en répétant d'une voix lamentable: + +--Mon fils! mon fils! + +Le brigand se mit à rire; et ce fut une chose horrible que d'entendre +ce rire se mêler aux gémissements d'un père devant le cadavre de son +fils. + +--Par mon aïeul Ingolphe! tu peux crier, comte d'Ahlefeld, tu ne le +réveilleras pas. + +Tout à coup son atroce visage se rembrunit, et il dit d'une voix +sombre: + +--Pleure ton fils, je venge le mien. + +Un bruit de pas précipités dans la galerie l'interrompit; et au moment +où il retournait la tête avec surprise, quatre hommes de haute taille, +le sabre nu, s'élancèrent dans la salle; un cinquième, petit et +replet, les suivait, portant une torche d'une main et une épée de +l'autre. Il était enveloppé d'un manteau brun, pareil à celui du +grand-chancelier. + +--Seigneur! cria-t-il, nous vous avons entendu, nous accourons à votre +secours. + +Le lecteur a sans doute déjà reconnu Musdoemon et les quatre +domestiques armés qui composaient la suite du comte. + +Quand les rayons de la torche jetèrent leur lumière vive dans la +salle, les cinq nouveaux-venus s'arrêtèrent frappés d'horreur; et +c'était en effet un spectacle effrayant. D'un côté, les restes +sanglants du loup; de l'autre, le cadavre défiguré du jeune officier; +puis ce père aux yeux hagards, aux cris farouches, et près de lui +l'épouvantable brigand, tournant vers les assaillants un visage +hideux, où se peignait un étonnement intrépide. + +En voyant ce renfort inattendu, l'idée de la vengeance s'empara du +comte et le jeta du désespoir dans la rage. + +--Mort à ce brigand! s'écria-t-il en tirant son épée. Il a assassiné +mon fils! Mort! mort! + +--Il a assassiné le seigneur Frédéric? dit Musdoemon, et la torche +qu'il portait n'éclaira point la moindre altération sur son visage. + +--Mort! mort! répéta le comte furieux. + +Et ils s'élancèrent tous six sur le brigand. Celui-ci, surpris de +cette brusque attaque, recula vers l'ouverture qui donnait sur le +précipice, avec un rugissement féroce, qui annonçait plutôt la colère +que la crainte. + +Six épées étaient dirigées contre lui, et son regard était plus +enflammé, et ses traits étaient plus menaçants qu'aucun de ceux des +agresseurs. Il avait saisi sa hache de pierre, et, contraint par le +nombre des assaillants à se borner à la défensive, il la faisait +tourner dans sa main avec une telle rapidité, que le cercle de +rotation le couvrait comme un bouclier. Une multitude d'étincelles +jaillissaient avec un bruit clair de la pointe des épées, lorsqu'elles +étaient heurtées par le tranchant de la hache; mais aucune lame ne +touchait son corps. Toutefois, fatigué par son précédent combat avec +le loup, il perdait insensiblement du terrain, et il se vit bientôt +acculé à la porte ouverte sur l'abîme. + +--Mes amis! cria le comte, du courage! jetons le monstre dans ce +précipice. + +--Avant que j'y tombe, les étoiles y tomberont, répliqua le brigand. + +Cependant les agresseurs redoublèrent d'ardeur et d'audace en voyant +le petit homme forcé de descendre une marche de l'escalier suspendu +au-dessus du gouffre. + +--Bien, poussons! reprit le grand-chancelier; il faudra bien qu'il +tombe; encore un effort!--Misérable! tu as commis ton dernier +crime.--Courage, compagnons! + +Tandis que de sa main droite il continuait les terribles évolutions de +sa hache, le brigand, sans répondre, prit de la gauche une trompe de +corne suspendue à sa ceinture, et, la portant à ses lèvres, lui fit +rendre à plusieurs reprises un son rauque et prolongé, auquel répondit +soudain un rugissement parti de l'abîme. + +Quelques instants après, au moment où le comte et ses satellites, +serrant toujours le petit homme de près, s'applaudissaient de lui +avoir fait descendre la seconde marche, la tête énorme d'un ours blanc +parut au bout rompu de l'escalier. Frappés d'un étonnement mêlé +d'effroi, les assaillants reculèrent. + +L'ours acheva de gravir l'escalier lourdement en leur présentant sa +gueule sanglante et ses dents acérées. + +--Merci, mon brave Friend! cria le brigand. + +Et profitant de la surprise des agresseurs, il se jeta sur le dos de +son ours qui se mit à descendre à reculons, montrant toujours, sa tête +menaçante aux ennemis de son maître. + +Bientôt, revenus de leur première stupéfaction, ils purent voir +l'ours, emportant le brigand hors de leur atteinte, descendre dans +l'abîme, ainsi que sans doute il en était monté, en s'accrochant à de +vieux troncs d'arbres et à des saillies de rochers. Ils voulurent +faire rouler des quartiers de pierre sur lui; mais avant qu'ils +eussent soulevé du sol une de ces vieilles masses de granit qui y +dormaient depuis si longtemps, le brigand et son étrange monture +avaient disparu dans une caverne. + + + + +XXVI + + Non, non, ne rions plus. Voyez-vous, ce qui me + paraissait si plaisant a aussi son côté sérieux, + très sérieux, comme tout dans l'univers! + Croyez-moi, ce mot hasard est un blasphème; rien + sous le soleil n'arrive par hasard; et ne + voyez-vous pas ici le but marqué par la + providence? + + LESSING. _Émilia Galotti._ + + +Oui, une raison profonde se dévoile souvent dans ce que les hommes +nomment hasard. Il y a dans les événements comme une main mystérieuse +qui leur marque, en quelque sorte, la voie et le but. On se récrie sur +les caprices de la fortune, sur les bizarreries du sort, et tout à +coup il sort de ce chaos des éclairs effrayants, ou des rayons +merveilleux; et la sagesse humaine s'humilie devant les hautes leçons +de la destinée. + +Si, par exemple, quand Frédéric d'Ahlefeld étalait dans un salon +somptueux, aux yeux des femmes de Copenhague, la magnificence de ses +vêtements, la fatuité de son rang et la présomption de ses paroles; si +quelque homme, instruit des choses de l'avenir, fût venu troubler la +frivolité de ses pensées par de graves révélations; s'il lui eût dit +qu'un jour ce brillant uniforme qui faisait son orgueil causerait sa +perte; qu'un monstre à face humaine boirait son sang comme il buvait, +lui, voluptueux insouciant, les vins de France et de Bohême; que ses +cheveux, pour lesquels il n'avait pas assez d'essences et de parfums, +balaieraient la poussière d'un antre de bêtes fauves; que ce bras, +dont il offrait avec tant de grâce l'appui aux belles dames de +Charlottenbourg, serait jeté à un ours comme un os de chevreuil à demi +rongé; comment Frédéric eût-il répondu à ces lugubres prophéties? par +un éclat de rire et une pirouette; et ce qu'il y a de plus effrayant, +c'est que toutes les raisons humaines auraient approuvé l'insensé. + +Examinons cette destinée de plus haut encore.--N'est-ce pas un mystère +étrange que de voir le crime du comte et de la comtesse d'Ahlefeld +retomber sur eux en châtiments? Ils ont ourdi une trame infâme contre +la fille d'un captif; cette infortunée rencontre par hasard un +protecteur qui juge nécessaire d'éloigner leur fils, chargé par eux +d'exécuter leur abominable dessein. Ce fils, leur unique espérance, +est envoyé loin du théâtre de sa séduction; et, à peine arrivé dans +son nouveau séjour, un autre hasard vengeur lui fait rencontrer la +mort. Ainsi c'est en voulant entraîner une jeune fille innocente et +abhorrée dans le déshonneur, qu'ils ont poussé leur fils coupable et +chéri dans le tombeau. C'est par leur faute que ces misérables sont +devenus des malheureux. + + + + +XXVII + + Ah! voilà notre belle comtesse!--Pardon, madame, + si je ne puis aujourd'hui profiter de l'honneur de + votre visite. Je suis en affaires. Une autre fois, + chère comtesse, une autrefois; mais, pour + aujourd'hui, je ne vous retiens pas plus longtemps + ici. + + _Le prince à Orsina._ + + +Le lendemain de sa visite à Munckholm, de grand matin, le gouverneur +de Drontheim ordonna qu'on attelât sa voiture de voyage, espérant +partir pendant que la comtesse d'Ahlefeld dormirait encore; mais nous +avons déjà dit que le sommeil de la comtesse était léger. + +Le général venait de signer les dernières recommandations qu'il +adressait à l'évêque, aux mains duquel le gouvernement devait être +remis par intérim. Il se levait, après avoir endossé sa redingote +fourrée, pour sortir, quand l'huissier annonça la noble chancelière. +Ce contre-temps déconcerta le vieux soldat, accoutumé à rire devant la +mitraille de cent canons, mais non devant les artifices d'une femme. +Il fit néanmoins d'assez bonne grâce ses adieux à la méchante +comtesse, et ne laissa percer quelque humeur sur son visage que +lorsqu'il la vit se pencher vers son oreille avec cet air astucieux +qui voulait seulement paraître confidentiel. + +--Eh bien, noble général, que vous a-t-il dit? + +--Qui? Poël? il m'a dit que la voiture allait être prête. + +--Je vous parle du prisonnier de Munckholm, général. + +--Ah! + +--A-t-il répondu à votre interrogatoire d'une manière satisfaisante? + +--Mais... oui vraiment, dame comtesse, dit le gouverneur, dont on +devine l'embarras. + +--Avez-vous la preuve qu'il ait trempé dans le complot des mineurs? + +Une exclamation échappa à Levin. + +--Noble dame, il est innocent! + +Il s'arrêta tout court, car il venait d'exprimer une conviction de son +coeur, et non de son esprit. + +--Il est innocent! répéta la comtesse d'un air consterné, quoique +incrédule; car elle tremblait qu'en effet Schumacker n'eût démontré au +général cette innocence qu'il était si important aux intérêts du +grand-chancelier de noircir. + +Le gouverneur avait eu le temps de réfléchir; il répondit à +l'insistance de la grande-chancelière d'un ton de voix qui la rassura, +parce qu'il décelait le doute et le trouble: + +--Innocent...--Oui,--si vous voulez... + +--Si je veux, seigneur général! + +Et la méchante femme éclata de rire. + +Ce rire blessa le gouverneur. + +--Noble comtesse, dit-il, vous permettrez que je ne rende compte de +mon entretien avec l'ex-grand-chancelier qu'au vice-roi. + +Alors il salua profondément, et descendit dans la cour où l'attendait +sa voiture. + +--Oui, se disait la comtesse d'Ahlefeld rentrée dans ses appartements, +pars, chevalier errant, que ton absence nous délivre du protecteur de +nos ennemis. Va, ton départ est le signal du retour de mon Frédéric. + +--Je vous demande un peu, oser envoyer le plus joli cavalier de +Copenhague dans ces horribles montagnes! Heureusement il ne me sera +pas difficile maintenant d'obtenir son rappel. + +À cette pensée, elle s'adressa à sa suivante favorite. + +--Ma chère Lisbeth, vous ferez venir de Berghen deux douzaines de ces +petits peignes que nos élégants portent dans leurs cheveux; vous vous +informerez du nouveau roman de la fameuse Scudéry, et vous veillerez à +ce qu'on lave régulièrement tous les matins dans l'eau de rose la +guenon de mon cher Frédéric. + +--Quoi! ma gracieuse maîtresse, demanda Lisbeth, est-ce que le +seigneur Frédéric peut revenir? + +--Oui, vraiment; et, pour qu'il ait quelque plaisir à me revoir, il +faut faire tout ce qu'il demande; je veux lui ménager une surprise à +son retour. + +Pauvre mère! + + + + +XXVIII + + ... Bernard suit en courant les rives de + l'Arlança. Il est semblable à un lion qui sort de + son antre, cherchant les chasseurs, et déterminé à + les vaincre ou à mourir. + + Il est parti, l'espagnol vaillant et déterminé? + + C'est d'un pas rapide, une grosse lance au poing, + dans laquelle il met ses espérances, que Bernard + suit les ruines de l'Arlança. + + _Romances espagnoles._ + + +Ordener, descendu de la tour d'où il avait aperçu le fanal de +Munckholm, s'était longtemps fatigué à chercher de tous côtés son +pauvre guide Benignus Spiagudry. Longtemps il l'avait appelé, et +l'écho brisé des ruines avait seul répondu. Surpris, mais non effrayé +de cette inconcevable disparition, il l'avait attribuée à quelque +terreur panique du craintif concierge, et, après s'être généreusement +reproché de l'avoir quitté quelques instants, il s'était décidé à +passer la nuit sur le rocher d'Oëlmoe pour lui donner le temps de +revenir. Alors il prit quelque nourriture, et s'enveloppant de son +manteau, il se coucha près du foyer qui s'éteignait, déposa un baiser +sur la boucle de cheveux d'Éthel, et ne tarda pas à s'endormir; car on +peut dormir avec un coeur inquiet, quand la conscience est tranquille. + +Au soleil levant, il était debout, mais il ne retrouva de Spiagudry +que sa besace et son manteau laissés dans la tour, ce qui semblait +l'indice d'une fuite très précipitée. Alors, désespérant de le revoir, +du moins sur le rocher d'Oëlmoe, il se détermina à partir sans lui, +car c'était le lendemain qu'il fallait atteindre Han d'Islande à +Walderhog. + +On a appris dans les premiers chapitres de cet ouvrage qu'Ordener +s'était de bonne heure accoutumé aux fatigues d'une vie errante et +aventurière. Ayant déjà plusieurs fois parcouru le nord de la Norvège, +il n'avait plus besoin de guide, maintenant qu'il savait où trouver le +brigand. Il dirigea donc vers le nord-ouest son voyage solitaire, dans +lequel il n'eut plus de Benignus Spiagudry pour lui dire combien de +quartz ou de spath renfermait chaque colline, quelle tradition +s'attachait à chaque masure, et si tel ou tel déchirement du sol +provenait d'un courant du déluge ou de quelque ancienne commotion +volcanique. + +Il marcha un jour entier à travers ces montagnes qui, partant comme +des côtes, de distance en distance, de la chaîne principale dont la +Norvège est traversée dans sa longueur, s'étendent en s'abaissant +graduellement jusqu'à la mer, où elles se plongent; de sorte que tous +les rivages de ce pays ne présentent qu'une succession de promontoires +et de golfes, et tout l'intérieur des terres qu'une suite de montagnes +et de vallées, disposition singulière du sol, qui a fait comparer la +Norvège à la grande arête d'un poisson. + +Ce n'était point une chose commode que de voyager dans ce pays. Tantôt +il fallait suivre pour chemin le lit pierreux d'un torrent desséché, +tantôt franchir sur des ponts tremblants de troncs d'arbres les +chemins mêmes, que des torrents nés de la veille venaient de choisir +pour lits. + +Au reste, Ordener cheminait quelquefois des heures entières sans être +averti de la présence de l'homme dans ces lieux incultes autrement que +par l'apparition intermittente et alternative des ailes d'un moulin à +vent au sommet d'une colline, ou par le bruit d'une forge lointaine, +dont la fumée se courbait au gré de l'air comme un panache noir. + +De loin en loin il rencontrait un paysan monté sur un petit cheval au +poil gris, à la tête basse, moins sauvage encore que son maître, ou un +marchand de pelleteries assis dans son traîneau attelé de deux rennes, +derrière lequel était attachée une longue corde, dont les noeuds +nombreux, en bondissant sur les pierres de la route, étaient destinés +à effrayer les loups. + +Si alors Ordener demandait au marchand le chemin de la grotte de +Walderhog:--Marchez toujours au nord-ouest, vous trouverez le +village d'Hervalyn, vous franchirez la ravine de Dodlysax, et cette +nuit vous pourrez atteindre Surb, qui n'est qu'à deux milles de +Walderhog.--Ainsi répondait avec indifférence le commerçant nomade, +instruit seulement des noms et de la position des lieux que son +métier lui faisait parcourir. + +Si Ordener adressait la même question au paysan, celui-ci, imbu +profondément des traditions du pays et des contes du foyer, +secouait plusieurs fois la tête et arrêtait sa monture grise en +disant:--Walderhog! la caverne de Walderhog! les pierres y +chantent, les os y dansent, et le démon d'Islande y habite; ce +n'est sans doute point à la caverne de Walderhog que votre +courtoisie veut aller? + +--Si vraiment, répondait Ordener. + +--C'est donc que votre courtoisie a perdu sa mère, ou que le feu a +brûlé sa ferme, ou que le voisin lui a volé son cochon gras? + +--Non, en vérité, reprenait le jeune homme. + +--Alors, c'est qu'un magicien a jeté un sort sur l'esprit de sa +courtoisie. + +--Bonhomme, je vous demande le chemin de Walderhog. + +--C'est à cette demande que je réponds, seigneur. Adieu donc. Toujours +au nord! je sais bien comment vous irez, mais j'ignore comment vous +reviendrez. + +Et le paysan s'éloignait avec un signe de croix. + +À la triste monotonie de cette route se joignait l'incommodité d'une +pluie fine et pénétrante qui avait envahi le ciel vers le milieu du +jour et accroissait les difficultés du chemin. Nul oiseau n'osait se +hasarder dans l'air, et Ordener, glacé sous son manteau, ne voyait +voler au-dessus de sa tête que l'autour, le gerfaut ou le +faucon-pêcheur, qui, au bruit de son passage, s'envolait brusquement +des roseaux d'un étang avec un poisson dans ses griffes. + +Il était nuit close quand le jeune voyageur, après avoir franchi le +bois de trembles et de bouleaux qui est adossé à la ravine de +Dodlysax, arriva à ce hameau de Surb dans lequel Spiagudry, si le +lecteur se le rappelle, voulait fixer son quartier général. L'odeur de +goudron et la fumée de charbon de terre avertirent Ordener qu'il +approchait d'une peuplade de pêcheurs. Il s'avança vers la première +hutte que l'ombre lui permit de distinguer. L'entrée, basse et +étroite, en était fermée, suivant l'usage norvégien, par une grande +peau de poisson transparente, colorée en ce moment par la lumière +rouge et tremblante d'un foyer allumé. Il frappa sur l'encadrement de +bois de la porte, en criant: + +--C'est un voyageur! + +--Entrez, entrez, répondit une voix de l'intérieur. + +Au même instant une main officieuse leva la peau de poisson, et +Ordener fut introduit dans l'habitacle conique d'un pêcheur des côtes +de Norvège. C'était une sorte de tente ronde de bois et de terre, au +milieu de laquelle brillait un feu où la flamme pourpre de la tourbe +se mariait à la clarté blanche du sapin. Près de ce feu le pêcheur, sa +femme et deux enfants vêtus de haillons étaient assis devant une table +chargée d'assiettes de bois et de vases de terre. Du côté opposé, +parmi des filets et des rames, deux rennes endormis étaient couchés +sur un lit de feuilles et de peaux, dont le prolongement semblait +destiné à recevoir le sommeil des maîtres du logis et des hôtes qu'il +plairait au ciel de leur amener. Ce n'était pas du premier coup d'oeil +que l'on pouvait distinguer cette disposition intérieure de la hutte, +car une fumée âcre et pesante qui s'échappait avec peine par une +ouverture pratiquée à la sommité du cône enveloppait tous ces objets +d'un voile épais et mobile. + +À peine Ordener eut-il franchi le seuil, que le pêcheur et sa femme se +levèrent et lui rendirent son salut d'un air ouvert et bienveillant. +Les paysans norvégiens aiment les voyageurs, autant peut-être par le +sentiment de curiosité, si vif chez eux, que par leur penchant naturel +à l'hospitalité. + +--Seigneur, dit le pêcheur, vous devez avoir faim et froid, voici du +feu pour sécher votre manteau et d'excellent rindebrod pour apaiser +votre appétit. Votre courtoisie daignera ensuite nous dire qui elle +est, d'où elle vient, où elle va, et quelles sont les histoires que +racontent les vieilles femmes de son pays. + +--Oui, seigneur, ajouta la femme, et vous pourrez joindre à ce rindebrod +excellent, comme le dit mon seigneur et mari, un morceau délicieux de +stock-fish salé, assaisonné d'huile de baleine.--Asseyez-vous, seigneur +étranger. + +--Et si votre courtoisie n'aime pas la chère de saint Usulph, +[Note: Patron des pêcheurs.] reprit l'homme, qu'elle veuille bien +prendre patience un moment, je lui réponds qu'elle mangera un quartier +de chevreuil merveilleux ou au moins une aile de faisan royal. Nous +attendons le retour du plus fin chasseur qui soit dans les trois +provinces. N'est-il pas vrai, ma bonne Maase? + +_Maase_, nom que le pêcheur donnait à sa femme, est un mot norvégien +qui signifie _mouette_. La femme n'en parut nullement choquée, soit +que ce fût son nom véritable, soit que ce fût un surnom de tendresse. + +--Le meilleur chasseur! je le crois, certes, répondit-elle avec +emphase. C'est mon frère, le fameux Kennybol! Dieu bénisse ses +courses! Il est venu passer quelques jours avec nous, et vous pourrez, +seigneur étranger, boire dans la même tasse que lui quelques coups de +cette bonne bière. C'est un voyageur comme vous. + +--Grand merci, ma brave hôtesse, dit Ordener en souriant; mais je +serai forcé de me contenter de votre appétissant stock-fish et d'un +morceau de ce rindebrod. Je n'aurai pas le loisir d'attendre votre +frère, le fameux chasseur. Il faut que je reparte sur-le-champ. + +La bonne Maase, à la fois contrariée du prompt départ de l'étranger et +flattée des éloges qu'il donnait à son stock-fish et à son frère, +s'écria: + +--Vous êtes bien bon, seigneur. Mais comment! vous allez nous quitter +si tôt? + +--Il le faut. + +--Vous hasarder dans ces montagnes à cette heure et par un temps +semblable? + +--C'est pour une affaire importante. Ces réponses du jeune homme +piquaient la curiosité native de ses hôtes autant qu'elles excitaient +leur étonnement. + +Le pêcheur se leva et dit: + +--Vous êtes chez Christophe Buldus Braall, pêcheur, du hameau de Surb. + +La femme ajouta: + +--Maase Kennybol est sa femme et sa servante. + +Quand les paysans norvégiens voulaient demander poliment son nom à un +étranger, leur usage était de lui dire le leur. + +Ordener répondit: + +--Et moi, je suis un voyageur qui n'est sûr ni du nom qu'il porte, ni +du chemin qu'il suit. + +Cette réponse singulière ne parut pas satisfaire le pêcheur Braall. + +--Par la couronne de Gormon le Vieux, dit-il, je croyais qu'il n'y +avait en ce moment en Norvège qu'un seul homme qui ne fût pas sûr de +son nom. C'est le noble baron de Thorvick, qui va s'appeler +maintenant, assure-t-on, le comte de Danneskiold, à cause de son +glorieux mariage avec la fille du chancelier. C'est du moins, ma bonne +Maase, la plus fraîche nouvelle que j'aie apportée de Drontheim.--Je +vous félicite, seigneur étranger, de cette conformité avec le fils du +vice-roi, le grand comte Guldenlew. + +--Puisque votre courtoisie, ajouta la femme avec un visage enflammé de +curiosité, paraît ne pouvoir rien nous dire de ce qui lui touche, ne +pourrait-elle pas nous apprendre quelque chose de ce qui se passe en +ce moment; par exemple, de ce fameux mariage dont mon seigneur et mari +a recueilli la nouvelle? + +--Oui, reprit celui-ci d'un air important, c'est ce qu'il y a de plus +nouveau. Avant un mois, le fils du vice-roi épouse la fille du +grand-chancelier. + +--J'en doute, dit Ordener. + +--Vous en doutez, seigneur! Je puis vous affirmer, moi, que la chose +est sûre. Je la tiens de bonne source. Celui qui m'en a fait part l'a +appris du seigneur Poël, le domestique favori du noble baron de +Thorvick, c'est-à-dire du noble comte de Danneskiold. Est-ce qu'un +orage aurait troublé l'eau, depuis six jours? Cette grande union +serait-elle rompue? + +--Je le crois, répondit le jeune homme en souriant. + +--S'il en est ainsi, seigneur, j'avais tort. Il ne faut pas allumer le +feu pour frire le poisson avant que le filet ne se soit refermé sur +lui. Mais cette rupture est-elle certaine? de qui en tenez-vous la +nouvelle? + +--De personne, dit Ordener. C'est moi qui arrange cela ainsi dans ma +tête. + +À ces mots naïfs, le pêcheur ne put s'empêcher de déroger à la +courtoisie norvégienne par un long éclat de rire. + +--Mille pardons, seigneur. Mais il est aisé de voir que vous êtes en +effet un voyageur, et sans doute un étranger. Vous imaginez-vous donc +que les événements suivront vos caprices, et que le temps se +rembrunira ou s'éclaircira selon votre volonté? + +Ici, le pêcheur, versé dans les affaires nationales, comme tous les +pasyans norvégiens, se mit à expliquer à Ordener pour quelles raisons +ce mariage ne pouvait manquer; il était nécessaire aux intérêts de la +famille d'Ahlefeld; le vice-roi ne pouvait le refuser au roi, qui le +désirait; on affirmait en outre qu'une passion véritable unissait les +deux futurs époux. En un mot, le pêcheur Braall ne doutait pas que +cette alliance n'eût lieu; il eût voulu être aussi sûr de tuer, le +lendemain, le maudit chien de mer qui infestait l'étang de +Master-Bick. + +Ordener se sentait peu disposé à soutenir une conversation politique +avec un aussi rude homme d'état, quand la survenue d'un nouveau +personnage vint le tirer d'embarras. + +--C'est lui, c'est mon frère! s'écria la vieille Maase. + +Et il ne fallait rien moins que l'arrivée d'un frère pour l'arracher +de l'admiration contemplative avec laquelle elle écoutait les longues +paroles de son mari. + +Celui-ci, pendant que les deux enfants se jetaient bruyamment au cou +de leur oncle, lui tendit la main gravement. + +--Sois le bienvenu, mon frère. + +Puis, se tournant vers Ordener: + +--Seigneur, c'est notre frère, le renommé chasseur Kennybol, des +montagnes de Kole. + +--Je vous salue tous cordialement, dit le montagnard en ôtant son +bonnet de peau d'ours. Frère, je fais mauvaise chasse sur vos côtes, +comme tu ferais sans doute mauvaise pêche dans nos montagnes. Je crois +que je remplirais encore plutôt ma gibecière en cherchant des lutins +et des follets dans les forêts brumeuses de la reine Mab. Soeur Maase, +vous êtes la première mouette à laquelle j'ai pu dire bonjour de près +aujourd'hui. Tenez, amis, Dieu vous maintienne en paix! c'est pour ce +méchant coq de bruyère que le premier chasseur du Drontheimhus a couru +les clairières jusqu'à cette heure et par ce temps. + +En parlant ainsi, il tira de sa carnassière et déposa sur la table une +gelinotte blanche, en affirmant que cette bête maigre n'était pas +digne d'un coup de mousquet. + +--Mais, ajouta-t-il entre ses dents, fidèle arquebuse de Kennybol, tu +chasseras bientôt de plus gros gibier. Si tu n'abats plus des robes de +chamois ou d'élan, tu auras à percer des casaques vertes et des +justaucorps rouges. + +Ces mots, à demi entendus, frappèrent la curieuse Maase. + +--Hein! demanda-t-elle, que dites-vous donc là, mon bon frère? + +--Je dis qu'il y a toujours un farfadet qui danse sous la langue des +femmes. + +--Tu as raison, frère Kennybol, s'écria le pêcheur. Ces filles d'Eve +sont toutes curieuses comme leur mère.--Ne parlais-tu pas de casaques +vertes? + +--Frère Braall, répliqua le chasseur d'un air d'humeur, je ne confie +mes secrets qu'à mon mousquet, parce que je suis sûr qu'il ne les +répétera pas. + +--On parle dans le village, poursuivit intrépidement le pêcheur, d'une +révolte des mineurs. Frère, saurais-tu quelque chose de cela? + +Le montagnard reprit son bonnet, et l'enfonça sur ses yeux en jetant +un regard oblique sur l'étranger; puis il se baissa vers le pêcheur, +et dit d'une voix brève et basse: + +--Silence! + +Celui-ci secoua la tête à plusieurs reprises. + +--Frère Kennybol, le poisson a beau être muet, il n'en tombe pas moins +dans la nasse. + +Il se fit un moment de silence. Les deux frères se regardaient d'un +air expressif; les enfants tiraient les plumes de la gelinotte déposée +sur la table; la bonne femme écoutait ce qu'on ne disait pas; et +Ordener observait. + +--Si vous faites maigre chère aujourd'hui, dit tout à coup le +chasseur, cherchant visiblement à changer de conversation, il n'en +sera pas de même demain. Frère Braall, tu peux pêcher le roi des +poissons, je te promets de l'huile d'ours pour l'assaisonner. + +--De l'huile d'ours! s'écria Maase. Est-ce qu'on a vu un ours dans les +environs?--Patrick, Regner, mes enfants, je vous défends de sortir de +cette cabane.--Un ours! + +--Tranquillisez-vous, soeur, vous n'aurez plus à le craindre demain. +Oui, c'est un ours en effet que j'ai aperçu à deux milles environ de +Surb; un ours blanc. Il paraissait emporter un homme, ou un animal +plutôt. + +--Mais non, ce pouvait être un chevrier qu'il enlevait, car les +chevriers se vêtissent de peaux de bêtes.--Au reste, l'éloignement ne +m'a pas permis de distinguer. Ce qui m'a étonné, c'est qu'il portait +sa proie sur son dos et non entre ses dents. + +--Vraiment, frère? + +--Oui, et il fallait que l'animal fût mort, car il ne faisait aucun +mouvement pour se défendre. + +--Mais, demanda judicieusement le pêcheur, s'il était mort, comment +était-il soutenu sur le dos de l'ours? + +--C'est ce que je n'ai pu comprendre. Au reste, il aura fait le +dernier repas de l'ours. En entrant dans ce village je viens de +prévenir six bons compagnons; et demain, soeur Maase, je vous +apporterai la plus belle fourrure blanche qui ait jamais couru sur les +neiges d'une montagne. + +--Prenez garde, frère, dit la femme, vous avez remarqué en effet de +singulières choses. Cet ours est peut-être le diable. + +--Êtes-vous folle? interrompit le montagnard en riant; le diable se +changer en ours! En chat, en singe, à la bonne heure, cela s'est vu; +mais en ours! ah! par saint Eldon l'exorciseur, vous feriez pitié à un +enfant ou à une vieille femme avec vos superstitions! + +La pauvre femme baissa la tête. + +--Frère, vous étiez mon seigneur avant que mon vénéré mari jetât les +yeux sur moi, agissez comme votre ange gardien vous inspirera d'agir. + +--Mais, demanda le pêcheur au montagnard, de quel côté as-tu donc +rencontré cet ours? + +--Dans la direction du Smiasen à Walderhog. + +--Walderhog! dit la femme avec un signe de croix. + +--Walderhog! répéta Ordener. + +--Mais, mon frère, reprit le pêcheur, ce n'est pas toi, j'espère, qui +te dirigeais vers cette grotte de Walderhog? + +--Moi! Dieu m'en garde! C'était l'ours. + +--Est-ce que vous irez le chercher là demain? interrompit Maase avec +terreur. + +--Non vraiment; comment voulez-vous, mes amis, qu'un ours même ose +prendre pour retraite une caverne où...? + +Il s'arrêta, et tous trois firent un signe de croix. + +--Tu as raison, répondit le pêcheur, il y a un instinct qui avertit +les bêtes de ces choses-là. + +--Mes bons hôtes, dit Ordener, qu'y a-t-il donc de si effrayant dans +cette grotte de Walderhog? + +Ils se regardèrent tous trois avec un étonnement stupide, comme s'ils +ne comprenaient pas une pareille question. + +--C'est là qu'est le tombeau du roi Walder? ajouta le jeune homme. + +--Oui, reprit la femme, un tombeau de pierre qui chante. + +--Et ce n'est pas tout, dit le pêcheur. + +--Non, continua-t-elle, la nuit on y a vu danser les os des trépassés. + +--Et ce n'est pas tout, dit le montagnard. + +Tous se turent, comme s'ils n'osaient poursuivre. + +--Eh bien, demanda Ordener, qu'y a-t-il donc encore de surnaturel? + +--Jeune homme, dit gravement le montagnard, il ne faut pas parler si +légèrement quand vous voyez frissonner un vieux loup gris tel que moi. + +Le jeune homme répondit en souriant doucement: + +--J'aurais pourtant voulu savoir tout ce qui se passe de merveilleux +dans cette grotte de Walderhog; car c'est là précisément que je vais. + +Ces mots pétrifièrent de terreur les trois auditeurs. + +--À Walderhog! ciel! vous allez à Walderhog? + +--Et il dit cela, reprit le pêcheur, comme on dirait: Je vais à Loevig +vendre ma morue! ou à la clairière de Ralph pêcher le hareng!--À +Walderhog, grand Dieu! + +--Malheureux jeune homme! s'écriait la femme, vous êtes donc né sans +ange gardien? aucun saint du ciel n'est donc votre patron? Hélas! cela +est trop vrai, puisque vous paraissez ne savoir même pas votre nom. + +--Et quel motif, interrompit le montagnard, peut donc conduire votre +courtoisie à cet effroyable lieu? + +--J'ai quelque chose à demander à quelqu'un, répondit Ordener. + +L'étonnement des trois hôtes redoublait avec leur curiosité. + +--Écoutez, seigneur étranger; vous paraissez ne pas bien connaître ce +pays; votre courtoisie se trompe sans doute, ce ne peut être à +Walderhog qu'elle veut aller. + +--D'ailleurs, ajouta le montagnard, si elle veut parler à quelque être +humain, elle n'y trouverait personne. + +--Que le démon, reprit la femme. + +--Le démon! quel démon? + +--Oui, continua-t-elle, celui pour qui chante le tombeau et dansent +les trépassés. + +--Vous ne savez donc pas, seigneur, dit le pêcheur en baissant la voix +et en se rapprochant d'Ordener, vous ne savez donc pas que la grotte +de Walderhog est la demeure ordinaire de.... + +La femme l'arrêta. + +--Mon seigneur et mari, ne prononcez pas ce nom, il porte malheur. + +--La demeure de qui? demanda Ordener. + +--D'un Belzébuth incarné, dit Kennybol. + +--En vérité, mes braves hôtes, je ne sais ce que vous voulez dire. On +m'avait bien appris que Walderhog était habité par Han d'Islande. + +Un triple cri d'effroi s'éleva dans la chaumière. + +--Eh bien!--Vous le saviez!--C'est ce démon! + +La femme baissa sa coiffe de bure en attestant tous les saints que ce +n'était pas elle qui avait prononcé ce nom. + +Quand le pêcheur fut un peu revenu de sa stupéfaction, il regarda +fixement Ordener, comme s'il y avait en ce jeune homme quelque chose +qu'il ne pouvait comprendre. + +--Je croyais, seigneur voyageur, quand j'aurais dû vivre une vie +encore plus longue que celle de mon père, qui est mort âgé de cent +vingt ans, n'avoir jamais à indiquer le chemin de Walderhog à une +créature humaine douée de sa raison et croyant en Dieu. + +--Sans doute, s'écria Maase, mais sa courtoisie n'ira pas à cette +grotte maudite; car, pour y mettre le pied, il faut vouloir faire un +pacte avec le diable! + +--J'irai, mes bons hôtes, et le plus grand service que vous pourrez me +rendre sera de m'indiquer le plus court chemin. + +--Le plus court pour aller où vous voulez aller, dit le pêcheur, c'est +de vous précipiter du haut du rocher le plus voisin dans le torrent le +plus proche. + +--Est-ce donc arriver au même but, demanda Ordener d'une voix +tranquille, que de préférer une mort stérile à un danger utile? + +Braall secoua la tête, tandis que son frère attachait sur le jeune +aventurier un regard scrutateur. + +--Je comprends, s'écria tout à coup le pêcheur, vous voulez gagner les +mille écus royaux que le haut syndic promet pour la tête de ce démon +d'Islande. + +Ordener sourit. + +--Jeune seigneur, continua le pêcheur avec émotion, croyez-moi, +renoncez à ce projet. Je suis pauvre et vieux, et je ne donnerais pas +ce qui me reste de vie pour vos mille écus royaux, ne me restât-il +qu'un jour. + +L'oeil suppliant et compatissant de la femme épiait l'effet que +produirait sur le jeune seigneur la prière de son mari. Ordener se +hâta de répondre: + +--C'est un intérêt plus grand qui me fait chercher ce brigand que vous +appelez un démon; c'est pour d'autres que pour moi... + +Le montagnard, qui n'avait pas quitté Ordener du regard, +l'interrompit. + +--Je vous comprends à mon tour, je sais pourquoi vous cherchez le +démon islandais. + +--Je veux le forcer à combattre, dit le jeune homme. + +--C'est cela, dit Kennybol, vous êtes chargé de grands intérêts, +n'est-ce pas? + +--Je viens de le dire. + +Le montagnard s'approcha du jeune homme d'un air d'intelligence, et ce +ne fut pas sans un extrême étonnement qu'Ordener l'entendit lui dire à +l'oreille, à demi-voix: + +--C'est pour le comte Schumacker de Griffenfeld, n'est-il pas vrai? + +--Brave homme, s'écria-t-il, comment savez-vous?... + +Et en effet, il lui était difficile de s'expliquer comment un +montagnard norvégien pouvait savoir un secret qu'il n'avait confié à +personne, pas même au général Levin. + +Kennybol se pencha vers lui. + +--Je vous souhaite bon succès, reprit-il du même ton mystérieux; vous +êtes un noble jeune homme de servir ainsi les opprimés. + +La surprise d'Ordener était si grande qu'il trouvait à peine des +paroles pour demander au montagnard comment il était instruit du but +de son voyage. + +--Silence, dit Kennybol en mettant son doigt sur la bouche, j'espère +que vous obtiendrez de l'habitant de Walderhog ce que vous désirez; +mon bras est dévoué, comme le vôtre, au prisonnier de Munckholm. + +Puis élevant la voix, avant qu'Ordener eût pu répliquer: + +--Frère, bonne soeur Maase, poursuivit-il, recevez ce respectable +jeune homme comme un frère de plus. Allons, je crois que le souper est +prêt. + +--Quoi! interrompit Maase, vous avez sans doute décidé sa courtoisie à +renoncer à son projet de visiter le démon? + +--Soeur, priez pour qu'il ne lui arrive point de mal. C'est un noble +et digne jeune homme. Allons, brave seigneur, prenez quelque +nourriture et quelque repos avec nous. Demain je vous montrerai votre +chemin, et nous irons à la recherche, vous de votre diable, et moi de +mon ours. + + + + +XXIX + + Compagnon, eh! compagnon, de quel compagnon es-tu + donc né? de quel enfant des hommes es-tu provenu + pour oser ainsi attaquer Fafnir? + + _Edda_ + + +Le premier rayon du soleil levant rougissait à peine la plus haute +cime des rochers qui bordent la mer, lorsqu'un pêcheur, qui était venu +avant l'aube jeter ses filets à quelques portées d'arquebuse du +rivage, en face de l'entrée de la grotte de Walderhog, vit comme une +figure enveloppée d'un manteau, ou d'un linceul, descendre le long des +roches et disparaître sous la voûte formidable de la caverne. Frappé +de terreur, il recommanda sa barque et son âme à saint Usuph, et +courut raconter à sa famille effrayée qu'il avait aperçu l'un des +spectres qui habitent le palais de Han d'Islande rentrer dans la +grotte au lever du jour. + +Ce spectre, l'entretien et l'effroi futur des longues veillées +d'hiver, c'était Ordener, le noble fils du vice-roi de Norvège, qui, +tandis que les deux royaumes le croyaient livré à de doux soins auprès +de son altière fiancée, venait, seul et inconnu, exposer sa vie pour +celle à qui il avait donné son coeur et son avenir, pour la fille d'un +proscrit. + +De tristes présages, de sinistres prédictions l'avaient accompagné à +ce but de son voyage; il venait de quitter la famille du pêcheur, et +en lui disant adieu la bonne Maase s'était mise en prières pour lui +devant le seuil de sa porte. Le montagnard Kennybol et ses six +compagnons, qui lui avaient indiqué le chemin, s'étaient séparés de +lui à un demi-mille de Walderhog, et ces intrépides chasseurs, qui +allaient en riant affronter un ours, avaient longtemps attaché un oeil +d'épouvante sur le sentier que suivait l'aventureux voyageur. + +Le jeune homme entra dans la grotte de Walderhog, comme on entre dans +un port longtemps désiré. Il éprouvait une joie céleste en songeant +qu'il allait accomplir l'objet de sa vie, et que dans quelques +instants peut-être il aurait donné tout son sang pour son Éthel. Près +d'attaquer un brigand redouté d'une province entière, un monstre, un +démon peut-être, ce n'était point cette effrayante figure qui +apparaissait à son imagination; il ne voyait que l'image de la douce +vierge captive, priant pour lui sans doute devant l'autel de sa +prison. S'il se fût dévoué pour toute autre qu'elle, il aurait pu +songer un moment, pour les mépriser, aux périls qu'il venait chercher +de si loin; mais est-ce qu'une réflexion trouve place dans un jeune +coeur au moment où il bat de la double exaltation d'un beau dévouement +et d'un noble amour? + +Il s'avança, la tête haute, sous la voûte sonore dont les mille échos +multipliaient le bruit de ses pas, sans même jeter un coup d'oeil sur +les stalactites, sur les basaltes séculaires qui pendaient au-dessus +de sa tête parmi des cônes de mousses, de lierre et de lichen; +assemblages confus de formes bizarres, dont la crédulité +superstitieuse des campagnards norvégiens avait fait plus d'une fois +des foules de démons ou des processions de fantômes. + +Il passa avec la même indifférence devant ce tombeau du roi Walder, +auquel se rattachaient tant de traditions lugubres, et il n'entendit +d'autre voix que les longs sifflements de la bise sous ces funèbres +galeries. + +Il continua sa marche sous de tortueuses arcades, éclairées faiblement +par des crevasses à demi obstruées d'herbes et de bruyères. Son pied +heurtait souvent je ne sais quelles ruines, qui roulaient sur le roc +avec un son creux, et présentaient dans l'ombre à ses yeux des +apparences de crânes brisés, ou de longues rangées de dents blanches +et dépouillées jusqu'à leurs racines. + +Mais aucune terreur ne montait jusqu'à son âme. Il s'étonnait +seulement de n'avoir pas encore rencontré le formidable habitant de +cette horrible grotte. + +Il arriva dans une sorte de salle ronde, naturellement creusée dans le +flanc du rocher. Là aboutissait la route souterraine qu'il avait +suivie, et les parois de la salle n'offraient plus d'autre ouverture +que de larges fentes, à travers lesquelles on apercevait les montagnes +et les forêts extérieures. + +Surpris d'avoir ainsi infructueusement parcouru toute la fatale +caverne, il commença à désespérer de rencontrer le brigand. Un +monument de forme singulière, situé au milieu de la salle souterraine, +appela son attention. Trois pierres longues et massives, posées debout +sur le sol, en soutenaient une quatrième, large et carrée, comme trois +piliers portent un toit. Sous cette espèce de trépied gigantesque +s'élevait une sorte d'autel, formé également d'un seul quartier de +granit, et percé circulairement au milieu de sa face supérieure. +Ordener reconnut une de ces colossales constructions druidiques qu'il +avait souvent observées dans ses voyages en Norvège, et dont les +modèles les plus étonnants peut-être sont, en France, les monuments de +Lokmariaker et de Carnac. Édifices étranges qui ont vieilli, posés sur +la terre comme des tentes d'un jour, et où la solidité naît de la +seule pesanteur. + +Le jeune homme, livré à ses rêveries, s'appuya machinalement sur cet +autel, dont la bouche de pierre était brunie, tant elle avait bu +profondément le sang des victimes humaines. + +Tout à coup il tressaillit; une voix, qui semblait sortir de la +pierre, avait frappé son oreille: + +--Jeune homme, c'est avec des pieds qui touchent au sépulcre que tu es +venu dans ce lieu. + +Il se leva brusquement, et sa main se jeta sur son sabre, tandis qu'un +écho, faible comme la voix d'un mort, répétait distinctement dans les +profondeurs de la grotte: + +--Jeune homme, c'est avec des pieds qui touchent au sépulcre que tu es +venu dans ce lieu. + +En ce moment, une tête effroyable se leva de l'autre côté de l'autel +druidique, avec des cheveux rouges et un rire atroce. + +--Jeune homme, répéta-t-elle, oui, tu es venu dans ce lieu avec des +pieds qui touchent au sépulcre. + +--Et avec une main qui touche une épée, répondit le jeune homme sans +s'émouvoir. + +Le monstre sortit entièrement de dessous l'autel, et montra ses +membres trapus et nerveux, ses vêtements sauvages et sanglants, ses +mains crochues et sa lourde hache de pierre. + +--C'est moi, dit-il avec un grondement de bête fauve. + +--C'est moi, répondit Ordener. + +--Je t'attendais. + +--Je faisais plus, repartit l'intrépide jeune homme, je te cherchais. + +Le brigand croisa les bras. + +--Sais-tu qui je suis? + +--Oui. + +--Et tu n'as point de peur? + +--Je n'en ai plus. + +--Tu as donc éprouvé une crainte en venant ici? + +Et le monstre balançait sa tête d'un air triomphant. + +--Celle de ne pas te rencontrer. + +--Tu me braves, et tes pas viennent de trébucher contre des cadavres +humains! + +--Demain, peut-être, ils trébucheront contre le tien. + +Un tremblement de colère saisit le petit homme. Ordener, immobile, +conservait son attitude calme et fière. + +--Prends garde! murmura le brigand; je vais fondre sur toi, comme la +grêle de Norvège sur un parasol. + +--Je ne voudrais point d'autre bouclier contre toi. + +On eût dit qu'il y avait dans le regard d'Ordener quelque chose qui +dominait le monstre. Il se mit à arracher avec ses ongles les poils de +son manteau, comme un tigre qui dévore l'herbe avant de s'élancer sur +sa proie. + +--Tu m'apprends ce que c'est que la pitié, dit-il. + +--Et à moi, ce que c'est que le mépris. + +--Enfant, ta voix est douce, ton visage est frais, comme la voix et le +visage d'une jeune fille;--quelle mort veux-tu de moi? + +--La tienne. + +Le petit homme rit. + +--Tu ne sais point que je suis un démon, que mon esprit est l'esprit +d'Ingolphe l'Exterminateur. + +--Je sais que tu es un brigand, que tu commets le meurtre pour de +l'or. + +--Tu te trompes, interrompit le monstre, c'est pour du sang. + +--N'as-tu pas été payé par les d'Ahlefeld pour assassiner le capitaine +Dispolsen? + +--Que me dis-tu là? Quels sont ces noms? + +--Tu ne connais pas le capitaine Dispolsen, que tu as assassiné sur la +grève d'Urchtal? + +--Cela se peut, mais je l'ai oublié, comme je t'aurai oublié dans +trois jours. + +--Tu ne connais pas le comte d'Ahlefeld, qui t'a payé pour enlever au +capitaine un coffret de fer? + +--D'Ahlefeld! Attends; oui, je le connais. J'ai bu hier le sang de son +fils dans le crâne du mien. + +Ordener frissonna d'horreur. + +--Est-ce que tu n'étais pas content de ton salaire? + +--Quel salaire? demanda le brigand. + +--Écoute; ta vue me pèse; il faut en finir. Tu as dérobé, il y a huit +jours, une cassette de fer à l'une de tes victimes, à un officier de +Munckholm? + +Ce mot fit tressaillir le brigand. + +--Un officier de Munckholm! dit-il entre ses dents. + +Puis il reprit, avec un mouvement de surprise: + +--Serais-tu aussi un officier de Munckholm, toi? + +--Non, dit Ordener. + +--Tant pis! + +Et les traits du brigand se rembrunirent. + +--Écoute, reprit l'opiniâtre Ordener, où est cette cassette que tu as +dérobée au capitaine? + +Le petit homme parut méditer un instant. + +--Par Ingolphe! voilà une méchante boîte de fer qui occupe bien des +esprits. Je te réponds que l'on cherchera moins celle qui contiendra +tes os, si jamais ils sont recueillis dans un cercueil. + +Ces paroles, en montrant à Ordener que le brigand connaissait la +cassette dont il lui parlait, lui rendirent l'espoir de la +reconquérir. + +--Dis-moi ce que tu as fait de cette cassette. Est-elle au pouvoir du +comte d'Ahlefeld? + +--Non. + +--Tu mens, car tu ris. + +--Crois ce que tu voudras. Que m'importe? + +Le monstre avait en effet pris un air railleur qui inspirait de la +défiance à Ordener. Il vit qu'il n'y avait plus rien à faire que de le +mettre en fureur, ou de l'intimider, s'il était possible. + +--Entends-moi, dit-il en élevant la voix, il faut que tu me donnes +cette cassette. + +L'autre répondit par un ricanement farouche. + +--Il faut que tu me la donnes! répéta le jeune homme d'une voix +tonnante. + +--Est-ce que tu es accoutumé à donner des ordres aux buffles et aux +ours? répliqua le monstre avec le même rire. + +--J'en donnerais au démon dans l'enfer. + +--C'est ce que tu seras à même de faire tout à l'heure. + +Ordener tira son sabre, qui étincela dans l'ombre comme un éclair. + +--Obéis! + +--Allons, reprit l'autre en secouant sa hache, il ne tenait qu'à moi +de briser tes os et de sucer ton sang quand tu es arrivé, mais je me +suis contenu; j'étais curieux de voir le moineau franc fondre sur le +vautour. + +--Misérable, cria Ordener, défends-toi! + +--C'est la première fois qu'on me le dit, murmura le brigand en +grinçant des dents. + +En parlant ainsi, il sauta sur l'autel de granit et se ramassa sur +lui-même, comme le léopard qui attend le chasseur au haut d'un rocher +pour se précipiter sur lui à l'improviste. + +De là son oeil fixe plongeait sur le jeune homme et semblait chercher +de quel côté il pourrait le mieux s'élancer sur lui. C'en était fait +du noble Ordener, s'il eût attendu un instant. Mais il ne donna pas au +brigand le temps de réfléchir, et se jeta impétueusement sur lui en +lui portant la pointe de son sabre au visage. + +Alors commença le combat le plus effrayant que l'imagination puisse se +figurer. Le petit homme, debout sur l'autel, comme une statue sur son +piédestal, semblait une des horribles idoles qui, dans les siècles +barbares, avaient reçu dans ce même lieu des sacrifices impies et de +sacrilèges offrandes. + +Ses mouvements étaient si rapides que de quelque côté qu'Ordener +l'attaquât, il rencontrait toujours la face du monstre et le tranchant +de sa hache. Il aurait été mis en pièces dès les premiers chocs s'il +n'avait eu l'heureuse inspiration de rouler son manteau autour de son +bras gauche, en sorte que la plupart des coups de son furieux ennemi +se perdaient dans ce bouclier flottant. Ils firent ainsi inutilement, +pendant plusieurs minutes, des efforts inouïs pour se blesser l'un et +l'autre. Les yeux gris et enflammés du petit homme sortaient de leur +orbite. Surpris d'être si vigoureusement et si audacieusement combattu +par un adversaire en apparence si faible, une rage sombre avait +remplacé ses ricanements sauvages. L'atroce immobilité des traits du +monstre, le calme intrépide de ceux d'Ordener contrastaient +singulièrement avec la promptitude de leurs mouvements et la vivacité +de leurs attaques. + +On n'entendait d'autre bruit que le cliquetis des armes, les pas +tumultueux du jeune homme, et la respiration pressée des deux +combattants, quand le petit homme poussa un rugissement terrible. Le +tranchant de sa hache venait de s'engager dans les plis du manteau. Il +se roidit; il secoua furieusement son bras, et ne fit qu'embarrasser +le manche avec le tranchant dans l'étoffe, qui, à chaque nouvel +effort, se tordait de plus en plus à l'entour. + +Le formidable brigand vit le fer du jeune homme s'appuyer sur sa +poitrine. + +--Écoute-moi encore une fois, dit Ordener triomphant; veux-tu me +remettre ce coffre de fer que tu as lâchement volé? + +Le petit homme garda un moment le silence, puis il dit au milieu d'un +rugissement: + +--Non, et sois maudit! + +Ordener reprit, sans quitter son attitude victorieuse et menaçante: + +--Réfléchis! + +--Non; je t'ai dit que non, répéta le brigand. + +Le noble jeune homme baissa son sabre. + +--Eh bien! dit-il, dégage ta hache des plis de mon manteau, afin que +nous puissions continuer. + +Un rire dédaigneux fut la réponse du monstre. + +--Enfant, tu fais le généreux, comme si j'en avais besoin! + +Avant qu'Ordener surpris eût pu tourner la tête, il avait posé son +pied sur l'épaule de son loyal vainqueur, et d'un bond il était à +douze pas dans la salle. + +D'un autre bond il était sur Ordener. Il s'était suspendu à lui tout +entier, comme la panthère s'attache de la gueule et des griffes aux +flancs du grand lion. Ses ongles s'enfonçaient dans les épaules du +jeune homme; ses genoux noueux pressaient ses hanches, tandis que son +affreux visage présentait aux yeux d'Ordener une bouche sanglante et +des dents de bête fauve prêtes à le déchirer. Il ne parlait plus; +aucune parole humaine ne s'échappait de son gosier pantelant; un +mugissement sourd, entremêlé de cris rauques et ardents, exprimait +seul sa rage. C'était quelque chose de plus hideux qu'une bête féroce, +de plus monstrueux qu'un démon; c'était un homme auquel il ne restait +rien d'humain. + +Ordener avait chancelé sous l'assaut du petit homme, et serait tombé à +ce choc inattendu, si l'un des larges piliers du monument druidique ne +se fût trouvé derrière lui pour le soutenir. Il resta donc à demi +renversé sur le dos, et haletant sous le poids de son formidable +ennemi. Qu'on pense que tout ce que nous venons de décrire s'était +passé en aussi peu de temps qu'il faut pour se le figurer, et l'on +aura quelque idée de ce que présentait d'horrible ce moment de la +lutte. + +Nous l'avons dit, le noble jeune homme avait chancelé, mais il n'avait +pas tremblé. Il se hâta de donner une pensée d'adieu à son Éthel. +Cette pensée d'amour fut comme une prière; elle lui rendit des forces. +Il enlaça le monstre de ses deux bras; puis, saisissant la lame de son +sabre par le milieu, il lui appuya perpendiculairement la pointe sur +l'épine du dos. Le brigand atteint poussa une clameur effrayante, et +d'un soubresaut, qui ébranla Ordener, il se dégagea des bras de son +intrépide adversaire et alla tomber à quelques pas en arrière, +emportant dans ses dents un lambeau du manteau vert qu'il avait mordu +dans sa fureur. + +Il se releva, souple et agile comme un jeune chamois, et le combat +recommença pour la troisième fois, d'une manière plus terrible encore. +Le hasard avait jeté près du lieu où il se trouvait un amas de +quartiers de rochers, entre lesquels les mousses et les ronces +croissaient paisiblement depuis des siècles. Deux hommes de force +ordinaire auraient à peine pu soulever la moindre de ces masses. Le +brigand en saisit une de ses deux bras et l'éleva au-dessus de sa tête +en la balançant vers Ordener. Son regard fut affreux dans ce moment. +La pierre, lancée avec violence, traversa lourdement l'espace; le +jeune homme n'eut que le temps de se détourner. Le quartier de granit +s'était brisé en éclats au pied du mur souterrain avec un bruit +épouvantable, que se renvoyèrent longtemps les échos profonds de la +grotte. + +Ordener étourdi avait à peine eu le temps de reprendre son sang-froid, +qu'une seconde masse de pierre se balançait dans les mains du brigand. +Irrité de se voir ainsi lapider lâchement, il s'élança vers le petit +homme, le sabre haut, afin de changer de combat; mais le bloc +formidable, parti comme un tonnerre, rencontra, en roulant dans +l'atmosphère épaisse et sombre de la caverne, la lame frêle et nue sur +son passage; elle tomba en éclats comme un morceau de verre, et le +rire farouche du monstre remplit la voûte. + +Ordener était désarmé. + +--As-tu, cria le monstre, quelque chose à dire à Dieu ou au diable +avant de mourir? + +Et son oeil lançait des flammes, et tous ses muscles s'étaient roidis +de rage et de joie, et il s'était précipité avec un frémissement +d'impatience sur sa hache laissée à terre dans les plis du +manteau.--Pauvre Éthel! + +Tout à coup un rugissement lointain se fait entendre au dehors. Le +monstre s'arrête. Le bruit redouble; des clameurs d'hommes se mêlent +aux grondements plaintifs d'un ours. Le brigand écoute. Les cris +douloureux continuent. Il saisit brusquement la hache et s'élance, non +vers Ordener, mais vers l'une des crevasses dont nous avons parlé et +qui donnaient passage au jour. Ordener, au comble de la surprise de se +voir ainsi oublié, se dirige comme lui vers l'une de ces portes +naturelles, et voit, dans une clairière assez voisine, un grand ours +blanc réduit aux abois par sept chasseurs, parmi lesquels il croit +même distinguer ce Kennybol dont les paroles l'avaient tant frappé la +veille. + +Il se retourne. Le brigand n'était plus dans la grotte, et il entend +au dehors une voix effrayante qui criait: + +--Friend! Friend! je suis à toi! me voici! + + + + +XXX + + Pierre le bon enfant aux dés a tout perdu. + + RÉGNIER. + + +Le régiment des arquebusiers de Munckholm est en marche à travers les +défilés qui se trouvent entre Drontheim et Skongen. Tantôt il côtoie +un torrent, et l'on voit la file des bayonnettes ramper dans les +ravines comme un long serpent dont les écailles brillent au jour; +tantôt il tourne en spirale à l'entour d'une montagne, qui ressemble +alors à ces colonnes triomphales autour desquelles montent des +bataillons de bronze. + +Les soldats marchent, les armes basses et les manteaux déployés, d'un +air d'humeur et d'ennui, parce que ces nobles hommes n'aiment que le +combat ou le repos. Les grosses railleries, les vieux sarcasmes qui +faisaient hier leurs délices ne les égayent pas aujourd'hui; l'air est +froid, le ciel est brumeux. Il faut au moins, pour qu'un rire passager +s'élève dans les rangs, qu'une cantinière se laisse tomber +maladroitement du haut de son petit cheval barbe, ou qu'une marmite de +fer-blanc roule de rocher en rocher jusqu'au fond d'un précipice. + +C'est pour se distraire un moment de l'ennui de cette route que le +lieutenant Randmer, jeune baron danois, aborda le vieux capitaine +Lory, soldat de fortune. Le capitaine marchait, sombre et silencieux, +d'un pas pesant, mais assuré; le lieutenant, leste et léger, faisait +siffler une baguette qu'il avait arrachée aux broussailles dont le +chemin était bordé. + +--Eh bien, capitaine, qu'avez-vous donc? vous êtes triste. + +--C'est qu'apparemment j'en ai sujet, répondit le vieil officier sans +lever la tête. + +--Allons, allons, point de chagrin; regardez-moi, suis-je triste? et +pourtant je gage que j'en aurais au moins autant sujet que vous. + +--J'en doute, baron Randmer; j'ai perdu mon seul bien, j'ai perdu +toute ma richesse. + +--Capitaine Lory, notre infortune est précisément la même. Il n'y a +pas quinze jours que le lieutenant Alberick m'a gagné d'un coup de dé +mon beau château de Randmer et ses dépendances. Je suis ruiné; me +voit-on moins gai pour cela? + +Le capitaine répondit d'une voix bien triste: + +--Lieutenant, vous n'avez perdu que votre beau château; moi, j'ai +perdu mon chien. + +À cette réponse, la figure frivole du jeune homme resta indécise entre +le rire et l'attendrissement. + +--Capitaine, dit-il, consolez-vous; tenez, moi qui ai perdu mon +château... + +L'autre l'interrompit. + +--Qu'est-ce que cela? D'ailleurs, vous regagnerez un autre château. + +--Et vous retrouverez un autre chien. + +Le vieillard secoua la tête. + +--Je retrouverai un chien; je ne retrouverai pas mon pauvre Drake. + +Il s'arrêta; de grosses larmes roulaient dans ses yeux et tombaient +une à une sur son visage dur et rude. + +--Je n'avais, continua-t-il, jamais aimé que lui; je n'ai connu ni +père ni mère; que Dieu leur fasse paix, comme à mon pauvre +Drake!--Lieutenant Randmer, il m'avait sauvé la vie dans la guerre de +Poméranie; je l'appelai Drake pour faire honneur au fameux amiral.--Ce +bon chien! il n'avait jamais changé pour moi, lui, selon ma fortune. +Après le combat d'Oholfen, le grand général Schack l'avait flatté de +la main en me disant: Vous avez là un bien beau chien, sergent +Lory!--car à cette époque je n'étais encore que sergent. + +--Ah! interrompit le jeune baron en agitant sa baguette, cela doit +paraître singulier d'être sergent. + +Le vieux soldat de fortune ne l'entendait pas; il paraissait, se +parler à lui-même, et l'on entendait à peine quelques paroles +inarticulées s'échapper de sa bouche. + +--Ce pauvre Drake! être revenu tant de fois sain et sauf des brèches +et des tranchées pour se noyer, comme un chat, dans le maudit golfe de +Drontheim! + +--Mon pauvre chien! mon brave ami! tu étais digne de mourir comme moi +sur le champ de bataille. + +--Brave capitaine, cria le lieutenant, comment pouvez-vous rester +triste? nous nous battrons peut-être demain. + +--Oui, répondit dédaigneusement le vieux capitaine, contre de fiers + ennemis! + +--Comment, ces brigands de mineurs! ces diables de montagnards! + +--Des tailleurs de pierres, des voleurs de grands chemins! des gens +qui ne sauront seulement pas former en bataille la tête de porc ou le +coin de Gustave-Adolphe! voilà de belle canaille en face d'un homme +tel que moi, qui ai fait toutes les guerres de Poméranie et de +Holstein! les campagnes de Scanie et de Dalécarlie! qui ai combattu +sous le glorieux général Schack, sous le vaillant comte de Guldenlew! + +--Mais vous ne savez pas, interrompit Randmer, qu'on donne à ces +bandes un redoutable chef, un géant fort et sauvage comme Goliath, un +brigand qui ne boit que du sang humain, un démon qui porte en lui tout +Satan. + +--Qui donc? demanda l'autre. + +--Eh! le fameux Han d'Islande! + +--Brrr! je gage que ce formidable général ne sait seulement pas armer +un mousquet en quatre mouvements ou charger une carabine à +l'impériale! + +Randmer éclata de rire. + +--Oui, riez, poursuivit le capitaine. Il sera fort gai en effet de +croiser de bons sabres avec de viles pioches, et de nobles piques avec +des fourches à fumier! voilà de dignes ennemis! mon brave Drake +n'aurait pas daigné leur mordre les jambes! + +Le capitaine continuait de donner un cours énergique à son +indignation, lorsqu'il fut interrompu par l'arrivée d'un officier qui +accourait vers eux tout essoufflé. + +--Capitaine Lory! mon cher Randmer! + +--Eh bien? dirent-ils tous deux à la fois. + +--Mes amis, je suis glacé d'horreur!--D'Ahlefeld! le lieutenant + d'Ahlefeld! le fils du grand-chancelier! vous savez, mon cher baron + Randmer, ce Frédéric... si élégant... si fat!... + +--Oui, répondit le jeune baron, très élégant! Cependant, au dernier +bal de Charlottenbourg, mon déguisement était d'un meilleur goût que +le sien.--Mais que lui est-il donc arrivé? + +--Je sais de qui vous voulez parler, disait en même temps Lory, c'est +Frédéric d'Ahlefeld, le lieutenant de la troisième compagnie, qui a +les revers bleus. Il fait assez négligemment son service. + +--On ne s'en plaindra plus, capitaine Lory. + +--Comment? dit Randmer. + +--Il est en garnison à Walhstrom, continua froidement le vieux +capitaine. + +--Précisément, reprit l'autre, le colonel vient de recevoir un +messager... Ce pauvre Frédéric! + +--Mais qu'est-ce donc? capitaine Bollar, vous m'effrayez. Le vieux +Lory poursuivit: + +--Brrr! notre fat aura manqué aux appels, comme à son ordinaire; le +capitaine aura envoyé en prison le fils du grand-chancelier; et voilà, +j'en suis sûr, le malheur qui vous décompose le visage. + +Bollar lui frappa sur l'épaule. + +--Capitaine Lory, le lieutenant d'Ahlefeld a été dévoré tout vivant. + +Les deux capitaines se regardèrent fixement, et Randmer, un moment +étonné, se mit tout à coup à rire aux éclats. + +--Ah! ah! capitaine Bollar, je vois que vous êtes toujours mauvais +plaisant. Mais je ne donnerai pas dans celle-là, je vous en préviens. + +Et le lieutenant, croisant ses deux bras, donna un libre essor à toute +sa gaieté, en jurant que ce qui l'amusait le plus, c'était la +crédulité avec laquelle Lory accueillait les amusantes inventions de +Bollar. Le conte, disait-il, était vraiment drôle, et c'était une idée +tout à fait divertissante que de faire dévorer tout cru ce Frédéric +qui avait de sa peau un soin si tendre et si ridicule. + +--Randmer, dit gravement Bollar, vous êtes un fou. Je vous dis que +d'Ahlefeld est mort. Je le tiens du colonel;--mort! + +--Oh! qu'il joue bien son rôle! reprit le baron toujours en riant; +qu'il est amusant! + +Bollar haussa les épaules, et se tourna vers le vieux Lory, qui lui +demanda avec sang-froid quelques détails. + +--Oui vraiment, mon cher capitaine Bollar, ajouta le rieur +inextinguible, contez-nous donc par qui ce pauvre diable a été ainsi +mangé. A-t-il fait le déjeuner d'un loup, ou le souper d'un ours? + +--Le colonel, dit Bollar, vient de recevoir en route une dépêche, qui +l'instruit d'abord que la garnison de Walhstrom se replie vers nous, +devant un parti considérable d'insurgés. + +Le vieux Lory fronça le sourcil. + +--Ensuite, poursuivit Bollar, que le lieutenant Frédéric d'Ahlefeld, +ayant été, il y a trois jours, chasser dans les montagnes, du côté de +la ruine d'Arbar, y a rencontré un monstre, qui l'a emporté dans sa +caverne et l'a dévoré. + +Ici le lieutenant Randmer redoubla ses joyeuses exclamations. + +--Oh! oh! comme ce bon Lory croit aux contes d'enfants! C'est bien, +gardez votre sérieux, mon cher Bollar. Vous êtes admirablement drôle. +Mais vous ne nous direz pas quel est ce monstre, cet ogre, ce vampire +qui a emporté et mangé le lieutenant comme un chevreau de six jours! + +--Je ne vous le dirai pas, à vous, murmura Bollar avec impatience; +mais je le dirai à Lory, qui n'est pas follement incrédule.--Mon cher +Lory, le monstre qui a bu le sang de Frédéric, c'est Han d'Islande. + +--Le colonel des brigands! s'écria le vieux officier. + +--Eh bien, mon brave Lory, reprit le railleur Randmer, a-t-on besoin +de savoir l'exercice à l'impériale, quand on fait si bien manoeuvrer +sa mâchoire? + +--Baron Randmer, dit Bollar, vous avez le même caractère que +d'Ahlefeld; prenez garde d'avoir le même sort. + +--J'affirme, s'écria le jeune homme, que ce qui m'amuse le plus, c'est +le sérieux imperturbable du capitaine Bollar. + +--Et moi, répliqua Bollar, ce qui m'effraie le plus, c'est la gaieté +intarissable du lieutenant Randmer. + +En ce moment un groupe d'officiers, qui paraissaient s'entretenir +vivement, se rapprocha de nos trois interlocuteurs. + +--Ah! pardieu, s'écria Randmer, il faut que je les amuse de +l'invention de Bollar.--Camarades, ajouta-t-il en s'avançant vers eux, +vous ne savez pas? ce pauvre Frédéric d'Ahlefeld vient d'être croqué +tout vivant par le barbare Han d'Islande. + +En achevant ces paroles, il ne put réprimer un éclat de rire, qui, à +sa grande surprise, fut accueilli des nouveaux-venus presque avec des +cris d'indignation. + +--Comment! vous riez!--Je ne croyais pas que Randmer dût répéter de +cette manière une semblable nouvelle.--Rire d'un pareil malheur! + +--Quoi! dit Randmer troublé, est-ce que cela serait vrai? + +--Eh! c'est vous qui nous le répétez! lui cria-t-on de toutes parts. +Est-ce que vous n'avez pas foi en vos paroles? + +--Mais je croyais que c'était une plaisanterie de Bollar. + +Un vieux officier prit la parole. + +--La plaisanterie eût été de mauvais goût; mais ce n'en est +malheureusement pas une. Le baron Voethaün, notre colonel, vient de +recevoir cette fatale nouvelle. + +--Une affreuse aventure! c'est effrayant! répétèrent une foule de +voix. + +--Nous allons donc, disait l'un, combattre des loups et des ours à +face humaine! + +--Nous recevrons des coups d'arquebuse, disait l'autre, sans savoir +d'où ils partiront; nous serons tués un à un, comme de vieux faisans +dans une volière. + +--Cette mort de d'Ahlefeld, cria Bollar d'une voix solennelle, fait +frissonner. Notre régiment est malheureux. La mort de Dispolsen, celle +de ces pauvres soldats trouvés à Cascadthymore, celle de d'Ahlefeld, +voilà trois tragiques événements en bien peu de temps. + +Le jeune baron Randmer, qui était resté muet, sortit de sa rêverie. + +--Cela est incroyable, dit-il; ce Frédéric qui dansait si bien! + +Et après cette réflexion profonde, il retomba dans le silence, tandis +que le capitaine Lory affirmait qu'il était très affligé de la mort du +jeune lieutenant, et faisait remarquer au second arquebusier, Toric +Belfast, que le cuivre de sa bandoulière était moins brillant qu'à +l'ordinaire. + + + + +XXXI + + «Chut! chut! voilà un homme qui descend de là-haut + par le moyen d'une échelle. + + ........................................ + + --Oh oui, c'est un espion. + + --Le ciel ne pouvait m'accorder une plus grande + faveur que celle de pouvoir vous livrer... ma vie. + Je suis à vous; mais dites-moi, de grâce, à qui + appartient cette armée. + + --Au comte de Barcelone. + + --Quel comte? + + ................................ + + --Qu'est-ce donc? + + --Général, voilà un espion de l'ennemi. + + --D'où viens-tu? + + --Je venais ici, bien éloigné de songer à ce que + je devais y trouver; je ne m'attendais pas à ce + que je vois.» + + LOPE DE VEGA. _La Fuerza lastimosa_. + + +Il y a quelque chose de sinistre et de désolé dans l'aspect d'une +campagne rase et nue, quand le soleil a disparu, lorsqu'on est seul, +qu'on marche en brisant du pied des tronçons de paille sèche, au cri +monotone de la cigale, et qu'on voit de grands nuages déformés se +coucher lentement sur l'horizon, comme des cadavres de fantômes. + +Telle était l'impression qui se mêlait aux tristes pensées d'Ordener, +le soir de son inutile rencontre avec le brigand d'Islande. Étourdi un +moment de sa brusque disparition, il avait d'abord voulu le +poursuivre; mais il s'était égaré dans les bruyères, et il avait erré +toute la journée dans des terres de plus en plus incultes et sauvages, +sans rencontrer trace d'homme. À la chute du jour, il se trouvait dans +une plaine spacieuse, qui ne lui offrait de tous côtés qu'un horizon +égal et circulaire, où rien ne promettait un abri au jeune voyageur +exténué de fatigue et de besoin. + +Encore si ses souffrances corporelles n'eussent pas été aggravées par +les tristesses de son âme; mais c'en était fait! il avait atteint le +terme de son voyage, sans en remplir le but. Il ne lui restait même +plus ces folles illusions d'espérance qui l'avaient entraîné à la +poursuite du brigand; et maintenant que rien ne soutenait plus son +coeur, mille pensées décourageantes, qui n'y trouvaient point place la +veille, venaient l'assaillir. Qu'allait-il faire? comment revenir vers +Schumacker sans lui apporter le salut d'Éthel? de quelle effrayante +nature étaient les malheurs que la conquête de la fatale cassette eût +prévenus? Et son mariage, avec Ulrique d'Ahlefeld! S'il pouvait du +moins enlever son Éthel à cette indigne captivité; s'il pouvait fuir +avec elle, et emporter son bonheur dans quelque lointain exil! + +Il s'enveloppa de son manteau et se coucha sur la terre. Le ciel était +noir; une lueur orageuse apparaissait par intervalles dans les nues +comme à travers un crêpe funèbre, et s'éteignait; un vent froid +tournait sur la plaine. Le jeune homme songeait à peine à ces signes +d'une tempête violente et prochaine; et d'ailleurs, quand il eût pu +trouver un asile où fuir l'orage et se reposer de ses fatigues, en +eût-il trouvé un où fuir son malheur et se reposer de ses pensées? + +Tout à coup des sons confus de voix humaines arrivèrent à son oreille. +Surpris, il se souleva sur le coude, et aperçut, à quelque distance de +lui, comme des ombres se mouvoir dans l'obscurité. Il regarda; une +lumière brilla au milieu du groupe mystérieux, et Ordener vit, avec un +étonnement facile à concevoir, chacune de ces figures fantasmagoriques +s'enfoncer successivement dans la terre.--Tout disparut. + +Ordener était au-dessus des superstitions de son temps et de son pays. +Son esprit grave et mûr ignorait ces crédulités vaines, ces terreurs +étranges qui tourmentent l'enfance des peuples de même que l'enfance +des hommes. Il y avait cependant dans cette apparition singulière +quelque chose de surnaturel qui lui inspira une religieuse défiance de +sa raison; car nul ne sait si les esprits des morts ne reviennent pas +quelquefois sur la terre. + +Il se leva, fit un signe de croix, et se dirigea vers le lieu où la +vision avait disparu. De larges gouttes de pluie commençaient à +tomber; son manteau se gonflait comme une voile, et la plume de sa +toque, tourmentée par le vent, battait son visage. + +Il s'arrêta tout à coup.--Un éclair venait de lui montrer devant ses +pas une sorte de puits large et circulaire, où il se serait +infailliblement précipité sans la lueur bienfaisante de l'orage. Il +s'approcha du gouffre. Une lumière vague y brillait à une profondeur +effrayante, et répandait une teinte rougeâtre sur l'extrémité +inférieure de cet immense cylindre creusé dans les entrailles de la +terre. Ce rayon, qui semblait un feu magique allumé par les gnomes, +accroissait en quelque sorte l'incommensurable étendue des ténèbres +que l'oeil était contraint de traverser pour l'atteindre. + +L'intrépide jeune homme, penché sur l'abîme, écouta. Un bruit lointain +de voix monta à son oreille. Il ne douta plus que les êtres qui +avaient étrangement paru et disparu à ses yeux ne se fussent plongés +dans ce gouffre, et il sentit un désir invincible, parce qu'il était +sans doute dans sa destinée, d'y descendre après eux, dût-il suivre +des spectres dans une des bouches de l'enfer. D'ailleurs, la tempête +commençait avec fureur, et ce gouffre lui présentait un abri contre +elle. Mais comment y descendre? quel chemin avaient pris ceux qu'il +voulait suivre, si ce n'étaient pas des fantômes?--Un second éclair +vint à son secours, et lui fit voir à ses pieds l'extrémité supérieure +d'une échelle, qui se prolongeait dans les profondeurs du puits. +C'était une forte solive verticale, que traversaient horizontalement, +de distance en distance, de courtes barres de fer destinées à recevoir +les pieds et les mains de ceux qui oseraient s'aventurer dans ce +gouffre. + +Ordener ne balança pas. Il se suspendit audacieusement à la formidable +échelle, et s'enfonça dans l'abîme, sans savoir même si elle le +conduirait jusqu'au fond, sans songer qu'il ne reverrait peut-être +plus le soleil. Bientôt, dans les ténèbres qui couvraient sa tête, il +ne distingua plus le ciel qu'aux éclairs bleuâtres qui l'illuminaient +fréquemment. Bientôt la pluie abondante, qui battait la surface de la +terre, n'arriva plus à lui qu'en rosée fine et vaporeuse. Bientôt le +tourbillon de vent qui s'engouffrait impétueusement dans le puits se +perdit au-dessus de lui en long sifflement. Il descendit, il descendit +encore, et à peine paraissait-il s'être rapproché de la lumière +souterraine. Il continua sans se décourager, en évitant seulement +d'abaisser son regard dans le gouffre, de peur d'y être précipité par +un étourdissement. + +Cependant, l'air de plus en plus étouffé, le bruit de voix de plus en +plus distinct, le reflet pourpre qui commençait à colorer la muraille +circulaire du puits, l'avertirent enfin qu'il n'était pas loin du +fond. Il descendit encore quelques échelons, et son regard put voir +clairement, au bas de l'échelle, l'entrée d'un souterrain éclairée +d'une lueur tremblante et rouge, tandis que son oreille était frappée +par des paroles qui attirèrent toute son attention. + +--Kennybol n'arrive pas, disait une voix du ton de l'impatience. + +--Qui peut le retenir? répétait la même voix après un moment de +silence. + +--Nous l'ignorons, seigneur Hacket, répondait-on. + +--Il a dû passer la nuit chez sa soeur Maase Braall, du village de +Surb, ajoutait une autre voix. + +--Vous le voyez, reprenait la première, je tiens, moi, tous mes +engagements. Je devais vous amener Han d'Islande pour chef; je vous +l'amène. + +Un murmure, dont il était difficile de deviner le sens, répondit à ces +paroles. La curiosité d'Ordener, déjà éveillée par le nom de ce +Kennybol, qui lui avait tant causé de surprise la veille, redoubla au +nom de Han d'Islande. + +La même voix reprit: + +--Mes amis, Jonas, Norbith, si Kennybol est en retard, qu'importe! +nous sommes assez nombreux pour ne plus rien craindre; avez-vous +trouvé vos enseignes dans les ruines de Crag? + +--Oui, seigneur Hacket, répondirent plusieurs voix. + +--Eh bien! levez l'étendard, il en est temps! Voici de l'or! voici +votre invincible chef. Courage! marchez à la délivrance du noble +Schumacker, de l'infortuné comte de Griffenfeld! + +--Vive! vive Schumacker! répétèrent une foule de voix, et le nom de +Schumacker se prolongea d'échos en échos dans les replis des voûtes +souterraines. + +Ordener, conduit de curiosité en curiosité, d'étonnement en +étonnement, écoutait, respirant à peine. Il ne pouvait croire ni +comprendre ce qu'il entendait. Schumacker mêlé à Kennybol, à Han +d'Islande! Quel était ce drame ténébreux dont, spectateur ignoré, il +entrevoyait une scène? De qui défendait-on les jours? de qui jouait-on +la tête? + +--Écoutez, reprit la même voix, vous voyez l'ami, le confident du +noble comte de Griffenfeld. C'était la première fois qu'Ordener +entendait cette voix. Elle poursuivit: + +--.....Accordez-moi votre confiance, comme il m'accorde la sienne. +Amis, tout vous favorise; vous arriverez à Drontheim sans rencontrer +un ennemi. + +--Seigneur Hacket, interrompit une voix, marchons. Peters m'a dit +avoir vu dans les défilés tout le régiment de Munckholm en marche +contre nous. + +--Il vous a trompé, répondit l'autre avec autorité. Le gouvernement +ignore encore votre révolte, et sa tranquillité est telle, que celui +qui a repoussé vos justes plaintes, votre oppresseur, l'oppresseur de +l'illustre et malheureux Schumacker, le général Levin de Knud a quitté +Drontheim pour aller dans la capitale assister aux fêtes du fameux +mariage de son élève Ordener Guldenlew avec Ulrique d'Ahlefeld. + +Qu'on juge de l'émotion d'Ordener. Dans ce pays sauvage et désert, +sous cette voûte mystérieuse, entendre des inconnus prononcer tous les +noms qui l'intéressaient, et jusqu'au sien propre! Un doute affreux +s'éleva dans son coeur. Serait-il vrai? était-ce en effet un agent du +comte de Griffenfeld dont il entendait la voix? Quoi! Schumacker, ce +vieillard vénérable, le noble père de sa noble Éthel, se révoltait +contre le roi son seigneur, soudoyait des brigands, allumait une +guerre civile! Et c'était pour cet hypocrite, pour ce rebelle, qu'il +avait, lui, fils du vice-roi de Norvège, élève du général Levin, +compromis son avenir, exposé sa vie! c'était pour lui qu'il avait +cherché et combattu ce brigand islandais avec lequel Schumacker +paraissait être d'intelligence, puisqu'il le plaçait à la tête de ces +bandits! Qui sait même si cette cassette, pour laquelle lui, Ordener, +avait été sur le point de donner son sang, ne contenait pas +quelques-uns des indignes secrets de cette trame odieuse? Ou plutôt le +vindicatif prisonnier de Munckholm ne s'était-il pas joué de lui? +Peut-être il avait découvert son nom; peut-être, et combien cette +pensée fut douloureuse pour le magnanime jeune homme! n'avait-il +désiré, en le poussant à ce fatal voyage, que la perte du fils d'un +ennemi? + +Hélas! lorsqu'on a longtemps porté le nom d'un malheureux en +vénération et en amour, quand dans le secret de sa pensée on a juré à +son infortune un attachement inviolable, c'est un moment bien amer que +celui où l'on reçoit son salaire d'ingratitude, où l'on sent que l'on +est désenchanté de la générosité, et qu'il faut renoncer à ce bonheur +si pur et si doux du dévouement. On a vieilli en un instant de la plus +triste des vieillesses, on est devenu vieux d'expérience; et l'on a +perdu la plus belle des illusions de la vie, qui n'a de beau que les +illusions. + +Telles étaient les désolantes pensées qui se pressaient confusément +dans l'âme d'Ordener. Le noble jeune homme eût voulu mourir dans ce +fatal moment; il lui semblait que toute la félicité de sa vie lui +échappait. Il y avait bien dans les assertions de celui qui parlait +comme envoyé de Griffenfeld des choses qui lui paraissaient +mensongères ou douteuses; mais comme elles n'étaient destinées qu'à +abuser de malheureux campagnards, Schumacker n'en était que plus +coupable à ses yeux; et ce Schumacker était le père de son Éthel! + +Ces réflexions agitèrent d'autant plus violemment son coeur qu'elles +s'y précipitèrent toutes à la fois. Il chancela sur les barreaux qui +le soutenaient, et continua d'écouter; car on attend parfois avec une +impatience inexplicable et une affreuse avidité les malheurs que l'on +redoute le plus. + +--Oui, poursuivit la voix de l'envoyé, vous êtes commandés par le +formidable Han d'Islande. Qui osera vous combattre? Votre cause est +celle de vos femmes, de vos enfants indignement dépouillés de votre +héritage; d'un noble infortuné, depuis vingt ans plongé injustement +dans une infâme prison. Allons, Schumacker et la liberté vous +attendent. Guerre aux tyrans! + +--Guerre! répétèrent mille voix; et l'on entendit dans les détours du +souterrain un long bruit d'armes se mêler aux sons rauques de la +trompe des montagnes. + +--Arrêtez! cria Ordener.--Il avait descendu précipitamment le reste de +l'échelle. L'idée d'épargner un crime à Schumacker et tant de malheurs +à son pays s'était emparée impérieusement de tout son être. Mais, au +moment où il était apparu sur le seuil du souterrain, la crainte de +perdre, par d'imprudentes déclamations, le père de son Éthel, et +peut-être son Éthel elle-même, avait remplacé tout autre sentiment en +lui; et il était resté là, pâle et jetant un regard étonné sur le +tableau singulier qui s'offrait à sa vue. + +C'était comme une immense place d'une ville souterraine, dont les +limites se perdaient derrière une foule de piliers qui soutenaient les +voûtes. Ces piliers brillaient comme des pilastres de cristal aux +rayons d'un millier de torches que portait une multitude d'hommes +bizarrement armés et répandus confusément dans les profondeurs de la +place. On eût dit, à voir tous ces points lumineux et toutes ces +figures effrayantes errer dans les ténèbres, une de ces assemblées +fabuleuses dont parlent les vieilles chroniques, de sorciers et de +démons qui portaient des étoiles pour flambeaux, et illuminaient la +nuit les vieux bois et les châteaux écroulés. + +Un long cri s'éleva. + +--Un étranger! Mort! mort! + +Cent bras étaient déjà levés sur Ordener. Il porta la main à son côté +pour y chercher son sabre.--Noble jeune homme! dans son généreux élan +il avait oublié qu'il était seul et désarmé. + +--Attendez, attendez! cria une voix, la voix de celui en qui Ordener +voyait l'envoyé de Schumacker. + +C'était un petit homme gras, vêtu de noir, à l'oeil gai et faux. Il +s'avança vers Ordener. + +--Qui êtes-vous? lui dit-il. + +Ordener ne répondit pas; il était saisi de toutes parts, et il n'y +avait pas une place sur sa poitrine où ne s'appuyât la pointe d'une +épée ou le canon d'un pistolet. + +--Est-ce que tu as peur? demanda le petit homme avec un sourire. + +--Si ta main était sur mon coeur au lieu de ces épées, dit froidement +le jeune homme, tu verrais qu'il ne bat pas plus vite que le tien, en +supposant que tu aies un coeur. + +--Ah! ah! dit le petit homme, il fait le fier! eh bien! qu'il +meure.--Et il tourna le dos. + +--Donne-moi la mort, répliqua Ordener; c'est tout ce que je veux te +devoir. + +--Un instant, seigneur Hacket, dit un vieillard à barbe touffue, qui +se tenait appuyé sur un long mousquet. Vous êtes ici chez moi, et j'ai +seul le droit d'envoyer ce chrétien raconter aux morts ce qu'il a vu +ici. + +Le seigneur Hacket se mit à rire.--Ma foi, mon cher Jonas, comme il +vous plaira! Peu m'importe que cet espion soit jugé par vous, pourvu +qu'il soit condamné. + +Le vieillard se tourna vers Ordener: + +--Allons, dis-nous qui tu es, toi qui souhaitais si audacieusement de +savoir qui nous sommes. + +Ordener garda le silence. Entouré des étranges partisans de ce +Schumacker, pour lequel il aurait si volontiers donné son sang, il +n'éprouvait en ce moment qu'un désir infini de la mort. + +--Sa courtoisie ne veut pas répondre, dit le vieillard. Quand le +renard est pris, il ne crie plus. Tuez-le. + +--Mon brave Jonas, reprit Hacket, que la mort de cet homme soit le +premier exploit de Han d'Islande parmi vous. + +--Oui, oui! crièrent une foule de voix. + +Ordener étonné, mais toujours intrépide, chercha des yeux ce Han +d'Islande, auquel il avait si vaillamment disputé sa vie le matin +même, et vit, avec un redoublement de surprise, s'avancer vers lui un +homme d'une stature colossale, vêtu du costume des montagnards. Ce +géant fixa sur Ordener un regard atrocement stupide, et demanda une +hache. + +--Tu n'es pas Han d'Islande, dit Ordener avec force. + +--Qu'il meure! qu'il meure! cria Hacket d'une voix furieuse. + +Ordener vit qu'il fallait mourir. Il mit la main dans sa poitrine, +afin d'en tirer les cheveux de son Éthel et de leur donner un dernier +baiser. Ce mouvement fit tomber un papier de sa ceinture. + +--Quel est ce papier? dit Hacket; Norbith, prenez ce papier. + +Ce Norbith était un jeune homme dont les traits noirs et durs avaient +une expression de noblesse. Il ramassa le papier et le déploya. + +--Grand Dieu! s'écria-t-il, c'est la passe de mon pauvre ami +Christophorus Nedlam, de ce malheureux camarade qu'ils ont exécuté, il +n'y a pas huit jours, sur la place publique de Skongen, pour fausse +monnaie. + +--Eh bien! dit Hacket avec l'accent d'une attente trompée, gardez ce +chiffon de papier. Je le croyais plus important. Vous, mon cher Han +d'Islande, expédiez votre homme. + +Le jeune Norbith se plaça devant Ordener, et s'écria: + +--Cet homme est sous ma protection. Ma tête tombera avant qu'il tombe +un cheveu de la sienne. Je ne souffrirai pas que le sauf-conduit de +mon ami Christophorus Nedlam soit violé. + +Ordener, si miraculeusement protégé, baissa la tête et s'humilia; car +il se rappelait combien il avait dédaigneusement accueilli en lui-même +le voeu touchant de l'aumônier Athanase Munder:--Puisse le don du +mourant être un bienfait pour le voyageur! + +--Bah! bah! dit Hacket, vous dites là des folies, mon brave Norbith. +Cet homme est un espion; il faut qu'il meure. + +--Donnez-moi ma hache, répéta le géant. + +--Il ne mourra pas! cria Norbith. Que dirait l'esprit de mon pauvre +Nedlam, qu'ils ont indignement pendu? Je vous assure qu'il ne mourra +pas; car Nedlam ne veut pas qu'il meure. + +--En effet, dit le vieux Jonas, Norbith a raison. Comment voulez-vous +qu'on tue cet étranger, seigneur Hacket? il a la passe de +Christophorus Nedlam. + +--Mais c'est un espion, c'est un espion, reprit Hacket. + +Le vieillard se plaça près du jeune homme, devant Ordener, et tous +deux dirent gravement: + +--Il a la passe de Christophorus Nedlam, qui a été pendu à Skongen. + +Hacket vit qu'il fallait céder; car tous les autres commençaient à +murmurer, en disant que cet étranger ne pouvait mourir, puisqu'il +portait le sauf-conduit de Nedlam le faux-monnayeur. + +--Allons, dit-il entre ses dents avec une rage concentrée, qu'il vive +donc. Au reste, c'est votre affaire. + +--Ce serait le diable que je ne le tuerais point, dit Norbith +triomphant. + +En parlant ainsi, il se tourna vers Ordener. + +--Écoute, poursuivit-il, tu dois être un bon frère, puisque tu as la +passe de Nedlam, mon pauvre ami. Nous sommes les mineurs royaux. Nous +nous révoltons pour qu'on nous délivre de la tutelle. Le seigneur +Hacket, que tu vois, dit que nous prenons les armes pouf un certain +comte Schumacker; mais moi je ne le connais pas. Étranger, notre cause +est juste. Écoute, et réponds-moi comme si tu répondais à ton saint +patron. Veux-tu être des nôtres? + +Une idée passa dans l'esprit d'Ordener. + +--Oui, répondit-il. + +Norbith lui présenta un sabre, qu'il reçut en silence. + +--Frère, dit le jeune chef, si tu veux nous trahir, tu commenceras par +me tuer. + +En ce moment le son de la trompe retentit sous les arceaux de la mine, +et l'on entendit des voix éloignées qui disaient: Voilà Kennybol. + + + + +XXXII + + Il a des pensées dans la tête qui vont jusqu'aux + cieux. + + _Romances espagnoles._ + + +L'âme a quelquefois des inspirations subites, des illuminations +soudaines, dont un volume entier de pensées et de réflexions +n'exprimerait pas mieux l'étendue, ne sonderait pas plus la +profondeur, que la clarté de mille flambeaux ne rendrait la lueur +immense et rapide de l'éclair. + +On n'essaiera donc pas d'analyser ici l'impulsion impérieuse et +secrète qui, à la proposition du jeune Norbith, jeta le noble fils du +vice-roi de Norvège parmi les bandits qui se révoltaient pour un +proscrit. Ce fut tout à la fois, sans doute, un généreux désir +d'approfondir, à tout prix, cette ténébreuse aventure, mêlé à un +dégoût amer de la vie, à un insouciant désespoir de l'avenir; +peut-être je ne sais quel doute de la culpabilité de Schumacker, +inspiré par tout ce qu'offraient de louche et de faux les apparences +diverses qui avaient frappé le jeune homme, par un instinct inconnu de +la vérité, et surtout par son amour pour Éthel. Enfin, ce fut +certainement une révélation intime du bien qu'un ami clairvoyant de +Schumacker pourrait lui faire, au milieu de ses aveugles partisans. + + + + +XXXIII + + Est-ce là le chef? ses regards m'effraient, je + n'oserais lui parler. + + MATURIN, _Bertram_. + + +Aux cris qui annonçaient le fameux chasseur Kennybol, Hacket s'élança +précipitamment au-devant de lui, en laissant Ordener avec les deux +autres chefs. + +--Vous voilà enfin, mon cher Kennybol! Venez que je vous présente à +votre formidable chef, Han d'Islande. + +À ce nom, Kennybol, qui arrivait pâle, haletant, les cheveux hérissés, +le visage inondé de sueur et les mains teintes de sang, recula de +trois pas. + +--Han d'Islande! + +--Allons, dit Hacket, rassurez-vous! il vient pour vous seconder. Ne +voyez en lui qu'un ami, qu'un compagnon. + +Kennybol ne l'entendait pas. + +--Han d'Islande ici! répéta-t-il. + +--Eh oui, dit Hacket, en réprimant un rire équivoque; allez-vous en +avoir peur? + +--Quoi! interrompit pour la troisième fois le chasseur, vous +m'affirmez... Han d'Islande dans--cette mine!... + +Hacket se tourna vers ceux qui l'entouraient: + +--Est-ce que notre brave Kennybol est fou? Puis, s'adressant à +Kennybol: + +--Je vois que c'est la crainte de Han d'Islande qui vous a retardé. + +Kennybol leva la main au ciel: + +--Par Etheldera, la sainte martyre norvégienne, ce n'est pas la +crainte de Han d'Islande, seigneur Hacket, mais bien Han d'Islande +lui-même, je vous jure, qui m'a empêché d'être ici plus tôt. + +Ces paroles firent éclater un murmure d'étonnement parmi la foule de +montagnards et de mineurs qui entouraient les deux interlocuteurs, et +jetèrent sur le front de Hacket le même nuage que l'aspect et le salut +d'Ordener y avaient déjà fait naître un moment auparavant. + +--Comment! que dites-vous? demanda-t-il en baissant la voix. + +--Je dis, seigneur Hacket, que sans votre maudit Han l'Islandais +j'aurais été ici avant le premier cri de la chouette. + +--En vérité! Que vous a-t-il donc fait? + +--Oh! ne me le demandez pas; je veux seulement que ma barbe blanchisse +en un jour, comme le poil d'une hermine, si l'on me surprend de ma +vie, puisqu'il est vrai que je vis encore, à la chasse d'un ours +blanc. + +--Est-ce que vous avez failli être dévoré par un ours? Kennybol haussa +les épaules en signe de mépris: + +--Un ours! voilà un redoutable ennemi! Kennybol dévoré par un ours! +Pour qui me prenez-vous, seigneur Hacket? + +--Ah! pardon, dit Hacket en souriant. + +--Si vous saviez ce qui m'est arrivé, mon brave seigneur, interrompit +le vieux chasseur en baissant la voix, vous ne me répéteriez point que +Han d'Islande est ici. + +Hacket parut de nouveau un moment déconcerté. Il arrêta brusquement +Kennybol par le bras, comme s'il craignait qu'il n'approchât davantage +du point de la place souterraine où l'on apercevait, au-dessus des +têtes des mineurs, la tête énorme du géant. + +--Mon cher Kennybol, dit-il d'une voix presque solennelle, contez-moi, +je vous prie, ce qui a causé votre retard. Vous sentez qu'au moment où +nous sommes, tout peut être d'une haute importance. + +--Cela est vrai, dit Kennybol après un moment de réflexion. + +Alors, cédant aux instances réitérées de Hacket, il lui raconta +comment il avait, le matin même, aidé de six compagnons, poussé un +ours blanc jusqu'aux environs de la grotte de Walderhog, sans +s'apercevoir, dans l'ardeur de la chasse, qu'il était si près de ce +lieu redoutable; comment les plaintes de l'ours aux abois avaient +attiré un petit homme, un monstre, un démon, qui, armé d'une hache de +pierre, s'était jeté sur eux à la défense de l'ours. L'apparition de +cette espèce de diable, qui ne pouvait être autre que Han, le démon +islandais, les avait glacés tous sept de terreur; enfin, ses six +malheureux camarades avaient été victimes des deux monstres, et lui, +Kennybol, n'avait dû son salut qu'à une prompte fuite, qui n'avait pas +été entravée, grâce à son agilité, à la fatigue de Han d'Islande, et, +avant tout, à la protection du bienheureux patron des chasseurs, saint +Sylvestre. + +--Vous voyez, seigneur Hacket, dit-il en terminant son récit encore +plein de son épouvante, et orné de toutes les fleurs de la rhétorique +des montagnes, vous voyez que si je viens tard, ce n'est pas moi qu'il +faut accuser, et qu'il est impossible que le démon d'Islande, que j'ai +laissé ce matin avec son ours, s'acharnant sur les cadavres de mes six +pauvres camarades dans la bruyère de Walderhog, soit maintenant, comme +notre ami, dans cette mine d'Apsyl-Corh, à notre rendez-vous. Je vous +proteste que cela ne se peut. Je le connais, à présent, ce démon +incarné; je l'ai vu! + +Hacket, qui avait tout écouté attentivement, prit la parole et dit +d'une voix grave: + +--Mon brave ami Kennybol, quand vous parlez de Han d'Islande ou de +l'enfer, ne croyez rien impossible. Je savais tout ce que vous venez +de me dire. + +L'expression de l'extrême étonnement et de la plus naïve crédulité se +peignit sur les traits sauvages du vieux chasseur des monts de Kole. + +--Comment? + +--... Oui, poursuivit Hacket, sur le visage duquel un observateur plus +adroit eût peut-être démêlé quelque chose de triomphant et de +sardonique, je savais tout, excepté pourtant que vous fussiez le héros +de cette triste aventure. Han d'Islande me l'avait contée en me +suivant ici. + +--Vraiment! dit Kennybol; et son regard attaché sur Hacket venait de +prendre un air de crainte et de respect. + +Hacket continua avec le même sang-froid: + +--Sans doute; mais maintenant, soyez tranquille, je vais vous conduire +à ce formidable Han d'Islande. + +Kennybol poussa un cri d'effroi. + +--Soyez tranquille, vous dis-je, reprit Hacket. Voyez en lui votre +chef et votre camarade; gardez-vous seulement de lui rappeler en rien +ce qui s'est passé ce matin. Vous comprenez? + +Il fallut céder, mais ce ne fut pas sans une vive répugnance +intérieure qu'il consentit à se laisser présenter au démon. Ils +s'avancèrent vers le groupe où étaient Ordener, Jonas et Norbith. + +--Mon bon Jonas, mon cher Norbith, dit Kennybol, que Dieu vous +assiste! + +--Nous en avons besoin, Kennybol, dit Jonas. En ce moment le regard +de Kennybol s'arrêta sur celui d'Ordener, qui cherchait le sien. + +--Ah! vous voilà, jeune homme, dit-il en s'approchant vivement de lui +et lui tendant sa main ridée et rude, soyez le bienvenu. Il paraît que +votre hardiesse a eu bon succès? + +Ordener, qui ne comprenait pas que ce montagnard parût le comprendre +si bien, allait provoquer une explication, quand Norbith s'écria: + +--Vous connaissez donc cet étranger, Kennybol? + +--Par mon ange gardien, si je le connais! Je l'aime et je l'estime. Il +est dévoué comme nous tous à la bonne cause que nous servons. + +Et il lança vers Ordener un second regard d'intelligence, auquel +celui-ci se préparait à répondre, lorsque Hacket, qui était allé +chercher son géant, que tous ces bandits semblaient fuir avec effroi, +les aborda tous quatre en disant: + +--Mon brave chasseur Kennybol, voici votre chef, le fameux Han de +Klipstadur! + +Kennybol jeta sur le brigand gigantesque un coup d'oeil où il y avait +plus de surprise encore que de crainte, et se pencha vers l'oreille de +Hacket: + +--Seigneur Hacket, le Han d'Islande que j'ai laissé ce matin à +Walderhog était un petit homme. + +Hacket lui répondit à voix basse: + +--Vous oubliez, Kennybol! un démon! + +--Il est vrai, dit le crédule chasseur, il aura changé de forme. + +Et il se détourna en tremblant pour faire furtivement un signe de +croix. + + + + +XXXIV + + Le masque approche; c'est Angelo lui-même; le + drôle entend bien son métier; il faut qu'il soit + sûr de son fait. + + LESSING. + + +C'est dans une sombre forêt de vieux chênes, où pénètre à peine le +pâle crépuscule du matin, qu'un homme de petite taille en aborde un +autre qui est seul, et qui paraît l'attendre. L'entretien suivant +commence à voix basse: + +--Daigne votre grâce me pardonner si je l'ai fait attendre! Plusieurs +incidents m'ont retardé. + +--Lesquels? + +--Le chef des montagnards, Kennybol, n'est arrivé au rendez-vous qu'à +minuit; et nous avons en revanche été troublés par un témoin +inattendu. + +--Qui donc? + +--C'est un homme qui s'est jeté comme un fou dans la mine au milieu de +notre sanhédrin. J'ai pensé d'abord que c'était un espion, et j'ai +voulu le faire poignarder; mais il s'est trouvé porteur de la +sauvegarde de je ne sais quel pendu fort respecté de nos mineurs, et +ils l'ont pris sous leur protection. Je pense, en y réfléchissant, que +ce n'est sans doute qu'un voyageur curieux ou un savant imbécile. En +tout cas, j'ai disposé mes mesures à son égard. + +--Tout va-t-il bien du reste? + +--Fort bien. Les mineurs de Guldbranshal et de Fa-roër, commandés par +le jeune Norbith et le vieux Jonas, les montagnards de Kole, conduits +par Kennybol, doivent être en marche en ce moment. À quatre milles de +l'Étoile-Bleue, leurs compagnons de Hubfallo et de Sund-Moër les +joindront; ceux de Kongsberg et la troupe des forgerons du Smiasen, +qui ont déjà forcé la garnison de Walhstrom de se retirer, comme le +noble comte le sait, les attendent quelques milles plus loin.--Enfin, +mon cher et honoré maître, toutes ces bandes réunies feront halte +cette nuit à deux milles de Skongen, dans les gorges du Pilier-Noir. + +--Mais votre Han d'Islande, comment l'ont-ils reçu? + +--Avec une entière crédulité. + +--Que ne puis-je venger la mort de mon fils sur ce monstre! Quel +malheur qu'il nous ait échappé! + +--Mon noble seigneur, usez d'abord du nom de Han d'Islande pour vous +venger de Schumacker; vous aviserez ensuite au moyen de vous venger de +Han lui-même. Les révoltés marcheront aujourd'hui tout le jour et +feront halte ce soir, pour passer la nuit dans le défilé du +Pilier-Noir, à deux milles de Skongen. + +--Comment! vous laisseriez pénétrer si près de Skongen un +rassemblement aussi considérable?--Musdoemon!... + +--Un soupçon, noble comte! Que votre grâce daigne envoyer, à l'instant +même, un messager au colonel Voethaün, dont le régiment doit être en +ce moment à Skongen; informez-le que toutes les forces des insurgés +seront campées cette nuit sans défiance dans le défilé du Pilier-Noir, +qui semble avoir été créé exprès pour les embuscades. + +--Je vous comprends; mais pourquoi, mon cher, avoir tout disposé de +façon que les rebelles soient si nombreux? + +--Plus l'insurrection sera formidable, seigneur, plus le crime de +Schumacker et votre mérite seront grands. D'ailleurs il importe +qu'elle soit entièrement éteinte d'un seul coup. + +--Bien! mais pourquoi le lieu de la halte est-il si voisin de Skongen? + +--Parce que, dans toutes les montagnes, c'est le seul où la défense +soit impossible. Il ne sortira de là que ceux qui sont désignés pour +figurer devant le tribunal. + +--À merveille!--Quelque chose, Musdoemon, me dit de terminer +promptement cette affaire. Si tout est rassurant de ce côté, tout est +inquiétant de l'autre. Vous savez que nous avons fait faire à +Copenhague des recherches secrètes sur les papiers qui pouvaient être +tombés au pouvoir de ce Dispolsen? + +--Eh bien, seigneur? + +--Eh bien, je viens d'apprendre à l'instant que cet intrigant avait eu +des rapports mystérieux avec ce maudit astrologue Cumbysulsum. + +--Qui est mort dernièrement? + +--Oui; et que le vieux sorcier avait en mourant remis à l'agent de +Schumacker des papiers. + +--Damnation! il avait des lettres de moi, un exposé de notre plan! + +--De votre plan, Musdoemon! + +--Mille pardons, noble comte! Mais aussi pourquoi votre grâce +avait-elle été se livrer à ce charlatan de Cumbysulsum? le vieux +traître! + +--Écoutez, Musdoemon, je ne suis pas comme vous un être sans croyance +et sans foi.--Ce n'est pas sans de justes raisons, mon cher, que j'ai +toujours eu confiance dans la science magique du vieux Cumbysulsum. + +--Que votre grâce n'a-t-elle eu autant de défiance de sa fidélité que +de confiance en sa science? Au surplus, ne nous alarmons pas, mon +noble maître, Dispolsen est mort, ses papiers sont perdus; dans +quelques jours il ne sera plus question de ceux auxquels ils +pourraient servir. + +--En tout cas quelle accusation pourrait monter jusqu'à moi? + +--Ou jusqu'à moi, protégé par votre grâce? + +--Oh oui, mon cher, vous pouvez, certes, compter sur moi; mais hâtons, +je vous prie, le dénoûment de tout ceci; je vais envoyer le messager +au colonel. Venez, mes gens m'attendent derrière ces halliers, et il +faut reprendre le chemin de Drontheim, que le mecklembourgeois a +quitté sans doute. Allons, continuez à me bien servir, et, malgré tous +les Cumbysulsum et les Dispolsen de la terre, comptez sur moi à la vie +et à la mort! + +--Je prie votre grâce de croire... Diable! + +Ici ils s'enfoncèrent tous deux dans le bois, dans les détours duquel +leurs voix s'éteignirent peu à peu; et bientôt après on n'y entendit +plus que le bruit des pas des deux chevaux qui s'éloignaient. + + + + +XXXV + + .... Battez, tambours! ils viennent! + + .... Ils ont fait serment tous, et tous le même + serment, de ne pas rentrer en Castille sans le + comte prisonnier, leur seigneur. + + Ils ont sa statue de pierre dans un chariot, et + sont résolus à ne retourner en arrière qu'en + voyant la statue s'en retourner elle-même. + + Et en signe que celui qui ferait un pas en arrière + serait regardé comme un traître, ils ont tous levé + la main et prêté leur serment. + + ............................................. + + Et ils marchent vers Arlançon, aussi vite que + peuvent aller les boeufs qui traînent le chariot; + ils ne s'arrêtent pas plus que le soleil. + + Burgos reste désert; seulement les femmes et les + enfants y sont demeurés; il en est ainsi dans les + environs. + + Ils vont causant ensemble du cheval et du faucon, + et se demandant s'il faut affranchir la Castille + du tribut qu'elle paie à Léon. + + Et avant d'entrer dans la Navarre, ils rencontrent + sur la frontière...-- + + _Romances espagnoles._ + + +Pendant que la conversation qu'on vient de lire avait lieu dans une +des forêts qui avoisinent le Smiasen, les révoltés, divisés en trois +colonnes, sortirent de la mine de plomb d'Apsyl-Corh, par l'entrée +principale, qui s'ouvre de plain-pied sur un ravin profond. Ordener, +qui, malgré son désir de se rapprocher de Kennybol, avait été rangé +dans la bande de Norbith, ne vit d'abord qu'une longue procession de +torches, dont les feux, luttant avec les premières lueurs du jour, se +réfléchissaient sur des haches, des fourches, des pioches, des massues +armées de pointes de fer, d'énormes marteaux, des pics, des leviers et +toutes les armes grossières que la révolte peut emprunter au travail, +mêlées à d'autres armes régulières, qui annonçaient que cette révolte +était une conspiration, des mousquets, des piques, des sabres, des +carabines et des arquebuses. Quand le soleil eut paru, et que la +lumière des torches ne fut plus que de la fumée, il put mieux observer +l'aspect de cette singulière armée, qui s'avançait en désordre, avec +des chants rauques et des cris sauvages, pareille à un troupeau de +loups affamés qui vont à la conquête d'un cadavre. Elle était partagée +en trois divisions, ou plutôt en trois foules. D'abord marchaient les +montagnards de Kole, commandés par Kennybol, auquel ils ressemblaient +tous par leur costume de peaux de bêtes, et presque par leur mine +farouche et hardie. Puis venaient les jeunes mineurs de Norbith et les +vieux de Jonas, avec leurs grands feutres, leurs larges pantalons, +leurs bras entièrement nus et leurs visages noirs, qui tournaient vers +le soleil des yeux stupides. Au-dessus de ces bandes tumultueuses +flottaient pêle-mêle des bannières couleur de feu, sur lesquelles on +lisait différentes devises, telles que: Vive Schumacker!--Délivrons +notre libérateur!--Liberté aux mineurs! Liberté au comte de +Griffenfeld!--Mort à Guldenlew!--Mort aux oppresseurs! Mort à +d'Ahlefeld!--Les rebelles paraissaient plutôt considérer ces enseignes +comme des fardeaux que comme des ornements, et elles passaient de main +en main quand les porte-étendards étaient fatigués ou voulaient mêler +le son discordant de leur trompe aux psalmodies et aux vociférations +de leurs camarades. + +L'arrière-garde de cette étrange armée se composait de dix chariots +traînés par des rennes et de grands ânes, destinés sans doute à porter +les munitions; et l'avant-garde, du géant amené par Hacket, qui +marchait seul, armé d'une massue et d'une hache, et bien loin duquel +venaient, avec une sorte de terreur, les premiers rangs commandés par +Kennybol, qui ne le quittait pas des yeux, comme pour pouvoir suivre +son chef diabolique dans les diverses transfigurations qu'il lui +plairait de subir. + +Ce torrent de rebelles descendait ainsi avec une rumeur confuse et en +remplissant les bois de pins du bruit de la trompe des montagnes du +Drontheimhus septentrional. Il fut bientôt grossi par les diverses +bandes de Sund-Moër, de Hubfallo, de Kongsberg, et la troupe des +forgerons du Smiasen, qui présentait un contraste bizarre avec le +reste des révoltés. C'étaient des hommes grands et forts, armés de +pinces et de marteaux, ayant pour cuirasses de larges tabliers de +cuir, ne portant pour enseigne qu'une haute croix de bois, qui +marchaient gravement et en cadence, avec une régularité plus +réligieuse encore que militaire sans autre chant de guerre que les +psaumes et les cantiques de la bible. Ils n'avaient de chef que leur +porte-croix, qui s'avançait sans armes à leur tête. + +Tout ce ramas d'insurgés ne rencontrait pas un être humain sur son +passage. À leur approche, le chevrier poussait son troupeau dans une +caverne, et le paysan désertait son village; car l'habitant des +plaines et des vallées est partout le même, il craint la trompe des +bandits de même que le cor des archers. + +Ils traversèrent ainsi des collines et des forêts semées de rares +bourgades, suivirent des routes sinueuses où l'on voyait plus de +traces de bêtes fauves que de pas d'hommes, côtoyèrent des lagunes, +franchirent des torrents, des ravins, des marais. Ordener ne +connaissait aucun de ces lieux. Une fois seulement, son regard, se +levant, rencontra a l'horizon l'apparence lointaine et bleuâtre d'une +grande roche courbée. Il se pencha vers un de ses grossiers compagnons +de voyage: + +--Ami, quel est ce rocher là-bas, au sud, à droite? + +--C'est le Cou-de-Vautour, le rocher d'Oëlmoe, répondit l'autre. + +Ordener soupira profondément. + + + + +XXXVI + + Ma fille, Dieu vous garde et vous veuille bénir! + + RÉGNIER. + + +Guenon, perroquets, peignes et rubans, tout était prêt chez la +comtesse d'Ahlefeld pour recevoir le lieutenant Frédéric. Elle avait +fait venir à grands frais le dernier roman de la fameuse Scudéry. On +l'avait, par son ordre, revêtu d'une riche reliure à fermoirs de +vermeil ciselé, et placé entre les flacons d'essence et les boîtes de +mouches, sur l'élégante toilette à pieds dorés, ornée de mosaïque de +bois, dont elle avait meublé le boudoir futur de son cher enfant +Frédéric. Quand elle eut ainsi parcouru le cercle minutieux de ces +petits soins maternels, qui l'avaient un moment distraite de la haine, +elle songea qu'elle n'avait plus autre chose à faire que de nuire à +Schumacker et à Éthel. Le départ du général Levin les lui livrait sans +défense. + +Il s'était passé depuis peu dans le donjon de Munckholm une foule de +choses sur lesquelles elle n'avait pu obtenir que des données très +vagues.--Quel était le serf, vassal ou paysan, qui, à en croire les +paroles très ambiguës et très embarrassées de Frédéric, s'était fait +aimer de la fille de l'ex-chancelier?--Quels étaient les rapports du +baron Ordener avec les prisonniers de Munckholm?--Quels étaient les +motifs incompréhensibles de l'absence si singulière d'Ordener, dans un +moment où les deux royaumes n'étaient occupés que de son prochain mariage +avec cette Ulrique d'Ahlefeld qu'il paraissait dédaigner?--Enfin, que +s'était-il passé entre Levin de Knud et Schumacker?--L'esprit de la +comtesse se perdait en conjectures. Elle résolut enfin, pour éclaircir +tous ces mystères, de hasarder une descente à Munckholm, conseil que lui +donnaient à la fois sa curiosité de femme et ses intérêts d'ennemie. + +Un soir qu'Éthel, seule dans le jardin du donjon, venait de graver, +pour la sixième fois, avec le diamant d'une bague, je ne sais quel +chiffre mystérieux sur le pilier noir de la poterne qui avait vu +disparaître son Ordener, cette porte s'ouvrit. La jeune fille +tressaillit. C'était la première fois que cette poterne s'ouvrait, +depuis qu'elle s'était refermée sur lui. + +Une grande femme pâle, vêtue de blanc, était devant elle. Elle +présentait à Éthel un sourire doux comme du miel empoisonné, et il y +avait, derrière son regard paisible et bienveillant, comme une +expression de haine, de dépit et d'admiration involontaire. + +Éthel la considéra avec étonnement, presque avec crainte. Depuis sa +vieille nourrice, qui était morte entre ses bras, c'était la première +femme qu'elle voyait dans la sombre enceinte de Munckholm. + +--Mon enfant, dit doucement l'étrangère, vous êtes la fille du +prisonnier de Munckholm? + +Éthel ne put s'empêcher de détourner la tête; quelque chose en elle ne +sympathisait pas avec l'étrangère, et il lui semblait qu'il y avait du +venin dans le souffle qui accompagnait cette douce voix.--Elle +répondit: + +--Je m'appelle Éthel Schumacker. Mon père dit qu'on me nommait, dans +mon berceau, comtesse de Tongsberg et princesse de Wollin. + +--Votre père vous dit cela! s'écria la grande femme avec un accent +qu'elle réprima aussitôt. Puis elle ajouta:--Vous avez éprouvé bien +des malheurs! + +--Le malheur m'a reçue à ma naissance dans ses bras de fer, répondit +la jeune prisonnière; mon noble père dit qu'il ne me quittera qu'à ma +mort. + +Un sourire passa sur les lèvres de l'étrangère, qui reprit du ton de +la pitié: + +--Et vous ne murmurez pas contre ceux qui ont jeté votre vie dans ce +cachot? vous ne maudissez pas les auteurs de votre infortune? + +--Non, de peur que notre malédiction n'attire sur eux des maux pareils +à ceux qu'ils nous font souffrir. + +--Et, continua la femme blanche avec un front impassible, +connaissez-vous les auteurs de ces maux dont vous vous plaignez? + +Éthel réfléchit un moment et dit: + +--Tout s'est fait par la volonté du ciel. + +--Votre père ne vous parle jamais du roi? + +--Le roi? c'est celui pour lequel je prie matin et soir sans le +connaître. + +Éthel ne comprit pas pourquoi l'étrangère se mordit les lèvres à cette +réponse. + +--Votre malheureux père ne vous nomme jamais, dans sa colère, ses +implacables ennemis, le général Arensdorf, l'évêque Spollyson, le +chancelier d'Ahlefeld? + +--J'ignore de qui vous me parlez. + +--Et connaissez-vous le nom de Levin de Knud? + +Le souvenir de la scène qui s'était passée la surveille entre le +gouverneur de Drontheim et Schumacker était trop récent dans l'esprit +d'Éthel, pour que le nom de Levin de Knud ne la frappât point. + +--Levin de Knud? dit-elle; il me semble que c'est cet homme pour +lequel mon père a tant d'estime et presque tant d'affection. + +--Comment! s'écria la grande femme. + +--Oui, reprit la jeune fille, c'est ce Levin de Knud que mon seigneur +et père défendait si vivement avant-hier contre le gouverneur de +Drontheim. + +Ces paroles redoublèrent la surprise de l'autre: + +--Contre le gouverneur de Drontheim! Ne vous jouez pas de moi, ma +fille. Ce sont vos intérêts qui m'amènent. Votre père prenait contre +le gouverneur de Drontheim le parti du général Levin de Knud! + +--Du général! il me semble que c'était du capitaine... Mais non; vous +avez raison.--Mon père, poursuivit Éthel, paraissait conserver autant +d'attachement à ce général Levin de Knud qu'il témoignait de haine au +gouverneur du Drontheimhus. + +--Voilà encore un étrange mystère! dit en elle-même la grande femme +pâle, dont la curiosité s'allumait de plus en plus.--Ma chère enfant, +que s'est-il donc passé entre votre père et le gouverneur de +Drontheim? + +L'interrogatoire fatiguait la pauvre Éthel, qui regarda fixement la +grande femme. + +--Suis-je donc une criminelle pour que vous m'interrogiez ainsi? + +À ce mot si simple, l'inconnue parut interdite, comme si elle sentait +le fruit de son adresse lui échapper. Elle reprit néanmoins, d'une +voix légèrement émue: + +--Vous ne me parleriez pas ainsi si vous saviez pourquoi et pour qui +je viens. + +--Quoi! dit Éthel, viendriez-vous de sa part? m'apporteriez-vous un +message de lui? + +Et tout son sang rougissait son beau visage; et tout son coeur s'était +soulevé dans son sein, gonflé d'impatience et d'inquiétude. + +--... De qui? demanda l'autre. + +La jeune fille s'arrêta au moment de prononcer le nom adoré. Elle +avait vu luire dans l'oeil de l'étrangère un éclair de sombre joie qui +semblait un rayon de l'enfer. Elle dit tristement: + +--Vous ne savez pas de qui je veux parler. L'expression de l'attente +trompée se peignit pour la seconde fois sur le visage bienveillant de +l'autre. + +--Pauvre jeune fille! s'écria-t-elle, que pourrais-je faire pour vous? + +Éthel n'entendait pas. Sa pensée était derrière les montagnes du +septentrion, à la suite de l'aventureux voyageur. Sa tête s'était +baissée sur son sein, et ses mains s'étaient jointes comme +d'elles-mêmes. + +--Votre père espère-t-il sortir de cette prison? Cette question, que +l'inconnue répéta deux fois, ramena Éthel à elle-même. + +--Oui, dit-elle. + +Et une larme roula dans ses yeux. + +Ceux de l'étrangère s'étaient animés à cette réponse. + +--Il l'espère, dites-moi! et comment? par quel moyen? quand? + +--Il espère sortir de cette prison, parce qu'il espère sortir de la +vie. + +Il y a quelquefois dans la simplicité d'une âme douce et jeune une +puissance qui se joue des ruses d'un coeur vieilli dans la méchanceté. +Cette pensée parut agiter l'esprit de la grande femme, car +l'expression de son visage changea tout à coup; et, posant sa main +froide sur le bras d'Éthel: + +--Écoutez-moi, dit-elle d'un ton qui était presque de la franchise; +avez-vous entendu dire que les jours de votre père sont de nouveau +menacés d'une enquête juridique? qu'il est soupçonné d'avoir fomenté +une révolte parmi les mineurs du Nord? + +Ces mots de révolte et d'enquête n'offraient pas d'idée claire à +Éthel; elle leva son grand oeil noir sur l'inconnue: + +--Que voulez-vous dire? + +--Que votre père conspire contre l'état; que son crime est presque +découvert; que ce crime entraîne la peine de mort. + +--Mort! crime!... s'écria la pauvre enfant. + +--Crime et mort, dit gravement la femme étrangère. + +--Mon père! mon noble père! poursuivit Éthel. + +Hélas! lui qui passe ses jours à m'entendre lire l'Edda et l'Évangile! +lui, conspirer! Que vous a-t-il donc fait? + +--Ne me regardez pas ainsi; je vous le répète, je suis loin d'être +votre ennemie. Votre père est soupçonné d'un grand crime, je vous en +avertis. Peut-être, au lieu de ces témoignages de haine, aurais-je +droit à quelque reconnaissance. + +Ce reproche toucha Éthel. + +--Oh! pardon, noble dame! pardon! Jusqu'ici quel être humain +avons-nous vu qui ne fût de nos ennemis? J'ai été défiante envers +vous; vous me le pardonnez, n'est-ce pas? + +L'étrangère sourit. + +--Quoi! ma fille! est-ce que jusqu'à ce jour vous n'avez pas encore +rencontré un ami? + +Une vive rougeur enflamma les joues d'Éthel. Elle hésita un moment. + +--Oui.--Dieu connaît la vérité. Nous avons trouvé un ami, noble dame. +Un seul! + +--Un seul! dit précipitamment la grande femme. Nommez-le-moi, de +grâce; vous ne savez pas combien il est important. C'est pour le salut +de votre père. Quel est cet ami? + +--Je l'ignore, dit Éthel. L'inconnue pâlit. + +--Est-ce parce que je veux vous servir que vous vous jouez de moi? +Songez qu'il s'agit des jours de votre père. Quel est, dites, quel est +l'ami dont vous me parliez? + +--Le ciel sait, noble dame, que je ne connais de lui que son nom, qui +est Ordener. + +Éthel dit ces mots avec cette peine que l'on éprouve à prononcer +devant un indifférent le nom sacré qui réveille en nous tout ce qui +aime. + +--Ordener! Ordener! répéta l'inconnue avec une émotion étrange, tandis +que ses mains froissaient vivement la blanche broderie de son +voile.--Et quel est le nom de son père? demanda-t-elle d'une voix +troublée. + +--Je ne sais, répondit la jeune fille. Qu'importent sa famille et son +père! Cet Ordener, noble dame, est le plus généreux des hommes. + +Hélas! l'accent qui accompagnait cette parole avait livré tout le +secret du coeur d'Éthel à la pénétration de l'étrangère. + +L'étrangère prit un air calme et composé, et fit cette demande sans +quitter la jeune fille du regard: + +--Avez-vous entendu parler du prochain mariage du fils du vice-roi +avec la fille du grand-chancelier actuel, d'Ahlefeld? + +Il fallut recommencer cette question, pour ramener l'esprit d'Éthel à +des idées qui ne semblaient point l'intéresser. + +--Je crois que oui, fut toute sa réponse. + +Sa tranquillité, son air indifférent parurent surprendre l'inconnue. + +--Eh bien! que pensez-vous de ce mariage? + +Il lui fut impossible d'apercevoir la moindre altération dans les +grands yeux d'Éthel tandis qu'elle répondait: + +--En vérité, rien. Puisse leur union être heureuse! + +--Les comtes Guldenlew et d'Ahlefeld, pères des deux fiancés, sont +deux grands ennemis de votre père. + +--Puisse, répéta doucement Éthel, l'union de leurs enfants être +heureuse! + +--Il me vient une idée, poursuivit l'astucieuse inconnue. Si les jours +de votre père sont menacés, vous pourriez, à l'occasion de ce grand +mariage, faire obtenir sa grâce par le fils du comte vice-roi. + +--Les saints vous récompenseront de tous vos bons soins pour nous, +noble dame; mais comment faire parvenir ma prière jusqu'au fils du +vice-roi? + +Ces paroles étaient prononcées avec tant de bonne foi qu'elles +arrachèrent à l'étrangère un geste d'étonnement. + +--Quoi! est-ce que vous ne le connaissez pas? + +--Ce puissant seigneur! s'écria Éthel; vous oubliez qu'aucun de mes +regards n'a encore franchi l'enceinte de cette forteresse. + +--Mais vraiment, murmura entre ses dents la grande femme, que me +disait donc ce vieux fou de Levin? Elle ne le connaît pas.--Impossible +cependant! dit-elle en élevant la voix; vous devez avoir vu le fils du +vice-roi, il est venu ici. + +--Cela se peut, noble dame; de tous les hommes qui sont venus ici je +n'ai jamais vu que lui, mon Ordener. + +--Votre Ordener! interrompit l'inconnue.--Elle continua, sans paraître +s'apercevoir de la rougeur d'Éthel:--Connaissez-vous un jeune homme au +visage noble, à la taille élégante, à la démarche grave et assurée? +son oeil est doux et austère, son teint frais comme celui d'une jeune +fille, ses cheveux châtains. + +--Oh! s'écria la pauvre Éthel, c'est lui, c'est mon fiancé, mon adoré +Ordener! Dites-moi, noble et chère dame, m'apportez-vous de ses +nouvelles? Où l'avez-vous rencontré? Il vous a dit qu'il daignait +m'aimer, n'est-il pas vrai? Il vous a dit qu'il avait tout mon amour. +Hélas! une malheureuse prisonnière n'a que son amour au monde. Ce +noble ami! Il n'y a pas huit jours, je le voyais encore à cette même +place, avec son manteau vert, sous lequel bat un si généreux coeur, et +cette plume noire qui se balançait avec tant de grâce sur son beau +front. + +Elle n'acheva pas. Elle vit la grande femme inconnue trembler, pâlir +et rougir, et crier d'une voix foudroyante à ses oreilles: + +--Malheureuse! tu aimes Ordener Guldenlew, le fiancé d'Ulrique +d'Ahlefeld, le fils du mortel ennemi de ton père, du vice-roi de +Norvège! + +Éthel tomba évanouie. + + + + +XXXVII + + CAUPOLICAN. + + Marchez avec tant de précaution que la terre + elle-même n'entende pas le bruit de vos pas... + Redoublez de soins, mes amis... Si nous arrivons + sans être entendus, je vous réponds de la + victoire. + + TUCAPEL. + + La nuit a tout couvert de ses voiles; une + obscurité effrayante enveloppe la terre. Nous + n'entendons aucune sentinelle, nous n'avons point + aperçu d'espions. + + RINGO. + + Avançons! + + . . . . . . . . . . + + TUCAPEL. + + Qu'entends-je? serions-nous découverts? + + LOPE DE VEGA, _l'Arauque dompté_. + + +--Dis-moi, Guldon Stayper, mon vieux camarade, sais-tu que la bise du +soir commence à me rabattre vigoureusement les poils de mon bonnet sur +le visage? + +C'était Kennybol, qui, détachant un moment son regard du géant qui +marchait en tête des révoltés, s'était tourné à demi vers l'un des +montagnards que le hasard d'une course désordonnée avait placé près de +lui. + +Celui-ci secoua la tête, et changea d'épaule la bannière qu'il +portait, avec un grand soupir de lassitude. + +--Hum! je crois, notre capitaine, que dans ces maudites gorges du +Pilier-Noir, où le vent se précipite comme un torrent, nous n'aurons +pas tout à fait aussi chaud cette nuit qu'une flamme qui danse sur la +braise. + +--Il faudra faire de tels feux que les vieilles chouettes en soient +éveillées au haut des rochers, dans leurs palais de ruines. Je n'aime +pas les chouettes; dans cette horrible nuit où j'ai vu la fée Ubfem, +elle avait la forme d'une chouette. + +--Par saint Sylvestre! interrompit Guldon Stayper en détournant la +tête, l'ange du vent nous donne de furieux coups d'ailes!--Si l'on +m'en croit, capitaine Kennybol, on mettra le feu à tous les sapins +d'une montagne. D'ailleurs ce sera une belle chose à voir qu'une armée +se chauffant avec une forêt. + +--À Dieu ne plaise, mon cher Guldon! et les chevreuils! et les +gerfauts! et les faisans! fais cuire le gibier, à merveille; mais ne +le fais pas brûler. + +Le vieux Guldon se mit à rire: + +--Notre capitaine, tu es bien toujours le même démon Kennybol, le loup +des chevreuils, l'ours des loups, et le buffle des ours! + +--Sommes-nous encore loin du Pilier-Noir? demanda une voix parmi les +chasseurs. + +--Compagnon, répondit Kennybol, nous entrerons dans les gorges à la +nuit tombante; nous voici dans un instant aux Quatre-Croix. Il se fit +un moment de silence, pendant lequel on n'entendit que le bruit +multiplié des pas, le gémissement de la bise, et le chant éloigné de +la bande des forgerons du lac Smiasen. + +--Ami Guldon Stayper, reprit Kennybol après avoir sifflé l'air du +chasseur Rollon, tu viens de passer quelques jours à Drontheim? + +--Oui, notre capitaine; notre frère Georges Stayper le pêcheur était +malade, et j'ai été le remplacer pendant quelque temps dans sa barque, +afin que sa pauvre famille ne mourût pas de faim pendant qu'il serait +mort de maladie. + +--Et puisque tu arrives de Drontheim, as-tu eu occasion de voir ce +comte, le prisonnier... Schumacker... Gleffenhem... quel est son nom +déjà? cet homme enfin au nom duquel nous nous révoltons contre la +tutelle royale, et dont tu portes sans doute les armoiries brodées sur +cette grande bannière couleur de feu? + +--Elle est bien lourde! dit Guldon.--Tu veux parler du prisonnier du +château-fort de Munckholm, le comte?... enfin soit. Et comment +veux-tu, notre brave capitaine, que je l'aie vu? il m'aurait fallu, +ajouta-t-il en baissant la voix, les yeux de ce démon qui marche +devant nous, sans pourtant laisser derrière lui l'odeur du soufre, de +ce Han d'Islande qui voit à travers les murs, ou l'anneau de la fée +Mab qui passe par le trou des serrures.--Il n'y a en ce moment parmi +nous, j'en suis sûr, qu'un seul homme qui ait vu le comte... le +prisonnier dont tu me parles. + +--Un seul? Ah! le seigneur Hacket? Mais ce Hacket n'est plus parmi +nous. Il nous a quittés cette nuit pour retourner... + +--Ce n'est point le seigneur Hacket que je veux dire, notre capitaine. + +--Et qui donc? + +--Ce jeune homme au manteau vert, à la plume noire, qui est tombé au +milieu de nous cette nuit. + +--Eh bien? + +--Eh bien! dit Guldon en se rapprochant de Kennybol, c'est celui-là +qui connaît le comte... ce fameux comte, enfin, comme je te connais, +notre capitaine Kennybol. + +Kennybol regarda Guldon, cligna de l'oeil gauche en faisant claquer +ses dents, et lui frappa sur l'épaule avec cette exclamation +triomphale qui échappe à notre amour-propre, quand nous sommes +contents de notre pénétration:--Je m'en doutais! + +--Oui, notre capitaine, poursuivit Guldon Stayper en replaçant +l'étendard couleur de feu sur l'épaule délassée, je te proteste que le +jeune homme vert a vu le comte...--je ne sais comment tu l'appelles, +celui donc pour qui nous allons nous battre.--dans le donjon même de +Munckholm, et qu'il ne paraissait pas attacher moins d'importance à +entrer dans cette prison, que toi ou moi à pénétrer dans un parc +royal. + +--Et comment sais-tu cela, notre frère Guldon? + +Le vieux montagnard saisit le bras de Kennybol, puis, entr'ouvrant sa +peau de loutre avec une précaution presque soupçonneuse:--Regarde! lui +dit-il. + +--Par mon très saint patron! s'écria Kennybol, cela brille comme du +diamant! + +C'était en effet une riche boucle de diamants, qui attachait le +grossier ceinturon de Guldon Stayper. + +--Et il est aussi vrai que c'est du diamant, repartit celui-ci en +laissant tomber le pan de sa casaque, qu'il est vrai que la lune est à +deux journées de marche de la terre, et que le cuir de mon ceinturon +est du cuir de buffle mort. + +Mais les traits de Kennybol s'étaient rembrunis, et avaient passé de +l'étonnement à la sévérité. Il baissa les yeux vers la terre en disant +avec une sorte de solennité sauvage: + +--Guldon Stayper, du village de Chol-Soe, dans les montagnes de Kole, +ton père, Medprath Stayper, est mort à cent deux ans, sans avoir rien +à se reprocher, car ce ne sont pas des forfaitures que de tuer par +mégarde un daim ou un élan du roi.--Guldon Stayper, tu as sur ta tête +grise cinquante-sept bonnes années, ce qui n'est jeunesse que pour le +hibou.--Guldon Stayper, notre camarade, j'aimerais mieux pour toi que +les diamants de cette boucle fussent des grains de mil, si tu ne l'as +pas acquise légitimement, aussi légitimement que le faisan royal +acquiert la balle de plomb du mousquet. + +En prononçant cette singulière admonestation, il y avait dans l'accent +du chef montagnard à la fois de la menace et de l'onction. + +--Aussi vrai que notre capitaine Kennybol est le plus hardi chasseur +de Kole, répondit Guldon sans s'émouvoir, et que ces diamants sont des +diamants, je les possède en légitime propriété. + +--Vraiment! reprit Kennybol avec une inflexion de voix qui tenait le +milieu entre la confiance et le doute. + +--Dieu et mon patron béni savent, reprit Guldon, que c'était un soir, +au moment où je venais d'indiquer le Spladgest de Drontheim à des +enfants de notre bonne mère la Norvège, qui apportaient le corps d'un +officier trouvé sur les grèves d'Urchtal.--Il y a de ceci huit jours +environ.--Un jeune homme s'avança vers ma barque:--À Munckholm! me +dit-il. Je m'en souciais peu, notre capitaine; un oiseau ne vole pas +volontiers autour d'une cage. Cependant le jeune seigneur avait la +mine haute et fière, il était suivi d'un domestique qui menait deux +chevaux; il avait sauté dans ma barque d'un air d'autorité; je pris +mes rames,--c'est-à-dire les rames de mon frère. C'était mon bon ange +qui le voulait. En arrivant, le jeune passager, après avoir parlé au +seigneur sergent, qui commandait sans doute le fort, m'a jeté pour +paiement, et Dieu m'entend, notre capitaine, oui, cette boucle de +diamants que je viens de te montrer, et qui eût dû appartenir à mon +frère Georges, et non à moi, si, à l'heure où le voyageur, que le ciel +assiste, m'a pris, la journée que je faisais pour Georges n'eût été +finie. Cela est la vérité, capitaine Kennybol. + +--Bien. + +Peu à peu la physionomie du chef reprit autant de sérénité que son +expression, naturellement sombre et dure, le lui permettait, et il +demanda à Guldon, d'une voix radoucie: + +--Et tu es sûr, notre vieux camarade, que ce jeune homme est le même +qui est maintenant derrière nous avec ceux de Norbith? + +--Sûr. Je n'oublierais pas, entre mille visages, le visage de celui +qui a fait ma fortune. D'ailleurs, c'est le même manteau, la même +plume noire. + +--Je te crois, Guldon. + +--Et il est clair qu'il allait voir le fameux prisonnier; car, si ce +n'eût pas été pour quelque grand mystère, il n'eût point récompensé +ainsi le batelier qui l'amenait; et d'ailleurs, maintenant qu'il se +retrouve avec nous... + +--Tu as raison. + +--Et j'imagine, notre capitaine, que le jeune étranger est peut-être +bien plus en crédit auprès du comte que nous allons délivrer, que le +seigneur Hacket, qui ne me semble bon, sur mon âme, qu'à miauler comme +un chat sauvage. + +Kennybol fit un signe de tête expressif. + +--Notre camarade, tu as dit ce que j'allais dire. Je serais, dans +toute cette affaire, bien plus tenté d'obéir à ce jeune seigneur qu'à +l'envoyé Hacket. Que saint Sylvestre et saint Olaüs me soient en aide; +si le démon islandais nous commande, je pense, camarade Guldon, que +nous le devons beaucoup moins au corbeau bavard Hacket, qu'à cet +inconnu. + +--Vrai, notre capitaine? demanda Guldon. Kennybol ouvrait la bouche +pour répondre, quand il se sentit frapper sur l'épaule. C'était +Norbith. + +--Kennybol, nous sommes trahis! Gormon Woëstroem vient du sud. Tout le +régiment des arquebusiers marche contre nous. Les hulans de Slesvig +sont à Sparbo; trois compagnies de dragons danois attendent des +chevaux au village de Loevig. Tout le long de la route, il a vu autant +de casaques vertes que de buissons. Hâtons-nous de gagner Skongen; ne +faisons point halte avant d'y être entrés. Là, du moins, nous pourrons +nous défendre. Encore, Gormon croit-il avoir vu des mousquetons +briller à travers les broussailles, en longeant les gorges du +Pilier-Noir. + +Le jeune chef était pâle, agité; cependant son regard et le son de sa +voix annonçaient encore l'audace et la résolution. + +--Impossible! s'écria Kennybol. + +--Certain! certain! dit Norbith. + +--Mais le seigneur Hacket... + +--Est un traître ou un lâche. Sois sûr de ce que je dis, camarade +Kennybol.--Où est-il, ce Hacket? + +En ce moment le vieux Jonas aborda les deux chefs. Au découragement +profond empreint dans tous ses traits, il était facile de voir qu'il +était instruit de la fatale nouvelle. + +Les regards des deux vieillards, Jonas et Kennybol, se rencontrèrent, +et tous deux se mirent à hocher la tête comme d'un mutuel accord. + +--Eh bien! Jonas? Eh bien! Kennybol? dit Norbith. + +Cependant le vieux chef des mineurs de Fa-roër avait passé lentement +sa main sur son front ridé, et il répondait à voix basse au coup +d'oeil du vieux chef des montagnards de Kole: + +--Oui, cela est trop vrai, cela est trop sûr. C'est Gormon Woëstroem +qui les a vus. + +--Si la chose est ainsi, dit Kennybol, que faire? + +--Que faire? répliqua Jonas. + +--J'estime, camarade Jonas, que nous agirions sagement de nous +arrêter. + +--Et plus sagement encore, notre frère Kennybol, de reculer. + +--S'arrêter! reculer! s'écria Norbith. Il faut avancer! + +Les deux vieillards tournèrent vers le jeune homme un regard froid et +surpris. + +--Avancer! dit Kennybol. Et les arquebusiers de Munckholm! + +--Et les hulans de Slesvig! ajouta Jonas. + +--Et les dragons danois! reprit Kennybol. Norbith frappa la terre du +pied. + +--Et la tutelle royale! et ma mère, qui meurt de faim et de froid! + +--Démons! la tutelle royale! dit le mineur Jonas, avec une sorte de +frémissement. + +--Qu'importe! dit le montagnard Kennybol. Jonas prit Kennybol par la +main. + +--Notre compagnon le chasseur, vous n'avez pas l'honneur d'être +pupille de notre glorieux souverain Christiern IV. Puisse le saint roi +Olaüs, qui est au ciel, nous délivrer de la tutelle! + +--Demande ce bienfait à ton sabre! dit Norbith d'une voix farouche. + +--Les paroles hardies coûtent peu à un jeune homme, camarade Norbith, +répondit Kennybol, mais songez que si nous allons plus loin, toutes +ces casaques vertes... + +--Je songe que nous aurons beau rentrer dans nos montagnes, comme des +renards devant les loups, on connaît nos noms et notre révolte; et, +mourir pour mourir, j'aime mieux la balle d'une arquebuse que la corde +d'un gibet. + +Jonas remua la tête de haut en bas en signe d'adhésion. + +--Diable! la tutelle pour nos frères! le gibet pour nous! Norbith +pourrait bien avoir raison. + +--Donne-moi la main, mon brave Norbith, dit Kennybol; il y a danger +des deux côtés. Il vaut mieux marcher droit au précipice qu'y tomber à +reculons. + +--Allons! allons donc! s'écria le vieux Jonas, en faisant sonner le +pommeau de son sabre. + +Norbith leur serra vivement la main. + +--Frères, écoutez! Soyez audacieux comme moi, je serai prudent comme +vous. Ne nous arrêtons aujourd'hui qu'à Skongen; la garnison est +faible et nous l'écraserons. Franchissons, puisqu'il le faut, les +défilés du Pilier-Noir, mais dans un profond silence. Il faut les +traverser, quand même ils seraient surveillés par l'ennemi. + +--Je crois que les arquebusiers ne sont pas encore au pont de +l'Ordals, avant Skongen. Mais, n'importe. Silence! + +--Silence! soit, répéta Kennybol. + +--Maintenant, Jonas, reprit Norbith, retournons tous deux à notre +poste. Demain peut-être nous serons à Drontheim, malgré les +arquebusiers, les hulans, les dragons et tous les justaucorps verts du +midi. + +Les trois chefs se quittèrent. Bientôt le mot d'ordre _silence!_ passa +de rang en rang, et cette bande de rebelles, un moment auparavant si +tumultueuse, ne fut plus, dans ces déserts rembrunis par les approches +de la nuit, que comme une troupe de fantômes muets, qui se promène +sans bruit dans les sentiers tortueux d'un cimetière. + +Cependant la route qu'ils suivaient se rétrécissait de moment en +moment, et semblait s'enfoncer par degrés entre deux remparts de +rochers qui devenaient de plus en plus escarpés. À l'instant où la +lune rougeâtre se leva au milieu d'un amas froid de nuages qui +déroulaient autour d'elle leurs formes bizarres avec une mobilité +fantastique, Kennybol s'inclina vers Guldon Stayper: + +--Nous allons entrer dans le défilé du Pilier-Noir. Silence! + +En effet, on entendait déjà le bruit du torrent qui suit entre les +deux montagnes tous les détours du chemin, et l'on voyait au midi +l'énorme pyramide oblongue de granit, qu'on a nommée le Pilier-Noir, +se dessiner sur le gris du ciel et sur la neige des montagnes +environnantes; tandis que l'horizon de l'ouest, chargé de brouillards, +était borné par l'extrémité de la forêt du Sparbo et par un long +amphithéâtre de rochers, étagés comme un escalier de géants. + +Les révoltés, contraints d'allonger leurs colonnes dans ces routes +tortueuses étranglées entre deux montagnes, continuèrent leur marche. +Ils pénétrèrent dans ces gorges profondes sans allumer de torches, +sans pousser de clameurs. Le bruit même de leurs pas ne s'entendait +point au milieu du fracas assourdissant des cascades et des +rugissements d'un vent violent qui ployait les forêts druidiques et +faisait tournoyer les nuées autour des pitons revêtus de glace et de +neige. Perdue dans les sombres profondeurs du défilé, la lumière +souvent voilée de la lune, ne descendait pas jusqu'aux fers de leurs +piques, et les aigles blancs qui passaient par intervalles au-dessus +de leurs têtes ne se doutaient pas qu'une aussi grande multitude +d'hommes troublât en ce moment leurs solitudes. + +Une fois le vieux Guldon Stayper toucha l'épaule de Kennybol de la +crosse de sa carabine. + +--Capitaine! notre capitaine! je vois quelque chose reluire derrière +cette touffe de houx et de genêts. + +--Je le vois également, répondit le chef montagnard; c'est l'eau du +torrent qui réfléchit les nuages. + +Et l'on passa outre. + +Une autre fois Guldon arrêta brusquement son chef par le bras. + +--Regarde, lui dit-il, ne sont-ce pas des mousquetons qui brillent +là-haut dans l'ombre de ce rocher? + +Kennybol secoua la tête, puis après un moment +d'attention:--Rassure-toi, frère Guldon. C'est un rayon de la lune qui +tombe sur un pic de glace. + +Aucun sujet d'alarme ne se présenta plus autour d'eux, et les diverses +bandes, paisiblement déroulées dans les sinuosités du défilé, +oublièrent insensiblement tout ce que la position du lieu présentait +de danger. + +Après deux heures de marche souvent pénible, au milieu des troncs +d'arbres et des quartiers de granit dont le chemin était obstrué, +l'avant-garde entra dans le montueux bouquet de sapins qui termine la +gorge du Pilier-Noir, et au-dessus duquel pendent de hauts rochers +noirs et moussus. + +Guldon Stayper se rapprocha de Kennybol, affirmant qu'il se félicitait +d'être enfin sur le point de sortir de ce maudit coupe-gorge, et qu'il +fallait rendre grâce à saint Silvestre de ce que le Pilier-Noir ne +leur avait pas été fatal. + +Kennybol se mit à rire, jurant qu'il n'avait jamais partagé ces +terreurs de vieilles femmes; car pour la plupart des hommes, quand le +péril est passé, il n'a point existé, et l'on cherche alors à prouver, +par l'incrédulité que l'on montre, le courage qu'on n'aurait peut-être +pas montré. + +En ce moment, deux petites lueurs rondes, pareilles à deux charbons +ardents, qui se mouvaient dans l'épaisseur du taillis, appelèrent son +attention. + +--Par le salut de mon âme! dit-il à voix basse, en secouant le bras de +Guldon, voilà, certes, deux yeux de braise qui doivent appartenir au +plus beau chatpard qui ait jamais miaulé dans un hallier. + +--Tu as raison, répondit le vieux Stayper, et s'il ne marchait pas +devant nous, je croirais plutôt que ce sont les yeux maudits du démon +d'Isl... + +--Chut! cria Kennybol. + +Puis, saisissant sa carabine: + +--En vérité, poursuivit-il, il ne sera pas dit qu'une aussi belle +pièce aura passé impunément sous les yeux de Kennybol. + +Le coup était parti avant que Guldon Stayper, qui s'était jeté sur le +bras de l'imprudent chasseur, eût pu l'arrêter.--Ce ne fut pas la +plainte aiguë d'un chat sauvage qui répondit à la bruyante détonation +de la carabine, ce fut un affreux grondement de tigre, suivi d'un +éclat de rire humain, plus affreux encore. + +On n'entendit pas le retentissement du coup de feu se prolonger, et +mourir d'écho en écho dans les profondeurs des montagnes; car à peine +la lumière de la carabine eut-elle brillé dans la nuit, à peine le +bruit fatal de la poudre eut-il éclaté dans le silence, qu'un millier +de voix formidables s'élevèrent inattendues sur les monts, dans les +gorges, dans les forêts; qu'un cri de _vive le Roi!_ immense comme un +tonnerre, roula sur la tête des rebelles, à leurs côtés, devant et +derrière eux, et que la lueur meurtrière d'une mousqueterie terrible, +éclatant de toutes parts, les frappant et les éclairant à la fois, +leur fit voir, parmi les rouges tourbillons de fumée, un bataillon +derrière chaque rocher, et un soldat derrière chaque arbre. + + + + +XXXVIII + + Aux armes! aux armes! capitaines! + + _Le captif d'Ochali_. + + +Qu'on veuille bien recommencer avec nous la journée qui vient de +s'écouler, et se transporter à Skongen, où, tandis que les insurgés +sortaient de la mine de plomb d'Apsyl-Corh, est entré le régiment des +arquebusiers, que nous avons vu en marche au trentième chapitre de +cette très véridique narration. + +Après avoir donné quelques ordres pour le logement des soldats qu'il +commandait, le baron Voethaün, colonel des arquebusiers, allait +franchir le seuil de l'hôtel qui lui était destiné près de la porte de +la ville, quand il sentit une main lourde se poser familièrement sur +son épaule. Il se retourna. + +C'était un homme de petite taille, dont un grand chapeau d'osier, qui +couvrait ses traits, ne laissait apercevoir que la barbe rousse et +touffue. Il était soigneusement enveloppé des plis d'une espèce de +manteau de bure grise, qui, à un reste de capuchon qu'on y voyait +pendre, paraissait avoir été une robe d'ermite, et ne laissait +apercevoir que ses mains cachées sous de gros gants. + +--Brave homme, demanda brusquement le colonel, que diable me +voulez-vous? + +--Colonel des arquebusiers de Munckholm, répondit l'homme avec une +expression bizarre, suis-moi un instant, j'ai un avis à te donner. + +À cette étrange invitation, le baron resta un moment surpris et muet. + +--Un avis important, colonel, répéta l'homme aux gros gants. + +Cette insistance détermina le baron Voethaün. Dans le moment de crise +où se trouvait la province, et avec la mission qu'il remplissait, +aucun renseignement n'était à dédaigner.--Allons, dit-il. + +Le petit homme marcha devant lui, et dès qu'ils furent hors de la +ville il s'arrêta:--Colonel, as-tu bonne envie d'exterminer d'un seul +coup tous les révoltés? + +Le colonel se prit à rire: + +--Mais ce ne serait point mal commencer la campagne. + +--Eh bien! fais placer dès aujourd'hui en embuscade tous tes soldats +dans les gorges du Pilier-Noir, à deux milles de cette ville; les +bandes y camperont cette nuit. Au premier feu que tu verras briller, +fonds sur eux avec les tiens. La victoire sera aisée. + +--Brave homme, l'avis est bon, et je vous en remercie. Mais comment +savez-vous ce que vous me dites? + +--Si tu me connaissais, colonel, tu me demanderais plutôt comment il +se pourrait faire que je ne le susse point. + +--Qui donc êtes-vous? + +L'homme frappa du pied. + +--Je ne suis point venu ici pour te dire cela. + +--Ne craignez rien. Qui que vous soyez, le service que vous rendez +sera votre sauvegarde. Peut-être étiez-vous du nombre des rebelles? + +--J'ai refusé d'en être. + +--Alors pourquoi taire votre nom, puisque vous êtes un fidèle sujet du +roi? + +--Que t'importe? + +Le colonel voulut tirer encore quelques éclaircissements de ce +singulier donneur d'avis. + +--Dites-moi, est-il vrai que les brigands soient commandés par le +fameux Han d'Islande? + +--Han d'Islande! répéta le petit homme avec une inflexion de voix +extraordinaire. + +Le baron recommença sa question. Un éclat de rire, qui eût pu passer +pour un rugissement, fut toute la réponse qu'il put obtenir. Il essaya +plusieurs autres questions sur le nombre et les chefs des mineurs; le +petit homme lui ferma la bouche. + +--Colonel des arquebusiers de Munckholm, je t'ai dit tout ce que +j'avais à te dire. Embusque-toi dès aujourd'hui dans le défilé du +Pilier-Noir avec ton régiment entier, et tu pourras écraser tout ce +troupeau d'hommes. + +--Vous ne voulez pas me dévoiler qui vous êtes; ainsi vous vous privez +de la reconnaissance du roi; mais il n'en est pas moins juste que le +baron Voethaün vous témoigne sa gratitude du service que vous lui +rendez. + +Le colonel jeta sa bourse aux pieds du petit homme. + +--Garde ton or, colonel, dit celui-ci. Je n'en ai pas besoin; et, +ajouta-t-il, en montrant un gros sac suspendu à sa ceinture de corde, +s'il te fallait un salaire pour tuer ces hommes, j'aurais encore, +colonel, de l'or à te donner en paiement de leur sang. + +Avant que le colonel fût revenu de l'étonnement où l'avaient jeté les +inexplicables paroles de cet être mystérieux, il avait disparu. + +Le baron Voethaün retourna lentement sur ses pas, en se demandant ce +qu'on devait ajouter de foi aux avis de cet homme. Au moment où il +rentrait dans son hôtel, on lui remit une lettre scellée des armes du +grand-chancelier. C'était en effet un message du comte d'Ahlefeld, où +le colonel retrouva, avec une surprise facile à concevoir, le même +avis et le même conseil que venait de lui donner aux portes de la +ville l'incompréhensible personnage au chapeau d'osier et aux gros +gants. + + + + +XXXIX + + Cent bannières flottaient sur les têtes des + braves, des ruisseaux de sang coulaient de toutes + parts, et la mort paraissait préférable à la + fuite. Un barde saxon aurait appelé cette nuit la + fête des épées; le cri des aigles fondant sur leur + proie, ce bruit de guerre, aurait été plus + flatteur à son oreille que les chants joyeux d'un + festin de noces. + + WALTER SCOTT. _Ivanhoë_. + + +On n'entreprendra pas de décrire ici l'épouvantable confusion qui +rompit les colonnes déjà désordonnées des rebelles, quand le fatal +défilé leur montra soudain toutes ses cimes hérissées, tous ses antres +peuplés d'ennemis inattendus. Il eût été difficile de distinguer si le +long cri, formé de mille cris, qui s'échappa de leurs rangs ainsi +inopinément foudroyés, était un cri de désespoir, d'épouvante ou de +rage. Le feu terrible que vomissaient sur eux de toutes parts les +pelotons démasqués des troupes royales s'accroissait de moment en +moment; et, avant qu'il fût parti de leurs lignes un autre coup de +mousquet que le funeste coup de Kennybol, ils ne voyaient déjà plus +autour d'eux qu'un nuage étouffant de fumée embrasée à travers lequel +volait aveuglément la mort, où chacun d'eux, isolé, ne reconnaissait +que soi-même, et distinguait à peine de loin les arquebusiers, les +dragons, les hulans, qui se montraient confusément au front des +rochers et sur la lisière des taillis, comme des diables dans une +fournaise. + +Toutes ces bandes, ainsi éparses dans une longueur d'environ un mille, +sur un chemin étroit et tortueux, bordé d'un côté d'un torrent +profond, de l'autre d'une muraille de rochers, ce qui leur ôtait toute +facilité de se replier sur elles-mêmes, ressemblaient à ce serpent que +l'on brise en le frappant sur le dos, lorsqu'il a déroulé tous ses +anneaux, et dont les tronçons vivants se roulent longtemps dans leur +écume, cherchant encore à se réunir. + +Quand la première surprise fut passée, le même désespoir parut animer, +comme une âme commune, tous ces hommes naturellement farouches et +intrépides. Furieux de se voir ainsi écraser sans défense, cette foule +de brigands poussa une clameur comme un seul corps, une clameur qui +couvrit un moment tout le bruit des ennemis triomphants; et quand +ceux-ci les virent sans chefs, sans ordre, presque sans armes, gravir, +sous un feu terrible, des rochers à pic, s'attacher des dents et des +poings à des ronces au-dessus des précipices, en agitant des marteaux +et des fourches de fer, ces soldats si bien armés, si bien rangés, si +sûrement postés, et qui n'avaient pas encore perdu un seul des leurs, +ne purent se défendre d'un mouvement d'effroi involontaire. + +Il y eut plusieurs fois de ces barbares qui parvinrent, tantôt sur des +ponts de morts, tantôt en s'élevant sur les épaules de leurs +camarades, appliqués aux pentes des rocs comme des échelles vivantes, +jusqu'aux sommets occupés par les assaillants; mais à peine +avaient-ils crié: Liberté! à peine avaient-ils élevé leurs haches ou +leurs massues noueuses; à peine avaient-ils montré leurs noirs +visages, tout écumants d'une rage convulsive, qu'ils étaient +précipités dans l'abîme, entraînant avec eux ceux de leurs hasardeux +compagnons qu'ils rencontraient dans leur chute suspendus à quelque +buisson ou embrassant quelque pointe de roche. + +Les efforts de ces infortunés pour fuir et pour se défendre étaient +vains; toutes les issues du défilé étaient fermées; tous les points +accessibles étaient hérissés de soldats. La plupart de ces malheureux +rebelles expiraient en mordant le sable de la route, après avoir brisé +leurs bisaiguës ou leurs coutelas sur quelque éclat de granit; +quelques-uns, croisant les bras, l'oeil fixé à terre, s'asseyaient sur +des pierres au bord du chemin, et là ils attendaient, en silence et +immobiles, qu'une balle les jetât dans le torrent. Ceux d'entre eux +que la prévoyance de Hacket avait armés de mauvaises arquebuses +dirigeaient au hasard quelques coups perdus vers la crête des rochers, +vers l'ouverture des cavernes d'où tombaient sans cesse sur eux de +nouvelles pluies de balles. Une rumeur tumultueuse, où l'on +distinguait les cris furieux des chefs et les commandements +tranquilles des officiers, se mêlait incessamment au fracas +intermittent et fréquent des décharges, tandis qu'une sanglante vapeur +montait et fuyait au-dessus du lieu de carnage, jetant au front des +montagnes de grandes lueurs tremblantes; et que le torrent, blanchi +d'écume, passait comme un ennemi, entre ces deux troupes d'hommes +ennemis, emportant avec lui sa proie de cadavres. + +Mais, dès les premiers moments de l'action, ou plutôt de la boucherie, +c'étaient les montagnards de Kole, commandés par le brave et imprudent +Kennybol, qui avaient le plus souffert. On se souvient qu'ils +formaient l'avant-garde de l'armée rebelle, et qu'ils étaient engagés +dans le bois de pins qui termine le défilé. À peine le malencontreux +Kennybol eut-il armé son arquebuse, que ce bois, peuplé soudain, en +quelque sorte par magie, de tirailleurs ennemis, les enferma d'un +cercle de feu; tandis que, du sommet d'une hauteur en esplanade +dominée par quelques grandes roches penchées, un bataillon entier du +régiment de Munckholm, formé en équerre, les foudroyait sans relâche +d'une mousqueterie épouvantable. Dans cette horrible crise, Kennybol, +éperdu, jeta les yeux vers le mystérieux géant, n'attendant plus de +salut que d'un pouvoir surhumain, tel que celui de Han d'Islande; mais +il ne vit point le formidable démon déployer soudain deux ailes +immenses, et s'élever au-dessus des combattants en vomissant des +flammes et des foudres sur les arquebusiers; il ne le vit point +grandir tout à coup jusqu'aux nuages, et renverser une montagne sur +les assaillants, ou frapper du pied la terre, et ouvrir un abîme sous +le bataillon embusqué. Ce formidable Han d'Islande recula comme lui +dès la première bordée d'arquebusades, et vint à lui d'un visage +presque troublé, demandant une carabine, attendu, disait-il avec une +voix assez ordinaire, qu'en un pareil moment sa hache lui était aussi +inutile que la quenouille d'une vieille femme. + +Kennybol, étonné, mais toujours aussi crédule, remit son propre +mousqueton au géant avec un effroi qui lui faisait presque oublier la +crainte des balles qui pleuvaient autour de lui. Espérant toujours un +prodige, il s'attendit encore à voir son arme fatale devenir entre les +mains de Han d'Islande aussi grosse qu'un canon, ou se métamorphoser +en un dragon ailé lançant du feu par les yeux, la gueule et les +narines. Il n'en fut rien, et l'étonnement du pauvre chasseur fut au +comble quand il vit le démon charger comme lui la carabine de poudre +et de plomb ordinaire, la mettre en joue à sa manière, et lâcher tout +simplement son coup, sans même ajuster aussi bien que lui, Kennybol, +aurait pu le faire. Il le regarda avec une morne stupeur répéter cette +opération toute machinale plusieurs fois de suite; et, convaincu enfin +qu'il fallait renoncer à un miracle, il songea à tirer ses compagnons +et lui-même du mauvais pas où ils se trouvaient, par quelque moyen +humain. Déjà son pauvre vieux camarade Guldon Stayper était tombé à +ses côtés, criblé de blessures; déjà tous les montagnards, épouvantés +et ne pouvant fuir, cernés de toutes parts, se serraient les uns +contre les autres, sans songer à se défendre, avec de lamentables +clameurs. Kennybol comprit et vit combien cet amas d'hommes donnait de +sûreté aux coups de l'ennemi, dont chaque décharge lui enlevait une +vingtaine des siens. Il ordonna à ses malheureux compagnons de +s'éparpiller, de se jeter dans les taillis qui longent le chemin, +beaucoup plus large en cet endroit que dans le reste de la gorge du +Pilier-Noir, de se cacher sous les broussailles, et de riposter de +leur mieux au feu de plus en plus meurtrier des tirailleurs et du +bataillon. Les montagnards, pour la plupart bien armés, parce qu'ils +étaient tous chasseurs, exécutèrent l'ordre de leur chef avec une +soumission qu'il n'eût peut-être pas obtenue dans un moment moins +critique; car, en face du danger, les hommes en général perdent la +tête, et alors ils obéissent assez volontiers à celui qui se charge +d'avoir du sang-froid et de la présence d'esprit pour tous. + +Cette mesure sage était loin cependant d'être la victoire, ou +seulement le salut. Il y avait déjà plus de montagnards étendus hors +de combat qu'il n'en restait debout, et, malgré l'exemple et les +encouragements de leur chef et du géant, plusieurs d'entre eux, +s'appuyant sur leurs mousquets inutiles, ou s'étendant auprès des +blessés, avaient pris obstinément le parti de recevoir la mort sans +avoir la peine de la donner. On s'étonnera peut-être que ces hommes, +accoutumés tous les jours à braver la mort en courant de glaciers en +glaciers à la poursuite des bêtes féroces, eussent si tôt perdu +courage; mais, qu'on ne s'y trompe pas, dans les coeurs vulgaires, le +courage est local; on peut rire devant la mitraille, et trembler dans +les ténèbres ou au bord d'un précipice; on peut affronter chaque jour +les animaux farouches, franchir des abîmes d'un bond, et fuir devant +une décharge d'artillerie. Il arrive souvent que l'intrépidité n'est +qu'habitude, et que, pour avoir cessé de craindre la mort sous telle +ou telle forme, on ne l'en redoute pas moins. + +Kennybol, entouré des monceaux de ses frères expirants, commençait +lui-même à désespérer, quoiqu'il n'eût encore reçu qu'une légère +atteinte au bras gauche, et qu'il vît le diabolique géant continuer +son office de mousquetaire avec l'impassibilité la plus rassurante. +Tout à coup il aperçut, dans le fatal bataillon rangé sur la hauteur, +se manifester une confusion extraordinaire, et qui ne pouvait être +certainement causée par le peu de dommage que lui faisait éprouver le +très faible feu de ses montagnards. Il entendit d'affreux cris de +détresse, des imprécations de mourants, des paroles d'épouvante, +s'élever de ce peloton victorieux. Bientôt la mousqueterie se +ralentit, la fumée s'éclaircit, et il put voir distinctement d'énormes +quartiers de granit tomber sur les arquebusiers de Munckholm du haut +de la roche élevée qui dominait le plateau où ils étaient en bataille. +Ces éclats de rocs se suivaient dans leur chute avec une horrible +rapidité; on les entendait se briser à grand bruit les uns sur les +autres, et rebondir parmi les soldats, qui, rompant leurs lignes, se +hâtaient de descendre en désordre de la hauteur et fuyaient dans +toutes les directions. + +À ce secours inattendu, Kennybol tourna la tête;--le géant était +pourtant encore là! Le montagnard resta interdit, car il avait pensé +que Han d'Islande avait enfin pris son vol et s'était placé au haut de +ce rocher d'où il écrasait l'ennemi. Il éleva les yeux vers le sommet +d'où tombaient les formidables masses, et ne vit rien. Il ne pouvait +donc supposer qu'une partie des rebelles étaient parvenus à ce +redoutable poste, puisqu'on ne voyait point briller d'armes, puisqu'on +n'entendait point de cris de triomphe. + +Cependant le feu du plateau avait entièrement cessé; l'épaisseur des +arbres cachait les débris du bataillon qui se ralliait sans doute au +bas de la hauteur. La mousqueterie des tirailleurs était même devenue +moins vive. Kennybol, en chef habile, profita de cet avantage bien +inespéré; il ranima ses compagnons, et leur montra, à la sombre lueur +qui rougissait toute cette scène de carnage, le monceau de cadavres +entassés sur l'esplanade parmi les quartiers de rocs qui continuaient +de tomber d'intervalle en intervalle. Alors les montagnards +répondirent à leur tour par des clameurs de victoire aux gémissements +de leurs ennemis; ils se formèrent en colonne, et, bien que toujours +incommodés par les tirailleurs épars dans les halliers, ils +résolurent, pleins comme d'un courage nouveau, de sortir de vive force +de ce funeste défilé. + +La colonne ainsi formée allait s'ébranler; déjà Kennybol donnait le +signal avec sa trompe, au bruit des acclamations _Liberté! liberté! +Plus de tutelle!_ quand le son du tambour et du cor, sonnant la +charge, se fit entendre devant eux; puis le reste du bataillon de +l'esplanade, grossi de quelques renforts de soldats frais, déboucha à +portée de carabine d'un tournant de la route, et montra aux +montagnards un front hérissé de piques et de bayonnettes, soutenu de +rangs nombreux dont l'oeil ne pouvait sonder la profondeur. Arrivé +ainsi à l'improviste en vue de la colonne de Kennybol, le bataillon +fit halte, et celui qui paraissait le commander agita une petite +bannière blanche en s'avançant vers les montagnards, escorté d'un +trompette. + +L'apparition imprévue de cette troupe n'avait point déconcerté +Kennybol. Il y a un point, dans le sentiment du danger, où la surprise +et la crainte sont impossibles. Aux premiers bruits du cor et du +tambour, le vieux renard de Kole avait arrêté ses compagnons. Au +moment où le front du bataillon se déploya en bon ordre, il fit +charger toutes les carabines et disposa ses montagnards deux par deux, +afin de présenter moins de surface aux décharges de l'ennemi. Il se +plaça lui-même en tête, à côté du géant, avec lequel, dans la chaleur +de l'action, il commençait presque à se familiariser, ayant osé +remarquer que ses yeux n'étaient pas précisément aussi flamboyants que +la fournaise d'une forge, et que les prétendues griffes de ses mains +ne s'éloignaient pas autant qu'on le disait de la forme des ongles +humains. + +Quand il vit le commandant des arquebusiers royaux s'avancer ainsi +comme pour capituler, et le feu des tirailleurs s'éteindre tout à +fait, bien que leurs cris d'appel, qui retentissaient de toutes parts, +décelassent encore leur présence dans le bois, il suspendit un instant +ses préparatifs de défense. + +Cependant l'officier à la bannière blanche était parvenu au milieu de +l'espace qui divisait les deux colonnes; il s'arrêta, et le trompette +qui l'accompagnait sonna trois fois la sommation. Alors l'officier +cria d'une voix forte, que les montagnards entendirent distinctement, +malgré le fracas toujours croissant dont le combat remplissait +derrière eux les gorges de la montagne: + +--Au nom du roi! la grâce du roi est accordée à ceux des rebelles qui +mettront bas les armes, et livreront leurs chefs à la souveraine +justice de sa majesté! + +Le parlementaire avait à peine prononcé ces paroles qu'un coup de feu +partit d'un taillis voisin. L'officier frappé chancela; il fit +quelques pas en élevant sa bannière, et tomba en s'écriant:--Trahison! + +Nul ne sut de quelle main venait le coup fatal. + +--Trahison! lâcheté! répéta le bataillon des arquebusiers avec des +frémissements de rage. + +Et une effroyable salve de mousqueterie foudroya les montagnards. + +--Trahison! reprirent à leur tour les montagnards, furieux de voir +leurs frères tomber à leurs côtés. + +Et une décharge générale répondit à la bordée inattendue des soldats +royaux. + +--Sur eux! camarades! mort à ces lâches! Mort! crièrent les officiers +des arquebusiers. + +--Mort! mort! répétèrent les montagnards. Et les combattants des deux +partis s'élancèrent les sabres nus, et les deux colonnes se +rencontrèrent presque sur le corps du malheureux officier, avec un +horrible bruit d'armes et de clameurs. + +Les rangs enfoncés se mêlèrent. Chefs rebelles, officiers royaux, +soldats, montagnards, tous, pêle-mêle, se heurtèrent, se saisirent, +s'étreignirent, comme deux troupeaux de tigres affamés qui se joignent +dans un désert. Les longues piques, les bayonnettes, les pertuisanes +étaient devenues inutiles; les sabres et les haches brillaient seuls +au-dessus des têtes; et beaucoup de combattants, luttant corps à +corps, ne pouvaient même plus employer d'autres armes que le poignard +ou les dents. + +Une égale fureur, une pareille indignation animait les montagnards et +les arquebusiers; le même cri _trahison! vengeance!_ était vomi par +toutes les bouches. La mêlée en était arrivée à ce point où la +férocité entre dans tous les coeurs, où l'on préfère à sa vie la mort +d'un ennemi que l'on ne connaît pas, où l'on marche avec indifférence +sur des amas de blessés et de cadavres parmi lesquels le mourant se +réveille, pour combattre encore de sa morsure celui qui le foule aux +pieds. + +C'est dans ce moment qu'un petit homme, que plusieurs combattants, à +travers les fumées et les vapeurs du sang, prirent d'abord, à son +vêtement de peaux de bêtes, pour un animal sauvage, se jeta au milieu +du carnage, avec d'horribles rires et des hurlements de joie. Nul ne +savait d'où il venait, ni pour quel parti il combattait, car sa hache +de pierre ne choisissait pas ses victimes, et fendait également le +crâne d'un rebelle et le ventre d'un soldat. Il paraissait néanmoins +massacrer plus volontiers les arquebusiers de Munckholm. Tout +s'écartait devant lui; il courait dans la mêlée comme un esprit; et sa +hache sanglante tournoyait sans cesse autour de lui, faisant jaillir +de tous côtés des lambeaux de chair, des membres rompus, des ossements +fracassés. Il criait _vengeance!_ comme tous les autres, et prononçait +des paroles bizarres, parmi lesquelles le nom de Gill revenait +souvent. Ce formidable inconnu était dans le carnage comme dans une +fête. + +Un montagnard sur lequel son regard meurtrier s'était arrêté vint +tomber aux pieds du géant dans lequel Kennybol avait placé tant +d'espérances déçues, en criant: + +--Han d'Islande, sauve-moi! + +--Han d'Islande! répéta le petit homme. + +Il s'avança vers le géant. + +--Est-ce que tu es Han d'Islande? dit-il. + +Le géant pour réponse leva sa hache de fer. Le petit homme recula, et +le tranchant, dans sa chute, s'enfonça dans le crâne même du +malheureux qui implorait le secours du géant. + +L'inconnu se mit à rire. + +--Ho! ho! par Ingolfe! je croyais Han d'Islande plus adroit. + +--C'est ainsi que Han d'Islande sauve qui l'implore! dit le géant. + +--Tu as raison. Les deux formidables champions s'attaquèrent avec +rage. La hache de fer et la hache de pierre se rencontrèrent; elles se +heurtèrent si violemment, que les deux tranchants volèrent en éclats +avec mille étincelles. + +Plus prompt que la pensée, le petit homme désarmé saisit une lourde +massue de bois, laissée à terre par un mourant, et, évitant le géant +qui se courbait pour le saisir entre ses bras, il asséna, à mains +jointes, un coup furieux de massue sur le large front de son colossal +adversaire. + +Le géant poussa un cri étouffé et tomba. Le petit homme triomphant le +foula aux pieds, en écumant de joie. + +--Tu portais un nom trop lourd pour toi, dit-il. + +Et, agitant sa massue victorieuse, il alla chercher d'autres victimes. + +Le géant n'était pas mort. La violence du coup l'avait étourdi, il +était tombé presque sans vie. Il commençait à rouvrir les yeux et à +faire quelques faibles mouvements, lorsqu'un arquebusier l'aperçut +dans le tumulte, et se jeta sur lui en criant: + +--Han d'Islande est pris! victoire! + +--Han d'Islande est pris! répétèrent toutes les voix avec des accents +de triomphe ou de détresse. + +Le petit homme avait disparu. + +Il y avait déjà quelque temps que les montagnards se sentaient +succomber sous le nombre; car aux arquebusiers de Munckholm s'étaient +joints les tirailleurs de la forêt, et des détachements de hulans et +de dragons démontés, qui arrivaient de moment en moment de l'intérieur +des gorges, où la reddition des principaux chefs rebelles avait arrêté +le carnage. Le brave Kennybol, blessé au commencement de l'action, +avait été fait prisonnier. La capture de Han d'Islande acheva +d'abattre tout le reste du courage des montagnards. Ils mirent bas les +armes. + +Quand les premières blancheurs de l'aube éclairèrent la cime aiguë des +hauts glaciers encore à demi submergés dans l'ombre, il n'y avait plus +dans les défilés du Pilier-Noir qu'un morne repos, qu'un affreux +silence parfois entremêlé de faibles plaintes dont se jouait le vent +léger du matin. De noires nuées de corbeaux accouraient vers ces +fatales gorges de tous les points du ciel; et quelques pauvres +chevriers, ayant passé pendant le crépuscule sur la lisière des +rochers, revinrent effrayés dans leurs cabanes, affirmant qu'ils +avaient vu, dans le défilé du Pilier-Noir, une bête à face humaine, +qui buvait du sang, assise sur des monceaux de morts. + + + + +XL + + Brûle donc qui voudra sous ces feux couverts! + + BRANTÔME. + + +--Ma fille, ouvrez cette fenêtre; ces vitraux sont bien sombres, je +voudrais voir un peu le jour. + +--Voyez le jour, mon père! la nuit approche à grands pas. + +--Il y a encore des rayons de soleil sur les collines qui bordent le +golfe. J'ai besoin de respirer cet air libre à travers les barreaux de +mon cachot.--Le ciel est si pur! + +--Mon père, un orage vient derrière l'horizon. + +--Un orage, Éthel! où le voyez-vous? + +--C'est parce que le ciel est pur; mon père, que j'attends un orage. + +Le vieillard jeta un regard surpris sur la jeune fille. + +--Si j'avais pensé cela dès ma jeunesse, je ne serais point ici. Puis +il ajouta d'un ton moins ému: + +--Ce que vous dites est juste, mais n'est pas de votre âge. Je ne +comprends point comment il se fait que votre jeune raison ressemble à +ma vieille expérience. + +Éthel baissa les yeux, comme troublée par cette réflexion grave et +simple. Ses deux mains se joignirent douloureusement, et un soupir +profond souleva sa poitrine. + +--Ma fille, dit le vieux captif, depuis quelques jours vous êtes pâle, +comme si jamais la vie n'avait échauffé le sang de vos veines. Voilà +plusieurs matins que vous m'abordez avec des paupières rouges et +gonflées, avec des yeux qui ont pleuré et veillé. Voilà plusieurs +journées, Éthel, que je passe dans le silence, sans que votre voix +essaie de m'arracher à la sombre méditation de mon passé. Vous êtes +auprès de moi plus triste que moi; et cependant vous n'avez pas, comme +votre père, le fardeau de toute une vie de néant et de vide qui pèse +sur votre âme. L'affliction entoure votre jeunesse, mais ne peut +pénétrer jusqu'à votre coeur. Les nuages du matin se dissipent +promptement. Vous êtes à cette époque de l'existence où l'on se +choisit dans ses rêves un avenir indépendant du présent, quel qu'il +soit. Qu'avez-vous donc, ma fille? Grâce à cette monotone captivité, +vous êtes à l'abri des malheurs imprévus. Quelle faute avez-vous +commise?--Je ne puis croire que ce soit sur moi que vous vous +affligiez; vous devez être accoutumée à mon irrémédiable infortune. +L'espérance, à la vérité, n'est plus dans mes discours; mais ce n'est +pas un motif pour que je lise le désespoir dans vos yeux. + +En parlant ainsi, la voix sévère du prisonnier s'était attendrie +presque jusqu'à l'accent paternel. Éthel, muette, se tenait debout +devant lui. Tout à coup, elle se détourna d'un mouvement presque +convulsif, tomba à genoux sur la pierre, et cacha son visage dans ses +mains, comme pour étouffer les larmes et les sanglots qui +s'échappaient tumultueusement de son sein. + +Trop de douleur gonflait le coeur de l'infortunée jeune fille. +Qu'avait-elle donc fait à cette fatale étrangère, pour lui révéler le +secret qui détruisait toute sa vie? Hélas! depuis que le nom de son +Ordener lui était connu tout entier, la pauvre enfant n'avait pas +encore pu livrer ses yeux au sommeil, ni son âme au repos. La nuit +elle n'éprouvait d'autre soulagement que celui de pouvoir pleurer en +liberté. C'en était donc fait! il n'était point à elle, celui qui lui +appartenait par tous ses souvenirs, par toutes ses douleurs, par +toutes ses prières, celui dont elle s'était crue l'épouse sur la foi +de ses rêves. Car la soirée où Ordener l'avait si tendrement serrée +dans ses bras n'était plus dans sa pensée que comme un songe. Et en +effet, ce doux songe, chacune de ses nuits le lui avait rendu depuis. +C'était donc une tendresse coupable que celle qu'elle conservait +encore malgré elle à cet ami absent! Son Ordener était le fiancé d'une +autre! Et qui peut dire ce qu'éprouva ce coeur virginal quand le +sentiment étrange et inconnu de la jalousie vint s'y glisser comme une +vipère? quand elle s'agita pendant les longues heures de l'insomnie +sur son lit brûlant, se figurant son Ordener, peut-être en ce moment +même, dans les bras d'une autre femme plus belle, plus riche et plus +noble qu'elle?--Car, se disait-elle, j'étais bien folle de croire +qu'il avait été chercher la mort pour moi. Ordener est le fils d'un +vice-roi, d'un puissant seigneur, et moi, je ne suis rien qu'une +pauvre prisonnière; rien, que l'enfant méprisée d'un proscrit. Il est +parti, lui qui est libre! et parti, sans doute, pour aller épouser sa +belle fiancée, la fille d'un chancelier, d'un ministre, d'un +orgueilleux comte!--Mais il m'a donc trompée, mon Ordener? ô Dieu! qui +m'eût dit que cette voix pût tromper? + +Et la malheureuse Éthel pleurait et pleurait encore, et elle voyait +devant ses yeux son Ordener, celui dont elle avait fait le dieu ignoré +de tout son être, cet Ordener paré de l'éclat de son rang, marchant à +l'autel au milieu d'une fête, et se tournant vers l'autre avec ce +sourire qui était jadis sa joie. + +Cependant, au sein de son inexprimable désolation, elle n'avait pas un +moment oublié sa tendresse filiale. Cette faible fille avait fait les +plus héroïques efforts pour dérober son malheur à son infortuné père; +car c'est ce qu'il y a de plus douloureux dans la douleur que d'en +comprimer l'explosion extérieure, et les larmes qu'on dévore sont bien +plus amères que celles qu'on répand. Il avait fallu plusieurs jours +pour que le silencieux vieillard s'aperçût du changement de son Éthel, +et les questions presque affectueuses qu'il venait de lui adresser +avaient enfin fait jaillir tout à coup ses larmes trop longtemps +renfermées dans son coeur. + +Le père regarda quelque temps sa fille pleurer avec un sourire amer, +et en secouant la tête. + +--Éthel, dit-il enfin, toi qui ne vis pas parmi les hommes, pourquoi +pleures-tu? + +Il achevait à peine ces paroles que la noble et douce fille se releva. +Elle avait, par je ne sais quelle puissance, arrêté les larmes dans +ses yeux, qu'elle essuyait avec son écharpe. + +--Mon père, dit-elle avec force, mon seigneur et père, pardonnez-moi; +c'était un moment de faiblesse. + +Puis elle leva sur lui des regards qui s'efforçaient de sourire. + +Elle alla au fond de la chambre chercher l'Edda, vint se rasseoir près +de son père taciturne, et ouvrit le livre au hasard. Alors, calmant +l'émotion de sa voix, elle se mit à lire; mais sa lecture inutile +passait sans être écoutée, ni d'elle, ni du vieillard. + +Celui-ci fit un geste de la main. + +--Assez, assez, ma fille. + +Elle ferma le livre. + +--Éthel, ajouta Schumacker, songez-vous encore quelquefois à Ordener? + +La jeune fille, interdite, tressaillit. + +--Oui, continua-t-il; à cet Ordener, qui est parti.... + +--Mon seigneur et père, interrompit Éthel, pourquoi nous occuper de +lui? Je pense, comme vous, qu'il est parti pour ne pas revenir. + +--Pour ne pas revenir, ma fille! Je n'ai pu dire cela. Je ne sais quel +pressentiment m'avertit au contraire qu'il reviendra. + +--Telle n'était point votre pensée, mon noble père, quand vous me +parliez avec tant de défiance de ce jeune homme. + +--En ai-je donc parlé avec défiance? + +--Oui, mon père, et je me range en cela de votre avis; je pense qu'il +nous a trompés. + +--Qu'il nous a trompés, ma fille! Si je l'ai jugé ainsi, j'ai agi +comme tous les hommes qui condamnent sans preuve. Je n'ai reçu de cet +Ordener que des témoignages de dévouement. + +--Et savez-vous, mon vénérable père, si ces paroles cordiales ne +cachaient pas des pensées perfides? + +--D'ordinaire, les hommes ne s'empressent point autour du malheur et +de la disgrâce. Si cet Ordener ne m'était point attaché, il ne serait +pas ainsi venu dans ma prison sans but. + +--Êtes-vous sûr, reprit Éthel d'une voix faible, qu'en venant ici il +n'ait eu aucun but? + +--Et lequel? demanda vivement le vieillard. + +Éthel se tut. + +L'effort était trop grand pour elle, de continuer à accuser le +bien-aimé Ordener, qu'elle défendait autrefois contre son père. + +--Je ne suis plus le comte de Griffenfeld, poursuivit celui-ci. Je ne +suis plus le grand-chancelier de Danemark et de Norvège, le +dispensateur favori des grâces royales, le tout-puissant ministre. Je +suis un misérable prisonnier d'état, un proscrit, un pestiféré +politique. C'est déjà du courage que de parler de moi sans exécration +à tous ces hommes que j'ai comblés d'honneurs et de biens; c'est du +dévouement que de franchir le seuil de ce cachot, si l'on n'est pas un +geôlier ou un bourreau; c'est de l'héroïsme, ma fille, que de le +franchir en se disant mon ami.--Non, je ne serai point ingrat comme +toute cette race humaine. Ce jeune homme a mérité ma reconnaissance, +ne fût-ce que pour m'avoir montré un visage bienveillant et fait +entendre une voix consolatrice. + +Éthel écoutait péniblement ce langage, qui l'eût ravie quelques jours +plus tôt, lorsque cet Ordener était encore dans son coeur son Ordener. +Le vieillard, après s'être arrêté un moment, reprit d'une voix +solennelle: + +--Écoutez-moi, ma fille, car ce que je vais vous dire est grave. Je me +sens dépérir lentement; la vie se retire peu à peu de moi; oui, ma +fille, ma fin approche. + +Éthel l'interrompit par un gémissement étouffé. + +--O Dieu, mon père, ne parlez pas ainsi! de grâce, épargnez votre +pauvre fille! Hélas! est-ce que vous voulez l'abandonner aussi? Que +deviendra-t-elle, seule au monde, quand votre protection lui manquera? + +--La protection d'un proscrit! dit le père en remuant la tête.--Au +reste, c'est à cela que j'ai pensé. Oui, votre bonheur futur m'occupe +plus encore que mes malheurs passés.--Écoutez-moi donc, et ne +m'interrompez plus. Cet Ordener ne mérite pas d'être jugé aussi +sévèrement par vous, ma fille, et j'avais cru jusqu'ici que vous +n'aviez point tant d'aversion pour lui. Ses dehors sont francs et +nobles; ce qui ne prouve rien à la vérité, mais je dois dire qu'il ne +me paraît pas peut-être sans quelques vertus, bien qu'il lui suffise +de porter une âme d'homme pour renfermer en lui le germe de tous les +vices et de tous les crimes. Toute flamme donne sa fumée. + +Le vieillard s'arrêta encore une fois, et, fixant son regard sur sa +fille, il ajouta: + +--Averti intérieurement de l'approche de ma mort, j'ai médité sur lui +et sur vous, Éthel; et s'il revient, comme j'en ai l'espérance,--je +vous le donne pour protecteur et pour mari. + +Éthel pâlit, trembla; c'était au moment où son rêve de bonheur venait +de s'envoler pour jamais, que son père essayait de le réaliser. Cette +pensée si amère: J'aurais donc pu être heureuse! vint rendre à son +désespoir toute sa violence. Elle resta un moment sans pouvoir parler, +de peur de laisser échapper les larmes brûlantes qui roulaient dans +ses yeux. + +Le père attendait. + +--Quoi! dit-elle enfin d'une voix éteinte, vous me le destiniez pour +mari, mon seigneur et père, sans connaître sa naissance, sa famille, +son nom? + +--Je ne vous le destinais point, ma fille, je vous le destine. + +Le ton du vieillard était presque impérieux; Éthel soupira. + +--... Je vous le destine, dis-je; et que m'importe sa naissance? je +n'ai pas besoin de connaître sa famille, puisque je connais sa +personne. Songez-y; c'est la seule ancre de salut qui vous reste. Je +crois qu'il n'a heureusement pas pour vous la même répugnance que vous +montrez pour lui. + +La pauvre jeune fille leva les yeux au ciel. + +--Vous m'entendez, Éthel; je le répète, que me fait sa naissance? Il +est sans doute d'un rang obscur, car on n'enseigne pas à ceux qui +naissent dans les palais à fréquenter les prisons. Oui, et ne +manifestez pas d'orgueilleux regrets, ma fille; n'oubliez pas qu'Éthel +Schumacker n'est plus princesse de Wollin et comtesse de Tongsberg; +vous êtes redescendue plus bas que le point d'où votre père s'est +élevé. Soyez donc heureuse si cet homme accepte votre main, quelle que +soit sa famille. S'il est d'une humble naissance, tant mieux, ma +fille; vos jours du moins seront à l'abri des orages qui ont tourmenté +les jours de votre père. Vous coulerez, loin de l'envie et de la haine +des hommes, sous quelque nom inconnu, une existence ignorée, bien +différente de la mienne, car elle s'achèvera mieux qu'elle n'aura +commencé. + +Éthel était tombée à genoux devant le prisonnier. + +--O mon père! grâce! + +Il ouvrit ses bras avec surprise. + +--Que voulez-vous dire, ma fille? + +--Au nom du ciel, ne me peignez pas ce bonheur, il n'est pas fait pour +moi! + +--Éthel, reprit sévèrement le vieillard, ne vous jouez pas de toute +votre vie. J'ai refusé la main d'une princesse de sang royal, d'une +princesse de Holstein-Augustenbourg, entendez-vous cela? Et mon +orgueil a été cruellement puni. Vous dédaignez celle d'un homme +obscur, mais loyal; tremblez que le vôtre ne soit aussi tristement +châtié. + +--Plût au ciel, murmura Éthel, que ce fût un homme obscur et loyal! + +Le vieillard se leva et fit quelques pas dans l'appartement avec +agitation. + +--Ma fille, dit-il, c'est votre pauvre père qui vous en prie et qui +vous l'ordonne. Ne me laissez pas à ma mort une inquiétude sur votre +avenir; promettez-moi d'accepter cet étranger pour époux. + +--Je vous obéirai toujours, mon père, mais n'espérez pas son retour. + +--J'ai pesé les probabilités, et je pense, d'après l'accent dont cet +Ordener prononçait votre nom.... + +--Qu'il m'aime! interrompit Éthel amèrement; oh! non, ne le croyez +pas. + +Le père répondit froidement: + +--J'ignore si, pour employer votre expression de jeune fille, il vous +aime; mais je sais qu'il reviendra. + +--Abandonnez cette idée, mon noble père. D'ailleurs, vous ne voudriez +peut-être pas qu'il fût votre gendre si vous le connaissiez. + +--Éthel, il le sera, quels que soient son nom et son rang. + +--Eh bien! reprit-elle, si ce jeune homme, en qui vous avez vu un +consolateur, en qui vous voulez voir un soutien pour votre fille, +monseigneur et père, si c'était le fils d'un de vos mortels ennemis, +du vice-roi de Norvège, du comte de Guldenlew? + +Schumacker recula de deux pas. + +--Que dites-vous, grand Dieu! Ordener! cet Ordener.--Cela est +impossible!.... + +L'indicible expression de haine qui venait de s'allumer dans les yeux +ternes du vieillard glaça le coeur tremblant d'Éthel, qui se repentit +vainement de la parole imprudente qu'elle venait de prononcer. + +Le coup était porté. Schumacker resta quelques instants immobile et +les bras croisés; tout son corps tressaillait comme s'il avait été sur +un gril ardent; ses prunelles flamboyantes sortaient de leur orbite, +et son regard, fixé sur les dalles de pierre, paraissait vouloir les +enfoncer. Enfin quelques paroles sortirent de ses lèvres bleues, +prononcées d'une voix aussi faible que celle d'un homme qui rêve. + +--Ordener!--Oui, c'est cela, Ordener Guldenlew! + +--C'est bien. Allons! Schumacker, vieux insensé, ouvre-lui donc tes +bras, ce loyal jeune homme vient pour te poignarder. + +Tout à coup il frappa le sol du pied, et sa voix devint tonnante. + +--Ils m'ont donc envoyé toute leur infâme race pour m'insulter dans ma +chute et dans ma captivité! j'avais déjà vu un d'Ahlefeld; j'ai +presque souri à un Guldenlew! Les monstres! Qui eût dit cela de cet +Ordener, qu'il portait une pareille âme et un pareil nom! Malheur à +moi! malheur à lui! Puis il tomba anéanti sur son fauteuil, et tandis +que sa poitrine oppressée se dégonflait par de longs soupirs, la +pauvre Éthel, palpitante d'effroi, pleurait à ses pieds. + +--Ne pleure pas, ma fille, dit-il d'une voix sinistre, viens, oh! +viens sur mon coeur. + +Et il la pressa dans ses bras. + +Éthel ne savait comment s'expliquer cette caresse dans un moment de +rage, lorsqu'il reprit: + +--Du moins, jeune fille, tu as été plus clairvoyante que ton vieux +père. Tu n'as point été trompée par le serpent aux yeux doux et +venimeux. Viens, que je te remercie de la haine que tu m'as fait voir +pour cet exécrable Ordener. + +Elle frémit de cet éloge, hélas! si peu mérité. + +--Mon seigneur et père, dit-elle, calmez-vous! + +--Promets-moi, poursuivait Schumacker, de vouer toujours les mêmes +sentiments au fils de Guldenlew; jure-le-moi. + +--Dieu défend le serment, mon père. + +--Jure-le, ma fille, répéta Schumacker avec véhémence. N'est-il pas +vrai que tu conserveras toujours le même coeur pour cet Ordener +Guldenlew? + +Éthel n'eut pas de peine à répondre: + +--Toujours. + +Le vieillard l'attira sur sa poitrine. + +--Bien, ma fille! que je te lègue au moins ma haine pour eux; si je ne +puis te léguer les biens et les honneurs qu'ils m'ont ravis. Écoute, +ils ont enlevé à ton vieux père son rang et sa gloire, ils l'ont +traîné d'un échafaud dans les fers, comme pour le souiller de toutes +les infamies en le faisant passer par tous les supplices. Les +misérables! Et c'est à moi qu'ils devaient le pouvoir qu'ils ont +tourné contre moi! Oh! que le ciel et l'enfer m'entendent, et qu'ils +soient tous maudits dans leur existence, et maudits dans leur +postérité! + +Il se tut un moment; puis, embrassant sa pauvre fille, épouvantée de +ses imprécations: + +--Mais, mon Éthel, toi qui es ma seule gloire et mon seul bien, +dis-moi, comment ton instinct a-t-il été plus habile que le mien? +Comment as-tu découvert que ce traître portait l'un des noms abhorrés +qui sont écrits au fond de mon coeur avec du fiel? Comment as-tu +pénétré ce secret? + +Elle rassemblait toutes ses forces pour répondre, quand la porte +s'ouvrit. + +Un homme vêtu de noir, portant à sa main une verge d'ébène et à son +cou une chaîne d'acier bruni, parut sur le seuil, environné de +hallebardiers également vêtus de noir. + +--Que me veux-tu? demanda le captif avec aigreur et étonnement. + +L'homme, sans lui répondre et sans le regarder, déroula un long +parchemin, auquel pendait, à des fils de soie, un sceau de cire verte, +et lut à haute voix: + +--«Au nom de sa majesté notre miséricordieux souverain et seigneur, +Christiern, roi! + +»Il est enjoint à Schumacker, prisonnier d'état dans la forteresse +royale de Munckholm, et à sa fille, de suivre le porteur dudit +ordre.» + +Schumacker répéta sa question: + +--Que me veux-tu? + +L'homme noir, toujours impassible, se mit en devoir de recommencer sa +lecture. + +--Il suffit, dit le vieillard. + +Alors, se levant, il fit signe à Éthel, surprise et épouvantée, de +suivre avec lui cette lugubre escorte. + + + + +XLI + + Un signal lugubre est donné, un ministre abject de + la justice vient frapper à sa porte, et l'avertir + qu'on a besoin de lui. + + JOSEPH DE MAISTRE. + + +La nuit venait de tomber; un vent froid sifflait autour de la +Tour-Maudite, et les portes de la ruine de Vygla tremblaient dans +leurs gonds, comme si la même main les eût secouées toutes à la fois. + +Les farouches habitants de la tour, le bourreau et sa famille, étaient +réunis autour du foyer allumé au milieu de la salle du premier étage, +qui jetait des rougeurs vacillantes sur leurs visages sombres et sur +leurs vêtements d'écarlate. Il y avait dans les traits des enfants +quelque chose de féroce comme le rire de leur père, et de hagard comme +le regard de leur mère. Leurs yeux, ainsi que ceux de Bechlie, étaient +tournés vers Orugix, qui, assis sur une escabelle de bois, paraissait +reprendre haleine, et dont les pieds, couverts de poussière, +annonçaient qu'il venait d'arriver de quelque lointaine expédition. + +--Femme, écoute; écoutez, enfants. Ce n'est pas pour apporter de +mauvaises nouvelles que j'ai été absent deux jours entiers. Si, avant +un mois, je ne suis pas exécuteur royal, je veux ne savoir pas serrer +un noeud coulant ou manier une hache. Réjouissez-vous, mes petits +louveteaux, votre père vous laissera peut-être pour héritage +l'échafaud même de Copenhague. + +--Nychol, demanda Bechlie, qu'y a-t-il donc? + +--Et toi, ma vieille bohémienne, reprit Nychol avec son rire pesant, +réjouis-toi aussi! tu peux t'acheter des colliers de verre bleu pour +orner ton cou de cigogne étranglée. Notre engagement expire bientôt; +mais va, dans un mois, quand tu me verras le premier bourreau des deux +royaumes, tu ne refuseras pas de casser une autre cruche avec moi. + +--Qu'y a-t-il donc, qu'y a-t-il donc, mon père? demandèrent les +enfants, dont l'aîné jouait avec un chevalet tout sanglant, tandis que +le plus petit s'amusait à plumer vivant un petit oiseau qu'il avait +pris à sa mère dans le nid même. + +--Ce qu'il y a, mes enfants?--Tue donc cet oiseau, Haspar, il crie +comme une mauvaise scie; et d'ailleurs il ne faut pas être cruel. +Tue-le.--Ce qu'il y a? Rien, peu de chose vraiment, sinon, dame +Bechlie, qu'avant huit jours d'ici l'ex-chancelier Schumacker, qui est +prisonnier à Munckholm, après avoir vu mon visage de si près à +Copenhague, et le fameux brigand d'Islande Han de Klipstadur, me +passeront peut-être tous deux à la fois par les mains. + +L'oeil égaré de la femme rouge prit une expression d'étonnement et de +curiosité. + +--Schumacker! Han d'Islande! comment cela, Nychol? + +--Voilà tout. J'ai rencontré hier matin, sur la route de Skongen, au +pont de l'Ordals, tout le régiment des arquebusiers de Munckholm, qui +s'en retournait à Drontheim d'un air très victorieux. J'ai questionné +un des soldats, qui a daigné me répondre, parce qu'il ignorait sans +doute pourquoi ma casaque et ma charrette sont rouges; j'ai appris que +les arquebusiers revenaient des gorges du Pilier-Noir, où ils avaient +mis en pièces des bandes de brigands, c'est-à-dire de mineurs +insurgés. Or, tu sauras, Bechlie la bohémienne, que ces rebelles se +révoltaient pour Schumacker, et étaient commandés par Han d'Islande. +Tu sauras que cette levée de boucliers constitue pour Han d'Islande un +bon crime d'insurrection contre l'autorité royale, et pour Schumacker +un bon crime de haute trahison; ce qui amène tout naturellement ces +deux honorables seigneurs à la potence ou au billot. Ajoute à ces deux +superbes exécutions, qui ne peuvent manquer de me rapporter au moins +quinze ducats d'or chacune, et de me faire le plus grand honneur dans +les deux royaumes, celles, moins importantes, à la vérité, de quelques +autres.... + +--Mais quoi! interrompit Bechlie, Han d'Islande a donc été pris? + +--Pourquoi interrompez-vous votre seigneur et maître, femme de +perdition? dit le bourreau. Oui, sans doute, ce fameux, cet imprenable +Han d'Islande a été pris, avec quelques autres chefs de brigands, ses +lieutenants, qui me rapporteront bien aussi chacun douze écus par +tête, sans compter la vente des cadavres. Il a été pris, vous dis-je, +et je l'ai vu, puisqu'il faut satisfaire entièrement votre curiosité, +passer entre les rangs des soldats. + +La femme et les enfants se rapprochèrent vivement d'Orugix. + +--Quoi! tu l'as vu, père? demandèrent les enfants. + +--Taisez-vous, enfants. Vous criez comme un coquin qui se dit +innocent. Je l'ai vu. C'est une espèce de géant; il marchait les bras +croisés, enchaînés derrière le dos, et le front bandé. C'est que, sans +doute, il a été blessé à la tête. Mais, qu'il soit tranquille, avant +peu je l'aurai guéri de cette blessure. + +Après avoir mêlé à ces horribles paroles un horrible geste, le +bourreau continua: + +--Il y avait derrière lui quatre de ses compagnons, également +prisonniers, blessés de même, et qu'on menait comme lui à Drontheim, +où ils seront jugés, avec l'ex-grand-chancelier Schumacker, par un +tribunal où siégera le haut-syndic, et que présidera le +grand-chancelier actuel. + +--Père, quel visage avaient les autres prisonniers? + +--Les deux premiers étaient deux vieillards, dont l'un portait le +feutre de mineur, et l'autre le bonnet de montagnard. Tous deux +paraissaient désespérés. Des deux autres, l'un était un jeune mineur, +qui marchait la tête haute, en sifflant; l'autre....--Te souviens-tu, +ma damnée Bechlie, de ces voyageurs qui sont entrés dans cette tour, +il y a une dizaine de jours, la nuit de ce violent orage? + +--Comme Satan se souvient du jour de sa chute, répondit la femme. + +--Avais-tu remarqué parmi ces étrangers un jeune homme qui +accompagnait ce vieux docteur fou à grande perruque? un jeune homme, +te dis-je, vêtu d'un grand manteau vert et coiffé d'une toque à plume +noire? + +--En vérité, je crois l'avoir encore devant les yeux, me disant: +Femme, nous avons de l'or. + +--Eh bien! la vieille, je veux n'avoir jamais étranglé que des coqs de +bruyère, si le quatrième prisonnier n'est pas ce jeune homme. Sa +figure m'était, à la vérité, entièrement cachée par sa plume, sa +toque, ses cheveux et son manteau; d'ailleurs, il baissait la tête. +Mais c'est bien le même vêtement, les mêmes bottines, le même air. Je +veux avaler d'une bouchée le gibet de pierre de Skongen, si ce n'est +pas le même homme! Que dis-tu de cela, Bechlie? Ne serait-il pas +plaisant qu'après avoir reçu de moi de quoi soutenir sa vie, cet +étranger en reçût également de quoi l'abréger, et qu'il exerçât mon +habileté après avoir éprouvé mon hospitalité? + +Le bourreau prolongea quelque temps son gros rire sinistre; puis il +reprit: + +--Allons, réjouissez-vous donc tous, et buvons; oui, Bechlie, +donne-moi un verre de cette bière qui râpe le gosier comme si l'on +buvait des limes, que je le vide à mon avancement futur.--Allons, +honneur et santé au seigneur Nychol Orugix, exécuteur royal en +perspective!--Je t'avouerai, vieille pécheresse, que j'ai eu de la +peine à me rendre au bourg de Noes pour y pendre obscurément je ne +sais quel ignoble voleur de choux et de chicorée. Cependant, en y +réfléchissant, j'ai pensé que trente-deux ascalins n'étaient pas +encore à dédaigner, et que mes mains ne se dégraderaient en exécutant +de simples voleurs et autres canailles de ce genre que lorsqu'elles +auraient décapité le noble comte ex-grand-chancelier et le fameux +démon d'Islande. Je me suis donc résigné, en attendant mon diplôme de +maître royal des hautes-oeuvres, à expédier le pauvre misérable du +bourg de Noes; et voici, ajouta-t-il en tirant une bourse de cuir de +son havre-sac, voici les trente-deux ascalins que je t'apporte, la +vieille. + +En ce moment, le bruit du cor se fit entendre à trois reprises +différentes, en dehors de la tour. + +--Femme, cria Orugix en se levant, ce sont les archers du haut-syndic. + +À ces mots, il descendit en toute hâte. + +Un instant après il reparut, portant un grand parchemin, dont il avait +rompu le sceau. + +--Tiens, dit-il à sa femme, voilà ce que le haut-syndic m'envoie. +Déchiffre-moi cela, toi qui lirais le grimoire de Satan. Ce sont +peut-être déjà mes lettres de promotion; car, puisque le tribunal aura +un grand-chancelier pour président et un grand-chancelier pour accusé, +il conviendrait que le bourreau qui exécutera son arrêt fût un +bourreau royal. + +La femme reçut le parchemin, et, après y avoir quelque temps promené +ses yeux, elle lut à haute voix, tandis que les enfants jetaient sur +elle un regard hébété et stupide: + +--«Au nom du haut-syndic du Drontheimhus!--il est ordonné à Nychol +Orugix, bourreau de la province, de se transporter sur-le-champ à +Drontheim, et de se munir de la hache d'honneur, du billot et des +tentures noires.» + +--C'est là tout? demanda le bourreau d'une voix mécontente. + +--C'est là tout, répondit Bechlie. + +--Bourreau de la province! murmura Orugix entre ses dents. + +Il resta un moment jetant sur le parchemin syndical des regards +d'humeur. + +--Allons, dit-il enfin, il faut obéir et partir. Voici pourtant qu'on +me demande la hache d'honneur et les tentures noires.--Tu auras soin, +Bechlie, d'enlever les gouttes de rouille qui ont délustré ma hache, +et de voir si la draperie n'est pas tachée en plusieurs endroits. En +somme, il ne faut pas se décourager, ils ne veulent peut-être +m'accorder d'avancement que comme salaire de cette belle exécution. +Tant pis pour les condamnés, ils n'auront pas la satisfaction d'être +mis à mort par un exécuteur royal. + + + + +XLII + + ELVINE. + + Qu'est devenu le pauvre Sanche? Il n'a point paru + dans la ville. + + NUNO. + + Sanche aura su se mettre à couvert. + + LOPE DE VEGA. _Le meilleur alcade est le roi._ + + +Le comte d'Ahlefeld, traînant une ample simarre de satin noir doublée +d'hermine, la tête et les épaules cachées par une large perruque +magistrale, et la poitrine chargée de plusieurs étoiles et +décorations, parmi lesquelles on distinguait les colliers des ordres +royaux de l'éléphant et de Dannebrog; revêtu, en un mot, du costume +complet de grand-chancelier de Danemark et de Norvège, se promenait +d'un air soucieux dans l'appartement de la comtesse d'Ahlefeld, seule +avec lui en ce moment. + +--Allons, il est neuf heures, le tribunal va entrer en séance; il ne +faut pas le faire attendre, car il est nécessaire que l'arrêt soit +rendu dans la nuit, afin qu'on l'exécute demain matin au plus tard. Le +haut-syndic m'a assuré que le bourreau serait ici avant +l'aube.--Elphége! avez-vous ordonné qu'on apprêtât la barque qui doit +me transporter à Munckholm? + +--Monseigneur, elle vous attend depuis une demi-heure au moins, +répondit la comtesse en se soulevant sur son fauteuil. + +--Et ma litière est-elle à la porte? + +--Oui, monseigneur. + +--Allons!....--Vous dites donc, Elphége, ajouta le comte en se +frappant le front, qu'il existe une intrigue amoureuse entre Ordener +Guldenlew et la fille de Schumacker? + +--Très amoureuse, je vous jure! répliqua la comtesse en souriant de +colère et de dédain. + +--Qui se fût imaginé cela?--Pourtant, je vous assure que je m'en étais +déjà douté. + +--Et moi aussi, dit la comtesse.--C'est un tour que ce maudit Levin +nous a joué. + +--Vieux scélérat de mecklembourgeois! murmura le chancelier; va, je te +recommanderai à Arensdorf. + +--Si je pouvais le faire disgracier!--Eh! mais, écoutez donc, Elphége, +voici un trait de lumière. + +--Quoi donc? + +--Vous savez que les individus que nous allons juger dans le château +de Munckholm sont au nombre de six:--Schumacker, que je ne redouterai +plus, j'espère, demain à pareille heure; ce montagnard colosse, notre +faux Han d'Islande, qui a juré de soutenir le rôle jusqu'à la fin, +dans l'espérance que Musdoemon, dont il a déjà reçu de fortes sommes +d'argent, le fera évader.--Ce Musdoemon a des idées vraiment +diaboliques!--Les quatre autres accusés sont les trois chefs des +rebelles, et un quidam qui s'est trouvé, on ne sait comment, au milieu +du rassemblement d'Apsyl-Corh, et que les précautions prises par +Musdoemon ont fait tomber dans nos mains. Musdoemon pense que cet +homme est un espion de Levin de Knud. Et, en effet, en arrivant ici +prisonnier, sa première parole a été pour demander le général; et +quand il a appris l'absence du mecklembourgeois, il a paru consterné. +Du reste, il n'a voulu répondre à aucune des questions que lui a +adressées Musdoemon. + +--Mon cher seigneur, interrompit la comtesse, pourquoi ne l'avez-vous +pas interrogé vous-même? + +--En vérité, Elphége, comment l'aurais-je pu au milieu de tous les +soins qui m'accablent depuis mon arrivée? Je me suis reposé de cette +affaire sur Musdoemon, qu'elle intéresse autant que moi. D'ailleurs, +ma chère, cet homme n'est d'aucune importance par lui-même; c'est +quelque pauvre vagabond. Nous n'en pourrons tirer parti qu'en le +présentant comme un agent de Levin de Knud, et, comme il a été pris +dans les rangs des rebelles, cela pourra prouver entre le +mecklembourgeois et Schumacker une connivence coupable, qui suffira +pour provoquer, sinon la mise en accusation, du moins la disgrâce du +maudit Levin. + +La comtesse parut méditer un moment. + +--Vous avez raison, monseigneur. Mais cette fatale passion du baron +Thorvick pour Éthel Schumacker.... + +Le chancelier se frotta le front de nouveau; puis tout à coup haussant +les épaules: + +--Écoutez, Elphége, nous ne sommes plus ni l'un ni l'autre jeunes et +novices dans la vie, et pourtant nous ne connaissons pas les hommes! +Quand Schumacker aura été une seconde fois flétri par un jugement de +haute trahison, quand il aura subi sur l'échafaud une condamnation +infamante, quand sa fille, retombée au-dessous des derniers rangs de +la société, sera souillée à jamais publiquement de tout l'opprobre de +son père, pensez-vous, Elphége, qu'alors Ordener Guldenlew se +souvienne un seul instant de cette amourette d'enfance, que vous +nommez passion, d'après les discours exaltés d'une jeune folle +prisonnière, et qu'il balance un seul jour entre la fille déshonorée +d'un misérable criminel et la fille illustre d'un glorieux chancelier? +Il faut juger les hommes d'après soi, ma chère; où avez-vous vu que le +coeur humain fût ainsi fait? + +--Je souhaite que vous ayez encore raison.--Vous ne trouverez +cependant pas inutile, n'est-il pas vrai, la demande que j'ai faite au +syndic pour que la fille de Schumacker assiste au procès de son père, +et soit placée dans la même tribune que moi? Je suis curieuse +d'étudier cette créature. + +--Tout ce qui peut nous éclairer sur cette affaire est précieux, dit +le chancelier avec flegme.--Mais, dites-moi, sait-on où cet Ordener +est en ce moment? + +--Personne au monde ne le sait; c'est le digne élève de ce vieux +Levin, un chevalier errant comme lui. Je crois qu'il visite en ce +moment Ward-Hus. + +--Bien, bien, notre Ulrique le fixera. Allons, j'oublie que le +tribunal m'attend. + +La comtesse arrêta le grand-chancelier. + +--Encore un mot, monseigneur.--Je vous en ai parlé hier, mais votre +esprit était occupé, et je n'ai pu obtenir de réponse. Où est mon +Frédéric? + +--Frédéric! dit le comte avec une expression lugubre, et en portant la +main sur son visage. + +--Oui; répondez-moi, mon Frédéric! Son régiment est de retour à +Drontheim sans lui. Jurez-moi que Frédéric n'était pas dans cette +horrible gorge du Pilier-Noir. Pourquoi votre figure a-t-elle changé +au nom de Frédéric? Je suis dans une mortelle inquiétude. + +Le chancelier reprit sa physionomie impassible. + +--Elphége, tranquillisez-vous. Je vous jure qu'il n'était point dans +le défilé du Pilier-Noir. D'ailleurs, on a publié la liste des +officiers tués ou blessés dans cette rencontre. + +--Oui, dit la comtesse calmée, vous me rassurez. Deux officiers +seulement ont été tués, le capitaine Lory et le jeune baron Randmer, +qui a fait tant de folies avec mon pauvre Frédéric dans les bals de +Copenhague! Oh! j'ai lu et relu la liste, je vous assure. Mais +dites-moi, monseigneur, mon fils est donc resté à Walhstrom? + +--Il y est resté, répondit le comte. + +--Eh bien, cher ami, dit la mère avec un sourire qu'elle s'efforçait +de rendre tendre, je ne vous demande qu'une grâce, c'est de faire +revenir vite mon Frédéric de cet affreux pays. + +Le chancelier se dégagea péniblement de ses bras suppliants. + +--Madame, dit-il, le tribunal m'attend. Adieu, ce que vous me demandez +ne dépend pas de moi. + +Et il sortit brusquement. + +La comtesse demeura sombre et pensive. + +--Cela ne dépend pas de lui! se dit-elle; et il lui suffirait d'un mot +pour me rendre mon fils!--Je l'ai toujours pensé, cet homme-là est +vraiment méchant. + + + + +XLIII + + Est-ce ainsi qu'on traite un homme de ma charge? + est-ce ainsi qu'on perd le respect dû à la + justice? + + CALDERON. _Louis Perez de Galice_. + + +La tremblante Éthel, que les gardes ont séparée de son père à la +sortie du donjon du Lion de Slesvig, a été conduite, à travers de +ténébreux corridors, jusqu'alors inconnus d'elle, dans une sorte de +cellule obscure, qu'on a refermée sur son entrée. Du côté de la +cellule opposée à la porte est une grande ouverture grillée, à travers +laquelle pénètre une lumière de torches et de flambeaux. Devant cette +ouverture est une banquette sur laquelle est placée une femme voilée +et vêtue de noir, qui lui fait signe de s'asseoir auprès d'elle. Elle +obéit en silence et interdite. + +Ses yeux se portent au delà de l'ouverture grillée. Un tableau sombre +et imposant est devant elle. + +À l'extrémité d'une salle, tendue de noir, et faiblement éclairée par +des lampes de cuivre suspendues à la voûte, s'élève un tribunal noir +arrondi en fer à cheval, occupé par sept juges vêtus de robes noires, +dont l'un, placé au centre sur un siège plus élevé, porte sur sa +poitrine des chaînes de diamants et des plaques d'or qui étincellent. +Le juge assis à la droite de celui-ci se distingue des autres par une +ceinture blanche et un manteau d'hermine, insigne du haut-syndic de la +province. À droite du tribunal est une estrade couverte d'un dais, où +siège un vieillard, revêtu d'habits pontificaux; à gauche, une table +chargée de papiers, derrière laquelle se tient debout un homme de +petite taille, coiffé d'une énorme perruque, et enveloppé des plis +d'une longue robe noire. + +On remarque, en face des juges, un banc de bois entouré de +hallebardiers qui portent des torches, dont la lueur, réfléchie par +une forêt de piques, de mousquets et de pertuisanes, répand de vagues +rayons sur les têtes tumultueuses d'une foule de spectateurs, pressés +contre la grille de fer qui les sépare du tribunal. + +Éthel observait ce spectacle comme si elle eût assisté éveillée à un +rêve; cependant elle était loin de se sentir indifférente à ce qui +allait se passer sous ses yeux. Elle entendait en elle comme une voix +intime qui l'avertissait d'être attentive, parce qu'elle touchait à +l'une des crises de sa vie. Son coeur était en proie à deux agitations +différentes en même temps; elle eût voulu savoir sur-le-champ en quoi +elle était intéressée à la scène qu'elle contemplait, ou ne le savoir +jamais. Depuis plusieurs jours, l'idée que son Ordener était perdu +pour elle lui avait inspiré le désir désespéré d'en finir d'une fois +avec l'existence, et de pouvoir lire d'un coup d'oeil tout le livre de +sa destinée. C'est pourquoi, comprenant qu'elle entrait dans l'heure +décisive de son sort, elle examina le tableau lugubre qui s'offrait à +elle, moins avec répugnance qu'avec une sorte de joie impatiente et +funèbre. + +Elle vit le président se lever, en proclamant, au nom du roi, que +l'audience de justice était ouverte. + +Elle entendit le petit homme noir, placé à la gauche du tribunal, +lire, d'une voix basse et rapide, un long discours où le nom de son +père, mêlé aux mots de _conspiration_, de _révolte des mines_, de +_haute-trahison_, revenait fréquemment. Alors elle se rappela ce que +la fatale inconnue lui avait dit, dans le jardin du donjon, de +l'accusation dont son père était menacé; et elle frémit quand elle +entendit l'homme à la robe noire terminer son discours par le mot de +_mort_, fortement articulé. + +Épouvantée, elle se tourna vers la femme voilée, pour laquelle un +sentiment qu'elle ne s'expliquait pas lui inspirait de la crainte: + +--Où sommes-nous? qu'est-ce que tout ceci? demanda-t-elle timidement. + +Un geste de sa mystérieuse compagne l'invita au silence et à +l'attention. Elle reporta sa vue dans la salle du tribunal. + +Le vieillard vénérable, en habits épiscopaux, venait de se lever; et +Éthel recueillit ces paroles, qu'il prononça distinctement: + +--Au nom du Dieu tout-puissant et miséricordieux,--moi, +Pamphile-Éleuthère, évêque de la royale ville de Drontheim et de la +royale province du Drontheimhus, je salue le respectable tribunal qui +juge au nom du roi, notre seigneur après Dieu; + +Et je dis--qu'ayant remarqué que les prisonniers amenés devant ce +tribunal étaient des hommes et des chrétiens, et qu'ils n'avaient +point de procureurs, je déclare aux respectables juges que mon +intention est de les assister de mon faible secours, dans la cruelle +position où le ciel les a voulu mettre; + +Priant Dieu de daigner donner sa force à notre infirme faiblesse, et +sa lumière à notre profonde cécité. + +C'est ainsi que moi, évêque de ce royal diocèse, je salue le +respectable et judicieux tribunal.-- + +Après avoir parlé ainsi, l'évêque descendit de son trône pontifical, +et alla s'asseoir sur le banc de bois destiné aux accusés, tandis +qu'un murmure d'approbation éclatait parmi le peuple. + +Le président se leva, et dit d'une voix sèche: + +--Hallebardiers, qu'on fasse silence!--Seigneur évêque, le tribunal +remercie votre révérence, au nom des prisonniers.--Habitants du +Drontheimhus, soyez attentifs à la haute justice du roi; le tribunal +va juger sans appel. Archers,--qu'on amène les accusés. + +Il se fit dans l'auditoire un silence d'attente et de terreur; +seulement toutes les têtes s'agitèrent dans l'ombre, comme les sombres +vagues d'une mer orageuse, sur laquelle le tonnerre s'apprête à +gronder. + +Bientôt Éthel entendit une rumeur sourde et un mouvement +extraordinaire se prolonger au-dessous d'elle, dans les sinistres +avenues de la salle; puis l'auditoire se rangea avec un frémissement +d'impatience et de curiosité; des pas multipliés retentirent; des +hallebardes et des mousquets brillèrent; et bientôt six hommes +enchaînés et entourés de gardes pénétrèrent, la tête nue, dans +l'enceinte du tribunal. Éthel ne vit que le premier de ces six +prisonniers; c'était un vieillard à barbe blanche, vêtu d'une simarre +noire; c'était son père. + +Elle s'appuya défaillante sur la balustrade de pierre qui était devant +sa banquette; les objets roulaient sous ses yeux comme dans un nuage +confus, et il lui semblait que son coeur palpitait à son oreille. +Elle-dit d'une voix faible: + +--O Dieu, secourez-moi! + +La femme voilée se pencha vers elle, et lui fit respirer des sels qui +la réveillèrent de sa léthargie. + +--Noble dame, dit-elle ranimée, de grâce, un mot de votre voix pour me +convaincre que je ne suis pas ici le jouet des fantômes de l'enfer. + +Mais l'inconnue, sourde à sa prière, avait retourné sa tête vers le +tribunal; et la pauvre Éthel, qui avait retrouvé quelque force, se +résigna à l'imiter en silence. + +Le président s'était levé, et avait dit d'une voix lente et +solennelle: + +--Prisonniers, on vous amène devant nous pour que nous ayons à +examiner si vous êtes coupables de haute-trahison, de conspiration, de +révolte par les armes contre l'autorité du roi notre souverain +seigneur. Méditez maintenant dans vos consciences, car une accusation +de lèse-majesté au premier chef pèse sur vos têtes. + +En ce moment un rayon de lumière tomba sur le visage d'un des six +accusés, d'un jeune homme qui tenait sa tête penchée sur sa poitrine, +comme pour dérober ses traits sous les boucles pendantes de ses longs +cheveux. Éthel tressaillit, et une sueur froide sortit de tous ses +membres; elle avait cru reconnaître....--Mais non, c'était une cruelle +illusion; la salle était faiblement éclairée, et les hommes s'y +mouvaient comme des ombres; à peine distinguait-on le grand christ +d'ébène poli, placé au-dessus du fauteuil du président. + +Cependant ce jeune homme était enveloppé d'un manteau qui de loin +paraissait vert, ses cheveux en désordre avaient des reflets châtains, +et le rayon inattendu qui avait dessiné ses traits.... Mais non, cela +n'était pas, cela ne pouvait être! c'était une horrible illusion. + +Les prisonniers étaient assis sur le banc où était descendu l'évêque. +Schumacker s'était placé à l'une des extrémités; il était séparé du +jeune homme aux cheveux châtains par ses quatre compagnons +d'infortune, qui portaient des vêtements grossiers, et au nombre +desquels on remarquait une espèce de géant. L'évêque siégeait à +l'autre extrémité du banc. + +Éthel vit le président se tourner vers son père. + +--Vieillard, dit-il d'une voix sévère, dites-nous votre nom et qui +vous êtes. + +Le vieillard souleva sa tête vénérable. + +--Autrefois, répondit-il en regardant fixement le président, on +m'appelait comte de Griffenfeld et de Tongsberg, prince de Wollin, +prince du Saint-Empire, chevalier de l'ordre royal de l'éléphant, +chevalier de l'ordre royal de Dannebrog; chevalier de la toison d'or +d'Allemagne et de la jarretière d'Angleterre, premier ministre, +inspecteur général des universités, grand-chancelier de Danemark et +de.... + +Le président l'interrompit. + +--Accusé, le tribunal ne vous demande ni comment on vous a nommé, ni +ce que vous avez été, mais comment on vous nomme, et ce que vous êtes. + +--Eh bien, reprit vivement le vieillard, maintenant je m'appelle Jean +Schumacker, j'ai soixante-neuf ans, et je ne suis rien, que votre +ancien bienfaiteur, chancelier d'Ahlefeld. + +Le président parut interdit. + +--Je vous ai reconnu, seigneur comte, ajouta l'ex-chancelier, et comme +j'ai cru voir qu'il n'en était pas de même à mon égard de votre côté, +j'ai pris la liberté de rappeler à votre grâce que nous sommes de +vieilles connaissances. + +--Schumacker, dit le président d'un ton où l'on sentait l'accent de la +colère concentrée, épargnez les moments du tribunal. + +Le vieux captif l'interrompit encore: + +--Nous avons changé de rôle, noble chancelier; autrefois c'était moi +qui vous appelais simplement _d'Ahlefeld_, et vous qui me disiez +_seigneur comte_. + +--Accusé, répliqua le président, vous nuisez à votre cause en +rappelant le jugement infamant dont vous êtes déjà flétri. + +--Si ce jugement est infamant pour quelqu'un, comte d'Ahlefeld, ce +n'est pas pour moi. + +Le vieillard s'était levé à demi en prononçant ces paroles avec force. +Le président étendit la main vers lui. + +--Asseyez-vous. N'insultez pas, devant un tribunal, et aux juges qui +vous ont condamné, et au roi qui vous a donné ces juges. Rappelez-vous +que sa majesté a daigné vous accorder la vie, et bornez-vous ici à +vous défendre. + +Schumacker ne répondit qu'en haussant les épaules. + +--Avez-vous, demanda le président, quelques aveux à faire au tribunal +touchant le crime capital dont vous êtes accusé? + +Voyant que Schumacker gardait le silence, le président répéta sa +question. + +--Est-ce que c'est à moi que vous parlez? dit l'ex-grand-chancelier. +Je croyais, noble comte d'Ahlefeld, que vous vous parliez à vous-même. +De quel crime m'entretenez-vous? Est-ce que j'ai jamais donné le +baiser d'Iscariote à un ami? Ai-je emprisonné, condamné, déshonoré un +bienfaiteur? dépouillé celui à qui je devais tout? J'ignore, en +vérité, seigneur chancelier actuel, pourquoi l'on m'amène ici. C'est +sans doute pour juger de votre habileté à faire tomber des têtes +innocentes. Je ne serai point fâché en effet de voir si vous saurez +aussi bien me perdre que vous perdez le royaume, et s'il vous suffira +d'une virgule pour causer ma mort, comme il vous a suffi d'une lettre +de l'alphabet pour provoquer la guerre avec la Suède.[*] + + [*] Il y avait eu en effet de très graves différends entre le + Danemark et la Suède, parce que le comte d'Ahlefeld avait exigé, + dans une négociation, qu'un traité entre les deux états donnât au + roi de Danemark le titre de _rex Gothorum_, ce qui semblait + attribuer au monarque danois la souveraineté de la Gothie, province + suédoise; tandis que les Suédois ne voulaient lui accorder que la + qualité de _rex Gotorum_, dénomination vague qui équivalait à + l'ancien titre des souverains danois, _roi des Gots_. + + C'est à cette _h_, cause, non d'une guerre, mais de longues et + menaçantes négociations, que Schumacker faisait sans doute allusion. + +À peine achevait-il cette raillerie amère, que l'homme placé devant la +table à gauche du tribunal se leva. + +--Seigneur président, dit-il, après s'être incliné profondément, +seigneurs juges, je demande que la parole soit interdite à Jean +Schumacker, s'il continue d'injurier ainsi sa grâce le président de ce +respectable tribunal. + +La voix calme de l'évêque s'éleva: + +--Seigneur secrétaire intime, on ne peut interdire la parole à un +accusé. + +--Vous avez raison, révérend évêque, s'écria le président avec +précipitation. Notre intention est de laisser le plus de liberté +possible à la défense.--J'engage seulement l'accusé à modérer son +langage, s'il comprend ses véritables intérêts. + +Schumacker secoua la tête et dit froidement: + +--Il parait que le comte d'Ahlefeld est plus sûr de son fait qu'en +1677. + +--Taisez-vous, dit le président; et s'adressant sur-le-champ au +prisonnier voisin du vieillard, il lui demanda quel était son nom. +C'était un montagnard d'une taille colossale, dont le front était +entouré de bandages, qui se leva en disant: + +--Je suis Han, de Klipstadur, en Islande. + +Un frémissement d'épouvante erra quelque temps dans la foule, et +Schumacker, soulevant sa tête pensive déjà retombée sur sa poitrine, +jeta un brusque regard sur son formidable voisin, dont tous les autres +co-accusés se tenaient éloignés. + +--Han d'Islande, demanda le président quand le trouble fut dissipé, +qu'avez-vous à dire au tribunal? + +De tous les spectateurs, Éthel n'avait pas été la moins frappée de la +présence du brigand fameux qui, depuis si longtemps, lui apparaissait +dans toutes ses terreurs. Elle attacha avec une avidité craintive son +regard sur le géant monstrueux que son Ordener avait peut-être +combattu, dont il avait peut-être été la victime. Cette idée se +retourna dans son coeur sous toutes ses formes douloureuses. Aussi, +entièrement absorbée par une foule d'émotions déchirantes, elle +entendit à peine la réponse qu'adressait au président, dans un langage +grossier et embarrassé, ce Han d'Islande, en qui elle voyait presque +le meurtrier de son Ordener. Elle comprit seulement que le brigand se +déclarait le chef des bandes rebelles. + +--Est-ce de vous-même, demanda le président, ou par une instigation +étrangère, que vous avez pris le commandement des insurgés? + +Le brigand répondit: + +--Ce n'est pas de moi-même. + +--Qui vous a provoqué à ce crime? + +--Un homme qui s'appelait Hacket. + +--Quel était ce Hacket? + +--Un agent de Schumacker, qu'il nommait aussi comte de Griffenfeld. + +Le président s'adressa à Schumacker: + +--Schumacker, connaissez-vous ce Hacket? + +--Vous m'avez prévenu, comte d'Ahlefeld, repartit le vieillard; +j'allais vous adresser la même question. + +--Jean Schumacker, dit le président, vous êtes mal conseillé par votre +haine. Le tribunal appréciera votre système de défense. + +L'évêque prit la parole. + +--Seigneur secrétaire intime, dit-il en se tournant vers l'homme de +petite taille, qui paraissait faire les fonctions de greffier et +d'accusateur, ce Hacket est-il parmi mes clients? + +--Non, votre révérence, répondit le secrétaire. + +--Sait-on ce qu'il est devenu? + +--On n'a pu le saisir; il a disparu. + +On eût dit qu'en parlant ainsi le seigneur secrétaire intime composait +sa voix. + +--Je crois plutôt qu'il s'est évanoui, dit Schumacker. + +L'évêque continua: + +--Seigneur secrétaire, fait-on poursuivre ce Hacket? A-t-on son +signalement? + +Avant que le secrétaire intime eût pu répondre, un des prisonniers se +leva; c'était un jeune mineur d'un visage âpre et fier. + +--Il serait aisé de l'avoir, dit-il d'une voix forte. Ce misérable +Hacket, l'agent de Schumacker, est un homme de petite stature, d'une +figure ouverte, mais ouverte comme une bouche de l'enfer.--Tenez, +seigneur évêque, sa voix ressemble beaucoup à celle de ce seigneur qui +écrit là sur cette table, et que votre révérence appelle, je crois, +secrétaire intime. Et même, si cette salle était moins sombre, et que +le seigneur secrétaire intime eût moins de cheveux pour lui cacher le +visage, j'assurerais presque qu'il y a dans ses traits quelque +ressemblance avec ceux du traître Hacket. + +--Notre frère dit vrai, s'écrièrent les deux prisonniers voisins du +jeune mineur. + +--Vraiment! murmura Schumacker avec une expression de triomphe. + +Cependant le secrétaire avait fait un mouvement involontaire, soit de +crainte, soit de l'indignation qu'il ressentait d'être comparé à ce +Hacket. Le président, qui lui-même avait paru troublé, se hâta +d'élever la voix. + +--Prisonniers, n'oubliez pas que vous ne devez parler que lorsque le +tribunal vous interroge; et surtout n'outragez pas les ministres de la +justice par d'indignes comparaisons. + +--Cependant, seigneur président, dit l'évêque, ceci n'est qu'une +question de signalement. Si le coupable Hacket offre quelques points +de ressemblance avec le secrétaire, cela pourrait être utile. + +Le président l'interrompit. + +--Han d'Islande, vous qui avez eu tant de rapports avec Hacket, +dites-nous, pour satisfaire le révérend évêque, si cet homme ressemble +en effet à notre très honoré secrétaire intime. + +--Nullement, seigneur, répondit le géant sans hésiter. + +--Vous voyez, seigneur évêque, ajouta le président. + +L'évêque prononça d'un signe de tête qu'il était satisfait; et le +président, s'adressant à un autre accusé, prononça la formule usitée: + +--Quel est votre nom? + +--Wilfrid Kennybol, des montagnes de Kole. + +--Étiez-vous parmi les insurgés? + +--Oui, seigneur; la vérité vaut mieux que la vie. J'ai été pris dans +les gorges maudites du Pilier-Noir. J'étais le chef des montagnards. + +--Qui vous a poussé au crime de rébellion? + +--Nos frères les mineurs se plaignaient de la tutelle royale, et cela +était tout simple, n'est-ce pas, votre courtoisie? Vous n'auriez +qu'une hutte de boue et deux mauvaises peaux de renard, que vous ne +seriez pas fâché d'en être le maître. Le gouvernement n'a pas écouté +leurs prières. Alors, seigneur, ils ont songé à se révolter, et nous +ont priés de les aider. Un si petit service ne se refuse pas entre +frères qui récitent les mêmes oraisons et chôment les mêmes saints. +Voilà tout. + +--Personne, dit le président, n'a-t-il éveillé, encouragé et dirigé +votre insurrection? + +--C'était un seigneur Hacket, qui nous parlait sans cesse de délivrer +un comte prisonnier à Munckholm, dont il se disait l'envoyé. Nous le +lui avons promis, parce qu'une liberté de plus ne nous coûtait rien. + +--Ce comte ne s'appelait-il pas Schumacker ou Griffenfeld? + +--Justement, votre courtoisie. + +--Vous ne l'avez jamais vu? + +--Non, seigneur; mais si c'est ce vieillard qui vous a dit tout à +l'heure tant de noms, je ne puis faire autrement que de convenir.... + +--De quoi? interrompit le président. + +--Qu'il a une bien belle barbe blanche, seigneur, presque aussi belle +que celle du père du mari de ma soeur Maase, de la bourgade de Surb, +lequel a vécu jusqu'à cent vingt ans. + +L'ombre répandue dans la salle empêcha de voir si le président +paraissait désappointé de la naïve réponse du montagnard. Il ordonna +aux archers de déployer quelques bannières couleur de feu déposées +devant le tribunal. + +--Wilfrid Kennybol, dit-il, reconnaissez-vous ces bannières? + +--Oui, votre courtoisie; elles nous ont été données par Hacket, au nom +du comte Schumacker. Le comte fit distribuer aussi des armes aux +mineurs; car nous n'en avions pas besoin, nous autres montagnards, qui +vivons de la carabine et de la gibecière. Et moi, seigneur, tel que +vous me voyez, attaché ici comme une méchante poule qu'on va rôtir, +j'ai plus d'une fois, du fond de nos vallées, atteint de vieux aigles, +lorsqu'au plus haut de leur vol ils ne semblaient que des alouettes ou +des grives. + +--Vous entendez, seigneurs juges, observa le secrétaire intime; +l'accusé Schumacker a fait distribuer par Hacket des armes et des +drapeaux aux rebelles. + +--Kennybol, reprit le président, n'avez-vous plus rien à déclarer? + +--Rien, votre courtoisie, sinon que je ne mérite pas la mort. Je n'ai +fait que prêter assistance, en bon frère, aux mineurs, et j'ose +affirmer à toutes vos courtoisies que le plomb de ma carabine, tout +vieux chasseur que je suis, n'a jamais touché un daim du roi. + +Le président, sans répondre à ce plaidoyer, interrogea les deux +compagnons de Kennybol. C'étaient des chefs de mineurs. Le plus vieux, +qui déclara se nommer Jonas, répéta, en d'autres termes, ce qu'avait +avoué Kennybol. L'autre, qui était le jeune homme dont les yeux +avaient saisi tant de ressemblance entre le secrétaire intime et le +perfide Hacket, dit s'appeler Norbith, confessa fièrement sa part dans +la révolte, mais refusa de rien révéler touchant Hacket et Schumacker. +Il avait, disait-il, prêté serment de se taire, et ne se souvenait +plus que de ce serment. Le président eut beau l'interroger par toutes +les menaces et par toutes les prières, l'obstiné jeune homme resta +inflexible. D'ailleurs il assurait ne point s'être révolté pour +Schumacker, mais seulement parce que sa vieille mère avait faim et +froid. Il ne niait point qu'il n'eût peut-être mérité la mort; mais il +affirmait que l'on commettrait une injustice en le condamnant, parce +qu'en le tuant on tuerait aussi sa pauvre mère, qui ne l'avait pas +mérité. + +Quand Norbith eut cessé de parler, le secrétaire intime résuma en peu +de mots les charges accablantes qui pesaient jusqu'à ce moment sur les +accusés, surtout sur Schumacker. Il lut quelques-unes des devises +séditieuses inscrites sur les bannières, et fit ressortir contre +l'ex-grand-chancelier l'unanimité des réponses de ses complices, et +jusqu'au silence de ce jeune Norbith, lié par un serment +fanatique.--Il ne reste plus, ajouta-t-il en terminant, qu'un accusé à +interroger, et nous avons de hautes raisons de le croire agent secret +de l'autorité qui a si mal veillé à la tranquillité du Drontheimhus. +Cette autorité a favorisé, sinon par sa connivence coupable, du moins +par sa fatale négligence, l'explosion de la révolte qui va perdre tous +ces malheureux, et rendre à l'échafaud ce Schumacker, que la clémence +du roi en avait si généreusement sauvé. + +Éthel, qui de ses craintes pour Ordener était revenue, par une cruelle +transition, à ses craintes pour son père, frémit à ce langage +sinistre, et un torrent de larmes s'échappa de ses yeux, quand elle +vit son père se lever, en disant d'une voix tranquille:--Chancelier +d'Ahlefeld, j'admire tout ceci. Avez-vous eu la prévoyance de faire +mander le bourreau? + +L'infortunée crut en ce moment qu'elle épuisait sa dernière douleur; +elle se trompait. + +Le sixième accusé venait de se lever; noble et superbe, il avait +écarté les cheveux qui couvraient son visage, et aux questions que le +président lui avait adressées, il avait répondu d'une voix ferme et +haute: + +--Je m'appelle Ordener Guldenlew, baron de Thorvick, chevalier de +Dannebrog. + +Un cri de surprise échappa au secrétaire: + +--Le fils du vice-roi! + +--Le fils du vice-roi! répétèrent toutes les voix, comme si la salle +eût eu en ce moment mille échos. + +Le président avait reculé sur son siège; les juges, jusqu'alors +immobiles dans le tribunal, se penchaient tumultueusement les uns vers +les autres, ainsi que des arbres qui seraient battus à la fois de +vents opposés. L'agitation était plus grande encore dans l'auditoire; +les spectateurs montaient sur les corniches de pierre et les grilles +de fer; la foule entière parlait comme d'une seule bouche; et les +gardes, oubliant de réclamer le silence, mêlaient leurs paroles de +surprise à la rumeur universelle. + +Quelle âme assez accoutumée aux soudaines émotions de la vie pourrait +concevoir ce qui se passa dans l'âme d'Éthel? Qui pourrait rendre ce +mélange inouï de joie déchirante et de délicieuse douleur? cette +attente inquiète, qui était à la fois de la crainte et de l'espérance, +et n'en était cependant pas?--Il était devant elle, sans qu'elle fût +devant lui! c'était lui qu'elle voyait et qui ne la voyait pas! +c'était son bien-aimé Ordener, son Ordener, qu'elle avait cru mort, +qu'elle savait perdu pour elle, son ami qui l'avait trompée et qu'elle +adorait comme d'une adoration nouvelle. Il était là; oui, il était là. +Un vain songe ne l'abusait pas; oh! c'était bien lui, cet Ordener, +hélas! qu'elle avait rêvé plus souvent encore qu'elle ne l'avait vu. + +--Mais apparaissait-il dans cette enceinte solennelle comme un ange +sauveur ou comme un fatal génie? Devait-elle espérer en lui ou +trembler pour lui?--Mille conjectures oppressaient à la fois sa pensée +et l'étouffaient comme une flamme que trop d'aliment éteint; toutes +les idées, toutes les sensations que nous venons d'indiquer +parcoururent son esprit comme un éclair, au moment où le fils du +vice-roi de Norvège prononça son nom. Elle fut la première à le +reconnaître, et les autres ne l'avaient pas encore reconnu, qu'elle +était évanouie. + +Elle reprit bientôt ses sens, pour la seconde fois, grâce aux soins de +sa mystérieuse voisine. Pâle, elle rouvrit ses yeux dans lesquels les +larmes s'étaient subitement taries. Elle jeta avidement sur le jeune +homme, toujours debout et calme dans le tumulte général, un de ces +regards qui embrassent tout un être; et le trouble avait cessé dans le +tribunal et le peuple, que le nom d'Ordener Guldenlew retentissait +encore à son oreille. Elle remarqua avec une douloureuse inquiétude +qu'il portait son bras en écharpe, et que ses mains étaient chargées +de fers; elle remarqua que son manteau était déchiré en plusieurs +endroits, que son sabre fidèle ne pendait plus à sa ceinture. Rien +n'échappa à sa sollicitude; car l'oeil d'une amante ressemble à l'oeil +d'une mère. Elle environna de toute son âme celui qu'elle ne pouvait +couvrir de tout son corps; et, il faut le dire à la honte et à la +gloire de l'amour, dans cette salle qui renfermait son père et les +persécuteurs de son père, Éthel ne vit plus qu'un seul homme. + +Le silence s'était rétabli peu à peu. Le président se mit en devoir de +commencer l'interrogatoire du fils du vice-roi. + +--Seigneur baron.... dit-il d'une voix tremblante. + +--Je ne m'appelle point ici _seigneur baron_, répondit Ordener d'une +voix ferme, je m'appelle Ordener Guldenlew, comme celui qui a été +comte de Griffenfeld s'appelle Jean Schumacker. + +Le président resta un moment comme interdit. + +--Eh bien donc! reprit-il, Ordener Guldenlew, c'est sans doute par un +hasard malheureux que vous êtes amené devant nous. Les rebelles vous +auront pris voyageant, vous auront forcé de les suivre, et c'est +ainsi, sans doute, que vous avez été trouvé dans leurs rangs. + +Le secrétaire se leva: + +--Nobles juges, le nom seul du fils du vice-roi de Norvège est un +plaidoyer suffisant pour lui. Le baron Ordener Guldenlew ne peut être +un rebelle. Notre illustre président a parfaitement expliqué sa +fâcheuse arrestation parmi les rebelles. Le seul tort du noble +prisonnier est de n'avoir pas dit plus tôt son nom. Nous demandons +qu'il soit mis sur-le-champ en liberté, abandonnant toute accusation à +son égard, et regrettant qu'il se soit assis sur le banc souillé par +le criminel Schumacker et ses complices. + +--Que faites-vous donc? s'écria Ordener. + +--Le secrétaire intime, dit le président, se désiste de toute +poursuite à votre égard. + +--Il a tort, répliqua Ordener, d'une voix haute et sonore; je dois ici +être seul accusé, seul jugé, et seul condamné.--Il s'arrêta un moment, +et ajouta d'un accent moins ferme:--Car je suis seul coupable. + +--Seul coupable! s'écria le président. + +--Seul coupable! répéta le secrétaire intime. + +Une nouvelle explosion de surprise se manifesta dans l'auditoire. La +malheureuse Éthel frémit; elle ne songeait pas que cette déclaration +de son amant sauvait son père. Elle avait devant les yeux la mort de +son Ordener. + +--Hallebardiers, qu'on fasse silence! dit le président, profitant +peut-être du moment de rumeur pour rallier ses idées et reprendre sa +présence d'esprit.--Ordener Guldenlew, reprit-il, expliquez-vous. + +Le jeune homme resta, un instant rêveur, puis soupira avec effort, +puis prononça ces paroles d'un ton calme et résigné: + +--Oui, je sais qu'une mort infâme m'attend; je sais que la vie +pourrait m'être belle et glorieuse. Mais Dieu lira au fond de mon +coeur! à la vérité, Dieu seul!--Je vais accomplir le premier devoir de +mon existence; je vais lui sacrifier mon sang, mon honneur peut-être; +mais je sens que je mourrai sans remords et sans repentir. Ne vous +étonnez pas de mes paroles, seigneurs juges; il y a dans l'âme et dans +la destinée humaine des mystères que vous ne pouvez pénétrer et qui ne +sont jugés qu'au ciel. Écoutez-moi donc; et agissez envers moi selon +vos consciences, quand vous aurez absous ces infortunés, et surtout ce +déplorable Schumacker, qui a déjà, dans sa captivité, expié bien plus +de crimes qu'un homme n'en peut commettre.--Oui, je suis coupable, +nobles juges, et seul coupable. Schumacker est innocent; ces autres +malheureux ne sont qu'égarés. L'auteur de la rébellion des mineurs, +c'est moi. + +--Vous! s'écrièrent à la fois, et avec une expression étrange, le +président et le secrétaire intime. + +--Moi! et ne m'interrompez plus, seigneurs. Je suis pressé de +terminer, car en m'accusant je justifie ces infortunés. C'est moi qui +ai soulevé les mineurs au nom de Schumacker; c'est moi qui ai fait +distribuer aux rebelles des bannières; qui leur ai envoyé, au nom du +prisonnier de Munckholm, de l'or et des armes. Hacket était mon agent. + +À ce nom de _Hacket_, le secrétaire intime fit un geste de stupeur. +Ordener continua: + +--J'épargne vos moments, seigneurs. J'ai été pris dans les rangs des +mineurs, que j'avais poussés à la révolte. J'ai seul tout fait. +Maintenant, jugez. Si j'ai prouvé mon crime, j'ai prouvé également +l'innocence de Schumacker et celle des pauvres misérables que vous +croyez ses complices. + +Le jeune homme parlait ainsi, les yeux levés au ciel. Éthel, presque +inanimée, respirait à peine; il lui semblait seulement qu'Ordener, +tout en justifiant son père, prononçait bien amèrement son nom. Les +discours du jeune homme l'étonnaient et l'épouvantaient, sans qu'elle +pût les comprendre. Dans tout ce qui frappait ses sens, elle ne voyait +clairement que le malheur. + +Un sentiment du même genre paraissait préoccuper le président. On eût +dit qu'il ne pouvait croire à ce qu'il entendait de ses oreilles. Il +adressa néanmoins la parole au fils du vice-roi: + +--Si vous êtes en effet l'unique auteur de cette révolte, dans quel +but l'avez-vous excitée? + +--Je ne puis le dire. + +Un frisson saisit Éthel, lorsqu'elle entendit le président répliquer +d'une voix presque irritée: + +--N'aviez-vous point une intrigue avec la fille de Schumacker? + +Mais Ordener, enchaîné, avait fait un pas vers le tribunal, et s'était +écrié, avec l'accent de l'indignation: + +--Chancelier d'Ahlefeld, contentez-vous de ma vie que je vous livre; +respectez une noble et innocente fille. Ne tentez pas de la déshonorer +une seconde fois. + +La pauvre Éthel, qui avait senti son sang remonter à son visage, ne +comprit pas ce que signifiaient ces mots, _une seconde fois_, sur +lesquels son défenseur appuyait avec énergie; mais à la colère qui se +peignait sur les traits du président, on eût dit qu'il les comprenait. + +--Ordener Guldenlew, n'oubliez pas vous-même le respect que vous devez +à la justice du roi et à ses suprêmes officiers. Je vous réprimande au +nom du tribunal.--À présent, je vous somme de nouveau de me déclarer +dans quel but vous avez commis le crime dont vous vous accusez. + +--Je vous répète que je ne puis vous le dire. + +--N'était-ce pas, reprit le secrétaire, pour délivrer Schumacker? + +Ordener garda le silence. + +--Ne soyez pas muet, accusé Ordener, dit le président; il est prouvé +que vous entreteniez des intelligences avec Schumacker, et l'aveu de +votre culpabilité accuse, plus qu'il ne justifie, le prisonnier de +Munckholm. Vous alliez souvent à Munckholm, et certes vous attachiez à +ces visites plus qu'un intérêt de curiosité ordinaire. Témoin cette +boucle de diamants. + +Le président prit sur le bureau, et montra à Ordener une boucle de +brillants qui y était déposée. + +--La reconnaissez-vous pour vous avoir appartenu? + +--Oui. Par quel hasard?.... + +--Eh bien! un des rebelles l'a remise, avant d'expirer, à notre +secrétaire intime, en déclarant qu'il l'avait reçue de vous en +paiement, pour vous avoir transporté du port de Drontheim à la +forteresse de Munckholm. Or, je vous le demande, seigneurs juges, un +pareil salaire donné à un simple matelot n'annoncet-il pas quelle +importance l'accusé Ordener Guldenlew attachait à parvenir jusqu'à +cette prison, qui est celle de Schumacker? + +--Ah! s'écria l'accusé Kennybol, ce que dit sa courtoisie est vrai, je +reconnais la boucle; c'est l'histoire de notre pauvre frère Guldon +Stayper. + +--Silence, dit le président, laissez répondre Ordener Guldenlew. + +--Je ne cacherai pas, repartit Ordener, que je désirais voir +Schumacker. Mais cette boucle ne signifie rien. On ne peut entrer avec +des diamants dans le fort; le matelot qui m'avait amené s'était +plaint, dans la traversée, de sa misère; je lui ai jeté cette boucle, +que je ne pouvais garder sur moi. + +--Pardon, votre courtoisie, interrompit le secrétaire intime, le +règlement excepte de cette mesure le fils du vice-roi. Vous pouviez +donc.... + +--Je ne voulais pas me nommer. + +--Pourquoi? demanda le président. + +--C'est ce que je ne puis dire. + +--Vos intelligences avec Schumacker et sa fille prouvent que le but de +votre complot était de les délivrer. + +Schumacker, qui, jusqu'alors, n'avait donné d'autre signe d'attention +que de dédaigneux mouvements d'épaules, se leva: + +--Me délivrer! Le but de cette infernale trame était de me +compromettre et de me perdre, comme il l'est encore. Croyez-vous +qu'Ordener Guldenlew eût avoué sa participation au crime, s'il n'eût +été pris parmi les révoltés? Oh! je vois qu'il a hérité de la haine de +son père pour moi. Et quant aux intelligences qu'on lui suppose avec +moi et ma fille, qu'il sache, cet exécré Guldenlew, que ma fille a +hérité aussi de ma haine pour lui, pour la race des Guldenlew et des +d'Ahlefeld! + +Ordener soupira profondément, tandis qu'Éthel désavouait tout bas son +père, et que celui-ci retombait sur son banc, palpitant encore de +colère. + +--Le tribunal jugera, dit le président. + +Ordener, qui, aux paroles de Schumacker, avait baissé les yeux en +silence, parut se réveiller: + +--Oh! nobles juges, écoutez. Vous allez descendre dans vos +consciences; n'oubliez pas qu'Ordener Guldenlew est coupable seul; +Schumacker est innocent. Ces autres infortunés ont été trompés par +Hacket, qui était mon agent. J'ai fait tout le reste. + +Kennybol l'interrompit: + +--Sa courtoisie dit vrai, seigneurs juges; car c'est elle qui s'est +chargée de nous amener le fameux Han d'Islande, dont je souhaite que +le nom ne me porte pas malheur. Je sais que c'est ce jeune seigneur +qui a osé l'aller trouver dans la caverne de Walderhog, pour lui +proposer d'être notre chef. Il m'a confié le secret de son entreprise +au hameau de Surb, chez mon frère Braall. Et, pour le reste encore, le +jeune seigneur dit vrai; nous avons été abusés par ce Hacket maudit; +d'où il suit que nous ne méritons pas la mort. + +--Seigneur secrétaire intime, dit le président, les débats sont clos. +Quelles sont vos conclusions? + +Le secrétaire se leva, salua plusieurs fois le tribunal, passa quelque +temps la main entre les plis de son rabat de dentelle, sans quitter un +moment des yeux les yeux du président. Enfin, il fit entendre ces +paroles d'une voix sourde et lugubre: + +--Seigneur président, respectables juges! l'accusation demeure +victorieuse. Ordener Guldenlew, qui ternit à jamais la splendeur de +son glorieux nom, n'a réussi qu'à prouver sa culpabilité sans +démontrer l'innocence de l'ex-chancelier Schumacker, et de ses +complices Han d'Islande, Wilfrid Kennybol, Jonas et Norbith.--Je +demande à la justice du tribunal que les six accusés soient déclarés +coupables du crime de haute-trahison et de lèse-majesté, au premier +chef. + +Un murmure vague s'éleva de la foule. Le président allait proclamer la +formule de clôture, quand l'évêque réclama un moment d'attention. + +--Doctes juges, il est convenable que la défense des accusés se fasse +entendre la dernière. Je souhaiterais qu'elle eût un meilleur organe; +car je suis vieux et faible, et je n'ai plus en moi d'autre force que +celle qui me vient de Dieu.--Je m'étonne des sévères requêtes du +secrétaire intime. Rien ici ne prouve le crime de mon client +Schumacker. On ne peut établir contre lui aucune participation directe +à l'insurrection des mineurs; et puisque mon autre client Ordener +Guldenlew déclare avoir abusé du nom de Schumacker, et, de plus, être +l'unique auteur de cette condamnable sédition, toutes les présomptions +qui pesaient sur Schumacker s'évanouissent; vous devez donc +l'absoudre. Je recommande à votre indulgence chrétienne les autres +accusés, qui n'ont été qu'égarés, comme la brebis du bon pasteur; et +même le jeune Ordener Guldenlew, qui a du moins le mérite, bien grand +devant le Seigneur, de confesser son crime. Songez, seigneurs juges, +qu'il est encore dans l'âge où l'homme peut faillir, et même tomber, +sans que Dieu refuse de le soutenir ou de le relever. Ordener +Guldenlew porte à peine le quart de ce fardeau de l'existence qui pèse +déjà presque entier sur ma tête. Mettez dans la balance de vos +jugements sa jeunesse et son inexpérience, et ne lui retirez pas si +tôt cette vie que le Seigneur vient à peine de lui donner. + +Le vieillard se tut et se plaça près d'Ordener, qui souriait; tandis +qu'à l'invitation du président, les juges se levaient du tribunal, et +passaient en silence le seuil de la formidable salle de leurs +délibérations. + +Pendant que quelques hommes décidaient de six destinées dans ce +terrible sanctuaire, les accusés immobiles étaient restés assis sur +leur banc entre deux rangs de hallebardiers. Schumacker, la tête sur +sa poitrine, paraissait endormi dans une rêverie profonde; le géant +promenait à droite et à gauche des regards où se peignait une +assurance stupide; Jonas et Kennybol, les mains jointes, priaient à +voix basse, tandis que leur camarade Norbith frappait par intervalles +la terre du pied, ou secouait ses chaînes avec des tressaillements +convulsifs. Entre lui et le vénérable évêque, qui lisait les psaumes +de la pénitence, se tenait Ordener, les bras croisés et les yeux levés +au ciel. + +Derrière eux on entendait le bruit de la foule, qui avait +impétueusement éclaté à la sortie des juges. C'était le fameux captif +de Munckholm, c'était le redoutable démon d'Islande, c'était surtout +le fils du vice-roi, qui occupaient toutes les pensées, toutes les +paroles, tous les regards. La rumeur, mêlée de plaintes, de rires et +de cris confus, qui s'échappait de l'auditoire, s'abaissait et +s'élevait comme une flamme qui ondoie sous le vent. + +Ainsi se passèrent plusieurs heures d'attente, si longues que chacun +s'étonnait qu'elles fussent contenues dans la même nuit. De temps en +temps on jetait un regard vers la porte de la chambre des +délibérations; mais on n'y voyait rien, que les deux soldats qui se +promenaient avec leurs pertuisanes étincelantes devant le seuil fatal, +comme deux fantômes muets. + +Enfin, les torches et les lampes commençaient à pâlir, et quelques +rayons blancs de l'aube traversaient les vitraux étroits de la salle, +quand la porte redoutable s'ouvrit. Un silence profond remplaça +sur-le-champ, comme par magie, tout le tumulte du peuple, et l'on +n'entendit plus que le bruit des respirations pressées et le mouvement +vague et sourd de la foule en suspens. + +Les juges, sortant à pas lents de la chambre des délibérations, +reprirent place au tribunal, le président à leur tête. + +Le secrétaire intime, qui avait paru absorbé dans ses réflexions +pendant leur absence, s'inclina: + +--Seigneur président, quel est l'arrêt que le tribunal, jugeant sans +appel, a rendu au nom du roi? Nous sommes prêts à l'entendre avec un +respect religieux. Le juge placé à droite du président se leva, tenant +un parchemin dans ses mains: + +--Sa grâce, notre glorieux président, fatigué par la longueur de cette +audience, daigne nous charger, nous, haut-syndic du Drontheimhus, +président naturel de ce tribunal respectable, de lire à sa place la +sentence rendue au nom du roi. Nous allons remplir ce devoir honorable +et pénible, rappelant à l'auditoire de se taire devant l'infaillible +justice du roi. + +Alors la voix du haut-syndic prit une inflexion solennelle et grave, +et tous les coeurs palpitèrent. + +--Au nom de notre vénéré maître et légitime seigneur Christiern, +roi!--voici l'arrêt que nous, juges du haut tribunal du Drontheimhus, +nous rendons dans nos consciences, touchant Jean Schumacker, +prisonnier d'État; Wilfrid Kennybol, habitant des montagnes de Kole; +Jonas, mineur royal; Norbith, mineur royal; Han, de Klipstadur, en +Islande; et Ordener Guldenlew, baron de Thorvick, chevalier de +Dannebrog; tous accusés des crimes de haute trahison et de +lèse-majesté au premier chef; Han d'Islande étant de plus prévenu des +crimes d'assassinat, d'incendie et de brigandage. + +1° Jean Schumacker n'est point coupable; + +2° Wilfrid Kennybol, Jonas et Norbith sont coupables; mais le tribunal +les excuse, parce qu'ils ont été égarés; + +3° Han d'Islande est coupable de tous les crimes qu'on lui impute; + +4° Ordener Guldenlew est coupable de haute trahison et de lèse-majesté +au premier chef.» Le juge s'arrêta un moment comme pour prendre +haleine. Ordener attachait sur lui un regard plein d'une joie céleste. + +--Jean Schumacker, continua le juge, le tribunal vous absout et vous +renvoie dans votre prison. + +Kennybol, Jonas et Norbith, le tribunal réduit la peine que vous avez +encourue à une détention perpétuelle et à l'amende de mille écus +royaux chacun. + +Han, de Klipstadur, assassin et incendiaire, vous serez ce soir +conduit sur la place d'armes de Munckholm, et pendu par le cou jusqu'à +ce que mort s'ensuive. + +Ordener Guldenlew, traître, après avoir été dégradé de vos titres +devant ce tribunal, vous serez conduit ce soir au même lieu, avec un +flambeau à la main, pour y avoir la tête tranchée, le corps brûlé, et +pour que vos cendres soient jetées au vent et votre tête exposée sur +la claie. + +Retirez-vous tous. Tel est l'arrêt rendu par la justice du roi.-- + +À peine le haut-syndic avait-il achevé cette funèbre lecture, qu'on +entendit dans la salle un cri. Ce cri glaça les assistants plus même +que l'effrayant appareil de la sentence de mort; ce cri fit pâlir un +moment le front serein et radieux d'Ordener condamné. + + + + +XLIV + + C'était le malheur qui les rendait égaux. + + CHARLES NODIER. + + +C'en est donc fait; tout va s'accomplir, ou plutôt tout est déjà +accompli. Il a sauvé le père de celle qu'il aimait, il l'a sauvée +elle-même, en lui conservant l'appui paternel. La noble conspiration +du jeune homme pour la vie de Schumacker a réussi; maintenant le reste +n'est rien; il n'a plus qu'à mourir. + +Que ceux qui l'ont cru coupable ou insensé le jugent maintenant, ce +généreux Ordener, comme il se juge lui-même dans son âme avec un saint +ravissement. Car ce fut toujours sa pensée, en entrant dans les rangs +des rebelles, que, s'il ne pouvait empêcher l'exécution du crime de +Schumacker, il pourrait du moins en empêcher le châtiment, en +l'appelant sur sa propre tête. + +--Hélas! s'était-il dit, sans doute Schumacker est coupable; mais, aigri +par sa captivité et son malheur, son crime est pardonnable. Il ne veut +que sa délivrance; il la tente, même par la rébellion.--D'ailleurs, +que deviendra mon Éthel si on lui enlève son père; si elle le perd +par l'échafaud, si un nouvel opprobre vient flétrir sa vie, que +deviendra-t-elle, sans soutien, sans secours, seule dans son cachot, +ou errante dans un monde d'ennemis? Cette pensée l'avait déterminé à +son sacrifice, et il s'y était préparé avec joie; car le plus grand +bonheur d'un être qui aime est d'immoler son existence, je ne dis pas +à l'existence, mais à un sourire, à une larme de l'être aimé. + +Il a donc été pris parmi les rebelles, il a été traîné devant les +juges qui devaient condamner Schumacker, il a commis son généreux +mensonge, il a été condamné, il va mourir d'une mort cruelle, d'un +supplice ignominieux, il va laisser une mémoire souillée; mais que lui +importe au noble jeune homme? il a sauvé le père de son Éthel. + +Il est maintenant assis sur ses chaînes dans un cachot humide, où la +lumière et l'air ne pénètrent qu'à peine par de sombres soupiraux; +près de lui est la nourriture du reste de son existence, un pain noir, +une cruche pleine d'eau. Un collier de fer pèse sur son cou, des +bracelets, des carcans de fer pressent ses mains et ses pieds. Chaque +heure qui s'écoule lui emporte plus de vie qu'une année n'en enlève +aux autres mortels.--Il rêve délicieusement. + +--Peut-être mon souvenir ne périra-t-il pas avec moi, du moins dans un +des coeurs qui battent parmi les hommes! peut-être daignera-t-elle me +donner une larme pour mon sang! peut-être consacrera-t-elle +quelquefois un regret à celui qui lui a dévoué sa vie! peut-être, dans +ses rêveries virginales, aura-t-elle parfois présente la confuse image +de son ami! Qui sait d'ailleurs ce qui est derrière la mort? Qui sait +si les âmes délivrées de leur prison matérielle ne peuvent pas +quelquefois revenir veiller sur les âmes qu'elles aiment, commercer +mystérieusement avec ces douces compagnes encore captives, et leur +apporter en secret quelque vertu des anges et quelque joie du ciel? + +Toutefois des idées amères se mêlaient à ces consolantes méditations. +La haine que Schumacker lui avait témoignée au moment même de son +sacrifice oppressait son coeur. Le cri déchirant qu'il avait entendu +en même temps que son arrêt de mort l'avait ébranlé profondément; car, +seul dans l'auditoire, il avait reconnu cette voix et compris cette +douleur. Et puis, ne la reverra-t-il donc plus, son Éthel? ses +derniers moments se passeront-ils dans la prison même qui la renferme, +sans qu'il puisse encore une fois toucher la douce main, entendre la +douce voix de celle pour qui il va mourir? + +Il abandonnait ainsi son âme à cette vague et triste rêverie, qui est +à la pensée ce que le sommeil est à la vie, quand le cri rauque des +vieux verrous rouillés heurta rudement son oreille, déjà en quelque +sorte attentive aux concerts de l'autre sphère où il allait +s'envoler.--C'était la lourde porte de fer de son cachot, qui +s'ouvrait en grondant sur ses gonds. Le jeune condamné se leva +tranquille et presque joyeux, car il pensa que c'était le bourreau qui +venait le chercher, et il avait déjà dépouillé l'existence comme le +manteau qu'il foulait à ses pieds. + +Il fut trompé dans son attente; une figure blanche et svelte venait +d'apparaître au seuil de son cachot, pareille à une vision lumineuse. +Ordener douta de ses yeux, et se demanda s'il n'était pas déjà dans le +ciel. C'était elle, c'était son Éthel. + +La jeune fille était tombée dans ses bras enchaînés; elle couvrait les +mains d'Ordener de larmes, qu'essuyaient les longues tresses noires de +ses cheveux épars; baisant les fers du condamné, elle meurtrissait ses +lèvres pures sur les infâmes carcans; elle ne parlait pas, mais tout +son coeur semblait prêt à s'échapper dans la première parole qui +passerait à travers ses sanglots. + +Lui, il éprouvait la joie la plus céleste qu'il eût éprouvée depuis sa +naissance. Il serrait doucement son Éthel sur sa poitrine, et les +forces réunies de la terre et de l'enfer n'eussent pu en ce moment +dénouer les deux bras dont il l'environnait. Le sentiment de sa mort +prochaine mêlait quelque chose de solennel à son ravissement, et il +s'emparait de son Éthel comme s'il en eût déjà pris possession pour +l'éternité. + +Il ne demanda pas à cet ange comment elle avait pu pénétrer jusqu'à +lui. Elle était là, pouvait-il penser à autre chose? D'ailleurs il ne +s'en étonnait pas. Il ne se demandait pas comment cette jeune fille +proscrite, faible, isolée, avait pu, malgré les triples portes de fer, +et les triples rangs de soldats, ouvrir sa propre prison et celle de +son amant; cela lui semblait simple; il portait en lui la conscience +intime de ce que peut l'amour. + +À quoi bon se parler avec la voix quand on se peut parler avec l'âme? +Pourquoi ne pas laisser les corps écouter en silence le langage +mystérieux des intelligences?--Tous deux se taisaient, parce qu'il y a +des émotions qu'on ne saurait exprimer qu'en se taisant. + +Cependant la jeune fille souleva enfin sa tête appuyée sur le coeur +tumultueux du jeune homme. + +--Ordener, dit-elle, je viens te sauver; et elle prononça cette parole +d'espérance avec une angoisse douloureuse. + +Ordener secoua la tête en souriant. + +--Me sauver, Éthel! tu t'abuses; la fuite est impossible. + +--Hélas! je le sais trop. Ce château est peuplé de soldats, et toutes +les portes qu'il faut traverser pour arriver ici sont gardées par des +archers et des geôliers qui ne dorment pas.--Elle ajouta avec effort: +Mais je t'apporte un autre moyen de salut. + +--Va, ton espérance est vaine. Ne te berce pas de chimères, Éthel; +dans quelques heures un coup de hache les dissiperait trop +cruellement. + +--Oh! n'achève pas! Ordener! tu ne mourras pas. Oh! dérobe-moi cette +affreuse pensée, ou plutôt, oui, présente-la-moi dans toute son +horreur, pour me donner la force d'accomplir ton salut et mon +sacrifice. + +Il y avait dans l'accent de la jeune fille une expression +indéfinissable, Ordener la regarda doucement: + +--Ton sacrifice! que veux-tu dire? + +Elle cacha son visage dans ses mains, et sanglota en disant d'une voix +inarticulée:--O Dieu! + +Cet abattement fut de courte durée; elle se releva; ses yeux +brillaient, sa bouche souriait. Elle était belle comme un ange qui +remonte de l'enfer au ciel. + +--Écoutez, mon Ordener, votre échafaud ne s'élèvera pas. Pour que vous +viviez, il suffit que vous promettiez d'épouser Ulrique d'Ahlefeld. + +--Ulrique d'Ahlefeld! ce nom dans ta bouche, mon Éthel! + +--Ne m'interrompez pas, poursuivit-elle avec le calme d'une martyre +qui subit sa dernière torture; je viens ici envoyée par la comtesse +d'Ahlefeld. On vous promet d'obtenir votre grâce du roi, si l'on +obtient en échange votre main pour la fille du grand-chancelier. Je +viens ici vous demander le serment d'épouser Ulrique et de vivre pour +elle. On m'a choisie pour messagère, parce qu'on a pensé que ma voix +aurait quelque puissance sur vous. + +--Éthel, dit le condamné d'une voix glacée, adieu; en sortant de ce +cachot, dites qu'on fasse venir le bourreau. + +Elle se leva, resta un moment devant lui debout, pâle et tremblante; +puis ses genoux fléchirent, elle tomba à genoux sur la pierre en +joignant les mains. + +--Que lui ai-je fait? murmura-t-elle d'une voix éteinte. + +Ordener, muet, fixait son regard sur la pierre. + +--Seigneur, dit-elle, se traînant à genoux jusqu'à lui, vous ne me +répondez pas? Vous ne voulez donc plus me parler?--Il ne me reste plus +qu'à mourir. + +Une larme roula dans les yeux du jeune homme. + +--Éthel, vous ne m'aimez plus. + +--O Dieu! s'écria la pauvre jeune fille, serrant dans ses bras les +genoux du prisonnier, je ne l'aime plus! Tu dis que je ne t'aime plus, +mon Ordener. Est-il bien vrai que tu as pu dire cela? + +--Vous ne m'aimez plus, puisque vous me méprisez. + +Il se repentit à l'instant même d'avoir prononcé cette parole cruelle; +car l'accent d'Éthel fut déchirant, quand elle jeta ses bras adorés +autour de son cou, en criant d'une voix étouffée par les larmes: + +--Pardonne-moi, mon bien-aimé Ordener, pardonne-moi comme je te +pardonne. Moi! te mépriser, grand Dieu! n'es-tu pas mon bien, mon +orgueil, mon idolâtrie?--Dis-moi, est-ce qu'il y avait dans mes +paroles autre chose qu'un profond amour, qu'une brûlante admiration +pour toi? Hélas! ton langage sévère m'a fait bien du mal, quand je +venais pour te sauver, mon Ordener adoré, en immolant tout mon être au +tien. + +--Eh bien, répondit le jeune homme radouci en essuyant les pleurs +d'Éthel avec des baisers, n'était-ce pas me montrer peu d'estime que +de me proposer de racheter ma vie par l'abandon de mon Éthel, par un +lâche oubli de mes serments, par le sacrifice de mon amour?--Il +ajouta, l'oeil fixé sur Éthel:--De mon amour, pour lequel je verse +aujourd'hui tout mon sang. Un long gémissement précéda la réponse +d'Éthel. + +--Écoute-moi encore, mon Ordener, ne m'accuse pas si vite. J'ai +peut-être plus de force qu'il n'appartient d'ordinaire à une pauvre +femme.--Du haut de notre donjon on voit construire, dans la place +d'Armes l'échafaud qui t'est destiné. Ordener! tu ne connais pas cette +affreuse douleur de voir lentement se préparer la mort de celui qui +porte avec lui notre vie! La comtesse d'Ahlefeld, près de laquelle +j'étais quand j'ai entendu prononcer ton arrêt funèbre, est venue me +trouver au donjon, où j'étais rentrée avec mon père. Elle m'a demandé +si je voulais te sauver, elle m'a offert cet odieux moyen; mon +Ordener, il fallait détruire ma pauvre destinée, renoncer à toi, te +perdre pour jamais, donner à une autre cet Ordener, toute la félicité +de la délaissée Éthel, ou te livrer au supplice; on me laissait le +choix entre mon malheur et ta mort; je n'ai pas balancé. + +Il baisa avec respect la main de cet ange. + +--Je ne balance pas non plus, Éthel. Tu ne serais pas venue m'offrir +la vie avec la main d'Ulrique d'Ahlefeld si tu avais su comment il se +fait que je meurs. + +--Quoi? Quel mystère?.... + +--Permets-moi d'avoir un secret pour toi, mon Éthel bien-aimée. Je +veux mourir sans que tu saches si tu me dois de la reconnaissance ou +de la haine pour ma mort. + +--Tu veux mourir! Tu veux donc mourir! O Dieu! et cela est vrai, et +l'échafaud se dresse en ce moment, et aucune puissance humaine ne peut +délivrer mon Ordener qu'on va tuer! Dis-moi, jette un regard sur ton +esclave, sur ta compagne, et promets-moi, bien-aimé Ordener, de +m'entendre sans colère. Es-tu bien sûr, réponds à ton Éthel comme à +Dieu, que tu ne pourrais mener une vie heureuse auprès de cette femme, +de cette Ulrique d'Ahlefeld? en es-tu bien sûr, Ordener? Elle est +peut-être, sans doute même, belle, douce, vertueuse; elle vaut mieux +que celle pour qui tu péris.--Ne détourne pas la tête, cher ami, mon +Ordener. Tu es si noble et si jeune pour monter sur un échafaud! Eh +bien! tu irais vivre avec elle dans quelque brillante ville où tu ne +penserais plus à ce funeste donjon; tu laisserais couler paisiblement +tes jours sans t'informer de moi; j'y consens, tu me chasserais de ton +coeur, même de ton souvenir, Ordener. Mais vis, laisse-moi ici seule, +c'est à moi de mourir. Et, crois-moi, quand je te saurai dans les bras +d'une autre, tu n'auras pas besoin de t'inquiéter de moi; je ne +souffrirai pas longtemps. + +Elle s'arrêta; sa voix se perdait dans les larmes. Cependant on lisait +dans son regard désolé le désir douloureux de remporter la victoire +fatale dont elle devait mourir. + +Ordener lui dit: + +--Éthel, ne me parle plus de cela. Qu'il ne sorte en ce moment de nos +bouches d'autres noms que le tien et le mien. + +--Ainsi, reprit-elle, hélas! hélas! tu veux donc mourir? + +--Il le faut. J'irai avec joie à l'échafaud pour toi; j'irais avec +horreur à l'autel pour toute autre femme. Ne m'en parle plus; tu +m'affliges et tu m'offenses. + +Elle pleurait en murmurant toujours:--Il va mourir, ô Dieu! et d'une +mort infâme! + +Le condamné répondit avec un sourire: + +--Crois-moi, Éthel, il y a moins de déshonneur dans ma mort que dans +la vie telle que tu me la proposes. + +En ce moment, son regard, se détachant de son Éthel éplorée, aperçut +un vieillard vêtu d'habits ecclésiastiques, qui se tenait debout dans +l'ombre, sous la voûte basse de la porte: + +--Que voulez-vous? dit-il brusquement. + +--Seigneur, je suis venu avec l'envoyée de la comtesse d'Ahlefeld. +Vous ne m'avez point aperçu, et j'attendais en silence que vos yeux +tombassent sur moi. + +En effet, Ordener n'avait vu que son Éthel, et celle-ci, voyant +Ordener, avait oublié son compagnon. + +--Je suis, continua le vieillard, le ministre chargé.... + +--J'entends, dit le jeune homme. Je suis prêt. + +Le ministre s'avança vers lui. + +--Dieu est prêt aussi à vous recevoir, mon fils. + +--Seigneur ministre, reprit Ordener, votre visage ne m'est pas +inconnu. Je vous ai vu quelque part. Le ministre s'inclina. + +--Je vous reconnais aussi, mon fils. C'était dans la tour de Vygla. +Nous avons tous deux montré ce jour-là combien les paroles humaines +ont peu de certitude. Vous m'avez promis la grâce de douze malheureux +condamnés, et moi je n'ai point cru en votre promesse, ne pouvant +deviner que vous fussiez ce que vous êtes, le fils du vice-roi; et +vous, seigneur, qui comptiez sur votre puissance et sur votre rang, en +me donnant cette assurance.... + +Ordener acheva la pensée qu'Athanase Munder n'osait compléter. + +--Je ne puis aujourd'hui obtenir aucune grâce, pas même la mienne; +vous avez raison, seigneur ministre. Je respectais trop peu l'avenir; +il m'en a puni, en me montrant sa puissance supérieure à la mienne. + +Le ministre baissa la tête. + +--Dieu est fort, dit-il. + +Puis il releva ses yeux bienveillants sur Ordener en ajoutant: + +--Dieu est bon. + +Ordener, qui paraissait préoccupé, s'écria, après un court silence: + +--Écoutez, seigneur ministre, je veux tenir la promesse que je vous ai +faite dans la tour de Vygla. Quand je serai mort, allez trouver à +Berghen mon père, le vice-roi de Norvège, et dites-lui que la dernière +grâce que lui demande son fils, c'est celle de vos douze protégés. Il +vous l'accordera, j'en suis sûr. + +Une larme d'attendrissement mouilla le visage vénérable d'Athanase. + +--Mon fils, il faut que de nobles pensées remplissent votre âme, pour +savoir, dans la même heure, rejeter avec courage votre propre grâce et +solliciter avec bonté celle des autres. Car j'ai entendu vos refus; +et, tout en blâmant le dangereux excès d'une passion humaine, j'en ai +été profondément touché. Maintenant je me dis: _Unde scelus?_ Comment +se fait-il qu'un homme qui approche tant du vrai juste se soit souillé +du crime pour lequel il est condamné? + +--Mon père, je ne l'ai point dit à cet ange, je ne puis vous le dire. +Croyez seulement que la cause de ma condamnation n'est point un crime. + +--Comment? expliquez-vous, mon fils. + +--Ne me pressez pas, répondit le jeune homme avec fermeté. Laissez-moi +emporter dans le tombeau le secret de ma mort. + +--Ce jeune homme ne peut être coupable, murmura le ministre. + +Alors il tira de son sein un crucifix noir, qu'il plaça sur une sorte +d'autel grossièrement formé d'une dalle de granit adossée au mur +humide de la prison. Près du crucifix il posa une petite lampe de fer +allumée, qu'il avait apportée avec lui, et une bible ouverte. + +--Mon fils, priez et méditez. Je reviendrai dans quelques +heures.--Allons, ajouta-t-il, se tournant vers Éthel, qui, pendant +tout l'entretien d'Ordener et d'Athanase, avait gardé le silence du +recueillement, il faut quitter le prisonnier. Le temps s'écoule. + +Elle se leva radieuse et tranquille; quelque chose de divin enflammait +son regard: + +--Seigneur ministre, je ne puis vous suivre encore. Il faut auparavant +que vous ayez uni Éthel Schumacker à son époux Ordener Guldenlew. + +Elle regarda Ordener: + +--Si tu étais encore puissant, libre et glorieux, mon Ordener, je +pleurerais et j'éloignerais ma fatale destinée de la tienne.--Mais +maintenant que tu ne crains plus la contagion de mon malheur, que tu +es ainsi que moi captif, flétri, opprimé, maintenant que tu vas +mourir, je viens à toi, espérant que tu daigneras du moins, Ordener, +mon seigneur, permettre à celle qui n'aurait pu être la compagne de ta +vie, d'être la compagne de ta mort; car tu m'aimes assez, n'est-il pas +vrai, pour n'avoir pas douté un instant que je n'expire en même temps +que toi? + +Le condamné tomba à ses pieds et baisa le bas de sa robe. + +--Vous, vieillard, continua-t-elle, vous allez nous tenir lieu de +familles et de pères; ce cachot sera le temple; cette pierre, l'autel. +Voici mon anneau, nous sommes à genoux devant Dieu et devant vous. +Bénissez-nous et lisez les paroles saintes qui vont unir Éthel +Schumacker à Ordener Guldenlew, son seigneur. + +Et ils s'étaient agenouillés ensemble devant le prêtre, qui les +contemplait avec un étonnement mêlé de pitié. + +--Comment, mes enfants! que faites-vous? + +--Mon père, dit la jeune fille, le temps presse. Dieu et la mort nous +attendent. + +On rencontre quelquefois dans la vie des puissances irrésistibles, des +volontés auxquelles on cède soudain comme si elles avaient quelque +chose de plus que les volontés humaines. Le prêtre leva les yeux en +soupirant. + +--Que le Seigneur me pardonne si ma condescendance est coupable! Vous +vous aimez, vous n'avez plus que bien peu de temps à vous aimer sur la +terre; je ne crois pas manquer à nos saints devoirs en légitimant +votre amour. + +La douce et redoutable cérémonie s'accomplit. Ils se levèrent tous +deux sous la dernière bénédiction du prêtre; ils étaient époux. + +Le visage du condamné brillait d'une douloureuse joie; on eût dit +qu'il commençait à sentir l'amertume de la mort, à présent qu'il +essayait la félicité de la vie. Les traits de sa compagne étaient +sublimes de grandeur et de simplicité; elle était encore modeste comme +une jeune vierge, et déjà presque fière comme une jeune épouse. + +--Écoute-moi, mon Ordener, dit-elle; n'est-il pas vrai que nous sommes +maintenant heureux de mourir, puisque la vie ne pouvait nous réunir? +Tu ne sais pas, ami, ce que je ferai,--je me placerai aux fenêtres du +donjon de manière à te voir monter sur l'échafaud, afin que nos âmes +s'envolent ensemble dans le ciel. Si j'expire avant que la hache ne +tombe, je t'attendrai; car nous sommes époux, mon Ordener adoré, et ce +soir le cercueil sera notre lit nuptial. + +Il la pressa sur son coeur gonflé et ne put prononcer que ces mots, +qui étaient l'idée de toute son existence: + +--Éthel, tu es donc à moi! + +--Mes enfants, dit la voix attendrie de l'aumônier, dites-vous adieu. +Il est temps. + +--Hélas! s'écria Éthel. + +Toute sa force d'ange lui revint, et elle se prosterna devant le +condamné: + +--Adieu! mon Ordener bien-aimé; mon seigneur, donnez-moi votre +bénédiction. + +Le prisonnier accomplit ce voeu touchant, puis il se retourna pour +saluer le vénérable Athanase Munder. Le vieillard était également +agenouillé devant lui. + +--Qu'attendez-vous, mon père? demanda-t-il surpris. + +Le vieillard le regarda d'un air humble et doux: + +--Votre bénédiction, mon fils. + +--Que le ciel vous bénisse et appelle sur vous toutes les félicités +que vos prières appellent sur vos frères les autres hommes, répondit +Ordener d'un accent ému et solennel. + +Bientôt la voûte sépulcrale entendit les derniers adieux et les +derniers baisers; bientôt les durs verrous se refermèrent bruyamment, +et la porte de fer sépara les deux jeunes époux, qui allaient mourir +après s'être donné rendez-vous dans l'éternité. + + + + +XLV + + À qui me livrera Louis Perez, mort ou vif, + Je lui donne deux mille écus. + + CALDERON. _Louis Perez de Galice_. + + +--Baron Voethaün, colonel des arquebusiers de Munckholm, quel est +celui des soldats qui ont combattu sous vos ordres au Pilier-Noir, qui +a fait Han d'Islande prisonnier? Nommez-le au tribunal, afin qu'il +reçoive les mille écus royaux promis pour cette capture. + +Ainsi parle au colonel des arquebusiers le président du tribunal. Le +tribunal est assemblé; car, selon l'usage ancien de Norvège, les juges +qui prononcent sans appel doivent rester sur leurs sièges jusqu'à ce +que l'arrêt qu'ils ont rendu soit exécuté. Devant eux est le géant, +qu'on vient de ramener, portant à son cou la corde qui doit le porter +à son tour dans quelques heures. + +Le colonel, assis près de la table du secrétaire intime, se lève. Il +salue le tribunal et l'évêque, qui est remonté sur son trône. + +--Seigneurs juges, le soldat qui a pris Han d'Islande est dans cette +enceinte. Il se nomme Toric Belfast, second arquebusier de mon +régiment. + +--Qu'il vienne donc, reprend le président, recevoir la récompense +promise. + +Un jeune soldat, en uniforme d'arquebusier de Munckholm, se présente. + +--Vous êtes Toric Belfast? demande le président. + +--Oui, votre grâce. + +--C'est vous qui avez fait Han d'Islande prisonnier? + +--Oui, avec l'aide de saint Belzébuth, s'il plaît à votre excellence. + +On apporte sur le tribunal un sac pesant. + +--Vous reconnaissez bien cet homme pour le fameux Han d'Islande? +ajoute le président, montrant le géant enchaîné. + +--Je connaissais mieux le minois de la jolie Cattie que celui de Han +d'Islande; mais j'affirme, par la gloire de saint Belphégor, que, si +Han d'Islande est quelque part, c'est sous la forme de ce grand démon. + +--Approchez, Toric Belfast, reprit le président. Voici les mille écus +promis par le haut-syndic. + +Le soldat s'avançait précipitamment vers le tribunal, quand une voix +s'éleva dans la foule: + +--Arquebusier de Munckholm, ce n'est pas toi qui as pris Han +d'Islande! + +--Par tous les bienheureux diables, s'écria le soldat en se +retournant, je n'ai en propriété que ma pipe et la minute où je parle, +mais je promets de donner dix mille écus d'or à celui qui vient de +dire cela, s'il peut prouver ce qu'il a dit. + +Et, croisant les deux bras, il promenait un regard assuré sur +l'auditoire. + +--Eh bien! que celui qui vient de parler se montre donc! + +--C'est moi! dit un petit homme qui fendait la presse pour pénétrer +dans l'enceinte. + +Ce nouveau personnage était enveloppé d'une natte de jonc et de poil +de veau marin, vêtement des Groënlandais, qui tombait autour de lui +comme le toit conique d'une hutte. Sa barbe était noire, et d'épais +cheveux de même couleur, couvrant ses sourcils roux, cachaient son +visage, dont tout ce qu'on distinguait était hideux. On ne voyait ni +ses bras ni ses mains. + +--Ah! c'est toi? dit le soldat avec un éclat de rire. Et qui donc, +selon toi, mon beau sire, a eu l'honneur de prendre ce diabolique +géant? + +Le petit homme secoua la tête et dit avec une sorte de sourire +malicieux: + +--C'est moi! + +En ce moment, le baron Voethaün crut reconnaître en cet homme +singulier l'être mystérieux qui lui avait donné à Skongen l'avis de +l'arrivée des rebelles; le chancelier d'Ahlefeld, l'hôte de la ruine +d'Arbar; et le secrétaire intime, un certain paysan d'Oëlmoe, qui +portait une natte pareille et lui avait si bien indiqué la retraite de +Han d'Islande. Mais, séparés tous trois, ils ne purent se communiquer +leur impression fugitive, que les différences de costume et de traits +qu'ils remarquèrent ensuite eurent bientôt effacée. + +--Vraiment, c'est toi! répondit le soldat ironiquement.--Sans ton +costume de phoque du Groënland, au regard que tu me lances, je serais +tenté de reconnaître en toi un autre nain grotesque, qui m'a de même +cherché querelle dans le Spladgest, il y a environ quinze +jours;--c'était le jour où on apporta le cadavre du mineur Gill Stadt. + +--Gill Stadt! interrompit le petit homme en tressaillant. + +--Oui, Gill Stadt, affirma le soldat avec indifférence, l'amoureux +rebuté d'une fille qui était la maîtresse d'un de nos camarades, et +pour laquelle il est mort comme un sot. + +Le petit homme dit sourdement: + +--N'y avait-il pas aussi au Spladgest le corps d'un officier de ton +régiment? + +--Précisément, je me rappellerai toute ma vie ce jour-là; j'ai oublié +l'heure de la retraite dans le Spladgest, et j'ai failli être dégradé +en rentrant au fort. Cet officier, c'était le capitaine Dispolsen. + +À ce nom le secrétaire intime se leva. + +--Ces deux individus abusent de la patience du tribunal. Nous prions +le seigneur président d'abréger cet entretien inutile. + +--Par l'honneur de ma Cattie, je ne demande pas mieux, dit Toric +Belfast, pourvu que vos courtoisies m'adjugent les mille écus promis +pour la tête de Han, car c'est moi qui l'ai fait prisonnier. + +--Tu mens! s'écria le petit homme. + +Le soldat chercha son sabre à son côté. + +--Tu es bien heureux, drôle, que nous soyons devant la justice, en +présence de laquelle un soldat, fût-il arquebusier de Munckholm, doit +se tenir désarmé comme un vieux coq. + +--C'est à moi, dit froidement le petit homme, qu'appartient le +salaire, car sans moi on n'aurait pas la tête de Han d'Islande. + +Le soldat furieux jura que c'était lui qui avait pris Han d'Islande +lorsque, tombé sur le champ de bataille, il commençait à rouvrir les +yeux. + +--Eh bien, dit son adversaire, il se peut que ce soit toi qui l'aies +pris, mais c'est moi qui l'ai terrassé; sans moi tu n'aurais pu +l'emmener prisonnier; donc les mille écus m'appartiennent. + +--Cela est faux, répliqua le soldat, ce n'est pas toi qui l'as +terrassé, c'est un esprit vêtu de peaux de bêtes. + +--C'est moi! + +--Non, non. + +Le président ordonna aux deux parties de se taire; puis, demandant de +nouveau au colonel Voethaün si c'était bien Toric Belfast qui lui +avait amené Han d'Islande prisonnier, sur la réponse affirmative, il +déclara que la récompense appartenait au soldat. + +Le petit homme grinça des dents, et l'arquebusier étendit avidement +les mains pour recevoir le sac. + +--Un instant! cria le petit homme.--Sire président, cette somme, +d'après l'édit du haut-syndic, n'appartient qu'à celui qui livrera Han +d'Islande. + +--Eh bien? dirent les juges. + +Le petit homme se tourna vers le géant: + +--Cet homme n'est pas Han d'Islande. + +Un murmure d'étonnement parcourut la salle. Le président et le +secrétaire intime s'agitaient sur leurs sièges. + +--Non, répéta avec force le petit homme, l'argent n'appartient pas à +l'arquebusier maudit de Munckholm, car cet homme n'est point Han +d'Islande. + +--Hallebardiers, dit le président, qu'on emmène ce furieux, il a perdu +la raison. + +L'évêque éleva la voix: + +--Me permette le respectable président de lui faire observer qu'on +peut, en refusant d'entendre cet homme, briser la planche du salut +sous les pieds du condamné ici présent. Je demande au contraire que la +confrontation continue. + +--Révérend évêque, le tribunal va vous satisfaire, répondit le +président; et s'adressant au géant:--Vous avez déclaré être Han +d'Islande; confirmez-vous devant la mort votre déclaration? + +--Le condamné répondit:--Je la confirme, je suis Han d'Islande. + +--Vous entendez, seigneur évêque? + +Le petit homme criait en même temps que le président: + +--Tu mens, montagnard de Kole! tu mens! Ne t'obstine pas à porter un +nom qui t'écrase; souviens-toi qu'il t'a déjà été funeste. + +--Je suis Han, de Klipstadur, en Islande, répéta le géant, l'oeil fixé +sur le secrétaire intime. + +Le petit homme s'approcha du soldat de Munckholm, qui, comme +l'auditoire, observait cette scène avec curiosité. + +--Montagnard de Kole, on dit que Han d'Islande boit du sang humain. Si +tu l'es, bois-en.--En voici. + +Et à peine ces paroles étaient-elles prononcées, qu'écartant son +manteau de natte, il avait plongé un poignard dans le coeur de +l'arquebusier, et jeté le cadavre aux pieds du géant. + +Un cri d'effroi et d'horreur s'éleva; les soldats qui gardaient le +géant reculèrent. Le petit homme, prompt comme le tonnerre, s'élança +sur le montagnard découvert, et d'un nouveau coup de poignard il le +fit tomber sur le corps du soldat. Alors, dépouillant sa natte de +jonc, sa fausse chevelure et sa barbe noire, il dévoila ses membres +nerveux, hideusement revêtus de peaux de bêtes, et un visage qui +répandit plus d'horreur encore parmi les assistants que le poignard +sanglant dont il élevait le fer dégouttant de deux meurtres. + +--Hé! juges, où est Han d'Islande? + +--Gardes, qu'on saisisse ce monstre! cria le président épouvanté. + +Han jeta dans la salle son poignard. + +--Il m'est inutile, s'il n'y a plus ici de soldats de Munckholm. En +parlant ainsi, il se livra sans résistance aux hallebardiers et aux +archers qui l'entouraient, se préparant à l'assiéger comme une ville. +On enchaîna le monstre sur le banc des accusés, et une litière emporta +ses deux victimes, dont l'une, le montagnard, respirait encore. + +Il est impossible de peindre les divers mouvements de terreur, +d'étonnement et d'indignation qui, pendant cette scène horrible, +avaient agité le peuple, les gardes et les juges. Quand le brigand eut +pris place, calme et impassible, sur le banc fatal, le sentiment de la +curiosité imposa silence à toute autre impression, et l'attention +rétablit la tranquillité. + +L'évêque vénérable se leva: + +--Seigneurs juges.... dit-il. + +Le brigand l'interrompit: + +--Évêque de Drontheim, je suis Han d'Islande; ne prends pas la peine +de me défendre. + +Le secrétaire intime se leva. + +--Noble président.... + +Le monstre lui coupa la parole: + +--Secrétaire intime, je suis Han d'Islande; ne prends pas le soin de +m'accuser. + +Alors, les pieds dans le sang, il promena son oeil farouche et hardi +sur le tribunal, les archers et la foule, et l'on eût dit que tous ces +hommes palpitaient d'épouvante sous le regard de cet homme désarmé, +seul et enchaîné. + +--Écoutez, juges, n'attendez pas de moi de longues paroles. Je suis le +démon de Klipstadur. Ma mère est cette vieille Islande, l'île des +volcans. Elle ne formait autrefois qu'une montagne, mais elle a été +écrasée par la main d'un géant qui s'appuya sur sa cime en tombant du +ciel. Je n'ai pas besoin de vous parler de moi; je suis le descendant +d'Ingolphe l'Exterminateur, et je porte en moi son esprit. J'ai commis +plus de meurtres et allumé plus d'incendies que vous n'avez à vous +tous prononcé d'arrêts iniques dans votre vie. J'ai des secrets +communs avec le chancelier d'Ahlefeld.--Je boirais tout le sang qui +coule dans vos veines avec délices. Ma nature est de haïr les hommes, +ma mission de leur nuire. Colonel des arquebusiers de Munckholm, c'est +moi qui t'ai donné avis du passage des mineurs au Pilier-Noir, certain +que tu tuerais un grand nombre d'hommes dans ces gorges; c'est moi qui +ai écrasé un bataillon de ton régiment avec des quartiers de rochers; +je vengeais mon fils.--Maintenant, juges, mon fils est mort; je viens +ici chercher la mort. L'âme d'Ingolphe me pèse, parce que je la porte +seul et que je ne pourrai la transmettre à aucun héritier. Je suis las +de la vie, puisqu'elle ne peut plus être l'exemple et la leçon d'un +successeur. J'ai assez bu de sang; je n'ai plus soif. À présent, me +voici; vous pouvez boire le mien. + +Il se tut, et toutes les voix répétèrent sourdement chacune de ses +effroyables paroles. + +L'évêque lui dit: + +--Mon fils, dans quelle intention avez-vous donc commis tant de +crimes? + +Le brigand se mit à rire. + +--Ma foi, je te jure, révérend évêque, que ce n'était pas, comme ton +confrère l'évêque de Borglum, dans l'intention de m'enrichir. +[Note: Quelques chroniqueurs affirment qu'en 1525 un évêque de +Borglum se rendit fameux par divers brigandages. Il soudoyait des +pirates, disent-ils, qui infestaient les côtes de Norvège.] Quelque +chose était en moi, qui me poussait. + +--Dieu ne réside pas toujours dans tous ses ministres, répondit +humblement le saint vieillard. Vous voulez m'insulter, je voudrais +pouvoir vous défendre. + +--Ta révérence perd son temps. Va demander à ton autre confrère +l'évêque de Scalholt, en Islande. Par Ingolphe, ce sera une chose +étrange que deux évêques aient pris soin de ma vie, l'un près de mon +berceau, l'autre près de mon sépulcre.--Évêque, tu es un vieux fou. + +--Mon fils, croyez-vous en Dieu? + +--Pourquoi non? Je veux qu'il soit un Dieu pour pouvoir blasphémer. + +--Arrêtez, malheureux! vous allez mourir, et vous ne baisez pas les +pieds du Christ! + +Han d'Islande haussa les épaules. + +--Si je le faisais, ce serait à la manière du gendarme de Roll, qui +fit tomber le roi en lui baisant le pied. + +L'évêque se rassit, profondément ému. + +--Allons, juges, poursuivit Han d'Islande, qu'attendez-vous? Si +j'avais été à votre place et vous à la mienne, je ne vous aurais point +fait attendre si longtemps votre arrêt de mort. Le tribunal se retira. +Après une courte délibération, il rentra dans l'audience, et le +président lut à haute voix une sentence qui, selon les formules, +condamnait Han d'Islande _à être pendu par le cou jusqu'à ce que mort +s'ensuivît_. + +--Voilà qui est bien, dit le brigand. Chancelier d'Ahlefeld, j'en sais +assez sur ton compte pour t'en faire obtenir autant. Mais vis, puisque +tu fais du mal aux hommes.--Allons, je suis sûr maintenant de ne point +aller dans le Nysthiem. [Note: Selon les croyances populaires, le +Nysthiem était l'enfer de ceux qui mouraient de maladie ou de +vieillesse.] + +Le secrétaire intime ordonna aux gardes qui l'emmenaient de le déposer +dans le donjon du Lion de Slesvig, pendant qu'on lui préparerait un +cachot, pour y attendre son exécution, dans le quartier des +arquebusiers de Munckholm. + +--Dans le quartier des arquebusiers de Munckholm! répéta le monstre +avec un grondement de joie. + + + + +XLVI + + Cependant le cadavre de Ponce de Léon qui était + resté auprès de la fontaine, ayant été défiguré + par le soleil, les Maures des Alpuxares s'en + emparèrent et le portèrent à Grenade. + + E.H. _Le Captif d'Ochali_. + + +Cependant, avant l'aube du jour dans lequel nous sommes déjà assez +avancés, à l'heure même où la sentence d'Ordener se prononçait à +Munckholm, le nouveau gardien du Spladgest de Drontheim, l'ancien +lieutenant et le successeur actuel de Benignus Spiagudry, Oglypiglap, +avait été brusquement réveillé sur son grabat par le retentissement de +la porte de l'édifice sous plusieurs coups violents. Il s'était levé à +regret, avait pris sa lampe de cuivre dont la faible lumière blessait +ses yeux endormis, et était allé, en jurant de l'humidité de la salle +des morts, ouvrir à ceux qui l'arrachaient si tôt à son sommeil. + +C'étaient des pêcheurs du lac de Sparbo, qui apportaient sur une +litière couverte de joncs, d'algues et de limoselle des marais, un +cadavre trouvé dans les eaux du lac. + +Ils déposèrent leur fardeau dans l'intérieur de l'édifice funèbre, et +Oglypiglap leur donna un reçu du mort afin qu'ils pussent réclamer +leur salaire. + +Resté seul dans le Spladgest, il commença à déshabiller le cadavre, +qui était remarquable par sa longueur et sa maigreur. Le premier objet +qui se présenta à ses yeux, quand il eut soulevé le voile dont il +était enveloppé, fut une énorme perruque. + +--En vérité, se dit-il, cette perruque de forme étrangère m'a déjà +passé par les mains, c'était celle de ce jeune élégant français... +Mais, continua-t-il en poursuivant ses opérations, voici les +bottes fortes du pauvre postillon Cramner que ses chevaux ont +écrasé, et...--que diable est-ce que cela signifie?--l'habit noir +complet du professeur Syngramtax, ce vieux savant qui s'est noyé +dernièrement.--Quel est donc ce nouveau venu qui m'arrive avec la +dépouille de toutes mes vieilles connaissances? + +Il promena sa lampe sur le visage du mort, mais inutilement; les +traits, déjà décomposés, avaient perdu leur forme et leur couleur. Il +fouilla dans les poches de l'habit, et en tira quelques vieux +parchemins imprégnés d'eau et souillés de vase; il les essuya +fortement avec son tablier de cuir, et parvint à lire sur l'un d'eux +ces mots sans suite à demi effacés: «--Rudbeck. Saxon le grammairien. +Arngrim, évêque de Holum.--Il n'y a en Norvège que deux comtés, Larvig +et Jarlsberg, et une baronnie...--On ne trouve de mines d'argent qu'à +Kongsberg; de l'aimant, des aspestes, qu'à Sundmoër; de l'améthyste, +qu'à Guldbranshal; des calcédoines, des agates, du jaspe, qu'aux îles +Fa-roër.--À Noukahiva, en temps de famine, les hommes mangent leurs +femmes et leurs enfants.--Thormodus Thorfoeus; Isleif, évêque de +Scalholt, premier historien islandais.--Mercure joua aux échecs avec +la Lune, et lui gagna la soixante-douzième partie du jour.--Malstrom, +gouffre.--_Hirundo, hirudo_.--Cicéron, pois chiche; gloire.--Frode le +savant.--Odin consultait la tête de Mimer, sage.--(Mahomet et son +pigeon, Sertorius et sa biche).--Plus le sol... moins il renferme de +gypse...» + +--Je ne puis en croire encore mes yeux! s'écria-t-il, laissant tomber +le parchemin; c'est l'écriture de mon ancien maître, Benignus +Spiagudry! + +Alors, examinant de nouveau le cadavre, il reconnut les longues mains, +les cheveux rares, et toute l'habitude du corps de l'infortuné. + +--Ce n'est pas à tort, pensa-t-il en secouant la tête, qu'on a lancé +contre lui une accusation de sacrilège et de nécromancie. Le diable +l'a enlevé pour le noyer dans le Sparbo.--Ce que c'est que de nous! +qui eût jamais pensé que le docteur Spiagudry, après avoir si +longtemps gardé les autres dans cette hôtellerie des morts, viendrait +un jour de loin s'y faire garder lui-même! + +Le petit lapon philosophe soulevait le corps pour le porter sur l'une +de ses six couches de granit, lorsqu'il s'aperçut que quelque chose de +lourd était attaché par un lien de cuir au cou du malheureux +Spiagudry. + +--C'est sans doute la pierre avec laquelle le démon l'a précipité dans +le lac, murmura-t-il. + +Il se trompait; c'était une petite cassette de fer, sur laquelle, en +la regardant de près, après l'avoir soigneusement essuyée, il remarqua +un large fermoir en écusson. + +--Il y a sans doute quelque diablerie dans cette boîte, se dit-il; cet +homme était sacrilège et sorcier. Allons déposer cette cassette chez +l'évêque, elle renferme peut-être un démon. + +Alors, la détachant du cadavre, qu'il déposa dans la salle +d'exposition, il sortit en toute hâte pour se rendre au palais +épiscopal, murmurant en chemin quelques prières contre la redoutable +boîte qu'il portait. + + + + +XLVII + + + Est-ce un homme ou un esprit infernal qui parle + ainsi? Quel est donc l'esprit malfaisant qui te + tourmente? Montre-moi l'ennemi implacable qui + habite ton coeur. + + MATURIN. + + +Han d'Islande et Schumacker sont dans la même salle du donjon de +Slesvig. L'ex-chancelier absous se promène à pas lents, les yeux +chargés de pleurs amers; le brigand condamné rit de ses chaînes, +environné de gardes. + +Les deux prisonniers s'observent longtemps en silence; on dirait +qu'ils se sentent tous deux et se reconnaissent mutuellement ennemis +des hommes. + +--Qui es-tu? demande enfin l'ex-chancelier au brigand. + +--Je te dirai mon nom, reprit l'autre, pour te faire fuir. Je suis Han +d'Islande. + +Schumacker s'avance vers lui: + +--Prends ma main! dit-il. + +--Est-ce que tu veux que je la dévore? + +--Han d'Islande, reprend Schumacker, je t'aime parce que tu hais les +hommes. + +--Voilà pourquoi je te hais. + +--Écoute, je hais les hommes, comme toi, parce que je leur ai fait du +bien, et qu'ils m'ont fait du mal. + +--Tu ne les hais pas comme moi; je les hais, moi, parce qu'ils m'ont +fait du bien, et que je leur ai rendu du mal. + +Schumacker frémit du regard du monstre. Il a beau vaincre sa nature, +son âme ne peut sympathiser avec celle-là. + +--Oui, s'écrie-t-il, j'exècre les hommes, parce qu'ils sont fourbes, +ingrats, cruels. Je leur ai dû tout le malheur de ma vie. + +--Tant mieux!--je leur ai dû, moi, tout le bonheur de la mienne. + +--Quel bonheur? + +--Le bonheur de sentir des chairs palpitantes frémir sous ma dent, un +sang fumant réchauffer mon gosier altéré; la volupté de briser des +êtres vivants contre des pointes de rochers, et d'entendre le cri de +la victime se mêler au bruit des membres fracassés. Voilà les plaisirs +que m'ont procurés les hommes. + +Schumacker recula avec épouvante devant le monstre dont il s'était +approché presque avec l'orgueil de lui ressembler. Pénétré de honte, +il voila son visage vénérable de ses mains; car ses yeux étaient +pleins de larmes d'indignation, non contre la race humaine, mais +contre lui-même. Son coeur noble et grand commençait à s'effrayer de +la haine qu'il portait aux hommes depuis si longtemps en la voyant +reproduite dans le coeur de Han d'Islande comme par un miroir +effrayant. + +--Eh bien! dit le monstre en riant, ennemi des hommes, oses-tu te +vanter d'être semblable à moi? + +Le vieillard frissonna. + +--O Dieu! plutôt que de les haïr comme toi, j'aimerais mieux les +aimer. + +Les gardes vinrent chercher le monstre, pour l'emmener dans un cachot +plus sûr. Schumacker rêveur resta seul dans le donjon; mais il n'y +restait plus d'ennemi des hommes. + + + + +XLVIII + + ...... Quand le méchant m'épie, + Me ferez-vous tomber, + Seigneur, entre ses mains? + C'est lui qui sous mes pas a rompu vos chemins. + Ne me châtiez point, car mon crime est son crime. + + A. DE VIGNY. + + +L'heure fatale était arrivée; le soleil ne montrait plus que la moitié +de son disque au-dessus de l'horizon. Les postes étaient doublés dans +tout le château fort de Munckholm; devant chaque porte se promenaient +des sentinelles silencieuses et farouches. La rumeur de la ville +arrivait plus tumultueuse et plus bruyante aux sombres tours de la +forteresse, livrée elle-même à une agitation extraordinaire. On +entendait dans toutes les cours le bruit lugubre des tambours voilés +de crêpes; le canon de la tour basse grondait par intervalles; la +lourde cloche du donjon se balançait lentement avec des sons graves et +prolongés, et, de tous les points du port, des embarcations chargées +de peuple se pressaient vers le redoutable rocher. Un échafaud tendu +de noir, autour duquel s'épaississait et se grossissait sans cesse une +foule impatiente, s'élevait dans la place d'armes du château, au +centre d'un carré de soldats. Sur l'échafaud se promenait un homme +vêtu de serge rouge, tantôt s'appuyant sur une hache qu'il tenait à la +main, tantôt remuant un billot et une claie que portait l'estrade +funèbre. Près de là était préparé un bûcher devant lequel brûlaient +quelques torches de résine. Entre l'échafaud et le bûcher, on avait +planté un pieu auquel était suspendu un écriteau: _Ordener Guldenlew, +traître_.--On apercevait, de la place d'Armes, flotter au haut du +donjon de Slesvig un grand drapeau noir. + +C'est dans ce moment que parut, devant le tribunal toujours assemblé +dans la salle d'audience, Ordener condamné. L'évêque seulement était +absent; son ministère de défenseur avait cessé. + +Le fils du vice-roi était vêtu de noir, et portait à son cou le +collier de Dannebrog. Son visage était pâle, mais fier. Il était seul; +car on était venu le chercher pour le supplice avant que l'aumônier +Athanase Munder fût revenu dans son cachot. + +Ordener avait déjà consommé intérieurement son sacrifice. Cependant +l'époux d'Éthel songeait encore avec quelque amertume à la vie, et eût +peut-être voulu pouvoir choisir pour sa première nuit de noces une +autre nuit que celle du tombeau. Il avait prié et surtout rêvé dans sa +prison. Maintenant il était debout devant le terme de toute prière et +de tout rêve. Il se sentait fort de la force que donnent Dieu et +l'amour. La foule, plus émue que le condamné, le considérait avec une +attention avide. L'éclat de son rang, l'horreur de son sort, +éveillaient toutes les envies et toutes les pitiés. Chacun assistait à +son châtiment sans s'expliquer son crime. Il y a au fond des hommes un +sentiment étrange qui les pousse, ainsi qu'à des plaisirs, au +spectacle des supplices. Ils cherchent avec un horrible empressement à +saisir la pensée de la destruction sur les traits décomposés de celui +qui va mourir, comme si quelque révélation du ciel ou de l'enfer +devait apparaître, en ce moment solennel, dans les yeux du misérable; +comme pour voir quelle ombre jette l'aile de la mort planant sur une +tête humaine; comme pour examiner ce qui reste d'un homme quand +l'espérance l'a quitté. Cet être, plein de force et de santé, qui se +meut, qui respire, qui vit, et qui, dans un moment, cessera de se +mouvoir, de respirer, de vivre, environné d'êtres pareils à lui, +auxquels il n'a rien fait, qui le plaignent tous, et dont nul ne le +secourra; ce malheureux, mourant sans être moribond, courbé à la fois +sous une puissance matérielle et sous un pouvoir invisible; cette vie +que la société n'a pu donner, et qu'elle prend avec appareil, toute +cette cérémonie imposante du meurtre judiciaire, ébranlent vivement +les imaginations. Condamnés tous à mort avec des sursis indéfinis, +c'est pour nous un objet de curiosité étrange et douloureuse, que +l'infortuné qui sait précisément à quelle heure son sursis doit être +levé. + +On se souvient qu'avant d'aller à l'échafaud Ordener devait être amené +devant le tribunal, pour être dégradé de ses titres et de ses +honneurs. À peine le mouvement excité dans l'assemblée par son arrivée +eut-il fait place au calme, que le président se fit apporter le livre +héraldique des deux royaumes, et les statuts de l'ordre de Dannebrog. + +Alors, ayant invité le condamné à mettre un genou en terre, il +recommanda aux assistants le silence et le respect, ouvrit le livre +des chevaliers de Dannebrog, et commença à lire d'une voix haute et +sévère: + +«--Christiern, par la grâce et miséricorde du Tout-Puissant, roi de +Danemark et de Norvège, des Vandales et des Goths, duc de Slesvig, de +Holstein, de Stormarie et de Dytmarse, comte d'Oldenbourg et de +Delmenhurst, savoir faisons--qu'ayant rétabli, sur la proposition de +notre grand-chancelier, comte de Griffenfeld (la voix du président +passa si rapidement sur ce nom qu'on l'entendit à peine), l'ordre +royal de Dannebrog, fondé par notre illustre aïeul saint Waldemar, + +«Sur ce que nous avons considéré que cet ordre vénérable ayant été +créé en souvenir de l'étendard Dannebrog, envoyé du ciel à notre +royaume béni, + +«Ce serait mentir à la divine institution de l'ordre si quelqu'un des +chevaliers pouvait impunément forfaire à l'honneur et aux saintes lois +de l'église et de l'état. + +Nous ordonnons, à genoux devant Dieu, que quiconque, parmi les +chevaliers de l'ordre, aura livré son âme au démon par quelque félonie +ou trahison, après avoir été blâmé publiquement par un juge, sera à +jamais dégradé du rang de chevalier de notre royal ordre de Dannebrog.» + +Le président referma le livre. + +--Ordener Guldenlew, baron de Thorvick, chevalier de Dannebrog, vous +vous êtes rendu coupable de haute trahison, crime pour lequel votre +tête va être tranchée, votre corps brûlé, et votre cendre jetée au +vent.--Ordener Guldenlew, traître, vous vous êtes rendu indigne de +prendre rang parmi les chevaliers de Dannebrog. Je vous invite à vous +humilier, car je vais vous dégrader publiquement au nom du roi. + +Le président étendit la main sur le livre de l'ordre, et s'apprêtait à +prononcer la formule fatale sur Ordener, calme et immobile, lorsqu'une +porte latérale s'ouvrit à droite du tribunal. Un huissier +ecclésiastique parut, annonçant sa révérence l'évêque de Drontheimhus. + +C'était lui en effet. Il entra précipitamment dans la salle, +accompagné d'un autre ecclésiastique qui le soutenait. + +--Arrêtez! seigneur président, cria-t-il avec une force qui semblait +n'être plus de son âge; arrêtez!--Le ciel soit béni! j'arrive à temps: + +L'assemblée redoubla d'attention, prévoyant quelque nouvel événement. + +Le président se tourna vers l'évêque avec humeur: + +--Votre révérence me permettra de lui faire remarquer, que sa présence +est inutile ici. Le tribunal va dégrader le condamné, qui touche au +moment de subir sa peine. + +--Gardez-vous, dit l'évêque, de toucher à celui qui est pur devant le +Seigneur. Ce condamné est innocent. Rien ne peut se comparer au cri +d'étonnement qui retentit dans l'auditoire, si ce n'est le cri +d'épouvante que poussèrent le président et le secrétaire intime. + +--Oui, tremblez, juges, poursuivit l'évêque avant que le président eût +eu le temps de reprendre son sang-froid; tremblez! car vous alliez +verser le sang innocent. + +Pendant que l'émotion du président se calmait, Ordener s'était levé +consterné. Le noble jeune homme craignait que sa généreuse ruse ne fût +découverte, et qu'on n'eût trouvé des preuves de la culpabilité de +Schumacker. + +--Seigneur évêque, dit le président, dans cette affaire, le crime +semble vouloir nous échapper, en passant de tête en tête. Ne vous fiez +pas à quelque vaine apparence. Si Ordener Guldenlew est innocent, quel +est donc alors le coupable? + +--Votre grâce va le savoir, répondit l'évêque.--Puis, montrant au +tribunal une cassette de fer qu'un serviteur portait derrière +lui:--Nobles seigneurs, vous avez jugé dans les ténèbres; dans cette +cassette est la lumière miraculeuse qui doit les dissiper. + +Le président, le secrétaire intime et Ordener parurent frappés en même +temps, à l'aspect de la mystérieuse cassette. L'évêque poursuivit: + +--Nobles juges, écoutez-nous. Aujourd'hui, au moment où nous rentrions +dans notre palais épiscopal, afin de nous reposer des fatigues de la +nuit, et de prier pour les condamnés, on nous a remis cette boîte de +fer scellée. Le gardien du Spladgest l'avait, nous a-t-on dit, +apportée ce matin à notre palais pour qu'elle nous fût remise, +affirmant qu'elle renfermait sans doute quelque mystère satanique, +attendu qu'il l'avait trouvée sur le corps du sacrilège Benignus +Spiagudry, dont on a retiré le cadavre du Sparbo. + +L'attention d'Ordener redoubla. Tout l'auditoire se taisait +religieusement. Le président et le secrétaire courbaient la tête comme +deux condamnés. On eût dit qu'ils avaient tous deux oublié leur astuce +et leur audace. Il y a un moment dans la vie du méchant où sa +puissance s'en va. + +--Après avoir béni cette cassette, continua l'évêque, nous en avons +brisé le sceau, qui portait, comme vous pouvez le voir encore, les +anciennes armoiries abolies de Griffenfeld. Nous y avons trouvé en +effet un secret satanique. Vous allez en juger, vénérables seigneurs. +Prêtez-nous toute votre attention; car il s'agit ici du sang des +hommes, et le Seigneur en pèse chaque goutte. + +Alors, ouvrant la formidable cassette, il en tira un parchemin au dos +duquel était écrite l'attestation suivante: + +«Moi, Blaxtham Cumbysulsum, docteur, je déclare, au moment de mourir, +remettre au capitaine Dispolsen, procureur, à Copenhague, de l'ancien +comte de Griffenfeld, la pièce suivante, entièrement écrite de la main +de Turiaf Musdoemon, serviteur du chancelier comte d'Ahlefeld, afin +que le susnommé capitaine en fasse l'usage qu'il lui plaira.--Et je +prie Dieu de me pardonner mes crimes.--À Copenhague, le onzième jour +du mois de janvier mil six cent quatre-vingt-dix-neuf. + +«CUMBYSULSUM.» + +Le secrétaire intime tremblait d'un tremblement convulsif. Il voulut +parler et ne le put. L'évêque cependant remettait le parchemin au +président pâle et agité. + +--Que vois-je? s'écria celui-ci en déployant le parchemin.--_Note au +noble comte d'Ahlefeld, sur le moyen de se défaire juridiquement de +Schumacker!_....--Je vous jure, révérend évêque.... + +Le parchemin tomba des mains du président. + +--Lisez, lisez, seigneur, poursuivit l'évêque. Je ne doute pas que +votre indigne serviteur n'ait abusé de votre nom, comme il a abusé de +celui du malheureux Schumacker. Voyez seulement ce qu'a produit votre +haine peu charitable pour votre prédécesseur tombé. Un de vos +courtisans a machiné en votre nom sa perte, espérant sans doute s'en +faire un mérite auprès de votre grâce. + +En montrant au président que les soupçons de l'évêque, qui connaissait +tout le contenu de la cassette, ne tombaient pas sur lui, ces paroles +le ranimèrent. Ordener respirait également. Il commençait à entrevoir +que l'innocence du père de son Éthel allait éclater en même temps que +la sienne propre. Il éprouvait un profond étonnement de cette destinée +bizarre qui l'avait conduit à la poursuite d'un formidable brigand +pour retrouver cette cassette, que son vieux guide Benignus Spiagudry +portait sur lui; en sorte qu'elle le suivait pendant qu'il la +cherchait. Il méditait aussi la grave leçon des événements qui, après +l'avoir perdu par cette fatale cassette, le sauvaient par elle. + +Le président, rappelant son sang-froid, lut alors, avec les signes +d'une indignation que partageait tout l'auditoire, une longue note, où +Musdoemon expliquait en détail l'abominable plan que nous lui avons vu +suivre dans le cours de cette histoire. Plusieurs fois le secrétaire +intime voulut se lever pour se défendre; mais à chaque fois la rumeur +publique le repoussait sur son siège. Enfin l'odieuse lecture se +termina au milieu d'un murmure d'horreur. + +--Hallebardiers, qu'on saisisse cet homme! dit le président, désignant +le secrétaire intime. + +Le misérable, sans force et sans parole, descendit de son siège, et +fut jeté sur le banc d'infamie, parmi les huées de la populace. + +--Seigneurs juges, dit l'évêque, frémissez et réjouissez-vous. La +vérité, qui vient d'être portée à vos consciences, va encore vous être +confirmée par ce que l'aumônier des prisons de cette royale ville, +notre honoré frère Athanase Munder, ici présent, va vous apprendre. + +C'était en effet Athanase Munder qui accompagnait l'évêque. Il +s'inclina devant son pasteur et devant le tribunal, puis, sur un signe +du président, il s'exprima ainsi: + +--Ce que je vais dire est la vérité. Me punisse le ciel si je profère +ici une parole dans une intention autre que celle de bien +faire!--J'avais, d'après ce que j'avais vu ce matin dans le cachot du +fils du vice-roi, pensé en moi-même que ce jeune homme n'était point +coupable, quoique vos seigneuries l'aient condamné sur ses aveux. Or, +j'ai été appelé, il y a quelques heures, pour donner les derniers +secours spirituels au malheureux montagnard qui a été si cruellement +assassiné devant vous, et que vous aviez condamné, respectables +seigneurs, comme étant Han d'Islande. Voici ce que m'a dit ce +moribond: «Je ne suis point Han d'Islande; j'ai été bien puni d'avoir +pris ce nom. Celui qui m'a payé pour jouer ce rôle est le secrétaire +intime de la grande chancellerie; il se nomme Musdoemon, et il a +machiné toute la révolte sous le nom de Hacket. Je crois qu'il est le +seul coupable dans tout ceci.» Alors il m'a demandé ma bénédiction et +recommandé de venir en toute hâte reporter ses dernières paroles au +tribunal. Dieu est témoin de ce que je dis. Puisse-je sauver le sang +de l'innocent, et ne point faire verser celui du coupable! + +Il se tut, saluant de nouveau son évêque et les juges. + +--Votre grâce voit, seigneur, dit l'évêque au président, que l'un de +mes clients n'avait point saisi à tort tant de ressemblance entre ce +Hacket et votre secrétaire intime. + +--Turiaf Musdoemon; demanda le président au nouvel accusé, +qu'avez-vous à alléguer pour votre défense? + +Musdoemon leva sur son maître un regard qui l'effraya. Toute son +assurance lui était revenue. Il répondit après un moment de silence: + +--Rien, seigneur. + +Le président reprit d'une voix altérée et faible: + +--Vous vous avouez donc coupable du crime qui vous est imputé? Vous +vous avouez auteur d'une conspiration tramée à la fois contre l'état +et contre un individu nommé Schumacker. + +--Oui, seigneur, répondit Musdoemon. L'évêque se leva. + +--Seigneur président, pour qu'il ne reste aucun doute dans cette +affaire, que votre grâce demande à l'accusé s'il a eu des complices. + +--Des complices! répéta Musdoemon. + +Il parut réfléchir un moment. Un horrible malaise se peignit sur le +front du président. + +--Non, seigneur évêque, dit-il enfin. + +Le président jeta sur lui un regard soulagé qui rencontra le sien. + +--Non, je n'ai point eu de complices, répéta Musdoemon avec plus de +force. J'avais tramé tout ce complot par attachement pour mon maître, +qui l'ignorait, pour perdre son ennemi Schumacker. + +Les regards de l'accusé et du président se rencontrèrent encore. + +--Votre grâce, reprit l'évêque, doit sentir que, puisque Musdoemon n'a +point eu de complices, le baron Ordener Guldenlew ne peut être +coupable. + +--S'il ne l'était pas, révérend évêque, comment se serait-il avoué +criminel? + +--Seigneur président, comment ce montagnard s'est-il obstiné à se dire +Han d'Islande au péril de sa tête? Dieu seul sait ce qui existe au +fond des coeurs. + +Ordener prit la parole. + +--Seigneurs juges, je puis vous le dire, maintenant que le vrai +coupable est découvert. Oui, je me suis faussement accusé, pour sauver +l'ancien chancelier Schumacker, dont la mort eût laissé sa fille sans +protecteur. + +Le président se mordit les lèvres. + +--Nous demandons au tribunal, dit l'évêque, que l'innocence de notre +client Ordener soit proclamée par lui. + +Le président répondit par un signe d'adhésion; et, sur la demande du +haut-syndic, on acheva l'examen de la redoutable cassette, qui ne +renfermait plus que le diplôme et les titres de Schumacker mêlés à +quelques lettres du prisonnier de Munckholm au capitaine Dispolsen, +lettres amères sans être coupables, et qui ne pouvaient effrayer que +le chancelier d'Ahlefeld. + +Bientôt le tribunal se retira, et après une courte délibération, +tandis que les curieux rassemblés dans la place d'Armes attendaient +avec une impatience opiniâtre le fils du vice-roi condamné, et que le +bourreau se promenait nonchalamment sur l'échafaud, le président +prononça, d'une voix presque éteinte, l'arrêt qui condamnait à mort +Turiaf Musdoemon, et réhabilitait Ordener Guldenlew, le réintégrant +dans tous ses honneurs, titres et privilèges. + + + + +XLIX + + Combien me vendras-tu ta carcasse, mon drôle? Je + n'en donnerais pas, en honneur, une obole. + + _Saint Michel à Satan_. Mystère. + + +Ce qui restait du régiment des arquebusiers de Munckholm était rentré +dans son ancienne caserne, bâtiment isolé au milieu d'une grande cour +carrée dans l'enceinte du fort. À la nuit tombante, on barricada, +suivant l'usage, les portes de cet édifice, où s'étaient retirés tous +les soldats, à l'exception des sentinelles dispersées sur les tours et +du peloton de garde devant la prison militaire adossée à la caserne. +Cette prison, la plus sûre et la mieux surveillée de toutes les +prisons de Munckholm, renfermait les deux condamnés qui devaient être +pendus le lendemain matin, Han d'Islande et Musdoemon. + +Han d'Islande est seul dans son cachot. Il est étendu sur la terre, +enchaîné, la tête appuyée sur une pierre; quelque faible lumière vient +jusqu'à lui à travers une ouverture quadrangulaire grillée, pratiquée +dans l'épaisse porte de chêne qui sépare son cachot de la salle +voisine, où il entend ses gardiens rire et blasphémer, au bruit des +bouteilles qu'ils vident et des dés qu'ils roulent sur un tambour. Le +monstre s'agite en silence dans l'ombre, ses bras se resserrent et +s'écartent, ses genoux se contractent et se déploient, ses dents +mordent ses fers. + +Tout à coup il élève la voix, il appelle; un guichetier se présente à +l'ouverture grillée. + +--Que veux-tu? dit-il au brigand. + +Han d'Islande se soulève. + +--Compagnon, j'ai froid; mon lit de pierre est dur et humide; +donne-moi une botte de paille pour dormir, et un peu de feu pour me +réchauffer. + +--Il est juste, reprend le guichetier, de procurer au moins ses aises +à un pauvre diable qui va être pendu, fût-il le diable d'Islande. Je +vais t'apporter ce que tu me demandes.--As-tu de l'argent? + +--Non, répond le brigand. + +--Quoi! toi, le plus fameux voleur de la Norvège, tu n'as pas dans ta +sacoche quelques méchants ducats d'or? + +--Non, répond le brigand. + +--Quelques petits écus royaux? + +--Non, te dis-je! + +--Pas même quelques pauvres ascalins? + +--Non, non, rien; pas de quoi acheter la peau d'un rat ou l'âme d'un +homme. + +Le guichetier hocha la tête: + +--C'est différent; tu as tort de te plaindre; ta cellule n'est pas +aussi froide que celle où tu dormiras demain, sans t'apercevoir, je te +jure, de la dureté du lit. + +Cela dit, le guichetier se retira, emportant une malédiction du +monstre, qui continua de se mouvoir dans ses chaînes, dont les anneaux +rendaient par intervalles des bruits faibles, comme s'ils se fussent +lentement brisés sous des tiraillements violents et réitérés. + +La porte de chêne s'ouvrit; un homme de haute taille, vêtu de serge +rouge, et portant une lanterne sourde, entra dans le cachot, +accompagné du guichetier qui avait repoussé la prière du prisonnier. +Celui-ci cessa tout mouvement. + +--Han d'Islande, dit l'homme vêtu de rouge, je suis Nychol Orugix, +bourreau du Drontheimhus; je dois avoir demain, au lever du jour, +l'honneur de pendre ton excellence par le cou à une belle potence +neuve, sur la place publique de Drontheim. + +--Es-tu bien sûr en effet de me pendre? répondit le brigand. + +Le bourreau se mit à rire. + +--Je voudrais que tu fusses aussi sûr de monter droit au ciel par +l'échelle de Jacob, que tu es sûr de monter demain au gibet par +l'échelle de Nychol Orugix. + +--En vérité? dit le monstre avec un malicieux regard. + +--Je te répète, seigneur brigand, que je suis le bourreau de la +province. + +--Si je n'étais moi, je voudrais être toi, reprit le brigand. + +--Je ne t'en dirai pas autant, reprit le bourreau; puis, se frottant +les mains d'un air vain et flatté:--Mon ami, tu as raison, c'est un +bel état que le nôtre. Ah! ma main sait ce que pèse la tête d'un +homme. + +--As-tu quelquefois bu du sang? demanda le brigand. + +--Non; mais j'ai souvent donné la question. + +--As-tu quelquefois dévoré les entrailles d'un petit enfant vivant +encore? + +--Non; mais j'ai fait crier des os entre les ais d'un chevalet de fer; +j'ai tordu des membres dans les rayons d'une roue; j'ai ébréché des +scies d'acier sur des crânes dont j'enlevais les chevelures; j'ai +tenaillé des chairs palpitantes, avec des pinces rougies devant un feu +ardent; j'ai brûlé le sang dans des veines entr'ouvertes, en y versant +des ruisseaux de plomb fondu et d'huile bouillante. + +--Oui, dit le brigand pensif, tu as bien aussi tes plaisirs. + +--En somme, continua le bourreau, quoique tu sois Han d'Islande, je +crois qu'il s'est encore envolé plus d'âmes de mes mains que des +tiennes, sans compter celle que tu rendras demain. + +--En supposant que j'en aie une.--Crois-tu donc, bourreau du +Drontheimhus, que tu pourrais faire partir l'esprit d'Ingolphe du +corps de Han d'Islande, sans qu'il emportât le tien? + +La réponse du bourreau commença par un éclat de rire. + +--Ah, vraiment! nous verrons cela demain. + +--Nous verrons, dit le brigand. + +--Allons, dit le bourreau, je ne suis pas venu ici pour t'entretenir +de ton esprit, mais seulement de ton corps. Écoute-moi!--Ton cadavre +m'appartient de droit après ta mort; cependant la loi te laisse la +faculté de me le vendre; dis-moi donc ce que tu en veux. + +--Ce que je veux de mon cadavre? dit le brigand. + +--Oui, et sois consciencieux. + +Han d'Islande s'adressa au guichetier: + +--Dis-moi, camarade, combien veux-tu me vendre une botte de paille et +un peu de feu? + +Le guichetier resta un moment rêveur: + +--Deux ducats d'or, répondit-il. + +--Eh bien, dit le brigand au bourreau, tu me donneras deux ducats d'or +de mon cadavre. + +--Deux ducats d'or! s'écria le bourreau. Cela est horriblement cher. +Deux ducats d'or un méchant cadavre! Non, certes! je n'en donnerai pas +ce prix. + +--Alors, répondit tranquillement le monstre, tu ne l'auras pas! + +--Tu seras jeté à la voirie, au lieu d'orner le musée royal de +Copenhague ou le cabinet de curiosités de Berghen. + +--Que m'importe? + +--Longtemps après ta mort, on viendrait en foule examiner ton +squelette, en disant: _Ce sont les restes du fameux Han d'Islande!_ on +polirait tes os avec soin, on les rattacherait avec des chevilles de +cuivre; on te placerait sous une grande cage de verre, dont on aurait +soin chaque jour d'enlever la poussière. Au lieu de ces honneurs, +songe à ce qui t'attend, si tu ne veux pas me vendre ton cadavre; on +t'abandonnera à la pourriture dans quelque charnier, où tu seras à la +fois la pâture des vers et la proie des vautours. + +--Eh bien! je ressemblerai aux vivants qui sont sans cesse rongés par +les petits et dévorés par les grands. + +--Deux ducats d'or! répétait le bourreau entre ses dents; quelle +prétention exorbitante! Si tu ne modères ton prix, mon cher Han +d'Islande, nous ne pourrons traiter ensemble. + +--C'est la première et probablement la dernière vente que je ferai de +ma vie; je tiens à faire un marché avantageux. + +--Songe que je puis te faire repentir de ton opiniâtreté. Demain tu +seras en ma puissance. + +--Crois-tu? + +Ces mots étaient prononcés avec une expression qui échappa au +bourreau. + +--Oui, et il y a une manière de serrer le noeud coulant.... tandis +que, si tu deviens raisonnable, je te pendrai mieux. + +--Peu m'importe ce que tu feras demain de mon cou! répondit le monstre +d'un air railleur. + +--Allons, ne pourrais-tu te contenter de deux écus royaux? Qu'en +feras-tu? + +--Adresse-toi à ton camarade, dit le brigand en montrant le +guichetier; il me demande deux ducats d'or pour un peu de paille et de +feu. + +--Aussi, dit le bourreau, apostrophant le guichetier avec humeur, par +la scie de saint Joseph! il est révoltant de faire payer du feu et de +la méchante paille au poids de l'or. Deux ducats! Le guichetier +répliqua aigrement: + +--Je suis bien bon de n'en pas exiger quatre!--C'est vous, maître +Nychol, qui êtes aussi arabe que le chiffre 2, de refuser à ce pauvre +prisonnier deux ducats d'or de son cadavre, que vous pourrez vendre au +moins vingt ducats à quelque savant ou à quelque médecin. + +--Je n'ai jamais payé un cadavre plus de quinze ascalins, dit le +bourreau. + +--Oui, repartit le guichetier, le cadavre d'un mauvais voleur ou d'un +misérable juif, cela peut-être; mais chacun sait que vous tirerez ce +que vous voudrez du corps de Han d'Islande. + +Han d'Islande hocha la tête. + +--De quoi vous mêlez-vous? dit Orugix brusquement; est-ce que je +m'occupe, moi, de vos rapines, des vêtements, des bijoux que vous +volez aux prisonniers, de l'eau sale que vous versez dans leur maigre +bouillon, des tourments que vous leur faites éprouver pour tirer d'eux +de l'argent?--Non! je ne donnerai point deux ducats d'or. + +--Point de paille et point de feu, à moins de deux ducats d'or, +répondit l'obstiné guichetier. + +--Point de cadavre à moins de deux ducats d'or, répéta le brigand +immobile. + +Le bourreau, après un moment de silence, frappa la terre du pied: + +--Allons, le temps me presse. Je suis appelé ailleurs. Il tira de sa +veste un sac de cuir qu'il ouvrit lentement et comme à regret. + +--Tiens, maudit démon d'Islande, voilà tes deux ducats. Satan ne +donnerait certes pas de ton âme ce que je donne de ton corps. + +Le brigand reçut les deux pièces d'or. Aussitôt le guichetier avança +la main pour les reprendre. + +--Un instant, compagnon, donne-moi d'abord ce que je t'ai demandé. + +Le guichetier sortit, et revint un moment après, apportant une botte +de paille fraîche et un réchaud plein de charbons ardents, qu'il plaça +près du condamné. + +--C'est cela, dit le brigand en lui remettant les deux ducats, je me +chaufferai cette nuit.--Encore un mot, ajouta-t-il d'une voix +sinistre:--Le cachot ne touche-t-il pas à la caserne des arquebusiers +de Munckholm? + +--Cela est vrai, repartit le guichetier. + +--Et d'où vient le vent? + +--De l'est, je crois. + +--C'est bon, reprit le brigand. + +--Où veux-tu donc en venir, camarade? demanda le guichetier. + +--À rien, répondit le brigand. + +--Adieu, camarade, à demain de bonne heure. + +--Oui, à demain, répéta le brigand. + +Et le bruit de la lourde porte, qui se refermait, empêcha le bourreau +et son compagnon d'entendre le ricanement sauvage et goguenard, qui +accompagnait ces paroles. + + + + +L + + Espérais-tu finir par un autre trépas? + + ALEX. SOUMET. + + +Jetons maintenant un regard dans l'autre cachot de la prison militaire +adossée à la caserne des arquebusiers, qui renferme notre ancienne +connaissance Turiaf Musdoemon. + +On s'est peut-être étonné d'entendre ce Musdoemon, si profondément +rusé, si profondément lâche, livrer avec tant de bonne foi le secret +de son crime au tribunal qui l'a condamné, et cacher avec tant de +générosité la part qu'y a prise son ingrat patron, le chancelier +d'Ahlefeld. Qu'on se rassure cependant; Musdoemon n'était point +converti. Cette généreuse bonne foi était peut-être la plus grande +preuve d'adresse qu'il eût jamais donnée. Quand il avait vu toute son +infernale intrigue si inopinément dévoilée et si invinciblement +démontrée, il avait été un instant étourdi et épouvanté. Cette +première impression passée, l'extrême justesse de son esprit lui fit +sentir que, dans l'impuissance de perdre désormais ses victimes +désignées, il ne devait plus songer qu'à se sauver. Deux partis à +prendre se présentèrent à lui: se décharger de tout sur le comte +d'Ahlefeld, qui l'abandonnait si lâchement, ou prendre sur lui tout le +crime qu'il avait partagé avec le comte. Un esprit vulgaire se fût +jeté sur le premier, Musdoemon choisit le second. Le chancelier était +chancelier, d'ailleurs rien ne le compromettait directement dans ces +papiers qui accablaient son secrétaire intime; puis il avait échangé +quelques regards d'intelligence avec Musdoemon; il n'en fallut pas +davantage pour déterminer celui-ci à se laisser condamner, certain que +le comte d'Ahlefeld faciliterait son évasion, moins encore par +reconnaissance pour le service passé que par besoin de ses services +futurs. + +Il se promenait donc dans sa prison, qu'éclairait à peine une lampe +sépulcrale, ne doutant pas que la porte ne lui en fût ouverte dans la +nuit. Il examinait la forme de ce vieux cachot de pierre, bâti par +d'anciens rois dont l'histoire sait, à peine les noms, s'étonnant +seulement qu'il eût un plancher de bois, sur lequel ses pas +retentissaient profondément comme s'il eût couvert quelque cavité +souterraine. Il remarquait un gros anneau de fer scellé dans la clef +de la voûte en ogive, et auquel pendait un lambeau de vieille corde +rompue. Et le temps s'écoulait, et il écoutait avec impatience +l'horloge du donjon sonner lentement les heures, en traînant ses +tintements lugubres dans le silence de la nuit. Enfin, un mouvement de +pas se fit entendre en dehors du cachot; son coeur battit d'espérance. +L'énorme serrure cria, les cadenas s'agitèrent, les chaînes tombèrent; +et, quand la porte s'ouvrit, son front rayonna de joie. + +C'était le personnage en habits d'écarlate que nous venons de voir +dans le cachot de Han. Il portait sous son bras un rouleau de corde de +chanvre, et était accompagné de quatre hallebardiers vêtus de noir et +armés d'épées et de pertuisanes. + +Musdoemon était encore en robe et en perruque de magistrat. Ce costume +parut faire effet sur l'homme rouge. Il le salua comme accoutumé à le +respecter. + +--Seigneur, demanda-t-il au prisonnier avec quelque hésitation, est-ce +à votre courtoisie que nous avons affaire? + +--Oui, oui, répondit en hâte Musdoemon confirmé dans son espoir +d'évasion par ce début poli, et ne remarquant point la couleur +sanglante des vêtements de celui qui lui parlait. + +--Vous vous nommez, dit l'homme, les yeux fixés sur un parchemin qu'il +avait déployé, Turiaf Musdoemon. + +--Précisément. Vous venez, mes amis, de la part du grand-chancelier? + +--Oui, votre courtoisie. + +--N'oubliez pas, quand vous aurez terminé votre mission, d'exprimer à +sa grâce toute ma reconnaissance. + +L'homme aux habits rouges leva sur lui un regard étonné. + +--Votre.... reconnaissance!.... + +--Oui, sans doute, mes amis; car il me sera probablement impossible de +la lui témoigner moi-même tout de suite. + +--Probablement, répondit l'homme avec une expression ironique. + +--Et vous sentez, poursuivit Musdoemon, que je ne dois pas me montrer +ingrat pour un pareil service. + +--Par la croix du bon larron, s'écria l'autre en riant lourdement, on +dirait, à vous entendre, que le chancelier fait pour votre courtoisie +tout autre chose. + +--Sans doute, il ne me rend encore en ce moment qu'une justice +rigoureuse! + +--Rigoureuse, soit!--mais enfin vous convenez que c'est justice. C'est +le premier aveu de ce genre que j'entends depuis vingt-six ans que +j'exerce. Allons, seigneur, le temps se passe en paroles; êtes-vous +prêt? + +--Je le suis, dit Musdoemon joyeux, faisant un pas vers la porte. + +--Attendez, attendez un moment, cria l'homme rouge, se baissant pour +déposer à terre son rouleau de corde. + +Musdoemon s'arrêta. + +--Pourquoi donc toute cette corde? + +--Votre courtoisie a raison de me faire cette question; j'en ai là en +effet bien plus qu'il ne m'en faut; mais, au commencement de ce +procès, je croyais avoir bien plus de condamnés. + +En parlant ainsi l'homme dénouait son rouleau de corde. + +--Allons, dépêchons, dit Musdoemon. + +--Votre courtoisie est bien pressée.--Est-ce qu'elle n'a pas encore +quelque prière?.... + +--Point d'autre que celle que je vous ai déjà adressée, de remercier +pour moi sa grâce.--Pour Dieu, hâtons-nous, ajouta Musdoemon, je suis +impatient de sortir d'ici. Avons-nous beaucoup de chemin à faire? + +--De chemin! reprit l'homme au vêtement d'écarlate, se redressant et +mesurant plusieurs brasses de corde déroulée. La route qui nous reste +à faire ne fatiguera pas beaucoup votre courtoisie; car nous allons +tout terminer sans mettre le pied hors d'ici. + +Musdoemon tressaillit. + +--Que voulez-vous dire? + +--Que voulez-vous dire vous-même? demanda l'autre. + +--O Dieu! dit Musdoemon, pâlissant comme s'il entrevoyait une lueur +funèbre; qui êtes-vous? + +--Je suis le bourreau. + +Le misérable trembla ainsi qu'une feuille sèche que le vent secoue. + +--Est-ce que vous ne venez pas pour me faire évader? murmura-t-il +d'une voix éteinte. + +Le bourreau partit d'un éclat de rire. + +--Si fait vraiment! pour vous faire évader dans le pays des esprits, +où je vous proteste qu'on ne pourra plus vous reprendre. + +Musdoemon s'était prosterné la face contre terre. + +--Grâce! ayez pitié de moi! Grâce! + +--Sur ma foi, dit froidement le bourreau, c'est la première fois qu'on +me fait une pareille demande. + +--Est-ce que vous me prenez pour le roi? + +L'infortuné se traînait à genoux, souillant sa robe dans la poussière, +frappant le plancher de son front, un moment auparavant si radieux, et +embrassant les pieds du bourreau avec des cris sourds et des sanglots +étouffes. + +--Allons, paix! reprit le bourreau. Je n'avais point encore vu la robe +noire s'humilier devant ma veste rouge. + +Il repoussa du pied le suppliant. + +--Camarade, prie Dieu et les saints; ils t'écouteront mieux que moi. + +Musdoemon resta agenouillé, le visage caché dans ses mains et pleurant +amèrement. Cependant le bourreau, se haussant sur la pointe des pieds, +avait passé la corde dans l'anneau de la voûte; il la laissa pendre +jusque sur le plancher, puis l'arrêta par un double tour, puis prépara +un noeud coulant à l'extrémité qui touchait à terre. + +--J'ai fini, dit-il au condamné quand ces menaçants apprêts furent +terminés; en as-tu fini de même avec la vie? + +--Non, dit Musdoemon se levant, non, cela ne se peut! Vous commettez +quelque horrible méprise. Le chancelier d'Ahlefeld n'est point assez +infâme... Je lui suis trop nécessaire. Il est impossible que ce soit +pour moi que l'on vous ait envoyé. Laissez-moi fuir, craignez +d'encourir la colère du chancelier. + +--Ne nous as-tu point déclaré, répliqua le bourreau, que tu étais +Turiaf Musdoemon? + +Le prisonnier demeura un moment silencieux: + +--Non, dit-il tout à coup, non, je ne me nomme point Musdoemon; je me +nomme Turiaf Orugix. + +--Orugix! s'écria le bourreau, Orugix! + +Il arracha précipitamment la perruque qui cachait le visage du +condamné, et poussa un cri de stupeur: + +--Mon frère! + +--Ton frère! répondit le condamné avec un étonnement mêlé de honte et +de joie, serais-tu?... + +--Nychol Orugix, bourreau du Drontheimhus, pour te servir, mon frère +Turiaf. + +Le condamné se jeta au cou de l'exécuteur, en l'appelant son frère, +son frère chéri. Cette reconnaissance fraternelle n'eût pas dilaté le +coeur de celui qui en eût été témoin. Turiaf prodiguait à Nychol mille +caresses avec un sourire affecté et craintif, auquel Nychol répondait +par des regards sombres et embarrassés; on eût dit un tigre flattant +un éléphant au moment où le pied pesant du monstre presse son ventre +haletant. + +--Quel bonheur, frère Nychol!--Je suis bien joyeux de te revoir. + +--Et moi, j'en suis fâché pour toi, frère Turiaf. Le condamné feignait +de ne point entendre, et poursuivait d'une voix tremblante: + +--Tu as une femme et des enfants, sans doute? Tu me mèneras voir mon +aimable soeur et embrasser mes charmants neveux. + +--Signe de croix du démon! murmura le bourreau. + +--Je veux être leur second père. Écoute, frère, je suis puissant, j'ai +du crédit.... + +Le frère répondit d'un accent sinistre: + +--Je sais que tu en avais!--À présent ne songe plus qu'à celui que tu +as sans doute su te ménager près des saints. + +Toute espérance disparut du front du condamné. + +--O Dieu! que signifie ceci, cher Nychol? Je suis sauvé, puisque je te +retrouve.--Songe que le même ventre nous a portés, que le même sein +nous a nourris, que les mêmes jeux ont occupé notre enfance; +souviens-toi, Nychol, que tu es mon frère! + +--Jusqu'à cette heure, tu ne t'en étais pas souvenu, répondit le +farouche Nychol. + +--Non, je ne puis mourir de la main de mon frère! + +--C'est ta faute, Turiaf.--C'est toi qui as rompu ma carrière; qui +m'as empêché d'être exécuteur royal de Copenhague; qui m'as fait +jeter, comme bourreau de province, dans ce misérable pays. Si tu +n'avais point agi ainsi en mauvais frère, tu ne te plaindrais pas de +ce qui te révolte aujourd'hui. Je ne serais point dans le +Drontheimhus, et ce serait un autre qui ferait ton affaire. + +--Nous en avons dit assez, mon frère, il faut mourir. + +La mort est hideuse au méchant, par le même sentiment qui la rend +belle à l'homme de bien; tous deux vont quitter ce qu'ils ont +d'humain, mais le juste est délivré de son corps comme d'une prison, +le méchant en est arraché comme d'une forteresse. Au dernier moment, +l'enfer se révèle à l'âme perverse qui a rêvé le néant. Elle frappe +avec inquiétude sur la sombre porte de la mort, et ce n'est pas le +vide qui lui répond. Le condamné se roula sur le plancher en se +tordant les bras avec une plainte plus déchirante que la lamentation +éternelle d'un damné. + +--Miséricorde de Dieu! Saints anges du ciel, si vous existez, ayez +compassion de moi! Nychol, mon Nychol, au nom de notre mère commune, +oh! laisse-moi vivre! + +Le bourreau montra son parchemin. + +--Je ne puis; l'ordre est précis. + +--Cet ordre ne me concerne pas, balbutia le désespéré prisonnier; il +regarde un certain Musdoemon, ce n'est pas moi; je suis Turiaf Orugix. + +--Tu veux rire, dit Nychol en haussant les épaules. Je sais bien qu'il +s'agit de toi. D'ailleurs, ajouta-t-il durement, tu n'aurais point été +hier, pour ton frère, Turiaf Orugix; tu n'es pour lui aujourd'hui que +Turiaf Musdoemon. + +--Mon frère, mon frère! reprit le misérable, eh bien! attends jusqu'à +demain! Il est impossible que le grand-chancelier ait donné l'ordre de +ma mort. C'est un affreux malentendu. Le comte d'Ahlefeld m'aime +beaucoup. Je t'en conjure, mon cher Nychol, la vie!--Je serai bientôt +rentré en faveur, et je te rendrai tous les services.... + +--Tu ne peux plus m'en rendre qu'un, Turiaf, interrompit le bourreau. +J'ai déjà perdu les deux exécutions sur lesquelles je comptais le +plus, celles de l'ex-chancelier Schumacker et du fils du vice-roi. +J'ai toujours du malheur. Il ne me reste plus que Han d'Islande et +toi. Ton exécution, comme nocturne et secrète, me vaudra douze ducats +d'or. Laisse-moi donc faire tranquillement, voilà le seul service que +j'attends de toi. + +--O Dieu! dit douloureusement le condamné. + +--Ce sera le premier et le dernier, à la vérité; mais, en revanche, je +te promets que tu ne souffriras point. Je te pendrai en +frère.--Résigne-toi. + +Musdoemon se leva; ses narines étaient gonflées de rage, ses lèvres +vertes tremblaient, ses dents claquaient, sa bouche écumait de +désespoir. + +--Satan!--J'aurai sauvé ce d'Ahlefeld! j'aurai embrassé mon frère! et +ils me tueront!, et il faudra mourir la nuit, dans un cachot obscur, +sans que le monde puisse entendre mes malédictions, sans que ma voix +puisse tonner, sur eux d'un bout du royaume à l'autre, sans que ma +main puisse déchirer le voile de tous leurs crimes! Ce sera pour +arriver à cette mort que j'aurai souillé toute ma vie!--Misérable! +poursuivit-il, s'adressant à son frère, tu veux donc être fratricide? + +--Je suis bourreau, répondit le flegmatique Nychol. + +--Non! s'écria le condamné. Et il s'était jeté à corps perdu sur le +bourreau, et ses yeux lançaient des flammes et répandaient des larmes, +comme ceux d'un taureau aux abois. Non, je ne mourrai pas ainsi! Je +n'aurai point vécu comme un serpent formidable pour mourir comme le +misérable ver qu'on écrase! Je laisserai ma vie dans ma dernière +morsure; mais elle sera mortelle. + +En parlant ainsi, il étreignait en ennemi celui qu'il venait +d'embrasser en frère. Le flatteur et caressant Musdoemon se montrait +en ce moment ce qu'il était dans son essence. Le désespoir avait remué +le fond de son âme ainsi qu'une lie, et après avoir rampé comme le +tigre, il se redressait comme lui. Il eût été difficile de décider +lequel des deux frères était le plus effroyable, dans ce moment où ils +luttaient, l'un avec la stupide férocité d'une bête sauvage, l'autre +avec la fureur rusée d'un démon. + +Mais les quatre hallebardiers, jusqu'alors impassibles, n'étaient pas +restés immobiles. Ils avaient prêté assistance au bourreau, et bientôt +Musdoemon, qui n'avait d'autre force que sa rage, fut contraint de +lâcher prise. Il alla se jeter à plat ventre contre la muraille, +poussant des hurlements inarticulés et émoussant ses ongles sur la +pierre. + +--Mourir! démons de l'enfer! mourir sans que mes cris percent ces +voûtes, sans que mes bras renversent ces murs! + +On le saisit sans éprouver de résistance. Son effort inutile l'avait +épuisé. On le dépouilla de sa robe pour le garrotter. En ce moment, un +paquet cacheté tomba de ses vêtements. + +--Qu'est cela? dit le bourreau. + +Une espérance infernale luisait dans l'oeil hagard du condamné. + +--Comment avais-je oublié cela? murmura-t-il.--Écoute, frère Nychol, +ajouta-t-il d'une voix presque amicale; ces papiers appartiennent au +grand-chancelier. Promets-moi de les lui remettre, et fais ensuite de +moi ce que tu voudras. + +--Puisque tu es tranquille maintenant, je te promets de remplir ta +dernière intention, quoique tu viennes d'agir envers moi comme un +mauvais frère. Ces papiers seront remis au chancelier, foi d'Orugix. + +--Demande à les lui remettre toi-même, reprit le condamné en souriant +au bourreau, qui, par sa nature, comprenait peu les sourires. Le +plaisir qu'ils causeront à sa grâce te vaudra peut-être quelque +faveur. + +--Vrai, frère? dit Orugix. Merci. Peut-être le diplôme d'exécuteur +royal, n'est-ce pas? Eh bien! quittons-nous bons amis. Je te pardonne +les coups d'ongles que tu m'as donnés; pardonne-moi le collier de +corde que tu vas recevoir de moi. + +--Le chancelier m'avait promis un autre collier, répondit Musdoemon. + +Alors les hallebardiers l'amenèrent garrotté au milieu du cachot; le +bourreau lui passa le fatal noeud coulant autour du cou. + +--Turiaf, es-tu prêt? + +--Un instant! un instant! dit le condamné, auquel sa terreur était +revenue; de grâce, mon frère, ne tire pas la corde avant que je ne te +le dise. + +--Je n'aurai pas besoin de tirer la corde, répondit le bourreau. + +Une minute après il répéta sa question: + +--Es-tu prêt? + +--Encore un instant! hélas! il faut donc mourir! + +--Turiaf, je n'ai pas le temps d'attendre. + +En parlant ainsi, Orugix invitait les hallebardiers à s'éloigner du +condamné. + +--Un mot encore, frère! n'oublie pas de remettre le paquet au comte +d'Ahlefeld. + +--Sois tranquille, répliqua le frère. Il ajouta pour la troisième +fois:--Allons, es-tu prêt? + +L'infortuné ouvrait la bouche pour implorer peut-être encore une +minute de vie, quand le bourreau impatient se baissa. Il tourna un +bouton de cuivre qui sortait du plancher. + +Le plancher se déroba sous le patient; le misérable disparut dans une +trappe carrée, au bruit sourd de la corde qui se tendait soudainement +avec d'effrayantes vibrations, causées en partie par les dernières +convulsions du mourant. On ne vit plus que la corde qui s'agitait dans +la sombre ouverture, d'où s'échappaient un vent frais et une rumeur +pareille à celle de l'eau courante. + +Les hallebardiers eux-mêmes reculèrent frappés d'horreur. Le bourreau +s'approcha du gouffre, saisit de la main la corde qui vibrait toujours +et se suspendit sur l'abîme, s'appuyant des deux pieds sur les épaules +du patient. La fatale corde se tendit avec un son rauque et demeura +immobile. Un soupir étouffé venait de sortir de la trappe. + +--C'est bon, dit le bourreau remontant dans le cachot. Adieu, frère. + +Il tira un coutelas de sa ceinture. + +--Va nourrir les poissons du golfe. Que ton corps soit la proie de +l'eau tandis que ton âme sera celle du feu. + +À ces mots, il coupa la corde tendue. Ce qui en resta suspendu à +l'anneau de fer revint fouetter la voûte, tandis qu'on entendait l'eau +profonde et ténébreuse rejaillir de la chute du corps, puis continuer +sa course souterraine vers le golfe. + +Le bourreau referma la trappe comme il l'avait ouverte. Au moment où +il se redressait, il vit le cachot plein de fumée. + +--Qu'est-ce donc? demanda-t-il aux hallebardiers; d'où vient cette +fumée? + +Ils l'ignoraient comme lui. Surpris, ils ouvrirent la porte du cachot; +les corridors de la prison étaient également inondés d'une fumée +épaisse et nauséabonde. Une issue secrète les conduisit, alarmés, dans +la cour carrée, où un spectacle effrayant les attendait. + +Un immense incendie, accru par la violence du vent d'est, dévorait la +prison militaire et la caserne des arquebusiers. La flamme, poussée en +tourbillons, rampait autour des murs de pierre, couronnait les toits +ardents, sortait comme d'une bouche des fenêtres dévorées; et les +noires tours de Munckholm tantôt se rougissaient d'une clarté +sinistre, tantôt disparaissaient dans d'épais nuages de fumée. + +Un guichetier qui fuyait dans la cour leur apprit en peu de mots que +le feu était parti, pendant le sommeil des gardiens de Han d'Islande, +du cachot du monstre, auquel on avait eu l'imprudence de donner de la +paille et du feu. + +--J'ai bien du malheur! s'écria Orugix à ce récit; voilà encore sans +doute Han d'Islande qui m'échappe. Le misérable aura été brûlé! et je +n'aurai même plus son corps que j'ai payé deux ducats! + +Cependant les malheureux arquebusiers de Munckholm, réveillés en +sursaut par cette mort imminente, se pressaient en foule à la grande +porte, embarrassée de funestes barricades; on entendait du dehors +leurs clameurs d'angoisse et de détresse; on les voyait se tordre les +bras aux fenêtres en feu ou se précipiter sur les dalles de la cour, +évitant une mort dans une autre. La flamme victorieuse embrassait tout +l'édifice, avant que le reste de la garnison eût eu le temps +d'accourir. Tout secours était déjà inutile. Le bâtiment était +heureusement isolé; on se borna à enfoncer à coups de hache la porte +principale; mais ce fut trop tard, car au moment où elle s'ouvrait, +toute la charpente embrasée du toit de la caserne s'écroula avec un +long fracas sur les infortunés soldats, entraînant dans sa chute les +combles et les étages incendiés. L'édifice entier disparut alors dans +un tourbillon de poussière enflammée et de fumée ardente, où +s'éteignaient quelques faibles clameurs. + +Le lendemain matin il ne s'élevait plus dans la cour carrée que quatre +hautes murailles noires et chaudes encore, entourant un horrible amas +de décombres fumants qui continuaient à se dévorer les uns les autres, +comme des bêtes dans un cirque. Quand toute cette ruine fut un peu +refroidie, on en fouilla les profondeurs. Sous une couche de pierres, +de poutres et de ferrures tordues par le feu, reposait un amas +d'ossements blanchis et de cadavres défigurés; avec une trentaine de +soldats, pour la plupart estropiés, c'était ce qui restait du beau +régiment de Munckholm. + +Lorsqu'en remuant les débris de la prison on arriva au cachot fatal +d'où l'incendie était parti et que Han d'Islande avait habité, on y +trouva les restes d'un corps humain, couché près d'un réchaud de fer, +sur des chaînes rompues. On remarqua seulement que parmi ces cendres +il y avait deux crânes, quoiqu'il n'y eût qu'un cadavre. + + + + +LI + + +SALADIN. Bravo, Ibrahim! tu es vraiment un messager de bonheur; je +te remercie de ta bonne nouvelle. + +LE MAMELOUCK. Eh bien! il n'en est que cela? + +SALADIN. Qu'attends-tu? + +LE MAMELOUCK. Il n'y a rien de plus pour le messager du bonheur? + +LESSING, _Nathan le Sage_. + +Pâle et défait, le comte d'Ahlefeld se promène à grands pas dans son +appartement; il froisse dans ses mains un paquet de lettres qu'il +vient de parcourir, et frappe du pied le marbre poli et les tapis à +franges d'or. + +À l'autre bout de l'appartement se tient debout, quoique dans +l'attitude d'une prostration respectueuse, Nychol Orugix, vêtu de son +infâme pourpre et son chapeau de feutre à la main. + +--Tu m'as rendu service, Musdoemon, murmure le chancelier entre ses +dents, resserrées par la colère. Le bourreau lève timidement son +regard stupide: + +--Sa grâce est contente? + +--Que veux-tu, toi? dit le chancelier se détournant brusquement. + +Le bourreau, fier d'avoir attiré un regard du chancelier, sourit +d'espérance. + +--Ce que je veux, votre grâce? La place d'exécuteur à Copenhague, si +votre grâce daigne payer par cette haute faveur les bonnes nouvelles +que je lui apporte. + +Le chancelier appelle les deux hallebardiers de garde à la porte de +son appartement. + +--Qu'on saisisse ce drôle, qui a l'insolence de me narguer. + +Les deux gardes entraînent Nychol stupéfait et consterné, qui hasarde +encore une parole: + +--Seigneur.... + +--Tu n'es plus bourreau du Drontheimhus! j'annule ton diplôme! reprend +le chancelier poussant la porte avec violence. + +Le chancelier ressaisit les lettres, les lit, les relit, avec rage, +s'enivrant en quelque sorte de son déshonneur, car ces lettres sont +l'ancienne correspondance de la comtesse avec Musdoemon. C'est +l'écriture d'Elphége. Il y voit qu'Ulrique n'est pas sa fille, que ce +Frédéric si regretté n'était peut-être pas son fils. Le malheureux +comte est puni par le même orgueil qui a causé tous ses crimes. C'est +peu d'avoir vu sa vengeance fuir de sa main; il voit tous ses rêves +ambitieux s'évanouir, son passé flétri, son avenir mort. Il a voulu +perdre ses ennemis; il n'a réussi qu'à perdre son crédit, son +conseiller, et jusqu'à ses droits de mari et de père. + +Il veut du moins voir une fois encore la misérable qui l'a trahi. Il +traverse les grandes salles d'un pas rapide, secouant les lettres dans +ses mains, comme s'il eût tenu la foudre. Il ouvre en furieux la porte +de l'appartement d'Elphége. Il entre... + +Cette coupable épouse venait d'apprendre subitement du colonel +Voethaün l'horrible mort de son fils Frédéric. La pauvre mère était +folle. + + + + +CONCLUSION + + Ce que j'avais dit par plaisanterie, vous l'avez + pris sérieusement. + + _Romances espagnoles_. Le roi Alphonse à Bernard. + + +Depuis quinze jours, les événements que nous venons de raconter +occupaient toutes les conversations de Drontheim et du Drontheimhus, +jugés selon les diverses faces qu'ils avaient présentées au jour. La +populace de la ville, qui s'était vainement attendue au spectacle de +sept exécutions successives, commençait à désespérer de ce plaisir; et +les vieilles femmes, à demi aveugles, racontaient encore qu'elles +avaient vu, la nuit du déplorable embrasement de la caserne, Han +d'Islande s'envoler dans une flamme, riant dans l'incendie, et +poussant du pied la toiture brûlante de l'édifice sur les arquebusiers +de Munckholm; lorsque, après une absence qui avait semblé bien longue +à son Éthel, Ordener reparut dans le donjon du Lion de Slesvig, +accompagné du général Levin de Knud et de l'aumônier Athanase Munder. + +Schumacker se promenait en ce moment dans le jardin, appuyé sur sa +fille. Les deux jeunes époux eurent bien de la peine à ne point tomber +dans les bras l'un de l'autre; il fallut encore se contenter d'un +regard. Schumacker serra affectueusement la main d'Ordener et salua +d'un air de bienveillance les deux étrangers. + +--Jeune homme, dit le vieux captif, que le ciel bénisse votre retour! + +--Seigneur, répondit Ordener, j'arrive. Je viens de voir mon père de +Berghen, je reviens embrasser mon père de Drontheim. + +--Que voulez-vous dire? demanda le vieillard étonné. + +--Que vous me donniez votre fille, noble seigneur. + +--Ma fille! s'écria le prisonnier, se tournant vers Éthel rouge et +tremblante. + +--Oui, seigneur, j'aime votre Éthel; je lui ai consacré ma vie; elle +est à moi. + +Le front de Schumacker se rembrunit: + +--Vous êtes un noble et digne jeune homme, mon fils; quoique votre +père m'ait fait bien du mal, je le lui pardonne en votre faveur, et je +verrais volontiers cette union. Mais il y a un obstacle. + +--Lequel, seigneur? demanda Ordener presque inquiet. + +--Vous aimez ma fille; mais êtes-vous sûr qu'elle vous aime? + +Les deux amants se regardèrent, muets de surprise. + +--Oui, poursuivit le père. J'en suis fâché; car je vous aime, moi, et +j'aurais voulu vous appeler mon fils. C'est ma fille qui ne voudra +pas. Elle m'a déclaré dernièrement son aversion pour vous. Depuis +votre départ, elle se tait quand je lui parle de vous, et semble +éviter votre pensée, comme si elle la gênait. Renoncez donc à votre +amour, Ordener. Allez, on se guérit d'aimer comme de haïr. + +--Seigneur... dit Ordener stupéfait. + +--Mon père!... dit-Éthel joignant les mains. + +--Ma fille, sois tranquille, interrompit le vieillard; ce mariage me +plaît, mais il te déplaît. Je ne veux pas torturer ton coeur, Éthel. +Depuis quinze jours je suis bien changé, va. Je ne forcerai pas ta +répugnance pour Ordener. Tu es libre. + +Athanase Munder souriait. + +--Elle ne l'est pas, dit-il. + +--Vous vous trompez, mon noble père, ajouta Éthel enhardie. Je ne hais +pas Ordener. + +--Comment! s'écria le père. + +--Je suis... reprit Éthel. Elle s'arrêta. Ordener s'agenouilla devant +le vieillard. + +--Elle est ma femme, mon père! Pardonnez-moi comme mon autre père m'a +déjà pardonné, et bénissez vos enfants. + +Schumacker, étonné à son tour, bénit le jeune couple incliné devant +lui. + +--J'ai tant maudit dans ma vie, dit-il, que je saisis maintenant sans +examen toutes les occasions de bénir. Mais à présent expliquez-moi.... + +On lui expliqua tout. Il pleurait d'attendrissement, de reconnaissance +et d'amour. + +--Je me croyais sage, je suis vieux, et je n'ai pas compris le coeur +d'une jeune fille! + +--Je m'appelle donc Ordener Guldenlew! disait Éthel avec une joie +enfantine. + +--Ordener Guldenlew, reprit le vieux Schumacker, vous valez mieux que +moi; car, dans ma prospérité, je ne serais certes pas descendu de mon +rang pour m'unir à la fille pauvre et dégradée d'un malheureux +proscrit. + +Le général prit la main du prisonnier et lui remit un rouleau de +parchemins: + +--Seigneur comte, ne parlez pas ainsi. Voici vos titres que le roi +vous avait déjà renvoyés par Dispolsen. Sa majesté vient d'y joindre +le don de votre grâce et de votre liberté. Telle est la dot de la +comtesse de Danneskiold, votre fille. + +--Grâce! liberté! répéta Éthel ravie. + +--Comtesse de Danneskiold! ajouta le père. + +--Oui, comte, continua le général, vous rentrez dans tous vos +honneurs, tous vos biens vous sont rendus! + +--À qui dois-je tout cela? demanda l'heureux Schumacker. + +--Au général Levin de Knud, répondit Ordener. + +--Levin de Knud! Je vous le disais bien, général gouverneur, Levin de +Knud est le meilleur des hommes. Mais pourquoi n'est-il pas venu +lui-même m'apporter mon bonheur? où est-il? + +Ordener montra avec étonnement le général qui souriait et pleurait: + +--Le voici! + +Ce fut une scène touchante que la reconnaissance de ces deux vieux +compagnons de puissance et de jeunesse. Le coeur de Schumacker se +dilatait enfin. En connaissant Han d'Islande, il avait cessé de haïr +les hommes; en connaissant Ordener et Levin, il se prenait à les +aimer. + +Bientôt de belles et douces fêtes solennisèrent le sombre hymen du +cachot. La vie commença à sourire aux deux jeunes époux qui avaient su +sourire à la mort. Le comte d'Ahlefeld les vit heureux; ce fut sa plus +cruelle punition. + +Athanase Munder eut aussi sa joie. Il obtint la grâce de ses douze +condamnés, et Ordener y ajouta celle de ses anciens confrères +d'infortune, Kennybol, Jonas et Norbith, qui retournèrent libres et +joyeux annoncer, aux mineurs pacifiés que le roi les délivrait de la +tutelle. + +Schumacker ne jouit pas longtemps de l'union d'Éthel et d'Ordener; la +liberté et le bonheur avaient trop ébranlé son âme; elle alla jouir +d'un autre bonheur et d'une autre liberté. Il mourut dans la même +année 1699, et ce chagrin vint frapper ses enfants, comme pour leur +apprendre qu'il n'est point de félicité parfaite sur la terre. On +l'inhuma dans l'église de Veer, terre que son gendre possédait dans le +Jutland, et le tombeau lui conserva tous les titres que la captivité +lui avait enlevés. De l'alliance d'Ordener et d'Éthel naquit la +famille des comtes de Danneskiold. + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Han d'Islande, by Victor Hugo + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HAN D'ISLANDE *** + +***** This file should be named 6994-8.txt or 6994-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/6/9/9/6994/ + +Produced by Carlo Traverso, Juliette Sutherland Charles +Franks and the Online Distributed Proofreading Team + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org/license + + +Title: Han d'Islande + +Author: Victor Hugo + +Release Date: August 17, 2013 [EBook #6994] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HAN D'ISLANDE *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Juliette Sutherland Charles +Franks and the Online Distributed Proofreading Team + +This file was produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. + + + + + + +</pre> + +<hr class="full" /> + +<p class="cb">VICTOR HUGO</p> + +<h1>HAN D’ISLANDE</h1> + +<p class="cb">1833</p> + +<div class="table"> +<p class="c"> +<a href="#I"><b>I, </b></a> +<a href="#II"><b>II, </b></a> +<a href="#III"><b>III, </b></a> +<a href="#IV"><b>IV, </b></a> +<a href="#V"><b>V, </b></a> +<a href="#VI"><b>VI, </b></a> +<a href="#VII"><b>VII, </b></a> +<a href="#VIII"><b>VIII, </b></a> +<a href="#IX"><b>IX, </b></a> +<a href="#X"><b>X, </b></a> +<a href="#XI"><b>XI, </b></a> +<a href="#XII"><b>XII, </b></a> +<a href="#XIII"><b>XIII, </b></a> +<a href="#XIV"><b>XIV, </b></a> +<a href="#XV"><b>XV, </b></a> +<a href="#XVI"><b>XVI, </b></a> +<a href="#XVII"><b>XVII, </b></a> +<a href="#XVIII"><b>XVIII, </b></a> +<a href="#XIX"><b>XIX, </b></a> +<a href="#XX"><b>XX</b></a><br /> +<a href="#XXI"><b>XXI, </b></a> +<a href="#XXII"><b>XXII, </b></a> +<a href="#XXIII"><b>XXIII, </b></a> +<a href="#XXIV"><b>XXIV, </b></a> +<a href="#XXV"><b>XXV, </b></a> +<a href="#XXVI"><b>XXVI, </b></a> +<a href="#XXVII"><b>XXVII, </b></a> +<a href="#XXVIII"><b>XXVIII, </b></a> +<a href="#XXIX"><b>XXIX, </b></a> +<a href="#XXX"><b>XXX, </b></a> +<a href="#XXXI"><b>XXXI, </b></a> +<a href="#XXXII"><b>XXXII, </b></a> +<a href="#XXXIII"><b>XXXIII, </b></a> +<a href="#XXXIV"><b>XXXIV, </b></a> +<a href="#XXXV"><b>XXXV, </b></a> +<a href="#XXXVI"><b>XXXVI, </b></a> +<a href="#XXXVII"><b>XXXVII, </b></a> +<a href="#XXXVIII"><b>XXXVIII, </b></a> +<a href="#XXXIX"><b>XXXIX, </b></a> +<a href="#XL"><b>XL, </b></a> +<a href="#XLI"><b>XLI, </b></a> +<a href="#XLII"><b>XLII, </b></a> +<a href="#XLIII"><b>XLIII, </b></a> +<a href="#XLIV"><b>XLIV, </b></a> +<a href="#XLV"><b>XLV, </b></a> +<a href="#XLVI"><b>XLVI, </b></a> +<a href="#XLVII"><b>XLVII, </b></a> +<a href="#XLVIII"><b>XLVIII, </b></a> +<a href="#XLIX"><b>XLIX, </b></a> +<a href="#L"><b>L, </b></a> +<a href="#LI"><b>LI, </b></a> +<a href="#CONCLUSION"><b>CONCLUSION.</b></a> +</p> +</div> + +<p><i>Han d’Islande</i> est un livre de jeune homme, et de très jeune homme.</p> + +<p>On sent en le lisant que l’enfant de dix-huit ans qui écrivait <i>Han +d’Islande</i> dans un accès de fièvre en 1821 n’avait encore aucune +expérience des choses, aucune expérience des hommes, aucune expérience +des idées, et qu’il cherchait à deviner tout cela.</p> + +<p>Dans toute Å“uvre de la pensée, drame, poëme ou roman, il entre trois +ingrédients: ce que l’auteur a senti, ce que l’auteur a observé, ce +que l’auteur a deviné.</p> + +<p>Dans le roman en particulier, pour qu’il soit bon, il faut qu’il y ait +beaucoup de choses senties, beaucoup de choses observées, et que les +choses devinées dérivent logiquement et simplement et sans solution de +continuité des choses observées et des choses senties.</p> + +<p>En appliquant cette loi à <i>Han d’Islande</i>, on fera saillir aisément ce +qui constitue avant tout le défaut de ce livre.</p> + +<p>Il n’y a dans <i>Han d’Islande</i> qu’une chose sentie, l’amour du jeune +homme; qu’une chose observée, l’amour de la jeune fille. Tout le reste +est deviné, c’est-à -dire inventé. Car l’adolescence, qui n’a ni faits, +ni expérience, ni échantillons derrière elle, ne devine qu’avec +l’imagination. Aussi <i>Han d’Islande</i>, en admettant qu’il vaille la +peine d'être classé, n’est-il guère autre chose qu’un roman +fantastique.</p> + +<p>Quand la première saison est passée, quand le front se penche, quand +on sent le besoin de faire autre chose que des histoires curieuses +pour effrayer les vieilles femmes et les petits enfants, quand on a +usé au frottement de la vie les aspérités de sa jeunesse, on reconnaît +que toute invention, toute création, toute divination de l’art doit +avoir pour base l’étude, l’observation, le recueillement, la science, +la mesure, la comparaison, la méditation sérieuse, le dessin attentif +et continuel de chaque chose d’après nature, la critique +consciencieuse de soi-même; et l’inspiration qui se dégage selon ces +nouvelles conditions, loin d’y rien perdre, y gagne un plus large +souffle et de plus fortes ailes. Le poète alors sait complètement où +il va. Toute la rêverie flottante de ses premières années se +cristallise en quelque sorte et se fait pensée. Cette seconde époque +de la vie est ordinairement pour l’artiste celle des grandes Å“uvres. +Encore jeune et déjà mûr. C’est la phase précieuse, le point +intermédiaire et culminant, l’heure chaude et rayonnante de midi, le +moment où il y a le moins d’ombre et le plus de lumière possible.</p> + +<p>Il y a des artistes souverains qui se maintiennent à ce sommet toute +leur vie, malgré le déclin des années. Ce sont là les suprêmes génies. +Shakespeare et Michel-Ange ont laissé sur quelques-uns de leurs +ouvrages l’empreinte de leur jeunesse, la trace de leur vieillesse sur +aucun.</p> + +<p>Pour revenir au roman dont on publie ici une nouvelle édition, tel +qu’il est, avec son action saccadée et haletante, avec ses personnages +tout d’une pièce, avec ses gaucheries sauvages, avec son allure +hautaine et maladroite, avec ses candides accès de rêverie, avec ses +couleurs de toute sorte juxtaposées sans précaution pour l’œil, avec +son style cru, choquant et âpre, sans nuances et sans habiletés, avec +les mille excès de tout genre qu’il commet presque à son insu chemin +faisant, ce livre représente assez bien l’époque de la vie à laquelle +il a été écrit, et l’état particulier de l'âme, de l’imagination et du +cÅ“ur dans l’adolescence, quand on est amoureux de son premier amour, +quand on convertit en obstacles grandioses et poétiques les +empêchements bourgeois de la vie, quand on a la tête pleine de +fantaisies héroïques qui vous grandissent à vos propres yeux, quand on +est déjà un homme par deux ou trois côtés et encore un enfant par +vingt autres, quand on a lu Ducray-Duminil à onze ans, Auguste +Lafontaine à treize, Shakespeare à seize, échelle étrange et rapide +qui vous a fait passer brusquement, dans vos affections littéraires, +du niais au sentimental, et du sentimental au sublime.</p> + +<p>C’est parce que, selon nous, ce livre, Å“uvre naïve avant tout, +représente avec quelque fidélité l'âge qui l’a produit que nous le +redonnons au public en 1833 tel qu’il a été fait en 1821.</p> + +<p>D’ailleurs, puisque l’auteur, si peu de place qu’il tienne en +littérature, a subi la loi commune à tout écrivain grand ou petit, de +voir rehausser ses premiers ouvrages aux dépens des derniers et +d’entendre déclarer qu’il était fort loin d’avoir tenu le peu que ses +commencements promettaient, sans opposer à une critique peut-être +judicieuse et fondée des objections qui seraient suspectes dans sa +bouche, il croit devoir réimprimer purement et simplement ses premiers +ouvrages tels qu’il les a écrits, afin de mettre les lecteurs à même +de décider, en ce qui le concerne, si ce sont des pas en avant ou des +pas en arrière qui séparent <i>Han d’Islande</i> de <i>Notre-Dame de Paris</i>.</p> + +<p>Paris, mai 1833.</p> + +<h2>PREMIÈRE ÉDITION</h2> + +<p>L’auteur de cet ouvrage, depuis le jour où il en a écrit la première +page, jusqu’au jour où il a pu tracer le bienheureux mot FIN au bas de +la dernière, a été le jouet de la plus ridicule illusion. S’étant +imaginé qu’une composition en quatre volumes valait la peine d'être +méditée, il a perdu son temps à chercher une idée fondamentale, à la +développer bien ou mal dans un plan bon ou mauvais, à disposer des +scènes, à combiner des effets, à étudier des mÅ“urs de son mieux; en +un mot, il a pris son ouvrage au sérieux.</p> + +<p>Ce n’est que tout à l’heure, au moment où, selon l’usage des auteurs +de terminer par où le lecteur commence, il allait élaborer une longue +préface, qui fût comme le bouclier de son Å“uvre, et contînt, avec +l’exposé des principes moraux et littéraires sur lesquels repose sa +conception, un précis plus ou moins rapide des divers événements +historiques qu’elle embrasse, et un tableau plus ou moins complet du +pays qu’elle parcourt; ce n’est que tout à l’heure, disons-nous, qu’il +s’est aperçu de sa méprise, qu’il a reconnu toute l’insignifiance et +toute la frivolité du genre à propos duquel il avait si gravement +noirci tant de papier, et qu’il a senti combien il s’était, pour ainsi +dire, mystifié lui-même, en se persuadant que ce roman pourrait bien, +jusqu’à un certain point, être une production littéraire, et que ces +quatre volumes formaient un livre.</p> + +<p>Il se résout donc sagement, après avoir fait amende honorable, à ne +rien dire dans cette espèce de préface, que monsieur l’éditeur aura +soin en conséquence d’imprimer en gros caractères. Il n’informera pas +même le lecteur de son nom ou de ses prénoms, ni s’il est jeune ou +vieux, marié ou célibataire, ni s’il a fait des élégies ou des fables, +des odes ou des satires, ni s’il veut faire des tragédies, des drames +ou des comédies, ni s’il jouit du patriciat littéraire dans quelque +académie, ni s’il a une tribune dans un journal quelconque; toutes +choses, cependant, fort intéressantes à savoir. Il se bornera +seulement à faire remarquer que la partie pittoresque de son roman a +été l’objet d’un soin particulier; qu’on y rencontre fréquemment des +K, des Y, des H et des W, quoiqu’il n’ait jamais employé ces +caractères romantiques qu’avec une extrême sobriété, témoin le nom +historique de <i>Guldenlew</i>, que plusieurs chroniqueurs écrivent +<i>Guldenloëwe</i>, ce qu’il n’a pas osé se permettre; qu’on y trouve +également de nombreuses diphtongues variées avec beaucoup de goût et +d’élégance; et qu’enfin tous les chapitres sont précédés d’épigraphes +étranges et mystérieuses, qui ajoutent singulièrement à l’intérêt et +donnent plus de physionomie à chaque partie de la composition.</p> + +<p>Janvier 1823.</p> + +<h2>DEUXIÈME ÉDITION</h2> + +<p>On a affirmé à l’auteur de cet ouvrage qu’il était absolument +nécessaire de consacrer spécialement quelques lignes d’avertissement, +de préface ou d’introduction à cette seconde édition. Il a eu beau +représenter que les quatre ou cinq malencontreuses pages vides qui +escortaient la première édition, et dont le libraire s’est obstiné à +déparer celle-ci, lui avaient déjà attiré les anathèmes de l’un de nos +écrivains les plus honorables et les plus distingués [Note: M. C. +Nodier. <i>Quotidienne</i> du 12 mars.], lequel l’avait accusé de prendre +<i>le ton aigre-doux</i> de l’illustre Jedediah Cleishbotham, maître +d’école et sacristain de la paroisse de Gandercleugh; il a eu beau +alléguer que ce brillant et judicieux critique, de sévère pour la +faute, deviendrait sans doute impitoyable pour la récidive; et +présenter, en un mot, une foule d’autres raisons non moins bonnes pour +se dispenser d’y tomber, il paraît qu’on lui en a opposé de +meilleures, puisque le voici maintenant écrivant une seconde préface, +après s'être tant repenti d’avoir écrit la première. Au moment +d’exécuter cette détermination hardie, il conçut d’abord la pensée de +placer en tête de cette seconde édition ce dont il n’avait pas osé +charger la première, savoir <i>quelques vues générales et particulières +sur le roman</i>. Méditant ce petit traité littéraire et didactique, il +était encore dans cette mystérieuse ivresse de la composition, instant +bien court, où l’auteur, croyant saisir une idéale perfection qu’il +n’atteindra pas, est intimement ravi de son ouvrage à faire; il était, +disons-nous, dans cette heure d’extase intérieure, où le travail est +un délice, où la possession secrète de la muse semble bien plus douce +que l’éclatante poursuite de la gloire, lorsqu’un de ses amis les plus +sages est venu l’arracher brusquement à cette possession, à cette +extase, à cette ivresse, en lui assurant que plusieurs hommes de +lettres très hauts, très populaires et très puissants, trouvaient la +dissertation qu’il préparait tout à fait méchante, insipide et +fastidieuse; que le douloureux apostolat de la critique dont ils se +sont chargés dans diverses feuilles publiques, leur imposant le devoir +pénible de poursuivre impitoyablement le monstre du <i>romantisme</i> et du +mauvais goût, ils s’occupaient, dans le moment même, de rédiger pour +certains journaux impartiaux et éclairés une critique consciencieuse, +raisonnée et surtout piquante de la susdite dissertation future. À ce +terrible avis, le pauvre auteur</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Obstipuit; steteruntque comae; et vox faucibus haesit;<br /></span> +</div></div> + +<p class="nind">c’est-à -dire qu’il n’a trouvé d’autre expédient que de laisser dans +les limbes, d’où il se préparait à la tirer, cette dissertation, +<i>vierge non encor née</i>, comme parle Jean-Baptiste Rousseau, sur +laquelle grondait une si juste et si rude critique. Son ami lui +conseilla de la remplacer tout simplement par une manière +d'<i>avant-propos des éditeurs</i>, dans lequel il pourrait se faire dire +très décemment, par ces messieurs, toutes les douceurs qui +chatouillent si voluptueusement l’oreille d’un auteur; il lui en +présenta même plusieurs modèles empruntés à quelques ouvrages très en +faveur, les uns commençant par ces mots: <i>Le succès immense et +populaire de cet ouvrage, etc.</i>; les autres par ceux-ci: <i>La célébrité +européenne que vient d’acquérir ce roman, etc.</i>; ou: <i>Il est +maintenant superflu de louer ce livre, puisque la voix universelle +déclare toutes les louanges fort au-dessous de son mérite, etc., etc.</i>. +Quoique ces diverses formules, au dire du discret conseiller, ne +fussent pas sans quelque vertu tentative, l’auteur de ce livre ne se +sentit pas assez d’humilité et d’indifférence paternelle pour exposer +son ouvrage au désenchantement et à l’exigence du lecteur qui aurait +vu ces magnifiques apologies, ni assez d’effronterie pour imiter ces +baladins des foires, qui montrent, comme appât à la curiosité du +public, un crocodile peint sur une toile, derrière laquelle, après +avoir payé, il ne trouve qu’un lézard. Il rejeta donc l’idée +d’entonner ses propres louanges par la bouche complaisante de +messieurs ses éditeurs. Son ami lui suggéra alors de donner pour +passe-port à son vilain brigand islandais quelque chose qui pût le +mettre à la mode et le faire sympathiser avec le siècle, soit +plaisanteries fines contre les marquises, soit amers sarcasmes contre +les prêtres, soit ingénieuses allusions contre les nonnes, les +capucins, et autres monstres de l’ordre social. L’auteur n’eût pas +mieux demandé; mais il ne lui semblait pas, à vrai dire, que les +marquises et les capucins eussent un rapport très direct avec +l’ouvrage qu’il publie. Il eût pu, à la vérité, emprunter d’autres +couleurs sur la même palette, et jeter ici quelques bonnes pages bien +philanthropiques, dans lesquelles—en côtoyant toutefois avec prudence +un banc dangereux, caché sous les mers de la philosophie, qu’on nomme +le banc du <i>tribunal correctionnel</i>.—il eût avancé quelques-unes de +ces vérités découvertes par nos sages pour la gloire de l’homme et la +consolation du mourant; savoir, que l’homme n’est qu’une brute, que +l'âme n’est qu’un peu de gaz plus ou moins dense, et que Dieu n’est +rien; mais il a pensé que ces vérités incontestables étaient déjà bien +triviales et bien usées, et qu’il ajouterait à peine une goutte d’eau +à ce déluge de morales raisonnables, de religions athées, de maximes, +de doctrines, de principes qui nous inondent pour notre bonheur, +depuis trente ans, d’une si prodigieuse façon qu’on pourrait—s’il n’y +avait irrévérence—leur appliquer les vers de Régnier sur une averse:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Des nuages en eau tombait un tel degoust,<br /></span> +<span class="i0">Que les chiens altérés pouvaient boire debout.<br /></span> +</div></div> + +<p>Du reste, ces hautes matières ne se rattachaient pas encore très +visiblement au sujet de cet ouvrage, et il eût été fort embarrassé de +trouver une liaison qui l’y conduisit, quoique l’art des transitions +soit singulièrement simplifié depuis que tant de grands hommes ont +trouvé le secret de passer sans secousse d’une échoppe dans un palais, +et d’échanger sans disparate le bonnet de <i>police</i> contre la couronne +civique.</p> + +<p>Reconnaissant donc qu’il ne saurait trouver dans son talent ni dans sa +science, <i>par ses ailes ou par son bec</i>, comme dit l’ingénieuse poésie +des Arabes, une préface intéressante pour les lecteurs, l’auteur de +ceci s’est déterminé à ne leur offrir qu’un récit grave et naïf des +améliorations apportées à cette seconde édition.</p> + +<p>Il les préviendra d’abord que ce mot, <i>seconde édition</i>, est ici assez +impropre, et que le titre de <i>première édition</i> est réellement celui +qui convient à cette réimpression, attendu que les quatre liasses +inégales de papier grisâtre maculé de noir et de blanc, dans +lesquelles le public indulgent a bien voulu voir jusqu’ici les quatre +volumes de <i>Han d’Islande</i>, avaient été tellement déshonorées +d’incongruités typographiques par un imprimeur barbare, que le +déplorable auteur, en parcourant sa méconnaissable production, était +incessamment livré au supplice d’un père auquel on rendrait son enfant +mutilé et tatoué par la main d’un iroquois du lac Ontario.</p> + +<p>Ici, <i>l’esclavage</i> du suicide en remplaçait <i>l’usage</i>; ailleurs, le +manÅ“uvre-typographe donnait à un <i>lien</i> une voix qui appartenait à un +<i>lion</i>; plus loin il ôtait à la montagne du Dofre-Field ses <i>pics</i>, +pour lui attribuer des <i>pieds</i>, on, lorsque les pêcheurs norvégiens +s’attendaient à amarrer dans des <i>criques</i>, il poussait leur barque +sur des <i>briques</i>. Pour ne pas fatiguer le lecteur, l’auteur passe +sous silence tout ce que sa mémoire ulcérée lui rappelle d’outrages de +ce genre:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0"><i>Manet alto in pectore vulnus</i>.<br /></span> +</div></div> + +<p>Il lui suffira de dire qu’il n’est pas d’image grotesque, de sens +baroque, de pensée absurde, de figure incohérente, d’hiéroglyphe +burlesque, que l’ignorance industrieusement stupide de ce prote +logogriphique ne lui ait fait exprimer. Hélas! quiconque a fait +imprimer douze lignes dans sa vie, ne fût-ce qu’une lettre de mariage +ou d’enterrement, sentira l’amertume profonde d’une pareille douleur!</p> + +<p>C’est donc avec le soin le plus scrupuleux qu’ont été revues les +épreuves de cette nouvelle publication, et maintenant l’auteur ose +croire, ainsi qu’un ou deux amis intimes, que ce roman restauré est +digne de figurer parmi ces splendides écrits en présence desquels <i>les +onze étoiles se prosternent, comme devant la lune et le +soleil</i>.[Alcoran].</p> + +<p>Si messieurs les journalistes l’accusent de n’avoir pas fait de +corrections, il prendra la liberté de leur envoyer les épreuves, +noircies par un minutieux labeur, de ce livre régénéré; car on prétend +qu’il y a parmi ces messieurs plus d’un Thomas l’incrédule.</p> + +<p>Du reste, le lecteur bénévole pourra remarquer qu’on a rectifié +plusieurs dates, ajouté quelques notes historiques, surtout enrichi un +ou deux chapitres d’épigraphes nouvelles; en un mot, il trouvera à +chaque page des changements dont l’importance extrême a été mesurée +sur celle même de l’ouvrage.</p> + +<p>Un impertinent conseiller désirait qu’il mît au bas des feuillets la +traduction de toutes les phrases latines que le docte Spiagudry sème +dans cet ouvrage, pour l’intelligence—ajoutait ce quidam—de ceux de +messieurs les maçons, chaudronniers ou perruquiers qui rédigent +certains journaux où pourrait être jugé par hasard <i>Han d’Islande</i>. On +pense avec quelle indignation l’auteur a reçu cet insidieux avis. Il a +instamment prié le mauvais plaisant d’apprendre que tous les +journalistes, indistinctement, sont des soleils d’urbanité, de savoir +et de bonne foi, et de ne pas lui faire l’injure de croire qu’il fût +du nombre de ces citoyens ingrats, toujours prêts à adresser aux +dictateurs du goût et du génie ce méchant vers d’un vieux poëte:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Tenez-vous dans vos peaux et ne jugez personne;<br /></span> +</div></div> + +<p class="nind">que pour lui, enfin, il était loin de penser que la <i>peau du lion</i> ne +fût pas la peau véritable de ces populaires seigneurs.</p> + +<p>Quelqu’un l’exhortait encore—car il doit tout dire ingénument à ses +lecteurs—à placer son nom sur le titre de ce roman, jusqu’ici enfant +abandonné d’un père inconnu. Il faut avouer qu’outre l’agrément de +voir les sept ou huit caractères romains qui forment ce qu’on appelle +son nom, ressortir en belles lettres noires sur de beau papier blanc, +il y a bien un certain charme à le faire briller isolément sur le dos +de la couverture imprimée, comme si l’ouvrage qu’il revêt, loin d'être +le seul monument du génie de l’auteur, n’était que l’une des colonnes +du temple imposant où doit s’élever un jour son immortalité, qu’un +mince échantillon de son talent caché et de sa gloire inédite. Cela +prouve qu’on a au moins l’intention d'être un jour un écrivain +illustre et considérable. Il a fallu, pour triompher de cette +tentation nouvelle, toute la crainte qu’a éprouvée l’auteur de ne +pouvoir percer la foule de ces noircisseurs de papier, lesquels, même +en rompant l’anonyme, gardent toujours l'<i>incognito</i>.</p> + +<p>Quant à l’observation que plusieurs amateurs d’oreille délicate lui +ont soumise touchant la rudesse sauvage de ses noms norvégiens, il la +trouve tout à fait fondée; aussi se propose-t-il, dès qu’il sera nommé +membre de la société royale de Stockholm ou de l’académie de Berghen, +d’inviter messieurs les norvégiens à changer de langue, attendu que le +vilain jargon dont ils ont la bizarrerie de se servir, blesse le +tympan de nos parisiennes, et que leurs noms biscornus, aussi raboteux +que leurs rochers, produisent sur la langue sensible qui les prononce +l’effet que ferait sans doute leur huile d’ours et leur pain d’écorce +sur les houppes nerveuses et sensitives de notre palais.</p> + +<p>Il lui reste à remercier les huit où dix personnes qui ont eu la bonté +de lire son ouvrage en entier, comme le constate le succès vraiment +prodigieux qu’il a obtenu; il témoigne également toute sa gratitude à +celles de ses jolies lectrices qui, lui assure-t-on, ont bien voulu se +faire d’après son livre un certain idéal de l’auteur de <i>Han +d’Islande</i>; il est infiniment flatté qu’elles veuillent bien lui +accorder des cheveux rouges, une barbe crépue et des yeux hagards; il +est confus qu’elles daignent lui faire l’honneur de croire qu’il ne +coupe jamais ses ongles; mais il les supplie à genoux d'être bien +convaincues qu’il ne pousse pas encore la férocité jusqu’à dévorer les +petits enfants vivants; du reste, tous ces faits seront fixés lorsque +sa renommée sera montée jusqu’au niveau de celles des auteurs de +<i>Lolotte et Fanfan</i> ou de <i>Monsieur Botte</i>, hommes transcendants, +jumeaux de génie et de goût, <i>Arcades ambo</i>; et qu’on placera en tête +de ses Å“uvres son portrait, <i>terribiles visu formæ</i>, et sa +biographie, <i>domestica facta</i>. Il allait clore cette trop longue note, +lorsque son libraire, au moment d’envoyer l’ouvrage aux journaux, est +venu lui demander pour eux quelques petits articles de complaisance +sur son propre ouvrage, ajoutant, pour dissiper tous les scrupules de +l’auteur, <i>que son écriture ne serait pas compromise, et qu’il les +recopierait lui-même</i>. Ce dernier trait lui a semblé touchant. Comme +il paraît qu’en ce siècle tout lumineux chacun se fait un devoir +d’éclairer son prochain sur ses qualités et perfections personnelles, +chose dont nul n’est mieux instruit que leur propriétaire; comme, +d’ailleurs, cette dernière tentation est assez forte; l’auteur croit, +dans le cas où il y succomberait, devoir prévenir le public de ne +jamais croire qu’à demi tout ce que les journaux lui diront de son +ouvrage.</p> + +<p>Avril 1823.</p> + +<h1>Han D’Islande</h1> + +<h2><a name="I" id="I"></a>I</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">L’avez-vous vu? qui est-ce qui l’a vu?—Ce n’est<br /></span> +<span class="i0">pas moi.—Qui donc?—Je n’en sais rien.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">STERNE, <i>Tristram Shandy</i><br /></span> +</div></div> + +<p>—Voilà où conduit l’amour, voisin Niels, cette pauvre Guth Stersen ne +serait point là étendue sur cette grande pierre noire, comme une +étoile de mer oubliée par la marée, si elle n’avait jamais songé qu’à +reclouer la barque ou à raccommoder les filets de son père, notre +vieux camarade. Que saint Usuph le pêcheur le console dans son +affliction!</p> + +<p>—Et son fiancé, reprit une voix aiguë et tremblotante, Gill Stadt, ce +beau jeune homme que vous voyez tout à côté d’elle, n’y serait point, +si, au lieu de faire l’amour à Guth et de chercher fortune dans ces +maudites mines de Roeraas, il avait passé sa jeunesse à balancer le +berceau de son jeune frère aux poutres enfumées de sa chaumière.</p> + +<p>Le voisin Niels, à qui s’adressait le premier interlocuteur, +interrompit:—Votre mémoire vieillit avec vous, mère Olly; Gill n’a +jamais eu de frère, et c’est en cela que la douleur de la pauvre veuve +Stadt doit être plus amère, car sa cabane est maintenant tout à fait +déserte; si elle veut regarder le ciel pour se consoler, elle trouvera +entre ses yeux et le ciel son vieux toit, où pend encore le berceau +vide de son enfant, devenu grand jeune homme, et mort.</p> + +<p>—Pauvre mère! reprit la vieille Olly, car pour le jeune homme, c’est +sa faute; pourquoi se faire mineur à Roeraas?</p> + +<p>—Je crois en effet, dit Niels, que ces infernales mines nous prennent +un homme par ascalin de cuivre qu’elles nous donnent. Qu’en +pensez-vous, compère Braal?</p> + +<p>—Les mineurs sont des fous, repartit le pêcheur. Pour vivre, le +poisson ne doit pas sortir de l’eau, l’homme ne doit pas entrer en +terre.</p> + +<p>—Mais, demanda un jeune homme dans la foule, si le travail des mines +était nécessaire à Gill Stadt pour obtenir sa fiancée?...</p> + +<p>—Il ne faut jamais exposer sa vie, interrompit Olly, pour des +affections qui sont loin de la valoir et de la remplir. Le beau lit de +noces en effet que Gill a gagné pour sa Guth.</p> + +<p>—Cette jeune femme, demanda un autre curieux, s’est donc noyée en +désespoir de la mort de ce jeune homme?</p> + +<p>—Qui dit cela? s’écria d’une voix forte un soldat qui venait de +fendre la presse. Cette jeune fille, que je connais bien, était en +effet fiancée à un jeune mineur écrasé dernièrement par un éclat de +rocher dans les galeries souterraines de Storwaadsgrube, près Roeraas; +mais elle était aussi la maîtresse d’un de mes camarades; et comme +avant-hier elle voulut s’introduire à Munckholm furtivement pour y +célébrer avec son amant la mort de son fiancé, la barque qui la +portait chavira sur un écueil, et elle s’est noyée.</p> + +<p>Un bruit confus de voix s’éleva:—Impossible, seigneur soldat, +criaient les vieilles femmes; les jeunes se taisaient; et le voisin +Niels rappelait malignement au pêcheur Braal sa grave sentence: «Voilà +où conduit l’amour!»</p> + +<p>Le militaire allait se fâcher sérieusement contre ses contradicteurs +femelles; il les avait déjà appelées <i>vieilles sorcières de la grotte +de Quiragoth</i>, et elles n’étaient pas disposées à endurer patiemment +une si grave insulte, quand une voix aigre et impérieuse, criant +<i>paix, paix, radoteuses</i>! vint mettre fin au débat. Tout se tut, comme +lorsque le cri subit d’un coq s’élève parmi les glapissements des +poules.</p> + +<p>Avant de raconter le reste de la scène, il n’est peut-être pas inutile +de décrire le lieu où elle se passait; c’était—le lecteur l’a sans +doute déjà deviné—dans, un de ces édifices lugubres que la pitié +publique et la prévoyance sociale consacrent aux cadavres inconnus, +dernier asile de morts qui la plupart ont vécu malheureux; où se +pressent le curieux indifférent, l’observateur morose ou bienveillant, +et souvent des amis, des parents éplorés, à qui une longue et +insupportable inquiétude n’a plus laissé qu’une lamentable espérance. +À l’époque déjà loin de nous, et dans le pays peu civilisé où j’ai +transporté mon lecteur, on n’avait point encore imaginé, comme dans +nos villes de boue et d’or, de faire de ces lieux de dépôt des +monuments ingénieusement sinistres et élégamment funèbres. Le jour n’y +descendait pas à travers une ouverture de forme tumulaire, le long +d’une voûte artistement sculptée, sur des espèces de couches où l’on +semble avoir voulu laisser aux morts quelques-unes des commodités de +la vie, et où l’oreiller est marqué comme pour le sommeil. Si la porte +du gardien s’entr’ouvrait, l’œil, fatigué par des cadavres nus et +hideux, n’avait pas, comme aujourd’hui, le plaisir de se reposer sur +des meubles élégants et des enfants joyeux. La mort était là dans +toute sa laideur, dans toute son horreur; et l’on n’avait point encore +essayé de parer son squelette décharné de pompons et de rubans.</p> + +<p>La salle où se trouvaient nos interlocuteurs était spacieuse et +obscure, ce qui la faisait paraître plus spacieuse encore; elle ne +recevait de jour que par la porte carrée et basse qui s’ouvrait sur le +port de Drontheim, et une ouverture grossièrement pratiquée dans le +plafond, d’où une lumière blanche et terne tombait avec la pluie, la +grêle ou la neige, selon le temps, sur les cadavres couchés +directement au-dessous. Cette salle était divisée dans sa largeur par +une balustrade de fer à hauteur d’appui. Le public pénétrait dans la +première partie par la porte carrée; on voyait dans la seconde six +longues dalles de granit noir, disposées de front et parallèlement. +Une petite porte latérale servait, dans chaque section, d’entrée au +gardien et à son aide, dont le logement remplissait les derrières de +l’édifice, adossé à la mer. Le mineur et sa fiancée occupaient deux +des lits de granit; la décomposition s’annonçait dans le corps de la +jeune fille par les larges taches bleues et pourprées qui couraient le +long de ses membres sur la place des vaisseaux sanguins. Les traits de +Gill paraissaient durs et sombres; mais son cadavre était si +horriblement mutilé, qu’il était impossible de juger si sa beauté +était aussi réelle que le disait la vieille Olly.</p> + +<p>C’est devant ces restes défigurés qu’avait commencé, au milieu de la +foule muette, la conversation dont nous avons été le fidèle +interprète.</p> + +<p>Un grand homme, sec et vieux, assis les bras croisés et la tête +penchée sur un débris d’escabelle dans le coin le plus noir de la +salle, n’avait paru y prêter aucune attention jusqu’au moment où il se +leva subitement en criant: Paix, paix, radoteuses! et vint saisir le +bras du soldat.</p> + +<p>Tout le monde se tut; le soldat se retourna et partit d’un brusque +éclat de rire à la vue de son singulier interrupteur, dont le visage +hâve, les cheveux rares et sales, les longs doigts et le complet +accoutrement de cuir de renne, justifiaient amplement un accueil aussi +gai. Cependant un murmure s’élevait dans la foule des femmes, un +moment interdites:—C’est le gardien du Spladgest [Nom de la morgue de +Drontheim].</p> + +<p>—Cet infernal concierge des morts!—Ce diabolique Spiagudry!—Ce +maudit sorcier...</p> + +<p>—Paix, radoteuses, paix! Si c’est aujourd’hui jour de sabbat, +hâtez-vous d’aller retrouver vos balais; autrement ils s’envoleront +tout seuls. Laissez en paix ce respectable descendant du dieu Thor.</p> + +<p>Puis Spiagudry, s’efforçant de faire une grimace gracieuse, adressa la +parole au soldat:</p> + +<p>—Vous disiez, mon brave, que cette misérable femme...</p> + +<p>—Le vieux drôle! murmura Olly; oui, nous sommes pour lui de +<i>misérables femmes</i>, parce que nos corps, s’ils tombent en ses +griffes, ne lui rapportent à la taxe que trente ascalins, tandis qu’il +en reçoit quarante pour la méchante carcasse d’un homme.</p> + +<p>—Silence, vieilles! répéta Spiagudry. En vérité, ces filles du diable +sont comme leurs chaudières; lorsqu’elles s’échauffent, il faut +qu’elles chantent. Dites-moi, vous, mon vaillant roi de l’épée, votre +camarade, dont cette Guth était la maîtresse, va sans doute se tuer du +désespoir de l’avoir perdue?...</p> + +<p>Ici éclata l’explosion longtemps comprimée.—Entendez-vous le +mécréant, le vieux païen? crièrent vingt voix aigres et discordantes; +il voudrait voir un vivant de moins, à cause des quarante ascalins que +lui rapporte un mort.</p> + +<p>—Et quand cela serait? reprit le concierge du Spladgest, notre +gracieux roi et maître Christiern V, que saint Hospice bénisse, ne se +déclare-t-il pas le protecteur né de tous les ouvriers des mines, +afin, lorsqu’ils meurent, d’enrichir son trésor royal de leurs +chétives dépouilles?</p> + +<p>—C’est faire beaucoup d’honneur au roi, répliqua le pêcheur Braal, +que de comparer le trésor royal au coffre-fort de votre charnier, et +lui à vous, voisin Spiagudry.</p> + +<p>—Voisin! dit le concierge, choqué de tant de familiarité; votre +voisin! dites plutôt votre hôte, car il se pourrait bien faire que +quelque jour, mon cher citoyen de la barque, je vous prêtasse pour une +huitaine de jours un de mes six lits de pierre. Au reste, ajouta-t-il +en riant, si je parlais de la mort de ce soldat, c’était simplement +pour voir se perpétuer l’usage du suicide dans les grandes et +tragiques passions que ces dames ont coutume d’inspirer.</p> + +<p>—Eh bien! grand cadavre gardien de cadavres, dit le militaire, où en +veux-tu donc venir avec ta grimace aimable qui ressemble si bien au +dernier éclat de rire d’un pendu?</p> + +<p>—À merveille, mon vaillant! répondit Spiagudry, j’ai toujours pensé +qu’il y avait plus de facultés spirituelles sous le casque du gendarme +Thurn, qui vainquit le diable avec le sabre et la langue, que sous la +mitre de l’évêque Isleif, qui a fait l’histoire d’Islande, ou sous le +bonnet carré du professeur Shoenning, qui a décrit notre cathédrale.</p> + +<p>—En ce cas, si tu m’en crois, mon vieux sac de cuir, tu laisseras là +les revenus du charnier, et tu iras te vendre au cabinet de curiosités +du vice-roi, à Berghen. Je te jure, par saint Belphégor, qu’on y paye +au poids de l’or les animaux rares; mais dis, que veux-tu de moi?</p> + +<p>—Quand les corps qu’on nous apporte ont été trouvés dans l’eau, nous +sommes obligés de céder la moitié de la taxe aux pêcheurs. Je voulais +donc vous prier, illustre héritier du gendarme Thurn, d’engager votre +infortuné camarade à ne point se noyer, et à choisir quelque autre +genre de mort; la chose doit lui être indifférente, et il ne voudrait +pas faire tort en mourant au malheureux chrétien qui donnera +l’hospitalité à son cadavre, si toutefois la perte de Guth le pousse à +cet acte de désespoir.</p> + +<p>—C’est ce qui vous trompe, mon charitable et hospitalier concierge, +mon camarade n’aura point la satisfaction d'être reçu dans votre +appétissante auberge à six lits. Croyez-vous qu’il ne se soit pas déjà +consolé avec une autre valkyrie, de la mort de celle-là ? Il y a, par +ma barbe, bien longtemps qu’il était las de votre Guth.</p> + +<p>À ces mots l’orage, que Spiagudry avait un moment détourné sur sa +tête, revint fondre plus terrible que jamais sur le malencontreux +soldat.</p> + +<p>—Comment, misérable drôle, criaient les vieilles, c’est ainsi que +vous nous oubliez! mais aimez donc maintenant ces vauriens-là !</p> + +<p>Les jeunes se taisaient encore; quelques-unes même trouvaient, bien +malgré elles, que ce mauvais sujet avait assez bonne mine.</p> + +<p>—Oh! oh! dit le soldat, est-ce donc une répétition du sabbat? le +supplice de Belzébuth est bien effroyable s’il est condamné à entendre +de pareils chÅ“urs une fois par semaine!</p> + +<p>On ne sait comment cette nouvelle bourrasque se serait passée, si en +ce moment l’attention générale n’eût été entièrement absorbée par un +bruit venu du dehors. La rumeur s’accrut progressivement, et bientôt +un essaim de petits garçons demi-nus, criant et courant autour d’une +civière voilée et portée par deux hommes, entra tumultueusement dans +le Spladgest.</p> + +<p>—D’où vient cela? demanda le concierge aux porteurs.</p> + +<p>—Des grèves d’Urchtal.</p> + +<p>—Oglypiglap! cria Spiagudry.</p> + +<p>Une des portes latérales s’ouvrit, un petit homme de race lapone, vêtu +de cuir, se présenta, fit signe aux porteurs de le suivre; Spiagudry +les accompagna, et la porte se referma avant que la multitude curieuse +eût eu le temps de deviner, à la longueur du corps posé sur la +civière, si c’était un homme ou une femme.</p> + +<p>Ce sujet occupait encore toutes les conjectures, quand Spiagudry et +son aide reparurent dans la seconde salle, portant un cadavre d’homme, +qu’ils déposèrent sur l’une des couches de granit.</p> + +<p>—Il y a longtemps que je n’avais touché d’aussi beaux habits, dit +Oglypiglap; puis, hochant la tête et se haussant sur la pointe des +pieds, il accrocha au-dessus du mort un élégant uniforme de capitaine. +La tête du cadavre était défigurée et les autres membres couverts de +sang; le concierge l’arrosa plusieurs fois avec un vieux seau à demi +brisé.</p> + +<p>—Par saint Belzébuth! cria le soldat, c’est un officier de mon +régiment; voyons, serait-ce le capitaine Bollar... de douleur d’avoir +perdu son oncle? Bah! il hérite.—Le baron Randmer? il a risqué hier +sa terre au jeu, mais demain il la regagnera avec le château de son +adversaire.—Serait-ce le capitaine Lory, dont le chien s’est noyé? ou +le trésorier Stunck, dont la femme est infidèle?—Mais, vraiment, je +ne vois point dans tout cela de motif pour se faire sauter la +cervelle.</p> + +<p>La foule croissait à chaque instant. En ce moment un jeune homme qui +passait sur le port, voyant cette affluence de peuple, descendit de +cheval, remit la bride aux mains du domestique qui le suivait, et +entra dans le Spladgest. Il était vêtu d’un simple habit de voyage, +armé d’un sabre et enveloppé d’un large manteau vert; une plume noire, +attachée à son chapeau par une boucle de diamants, retombait sur sa +noble figure et se balançait sur son front élevé, ombragé de longs +cheveux châtains; ses bottines et ses éperons, souillés de boue, +annonçaient qu’il venait de loin.</p> + +<p>Lorsqu’il entra, un homme petit et trapu, enveloppé comme lui d’un +manteau, et cachant ses mains sous des gants énormes, répondait au +soldat:</p> + +<p>—Et qui vous dit qu’il s’est tué? Cet homme ne s’est pas plus +suicidé, j’en réponds, que le toit de votre cathédrale ne s’est +incendié de lui-même.</p> + +<p>Comme la bisaiguë fait deux blessures, cette phrase fit naître deux +réponses.</p> + +<p>—Notre cathédrale! dit Niels, on la couvre maintenant en cuivre. +C’est ce misérable Han qui, dit-on, y a mis le feu, pour faire +travailler les mineurs, parmi lesquels se trouvait son protégé Gill +Stadt, que vous voyez ici.</p> + +<p>—Comment diable! s’écriait de son côté le soldat, m’oser soutenir à +moi, second arquebusier de la garnison de Munckholm, que cet homme-là +ne s’est pas brûlé la cervelle!</p> + +<p>—Cet homme est mort assassiné, reprit froidement le petit homme.</p> + +<p>—Mais écoutez donc l’oracle! Va, tes petits yeux gris ne voient pas +plus clair que tes mains sous les gros gants dont tu les couvres au +milieu de l’été.</p> + +<p>Un éclair brilla dans les yeux du petit homme.</p> + +<p>—Soldat! prie ton patron que ces mains-là ne laissent pas un jour +leur empreinte sur ton visage.</p> + +<p>—Oh! sortons! cria le soldat enflammé de colère. Puis, s’arrêtant +tout à coup: Non, dit-il, car il ne faut point parler de duel devant +des morts.</p> + +<p>Le petit homme grommela quelques mots dans une langue étrangère et +disparut.</p> + +<p>Une voix s’éleva:—C’est aux grèves d’Urchtal qu’on l’a trouvé.</p> + +<p>—Aux grèves d’Urchtal? dit le soldat; le capitaine Dispolsen a dû y +débarquer ce matin, venant de Copenhague.</p> + +<p>—Le capitaine Dispolsen n’est point encore arrivé à Munckholm, dit +une autre voix.</p> + +<p>—On dit que Han d’Islande erre actuellement sur ces plages, reprit un +quatrième.</p> + +<p>—En ce cas, il est possible que cet homme soit le capitaine, dit le +soldat, si Han est le meurtrier; car chacun sait que l’islandais +assassine d’une manière si diabolique, que ses victimes ont souvent +l’apparence de suicidés.</p> + +<p>—Quel homme est-ce donc que ce Han? demanda-t-on.</p> + +<p>—C’est un géant, dit l’un.</p> + +<p>—C’est un nain, dit l’autre.</p> + +<p>—Personne ne l’a donc vu? reprit une voix.</p> + +<p>—Ceux qui le voient pour la première fois le voient aussi pour la +dernière.</p> + +<p>—Chut! dit la vieille Olly; il n’y a, dit-on, que trois personnes qui +aient jamais échangé des paroles humaines avec lui: ce réprouvé de +Spiagudry, la veuve Stadt, et....—mais il a eu malheureuse vie et +malheureuse mort—ce pauvre Gill, que vous voyez ici. Chut!</p> + +<p>—Chut! répéta-t-on de toutes parts.</p> + +<p>—Maintenant, s’écria tout à coup le soldat, je suis sûr que c’est en +effet le capitaine Dispolsen; je reconnais la chaîne d’acier que notre +prisonnier, le vieux Schumacker, lui donna en don à son départ.</p> + +<p>Le jeune homme à la plume noire rompit vivement le silence:—Vous êtes +sûr que c’est le capitaine Dispolsen?</p> + +<p>—Sûr, par les mérites de saint Belzébuth! dit le soldat.</p> + +<p>Le jeune homme sortit brusquement.</p> + +<p>—Fais avancer une barque pour Munckholm, dit-il à son domestique.</p> + +<p>—Mais, seigneur, et le général?....</p> + +<p>—Tu lui mèneras les chevaux. J’irai demain. Suis-je mon maître ou +non? Allons, le jour baisse; et je suis pressé, une barque.</p> + +<p>Le valet obéit et suivit quelque temps des yeux son jeune maître, qui +s’éloignait du rivage.</p> + +<h2><a name="II" id="II"></a>II</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Je m’assiérai près de vous, tandis que vous<br /></span> +<span class="i0">raconterez quelque histoire agréable pour tromper<br /></span> +<span class="i0">le temps.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">MATURIN, <i>Bertram</i><br /></span> +</div></div> + +<p>Le lecteur sait déjà que nous sommes à Drontheim, l’une des quatre +principales villes de la Norvège, bien qu’elle ne fût pas la résidence +du vice-roi. À l’époque où cette histoire se passe—en 1699—le +royaume de Norvège était encore uni au Danemark et gouverné par des +vice-rois, dont le séjour était Berghen, cité plus grande, plus +méridionale et plus belle que Drontheim, en dépit du surnom de mauvais +goût que lui donnait le célèbre amiral Tromp.</p> + +<p>Drontheim offre un aspect agréable lorsqu’on y arrive par le golfe +auquel cette ville donne son nom; le port assez large, quoique les +vaisseaux n’y entrent pas aisément en tout temps, ne présentait +toutefois alors que l’apparence d’un long canal, bordé à droite de +navires danois et norvégiens, à gauche de navires étrangers, division +prescrite par les ordonnances. On voit dans le fond la ville assise +sur une plaine bien cultivée, et surmontée par les hautes aiguilles de +sa cathédrale. Cette église, un des plus beaux morceaux de +l’architecture gothique, comme on peut en juger par le livre du +professeur Shoenning—si savamment cité par Spiagudry—qui la décrivit +avant que de fréquents incendies ne l’eussent ravagée, portait sur sa +flèche principale la croix épiscopale, signe distinctif de la +cathédrale de l’évêché luthérien de Drontheim. Au-dessus de la ville, +on aperçoit dans un lointain bleuâtre les cimes blanches et grêles des +monts de Kole, pareilles aux fleurons aigus d’une couronne antique.</p> + +<p>Au milieu du port, à une portée de canon du rivage, s’élève, sur une +masse de rochers battus des flots, la solitaire forteresse de +Munckholm, sombre prison qui renfermait alors un captif célèbre par +l’éclat de ses longues prospérités et de ses rapides disgrâces.</p> + +<p>Schumacker, né dans un rang obscur, avait été comblé des faveurs de +son maître, puis précipité du fauteuil de grand-chancelier de Danemark +et de Norvège sur le banc des traîtres, puis traîné sur l’échafaud, et +de là jeté par grâce dans un cachot isolé à l’extrémité des deux +royaumes. Ses créatures l’avaient renversé, sans qu’il eût droit de +crier à l’ingratitude. Pouvait-il se plaindre de voir se briser sous +ses pieds des échelons qu’il n’avait placés si haut que pour s’élever +lui-même?</p> + +<p>Celui qui avait fondé la noblesse en Danemark voyait, du fond de son +exil, les grands qu’il avait faits se partager ses propres dignités. +Le comte d’Ahlefeld, son mortel ennemi, était son successeur comme +grand-chancelier; le général Arensdorf disposait, comme grand +maréchal, des grades militaires; et l’évêque Spollyson exerçait la +charge d’inspecteur des universités. Le seul de ses ennemis qui ne lui +dût pas son élévation était le comte Ulric-Frédéric Guldenlew, fils +naturel du roi Frédéric III, vice-roi de Norvège; c’était le plus +généreux de tous.</p> + +<p>C’est vers le triste rocher de Munckholm que s’avançait assez +lentement la barque du jeune homme à la plume noire. Le soleil +baissait rapidement derrière le château-fort isolé, dont la masse +interceptait ses rayons, déjà si horizontaux que le paysan des +collines lointaines et orientales de Larsynn pouvait voir se promener +près de lui, sur les bruyères, l’ombre vague de la sentinelle placée +sur le donjon le plus élevé de Munckholm.</p> + +<h2><a name="III" id="III"></a>III</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Ah! mon cÅ“ur ne pouvait être plus sensiblement<br /></span> +<span class="i0">blessé!... Un jeune homme sans mÅ“urs... il a osé<br /></span> +<span class="i0">la regarder! ses regards souillaient sa<br /></span> +<span class="i0">pureté.—Claudia! cette seule pensée me met hors<br /></span> +<span class="i0">de moi.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">LESSING<br /></span> +</div></div> + +<p>—Andrew, allez dire que dans une demi-heure on sonne le couvre-feu. +Sorsyll relèvera Duckness à la grande herse, et Maldivius montera sur +la plate-forme de la grosse tour. Qu’on veille attentivement du côté +du donjon du Lion de Slesvig. Ne pas oublier à sept heures de tirer le +canon pour qu’on lève la chaîne du port;—mais non, on attend encore +le capitaine Dispolsen; il faut au contraire allumer le fanal et voir +si celui de Walderhog est allumé, comme l’ordre en a été donné +aujourd’hui. Surtout qu’on tienne des rafraîchissements prêts pour le +capitaine.—Et, j’oubliais,—qu’on marque pour deux jours de cachot +Toric-Belfast, second arquebusier du régiment; il a été absent toute +la journée.</p> + +<p>Ainsi parlait le sergent d’armes sous la voûte noire et enfumée du +corps de garde de Munckholm, situé dans la tour basse qui domine la +première porte du château.</p> + +<p>Les soldats auxquels il s’adressait quittèrent le jeu ou le lit pour +exécuter ses ordres; puis le silence se rétablit.</p> + +<p>En ce moment, le bruit alternatif et mesuré des rames se fit entendre +au dehors.—Voilà sans doute, enfin, le capitaine Dispolsen! dit le +sergent en ouvrant la petite fenêtre grillée qui donne sur le golfe.</p> + +<p>Une barque abordait en effet au bas de la porte de fer.</p> + +<p>—Qui va là ? cria le sergent d’une voix rauque.</p> + +<p>—Ouvrez! répondit-on; paix et sûreté.</p> + +<p>—On n’entre pas; avez-vous droit de passe?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—C’est ce que je vais vérifier; si vous mentez, par les mérites du +saint mon patron, je vous ferai goûter l’eau du golfe.</p> + +<p>Puis, refermant le guichet et se retournant, il ajouta:—Ce n’est +point encore le capitaine!</p> + +<p>Une lumière brilla derrière la porte de fer; les verrous rouillés +crièrent; les barres se levèrent, elle s’ouvrit, et le sergent examina +un parchemin que lui présentait le nouveau venu.</p> + +<p>—Passez, dit-il. Arrêtez cependant, reprit-il brusquement, laissez en +dehors la boucle de votre chapeau. On n’entre pas dans les prisons +d’état avec des bijoux. Le règlement porte que «le roi et les membres +de la famille du roi,—le vice-roi et les membres de la famille du +vice-roi, l’évêque et les chefs de la garnison, sont seuls exceptés». +Vous n’avez, n’est-ce pas, aucune de ces qualités?</p> + +<p>Le jeune homme détacha, sans répondre, la boucle proscrite, et la jeta +pour payement au pêcheur qui l’avait amené; celui-ci, craignant qu’il +ne revînt sur sa générosité, se hâta de mettre un large espace de mer +entre le bienfaiteur et le bienfait.</p> + +<p>Tandis que le sergent, murmurant de l’imprudence de la chancellerie +qui prodiguait ainsi les droits de passe, replaçait les lourds +barreaux, et que le bruit lent de ses bottes fortes retentissait sur +les degrés de l’escalier tournant du corps de garde, le jeune homme, +après avoir rejeté son manteau sur son épaule, traversait rapidement +la voûte noire de la tour basse, puis la longue place d’armes, puis le +hangar de l’artillerie où gisaient quelques vieilles couleuvrines +démontées que l’on peut voir aujourd’hui dans le musée de Copenhague, +et dont le cri impérieux d’une sentinelle l’avertit de s’éloigner. Il +parvint à la grande herse, qui fut levée à l’inspection de son +parchemin. Là , suivi d’un soldat, il franchit, suivant la diagonale, +sans hésiter et comme un habitué de ces lieux, une de ces quatre cours +carrées qui flanquent la grande cour circulaire, du milieu de laquelle +sort le vaste rocher rond où s’élevait alors le donjon, dit château du +Lion de Slesvig, à cause de la détention que Rolf le Nain y fit jadis +subir à son frère, Joatham le Lion, duc de Slesvig.</p> + +<p>Notre intention n’est pas de donner ici une description du donjon de +Munckholm, d’autant plus que le lecteur, enfermé dans une prison +d’état, craindrait peut-être de ne pouvoir <i>se sauver au travers du +jardin</i>. Ce serait à tort, car le château du Lion de Slesvig, destiné +à des prisonniers de distinction, leur offrait, entre autres +commodités, celle de se promener dans une espèce de jardin sauvage +assez étendu, où des touffes de houx, quelques vieux ifs, quelques +pins noirs, croissaient parmi les rochers autour de la haute prison, +et dans un enclos de grands murs et d’énormes tours.</p> + +<p>Arrivé au pied du rocher rond, le jeune homme gravit les degrés +grossièrement taillés qui montent tortueusement jusqu’au pied de l’une +des tours de l’enclos, laquelle, percée d’une poterne dans sa partie +inférieure, servait d’entrée au donjon. Là , il sonna fortement d’un +cor de cuivre que lui avait remis le gardien de la grande +herse.-Ouvrez, ouvrez! cria vivement une voix de l’intérieur, c’est +sans doute ce maudit capitaine!</p> + +<p>La poterne qui s’ouvrit laissa voir au nouvel arrivant, dans +l’intérieur d’une salle gothique faiblement éclairée, un jeune +officier nonchalamment couché sur un amas de manteaux et de peaux de +rennes, près d’une de ces lampes à trois becs que nos aïeux +suspendaient aux rosaces de leurs plafonds, et qui, pour le moment, +était posée à terre. La richesse élégante et même l’excessive +recherche de ses vêtements contrastaient avec la nudité de la salle et +la grossièreté des meubles; il tenait un livre entre ses mains et se +détourna à demi vers le nouveau venu.</p> + +<p>—C’est le capitaine? salut, capitaine! Vous ne vous doutiez guère que +vous faisiez attendre un homme qui n’a point la satisfaction de vous +connaître; mais notre connaissance sera bientôt faite, n’est-il pas +vrai? Commencez par recevoir tous mes compliments de condoléance sur +votre retour dans ce vénérable château. Pour peu que j’y séjourne +encore, je vais devenir gai comme la chouette qu’on cloue à la porte +des donjons pour servir d’épouvantail, et quand je retournerai à +Copenhague pour les fêtes du mariage de ma sÅ“ur, du diable si quatre +dames sur cent me reconnaissent! Dites-moi, les nÅ“uds de ruban rose +au bas du justaucorps sont-ils toujours de mode? a-t-on traduit +quelques nouveaux romans de cette Française, la demoiselle Scudéry? Je +tiens précisément la <i>Clélie</i>; je suppose qu’on la lit encore à +Copenhague. C’est mon code de galanterie, maintenant que je soupire +loin de tant de beaux yeux....—car, tout beaux qu’ils sont, les yeux +de notre jeune prisonnière, vous savez de qui je veux parler, ne me +disent jamais rien. Ah! sans les ordres de mon père!... Il faut vous +dire en confidence, capitaine, que mon père, n’en parlez pas, m’a +chargé de... vous m’entendez, auprès de la fille de Schumacker; mais +je perds toutes mes peines, cette jolie statue n’est pas une femme; +elle pleure toujours et ne me regarde jamais.</p> + +<p>Le jeune homme, qui n’avait pu encore interrompre l’extrême volubilité +de l’officier, poussa un cri de surprise:—Comment! que dites-vous? +chargé de séduire la fille de ce malheureux Schumacker!...</p> + +<p>—Séduire, eh bien soit! si c’est ainsi que cela s’appelle à présent à +Copenhague; mais j’en défierais le diable. Avant-hier, étant de garde, +je mis exprès pour elle une superbe fraise française qui m’était +envoyée de Paris même. Croiriez-vous qu’elle n’a pas levé seulement +les yeux sur moi, quoique j’aie traversé trois ou quatre fois son +appartement en faisant sonner mes éperons neufs, dont la molette est +plus large qu’un ducat de Lombardie?—C’est la forme la plus nouvelle, +n’est-ce pas?</p> + +<p>—Dieu! Dieu! dit le jeune homme en se frappant le front! mais cela me +confond!</p> + +<p>—N’est-ce pas? reprit l’officier, se méprenant sur le sens de cette +exclamation. Pas la moindre attention à moi! c’est incroyable, mais +c’est pourtant vrai.</p> + +<p>Le jeune homme se promenait, violemment agité, de long en large et à +grands pas.</p> + +<p>—Voulez-vous vous rafraîchir, capitaine Dispolsen? lui cria +l’officier.</p> + +<p>Le jeune homme se réveilla.</p> + +<p>—Je ne suis point le capitaine Dispolsen.</p> + +<p>—Comment! dit l’officier d’un ton sévère, et se levant sur son séant; +et qui donc êtes-vous pour oser vous introduire ici, et à cette heure?</p> + +<p>Le jeune homme déploya sa pancarte.</p> + +<p>—Je veux voir le comte Griffenfeld;... je veux dire votre prisonnier.</p> + +<p>—Le comte! le comte! murmura l’officier d’un air mécontent.—Mais en +vérité cette pièce est en règle; voilà bien la signature du +vice-chancelier Grummond de Knud: «Le porteur pourra visiter, à toute +heure et en tout temps, toutes les prisons royales.» Grummond de Knud +est frère du vieux général Levin de Knud, qui commande à Drontheim, et +vous saurez que ce vieux général a élevé mon futur beau-frère.</p> + +<p>—Merci de vos détails de famille, lieutenant. Ne pensez-vous pas que +vous m’en avez déjà assez raconté?</p> + +<p>—L’impertinent a raison, se dit le lieutenant en se mordant les +lèvres.—Holà , huissier! huissier de la tour! Conduisez cet étranger à +Schumacker, et ne grondez pas si j’ai décroché votre luminaire à +trois becs et à une mèche. Je n’étais pas fâché d’examiner une pièce +qui date sans doute de Sciold le Païen ou de Havar le Pourfendu; et +d’ailleurs on ne suspend plus aux plafonds que des lustres en cristal.</p> + +<p>Il dit, et pendant que le jeune homme et son conducteur traversaient +le jardin désert du donjon, il reprit, martyr de la mode, le fil des +aventures galantes de l’amazone Clélie et d’Horatius le Borgne.</p> + +<h2><a name="IV" id="IV"></a>IV</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">BENVOLIO<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">Où diable ce Roméo peut-il être? il n’est pas<br /></span> +<span class="i0">rentré chez lui cette nuit.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">MERCUTIO<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">Il n’est pas rentré chez son père; j’ai parlé à <br /></span> +<span class="i0">son domestique.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">SHAKESPEARE<br /></span> +</div></div> + +<p>Cependant un homme et deux chevaux étaient entrés dans la cour du +palais du gouverneur de Drontheim. Le cavalier avait quitté la selle +en hochant la tête d’un air mécontent; il se préparait à conduire les +deux montures à l’écurie, lorsqu’il se sentit saisir brusquement le +bras, et une voix lui cria:</p> + +<p>—Comment! vous voilà seul, Poël! Et votre maître? où est votre +maître?</p> + +<p>C’était le vieux général Levin de Knud, qui, de sa fenêtre, ayant vu +le domestique du jeune homme et la selle vide, était descendu +précipitamment et fixait sur le valet un regard plus inquiet encore +que sa question.</p> + +<p>—Excellence, dit Poël en s’inclinant profondément, mon maître n’est +plus à Drontheim.</p> + +<p>—Quoi! il y était donc? il est reparti sans voir son général, sans +embrasser son vieil ami! et depuis quand?</p> + +<p>—Il est arrivé ce soir et reparti ce soir.</p> + +<p>—Ce soir! ce soir! mais où donc s’est-il arrêté? où est-il allé?</p> + +<p>—Il a descendu au Spladgest, et s’est embarqué pour Munckholm.</p> + +<p>—Ah! je le croyais aux antipodes. Mais que va-t-il faire à ce +château? qu’allait-il faire au Spladgest? Voilà bien mon chevalier +errant! C’est aussi un peu ma faute, pourquoi l’ai-je élevé ainsi? +J’ai voulu qu’il fût libre en dépit de son rang.</p> + +<p>—Aussi n’est-il point esclave des étiquettes, dit Poël.</p> + +<p>—Non, mais il l’est de ses caprices. Allons, il va sans doute +revenir. Songez à vous rafraîchir, Poël.—Dites-moi, et le visage du +général prit une expression de sollicitude, dites-moi, Poël, avez-vous +beaucoup couru à droite et à gauche?</p> + +<p>—Mon général, nous sommes venus en droite ligne de Berghen. Mon +maître était triste.</p> + +<p>—Triste? que s’est-il donc passé entre lui et son père? Ce mariage +lui déplaît-il?</p> + +<p>—Je l’ignore. Mais on dit que sa sérénité l’exige.</p> + +<p>—L’exige! vous dites, Poël, que le vice-roi l’exige! Mais pour qu’il +l’exige, il faut qu’Ordener s’y refuse.</p> + +<p>—Je l’ignore, excellence. Il paraît triste.</p> + +<p>—Triste! savez-vous comment son père l’a reçu?</p> + +<p>—La première fois, c’était dans le camp, près Berghen. Sa sérénité a +dit: Je ne vous vois pas souvent, mon fils.—Tant mieux pour moi, mon +seigneur et père, a répondu mon maître, si vous vous en apercevez. +Puis il a donné à sa sérénité des détails sur ses courses du Nord; et +sa sérénité a dit: C’est bien. Le lendemain, mon maître est revenu du +palais, et a dit: On veut me marier; mais il faut que je voie mon +second père, le général Levin.—J’ai sellé les chevaux, et nous voilà .</p> + +<p>—Vrai, mon bon Poël, dit le général d’une voix altérée, il m’a appelé +son second père?</p> + +<p>—Oui, votre excellence.</p> + +<p>—Malheur à moi si ce mariage le contrarie, car j’encourrai plutôt la +disgrâce du roi que de m’y prêter. Mais cependant, la fille du +grand-chancelier des deux royaumes!... À propos, Poël, Ordener sait-il +que sa future belle-mère, la comtesse d’Ahlefeld, est ici incognito +depuis hier, et que le comte y est attendu?</p> + +<p>—Je l’ignore, mon général.</p> + +<p>—Oh! se dit le vieux gouverneur, oui, il le sait, car pourquoi +aurait-il battu en retraite dès son arrivée?</p> + +<p>Ici le général, après avoir fait un signe de bienveillance à Poël, et +salué la sentinelle qui lui présentait les armes, rentra inquiet dans +l’hôtel d’où il venait de sortir inquiet.</p> + +<h2><a name="V" id="V"></a>V</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">On eût dit que toutes les passions avaient agité<br /></span> +<span class="i0">son cÅ“ur, et que toutes l’avaient abandonné; il<br /></span> +<span class="i0">ne lui restait rien que le coup d’œil triste et<br /></span> +<span class="i0">perçant d’un homme consommé dans la connaissance<br /></span> +<span class="i0">des hommes, et qui voyait, d’un regard, où tendait<br /></span> +<span class="i0">chaque chose.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">SCHILLER, <i>les Visions.</i><br /></span> +</div></div> + +<p>Quand, après avoir fait parcourir à l’étranger les escaliers en +spirale et les hautes salles du donjon du Lion de Slesvig, l’huissier +lui ouvrit enfin la porte de l’appartement où se trouvait celui qu’il +cherchait, la première parole qui frappa les oreilles du jeune homme +fut encore celle-ci:—Est-ce enfin le capitaine Dispolsen?</p> + +<p>Celui qui faisait cette question était un vieillard assis le dos +tourné à la porte, les coudes appuyés sur une table de travail et le +front appuyé sur ses mains. Il était revêtu d’une simarre de laine +noire, et l’on apercevait, au-dessus d’un lit placé à une extrémité de +la chambre, un écusson brisé autour duquel étaient suspendus les +colliers rompus des ordres de l’Éléphant et de Dannebrog; une couronne +de comte renversée était fixée au-dessous de l’écusson, et les deux +fragments d’une main de justice liés en croix complétaient l’ensemble +de ces bizarres ornements.—Le vieillard était Schumacker.</p> + +<p>—Non, seigneur, répondit l’huissier; puis il dit à l’étranger: Voici +le prisonnier; et, les laissant ensemble, il referma la porte, avant +d’avoir pu entendre la voix aigre du vieillard, qui disait: Si ce +n’est pas le capitaine, je ne veux voir personne.</p> + +<p>L’étranger, à ces mots, resta debout près de la porte; et le +prisonnier, se croyant seul,—car il ne s’était pas un moment +détourné,—retomba dans sa silencieuse rêverie.</p> + +<p>Tout à coup il s’écria:—Le capitaine m’a certainement abandonné et +trahi! Les hommes.... les hommes sont comme ce glaçon qu’un Arabe prit +pour un diamant; il le serra précieusement dans son havre-sac, et +quand il le chercha, il ne trouva même plus un peu d’eau.</p> + +<p>—Je ne suis pas de ces hommes, dit l’étranger.</p> + +<p>Schumacker se leva brusquement.—Qui est ici? qui m’écoute? Est-ce +quelque misérable suppôt de ce Guldenlew?</p> + +<p>—Ne parlez point mal du vice-roi, seigneur comte.</p> + +<p>—Seigneur comte! est-ce pour me flatter que vous m’appelez ainsi? +Vous perdez vos peines; je ne suis plus puissant.</p> + +<p>—Celui qui vous parle ne vous a jamais connu puissant, et n’en est +pas moins votre ami.</p> + +<p>—C’est qu’il espère encore quelque chose de moi; les souvenirs que +l’on conserve aux malheureux se mesurent toujours aux espérances qui +en restent.</p> + +<p>—C’est moi qui devrais me plaindre, noble comte; car je me suis +souvenu de vous, et vous m’avez oublié. Je suis Ordener.</p> + +<p>Un éclair de joie passa dans les tristes yeux du vieillard, et un +sourire qu’il ne put réprimer entr’ouvrit sa barbe blanche, comme le +rayon qui perce un nuage.</p> + +<p>—Ordener! soyez le bienvenu, voyageur Ordener. Mille vÅ“ux de bonheur +au voyageur qui se souvient du prisonnier!</p> + +<p>—Mais, demanda Ordener, vous, m’aviez donc oublié?</p> + +<p>—Je vous avais oublié, dit Schumacker reprenant son air sombre, comme +on oublie la brise qui nous rafraîchit et qui passe; heureux +lorsqu’elle ne devient pas l’ouragan qui nous renverse.</p> + +<p>—Comte de Griffenfeld, reprit le jeune homme, vous ne comptiez donc +pas sur mon retour?</p> + +<p>—Le vieux Schumacker n’y comptait pas; mais il y a ici une jeune +fille qui me faisait remarquer aujourd’hui même qu’il y avait eu, le 8 +mai dernier, un an que vous étiez absent.</p> + +<p>Ordener tressaillit.</p> + +<p>—Quoi, grand Dieu! serait-ce votre Éthel, noble comte?</p> + +<p>—Et qui donc?</p> + +<p>—Votre fille, seigneur, a daigné compter les mois depuis mon départ! +Oh! combien j’ai passé de tristes journées! j’ai visité toute la +Norvège, depuis Christiania jusqu’à Wardhus; mais c’est vers Drontheim +que mes courses me ramenaient toujours.</p> + +<p>—Usez de votre liberté, jeune homme, tant que vous en jouissez.—Mais +dites-moi donc enfin qui vous êtes. Je voudrais, Ordener, vous +connaître sous un autre nom. Le fils d’un de mes mortels ennemis +s’appelle Ordener.</p> + +<p>—Peut-être, seigneur comte, ce mortel ennemi a-t-il plus de +bienveillance pour vous que vous n’en avez pour lui.</p> + +<p>—Vous éludez ma question; mais gardez votre secret, j’apprendrais +peut-être que le fruit qui désaltère est un poison qui me tuera.</p> + +<p>—Comte! dit Ordener d’une voix irritée. Comte! reprit-il d’un ton de +reproche et de pitié.</p> + +<p>—Suis-je contraint de me fier à vous, répondit Schumacker, à vous qui +prenez toujours en ma présence le parti de l’implacable Guldenlew?</p> + +<p>—Le vice-roi, interrompit gravement le jeune homme, vient d’ordonner +que vous seriez à l’avenir libre et sans gardes dans l’intérieur de +tout le donjon du Lion de Slesvig. C’est une nouvelle que j’ai +recueillie à Berghen, et que vous recevrez sans doute prochainement.</p> + +<p>—C’est une faveur que je n’osais espérer, et je croyais n’avoir parlé +de mon désir qu’à vous seul. Au surplus, on diminue le poids de mes +fers à mesure que celui de mes années s’accroît, et, quand les +infirmités m’auront rendu impotent, on me dira sans doute: Vous êtes +libre. À ces mots le vieillard sourit amèrement; il continua:</p> + +<p>—Et vous, jeune homme, avez-vous toujours vos folles idées +d’indépendance?</p> + +<p>—Si je n’avais point ces folles idées, je ne serais pas ici.</p> + +<p>—Comment êtes-vous venu à Drontheim?</p> + +<p>—Eh bien! à cheval.</p> + +<p>—Comment êtes-vous venu à Munckholm?</p> + +<p>—Sur une barque.</p> + +<p>—Pauvre insensé! qui crois être libre, et qui passes d’un cheval dans +une barque. Ce ne sont point tes membres qui exécutent tes volontés; +c’est un animal, c’est la matière; et tu appelles cela des volontés!</p> + +<p>—Je force des êtres à m’obéir.</p> + +<p>—Prendre sur certains êtres le droit d’en être obéi, c’est donner à +d’autres celui de vous commander. L’indépendance n’est que dans +l’isolement.</p> + +<p>—Vous n’aimez pas les hommes, noble comte?</p> + +<p>Le vieillard se mit à rire tristement.—Je pleure d'être homme, et je +ris de celui qui me console.—Vous le saurez, si vous l’ignorez +encore, le malheur rend défiant comme la prospérité rend ingrat. +Écoutez, puisque vous venez de Berghen, apprenez-moi quel vent +favorable a soufflé sur le capitaine Dispolsen. Il faut qu’il lui soit +arrivé quelque chose d’heureux, puisqu’il m’oublie.</p> + +<p>Ordener devint sombre et embarrassé.</p> + +<p>—Dispolsen, seigneur comte? C’est pour vous en parler que je suis +venu dès aujourd’hui.—Je sais qu’il avait toute votre confiance.</p> + +<p>—Vous le savez? interrompit le prisonnier avec inquiétude. Vous vous +trompez. Nul être au monde n’a ma confiance.—Dispolsen tient, il est +vrai, entre ses mains mes papiers, des papiers même très importants. +C’est pour moi qu’il est allé à Copenhague, près du roi. J’avouerai +même que je comptais plus sur lui que sur tout autre, car dans ma +puissance je ne lui avais jamais rendu service.</p> + +<p>—Eh bien! noble comte, je l’ai vu aujourd’hui....</p> + +<p>—Votre trouble me dit le reste; il est traître.</p> + +<p>—Il est mort.</p> + +<p>—Mort!</p> + +<p>Le prisonnier croisa ses bras et baissa la tête, puis relevant son +Å“il vers le jeune homme:</p> + +<p>—Quand je vous disais qu’il lui était arrivé quelque chose d’heureux!</p> + +<p>Puis son regard se tourna vers la muraille où étaient suspendus les +signes de ses grandeurs détruites, et il fit un geste de la main comme +pour éloigner le témoin d’une douleur qu’il s’efforçait de vaincre.</p> + +<p>—Ce n’est pas lui que je plains; ce n’est qu’un homme de moins.—Ce +n’est pas moi; qu’ai-je à perdre? Mais ma fille, ma fille infortunée! +je serai la victime de cette infâme machination; et que +deviendra-t-elle si on lui enlève son père?</p> + +<p>Il se retourna vivement vers Ordener.</p> + +<p>—Comment est-il mort? où l’avez-vous vu?</p> + +<p>—Je l’ai vu au Spladgest; on ne sait s’il est mort d’un suicide ou +d’un assassinat.</p> + +<p>—Voici maintenant l’important. S’il a été assassiné, je sais d’où le +coup part; alors tout est perdu. Il m’apportait les preuves du complot +qu’ils trament contre moi; ces preuves auraient pu me sauver et les +perdre. Ils ont su les détruire!—Malheureuse Éthel!</p> + +<p>—Seigneur comte, dit Ordener en saluant, je vous dirai demain s’il a +été assassiné.</p> + +<p>Schumacker, sans répondre, suivit Ordener qui sortait, d’un regard où +se peignait le calme du désespoir, plus effrayant que le calme de la +mort.</p> + +<p>Ordener était dans l’antichambre solitaire du prisonnier, sans savoir +de quel côté se diriger. La soirée était avancée et la salle obscure; +il ouvrit une porte au hasard et se trouva dans un immense corridor, +éclairé seulement par la lune, qui courait rapidement à travers de +pâles nuées. Ses lueurs nébuleuses tombaient par intervalles sur les +vitraux étroits et élevés, et dessinaient sur la muraille opposée +comme une longue procession de fantômes, qui apparaissait et +disparaissait simultanément dans les profondeurs de la galerie. Le +jeune homme se signa lentement, et marcha vers une lumière rougeâtre +qui brillait faiblement à l’extrémité du corridor.</p> + +<p>Une porte était entr’ouverte; une jeune fille agenouillée dans un +oratoire gothique, au pied d’un simple autel, récitait à demi-voix les +litanies de la Vierge; oraison simple et sublime où l'âme qui s’élève +vers la Mère des Sept-Douleurs ne la prie que de prier.</p> + +<p>Cette jeune fille était vêtue de crêpe noir et de gaze blanche, comme +pour faire deviner en quelque sorte, au premier aspect, que ses jours +s’étaient enfuis jusqu’alors dans la tristesse et dans l’innocence. +Même en cette attitude modeste, elle portait dans tout son être +l’empreinte d’une nature singulière. Ses yeux et ses longs cheveux +étaient noirs, beauté très rare dans le Nord; son regard élevé vers la +voûte paraissait plutôt enflammé par l’extase qu’éteint par le +recueillement. Enfin, on eût dit une vierge des rives de Chypre ou des +campagnes de Tibur, revêtue des voiles fantastiques d’Ossian, et +prosternée devant la croix de bois et l’autel de pierre de Jésus.</p> + +<p>Ordener tressaillit et fut prêt à défaillir, car il reconnut celle qui +priait.</p> + +<p>Elle pria pour son père, pour le puissant tombé, pour le vieux captif +abandonné, et elle récita à haute voix le psaume de la délivrance.</p> + +<p>Elle pria encore pour un autre; mais Ordener n’entendit pas le nom de +celui pour qui elle priait; il ne l’entendit pas, car elle ne le +prononça pas; seulement elle récita le cantique de la sulamite, +l’épouse qui attend l’époux, et le retour du bien-aimé.</p> + +<p>Ordener s’éloigna dans la galerie; il respecta cette vierge qui +s’entretenait avec le ciel; la prière est un grand mystère, et son +cÅ“ur s’était rempli, malgré lui, d’un ravissement inconnu, mais +profane.</p> + +<p>La porte de l’oratoire se ferma doucement. Bientôt une lumière, et une +femme blanche dans les ténèbres, vinrent de son côté. Il s’arrêta, car +il éprouvait une des plus violentes émotions de la vie; il s’adossa à +l’obscure muraille; son corps était faible, et les os de ses membres +s’entre-choquaient dans leurs jointures, et, dans le silence de tout +son être, les battements de son cÅ“ur retentissaient à son oreille.</p> + +<p>Quand la jeune fille passa, elle entendit le froissement d’un manteau, +et une haleine brusque et précipitée.</p> + +<p>—Dieu! cria-t-elle.</p> + +<p>Ordener s’élança; d’un bras il la soutint, de l’autre il chercha +vainement à retenir la lampe, qu’elle avait laissée échapper, et qui +s’éteignit.</p> + +<p>—C’est moi, dit-il doucement.</p> + +<p>—C’est Ordener! dit la jeune fille, car le dernier retentissement de +cette voix, qu’elle n’avait pas entendue depuis un an, était encore +dans son oreille.</p> + +<p>Et la lune qui passait éclaira la joie de sa charmante figure; puis +elle reprit, timide et confuse, et se dégageant des bras du jeune +homme:</p> + +<p>—C’est le seigneur Ordener.</p> + +<p>—C’est lui, comtesse Éthel.</p> + +<p>—Pourquoi m’appelez-vous comtesse?</p> + +<p>—Pourquoi m’appelez-vous seigneur?</p> + +<p>La jeune fille se tut et sourit; le jeune homme se tut et soupira. +Elle rompit la première le silence:</p> + +<p>—Comment donc êtes-vous ici?</p> + +<p>—Faites-moi merci, si ma présence vous afflige. J’étais venu pour +parler au comte votre père.</p> + +<p>—Ainsi, dit Éthel d’une voix altérée, vous n'êtes venu que pour mon +père. Le jeune homme baissa la tête, car ces paroles lui semblaient +bien injustes.</p> + +<p>—Il y a sans doute déjà longtemps, continua la jeune fille d’un ton +de reproche, il y a sans doute déjà longtemps que vous êtes à +Drontheim? Votre absence de ce château n’a pu vous paraître longue, à +vous.</p> + +<p>Ordener, profondément blessé, ne répondit pas.</p> + +<p>—Je vous approuve, dit la prisonnière d’une voix tremblante de +douleur et de colère; mais, ajouta-t-elle d’un ton fier, j’espère, +seigneur Ordener, que vous ne m’avez pas entendue prier?</p> + +<p>—Comtesse, répondit enfin le jeune homme, je vous ai entendue.</p> + +<p>—Ah! seigneur Ordener, il n’est point courtois d’écouter ainsi.</p> + +<p>—Je ne vous ai pas écoutée, noble comtesse, dit faiblement Ordener; +je vous ai entendue.</p> + +<p>—J’ai prié pour mon père, reprit la jeune fille en le regardant +fixement, et comme attendant une réponse à cette parole toute simple.</p> + +<p>Ordener garda le silence.</p> + +<p>—J’ai aussi prié, continua-t-elle, inquiète et paraissant attentive à +l’effet que ces paroles allaient produire sur lui, j’ai aussi prié +pour quelqu’un qui porte votre nom, pour le fils du vice-roi, du comte +de Guldenlew. Car il faut prier pour tout le monde, même pour ses +persécuteurs.</p> + +<p>Et la jeune fille rougit, car elle pensait mentir; mais elle était +piquée contre le jeune homme, et elle croyait l’avoir nommé pendant sa +prière; elle ne l’avait nommé que dans son cÅ“ur.</p> + +<p>—Ordener Guldenlew est bien malheureux, noble dame, si vous le +comptez au nombre de vos persécuteurs; il est bien heureux cependant +d’occuper une place dans vos prières.</p> + +<p>—Oh! non, dit Éthel troublée et effrayée de l’air froid du jeune +homme, non, je ne priais pas pour lui. J’ignore ce que j’ai fait, ce +que je fais. Quant au fils du vice-roi, je le déteste, je ne le +connais pas. Ne me regardez pas de cet Å“il sévère; vous ai-je +offensé? ne pouvez-vous rien pardonner à une pauvre prisonnière, vous +qui passez vos jours près de quelque belle et noble dame libre et +heureuse comme vous!</p> + +<p>—Moi, comtesse! s’écria Ordener.</p> + +<p>Éthel versait des larmes; le jeune homme se précipita à ses pieds.</p> + +<p>—Ne m’avez-vous pas dit, continua-t-elle souriant à travers ses +pleurs, que votre absence vous avait semblé courte?</p> + +<p>—Qui, moi, comtesse?</p> + +<p>—Ne m’appelez pas ainsi, dit-elle doucement, je ne suis plus comtesse +pour personne, et surtout pour vous.</p> + +<p>Le jeune homme se leva violemment, et ne put s’empêcher de la presser +sur son cÅ“ur dans un ravissement convulsif.</p> + +<p>—Eh bien! mon Éthel adorée, nomme-moi ton Ordener.—Dis-moi,—et il +attacha un regard brûlant sur ses yeux mouillés de larmes,—dis-moi, +tu m’aimes donc? Ce que dit la jeune fille ne fut pas entendu, car +Ordener, hors de lui, avait ravi sur ses lèvres avec sa réponse cette +première faveur, ce baiser sacré qui suffit aux yeux de Dieu pour +changer deux amants en époux.</p> + +<p>Tous deux restèrent sans paroles, parce qu’ils étaient dans un de ces +moments solennels, si rares et si courts sur la terre, où l'âme semble +éprouver quelque chose de la félicité des cieux. Ce sont des instants +indéfinissables que ceux où deux âmes s’entretiennent ainsi dans un +langage qui ne peut être compris que d’elles; alors tout ce qu’il y a +d’humain se tait, et les deux êtres immatériels s’unissent +mystérieusement pour la vie de ce monde et l’éternité de l’autre.</p> + +<p>Éthel s’était lentement retirée des bras d’Ordener, et, aux lueurs de +la lune, ils se regardaient avec ivresse; seulement, l’œil de flamme +du jeune homme respirait un mâle orgueil et un courage de lion, tandis +que le regard demi-voilé de la jeune fille était empreint de cette +pudeur, honte angélique, qui, dans le cÅ“ur d’une vierge, se mêle à +toutes les joies de l’amour.</p> + +<p>—Tout à l’heure, dans ce corridor, dit-elle enfin, vous m’évitiez +donc, mon Ordener?</p> + +<p>—Je ne vous évitais pas, j’étais comme le malheureux aveugle que l’on +rend à la lumière après de longues années, et qui se détourne un +moment du jour.</p> + +<p>—C’est à moi plutôt que s’applique votre comparaison, car, durant +votre absence, je n’ai eu d’autre bonheur que la présence d’un +infortuné, de mon père. Je passais mes longues journées à le consoler, +et, ajouta-t-elle en baissant les yeux, à vous espérer. Je lisais à +mon père les fables de l’Edda, et quand je l’entendais douter des +hommes, je lui lisais l’Évangile, pour qu’au moins il ne doutât pas du +ciel; puis je lui parlais de vous, et il se taisait, ce qui prouve +qu’il vous aime. Seulement, quand j’avais inutilement passé mes +soirées à regarder de loin sur les routes les voyageurs qui +arrivaient, et dans le port les vaisseaux qui abordaient, il secouait +la tête avec un sourire amer, et je pleurais. Cette prison, où s’est +jusqu’ici passée toute ma vie, m’était devenue odieuse, et pourtant +mon père, qui, jusqu’à votre apparition, l’avait toujours remplie pour +moi, y était encore; mais vous n’y étiez plus, et je désirais cette +liberté que je ne connaissais pas.</p> + +<p>Il y avait dans les yeux de la jeune fille, dans la naïveté de sa +tendresse, dans la douce hésitation de ses épanchements, un charme que +des paroles humaines n’exprimeraient pas. Ordener l’écoutait avec +cette joie rêveuse d’un être qui serait enlevé au monde réel pour +assister au monde idéal.</p> + +<p>—Et moi, dit-il, maintenant je ne veux plus de cette liberté que vous +ne partagez pas!</p> + +<p>—Quoi, Ordener! reprit vivement Éthel, vous ne nous quitterez donc +plus?</p> + +<p>Cette expression rappela au jeune homme tout ce qu’il avait oublié.</p> + +<p>—Mon Éthel, il faut que je vous quitte ce soir. Je vous reverrai +demain, et demain je vous quitterai encore, jusqu’à ce que je revienne +pour ne plus vous quitter.</p> + +<p>—Hélas! interrompit douloureusement la jeune fille, absent encore!</p> + +<p>—Je vous répète, ma bien-aimée Éthel, que je reviendrai bientôt vous +arracher de cette prison ou m’y ensevelir avec vous.</p> + +<p>—Prisonnière avec lui! dit-elle doucement. Ah! ne me trompez pas, +faut-il que j’espère tant de bonheur?</p> + +<p>—Quel serment te faut-il? que veux-tu de moi? s’écria Ordener; +dis-moi, mon Éthel, n’es-tu pas mon épouse?—Et, transporté d’amour, +il la serrait fortement contre sa poitrine.</p> + +<p>—Je suis à toi, murmura-t-elle faiblement.</p> + +<p>Ces deux cÅ“urs nobles et purs battaient ainsi avec délices l’un +contre l’autre, et n’en étaient que plus nobles et plus purs.</p> + +<p>En ce moment un violent éclat de rire se fit entendre auprès d’eux. Un +homme enveloppé d’un manteau découvrit une lanterne sourde qu’il y +avait cachée, et dont la lumière éclaira subitement la figure effrayée +et confuse d’Éthel et le visage étonné et fier d’Ordener.</p> + +<p>—Courage! mon joli couple! courage! mais il me semble qu’après avoir +cheminé si peu de temps dans le pays du Tendre, vous n’avez pas suivi +tous les détours du ruisseau du Sentiment, et que vous avez dû prendre +un chemin de traverse pour arriver si vite au hameau du Baiser.</p> + +<p>Nos lecteurs ont sans doute reconnu le lieutenant admirateur de Mlle +de Scudéry. Arraché de la lecture de la <i>Clélie</i> par le beffroi de +minuit, que les deux amants n’avaient pas entendu, il était venu faire +sa ronde nocturne dans le donjon. En passant à l’extrémité du corridor +de l’orient, il avait recueilli quelques paroles et vu comme deux +spectres se mouvoir dans la galerie à la clarté de la lune. Alors, +naturellement curieux et hardi, il avait caché sa lanterne sous son +manteau, et s’était avancé sur la pointe du pied près des deux +fantômes, que son brusque éclat de rire venait d’arracher +désagréablement à leur extase.</p> + +<p>Éthel fit un mouvement pour fuir Ordener, puis, revenant à lui comme +par instinct et pour lui demander protection, elle cacha sa tête +brûlante dans le sein du jeune homme.</p> + +<p>Celui-ci releva la sienne avec un orgueil de roi.</p> + +<p>—Malheur, dit-il, malheur à celui qui vient de t’effrayer et de +t’affliger, mon Éthel!</p> + +<p>—Oui vraiment, dit le lieutenant, malheur à moi si j’avais eu la +maladresse d’épouvanter la tendre Mandane!</p> + +<p>—Seigneur lieutenant, dit Ordener d’un ton hautain, je vous engage à +vous taire.</p> + +<p>—Seigneur insolent, répliqua l’officier, je vous engage à vous taire.</p> + +<p>—M’entendez-vous? reprit Ordener d’une voix tonnante; achetez votre +pardon par le silence.</p> + +<p>—<i>Tibi tua</i>, répondit le lieutenant, prenez vos avis pour vous, +achetez votre pardon par le silence.</p> + +<p>—Taisez-vous! s’écria Ordener avec une voix qui fit trembler les +vitraux; et, déposant la tremblante jeune fille sur un des vieux +fauteuils du corridor, il secoua énergiquement le bras de l’officier.</p> + +<p>—Oh! paysan, dit le lieutenant, moitié riant, moitié irrité, vous ne +remarquez pas que ce pourpoint que vous froissez si brutalement est du +plus beau velours d’Abingdon.</p> + +<p>Ordener le regarda fixement.</p> + +<p>—Lieutenant, ma patience est plus courte que mon épée.</p> + +<p>—Je vous entends, mon brave damoisel, dit le lieutenant avec un +sourire ironique, vous voudriez bien que je vous fisse un tel honneur; +mais savez-vous qui je suis? Non, non, s’il vous plaît, <i>prince contre +prince, berger contre berger</i>, comme disait le beau Léandre.</p> + +<p>—S’il faut dire aussi: lâche contre lâche! reprit Ordener, assurément +je n’aurai point l’insigne honneur de me mesurer avec vous.</p> + +<p>—Je me fâcherais, mon très honorable berger, si vous portiez +seulement l’uniforme.</p> + +<p>—Je n’en ai ni les galons ni les franges, lieutenant, mais j’en porte +le sabre.</p> + +<p>Le fier jeune homme, rejetant son manteau en arrière, avait mis sa +toque sur sa tête et saisi la garde de son sabre, lorsque Éthel, +réveillée par ce danger imminent, se précipita sur son bras et +s’attacha à son cou avec un cri de terreur et de prière.</p> + +<p>—Vous faites sagement, ma belle damoiselle, si vous ne voulez pas que +le jouvencel soit puni de ses hardiesses, dit le lieutenant, qui, aux +menaces d’Ordener, s’était mis en garde sans s’émouvoir; car Cyrus +allait se brouiller avec Cambyse, pourvu toutefois que ce ne soit pas +faire trop d’honneur à ce vassal que de le comparer à Cambyse.</p> + +<p>—Au nom du ciel, seigneur Ordener, disait Éthel, que je ne sois pas +la cause et le témoin d’un pareil malheur!—Puis, levant sur lui ses +beaux yeux, elle ajouta:—Ordener, je t’en supplie!</p> + +<p>Ordener repoussa lentement dans le fourreau la lame à demi tirée, et +le lieutenant s’écria:</p> + +<p>—Par ma foi, chevalier,—j’ignore si vous l'êtes, mais je vous en +donne le titre parce que vous paraissez le mériter, moi et vous +agissons suivant les lois de la bravoure, mais non suivant celles de +la galanterie. La damoiselle a raison, des engagements comme celui que +je vous crois digne de nouer avec moi ne doivent pas avoir des dames +pour témoins, quoique, n’en déplaise à la charmante damoiselle, ils +puissent avoir des dames pour cause. Nous ne pouvons donc ici +convenablement parler que du <i>duellum remotum</i>, et, comme l’offensé, +si vous voulez en fixer l’époque, le lieu et les armes, ma fine lame +de Tolède ou mon poignard de Mérida seront à la disposition de votre +hachoir sorti des forges d’Ashkreuth, ou de votre couteau de chasse +trempé dans le lac de Sparbo.</p> + +<p>Le <i>duel ajourné</i> que l’officier proposait à Ordener était en usage +dans le Nord, d’où les savants prétendent que la coutume du duel est +sortie. Les plus vaillants gentilshommes proposaient et acceptaient le +<i>duellum remotum</i>. On le remettait à plusieurs mois, quelquefois à +plusieurs années, et, durant cet intervalle, les adversaires ne +devaient s’occuper ni en paroles ni en actions de l’affaire qui avait +amené le défi. Ainsi, en amour, les deux rivaux s’abstenaient de voir +leur maîtresse, afin que les choses restassent dans le même état; on +se reposait à cet égard sur la loyauté des chevaliers; comme dans les +anciens tournois, si les juges du camp, croyant la loi courtoise +violée, jetaient leur bâton dans l’arène, à l’instant tous les +combattants s’arrêtaient; mais, jusqu’à l’éclaircissement du doute, la +gorge du vaincu restait à la même distance de l’épée du vainqueur.</p> + +<p>—Eh bien! chevalier, dit Ordener après un moment de réflexion, un +messager vous instruira du lieu.</p> + +<p>—Soit, répondit le lieutenant; d’autant mieux que cela me donnera le +temps d’assister aux cérémonies du mariage de ma sÅ“ur, car vous +saurez que vous aurez l’honneur de vous battre avec le futur +beau-frère d’un haut seigneur, du fils du vice-roi de Norvège, du +baron Ordener Guldenlew, lequel, à l’occasion de cet illustre hyménée, +comme dit Artamène, va être créé comte de Daneskiold, colonel et +chevalier del’Éléphant; et moi-même, qui suis le fils du +grand-chancelier des deux royaumes, je serai sans doute nommé +capitaine.</p> + +<p>—Fort bien, fort bien, lieutenant d’Ahlefeld, dit Ordener avec +impatience, vous n'êtes point encore capitaine, ni le fils du vice-roi +colonel;—et les sabres sont toujours des sabres.</p> + +<p>—Et les rustres toujours des rustres, quoi qu’on fasse pour les +élever jusqu’à soi, dit entre ses dents l’officier.</p> + +<p>—Chevalier, continua Ordener, vous connaissez la loi courtoise. Vous +n’entrerez plus dans ce donjon, et vous garderez le silence sur cette +affaire.</p> + +<p>—Pour le silence, rapportez-vous-en à moi, je serai aussi muet que +Muce Scévole lorsqu’il eut le poing sur le brasier. Je n’entrerai non +plus dans le donjon, ni moi, ni aucun argus de la garnison; car je +viens de recevoir un ordre d’y laisser à l’avenir Schumacker sans +gardes, ordre que j’étais chargé de lui communiquer ce soir; ce que +j’aurais fait si je n’avais passé une partie de la soirée à essayer de +nouvelles bottines de Cracovie.—Cet ordre, entre nous, est bien +imprudent.</p> + +<p>—Voulez-vous que je vous montre mes bottines?</p> + +<p>Pendant cette conversation, Éthel, les voyant apaisés, et ne +comprenant pas ce que c’était qu’un <i>duellum remotum</i>, avait disparu, +après avoir dit doucement à l’oreille d’Ordener: À demain.</p> + +<p>—Je voudrais, lieutenant d’Ahlefeld, que vous m’aidassiez à sortir du +fort.</p> + +<p>—Volontiers, dit l’officier, quoiqu’il soit un peu tard, ou plutôt de +bien bonne heure. Mais comment trouverez-vous une barque?</p> + +<p>—Cela me regarde, dit Ordener.</p> + +<p>Alors, s’entretenant de bonne amitié, ils traversèrent le jardin, la +cour circulaire, la cour carrée, sans qu’Ordener, conduit par +l’officier de ronde, éprouvât d’obstacle; ils franchirent la grande +herse, le hangar de l’artillerie, la place d’armes, et arrivèrent à la +tour basse, dont la porte de fer s’ouvrit à la voix du lieutenant.</p> + +<p>—Au revoir, lieutenant d’Ahlefeld! dit Ordener.</p> + +<p>—Au revoir, répondit l’officier. Je déclare que vous êtes un brave +champion, quoique j’ignore qui vous êtes, et si ceux de vos pairs que +vous amènerez à notre rendez-vous auront qualité pour prendre le titre +de parrains, et ne devront pas se borner au nom modeste d’assistants.</p> + +<p>Ils se serrèrent la main; la porte de fer se referma, et le lieutenant +retourna, en fredonnant un air de Lulli, admirer ses bottes polonaises +et le roman français.</p> + +<p>Ordener, resté seul sur le seuil, quitta ses vêtements, qu’il +enveloppa de son manteau et attacha sur sa tête avec le ceinturon de +son sabre; puis, mettant en pratique les principes d’indépendance de +Schumacker, il s’élança dans l’eau froide et calme du golfe, et +commença à nager au milieu de l’obscurité, vers le rivage, en se +dirigeant du côté du Spladgest, destination où il était toujours à peu +près sûr d’arriver, mort ou vif.</p> + +<p>Les fatigues de la journée l’avaient épuisé; aussi n’aborda-t-il que +très péniblement. Il se rhabilla à la hâte, et marcha vers le +Spladgest qui se dessinait dans la place du port comme une masse +noire; car depuis quelque temps la lune s’était entièrement voilée.</p> + +<p>En approchant de cet édifice, il entendit comme un bruit de voix; une +lumière faible sortait par l’ouverture supérieure. Étonné, il frappa +violemment à la porte carrée; le bruit cessa, la lueur disparut. Il +frappa de nouveau; la lumière en reparaissant lui laissa voir quelque +chose de noir sortir par l’orifice supérieur et se blottir sur le toit +plat du bâtiment. Ordener frappa une troisième fois avec le pommeau de +son sabre, et cria:—Ouvrez, de par sa majesté le roi! ouvrez, de par +sa sérénité le vice-roi!</p> + +<p>La porte s’ouvrit enfin lentement, et Ordener se trouva face à face +avec la longue figure pâle et maigre de Spiagudry, qui, les habits en +désordre, l’œil hagard, les cheveux hérissés, les mains +ensanglantées, portait une lampe sépulcrale, dont la flamme tremblait +encore moins visiblement que son grand corps.</p> + +<h2><a name="VI" id="VI"></a>VI</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">PIRRO<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">Jamais!<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">ANGELO.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">Quoi! je crois que tu veux faire l’homme de<br /></span> +<span class="i0">bien. Misérable! si tu dis un seul mot...<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">PIRRO.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">Mais, Angelo, je t’en conjure, pour l’amour de<br /></span> +<span class="i0">Dieu...<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">ANGELO.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">Laisse faire ce que tu ne peux empêcher.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">PIRRO.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">Ah! quand le diable vous tient par un cheveu, il<br /></span> +<span class="i0">faut lui abandonner toute la tête. Malheureux que<br /></span> +<span class="i0">je suis!<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">(<i>Émilia Galotti.</i>.)<br /></span> +</div></div> + +<p>Une heure environ après que le jeune voyageur à la plume noire était +sorti du Spladgest, la nuit étant tout à fait tombée et la foule +entièrement écoulée, Oglypiglap avait fermé la porte extérieure de +l’édifice funèbre, tandis que son maître Spiagudry arrosait pour la +dernière fois les corps qui y étaient déposés. Puis tous deux +s’étaient retirés dans leur très peu somptueux appartement, et tandis +qu’Oglypiglap dormait sur son petit grabat, comme l’un des cadavres +confiés à sa garde, le vénérable Spiagudry, assis devant une table de +pierre couverte de vieux livres, de plantes desséchées et d’ossements +décharnés, s’était plongé dans les graves études qui, bien que +réellement fort innocentes, n’avaient pas peu contribué à lui donner +parmi le peuple une réputation de sorcellerie et de diablerie, fâcheux +apanage de la science à cette époque.</p> + +<p>Il y avait plusieurs heures qu’il était absorbé dans ses méditations; +et, prêt enfin à quitter ses livres pour son lit, il s’était arrêté à +ce passage lugubre de Thormodus TorfÅ“us:</p> + +<p>«Quand un homme allume sa lampe, la mort est chez lui avant qu’elle +soit éteinte...»</p> + +<p>—N’en déplaise au savant docteur, se dit-il à demi-voix, il n’en sera +point ainsi chez moi ce soir. Et il prit sa lampe pour la souffler.</p> + +<p>—Spiagudry! cria une voix qui sortait de la salle des cadavres.</p> + +<p>Le vieux concierge trembla de tous ses membres. Ce n’est pas qu’il +crût, comme tout autre peut-être à sa place, que les tristes hôtes du +Spladgest s’insurgeaient contre leur gardien. Il était assez savant +pour ne pas éprouver de ces terreurs imaginaires; et la sienne n’était +si réelle que parce qu’il connaissait trop bien la voix qui +l’appelait.</p> + +<p>—Spiagudry! répéta violemment la voix, faudra-t-il, pour te faire +entendre, que j’aille t’arracher les oreilles?</p> + +<p>—Que saint Hospice ait pitié, non de mon âme, mais de mon corps! dit +l’effrayé vieillard; et, d’un pas que la peur pressait et ralentissait +à la fois, il se dirigea vers la seconde porte latérale, qu’il ouvrit. +Nos lecteurs n’ont pas oublié que cette porte communiquait à la salle +des morts.</p> + +<p>La lampe qu’il portait éclaira alors un tableau bizarrement hideux. +D’un côté, le corps maigre, long et légèrement voûté de Spiagudry; de +l’autre, un homme petit, épais et trapu, vêtu de la tête aux pieds de +peaux de toutes sortes d’animaux encore teintes d’un sang desséché, +et debout au pied du cadavre de Gill Stadt, qui, avec ceux de la jeune +fille et du capitaine, occupait le fond de la scène. Ces trois muets +témoins, ensevelis dans une sorte de pénombre, étaient les seuls qui +pussent voir, sans fuir d’épouvante, les deux vivants dont l’entretien +commençait.</p> + +<p>Les traits du petit homme, que la lumière faisait vivement ressortir, +avaient quelque chose d’extraordinairement sauvage. Sa barbe était +rousse et touffue, et son front, caché sous un bonnet de peau d’élan, +paraissait hérissé de cheveux de même couleur; sa bouche était large, +ses lèvres épaisses, ses dents blanches, aiguës et séparées; son nez, +recourbé comme le bec de l’aigle; et son Å“il gris bleu, extrêmement +mobile, lançait sur Spiagudry un regard oblique, où la férocité du +tigre n’était tempérée que par la malice du singe. Ce personnage +singulier était armé d’un large sabre, d’un poignard sans fourreau, et +d’une hache à tranchants de pierre, sur le long manche de laquelle il +était appuyé; ses mains étaient couvertes de gros gants de peau de +renard bleu;</p> + +<p>—Ce vieux spectre m’a fait attendre bien longtemps, dit-il, se +parlant à lui-même; et il poussa une espèce de rugissement comme une +bête des bois.</p> + +<p>Spiagudry aurait certainement pâli d’effroi, s’il eût pu pâlir.</p> + +<p>—Sais-tu bien, poursuivit le petit homme en s’adressant à lui +directement, que je viens des grèves d’Urchtal? Avais-tu donc envie, +en me retardant, d’échanger ta couche de paille contre une de ces +couches de pierre?</p> + +<p>Le tremblement de Spiagudry redoubla; les deux seules dents qui lui +restaient s’entre-choquèrent avec violence.</p> + +<p>—Pardonnez, maître, dit-il en courbant l’arc de son grand corps +jusqu’au niveau du petit homme, je dormais d’un profond sommeil.</p> + +<p>—Veux-tu que je te fasse connaître un sommeil plus profond encore?</p> + +<p>Spiagudry fit une grimace de terreur, qui seule pouvait être plus +plaisante que ses grimaces de gaieté.</p> + +<p>—Eh bien! qu’est-ce? continua le petit homme. Qu’as-tu? Est-ce que ma +présence ne t’est pas agréable?</p> + +<p>—Oh! mon maître et seigneur, répondit le vieux concierge, il n’est +certainement pas pour moi de bonheur plus grand que la vue de votre +excellence.</p> + +<p>Et l’effort qu’il faisait pour donner à sa physionomie effrayée une +expression riante eût déridé tout autre que des morts.</p> + +<p>—Vieux renard sans queue, mon excellence t’ordonne de me remettre les +vêtements de Gill Stadt. En prononçant ce nom, le visage farouche et +railleur du petit homme devint sombre et triste.</p> + +<p>—Oh! maître, pardonnez, je ne les ai plus, dit Spiagudry; votre grâce +sait que nous sommes obligés de livrer au fisc royal les dépouilles +des ouvriers des mines, dont le roi hérite en sa qualité de leur +tuteur né.</p> + +<p>Le petit homme se tourna vers le cadavre, croisa les bras, et dit +d’une voix sourde:—Il a raison. Ces misérables mineurs sont comme +l’eider [Note: Oiseau qui donne l’edredon. Les paysana norvégiens +lui construisent des nids, où ils le suprennent et le plument.]; on +lui fait son nid, on lui prend son duvet.</p> + +<p>Puis soulevant le cadavre entre ses bras et l’étreignant fortement, il +se mit à pousser des cris sauvages d’amour et de douleur, pareils aux +grondements d’un ours qui caresse son petit. À ces sons inarticulés, +se mêlaient, par intervalles, quelques mots d’un jargon étrange que +Spiagudry ne comprenait pas.</p> + +<p>Il laissa retomber le cadavre sur la pierre, et se tourna vers le +gardien.</p> + +<p>—Sais-tu, sorcier maudit, le nom du soldat né sous un mauvais astre +qui a eu le malheur d'être préféré à Gill par cette fille?</p> + +<p>Et il poussa du pied les restes froids de Guth Stersen.</p> + +<p>Spiagudry fit un signe négatif.</p> + +<p>—Eh bien! par la hache d’Ingolphe, le chef de ma race, j’exterminerai +tous les porteurs de cet uniforme; et il désignait les vêtements de +l’officier.—Celui dont je veux la vengeance se trouvera dans le +nombre. J’incendierai toute la forêt pour brûler l’arbuste vénéneux +qu’elle renferme. Je l’ai juré du jour où Gill est mort; et je lui ai +donné déjà un compagnon qui doit réjouir son cadavre.—O Gill! te +voilà donc là sans force et sans vie, toi qui atteignais le phoque à +la nage, le chamois à la course, toi qui étouffais l’ours des monts de +Kolè à la lutte; te voilà immobile, toi qui parcourais le Drontheimhus +depuis l’Orkel jusqu’au lac de Smiasen en un jour, toi qui gravissais +les pics du Dofre-Field comme l’écureuil gravit le chêne; te voilà +muet, Gill, toi qui, debout sur les sommets orageux de Kongsberg, +chantais plus haut que le tonnerre. O Gill! c’est donc en vain que +j’ai comblé pour toi les mines de Fa-roër; c’est en vain que j’ai +incendié l’église cathédrale de Drontheim; toutes mes peines sont +perdues, et je ne verrai pas se perpétuer en toi la race des enfants +d’Islande, la descendance d’Ingolphe l’Exterminateur; tu n’hériteras +pas de ma hache de pierre; et c’est toi au contraire qui me lègues ton +crâne pour y boire désormais l’eau des mers et le sang des hommes.</p> + +<p>À ces mots, saisissant la tête du cadavre:</p> + +<p>—Spiagudry, dit-il, aide-moi. Et arrachant ses gants, il découvrit +ses larges mains, armées d’ongles longs, durs et retors comme ceux +d’une bête fauve.</p> + +<p>Spiagudry, qui le vit prêt à faire sauter avec son sabre le crâne +du cadavre, s’écria avec un accent d’horreur qu’il ne put +réprimer:—Juste Dieu! maître! un mort!</p> + +<p>—Eh bien, répliqua traquillement le petit homme, aimes-tu mieux que +cette lame s’aiguise ici sur un vivant?</p> + +<p>—Oh! permettez-moi de supplier votre courtoisie... Comment votre +excellence peut-elle profaner?... Votre grâce.... Seigneur, votre +sérénité ne voudra pas....</p> + +<p>—Finiras-tu? ai-je besoin de tous ces titres, squelette vivant, pour +croire à ton profond respect pour mon sabre?</p> + +<p>—Par saint Waldemar, par saint Usuph, au nom de saint Hospice, +épargnez un mort!</p> + +<p>—Aide-moi, et ne parle pas des saints au diable.</p> + +<p>—Seigneur, poursuivit le suppliant Spiagudry, par votre illustre +aïeul saint Ingolphe!...</p> + +<p>—Ingolphe l’Exterminateur était un réprouvé comme moi.</p> + +<p>—Au nom du ciel, dit le vieillard en se prosternant, c’est cette +réprobation que je veux vous éviter.</p> + +<p>L’impatience transporta le petit homme. Ses yeux gris et ternes +brillèrent comme deux charbons ardents.</p> + +<p>—Aide-moi! répéta-t-il en agitant son sabre.</p> + +<p>Ces deux mots furent prononcés de la voix dont les prononcerait un +lion, s’il parlait. Le concierge, tremblant et à demi mort, s’assit +sur la pierre noire, et soutint de ses mains la tête froide et humide +de Gill, tandis que le petit homme, à l’aide de son poignard et de son +sabre, enlevait le crâne avec une dextérité singulière.</p> + +<p>Quand cette opération fut terminée, il considéra quelque temps le +crâne sanglant, en proférant des paroles étranges; puis il le remit à +Spiagudry pour qu’il le dépouillât et le lavât, et dit en poussant une +espèce de hurlement:</p> + +<p>—Et moi, je n’aurai pas en mourant la consolation de penser qu’un +héritier de l'âme d’Ingolphe boira dans mon crâne le sang des hommes +et l’eau des mers.</p> + +<p>Après une sinistre rêverie, il continua:</p> + +<p>—L’ouragan est suivi de l’ouragan, l’avalanche entraîne l’avalanche, +et moi je serai le dernier de ma race. Pourquoi Gill n’a-t-il pas haï +comme moi tout ce qui porte la face humaine? Quel démon ennemi du +démon d’Ingolphe l’a poussé sous ces fatales mines à la recherche d’un +peu d’or?</p> + +<p>Spiagudry, qui lui rapportait le crâne de Gill, l’interrompit.</p> + +<p>—L’excellence a raison; l’or lui-même, dit Snorro Sturleson, s’achète +souvent trop cher.</p> + +<p>—Tu me rappelles, dit le petit homme, une commission dont il faut que +je te charge; voici une boîte de fer que j’ai trouvée sur cet +officier, dont tu n’as pas, comme tu le vois, toutes les dépouilles; +elle est si solidement fermée, qu’elle doit renfermer de l’or, seule +chose précieuse aux yeux des hommes; tu la remettras à la veuve Stadt, +au hameau de Thoctree, pour lui payer son fils.</p> + +<p>Il tira alors de son havre-sac de peau de renne un très petit coffre de +fer. Spiagudry le reçut, et s’inclina.</p> + +<p>—Remplis fidèlement mon ordre, dit le petit homme en lui lançant un +regard perçant; songe que rien n’empêche deux démons de se revoir; je +te crois encore plus lâche qu’avare, et tu me réponds de ce coffre.</p> + +<p>—Oh! maître, sur mon âme.</p> + +<p>—Non pas! sur tes os et sur ta chair.</p> + +<p>En ce moment, la porte extérieure du Spladgest retentit d’un coup +violent. Le petit homme s’étonna, Spiagudry chancela, et couvrit sa +lampe de sa main.</p> + +<p>—Qu’est-ce? s’écria le petit homme en grondant.</p> + +<p>—Et toi, vieux misérable, comment trembleras-tu donc quand tu +entendras la trompette du jugement dernier?</p> + +<p>Un second coup plus fort se fit entendre.</p> + +<p>—C’est quelque mort pressé d’entrer, dit le petit homme.</p> + +<p>—Non, maître, murmura Spiagudry, on n’amène point de morts passé +minuit.</p> + +<p>—Mort ou vivant, il me chasse.—Toi, Spiagudry sois fidèle et muet. +Je te jure, par l’esprit d’Ingolphe et le crâne de Gill, que tu +passeras dans ton auberge de cadavres tout le régiment de Munckholm en +revue.</p> + +<p>Et le petit homme, attachant le crâne de Gill à sa ceinture et +remettant ses gants, s’élança avec l’agilité d’un chamois, et à l’aide +des épaules de Spiagudry, par l’ouverture supérieure, où il disparut.</p> + +<p>Un troisième coup ébranla le Spladgest, et une voix du dehors ordonna +d’ouvrir aux noms du roi et du vice-roi. Alors le vieux concierge, à +la fois agité par deux terreurs différentes, dont on pourrait nommer +l’une de <i>souvenir</i>, et l’autre d'<i>espérance</i>, s’achemina vers la porte +carrée, et l’ouvrit.</p> + +<h2><a name="VII" id="VII"></a>VII</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Cette joie à laquelle se réduit la félicité<br /></span> +<span class="i0">temporelle, elle s’est fatiguée à la poursuivre<br /></span> +<span class="i0">par des sentiers âpres et douloureux, sans avoir<br /></span> +<span class="i0">jamais pu l’atteindre.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">(<i>Confessions de saint Augustin</i>.)<br /></span> +</div></div> + +<p>Rentré dans son cabinet après avoir quitté Poël, le gouverneur de +Drontheim s’enfonça dans un large fauteuil, et ordonna, pour se +distraire, à l’un de ses secrétaires de lui rendre compte des placets +présentés au gouvernement.</p> + +<p>Celui-ci, après s'être incliné, commença:</p> + +<p>—«1° Le révérend docteur Anglyvius demande qu’il soit pourvu au +remplacement du révérend docteur Foxtipp, directeur de la bibliothèque +épiscopale, pour cause d’incapacité. L’exposant ignore qui pourra +remplacer ledit docteur incapable; il fait seulement savoir que lui, +docteur Anglyvius, a longtemps exercé les fonctions de bibliothéc....»</p> + +<p>—Renvoyez ce drôle à l’évêque, interrompit le général.</p> + +<p>—«2° Athanase Munder, prêtre, ministre des prisons, demande la grâce +de douze condamnés pénitents, à l’occasion des glorieuses noces de sa +courtoisie Ordener Guldenlew, baron de Thorvick, chevalier de +Dannebrog, fils du vice-roi, avec noble dame Ulrique d’Ahlefeld, fille +de sa grâce le comte grand-chancelier des deux royaumes.»</p> + +<p>—Ajournez, dit le général. Je plains les condamnés.</p> + +<p>—«3° Fauste-Prudens Destrombidès, sujet norvégien, poëte latin, +demande à faire l’épithalame desdits nobles époux.»</p> + +<p>—Ah! ah! le brave homme doit être vieux, car c’est le même qui en +1674 avait préparé un épithalame pour le mariage projeté entre +Schumacker, alors comte de Griffenfeld, et la princesse +Louise-Charlotte de Holstein-Augustenbourg, mariage qui n’eut pas +lieu.—Je crains, ajouta le gouverneur entre ses dents, que +Fauste-Prudens soit le poëte des mariages rompus.</p> + +<p>—Ajournez la demande et poursuivez. On s’informera, à l’occasion +dudit poëte, s’il n’y aurait pas un lit vacant à l’hôpital de +Drontheim.</p> + +<p>—«4° Les mineurs de Guldbranshal, des îles Faroër, du Sund-Moër, de +Hubfallo, de Roeraas et de Kongsberg, demandent à être affranchis des +charges de la tutelle royale.»</p> + +<p>—Ces mineurs sont remuants. On dit même qu’ils commencent déjà à +murmurer du long silence gardé sur leur requête. Qu’elle soit réservée +pour un mûr examen.</p> + +<p>—«5° Braal, pêcheur, déclare, en vertu de l’Odelsrecht [Note: +<i>Odelsrecht</i>, loi singulière qui établissait parmi les paysans +norvégiens des sortes de <i>majorats</i>. Tout homme qui était contraint de +se défaire de son patrimoine pouvait empêcher l’acquéreur de +l’aliéner, en déclarant tous les dix ans à l’autorité qu’il était dans +l’intention de le racheter.], qu’il persévère dans l’intention de +racheter son patrimoine.</p> + +<p>—«6° Les syndics de Noes, Loevig, Indal, Skongen, Stod, Sparbo et +autres bourgs et villages du Drontheimhus septentrional, demandent que +la tête du brigand, assassin et incendiaire Han, natif, dit-on, de +Klipstadur en Islande, soit mise à prix.—S’oppose à la requête Nychol +Orugix, bourreau du Drontheimhus, qui prétend que Han est sa +propriété.—Appuie la requête Benignus Spiagudry, gardien du +Spladgest, auquel doit revenir le cadavre.»</p> + +<p>—Ce bandit est bien dangereux, dit le général, surtout lorsqu’on +craint des troubles parmi les mineurs. Qu’on fasse proclamer sa tête +au prix de mille écus royaux.</p> + +<p>—«7° Benignus Spiagudry, médecin, antiquaire, sculpteur, +minéralogiste, naturaliste, botaniste, légiste, chimiste, mécanicien, +physicien, astronome, théologien, grammairien...»</p> + +<p>—Eh mais, interrompit le général, est-ce que ce n’est pas le même +Spiagudry que le gardien du Spladgest?</p> + +<p>—Si vraiment, votre excellence, répondit le secrétaire—«... +concierge, pour sa majesté, de l’établissement dit <i>Spladgest</i>, dans +la royale ville de Drontheim, expose—que c’est lui, Benignus +Spiagudry, qui a découvert que les étoiles appelées fixes n’étaient +pas éclairées par l’astre appelé soleil; <i>item</i>, que le vrai nom +d’Odin est <i>Frigge</i>, fils de <i>Fridulph</i>; <i>item</i>, que le lombric marin +se nourrit de sable; <i>item</i>, que le bruit de la population éloigne les +poissons des côtes de Norvège, en sorte que les moyens de subsistance +diminuent en proportion de l’accroissement du peuple; <i>item</i>, que le +golfe nommé Otte-Sund s’appelait autrefois <i>Limfiord</i> et n’a pris le +nom d'<i>Otte-Sund</i> qu’après qu’Othon le Roux y eut jeté sa lance; +<i>item</i>, expose que c’est par ses conseils et sous sa direction qu’on a +fait d’une vieille statue de Freya la statue de la Justice qui orne la +grande place de Drontheim; et qu’on a converti en diable, représentant +le crime, le lion qui se trouvait sous les pieds de l’idole; <i>item</i>....</p> + +<p>—Ah! faites-nous grâce de ses éminents services. Voyons, que +demande-t-il?»</p> + +<p>Le secrétaire tourna plusieurs feuillets, et poursuivit:</p> + +<p>«.... Le très humble exposant croit pouvoir, en récompense de tant de +travaux utiles aux sciences et aux belles-lettres, supplier son +excellence d’augmenter la taxe de chaque cadavre mâle et femelle de +dix ascalins, ce qui ne peut qu'être agréable aux morts en leur +prouvant le cas qu’on fait de leurs personnes.»</p> + +<p>Ici la porte du cabinet s’ouvrit, et l’huissier annonça à haute voix +<i>la noble dame comtesse d’Ahlefeld</i>. En même temps, une grande dame, +portant sur sa tête une petite couronne de comtesse, richement vêtue +d’une robe de satin écarlate, bordée d’hermine et de franges d’or, +entra, et, acceptant la main que le général lui offrait, vint +s’asseoir près de son fauteuil.</p> + +<p>La comtesse pouvait avoir cinquante ans. L'âge n’avait, en quelque +sorte, rien eu à ajouter aux rides dont les soucis de l’orgueil et de +l’ambition avaient depuis si longtemps creusé son visage. Elle attacha +sur le vieux gouverneur son regard hautain et son sourire faux.</p> + +<p>—Eh bien, seigneur général, votre élève se fait attendre. Il devait +être ici avant le coucher du soleil.</p> + +<p>—Il y serait, dame comtesse, s’il n’était, en arrivant, allé à +Munckholm.</p> + +<p>—Comment, à Munckholm! j’espère que ce n’est pas Schumacker qu’il +cherche?</p> + +<p>—Mais cela se pourrait.</p> + +<p>—La première visite du baron de Thorvick aura été pour Schumacker!</p> + +<p>—Pourquoi non, comtesse? Schumacker est malheureux.</p> + +<p>—Comment, général! le fils du vice-roi est lié avec ce prisonnier +d’état!</p> + +<p>—Frédéric Guldenlew, en me chargeant de son fils, me pria, noble +dame, de l’élever comme j’eusse élevé le mien. J’ai pensé que la +connaissance de Schumacker serait utile à Ordener, qui est destiné à +être aussi puissant un jour. J’ai en conséquence, avec l’autorisation +du vice-roi, demandé à mon frère Grummond de Knud un droit d’entrée +pour toutes les prisons, que j’ai donné à Ordener.—Il en use.</p> + +<p>—Et depuis quand, noble général, le baron Ordener a-t-il fait cette +utile connaissance?</p> + +<p>—Depuis un peu plus d’un an, dame comtesse; il paraît que la société +de Schumacker lui plut, car elle le fixa assez longtemps à Drontheim; +et ce n’est qu’à regret et sur mon invitation expresse qu’il en partit +l’année dernière pour visiter la Norvège.</p> + +<p>—Et Schumacker sait-il que son consolateur est le fils d’un de ses +plus grands ennemis?</p> + +<p>—Il sait que c’est un ami, et cela lui suffit, comme à nous.</p> + +<p>—Mais vous, seigneur général, dit la comtesse avec un coup d’œil +pénétrant, saviez-vous en tolérant, et même en formant cette liaison, +que Schumacker avait une fille?</p> + +<p>—Je le savais, noble comtesse.</p> + +<p>—Et cette circonstance vous a semblé indifférente pour votre élève?</p> + +<p>—L’élève de Levin de Knud, le fils de Frédéric Guldenlew est un homme +loyal. Ordener connaît la barrière qui le séparé de la fille de +Schumacker; il est incapable de séduire, sans but légitime, une +fille, et surtout la fille d’un homme malheureux.</p> + +<p>La noble comtesse d’Ahlefeld rougit et pâlit; elle tourna la tête, +cherchant à éviter le regard calme du vieillard comme celui d’un +accusateur.</p> + +<p>—Enfin, balbutia-t-elle, cette liaison, général, me semble, souffrez +que je le dise, singulière et imprudente. On dit que les mineurs et +les peuplades du Nord menacent de se révolter, et que le nom de +Schumacker est compromis dans cette affaire.</p> + +<p>—Noble dame, vous m’étonnez! s’écria le gouverneur. Schumacker a +jusqu’ici supporté tranquillement son malheur. Ce bruit est sans doute +peu fondé.</p> + +<p>La porte s’ouvrit en ce moment, et l’huissier annonça qu’un messager +de sa grâce le grand-chancelier demandait à parler à la noble +comtesse.</p> + +<p>La comtesse se leva précipitamment, salua le gouverneur, et, tandis +qu’il continuait l’examen des placets, se rendit en toute hâte à ses +appartements, situés dans une aile du palais, en ordonnant qu’on y +envoyât le messager.</p> + +<p>Elle était depuis quelques moments assise sur un riche sopha, au +milieu de ses femmes, quand le messager entra. La comtesse en +l’apercevant fit un mouvement de répugnance qu’elle cacha soudain sous +un sourire bienveillant. L’extérieur du messager ne semblait pourtant +pas repoussant au premier abord; c’était un homme plutôt petit que +grand, et dont l’embonpoint annonçait tout autre chose qu’un messager. +Cependant, quand on l’examinait, son visage paraissait ouvert jusqu’à +l’impudence, et la gaieté de son regard avait quelque chose de +diabolique et de sinistre. Il s’inclina profondément devant la +comtesse, et lui présenta un paquet, scellé avec des fils de soie.</p> + +<p>—Noble dame, dit-il, daignez me permettre d’oser déposer à vos pieds +un précieux message de sa grâce, votre illustre époux, mon vénéré +maître.</p> + +<p>—Est-ce qu’il ne vient pas lui-même? et comment vous prend-il pour +messager? demanda la comtesse.</p> + +<p>—Des soins importants diffèrent l’arrivée de sa grâce, cette lettre +est pour vous en informer, madame la comtesse; pour moi, je dois, +d’après l’ordre de mon noble maître, jouir de l’insigne honneur d’un +entretien particulier avec vous.</p> + +<p>La comtesse pâlit; elle s’écria d’une voix tremblante:</p> + +<p>—Moi! un entretien avec vous, MusdÅ“mon?</p> + +<p>—Si cela affligeait en rien la noble dame, son indigne serviteur +serait au désespoir.</p> + +<p>—M’affliger! non sans doute, reprit la comtesse s’efforçant de +sourire; mais cet entretien est-il si nécessaire?</p> + +<p>Le messager s’inclina jusqu’à terre.</p> + +<p>—Absolument nécessaire! la lettre que l’illustre comtesse a daigné +recevoir de mes mains doit en contenir l’injonction formelle.</p> + +<p>C’était une chose singulière que de voir la fière comtesse d’Ahlefeld +trembler et pâlir devant un serviteur qui lui rendait de si profonds +respects. Elle ouvrit lentement le paquet et en lut le contenu. Après +l’avoir relu:</p> + +<p>—Allons, dit-elle à ses femmes d’une voix faible, qu’on nous laisse +seuls.</p> + +<p>—Daigne la noble dame, dit le messager fléchissant le genou, me +pardonner la liberté que j’ose prendre et la peine que je parais lui +causer.</p> + +<p>—Croyez au contraire, repartit la comtesse avec un sourire forcé, que +j’ai beaucoup de plaisir à vous voir.</p> + +<p>Les femmes se retirèrent.</p> + +<p>—Elphège, tu as donc oublié qu’il fut un temps où nos tête-à -tête ne +te répugnaient pas?</p> + +<p>C’était le messager qui parlait à la noble comtesse, et ces paroles +étaient accompagnées d’un rire pareil à celui du diable lorsqu’au +moment où le pacte expire il saisit l'âme qui s’est donnée à lui.</p> + +<p>La puissante dame baissa sa tête humiliée.</p> + +<p>—Que ne l’ai-je en effet oublié! murmura-t-elle.</p> + +<p>—Pauvre folle! comment peux-tu rougir de choses que nul Å“il humain +n’a vues?</p> + +<p>—Ce que les hommes ne voient pas, Dieu le voit.</p> + +<p>—Dieu, faible femme! tu n’es pas digne d’avoir trompé ton mari, car +il est moins crédule que toi.</p> + +<p>—Vous insultez peu généreusement à mes remords, MusdÅ“mon.</p> + +<p>—Eh bien! si tu en as, Elphège, pourquoi leur insultes-tu toi-même +chaque jour par des crimes nouveaux?</p> + +<p>La comtesse d’Ahlefeld cacha sa tête dans ses mains; le messager +poursuivit:</p> + +<p>—Elphège, il faut choisir: ou le remords et plus de crimes, ou le +crime et plus de remords. Fais comme moi, choisis le second parti, +c’est le meilleur, le plus gai du moins.</p> + +<p>—Puissiez-vous, dit la comtesse à voix basse, ne pas retrouver ces +paroles dans l’éternité!</p> + +<p>—Allons, ma chère, quittons la plaisanterie. Alors MusdÅ“mon +s’asseyant près de la comtesse, et passant ses bras autour de son cou:</p> + +<p>—Elphège, dit-il, tâche de rester, par l’esprit du moins, ce que tu +étais il y a vingt ans.</p> + +<p>L’infortunée comtesse, esclave de son complice, tâcha de répondre à sa +repoussante caresse. Il y avait dans cet embrassement adultère de deux +êtres qui se méprisaient et s’exécraient mutuellement quelque chose de +trop révoltant, même pour ces âmes dégradées. Les caresses illégitimes +qui avaient fait leur joie, et que je ne sais quelle horrible +convenance les forçait de se prodiguer encore, faisaient maintenant +leur torture. Étrange et juste changement des affections coupables! +leur crime était devenu leur supplice.</p> + +<p>La comtesse, pour abréger ce tourment adultère, demanda enfin à son +odieux amant, en s’arrachant de ses bras, de quel message verbal son +époux l’avait chargé.</p> + +<p>—D’Ahlefeld, dit MusdÅ“mon, au moment de voir son pouvoir s’affermir +par le mariage d’Ordener Guldenlew avec notre fille...</p> + +<p>—Notre fille! s’écria la hautaine comtesse, et son regard fixé sur +MusdÅ“mon reprit une expression d’orgueil et de dédain.</p> + +<p>—Eh bien, dit froidement le messager, je crois qu’Ulrique peut +m’appartenir au moins autant qu’à lui. Je disais donc que ce mariage +ne satisfaisait pas entièrement ton mari, si Schumacker n’était en +même temps tout à fait renversé. Du fond de sa prison, ce vieux favori +est encore presque aussi redoutable que dans son palais. Il a à la +cour des amis obscurs, mais puissants, peut-être parce qu’ils sont +obscurs; et le roi, apprenant il y a un mois que les négociations du +grand-chancelier avec le duc de Holstein-Ploen ne marchaient pas, s’est +écrié avec impatience:—Griffenfeld à lui seul en savait plus qu’eux +tous.—Un intrigant nommé Dispolsen, venu de Munckholm à Copenhague, a +obtenu de lui plusieurs audiences secrètes, après lesquelles le roi a +fait demander à la chancellerie, où ils sont déposés, les titres de +noblesse et de propriété de Schumacker. On ignore à quoi Schumacker +aspire; mais ne désirerait-il que la liberté, pour un prisonnier +d’état c’est désirer le pouvoir.—Il faut donc qu’il meure, et qu’il +meure judiciairement; c’est à lui forger un crime que nous +travaillons.—Ton mari, Elphège, sous prétexte d’inspecter <i>incognito</i>. +provinces du Nord, va s’assurer par lui-même du résultat qu’ont eu nos +menées parmi les mineurs, dont nous voulons provoquer, au nom de +Schumacker, une insurrection qu’il sera facile ensuite d’étouffer. Ce +qui nous inquiète, c’est la perte de plusieurs papiers importants +relatifs à ce plan, et que nous avons tout lieu de croire au pouvoir +de Dispolsen. Sachant donc qu’il était reparti de Copenhague pour +Munckholm, rapportant à Schumacker ses parchemins, ses diplômes, et +peut-être ces documents qui peuvent nous perdre ou au moins nous +compromettre, nous avons aposté dans les gorges de Kole quelques +fidèles, chargés de se défaire de lui, après l’avoir dépouillé de ses +papiers. Mais si, comme on l’assure, Dispolsen est venu de Berghen par +mer, nos peines seront perdues de ce côté-là .—Pourtant j’ai recueilli +en arrivant je ne sais quels bruits d’un assassinat d’un capitaine +nommé Dispolsen.—Nous verrons.—Nous sommes en attendant à la +recherche d’un brigand fameux, Han, dit d’Islande, que nous voudrions +mettre à la tête de la révolte des mines. Et toi, ma chère, quelles +nouvelles d’ici me donneras-tu? Le joli oiseau de Munckholm a-t-il été +pris dans sa cage? La fille du vieux ministre a-t-elle enfin été la +proie de notre <i>falcofulvus</i>, de notre fils Frédéric?</p> + +<p>La comtesse, retrouvant sa fierté, se récria encore:</p> + +<p>—Notre fils!</p> + +<p>—Ma foi, quel âge peut-il avoir? Vingt-quatre ans. Il y en a +vingt-six que nous nous connaissons, Elphège.</p> + +<p>—Dieu le sait, s’écria la comtesse, mon Frédéric est l’héritier +légitime du grand-chancelier.</p> + +<p>—Si Dieu le sait, répondit le messager en riant, le diable peut +l’ignorer. Au reste, ton Frédéric n’est qu’un étourneau indigne de +moi, et ce n’est pas la peine de nous quereller pour si peu de chose. +Il n’est bon qu’à séduire une fille. Y est-il parvenu au moins?</p> + +<p>—Pas encore, que je sache.</p> + +<p>—Mais, Elphège, tâche donc de jouer un rôle moins passif dans nos +affaires. Celui du comte et le mien sont, tu le vois, assez actifs. Je +retourne dès demain vers ton mari. Pour toi, ne te borne pas, de +grâce, à prier pour nos péchés, comme la madone que les Italiens +invoquent en assassinant.—Il faut aussi qu’Ahlefeld songe à me +récompenser un peu plus magnifiquement qu’il ne l’a fait jusqu’ici. Ma +fortune est liée à la vôtre; mais je me lasse d'être le serviteur de +l’époux, quand je suis l’amant de la femme, et de n'être que le +gouverneur, le précepteur, le pédagogue, quand je suis presque le +père.</p> + +<p>En ce moment minuit sonna, et une des femmes entra, rappelant à la +comtesse que, d’après la règle du palais, toutes les lumières devaient +être éteintes à cette heure. La comtesse, heureuse de terminer un +entretien pénible, rappela ses suivantes.</p> + +<p>—Me permette la gracieuse comtesse, dit MusdÅ“mon en se retirant, de +conserver l’espérance de la revoir demain, et de déposer à ses pieds +l’hommage de mon profond respect.</p> + +<h2><a name="VIII" id="VIII"></a>VIII</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Il faut absolument que tu l’aies massacré; tu as<br /></span> +<span class="i0">le regard d’un meurtrier, un air sinistre et<br /></span> +<span class="i0">farouche.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">SHAKESPEARE, <i>le Songe d’été</i><br /></span> +</div></div> + +<p>—En honneur, vieillard, dit Ordener à Spiagudry, je commençais à +croire que c’étaient les cadavres logés dans cet édifice qui étaient +chargés d’en ouvrir la porte.</p> + +<p>—Pardonnez, seigneur, répondit le concierge ayant encore dans +l’oreille les noms du roi et du vice-roi et répétant son excuse +banale, je... je dormais profondément.</p> + +<p>—En ce cas, il paraît que vos morts ne dorment pas, car c’étaient eux +sans doute que j’entendais tout à l’heure causer distinctement.</p> + +<p>Spiagudry se troubla.</p> + +<p>—Vous avez, seigneur étranger, vous avez entendu?....</p> + +<p>—Eh! mon Dieu, oui; mais qu’importe? je ne suis pas venu ici pour +m’occuper de vos affaires, mais pour vous occuper des miennes. +Entrons.</p> + +<p>Spiagudry ne se souciait guère d’introduire le nouveau venu près du +corps de Gill; mais ces dernières paroles le rassurèrent un peu, et +d’ailleurs, pouvait-il résister?</p> + +<p>Il laissa donc passer le jeune homme, et, refermant la porte:</p> + +<p>—Benignus Spiagudry, dit-il, est à votre service pour tout ce qui +concerne les sciences humaines. Cependant, si, comme votre visite +nocturne semble l’annoncer, vous croyez parler à un sorcier, vous avez +tort; <i>ne famam credas</i>; je ne suis qu’un savant.—Entrons, seigneur +étranger, dans mon laboratoire.</p> + +<p>—Non pas, dit Ordener, c’est à ces cadavres qu’il faut nous arrêter.</p> + +<p>—À ces cadavres! s’écria Spiagudry, recommençant à trembler. Mais, +seigneur, vous ne pouvez les voir.</p> + +<p>—Comment, je ne puis voir des corps qui ne sont déposés là que pour +être vus! Je vous répète que j’ai des renseignements à vous demander +sur l’un d’eux; votre devoir est de me les donner. Obéissez de gré, +vieillard, ou vous obéirez de force.</p> + +<p>Spiagudry avait un profond respect pour les sabres, et il en voyait +briller un au côté d’Ordener.</p> + +<p>—<i>Nihil non arrogat armis</i>, murmura-t-il; et, fouillant dans le +trousseau de ses clefs, il ouvrit la grille à hauteur d’appui, et +introduisit l’étranger dans la seconde section de la salle.</p> + +<p>—Montrez-moi les vêtements du capitaine, dit celui-ci.</p> + +<p>En ce moment, un rayon de la lampe tomba sur la tête sanglante de Gill +Stadt.</p> + +<p>—Juste Dieu! s’écria Ordener, quelle abominable profanation!</p> + +<p>—Grand saint Hospice, ayez pitié de moi! dit à voix basse le vieux +concierge.</p> + +<p>—Vieillard, poursuivit Ordener d’une voix menaçante, êtes-vous si +loin de la tombe, pour violer le respect qu’on lui voue, et ne +craignez-vous pas, malheureux, que les vivants ne vous apprennent ce +que l’on doit aux morts?</p> + +<p>—Oh! s’écria le pauvre concierge, grâce, ce n’est pas moi! Si vous +saviez!.... Et il s’arrêta, car il se rappela ces mots du petit homme: +Sois fidèle et muet.</p> + +<p>—Avez-vous vu quelqu’un sortir par cette ouverture? demanda-t-il +d’une voix éteinte.</p> + +<p>—Oui. Est-ce ton complice?</p> + +<p>—Non, c’est le coupable, le seul coupable! j’en jure par toutes les +réprobations infernales, par toutes les bénédictions célestes, par ce +corps même si indignement profané!—Et il s’était prosterné sur la +pierre devant Ordener.</p> + +<p>Tout hideux qu’était Spiagudry, il y avait cependant dans son +désespoir, dans ses protestations, un accent de vérité qui persuada le +jeune homme.</p> + +<p>—Vieillard, dit-il, relève-toi, et si tu n’as point outragé la mort, +n’avilis point la vieillesse.</p> + +<p>Le concierge se releva. Ordener continua:</p> + +<p>—Quel est le coupable?</p> + +<p>—Oh! silence, noble jeune seigneur, vous ignorez de qui vous parlez. +Silence!</p> + +<p>Et Spiagudry se répétait intérieurement: Sois fidèle et muet.</p> + +<p>Ordener reprit froidement:</p> + +<p>—Quel est le coupable? Je veux le connaître.</p> + +<p>—Au nom du ciel, seigneur! ne parlez pas ainsi, taisez-vous, de +peur....</p> + +<p>—La peur ne me fera point taire et te fera parler.</p> + +<p>—Excusez-moi, pardon, mon jeune maître! dit le désolé Spiagudry, je +ne puis.</p> + +<p>—Tu le peux, car je le veux. Tu nommeras le profanateur!</p> + +<p>Spiagudry chercha encore à tergiverser.</p> + +<p>—Eh bien! noble maître, le profanateur de ce cadavre est l’assassin +de cet officier.</p> + +<p>—Cet officier est donc mort assassiné? demanda Ordener, ramené par +cette transition au but de sa recherche.</p> + +<p>—Oui, sans doute, seigneur.</p> + +<p>—Et par qui? par qui?</p> + +<p>—Au nom de la sainte que votre mère invoquait en vous donnant le +jour, ne cherchez pas à savoir ce nom, mon jeune maître, ne me forcez +pas à le révéler.</p> + +<p>—Si l’intérêt que j’ai à le savoir avait besoin d'être accru, vous y +ajouteriez, vieillard, l’intérêt de la curiosité. Je vous commande de +me nommer ce meurtrier.</p> + +<p>—Eh bien, dit Spiagudry, remarquez ces profondes déchirures produites +par des ongles longs et tranchants sur le corps de ce malheureux. +Elles vous nomment l’assassin.</p> + +<p>Et le vieillard montrait à Ordener de longues et fortes égratignures +sur le cadavre nu et lavé.</p> + +<p>—Comment? dit Ordener, est-ce quelque bête fauve?</p> + +<p>—Non, mon jeune seigneur.</p> + +<p>—Mais, à moins que ce ne soit le diable....</p> + +<p>—Chut! prenez garde de trop bien deviner. N’avez-vous jamais entendu +parler, poursuivit le concierge à voix basse, d’un homme ou d’un +monstre à face humaine, dont les ongles sont aussi longs que ceux +d’Astaroth qui nous a perdus, ou de l’Antéchrist qui nous perdra?</p> + +<p>—Parlez plus clairement.</p> + +<p>—Malheur! dit l’Apocalypse....</p> + +<p>—C’est le nom de l’assassin que je vous demande.</p> + +<p>—L’assassin... le nom?.... Seigneur, ayez pitié de moi, ayez pitié de +vous.</p> + +<p>—La seconde de ces prières détruirait la première, quand bien même +des motifs graves ne me forceraient pas à t’arracher ce nom. N’abuse +pas plus longtemps....</p> + +<p>—Eh bien, vous le voulez, jeune homme, dit Spiagudry se redressant et +d’une voix haute, ce meurtrier, ce profanateur est Han d’Islande.</p> + +<p>Ce nom redoutable n’était pas ignoré d’Ordener.</p> + +<p>—Comment! reprit-il, Han! cet exécrable bandit!</p> + +<p>—Ne l’appelez pas bandit, car il vit toujours seul.</p> + +<p>—Alors, misérable, comment le connaissez-vous? Quels crimes communs +vous ont donc rapprochés?</p> + +<p>—Oh! noble maître, daignez ne pas croire aux apparences. Le tronc de +chêne est-il vénéneux parce que le serpent s’y abrite?</p> + +<p>—Point de vaines paroles! un scélérat ne peut avoir d’ami qu’un +complice.</p> + +<p>—Je ne suis point son ami, et moins encore son complice; et si mes +serments ne vous ont pas persuadé, seigneur, veuillez de grâce +remarquer que cette profanation détestable m’expose, dans vingt-quatre +heures, quand on viendra relever le corps de Gill Stadt, au supplice +des sacrilèges, et me jette ainsi dans la plus effroyable inquiétude +où innocent se soit jamais trouvé.</p> + +<p>Ces considérations d’intérêt personnel firent encore plus sur Ordener +que la voix suppliante du pauvre gardien, auquel elles avaient +probablement inspiré en bonne partie sa pathétique, quoique inutile +résistance au sacrilège du petit homme. Ordener parut méditer un +moment, pendant lequel Spiagudry cherchait à lire sur son visage si ce +repos déciderait la paix ou ramènerait la tempête.</p> + +<p>Enfin il dit d’un ton sévère, mais calme:</p> + +<p>—Vieillard, soyez véridique. Ayez-vous trouvé des papiers sur cet +officier?</p> + +<p>—Aucun, sur mon honneur.</p> + +<p>—Savez-vous si Han d’Islande en a trouvé?</p> + +<p>—Je vous jure par saint Hospice que je l’ignore.</p> + +<p>—Vous l’ignorez? savez-vous où se cache ce Han d’Islande?</p> + +<p>—Il ne se cache jamais, il erre toujours.</p> + +<p>—Soit; mais enfin quelles sont ses retraites?</p> + +<p>—Ce païen, répondit le vieillard à voix basse, a autant de retraites +que l'île de Hitteren a de récifs, que l’étoile Sirius a de rayons.</p> + +<p>—Je vous engage de nouveau, interrompit Ordener, à parler en termes +positifs. Je vais vous donner l’exemple; écoutez. Vous êtes +mystérieusement lié avec un brigand dont vous soutenez ne pas être le +complice. Si vous le connaissez, vous devez savoir où il s’est +maintenant retiré.—Ne m’interrompez pas.—Si vous n'êtes pas son +complice, vous n’hésiterez pas à me conduire à sa recherche.</p> + +<p>Spiagudry ne put contenir son effroi.</p> + +<p>—Vous, noble seigneur, vous, grand Dieu! plein de jeunesse et de vie, +provoquer, rechercher ce démoniaque! Quand Ingiald aux quatre bras +combattit le géant Nyctolm, du moins avait-il quatre bras.</p> + +<p>—Eh bien, dit Ordener en souriant, s’il faut quatre bras, ne +serez-vous pas mon guide?</p> + +<p>—Moi! votre guide! Comment pouvez-vous vous railler ainsi d’un pauvre +vieillard qui a déjà presque besoin d’un guide lui-même?</p> + +<p>—Écoutez, reprit Ordener, n’essayez pas vous-même de vous jouer de +moi. Si cette profanation, dont je veux bien vous croire innocent, +vous expose au châtiment des sacrilèges, vous ne pouvez rester ici. Il +vous faut donc fuir. Je vous offre ma sauvegarde, mais à condition que +vous me conduirez à la retraite du brigand. Soyez mon guide, je serai +votre protecteur. Je dis plus; si j’atteins Han d’Islande, je +l’amènerai ici mort ou vif. Vous pourrez prouver votre innocence, et +je vous promets de vous faire rentrer dans votre emploi. Voilà , en +attendant, plus d’écus royaux qu’il ne vous en rapporte par an.</p> + +<p>Ordener, en gardant la bourse pour la fin, avait observé dans ses +arguments la gradation voulue par les saines lois de la logique. +Cependant ils étaient par eux-mêmes assez forts pour faire rêver +Spiagudry. Il commença par prendre l’argent.</p> + +<p>—Noble maître, vous avez raison, dit-il ensuite, et son Å“il, +jusqu’alors indécis, se releva sur Ordener. Si je vous suis, je +m’expose quelque jour à la vengeance du formidable Han. Si je reste, +je tombe demain entre les mains du bourreau Orugix.—Quel est donc +déjà le supplice des sacrilèges? N’importe.—Dans les deux cas, ma +pauvre vie est en péril; mais comme, d’après la juste observation de +Sæmond-Sigfusson, autrement dit le Sage, <i>inter duo pericula æqualia, +minus imminens eligendum est</i>, je vous suis.—Oui, seigneur, je serai +votre guide. Veuillez ne pas oublier toutefois que j’ai fait tout ce +que j’ai pu pour vous détourner de votre aventureux dessein.</p> + +<p>—Soit, dit Ordener. Vous serez donc mon guide. Vieillard, ajouta-t-il +avec un regard expressif, je compte sur votre loyauté.</p> + +<p>—Ah! maître, répondit le concierge, la foi de Spiagudry est aussi +pure que l’or que vous venez de me donner si gracieusement.</p> + +<p>—Qu’il n’en soit pas autrement, car je vous prouverais que le fer que +je porte n’est pas de moins bon aloi que mon or.—Où pensez-vous que +soit Han d’Islande?</p> + +<p>—Mais, comme le midi du Drontheimhus est plein de troupes qu’on y a +envoyées sur je ne sais quelle réquisition du grand-chancelier, Han +doit s'être dirigé vers la grotte de Walderlong ou vers le lac de +Smiasen. Notre route est par Skongen.</p> + +<p>—Quand pouvez-vous me suivre?</p> + +<p>—Après la journée qui commence, quand la nuit sera close et le +Spladgest fermé, votre pauvre serviteur commencera près de vous les +fonctions de guide, pour lesquelles il privera les morts de ses soins. +Nous chercherons un moyen de cacher pendant tout le jour, aux yeux du +peuple, la mutilation du mineur.</p> + +<p>—Où vous trouverai-je ce soir?</p> + +<p>—Sur la grande place de Drontheim, s’il convient au maitre, près la +statue de la Justice, qui fut jadis Freya, et qui me protégera sans +doute de son ombre en reconnaissance du beau diable que j’ai fait +sculpter sous ses pieds.</p> + +<p>Spiagudry allait peut-être répéter verbalement à Ordener les +considérants de son placet au gouverneur, si celui-ci ne l’eût +interrompu.</p> + +<p>—Il suffit, vieillard, le traité est conclu.</p> + +<p>—Conclu, répéta le concierge.</p> + +<p>Il achevait ce mot, lorsqu’une espèce de grondement se fit entendre +comme au-dessus d’eux. Le concierge tressaillit.</p> + +<p>—Qu’est cela? dit-il.</p> + +<p>—N’y a-t-il ici, dit Ordener également surpris, d’autre habitant +vivant que vous?</p> + +<p>—Vous me rappelez mon vicaire Oglypiglap, reprit Spiagudry rassuré +par cette idée; c’est lui sans doute qui dort bruyamment. Un lapon qui +dort, selon l’évêque Arngrim, fait autant de bruit qu’une femme qui +veille.</p> + +<p>En parlant ainsi, ils s’étaient rapprochés de la porte du Spladgest. +Spiagudry l’ouvrit doucement.</p> + +<p>—Adieu, mon jeune seigneur, dit-il à Ordener, le ciel vous mette en +joie. À ce soir. Si votre chemin vous conduit devant la croix de saint +Hospice, daignez prier pour votre misérable serviteur Benignus +Spiagudry.</p> + +<p>Alors refermant en hâte la porte, autant de crainte d'être aperçu que +pour garantir sa lampe des premières brises du matin, il revint près +du cadavre de Gill, et s’occupa d’en tourner la tête de manière à en +cacher la blessure.</p> + +<p>Il avait fallu bien des raisons pour décider le timide concierge à +accepter l’offre aventureuse de l’étranger. Dans les motifs de sa +téméraire détermination entraient: 1° la crainte d’Ordener présent; +2° celle du bourreau Orugix; 3° une vieille haine pour Han d’Islande, +haine qu’il osait à peine s’avouer à lui-même, tant la terreur la +comprimait; 4° l’amour pour les sciences, auxquelles son voyage serait +si utile; 5° la confiance en son esprit rusé, pour se dérober aux +regards de Han; 6° un attrait tout spéculatif pour certain métal que +renfermait la bourse du jeune aventurier, et dont paraissait aussi +remplie la boîte de fer volée au capitaine et destinée à la veuve +Stadt, message qui maintenant courait grand risque de ne jamais +quitter le messager.</p> + +<p>Une dernière raison enfin, c’était l’espérance bien ou mal fondée de +rentrer tôt ou tard dans la place qu’il allait abandonner. Que lui +importait d’ailleurs que le brigand tuât le voyageur ou le voyageur le +brigand? À ce point de sa rêverie, il ne put s’empêcher de dire à +haute voix:</p> + +<p>—Cela me fera toujours un cadavre.</p> + +<p>Un nouveau grondement se fit encore entendre, et le malheureux +concierge frissonna.</p> + +<p>—Ce ne sont vraiment point là les ronflements d’Oglypiglap, se +dit-il; ce bruit vient du dehors.</p> + +<p>Puis, après un moment de réflexion:</p> + +<p>—Je suis bien simple de m’effrayer ainsi, c’est sans doute le dogue +du port qui se réveille et qui aboie.</p> + +<p>Alors il acheva de disposer les membres défigurés de Gill; puis, +refermant toutes les portes, vint se délasser sur son grabat des +fatigues de la nuit qui s’achevait, et prendre des forces pour celle +qui se préparait.</p> + +<h2><a name="IX" id="IX"></a>IX</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">JULIETTE.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">Ah! crois-tu que nous nous revoyions jamais?<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">ROMÉO.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">Je n’en doute point; et toutes ces peines<br /></span> +<span class="i0">deviendront le doux entretien de nos jours à <br /></span> +<span class="i0">venir.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">SHAKESPEARE<br /></span> +</div></div> + +<p>Le fanal du château de Munckholm venait de s’éteindre, et, à sa place, +le matelot entrant dans le golfe de Drontheim voyait le casque du +soldat de garde briller de loin, comme une étoile mobile, aux rayons +du soleil levant, quand Schumacker, appuyé sur le bras de sa fille, +descendit comme de coutume dans le jardin circulaire qui environnait +sa prison. Tous deux avaient eu une nuit agitée, le vieillard par +l’insomnie, la jeune fille par des rêves délicieux. Ils se promenaient +depuis quelque temps en silence, quand le vieux prisonnier attacha sur +la belle jeune fille un regard triste et grave:</p> + +<p>—Vous rougissez et souriez toute seule, Éthel; vous êtes heureuse, +car vous ne rougissez pas du passé, et vous souriez à l’avenir.</p> + +<p>Éthel rougit plus fort, et cessa de sourire.</p> + +<p>—Mon seigneur et père, dit-elle, embarrassée et confuse, j’ai apporté +le livre de l’Edda.</p> + +<p>—Eh bien, lisez, ma fille, dit Schumacker; et il retomba dans sa +rêverie.</p> + +<p>Alors le sombre captif, assis sur un rocher noirâtre ombragé d’un +sapin noir, écouta la douce voix de sa fille, sans entendre sa +lecture, comme un voyageur altéré se plaît au murmure de la source où +il puise la vie.</p> + +<p>Éthel lui lut l’histoire de la bergère Allanga, qui refusa un roi +jusqu’à ce qu’il eût prouvé qu’il était un guerrier. Le prince Regner +Lodbrog n’obtint la bergère qu’en revenant vainqueur du brigand de +Klipstadur, Ingolphe l’Exterminateur.</p> + +<p>Soudain un bruit de pas et de feuillage froissé vint interrompre sa +lecture et arracher Schumacker à sa méditation. Le lieutenant +d’Ahlefeld sortit de derrière le rocher où ils étaient assis. Éthel +baissa la tête en reconnaissant l’interrupteur éternel, et l’officier +s’écria:</p> + +<p>—Sur ma foi, ma belle damoiselle, le nom d’Ingolphe l’Exterminateur +vient d'être prononcé par votre charmante bouche. Je l’ai entendu, et +je présume que c’est en parlant de son petit-fils, Han d’Islande, que +vous êtes remontée jusqu’à lui. Les damoiselles aiment beaucoup à +parler des brigands. Sous ce rapport, on conte d’Ingolphe et de sa +descendance des choses singulièrement agréables et effrayantes à +entendre. L’exterminateur Ingolphe n’eut qu’un fils, né de la sorcière +Thoarka; ce fils n’eut également qu’un fils, né de même d’une +sorcière. Depuis quatre siècles, cette race s’est ainsi perpétuée pour +la désolation de l’Islande, toujours par un seul rejeton, qui ne +produit jamais qu’un rameau. C’est par cette série d’héritiers uniques +que l’esprit infernal d’Ingolphe est arrivé de nos jours sain et +entier au fameux Han d’Islande, qui avait sans doute tout à l’heure le +bonheur d’occuper les virginales pensées de la damoiselle.</p> + +<p>L’officier s’arrêta un moment. Éthel gardait le silence de l’embarras; +Schumacker, celui de l’ennui. Enchanté de les trouver disposés sinon à +répondre, du moins à écouter, il continua:</p> + +<p>—Le brigand de Klipstadur n’a d’autre passion que la haine des +hommes, d’autre soin que celui de leur nuire.</p> + +<p>—Il est sage, interrompit brusquement le vieillard.</p> + +<p>—Il vit toujours seul, reprit le lieutenant.</p> + +<p>—Il est heureux, dit Schumacker.</p> + +<p>Le lieutenant fut ravi de cette double interruption, qui semblait +sceller un pacte de conversation.</p> + +<p>—Nous préserve le dieu Mithra, s’écria-t-il, de ces sages et de ces +heureux! Maudit soit le zéphyr malintentionné qui a apporté en Norvège +le dernier des démons d’Islande. J’ai tort de dire malintentionné, car +c’est, assure-t-on, à un évêque que nous devons le bonheur de posséder +Han de Klipstadur. Si l’on en croit la tradition, quelques paysans +islandais, ayant pris sur les montagnes de Bessestedt le petit Han +encore enfant, voulurent le tuer, comme Astyage tua le lionceau de +Bactriane; mais l’évêque de Scalholt s’y opposa, et prit l’oursin sous +sa protection, espérant faire un chrétien du diable. Le bon évêque +employa mille moyens pour développer cette intelligence infernale, +oubliant que la ciguë ne s’était point changée en lys dans les serres +chaudes de Babylone. Aussi le démoniaque adolescent le paya-t-il de +ses soins en s’enfuyant une belle nuit sur un tronc d’arbre, à travers +les mers, et en éclairant sa fuite de l’incendie du manoir épiscopal. +Voilà , selon les vieilles fileuses du pays, comment s’est transporté +en Norvège cet islandais, qui, grâce à son éducation, offre +aujourd’hui toute la perfection du monstre. Depuis ce temps, les mines +de Fa-roër comblées et trois cents ouvriers écrasés sous les +décombres; le rocher pendant de Golyn précipité pendant la nuit sur le +village qu’il dominait; le pont de Half-Broën croulant du haut des +roches sous le passage des voyageurs; la cathédrale de Drontheim +incendiée; les fanaux côtiers éteints durant les nuits orageuses, et +une foule de crimes et de meurtres ensevelis dans les lacs de Sparbo +ou de Smiasen, ou cachés sous les grottes de Walderhog et de Rylass, +et dans les gorges du Dofre-Field, ont attesté la présence de cet +Arimane incarné dans le Drontheimhus. Les vieilles prétendent qu’il +lui pousse un poil de la barbe à chaque crime; en ce cas sa barbe doit +être aussi touffue que celle du plus vénérable mage assyrien. La belle +damoiselle saura cependant que le gouverneur a plus d’une fois essayé +d’arrêter la crue extraordinaire de cette barbe.</p> + +<p>Schumacker rompit encore le silence.</p> + +<p>—Et tous les efforts pour s’emparer de cet homme, dit-il avec un +regard de triomphe et un sourire ironique, ont été vains? J’en +félicite la grande-chancellerie.</p> + +<p>L’officier ne comprit pas le sarcasme de l’ex-grand-chancelier.</p> + +<p>—Han a jusqu’ici été aussi imprenable qu’Horatius surnommé Coclès. +Vieux soldats, jeunes miliciens, campagnards, montagnards, tout meurt +ou tout fuit devant lui. C’est un démon qu’on ne saurait éviter ni +atteindre; ce qui peut arriver de plus heureux à ceux qui le +cherchent, c’est de ne pas le trouver.</p> + +<p>—La gracieuse damoiselle est peut-être surprise, continua-t-il en +s’asseyant familièrement près d’Éthel, qui se rapprocha de son père, +de tout ce que je sais de curieux touchant cet être surnaturel. Ce +n’est pas sans intention que j’ai recueilli ces singulières +traditions. Il me semble, et je serais heureux que ma charmante +damoiselle partageât mon avis, que les aventures de Han pourraient +fournir un roman délicieux, dans le genre des sublimes écrits de la +damoiselle Scudéry, l'<i>Artamène</i> ou la <i>Clélie</i>, dont je n’ai encore +lu que six volumes, mais qui n’en est pas moins un chef-d’œuvre à mes +yeux. Il faudrait, par exemple, adoucir notre climat, orner nos +traditions, modifier nos noms barbares. Ainsi Drontheim, qui +deviendrai <i>Durtinianum</i>, verrait ses forêts se changer sous ma +baguette magique, en des bosquets délicieux, arrosés de mille petits +ruisseaux, bien autrement poétiques que nos vilains torrents. Nos +cavernes noires et profondes feraient place à des grottes charmantes, +tapissées de rocailles dorées et de coquillages d’azur. Dans l’une de +ces grottes habiterait un célèbre enchanteur, Hannus de Thulé...—Car +vous conviendrez que le nom de <i>Han d’Islande</i> ne flatte pas +l’oreille.—Ce géant...—vous sentez qu’il serait absurde que le héros +d’un tel ouvrage ne fût pas un géant—ce géant descendrait en droite +ligne du dieu Mars.—Ingolphe l’Exterminateur ne présente rien à +l’imagination—et de la magicienne Théonne...—ne trouvez-vous pas le +nom de <i>Thoarka</i> heureusement altéré?—fille de la sibylle de Cumes. +Hannus, après avoir été élevé par le grand-mage de Thulé, se serait +enfin échappé du palais du pontife, sur un char attelé de deux +dragons...—Il faudrait être un pauvre esprit pour conserver la +mesquine tradition du tronc d’arbre.—Arrivé sous le ciel de +Durtinianum, et séduit par ce pays charmant, il en aurait fait le lieu +de sa résidence et le théâtre de ses crimes. Ce ne serait pas chose +aisée que de faire une peinture agréable des brigandages de Han. On +pourrait en adoucir l’horreur par quelque amour ingénieusement +imaginé. La bergère Alcippe, en promenant un jour son agneau dans un +bois de myrtes et d’oliviers, serait aperçue par le géant, qui +céderait soudain au pouvoir de ses yeux. Mais Alcippe aimerait le beau +Lycidas, officier des milices, en garnison dans son hameau. Le géant +s’irriterait du bonheur du centurion, et le centurion des assiduités +du géant. Vous concevez, aimable damoiselle, tout ce qu’une pareille +imagination pourrait semer de charme dans les aventures de Hannus. Je +parierais mes bottes de Cracovie contre une paire de patins qu’un tel +sujet, traité par la damoiselle Scudéry, ferait raffoler toutes les +dames de Copenhague.</p> + +<p>Ce mot arracha Schumacker de la sombre rêverie où il était resté +enseveli pendant la dépense inutile de bel esprit que venait de faire +le lieutenant.</p> + +<p>—Copenhague?-dit-il brusquement; seigneur officier, que s’est-il +passé de nouveau à Copenhague?</p> + +<p>—Rien, sur ma foi, que je sache, répondit le lieutenant, sinon le +consentement donné par le roi au mariage important qui occupe en ce +moment les deux royaumes.</p> + +<p>—Comment! reprit Schumacker; quel mariage?</p> + +<p>L’apparition d’un quatrième interlocuteur arrêta la réponse sur les +lèvres du lieutenant.</p> + +<p>Tous trois levèrent les yeux. Le visage sombre du prisonnier +s’éclaircit, la physionomie frivole du lieutenant prit une expression +de gravité, et la douce figure d’Éthel, pâle et confuse pendant le +long soliloque de l’officier, se ranima de vie et de joie. Elle +soupira profondément, comme si son cÅ“ur eût été allégé d’un poids +insupportable, et son sourire triste et furtif s’élança au-devant du +nouveau venu.—C’était Ordener.</p> + +<p>Le vieillard, la jeune fille et l’officier étaient devant Ordener dans +une position singulière, ils avaient chacun un secret commun avec lui; +aussi se gênaient-ils réciproquement. Le retour d’Ordener au donjon ne +surprit ni Schumacker ni Éthel, qui l’attendaient; mais il étonna le +lieutenant, autant que la présence du lieutenant surprit Ordener, qui +aurait pu craindre quelque indiscrétion de l’officier sur la scène de +la veille, si le silence prescrit par la loi courtoise ne l’eût +rassuré. Il ne pouvait donc que s’étonner de le voir paisiblement +assis près des deux prisonniers.</p> + +<p>Ces quatre personnages ne pouvaient rien se dire réunis, précisément +parce qu’ils auraient eu beaucoup à se dire isolément. Aussi, hormis +les regards d’intelligence et d’embarras, l’accueil que reçut Ordener +fut-il absolument muet.</p> + +<p>Le lieutenant partit d’un éclat de rire.</p> + +<p>—Par la queue du manteau royal, mon cher nouveau-venu, voilà un +silence qui ne ressemble pas mal à celui des sénateurs gaulois, quand +le romain Brennus.... Je ne sais, en honneur, déjà plus qui était +romain ou gaulois, des sénateurs ou du général. N’importe! puisque +vous voilà , aidez-moi à instruire cet honorable vieillard de ce qui se +passe de nouveau. J’allais, sans votre subite entrée en scène, +l’entretenir du mariage illustre qui occupe en ce moment mèdes et +persans.</p> + +<p>—Quel mariage? dirent en même temps Ordener et Schumacker.</p> + +<p>—À la coupe de vos vêtements, seigneur étranger, s’écria le +lieutenant en frappant des mains, j’avais déjà pressenti que vous +veniez de quelque autre monde. Voici une question qui change en +certitude mon soupçon. Vous êtes sans doute débarqué hier sur les +bords de la Nidder, dans un char-fée attelé de deux griffons ailés; +car vous n’auriez pu parcourir la Norvège sans entendre parler du +fameux mariage du fils du vice-roi avec la fille du grand-chancelier.</p> + +<p>Schumacker se tourna vers le lieutenant.</p> + +<p>—Quoi! Ordener Guldenlew épouse Ulrique d’Ahlefeld?</p> + +<p>—Comme vous dites, répondit l’officier, et cela sera conclu avant que +la mode des vertugadins à la française soit passée à Copenhague.</p> + +<p>—Le fils de Frédéric doit avoir environ vingt-deux ans; car j’étais +depuis une année dans la forteresse de Copenhague quand le bruit de sa +naissance parvint jusqu’à moi. Qu’il se marie jeune, continua +Schumacker avec un sourire amer; au moment de la disgrâce on ne lui +reprochera pas du moins d’avoir ambitionné le chapeau de cardinal.</p> + +<p>Le vieux favori faisait à ses propres malheurs une allusion que le +lieutenant ne comprit pas.</p> + +<p>—Non certes, dit-il en éclatant de rire. Le baron Ordener va recevoir +le titre de comte, le collier de l’Éléphant et les aiguillettes de +colonel, qui ne se concilient guère vraiment avec la barrette de +cardinal.</p> + +<p>—Tant mieux, répondit Schumacker. Puis, après une pause, il ajouta, +secouant la tête comme s’il eût vu sa vengeance devant lui:—Quelque +jour peut-être on lui fera un carcan du noble collier, on lui brisera +sur le front sa couronne de comte, on lui battra les joues de ses +aiguillettes de colonel. Ordener saisit la main du vieillard.</p> + +<p>—Dans l’intérêt de votre haine, seigneur, ne maudissez pas le bonheur +d’un ennemi avant de savoir si ce bonheur en est un pour lui.</p> + +<p>—Eh! mais, dit le lieutenant, qu’importent au baron de Thorvick les +anathèmes du bonhomme?</p> + +<p>—Lieutenant! s’écria Ordener, ils lui importent plus que vous ne +pensez....—peut-être.—Et, poursuivit-il après un moment de silence, +votre fameux mariage est moins certain que vous ne le croyez.</p> + +<p>—<i>Fiat quod vis</i>, repartit le lieutenant avec une salutation +ironique; le roi, le vice-roi et le grand-chancelier ont, il est vrai, +tout disposé pour cette union; ils la désirent, ils la veulent; mais +puisqu’elle déplaît au seigneur étranger, qu’importe le +grand-chancelier, le vice-roi et le roi!</p> + +<p>—Vous avez peut-être raison, dit Ordener d’un air sérieux.</p> + +<p>—Oh! sur ma foi!—et le lieutenant se renversa sur le dos en éclatant +de rire,—cela est trop plaisant. Je voudrais pour beaucoup que le +baron de Thorvick fût ici pour entendre un devin aussi bien instruit +des choses de ce monde décider de sa destinée. Mon docte prophète, +croyez-moi, vous n’avez pas encore assez de barbe pour être bon +sorcier.</p> + +<p>—Seigneur lieutenant, répondit froidement Ordener, je ne pense pas +qu’Ordener Guldenlew épouse une femme sans l’aimer.</p> + +<p>—Eh! eh! voilà le livre des maximes. Et qui vous dit, seigneur du +manteau vert, que le baron n’aime pas Ulrique d’Ahlefeld?</p> + +<p>—Et, s’il vous plaît, à votre tour, qui vous dit qu’il l’aime?</p> + +<p>Ici le lieutenant fut entraîné, comme il arrive souvent, par la +chaleur de la conversation, à affirmer un fait dont il n’était pas +sûr.</p> + +<p>—Qui me dit qu’il l’aime? la question est amusante! J’en suis fâché +pour votre divination; mais tout le monde sait que ce mariage n’est +pas moins un mariage de passion que de convenance.</p> + +<p>—Excepté moi, du moins, dit Ordener d’un ton grave.</p> + +<p>—Excepté vous, soit; mais qu’importe! vous n’empêcherez pas que le +fils du vice-roi ne soit amoureux de la fille du chancelier!</p> + +<p>—Amoureux?</p> + +<p>—Amoureux fou!</p> + +<p>—Il faudrait en effet qu’il fût fou pour en être amoureux.</p> + +<p>—Holà ! n’oubliez pas de qui et à qui vous parlez. Ne dirait-on pas +que le fils du comte vice-roi n’a pu s’éprendre d’une dame sans +consulter ce rustaud?</p> + +<p>En parlant ainsi, l’officier s’était levé. Éthel, qui vit le regard +d’Ordener s’enflammer, se précipita devant lui.</p> + +<p>—Oh! dit-elle, de grâce calmez-vous; n’écoutez pas ces injures; que +nous importe que le fils du vice-roi aime la fille du chancelier? +Cette douce main posée sur le cÅ“ur du jeune homme en apaisa la +tempête; il abaissa sur son Éthel un regard enivré, et n’entendit plus +le lieutenant qui, reprenant sa gaieté, s’écriait:—La damoiselle +remplit avec une grâce infinie le rôle des dames sabines entre leurs +pères et leurs maris. Mes paroles étaient peu mesurées; j’oubliais, +poursuivit-il en s’adressant à Ordener, qu’il existait entre nous un +lien de fraternité, et que nous ne pouvions plus nous provoquer.</p> + +<p>—Chevalier, donnez-moi la main. Convenez-en, vous aviez aussi oublié +que vous parliez du fils du vice-roi à son futur beau-frère, le +lieutenant d’Ahlefeld.</p> + +<p>À ce nom, Schumacker, qui avait tout observé jusque-là d’un Å“il +d’indifférence ou d’impatience, s’élança de son siège de pierre en +poussant un cri terrible.</p> + +<p>—D’Ahlefeld! un d’Ahlefeld devant moi! Serpent! comment n’ai-je pas +reconnu dans le fils son exécrable père! Laissez-moi paisible dans mon +cachot, je n’ai point été condamné au supplice de vous voir. Il ne me +manque plus, comme il l’osait souhaiter tout à l’heure, que de voir le +fils de Guldenlew près du fils d’Ahlefeld!—Traîtres! lâches! que ne +viennent-ils eux-mêmes jouir de mes larmes de démence et de rage? +Race! race abhorrée! fils d’Ahlefeld, laisse-moi!</p> + +<p>L’officier, d’abord étourdi de la vivacité de ces imprécations, +retrouva bientôt la colère et la parole.</p> + +<p>—Silence! vieil insensé! auras-tu bientôt fini de me chanter les +litanies des démons?</p> + +<p>—Laisse, laisse-moi! poursuivit le vieillard, et emporte ma +malédiction, pour toi et la misérable race de Guldenlew qui va +s’allier à la tienne.</p> + +<p>—Pardieu, s’écria l’officier furieux, tu me fais un double outrage!</p> + +<p>Ordener arrêta le lieutenant, qui ne se connaissait plus.</p> + +<p>—Respectez un vieillard dans votre ennemi, lieutenant; nous avons +déjà des satisfactions à nous rendre, je vous ferai raison des +offenses du prisonnier.</p> + +<p>—Soit, dit le lieutenant, vous contractez une double dette; le combat +sera à outrance, car j’aurai mon beau-frère et moi à venger. Songez +qu’avec mon gant vous ramassez celui d’Ordener Guldenlew.</p> + +<p>—Lieutenant d’Ahlefeld, répondit Ordener, vous embrassez le parti des +absents avec une chaleur qui prouve de la générosité. N’y en aurait-il +pas autant à prendre pitié d’un malheureux vieillard à qui l’adversité +donne quelque droit d'être injuste?</p> + +<p>D’Ahlefeld était de ces âmes chez qui on éveille une vertu avec une +louange. Il serra la main d’Ordener, et s’approcha de Schumacker, qui, +épuisé par son emportement même, était retombé sur le rocher dans les +bras d’Éthel éplorée.</p> + +<p>—Seigneur Schumacker, dit l’officier, vous avez abusé de votre +vieillesse, et j’allais peut-être abuser de ma jeunesse, si vous +n’aviez trouvé un champion. J’étais entré ce matin pour la dernière +fois dans votre prison, car c’était pour vous dire que désormais vous +pourriez rester, d’après l’ordre spécial du vice-roi, libre et sans +gardes dans le donjon. Recevez cette bonne nouvelle de la bouche d’un +ennemi.</p> + +<p>—Retirez-vous, dit le vieux captif d’une voix sourde.</p> + +<p>Le lieutenant s’inclina, et obéit, intérieurement satisfait d’avoir +conquis le regard approbateur d’Ordener.</p> + +<p>Schumacker resta quelque temps les bras croisés et la tête courbée, +enseveli dans ses rêveries; tout à coup il releva son regard sur +Ordener, debout et en silence devant lui.</p> + +<p>—Eh bien? dit-il.</p> + +<p>—Seigneur comte, Dispolsen est mort assassiné.</p> + +<p>La tête du vieillard retomba sur sa poitrine. Ordener poursuivit:</p> + +<p>—Son assassin est un brigand fameux, Han d’Islande.</p> + +<p>—Han d’Islande! dit Schumacker.</p> + +<p>—Han d’Islande! répéta Éthel.</p> + +<p>—Il a dépouillé le capitaine, continua Ordener.</p> + +<p>—Ainsi, dit le vieillard, vous n’avez point entendu parler d’un +coffret de fer, scellé des armes de Griffenfeld?</p> + +<p>—Non, seigneur.</p> + +<p>Schumacker laissa tomber son front sur ses mains.</p> + +<p>—Je vous le rapporterai, seigneur comte, fiez-vous à moi. Le meurtre +a été commis hier matin. Han a fui vers le nord. J’ai un guide qui +connaît ses retraites, j’ai souvent parcouru les monts du +Drontheimhus. J’atteindrai le brigand. Éthel pâlit. Schumacker se +leva; son regard avait quelque chose de joyeux, comme s’il comprenait +encore la vertu chez les hommes.</p> + +<p>—Noble Ordener, dit-il, adieu.—Et levant une main vers le ciel, il +disparut derrière les broussailles.</p> + +<p>Quand Ordener se retourna, il vit, sur le roc bruni par la mousse, +Éthel pâle, comme une statue d’albâtre sur un piédestal noir.</p> + +<p>—Juste Dieu, mon Éthel! dit-il se précipitant près d’elle et la +soutenant dans ses bras, qu’avez-vous?</p> + +<p>—Oh! répondit la tremblante jeune fille d’une voix qu’on entendait à +peine, oh! si vous avez, non quelque amour, mais quelque pitié pour +moi, seigneur, si vous ne me parliez pas hier tout à fait pour +m’abuser, si ce n’est pas pour causer ma mort que vous avez daigné +venir dans cette prison; seigneur Ordener, mon Ordener, renoncez, au +nom du ciel, au nom des anges, renoncez à votre projet insensé! +Ordener, mon bien-aimé Ordener! poursuivit-elle,—et ses larmes +s’échappaient avec abondance, et sa tête s’était penchée sur le sein +du jeune homme,—fais-moi ce sacrifice. Ne poursuis pas ce brigand, +cet affreux démon, que tu veux combattre. Dans quel intérêt y vas-tu, +Ordener? Dis-moi, quel intérêt peut t'être plus cher que celui de la +malheureuse que tu nommais hier ta bien-aimée épouse?</p> + +<p>Elle s’arrêta suffoquée par les sanglots. Ses deux bras étaient +attachés par ses mains jointes au cou d’Ordener, sur les yeux duquel +elle fixait ses yeux suppliants.</p> + +<p>—Mon Éthel adorée, vous vous alarmez à tort. Dieu soutient les bonnes +intentions, et l’intérêt pour lequel je m’expose n’est autre que le +vôtre. Ce coffret de fer renferme....</p> + +<p>Éthel l’interrompit.</p> + +<p>—Mon intérêt! ai-je un autre intérêt que ta vie? Et si tu meurs, +Ordener, que veux-tu que je devienne?</p> + +<p>—Pourquoi penses-tu que je mourrai, Éthel?</p> + +<p>—Ah! tu ne connais donc pas ce Han, ce brigand infernal? Sais-tu à +quel monstre tu cours? Sais-tu qu’il commande à toutes les puissances +des ténèbres? qu’il renverse des montagnes sur des villes? que son pas +fait crouler les cavernes souterraines? que son souffle éteint les +fanaux sur les rochers? Et crois-tu, Ordener, résister à ce géant aidé +du démon, avec tes bras blancs et ta frêle épée?</p> + +<p>—Et vos prières, Éthel, et l’idée que je combats pour vous? Sois-en +sûre, mon Éthel, on t’a beaucoup exagéré la force et le pouvoir de ce +brigand. C’est un homme comme nous, qui donne la mort jusqu’à ce qu’il +la reçoive.</p> + +<p>—Tu ne veux donc pas m’écouter? mes paroles ne sont donc rien pour +toi? Que veux-tu, dis-moi, que je devienne si tu pars, si tu vas errer +de périls en périls, exposant, pour je ne sais quel intérêt de la +terre, tes jours qui sont à moi, les livrant à un monstre?</p> + +<p>Ici les récits du lieutenant apparurent de nouveau à l’imagination +d’Éthel, accrus de tout son amour et de toute sa terreur. Elle +poursuivit, d’une voix entrecoupée par les sanglots:</p> + +<p>—Je te l’assure, mon bien-aimé Ordener, ils t’ont trompé ceux qui +t’ont dit que ce n’était qu’un homme. Tu dois me croire plus qu’eux, +Ordener, tu sais que je ne voudrais pas te tromper. On a mille fois +essayé de le combattre, il a détruit des bataillons entiers. Je +voudrais seulement que d’autres te le disent, tu les croirais et tu +n’irais pas.</p> + +<p>Les prières de la pauvre Éthel auraient sans doute ébranlé +l’aventureuse résolution d’Ordener, s’il n’eût été aussi avancé. Les +paroles échappées la veille au désespoir de Schumacker revinrent à sa +mémoire, et le raffermirent.</p> + +<p>—Je pourrais, ma chère Éthel, vous dire que je n’irai pas, et n’en +pas moins exécuter mon projet; mais je ne vous tromperai jamais, même +pour vous rassurer. Je ne dois pas, je le répète, balancer entre vos +larmes et vos intérêts. Il s’agit de votre fortune, de votre bonheur, +de votre vie peut-être, de ta vie, mon Éthel.</p> + +<p>Et il la pressait doucement dans ses bras.</p> + +<p>—Et que me fait tout cela? reprit-elle éplorée. Mon ami, mon Ordener, +ma joie, tu sais que tu es toute ma joie, ne me donne pas un malheur +affreux et certain pour des malheurs légers et douteux. Que me font ma +fortune, ma vie?</p> + +<p>—Il s’agit aussi, Éthel, de la vie de votre père.</p> + +<p>Elle s’arracha de ses bras.</p> + +<p>—De mon père? répéta-t-elle à voix basse et en pâlissant.</p> + +<p>—Oui, Éthel. Ce brigand, soudoyé sans doute par les ennemis du comte +Griffenfeld, a en son pouvoir des papiers dont la perte compromet les +jours, déjà si détestés, de votre père. Je veux lui reprendre ces +papiers avec la vie.</p> + +<p>Éthel resta quelques instants pâle et muette; ses larmes s’étaient +taries, son sein gonflé respirait péniblement, elle regardait la terre +d’un Å“il terne et indifférent, de l’œil dont le condamné la regarde +au moment où la hache se lève derrière lui sur sa tête.</p> + +<p>—De mon père! murmura-t-elle.</p> + +<p>Puis elle tourna lentement les yeux sur Ordener.</p> + +<p>—Ce que tu fais est inutile; mais fais-le.</p> + +<p>Ordener l’attira sur son sein.</p> + +<p>—Oh! noble fille, laisse ton cÅ“ur battre sur le mien. Généreuse +amie! je reviendrai bientôt. Va, tu seras à moi; je veux être le +sauveur de ton père, pour mériter de devenir son fils. Mon Éthel, ma +bien-aimée Éthel!</p> + +<p>Qui pourrait dire ce qui se passe dans un noble cÅ“ur qui se sent +compris d’un noble cÅ“ur? Et si l’amour unit ces deux âmes pareilles +d’un lien indestructible, qui pourrait peindre ces inexprimables +délices? Il semble alors que l’on éprouve, réunis dans un court +moment, tout le bonheur et toute la gloire de la vie, embellie du +charme des généreux sacrifices.</p> + +<p>—O mon Ordener, va, et, si tu ne reviens pas, la douleur sans espoir +tue. J’aurai cette lente consolation. Ils se levèrent tous deux, et +Ordener plaça sur son bras le bras d’Éthel, et dans sa main cette main +adorée; ils traversèrent en silence les allées tortueuses du sombre +jardin, et arrivèrent à regret à la porte de la tour qui servait +d’issue. Là , Éthel, tirant de son sein de petits ciseaux d’or, coupa +une boucle de ses beaux cheveux noirs.</p> + +<p>—Reçois-la, Ordener; qu’elle t’accompagne, qu’elle soit plus heureuse +que moi.</p> + +<p>Ordener pressa religieusement sur ses lèvres ce présent de sa +bien-aimée.</p> + +<p>Elle poursuivit:</p> + +<p>—Ordener, pense à moi, je prierai pour toi. Ma prière sera peut-être +aussi puissante auprès de Dieu que tes armes devant le démon.</p> + +<p>Ordener s’inclina devant cet ange. Son âme sentait trop pour que sa +bouche pût parler. Ils restèrent quelque temps sur le cÅ“ur l’un de +l’autre. Au moment de la quitter, peut-être pour jamais, Ordener +jouissait, avec un triste ravissement, du bonheur de tenir une fois +encore toute son Éthel entre ses bras. Enfin, déposant un chaste et +long baiser sur le front décoloré de la douce jeune fille, il s’élança +violemment sous la voûte obscure de l’escalier en spirale, qui lui +apporta un moment après le mot si lugubre et si doux: Adieu!</p> + +<h2><a name="X" id="X"></a>X</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Tu ne la croirais pas malheureuse, tout ce qui<br /></span> +<span class="i0">l’entoure annonce le bonheur. Elle porte des<br /></span> +<span class="i0">colliers d’or et des robes de pourpre. Lorsqu’elle<br /></span> +<span class="i0">sort, la foule de ses vassaux se prosterne sur son<br /></span> +<span class="i0">passage, et des pages obéissants étendent des<br /></span> +<span class="i0">tapis sous ses pieds. Mais on ne la voit point<br /></span> +<span class="i0">dans la retraite qui lui est chère: car alors elle<br /></span> +<span class="i0">pleure, et son mari ne l’entend pas.—Je suis<br /></span> +<span class="i0">cette malheureuse, l’épouse d’un homme honoré,<br /></span> +<span class="i0">d’un noble comte, la mère d’un enfant dont les<br /></span> +<span class="i0">sourires me poignardent.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">MATURIN, <i>Bertram</i><br /></span> +</div></div> + +<p>La comtesse d’Ahlefeld venait de quitter l’insomnie de la nuit pour +celle du jour. À demi couchée sur un sopha, elle rêvait aux +arrière-goûts amers des jouissances impures, au crime qui use la vie +par des joies sans bonheur et des douleurs sans consolation. Elle +songeait à ce MusdÅ“mon, que de coupables illusions lui avaient jadis +peint si séduisant, si affreux maintenant qu’elle l’avait pénétré et +qu’elle avait vu l'âme à travers le corps. La misérable pleurait, non +d’avoir été trompée, mais de ne pouvoir plus l'être; de regret, non de +repentir; aussi ses pleurs ne la soulageaient-ils pas. En ce moment sa +porte s’ouvrit; elle essuya en hâte ses yeux, et se retourna irritée +d'être surprise, car elle avait ordonné qu’on la laissât seule. Sa +colère se changea à l’aspect de MusdÅ“mon en un effroi qu’elle apaisa +pourtant en le voyant accompagné de son fils Frédéric.</p> + +<p>—Ma mère! s’écria le lieutenant, comment donc êtes-vous ici? Je vous +croyais à Berghen. Est-ce que nos belles dames ont repris la mode de +courir les champs?</p> + +<p>La comtesse accueillit Frédéric avec des embrassements auxquels, comme +tous les enfants gâtés, il répondit assez froidement. C’était +peut-être la plus sensible des punitions pour cette malheureuse. +Frédéric était son fils chéri, le seul être au monde pour lequel elle +conservât une affection désintéressée; car souvent, dans une femme +dégradée, même quand l’épouse a disparu, il reste encore quelque chose +de la mère.</p> + +<p>—Je vois, mon fils, qu’en apprenant ma présence à Drontheim, vous +êtes accouru sur-le-champ pour me voir.</p> + +<p>—Oh! mon Dieu non. Je m’ennuyais au fort, je suis venu dans la ville +où j’ai rencontré MusdÅ“mon, qui m’a conduit ici.</p> + +<p>La pauvre mère soupira profondément.</p> + +<p>—À propos, ma mère, continua Frédéric, je suis bien content de vous +voir. Vous me direz si les nÅ“uds de ruban rose au bas du justaucorps +sont toujours de mode à Copenhague. Avez-vous songé à m’apporter une +fiole de cette huile de Jouvence, qui blanchit la peau? Vous n’avez +pas oublié, n’est-ce pas, le dernier roman traduit, ni les galons d’or +vierge que je vous ai demandés pour ma casaque couleur de feu, ni ces +petits peignes que l’on place maintenant sous la frisure pour soutenir +les boucles, ni....</p> + +<p>La malheureuse femme n’avait rien apporté à son fils, que le seul +amour qu’elle eût au monde.</p> + +<p>—Mon cher fils, j’ai été malade, et mes souffrances m’ont empêchée de +songer à vos plaisirs.</p> + +<p>—Vous avez été malade, ma mère? Eh bien, maintenant vous sentez-vous +mieux?—À propos, comment va ma meute de chiens normands? Je parie +qu’on aura négligé de baigner tous les soirs ma guenon dans l’eau de +rose. Vous verrez que je trouverai mon perroquet de Bilbao mort à mon +retour.—Quand je suis absent, personne ne songe à mes bêtes.</p> + +<p>—Votre mère du moins songe à vous, mon fils, dit la mère, d’une voix +altérée.</p> + +<p>C’aurait été l’heure inexorable où l’ange exterminateur lancera les +âmes pécheresses dans les châtiments éternels, qu’il aurait eu pitié +des douleurs auxquelles était en ce moment livré le cÅ“ur de +l’infortunée comtesse.</p> + +<p>MusdÅ“mon riait dans un coin de l’appartement.</p> + +<p>—Seigneur Frédéric, dit-il, je vois que l’épée d’acier ne veut pas se +rouiller dans le fourreau de fer. Vous ne vous souciez pas de perdre +dans les tours de Munckholm les saines traditions des salons de +Copenhague. Mais pourtant, daignez me le dire, à quoi bon cette huile +de Jouvence, ces rubans roses et ces petits peignes; à quoi bon ces +apprêts de siège, si la seule forteresse féminine que renferment les +tours de Munckholm est imprenable?</p> + +<p>—En honneur! elle l’est, répondit Frédéric en riant. Certes, si j’ai +échoué, le général Schack y échouerait. Mais comment surprendre un +fort où rien n’est à découvert, où tout est gardé sans relâche? Que +faire contre des guimpes qui ne laissent voir que le cou, contre des +manches qui cachent tout le bras, en sorte qu’il n’y a que le visage +et les mains pour prouver que la jeune damoiselle n’est pas noire +comme l’empereur de Mauritanie? Mon cher précepteur, vous seriez un +écolier. Croyez-moi, le fort est inexpugnable quand la Pudeur y tient +garnison.</p> + +<p>—En vérité! dit MusdÅ“mon. Mais ne forcerait-on pas la Pudeur à +capituler, en lui faisant donner l’assaut par l’Amour, au lieu de se +borner au blocus des Petits Soins?</p> + +<p>—Peine perdue, mon cher; l’Amour s’est bien introduit dans la place, +mais il y sert de renfort à la Pudeur.</p> + +<p>—Ah! seigneur Frédéric, voilà du nouveau. Avec l’Amour pour vous....</p> + +<p>—Et qui vous dit, MusdÅ“mon, qu’il est pour moi?</p> + +<p>—Et pour qui donc? s’écrièrent à la fois MusdÅ“mon et la comtesse, +qui jusqu’alors avait écouté en silence, mais à qui les paroles du +lieutenant venaient de rappeler Ordener.</p> + +<p>Frédéric allait répondre et préparait déjà un récit piquant de la +scène nocturne de la veille, quand le silence prescrit par la loi +courtoise lui revint à l’esprit et changea sa gaieté en embarras.</p> + +<p>—Ma foi, dit-il, je ne sais pour qui... mais... quelque rustaud, +peut-être... quelque vassal....</p> + +<p>—Quelque soldat de la garnison? dit MusdÅ“mon en éclatant de rire.</p> + +<p>—Quoi, mon fils! s’écriait de son côté la comtesse, vous êtes sûr +qu’elle aime un paysan, un vassal?</p> + +<p>—Quel bonheur si vous en étiez sûr!</p> + +<p>—Eh! sans doute, j’en suis sûr. Ce n’est point un soldat de la +garnison, ajouta le lieutenant d’un air piqué. Mais je suis assez sûr +de ce que je dis pour vous prier, ma mère, d’abréger mon très inutile +exil dans ce maudit château.</p> + +<p>Le visage de la comtesse s’était éclairci en apprenant la chute de la +jeune fille. L’empressement d’Ordener Guldenlew à se rendre à +Munckholm se présenta alors à son esprit sous des couleurs toutes +différentes. Elle en fit les honneurs à son fils.</p> + +<p>—Vous nous donnerez tout à l’heure, Frédéric, des détails sur les +amours d’Éthel Schumacker; ils ne m’étonnent pas, fille de rustre ne +peut aimer qu’un rustre. En attendant, ne maudissez pas ce château qui +vous a procuré hier l’honneur de voir certain personnage faire les +premières démarches pour vous connaître.</p> + +<p>—Comment! ma mère, dit le lieutenant ouvrant les yeux,—quel +personnage?</p> + +<p>—Trêve de plaisanteries, mon fils. Personne ne vous a-t-il rendu +visite hier? Vous voyez que je suis instruite.</p> + +<p>—Ma foi, mieux que moi, ma mère. Du diable si j’ai vu hier autre +visage que les mascarons placés sous les corniches de ces vieilles +tours!</p> + +<p>—Comment, Frédéric, vous n’avez vu personne?</p> + +<p>—Personne, ma mère, en vérité!</p> + +<p>Frédéric, en omettant son antagoniste du donjon, obéissait à la loi du +silence; et d’ailleurs ce manant pouvait-il compter pour quelqu’un?</p> + +<p>—Quoi! dit la mère, le fils du vice-roi n’est pas allé hier soir à +Munckholm?</p> + +<p>Le lieutenant éclata de rire.</p> + +<p>—Le fils du vice-roi! En vérité, ma mère, vous rêvez ou vous raillez.</p> + +<p>—Ni l’un ni l’autre, mon fils. Qui donc était hier de garde?</p> + +<p>—Moi-même, ma mère.</p> + +<p>—Et vous n’avez point vu le baron Ordener?</p> + +<p>—Eh non, répéta le lieutenant.</p> + +<p>—Mais songez, mon fils, qu’il a pu entrer incognito, que vous ne +l’avez jamais vu, ayant été élevé à Copenhague tandis qu’on relevait à +Drontheim; songez à ce qu’on dit de ses caprices, du vagabondage de +ses idées. Êtes-vous sûr, mon fils, de n’avoir vu personne?</p> + +<p>Frédéric hésita un instant.</p> + +<p>—Non, s’écria-t-il, personne! je ne puis dire autre chose.</p> + +<p>—En ce cas, reprit la comtesse, le baron n’est sans doute pas allé à +Munckholm.</p> + +<p>MusdÅ“mon, d’abord surpris comme Frédéric, avait tout écouté +attentivement. Il interrompit la comtesse.</p> + +<p>—Noble dame, permettez.—Seigneur Frédéric, quel est, de grâce, le +nom du vassal aimé de la fille de Schumacker?</p> + +<p>Il répéta sa question; car Frédéric, qui depuis quelques moments était +devenu pensif, ne l’avait pas entendue.</p> + +<p>—Je l’ignore.... ou plutôt.... Oui, je l’ignore.</p> + +<p>—Et comment, seigneur, savez-vous qu’elle aime un vassal?</p> + +<p>—L’ai-je dit? un vassal? Eh bien! oui, un vassal.</p> + +<p>L’embarras de la position du lieutenant s’accroissait. Cet +interrogatoire, les idées qu’il faisait naître en lui, l’obligation de +se taire, le jetaient dans un trouble dont il craignait de n'être plus +maître.</p> + +<p>—Par ma foi, sire MusdÅ“mon, et vous, ma noble mère, si la manie +d’interroger est à la mode, amusez-vous à vous interroger tous deux. +Pour moi, je n’ai rien de plus à vous dire.</p> + +<p>Et, ouvrant brusquement la porte, il disparut, les laissant plongés +dans un abîme de conjectures. Il descendit précipitamment dans la +cour, car il entendait la voix de MusdÅ“mon qui le rappelait.</p> + +<p>Il remonta à cheval, et se dirigea vers le port, d’où il voulait se +rembarquer pour Munckholm, pensant y trouver peut-être encore +l’étranger qui jetait dans de profondes réflexions l’un des plus +frivoles cerveaux d’une des plus frivoles capitales.</p> + +<p>—Si c’était Ordener Guldenlew! se disait-il; en ce cas ma pauvre +Ulrique.... Mais non; il est impossible qu’on soit assez fou pour +préférer la fille indigente d’un prisonnier d’état à la fille opulente +d’un ministre tout-puissant. En tout cas, la fille de Schumacker +pourrait n'être qu’une fantaisie, et rien n’empêche, quand on a une +femme, d’avoir en même temps une maîtresse; cela même est de bon ton. +Mais non, ce n’est pas Ordener. Le fils du vice-roi ne se vêtirait pas +d’un justaucorps usé; et cette vieille plume noire sans boucle, battue +du vent et de la pluie! et ce grand manteau dont on pourrait faire une +tente! et ces cheveux en désordre, sans peignes et sans frisure! et +ces bottines à éperons de fer, souillées de boue et de poussière! +Vraiment ce ne peut être lui. Le baron de Thorvick est chevalier de +Dannebrog; cet étranger ne porte aucune décoration d’honneur. Si +j’étais chevalier de Dannebrog, il me semble que je coucherais avec le +collier de l’ordre. Oh non! il ne connaît seulement pas la <i>Clélie</i>. +Non, ce n’est pas le fils du vice roi.</p> + +<h2><a name="XI" id="XI"></a>XI</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Si l’homme pouvait conserver encore la chaleur de<br /></span> +<span class="i0">l'âme quand l’expérience l’éclaire; s’il héritait<br /></span> +<span class="i0">du temps sans se courber sous son poids, il<br /></span> +<span class="i0">n’insulterait jamais aux vertus exaltées, dont le<br /></span> +<span class="i0">premier conseil est toujours le sacrifice de<br /></span> +<span class="i0">soi-même.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">Mme DE STAËL. <i>De l’Allemagne</i><br /></span> +</div></div> + +<p>—Eh bien! qu’est-ce? Vous, Poël! qui vous a fait monter?</p> + +<p>—Son excellence oublie qu’elle vient de m’en donner l’ordre.</p> + +<p>—Oui? dit le général.—Ah! c’était pour que vous me donnassiez ce +carton.</p> + +<p>Poël remit au gouverneur le carton, que celui-ci aurait pu prendre +lui-même, en étendant un peu le bras.</p> + +<p>Son excellence replaça machinalement le carton sans l’ouvrir, puis +elle feuilleta quelques papiers avec distraction.</p> + +<p>—Poël, je voulais aussi vous demander.... Quelle heure est-il?</p> + +<p>—Six heures du matin, répondit le valet au général, qui avait une +horloge sous les yeux.</p> + +<p>—Je voulais vous dire, Poël.... Qu’y a-t-il de nouveau dans le +palais?</p> + +<p>Le général continua sa revue des papiers, écrivant d’un air préoccupé +quelques mots sur chacun d’eux.</p> + +<p>—Rien, votre excellence, sinon que l’on attend encore mon noble +maître, dont je vois que le général est inquiet.</p> + +<p>Le général se leva de son grand bureau, et regarda Poël d’un air +d’humeur.</p> + +<p>—Vous avez de mauvais yeux, Poël. Moi, inquiet d’Ordener! Je sais le +motif de son absence; je ne l’attends pas encore.</p> + +<p>Le général Levin de Knud était tellement jaloux de son autorité, +qu’elle lui eût semblé compromise, si un subalterne eût pu deviner une +de ses secrètes pensées, et croire qu’Ordener avait agi sans son +ordre.</p> + +<p>—Poël, poursuivit-il, retirez-vous.</p> + +<p>Le valet sortit.</p> + +<p>—En vérité, s’écria le gouverneur resté seul, Ordener use et abuse. À +force de plier la lame, on la brise. Me faire passer une nuit +d’insomnie et d’impatience! exposer le général Levin aux sarcasmes +d’une chancelière et aux conjectures d’un valet! et tout cela pour +qu’un vieil ennemi ait les premiers embrassements qu’il doit à un +vieil ami. Ordener! Ordener! les caprices tuent la liberté. Qu’il +vienne, qu’il arrive maintenant, du diable si je ne l’accueille pas +comme la poudre accueille le feu! Exposer le gouverneur de Drontheim +aux conjectures d’un valet, aux sarcasmes d’une chancelière! Qu’il +vienne!</p> + +<p>Le général continuait d’apostiller les papiers sans les lire, tant sa +mauvaise humeur le préoccupait.</p> + +<p>—Mon général! mon noble père! s’écria une voix connue.</p> + +<p>Ordener serrait dans ses bras le vieillard, qui ne songea pas même à +réprimer un cri de joie.</p> + +<p>—Ordener, mon brave Ordener! Pardieu! que je suis aisé!....—La +réflexion arriva au milieu de cette phrase.—Je suis aisé, seigneur +baron, que vous sachiez maîtriser vos sentiments. Vous paraissez avoir +du plaisir à me revoir; c’est sans doute pour vous mortifier que vous +vous en êtes imposé la privation depuis vingt-quatre heures que vous +êtes ici.</p> + +<p>—Mon père, vous m’avez souvent dit qu’un ennemi malheureux devait +passer avant un ami heureux. Je viens de Munckholm.</p> + +<p>—Sans doute, dit le général, quand le malheur de l’ennemi est +imminent. Mais l’avenir de Schumacker....</p> + +<p>—Est plus menaçant que jamais. Noble général, une trame odieuse est +ourdie contre cet infortuné. Des hommes nés ses amis veulent le +perdre. Un homme né son ennemi saura le servir.</p> + +<p>Le général, dont le visage s’était par degrés entièrement adouci, +interrompit Ordener.</p> + +<p>—Bien, mon cher Ordener. Mais que dis-tu là ? Schumacker est sous ma +sauvegarde. Quels hommes? quelles trames?</p> + +<p>Ordener aurait été bien empêché de répondre clairement à cette +question. Il n’avait que des lueurs très vagues, que des présomptions +très incertaines sur la position de l’homme pour lequel il allait +exposer sa vie. Bien des gens trouveront qu’il agissait follement; +mais les âmes jeunes font ce qu’elles croient juste par instinct et +non par calcul; et d’ailleurs, dans ce monde où la prudence est si +aride et la sagesse si ironique, qui nie que la générosité soit folie? +Tout est relatif sur la terre, où tout est borné; et la vertu serait +une grande démence, si derrière les hommes il n’y avait Dieu. Ordener +était dans l'âge où l’on croit et où l’on est cru. Il risquait ses +jours de confiance. Le général accueillit de même des raisons qui +n’auraient pas résisté à une discussion froide.</p> + +<p>—Quelles trames? quels hommes? mon bon père. Dans quelques jours +j’aurai tout éclairci; alors vous saurez tout ce que je saurai. Je +vais repartir ce soir.</p> + +<p>—Comment! s’écria le vieillard, tu ne me donneras encore que quelques +heures! Mais où vas-tu? pourquoi pars-tu, mon cher fils?</p> + +<p>—Vous m’avez quelquefois permis, mon noble père, de faire une action +louable en secret.</p> + +<p>—Oui, mon brave Ordener; mais tu pars sans trop savoir pourquoi, et +tu sais quelle grande affaire te demande.</p> + +<p>—Mon père m’a laissé un mois de réflexion, je le consacre aux +intérêts d’un autre. Bonne action donne bon conseil. D’ailleurs à mon +retour nous verrons.</p> + +<p>—Quoi! reprit le général d’un ton de sollicitude, ce mariage te +déplairait-il? on dit Ulrique d’Ahlefeld si belle! dis-moi, l’as-tu +vue?</p> + +<p>—Je crois qu’oui, dit Ordener; il me semble qu’elle est belle, en +effet.</p> + +<p>—Eh bien? reprit le gouverneur.</p> + +<p>—Eh bien, dit Ordener, elle ne sera pas ma femme.</p> + +<p>Ce mot froid et décisif frappa le général comme un coup violent. Les +soupçons de l’orgueilleuse comtesse lui revinrent à l’esprit.</p> + +<p>—Ordener, dit-il en hochant la tête, je devrais être sage, car j’ai +été pécheur. Eh bien, je suis un vieux fou! Ordener! le prisonnier a +une fille....</p> + +<p>—Oh! s’écria le jeune homme, général, je voulais vous en parler. Je +vous demande, mon père, votre protection pour cette faible et opprimée +jeune fille.</p> + +<p>—En vérité, dit gravement le gouverneur, tes instances sont vives.</p> + +<p>Ordener revint un peu à lui.</p> + +<p>—Et comment ne le seraient-elles pas pour une pauvre prisonnière à +laquelle on veut arracher la vie, et, ce qui est bien plus précieux, +l’honneur?</p> + +<p>—La vie! l’honneur! mais c’est moi pourtant qui gouverne ici, et +j’ignore toutes ces horreurs! Explique-toi.</p> + +<p>—Mon noble père, la vie du prisonnier et de sa fille sans défense est +menacée par un infernal complot.</p> + +<p>—Mais ce que tu avances est grave; quelle preuve en as-tu?</p> + +<p>—Le fils aîné d’une puissante famille est en ce moment à Munckholm; +il y est pour séduire la comtesse Éthel. Il me l’a dit lui-même.</p> + +<p>Le général recula de trois pas.</p> + +<p>—Dieu, Dieu! pauvre jeune abandonnée! Ordener, Ordener! Éthel et +Schumacker sont sous ma protection. Quel est le misérable? quelle est +la famille?</p> + +<p>Ordener s’approcha du général et lui serra la main.</p> + +<p>—La famille d’Ahlefeld.</p> + +<p>—D’Ahlefeld! dit le vieux gouverneur; oui, la chose est claire, le +lieutenant Frédéric est encore en ce moment à Munckholm. Noble +Ordener, on veut t’allier à cette race. Je conçois ta répugnance, +noble Ordener!</p> + +<p>Le vieillard, croisant les bras, resta quelques moments rêveur, puis +il vint à Ordener et le serra sur sa poitrine.</p> + +<p>—Jeune homme, tu peux partir; ta protection ne sera pas absente pour +tes protégés; je leur reste. Oui, pars; tu fais bien de toute manière. +Cette infernale comtesse d’Ahlefeld est ici, tu le sais peut-être?</p> + +<p>—La noble dame comtesse d’Ahlefeld, dit la voix de l’huissier qui +ouvrait la porte.</p> + +<p>À ce nom Ordener recula machinalement vers le fond de la chambre, et +la comtesse, entrant sans l’apercevoir, s’écria:</p> + +<p>—Seigneur général, votre élève se joue de vous; il n’est point allé à +Munckholm.</p> + +<p>—En vérité! dit le général.</p> + +<p>—Eh mon Dieu! mon fils Frédéric, qui sort du palais, était hier de +garde au donjon, et n’a vu personne.</p> + +<p>—Vraiment, noble dame? répéta le général.</p> + +<p>—Ainsi, continua la comtesse en souriant d’un air de triomphe, +général, n’attendez plus votre Ordener.</p> + +<p>Le gouverneur resta grave et froid.</p> + +<p>—Je ne l’attends plus en effet, dame comtesse.</p> + +<p>—Général, dit la comtesse en se détournant, je croyais que nous +étions seuls. Quel est?....</p> + +<p>La comtesse attacha son regard scrutateur sur Ordener, qui s’inclina.</p> + +<p>—Vraiment, poursuivit-elle,—je ne l’ai vu qu’une fois...—mais... +sans ce costume, ce serait....</p> + +<p>—Seigneur général, c’est le fils du vice-roi?</p> + +<p>—Lui-même, noble dame, dit Ordener, s’inclinant de nouveau.</p> + +<p>La comtesse sourit.</p> + +<p>—En ce cas permettez-vous à une dame, qui doit bientôt être plus +encore pour vous, de vous demander où vous êtes allé hier, seigneur +comte.</p> + +<p>—Seigneur comte! Je ne crois pas avoir eu le malheur de perdre déjà +mon noble père, dame comtesse.</p> + +<p>—Ce n’est certes point là ma pensée. Mieux vaut devenir comte en +prenant une épouse qu’en perdant un père.</p> + +<p>—L’un ne vaut guère mieux que l’autre, noble dame.</p> + +<p>La comtesse, un peu interdite, prit cependant le parti d’éclater de +rire.</p> + +<p>—Allons, on m’avait dit vrai; sa courtoisie est un peu sauvage. Elle +se familiarisera pourtant avec les présents des dames, quand Ulrique +d’Ahlefeld lui passera au cou la chaîne de l’ordre de l’Éléphant.</p> + +<p>—Véritable chaîne en effet! dit Ordener.</p> + +<p>—Vous verrez, général Levin, reprit la comtesse, dont le rire +devenait embarrassé, que votre intraitable élève ne voudra pas non +plus tenir d’une dame son rang de colonel.</p> + +<p>—Vous avez raison, dame comtesse, répliqua Ordener, un homme qui +porte l’épée ne doit pas devoir ses aiguillettes à un jupon.</p> + +<p>La physionomie de la grande dame se rembrunit tout à fait.</p> + +<p>—Ho! ho! d’où vient donc le seigneur baron? Est-il bien vrai que sa +courtoisie ne soit pas allée hier à Munckholm?</p> + +<p>—Noble dame, je ne satisfais pas toujours à toutes les +questions.—Mais, général, nous nous reverrons....</p> + +<p>Puis, serrant la main du vieillard et saluant la comtesse, il sortit, +laissant la dame stupéfaite de tout ce qu’elle ignorait, seule avec le +gouverneur, indigné de tout ce qu’il savait.</p> + +<h2><a name="XII" id="XII"></a>XII</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">... L’homme qui est en ce moment assis près de<br /></span> +<span class="i0">lui, qui rompt avec lui son pain et boit à sa<br /></span> +<span class="i0">santé la coupe qu’ils ont partagée ensemble, sera<br /></span> +<span class="i0">le premier à l’assassiner.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">SHAKESPEARE, <i>Timon d’Athènes</i><br /></span> +</div></div> + +<p>Que le lecteur se transporte maintenant sur la route de Drontheim à +Skongen, route étroite et pierreuse qui côtoie le golfe de Drontheim +jusqu’au hameau de Vygla, il ne tardera pas à entendre les pas de deux +voyageurs qui sont sortis de la porte dite de Skongen à la chute du +jour, et montent assez rapidement les collines étagées sur lesquelles +serpente le chemin de Vygla.</p> + +<p>Tous deux sont enveloppés de manteaux. L’un marche d’un pas jeune et +ferme, le corps droit et la tête levée; l’extrémité d’un sabre dépasse +le bord de son manteau, et, malgré l’obscurité de la nuit, on peut +voir une plume se balancer au souffle du vent sur sa toque. L’autre +est un peu plus grand que son compagnon, mais légèrement voûté; on +voit sur son dos une bosse, formée sans doute par une besace que cache +un grand manteau noir dont les bords profondément dentelés annoncent +les bons et loyaux services. Il n’a d’autre arme qu’un long bâton dont +il aide sa marche inégale et précipitée.</p> + +<p>Si la nuit empêche le lecteur de distinguer les traits des deux +voyageurs, il les reconnaîtra peut-être à la conversation que l’un +d’eux entame après une heure de route silencieuse, et par conséquent +ennuyeuse.</p> + +<p>—Maître! mon jeune maître! nous sommes au point d’où l’on aperçoit à +la fois la tour de Vygla et les clochers de Drontheim. Devant nous, à +l’horizon, cette masse noire, c’est la tour; derrière nous; voici la +cathédrale, dont les arcs-boutants, plus sombres encore que le ciel, +se dessinent comme les côtes de la carcasse d’un mammouth.</p> + +<p>—Vygla est-il loin de Skongen? demanda l’autre piéton.</p> + +<p>—Nous avons l’Ordals à traverser, seigneur; nous ne serons pas à +Skongen avant trois heures du matin.</p> + +<p>—Quelle est l’heure qui sonne en ce moment?</p> + +<p>—Juste Dieu, maître! vous me faites trembler. Oui, c’est la cloche de +Drontheim, dont le vent nous apporte les sons. Cela annonce l’orage. +Le souffle du nord-ouest amène les nuages.</p> + +<p>—Les étoiles, en effet, ont toutes disparu derrière nous.</p> + +<p>—Doublons le pas, mon noble seigneur, de grâce. L’orage arrive, et +peut-être s’est-on déjà aperçu à la ville de la mutilation du cadavre +de Gill et de ma fuite. Doublons le pas.</p> + +<p>—Volontiers. Vieillard, votre fardeau paraît lourd; cédez-le-moi, je +suis jeune et plus vigoureux que vous.</p> + +<p>—Non, en vérité, noble maître; ce n’est point à l’aigle à porter +l’écaille de la tortue. Je suis trop indigne que vous vous chargiez de +ma besace.</p> + +<p>—Mais, vieillard, si elle vous fatigue? Elle paraît pesante. Que +contient-elle donc? Tout à l’heure vous avez bronché, cela a résonné +comme du fer.</p> + +<p>Le vieillard s’écarta brusquement du jeune homme.</p> + +<p>—Cela a résonné, maître! oh non! vous vous êtes trompé. Elle ne +contient rien... que des vivres, des habits. Non, elle ne me fatigue +pas, seigneur.</p> + +<p>La proposition bienveillante du jeune homme paraissait avoir causé à +son vieux compagnon un effroi qu’il s’efforçait de dissimuler.</p> + +<p>—Eh bien, répondit le jeune homme sans s’en apercevoir, si ce fardeau +ne vous fatigue pas, gardez-le.</p> + +<p>Le vieillard, tranquillisé, se hâta néanmoins de changer la +conversation.</p> + +<p>—Il est triste de suivre, la nuit, en fugitifs, une route qu’il +serait si agréable, seigneur, de parcourir le jour en observateurs. On +trouve sur les bords du golfe, à notre gauche, une profusion de +pierres runiques, sur lesquelles on peut étudier des caractères +tracés, suivant les traditions, par les dieux et les géants. À notre +droite, derrière les rochers qui bordent le chemin, s’étend le marais +salé de Sciold, qui communique sans doute avec la mer par quelque +canal souterrain, puisque l’on y pêche le lombric marin, ce poisson +singulier qui, d’après les découvertes de votre serviteur et guide, +mange du sable. C’est dans la tour de Vygla, dont nous approchons, que +le roi païen Vermond fit rôtir les mamelles de sainte Étheldera, cette +glorieuse martyre, avec du bois de la vraie croix, apporté à +Copenhague par Olaüs III, et conquis par le roi de Norvège. On dit que +depuis on a essayé inutilement de faire une chapelle de cette tour +maudite; toutes les croix qu’on y a placées successivement ont été +consumées par le feu du ciel.</p> + +<p>En ce moment un immense éclair couvrit le golfe, la colline, les +rochers, la tour, et disparut avant que l’œil des deux voyageurs eût +pu discerner aucun de ces objets. Ils s’arrêtèrent spontanément, et +l’éclair fut suivi presque immédiatement d’un coup de tonnerre +violent, dont l’écho se prolongea de nuage en nuage dans le ciel, et +de rocher en rocher sur la terre.</p> + +<p>Ils levèrent les yeux. Toutes les étoiles étaient voilées, de grosses +nues roulaient rapidement les unes sur les autres, et la tempête +s’amassait comme une avalanche au-dessus de leurs têtes. Le grand vent +sous lequel couraient toutes ces masses n’était point encore descendu +jusqu’aux arbres, qu’aucun souffle n’agitait, et sur lesquels ne +retentissait encore aucune goutte de pluie. On entendait en haut comme +une rumeur orageuse qui, jointe à la rumeur du golfe, était le seul +bruit qui s’élevât dans l’obscurité de la nuit, redoublée par les +ténèbres de la tempête.</p> + +<p>Ce tumultueux silence fut soudain interrompu, près des deux voyageurs, +par une espèce de rugissement qui fit tressaillir le vieillard.</p> + +<p>—Dieu tout-puissant! s’écria-t-il en serrant le bras du jeune homme, +c’est le rire du diable dans l’orage, ou la voix de....</p> + +<p>Un nouvel éclair, un nouveau coup de tonnerre lui coupèrent la parole. +La tempête commença alors avec impétuosité, comme si elle eut attendu +ce signal. Les deux voyageurs resserrèrent leurs manteaux pour se +garantir à la fois de la pluie qui s’échappait des nuages par +torrents, et de la poussière épaisse qu’un vent furieux enlevait par +tourbillons à la terre encore sèche.</p> + +<p>—Vieillard, dit le jeune homme, un éclair vient de me montrer la tour +de Vygla sur notre droite; quittons la route et cherchons-y un abri.</p> + +<p>—Un abri dans la Tour-Maudite! s’écria le vieillard, que saint +Hospice nous protège! songez, jeune maître, que cette tour est +déserte.</p> + +<p>—Tant mieux! vieillard, nous n’attendrons pas à la porte.</p> + +<p>—Songez quelle abomination l’a souillée!</p> + +<p>—Eh bien! qu’elle se purifie en nous abritant. Allons, vieillard, +suivez-moi. Je vous déclare qu’en une pareille nuit je tenterais +l’hospitalité d’une caverne de voleurs. Alors, malgré les remontrances +du vieillard, dont il avait saisi le bras, il se dirigea vers +l’édifice, que les fréquentes lueurs des éclairs lui montraient à peu +de distance. En approchant, ils aperçurent une lumière à l’une des +meurtrières de la tour.</p> + +<p>—Vous voyez, dit le jeune homme, que cette tour n’est pas déserte. +Vous voilà rassuré, sans doute.</p> + +<p>—Dieu! bon Dieu! s’écria le vieillard, où me menez-vous, maître? Ne +plaise à saint Hospice que j’entre dans cet oratoire du démon!</p> + +<p>Ils étaient au bas de la tour. Le jeune voyageur frappa avec force à +la porte neuve de cette ruine redoutée.</p> + +<p>—Tranquillisez-vous, vieillard; quelque pieux cénobite sera venu +sanctifier cette demeure profanée, en l’habitant.</p> + +<p>—Non, disait son compagnon, je n’entrerai pas. Je réponds que nul +ermite ne peut vivre ici, à moins qu’il n’ait pour chapelet une des +sept chaînes de Belzébuth.</p> + +<p>Cependant une lumière était descendue de meurtrière en meurtrière, et +vint briller à travers la serrure de la porte.</p> + +<p>—Tu viens bien tard, Nychol! cria une voix aigre; on dresse la +potence à midi, et il ne faut que six heures pour venir de Skongen à +Vygla. Est-ce qu’il y a eu surcroît de besogne?</p> + +<p>Cette question tomba au moment où la porte s’ouvrait. La femme qui +l’ouvrait, apercevant deux figures étrangères, au lieu de celle +qu’elle attendait, poussa un cri d’effroi et de menace, et recula de +trois pas. L’aspect de cette femme n’était pas lui-même très +rassurant. Elle était grande, son bras élevait au-dessus de sa tête +une lampe de fer dont son visage était fortement éclairé. Ses traits +livides, sa figure sèche et anguleuse, avaient quelque chose de +cadavéreux, et il s’échappait de ses yeux creux des rayons sinistres +pareils à ceux d’une torche funèbre. Elle était vêtue depuis la +ceinture d’un jupon de serge écarlate, qui ne laissait voir que ses +pieds nus, et paraissait souillé de taches d’un autre rouge. Sa +poitrine décharnée était à moitié couverte d’une veste d’homme de même +couleur, dont les manches étaient coupées au coude. Le vent, entrant +par la porte ouverte, agitait au-dessus de sa tête ses longs cheveux +gris à peine retenus par une ficelle d’écorce, ce qui rendait plus +sauvage encore l’expression de sa farouche physionomie.</p> + +<p>—Bonne dame, dit le plus jeune des nouveaux-venus, la pluie tombe à +flots, vous avez un toit et nous avons de l’or.</p> + +<p>Son vieux compagnon le tirait par son manteau, et s’écriait à voix +basse:</p> + +<p>—O maître! que dites-vous là ? Si ce n’est pas ici la maison du +diable, c’est l’habitacle de quelque bandit. Notre or nous perdra, +loin de nous protéger.</p> + +<p>—Paix! dit le jeune homme; et tirant une bourse de sa veste, il la +fit briller aux yeux de l’hôtesse, en répétant sa prière.</p> + +<p>Celle-ci, revenue un peu de sa surprise, les considérait +alternativement d’un Å“il fixe et hagard.</p> + +<p>—Étrangers! s’écria-t-elle enfin, comme n’ayant pas entendu leur +voix, vos esprits gardiens vous ont-ils abandonnés? que venez-vous +chercher parmi les habitants maudits de la Tour-Maudite? Étrangers! ce +ne sont point des hommes qui vous ont indiqué ces ruines pour abri, +car tous vous auraient dit: Mieux vaut l’éclair de la tempête que le +foyer de la tour de Vygla. Le seul vivant qui puisse entrer ici +n’entre dans aucune demeure des autres vivants, il ne quitte la +solitude que pour la foule, il ne vit que pour la mort. Il n’a de +place que dans les malédictions des hommes, il ne sert qu’à leurs +vengeances, il n’existe que par leurs crimes. Et le plus vil scélérat, +à l’heure du châtiment, se décharge sur lui du mépris universel, et se +croit encore en droit d’y ajouter le sien. Étrangers! vous l'êtes, car +votre pied n’a pas encore repoussé avec horreur le seuil de cette +tour; ne troublez pas plus longtemps la louve et les louveteaux; +regagnez le chemin où marchent tous les autres hommes, et, si vous ne +voulez pas être fuis de vos frères, ne leur dites pas que votre visage +ait été éclairé par la lampe des hôtes de la tour de Vygla.</p> + +<p>À ces mots, indiquant la porte du geste, elle s’avança vers les deux +voyageurs. Le vieux tremblait de tous ses membres, et regardait d’un +air suppliant le jeune, lequel, n’ayant rien compris aux paroles de la +grande femme, à cause de l’extrême volubilité de son débit, la croyait +folle, et ne se sentait d’ailleurs nullement disposé à retourner sous +la pluie, qui continuait de tomber à grand bruit.</p> + +<p>—Par ma foi, notre bonne hôtesse, vous venez de nous peindre un +personnage singulier, avec lequel je ne veux pas perdre l’occasion de +faire connaissance.</p> + +<p>—La connaissance avec lui, jeune homme, est bientôt faite, plus tôt +terminée. Si votre démon vous y pousse, allez assassiner un vivant ou +profaner un mort.</p> + +<p>—Profaner un mort! répéta le vieillard d’une voix tremblante et se +cachant dans l’ombre de son compagnon.</p> + +<p>—Je ne comprends guère, dit celui-ci, vos moyens, au moins très +indirects; il est plus court de rester ici. Il faudrait être fou pour +continuer sa route par un pareil temps.</p> + +<p>—Mais bien plus fou encore, murmura le vieillard, pour s’abriter +contre un pareil temps dans un pareil lieu.</p> + +<p>—Malheureux! s’écria la femme, ne frappez pas au seuil de celui qui +ne sait ouvrir d’autre porte que celle du sépulcre.</p> + +<p>—Dût la porte du sépulcre s’ouvrir en effet pour moi avec la vôtre, +femme, il ne sera pas dit que j’aurai reculé devant une parole +sinistre. Mon sabre me répond de tout. Allons, fermez la tour, car le +vent est froid, et prenez cet or.</p> + +<p>—Eh! que me fait votre or! reprit l’hôtesse; précieux dans vos mains, +il deviendra dans les miennes plus vil que l’étain. Eh bien, restez +donc pour de l’or. Il peut garantir des orages du ciel, il ne sauve +pas du mépris des hommes. Restez; vous payez l’hospitalité plus cher +qu’on ne paie un meurtre. Attendez-moi un instant ici, et donnez-moi +votre or. Oui, c’est la première fois que les mains d’un homme entrent +ici chargées d’or sans être souillées de sang.</p> + +<p>Alors, après avoir déposé sa lampe et barricadé la porte, elle +disparut sous la voûte d’un escalier noir, percé dans le fond de la +salle.</p> + +<p>Tandis que le vieillard frissonnait, et, invoquant, sous tous ses +noms, le glorieux saint Hospice, maudissait de bon cÅ“ur, mais à voix +basse, l’imprudence de son jeune compagnon, celui-ci prit la lumière, +et se mit à parcourir la grande pièce circulaire où ils se trouvaient. +Ce qu’il vit en approchant de la muraille le fit tressaillir, et le +vieillard, qui l’avait suivi du regard, s’écria:</p> + +<p>—Grand Dieu, maître! une potence?</p> + +<p>Une grande potence était en effet appuyée au mur, et atteignait au +cintre de la voûte haute et humide.</p> + +<p>—Oui, dit le jeune homme et voici des scies de bois et de fer, des +chaînes, des carcans; voici un chevalet et de grandes tenailles +suspendues au-dessus.</p> + +<p>—Grands saints du paradis! s’écria le vieillard, où sommes-nous?</p> + +<p>Le jeune homme poursuivit froidement son examen.</p> + +<p>—Ceci est un rouleau de corde de chanvre; voilà des fourneaux et des +chaudières; cette partie de la muraille est tapissée de pinces et de +scalpels; voici des fouets de cuir garnis de pointes d’acier, une +hache, une masse.</p> + +<p>—C’est donc ici le garde-meuble de l’enfer! interrompit le vieillard +épouvanté de cette terrible énumération.</p> + +<p>—Voici, continua l’autre, des siphons en cuivre, des roues à dents de +bronze, une caisse de grands clous, un cric. En vérité, ce sont de +sinistres ameublements. Il peut vous sembler fâcheux que mon +impatience vous ait amené ici avec moi.</p> + +<p>—Vraiment, vous en convenez!</p> + +<p>Le vieillard était plus mort que vif.</p> + +<p>—Ne vous effrayez pas; qu’importe le lieu où vous êtes? j’y suis avec +vous.</p> + +<p>—Belle défense! murmura le vieillard, chez qui une plus grande +terreur affaiblissait la crainte et le respect pour son jeune +compagnon; un sabre de trente pouces contre une potence de trente +coudées!</p> + +<p>La grande femme rouge reparut, et, reprenant la lampe de fer, fit +signe aux voyageurs de la suivre. Ils montèrent avec précaution un +escalier étroit et dégradé pratiqué dans l’épaisseur du mur de la +tour. À chaque meurtrière, une bouffée de vent et de pluie venait +menacer la flamme tremblante de la lampe, que l’hôtesse couvrait de +ses mains longues et diaphanes. Ce ne fut pas sans avoir plus d’une +fois trébuché sur des pierres roulantes, que l’imagination alarmée du +vieillard prenait pour des os humains épars sur les degrés, qu’ils +arrivèrent au premier étage de l’édifice, dans une salle ronde +pareille à la salle inférieure. Au milieu, suivant l’usage gothique, +brillait un vaste foyer, dont la fumée s’échappait par une ouverture +percée dans le plafond, non sans obscurcir très sensiblement +l’atmosphère de la salle, et dont la lumière, jointe à celle de la +lampe de fer, avait été aperçue des deux voyageurs sur le chemin. Une +broche, chargée de viande encore fraîche, tournait devant le feu. Le +vieillard se détourna avec horreur.</p> + +<p>—C’est à ce foyer exécrable, dit-il à son compagnon, que la braise de +la vraie croix a consumé les membres d’une sainte.</p> + +<p>Une table grossière était placée à quelque distance du foyer. La femme +invita les voyageurs à s’y asseoir.</p> + +<p>—Étrangers, dit-elle en plaçant la lampe devant eux, le souper sera +bientôt prêt, et mon mari va sans doute se hâter d’arriver, de peur +que l’esprit de minuit ne l’emporte en passant près de la +Tour-Maudite.</p> + +<p>Alors Ordener—car le lecteur a sans doute déjà deviné que c’était +lui et son guide Benignus Spiagudry—put examiner à son aise le +déguisement bizarre pour lequel ce dernier avait épuisé toutes les +ressources de son imagination fécondée par la peur d'être reconnu et +repris. Le pauvre concierge fugitif avait échangé ses habits de cuir +de renne contre un vêtement noir complet, laissé jadis dans le +Spladgest par un célèbre grammairien de Drontheim, qui s’était noyé +du désespoir de n’avoir pu trouver pourquoi <i>Jupiter</i> donnait <i>Jovis</i>. +au génitif. Ses sabots de coudrier avaient fait place aux bottes +fortes d’un postillon écrasé par ses chevaux, dans lesquelles ses +jambes fluettes étaient tellement à l’aise qu’il n’aurait pu marcher +sans le secours d’une demi-botte de foin. La vaste perruque d’un +jeune et élégant voyageur français assassiné par des voleurs aux +portes de Drontheim cachait sa calvitie, et flottait sur ses épaules +pointues et inégales. L’un de ses yeux était couvert d’un emplâtre, +et, grâce à un pot de fard qu’il avait trouvé dans les poches d’une +vieille fille morte d’amour, ses joues pâles et creuses s’étaient +revêtues d’un vermillon insolite, agrément auquel la pluie avait fait +participer jusqu’à son menton. Avant de s’asseoir, il plaça +soigneusement sous lui le paquet qu’il portait sur son dos, +s’enveloppa de son vieux manteau, et, tandis qu’il absorbait toute +l’attention de son compagnon, la sienne paraissait entièrement +concentrée sur le rôti que surveillait l’hôtesse, et vers lequel il +lançait de temps en temps des regards d’inquiétude et d’horreur. Sa +bouche laissait par intervalles échapper des mots entrecoupés:—Chair +humaine!... <i>horrendas epulas!</i>...—Anthropophages!...—Souper de +Moloch!...—<i>Ne pueras coram populo Medea trucidet</i>...—Où +sommes-nous? Atrée...—Druidesse...—Irmensul... Le diable a foudroyé +Lycaon....</p> + +<p>Enfin il s’écria:</p> + +<p>—Juste ciel! Dieu merci! j’aperçois une queue!</p> + +<p>Ordener, qui, l’ayant considéré et écouté attentivement, avait à peu +près suivi le fil de ses idées, ne put s’empêcher de sourire.</p> + +<p>—Cette queue n’a rien de rassurant. C’est peut-être un quartier du +diable.</p> + +<p>Spiagudry n’entendit pas cette plaisanterie; son regard s’était +attaché au fond de la salle. Il tressaillit et se pencha à l’oreille +d’Ordener.</p> + +<p>—Maître, regardez, là , au fond, sur ce tas de paille, dans +l’ombre....</p> + +<p>—Eh bien? dit Ordener.</p> + +<p>—Trois corps nus et immobiles,—trois cadavres d’enfants!</p> + +<p>—On frappe à la porte de la tour, s’écria la femme rouge, accroupie +près du foyer.</p> + +<p>En effet, un coup suivi de deux autres plus forts s’était fait +entendre dans le bruit de l’orage toujours croissant.</p> + +<p>—C’est enfin lui! c’est Nychol!</p> + +<p>Et, prenant la lampe, l’hôtesse descendit précipitamment.</p> + +<p>Les deux voyageurs n’avaient pas encore repris leur conversation quand +ils entendirent dans la salle basse un bruit confus de voix, au milieu +duquel s’élevèrent enfin ces paroles prononcées avec un accent qui fit +tressaillir et trembler Spiagudry:</p> + +<p>—Femme, tais-toi, nous resterons. Le tonnerre entre sans qu’on lui +ouvre la porte.</p> + +<p>Spiagudry se serra contre Ordener.</p> + +<p>—Maître! maître! dit-il faiblement, malheur à nous!</p> + +<p>Un tumulte de pas se fit entendre dans l’escalier, puis deux hommes, +revêtus d’habits religieux, entrèrent dans la salle, suivis de +l’hôtesse effarée.</p> + +<p>L’un de ces hommes était assez grand et portait l’habit noir et la +chevelure ronde des ministres luthériens; l’autre, de petite taille, +avait une robe d’ermite nouée d’une ceinture de corde. Le capuchon +rabattu sur son visage ne laissait apercevoir que sa longue barbe +noire, et ses mains étaient entièrement cachées sous les larges +manches de sa robe.</p> + +<p>À l’aspect de ces deux personnages pacifiques, Spiagudry sentit +s’évanouir la terreur que la voix étrange de l’un d’eux lui avait +causée.</p> + +<p>—Ne vous alarmez pas, chère dame, disait le ministre à l’hôtesse, des +prêtres chrétiens se rendent utiles à qui leur nuit; voudraient-ils +nuire à qui leur est utile? Nous implorons humblement un abri. Si le +révérend docteur qui m’accompagne vous a parlé durement tout à +l’heure, il a eu tort d’oublier cette modération de la voix, +recommandée par nos vÅ“ux; hélas! les plus saints peuvent faillir. +J’étais égaré sur la route de Skongen à Drontheim, sans guide dans la +nuit, sans asile dans la tempête. Ce révérend frère, que j’ai +rencontré, éloigné comme moi de sa demeure, a daigné me permettre de +venir avec lui vers la vôtre. Il m’avait vanté votre bonté +hospitalière, chère dame; sans doute, il ne s’est pas trompé. Ne nous +dites pas comme le mauvais pasteur: <i>Advena, cur intras?</i>. +Accueillez-nous, digne hôtesse, et Dieu sauvera vos moissons de +l’orage, Dieu donnera dans la tempète un abri à vos troupeaux, comme +vous en aurez donné un aux voyageurs égarés!</p> + +<p>—Vieillard, interrompit la femme d’une voix farouche, je n’ai ni +moissons ni troupeaux.</p> + +<p>—Eh bien! si vous êtes pauvres, Dieu bénit le pauvre avant le riche. +Vous vieillirez avec votre époux, respectés, non pour vos biens, mais +pour vos vertus; vos enfants croîtront, entourés de l’estime des +hommes et seront ce qu’aura été leur père.</p> + +<p>—Taisez-vous! cria l’hôtesse. C’est en restant ce que nous sommes que +nos enfants vieilliront comme nous dans le mépris des hommes, transmis +sur notre race de génération en génération. Taisez-vous, vieillard! La +bénédiction se tourne en malédiction sur nos têtes.</p> + +<p>—O ciel! reprit le ministre, qui donc êtes-vous? dans quels crimes +passez-vous votre vie?</p> + +<p>—Qu’appelez-vous crimes? qu’appelez-vous vertus? nous jouissons ici +d’un privilège; nous ne pouvons avoir de vertus ni commettre de +crimes.</p> + +<p>—La raison de cette femme est égarée, dit le ministre se tournant +vers le petit ermite, qui séchait sa robe de bure devant le foyer.</p> + +<p>—Non, prêtre! répliqua la femme, sachez où vous êtes. J’aime mieux +faire horreur que pitié. Je ne suis pas une insensée, mais la femme +du....</p> + +<p>Le retentissement prolongé de la porte de la tour sous un coup violent +empêcha d’entendre le reste, au grand désappointement de Spiagudry et +d’Ordener qui avaient prêté une attention muette à ce dialogue.</p> + +<p>—Maudit soit, dit la femme rouge entre ses dents, le syndic +haut-justicier de Skongen, qui nous a assigné pour demeure cette tour +voisine de la route! peut-être n’est-ce pas encore Nychol.</p> + +<p>Elle prit néanmoins la lampe.</p> + +<p>—Après tout, si c’est encore un voyageur, qu’importe? le ruisseau +peut couler où le torrent a passé. Les quatre voyageurs restés seuls +s’entre-regardaient aux lueurs du foyer. Spiagudry, d’abord épouvanté +par la voix de l’ermite, et rassuré ensuite par sa barbe noire, eût +peut-être recommencé à trembler s’il eût vu de quel Å“il perçant +celui-ci l’observait en dessous de son capuchon.</p> + +<p>Dans le silence général, le ministre hasarda une question:</p> + +<p>—Frère ermite, je présume que vous êtes un des prêtres catholiques +échappés à la dernière persécution, et que vous regagniez votre +retraite lorsque, pour mon bonheur, je vous ai rencontré; +pourriez-vous me dire où nous sommes?</p> + +<p>La porte délabrée de l’escalier en ruine se rouvrit avant que le frère +ermite eût répondu.</p> + +<p>—Femme, vienne un orage, et il y aura foule pour s’asseoir à notre +table exécrée et s’abriter sous notre toit maudit.</p> + +<p>—Nychol, répondit la femme, je n’ai pu empêcher....</p> + +<p>—Et qu’importent tous ces hôtes, pourvu qu’ils paient? l’or est tout +aussi bien gagné en hébergeant un voyageur qu’en étranglant un +brigand.</p> + +<p>Celui qui parlait ainsi s’était arrêté devant la porte, où les quatre +étrangers pouvaient le contempler à leur aise. C’était un homme de +proportions colossales, vêtu, comme l’hôtesse, de serge rouge. Son +énorme tête paraissait immédiatement posée sur ses larges épaules, ce +qui contrastait avec le cou long et osseux de sa gracieuse épouse. Il +avait le front bas, le nez camard, les sourcils épais; ses yeux, +entourés d’une ligne de pourpre, brillaient comme du feu dans du sang. +Le bas de son visage, entièrement rasé, laissait voir sa bouche grande +et profonde, dont un rire hideux entr’ouvrait les lèvres noires comme +les bords d’une plaie incurable. Deux touffes de barbe crépue, +pendantes de ses joues sur son cou, donnaient à sa figure, vue de +face, une forme carrée. Cet homme était coiffé d’un feutre gris, sur +lequel ruisselait la pluie, et dont sa main n’avait seulement pas +daigné toucher le bord à l’aspect des quatre voyageurs.</p> + +<p>En l’apercevant, Benignus Spiagudry poussa un cri d’épouvante, et le +ministre luthérien se détourna frappé de surprise et d’horreur, tandis +que le maître du logis, qui l’avait reconnu, lui adressait la parole.</p> + +<p>—Comment, vous voilà , seigneur ministre! En vérité, je ne croyais pas +avoir l’amusement de revoir aujourd’hui votre air piteux et votre mine +effarouchée.</p> + +<p>Le prêtre réprima son premier mouvement de répugnance. Ses traits +devinrent graves et sereins.</p> + +<p>—Et moi, mon fils, je m’applaudis du hasard qui a amené le pasteur +vers la brebis égarée, afin, sans doute, que la brebis revînt enfin au +pasteur.</p> + +<p>—Ah! par le gibet d’Aman, reprit l’autre en éclatant de rire, voilà +la première fois que je m’entends comparer à une brebis. Croyez-moi, +père, si vous voulez flatter le vautour, ne l’appelez pas pigeon.</p> + +<p>—Celui par lequel le vautour devient colombe, console, mon fils, et +ne flatte pas. Vous croyez que je vous crains, et je ne fais que vous +plaindre.</p> + +<p>—Il faut, en vérité, messire, que vous ayez bonne provision de pitié; +j’aurais pensé que vous l’aviez épuisée tout entière sur ce pauvre +diable, auquel vous montriez aujourd’hui votre croix pour lui cacher +ma potence.</p> + +<p>—Cet infortuné, répondit le prêtre, était moins à plaindre que vous; +car il pleurait, et vous riez. Heureux qui reconnaît, au moment de +l’expiation, combien le bras de l’homme est moins puissant que la +parole de Dieu!</p> + +<p>—Bien dit, père, reprit l’hôte avec une horrible et ironique gaieté. +Celui qui pleure! Notre homme d’aujourd’hui, d’ailleurs, n’avait +d’autre crime que d’aimer tellement le roi qu’il ne pouvait vivre sans +faire le portrait de sa majesté sur des petites médailles de cuivre, +qu’il dorait ensuite artistement pour les rendre plus dignes de la +royale effigie. Notre gracieux souverain n’a pas été ingrat, et lui a +donné en récompense de tant d’amour un beau cordon de chanvre, qui, +pour l’instruction de mes dignes hôtes, lui a été conféré ce jour même +sur la place publique de Skongen, par moi, grand-chancelier de l’ordre +du Gibet, assisté de messire, ici présent, grand-aumônier dudit ordre.</p> + +<p>—Malheureux! arrêtez, interrompit le prêtre. Comment celui qui châtie +oublie-t-il le châtiment? Écoutez le tonnerre....</p> + +<p>—Eh bien! qu’est-ce que le tonnerre? un éclat de rire de Satan.</p> + +<p>—Grand Dieu! il vient d’assister à la mort, et il blasphème!</p> + +<p>—Trêve aux sermons, vieux insensé, cria l’hôte d’une voix tonnante et +presque irritée; sinon vous pourriez maudire l’ange des ténèbres qui +nous a réunis deux fois en douze heures sur la même voiture et sous le +même toit. Imitez votre camarade l’ermite, qui se tait, car il a bonne +envie de retourner dans sa grotte de Lynrass. Je vous remercie, frère +ermite, de la bénédiction que tous les matins, à votre passage sur la +colline, je vous vois donner à la Tour-Maudite; mais, en vérité, +jusqu’ici vous m’aviez semblé de haute taille, et cette barbe si noire +m’avait paru blanche. Vous êtes bien cependant l’ermite de Lynrass, le +seul ermite du Drontheimhus?</p> + +<p>—Je suis en effet le seul, dit l’ermite d’une voix sourde.</p> + +<p>—Nous sommes donc, reprit l’hôte, les deux solitaires de la +province.—Holà ! Bechlie, hâte un peu ce quartier d’agneau, car j’ai +faim. J’ai été retardé, au village de Burlock, par ce maudit docteur +Manryll, qui ne voulait me donner que douze ascalins du cadavre; on en +donne quarante à cet infernal gardien du Spladgest, à Drontheim.—Hé, +messire de la perruque, qu’avez-vous donc? vous allez tomber à la +renverse.—À propos, Bechlie, as-tu terminé le squelette de +l’empoisonneur Orgivius, ce fameux magicien? Il serait temps de +l’envoyer au cabinet de curiosités de Berghen. As-tu dépêché l’un de +tes petits marcassins au syndic de Loevig pour réclamer ce qu’il me +doit? quatre doubles écus pour avoir fait bouillir une sorcière et +deux alchimistes, et enlevé plusieurs chaînes des poutres de la salle +de son tribunal, qu’elles déparaient; vingt ascalins pour avoir +dépendu Ismaël Typhaine, juif dont s’était plaint le révérend évêque; +et un écu pour avoir remis un bras de bois neuf à la potence de pierre +du bourg?</p> + +<p>—Le salaire, répondit la femme d’un voix aigre, est resté dans les +mains du syndic, parce que ton fils avait oublié la cuiller de bois +pour le recevoir, et qu’aucun valet du juge n’a voulu le lui remettre +en main propre.</p> + +<p>Le mari fronça le sourcil.</p> + +<p>—Que leur cou me tombe entre les mains, ils verront si j’aurai besoin +d’une cuiller de bois pour les toucher. Il faut pourtant ménager ce +syndic. C’est à lui qu’est renvoyée la requête du voleur Ivar, qui se +plaint de ce que la question lui a été donnée, non par un +tortionnaire, mais par moi, alléguant que, n’ayant pas encore été +jugé, il n’est pas encore infâme.—À propos, femme, empêche donc tes +petits de jouer avec mes tenailles et mes pinces;. ils ont dérangé +tous mes instruments, si bien que je n’ai pu m’en servir +aujourd’hui.—Où sont-ils, ces petits monstres? continua l’hôte en +s’approchant du tas de paille où Spiagudry avait cru voir trois +cadavres. Les voilà couchés là ; ils dorment, malgré le bruit, comme +trois dépendus.</p> + +<p>À ces paroles, dont l’horreur contrastait avec la tranquillité +effrayante et l’atroce gaieté de celui qui les prononçait, le lecteur +a peut-etre dèja deviné quel est l’habitant de la tour de Vygla. +Spiagudry, qui, dès son apparition, le reconnut pour l’avoir vu +figurer souvent dans de sinistres cérémonies sur la place de +Drontheim, se sentit près de défaillir d’épouvante, en songeant +surtout au motif personnel qu’il avait depuis la veille pour craindre +ce terrible fonctionnaire. Il se pencha vers Ordener, et lui dit d’une +voix presque inarticulée:</p> + +<p>—C’est Nychol Orugix, bourreau du Drontheimbus!</p> + +<p>Ordener, d’abord frappé d’horreur, tressaillit et regretta la route et +la tempête. Mais bientôt je ne sais quel sentiment de curiosité +indéfinissable s’empara de lui, et, tout en plaignant l’embarras et +l’épouvante de son vieux guide, il prêtait son attention entière aux +paroles et à l’habitude de vie de l'être singulier qu’il avait sous +les yeux, comme on écoute avidement le grondement d’une hyène ou le +rugissement d’un tigre amené du désert dans nos villes. Le pauvre +Benignus était loin d’avoir l’esprit assez libre pour faire de son +côté des observations psychologiques. Caché derrière Ordener, il se +ramassait dans son manteau, portait une main inquiète à son emplâtre, +attirait sur son visage le derrière de sa perruque flottante, et ne +respirait que par gros soupirs.</p> + +<p>Cependant l’hôtesse avait servi sur un grand plat de terre le quartier +d’agneau rôti, pourvu de sa queue rassurante. Le bourreau vint +s’asseoir en face d’Ordener et de Spiagudry, entre les deux prêtres; +et sa femme, après avoir chargé la table d’une cruche de bière +miellée, d’un morceau de <i>rindebrod</i> [Note: Pain d’écorce dont se +nourrit la classe indigente en Norvège.] et de cinq assiettes de bois, +s’assit devant le feu, et s’occupa d’aiguiser les pinces ébréchées de +son mari.</p> + +<p>—Ça, révérend ministre, dit Orugix en riant, la brebis vous offre de +l’agneau. Et vous, seigneur de la perruque, est-ce le vent qui a ainsi +ramené votre coiffure sur votre visage?</p> + +<p>—Le vent... seigneur, l’orage.... balbutia le tremblant Spiagudry.</p> + +<p>—Allons, enhardissez-vous, mon vieux. Vous voyez que les seigneurs +prêtres et moi nous sommes bons diables. Dites-nous qui vous êtes et +quel est votre jeune compagnon le taciturne, et parlez un peu. Faisons +connaissance. Si vos discours tiennent tout ce que promet votre vue, +vous devez être bien amusant.</p> + +<p>—Le maître plaisante, dit le concierge contractant ses lèvres, +montrant ses dents et clignant son Å“il pour avoir l’air de rire, je +ne suis qu’un pauvre vieux.</p> + +<p>—Oui, interrompit le jovial bourreau, quelque vieux savant, quelque +vieux sorcier.</p> + +<p>—Oh! seigneur maître, savant oui, sorcier non.</p> + +<p>—Tant pis, un sorcier compléterait notre joyeux sanhédrin.—Seigneurs +mes hôtes, buvons pour rendre la parole à ce vieux savant, qui va +égayer notre souper. À la santé du pendu d’aujourd’hui, frère +prédicateur! Eh bien! père ermite, vous refusez ma bière? L’ermite +avait en effet tiré de dessous sa robe une grande gourde pleine d’une +eau très claire, dont il remplit son verre.</p> + +<p>—Parbleu! ermite de Lynrass, s’écria le bourreau, si vous ne goûtez +pas de ma bière, je goûterai de cette eau que vous lui préférez.</p> + +<p>—Soit, répondit l’ermite.</p> + +<p>—Otez d’abord votre gant, révérend frère, répliqua le bourreau; on ne +verse à boire qu’à main nue.</p> + +<p>L’ermite fit un signe de refus.</p> + +<p>—C’est un vÅ“u, dit-il.</p> + +<p>—Versez donc toujours, dit le bourreau.</p> + +<p>À peine Orugix eut-il porté son verre à ses lèvres, qu’il le repoussa +brusquement, tandis que l’ermite vidait le sien d’un trait.</p> + +<p>—Par le calice de Jésus, révérend ermite, quelle est cette liqueur +infernale? je n’en ai point bu de pareille, depuis le jour où je +faillis me noyer dans ma navigation de Copenhague à Drontheim. En +vérité, ermite, ce n’est pas de l’eau de la source de Lynrass; c’est +de l’eau de mer.</p> + +<p>—De l’eau de mer! répéta Spiagudry avec une épouvante qu’augmentait +la vue du gant de l’ermite.</p> + +<p>—Eh bien! dit le bourreau se tournant vers lui avec un éclat de rire, +tout vous alarme donc ici, mon vieux Absalon, jusqu’à la boisson même +d’un saint cénobite qui se mortifie?</p> + +<p>—Hélas! non, maître. Mais de l’eau de mer.... Il n’y a qu’un +homme....</p> + +<p>—Allons, vous ne savez que dire, sire docteur; votre trouble parmi +nous vient d’une mauvaise conscience ou du mépris.</p> + +<p>Ces mots prononcés d’un ton d’humeur ramenèrent Spiagudry à la +nécessité de dissimuler sa terreur. Pour amadouer son redoutable hôte, +il appela à son secours sa vaste mémoire, et rallia le peu de présence +d’esprit qui lui restait.</p> + +<p>—Du mépris, moi, du mépris pour vous, seigneur maître! pour vous, +dont la présence dans une province donne à cette province le <i>merum +imperium</i> [Note: <i>Droit de sang</i>, d’avoir un bourreau.] pour vous, +maître des hautes-Å“uvres, exécuteur de la vindicte séculière, épée de +la justice, bouclier de l’innocence! pour vous, qu’Aristote, livre +six, chapitre dernier de ses <i>Politiques</i>, classe parmi les +magistrats, et dont Paris de Puteo, dans son traité <i>de Syndico</i>, fixe +le traitement à cinq écus d’or, comme l’atteste ce passage: <i>Quinque +aureos manivolto</i>! pour vous, seigneur, dont les confrères à Cronstadt +acquièrent la noblesse après trois cents têtes coupées! pour vous, +dont les terribles mais honorables fonctions sont remplies avec +orgueil, en Franconie par le plus nouveau marié, à Reutlingue par le +plus jeune conseiller, à Stedien par le dernier bourgeois installé! Et +ne sais-je pas encore, mon bon maître, que vos confrères ont en France +droit de <i>havadium</i> sur chaque malade de Saint-Ladre, sur les +pourceaux, et sur les gâteaux de la veille de l’épiphanie! Comment +n’aurais-je pas un profond respect pour vous, quand l’abbé de +Saint-Germain-des-Prés vous donne chaque année, à la Saint-Vincent, +une tête de porc, et vous fait marcher en tête de sa procession!</p> + +<p>Ici la verve érudite du concierge fut brusquement interrompue par le +bourreau.</p> + +<p>—C’est par ma foi la première nouvelle que j’en ai! Le docte abbé +dont vous parlez, révérend, m’a jusqu’à présent fraudé de tous ces +beaux droits que vous peignez d’une façon si séduisante.—Sires +étrangers, poursuivit Orugix, sans m’arrêter à toutes les +extravagances de ce vieux fou, il est vrai que j’ai manqué ma +carrière. Je ne suis aujourd’hui que le pauvre bourreau d’une pauvre +province. Eh bien! j’aurais dû certes faire un plus beau chemin que +Stillison Dickoy, ce fameux bourreau de Moscovie. Croiriez-vous que je +suis le même qui fut désigné, il y a vingt-quatre ans, pour +l’exécution de Schumacker?</p> + +<p>—De Schumacker, du comte de Griffenfeld! s’écria Ordener.</p> + +<p>—Cela vous étonne, seigneur le muet. Eh bien! oui, de ce même +Schumacker qu’un singulier hasard replace encore sous ma main, dans le +cas où il plairait au roi de lever le sursis.—Vidons cette cruche, +messieurs, et je vais vous conter comment il se fait qu’après avoir +débuté avec tant d’éclat, je finisse si misérablement.</p> + +<p>—J’étais, en 1676, valet de Rhum Stuald, bourreau royal de +Copenhague. Lors de la condamnation du comte de Griffenfeld, mon +maître étant tombé malade, je fus, grâce à mes protections, choisi +pour le remplacer dans cette honorable exécution. Le 5 juin—je +n’oublierai jamais ce jour,—dès cinq heures du matin, aidé du maître +des basses Å“uvres [Note: Charpentier des échafauds], je dressai +sur la place de la citadelle un grand échafaud que nous tendîmes de +noir, par respect pour le condamné. À huit heures la garde-noble +entoura l’échafaud, et les hulans de Slesvig continrent la foule qui +se pressait sur la place. Quel autre à ma place n’eût été enivré! +Debout, et sabre en main, j’attendais sur l’estrade. Tous les regards +étaient fixés sur moi; j’étais en ce moment le personnage le plus +important des deux royaumes. Ma fortune, disais-je, est faite, car que +pourraient sans moi tous ces grands seigneurs qui ont juré la perte du +chancelier? Je me voyais déjà exécuteur royal en titre de la capitale; +j’avais des valets, des privilèges... Écoutez! L’horloge du fort sonne +dix heures. Le condamné sort de sa prison, traverse la place, monte à +l’échafaud d’un pas ferme et d’un air tranquille. Je veux lui lier les +cheveux; il me repousse, et se rend à lui-même ce dernier service.—Il +y avait longtemps, dit-il en souriant au prieur de Saint-André, que je +ne m’étais coiffé moi-même. Je lui offre le bandeau noir, il l’éloigne +de ses yeux avec dédain, mais sans me marquer de mépris.—Mon ami, me +dit-il, voilà peut-être la première fois qu’un espace de quelques +pieds rassemble les deux officiers extrêmes de l’ordre judiciaire, le +chancelier et le bourreau. Ces paroles sont restées gravées dans ma +tête. Il refuse encore le coussin noir que je voulais mettre sous ses +genoux, embrasse le prêtre, et s’agenouille, après avoir dit d’une +voix forte qu’il mourait innocent. Alors je brisai d’un coup de masse +l’écusson de ses armoiries, en criant, comme de coutume:</p> + +<p>—Cela ne se fait pas sans une juste cause! Cet affront ébranla la +fermeté du comte; il pâlit; mais il se hâta de dire:—Le roi me les a +données, le roi peut me les ôter. Il appuya sa tête sur le billot, les +yeux tournés vers l’est, et moi, je levai mon sabre des deux mains... +Écoutez bien!—En ce moment un cri arrive jusqu’à moi:—Grâce, au nom +du roi! grâce pour Schumacker! Je me retourne. C’était un aide de camp +qui galopait vers l’échafaud en agitant un parchemin. Le comte se +relève d’un air, non joyeux, mais seulement satisfait. Le parchemin +lui est remis.—Juste Dieu! s’écrie-t-il, la prison perpétuelle! leur +grâce est plus dure que la mort.—Il descend, abattu comme un voleur, +de l’échafaud où il était monté serein. Pour moi, cela m’était égal. +Je ne me doutais guère que le salut de cet homme était ma perte. Après +avoir démoli l’échafaud, je rentre chez mon maître, encore plein +d’espérances, quoiqu’un peu désappointé d’avoir perdu l’écu d’or, prix +de la chute de la tête. Ce n’était pas tout. Le lendemain je reçois un +ordre de départ et un diplôme d’exécuteur provincial pour le +Drontheimhus! Bourreau de province, et de la dernière province de +Norvège! Or sachez, messires, comment de petites causes amènent de +grands effets. Les ennemis du comte, afin de se donner un air de +clémence, avaient tout disposé pour que la grâce arrivât un moment +après l’exécution. Il s’en fallut d’une minute; on s’en prit à ma +lenteur, comme s’il eût été décent d’empêcher un personnage illustre +de s’amuser quelques instants avant le dernier! comme si un exécuteur +royal qui décapite un grand-chancelier pouvait le faire sans plus de +dignité et de mesure qu’un bourreau de province qui pend un juif! À +cela se joignit la malveillance. J’avais un frère, que même je crois +avoir encore. Il était parvenu, en changeant de nom, dans la maison du +nouveau chancelier, comte d’Ahlefeld. À Copenhague, ma présence +importuna le misérable. Mon frère me méprise, parce que ce sera +peut-être moi qui le pendrai un jour.</p> + +<p>Ici le disert narrateur s’interrompit pour donner passage à sa gaieté, +puis il continua:</p> + +<p>—Vous voyez, chers hôtes, que j’ai pris mon parti. Ma foi, au diable +l’ambition! j’exerce ici honnêtement mon métier; je vends mes +cadavres, ou Bechlie en fait des squelettes, que m’achète le cabinet +d’anatomie de Berghen. Je ris de tout, même de cette pauvre femelle +qui a été bohémienne et que la solitude rend folle. Mes trois +héritiers grandissent dans la crainte du diable et de la potence. Mon +nom est l’épouvantail des petits enfants du Drontheimhus. Les syndics +me fournissent une charrette et des habits rouges. La Tour-Maudite me +garantit de la pluie comme ferait le palais de l’évêque. Les vieux +prêtres que l’orage pousse chez moi me prêchent, les savants me +flagornent. En somme, je suis aussi heureux qu’un autre, je bois, je +mange, je pends, et je dors.</p> + +<p>Le bourreau n’avait pas mené à fin ce long discours sans l’entremêler +de bière et de bruyantes explosions de rire.</p> + +<p>—Il tue, et il dort! murmura le ministre; l’infortuné!</p> + +<p>—Que ce misérable est heureux! s’écria l’ermite.</p> + +<p>—Oui, frère ermite, dit le bourreau, misérable comme vous, mais +certes plus heureux. Tenez, le métier serait bon si l’on ne semblait +prendre plaisir à en ruiner les bénéfices. Croiriez-vous que je ne +sais quelles fameuses noces ont fourni à l’aumônier nouvellement nommé +de Drontheim l’occasion de demander la grâce de douze condamnés qui +m’appartiennent?</p> + +<p>—Qui vous appartiennent! s’écria le ministre.</p> + +<p>—Oui, sans doute, père. Sept d’entre eux devaient être fouettés, deux +marqués sur la joue gauche, et trois pendus, ce qui fait en somme +douze.—Oui, douze écus et trente ascalins, que je perds si la grâce +est accordée. Comment trouvez-vous, sires étrangers, cet aumônier qui +dispose ainsi de mon bien? Ce maudit prêtre s’appelle Athanase Munder. +Oh! si je le tenais!</p> + +<p>Le ministre se leva, et dit d’une voix égale et d’un air tranquille:</p> + +<p>—Mon fils, c’est moi qui suis Athanase Munder.</p> + +<p>À ce nom la colère s’alluma dans tous les traits d’Orugix, il s’élança +brusquement de son siège. Puis son regard irrité rencontra le regard +calme et bienveillant de l’aumônier, et il vint se rasseoir lentement, +muet et confus.</p> + +<p>Il se fit un moment de silence. Ordener, qui s’était levé de table, +prêt à défendre le prêtre, le rompit le premier.</p> + +<p>—Nychol Orugix, dit-il, voici treize écus pour vous dédommager de la +grâce des condamnés.</p> + +<p>—Hélas! interrompit le ministre, qui sait si je l’obtiendrai? Il +faudrait que je pusse parler au fils du vice-roi, car cela dépend de +son mariage avec la fille du chancelier.</p> + +<p>—Seigneur aumônier, répondit le jeune homme d’une voix ferme, vous +l’obtiendrez. Ordener Guldenlew ne recevra pas l’anneau nuptial, que +les fers de vos protégés ne soient rompus.</p> + +<p>—Jeune étranger, vous n’y pouvez rien; mais Dieu vous entende et vous +récompense!</p> + +<p>Cependant, les treize écus d’Ordener avaient achevé ce que le regard +du prêtre avait commencé. Nychol, entièrement apaisé, reprit sa +gaieté.</p> + +<p>—Tenez, révérend aumônier, vous êtes un brave homme, digne de +desservir la chapelle de Saint-Hilarion; j’en disais de vous plus que +je n’en pensais. Vous marchez droit dans votre sentier, ce n’est pas +votre faute s’il croise le mien. Mais celui auquel j’en veux, c’est le +gardien des morts de Drontheim, ce vieux magicien, concierge du +Spladgest. Quel est son nom déjà ? Spliugry?... Spadugry?... Dites-moi, +mon vieux docteur, vous qui êtes une Babel de science, vous qui +connaissez tout, vous ne pourriez pas m’aider à trouver le nom de ce +sorcier, votre confrère? Vous avez dû le rencontrer quelquefois, les +jours de sabbat, chevauchant en l’air sur un balai?</p> + +<p>Certes, si le pauvre Benignus avait pu s’enfuir en ce moment sur +quelque monture aérienne de ce genre, le narrateur de cette histoire +ne doute pas qu’il ne lui eût confié avec bien de la joie sa frêle +machine épouvantée. Jamais l’amour de la vie ne s’était développé avec +autant de force chez lui, que depuis qu’il percevait de tous ses +organes l’imminence du danger. Tout ce qu’il voyait l’effrayait; les +souvenirs de la Tour-Maudite, l’œil hagard de la femme rouge, la +voix, les gants et la boisson du mystérieux ermite, l’aventurière +intrépidité de son jeune compagnon, et, par-dessus tout, le bourreau; +ce bourreau dans le repaire duquel il tombait en fuyant, chargé d’un +crime. Il tremblait si fort que tout mouvement volontaire était chez +lui paralysé, surtout lorsqu’il vit la conversation se tourner sur +lui, et qu’il entendit l’apostrophe du formidable Orugix. Comme il ne +se souciait guère d’imiter l’héroïsme du prêtre, sa langue embarrassée +se refusa assez longtemps à répondre.</p> + +<p>—Eh bien! reprit le bourreau, savez-vous le nom de ce concierge du +Spladgest? Est-ce que votre perruque vous rend sourd?</p> + +<p>—Un peu, seigneur...—Mais, dit-il enfin, je ne sais pas ce nom, je +vous jure.</p> + +<p>—Il ne le sait pas? dit la voix redoutée de l’ermite. Il a tort d’en +faire serment. Cet homme se nomme Benignus Spiagudry.</p> + +<p>—Moi! moi! grand Dieu! s’écria le vieillard avec terreur.</p> + +<p>Le bourreau éclata de rire.</p> + +<p>—Et qui vous dit que c’est vous? c’est de ce païen de concierge que +nous parlons. En vérité, ce pédagogue s’effraie de rien. Que serait-ce +donc si ses grimaces si drôles avaient une cause sérieuse? Ce vieux +fou serait amusant à pendre.—Ainsi, vénérable docteur, poursuivit le +bourreau que les terreurs de Spiagudry égayaient, vous ne connaissez +pas ce Benignus Spiagudry?</p> + +<p>—Non, maître, dit le concierge un peu rassuré par son <i>incognito</i>, je +ne le connais pas, je vous assure. Et puisqu’il a le malheur de vous +déplaire, je serais, maître, bien fâché, vraiment, de connaître cet +homme.</p> + +<p>—Et vous, seigneur ermite, reprit Orugix, vous paraissez le +connaître?</p> + +<p>—Oui, vraiment, répondit l’ermite. C’est un homme grand, vieux, sec, +chauve...</p> + +<p>Spiagudry, justement alarmé de cette prosopographie, raffermit en hâte +sa perruque.</p> + +<p>—Il a, continua l’ermite, les mains longues comme celles d’un voleur +qui n’a pas rencontré de voyageur depuis huit jours, le dos courbé...</p> + +<p>Spiagudry se redressa de son mieux.</p> + +<p>—Du reste, on pourrait le prendre pour un des cadavres qu’il garde, +s’il n’avait les yeux aussi perçants. Spiagudry porta la main à son +emplâtre protecteur.</p> + +<p>—Merci, père, dit le bourreau à l’ermite; en quelque lieu que je le +trouve, je reconnaîtrai maintenant le vieux juif.</p> + +<p>Spiagudry, qui était très bon chrétien, révolté de cette intolérable +injure, ne put réprimer une exclamation.</p> + +<p>—Juif, maître!</p> + +<p>Puis il s’arrêta tout court, tremblant d’en avoir trop dit.</p> + +<p>—Eh bien, juif ou païen, qu’importe, s’il a des relations avec le +diable, comme on le dit!</p> + +<p>—Je le croirais volontiers, reprit l’ermite avec un sourire +sardonique que son capuchon ne cachait pas entièrement, s’il n’était +pas si poltron. Mais comment pourrait-il pactiser avec Satan? il est +aussi lâche que méchant. Quand la peur le prend, il ne se connaît +plus.</p> + +<p>L’ermite parlait lentement, comme s’il eût composé sa voix; et la +lenteur même de ses paroles leur donnait une expression singulière.</p> + +<p>—Il ne se connaît plus! répéta intérieurement Spiagudry.</p> + +<p>—Je suis fâché qu’un méchant soit lâche, dit le bourreau; il ne vaut +pas la peine d'être haï. Il faut combattre un serpent, on ne peut +qu’écraser un lézard.</p> + +<p>Spiagudry hasarda quelques paroles pour sa défense.</p> + +<p>—Mais, seigneurs; êtes-vous sûrs que l’officier public dont vous +parlez soit tel que vous le dites? A-t-il donc une réputation?...</p> + +<p>—Une réputation! reprit l’ermite; la plus exécrable réputation de la +province!</p> + +<p>Benignus, désappointé, se tourna vers le bourreau.</p> + +<p>—Seigneur maître, quels torts lui reprochez-vous? car je ne doute pas +que votre haine ne soit légitime.</p> + +<p>—Vous avez raison, vieillard, de n’en pas douter. Comme son commerce +ressemble au mien, Spiagudry fait tout ce qu’il peut pour me nuire.</p> + +<p>—Oh! maître, ne le croyez pas! Ou, s’il en est ainsi, c’est que cet +homme ne vous a pas vu comme moi, entouré de votre gracieuse femme et +de vos charmants enfants, admettant les étrangers au bonheur de votre +foyer domestique. S’il eût joui, comme nous, de votre aimable +hospitalité, maître, ce malheureux ne pourrait être votre ennemi.</p> + +<p>Spiagudry achevait à peine cette adroite allocution, quand la grande +femme, jusqu’alors muette, se leva, et dit d’une voix aigrement +solennelle:</p> + +<p>—La langue de la vipère n’est jamais plus venimeuse que lorsqu’elle +est enduite de miel.</p> + +<p>Puis elle se rassit, et continua de fourbir ses pinces, travail dont +le bruit rauque et criard, remplissant les intervalles de la +conversation, faisait, aux dépens des oreilles des quatre voyageurs, +l’office des chÅ“urs dans une tragédie grecque.</p> + +<p>—Cette femme est folle, vraiment! se dit tout bas le concierge, ne +pouvant s’expliquer autrement le mauvais effet de sa flatterie.</p> + +<p>—Bechlie a raison, docteur aux blonds cheveux! s’écria le bourreau. +Je vous tiens pour langue de vipère, si vous continuez de justifier +plus longtemps ce Spiagudry.</p> + +<p>—À Dieu ne plaise, maître! s’écria celui-ci; je ne le justifie +nullement.</p> + +<p>—À la bonne heure. Vous ignorez d’ailleurs jusqu’où il pousse +l’insolence. Croiriez-vous que l’impudent a la témérité de me disputer +la propriété de Han d’Islande?</p> + +<p>—De Han d’Islande! dit brusquement l’ermite.</p> + +<p>—Eh, oui. Vous connaissez ce fameux brigand?</p> + +<p>—Oui, dit l’ermite.</p> + +<p>—Eh bien, tout brigand revient au bourreau, n’est-il pas vrai? Que +fait cet infernal Spiagudry? il demande qu’on mette à prix la tête de +Han.</p> + +<p>—Il demande qu’on mette à prix la tête de Han? interrompit l’ermite.</p> + +<p>—Il en a l’audace; et cela uniquement pour que le corps lui revienne, +et que je sois frustré de ma propriété.</p> + +<p>—Voilà qui est infâme, maître Orugix; oser vous disputer un bien qui +vous appartient si évidemment!</p> + +<p>Ces mots étaient accompagnés du sourire malicieux qui effrayait +Spiagudry.</p> + +<p>—Le tour est d’autant plus noir, ermite, qu’il me faudrait une +exécution comme celle de Han pour me tirer de mon obscurité, et me +faire la fortune que ne m’a pas faite celle de Schumacker.</p> + +<p>—En vérité, maître Nychol?</p> + +<p>—Oui, frère ermite, le jour de l’arrestation de Han, venez me voir, +et nous immolerons un pourceau gras à mon élévation future.</p> + +<p>—Volontiers; mais savez-vous si je serai libre ce jour-là ? D’ailleurs +vous aviez tout à l’heure envoyé au diable l’ambition.</p> + +<p>—Eh sans doute, père, quand je vois que, pour détruire mes espérances +les mieux fondées, il suffit d’un Spiagudry et d’une requête de mise à +prix.</p> + +<p>—Ah! reprit l’ermite d’une voix étrange, Spiagudry a demandé la mise +à prix!</p> + +<p>Cette voix était pour le pauvre homme comme le regard du crapaud pour +l’oiseau.</p> + +<p>—Seigneurs, dit-il, pourquoi juger témérairement? Cela n’est pas sûr, +peut-être est-ce un faux bruit.</p> + +<p>—Un faux bruit! s’écria Orugix, la chose n’est que trop certaine. La +demande des syndics est en ce moment à Drontheim, appuyée de la +signature du concierge du Spladgest. On n’attend que la décision de +son excellence le général gouverneur.</p> + +<p>Le bourreau était si bien instruit, que Spiagudry n’osa poursuivre sa +justification; il se contenta de maudire intérieurement, pour la +centième fois, son jeune compagnon. Mais que devint-il lorsqu’il +entendit l’ermite, qui depuis quelques moments paraissait méditer, +s’écrier soudain d’un ton railleur:</p> + +<p>—Maître Nychol, quel est donc le supplice des sacrilèges?</p> + +<p>Ces paroles firent sur Spiagudry le même effet que si on lui avait +arraché son emplâtre et sa perruque. Il attendit avec anxiété la +réponse d’Orugix, qui acheva d’abord de vider son verre.</p> + +<p>—Cela dépend du genre de sacrilège, répondit le bourreau.</p> + +<p>—Si le sacrilège est la profanation d’un mort?</p> + +<p>Pour le coup, le tremblant Benignus s’attendit à voir son nom sortir +d’un moment à l’autre de la bouche de l’inexplicable ermite.</p> + +<p>—Autrefois, dit froidement Orugix, on l’enterrait vivant avec le +cadavre profané.</p> + +<p>—Et maintenant?</p> + +<p>—Maintenant on est plus doux.</p> + +<p>—On est plus doux! dit Spiagudry, respirant à peine.</p> + +<p>—Oui, reprit le bourreau de l’air satisfait et négligent d’un artiste +qui parle de son art; on lui imprime d’abord, avec un fer chaud, une S +sur le gras des jambes.</p> + +<p>—Et ensuite? interrompit le vieux concierge, contre lequel il eût été +difficile d’exécuter cette partie de la peine.</p> + +<p>—Ensuite, dit le bourreau, on se contente de le pendre.</p> + +<p>—Miséricorde! s’écria Spiagudry; de le pendre!</p> + +<p>—Eh bien, qu’a-t-il? il me regarde de l’air dont le patient regarde +le gibet.</p> + +<p>—Je vois avec plaisir, disait l’ermite, que l’on est revenu à des +principes d’humanité.</p> + +<p>En ce moment, l’orage, qui avait cessé, permit d’entendre très +distinctement au dehors le son clair et intermittent d’un cor.</p> + +<p>—Nychol, dit la femme, on est à la poursuite de quelque malfaiteur, +c’est le cor des archers.</p> + +<p>—Le cor des archers! répéta chacun des interlocuteurs avec un accent +différent, mais Spiagudry avec celui de la plus profonde terreur.</p> + +<p>Ils achevaient à peine cette exclamation quand on frappa à la porte de +la tour.</p> + +<h2><a name="XIII" id="XIII"></a>XIII</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Il ne faut qu’un homme, un signal; les éléments<br /></span> +<span class="i0">d’une révolution sont tout prêts. Qui commencera?<br /></span> +<span class="i0">Dès qu’il y aura un point d’appui, tout<br /></span> +<span class="i0">s’ébranlera.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">BONAPARTE<br /></span> +</div></div> + +<p>Loevig est un gros bourg situé sur la rive septentrionale du golfe de +Drontheim, et adossé à une chaîne basse de collines nues et +bizarrement bariolées par diverses sortes de cultures, pareilles à de +grands pans de mosaïque appuyés à l’horizon. L’aspect du bourg est +triste; la cabane de bois et de jonc du pêcheur, la hutte conique +bâtie de terre et de cailloux où le mineur invalide passe le peu de +vieux jours que ses épargnes lui permettent de donner au soleil et au +repos, la frêle charpente abandonnée que le chasseur de chamois revêt +à son tour d’un toit de paille et de murs de peaux de bêtes, bordent +des rues plus longues que le bourg, parce qu’elles sont étroites et +tortueuses. Sur une place où l’on ne voit plus aujourd’hui que les +vestiges d’une grosse tour, s’élevait alors l’ancienne forteresse +bâtie par Horda le Fin-Archer, seigneur de Loevig et frère d’armes du +roi païen Halfdan, et occupée en 1698 par le syndic du bourg, lequel +en eût été l’habitant le mieux logé, sans la cigogne argentée qui +venait tous les étés se percher à l’extrémité du clocher pointu de +l’église, pareille à la perle blanche au sommet du bonnet aigu d’un +mandarin.</p> + +<p>Le matin même du jour où Ordener était arrivé à Drontheim, un +personnage était débarqué, également incognito, à Loevig. Sa litière +dorée, quoique sans armoiries, ses quatre grands laquais armés +jusqu’aux dents, avaient soudain fait le sujet de toutes les +conversations et de toutes les curiosités. L’hôte de la <i>Mouette +d’or</i>, petite taverne où le grand personnage était descendu, avait +pris lui-même un air mystérieux et répondait à toutes les questions: +Je ne sais pas, d’un air qui voulait dire: Je sais tout, mais vous ne +saurez rien. Les grands laquais étaient plus muets que des poissons, +et plus sombres que les bouches d’une mine. Le syndic s’était d’abord +renfermé dans sa tour, attendant dans sa dignité la première visite de +l’étranger; mais bientôt les habitants l’avaient vu avec surprise se +présenter deux fois inutilement à la <i>Mouette d’or</i>, et le soir épier +un salut du voyageur appuyé sur sa fenêtre entrouverte. Les commères +inféraient de là que le personnage avait fait connaître son haut rang +au seigneur syndic. Elles se trompaient. Un messager expédié par +l’étranger s’était présenté chez le syndic pour y faire viser son +droit de passe, et le syndic avait remarqué sur le grand cachet de +cire verte du paquet qu’il portait deux mains de justice croisées +soutenant un manteau d’hermine surmonté d’une couronne de comte +imposée à un écusson autour duquel pendaient les colliers de +l’Éléphant et de Dannebrog. Cette observation avait suffi au syndic, +qui désirait vivement obtenir de la grande chancellerie le haut +syndicat du Drontheimhus. Mais il avait perdu ses avances, car le +noble inconnu ne voulait voir personne.</p> + +<p>Le second jour de l’arrivée de ce voyageur à Loevig tirait à sa fin, +lorsque l’hôte entra dans sa chambre en disant, après une inclination +profonde, que le messager attendu de sa courtoisie venait d’arriver.</p> + +<p>—Eh bien, dit sa courtoisie, qu’il monte.</p> + +<p>Un instant après, le messager entra, ferma soigneusement la porte, +puis saluant jusqu’à terre l’étranger qui s’était à demi tourné vers +lui, attendit dans un silence respectueux qu’il lui adressât la +parole.</p> + +<p>—Je vous espérais ce matin, dit celui-ci; qui donc vous a retenu?</p> + +<p>—Les intérêts de votre grâce, seigneur comte; ai-je un autre souci?</p> + +<p>—Que fait Elphège? que fait Frédéric?</p> + +<p>—Ils sont bien portants.</p> + +<p>—Bien! bien! interrompit le maître; n’avez-vous rien de plus +intéressant à m’apprendre? Quoi de nouveau à Drontheim?</p> + +<p>—Rien, sinon que le baron de Thorvick y est arrivé hier.</p> + +<p>—Oui, je sais qu’il a voulu consulter ce vieux mecklembourgeois Levin +sur le mariage projeté. Savez-vous quel a été le résultat de son +entrevue avec le gouverneur?</p> + +<p>—Aujourd’hui à midi, heure de mon départ, il n’avait point encore vu +le général.</p> + +<p>—Comment! arrivé de la veille! Vous m’étonnez, MusdÅ“mon. Et avait-il +vu la comtesse?</p> + +<p>—Encore moins, seigneur.</p> + +<p>—C’est donc vous qui l’avez vu?</p> + +<p>—Non, mon noble maître; et d’ailleurs je ne le connais pas.</p> + +<p>—Et comment, si personne ne l’a vu, savez-vous qu’il est à Drontheim?</p> + +<p>—Par son domestique, qui est descendu hier au palais du gouverneur.</p> + +<p>—Mais lui, est-il donc descendu ailleurs?</p> + +<p>—Son domestique assure qu’en arrivant il s’est embarqué pour +Munckholm, après être entré dans le Spladgest.</p> + +<p>Le regard du comte s’enflamma.</p> + +<p>—Pour Munckholm! pour la prison de Schumacker! en êtes-vous certain? +J’ai toujours pensé que cet honnête Levin était un traître. Pour +Munckholm! Qui peut l’attirer là ? va-t-il demander aussi des conseils +à Schumacker? va-t-il?...</p> + +<p>—Noble seigneur, interrompit MusdÅ“mon, il n’est pas sûr qu’il y soit +allé.</p> + +<p>—Quoi! et que me disiez-vous donc? vous jouez-vous de moi?</p> + +<p>—Pardon, votre grâce, je répétais au seigneur comte ce que disait le +domestique du seigneur baron. Mais le seigneur Frédéric, qui était +hier de garde au donjon, n’y a point vu le baron Ordener.</p> + +<p>—Belle preuve! mon fils ne connaît pas le fils du vice-roi. Ordener a +pu entrer au fort incognito.</p> + +<p>—Oui, seigneur; mais le seigneur Frédéric affirme n’avoir vu +personne.</p> + +<p>Le comte parut se calmer.</p> + +<p>—Cela est différent; mon fils l’affirme-t-il en effet?</p> + +<p>—Il me l’a assuré à trois reprises; et l’intérêt du seigneur Frédéric +est ici le même que celui de sa grâce.</p> + +<p>Cette réflexion du messager rassura complètement le comte.</p> + +<p>—Ah! dit-il, je comprends. Le baron, en arrivant, aura voulu se +promener un peu sur le golfe, et le domestique se sera persuadé qu’il +allait à Munckholm. En effet, qu’irait-il faire là ? j’étais bien sot +de m’alarmer. Cette nonchalance de mon gendre à voir le vieux Levin +prouve au contraire que son affection pour lui n’est pas si vive que +je le craignais. Vous ne croiriez pas, mon cher MusdÅ“mon, poursuivit +le comte avec un sourire, que je m’imaginais déjà Ordener amoureux +d’Éthel Schumacker, et que je bâtissais un roman et une intrigue sur +ce voyage à Munckholm. Mais, Dieu merci, Ordener est moins fou que +moi.—À propos, mon cher, que devient cette jeune Danaé entre les +mains de Frédéric?</p> + +<p>MusdÅ“mon avait conçu les mêmes alarmes que son maître touchant Éthel +Schumacker, et les avait combattues sans pouvoir les vaincre aussi +aisément. Cependant, charmé de voir son maître sourire, il se garda +bien de troubler sa sécurité et chercha au contraire à l’accroître, +afin d’accroître cette sérénité si précieuse dans les grands pour +leurs favoris.</p> + +<p>—Noble comte, votre fils a échoué près de la fille de Schumacker; +mais il paraît qu’un autre a été plus heureux.</p> + +<p>Le comte l’interrompit vivement.</p> + +<p>—Un autre! quel autre?</p> + +<p>—Eh! mais, je ne sais quel serf, paysan ou vassal...</p> + +<p>—Dites-vous vrai? s’écria le comte, dont la figure dure et sombre +était devenue radieuse.</p> + +<p>—Le seigneur Frédéric me l’a affirmé, ainsi qu’à la noble comtesse.</p> + +<p>Le comte se leva et se mit à parcourir la chambre en se frottant les +mains.</p> + +<p>—MusdÅ“mon, mon cher MusdÅ“mon, encore un effort et nous sommes au +but. Le rejeton de l’arbre est flétri; il ne nous reste plus qu’à +renverser le tronc.—Avez-vous encore quelque bonne nouvelle?</p> + +<p>—Dispolsen a été assassiné.</p> + +<p>Le visage du comte se dérida entièrement.</p> + +<p>—Ah! vous verrez que nous marcherons de triomphe en triomphe. A-t-on +ses papiers? a-t-on surtout ce coffre de fer?</p> + +<p>—J’annonce avec peine à votre grâce que le meurtre n’a point été +commis par les nôtres. Il a été tué et dépouillé sur les grèves +d’Urchtal, et l’on attribue cet exploit à Han d’Islande.</p> + +<p>—Han d’Islande! reprit le maître, dont le visage s’était rembruni; +quoi! ce brigand célèbre que nous voulons mettre à la tête de nos +révoltés!</p> + +<p>—Lui-même, noble comte; et je crains, d’après ce que j’en ai entendu +dire, que nous n’ayons de la peine à le trouver. En tout cas, je me +suis assuré d’un chef qui prendra son nom et pourra le remplacer. +C’est un farouche montagnard, haut et dur comme un chêne, féroce et +hardi comme un loup dans un désert de neige; il est impossible que ce +formidable géant ne ressemble pas à Han d’Islande.</p> + +<p>—Ce Han d’Islande, demanda le comte, est donc de haute taille?</p> + +<p>—C’est le bruit le plus populaire, votre grâce.</p> + +<p>—J’admire toujours, mon cher MusdÅ“mon, l’art avec lequel vous +disposez vos plans. Quand éclate l’insurrection?</p> + +<p>—Oh! très prochainement, votre grâce; en ce moment peut-être. La +tutelle royale pèse depuis longtemps aux mineurs; tous saisissent avec +joie l’idée d’un soulèvement. L’incendie commencera par Guldbranshal, +s’étendra à Sund-Moër, gagnera Kongsberg. Deux mille mineurs peuvent +être sur pied en trois jours. La révolte se fera au nom de Schumacker; +c’est en ce nom que leur parlent nos émissaires. Les réserves du Midi +et la garnison de Drontheim et de Skongen s’ébranleront; et vous serez +ici justement pour étouffer la rébellion, nouveau et insigne service +aux yeux du roi, et pour le délivrer de ce Schumacker si inquiétant +pour son trône. Voilà sur quelles indestructibles bases s’élèvera +l’édifice que couronnera le mariage de la noble dame Ulrique avec le +baron de Thorvick.</p> + +<p>L’entretien intime de deux scélérats n’est jamais long, parce que ce +qu’il y a d’homme en eux s’effraie bien vite de ce qu’il y a +d’infernal. Quand deux âmes perverses s’étalent réciproquement leur +impudique nudité, leurs mutuelles laideurs les révoltent. Le crime +fait horreur au crime même; et deux méchants qui conversent, avec tout +le cynisme du tête-à -tête, de leurs passions, de leurs plaisirs, de +leurs intérêts, se sont l’un à l’autre comme un effroyable miroir. +Leur propre bassesse les humilie dans autrui, leur propre orgueil les +confond, leur propre néant les épouvante; et ils ne peuvent se fuir, +se désavouer eux-mêmes dans leur semblable; car chaque rapport odieux, +chaque affreuse coïncidence, chaque hideuse parité trouve en eux une +voix toujours infatigable qui la dénonce à leur oreille sans cesse +fatiguée. Quelque secret que soit leur entretien, il a toujours deux +insupportables témoins;—Dieu, qu’ils ne voient pas; et la conscience, +qu’ils sentent.</p> + +<p>Les conversations confidentielles de MusdÅ“mon étaient d’autant plus +fatigantes pour le comte qu’il mettait toujours sans ménagements son +maître de moitié dans les crimes entrepris ou à entreprendre. Bien des +courtisans croient adroit de sauver aux grands l’apparence des +mauvaises actions; ils prennent sur eux la responsabilité du mal, et +laissent même souvent à la pudeur du patron la consolation d’avoir +semblé résister à un crime profitable. MusdÅ“mon, par un raffinement +d’adresse, suivait la marche contraire. Il voulait paraître conseiller +rarement et toujours obéir. Il connaissait l'âme de son maître comme +son maître connaissait la sienne; aussi ne se compromettait-il qu’en +compromettant le comte. La tête que le comte aurait le plus volontiers +fait tomber, après celle de Schumacker, c’était celle de MusdÅ“mon; il +le savait comme si son maître le lui eût dit, et son maître savait +qu’il le savait.</p> + +<p>Le comte avait appris ce qu’il voulait apprendre. Il était satisfait. +Il ne lui restait plus qu’à congédier MusdÅ“mon.</p> + +<p>—MusdÅ“mon, dit-il avec un sourire gracieux, vous êtes le plus fidèle +et le plus zélé de mes serviteurs. Tout va bien et je le dois à vos +soins. Je vous fais secrétaire intime de la grande chancellerie.</p> + +<p>MusdÅ“mon s’inclina profondément.</p> + +<p>—Ce n’est pas tout, poursuivit le comte, je vais demander pour vous +une troisième fois l’ordre de Dannebrog; mais je crains toujours que +votre naissance, votre indigne parenté...</p> + +<p>MusdÅ“mon rougit, pâlit, et cacha les altérations de son visage en +s’inclinant de nouveau.</p> + +<p>—Allez, dit le comte lui présentant sa main à baiser, allez, seigneur +secrétaire intime, rédiger votre <i>placeat</i>. Il trouvera peut-être le +roi dans un moment de bonne humeur.</p> + +<p>—Que sa majesté l’accorde ou non, je suis confus et fier des bontés +de votre grâce.</p> + +<p>—Dépêchez-vous, mon cher, car je suis pressé de partir. Il faut +tâcher encore d’avoir des renseignements précis sur ce Han.</p> + +<p>MusdÅ“mon, après une troisième révérence, entr’ouvrit la porte.</p> + +<p>—Ah! dit le comte, j’oubliais... En votre qualité nouvelle de +secrétaire intime, vous écrirez à la chancellerie pour qu’on envoie sa +destitution à ce syndic de Loevig, qui compromet son rang dans le +canton par une foule de bassesses envers les étrangers qu’il ne +connaît pas.</p> + +<h2><a name="XIV" id="XIV"></a>XIV</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Le religieux qui visite à minuit le reliquaire,<br /></span> +<span class="i0">Le chevalier qui dompte un coursier belliqueux,<br /></span> +<span class="i0">Celui qui meurt au son redouté de la trompette,<br /></span> +<span class="i0">Celui qui meurt au bruit pacifique des oraisons.<br /></span> +<span class="i0">Sont l’objet de tes soins, prodigués également<br /></span> +<span class="i0">À l’homme pieux, sous le casque ou sous la tonsure.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0"><i>Hymne à saint Anselme.</i><br /></span> +</div></div> + +<p>—Oui, maître, nous devons en vérité un pèlerinage à la grotte de +Lynrass. Eût-on cru que cet ermite, que je maudissais comme un esprit +infernal, serait notre ange sauveur, et que la lance qui semblait nous +menacer à tout moment nous servirait de pont pour franchir le +précipice?</p> + +<p>C’est en ces termes assez burlesquement figurés que Benignus Spiagudry +faisait éclater aux oreilles d’Ordener sa joie, son admiration et sa +reconnaissance pour l’ermite mystérieux. On devine que nos deux +voyageurs sont sortis de la Tour-Maudite. Au point où nous les +retrouvons, ils ont même déjà laissé assez loin derrière eux le hameau +de Vygla et suivent péniblement une route montueuse, entrecoupée de +mares ou embarrassée de grosses pierres que les torrents passagers de +l’orage ont déposées sur la terre humide et visqueuse. Le jour ne +paraît pas encore; seulement les buissons qui couronnent les rochers +des deux côtés du chemin se détachent du ciel déjà blanchâtre comme +des découpures noires, et l’œil voit les objets, encore sans +couleurs, reprendre par degrés leurs formes à cette lumière terne, et +en quelque sorte épaisse, que le crépuscule du nord verse à travers +les froids brouillards du matin.</p> + +<p>Ordener gardait le silence, car depuis quelques instants il s’était +doucement livré à ce demi-sommeil que le mouvement machinal de la +marche permet quelquefois. Il n’avait pas dormi depuis la veille où il +avait donné au repos, dans une barque de pêcheur amarrée au port de +Drontheim, le peu d’heures qui avaient séparé sa sortie du Spladgest +de son retour à Munckholm. Aussi, tandis que son corps s’avançait vers +Skongen, son esprit s’était envolé au golfe de Drontheim, dans cette +sombre prison, sous ces lugubres tours qui renfermaient le seul être +auquel il pût dans le monde attacher l’idée d’espérance et de bonheur. +Éveillé, le souvenir de son Éthel dominait toutes ses pensées; +endormi, ce souvenir devenait comme une image fantastique qui +illuminait tous ses rêves. Dans cette seconde vie du sommeil, où l'âme +existe un moment seule, où l'être physique avec tous ses maux +matériels semble s'être évanoui, il voyait cette vierge bien aimée, +non plus belle, non plus pure, mais plus libre, plus heureuse, plus à +lui. Seulement, sur la route de Skongen, l’oubli de son corps, +l’engourdissement de ses facultés ne pouvaient être complets; car de +temps en temps une fondrière, une pierre, une branche d’arbre, +heurtant ses pieds, le rappelaient brusquement de l’idéal au réel. Il +relevait alors la tête, entr’ouvrait ses yeux fatigués, et regrettait +d'être retombé de son beau voyage céleste dans son pénible voyage +terrestre, où rien ne le dédommageait de ses illusions enfuies que +l’idée de sentir contre son cÅ“ur cette boucle de cheveux qui lui +appartenait en attendant qu’Éthel tout entière fût à lui. Puis ce +souvenir ramenait la charmante image fantastique, et il remontait +mollement, non dans son rêve, mais dans sa vague et opiniâtre rêverie.</p> + +<p>—Maître, répéta Spiagudry d’une voix plus forte, qui, jointe au choc +d’un tronc d’arbre, réveilla Ordener, ne craignez rien. Les archers +ont pris sur la droite avec l’ermite en sortant de la tour, et nous +sommes assez loin d’eux pour pouvoir parler. Il est vrai que jusqu’ici +le silence était prudent.</p> + +<p>—Vraiment, dit Ordener en bâillant, vous poussez la prudence un peu +loin. Il y a trois heures au moins que nous avons quitté la tour et +les archers.</p> + +<p>—Cela est vrai, seigneur; mais prudence ne nuit jamais. Voyez, si je +m’étais nommé au moment où le chef de cette infernale escouade a +demandé Benignus Spiagudry, d’une voix pareille à celle dont Saturne +demandait son fils nouveau-né pour le dévorer; si, même, en ce moment +terrible, je n’avais eu recours à une taciturnité prudente, où +serais-je, mon noble maître?</p> + +<p>—Ma foi, vieillard, je crois qu’en ce moment-là nul n’eût pu obtenir +de vous votre nom, eût-on employé des tenailles pour vous l’arracher.</p> + +<p>—Avais-je tort, maître? Si j’avais parlé, l’ermite, que saint Hospice +et saint Usbald le solitaire bénissent! l’ermite n’aurait pas eu le +temps de demander au chef des archers si son escouade n’était pas +composée de soldats de la garnison de Munckholm, question +insignifiante, faite uniquement pour gagner du temps. Avez-vous +remarqué, jeune seigneur, après la réponse affirmative de ce stupide +archer, avec quel sourire singulier l’ermite l’a invité à le suivre, +en lui disant qu’il connaissait la retraite du fugitif Benignus +Spiagudry?</p> + +<p>Ici le concierge s’arrêta un moment comme pour prendre de l’élan, car +il reprit soudain d’une voix larmoyante d’enthousiasme:</p> + +<p>—Bon prêtre! digne et vertueux anachorète, pratiquant les principes +de l’humanité chrétienne et de la charité évangélique! Et moi qui +m’effrayais de ses dehors, assez sinistres à la vérité; mais ils +cachent une si belle âme! Avez-vous encore remarqué, mon noble maître, +qu’il y avait quelque chose de singulier dans l’accent dont il m’a +dit: au revoir! en emmenant les archers? Dans un autre moment, cet +accent m’eût alarmé; mais ce n’est pas la faute du pieux et excellent +ermite. La solitude donne sans doute à la voix ce timbre étrange; car +je connais, seigneur,—ici la voix de Benignus devint plus basse—je +connais un autre solitaire, ce formidable vivant que... Mais non, par +respect pour le vénérable ermite de Lynrass, je ne ferai pas cet +odieux rapprochement. Les gants n’ont également rien d’extraordinaire, +il fait assez froid pour qu’on en porte; et sa boisson salée ne +m’étonne pas davantage. Les cénobites catholiques ont souvent des +règles singulières; celle-là même, maître, se trouve indiquée dans ce +vers du célèbre Urensius, religieux du mont Caucase:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0"><i>Rivos despiciens, maris undam polat amaram.</i><br /></span> +</div></div> + +<p>Comment ne me suis-je pas rappelé ce vers dans cette maudite ruine de +Vygla! un peu plus de mémoire m’aurait épargné de bien folles alarmes. +Il est vrai qu’il est difficile, n’est-ce pas, seigneur, d’avoir ses +idées nettes dans un pareil repaire, assis à la table d’un bourreau! +d’un bourreau! d’un être voué au mépris et à l’exécration universelle, +qui ne diffère de l’assassin que par la fréquence et l’impunité de ses +meurtres, dont le cÅ“ur, à toute l’atrocité des plus affreux brigands, +réunit la lâcheté que du moins leurs crimes aventureux ne leur +permettent pas! d’un être qui offre à manger et verse à boire de la +même main qui fait jouer des instruments de torture et crier les os +des misérables entre les ais rapprochés d’un chevalet! Respirer le +même air qu’un bourreau! Et le plus vil mendiant, si ce contact impur +l’a souillé, abandonne avec horreur les derniers haillons qui +protégeaient contre l’hiver ses maladies et ses nudités! Et le +chancelier, après avoir scellé ses lettres d’office, les jette sous la +table des sceaux, en signe de dégoût et de malédiction! Et en France, +quand le bourreau est mort à son tour, les sergents de la prévôté +aiment mieux payer une amende de quarante livres que de lui succéder! +Et à Pesth, le condamné Chorchill, auquel on offrait sa grâce avec des +lettres d’exécuteur, préféra le rôle de patient au métier de bourreau! +N’est-il pas encore notoire, noble jeune seigneur, que Turmeryn, +évêque de Maëstricht, fit purifier une église où était entré le +bourreau, et que la czarine Petrowna se lavait le visage chaque fois +qu’elle revenait d’une exécution? Vous savez également que les rois de +France, pour honorer les gens de guerre, veulent qu’ils soient punis +par leurs camarades, afin que ces nobles hommes, même lorsqu’ils sont +criminels, ne deviennent pas infâmes par l’attouchement d’un bourreau. +Et enfin, ce qui est décisif, dans la <i>Descente de saint Georges aux +enfers</i>, par le savant Melasius Iturham, Caron ne donne-t-il pas au +brigand Robin Hood le pas sur le bourreau Phlipcrass?—Vraiment, +maître, si jamais je deviens puissant—ce que Dieu seul peut +savoir—je supprime les bourreaux et je rétablis l’ancienne coutume et +les vieux tarifs. Pour le meurtre d’un prince, on paiera, comme en +1150, quatorze cent quarante doubles écus royaux; pour le meurtre d’un +comte, quatorze cent quarante écus simples; pour celui d’un baron, +quatorze cent quarante bas écus; le meurtre d’un simple noble sera +taxé à quatorze cent quarante ascalins; et celui d’un bourgeois....</p> + +<p>—N’entends-je pas le pas d’un cheval qui vient à nous? interrompit +Ordener.</p> + +<p>Ils tournèrent la tête, et, comme le jour avait paru pendant le long +soliloque scientifique de Spiagudry, ils purent distinguer en effet, à +cent pas en arrière, un homme vêtu de noir, agitant un bras vers eux, +et pressant de l’autre un de ces petits chevaux d’un blanc sale que +l’on rencontre souvent, domptés ou sauvages, dans les montagnes basses +de la Norvège.</p> + +<p>—De grâce, maître, dit le peureux concierge, pressons le pas, cet +homme noir m’a tout l’air d’un archer.</p> + +<p>—Comment, vieillard, nous sommes deux, et nous fuirions devant un +seul homme!</p> + +<p>—Hélas! vingt éperviers fuient devant un hibou. Quelle gloire y +a-t-il à attendre un officier de justice?</p> + +<p>—Et qui vous dit que c’en est un? reprit Ordener, dont les yeux +n’étaient pas troublés par la peur. Rassurez-vous, mon brave guide; je +reconnais ce voyageur.—Arrêtons-nous.</p> + +<p>Il fallut céder. Un moment après, le cavalier les aborda; et Spiagudry +cessa de trembler en reconnaissant la figure grave et sereine de +l’aumônier Athanase Munder.</p> + +<p>Celui-ci les salua en souriant, et arrêta sa monture, en disant d’une +voix que son essoufflement entrecoupait:</p> + +<p>—Mes chers enfants, c’est pour vous que je reviens sur mes pas; et le +Seigneur ne permettra sans doute pas que mon absence, prolongée dans +une intention de charité, soit préjudiciable à ceux auxquels ma +présence est utile.</p> + +<p>—Seigneur ministre, répondit Ordener, nous serions heureux de pouvoir +vous servir en quelque chose.</p> + +<p>—C’est moi, au contraire, noble jeune homme, qui veux vous servir. +Daigneriez-vous me dire quel est le but de votre voyage?</p> + +<p>—Révérend aumônier, je ne puis.</p> + +<p>—Je désire qu’en effet, mon fils, il y ait de votre part impuissance +et non défiance. Car alors malheur à moi! malheur à celui dont l’homme +de bien se défie, même quand il ne l’a vu qu’une fois!</p> + +<p>L’humilité et l’onction du prêtre touchèrent vivement Ordener.</p> + +<p>—Tout ce que je puis vous dire, mon père, c’est que nous visitons les +montagnes du nord.</p> + +<p>—C’est ce que je pensais, mon fils, et voilà pourquoi je viens à +vous. Il y a dans ces montagnes des bandes de mineurs et de chasseurs, +souvent redoutables aux voyageurs.</p> + +<p>—Eh bien?</p> + +<p>—Eh bien,—je sais qu’il ne faut pas essayer de détourner de sa route +un noble jeune homme qui va chercher un danger,—mais l’estime que +j’ai conçue pour vous m’a inspiré un autre moyen de vous être utile. +Le malheureux faux monnayeur auquel j’ai porté hier les dernières +consolations de mon Dieu avait été mineur. Au moment de la mort, il +m’a donné ce parchemin sur lequel son nom est écrit, disant que cette +passe me préserverait de tout danger, si jamais je voyageais dans ces +montagnes. Hélas! à quoi cela pourrait-il servir à un pauvre prêtre +qui vivra et mourra avec des prisonniers, et qui d’ailleurs, <i>inter +castra latronum</i>, ne doit chercher de défense que dans la patience et +la prière, seules armes de Dieu! Si je n’ai pas refusé cette passe, +c’est qu’il ne faut point affliger par un refus le cÅ“ur de celui qui, +dans peu d’instants, n’aura plus rien à recevoir et à donner sur la +terre. Le bon Dieu daignait m’inspirer, car aujourd’hui je puis vous +apporter ce parchemin, afin qu’il vous accompagne dans les hasards de +votre route, et que le don du mourant soit un bienfait pour le +voyageur.</p> + +<p>Ordener reçut avec attendrissement le présent du vieux prêtre.</p> + +<p>—Seigneur aumônier, dit-il, Dieu veuille que votre désir soit exaucé! +Merci. Pourtant, ajouta-t-il, mettant la main sur son sabre, je +portais déjà mon droit de passe à mon côté.</p> + +<p>—Jeune homme, dit le prêtre, peut-être ce frêle parchemin vous +protégera-t-il mieux que votre épée de fer. Le regard d’un pénitent +est plus puissant que le glaive même de l’archange. Adieu. Mes +prisonniers m’attendent. Veuillez prier quelquefois pour eux et pour +moi.</p> + +<p>—Saint prêtre, reprit Ordener en souriant, je vous ai dit que vos +condamnés auraient leur grâce; ils l’auront.</p> + +<p>—Oh! ne parlez pas avec cette assurance, mon fils. Ne tentez pas le +Seigneur. Un homme ne sait pas ce qui se passe dans le cÅ“ur d’un +autre homme, et vous ignorez encore ce que décidera le fils du +vice-roi. Peut-être, hélas! ne daignera-t-il jamais admettre devant +lui un humble aumônier. Adieu, mon fils; que votre voyage soit béni, +et que parfois il sorte de votre belle âme un souvenir pour le pauvre +prêtre et une prière pour les pauvres prisonniers.</p> + +<h2><a name="XV" id="XV"></a>XV</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Sois le bienvenu, Hugo; dis-moi, toi... as-tu<br /></span> +<span class="i0">jamais vu un orage aussi terrible?<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">MATURIN, <i>Bertram</i><br /></span> +</div></div> + +<p>Dans une salle attenante aux appartements du gouverneur de Drontheim, +trois des secrétaires de son excellence venaient de s’asseoir devant +une table noire, chargée de parchemins, de papier, de cachets et +d’écritoires, et près de laquelle un quatrième tabouret resté vide +annonçait qu’un des scribes était en retard. Ils étaient déjà depuis +quelque temps méditant et écrivant chacun de leur côté, quand l’un +d’eux s’écria:</p> + +<p>—Savez-vous, Wapherney, que ce pauvre bibliothécaire Foxtipp va, +dit-on, être renvoyé par l’évêque, grâce à la lettre de recommandation +dont vous avez appuyé la requête du docteur Anglyvius?</p> + +<p>—Que nous contez-vous là , Richard? dit vivement celui des deux autres +secrétaires auquel ne s’adressait point Richard, Wapherney n’a pu +écrire en faveur d’Anglyvius, car la pétition de cet homme a révolté +le général quand je la lui ai lue.</p> + +<p>—Vous me l’aviez dit, en effet, reprit Wapherney; mais j’ai trouvé +sur la pétition le mot <i>tribuatur</i>, de la main de son excellence.</p> + +<p>—En vérité! s’écria l’autre.</p> + +<p>—Oui, mon cher; et plusieurs autres décisions de son excellence, dont +vous m’aviez parlé, sont également changées dans les apostilles. +Ainsi, sur la requête des mineurs, le général a écrit: <i>negetur</i>.</p> + +<p>—Comment! mais je n’y comprends rien; le général craignait l’esprit +turbulent de ces mineurs.</p> + +<p>—Il a peut-être voulu les effrayer par la sévérité. Ce qui me le +ferait croire, c’est que le placet de l’aumônier Munder pour les douze +condamnés est également mis à néant.</p> + +<p>Le secrétaire auquel Wapherney parlait se leva ici brusquement.</p> + +<p>—Oh! pour le coup, je ne peux vous croire. Le gouverneur est trop bon +et m’a montré trop de pitié envers ces condamnés pour....</p> + +<p>—Eh bien, Arthur, reprit Wapherney, lisez vous-même.</p> + +<p>Arthur prit le placet et vit le fatal signe de réprobation.</p> + +<p>—Vraiment, dit-il, j’en crois à peine mes yeux. Je veux représenter +le placet au général. Quel jour son excellence a-t-elle donc apostillé +ces pièces?</p> + +<p>—Mais, répondit Wapherney, je crois qu’il y a trois jours.</p> + +<p>—Ç'a été, reprit Richard à voix basse, dans la matinée qui a précédé +l’apparition si courte et la disparition si mystérieusement subite du +baron Ordener.</p> + +<p>—Tenez, s’écria vivement Wapherney avant qu’Arthur eût eu le temps de +répondre, ne voilà -t-il pas encore un <i>tribuatur</i> sur la burlesque +requête de ce Benignus Spiagudry!</p> + +<p>Richard éclata de rire.</p> + +<p>—N’est-ce pas ce vieux gardien de cadavres qui a également disparu +d’une manière si singulière?</p> + +<p>—Oui, reprit Arthur; on a trouvé dans son charnier un cadavre mutilé, +en sorte que la justice le fait poursuivre comme sacrilège. Mais un +petit lapon, qui le servait et qui est resté seul au Spladgest, pense, +avec tout le peuple, que le diable l’a emporté comme sorcier.</p> + +<p>—Voilà , dit Wapherney en riant, un personnage qui laisse une bonne +réputation!</p> + +<p>Il achevait à peine son éclat de rire quand le quatrième secrétaire +entra.</p> + +<p>—En honneur, Gustave, vous arrivez bien tard ce matin. Vous +seriez-vous marié par hasard hier?</p> + +<p>—Eh non! reprit Wapherney, c’est qu’il aura pris le chemin le plus +long pour passer, avec son manteau neuf, sous les fenêtres de +l’aimable Rosily.</p> + +<p>—Wapherney, dit le nouveau venu, je voudrais que vous eussiez deviné. +Mais la cause de mon retard est certes moins agréable; et je doute que +mon manteau neuf ait produit quelque effet sur les personnages que je +viens de visiter.</p> + +<p>—D’où venez-vous donc? demanda Arthur.</p> + +<p>—Du Spladgest.</p> + +<p>—Dieu m’est témoin, s’écria Wapherney laissant tomber sa plume, que +nous en parlions tout à l’heure! Mais si l’on peut en parler par +passe-temps, je ne conçois pas comment on y entre.</p> + +<p>—Et bien moins encore, dit Richard, comment on s’y arrête. Mais, mon +cher Gustave, qu’y avez-vous donc vu?</p> + +<p>—Oui, dit Gustave, vous êtes curieux, sinon de voir, du moins +d’entendre; et vous seriez bien punis si je refusais de vous décrire +ces horreurs, auxquelles vous frémiriez d’assister.</p> + +<p>Les trois secrétaires pressèrent vivement Gustave, qui se fit un peu +prier, quoique son désir de leur raconter ce qu’il avait vu ne fût pas +intérieurement moins vif que leur envie de le savoir.</p> + +<p>—Allons, Wapherney, vous pourrez transmettre mon récit à votre jeune +sÅ“ur, qui aime tant les choses effrayantes. J’ai été entraîné dans le +Spladgest par la foule qui s’y pressait. On vient d’y apporter les +cadavres de trois soldats du régiment de Munckholm et de deux archers, +trouvés hier à quatre lieues dans les gorges, au fond du précipice de +Cascadthymore. Quelques spectateurs assurent que ces malheureux +composaient l’escouade envoyée, il y a trois jours, dans la direction +de Skongen, à la recherche du concierge fugitif du Spladgest. Si cela +est vrai, on ne peut concevoir comment tant d’hommes armés ont pu être +assassinés. La mutilation des corps paraît prouver qu’ils ont été +précipités du haut des rochers. Cela fait dresser les cheveux.</p> + +<p>—Quoi! Gustave, vous les avez vus? demanda vivement Wapherney.</p> + +<p>—Je les ai encore devant les yeux.</p> + +<p>—Et présume-t-on quels sont les auteurs de cet attentat?</p> + +<p>—Quelques personnes pensaient que ce pouvait être une bande de +mineurs, et assuraient qu’on avait entendu hier, dans les montagnes, +les sons de la corne avec laquelle ils s’appellent.</p> + +<p>—En vérité! dit Arthur.</p> + +<p>—Oui; mais un vieux paysan a détruit cette conjecture en faisant +observer qu’il n’y avait ni mines ni mineurs du côté de Cascadthymore.</p> + +<p>—Et qui serait-ce donc?</p> + +<p>—On ne sait; si les corps n’étaient entiers, on pourrait croire que +ce sont quelques bêtes féroces, car ils portent sur leurs membres de +longues et profondes égratignures. Il en est de même du cadavre d’un +vieillard à barbe blanche qu’on a apporté au Spladgest avant-hier +matin, à la suite de cet affreux orage qui vous a empêché, mon cher +Léandre Wapherney, d’aller visiter, sur l’autre rive du golfe, votre +Héro du coteau de Larsynn.</p> + +<p>—Bien! bien! Gustave, dit Wapherney en riant; mais quel est ce +vieillard?</p> + +<p>—À sa haute taille, à sa longue barbe blanche, à un chapelet qu’il +tient encore fortement serré entre ses mains, quoiqu’il ait été trouvé +du reste absolument dépouillé, on a reconnu, dit-on, un certain ermite +des environs; je crois qu’on l’appelle l’ermite de Lynrass. Il est +évident que le pauvre homme a été également assassiné; mais dans quel +but? On n’égorge plus maintenant pour opinion religieuse, et le vieil +ermite ne possédait au monde que sa robe de bure et la bienveillance +publique.</p> + +<p>—Et vous dites, reprit Richard, que ce corps est déchiré, ainsi que +ceux des soldats, comme par les ongles d’une bête féroce?</p> + +<p>—Oui, mon cher; et un pêcheur affirmait avoir remarqué des traces +pareilles sur le corps d’un officier trouvé, il y a plusieurs jours, +assassiné, vers les grèves d’Urchtal.</p> + +<p>—Cela est singulier, dit Arthur.</p> + +<p>—Cela est effroyable, dit Richard.</p> + +<p>—Allons, reprit Wapherney, silence et travail, car je crois que le +général va bientôt venir.—Mon cher Gustave, je suis bien curieux de +voir ces corps; si vous voulez, ce soir, en sortant, nous entrerons un +moment au Spladgest.</p> + +<h2><a name="XVI" id="XVI"></a>XVI</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Elle eût été si facilement heureuse! une simple<br /></span> +<span class="i0">cabane dans une vallée des Alpes, quelques<br /></span> +<span class="i0">occupations domestiques auraient suffi pour<br /></span> +<span class="i0">satisfaire ses modestes désirs et remplir sa douce<br /></span> +<span class="i0">vie; mais moi, l’ennemi de Dieu, je n’ai pas eu de<br /></span> +<span class="i0">repos que je n’aie brisé son cÅ“ur, que je n’aie<br /></span> +<span class="i0">fait tomber en ruine sa destinée. Il faut qu’elle<br /></span> +<span class="i0">soit la victime de l’enfer.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">GOETHE, <i>Faust</i><br /></span> +</div></div> + +<p>En 1675, c’est-à -dire vingt-quatre années avant l’époque où se passe +cette histoire, hélas! ç'avait été une fête charmante pour tout le +hameau de Thoctree, que le mariage de la douce Lucy Pelnyrh, et du +beau, du grand, de l’excellent jeune homme Caroll Stadt. Il est vrai +de dire qu’ils s’aimaient depuis longtemps; et comment tous les cÅ“urs +ne se seraient-ils pas intéressés aux deux jeunes amants le jour où +tant d’ardents désirs, tant d’inquiètes espérances allaient enfin se +changer en bonheur! Nés dans le même village, élevés dans les mêmes +champs, bien souvent, dans leur enfance, Caroll s’était endormi après +leurs jeux sur le sein de Lucy; bien souvent, dans leur adolescence, +Lucy s’était, après leurs travaux, appuyée sur le bras de Caroll. Lucy +était la plus timide et la plus jolie des filles du pays, Caroll le +plus brave et le plus noble des garçons du canton; ils s’aimaient, et +ils n’auraient pas mieux pu se rappeler le jour où ils avaient +commencé d’aimer, que le jour où ils avaient commencé de vivre.</p> + +<p>Mais leur mariage n’était pas venu comme leur amour, doucement et de +lui-même. Il y avait eu des intérêts domestiques, des haines de +famille, des parents, des obstacles; une année entière ils avaient été +séparés, et Caroll avait bien souffert loin de sa Lucy, et Lucy avait +bien pleuré loin de son Caroll, avant le jour bienheureux qui les +réunissait, pour désormais ne plus souffrir et pleurer qu’ensemble.</p> + +<p>C’était en la sauvant d’un grand péril que Caroll avait enfin obtenu +sa Lucy. Un jour il avait entendu des cris dans un bois; c’était sa +Lucy qu’un brigand, redouté de tous les montagnards, avait surprise et +paraissait vouloir enlever. Caroll attaqua hardiment ce monstre à face +humaine, auquel le singulier rugissement qu’il poussait comme une bête +féroce avait fait donner le nom de <i>Han</i>. Oui, il attaqua celui que +personne n’osait attaquer; mais l’amour lui donnait des forces de +lion. Il délivra sa bien-aimée Lucy, la rendit à son père, et le père +la lui donna.</p> + +<p>Or tout le village fut joyeux le jour où l’on unit ces deux fiancés. +Lucy, seule, paraissait sombre. Jamais pourtant elle n’avait attaché +un regard plus tendre sur son cher Caroll; mais ce regard était aussi +triste que tendre, et, dans la joie universelle, c’était un sujet +d’étonnement. De moment en moment, plus le bonheur de son ami semblait +croître, plus ses yeux exprimaient de douleur et d’amour.—O ma Lucy, +lui dit Caroll après la sainte cérémonie, la présence de ce brigand, +qui est un malheur pour toute la contrée, aura donc été un bonheur +pour moi!—On remarqua qu’elle secoua la tête et ne répondit rien.</p> + +<p>Le soir vint; on les laissa seuls dans leur chaumière neuve, et les +danses et les jeux redoublèrent sur la place du village, pour célébrer +la félicité des deux époux.</p> + +<p>Le lendemain matin, Caroll Stadt avait disparu; quelques mots de sa +main furent remis au père de Lucy Pelnyrh par un chasseur des monts de +Kole, qui l’avait rencontré avant l’aube, errant sur les grèves du +golfe. Le vieux Will Pelnyrh montra ce papier au pasteur et au syndic, +et il ne resta de la fête de la veille que l’abattement et le morne +désespoir de Lucy.</p> + +<p>Cette catastrophe mystérieuse consterna tout le village, et l’on +s’efforça vainement de l’expliquer. Des prières pour l'âme de Caroll +furent dites dans la même église où, quelques jours auparavant, +lui-même avait chanté des cantiques d’actions de grâces sur son +bonheur. On ne sait ce qui retint à la vie la veuve Stadt. Au bout de +neuf mois de solitude et de deuil, elle mit au monde un fils, et, le +jour même, le village de Golyn fut écrasé par la chute du rocher +pendant qui le dominait.</p> + +<p>La naissance de ce fils ne dissipa point la douleur sombre de sa mère. +Gill Stadt n’annonçait en rien qu’il dût ressembler à Caroll. Son +enfance farouche semblait promettre une vie plus farouche encore. +Quelquefois un petit homme sauvage—dans lequel des montagnards qui +l’avaient vu de loin affirmaient reconnaître le fameux Han +d’Islande—venait dans la cabane déserte de la veuve de Caroll, et +ceux qui passaient alors près de là en entendaient sortir des plaintes +de femme et des rugissements de tigre. L’homme emmenait le jeune Gill, +et des mois s’écoulaient; puis il le rendait à sa mère, plus sombre et +plus effrayant encore.</p> + +<p>La veuve Stadt avait pour cet enfant un mélange d’horreur et de +tendresse. Quelquefois elle le serrait dans ses bras de mère, comme le +seul lien qui l’attachât encore à la vie; d’autres fois elle le +repoussait avec épouvante en appelant Caroll, son cher Caroll. Nul +être au monde ne savait ce qui bouleversait son cÅ“ur.</p> + +<p>Gill avait passé sa vingt-troisième année; il vit Guth Stersen, et +l’aima avec fureur. Guth Stersen était riche, et il était pauvre. +Alors, il partit pour Roeraas afin de se faire mineur et de gagner de +l’or. Depuis lors sa mère n’en avait plus entendu parler.</p> + +<p>Une nuit, assise devant le rouet qui la nourrissait, elle veillait, +avec sa lampe à demi éteinte, dans sa cabane, sous ces murs vieillis +comme elle dans la solitude et le deuil, muets témoins de la +mystérieuse nuit de ses noces. Inquiète, elle pensait à son fils, dont +la présence, si vivement désirée, allait lui rappeler, et peut-être +lui apporter bien des douleurs. Cette pauvre mère aimait son fils, +tout ingrat qu’il était. Et comment ne l’aurait-elle pas aimé? elle +avait tant souffert pour lui!</p> + +<p>Elle se leva, alla prendre au fond d’une vieille armoire un crucifix +rouillé dans la poussière. Un moment elle le considéra d’un Å“il +suppliant; puis tout à coup, le repoussant avec effroi:—Prier! +cria-t-elle; est-ce que je puis prier?—Tu n’as plus à prier que +l’enfer, malheureuse! c’est à l’enfer que tu appartiens.</p> + +<p>Elle retombait dans sa sombre rêverie, lorsqu’on frappa à la porte.</p> + +<p>C’était un événement rare chez la veuve Stadt; car, depuis longues +années, grâce à ce que sa vie offrait d’extraordinaire, tout le +village de Thoctree la croyait en commerce avec les esprits infernaux. +Aussi nul n’approchait de sa cabane. Étranges superstitions de ce +siècle et de ce pays d’ignorance! elle devait au malheur la même +réputation de sorcellerie que le concierge du Spladgest devait à la +science!</p> + +<p>—Si c’était mon fils, si c’était Gill! s’écria-t-elle; et elle +s’élança vers la porte.</p> + +<p>Hélas! ce n’était pas son fils. C’était un petit ermite vêtu de bure, +dont le capuchon rabattu ne laissait voir que la barbe noire.</p> + +<p>—Saint homme, dit la veuve, que demandez-vous? Vous ne savez pas à +quelle maison vous vous adressez.</p> + +<p>—Si vraiment! répliqua l’ermite, d’une voix rauque et trop connue.</p> + +<p>Et, arrachant ses gants, sa barbe noire et son capuchon, il découvrit +un atroce visage, une barbe rousse et des mains armées d’ongles +hideux.</p> + +<p>—Oh! cria la veuve, et elle cacha sa tête dans ses mains.</p> + +<p>—Eh bien! dit le petit homme, est-ce que, depuis vingt-quatre ans, tu +ne t’es pas encore habituée à voir l’époux que tu dois contempler +durant toute l’éternité?</p> + +<p>Elle murmura avec épouvante:—L’éternité!</p> + +<p>—Écoute, Lucy Pelnyrh, je t’apporte des nouvelles de ton fils.</p> + +<p>—De mon fils! où est-il? pourquoi ne vient-il pas?</p> + +<p>—Il ne peut.</p> + +<p>—Mais vous avez de ses nouvelles. Je vous rends grâces. Hélas! vous +pouvez donc m’apporter du bonheur!</p> + +<p>—C’est le bonheur en effet que je t’apporte, dit l’homme d’une voix +sourde; car tu es une faible femme, et je m’étonne que ton ventre ait +pu porter un pareil fils. Réjouis-toi donc. Tu craignais que ton fils +ne marchât sur ma trace; ne crains plus rien.</p> + +<p>—Quoi! s’écria la mère avec ravissement, mon fils, mon bien-aimé Gill +est donc changé?</p> + +<p>L’ermite regardait sa joie avec un rire funeste.</p> + +<p>—Oh! bien changé! dit-il.</p> + +<p>—Et pourquoi n’est-il pas accouru dans mes bras? Où l’avez-vous vu? +que faisait-il?</p> + +<p>—Il dormait.</p> + +<p>La veuve, dans l’excès de sa joie, ne remarquait ni le regard +sinistre, ni l’air horriblement railleur du petit homme.</p> + +<p>—Pourquoi ne l’avoir pas réveillé, ne lui avoir pas dit: Gill, viens +voir ta mère?</p> + +<p>—Son sommeil était profond.</p> + +<p>—Oh! quand viendra-t-il? Apprenez-moi, je vous en supplie, si je le +reverrai bientôt.</p> + +<p>Le faux ermite tira de dessous sa robe une espèce de coupe d’une forme +singulière.</p> + +<p>—Eh bien! veuve, dit-il, bois au prochain retour de ton fils!</p> + +<p>La veuve poussa un cri d’horreur. C’était un crâne humain. Elle fit un +geste d’épouvante et ne put proférer une parole.</p> + +<p>—Non, non! cria tout à coup l’homme avec une voix terrible, ne +détourne pas les yeux, femme; regarde. Tu demandes à revoir ton fils? +Regarde, te dis-je! car voilà tout ce qui en reste.</p> + +<p>Et, aux lueurs de la lampe rougeâtre, il présentait aux lèvres pâles +de la mère le crâne nu et desséché de son fils.</p> + +<p>Trop de malheurs avaient passé sur cette âme pour qu’un malheur de +plus la brisât. Elle éleva sur le farouche ermite un regard fixe et +stupide.</p> + +<p>—Oh! la mort! dit-elle faiblement; la mort! laissez-moi mourir.</p> + +<p>—Meurs si tu veux!—Mais souviens-toi, Lucy Pelnyrh, du bois de +Thoetree; souviens-toi du jour où le démon, en s’emparant de ton +corps, a donné ton âme à l’enfer! Je suis le démon, Lucy, et tu es mon +épouse éternelle! Maintenant, meurs, si tu veux.</p> + +<p>C’était une croyance, dans ces contrées superstitieuses, que des +esprits infernaux apparaissaient parfois parmi les hommes pour y vivre +des vies de crime et de calamité. Entre autres fameux scélérats, Han +d’Islande avait cette effrayante renommée. On croyait encore que la +femme qui, par séduction ou par violence, était la proie d’un de ces +démons à forme humaine, devenait irrévocablement par ce malheur sa +compagne de damnation.</p> + +<p>Les événements que l’ermite rappelait à la veuve parurent réveiller en +elle ces idées.</p> + +<p>—Hélas! dit-elle douloureusement, je ne puis donc échapper à +l’existence!—Et qu’ai-je fait? car tu le sais, mon bien-aimé Caroll, +je suis innocente. Le bras d’une jeune fille n’a point la force du +bras d’un démon.</p> + +<p>Elle poursuivit; ses regards étaient pleins de délire, et ses paroles +incohérentes semblaient nées du tremblement convulsif de ses lèvres.</p> + +<p>—Oui, Caroll, depuis ce jour je suis impure et innocente; et le démon +me demande si je me le rappelle, cet horrible jour!—Mon Caroll, je ne +t’ai point trompé; tu es venu trop tard; j’étais à lui avant d'être à +toi, hélas!—Hélas! et je serai punie éternellement. Non, je ne vous +rejoindrai pas, vous que je pleure. À quoi bon mourir? J’irai avec ce +monstre, dans un monde qui lui ressemble, dans le monde des réprouvés! +et qu’ai-je donc fait? Mes malheurs dans la vie seront mes crimes dans +l’éternité.</p> + +<p>Le petit ermite appuyait sur elle un regard de triomphe et d’autorité.</p> + +<p>—Ah! s’écria-t-elle tout à coup en se tournant vers lui, ah! +dites-moi, ceci n’est-il pas quelque rêve affreux que votre présence +m’apporte? car, vous le savez, hélas! depuis le jour de ma perte, +toutes les fatales nuits où votre esprit m’a visitée ont été marquées +pour moi par d’impures apparitions, d’effrayants songes et des visions +épouvantables.</p> + +<p>—Femme, femme, reviens à la raison. Il est aussi vrai que tu es +éveillée, qu’il est vrai que Gill est mort.</p> + +<p>Le souvenir de ses anciennes infortunes avait comme effacé en cette +mère celui de son nouveau malheur; ces paroles le lui rendirent.</p> + +<p>—O mon fils! mon fils! dit-elle; et le son de sa voix aurait ému tout +autre que l'être méchant qui l’écoutait. Non, il reviendra; il n’est +pas mort; je ne puis croire qu’il est mort.</p> + +<p>—Eh bien! va le demander aux rochers de Roeraas, qui l’ont écrasé, au +golfe de Drontheim, qui l’a enseveli. La veuve tomba à genoux et cria +avec effort:</p> + +<p>—Dieu, grand Dieu!</p> + +<p>—Tais-toi, servante de l’enfer!</p> + +<p>La malheureuse se tut. Il poursuivit.</p> + +<p>—Ne doute pas de la mort de ton fils. Il a été puni par où son père a +failli. Il a laissé amollir son cÅ“ur de granit par un regard de +femme. Moi, je t’ai possédée, mais je ne t’ai jamais aimée. Le malheur +de ton Caroll est retombé sur lui.—Mon fils et le tien a été trompé +par sa fiancée, par celle pour qui il est mort.</p> + +<p>—Mort! reprit-elle, mort! Cela est donc vrai?—O Gill, tu étais né de +mon malheur; tu avais été conçu dans l’épouvante et enfanté dans le +deuil; ta bouche avait déchiré mon sein; enfant, jamais tes caresses +n’avaient répondu à mes caresses, tes embrassements à mes +embrassements; tu as toujours fui et repoussé ta mère, ta mère si +seule et si abandonnée dans la vie! Tu ne cherchais à me faire oublier +mes maux passés qu’en me créant de nouvelles douleurs; tu me +délaissais pour le démon auteur de ton existence et de mon veuvage; +jamais, durant de longues années, Gill, jamais une joie ne m’est venue +de toi; et cependant aujourd’hui ta mort, mon fils, me semble la plus +insupportable de mes afflictions, aujourd’hui ton souvenir me semble +un souvenir d’enchantement et de consolation. Hélas!</p> + +<p>Elle ne put continuer; elle cacha sa tête dans son voile de bure +noire, et on l’entendait sangloter douloureusement.</p> + +<p>—Faible femme! murmura l’ermite; puis il reprit d’une voix +forte:—Dompte ta douleur, je me suis joué de la mienne. Écoute, Lucy +Pelnyrh, pendant que tu pleures encore ton fils, j’ai déjà commencé à +le venger. C’est pour un soldat de la garnison de Munckholm que sa +fiancée l’a trompé. Tout le régiment périra par mes mains.—Vois, Lucy +Pelnyrh. Il avait relevé les manches de sa robe, et montrait à la +veuve ses bras difformes teints de sang.</p> + +<p>—Oui, dit-il en poussant une sorte de rugissement, c’est aux grèves +d’Urchtal, c’est aux gorges de Cascadthymore, que l’esprit de Gill +doit se promener avec joie.—Allons, femme, ne vois-tu pas ce sang? +Console-toi donc!</p> + +<p>Puis tout à coup, comme frappé d’un souvenir, il s’interrompit:</p> + +<p>—Veuve, ne t’a-t-on pas remis de ma part un coffre de fer?—Quoi! je +t’ai envoyé de l’or et je t’apporte du sang, et tu pleures encore! Tu +n’es donc pas de la race des hommes?</p> + +<p>La veuve, absorbée dans son désespoir, gardait le silence.</p> + +<p>—Allons! dit-il avec un rire farouche, muette et immobile! tu n’es +donc pas non plus de la race des femmes, Lucy Pelnyrh!—Et il secouait +son bras pour qu’elle l’écoutât.—Est-ce qu’un messager ne t’a pas +apporté un coffre de fer scellé?</p> + +<p>La veuve, lui accordant une attention passagère, fit un signe de tête +négatif, et retomba dans sa morne rêverie.</p> + +<p>—Ah! le misérable! cria le petit homme, le misérable infidèle! +Spiagudry, cet or te coûtera cher!</p> + +<p>Et, dépouillant sa robe d’ermite, il s’élança hors de la cabane avec +le grondement d’une hyène qui cherche un cadavre.</p> + +<h2><a name="XVII" id="XVII"></a>XVII</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Seigneur, je peigne mes cheveux, je les peigne en<br /></span> +<span class="i0">pleurant, parce que vous me laissez seule, et que<br /></span> +<span class="i0">vous vous en allez dans les montagnes.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0"><i>La Dame au Comte</i>, romance<br /></span> +</div></div> + +<p>Éthel, cependant, avait déjà compté quatre jours longs et monotones +depuis qu’elle errait seule dans le sombre jardin du donjon de +Slesvig; seule dans l’oratoire, témoin de tant de pleurs et confident +de tant de vÅ“ux; seule dans la longue galerie où, une fois, elle +n’avait pas entendu sonner minuit. Son vieux père l’accompagnait +quelquefois, mais elle n’en était pas moins seule, car le véritable +compagnon de sa vie était absent.</p> + +<p>Malheureuse jeune fille! Qu’avait fait cette âme jeune et pure pour +être déjà livrée à tant d’infortune? Enlevée au monde, aux honneurs, +aux richesses, aux joies de la jeunesse, aux triomphes de la beauté, +elle était encore au berceau qu’elle était déjà dans un cachot; +captive près d’un père captif, elle avait grandi en le voyant dépérir; +et pour comble de douleurs, pour qu’elle n’ignorât aucun esclavage, +l’amour était venu la trouver dans sa prison.</p> + +<p>Encore si elle eût pu avoir son Ordener auprès d’elle, que lui eût +fait la liberté? Eût-elle su seulement s’il existait un monde dont on +la séparait? Et d’ailleurs, son monde, son ciel, n’eussent-ils pas été +avec elle dans cet étroit donjon, sous ces noires tours hérissées de +soldats, et vers lesquelles le passant n’en aurait pas moins jeté un +regard de pitié?</p> + +<p>Mais, hélas! pour la seconde fois, son Ordener était absent; et, au +lieu de couler près de lui des heures bien courtes, mais toujours +renaissantes, dans de saintes caresses et de chastes embrassements, +elle passait les nuits et les jours à pleurer son absence et à prier +pour ses dangers. Car une vierge n’a que sa prière et ses larmes.</p> + +<p>Quelquefois elle enviait ses ailes à l’hirondelle libre qui venait lui +demander quelque nourriture à travers les barreaux de sa prison. +Quelquefois elle laissait fuir sa pensée sur le nuage qu’un vent +rapide enfonçait dans le nord du ciel; puis tout à coup elle +détournait sa tête et voilait ses yeux, comme si elle eût craint de +voir apparaître le gigantesque brigand et commencer le combat inégal +sur l’une des montagnes lointaines dont le sommet bleuâtre rampait à +l’horizon ainsi qu’une nuée immobile.</p> + +<p>Oh! qu’il est cruel d’aimer alors qu’on est séparé de l'être qu’on +aime! Bien peu de cÅ“urs ont connu cette douleur dans toute son +étendue, parce que bien peu de cÅ“urs ont connu l’amour dans toute sa +profondeur. Alors, étranger en quelque sorte à sa propre existence, on +se crée pour soi-même une solitude morne, un vide immense, et, pour +l'être absent, je ne sais quel monde effrayant de périls, de monstres +et de déceptions; les diverses facultés qui composaient notre nature +se changent et se perdent en un désir infini de l'être qui nous +manque; tout ce qui nous environne est hors de notre vie. Cependant on +respire, on marche, on agit, mais sans la pensée. Comme une planète +égarée qui aurait perdu son soleil, le corps se meut au hasard; l'âme +est ailleurs.</p> + +<h2><a name="XVIII" id="XVIII"></a>XVIII</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Sur un grand bouclier ces chefs impitoyables<br /></span> +<span class="i0">Épouvantent l’enfer de serments effroyables;<br /></span> +<span class="i0">Et près d’un taureau noir qu’ils viennent d’égorger,<br /></span> +<span class="i0">Tous, la main dans le sang, jurent de se venger.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0"><i>Les Sept Chefs devant Thèbes.</i><br /></span> +</div></div> + +<p>Les rivages de Norvège abondent en baies étroites, en criques, en +récifs, en lagunes, en petits caps tellement multipliés qu’ils +fatiguent la mémoire du voyageur et la patience du topographe. +Autrefois, à en croire les discours populaires, chaque isthme avait +son démon qui le hantait, chaque anse sa fée qui l’habitait, chaque +promontoire son saint qui le protégeait; car la superstition mêle +toutes les croyances pour se faire des terreurs. Sur la grève de +Kelvel, à quelques milles au nord de la grotte de Walderhog, un seul +endroit, disait-on, était libre de toute juridiction des esprits +infernaux, intermédiaires ou célestes. C’était la clairière riveraine +dominée par le rocher sur le sommet duquel on apercevait encore +quelques vieilles ruines du manoir de Ralph ou Radulphe le Géant. +Cette petite prairie sauvage, bordée au couchant par la mer, et +étroitement encaissée dans des roches couvertes de bruyères, devait ce +privilège au nom seul de cet ancien sire norvégien, son premier +possesseur. Car quelle fée, quel diable, ou quel ange eût osé se faire +l’hôte ou le patron du domaine autrefois occupé et protégé par Ralph +le Géant?</p> + +<p>Il est vrai que le nom seul du formidable Ralph suffisait pour +imprimer un caractère effrayant à ces lieux déjà si sauvages. Mais, à +tout prendre, un souvenir n’est pas si redoutable qu’un esprit; et +jamais un pêcheur, attardé par le gros temps, en amarrant sa barque +dans la crique de Ralph, n’avait vu le follet rire et danser, parmi +des âmes, sur le haut d’un rocher, ni la fée parcourir les bruyères +dans son char de phosphore traîné par des vers luisants, ni le saint +remonter vers la lune après sa prière.</p> + +<p>Si pourtant, la nuit qui suivit le grand orage, les houles de la mer +et la violence du vent eussent permis à quelque marinier égaré +d’aborder dans cette baie hospitalière, peut-être eût-il été frappé +d’une superstitieuse épouvante en contemplant les trois hommes qui, +cette nuit-là , s’étaient assis autour d’un grand feu, allumé au milieu +de la clairière. Deux d’entre eux étaient couverts de grands chapeaux +de feutre et des larges pantalons des mineurs royaux. Leurs bras +étaient nus jusqu’à l’épaule, leurs pieds cachés dans des bottines +fauves; une ceinture d’étoffe rouge soutenait leurs sabres recourbés +et leurs longs pistolets. Tous deux portaient une trompe de corne +suspendue à leur cou. L’un était vieux, l’autre était jeune; et +l’épaisseur de la barbe du vieillard, la longueur des cheveux du jeune +homme, ajoutaient quelque chose de sauvage à leurs physionomies, +naturellement dures et sévères.</p> + +<p>À son bonnet de peau d’ours, à sa casaque de cuir huilé, au mousquet +fixé en bandoulière à son dos, à sa culotte courte et étroite, à ses +genoux nus, à ses sandales d’écorce, à la hache étincelante qu’il +portait à la main, il était facile de reconnaître, dans le compagnon +des deux mineurs, un montagnard du nord de la Norvège.</p> + +<p>Certes, celui qui eût aperçu de loin ces trois figures singulières, +sur lesquelles le foyer, agité par les brises de mer, jetait des +lueurs rouges et changeantes, eût pu être à bon droit effrayé, sans +même croire aux spectres et aux démons; il lui eût suffi pour cela de +croire aux voleurs et d'être un peu plus riche qu’un poëte.</p> + +<p>Ces trois hommes tournaient souvent la tête vers le sentier perdu du +bois qui aboutit à la clairière de Ralph, et d’après celles de leurs +paroles que le vent n’emportait pas, ils semblaient attendre un +quatrième personnage.</p> + +<p>—Dites donc, Kennybol, savez-vous qu’à cette heure-ci nous +n’attendrions pas aussi paisiblement cet envoyé du comte Griffenfeld +dans la prairie voisine, la prairie du lutin Tulbytilbet, ou là -bas, +dans la baie de Saint-Cuthbert?</p> + +<p>—Ne parlez pas si haut, Jonas, répondit le montagnard au vieux +mineur, béni soit Ralph Géant qui nous protège! Me préserve le ciel de +remettre le pied dans la clairière de Tulbytilbet! L’autre jour j’y +croyais cueillir de l’aubépine, et j’y ai cueilli de la mandragore, +qui s’est mise à saigner et à crier, ce qui a failli me rendre fou.</p> + +<p>Le jeune mineur se prit à rire.</p> + +<p>—En vérité, Kennybol! je crois, moi, que le cri de la mandragore a +bien produit tout son effet sur votre pauvre cerveau.</p> + +<p>—Pauvre cerveau toi-même! dit le montagnard avec humeur; voyez, +Jonas, il rit de la mandragore. Il rit comme un insensé qui joue avec +une tête de mort.</p> + +<p>—Hum! repartit Jonas. Qu’il aille donc à la grotte de Walderhog, où +les têtes de ceux que Han, démon d’Islande, a assassinés, reviennent +chaque nuit danser autour de son lit de feuilles sèches, en +entre-choquant leurs dents pour l’endormir.</p> + +<p>—Cela est vrai, dit le montagnard.</p> + +<p>—Mais, reprit le jeune homme, le seigneur Hacket, que nous attendons, +ne nous a-t-il pas promis que Han d’Islande se mettrait à la tête de +notre insurrection?</p> + +<p>—Il l’a promis, répondit Kennybol; et, avec l’aide de ce démon, nous +sommes sûrs de vaincre toutes les casaques vertes de Drontheim et de +Copenhague.</p> + +<p>—Tant mieux! s’écria le vieux mineur; mais ce n’est pas moi qui me +chargerai de faire la sentinelle la nuit près de lui.</p> + +<p>En ce moment, le craquement des bruyères mortes sous des pas d’homme +appela l’attention des interlocuteurs; ils se détournèrent, et un +rayon du foyer leur fit reconnaître le nouveau venu.</p> + +<p>—C’est lui!—c’est le seigneur Hacket!—Salut, seigneur Hacket; vous +vous êtes fait attendre.—Voilà plus de trois quarts d’heure que nous +sommes au rendez-vous.</p> + +<p>Ce seigneur <i>Hacket</i> était un homme petit et gras, vêtu de noir, dont +la figure joviale avait une expression sinistre.</p> + +<p>—Bien, mes amis, dit-il; j’ai été retardé par mon ignorance du chemin +et les précautions qu’il m’a fallu prendre.—J’ai quitté le comte +Schumacker ce matin; voici trois bourses d’or qu’il m’a chargé de vous +remettre.</p> + +<p>Les deux vieillards se jetèrent sur l’or avec l’avidité commune, aux +paysans de cette pauvre Norvège. Le jeune mineur repoussa la bourse +que lui tendait Hacket.</p> + +<p>—Gardez votre or, seigneur envoyé; je mentirais si je disais que je +me révolte pour votre comte Schumacker; je me révolte pour affranchir +les mineurs de la tutelle royale; je me révolte pour que le lit de ma +mère n’ait plus une couverture déchiquetée comme les côtes de notre +bon pays, la Norvège.</p> + +<p>Loin de paraître déconcerté, le seigneur Hacket répondit en souriant:</p> + +<p>—C’est donc à votre pauvre mère, mon cher Norbith, que j’enverrai cet +argent, afin qu’elle ait deux couvertures neuves pour les bises de cet +hiver.</p> + +<p>Le jeune homme se rendit par un signe de tête, et l’envoyé, en orateur +habile, se hâta d’ajouter:</p> + +<p>—Mais gardez-vous de répéter ce que vous venez de dire +inconsidérément, que ce n’est pas pour Schumacker, comte de +Griffenfeld, que vous prenez les armes.</p> + +<p>—Cependant.... cependant, murmurèrent les deux vieillards, nous +savons bien qu’on opprime les mineurs, mais nous ne connaissons pas ce +comte, ce prisonnier d’état.</p> + +<p>—Comment! reprit vivement l’envoyé; pouvez-vous être ingrats à ce +point! Vous gémissiez dans vos souterrains, privés d’air et de jour, +dépouillés de toute propriété, esclaves de la plus onéreuse tutelle! +Qui est venu à votre aide? qui a ranimé votre courage? qui vous a +donné de l’or, des armes? N’est-ce pas mon illustre maître, le noble +comte de Griffenfeld, plus esclave et plus infortuné encore que vous? +Et maintenant, comblés de ses bienfaits, vous refuseriez de vous en +servir pour conquérir sa liberté, en même temps que la vôtre?</p> + +<p>—Vous avez raison, interrompit le jeune mineur, ce serait mal agir.</p> + +<p>—Oui, seigneur Hacket, dirent les deux vieillards, nous combattrons +pour le comte Schumacker.</p> + +<p>—Courage, mes amis! levez-vous en son nom, portez le nom de votre +bienfaiteur d’un bout de la Norvège à l’autre. Écoutez, tout seconde +votre juste entreprise; vous allez être délivrés d’un formidable +ennemi, le général Levin de Knud, qui gouverne la province. La +puissance secrète de mon noble maître, le comte de Griffenfeld, va le +faire rappeler momentanément à Berghen.—Allons, dites-moi, Kennybol, +Jonas, et vous, mon cher Norbith, tous vos compagnons sont-ils prêts?</p> + +<p>—Mes frères de Guldbranshal, dit Norbith, n’attendent que mon signal. +Demain, si vous voulez....</p> + +<p>—Demain, soit. Il faut que les jeunes mineurs, dont vous êtes le +chef, lèvent les premiers l’étendard. Et vous, mon brave Jonas?</p> + +<p>—Six cents braves des îles Fa-roër, qui vivent depuis trois jours de +chair de chamois et d’huile d’ours, dans la forêt de Bennallag, ne +demandent qu’un coup de trompe de leur vieux capitaine Jonas, du bourg +de Loevig.</p> + +<p>—Fort bien. Et vous, Kennybol?</p> + +<p>—Tous ceux qui portent une hache dans les gorges de Kole, et +gravissent les rochers sans genouillères, sont prêts à se joindre à +leurs frères les mineurs, quand ils auront besoin d’eux.</p> + +<p>—Il suffit. Annoncez à vos compagnons, pour qu’ils ne doutent pas de +vaincre, ajouta l’envoyé en haussant la voix, que Han d’Islande sera +le chef.</p> + +<p>—Cela est-il certain? demandèrent-ils tous trois ensemble et d’une +voix où se mêlaient l’expression de la terreur et celle de +l’espérance.</p> + +<p>L’envoyé répondit:</p> + +<p>—Je vous attendrai tous trois dans quatre jours, à pareille heure, +avec vos colonnes réunies, dans la mine d’Apsyl-Corh, près le lac de +Smiasen, sous la plaine de l’Étoile-Bleue. Han d’Islande +m’accompagnera.</p> + +<p>—Nous y serons, dirent les trois chefs. Et puisse Dieu ne pas +abandonner ceux qu’aidera le démon!</p> + +<p>—Ne craignez rien de la part de Dieu, dit Hacket en +ricanant.—Écoutez, vous trouverez, dans les vieilles ruines de Crag, +des enseignes pour vos troupes.—N’oubliez pas le cri: <i>Vive +Schumacker! Sauvons Schumacker!</i>.—Il faut que nous nous séparions; le +jour ne va pas tarder à paraître. Mais auparavant, jurez le plus +inviolable secret sur ce qui se passe entre nous.</p> + +<p>Sans répondre une parole, les trois chefs s’ouvrirent la veine du bras +gauche avec la pointe d’un sabre; ensuite, saisissant la main de +l’envoyé, ils y laissèrent couler chacun quelques gouttes de sang.</p> + +<p>—Vous avez notre sang, lui dirent-ils. Puis le jeune s’écria:</p> + +<p>—Que tout mon sang s’écoule comme celui que je verse en ce moment; +qu’un esprit malfaisant se joue de mes projets, comme l’ouragan d’une +paille; que mon bras soit de plomb pour venger une injure; que les +chauves-souris habitent mon sépulcre; que je sois, vivant, hanté par +les morts; mort, profané par les vivants; que mes yeux se fondent en +pleurs comme ceux d’une femme, si jamais je parle de ce qui a lieu, à +cette heure, dans la clairière de Ralph le Géant. Daignent les +bienheureux saints m’entendre!</p> + +<p>—Amen, répétèrent les deux vieillards.</p> + +<p>Alors ils se séparèrent, et il ne resta plus dans la clairière que le +foyer à demi éteint dont les rayons mourants montaient par intervalles +jusqu’au faîte des tours ruinées et solitaires de Ralph le Géant.</p> + +<h2><a name="XIX" id="XIX"></a>XIX</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">THÉODORE.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">Tristan, fuyons par ici.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">TRISTAN.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">C’est une étrange disgrâce.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">THÉODORE.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">Nous aura-t-on reconnus?<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">TRISTAN.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">Je l’ignore et j’en ai peur.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">LOPE DE VEGA. <i>Le Chien du Jardinier.</i><br /></span> +</div></div> + +<p>Benignus Spiagudry se rendait difficilement compte des motifs qui +pouvaient pousser un jeune homme bien constitué et paraissant avoir +encore de longues années de vie devant lui, tel que son compagnon de +voyage, à se porter l’agresseur volontaire du redoutable Han +d’Islande. Bien souvent, depuis qu’ils avaient commencé leur route, il +avait abordé adroitement cette question; mais le jeune aventurier +gardait, sur la cause de son voyage, un silence obstiné. Le pauvre +homme n’avait pas été plus heureux dans toutes les autres curiosités +que son singulier camarade devait naturellement lui inspirer. Une +fois, il avait hasardé une question sur la famille et le nom de son +jeune <i>maître</i>.—Appelez-moi Ordener, avait répondu celui-ci; et cette +réponse peu satisfaisante était prononcée d’un ton qui interdisait la +réplique. Il fallait donc se résigner; chacun a ses secrets; et le bon +Spiagudry lui-même ne cachait-il pas soigneusement, dans sa besace et +sous son manteau, certaine cassette mystérieuse sur laquelle toutes +recherches lui eussent semblé fort déplacées et fort désagréables.</p> + +<p>Ils avaient quitté Drontheim depuis quatre jours, sans avoir fait +beaucoup de chemin, tant en raison du dégât causé dans les routes par +l’orage, que de la multiplicité des voies de traverse et détours que +le concierge fugitif croyait prudent de prendre pour éviter les lieux +trop habités. Après avoir laissé Skongen à leur droite, vers le soir +du quatrième jour ils atteignirent la rive du lac de Sparbo.</p> + +<p>C’était un tableau sombre et magnifique que cette vaste nappe d’eau +réfléchissant les derniers rayons du jour et les premières étoiles de +la nuit dans un cadre de hauts rochers, de sapins noirs et de grands +chênes. L’aspect d’un lac, le soir, produit quelquefois, à une +certaine distance, une singulière illusion d’optique; c’est comme si +un abîme prodigieux, perçant le globe de part en part, laissait voir +le ciel à travers la terre.</p> + +<p>Ordener s’arrêta, contemplant ces vieilles forêts druidiques qui +couvrent les rivages montueux du lac comme une chevelure, et les +huttes crayeuses de Sparbo, répandues sur une pente ainsi qu’un +troupeau épars de chèvres blanches. Il écoutait les bruits lointains +des forges [Note: Les Eaux du lac de Sparbo sont renommées pour la +trempe de l’acier.] mêlés au sourd mugissement des grands bois +magiques, aux cris intermittents des oiseaux sauvages et à la grave +harmonie des vagues. Au nord, un immense rocher de granit, encore +éclairé par le soleil, s’élevait majestueusement au-dessus du petit +hameau d’Oëlmoe, puis sa tête se courbait sous un amas de tours +ruinées, comme si le géant eût été fatigué du fardeau.</p> + +<p>Quand l'âme est triste, les spectacles mélancoliques lui plaisent; +elle les rembrunit de toute sa tristesse. Qu’un malheureux soit jeté +parmi les sauvages et hautes montagnes, près d’un sombre lac, d’une +noire forêt, au moment où le jour va disparaître, il verra cette scène +grave, cette nature sérieuse, en quelque sorte à travers un voile +funèbre; il ne lui semblera pas que le soleil se couche, mais qu’il +meurt.</p> + +<p>Ordener rêvait, silencieux et immobile, quand son compagnon s’écria:</p> + +<p>—À merveille, jeune seigneur! Il est beau de méditer ainsi devant le +lac de Norvège qui renferme le plus de pleuronectes.</p> + +<p>Cette observation et le geste qui l’accompagnait eussent fait sourire +tout autre qu’un amant séparé de sa maîtresse pour ne la revoir +peut-être plus. Le savant concierge poursuivit:</p> + +<p>—Pourtant, souffrez que je vous enlève à votre docte contemplation +pour vous faire remarquer que le jour décline, et qu’il faut nous +hâter si nous voulons arriver au village d’Oëlmoe avant le crépuscule.</p> + +<p>La remarque était juste. Ordener se remit en marche, et Spiagudry le +suivit en continuant ses réflexions mal écoutées sur les phénomènes +botaniques et physiologiques que le lac de Sparbo présente aux +naturalistes.</p> + +<p>—Seigneur Ordener, disait-il, si vous en croyiez votre dévoué guide, +vous abandonneriez votre funeste entreprise; oui, seigneur, et vous +vous fixeriez ici sur les bords de ce lac si curieux où nous pourrions +nous livrer ensemble à une foule de doctes recherches, par exemple à +celle de la <i>stella canora palustris</i>, plante singulière que beaucoup +de savants croient fabuleuse, mais que l’évêque Arngrim affirme avoir +vue et entendue sur les rives du Sparbo. Ajoutez à cela que nous +aurions la satisfaction d’habiter le sol de l’Europe qui renferme le +plus de gypse, et où les sicaires de la Thémis de Drontheim pénètrent +le moins.—Cela ne vous sourit-il pas, mon jeune maître? Allons, +renoncez à votre voyage insensé; car, sans vous offenser, votre +entreprise est périlleuse sans profit, <i>periculum sine pecunia</i>, +c’est-à -dire insensée, et conçue dans un moment où vous auriez mieux +fait de penser à autre chose.</p> + +<p>Ordener, qui ne prêtait aucune attention aux paroles du pauvre homme, +n’entretenait la conversation que par ces monosyllabes insignifiants +et distraits que les grands parleurs prennent pour des réponses. C’est +ainsi qu’ils arrivèrent au hameau d’Oëlmoe, sur la place duquel un +mouvement inusité se faisait en ce moment remarquer.</p> + +<p>Les habitants, chasseurs, pêcheurs, forgerons, sortaient de toutes les +cabanes et accouraient se grouper autour d’un tertre circulaire, +occupé par quelques hommes, dont l’un sonnait du cor en agitant +au-dessus de sa tête une petite bannière blanche et noire.</p> + +<p>—C’est sans doute quelque charlatan, dit Spiagudry, <i>ambubaiarum +collegia, pharmacopolae</i>, quelque misérable qui convertit l’or en +plomb et les plaies en ulcères. Voyons; quelle invention de l’enfer +va-t-il vendre à ces pauvres campagnards? Encore si ces imposteurs se +bornaient aux rois, s’ils imitaient tous le danois Borch et le +milanais Borri, ces alchimistes qui se jouèrent si complètement de +notre Frédéric III [Note: Frédéric III fut la dupe de Borch ou +Borrichius, chimiste danois, et surtout de Borri, charlatan milanais, +qui se disait le favori de l’archange Michel. Cet imposteur, après +avoir émerveillé de ses prétendus prodiges Strasbourg et Amsterdam, +agrandit la sphère de son ambition et la témérité de ses mensonges; +après avoir trompé le peuple, il osa tromper les rois. Il commença par +la reine Christine à Hambourg, et termina par le roi Frédéric à +Copenhague.]; mais il leur faut le denier du paysan non moins que le +million du prince.</p> + +<p>Spiagudry se trompait; en approchant du monticule, ils reconnurent, à +sa robe noire et à son bonnet rond et aigu, un syndic environné de +quelques archers. L’homme qui sonnait du cor était le crieur des +édits.</p> + +<p>Le gardien fugitif, troublé, murmura à voix basse:</p> + +<p>—En vérité, seigneur Ordener, en entrant dans cette bourgade, je ne +m’attendais guère à tomber sur un syndic. Me protège le grand saint +Hospice! que va-t-il dire?</p> + +<p>Son incertitude ne fut pas longue, car la voix glapissante du crieur +des édits s’éleva tout à coup, religieusement écoutée par la petite +foule des habitants d’Oëlmoe.</p> + +<p>—«Au nom de sa majesté, et par ordre de son excellence le général +Levin de Knud, gouverneur, le haut-syndic du Drontheimhus fait savoir +à tous les habitants des villes, bourgs et bourgades de la province, +que:—1° la tête de Han, natif de Klipstadur, en Islande, assassin et +incendiaire, est mise au prix de mille écus royaux.»</p> + +<p>Un murmure vague éclata dans l’auditoire. Le crieur poursuivit:</p> + +<p>—«2° La tête de Benignus Spiagudry, nécroman et sacrilège, ex-gardien +du Spladgest de Drontheim, est mise au prix de quatre écus royaux;</p> + +<p>«3° Cet édit sera publié dans toute la province, par les syndics des +villes, bourgs et bourgades, qui en faciliteront l’exécution.»</p> + +<p>Le syndic prit l’édit des mains du crieur, et ajouta d’une voix +lugubre et solennelle:</p> + +<p>—La vie de ces hommes est offerte à qui voudra la prendre.</p> + +<p>Le lecteur se persuadera aisément que cette lecture ne fut pas écoutée +sans quelque émotion par notre pauvre et malencontreux Spiagudry. Nul +doute même que les signes extraordinaires d’effroi qui lui échappèrent +en ce moment n’eussent appelé l’attention du groupe qui l’environnait, +si elle n’eût été entièrement absorbée par la première partie de +l’édit syndical.</p> + +<p>—La tête de Han à prix! s’écria un vieux pêcheur qui était venu +traînant ses filets humides. Ils feraient tout aussi bien, par saint +Usulph, de mettre à prix également la tête de Belzébuth.</p> + +<p>—Pour garder la proportion entre Han et Belzébuth, il faudrait, dit +un chasseur, reconnaissable à sa veste de peau de chamois, qu’ils +offrissent seulement quinze cents écus du chef cornu du dernier démon.</p> + +<p>—Gloire soit à la sainte mère de Dieu! ajouta en roulant son fuseau +une vieille dont le front chauve branlait. Je voudrais voir la tête de +ce Han, afin de m’assurer que ses yeux sont deux charbons ardents, +comme on le dit.</p> + +<p>—Oui, sûrement, reprit une autre vieille, c’est seulement en la +regardant qu’il a brûlé la cathédrale de Drontheim. Moi, je voudrais +voir le monstre tout entier avec sa queue de serpent, son pied fourchu +et ses grandes ailes de chauve-souris.</p> + +<p>—Qui vous a fait ces contes, bonne mère? interrompit le chasseur d’un +air de fatuité. J’ai vu, moi, ce Han d’Islande dans les gorges de +Medsyhath; c’est un homme fait comme nous, seulement il a la hauteur +d’un peuplier de quarante ans.</p> + +<p>—Vraiment? dit avec une expression singulière une voix dans la foule. +Cette voix, qui fit tressaillir Spiagudry, était celle d’un petit +homme dont le visage était caché sous un large feutre de mineur, et le +corps couvert d’une natte de jonc et de poil de veau marin.</p> + +<p>—Sur ma foi, reprit, avec un rire épais, un forgeron qui portait son +grand marteau en bandoulière, qu’on offre pour sa tête mille ou dix +mille écus royaux, qu’il ait quatre ou quarante brasses de hauteur, ce +n’est pas moi qui me chargerai d’aller y voir.</p> + +<p>—Ni moi, dit le pêcheur.</p> + +<p>—Ni moi, ni moi, répétèrent toutes les voix.</p> + +<p>—Celui pourtant qui en serait tenté, reprit le petit homme, trouvera +Han d’Islande demain dans la ruine d’Arbar, près le Smiasen; +après-demain dans la grotte de Walderhog.</p> + +<p>—Brave homme, en êtes-vous sûr?</p> + +<p>Cette question fut faite à la fois par Ordener, qui assistait à cette +scène avec un intérêt facile à comprendre pour tout autre que +Spiagudry, et par un autre petit homme, assez replet, vêtu de noir, +d’un visage gai, et qui était sorti, aux premiers sons de la trompe du +crieur, de la seule auberge que renfermât la bourgade.</p> + +<p>Le petit homme au grand chapeau parut les considérer un instant tous +deux, et répondit d’une voix sourde:</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Et comment le savez-vous pour pouvoir l’affirmer? demanda Ordener.</p> + +<p>—Je sais où est Han d’Islande, comme je sais où est Benignus +Spiagudry; ni l’un ni l’autre ne sont loin d’ici en ce moment.</p> + +<p>Toutes les terreurs se réveillèrent dans le pauvre concierge, osant à +peine regarder le mystérieux petit homme, et se croyant mal caché sous +sa perruque française; il se mit à tirer le manteau d’Ordener en +disant à voix basse:</p> + +<p>—Maître, seigneur, au nom du ciel, de grâce, par pitié, +allons-nous-en, sortons de ce maudit faubourg de l’enfer!</p> + +<p>Ordener, surpris comme lui, examinait attentivement le petit homme, +qui, tournant le dos au jour, paraissait soigneux de cacher ses +traits.</p> + +<p>—Ce Benignus Spiagudry, s’écria le pêcheur, je l’ai vu au Spladgest +de Drontheim. C’est un grand.</p> + +<p>—C’est celui dont on offre quatre écus.</p> + +<p>Le chasseur éclata de rire.</p> + +<p>—Quatre écus! Ce n’est pas moi qui chasserai celui-là . On paie plus +cher la peau d’un renard bleu.</p> + +<p>Cette comparaison, qui dans tout autre temps eût fort désobligé le +savant concierge, le rassura cette fois. Il allait néanmoins adresser +une nouvelle prière à Ordener pour le décider à poursuivre leur +chemin, quand celui-ci, sachant ce qu’il lui importait de savoir, le +prévint, en sortant du rassemblement qui commençait à s’éclaircir.</p> + +<p>Quoiqu’ils eussent, en arrivant au hameau d’Oëlmoe, l’intention d’y +passer la nuit, ils le quittèrent tous deux, comme par une convention +tacite, sans même s’interroger sur le motif de leur départ précipité. +Celui d’Ordener était l’espérance de rencontrer plus tôt le brigand, +celui de Spiagudry le désir de s’éloigner plus vite des archers.</p> + +<p>Ordener avait l’esprit trop grave pour rire des mésaventures de son +compagnon. Ce fut d’une voix affectueuse qu’il rompit le premier le +silence.</p> + +<p>—Vieillard, quelle est donc déjà cette ruine où l’on pourra trouver +demain Han d’Islande, à ce qu’affirme ce petit homme qui paraît tout +savoir?</p> + +<p>—Je l’ignore.... Je l’ai mal entendu, noble maître, dit Spiagudry, +qui en effet ne mentait pas.</p> + +<p>—Il faudra donc, continua le jeune homme, se résigner à ne le +rencontrer qu’après-demain à cette grotte de Walderhog?</p> + +<p>—La grotte de Walderhog, seigneur! c’est en effet la demeure favorite +de Han d’Islande.</p> + +<p>—Prenons-en le chemin, dit Ordener.</p> + +<p>—Tournons à gauche, derrière le rocher d’Oëlmoe; il faut moins de +deux journées pour arriver à la caverne de Walderhog.</p> + +<p>—Connaissez-vous, vieillard, reprit Ordener avec ménagement, ce +singulier homme qui semble si bien vous connaître?</p> + +<p>Cette question réveilla dans Spiagudry les craintes qui commençaient à +s’affaiblir à mesure qu’ils s’éloignaient de la bourgade d’Oëlmoe.</p> + +<p>—Non, vraiment, seigneur, répondit-il d’une voix presque tremblante. +Seulement, il a une voix bien étrange!</p> + +<p>Ordener chercha à le rassurer.</p> + +<p>—Ne craignez rien, vieillard; servez-moi bien, je vous protégerai de +même. Si je reviens vainqueur de Han, je vous promets non-seulement +votre grâce, mais encore l’abandon des mille écus royaux qui sont +offerts par la justice.</p> + +<p>L’honnête Benignus aimait extraordinairement la vie, mais il aimait +l’or prodigieusement. Les promesses d’Ordener furent comme des paroles +magiques; non-seulement elles bannirent toutes ses frayeurs, mais +encore elles réveillèrent en lui cette sorte d’hilarité loquace, qui +s’épanchait en longs discours, en gesticulations bizarres et en +savantes citations.</p> + +<p>—Seigneur Ordener, dit-il, quand je devrais subir à ce sujet une +controverse avec Over-Bilseuth, autrement dit le Bavard, non, rien ne +m’empêcherait de soutenir que vous êtes un sage et honorable jeune +homme. Quoi de plus digne et de plus glorieux en effet, <i>quid cithara, +tuba, vel campana dignius</i>, que d’exposer noblement sa vie pour +délivrer son pays d’un monstre, d’un brigand, d’un démon, en qui tous +les démons, les brigands et les monstres semblent réunis?—Qu’on ne +m’aille pas dire qu’un sordide intérêt vous guide! le noble seigneur +Ordener abandonne le salaire de son combat au compagnon de son voyage, +au vieillard qui l’aura conduit seulement à un mille de la grotte de +Walderhog; car, n’est-il pas vrai, jeune maître, que vous me +permettrez d’attendre le résultat de votre illustre entreprise au +hameau de Surb, situé à un mille du rivage de Walderhog, dans la +forêt? Et quand votre éclatante victoire sera connue, seigneur, ce +sera dans toute la Norvège une joie pareille à celle de Vermund le +Proscrit, quand, du sommet de ce même rocher d’Oëlmoe que nous +côtoyons maintenant, il aperçut le grand feu que son frère Hafdan +avait allumé, en signe de délivrance, sur le donjon de Munckholm.</p> + +<p>À ce nom, Ordener interrompit vivement:</p> + +<p>—Quoi! du haut de ce rocher on aperçoit le donjon de Munckholm?</p> + +<p>—Oui, seigneur, à douze milles au sud, entre les montagnes que nos +pères nommaient les Escabelles de Frigga. À cette heure on doit voir +parfaitement le phare du donjon.</p> + +<p>—Vraiment! s’écria Ordener, qui s’élançait vers l’idée de revoir +encore une fois le lieu où était tout son bonheur. Vieillard, il y a +sans doute un sentier qui conduit au sommet de ce rocher?</p> + +<p>—Oui, sans doute; un sentier qui prend naissance dans le bois où nous +allons entrer, et s’élève, par une pente assez douce, jusqu’à la tête +nue du rocher, sur laquelle il se continue en gradins taillés dans le +roc par les compagnons de Vermund le Proscrit, au château duquel il +aboutit. Ce sont ces ruines, que vous pouvez voir au clair de la lune.</p> + +<p>—Eh bien, vieillard, vous allez m’indiquer le sentier; c’est dans ces +ruines que nous passerons la nuit, dans ces ruines d’où l’on voit le +donjon de Munckholm.</p> + +<p>—Y pensez-vous, seigneur? dit Benignus. La fatigue de cette +journée....</p> + +<p>—Vieillard, j’aiderai votre marche; jamais mon pas ne fut plus ferme.</p> + +<p>—Seigneur, les ronces qui obstruent ce sentier depuis si longtemps +abandonné, les pierres dégradées, la nuit....</p> + +<p>—Je marcherai le premier.</p> + +<p>—Peut-être quelque bête malfaisante, quelque animal impur, quelque +monstre hideux....</p> + +<p>—Ce n’est pas pour éviter les monstres que j’ai entrepris ce voyage.</p> + +<p>L’idée de s’arrêter si près d’Oëlmoe déplaisait fort à Spiagudry; +celle de voir le phare de Munckholm, et peut-être la lumière de la +fenêtre d’Éthel, enchantait et entraînait Ordener.</p> + +<p>—Mon jeune maître, dit Spiagudry, abandonnez ce projet, croyez-moi; +j’ai le pressentiment qu’il nous portera malheur.</p> + +<p>Cette prière n’était rien, devant ce que désirait Ordener.</p> + +<p>—Allons, dit-il avec impatience, songez que vous vous êtes engagé à +me bien servir. Je veux que vous m’indiquiez ce sentier; où est-il?</p> + +<p>—Nous allons y arriver tout à l’heure, dit le concierge forcé +d’obéir.</p> + +<p>En effet, le sentier s’offrit bientôt à eux; ils y entrèrent, mais +Spiagudry remarqua, avec un étonnement mêlé d’effroi, que les hautes +herbes étaient couchées et brisées, et que le vieux sentier de Vermund +le Proscrit paraissait avoir été foulé récemment.</p> + +<h2><a name="XX" id="XX"></a>XX</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">LEONARDO.<br /></span> +<span class="i0">Le roi vous demande.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">HENRIQUE.<br /></span> +<span class="i0">Comment cela?<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">LOPE DE VEGA. <i>La Fuerza lastimosa.</i><br /></span> +</div></div> + +<p>Devant quelques papiers épars sur son bureau, parmi lesquels on +distingue des lettres nouvellement ouvertes, le général Levin de Knud +paraît rêver profondément. Un secrétaire debout près de lui semble +attendre ses ordres. Le général tantôt frappe de ses éperons le riche +tapis qui s’étend sous ses pieds, tantôt joue d’un air distrait avec +la décoration de l’éléphant, suspendue à son cou par le collier de +l’ordre. De temps en temps il ouvre la bouche pour parler, puis +s’arrête et se frotte le front, et jette un nouveau coup d’œil sur +les dépêches décachetées qui couvrent la table.</p> + +<p>—Comment diable!.... s’écrie-t-il enfin.</p> + +<p>Cette exclamation concluante est suivie d’un instant de silence.</p> + +<p>—Qui se serait jamais figuré, reprend-il, que ces démons de mineurs +en viendraient là ? Il faut nécessairement que de secrètes instigations +les aient poussés à cette révolte.—Mais, savez-vous, Wapherney, que +la chose est sérieuse? Savez-vous que cinq à six cents coquins des +îles Fa-roër, commandés par un certain vieux bandit nommé Jonas, ont +déjà déserté leurs mines? qu’un jeune fanatique, appelé Norbith, s’est +également mis à la tête des mécontents de Guldbranshal? qu’à +Sund-Moër, à Hubfallo, à Kongsberg, ces mauvaises têtes, qui +n’attendaient qu’un signal, sont déjà peut-être soulevées? Savez-vous +que les montagnards s’en mêlent, et qu’un des plus hardis renards de +Kole, le vieux Kennybol, les commande? Savez-vous enfin que, d’après +un bruit général dans le nord du Drontheimhus, s’il faut en croire les +syndics qui m’écrivent, ce fameux scélérat dont nous avons fait mettre +la tête à prix, le formidable Han, dirige en chef l’insurrection? Que +direz-vous de tout cela, mon cher Wapherney? hem!</p> + +<p>—Votre excellence, dit Wapherney, sait quelles mesures....</p> + +<p>—Il y a encore dans cette déplorable affaire une circonstance que je +ne puis m’expliquer; c’est que notre prisonnier Schumacker soit, comme +on le prétend, l’auteur de la révolte. C’est ce qui semble n’étonner +personne, et c’est enfin ce qui m’étonne le plus. Il me paraît +difficile qu’un homme près duquel se plaisait mon loyal Ordener soit +un traître. Cependant, les mineurs, assure-t-on, se lèvent en son nom; +son nom est leur mot d’ordre, leur cri de ralliement; ils lui donnent +même les titres dont le roi l’a privé.—Tout cela semble +certain.—Mais comment se fait-il que la comtesse d’Ahlefeld connût +déjà tous ces détails il y a six jours, au moment où les premiers +symptômes réels de l’insurrection se manifestaient à peine dans les +mines?—Cela est étrange.—N’importe, il faut pourvoir à tout. +Donnez-moi mon sceau, Wapherney.</p> + +<p>Le général écrivit trois lettres, les scella et les remit au +secrétaire.</p> + +<p>—Faites tenir ces messages au baron Voethaün, colonel des +arquebusiers, actuellement en garnison à Munckholm, afin que son +régiment marche en hâte aux révoltés.—Voici, pour le commandant de +Munckholm, un ordre de veiller plus soigneusement que jamais sur +l’ex-grand-chancelier. Il faudra que je voie et que j’interroge +moi-même ce Schumacker.—Enfin, envoyez cette lettre à Skongen, au +major Wolhm, qui y commande, afin qu’il dirige une partie de la +garnison vers le foyer de l’insurrection.—Allez, Wapherney, et qu’on +exécute promptement ces ordres.</p> + +<p>Le secrétaire sortit, laissant le gouverneur plongé dans ses +réflexions.</p> + +<p>—Tout cela est fort inquiétant, pensait-il. Ces mineurs révoltés +là -bas, cette intrigante chancelière ici, ce fou d’Ordener... on ne +sait où!—Peut-être il voyage au milieu de tous ces bandits, laissant +ici sous ma protection ce Schumacker, qui conspire contre l’état, et +sa fille, pour la sûreté de laquelle j’ai eu la bonté d’éloigner la +compagnie où se trouve ce Frédéric d’Ahlefeld, qu’Ordener accuse.—Eh +mais, il me semble que cette compagnie pourra bien arrêter les +premières colonnes des insurgés; elle est bien placée pour cela. +Walhstrom, où elle tient garnison, est près du lac de Smiasen et de la +ruine d’Arbar. C’est un des points que la révolte gagnera +nécessairement.</p> + +<p>À cet endroit de sa rêverie, le général fut interrompu par le bruit de +la porte qui s’ouvrait.</p> + +<p>—Eh bien, que voulez-vous, Gustave?</p> + +<p>—Mon général, c’est un messager qui demande votre excellence.</p> + +<p>—Allons! qu’est-ce encore? quelque désastre!.... Faites entrer ce +messager.</p> + +<p>Le messager, introduit, remit un paquet au gouverneur.</p> + +<p>—Votre excellence, dit-il, c’est de la part de sa sérénité le +vice-roi.</p> + +<p>Le général ouvrit précipitamment la dépêche.</p> + +<p>—Par saint Georges, s’écria-t-il avec un mouvement de surprise, je crois +qu’ils sont tous fous! Ne voilà -t-il pas le vice-roi qui m’invite à me +rendre près de lui, à Berghen? C’est, dit-il, pour une affaire pressante, +d’après l’ordre du roi.—Voilà une affaire pressante qui choisit bien son +moment.—«Le grand-chancelier, qui visite actuellement le Drontheimhus, +suppléera à votre absence....»—C’est un suppléant auquel je ne me fie +guère!—«L’évêque l’assistera....»—En vérité, Frédéric choisit là de +bons gouverneurs pour un pays révolté; deux hommes de robe, un chancelier +et un évêque!—Allons cependant, l’invitation est expresse, c’est l’ordre +du roi. Il faut s’y rendre. Mais avant mon départ je veux voir +Schumacker, et l’interroger.—Je sens bien qu’on veut m’engloutir dans un +chaos d’intrigues, mais j’ai pour me diriger une boussole qui ne me +trompe jamais,—c’est ma conscience.</p> + +<h2><a name="XXI" id="XXI"></a>XXI</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Il semble que tout prenne une voix pour l’accuser<br /></span> +<span class="i0">de son crime.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0"><i>Caïn,</i> tragédie<br /></span> +</div></div> + +<p>—Oui, seigneur comte, c’est aujourd’hui même, dans la ruine d’Arbar, +que nous pourrons le rencontrer. Une foule de circonstances me font +croire à la vérité de ce renseignement précieux, que j’ai recueilli +hier soir par hasard, comme je vous l’ai conté, dans le village +d’Oëlmoe.</p> + +<p>—Sommes-nous loin de cette ruine d’Arbar?</p> + +<p>—Mais c’est auprès du lac de Smiasen. Le guide m’a assuré que nous y +serions avant le milieu du jour.</p> + +<p>Ainsi s’entretenaient deux personnages à cheval et enveloppés de +manteaux bruns, lesquels suivaient de grand matin une de ces mille +routes sinueuses et étroites qui traversent en tous sens la forêt +située entre les lacs de Smiasen et de Sparbo. Un guide des montagnes, +muni de sa trompe et armé de sa hache, les précédait sur son petit +cheval gris, et derrière eux marchaient quatre autres cavaliers armés +jusqu’aux dents, vers lesquels ces deux personnages tournaient de +temps en temps la tête, comme s’ils craignaient d’en être entendus.</p> + +<p>—Si ce brigand islandais se trouve en effet dans la ruine d’Arbar, +disait celui des deux interlocuteurs dont la monture se tenait +respectueusement un peu en arrière de l’autre, c’est un grand point de +gagné, car le difficile était de rencontrer cet être insaisissable.</p> + +<p>—Vous croyez, MusdÅ“mon? Et s’il allait rejeter nos offres?</p> + +<p>—Impossible, votre grâce! de l’or et l’impunité, quel brigand +résisterait à cela?</p> + +<p>—Mais vous savez que ce brigand n’est pas un scélérat ordinaire. Ne +le jugez donc pas à votre mesure; s’il refusait, comment +rempliriez-vous la promesse que vous avez faite dans la nuit +d’avant-hier aux trois chefs de l’insurrection?</p> + +<p>—Eh bien, noble comte, dans ce cas, que je regarde comme impossible, +si nous avons le bonheur de trouver notre homme, votre grâce a-t-elle +oublié qu’un faux Han d’Islande m’attend dans deux jours à l’heure +fixée, au lieu du rendez-vous assigné aux trois chefs, à +l’Étoile-Bleue, endroit d’ailleurs assez voisin de la ruine d’Arbar?</p> + +<p>—Vous avez raison, toujours raison, mon cher MusdÅ“mon, dit le noble +comte; et ils retombèrent tous deux dans leur cercle particulier de +réflexions.</p> + +<p>MusdÅ“mon, dont l’intérêt était de tenir le maître en bonne humeur, +fit, pour le distraire, une question au guide.</p> + +<p>—Brave homme, quelle est cette espèce de croix de pierre dégradée qui +s’élève là -haut, derrière ces jeunes chênes?</p> + +<p>Le guide, homme au regard fixe, à la mine stupide, tourna la tête et +la secoua à plusieurs reprises en disant:</p> + +<p>—Oh! seigneur maître, c’est la plus vieille potence de Norvège; le +saint roi Olaüs la fit construire pour un juge qui avait fait un pacte +avec un brigand.</p> + +<p>MusdÅ“mon aperçut sur le visage de son patron une impression toute +contraire à celle qu’il espérait des paroles simples du guide.</p> + +<p>—Ce fut, poursuivit celui-ci, une histoire bien singulière, la bonne +mère Osie me l’a contée; le brigand fut chargé de pendre le juge.</p> + +<p>Le pauvre guide ne s’apercevait pas, dans sa naïveté, que l’aventure +dont il voulait égayer ses voyageurs était presque un outrage pour +eux. MusdÅ“mon l’arrêta.</p> + +<p>—Assez, assez, lui dit-il, nous connaissons cette histoire.</p> + +<p>—L’insolent! murmura le comte, il connaît cette histoire! Ah! +MusdÅ“mon, tu me paieras cher tes impudences.</p> + +<p>—Sa grâce ne parle-t-elle pas? dit MusdÅ“mon d’un air obséquieux.</p> + +<p>—Je pensais aux moyens de vous faire enfin obtenir l’ordre de +Dannebrog. Le mariage de ma fille Ulrique et du baron Ordener sera une +bonne occasion.</p> + +<p>MusdÅ“mon se confondit en protestations et en remerciements.</p> + +<p>—À propos, reprit sa grâce, parlons de nos affaires. Croyez-vous que +l’ordre de rappel momentané que nous lui destinons soit parvenu au +mecklembourgeois?</p> + +<p>Le lecteur se rappelle peut-être que le comte avait l’habitude de +désigner sous ce nom le général Levin de Knud, qui était en effet +natif du Mecklembourg.</p> + +<p>—Parlons de nos affaires! se dit intérieurement MusdÅ“mon choqué; il +paraît que mes affaires ne sont pas <i>nos affaires</i>.—Seigneur comte, +répondit-il à haute voix, je pense que le messager du vice-roi doit +être en ce moment à Drontheim, et qu’ainsi le général Levin n’est pas +loin de son départ.</p> + +<p>Le comte prit une voix affectueuse.</p> + +<p>—Ce rappel, mon cher, est un de vos coups de maître; c’est une de vos +intrigues les mieux conçues et les plus habilement exécutées.</p> + +<p>—L’honneur en appartient à sa grâce autant qu’à moi, répliqua +MusdÅ“mon, soigneux, comme nous l’avons déjà dit, de mêler le comte à +toutes ses machinations.</p> + +<p>Le patron connaissait cette pensée secrète de son confident, mais il +voulait paraître l’ignorer. Il se mit à sourire.</p> + +<p>—Mon cher secrétaire intime, vous êtes toujours modeste; mais rien ne +me fera méconnaître vos éminents services. La présence d’Elphège et +l’absence du mecklembourgeois assurent mon triomphe à Drontheim. Me +voici le chef de la province, et si Han d’Islande accepte le +commandement des révoltés, que je veux lui offrir moi-même, c’est à +moi que reviendra, aux yeux du roi, la gloire d’avoir apaisé cette +inquiétante insurrection et pris ce formidable brigand.</p> + +<p>Ils parlaient ainsi à voix basse, quand le guide se retourna.</p> + +<p>—Mes seigneurs maîtres, dit-il, voici, à notre gauche, le monticule +sur lequel Biord le Juste fit décapiter, aux yeux de son armée, Vellon +à la langue double, ce traître qui avait éloigné les vrais défenseurs +du roi et appelé l’ennemi dans le camp, pour paraître avoir seul sauvé +les jours de Biord.</p> + +<p>Tous ces souvenirs de la vieille Norvège ne semblèrent pas du goût de +MusdÅ“mon, car il interrompit brusquement le guide.</p> + +<p>—Allons, allons, bonhomme, taisez-vous et continuez votre chemin sans +vous détourner; que nous importe ce que des masures ruinées ou des +arbres morts vous rappellent de sottes aventures? Vous importunez mon +maître avec vos contes de vieilles femmes.</p> + +<h2><a name="XXII" id="XXII"></a>XXII</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Voici l’heure où le lion rugit,<br /></span> +<span class="i0">Où le loup hurle à la lune,<br /></span> +<span class="i0">Tandis que le laboureur ronfle,<br /></span> +<span class="i0">Épuisé de sa pénible tâche.<br /></span> +<span class="i0">Maintenant les tisons consumés brillent dans le foyer;<br /></span> +<span class="i0">La chouette poussant son cri sinistre,<br /></span> +<span class="i0">Rappelle aux malheureux, couchés dans les douleurs,<br /></span> +<span class="i0">Le souvenir d’un drap funèbre.<br /></span> +<span class="i0">Voici le temps de la nuit<br /></span> +<span class="i0">Où les tombeaux, tous entr’ouverts,<br /></span> +<span class="i0">Laissent échapper chacun son spectre,<br /></span> +<span class="i0">Qui va errer dans les sentiers des cimetières.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">SHAKESPEARE. <i>Le Songe d’été.</i><br /></span> +</div></div> + +<p>Retournons sur nos pas. Nous avons laissé Ordener et Spiagudry +gravissant avec assez de peine, au lever de la lune, la croupe du +rocher courbé d’Oëlmoe. Ce rocher, chauve à l’origine de sa courbure, +était appelé alors par les paysans norvégiens le Cou-de-Vautour, +dénomination qui représente en effet assez bien la figure qu’offre de +loin cette masse énorme de granit.</p> + +<p>À mesure que nos voyageurs s’élevaient vers la partie nue du rocher, +la forêt se changeait en bruyère. Les mousses succédaient aux herbes; +les églantiers sauvages, les genêts, les houx, aux chênes et aux +bouleaux; appauvrissement de végétation qui, sur les hautes montagnes, +indique toujours la proximité du sommet, en annonçant l’amincissement +graduel de la couche de terre dont ce qu’on pourrait appeler +l’ossement du mont est revêtu.</p> + +<p>—Seigneur Ordener, disait Spiagudry, dont l’esprit mobile était comme +sans cesse entraîné dans un tourbillon d’idées diverses, cette pente +est bien fatigante, et, pour vous avoir suivi, il faut tout le +dévouement....</p> + +<p>—Mais il me semble que je vois là , à droite, un magnifique +<i>convolvulus</i>; je voudrais bien pouvoir l’examiner. Pourquoi ne +fait-il pas grand jour?—Savez-vous que c’est une chose bien +impertinente que d’évaluer un savant tel que moi quatre méchants écus? +Il est vrai que le fameux Phèdre était esclave, et qu’Ésope, si nous +en croyons le docte Planude, fut vendu dans une foire comme une bête +ou une chose. Et qui ne serait fier d’avoir un rapport quelconque avec +le grand Ésope?</p> + +<p>—Et avec le célèbre Han? ajouta Ordener en souriant.</p> + +<p>—Par saint Hospice, répondit le concierge, ne prononcez pas ce nom +ainsi; je me passerais bien, je vous jure, seigneur, de cette dernière +conformité. Mais ne serait-ce pas une chose singulière, que le prix de +sa tête revînt à Benignus Spiagudry, son compagnond’infortune?—Seigneur +Ordener, vous êtes plus noble que Jason, qui ne donna pas la toison +d’or au pilote d’Argo; et certes votre entreprise, dont je ne devine +pas positivement le but, n’est pas moins périlleuse que celle de +Jason.</p> + +<p>—Mais, dit Ordener, puisque vous connaissez Han d’Islande, donnez-moi +donc quelques détails sur lui. Vous m’avez déjà appris que ce n’est +pas un géant, comme on le croit le plus communément.</p> + +<p>Spiagudry l’interrompit.</p> + +<p>—Arrêtez, maître! n’entendez-vous point un bruit de pas derrière +nous?</p> + +<p>—Oui, répondit tranquillement le jeune homme. Ne vous alarmez pas; +c’est quelque bête fauve que notre approche effarouche, et qui se +retire en froissant les halliers.</p> + +<p>—Vous avez raison, mon jeune César; il y a si longtemps que ces bois +n’ont vu d'êtres humains! Si l’on en juge à la pesanteur des pas, +l’animal doit être gros. C’est un élan ou un renne; cette partie de la +Norvège en est peuplée. On y trouve aussi des chatpards. J’en ai vu +un, entre autres, qu’on avait amené à Copenhague; il était d’une +grandeur monstrueuse. Il faut que je vous fasse la description de ce +féroce animal.</p> + +<p>—Mon cher guide, dit Ordener, j’aimerais mieux que vous me fissiez la +description d’un autre monstre non moins féroce, de cet horrible Han.</p> + +<p>—Baissez la voix, seigneur! Comme le jeune maître prononce +paisiblement un tel nom! Vous ne savez pas....—Dieu! seigneur, +écoutez!</p> + +<p>Spiagudry se rapprocha, en disant ces mots, d’Ordener, qui venait +d’entendre en effet très distinctement un cri pareil à l’espèce de +rugissement qui, si le lecteur se le rappelle, avait si fort effrayé +le timide concierge dans cette soirée orageuse où ils avaient quitté +Drontheim.</p> + +<p>—Avez-vous entendu? murmura celui-ci, tout haletant de crainte.</p> + +<p>—Sans doute, dit Ordener, et je ne vois pas pourquoi vous tremblez. +C’est un hurlement de bête sauvage, peut-être tout simplement le cri +d’un de ces chatpards dont vous parliez tout à l’heure. Comptiez-vous +traverser à cette heure un pareil endroit sans être averti en rien de +la présence des hôtes que vous troublez? Je vous proteste, vieillard, +qu’ils sont plus effrayés encore que vous.</p> + +<p>Spiagudry, en voyant le calme de son jeune compagnon, se rassura un +peu.</p> + +<p>—Allons, il pourrait bien se faire, seigneur, que vous eussiez encore +raison. Mais ce cri de bête ressemble horriblement à une voix.... Vous +avez été fâcheusement inspiré, souffrez que je vous le dise, seigneur, +de vouloir monter à ce château de Vermund. Je crains qu’il ne nous +arrive malheur sur le Cou-de-Vautour.</p> + +<p>—Ne craignez rien tant que vous serez avec moi, répondit Ordener.</p> + +<p>—Oh! rien ne vous alarme; mais, seigneur, il n’y a que le bienheureux +saint Paul qui puisse prendre des vipères sans se blesser.—Vous +n’avez seulement pas remarqué, quand nous sommes entrés dans ce maudit +sentier, qu’il paraissait frayé depuis peu, et que les herbes foulées +n’avaient même pas eu le temps de se relever depuis qu’on y avait +passé.</p> + +<p>—J’avoue que tout cela me frappe peu, et que le calme de mon esprit +ne dépend pas du plus ou moins de courbure d’un brin d’herbe. Voici +que nous allons quitter la bruyère; nous n’entendrons plus de pas ni +de cris de bêtes; je ne vous dirai donc plus, mon brave guide, de +rassembler votre courage, mais de ramasser vos forces, car le sentier, +taillé dans le roc, sera sans doute plus difficile que celui-ci.</p> + +<p>—Ce n’est pas, seigneur, qu’il soit plus escarpé, mais le savant +voyageur Suckson conte qu’il est souvent embarrassé d’éclats de roches +ou de lourdes pierres qu’on ne peut soulever et qu’il n’est pas aisé +de franchir. Il y a entre autres, un peu au delà de la poterne de +Malaër, dont nous approchons, un énorme bloc triangulaire de granit +que j’ai toujours vivement désiré voir. Schoenning affirme y avoir +retrouvé les trois caractères runiques primitifs.</p> + +<p>Il y avait déjà quelque temps que les voyageurs gravissaient la roche +nue; ils atteignirent une petite tour écroulée, à travers laquelle il +fallait passer, et que Spiagudry fit remarquer à Ordener.</p> + +<p>—C’est la poterne de Malaër, seigneur. Ce chemin creusé à vif +présente plusieurs autres constructions curieuses, qui montrent +quelles étaient les anciennes fortifications de nos manoirs +norvégiens! Cette poterne, qui était toujours gardée par quatre hommes +d’armes, était le premier ouvrage avancé du fort de Vermund. À propos +de porte ou poterne, le moine Urensius fait une remarque singulière; +le mot <i>janua</i>, qui vient de <i>Janus</i>, dont le temple avait des portes +si célèbres, n’a-t-il pas engendré le mot <i>janissaire</i>, gardien de la +porte du sultan? Il serait assez curieux que le nom du prince le plus +doux de l’histoire eût passé aux soldats les plus féroces de la terre.</p> + +<p>Au milieu de tout le fatras scientifique du concierge, ils avançaient +assez péniblement sur des pierres roulantes et des cailloux +tranchants, mêlés de ce gazon court et glissant qui croît quelquefois +sur les rochers. Ordener oubliait la fatigue en songeant au bonheur de +revoir ce Munckholm, si éloigné; tout à coup Spiagudry s’écria:</p> + +<p>—Ah! je l’aperçois! cette seule vue me dédommage de toute ma peine. +Je la vois, seigneur, je la vois!</p> + +<p>—Qui donc? dit Ordener, qui pensait en ce moment à son Éthel.</p> + +<p>—Eh! seigneur, la pyramide triangulaire dont parle Schoenning! Je +serai, avec le professeur Schoenning et l’évêque Isleif, le troisième +savant qui aura eu le bonheur de l’examiner. Seulement il est fâcheux +que ce ne soit qu’au clair de lune.</p> + +<p>En approchant du fameux bloc, Spiagudry poussa un cri de douleur et +d’épouvante à la fois. Ordener, surpris, s’informa avec intérêt du +nouveau sujet de son émotion; mais le concierge archéologue fut +quelque temps avant de pouvoir lui répondre.</p> + +<p>—Vous croyiez, disait Ordener, que cette pierre barrait le chemin; +vous devez, au contraire, reconnaître avec plaisir qu’elle le laisse +parfaitement libre.</p> + +<p>—Et c’est justement ce qui me désespère! dit Benignus d’une voix +lamentable.</p> + +<p>—Comment?</p> + +<p>—Quoi! seigneur, reprit le concierge, ne voyez-vous pas que cette +pyramide a été dérangée de sa position; que la base, qui était assise +sur le sentier, est maintenant exposée à l’air, tandis que le bloc est +précisément appuyé contre terre, sur la face où Schoenning avait +découvert les caractères runiques primordiaux?—Je suis bien +malheureux!</p> + +<p>—C’est jouer de malheur, en effet, dit le jeune homme.</p> + +<p>—Et ajoutez à cela, reprit vivement Spiagudry, que le dérangement de +cette masse prouve ici la présence de quelque être surhumain. À moins +que ce ne soit le diable, il n’y a en Norvège qu’un seul homme dont le +bras puisse...</p> + +<p>—Mon pauvre guide, vous revenez encore à vos terreurs paniques. Qui +sait si cette pierre n’est pas ainsi depuis plus d’un siècle?</p> + +<p>—Il y a cent cinquante ans, à la vérité, dit Spiagudry d’une voix +plus calme, que le dernier observateur l’a étudiée. Mais il me semble +qu’elle est fraîchement remuée; la place qu’elle occupait est encore +humide. Voyez, seigneur.</p> + +<p>Ordener, impatient d’arriver aux ruines, arracha son guide d’auprès de +la pyramide merveilleuse, et parvint, par de sages paroles, à dissiper +les nouvelles craintes que cet étrange déplacement avait inspirées au +vieux savant.</p> + +<p>—Écoutez, vieillard, vous pourrez vous fixer au bord de ce lac, et +vous livrer à votre aise à vos importantes études, quand vous aurez +reçu les mille écus royaux que vous rapportera la tête de Han.</p> + +<p>—Vous avez raison, noble seigneur; mais ne parlez pas si légèrement +d’une victoire bien douteuse. Il faut que je vous donne un conseil +pour que vous vous rendiez plus aisément maître du monstre.</p> + +<p>Ordener se rapprocha vivement de Spiagudry.</p> + +<p>—Un conseil! lequel?</p> + +<p>—Le brigand, dit celui-ci à voix basse et en jetant des regards +inquiets autour de lui, le brigand porte à sa ceinture un crâne dans +lequel il a coutume de boire. Ce crâne est le crâne de son fils, dont +le cadavre est celui pour la profanation duquel je suis poursuivi.</p> + +<p>—Haussez un peu la voix et ne craignez rien, je vous entends à peine. +Eh bien! ce crâne?</p> + +<p>—C’est de ce crâne, dit Spiagudry en se penchant à l’oreille du jeune +homme, qu’il faut tâcher de vous emparer. Le monstre y attache je ne +sais quelles idées superstitieuses. Quand le crâne de son fils sera en +votre pouvoir, vous ferez de lui tout ce que vous voudrez.</p> + +<p>—Cela est bien, mon brave homme; mais comment s’emparer de ce crâne?</p> + +<p>—Par la ruse, seigneur; pendant le sommeil du monstre, peut-être...</p> + +<p>Ordener l’interrompit.</p> + +<p>—Il suffit. Votre bon conseil ne peut me servir; je ne dois pas +savoir si un ennemi dort. Je ne connais pour combattre que mon épée.</p> + +<p>—Seigneur, seigneur! il n’est pas prouvé que l’archange Michel n’ait +pas usé de ruse pour terrasser Satan.</p> + +<p>Ici Spiagudry s’arrêta tout à coup, et étendit ses deux mains devant +lui, en s’écriant d’une voix presque éteinte:</p> + +<p>—O ciel! ô ciel! qu’est-ce que je vois là -bas? Voyez, maître, +n’est-ce pas un petit homme qui marche dans ce même sentier devant +nous?</p> + +<p>—Ma foi, dit Ordener en levant les yeux, je ne vois rien.</p> + +<p>—Rien, seigneur?—En effet, le sentier tourne, et il a disparu +derrière ce rocher.—N’allons pas plus loin, seigneur, je vous en +conjure.</p> + +<p>—En vérité, si ce personnage prétendu a si vite disparu, cela +n’annonce pas qu’il ait l’intention de nous attendre; et s’il fuit, ce +n’est pas une raison pour nous de fuir.</p> + +<p>—Veille sur nous, saint Hospice! dit Spiagudry, qui, dans toutes les +occasions périlleuses, se souvenait de son patron favori.</p> + +<p>—Vous aurez pris, ajouta Ordener, l’ombre mouvante d’une chouette +effrayée pour un homme.</p> + +<p>—J’ai pourtant bien cru voir un petit homme; il est vrai que le clair +de lune produit souvent des illusions singulières. C’est à cette +lumière que Baldan, sire de Merneugh, prit le rideau blanc de son lit +pour l’ombre de sa mère; ce qui le décida à aller, le lendemain, +déclarer son parricide aux juges de Christiania, qui allaient +condamner le page innocent de la défunte. Ainsi, l’on peut dire que le +clair de lune a sauvé la vie à ce page.</p> + +<p>Personne n’oubliait mieux que Spiagudry le présent dans le passé. Un +souvenir de sa vaste mémoire suffisait pour bannir toutes les +impressions du moment. Aussi l’histoire de Baldan dissipa-t-elle sa +frayeur. Il reprit d’une voix tranquille:</p> + +<p>—Il est possible que le clair de lune m’ait trompé de même.</p> + +<p>Cependant ils atteignaient le sommet du Cou-de-Vautour, et +commençaient à revoir le faîte des ruines, que la courbure du rocher +leur avait cachées pendant qu’ils montaient.</p> + +<p>Que le lecteur ne s’étonne pas si nous rencontrons souvent des ruines +à la cime des monts de Norvège. Quiconque a parcouru des montagnes en +Europe n’aura pas manqué de remarquer fréquemment des restes de forts +et de châteaux, suspendus à la crête des pics les plus élevés, comme +d’anciens nids de vautours ou des aires d’aigles morts. En Norvège +surtout, au siècle où nous nous sommes transportés, ces sortes de +constructions aériennes étonnaient autant par leur variété que par +leur nombre. C’étaient tantôt de longues murailles démantelées, se +roulant en ceinture autour d’un roc; tantôt des tourelles grêles et +aiguës surmontant la pointe d’un pic, comme une couronne; ou, sur la +tête blanche d’une haute montagne, de grosses tours groupées autour +d’un grand donjon, et présentant de loin l’aspect d’une vieille tiare. +On voyait près des frêles arcades ogives d’un cloître gothique, les +lourds piliers égyptiens d’une église saxonne; près de la citadelle à +tours carrées d’un chef païen, la forteresse à créneaux d’un sire +chrétien; près d’un château-fort ruiné par le temps, un monastère +détruit par la guerre. Tous ces édifices, mélange d’architectures +singulières et presque ignorées aujourd’hui, construits hardiment sur +des lieux en apparence inaccessibles, n’y avaient plus laissé que des +débris, pour rendre en quelque sorte à la fois témoignage de la +puissance et du néant de l’homme. Peut-être s’était-il passé dans leur +enceinte bien des choses plus dignes d'être racontées que tout ce +qu’on raconte à la terre; mais les événements s’écoulent, les yeux qui +les ont vus se ferment; les traditions s’éteignent avec les ans, comme +un feu qu’on n’a point recueilli; et qui pourrait ensuite pénétrer le +secret des siècles?</p> + +<p>Le manoir de Vermund le Proscrit, où nos deux voyageurs arrivaient en +ce moment, était un de ceux auxquels la superstition rattachait le +plus d’histoires surprenantes et d’aventures miraculeuses. À ces +murailles de cailloux noyés dans un ciment devenu plus dur que la +pierre, on reconnaissait aisément qu’il avait été bâti vers le +cinquième ou le sixième siècle. De ses cinq tours, une seulement était +encore debout dans toute sa hauteur; les quatre autres, plus ou moins +dégradées, et couvrant de leurs débris le sommet du rocher, étaient +liées entre elles par des lignes de ruines, lesquelles indiquaient +également les anciennes limites des cours dans l’enceinte du château. +Il était très difficile de pénétrer dans cette enceinte, obstruée de +pierres, de quartiers de rochers, et d’arbustes de toute espèce, qui, +rampant de ruine en ruine, surmontaient de leurs touffes les murailles +tombées, ou laissaient pendre jusque dans le précipice leurs longs +bras flexibles. C’est à ces tresses de rameaux que venaient souvent, +disait-on, se balancer, au clair de lune, des âmes bleuâtres, esprits +coupables de ceux qui s’étaient volontairement noyés dans le Sparbo, +ou que le farfadet du lac attachait le nuage qui devait le remmener au +lever du soleil. Mystères effrayants, dont avaient été plus d’une fois +témoins de hardis pêcheurs, quand, pour profiter du sommeil des chiens +de mer, [Note: Les chiens de mer sont redoutés des pêcheurs, parce +qu’ils effraient les poissons.] ils osaient la nuit pousser leur +barque jusque sous le rocher d’Oëlmoe, qui s’arrondissait dans +l’ombre, au-dessus de leur tête, comme l’arche rompue d’un pont +gigantesque.</p> + +<p>Nos deux aventuriers franchirent, non sans peine, la muraille du +manoir, à travers une crevasse, car l’ancienne porte était encombrée +de ruines. La seule tour qui, ainsi que nous l’avons dit, fût restée +debout, était située à l’extrémité du rocher. C’était, dit Spiagudry à +Ordener, celle du sommet de laquelle on apercevait le fanal de +Munckholm. Ils s’y dirigèrent, quoique l’obscurité fût en ce moment +complète. La lune était entièrement cachée par un gros nuage noir. Ils +allaient gravir la brèche d’un autre mur, pour pénétrer dans ce qui +avait été la seconde cour du château, quand Benignus s’arrêta tout +court, et saisit brusquement le bras d’Ordener, d’une main qui +tremblait si fort, que le jeune homme lui-même en était ébranlé.</p> + +<p>—Quoi donc?... dit Ordener surpris.</p> + +<p>Benignus, sans répondre, pressa son bras plus vivement encore, comme +pour lui demander du silence.</p> + +<p>—Mais.... reprit le jeune homme.</p> + +<p>Une nouvelle pression, accompagnée d’un gros soupir mal étouffé, le +décida à attendre patiemment que ce nouvel effroi fût passé.</p> + +<p>Enfin Spiagudry, d’une voix oppressée:</p> + +<p>—Eh bien! maître, qu’en dites-vous?</p> + +<p>—De quoi? dit Ordener.</p> + +<p>—Oui, seigneur, continua l’autre du même ton, vous vous repentez bien +maintenant d'être monté ici!</p> + +<p>—Non, en vérité, mon brave guide, j’espère bien monter plus haut +encore. Pourquoi voulez-vous que je m’en repente?</p> + +<p>—Comment, seigneur, vous n’avez donc point vu?...</p> + +<p>—Vu! quoi?</p> + +<p>—Vous n’avez point vu! répéta l’honnête concierge, avec un accès +toujours croissant de terreur.</p> + +<p>—Mais non vraiment! répondit Ordener d’un ton d’impatience; je n’ai +rien vu, et je n’ai entendu que le bruit de vos dents que la peur +faisait claquer violemment.</p> + +<p>—Quoi! là , derrière ce mur, dans l’ombre, ces deux yeux flamboyants +comme des comètes, qui se sont fixés sur nous. Vous ne les avez point +vus?</p> + +<p>—En honneur, non.</p> + +<p>—Vous ne les avez point vus errer, monter, descendre et disparaître +enfin dans les ruines?</p> + +<p>—Je ne sais ce que vous voulez dire. Qu’importe, d’ailleurs?</p> + +<p>—Comment! seigneur Ordener, savez-vous qu’il n’y a en Norvège qu’un +seul homme dont les yeux rayonnent ainsi dans les ténèbres?</p> + +<p>—Allons, qu’importe encore! Quel est donc cet homme aux yeux de chat? +Est-ce Han, votre formidable islandais? Tant mieux, s’il est ici! cela +nous épargnera le voyage de Walderhog.</p> + +<p>Ce <i>tant mieux</i> n’était point du goût de Spiagudry, qui ne put +s’empêcher de révéler sa pensée secrète par cette exclamation +involontaire:</p> + +<p>—Ah! seigneur, vous m’aviez promis de me laisser au village de Surb, +à un mille du lieu du combat.</p> + +<p>Le bon et noble Ordener comprit et sourit.</p> + +<p>—Vous avez raison, vieillard; il serait injuste de vous mêler à mes +dangers. Ne craignez donc rien. Vous voyez ce Han d’Islande partout. +Est-ce qu’il ne peut pas y avoir dans ces ruines quelque chat sauvage, +dont les yeux soient aussi brillants que ceux de cet homme!</p> + +<p>Pour la cinquième fois, Spiagudry parvint à se rassurer, soit que +l’explication d’Ordener lui parût en effet naturelle, soit que la +tranquillité de son jeune compagnon eût quelque chose de contagieux.</p> + +<p>—Ah! seigneur, sans vous je serais dix fois mort de peur en +gravissant ces roches.—Il est vrai que, sans vous, je ne l’aurais pas +tenté.</p> + +<p>La lune, qui reparut, leur laissa voir l’entrée de la plus haute tour, +au bas de laquelle ils étaient parvenus. Ils y pénétrèrent en +soulevant un épais rideau de lierre, qui fit pleuvoir sur eux des +lézards endormis et de vieux nids d’oiseaux funèbres. Le concierge +ramassa deux cailloux qu’il choqua, en laissant tomber les étincelles +sur un tas de feuilles mortes et de branches sèches recueillies par +Ordener. En peu d’instants une flamme claire s’éleva; et, dissipant +les ténèbres qui les entouraient, elle leur permit d’observer +l’intérieur de la tour.</p> + +<p>Il n’en restait plus que la muraille circulaire, qui était très +épaisse et revêtue de lierre et de mousse. Les plafonds de ses quatre +étages s’étaient successivement écroulés au rez-de-chaussée, où ils +formaient un amas énorme de décombres. Un escalier étroit et sans +rampe, rompu en plusieurs endroits, tournait en spirale sur la surface +intérieure de la muraille, au sommet de laquelle il aboutissait. Aux +premiers pétillements du feu, une nuée de chats-huants et d’orfraies +s’envolèrent lourdement, avec des cris étonnés et lugubres, et de +grandes chauves-souris vinrent par intervalles effleurer la flamme de +leurs ailes couleur de cendre.</p> + +<p>—Voici des hôtes qui ne nous reçoivent pas très gaiement, dit +Ordener; mais n’allez pas vous effrayer encore.</p> + +<p>—Moi, seigneur, reprit Spiagudry, en s’asseyant près du feu, moi +craindre un hibou ou une chauve-souris! Je vivais avec des cadavres, +et je ne craignais pas les vampires. Ah! je ne redoute que les +vivants! Je ne suis pas brave, j’en conviens; mais je ne suis pas +superstitieux.—Tenez, si vous m’en croyez, seigneur, rions de ces +dames aux ailes noires et aux chants rauques, et songeons à souper.</p> + +<p>Ordener ne songeait qu’à Munckholm.</p> + +<p>—J’ai bien là quelques provisions, dit Spiagudry en tirant son +havre-sac de dessous son manteau; mais, si votre appétit égale le +mien, ce pain noir et ce fromage rance auront bientôt disparu. Je vois +que nous serons obligés de rester encore fort loin des limites de la +loi du roi français Philippe le Bel: <i>Nemo audeat comedere praeter duo +fercula cum potagio</i>. Il doit bien y avoir au sommet de cette tour des +nids de mouettes ou de faisans; mais comment y arriver par un escalier +branlant qui ne pourrait tout au plus porter que des sylphes?</p> + +<p>—Cependant, reprit Ordener, il faudra bien qu’il me porte; car je +monterai certainement au faîte de cette tour.</p> + +<p>—Quoi! maître, pour avoir des nids de mouettes?</p> + +<p>—Ne faites pas, de grâce, cette imprudence. Il ne faut pas se tuer +pour mieux souper. Songez d’ailleurs que vous pourriez vous tromper, +et prendre des nids de chats-huants.</p> + +<p>—C’est bien de vos nids que je m’embarrasse! Ne m’avez-vous pas dit +que du haut de cette tour on apercevait le donjon de Munckholm?</p> + +<p>—Cela est vrai, jeune maître; au sud. Je vois bien que le désir de +fixer ce point important pour la science géographique a été le motif +de ce fatigant voyage au château de Vermund. Mais daignez réfléchir, +noble seigneur Ordener, que le devoir d’un savant zélé peut être +quelquefois de braver la fatigue, mais jamais le danger. Je vous en +supplie, ne tentez pas cette méchante ruine d’escalier sur laquelle un +corbeau n’oserait se percher.</p> + +<p>Benignus ne se souciait nullement de rester seul dans le bas de la +tour. Comme il se levait pour prendre la main d’Ordener, son +havre-sac, placé sur les pointes de ses genoux, tomba dans les pierres +et rendit un son clair.</p> + +<p>—Qu’est-ce donc qui résonne ainsi dans ce havre-sac? demanda Ordener.</p> + +<p>Cette question sur un point si délicat pour Spiagudry, lui ôta l’envie +de retenir son jeune compagnon.</p> + +<p>—Allons, dit-il sans répondre à la question, puisque, malgré mes +prières, vous vous obstinez à monter au haut de cette tour, prenez +garde aux crevasses de l’escalier.</p> + +<p>—Mais, reprit Ordener, qu’y a-t-il donc dans votre havre-sac, pour +lui faire rendre, ce son métallique?</p> + +<p>Cette insistance indiscrète déplut souverainement au vieux gardien qui +maudit le questionneur du fond de l'âme.</p> + +<p>—Eh! noble maître, répondit-il, comment pouvez-vous vous occuper d’un +méchant plat à barbe de fer, qui retentit contre un caillou?—Puisque +je ne puis vous fléchir, se hâta-t-il d’ajouter, ne tardez pas à +redescendre, et ayez soin de vous tenir aux lierres qui tapissent la +muraille. Vous verrez le fanal de Munckholm entre les deux Escabelles +de Frigge, au midi.</p> + +<p>Spiagudry n’aurait rien pu dire de plus adroit pour bannir toute autre +idée de l’esprit du jeune homme. Ordener, se débarrassant de son +manteau, s’élança vers l’escalier, sur lequel le concierge le suivit +des yeux, jusqu’à ce qu’il ne le vît plus que glisser, comme une ombre +vague, au plus haut de la muraille, à peine éclairée à son sommet par +la lueur agitée du foyer et le reflet immobile de la lune.</p> + +<p>Alors, se rasseyant et ramassant son havre-sac:</p> + +<p>—Mon cher Benignus Spiagudry, dit-il, pendant que ce jeune lynx ne +vous voit pas et que vous êtes seul, hâtez-vous de briser l’incommode +enveloppe de fer qui vous empêche de prendre possession, <i>oculis et +manu</i>, du trésor renfermé sans doute dans cette cassette. Quand il +sera délivré de cette prison, il sera moins lourd à porter et plus +aisé à cacher.</p> + +<p>Déjà , armé d’une grosse pierre, il s’apprêtait à briser le couvercle +du coffre, quand un rayon de lumière tombant sur le sceau de fer qui +le fermait, arrêta tout à coup le concierge antiquaire.</p> + +<p>—Par saint Willebrod le Numismate, je ne me trompe pas, s’écriait-il +en frottant vivement le couvercle rouillé, ce sont bien là les armes +de Griffenfeld. J’allais faire une grande folie de rompre ce sceau. +Voilà peut-être le seul modèle qui reste de ces armoiries fameuses, +brisées en 1676 par la main du bourreau. Diable! ne touchons pas à ce +couvercle. Quelle que soit la valeur des objets qu’il cache, à moins +que, contre toute probabilité, ce ne soient des monnaies de Palmyre ou +des médailles carthaginoises, il est certainement plus précieux +encore. Me voici donc seul propriétaire des armes maintenant abolies +de Griffenfeld! Cachons soigneusement ce trésor.—Aussi bien je +trouverai peut-être quelque secret pour ouvrir la cassette, sans +commettre de vandalisme. Les armoiries de Griffenfeld! Oh oui! voilà +bien la main de justice, la balance sur champ de gueules. Quel +bonheur!</p> + +<p>À chaque nouvelle découverte héraldique qu’il faisait en dérouillant +le vieux cachet, il poussait un cri d’admiration ou une exclamation de +contentement.</p> + +<p>—Au moyen d’un dissolvant, j’ouvrirai la serrure sans briser le +sceau. Ce sont sans doute les trésors de l’ex-chancelier.—Si +quelqu’un, tenté par l’appât des quatre écus syndicaux, me reconnaît +et m’arrête, il ne me sera pas difficile de me racheter.—Ainsi, cette +bienheureuse cassette m’aura sauvé.</p> + +<p>En parlant ainsi, son regard se leva machinalement.</p> + +<p>—Tout à coup son visage grotesque passa en un clin d’œil de +l’expression d’une joie folle à celle d’une terreur stupide. Tous ses +membres tremblèrent convulsivement. Ses yeux devinrent fixes, son +front se rida, sa bouche demeura béante, et sa voix s’éteignit dans +son gosier, comme une lumière qu’on souffle.</p> + +<p>En face de lui, de l’autre côté du foyer, un petit homme était debout, +les bras croisés. À ses vêtements de peaux ensanglantées, à sa hache +de pierre, à sa barbe rousse, et à ce regard dévorant fixé sur lui, le +malheureux concierge avait reconnu du premier coup d’œil l’effrayant +personnage dont il avait reçu la dernière visite au Spladgest de +Drontheim.</p> + +<p>—C’est moi! dit le petit homme d’un air terrible.</p> + +<p>—Cette cassette t’aura sauvé, ajouta-t-il avec un affreux sourire +ironique. Spiagudry! est-ce ici le chemin de Thoctree?</p> + +<p>L’infortuné essaya d’articuler quelques paroles.</p> + +<p>—Thoctree!... Seigneur... Mon seigneur maître... j’y allais...</p> + +<p>—Tu allais à Walderhog, répondit l’autre d’une voix de tonnerre.</p> + +<p>Spiagudry terrifié ramassa toutes ses forces pour faire un signe de +tête négatif.</p> + +<p>—Tu me conduisais un ennemi; merci! ce sera un vivant de moins. Ne +crains rien, fidèle guide, il te suivra.</p> + +<p>Le malheureux gardien voulut pousser un cri et put à peine faire +entendre un murmure vague et confus.</p> + +<p>—Pourquoi t’effraies-tu de ma présence? Tu me cherchais.—Écoute, ne +crie pas, ou tu es mort.</p> + +<p>Le petit homme agita sa hache de pierre au-dessus de la tête du +concierge; il poursuivit, d’une voix qui sortait de sa poitrine comme +le bruit d’un torrent sort d’une caverne:</p> + +<p>—Tu m’as trahi.</p> + +<p>—Non, votre grâce, non, excellence... dit enfin Benignus pouvant à +peine articuler ces paroles suppliantes. L’autre fit entendre comme un +rugissement sourd.</p> + +<p>—Ah! tu voudrais me tromper encore! Ne l’espère plus.—Écoute, +j’étais sur le toit du Spladgest quand tu as scellé ton pacte avec cet +insensé; c’est moi dont tu as deux fois entendu la voix. C’est moi que +tu as encore entendu dans l’orage sur la route; c’est moi que tu as +retrouvé dans la tour de Vygla; c’est moi qui t’ai dit: Au revoir!</p> + +<p>Le concierge épouvanté jeta un regard égaré autour de lui, comme pour +appeler du secours. Le petit homme continua:</p> + +<p>—Je ne voulais pas laisser échapper ces soldats qui te poursuivaient. +Ils étaient du régiment de Munckholm.</p> + +<p>—Pour toi, je ne pouvais te perdre.—Spiagudry, c’est moi que tu as +revu au village d’Oëlmoe sous ce feutre de mineur; c’est moi dont tu +as entendu les pas et la voix, dont tu as reconnu les yeux en montant +à ces ruines; c’est moi!</p> + +<p>Hélas! l’infortuné n’en était que trop convaincu; il se roula à terre, +aux pieds de son formidable juge, en s’écriant d’une voix déchirante +et étouffée:—Grâce!</p> + +<p>Le petit homme, les bras toujours croisés, attachait sur lui un regard +de sang, plus ardent que la flamme du foyer.</p> + +<p>—Demande ton salut à cette cassette dont tu l’attends, dit-il +ironiquement.</p> + +<p>—Grâce, seigneur! Grâce! répéta le mourant Spiagudry.</p> + +<p>—Je t’avais recommandé d'être fidèle et muet, tu n’as pu être fidèle; +à l’avenir je te proteste que tu seras muet.</p> + +<p>Le concierge, entrevoyant l’horrible sens de ces paroles, poussa un +long gémissement.</p> + +<p>—Ne crains rien, dit l’homme, je ne te séparerai pas de ton trésor.</p> + +<p>À ces mots, dénouant sa ceinture de cuir, il la passa dans l’anneau de +la cassette, et la suspendit ainsi au cou de Spiagudry, qui +fléchissait sous le poids.</p> + +<p>—Allons! reprit l’autre, quel est le diable auquel tu désires donner +ton âme? Hâte-toi de l’appeler, afin qu’un autre démon dont tu ne te +soucierais pas ne s’en empare point avant lui.</p> + +<p>Le désespéré vieillard, hors d’état de prononcer une parole, tomba aux +genoux du petit homme, en faisant mille signes de prière et +d’épouvante.</p> + +<p>—Non, non! dit celui-ci; écoute, fidèle Spiagudry, ne te désole pas +de laisser ainsi ton jeune compagnon sans guide. Je te promets qu’il +ira où tu vas. Suis-moi, tu ne fais que lui montrer le chemin.—Allons!</p> + +<p>À ces mots, saisissant le misérable dans ses bras de fer, il l’emporta +hors de la tour comme un tigre emporte une longue couleuvre; et un +moment après il s’éleva dans les ruines un grand cri, auquel se mêla +un effroyable éclat de rire.</p> + +<h2><a name="XXIII" id="XXIII"></a>XXIII</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Oui, l’on peut bien montrer à l’œil éploré de<br /></span> +<span class="i0">l’amant fidèle l’objet éloigné de son idolâtrie.<br /></span> +<span class="i0">Mais, hélas! les scènes de l’attente, des adieux,<br /></span> +<span class="i0">les pensées, les souvenirs doux et amers, les<br /></span> +<span class="i0">rêves enchanteurs des êtres qui aiment! qui peut<br /></span> +<span class="i0">les rendre?<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">MATURIN. <i>Bertram.</i><br /></span> +</div></div> + +<p>Cependant l’aventureux Ordener, après avoir vingt fois failli tomber +dans sa périlleuse ascension, était parvenu sur le haut du mur épais +et circulaire de la tour. À son arrivée inattendue, de noires +chouettes centenaires, brusquement troublées dans leurs ruines, +s’enfuirent d’un vol oblique, en tournant vers lui leur regard fixe, +et des pierres roulantes, heurtées par son pied, tombèrent dans le +gouffre en bondissant sur les saillies des rochers avec des bruits +sourds et lointains.</p> + +<p>En tout autre instant, Ordener eût longtemps laissé errer sa vue et sa +rêverie sur la profondeur de l’abîme, accrue de la profondeur de la +nuit. Son Å“il, observant à l’horizon toutes ces grandes ombres, dont +une lune nébuleuse blanchissait à peine les sombres contours, eût +longtemps cherché à distinguer les vapeurs parmi les rochers et les +montagnes parmi les nuages; son imagination eût animé toutes les +formes gigantesques, toutes les apparences fantastiques que le clair +de lune prête aux monts et aux brouillards. Il eût écouté de loin la +plainte confuse du lac et des forêts, mêlée au sifflement aigu des +herbes sèches que le vent tourmentait à ses pieds, entre les fentes +des pierres; et son esprit eût donné un langage à toutes ces voix +mortes que la nature matérielle élève pendant le sommeil de l’homme et +le silence de la nuit. Mais, quoique cette scène agît à son insu sur +son être entier, d’autres pensées le remplissaient. À peine son pied +s’était-il posé sur le faîte de la muraille, que son Å“il s’était +tourné vers le sud du ciel, et qu’une joie indicible l’avait +transporté en apercevant, au delà de l’angle de deux montagnes, un +point lumineux rayonner à l’horizon comme une étoile rouge.—C’était +le fanal de Munckholm.</p> + +<p>Ceux-là ne sont pas destinés à goûter les vraies joies de la vie, qui +ne comprendront pas le bonheur qu’éprouva le jeune homme. Tout son +cÅ“ur se souleva de ravissement; son sein gonflé, palpitant avec +force, respirait à peine. Immobile, l’œil tendu, il contemplait +l’astre de consolation et d’espérance. Il lui semblait que ce rayon de +lumière, venant au sein de la nuit du séjour qui contenait toute sa +félicité, lui apportait quelque chose de son Éthel. Ah! n’en doutons +pas, à travers les temps et les espaces, les âmes ont quelquefois des +correspondances mystérieuses. En vain le monde réel élève ses +barrières entre deux êtres qui s’aiment; habitants de la vie idéale, +ils s’apparaissent dans l’absence, ils s’unissent dans la mort. Que +peuvent en effet les séparations corporelles, les distances physiques +sur deux cÅ“urs liés invinciblement par une même pensée et un commun +désir?—Le véritable amour peut souffrir, mais non mourir.</p> + +<p>Qui ne s’est point arrêté cent fois durant les nuits pluvieuses sous +quelque fenêtre à peine éclairée? Qui n’a point passé et repassé +devant une porte, erré avec délices autour d’une maison? Qui ne s’est +point brusquement retourné de son chemin pour suivre, le soir, dans +les détours d’une rue déserte, une robe flottante, un voile blanc tout +à coup reconnu dans l’ombre? Celui qui ne connaît pas ces émotions +peut dire qu’il n’a jamais aimé.</p> + +<p>En présence du fanal lointain de Munckholm, Ordener méditait. À sa +première joie avait succédé un contentement triste et ironique; mille +sentiments divers se pressaient dans son âme tumultueuse.—Oui, se +disait-il, il faut que l’homme gravisse longtemps et péniblement pour +voir enfin un point de bonheur dans l’immense nuit.—Elle est donc là ! +elle dort, elle rêve, elle pense à moi, peut-être!—Mais qui lui dira +que son Ordener est maintenant, triste et isolé, suspendu dans l’ombre +au-dessus d’un abîme? son Ordener, qui n’a plus d’elle qu’une boucle +de cheveux sur son sein, et une lueur vague à l’horizon!—Puis, +laissant tomber un coup d’œil sur les rayons rougeâtres du grand feu +allumé dans la tour, qui s’échappaient au dehors à travers les +crevasses de la muraille:</p> + +<p>—Peut-être, murmura-t-il, de l’une des fenêtres de sa prison, +jette-t-elle un regard indifférent sur la flamme lointaine de ce +foyer.</p> + +<p>Tout à coup un grand cri et un long éclat de rire se firent entendre, +comme au-dessous de lui, sur le bord de l’abîme; il se détourna +brusquement, et vit l’intérieur de la tour désert. Alors, inquiet pour +le vieillard, il se hâta de descendre; mais à peine avait-il franchi +quelques marches de l’escalier, qu’un bruit sourd, pareil à celui d’un +corps pesant qui serait tombé dans les eaux profondes du lac, monta +jusqu’à lui.</p> + +<h2><a name="XXIV" id="XXIV"></a>XXIV</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Le comte don Sancho Diaz, seigneur de Saldana,<br /></span> +<span class="i0">répandait d’amères larmes dans sa prison.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">Plein de désespoir, il exhalait, ses plaintes dans<br /></span> +<span class="i0">la solitude contre le roi Alphonse.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">«O tristes moments, où mes cheveux blancs me<br /></span> +<span class="i0">rappellent combien d’années j’ai déjà passées dans<br /></span> +<span class="i0">cette prison horrible!»<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0"><i>Romances espagnoles.</i><br /></span> +</div></div> + +<p>Le soleil se couchait; ses rayons horizontaux dessinaient sur la +simarre de laine de Schumacker et sur la robe de crêpe d’Éthel, +l’ombre noire des barreaux de leur fenêtre. Tous deux étaient assis +près de la haute croisée en ogive, le vieillard sur un grand fauteuil +gothique, la jeune fille sur un tabouret, à ses pieds. Le prisonnier +paraissait rêver dans sa position favorite et mélancolique. Son front +chauve et ridé était appuyé sur ses mains et l’on ne voyait de son +visage que sa barbe blanche qui pendait en désordre sur sa poitrine.</p> + +<p>—Mon père, dit Éthel qui cherchait tous les moyens de le distraire, +mon seigneur et père, j’ai fait cette nuit un songe d’heureux +avenir.—Voyez, levez les yeux, mon noble père, regardez ce beau ciel.</p> + +<p>—Je ne vois le ciel, répondit le vieillard, qu’à travers les barreaux +de ma prison, comme je ne vois votre avenir, Éthel, qu’à travers mes +malheurs.</p> + +<p>Puis sa tête, un moment soulevée, retomba sur ses mains, et tous deux +se turent.</p> + +<p>—Mon seigneur et père, reprit la jeune fille un moment après et d’une +voix timide, est-ce au seigneur Ordener que vous pensez?</p> + +<p>—Ordener, dit le vieillard, comme cherchant à se rappeler de qui on +lui parlait.—Ah! je sais qui vous voulez dire. Eh bien?</p> + +<p>—Pensez-vous qu’il revienne bientôt, mon père? il y a longtemps déjà +qu’il est parti. Voici le quatrième jour.</p> + +<p>Le vieillard secoua tristement la tête.</p> + +<p>—Je crois que, lorsque nous aurons compté la quatrième année depuis +son départ, nous serons aussi près de son retour qu’aujourd’hui.</p> + +<p>Éthel pâlit.</p> + +<p>—Dieu! croyez-vous donc qu’il ne reviendra pas? Schumacker ne +répondit point. La jeune fille répéta sa question avec un accent +suppliant et inquiet.</p> + +<p>—N’a-t-il donc pas promis qu’il reviendrait? dit brusquement le +prisonnier.</p> + +<p>—Oui, sans doute, seigneur! reprit Éthel empressée.</p> + +<p>—Eh bien! comment pouvez-vous compter sur son retour? n’est-ce pas un +homme? Je crois que le vautour pourra retourner au cadavre, mais je ne +crois pas au retour du printemps dans l’année qui décline.</p> + +<p>Éthel, voyant son père retomber dans ses mélancolies, se rassura; il y +avait dans son cÅ“ur de vierge et d’enfant une voix qui démentait +impérieusement la philosophie chagrine du vieillard.</p> + +<p>—Mon père, dit-elle avec fermeté, le seigneur Ordener reviendra; ce +n’est pas un homme comme les autres hommes.</p> + +<p>—Qu’en savez-vous, jeune fille?</p> + +<p>—Ce que vous en savez vous-même, mon seigneur et père.</p> + +<p>—Je ne sais rien, dit le vieillard. J’ai entendu des paroles d’un +homme qui annonçaient des actions d’un dieu.</p> + +<p>Puis il ajouta, avec un rire amer:</p> + +<p>—J’ai réfléchi sur cela, et j’ai vu que c’était trop beau pour y +croire.</p> + +<p>—Et moi, seigneur, j’y ai cru, précisément parce que c’était beau.</p> + +<p>—Oh! jeune fille, si vous étiez ce que vous deviez être, comtesse de +Tongsberg et princesse de Wollin, entourée, comme vous le seriez, +d’une cour de beaux traîtres et d’adorateurs intéressés, cette +crédulité serait d’un grand danger pour vous.</p> + +<p>—Mon père et seigneur, ce n’est pas crédulité, c’est confiance.</p> + +<p>—On s’aperçoit aisément, Éthel, qu’il y a du sang français dans vos +veines.</p> + +<p>Cette idée ramena le vieillard, par une transition imperceptible, à +des souvenirs, et il continua avec une sorte de complaisance:</p> + +<p>—Car ceux qui ont dégradé votre père plus qu’il n’avait été élevé, ne +pourront empêcher que vous ne soyez fille de Charlotte, princesse de +Tarente, et que l’une de vos aïeules ne soit Adèle ou Édèle, comtesse +de Flandre, dont vous portez le nom.</p> + +<p>Éthel pensait à toute autre chose.</p> + +<p>—Mon père, vous jugez mal le noble Ordener.</p> + +<p>—Noble, ma fille! quel sens donnez-vous à ce mot? J’ai fait des +nobles qui ont été bien vils.</p> + +<p>—Je ne veux point dire, seigneur, qu’il soit noble de la noblesse qui +se donne.</p> + +<p>—Est-ce donc que vous savez qu’il descend d’un <i>jarl</i> ou d’un +<i>hersa</i>? [Note: Les anciens seigneurs en Norvège, avant que +Griffenfeld fondât une noblesse régulière, portaient les titres de +<i>hersa</i> (baron), ou <i>jarl</i> (comte). C’est de ce dernier mot qu’est +formé le mot anglais <i>earl</i> (comte).]</p> + +<p>—Je l’ignore comme vous, mon père. Il est peut-être, poursuivit-elle +en baissant les yeux, le fils d’un serf ou d’un vassal. Hélas! on +peint des couronnes et des lyres sur le velours d’un marchepied. Je +veux dire seulement d’après vous, mon vénéré seigneur, qu’il est noble +de cÅ“ur.</p> + +<p>De tous les hommes qu’elle avait vus, Ordener était celui qu’Éthel +connaissait le plus et le moins tout ensemble. Il était apparu dans sa +destinée, pour ainsi dire, comme ces anges qui visitaient les premiers +hommes, en s’enveloppant à la fois de clartés et de mystères. Leur +seule présence révélait leur nature, et l’on adorait. Ainsi Ordener +avait laissé voir à Éthel ce que les hommes cachent le plus, son +cÅ“ur; il avait gardé le silence sur ce dont ils se vantent assez +volontiers, sa patrie et sa famille; son regard avait suffi à Éthel, +et elle avait eu foi en ses paroles. Elle l’aimait, elle lui avait +donné sa vie, elle n’ignorait rien de son âme, et ne savait pas son +nom.</p> + +<p>—Noble de cÅ“ur! répéta le vieillard, noble de cÅ“ur! Cette noblesse +est au-dessus de celle que donnent les rois; c’est Dieu qui la donne. +Il la prodigue moins qu’eux.</p> + +<p>Ici le prisonnier leva les yeux vers ses armoiries brisées, en +ajoutant:</p> + +<p>—Et il ne la reprend jamais.</p> + +<p>—Aussi, mon père, dit la jeune fille, celui qui garde l’une se +console-t-il aisément d’avoir perdu l’autre.</p> + +<p>Cette parole fit tressaillir le père et lui rendit son courage. Il +reprit d’une voix ferme:</p> + +<p>—Vous avez raison, jeune fille. Mais vous ne savez pas que la +disgrâce jugée injuste par le monde est quelquefois justifiée par +notre intime conscience. Telle est notre misérable nature; une fois +malheureux, il s’élève en nous-mêmes, pour nous reprocher des fautes +et des erreurs, une foule de voix qui dormaient dans la prospérité.</p> + +<p>—Ne parlez pas ainsi, mon illustre père, dit Éthel, profondément +émue; car, à la voix altérée du vieillard, elle sentait qu’il avait +laissé échapper le secret de l’une de ses douleurs. Elle leva ses yeux +sur lui, et, baisant sa main froide et ridée, elle reprit doucement:</p> + +<p>—Vous jugez bien sévèrement deux hommes nobles, le seigneur Ordener +et vous, mon vénéré père.</p> + +<p>—Vous décidez légèrement, Éthel. On dirait que vous ne savez pas que +la vie est une chose grave.</p> + +<p>—Ai-je donc mal fait, seigneur, de rendre justice au généreux +Ordener?</p> + +<p>Schumacker fronça le sourcil d’un air mécontent.</p> + +<p>—Je ne puis vous approuver, ma fille, d’attacher ainsi votre +admiration à un inconnu, que vous ne reverrez jamais sans doute.</p> + +<p>—Oh! dit la jeune fille, sur laquelle ces paroles glacées tombaient +comme un poids, ne croyez pas cela. Nous le reverrons. N’est-ce pas +pour vous qu’il va affronter ce danger?</p> + +<p>—Je me suis comme vous, je l’avoue, laissé prendre d’abord à ses +promesses. Mais non, il n’ira pas, et alors il ne reviendra pas vers +nous.</p> + +<p>—Il ira, seigneur, il ira!</p> + +<p>Le ton dont la jeune fille prononça ces mots était presque celui de +l’offense. Elle se sentait outragée dans son Ordener. Hélas! elle +était trop sûre dans son âme de ce qu’elle affirmait!</p> + +<p>Le prisonnier reprit, sans paraître ému:</p> + +<p>—Eh bien! s’il va combattre ce brigand, s’il se dévoue à ce danger, +il en sera de même; il ne reviendra pas.</p> + +<p>Pauvre Éthel!—combien une parole dite avec indifférence peut +quelquefois froisser douloureusement la plaie secrète d’un cÅ“ur +inquiet et déchiré! Elle baissa son visage pâle, pour dérober au +regard froid de son père deux larmes qui s’échappaient malgré elle de +ses paupières gonflées.</p> + +<p>—O mon père! murmura-t-elle, au moment où vous parlez ainsi, +peut-être ce noble infortuné meurt-il pour vous!</p> + +<p>Le vieux ministre secoua la tête en signe de doute.</p> + +<p>—Je ne le crois pas plus que je ne le désire; et d’ailleurs, où +serait mon crime? J’aurais été ingrat envers ce jeune homme, comme +tant d’autres l’ont été envers moi.</p> + +<p>Un soupir profond fut la seule réponse d’Éthel; et Schumacker, se +penchant vers son bureau, continua de déchirer d’un air distrait +quelques feuillets des <i>Vies des Hommes illustres</i> de Plutarque, dont +le volume, déjà lacéré en vingt endroits, et surchargé de notes, était +devant lui.</p> + +<p>Un moment après, le bruit de la porte qui s’ouvrait se fit entendre, +et Schumacker, sans se détourner, cria sa défense habituelle:—Qu’on +n’entre pas! laissez-moi; je ne veux pas qu’on entre.</p> + +<p>—C’est son excellence le gouverneur, répondit la voix de l’huissier.</p> + +<p>En effet, un vieillard, revêtu d’un grand habit de général, portant à +son cou les colliers de l’éléphant, de dannebrog et de la toison d’or, +s’avança vers Schumacker, qui se leva à demi, en répétant entre ses +dents:</p> + +<p>—Le gouverneur! le gouverneur!—Le général salua avec respect Éthel, +qui, debout près de son père, le considérait d’un air inquiet et +craintif.</p> + +<p>Peut-être, avant d’aller plus loin, n’est-il pas inutile de rappeler +en quelques mots les motifs de cette visite du général Levin à +Munckholm. Le lecteur n’a pas oublié les fâcheuses nouvelles qui +tourmentaient le vieux gouverneur, au chapitre XX de cette véritable +histoire. En les recevant, la nécessité d’interroger Schumacker +s’était d’abord présentée à l’esprit du général; mais il n’avait pu +s’y décider sans une extrême répugnance. L’idée d’aller tourmenter un +infortuné prisonnier, déjà livré à tant de tourments, et qu’il avait +vu si puissant, de scruter sévèrement les secrets du malheur, même +coupable, déplaisait à son âme bonne et généreuse. Cependant le +service du roi l’exigeait; il ne devait pas quitter Drontheim +sans emporter les nouvelles lueurs qui pouvaient jaillir de +l’interrogatoire de l’auteur apparent de l’insurrection des mineurs. +C’était donc le soir qui devait précéder son départ qu’après un +entretien long et confidentiel avec la comtesse d’Ahlefeld, le +gouverneur s’était résigné à voir le captif. En se rendant au château, +l’idée des intérêts de l’état, du parti que ses nombreux ennemis +personnels pourraient tirer de ce qu’on nommerait sa négligence, et +peut-être aussi d’astucieuses paroles de la grande-chancelière, +avaient fermenté dans sa tête et l’avaient ramené à la fermeté. Il +était donc monté au donjon du Lion de Slesvig avec des projets de +sévérité; il se promettait d'être avec le conspirateur Schumacker +comme s’il n’avait jamais connu le chancelier Griffenfeld, de +dépouiller tous ses souvenirs et jusqu’à son caractère, et de parler +en juge inflexible à cet ancien confrère de faveur et de puissance.</p> + +<p>Cependant, à peine entré dans l’appartement de l’ex-chancelier, le +visage, vénérable, quoique morose, du vieillard l’avait frappé; la +figure douce, quoique fière, d’Éthel l’avait attendri; et le premier +aspect des deux prisonniers avait déjà dissipé la moitié de sa +sévérité.</p> + +<p>Il s’avança vers le ministre tombé, et lui tendit involontairement la +main en disant, sans s’apercevoir que l’autre ne répondait pas à sa +politesse:</p> + +<p>—Salut, comte de Griffenf...—C’était la surprise d’une vieille +habitude. Il se reprit précipitamment:</p> + +<p>—Seigneur Schumacker!—Puis il s’arrêta, tout satisfait et tout +épuisé d’un tel effort.</p> + +<p>Il se fit une pause. Le général cherchait dans sa tête quelles paroles +assez sévères pourraient dignement répondre à la dureté de ce début.</p> + +<p>—Eh bien, dit enfin Schumacker, vous êtes le gouverneur du +Drontheimhus?</p> + +<p>Le général, un peu surpris de se voir questionné par celui qu’il +venait interroger, fit un signe affirmatif.</p> + +<p>—En ce cas, reprit le prisonnier, j’ai une plainte à vous faire.</p> + +<p>—Une plainte! laquelle? laquelle? et le visage du noble Levin prenait +une expression d’intérêt.</p> + +<p>Schumacker continua d’un air d’humeur:</p> + +<p>—Un ordre du vice-roi prescrit qu’on me laisse libre et tranquille +dans ce donjon.</p> + +<p>—Je connais cet ordre.</p> + +<p>—Seigneur gouverneur, on se permet pourtant de m’importuner et de +pénétrer dans ma prison.</p> + +<p>—Qui donc? s’écria le général; nommez-moi celui qui ose...</p> + +<p>—Vous, seigneur gouverneur.</p> + +<p>Ces paroles, prononcées d’un ton hautain, blessèrent le général. Il +répondit d’une voix presque irritée:</p> + +<p>—Vous oubliez que mon pouvoir, lorsqu’il s’agit de servir le roi, ne +connaît point de limites.</p> + +<p>—Si ce n’est, dit Schumacker, celles du respect qu’on doit au +malheur. Mais les hommes ne savent pas cela.</p> + +<p>L’ex-grand-chancelier parlait ainsi, comme s’il se fût parlé à +lui-même. Il fut entendu du gouverneur.</p> + +<p>—Si vraiment, si vraiment! J’ai eu tort, comte de Griff.... seigneur +Schumacker, veux-je dire; je devais vous laisser la colère, puisque +j’ai la puissance.</p> + +<p>Schumacker se tut un instant.</p> + +<p>—Il y a, reprit-il pensif, dans votre visage et dans votre voix, +seigneur gouverneur, quelque chose d’un homme que j’ai connu jadis. Il +y a bien longtemps. Il n’y a que moi qui me souvienne de ce temps-là . +C’était dans ma prospérité. C’était un certain Levin de Knud, du +Mecklembourg. Avez-vous connu ce fou?</p> + +<p>—Je l’ai connu, répliqua le général sans s’émouvoir.</p> + +<p>—Ah! vous vous le rappelez. Je croyais qu’on ne se souvenait des +hommes que dans l’adversité.</p> + +<p>—N’était-ce pas un capitaine de la milice royale? poursuivit le +gouverneur.</p> + +<p>—Oui, un simple capitaine, bien que le roi l’aimât beaucoup. Mais il +ne songeait qu’aux plaisirs et ne montrait pas d’ambition. C’était une +tête singulièrement extravagante. Conçoit-on une pareille modération +de désirs dans un favori?</p> + +<p>—Mais cela peut se concevoir.</p> + +<p>—Je l’aimais assez, ce Levin de Knud, parce qu’il ne m’inquiétait +pas. Il était l’ami du roi comme d’un autre homme. On eût dit qu’il ne +l’aimait que pour son plaisir particulier, et nullement pour sa +fortune.</p> + +<p>Le général voulut interrompre Schumacker; mais celui-ci continua avec +quelque opiniâtreté, soit par esprit de contrariété, soit que le +souvenir réveillé en lui lui plût en effet:</p> + +<p>—Puisque vous avez connu ce capitaine Levin, seigneur gouverneur, +vous savez sans doute qu’il eut un fils, lequel même est mort tout +jeune. Mais vous souvenez-vous de ce qui se passa à la naissance de ce +fils?</p> + +<p>—Je me souviens bien plus de ce qui se passa à sa mort, dit le +général, en cachant ses yeux de sa main et d’une voix altérée.</p> + +<p>—Mais, poursuivit l’indifférent Schumacker, c’est un fait connu de +peu de personnes, et qui vous peindra toute la bizarrerie de ce Levin. +Le roi voulait tenir l’enfant sur les fonts de baptême; croiriez-vous +que Levin refusa? Il fit bien plus encore; il choisit pour le parrain +de son fils un vieux mendiant qui se traînait aux portes du palais. Je +n’ai jamais pu comprendre le motif d’un pareil acte de démence.</p> + +<p>—Je vais vous le dire, répondit le général. En choisissant un +protecteur à l'âme de son fils, ce capitaine Levin pensait sans doute +qu’un pauvre est plus puissant auprès de Dieu qu’un roi.</p> + +<p>Schumacker réfléchit un instant et dit:</p> + +<p>—Vous avez raison.</p> + +<p>Le gouverneur voulut encore ramener la conversation au but de sa +visite. Mais Schumacker l’arrêta.</p> + +<p>—De grâce, s’il est vrai que ce Levin du Mecklembourg ne vous soit +pas inconnu, laissez-moi parler de lui. De tous les hommes que j’ai +vus dans mes temps de grandeur, c’est le seul dont le souvenir ne +m’apporte ni dégoût ni horreur. S’il poussait la singularité jusqu’à +la folie, il n’en était pas moins, par ses nobles qualités, un homme +tel qu’il y en a bien peu.</p> + +<p>—Je ne pense pas de même. Ce Levin n’avait rien de plus que les +autres hommes. Il y en a beaucoup même qui valent mieux que lui.</p> + +<p>Schumacker croisa les bras, en levant les yeux au ciel.</p> + +<p>—Oui, voilà bien comme ils sont tous! On ne peut louer devant eux un +homme digne de louange, qu’ils ne cherchent aussitôt à le noircir. Ils +empoisonnent jusqu’au plaisir de louer justement. Il est cependant +assez rare.</p> + +<p>—Si vous me connaissiez, vous ne m’accuseriez pas de noirceur envers +le gén...—c’est-à -dire, le capitaine Levin.</p> + +<p>—Laissez-moi, laissez-moi, dit le prisonnier, pour la loyauté et la +générosité il n’y a jamais eu deux hommes comme ce Levin de Knud, et +dire le contraire, c’est à la fois le calomnier et louer démesurément +cette exécrable race humaine!</p> + +<p>—Je vous assure, reprit le gouverneur, cherchant à calmer la colère +de Schumacker, que je n’ai eu contre Levin de Knud aucune intention +perfide.</p> + +<p>—Ne dites pas cela. Bien qu’il fût insensé, tous les hommes sont loin +de lui ressembler. Ils sont faux, ingrats, envieux, calomniateurs. +Savez-vous que Levin de Knud donnait aux hôpitaux de Copenhague plus +de la moitié de son revenu?</p> + +<p>—J’ignorais que vous en fussiez instruit.</p> + +<p>—C’est cela! s’écria le vieillard d’un air triomphant. Il espérait +pouvoir le flétrir en toute sûreté, dans la confiance que j’ignorais +les bonnes actions de ce pauvre Levin!</p> + +<p>—Mais non, mais non!</p> + +<p>—Pensez-vous que je ne sais pas encore qu’il fit donner le régiment +que le roi lui destinait, à un officier qui l’avait blessé en duel, +lui, Levin de Knud, parce que, disait-il, l’autre était plus ancien +que lui?</p> + +<p>—Je croyais cependant cette action secrète.</p> + +<p>—Dites-moi donc, seigneur gouverneur du Drontheimhus, est-ce que pour +cela elle en est moins belle? Parce que Levin cachait ses vertus, +est-ce une raison pour les nier? Oh! que les hommes sont bien les +mêmes! Oser confondre avec eux le noble Levin, lui qui, n’ayant pu +sauver un soldat convaincu d’avoir voulu l’assassiner, fit une pension +à la veuve de son meurtrier!</p> + +<p>—Eh! qui n’en eût pas fait autant? Ici Schumacker éclata.</p> + +<p>—Qui? vous! moi! tous les hommes, seigneur gouverneur! Parce que vous +portez le brillant costume de général et des plaques d’honneur sur +votre poitrine, croyez-vous donc à votre mérite? Vous êtes général, et +le malheureux Levin sera mort capitaine. Il est vrai que c’était un +fou, et qu’il ne songeait pas à son avancement.</p> + +<p>—S’il n’y a point songé lui-même, la bonté du roi y a songé pour lui.</p> + +<p>—La bonté? dites la justice! si pourtant on peut dire la justice d’un +roi. Eh bien! quelle insigne récompense lui a-t-on donnée?</p> + +<p>—Sa majesté a payé Levin de Knud bien au delà de son mérite.</p> + +<p>—À merveille! s’écria le vieux ministre en frappant des mains. Un +loyal capitaine vient peut-être, après trente ans de service, d'être +nommé major, et cette haute faveur vous porte ombrage, noble général? +Un proverbe persan a raison de dire que le soleil couchant est jaloux +de la lune qui se lève.</p> + +<p>Schumacker était tellement irrité que le général put à peine faire +entendre ces paroles:—Si vous m’interrompez sans cesse... vous +m’empêchez de vous expliquer...</p> + +<p>—Non, non! poursuivit l’autre, j’avais cru, seigneur général, saisir, +au premier abord, quelques traits de ressemblance entre vous et le bon +Levin; mais, allez! il n’en existe aucun.</p> + +<p>—Mais, écoutez-moi...</p> + +<p>—Vous écouter! pour que vous me disiez que Levin de Knud est indigne +de quelque misérable récompense!</p> + +<p>—Je vous jure que ce n’est pas...</p> + +<p>—Vous en viendriez bientôt, je vous devine, vous autres hommes, à me +soutenir qu’il est, comme vous tous, fourbe, hypocrite, méchant.</p> + +<p>—En vérité, non.</p> + +<p>—Que sais-je? peut-être qu’il a trahi un ami, persécuté un +bienfaiteur, comme vous l’avez tous fait?—ou empoisonné son père, ou +assassiné sa mère?</p> + +<p>—Vous êtes dans une erreur...—Je suis loin de vouloir...</p> + +<p>—Savez-vous que ce fut lui qui détermina le vice-chancelier Wind, +ainsi que Scheel, Vinding et le justicier Lasson, trois de mes juges, +à ne point opiner pour la peine de mort? Et vous voulez que je vous +entende, de sang-froid, le calomnier! Oui, c’est ainsi qu’il a agi +envers moi, et pourtant je lui avais toujours fait plutôt du mal que +du bien; car je suis semblable à vous, vil et méchant.</p> + +<p>Le noble Levin éprouvait, durant cet étrange entretien, une émotion +singulière. Objet à la fois des outrages les plus directs et de la +louange la plus sincère, il ne savait quelle contenance faire à +d’aussi rudes compliments, à tant de flatteuses injures. Il était +choqué et attendri. Tantôt il voulait s’emporter, tantôt remercier +Schumacker. Présent et inconnu, il aimait à voir le farouche +Schumacker défendre en lui, et contre lui, un ami et un absent; +seulement, il eût voulu que son avocat mît un peu moins d’amertume et +d'âcreté dans son panégyrique. Mais, au fond de l'âme, les éloges +furieux donnés au capitaine Levin le touchaient plus que les injures +adressées au gouverneur de Drontheim ne le blessaient. Attachant sur +le favori disgracié son regard bienveillant, il prit le parti de lui +laisser exhaler son indignation et sa reconnaissance. Celui-ci enfin, +après une longue déclamation contre l’ingratitude humaine, tomba +épuisé sur son fauteuil, dans les bras de la tremblante Éthel, en +disant d’une voix douloureuse:—O hommes! que vous ai-je donc fait +pour vous être fait connaître à moi?</p> + +<p>Le général n’avait pas encore pu arriver au sujet important de sa +descente à Munckholm. Toute sa répugnance à tourmenter le captif d’un +interrogatoire lui était revenue; à sa pitié et à son attendrissement +se joignaient deux raisons assez fortes; l’état d’agitation où était +tombé Schumacker ne laissait pas espérer qu’il pût répondre d’une +façon satisfaisante; et d’ailleurs, en envisageant l’affaire en +elle-même, il ne semblait pas au confiant Levin qu’un pareil homme pût +être un conspirateur. Néanmoins, comment partir de Drontheim sans +avoir interrogé Schumacker? Cette nécessité fâcheuse de sa position de +gouverneur vainquit une fois encore toutes ses hésitations, et ce fut +ainsi qu’il commença, en adoucissant le plus possible l’accent de sa +voix:</p> + +<p>—Veuillez calmer un peu votre agitation, comte Schumacker.</p> + +<p>C’était d’inspiration que le bon gouverneur avait trouvé cette +qualification, comme pour concilier le respect dû au jugement de +dégradation avec les égards réclamés par le malheur du dégradé, en +unissant son titre nobiliaire à son nom roturier. Il continua:</p> + +<p>—C’est un devoir pénible pour moi que de venir....</p> + +<p>—Avant tout, interrompit le prisonnier, permettez-moi, seigneur +gouverneur, de vous reparler d’une chose qui m’intéresse beaucoup plus +que tout ce que votre excellence peut avoir à me dire. Vous m’avez +assuré tout à l’heure qu’on avait récompensé ce fou de Levin de ses +services. Je désirerais vivement savoir comment.</p> + +<p>—Sa majesté, seigneur de Griffenfeld, a élevé Levin au rang de +général, et depuis plus de vingt ans ce fou vieillit paisiblement, +honoré de cette dignité militaire et de la bienveillance de son roi.</p> + +<p>Schumacker baissa la tête:</p> + +<p>—Oui, ce fou de Levin, auquel il importait si peu de vieillir +capitaine, mourra général, et le sage Schumacker, qui comptait mourir +grand-chancelier, vieillit prisonnier d’état.</p> + +<p>En parlant ainsi, le captif couvrit son visage de ses mains, et de +longs soupirs s’échappaient de sa vieille poitrine. Éthel, qui ne +comprenait de l’entretien que ce qui attristait son père, chercha +sur-le-champ à le distraire.</p> + +<p>—Mon père, voyez donc là -bas, au nord, on voit briller une lumière +que je n’ai pas remarquée les soirées précédentes.</p> + +<p>En effet, la nuit, qui était tout à fait tombée, faisait ressortir à +l’horizon une lumière faible et lointaine, qui semblait partir du +sommet de quelque montagne éloignée. Mais l’œil et l’esprit de +Schumacker ne se dirigeaient pas incessamment comme ceux d’Éthel vers +le nord; aussi ne répondit-il point. Le général seul fut frappé de +l’observation de la jeune fille.—C’est peut-être, se dit-il en +lui-même, un feu allumé par les révoltés; et cette idée lui rappelant +avec force le but de sa présence, il adressa la parole au prisonnier:</p> + +<p>—Seigneur Griffenfeld, je suis fâché de vous tourmenter; mais il faut +que vous subissiez....</p> + +<p>—J’entends, seigneur gouverneur, ce n’est pas assez de passer mes +jours dans ce donjon, de vivre flétri et abandonné, de n’avoir plus à +moi que des souvenirs amers de grandeur et de puissance; il faut +encore que vous violiez ma solitude pour scruter mes douleurs et jouir +de mon infortune. Puisque ce noble Levin de Knud, que plusieurs traits +extérieurs de votre personne m’ont rappelé, est général comme vous, il +eût été trop heureux pour moi qu’on lui donnât le poste que vous +occupez; car ce n’est pas lui, je vous jure, seigneur gouverneur, qui +fût venu tourmenter un infortuné dans sa prison.</p> + +<p>Durant le cours de cet entretien bizarre, le général avait été plus +d’une fois sur le point de se nommer afin de le faire cesser. Ce +reproche indirect de Schumacker lui en ôta le pouvoir. Il s’accordait +si bien avec ses sentiments intérieurs, qu’il lui inspira comme un +sentiment de honte de lui-même. Il essaya néanmoins de répondre à la +supposition accablante de Schumacker. Chose étrange! par la seule +différence de leur caractère, ces deux hommes avaient changé +réciproquement de position. Le juge était en quelque sorte réduit à se +justifier devant l’accusé.</p> + +<p>—Mais, dit le général, si le devoir l’y eût contraint, ne doutez pas +que Levin de Knud....</p> + +<p>—J’en doute, noble gouverneur! s’écria Schumacker; ne doutez pas +vous-même qu’il n’eût rejeté, avec toute la généreuse indignation de +son âme, l’emploi d’épier et d’accroître les tortures d’un malheureux +captif! Allez, je le connais mieux que vous; en aucun cas il n’eût +accepté les fonctions de bourreau. Maintenant, seigneur général, je +vous écoute. Faites ce que vous appelez votre devoir. Que veut de moi +votre excellence?</p> + +<p>Et le vieux ministre attachait son regard fier sur le gouverneur. +Toute la résolution de celui-ci était tombée. Ses premières +répugnances s’étaient réveillées, et réveillées invincibles.</p> + +<p>—Il a raison, se disait-il en lui-même; venir tourmenter un +malheureux sur de simples soupçons! Qu’on en charge un autre que moi!</p> + +<p>L’effet de ces réflexions fut prompt; il s’avança vers Schumacker +étonné et lui serra la main. Puis, sortant précipitamment:</p> + +<p>—Comte Schumacker, dit-il, conservez toujours la même estime à Levin +de Knud.</p> + +<h2><a name="XXV" id="XXV"></a>XXV</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">LE LION.<br /></span> +<span class="i0">Hoh!<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">THÉSÉE.<br /></span> +<span class="i0">Bien rugi, lion!<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">SHAKESPEARE, <i>le Songe d’été</i><br /></span> +</div></div> + +<p>Le voyageur qui parcourt de nos jours les montagnes couvertes de neige +dont le lac de Smiasen est entouré comme d’une ceinture blanche, ne +trouve plus aucun vestige de ce que les norvégiens du dix-septième +siècle appelaient la ruine d’Arbar. On n’a jamais pu savoir de quelle +construction humaine, de quel genre d’édifice, provenait cette ruine, +si l’on peut lui donner ce nom. En sortant de la forêt qui couvre la +partie méridionale du lac, après avoir gravi une pente semée çà et là +de pans de murs et de restes de tours, on arrive à une ouverture +voûtée qui perce le flanc du mont. Cette ouverture, aujourd’hui +entièrement obstruée par les éboulements de terre, était l’entrée +d’une espèce de galerie creusée à vif dans le roc, laquelle traversait +la montagne de part en part. Cette galerie, éclairée faiblement par +des soupiraux coniques, pratiqués dans sa voûte de distance en +distance, aboutissait à une sorte de salle oblongue et ovale, creusée +à moitié dans la roche et terminée en une espèce de maçonnerie +cyclopéenne. Autour de cette salle on observait, dans des niches +profondes, des figures de granit grossièrement travaillées. +Quelques-uns de ces simulacres mystérieux, tombés de leurs piédestaux, +gisaient pêle-mêle sur les dalles, avec d’autres décombres informes +couverts d’herbes et de mousses, à travers lesquels serpentaient le +lézard, l’araignée, et tous les insectes hideux qui naissent de la +terre et des ruines.</p> + +<p>Le jour ne pénétrait dans ce lieu que par une porte opposée à la +bouche de la galerie. Cette porte avait, vue d’un certain côté, la +forme ogive, mais grossière, sans âge et sans date, et évidemment +donnée à l’architecte par le hasard. On aurait pu donner à cette +porte, bien qu’elle fût de plain-pied, le nom de fenêtre, car elle +s’ouvrait sur un précipice immense; et l’on ne comprenait pas où +pouvaient conduire trois ou quatre marches d’escalier suspendues sur +l’abîme en dehors et au-dessous de cette singulière issue.</p> + +<p>Cette salle était l’intérieur d’une espèce de tourelle gigantesque +qui, de loin, vue du côté du précipice, semblait un des pitons de la +montagne. Cette tourelle était isolée, et, comme on l’a déjà dit, nul +ne savait à quel édifice elle avait appartenu. On apercevait seulement +au-dessus, sur un plateau inaccessible au plus hardi chasseur, une +masse qu’on pouvait prendre, à cause de l’éloignement, pour une roche +courbée ou pour le débris d’une arcade colossale.—Cette tourelle et +cette arcade écroulée étaient connues des paysans sous le nom de +ruines d’Arbar. On ne savait pas plus l’origine du nom que l’origine +du monument.</p> + +<p>C’est sur une pierre située au milieu de cette salle elliptique, qu’un +petit homme, vêtu de peaux de bêtes, et que nous avons déjà eu +occasion de rencontrer plusieurs fois dans le cours de cet ouvrage, +est assis. Il tourne le dos au jour, ou plutôt au vague crépuscule qui +pénètre dans la sombre tourelle pendant le soleil éclatant de midi. +Cette lueur, la plus forte qui puisse éclairer naturellement +l’intérieur de la tourelle, ne suffit pas pour qu’on puisse distinguer +de quelle nature est l’objet vers lequel le petit homme se tient +courbé. On entend quelques gémissements sourds, et l’on pourrait juger +qu’ils partent de ce corps, aux mouvements faibles qu’il semble faire +de tout temps. Quelquefois le petit homme se redresse, et il porte à +ses lèvres une sorte de coupe, dont la forme paraît être celle d’un +crâne humain, pleine d’une liqueur fumante dont on ne peut voir la +couleur, et qu’il savoure à longs traits.</p> + +<p>Tout à coup il se lève brusquement.</p> + +<p>—On marche dans la galerie, je crois; est-ce déjà le chancelier des +deux royaumes?</p> + +<p>Ces paroles sont suivies d’un éclat de rire horrible, qui se termine +en rugissement sauvage, auquel répond soudain un hurlement parti de la +galerie.</p> + +<p>—Oh! oh! reprend l’hôte de la ruine d’Arbar, ce n’est pas un homme; +mais c’est toujours un ennemi; c’est un loup.</p> + +<p>En effet, un grand loup sort subitement de dessous la voûte de la +galerie, s’arrête un moment, puis s’approche obliquement vers l’homme, +le ventre à terre et fixant sur lui des yeux ardents qui étincellent +dans l’ombre. Celui-ci, toujours debout et les bras croisés, le +regarde.</p> + +<p>—Ah! c’est le vieux loup au poil gris! le plus vieux loup des forêts +du Smiasen.—Bonjour, loup; tes yeux brillent; tu es affamé, et +l’odeur des cadavres t’attire.—Tu attireras aussi bientôt les loups +affamés.</p> + +<p>—Sois le bienvenu, loup de Smiasen; j’ai toujours eu envie de te +rencontrer. Tu es si vieux qu’on dit que tu ne peux mourir.—On ne le +dira plus demain.</p> + +<p>L’animal répondit par un hurlement affreux, fit un soubresaut en +arrière et s’élança d’un bond sur le petit homme.</p> + +<p>Celui-ci ne recula point d’un pas. Aussi prompt que l’éclair, de son +bras droit il étreignit le ventre du loup, qui, debout en face de lui, +avait jeté ses deux pattes de devant sur ses épaules; de la main +gauche, il garantit son visage de la gueule béante de son ennemi, en +lui saisissant le gosier avec une telle force, que l’animal, contraint +de lever la tête, put à peine articuler un cri de douleur.</p> + +<p>—Loup de Smiasen, dit l’homme triomphant, tu déchires ma casaque, +mais ta peau la remplacera.</p> + +<p>Au moment où il mêlait à ces paroles de victoire quelques paroles d’un +jargon bizarre, un effort convulsif du loup à l’agonie le fit +trébucher contre les pierres qui parsemaient la salle. Ils tombèrent +tous deux, et les rugissements de l’homme se confondirent avec les +hurlements de la bête.</p> + +<p>Obligé dans sa chute de lâcher le gosier du loup, le petit homme +sentait déjà les dents tranchantes s’enfoncer dans son épaule, quand, +en se roulant l’un sur l’autre, les deux combattants heurtèrent une +énorme masse blanche velue qui gisait dans la partie la plus +ténébreuse de la salle.</p> + +<p>C’était un ours, qui se réveilla de son lourd sommeil en grondant.</p> + +<p>À peine les yeux paresseux de ce nouveau personnage se furent-ils +assez ouverts pour distinguer la lutte, qu’il se précipita avec +fureur, non sur l’homme, mais sur le loup qui en ce moment triomphait +à son tour, le saisit violemment de sa gueule par le milieu du corps, +et dégagea ainsi le combattant à face humaine.</p> + +<p>L’homme, loin de se montrer reconnaissant d’un si grand service, se +releva tout ensanglanté, et, s’élançant sur l’ours, lui donna un +vigoureux coup de pied dans le ventre, comme un maître à son chien +lorsqu’il a commis quelque faute.</p> + +<p>—Friend! qui est-ce qui t’appelle? De quoi te mêles-tu?</p> + +<p>Ces mots étaient entrecoupés d’interjections furibondes et de +grincements de dents.</p> + +<p>—Va-t’en! ajouta-t-il en rugissant. L’ours, qui avait reçu à la fois +un coup de pied de l’homme et un coup de dent du loup, fit entendre +une sorte de murmure plaintif; puis, baissant sa lourde tête, il lâcha +l’animal affamé, qui se jeta sur l’homme avec une rage nouvelle.</p> + +<p>Pendant que la lutte continuait, l’ours rebuté retourna à la place où +il dormait, s’assit gravement en laissant errer sur les deux ennemis +furieux un regard indifférent, et garda le plus paisible silence, en +passant alternativement chacune de ses pattes de devant sur +l’extrémité de son museau blanc.</p> + +<p>Mais le petit homme, au moment où le doyen des loups du Smiasen était +revenu à la charge, avait saisi le mufle sanglant de la bête; puis, +par un effort inouï de force et d’adresse, il était parvenu à +emprisonner la gueule tout entière dans sa main. Le loup se débattait +avec des élancements de rage et de douleur; une écume livide tombait +de ses lèvres comprimées, et ses yeux, comme gonflés de colère, +semblaient sortir de leur orbite. Des deux adversaires, celui dont les +os étaient broyés par des dents aiguës, les chairs déchirées par des +ongles brûlants, ce n’était pas l’homme, mais la bête féroce; celui +dont le hurlement avait l’accent le plus sauvage, l’expression la plus +farouche, ce n’était point la bête fauve, mais l’homme.</p> + +<p>Enfin celui-ci, ramassant toutes ses forces épuisées par la longue +résistance du vieux loup, serra le museau de ses deux mains avec une +telle vigueur, que le sang jaillit des narines et de la gueule de +l’animal; ses yeux de flamme s’éteignirent et se fermèrent à demi; il +chancela et tomba inanimé aux pieds de son vainqueur. Le mouvement +faible et continuel de sa queue et les tremblements convulsifs et +intermittents qui couraient par tout son corps annonçaient seuls qu’il +n’était pas encore tout à fait mort.</p> + +<p>Tout à coup une dernière convulsion ébranla l’animal expirant, et les +symptômes de vie cessèrent.</p> + +<p>—Te voilà mort, loup cervier! dit le petit homme en le poussant du +pied avec dédain; est-ce que tu croyais vieillir encore après m’avoir +rencontré? Tu ne courras plus à pas sourds sur les neiges en suivant +l’odeur et les traces de ta proie; te voilà toi-même bon pour les +loups ou les vautours; tu as dévoré bien des voyageurs égarés autour +du Smiasen durant ta longue vie de meurtre et de carnage; maintenant, +tu es mort toi-même, tu ne mangeras plus d’hommes; c’est dommage.</p> + +<p>Il s’arma d’une pierre tranchante, s’accroupit sur le corps chaud et +palpitant du loup, rompit les jointures des membres, sépara la tête +des épaules, fendit la peau dans toute sa longueur sur le ventre, la +détacha comme on enlève une veste, et en un clin d’œil le formidable +loup du Smiasen n’offrit plus qu’une carcasse nue et ensanglantée. Il +jeta cette dépouille sur ses épaules meurtries de morsures, en +tournant au dehors le côté nu de la peau humide et tachée de longues +veines de sang.</p> + +<p>—Il faut bien, grommela-t-il entre ses dents, se vêtir de la peau des +bêtes, celle de l’homme est trop mince pour préserver du froid. +Pendant qu’il se parlait ainsi à lui-même, plus hideux encore sous son +hideux trophée, l’ours, ennuyé sans doute de son inaction, s’était +approché comme furtivement de l’autre objet couché dans l’ombre dont +nous avons parlé au commencement de ce chapitre, et bientôt il s’éleva +de cette partie ténébreuse de la salle un bruit de dents mêlé de +soupirs d’agonie faibles et douloureux. Le petit homme se retourna.</p> + +<p>—Friend! cria-t-il d’une voix menaçante; ah! misérable Friend!—Ici, +viens ici!</p> + +<p>Et ramassant une grosse pierre, il la jeta à la tête du monstre, qui, +tout étourdi du choc, s’arracha lentement à son festin, et vint, en +léchant ses lèvres rouges, tomber pantelant aux pieds du petit homme, +vers lequel il élevait sa tête énorme en courbant son dos, comme pour +demander grâce de son indiscrétion.</p> + +<p>Alors, il se fit entre les deux monstres, car on peut bien donner ce +nom à l’habitant de la ruine d’Arbar, un échange de grondements +significatifs. Ceux de l’homme exprimaient l’empire et la colère, ceux +de l’ours la prière et la soumission.</p> + +<p>—Tiens, dit enfin l’homme, en montrant de son doigt crochu le cadavre +écorché du loup, voici ta proie; laisse-moi la mienne.</p> + +<p>L’ours, après avoir flairé le corps du loup, secoua la tête d’un air +mécontent et tourna son regard vers l’homme qui paraissait son maître.</p> + +<p>—J’entends, dit celui-ci, cela est déjà trop mort pour toi, tandis +que l’autre palpite encore.—Tu es raffiné dans tes voluptés, Friend, +autant qu’un homme; tu veux que ta nourriture vive encore au moment où +tu la déchires; tu aimes à sentir la chair mourir sous ta dent; tu ne +jouis que de ce qui souffre. Nous nous ressemblons;—car je ne suis +pas homme, Friend, je suis au-dessus de cette espèce misérable, je +suis une bête farouche comme toi.—Je voudrais que tu pusses parler, +compagnon Friend, pour me dire si elle égale ma joie, la joie dont +palpitent tes entrailles d’ours quand tu dévores des entrailles +d’homme; mais non, je ne voudrais pas t’entendre parler, de peur que +ta voix ne me rappelât la voix humaine.—Oui, gronde à mes pieds, de +ce grondement qui fait tressaillir dans la montagne le chevrier égaré; +il me plaît comme une voix amie, parce qu’il lui annonce un ennemi. +Lève, Friend, lève ta tête vers moi; lèche mes mains de cette langue +qui a tant de fois bu le sang humain.—Tu as, ainsi que moi, les dents +blanches; cependant ce n’est point notre faute si elles ne sont pas +rouges comme une plaie nouvelle; mais le sang lave le sang.—J’ai vu +plus d’une fois, du fond d’une caverne noire, les jeunes filles de +Kole ou d’Oëlmoe laver leurs pieds nus dans l’eau des torrents, en +chantant d’une voix douce; mais je préfère à ces voix mélodieuses et à +ces figures satinées ta gueule velue et tes cris rauques; ils +épouvantent l’homme.</p> + +<p>En parlant ainsi, il s’était assis et abandonnait sa main aux caresses +du monstre, qui, se roulant sur le dos à ses pieds, les lui prodiguait +de mille manières, comme un épagneul qui déploie toutes ses +gentillesses sur le sopha de sa maîtresse. Ce qui était encore plus +étrange, c’est l’attention intelligente avec laquelle il paraissait +recueillir les paroles de son patron. Les monosyllabes bizarres dont +celui-ci les entremêlait semblaient surtout compris de lui, et il +manifestait cette compréhension en redressant subitement sa tête, ou +en roulant quelques sons confus au fond de son gosier.</p> + +<p>—Les hommes disent que je les fuis, reprit le petit homme, mais ce +sont eux qui me fuient; ils font par crainte ce que je ferais par +haine. Cependant tu sais, Friend, que je suis aise de rencontrer un +homme quand j’ai faim ou soif.</p> + +<p>Tout à coup, il aperçut dans les profondeurs de la galerie une lumière +rougeâtre poindre et s’accroître par degrés, en colorant faiblement +les vieux murs humides.</p> + +<p>—En voici un justement. Quand on parle d’enfer, Satan montre sa +corne.—Holà ! Friend, ajouta-t-il en se tournant vers l’ours; holà , +lève-toi!</p> + +<p>L’animal se dressa sur-le-champ.</p> + +<p>—Allons, il faut bien récompenser ton obéissance en satisfaisant ton +appétit.</p> + +<p>En parlant ainsi, l’homme se courba vers ce qui était couché à terre. +On entendit comme un craquement d’os brisés par la hache; mais il ne +s’y mêlait plus ni soupirs ni gémissements.</p> + +<p>—Il paraît, murmura le petit homme, que nous ne sommes plus que deux +qui vivons dans cette salle d’Arbar.—Tiens, ami Friend, achève ton +festin commencé. Il jeta vers la porte extérieure dont nous avons +parlé ce qu’il avait détaché de l’objet étendu à ses pieds. L’ours se +précipita sur cette proie si avidement, que le coup d’œil le plus +rapide n’eût pu distinguer si ce lambeau n’avait pas en effet la forme +d’un bras humain, revêtu d’un morceau d’étoffe verte de la nuance de +l’uniforme des arquebusiers de Munckholm.</p> + +<p>—Voici que l’on approche, dit le petit homme, l’œil fixé sur la +lumière qui croissait de plus en plus.—Compagnon Friend, laisse-moi +seul un instant.—Hé! dehors!</p> + +<p>Le monstre obéissant s’élança vers la porte, descendit à reculons les +marches extérieures, et disparut, emportant dans sa gueule sa proie +dégouttante, avec un hurlement de satisfaction.</p> + +<p>Au même instant, un homme assez grand se présenta à l’issue de la +galerie, dont les profondeurs sinueuses reflétaient encore une lumière +vague. Il était enveloppé d’un long manteau brun, et portait une +lanterne sourde, dont il dirigea le foyer lumineux droit au visage du +petit homme.</p> + +<p>Celui-ci, toujours assis sur sa pierre et les bras croisés, s’écria:</p> + +<p>—Sois le mal venu, toi qui viens ici amené par une pensée et non par +un instinct!</p> + +<p>Mais l’étranger, sans répondre, paraissait le considérer +attentivement.</p> + +<p>—Regarde-moi, poursuivit-il en dressant la tête, tu n’auras peut-être +pas dans une heure un souffle de voix pour te vanter de m’avoir vu. Le +nouveau venu, en promenant sa lumière sur toute la personne du petit +homme, paraissait plus surpris encore qu’effrayé.</p> + +<p>—Eh bien, de quoi t’étonnes-tu? reprit le petit homme avec un rire +pareil au bruit d’un crâne qu’on brise; j’ai des bras et des jambes +ainsi que toi. Seulement mes membres ne seront pas, ainsi que les +tiens, la pâture des chatpards et des corbeaux.</p> + +<p>L’étranger répondit enfin d’une voix basse, quoique assurée, et comme +s’il craignait seulement d'être entendu du dehors.</p> + +<p>—Écoutez, je ne viens pas en ennemi, mais en ami.</p> + +<p>L’autre l’interrompit:</p> + +<p>—Pourquoi alors n’as-tu pas dépouillé ta forme d’homme?</p> + +<p>—Mon intention est de vous rendre service, si vous êtes celui que je +cherche.</p> + +<p>—C’est-à -dire de tirer un service de moi. Homme, tu perds tes pas. Je +ne sais rendre de service qu’à ceux qui sont las de la vie.</p> + +<p>—À vos paroles, répondit l’étranger, je vous reconnais, bien pour +l’homme qu’il me faut; mais votre taille... Han d’Islande est un +géant; ce ne peut être vous.</p> + +<p>—C’est la première fois qu’on en doute devant moi.</p> + +<p>—Quoi! ce serait vous!—Et l’étranger se rapprochait du petit +homme.—Mais on dit que Han d’Islande est d’une stature colossale?</p> + +<p>—Ajoute ma renommée à ma taille, et tu me verras plus haut que +l’Hécla.</p> + +<p>—Vraiment! Répondez-moi, je vous prie; vous êtes bien Han, natif de +Klipstadur, en Islande?</p> + +<p>—Ce n’est point avec des paroles que je réponds à cette question, dit +le petit homme en se levant; et le regard qu’il lança sur l’imprudent +étranger le fit reculer de trois pas.</p> + +<p>—Bornez-vous, de grâce, à la résoudre avec ce regard, répondit-il +d’une voix presque suppliante et en jetant vers le seuil de la galerie +un coup d’œil où se peignait le regret de l’avoir franchi. Ce sont +vos seuls intérêts qui me conduisent ici.</p> + +<p>En entrant dans la salle, le nouveau-venu, n’ayant fait qu’entrevoir +celui qu’il abordait, avait pu conserver quelque sang-froid; mais +quand l’hôte d’Arbar se fut levé, avec son visage de tigre, ses +membres ramassés, ses épaules sanglantes, à peine couvertes d’une peau +encore fraîche, ses grandes mains armées d’ongles, et son regard +flamboyant, l’aventureux étranger avait frémi, comme un voyageur +ignorant, qui croit caresser une anguille et se sent piquer par une +vipère.</p> + +<p>—Mes intérêts? reprit le monstre. Viens-tu donc me donner avis qu’il +y a quelque source à empoisonner, quelque village à incendier, ou +quelque arquebusier de Munckholm à égorger?</p> + +<p>—Peut-être.—Écoutez. Les mineurs de Norvège se révoltent. Vous savez +combien de désastres amène une révolte.</p> + +<p>—Oui, le meurtre, le viol, le sacrilège, l’incendie, le pillage.</p> + +<p>—Je vous offre tout cela. Le petit homme se mit à rire.</p> + +<p>—Je n’ai pas besoin que tu me l’offres pour le prendre.</p> + +<p>Le ricanement féroce qui accompagnait ces paroles fit de nouveau +tressaillir l’étranger. Il continua néanmoins:</p> + +<p>—Je vous propose, au nom des mineurs, le commandement de +l’insurrection.</p> + +<p>Le petit homme resta un moment silencieux. Tout à coup sa physionomie +sombre prit une expression de malice infernale.</p> + +<p>—Est-ce bien en leur nom que tu me le proposes? dit-il.</p> + +<p>Cette question sembla déconcerter le nouveau-venu; mais, sûr d'être +inconnu de son redoutable interlocuteur, il se remit aisément.</p> + +<p>—Pourquoi les mineurs se révoltent-ils? demanda celui-ci.</p> + +<p>—Pour s’affranchir des charges de la tutelle royale.</p> + +<p>—N’est-ce que pour cela? repartit l’autre avec le même ton railleur.</p> + +<p>—Ils veulent aussi délivrer le prisonnier de Munckholm.</p> + +<p>—Est-ce là le seul but de ce mouvement? répéta le petit homme avec +cet accent qui déconcertait l’étranger.</p> + +<p>—Je n’en connais point d’autre, balbutia ce dernier.</p> + +<p>—Ah! tu n’en connais point d’autre! Ces paroles étaient prononcées du +même ton ironique. L’étranger, pour dissiper l’embarras qu’elles lui +causaient, s’empressa de tirer de dessous son manteau une grosse +bourse qu’il jeta aux pieds du monstre.</p> + +<p>—Voici les honoraires de votre commandement. Le petit homme repoussa +le sac du pied.</p> + +<p>—Je n’en veux pas. Crois-tu donc que si j’avais envie de ton or ou de +ton sang, j’attendrais ta permission pour me satisfaire?</p> + +<p>L’étranger fit un geste de surprise et presque d’effroi.</p> + +<p>—C’était un présent dont les mineurs royaux m’avaient chargé pour +vous.</p> + +<p>—Je n’en veux pas, te dis-je. L’or ne me sert à rien. Les hommes +vendent bien leur âme, mais ils ne vendent pas leur vie. On est forcé +de la prendre.</p> + +<p>—J’annoncerai donc aux chefs des mineurs que le redoutable Han +d’Islande se borne à accepter leur commandement?</p> + +<p>—Je ne l’accepte pas.</p> + +<p>Ces mots, prononcés d’une voix brève, parurent frapper très +désagréablement le prétendu envoyé des mineurs révoltés.</p> + +<p>—Comment? dit-il,</p> + +<p>—Non! répéta l’autre.</p> + +<p>—Vous refusez de prendre part à une expédition qui vous présente tant +d’avantages?</p> + +<p>—Je puis bien piller les fermes, dévaster les hameaux, massacrer les +paysans ou les soldats, tout seul.</p> + +<p>—Mais songez qu’en acceptant l’offre des mineurs l’impunité vous est +assurée.</p> + +<p>—Est-ce encore au nom des mineurs que tu me promets l’impunité? +demanda l’autre en riant.</p> + +<p>—Je ne vous dissimulerai pas, répondit l’étranger d’un air +mystérieux, que c’est au nom d’un puissant personnage qui s’intéresse +à l’insurrection.</p> + +<p>—Et ce puissant personnage, lui-même, est-il sûr de n'être pas pendu?</p> + +<p>—Si vous le connaissiez, vous ne secoueriez pas ainsi la tête.</p> + +<p>—Ah!—Eh bien! quel est-il donc?</p> + +<p>—C’est ce que je ne puis vous dire.</p> + +<p>Le petit homme s’avança, et frappa sur l’épaule de l’étranger, +toujours avec le même rire sardonique.</p> + +<p>—Veux-tu que je te le dise, moi?</p> + +<p>Un mouvement échappa à l’homme au manteau; c’était à la fois de +l’épouvante et de l’orgueil blessé. Il ne s’attendait pas plus à la +brusque interpellation du monstre qu’à sa sauvage familiarité.</p> + +<p>—Je me joue de toi, continua ce dernier. Tu ne sais pas que je sais +tout. Ce puissant personnage, c’est le grand-chancelier de Danemark et +de Norvège, et le grand-chancelier de Danemark et de Norvège, c’est +toi.</p> + +<p>C’était lui en effet. Arrivé à la ruine d’Arbar, vers laquelle nous +l’avons laissé voyageant avec MusdÅ“mon, il avait voulu ne s’en +remettre qu’à lui-même du soin de séduire le brigand, dont il était +loin de se croire connu et attendu. Jamais, par la suite, le comte +d’Ahlefeld, malgré toute sa finesse et toute sa puissance, ne put +découvrir par quel moyen Han d’Islande avait été si bien informé. +Était-ce une trahison de MusdÅ“mon? C’était MusdÅ“mon, il est vrai, +qui avait insinué au noble comte l’idée de se présenter en personne au +brigand; mais quel intérêt pouvait-il tirer de cette perfidie? Le +brigand avait-il saisi sur quelqu’une de ses victimes des papiers +relatifs aux projets du grand-chancelier? Mais Frédéric d’Ahlefeld +était, avec MusdÅ“mon, le seul être vivant instruit du plan de son +père, et, tout frivole qu’il était, il n’était pas assez insensé pour +compromettre un pareil secret. D’ailleurs, il était en garnison à +Munckholm, du moins le grand-chancelier le croyait. Ceux qui liront la +suite de cette scène, sans être, plus que le comte d’Ahlefeld, à même +de résoudre le problème, verront quelle probabilité on pouvait asseoir +sur cette dernière hypothèse.</p> + +<p>Une des qualités les plus éminentes du comte d’Ahlefeld, c’était la +présence d’esprit. Quand il s’entendit si rudement nommer par le petit +homme, il ne put réprimer un cri de surprise; mais en un clin d’œil +sa physionomie pâle et hautaine passa de l’expression de la crainte et +de l’étonnement à celle du calme et de l’assurance.</p> + +<p>—Eh bien, oui! dit-il, je veux être franc avec vous; je suis en effet +le chancelier. Mais soyez franc aussi.</p> + +<p>Un éclat de rire de l’autre l’interrompit.</p> + +<p>—Est-ce que je me suis fait prier pour te dire mon nom et pour te +dire le tien?</p> + +<p>—Dites-moi avec la même sincérité comment vous avez su qui j’étais.</p> + +<p>—Ne t’a-t-on donc pas dit que Han d’Islande voit à travers les +montagnes?</p> + +<p>Le comte voulut insister.</p> + +<p>—Voyez en moi un ami.</p> + +<p>—Ta main, comte d’Ahlefeld! dit le petit homme brutalement. Puis il +regarda le ministre en face et s’écria:—Si nos deux âmes s’envolaient +de nos corps en ce moment, je crois que Satan hésiterait avant de +décider laquelle des deux est celle du monstre.</p> + +<p>Le hautain seigneur se mordit les lèvres; mais, placé entre la crainte +du brigand et la nécessité d’en faire son instrument, il ne manifesta +pas son mécontentement.</p> + +<p>—Ne vous jouez pas de vos intérêts; acceptez la direction de +l’insurrection, et confiez-vous à ma reconnaissance.</p> + +<p>—Chancelier de Norvège; tu comptes sur le succès de tes entreprises, +comme une vieille femme qui songe à la robe qu’elle va se filer avec +du chanvre dérobé, tandis que la griffe du chat embrouille sa +quenouille.</p> + +<p>—Encore une fois, réfléchissez avant de rejeter mes offres.</p> + +<p>—Encore une fois, moi, brigand, je te dis à toi, grand-chancelier des +deux royaumes: non!</p> + +<p>—J’attendais une autre réponse, après l’éminent service que vous +m’avez déjà rendu.</p> + +<p>—Quel service? demanda le brigand.</p> + +<p>—N’est-ce point par vous que le capitaine Dispolsen a été assassiné? +répondit le chancelier.</p> + +<p>—Cela se peut, comte d’Ahlefeld; je ne le connais pas. Quel est cet +homme dont tu me parles?</p> + +<p>—Quoi! est-ce que ce ne serait point dans vos mains par hasard que +serait tombé le coffret de fer dont il était porteur?</p> + +<p>Cette question parut fixer les souvenirs du brigand.</p> + +<p>—Attendez, dit-il, je me rappelle en effet cet homme et sa cassette +de fer. C’était aux grèves d’Urchtal.</p> + +<p>—Du moins, reprit le chancelier, si vous pouviez me remettre cette +cassette, ma reconnaissance serait sans bornes. Dites-moi, qu’est +devenue cette cassette? car elle est en votre pouvoir.</p> + +<p>Le noble ministre insistait si vivement sur cette demande que le +brigand en parut frappé.</p> + +<p>—Cette boîte de fer est donc d’une bien haute importance pour ta +grâce, chancelier de Norvège?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Quelle sera ma récompense si je te dis où tu la trouveras?</p> + +<p>—Tout ce que vous pouvez désirer, mon cher Han d’Islande.</p> + +<p>—Eh bien! je ne te le dirai pas.</p> + +<p>—Allons, vous riez! Songez au service que vous me rendrez.</p> + +<p>—J’y songe précisément.</p> + +<p>—Je vous assurerai une fortune immense, je demanderai votre grâce au +roi.</p> + +<p>—Demande-moi plutôt la tienne, dit le brigand. Écoute-moi, +grand-chancelier de Danemark et de Norvège, les tigres ne dévorent pas +les hyènes. Je vais te laisser sortir vivant de ma présence, parce que +tu es un méchant et que chaque instant de ta vie, chaque pensée de ton +âme, enfante un malheur pour les hommes et un crime pour toi. Mais ne +reviens plus, car je t’apprendrais que ma haine n’épargne personne, +pas même les scélérats. Quant à ton capitaine, ne te flatte pas que ce +soit pour toi que je l’ai assassiné; c’est son uniforme qui l’a +condamné, ainsi que cet autre misérable, que je n’ai pas non plus +égorgé pour te rendre service, je t’assure.</p> + +<p>En parlant ainsi, il avait saisi le bras du noble comte et l’avait +entraîné vers le corps couché dans l’ombre. Au moment où il achevait +ses protestations, la lumière de la lanterne sourde tomba sur cet +objet. C’était un cadavre déchiré et revêtu en effet d’un habit +d’officier des arquebusiers de Munckholm. Le chancelier s’approcha +avec un sentiment d’horreur. Tout à coup son regard s’arrêta sur le +visage blême et sanglant du mort. Cette bouche bleue et entr’ouverte, +ces cheveux hérissés, ces joues livides, ces yeux éteints, ne +l’empêchèrent pas de le reconnaître. Il poussa un cri effrayant:</p> + +<p>—Ciel! Frédéric! mon fils!</p> + +<p>Qu’on n’en doute pas, les cÅ“urs en apparence les plus desséchés et +les plus endurcis recèlent toujours dans leur dernier repli quelque +affection ignorée d’eux-mêmes, qui semble se cacher parmi des passions +et des vices, comme un témoin mystérieux et un vengeur futur. On +dirait qu’elle est là pour faire un jour connaître au crime la +douleur. Elle attend son heure en silence. L’homme pervers la porte +dans son sein et ne la sent pas, parce qu’aucune des afflictions +ordinaires n’est assez forte pour pénétrer l’écorce épaisse d’égoïsme +et de méchanceté dont elle est enveloppée; mais qu’une des rares et +véritables douleurs de la vie se présente inattendue, elle plonge dans +le gouffre de cette âme comme un glaive, et en touche le fond. Alors +l’affection inconnue se dévoile, à l’infortuné méchant, d’autant plus +violente qu’elle était plus ignorée, d’autant plus douloureuse qu’elle +était moins sensible, parce que l’aiguillon du malheur a dû remuer le +cÅ“ur bien plus profondément pour l’atteindre. La nature se réveille +et se déchaîne; elle livre le misérable à des désolations +inaccoutumées, à des supplices inouïs; il éprouve réunies en un +instant toutes les souffrances dont il s’était joué durant tant +d’années. Les tourments les plus opposés le déchirent à la fois. Son +cÅ“ur, sur qui pèse une stupeur morne, se soulève en proie à des +tortures convulsives. Il semble qu’il vienne d’entrevoir l’enfer dans +sa vie, et qu’il se soit révélé à lui quelque chose de plus que le +désespoir.</p> + +<p>Le comte d’Ahlefeld aimait son fils sans le savoir. Nous disons son +fils, parce qu’ignorant l’adultère de sa femme, Frédéric, l’héritier +direct de son nom, avait ce titre à ses yeux. Le croyant toujours à +Munckholm, il était bien loir de s’attendre à le retrouver dans la +tourelle d’Arbar et à le retrouver mort! Cependant il était là , +sanglant, décoloré; c’était lui, il n’en pouvait douter. On peut se +figurer ce qui se passa en lui quand la certitude de l’aimer pénétra +dans son âme inopinément avec la certitude de l’avoir perdu. Tous les +sentiments que ces deux pages décrivent à peine fondirent sur son +cÅ“ur ensemble comme des éclats de tonnerre. Foudroyé, en quelque +sorte, par la surprise, l’épouvante et le désespoir, il se jeta en +arrière et se tordit les bras, en répétant d’une voix lamentable:</p> + +<p>—Mon fils! mon fils!</p> + +<p>Le brigand se mit à rire; et ce fut une chose horrible que d’entendre +ce rire se mêler aux gémissements d’un père devant le cadavre de son +fils.</p> + +<p>—Par mon aïeul Ingolphe! tu peux crier, comte d’Ahlefeld, tu ne le +réveilleras pas.</p> + +<p>Tout à coup son atroce visage se rembrunit, et il dit d’une voix +sombre:</p> + +<p>—Pleure ton fils, je venge le mien.</p> + +<p>Un bruit de pas précipités dans la galerie l’interrompit; et au moment +où il retournait la tête avec surprise, quatre hommes de haute taille, +le sabre nu, s’élancèrent dans la salle; un cinquième, petit et +replet, les suivait, portant une torche d’une main et une épée de +l’autre. Il était enveloppé d’un manteau brun, pareil à celui du +grand-chancelier.</p> + +<p>—Seigneur! cria-t-il, nous vous avons entendu, nous accourons à votre +secours.</p> + +<p>Le lecteur a sans doute déjà reconnu MusdÅ“mon et les quatre +domestiques armés qui composaient la suite du comte.</p> + +<p>Quand les rayons de la torche jetèrent leur lumière vive dans la +salle, les cinq nouveaux-venus s’arrêtèrent frappés d’horreur; et +c’était en effet un spectacle effrayant. D’un côté, les restes +sanglants du loup; de l’autre, le cadavre défiguré du jeune officier; +puis ce père aux yeux hagards, aux cris farouches, et près de lui +l’épouvantable brigand, tournant vers les assaillants un visage +hideux, où se peignait un étonnement intrépide.</p> + +<p>En voyant ce renfort inattendu, l’idée de la vengeance s’empara du +comte et le jeta du désespoir dans la rage.</p> + +<p>—Mort à ce brigand! s’écria-t-il en tirant son épée. Il a assassiné +mon fils! Mort! mort!</p> + +<p>—Il a assassiné le seigneur Frédéric? dit MusdÅ“mon, et la torche +qu’il portait n’éclaira point la moindre altération sur son visage.</p> + +<p>—Mort! mort! répéta le comte furieux.</p> + +<p>Et ils s’élancèrent tous six sur le brigand. Celui-ci, surpris de +cette brusque attaque, recula vers l’ouverture qui donnait sur le +précipice, avec un rugissement féroce, qui annonçait plutôt la colère +que la crainte.</p> + +<p>Six épées étaient dirigées contre lui, et son regard était plus +enflammé, et ses traits étaient plus menaçants qu’aucun de ceux des +agresseurs. Il avait saisi sa hache de pierre, et, contraint par le +nombre des assaillants à se borner à la défensive, il la faisait +tourner dans sa main avec une telle rapidité, que le cercle de +rotation le couvrait comme un bouclier. Une multitude d’étincelles +jaillissaient avec un bruit clair de la pointe des épées, lorsqu’elles +étaient heurtées par le tranchant de la hache; mais aucune lame ne +touchait son corps. Toutefois, fatigué par son précédent combat avec +le loup, il perdait insensiblement du terrain, et il se vit bientôt +acculé à la porte ouverte sur l’abîme.</p> + +<p>—Mes amis! cria le comte, du courage! jetons le monstre dans ce +précipice.</p> + +<p>—Avant que j’y tombe, les étoiles y tomberont, répliqua le brigand.</p> + +<p>Cependant les agresseurs redoublèrent d’ardeur et d’audace en voyant +le petit homme forcé de descendre une marche de l’escalier suspendu +au-dessus du gouffre.</p> + +<p>—Bien, poussons! reprit le grand-chancelier; il faudra bien qu’il +tombe; encore un effort!—Misérable! tu as commis ton dernier +crime.—Courage, compagnons!</p> + +<p>Tandis que de sa main droite il continuait les terribles évolutions de +sa hache, le brigand, sans répondre, prit de la gauche une trompe de +corne suspendue à sa ceinture, et, la portant à ses lèvres, lui fit +rendre à plusieurs reprises un son rauque et prolongé, auquel répondit +soudain un rugissement parti de l’abîme.</p> + +<p>Quelques instants après, au moment où le comte et ses satellites, +serrant toujours le petit homme de près, s’applaudissaient de lui +avoir fait descendre la seconde marche, la tête énorme d’un ours blanc +parut au bout rompu de l’escalier. Frappés d’un étonnement mêlé +d’effroi, les assaillants reculèrent.</p> + +<p>L’ours acheva de gravir l’escalier lourdement en leur présentant sa +gueule sanglante et ses dents acérées.</p> + +<p>—Merci, mon brave Friend! cria le brigand.</p> + +<p>Et profitant de la surprise des agresseurs, il se jeta sur le dos de +son ours qui se mit à descendre à reculons, montrant toujours, sa tête +menaçante aux ennemis de son maître.</p> + +<p>Bientôt, revenus de leur première stupéfaction, ils purent voir +l’ours, emportant le brigand hors de leur atteinte, descendre dans +l’abîme, ainsi que sans doute il en était monté, en s’accrochant à de +vieux troncs d’arbres et à des saillies de rochers. Ils voulurent +faire rouler des quartiers de pierre sur lui; mais avant qu’ils +eussent soulevé du sol une de ces vieilles masses de granit qui y +dormaient depuis si longtemps, le brigand et son étrange monture +avaient disparu dans une caverne.</p> + +<h2><a name="XXVI" id="XXVI"></a>XXVI</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Non, non, ne rions plus. Voyez-vous, ce qui me<br /></span> +<span class="i0">paraissait si plaisant a aussi son côté sérieux,<br /></span> +<span class="i0">très sérieux, comme tout dans l’univers!<br /></span> +<span class="i0">Croyez-moi, ce mot hasard est un blasphème; rien<br /></span> +<span class="i0">sous le soleil n’arrive par hasard; et ne<br /></span> +<span class="i0">voyez-vous pas ici le but marqué par la<br /></span> +<span class="i0">providence?<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">LESSING. <i>Émilia Galotti.</i><br /></span> +</div></div> + +<p>Oui, une raison profonde se dévoile souvent dans ce que les hommes +nomment hasard. Il y a dans les événements comme une main mystérieuse +qui leur marque, en quelque sorte, la voie et le but. On se récrie sur +les caprices de la fortune, sur les bizarreries du sort, et tout à +coup il sort de ce chaos des éclairs effrayants, ou des rayons +merveilleux; et la sagesse humaine s’humilie devant les hautes leçons +de la destinée.</p> + +<p>Si, par exemple, quand Frédéric d’Ahlefeld étalait dans un salon +somptueux, aux yeux des femmes de Copenhague, la magnificence de ses +vêtements, la fatuité de son rang et la présomption de ses paroles; si +quelque homme, instruit des choses de l’avenir, fût venu troubler la +frivolité de ses pensées par de graves révélations; s’il lui eût dit +qu’un jour ce brillant uniforme qui faisait son orgueil causerait sa +perte; qu’un monstre à face humaine boirait son sang comme il buvait, +lui, voluptueux insouciant, les vins de France et de Bohême; que ses +cheveux, pour lesquels il n’avait pas assez d’essences et de parfums, +balaieraient la poussière d’un antre de bêtes fauves; que ce bras, +dont il offrait avec tant de grâce l’appui aux belles dames de +Charlottenbourg, serait jeté à un ours comme un os de chevreuil à demi +rongé; comment Frédéric eût-il répondu à ces lugubres prophéties? par +un éclat de rire et une pirouette; et ce qu’il y a de plus effrayant, +c’est que toutes les raisons humaines auraient approuvé l’insensé.</p> + +<p>Examinons cette destinée de plus haut encore.—N’est-ce pas un mystère +étrange que de voir le crime du comte et de la comtesse d’Ahlefeld +retomber sur eux en châtiments? Ils ont ourdi une trame infâme contre +la fille d’un captif; cette infortunée rencontre par hasard un +protecteur qui juge nécessaire d’éloigner leur fils, chargé par eux +d’exécuter leur abominable dessein. Ce fils, leur unique espérance, +est envoyé loin du théâtre de sa séduction; et, à peine arrivé dans +son nouveau séjour, un autre hasard vengeur lui fait rencontrer la +mort. Ainsi c’est en voulant entraîner une jeune fille innocente et +abhorrée dans le déshonneur, qu’ils ont poussé leur fils coupable et +chéri dans le tombeau. C’est par leur faute que ces misérables sont +devenus des malheureux.</p> + +<h2><a name="XXVII" id="XXVII"></a>XXVII</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Ah! voilà notre belle comtesse!—Pardon, madame,<br /></span> +<span class="i0">si je ne puis aujourd’hui profiter de l’honneur de<br /></span> +<span class="i0">votre visite. Je suis en affaires. Une autre fois,<br /></span> +<span class="i0">chère comtesse, une autrefois; mais, pour<br /></span> +<span class="i0">aujourd’hui, je ne vous retiens pas plus longtemps<br /></span> +<span class="i0">ici.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0"><i>Le prince à Orsina.</i><br /></span> +</div></div> + +<p>Le lendemain de sa visite à Munckholm, de grand matin, le gouverneur +de Drontheim ordonna qu’on attelât sa voiture de voyage, espérant +partir pendant que la comtesse d’Ahlefeld dormirait encore; mais nous +avons déjà dit que le sommeil de la comtesse était léger.</p> + +<p>Le général venait de signer les dernières recommandations qu’il +adressait à l’évêque, aux mains duquel le gouvernement devait être +remis par intérim. Il se levait, après avoir endossé sa redingote +fourrée, pour sortir, quand l’huissier annonça la noble chancelière. +Ce contre-temps déconcerta le vieux soldat, accoutumé à rire devant la +mitraille de cent canons, mais non devant les artifices d’une femme. +Il fit néanmoins d’assez bonne grâce ses adieux à la méchante +comtesse, et ne laissa percer quelque humeur sur son visage que +lorsqu’il la vit se pencher vers son oreille avec cet air astucieux +qui voulait seulement paraître confidentiel.</p> + +<p>—Eh bien, noble général, que vous a-t-il dit?</p> + +<p>—Qui? Poël? il m’a dit que la voiture allait être prête.</p> + +<p>—Je vous parle du prisonnier de Munckholm, général.</p> + +<p>—Ah!</p> + +<p>—A-t-il répondu à votre interrogatoire d’une manière satisfaisante?</p> + +<p>—Mais... oui vraiment, dame comtesse, dit le gouverneur, dont on +devine l’embarras.</p> + +<p>—Avez-vous la preuve qu’il ait trempé dans le complot des mineurs?</p> + +<p>Une exclamation échappa à Levin.</p> + +<p>—Noble dame, il est innocent!</p> + +<p>Il s’arrêta tout court, car il venait d’exprimer une conviction de son +cÅ“ur, et non de son esprit.</p> + +<p>—Il est innocent! répéta la comtesse d’un air consterné, quoique +incrédule; car elle tremblait qu’en effet Schumacker n’eût démontré au +général cette innocence qu’il était si important aux intérêts du +grand-chancelier de noircir.</p> + +<p>Le gouverneur avait eu le temps de réfléchir; il répondit à +l’insistance de la grande-chancelière d’un ton de voix qui la rassura, +parce qu’il décelait le doute et le trouble:</p> + +<p>—Innocent...—Oui,—si vous voulez...</p> + +<p>—Si je veux, seigneur général!</p> + +<p>Et la méchante femme éclata de rire.</p> + +<p>Ce rire blessa le gouverneur.</p> + +<p>—Noble comtesse, dit-il, vous permettrez que je ne rende compte de +mon entretien avec l’ex-grand-chancelier qu’au vice-roi.</p> + +<p>Alors il salua profondément, et descendit dans la cour où l’attendait +sa voiture.</p> + +<p>—Oui, se disait la comtesse d’Ahlefeld rentrée dans ses appartements, +pars, chevalier errant, que ton absence nous délivre du protecteur de +nos ennemis. Va, ton départ est le signal du retour de mon Frédéric.</p> + +<p>—Je vous demande un peu, oser envoyer le plus joli cavalier de +Copenhague dans ces horribles montagnes! Heureusement il ne me sera +pas difficile maintenant d’obtenir son rappel.</p> + +<p>À cette pensée, elle s’adressa à sa suivante favorite.</p> + +<p>—Ma chère Lisbeth, vous ferez venir de Berghen deux douzaines de ces +petits peignes que nos élégants portent dans leurs cheveux; vous vous +informerez du nouveau roman de la fameuse Scudéry, et vous veillerez à +ce qu’on lave régulièrement tous les matins dans l’eau de rose la +guenon de mon cher Frédéric.</p> + +<p>—Quoi! ma gracieuse maîtresse, demanda Lisbeth, est-ce que le +seigneur Frédéric peut revenir?</p> + +<p>—Oui, vraiment; et, pour qu’il ait quelque plaisir à me revoir, il +faut faire tout ce qu’il demande; je veux lui ménager une surprise à +son retour.</p> + +<p>Pauvre mère!</p> + +<h2><a name="XXVIII" id="XXVIII"></a>XXVIII</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">... Bernard suit en courant les rives de<br /></span> +<span class="i0">l’Arlança. Il est semblable à un lion qui sort de<br /></span> +<span class="i0">son antre, cherchant les chasseurs, et déterminé à <br /></span> +<span class="i0">les vaincre ou à mourir.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">Il est parti, l’espagnol vaillant et déterminé?<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">C’est d’un pas rapide, une grosse lance au poing,<br /></span> +<span class="i0">dans laquelle il met ses espérances, que Bernard<br /></span> +<span class="i0">suit les ruines de l’Arlança.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0"><i>Romances espagnoles.</i><br /></span> +</div></div> + +<p>Ordener, descendu de la tour d’où il avait aperçu le fanal de +Munckholm, s’était longtemps fatigué à chercher de tous côtés son +pauvre guide Benignus Spiagudry. Longtemps il l’avait appelé, et +l’écho brisé des ruines avait seul répondu. Surpris, mais non effrayé +de cette inconcevable disparition, il l’avait attribuée à quelque +terreur panique du craintif concierge, et, après s'être généreusement +reproché de l’avoir quitté quelques instants, il s’était décidé à +passer la nuit sur le rocher d’Oëlmoe pour lui donner le temps de +revenir. Alors il prit quelque nourriture, et s’enveloppant de son +manteau, il se coucha près du foyer qui s’éteignait, déposa un baiser +sur la boucle de cheveux d’Éthel, et ne tarda pas à s’endormir; car on +peut dormir avec un cÅ“ur inquiet, quand la conscience est tranquille.</p> + +<p>Au soleil levant, il était debout, mais il ne retrouva de Spiagudry +que sa besace et son manteau laissés dans la tour, ce qui semblait +l’indice d’une fuite très précipitée. Alors, désespérant de le revoir, +du moins sur le rocher d’Oëlmoe, il se détermina à partir sans lui, +car c’était le lendemain qu’il fallait atteindre Han d’Islande à +Walderhog.</p> + +<p>On a appris dans les premiers chapitres de cet ouvrage qu’Ordener +s’était de bonne heure accoutumé aux fatigues d’une vie errante et +aventurière. Ayant déjà plusieurs fois parcouru le nord de la Norvège, +il n’avait plus besoin de guide, maintenant qu’il savait où trouver le +brigand. Il dirigea donc vers le nord-ouest son voyage solitaire, dans +lequel il n’eut plus de Benignus Spiagudry pour lui dire combien de +quartz ou de spath renfermait chaque colline, quelle tradition +s’attachait à chaque masure, et si tel ou tel déchirement du sol +provenait d’un courant du déluge ou de quelque ancienne commotion +volcanique.</p> + +<p>Il marcha un jour entier à travers ces montagnes qui, partant comme +des côtes, de distance en distance, de la chaîne principale dont la +Norvège est traversée dans sa longueur, s’étendent en s’abaissant +graduellement jusqu’à la mer, où elles se plongent; de sorte que tous +les rivages de ce pays ne présentent qu’une succession de promontoires +et de golfes, et tout l’intérieur des terres qu’une suite de montagnes +et de vallées, disposition singulière du sol, qui a fait comparer la +Norvège à la grande arête d’un poisson.</p> + +<p>Ce n’était point une chose commode que de voyager dans ce pays. Tantôt +il fallait suivre pour chemin le lit pierreux d’un torrent desséché, +tantôt franchir sur des ponts tremblants de troncs d’arbres les +chemins mêmes, que des torrents nés de la veille venaient de choisir +pour lits.</p> + +<p>Au reste, Ordener cheminait quelquefois des heures entières sans être +averti de la présence de l’homme dans ces lieux incultes autrement que +par l’apparition intermittente et alternative des ailes d’un moulin à +vent au sommet d’une colline, ou par le bruit d’une forge lointaine, +dont la fumée se courbait au gré de l’air comme un panache noir.</p> + +<p>De loin en loin il rencontrait un paysan monté sur un petit cheval au +poil gris, à la tête basse, moins sauvage encore que son maître, ou un +marchand de pelleteries assis dans son traîneau attelé de deux rennes, +derrière lequel était attachée une longue corde, dont les nÅ“uds +nombreux, en bondissant sur les pierres de la route, étaient destinés +à effrayer les loups.</p> + +<p>Si alors Ordener demandait au marchand le chemin de la grotte de +Walderhog:—Marchez toujours au nord-ouest, vous trouverez le +village d’Hervalyn, vous franchirez la ravine de Dodlysax, et cette +nuit vous pourrez atteindre Surb, qui n’est qu’à deux milles de +Walderhog.—Ainsi répondait avec indifférence le commerçant nomade, +instruit seulement des noms et de la position des lieux que son +métier lui faisait parcourir.</p> + +<p>Si Ordener adressait la même question au paysan, celui-ci, imbu +profondément des traditions du pays et des contes du foyer, +secouait plusieurs fois la tête et arrêtait sa monture grise en +disant:—Walderhog! la caverne de Walderhog! les pierres y +chantent, les os y dansent, et le démon d’Islande y habite; ce +n’est sans doute point à la caverne de Walderhog que votre +courtoisie veut aller?</p> + +<p>—Si vraiment, répondait Ordener.</p> + +<p>—C’est donc que votre courtoisie a perdu sa mère, ou que le feu a +brûlé sa ferme, ou que le voisin lui a volé son cochon gras?</p> + +<p>—Non, en vérité, reprenait le jeune homme.</p> + +<p>—Alors, c’est qu’un magicien a jeté un sort sur l’esprit de sa +courtoisie.</p> + +<p>—Bonhomme, je vous demande le chemin de Walderhog.</p> + +<p>—C’est à cette demande que je réponds, seigneur. Adieu donc. Toujours +au nord! je sais bien comment vous irez, mais j’ignore comment vous +reviendrez.</p> + +<p>Et le paysan s’éloignait avec un signe de croix.</p> + +<p>À la triste monotonie de cette route se joignait l’incommodité d’une +pluie fine et pénétrante qui avait envahi le ciel vers le milieu du +jour et accroissait les difficultés du chemin. Nul oiseau n’osait se +hasarder dans l’air, et Ordener, glacé sous son manteau, ne voyait +voler au-dessus de sa tête que l’autour, le gerfaut ou le +faucon-pêcheur, qui, au bruit de son passage, s’envolait brusquement +des roseaux d’un étang avec un poisson dans ses griffes.</p> + +<p>Il était nuit close quand le jeune voyageur, après avoir franchi le +bois de trembles et de bouleaux qui est adossé à la ravine de +Dodlysax, arriva à ce hameau de Surb dans lequel Spiagudry, si le +lecteur se le rappelle, voulait fixer son quartier général. L’odeur de +goudron et la fumée de charbon de terre avertirent Ordener qu’il +approchait d’une peuplade de pêcheurs. Il s’avança vers la première +hutte que l’ombre lui permit de distinguer. L’entrée, basse et +étroite, en était fermée, suivant l’usage norvégien, par une grande +peau de poisson transparente, colorée en ce moment par la lumière +rouge et tremblante d’un foyer allumé. Il frappa sur l’encadrement de +bois de la porte, en criant:</p> + +<p>—C’est un voyageur!</p> + +<p>—Entrez, entrez, répondit une voix de l’intérieur.</p> + +<p>Au même instant une main officieuse leva la peau de poisson, et +Ordener fut introduit dans l’habitacle conique d’un pêcheur des côtes +de Norvège. C’était une sorte de tente ronde de bois et de terre, au +milieu de laquelle brillait un feu où la flamme pourpre de la tourbe +se mariait à la clarté blanche du sapin. Près de ce feu le pêcheur, sa +femme et deux enfants vêtus de haillons étaient assis devant une table +chargée d’assiettes de bois et de vases de terre. Du côté opposé, +parmi des filets et des rames, deux rennes endormis étaient couchés +sur un lit de feuilles et de peaux, dont le prolongement semblait +destiné à recevoir le sommeil des maîtres du logis et des hôtes qu’il +plairait au ciel de leur amener. Ce n’était pas du premier coup d’œil +que l’on pouvait distinguer cette disposition intérieure de la hutte, +car une fumée âcre et pesante qui s’échappait avec peine par une +ouverture pratiquée à la sommité du cône enveloppait tous ces objets +d’un voile épais et mobile.</p> + +<p>À peine Ordener eut-il franchi le seuil, que le pêcheur et sa femme se +levèrent et lui rendirent son salut d’un air ouvert et bienveillant. +Les paysans norvégiens aiment les voyageurs, autant peut-être par le +sentiment de curiosité, si vif chez eux, que par leur penchant naturel +à l’hospitalité.</p> + +<p>—Seigneur, dit le pêcheur, vous devez avoir faim et froid, voici du +feu pour sécher votre manteau et d’excellent rindebrod pour apaiser +votre appétit. Votre courtoisie daignera ensuite nous dire qui elle +est, d’où elle vient, où elle va, et quelles sont les histoires que +racontent les vieilles femmes de son pays.</p> + +<p>—Oui, seigneur, ajouta la femme, et vous pourrez joindre à ce rindebrod +excellent, comme le dit mon seigneur et mari, un morceau délicieux de +stock-fish salé, assaisonné d’huile de baleine.—Asseyez-vous, seigneur +étranger.</p> + +<p>—Et si votre courtoisie n’aime pas la chère de saint Usulph, +[Note: Patron des pêcheurs.] reprit l’homme, qu’elle veuille bien +prendre patience un moment, je lui réponds qu’elle mangera un quartier +de chevreuil merveilleux ou au moins une aile de faisan royal. Nous +attendons le retour du plus fin chasseur qui soit dans les trois +provinces. N’est-il pas vrai, ma bonne Maase?</p> + +<p><i>Maase</i>, nom que le pêcheur donnait à sa femme, est un mot norvégien +qui signifie <i>mouette</i>. La femme n’en parut nullement choquée, soit +que ce fût son nom véritable, soit que ce fût un surnom de tendresse.</p> + +<p>—Le meilleur chasseur! je le crois, certes, répondit-elle avec +emphase. C’est mon frère, le fameux Kennybol! Dieu bénisse ses +courses! Il est venu passer quelques jours avec nous, et vous pourrez, +seigneur étranger, boire dans la même tasse que lui quelques coups de +cette bonne bière. C’est un voyageur comme vous.</p> + +<p>—Grand merci, ma brave hôtesse, dit Ordener en souriant; mais je +serai forcé de me contenter de votre appétissant stock-fish et d’un +morceau de ce rindebrod. Je n’aurai pas le loisir d’attendre votre +frère, le fameux chasseur. Il faut que je reparte sur-le-champ.</p> + +<p>La bonne Maase, à la fois contrariée du prompt départ de l’étranger et +flattée des éloges qu’il donnait à son stock-fish et à son frère, +s’écria:</p> + +<p>—Vous êtes bien bon, seigneur. Mais comment! vous allez nous quitter +si tôt?</p> + +<p>—Il le faut.</p> + +<p>—Vous hasarder dans ces montagnes à cette heure et par un temps +semblable?</p> + +<p>—C’est pour une affaire importante. Ces réponses du jeune homme +piquaient la curiosité native de ses hôtes autant qu’elles excitaient +leur étonnement.</p> + +<p>Le pêcheur se leva et dit:</p> + +<p>—Vous êtes chez Christophe Buldus Braall, pêcheur, du hameau de Surb.</p> + +<p>La femme ajouta:</p> + +<p>—Maase Kennybol est sa femme et sa servante.</p> + +<p>Quand les paysans norvégiens voulaient demander poliment son nom à un +étranger, leur usage était de lui dire le leur.</p> + +<p>Ordener répondit:</p> + +<p>—Et moi, je suis un voyageur qui n’est sûr ni du nom qu’il porte, ni +du chemin qu’il suit.</p> + +<p>Cette réponse singulière ne parut pas satisfaire le pêcheur Braall.</p> + +<p>—Par la couronne de Gormon le Vieux, dit-il, je croyais qu’il n’y +avait en ce moment en Norvège qu’un seul homme qui ne fût pas sûr de +son nom. C’est le noble baron de Thorvick, qui va s’appeler +maintenant, assure-t-on, le comte de Danneskiold, à cause de son +glorieux mariage avec la fille du chancelier. C’est du moins, ma bonne +Maase, la plus fraîche nouvelle que j’aie apportée de Drontheim.—Je +vous félicite, seigneur étranger, de cette conformité avec le fils du +vice-roi, le grand comte Guldenlew.</p> + +<p>—Puisque votre courtoisie, ajouta la femme avec un visage enflammé de +curiosité, paraît ne pouvoir rien nous dire de ce qui lui touche, ne +pourrait-elle pas nous apprendre quelque chose de ce qui se passe en +ce moment; par exemple, de ce fameux mariage dont mon seigneur et mari +a recueilli la nouvelle?</p> + +<p>—Oui, reprit celui-ci d’un air important, c’est ce qu’il y a de plus +nouveau. Avant un mois, le fils du vice-roi épouse la fille du +grand-chancelier.</p> + +<p>—J’en doute, dit Ordener.</p> + +<p>—Vous en doutez, seigneur! Je puis vous affirmer, moi, que la chose +est sûre. Je la tiens de bonne source. Celui qui m’en a fait part l’a +appris du seigneur Poël, le domestique favori du noble baron de +Thorvick, c’est-à -dire du noble comte de Danneskiold. Est-ce qu’un +orage aurait troublé l’eau, depuis six jours? Cette grande union +serait-elle rompue?</p> + +<p>—Je le crois, répondit le jeune homme en souriant.</p> + +<p>—S’il en est ainsi, seigneur, j’avais tort. Il ne faut pas allumer le +feu pour frire le poisson avant que le filet ne se soit refermé sur +lui. Mais cette rupture est-elle certaine? de qui en tenez-vous la +nouvelle?</p> + +<p>—De personne, dit Ordener. C’est moi qui arrange cela ainsi dans ma +tête.</p> + +<p>À ces mots naïfs, le pêcheur ne put s’empêcher de déroger à la +courtoisie norvégienne par un long éclat de rire.</p> + +<p>—Mille pardons, seigneur. Mais il est aisé de voir que vous êtes en +effet un voyageur, et sans doute un étranger. Vous imaginez-vous donc +que les événements suivront vos caprices, et que le temps se +rembrunira ou s’éclaircira selon votre volonté?</p> + +<p>Ici, le pêcheur, versé dans les affaires nationales, comme tous les +pasyans norvégiens, se mit à expliquer à Ordener pour quelles raisons +ce mariage ne pouvait manquer; il était nécessaire aux intérêts de la +famille d’Ahlefeld; le vice-roi ne pouvait le refuser au roi, qui le +désirait; on affirmait en outre qu’une passion véritable unissait les +deux futurs époux. En un mot, le pêcheur Braall ne doutait pas que +cette alliance n’eût lieu; il eût voulu être aussi sûr de tuer, le +lendemain, le maudit chien de mer qui infestait l’étang de +Master-Bick.</p> + +<p>Ordener se sentait peu disposé à soutenir une conversation politique +avec un aussi rude homme d’état, quand la survenue d’un nouveau +personnage vint le tirer d’embarras.</p> + +<p>—C’est lui, c’est mon frère! s’écria la vieille Maase.</p> + +<p>Et il ne fallait rien moins que l’arrivée d’un frère pour l’arracher +de l’admiration contemplative avec laquelle elle écoutait les longues +paroles de son mari.</p> + +<p>Celui-ci, pendant que les deux enfants se jetaient bruyamment au cou +de leur oncle, lui tendit la main gravement.</p> + +<p>—Sois le bienvenu, mon frère.</p> + +<p>Puis, se tournant vers Ordener:</p> + +<p>—Seigneur, c’est notre frère, le renommé chasseur Kennybol, des +montagnes de Kole.</p> + +<p>—Je vous salue tous cordialement, dit le montagnard en ôtant son +bonnet de peau d’ours. Frère, je fais mauvaise chasse sur vos côtes, +comme tu ferais sans doute mauvaise pêche dans nos montagnes. Je crois +que je remplirais encore plutôt ma gibecière en cherchant des lutins +et des follets dans les forêts brumeuses de la reine Mab. SÅ“ur Maase, +vous êtes la première mouette à laquelle j’ai pu dire bonjour de près +aujourd’hui. Tenez, amis, Dieu vous maintienne en paix! c’est pour ce +méchant coq de bruyère que le premier chasseur du Drontheimhus a couru +les clairières jusqu’à cette heure et par ce temps.</p> + +<p>En parlant ainsi, il tira de sa carnassière et déposa sur la table une +gelinotte blanche, en affirmant que cette bête maigre n’était pas +digne d’un coup de mousquet.</p> + +<p>—Mais, ajouta-t-il entre ses dents, fidèle arquebuse de Kennybol, tu +chasseras bientôt de plus gros gibier. Si tu n’abats plus des robes de +chamois ou d’élan, tu auras à percer des casaques vertes et des +justaucorps rouges.</p> + +<p>Ces mots, à demi entendus, frappèrent la curieuse Maase.</p> + +<p>—Hein! demanda-t-elle, que dites-vous donc là , mon bon frère?</p> + +<p>—Je dis qu’il y a toujours un farfadet qui danse sous la langue des +femmes.</p> + +<p>—Tu as raison, frère Kennybol, s’écria le pêcheur. Ces filles d’Eve +sont toutes curieuses comme leur mère.—Ne parlais-tu pas de casaques +vertes?</p> + +<p>—Frère Braall, répliqua le chasseur d’un air d’humeur, je ne confie +mes secrets qu’à mon mousquet, parce que je suis sûr qu’il ne les +répétera pas.</p> + +<p>—On parle dans le village, poursuivit intrépidement le pêcheur, d’une +révolte des mineurs. Frère, saurais-tu quelque chose de cela?</p> + +<p>Le montagnard reprit son bonnet, et l’enfonça sur ses yeux en jetant +un regard oblique sur l’étranger; puis il se baissa vers le pêcheur, +et dit d’une voix brève et basse:</p> + +<p>—Silence!</p> + +<p>Celui-ci secoua la tête à plusieurs reprises.</p> + +<p>—Frère Kennybol, le poisson a beau être muet, il n’en tombe pas moins +dans la nasse.</p> + +<p>Il se fit un moment de silence. Les deux frères se regardaient d’un +air expressif; les enfants tiraient les plumes de la gelinotte déposée +sur la table; la bonne femme écoutait ce qu’on ne disait pas; et +Ordener observait.</p> + +<p>—Si vous faites maigre chère aujourd’hui, dit tout à coup le +chasseur, cherchant visiblement à changer de conversation, il n’en +sera pas de même demain. Frère Braall, tu peux pêcher le roi des +poissons, je te promets de l’huile d’ours pour l’assaisonner.</p> + +<p>—De l’huile d’ours! s’écria Maase. Est-ce qu’on a vu un ours dans les +environs?—Patrick, Regner, mes enfants, je vous défends de sortir de +cette cabane.—Un ours!</p> + +<p>—Tranquillisez-vous, sÅ“ur, vous n’aurez plus à le craindre demain. +Oui, c’est un ours en effet que j’ai aperçu à deux milles environ de +Surb; un ours blanc. Il paraissait emporter un homme, ou un animal +plutôt.</p> + +<p>—Mais non, ce pouvait être un chevrier qu’il enlevait, car les +chevriers se vêtissent de peaux de bêtes.—Au reste, l’éloignement ne +m’a pas permis de distinguer. Ce qui m’a étonné, c’est qu’il portait +sa proie sur son dos et non entre ses dents.</p> + +<p>—Vraiment, frère?</p> + +<p>—Oui, et il fallait que l’animal fût mort, car il ne faisait aucun +mouvement pour se défendre.</p> + +<p>—Mais, demanda judicieusement le pêcheur, s’il était mort, comment +était-il soutenu sur le dos de l’ours?</p> + +<p>—C’est ce que je n’ai pu comprendre. Au reste, il aura fait le +dernier repas de l’ours. En entrant dans ce village je viens de +prévenir six bons compagnons; et demain, sÅ“ur Maase, je vous +apporterai la plus belle fourrure blanche qui ait jamais couru sur les +neiges d’une montagne.</p> + +<p>—Prenez garde, frère, dit la femme, vous avez remarqué en effet de +singulières choses. Cet ours est peut-être le diable.</p> + +<p>—Êtes-vous folle? interrompit le montagnard en riant; le diable se +changer en ours! En chat, en singe, à la bonne heure, cela s’est vu; +mais en ours! ah! par saint Eldon l’exorciseur, vous feriez pitié à un +enfant ou à une vieille femme avec vos superstitions!</p> + +<p>La pauvre femme baissa la tête.</p> + +<p>—Frère, vous étiez mon seigneur avant que mon vénéré mari jetât les +yeux sur moi, agissez comme votre ange gardien vous inspirera d’agir.</p> + +<p>—Mais, demanda le pêcheur au montagnard, de quel côté as-tu donc +rencontré cet ours?</p> + +<p>—Dans la direction du Smiasen à Walderhog.</p> + +<p>—Walderhog! dit la femme avec un signe de croix.</p> + +<p>—Walderhog! répéta Ordener.</p> + +<p>—Mais, mon frère, reprit le pêcheur, ce n’est pas toi, j’espère, qui +te dirigeais vers cette grotte de Walderhog?</p> + +<p>—Moi! Dieu m’en garde! C’était l’ours.</p> + +<p>—Est-ce que vous irez le chercher là demain? interrompit Maase avec +terreur.</p> + +<p>—Non vraiment; comment voulez-vous, mes amis, qu’un ours même ose +prendre pour retraite une caverne où...?</p> + +<p>Il s’arrêta, et tous trois firent un signe de croix.</p> + +<p>—Tu as raison, répondit le pêcheur, il y a un instinct qui avertit +les bêtes de ces choses-là .</p> + +<p>—Mes bons hôtes, dit Ordener, qu’y a-t-il donc de si effrayant dans +cette grotte de Walderhog?</p> + +<p>Ils se regardèrent tous trois avec un étonnement stupide, comme s’ils +ne comprenaient pas une pareille question.</p> + +<p>—C’est là qu’est le tombeau du roi Walder? ajouta le jeune homme.</p> + +<p>—Oui, reprit la femme, un tombeau de pierre qui chante.</p> + +<p>—Et ce n’est pas tout, dit le pêcheur.</p> + +<p>—Non, continua-t-elle, la nuit on y a vu danser les os des trépassés.</p> + +<p>—Et ce n’est pas tout, dit le montagnard.</p> + +<p>Tous se turent, comme s’ils n’osaient poursuivre.</p> + +<p>—Eh bien, demanda Ordener, qu’y a-t-il donc encore de surnaturel?</p> + +<p>—Jeune homme, dit gravement le montagnard, il ne faut pas parler si +légèrement quand vous voyez frissonner un vieux loup gris tel que moi.</p> + +<p>Le jeune homme répondit en souriant doucement:</p> + +<p>—J’aurais pourtant voulu savoir tout ce qui se passe de merveilleux +dans cette grotte de Walderhog; car c’est là précisément que je vais.</p> + +<p>Ces mots pétrifièrent de terreur les trois auditeurs.</p> + +<p>—À Walderhog! ciel! vous allez à Walderhog?</p> + +<p>—Et il dit cela, reprit le pêcheur, comme on dirait: Je vais à Loevig +vendre ma morue! ou à la clairière de Ralph pêcher le hareng!—À +Walderhog, grand Dieu!</p> + +<p>—Malheureux jeune homme! s’écriait la femme, vous êtes donc né sans +ange gardien? aucun saint du ciel n’est donc votre patron? Hélas! cela +est trop vrai, puisque vous paraissez ne savoir même pas votre nom.</p> + +<p>—Et quel motif, interrompit le montagnard, peut donc conduire votre +courtoisie à cet effroyable lieu?</p> + +<p>—J’ai quelque chose à demander à quelqu’un, répondit Ordener.</p> + +<p>L’étonnement des trois hôtes redoublait avec leur curiosité.</p> + +<p>—Écoutez, seigneur étranger; vous paraissez ne pas bien connaître ce +pays; votre courtoisie se trompe sans doute, ce ne peut être à +Walderhog qu’elle veut aller.</p> + +<p>—D’ailleurs, ajouta le montagnard, si elle veut parler à quelque être +humain, elle n’y trouverait personne.</p> + +<p>—Que le démon, reprit la femme.</p> + +<p>—Le démon! quel démon?</p> + +<p>—Oui, continua-t-elle, celui pour qui chante le tombeau et dansent +les trépassés.</p> + +<p>—Vous ne savez donc pas, seigneur, dit le pêcheur en baissant la voix +et en se rapprochant d’Ordener, vous ne savez donc pas que la grotte +de Walderhog est la demeure ordinaire de....</p> + +<p>La femme l’arrêta.</p> + +<p>—Mon seigneur et mari, ne prononcez pas ce nom, il porte malheur.</p> + +<p>—La demeure de qui? demanda Ordener.</p> + +<p>—D’un Belzébuth incarné, dit Kennybol.</p> + +<p>—En vérité, mes braves hôtes, je ne sais ce que vous voulez dire. On +m’avait bien appris que Walderhog était habité par Han d’Islande.</p> + +<p>Un triple cri d’effroi s’éleva dans la chaumière.</p> + +<p>—Eh bien!—Vous le saviez!—C’est ce démon!</p> + +<p>La femme baissa sa coiffe de bure en attestant tous les saints que ce +n’était pas elle qui avait prononcé ce nom.</p> + +<p>Quand le pêcheur fut un peu revenu de sa stupéfaction, il regarda +fixement Ordener, comme s’il y avait en ce jeune homme quelque chose +qu’il ne pouvait comprendre.</p> + +<p>—Je croyais, seigneur voyageur, quand j’aurais dû vivre une vie +encore plus longue que celle de mon père, qui est mort âgé de cent +vingt ans, n’avoir jamais à indiquer le chemin de Walderhog à une +créature humaine douée de sa raison et croyant en Dieu.</p> + +<p>—Sans doute, s’écria Maase, mais sa courtoisie n’ira pas à cette +grotte maudite; car, pour y mettre le pied, il faut vouloir faire un +pacte avec le diable!</p> + +<p>—J’irai, mes bons hôtes, et le plus grand service que vous pourrez me +rendre sera de m’indiquer le plus court chemin.</p> + +<p>—Le plus court pour aller où vous voulez aller, dit le pêcheur, c’est +de vous précipiter du haut du rocher le plus voisin dans le torrent le +plus proche.</p> + +<p>—Est-ce donc arriver au même but, demanda Ordener d’une voix +tranquille, que de préférer une mort stérile à un danger utile?</p> + +<p>Braall secoua la tête, tandis que son frère attachait sur le jeune +aventurier un regard scrutateur.</p> + +<p>—Je comprends, s’écria tout à coup le pêcheur, vous voulez gagner les +mille écus royaux que le haut syndic promet pour la tête de ce démon +d’Islande.</p> + +<p>Ordener sourit.</p> + +<p>—Jeune seigneur, continua le pêcheur avec émotion, croyez-moi, +renoncez à ce projet. Je suis pauvre et vieux, et je ne donnerais pas +ce qui me reste de vie pour vos mille écus royaux, ne me restât-il +qu’un jour.</p> + +<p>L’œil suppliant et compatissant de la femme épiait l’effet que +produirait sur le jeune seigneur la prière de son mari. Ordener se +hâta de répondre:</p> + +<p>—C’est un intérêt plus grand qui me fait chercher ce brigand que vous +appelez un démon; c’est pour d’autres que pour moi...</p> + +<p>Le montagnard, qui n’avait pas quitté Ordener du regard, +l’interrompit.</p> + +<p>—Je vous comprends à mon tour, je sais pourquoi vous cherchez le +démon islandais.</p> + +<p>—Je veux le forcer à combattre, dit le jeune homme.</p> + +<p>—C’est cela, dit Kennybol, vous êtes chargé de grands intérêts, +n’est-ce pas?</p> + +<p>—Je viens de le dire.</p> + +<p>Le montagnard s’approcha du jeune homme d’un air d’intelligence, et ce +ne fut pas sans un extrême étonnement qu’Ordener l’entendit lui dire à +l’oreille, à demi-voix:</p> + +<p>—C’est pour le comte Schumacker de Griffenfeld, n’est-il pas vrai?</p> + +<p>—Brave homme, s’écria-t-il, comment savez-vous?...</p> + +<p>Et en effet, il lui était difficile de s’expliquer comment un +montagnard norvégien pouvait savoir un secret qu’il n’avait confié à +personne, pas même au général Levin.</p> + +<p>Kennybol se pencha vers lui.</p> + +<p>—Je vous souhaite bon succès, reprit-il du même ton mystérieux; vous +êtes un noble jeune homme de servir ainsi les opprimés.</p> + +<p>La surprise d’Ordener était si grande qu’il trouvait à peine des +paroles pour demander au montagnard comment il était instruit du but +de son voyage.</p> + +<p>—Silence, dit Kennybol en mettant son doigt sur la bouche, j’espère +que vous obtiendrez de l’habitant de Walderhog ce que vous désirez; +mon bras est dévoué, comme le vôtre, au prisonnier de Munckholm.</p> + +<p>Puis élevant la voix, avant qu’Ordener eût pu répliquer:</p> + +<p>—Frère, bonne sÅ“ur Maase, poursuivit-il, recevez ce respectable +jeune homme comme un frère de plus. Allons, je crois que le souper est +prêt.</p> + +<p>—Quoi! interrompit Maase, vous avez sans doute décidé sa courtoisie à +renoncer à son projet de visiter le démon?</p> + +<p>—SÅ“ur, priez pour qu’il ne lui arrive point de mal. C’est un noble +et digne jeune homme. Allons, brave seigneur, prenez quelque +nourriture et quelque repos avec nous. Demain je vous montrerai votre +chemin, et nous irons à la recherche, vous de votre diable, et moi de +mon ours.</p> + +<h2><a name="XXIX" id="XXIX"></a>XXIX</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Compagnon, eh! compagnon, de quel compagnon es-tu<br /></span> +<span class="i0">donc né? de quel enfant des hommes es-tu provenu<br /></span> +<span class="i0">pour oser ainsi attaquer Fafnir?<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0"><i>Edda</i><br /></span> +</div></div> + +<p>Le premier rayon du soleil levant rougissait à peine la plus haute +cime des rochers qui bordent la mer, lorsqu’un pêcheur, qui était venu +avant l’aube jeter ses filets à quelques portées d’arquebuse du +rivage, en face de l’entrée de la grotte de Walderhog, vit comme une +figure enveloppée d’un manteau, ou d’un linceul, descendre le long des +roches et disparaître sous la voûte formidable de la caverne. Frappé +de terreur, il recommanda sa barque et son âme à saint Usuph, et +courut raconter à sa famille effrayée qu’il avait aperçu l’un des +spectres qui habitent le palais de Han d’Islande rentrer dans la +grotte au lever du jour.</p> + +<p>Ce spectre, l’entretien et l’effroi futur des longues veillées +d’hiver, c’était Ordener, le noble fils du vice-roi de Norvège, qui, +tandis que les deux royaumes le croyaient livré à de doux soins auprès +de son altière fiancée, venait, seul et inconnu, exposer sa vie pour +celle à qui il avait donné son cÅ“ur et son avenir, pour la fille d’un +proscrit.</p> + +<p>De tristes présages, de sinistres prédictions l’avaient accompagné à +ce but de son voyage; il venait de quitter la famille du pêcheur, et +en lui disant adieu la bonne Maase s’était mise en prières pour lui +devant le seuil de sa porte. Le montagnard Kennybol et ses six +compagnons, qui lui avaient indiqué le chemin, s’étaient séparés de +lui à un demi-mille de Walderhog, et ces intrépides chasseurs, qui +allaient en riant affronter un ours, avaient longtemps attaché un Å“il +d’épouvante sur le sentier que suivait l’aventureux voyageur.</p> + +<p>Le jeune homme entra dans la grotte de Walderhog, comme on entre dans +un port longtemps désiré. Il éprouvait une joie céleste en songeant +qu’il allait accomplir l’objet de sa vie, et que dans quelques +instants peut-être il aurait donné tout son sang pour son Éthel. Près +d’attaquer un brigand redouté d’une province entière, un monstre, un +démon peut-être, ce n’était point cette effrayante figure qui +apparaissait à son imagination; il ne voyait que l’image de la douce +vierge captive, priant pour lui sans doute devant l’autel de sa +prison. S’il se fût dévoué pour toute autre qu’elle, il aurait pu +songer un moment, pour les mépriser, aux périls qu’il venait chercher +de si loin; mais est-ce qu’une réflexion trouve place dans un jeune +cÅ“ur au moment où il bat de la double exaltation d’un beau dévouement +et d’un noble amour?</p> + +<p>Il s’avança, la tête haute, sous la voûte sonore dont les mille échos +multipliaient le bruit de ses pas, sans même jeter un coup d’œil sur +les stalactites, sur les basaltes séculaires qui pendaient au-dessus +de sa tête parmi des cônes de mousses, de lierre et de lichen; +assemblages confus de formes bizarres, dont la crédulité +superstitieuse des campagnards norvégiens avait fait plus d’une fois +des foules de démons ou des processions de fantômes.</p> + +<p>Il passa avec la même indifférence devant ce tombeau du roi Walder, +auquel se rattachaient tant de traditions lugubres, et il n’entendit +d’autre voix que les longs sifflements de la bise sous ces funèbres +galeries.</p> + +<p>Il continua sa marche sous de tortueuses arcades, éclairées faiblement +par des crevasses à demi obstruées d’herbes et de bruyères. Son pied +heurtait souvent je ne sais quelles ruines, qui roulaient sur le roc +avec un son creux, et présentaient dans l’ombre à ses yeux des +apparences de crânes brisés, ou de longues rangées de dents blanches +et dépouillées jusqu’à leurs racines.</p> + +<p>Mais aucune terreur ne montait jusqu’à son âme. Il s’étonnait +seulement de n’avoir pas encore rencontré le formidable habitant de +cette horrible grotte.</p> + +<p>Il arriva dans une sorte de salle ronde, naturellement creusée dans le +flanc du rocher. Là aboutissait la route souterraine qu’il avait +suivie, et les parois de la salle n’offraient plus d’autre ouverture +que de larges fentes, à travers lesquelles on apercevait les montagnes +et les forêts extérieures.</p> + +<p>Surpris d’avoir ainsi infructueusement parcouru toute la fatale +caverne, il commença à désespérer de rencontrer le brigand. Un +monument de forme singulière, situé au milieu de la salle souterraine, +appela son attention. Trois pierres longues et massives, posées debout +sur le sol, en soutenaient une quatrième, large et carrée, comme trois +piliers portent un toit. Sous cette espèce de trépied gigantesque +s’élevait une sorte d’autel, formé également d’un seul quartier de +granit, et percé circulairement au milieu de sa face supérieure. +Ordener reconnut une de ces colossales constructions druidiques qu’il +avait souvent observées dans ses voyages en Norvège, et dont les +modèles les plus étonnants peut-être sont, en France, les monuments de +Lokmariaker et de Carnac. Édifices étranges qui ont vieilli, posés sur +la terre comme des tentes d’un jour, et où la solidité naît de la +seule pesanteur.</p> + +<p>Le jeune homme, livré à ses rêveries, s’appuya machinalement sur cet +autel, dont la bouche de pierre était brunie, tant elle avait bu +profondément le sang des victimes humaines.</p> + +<p>Tout à coup il tressaillit; une voix, qui semblait sortir de la +pierre, avait frappé son oreille:</p> + +<p>—Jeune homme, c’est avec des pieds qui touchent au sépulcre que tu es +venu dans ce lieu.</p> + +<p>Il se leva brusquement, et sa main se jeta sur son sabre, tandis qu’un +écho, faible comme la voix d’un mort, répétait distinctement dans les +profondeurs de la grotte:</p> + +<p>—Jeune homme, c’est avec des pieds qui touchent au sépulcre que tu es +venu dans ce lieu.</p> + +<p>En ce moment, une tête effroyable se leva de l’autre côté de l’autel +druidique, avec des cheveux rouges et un rire atroce.</p> + +<p>—Jeune homme, répéta-t-elle, oui, tu es venu dans ce lieu avec des +pieds qui touchent au sépulcre.</p> + +<p>—Et avec une main qui touche une épée, répondit le jeune homme sans +s’émouvoir.</p> + +<p>Le monstre sortit entièrement de dessous l’autel, et montra ses +membres trapus et nerveux, ses vêtements sauvages et sanglants, ses +mains crochues et sa lourde hache de pierre.</p> + +<p>—C’est moi, dit-il avec un grondement de bête fauve.</p> + +<p>—C’est moi, répondit Ordener.</p> + +<p>—Je t’attendais.</p> + +<p>—Je faisais plus, repartit l’intrépide jeune homme, je te cherchais.</p> + +<p>Le brigand croisa les bras.</p> + +<p>—Sais-tu qui je suis?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Et tu n’as point de peur?</p> + +<p>—Je n’en ai plus.</p> + +<p>—Tu as donc éprouvé une crainte en venant ici?</p> + +<p>Et le monstre balançait sa tête d’un air triomphant.</p> + +<p>—Celle de ne pas te rencontrer.</p> + +<p>—Tu me braves, et tes pas viennent de trébucher contre des cadavres +humains!</p> + +<p>—Demain, peut-être, ils trébucheront contre le tien.</p> + +<p>Un tremblement de colère saisit le petit homme. Ordener, immobile, +conservait son attitude calme et fière.</p> + +<p>—Prends garde! murmura le brigand; je vais fondre sur toi, comme la +grêle de Norvège sur un parasol.</p> + +<p>—Je ne voudrais point d’autre bouclier contre toi.</p> + +<p>On eût dit qu’il y avait dans le regard d’Ordener quelque chose qui +dominait le monstre. Il se mit à arracher avec ses ongles les poils de +son manteau, comme un tigre qui dévore l’herbe avant de s’élancer sur +sa proie.</p> + +<p>—Tu m’apprends ce que c’est que la pitié, dit-il.</p> + +<p>—Et à moi, ce que c’est que le mépris.</p> + +<p>—Enfant, ta voix est douce, ton visage est frais, comme la voix et le +visage d’une jeune fille;—quelle mort veux-tu de moi?</p> + +<p>—La tienne.</p> + +<p>Le petit homme rit.</p> + +<p>—Tu ne sais point que je suis un démon, que mon esprit est l’esprit +d’Ingolphe l’Exterminateur.</p> + +<p>—Je sais que tu es un brigand, que tu commets le meurtre pour de +l’or.</p> + +<p>—Tu te trompes, interrompit le monstre, c’est pour du sang.</p> + +<p>—N’as-tu pas été payé par les d’Ahlefeld pour assassiner le capitaine +Dispolsen?</p> + +<p>—Que me dis-tu là ? Quels sont ces noms?</p> + +<p>—Tu ne connais pas le capitaine Dispolsen, que tu as assassiné sur la +grève d’Urchtal?</p> + +<p>—Cela se peut, mais je l’ai oublié, comme je t’aurai oublié dans +trois jours.</p> + +<p>—Tu ne connais pas le comte d’Ahlefeld, qui t’a payé pour enlever au +capitaine un coffret de fer?</p> + +<p>—D’Ahlefeld! Attends; oui, je le connais. J’ai bu hier le sang de son +fils dans le crâne du mien.</p> + +<p>Ordener frissonna d’horreur.</p> + +<p>—Est-ce que tu n’étais pas content de ton salaire?</p> + +<p>—Quel salaire? demanda le brigand.</p> + +<p>—Écoute; ta vue me pèse; il faut en finir. Tu as dérobé, il y a huit +jours, une cassette de fer à l’une de tes victimes, à un officier de +Munckholm?</p> + +<p>Ce mot fit tressaillir le brigand.</p> + +<p>—Un officier de Munckholm! dit-il entre ses dents.</p> + +<p>Puis il reprit, avec un mouvement de surprise:</p> + +<p>—Serais-tu aussi un officier de Munckholm, toi?</p> + +<p>—Non, dit Ordener.</p> + +<p>—Tant pis!</p> + +<p>Et les traits du brigand se rembrunirent.</p> + +<p>—Écoute, reprit l’opiniâtre Ordener, où est cette cassette que tu as +dérobée au capitaine?</p> + +<p>Le petit homme parut méditer un instant.</p> + +<p>—Par Ingolphe! voilà une méchante boîte de fer qui occupe bien des +esprits. Je te réponds que l’on cherchera moins celle qui contiendra +tes os, si jamais ils sont recueillis dans un cercueil.</p> + +<p>Ces paroles, en montrant à Ordener que le brigand connaissait la +cassette dont il lui parlait, lui rendirent l’espoir de la +reconquérir.</p> + +<p>—Dis-moi ce que tu as fait de cette cassette. Est-elle au pouvoir du +comte d’Ahlefeld?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Tu mens, car tu ris.</p> + +<p>—Crois ce que tu voudras. Que m’importe?</p> + +<p>Le monstre avait en effet pris un air railleur qui inspirait de la +défiance à Ordener. Il vit qu’il n’y avait plus rien à faire que de le +mettre en fureur, ou de l’intimider, s’il était possible.</p> + +<p>—Entends-moi, dit-il en élevant la voix, il faut que tu me donnes +cette cassette.</p> + +<p>L’autre répondit par un ricanement farouche.</p> + +<p>—Il faut que tu me la donnes! répéta le jeune homme d’une voix +tonnante.</p> + +<p>—Est-ce que tu es accoutumé à donner des ordres aux buffles et aux +ours? répliqua le monstre avec le même rire.</p> + +<p>—J’en donnerais au démon dans l’enfer.</p> + +<p>—C’est ce que tu seras à même de faire tout à l’heure.</p> + +<p>Ordener tira son sabre, qui étincela dans l’ombre comme un éclair.</p> + +<p>—Obéis!</p> + +<p>—Allons, reprit l’autre en secouant sa hache, il ne tenait qu’à moi +de briser tes os et de sucer ton sang quand tu es arrivé, mais je me +suis contenu; j’étais curieux de voir le moineau franc fondre sur le +vautour.</p> + +<p>—Misérable, cria Ordener, défends-toi!</p> + +<p>—C’est la première fois qu’on me le dit, murmura le brigand en +grinçant des dents.</p> + +<p>En parlant ainsi, il sauta sur l’autel de granit et se ramassa sur +lui-même, comme le léopard qui attend le chasseur au haut d’un rocher +pour se précipiter sur lui à l’improviste.</p> + +<p>De là son Å“il fixe plongeait sur le jeune homme et semblait chercher +de quel côté il pourrait le mieux s’élancer sur lui. C’en était fait +du noble Ordener, s’il eût attendu un instant. Mais il ne donna pas au +brigand le temps de réfléchir, et se jeta impétueusement sur lui en +lui portant la pointe de son sabre au visage.</p> + +<p>Alors commença le combat le plus effrayant que l’imagination puisse se +figurer. Le petit homme, debout sur l’autel, comme une statue sur son +piédestal, semblait une des horribles idoles qui, dans les siècles +barbares, avaient reçu dans ce même lieu des sacrifices impies et de +sacrilèges offrandes.</p> + +<p>Ses mouvements étaient si rapides que de quelque côté qu’Ordener +l’attaquât, il rencontrait toujours la face du monstre et le tranchant +de sa hache. Il aurait été mis en pièces dès les premiers chocs s’il +n’avait eu l’heureuse inspiration de rouler son manteau autour de son +bras gauche, en sorte que la plupart des coups de son furieux ennemi +se perdaient dans ce bouclier flottant. Ils firent ainsi inutilement, +pendant plusieurs minutes, des efforts inouïs pour se blesser l’un et +l’autre. Les yeux gris et enflammés du petit homme sortaient de leur +orbite. Surpris d'être si vigoureusement et si audacieusement combattu +par un adversaire en apparence si faible, une rage sombre avait +remplacé ses ricanements sauvages. L’atroce immobilité des traits du +monstre, le calme intrépide de ceux d’Ordener contrastaient +singulièrement avec la promptitude de leurs mouvements et la vivacité +de leurs attaques.</p> + +<p>On n’entendait d’autre bruit que le cliquetis des armes, les pas +tumultueux du jeune homme, et la respiration pressée des deux +combattants, quand le petit homme poussa un rugissement terrible. Le +tranchant de sa hache venait de s’engager dans les plis du manteau. Il +se roidit; il secoua furieusement son bras, et ne fit qu’embarrasser +le manche avec le tranchant dans l’étoffe, qui, à chaque nouvel +effort, se tordait de plus en plus à l’entour.</p> + +<p>Le formidable brigand vit le fer du jeune homme s’appuyer sur sa +poitrine.</p> + +<p>—Écoute-moi encore une fois, dit Ordener triomphant; veux-tu me +remettre ce coffre de fer que tu as lâchement volé?</p> + +<p>Le petit homme garda un moment le silence, puis il dit au milieu d’un +rugissement:</p> + +<p>—Non, et sois maudit!</p> + +<p>Ordener reprit, sans quitter son attitude victorieuse et menaçante:</p> + +<p>—Réfléchis!</p> + +<p>—Non; je t’ai dit que non, répéta le brigand.</p> + +<p>Le noble jeune homme baissa son sabre.</p> + +<p>—Eh bien! dit-il, dégage ta hache des plis de mon manteau, afin que +nous puissions continuer.</p> + +<p>Un rire dédaigneux fut la réponse du monstre.</p> + +<p>—Enfant, tu fais le généreux, comme si j’en avais besoin!</p> + +<p>Avant qu’Ordener surpris eût pu tourner la tête, il avait posé son +pied sur l’épaule de son loyal vainqueur, et d’un bond il était à +douze pas dans la salle.</p> + +<p>D’un autre bond il était sur Ordener. Il s’était suspendu à lui tout +entier, comme la panthère s’attache de la gueule et des griffes aux +flancs du grand lion. Ses ongles s’enfonçaient dans les épaules du +jeune homme; ses genoux noueux pressaient ses hanches, tandis que son +affreux visage présentait aux yeux d’Ordener une bouche sanglante et +des dents de bête fauve prêtes à le déchirer. Il ne parlait plus; +aucune parole humaine ne s’échappait de son gosier pantelant; un +mugissement sourd, entremêlé de cris rauques et ardents, exprimait +seul sa rage. C’était quelque chose de plus hideux qu’une bête féroce, +de plus monstrueux qu’un démon; c’était un homme auquel il ne restait +rien d’humain.</p> + +<p>Ordener avait chancelé sous l’assaut du petit homme, et serait tombé à +ce choc inattendu, si l’un des larges piliers du monument druidique ne +se fût trouvé derrière lui pour le soutenir. Il resta donc à demi +renversé sur le dos, et haletant sous le poids de son formidable +ennemi. Qu’on pense que tout ce que nous venons de décrire s’était +passé en aussi peu de temps qu’il faut pour se le figurer, et l’on +aura quelque idée de ce que présentait d’horrible ce moment de la +lutte.</p> + +<p>Nous l’avons dit, le noble jeune homme avait chancelé, mais il n’avait +pas tremblé. Il se hâta de donner une pensée d’adieu à son Éthel. +Cette pensée d’amour fut comme une prière; elle lui rendit des forces. +Il enlaça le monstre de ses deux bras; puis, saisissant la lame de son +sabre par le milieu, il lui appuya perpendiculairement la pointe sur +l’épine du dos. Le brigand atteint poussa une clameur effrayante, et +d’un soubresaut, qui ébranla Ordener, il se dégagea des bras de son +intrépide adversaire et alla tomber à quelques pas en arrière, +emportant dans ses dents un lambeau du manteau vert qu’il avait mordu +dans sa fureur.</p> + +<p>Il se releva, souple et agile comme un jeune chamois, et le combat +recommença pour la troisième fois, d’une manière plus terrible encore. +Le hasard avait jeté près du lieu où il se trouvait un amas de +quartiers de rochers, entre lesquels les mousses et les ronces +croissaient paisiblement depuis des siècles. Deux hommes de force +ordinaire auraient à peine pu soulever la moindre de ces masses. Le +brigand en saisit une de ses deux bras et l’éleva au-dessus de sa tête +en la balançant vers Ordener. Son regard fut affreux dans ce moment. +La pierre, lancée avec violence, traversa lourdement l’espace; le +jeune homme n’eut que le temps de se détourner. Le quartier de granit +s’était brisé en éclats au pied du mur souterrain avec un bruit +épouvantable, que se renvoyèrent longtemps les échos profonds de la +grotte.</p> + +<p>Ordener étourdi avait à peine eu le temps de reprendre son sang-froid, +qu’une seconde masse de pierre se balançait dans les mains du brigand. +Irrité de se voir ainsi lapider lâchement, il s’élança vers le petit +homme, le sabre haut, afin de changer de combat; mais le bloc +formidable, parti comme un tonnerre, rencontra, en roulant dans +l’atmosphère épaisse et sombre de la caverne, la lame frêle et nue sur +son passage; elle tomba en éclats comme un morceau de verre, et le +rire farouche du monstre remplit la voûte.</p> + +<p>Ordener était désarmé.</p> + +<p>—As-tu, cria le monstre, quelque chose à dire à Dieu ou au diable +avant de mourir?</p> + +<p>Et son Å“il lançait des flammes, et tous ses muscles s’étaient roidis +de rage et de joie, et il s’était précipité avec un frémissement +d’impatience sur sa hache laissée à terre dans les plis du +manteau.—Pauvre Éthel!</p> + +<p>Tout à coup un rugissement lointain se fait entendre au dehors. Le +monstre s’arrête. Le bruit redouble; des clameurs d’hommes se mêlent +aux grondements plaintifs d’un ours. Le brigand écoute. Les cris +douloureux continuent. Il saisit brusquement la hache et s’élance, non +vers Ordener, mais vers l’une des crevasses dont nous avons parlé et +qui donnaient passage au jour. Ordener, au comble de la surprise de se +voir ainsi oublié, se dirige comme lui vers l’une de ces portes +naturelles, et voit, dans une clairière assez voisine, un grand ours +blanc réduit aux abois par sept chasseurs, parmi lesquels il croit +même distinguer ce Kennybol dont les paroles l’avaient tant frappé la +veille.</p> + +<p>Il se retourne. Le brigand n’était plus dans la grotte, et il entend +au dehors une voix effrayante qui criait:</p> + +<p>—Friend! Friend! je suis à toi! me voici!</p> + +<h2><a name="XXX" id="XXX"></a>XXX</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Pierre le bon enfant aux dés a tout perdu.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">RÉGNIER<br /></span> +</div></div> + +<p>Le régiment des arquebusiers de Munckholm est en marche à travers les +défilés qui se trouvent entre Drontheim et Skongen. Tantôt il côtoie +un torrent, et l’on voit la file des bayonnettes ramper dans les +ravines comme un long serpent dont les écailles brillent au jour; +tantôt il tourne en spirale à l’entour d’une montagne, qui ressemble +alors à ces colonnes triomphales autour desquelles montent des +bataillons de bronze.</p> + +<p>Les soldats marchent, les armes basses et les manteaux déployés, d’un +air d’humeur et d’ennui, parce que ces nobles hommes n’aiment que le +combat ou le repos. Les grosses railleries, les vieux sarcasmes qui +faisaient hier leurs délices ne les égayent pas aujourd’hui; l’air est +froid, le ciel est brumeux. Il faut au moins, pour qu’un rire passager +s’élève dans les rangs, qu’une cantinière se laisse tomber +maladroitement du haut de son petit cheval barbe, ou qu’une marmite de +fer-blanc roule de rocher en rocher jusqu’au fond d’un précipice.</p> + +<p>C’est pour se distraire un moment de l’ennui de cette route que le +lieutenant Randmer, jeune baron danois, aborda le vieux capitaine +Lory, soldat de fortune. Le capitaine marchait, sombre et silencieux, +d’un pas pesant, mais assuré; le lieutenant, leste et léger, faisait +siffler une baguette qu’il avait arrachée aux broussailles dont le +chemin était bordé.</p> + +<p>—Eh bien, capitaine, qu’avez-vous donc? vous êtes triste.</p> + +<p>—C’est qu’apparemment j’en ai sujet, répondit le vieil officier sans +lever la tête.</p> + +<p>—Allons, allons, point de chagrin; regardez-moi, suis-je triste? et +pourtant je gage que j’en aurais au moins autant sujet que vous.</p> + +<p>—J’en doute, baron Randmer; j’ai perdu mon seul bien, j’ai perdu +toute ma richesse.</p> + +<p>—Capitaine Lory, notre infortune est précisément la même. Il n’y a +pas quinze jours que le lieutenant Alberick m’a gagné d’un coup de dé +mon beau château de Randmer et ses dépendances. Je suis ruiné; me +voit-on moins gai pour cela?</p> + +<p>Le capitaine répondit d’une voix bien triste:</p> + +<p>—Lieutenant, vous n’avez perdu que votre beau château; moi, j’ai +perdu mon chien.</p> + +<p>À cette réponse, la figure frivole du jeune homme resta indécise entre +le rire et l’attendrissement.</p> + +<p>—Capitaine, dit-il, consolez-vous; tenez, moi qui ai perdu mon +château...</p> + +<p>L’autre l’interrompit.</p> + +<p>—Qu’est-ce que cela? D’ailleurs, vous regagnerez un autre château.</p> + +<p>—Et vous retrouverez un autre chien.</p> + +<p>Le vieillard secoua la tête.</p> + +<p>—Je retrouverai un chien; je ne retrouverai pas mon pauvre Drake.</p> + +<p>Il s’arrêta; de grosses larmes roulaient dans ses yeux et tombaient +une à une sur son visage dur et rude.</p> + +<p>—Je n’avais, continua-t-il, jamais aimé que lui; je n’ai connu ni +père ni mère; que Dieu leur fasse paix, comme à mon pauvre +Drake!—Lieutenant Randmer, il m’avait sauvé la vie dans la guerre de +Poméranie; je l’appelai Drake pour faire honneur au fameux amiral.—Ce +bon chien! il n’avait jamais changé pour moi, lui, selon ma fortune. +Après le combat d’Oholfen, le grand général Schack l’avait flatté de +la main en me disant: Vous avez là un bien beau chien, sergent +Lory!—car à cette époque je n’étais encore que sergent.</p> + +<p>—Ah! interrompit le jeune baron en agitant sa baguette, cela doit +paraître singulier d'être sergent.</p> + +<p>Le vieux soldat de fortune ne l’entendait pas; il paraissait, se +parler à lui-même, et l’on entendait à peine quelques paroles +inarticulées s’échapper de sa bouche.</p> + +<p>—Ce pauvre Drake! être revenu tant de fois sain et sauf des brèches +et des tranchées pour se noyer, comme un chat, dans le maudit golfe de +Drontheim!</p> + +<p>—Mon pauvre chien! mon brave ami! tu étais digne de mourir comme moi +sur le champ de bataille.</p> + +<p>—Brave capitaine, cria le lieutenant, comment pouvez-vous rester +triste? nous nous battrons peut-être demain.</p> + +<p>—Oui, répondit dédaigneusement le vieux capitaine, contre de fiers +ennemis!</p> + +<p>—Comment, ces brigands de mineurs! ces diables de montagnards!</p> + +<p>—Des tailleurs de pierres, des voleurs de grands chemins! des gens +qui ne sauront seulement pas former en bataille la tête de porc ou le +coin de Gustave-Adolphe! voilà de belle canaille en face d’un homme +tel que moi, qui ai fait toutes les guerres de Poméranie et de +Holstein! les campagnes de Scanie et de Dalécarlie! qui ai combattu +sous le glorieux général Schack, sous le vaillant comte de Guldenlew!</p> + +<p>—Mais vous ne savez pas, interrompit Randmer, qu’on donne à ces +bandes un redoutable chef, un géant fort et sauvage comme Goliath, un +brigand qui ne boit que du sang humain, un démon qui porte en lui tout +Satan.</p> + +<p>—Qui donc? demanda l’autre.</p> + +<p>—Eh! le fameux Han d’Islande!</p> + +<p>—Brrr! je gage que ce formidable général ne sait seulement pas armer +un mousquet en quatre mouvements ou charger une carabine à +l’impériale!</p> + +<p>Randmer éclata de rire.</p> + +<p>—Oui, riez, poursuivit le capitaine. Il sera fort gai en effet de +croiser de bons sabres avec de viles pioches, et de nobles piques avec +des fourches à fumier! voilà de dignes ennemis! mon brave Drake +n’aurait pas daigné leur mordre les jambes!</p> + +<p>Le capitaine continuait de donner un cours énergique à son +indignation, lorsqu’il fut interrompu par l’arrivée d’un officier qui +accourait vers eux tout essoufflé.</p> + +<p>—Capitaine Lory! mon cher Randmer!</p> + +<p>—Eh bien? dirent-ils tous deux à la fois.</p> + +<p>—Mes amis, je suis glacé d’horreur!—D’Ahlefeld! le lieutenant +d’Ahlefeld! le fils du grand-chancelier! vous savez, mon cher baron +Randmer, ce Frédéric... si élégant... si fat!...</p> + +<p>—Oui, répondit le jeune baron, très élégant! Cependant, au dernier +bal de Charlottenbourg, mon déguisement était d’un meilleur goût que +le sien.—Mais que lui est-il donc arrivé?</p> + +<p>—Je sais de qui vous voulez parler, disait en même temps Lory, c’est +Frédéric d’Ahlefeld, le lieutenant de la troisième compagnie, qui a +les revers bleus. Il fait assez négligemment son service.</p> + +<p>—On ne s’en plaindra plus, capitaine Lory.</p> + +<p>—Comment? dit Randmer.</p> + +<p>—Il est en garnison à Walhstrom, continua froidement le vieux +capitaine.</p> + +<p>—Précisément, reprit l’autre, le colonel vient de recevoir un +messager... Ce pauvre Frédéric!</p> + +<p>—Mais qu’est-ce donc? capitaine Bollar, vous m’effrayez. Le vieux +Lory poursuivit:</p> + +<p>—Brrr! notre fat aura manqué aux appels, comme à son ordinaire; le +capitaine aura envoyé en prison le fils du grand-chancelier; et voilà , +j’en suis sûr, le malheur qui vous décompose le visage.</p> + +<p>Bollar lui frappa sur l’épaule.</p> + +<p>—Capitaine Lory, le lieutenant d’Ahlefeld a été dévoré tout vivant.</p> + +<p>Les deux capitaines se regardèrent fixement, et Randmer, un moment +étonné, se mit tout à coup à rire aux éclats.</p> + +<p>—Ah! ah! capitaine Bollar, je vois que vous êtes toujours mauvais +plaisant. Mais je ne donnerai pas dans celle-là , je vous en préviens.</p> + +<p>Et le lieutenant, croisant ses deux bras, donna un libre essor à toute +sa gaieté, en jurant que ce qui l’amusait le plus, c’était la +crédulité avec laquelle Lory accueillait les amusantes inventions de +Bollar. Le conte, disait-il, était vraiment drôle, et c’était une idée +tout à fait divertissante que de faire dévorer tout cru ce Frédéric +qui avait de sa peau un soin si tendre et si ridicule.</p> + +<p>—Randmer, dit gravement Bollar, vous êtes un fou. Je vous dis que +d’Ahlefeld est mort. Je le tiens du colonel;—mort!</p> + +<p>—Oh! qu’il joue bien son rôle! reprit le baron toujours en riant; +qu’il est amusant!</p> + +<p>Bollar haussa les épaules, et se tourna vers le vieux Lory, qui lui +demanda avec sang-froid quelques détails.</p> + +<p>—Oui vraiment, mon cher capitaine Bollar, ajouta le rieur +inextinguible, contez-nous donc par qui ce pauvre diable a été ainsi +mangé. A-t-il fait le déjeuner d’un loup, ou le souper d’un ours?</p> + +<p>—Le colonel, dit Bollar, vient de recevoir en route une dépêche, qui +l’instruit d’abord que la garnison de Walhstrom se replie vers nous, +devant un parti considérable d’insurgés.</p> + +<p>Le vieux Lory fronça le sourcil.</p> + +<p>—Ensuite, poursuivit Bollar, que le lieutenant Frédéric d’Ahlefeld, +ayant été, il y a trois jours, chasser dans les montagnes, du côté de +la ruine d’Arbar, y a rencontré un monstre, qui l’a emporté dans sa +caverne et l’a dévoré.</p> + +<p>Ici le lieutenant Randmer redoubla ses joyeuses exclamations.</p> + +<p>—Oh! oh! comme ce bon Lory croit aux contes d’enfants! C’est bien, +gardez votre sérieux, mon cher Bollar. Vous êtes admirablement drôle. +Mais vous ne nous direz pas quel est ce monstre, cet ogre, ce vampire +qui a emporté et mangé le lieutenant comme un chevreau de six jours!</p> + +<p>—Je ne vous le dirai pas, à vous, murmura Bollar avec impatience; +mais je le dirai à Lory, qui n’est pas follement incrédule.—Mon cher +Lory, le monstre qui a bu le sang de Frédéric, c’est Han d’Islande.</p> + +<p>—Le colonel des brigands! s’écria le vieux officier.</p> + +<p>—Eh bien, mon brave Lory, reprit le railleur Randmer, a-t-on besoin +de savoir l’exercice à l’impériale, quand on fait si bien manÅ“uvrer +sa mâchoire?</p> + +<p>—Baron Randmer, dit Bollar, vous avez le même caractère que +d’Ahlefeld; prenez garde d’avoir le même sort.</p> + +<p>—J’affirme, s’écria le jeune homme, que ce qui m’amuse le plus, c’est +le sérieux imperturbable du capitaine Bollar.</p> + +<p>—Et moi, répliqua Bollar, ce qui m’effraie le plus, c’est la gaieté +intarissable du lieutenant Randmer.</p> + +<p>En ce moment un groupe d’officiers, qui paraissaient s’entretenir +vivement, se rapprocha de nos trois interlocuteurs.</p> + +<p>—Ah! pardieu, s’écria Randmer, il faut que je les amuse de +l’invention de Bollar.—Camarades, ajouta-t-il en s’avançant vers eux, +vous ne savez pas? ce pauvre Frédéric d’Ahlefeld vient d'être croqué +tout vivant par le barbare Han d’Islande.</p> + +<p>En achevant ces paroles, il ne put réprimer un éclat de rire, qui, à +sa grande surprise, fut accueilli des nouveaux-venus presque avec des +cris d’indignation.</p> + +<p>—Comment! vous riez!—Je ne croyais pas que Randmer dût répéter de +cette manière une semblable nouvelle.—Rire d’un pareil malheur!</p> + +<p>—Quoi! dit Randmer troublé, est-ce que cela serait vrai?</p> + +<p>—Eh! c’est vous qui nous le répétez! lui cria-t-on de toutes parts. +Est-ce que vous n’avez pas foi en vos paroles?</p> + +<p>—Mais je croyais que c’était une plaisanterie de Bollar.</p> + +<p>Un vieux officier prit la parole.</p> + +<p>—La plaisanterie eût été de mauvais goût; mais ce n’en est +malheureusement pas une. Le baron Voethaün, notre colonel, vient de +recevoir cette fatale nouvelle.</p> + +<p>—Une affreuse aventure! c’est effrayant! répétèrent une foule de +voix.</p> + +<p>—Nous allons donc, disait l’un, combattre des loups et des ours à +face humaine!</p> + +<p>—Nous recevrons des coups d’arquebuse, disait l’autre, sans savoir +d’où ils partiront; nous serons tués un à un, comme de vieux faisans +dans une volière.</p> + +<p>—Cette mort de d’Ahlefeld, cria Bollar d’une voix solennelle, fait +frissonner. Notre régiment est malheureux. La mort de Dispolsen, celle +de ces pauvres soldats trouvés à Cascadthymore, celle de d’Ahlefeld, +voilà trois tragiques événements en bien peu de temps.</p> + +<p>Le jeune baron Randmer, qui était resté muet, sortit de sa rêverie.</p> + +<p>—Cela est incroyable, dit-il; ce Frédéric qui dansait si bien!</p> + +<p>Et après cette réflexion profonde, il retomba dans le silence, tandis +que le capitaine Lory affirmait qu’il était très affligé de la mort du +jeune lieutenant, et faisait remarquer au second arquebusier, Toric +Belfast, que le cuivre de sa bandoulière était moins brillant qu’à +l’ordinaire.</p> + +<h2><a name="XXXI" id="XXXI"></a>XXXI</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">«Chut! chut! voilà un homme qui descend de là -haut<br /></span> +<span class="i0">par le moyen d’une échelle.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">........................................<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">—Oh oui, c’est un espion.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">—Le ciel ne pouvait m’accorder une plus grande<br /></span> +<span class="i0">faveur que celle de pouvoir vous livrer... ma vie.<br /></span> +<span class="i0">Je suis à vous; mais dites-moi, de grâce, à qui<br /></span> +<span class="i0">appartient cette armée.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">—Au comte de Barcelone.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">—Quel comte?<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">................................<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">—Qu’est-ce donc?<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">—Général, voilà un espion de l’ennemi.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">—D’où viens-tu?<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">—Je venais ici, bien éloigné de songer à ce que<br /></span> +<span class="i0">je devais y trouver; je ne m’attendais pas à ce<br /></span> +<span class="i0">que je vois.»<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">LOPE DE VEGA. <i>La Fuerza lastimosa</i><br /></span> +</div></div> + +<p>Il y a quelque chose de sinistre et de désolé dans l’aspect d’une +campagne rase et nue, quand le soleil a disparu, lorsqu’on est seul, +qu’on marche en brisant du pied des tronçons de paille sèche, au cri +monotone de la cigale, et qu’on voit de grands nuages déformés se +coucher lentement sur l’horizon, comme des cadavres de fantômes.</p> + +<p>Telle était l’impression qui se mêlait aux tristes pensées d’Ordener, +le soir de son inutile rencontre avec le brigand d’Islande. Étourdi un +moment de sa brusque disparition, il avait d’abord voulu le +poursuivre; mais il s’était égaré dans les bruyères, et il avait erré +toute la journée dans des terres de plus en plus incultes et sauvages, +sans rencontrer trace d’homme. À la chute du jour, il se trouvait dans +une plaine spacieuse, qui ne lui offrait de tous côtés qu’un horizon +égal et circulaire, où rien ne promettait un abri au jeune voyageur +exténué de fatigue et de besoin.</p> + +<p>Encore si ses souffrances corporelles n’eussent pas été aggravées par +les tristesses de son âme; mais c’en était fait! il avait atteint le +terme de son voyage, sans en remplir le but. Il ne lui restait même +plus ces folles illusions d’espérance qui l’avaient entraîné à la +poursuite du brigand; et maintenant que rien ne soutenait plus son +cÅ“ur, mille pensées décourageantes, qui n’y trouvaient point place la +veille, venaient l’assaillir. Qu’allait-il faire? comment revenir vers +Schumacker sans lui apporter le salut d’Éthel? de quelle effrayante +nature étaient les malheurs que la conquête de la fatale cassette eût +prévenus? Et son mariage, avec Ulrique d’Ahlefeld! S’il pouvait du +moins enlever son Éthel à cette indigne captivité; s’il pouvait fuir +avec elle, et emporter son bonheur dans quelque lointain exil!</p> + +<p>Il s’enveloppa de son manteau et se coucha sur la terre. Le ciel était +noir; une lueur orageuse apparaissait par intervalles dans les nues +comme à travers un crêpe funèbre, et s’éteignait; un vent froid +tournait sur la plaine. Le jeune homme songeait à peine à ces signes +d’une tempête violente et prochaine; et d’ailleurs, quand il eût pu +trouver un asile où fuir l’orage et se reposer de ses fatigues, en +eût-il trouvé un où fuir son malheur et se reposer de ses pensées?</p> + +<p>Tout à coup des sons confus de voix humaines arrivèrent à son oreille. +Surpris, il se souleva sur le coude, et aperçut, à quelque distance de +lui, comme des ombres se mouvoir dans l’obscurité. Il regarda; une +lumière brilla au milieu du groupe mystérieux, et Ordener vit, avec un +étonnement facile à concevoir, chacune de ces figures fantasmagoriques +s’enfoncer successivement dans la terre.—Tout disparut.</p> + +<p>Ordener était au-dessus des superstitions de son temps et de son pays. +Son esprit grave et mûr ignorait ces crédulités vaines, ces terreurs +étranges qui tourmentent l’enfance des peuples de même que l’enfance +des hommes. Il y avait cependant dans cette apparition singulière +quelque chose de surnaturel qui lui inspira une religieuse défiance de +sa raison; car nul ne sait si les esprits des morts ne reviennent pas +quelquefois sur la terre.</p> + +<p>Il se leva, fit un signe de croix, et se dirigea vers le lieu où la +vision avait disparu. De larges gouttes de pluie commençaient à +tomber; son manteau se gonflait comme une voile, et la plume de sa +toque, tourmentée par le vent, battait son visage.</p> + +<p>Il s’arrêta tout à coup.—Un éclair venait de lui montrer devant ses +pas une sorte de puits large et circulaire, où il se serait +infailliblement précipité sans la lueur bienfaisante de l’orage. Il +s’approcha du gouffre. Une lumière vague y brillait à une profondeur +effrayante, et répandait une teinte rougeâtre sur l’extrémité +inférieure de cet immense cylindre creusé dans les entrailles de la +terre. Ce rayon, qui semblait un feu magique allumé par les gnomes, +accroissait en quelque sorte l’incommensurable étendue des ténèbres +que l’œil était contraint de traverser pour l’atteindre.</p> + +<p>L’intrépide jeune homme, penché sur l’abîme, écouta. Un bruit lointain +de voix monta à son oreille. Il ne douta plus que les êtres qui +avaient étrangement paru et disparu à ses yeux ne se fussent plongés +dans ce gouffre, et il sentit un désir invincible, parce qu’il était +sans doute dans sa destinée, d’y descendre après eux, dût-il suivre +des spectres dans une des bouches de l’enfer. D’ailleurs, la tempête +commençait avec fureur, et ce gouffre lui présentait un abri contre +elle. Mais comment y descendre? quel chemin avaient pris ceux qu’il +voulait suivre, si ce n’étaient pas des fantômes?—Un second éclair +vint à son secours, et lui fit voir à ses pieds l’extrémité supérieure +d’une échelle, qui se prolongeait dans les profondeurs du puits. +C’était une forte solive verticale, que traversaient horizontalement, +de distance en distance, de courtes barres de fer destinées à recevoir +les pieds et les mains de ceux qui oseraient s’aventurer dans ce +gouffre.</p> + +<p>Ordener ne balança pas. Il se suspendit audacieusement à la formidable +échelle, et s’enfonça dans l’abîme, sans savoir même si elle le +conduirait jusqu’au fond, sans songer qu’il ne reverrait peut-être +plus le soleil. Bientôt, dans les ténèbres qui couvraient sa tête, il +ne distingua plus le ciel qu’aux éclairs bleuâtres qui l’illuminaient +fréquemment. Bientôt la pluie abondante, qui battait la surface de la +terre, n’arriva plus à lui qu’en rosée fine et vaporeuse. Bientôt le +tourbillon de vent qui s’engouffrait impétueusement dans le puits se +perdit au-dessus de lui en long sifflement. Il descendit, il descendit +encore, et à peine paraissait-il s'être rapproché de la lumière +souterraine. Il continua sans se décourager, en évitant seulement +d’abaisser son regard dans le gouffre, de peur d’y être précipité par +un étourdissement.</p> + +<p>Cependant, l’air de plus en plus étouffé, le bruit de voix de plus en +plus distinct, le reflet pourpre qui commençait à colorer la muraille +circulaire du puits, l’avertirent enfin qu’il n’était pas loin du +fond. Il descendit encore quelques échelons, et son regard put voir +clairement, au bas de l’échelle, l’entrée d’un souterrain éclairée +d’une lueur tremblante et rouge, tandis que son oreille était frappée +par des paroles qui attirèrent toute son attention.</p> + +<p>—Kennybol n’arrive pas, disait une voix du ton de l’impatience.</p> + +<p>—Qui peut le retenir? répétait la même voix après un moment de +silence.</p> + +<p>—Nous l’ignorons, seigneur Hacket, répondait-on.</p> + +<p>—Il a dû passer la nuit chez sa sÅ“ur Maase Braall, du village de +Surb, ajoutait une autre voix.</p> + +<p>—Vous le voyez, reprenait la première, je tiens, moi, tous mes +engagements. Je devais vous amener Han d’Islande pour chef; je vous +l’amène.</p> + +<p>Un murmure, dont il était difficile de deviner le sens, répondit à ces +paroles. La curiosité d’Ordener, déjà éveillée par le nom de ce +Kennybol, qui lui avait tant causé de surprise la veille, redoubla au +nom de Han d’Islande.</p> + +<p>La même voix reprit:</p> + +<p>—Mes amis, Jonas, Norbith, si Kennybol est en retard, qu’importe! +nous sommes assez nombreux pour ne plus rien craindre; avez-vous +trouvé vos enseignes dans les ruines de Crag?</p> + +<p>—Oui, seigneur Hacket, répondirent plusieurs voix.</p> + +<p>—Eh bien! levez l’étendard, il en est temps! Voici de l’or! voici +votre invincible chef. Courage! marchez à la délivrance du noble +Schumacker, de l’infortuné comte de Griffenfeld!</p> + +<p>—Vive! vive Schumacker! répétèrent une foule de voix, et le nom de +Schumacker se prolongea d’échos en échos dans les replis des voûtes +souterraines.</p> + +<p>Ordener, conduit de curiosité en curiosité, d’étonnement en +étonnement, écoutait, respirant à peine. Il ne pouvait croire ni +comprendre ce qu’il entendait. Schumacker mêlé à Kennybol, à Han +d’Islande! Quel était ce drame ténébreux dont, spectateur ignoré, il +entrevoyait une scène? De qui défendait-on les jours? de qui jouait-on +la tête?</p> + +<p>—Écoutez, reprit la même voix, vous voyez l’ami, le confident du +noble comte de Griffenfeld. C’était la première fois qu’Ordener +entendait cette voix. Elle poursuivit:</p> + +<p>—.....Accordez-moi votre confiance, comme il m’accorde la sienne. +Amis, tout vous favorise; vous arriverez à Drontheim sans rencontrer +un ennemi.</p> + +<p>—Seigneur Hacket, interrompit une voix, marchons. Peters m’a dit +avoir vu dans les défilés tout le régiment de Munckholm en marche +contre nous.</p> + +<p>—Il vous a trompé, répondit l’autre avec autorité. Le gouvernement +ignore encore votre révolte, et sa tranquillité est telle, que celui +qui a repoussé vos justes plaintes, votre oppresseur, l’oppresseur de +l’illustre et malheureux Schumacker, le général Levin de Knud a quitté +Drontheim pour aller dans la capitale assister aux fêtes du fameux +mariage de son élève Ordener Guldenlew avec Ulrique d’Ahlefeld.</p> + +<p>Qu’on juge de l’émotion d’Ordener. Dans ce pays sauvage et désert, +sous cette voûte mystérieuse, entendre des inconnus prononcer tous les +noms qui l’intéressaient, et jusqu’au sien propre! Un doute affreux +s’éleva dans son cÅ“ur. Serait-il vrai? était-ce en effet un agent du +comte de Griffenfeld dont il entendait la voix? Quoi! Schumacker, ce +vieillard vénérable, le noble père de sa noble Éthel, se révoltait +contre le roi son seigneur, soudoyait des brigands, allumait une +guerre civile! Et c’était pour cet hypocrite, pour ce rebelle, qu’il +avait, lui, fils du vice-roi de Norvège, élève du général Levin, +compromis son avenir, exposé sa vie! c’était pour lui qu’il avait +cherché et combattu ce brigand islandais avec lequel Schumacker +paraissait être d’intelligence, puisqu’il le plaçait à la tête de ces +bandits! Qui sait même si cette cassette, pour laquelle lui, Ordener, +avait été sur le point de donner son sang, ne contenait pas +quelques-uns des indignes secrets de cette trame odieuse? Ou plutôt le +vindicatif prisonnier de Munckholm ne s’était-il pas joué de lui? +Peut-être il avait découvert son nom; peut-être, et combien cette +pensée fut douloureuse pour le magnanime jeune homme! n’avait-il +désiré, en le poussant à ce fatal voyage, que la perte du fils d’un +ennemi?</p> + +<p>Hélas! lorsqu’on a longtemps porté le nom d’un malheureux en +vénération et en amour, quand dans le secret de sa pensée on a juré à +son infortune un attachement inviolable, c’est un moment bien amer que +celui où l’on reçoit son salaire d’ingratitude, où l’on sent que l’on +est désenchanté de la générosité, et qu’il faut renoncer à ce bonheur +si pur et si doux du dévouement. On a vieilli en un instant de la plus +triste des vieillesses, on est devenu vieux d’expérience; et l’on a +perdu la plus belle des illusions de la vie, qui n’a de beau que les +illusions.</p> + +<p>Telles étaient les désolantes pensées qui se pressaient confusément +dans l'âme d’Ordener. Le noble jeune homme eût voulu mourir dans ce +fatal moment; il lui semblait que toute la félicité de sa vie lui +échappait. Il y avait bien dans les assertions de celui qui parlait +comme envoyé de Griffenfeld des choses qui lui paraissaient +mensongères ou douteuses; mais comme elles n’étaient destinées qu’à +abuser de malheureux campagnards, Schumacker n’en était que plus +coupable à ses yeux; et ce Schumacker était le père de son Éthel!</p> + +<p>Ces réflexions agitèrent d’autant plus violemment son cÅ“ur qu’elles +s’y précipitèrent toutes à la fois. Il chancela sur les barreaux qui +le soutenaient, et continua d’écouter; car on attend parfois avec une +impatience inexplicable et une affreuse avidité les malheurs que l’on +redoute le plus.</p> + +<p>—Oui, poursuivit la voix de l’envoyé, vous êtes commandés par le +formidable Han d’Islande. Qui osera vous combattre? Votre cause est +celle de vos femmes, de vos enfants indignement dépouillés de votre +héritage; d’un noble infortuné, depuis vingt ans plongé injustement +dans une infâme prison. Allons, Schumacker et la liberté vous +attendent. Guerre aux tyrans!</p> + +<p>—Guerre! répétèrent mille voix; et l’on entendit dans les détours du +souterrain un long bruit d’armes se mêler aux sons rauques de la +trompe des montagnes.</p> + +<p>—Arrêtez! cria Ordener.—Il avait descendu précipitamment le reste de +l’échelle. L’idée d’épargner un crime à Schumacker et tant de malheurs +à son pays s’était emparée impérieusement de tout son être. Mais, au +moment où il était apparu sur le seuil du souterrain, la crainte de +perdre, par d’imprudentes déclamations, le père de son Éthel, et +peut-être son Éthel elle-même, avait remplacé tout autre sentiment en +lui; et il était resté là , pâle et jetant un regard étonné sur le +tableau singulier qui s’offrait à sa vue.</p> + +<p>C’était comme une immense place d’une ville souterraine, dont les +limites se perdaient derrière une foule de piliers qui soutenaient les +voûtes. Ces piliers brillaient comme des pilastres de cristal aux +rayons d’un millier de torches que portait une multitude d’hommes +bizarrement armés et répandus confusément dans les profondeurs de la +place. On eût dit, à voir tous ces points lumineux et toutes ces +figures effrayantes errer dans les ténèbres, une de ces assemblées +fabuleuses dont parlent les vieilles chroniques, de sorciers et de +démons qui portaient des étoiles pour flambeaux, et illuminaient la +nuit les vieux bois et les châteaux écroulés.</p> + +<p>Un long cri s’éleva.</p> + +<p>—Un étranger! Mort! mort!</p> + +<p>Cent bras étaient déjà levés sur Ordener. Il porta la main à son côté +pour y chercher son sabre.—Noble jeune homme! dans son généreux élan +il avait oublié qu’il était seul et désarmé.</p> + +<p>—Attendez, attendez! cria une voix, la voix de celui en qui Ordener +voyait l’envoyé de Schumacker.</p> + +<p>C’était un petit homme gras, vêtu de noir, à l’œil gai et faux. Il +s’avança vers Ordener.</p> + +<p>—Qui êtes-vous? lui dit-il.</p> + +<p>Ordener ne répondit pas; il était saisi de toutes parts, et il n’y +avait pas une place sur sa poitrine où ne s’appuyât la pointe d’une +épée ou le canon d’un pistolet.</p> + +<p>—Est-ce que tu as peur? demanda le petit homme avec un sourire.</p> + +<p>—Si ta main était sur mon cÅ“ur au lieu de ces épées, dit froidement +le jeune homme, tu verrais qu’il ne bat pas plus vite que le tien, en +supposant que tu aies un cÅ“ur.</p> + +<p>—Ah! ah! dit le petit homme, il fait le fier! eh bien! qu’il +meure.—Et il tourna le dos.</p> + +<p>—Donne-moi la mort, répliqua Ordener; c’est tout ce que je veux te +devoir.</p> + +<p>—Un instant, seigneur Hacket, dit un vieillard à barbe touffue, qui +se tenait appuyé sur un long mousquet. Vous êtes ici chez moi, et j’ai +seul le droit d’envoyer ce chrétien raconter aux morts ce qu’il a vu +ici.</p> + +<p>Le seigneur Hacket se mit à rire.—Ma foi, mon cher Jonas, comme il +vous plaira! Peu m’importe que cet espion soit jugé par vous, pourvu +qu’il soit condamné.</p> + +<p>Le vieillard se tourna vers Ordener:</p> + +<p>—Allons, dis-nous qui tu es, toi qui souhaitais si audacieusement de +savoir qui nous sommes.</p> + +<p>Ordener garda le silence. Entouré des étranges partisans de ce +Schumacker, pour lequel il aurait si volontiers donné son sang, il +n’éprouvait en ce moment qu’un désir infini de la mort.</p> + +<p>—Sa courtoisie ne veut pas répondre, dit le vieillard. Quand le +renard est pris, il ne crie plus. Tuez-le.</p> + +<p>—Mon brave Jonas, reprit Hacket, que la mort de cet homme soit le +premier exploit de Han d’Islande parmi vous.</p> + +<p>—Oui, oui! crièrent une foule de voix.</p> + +<p>Ordener étonné, mais toujours intrépide, chercha des yeux ce Han +d’Islande, auquel il avait si vaillamment disputé sa vie le matin +même, et vit, avec un redoublement de surprise, s’avancer vers lui un +homme d’une stature colossale, vêtu du costume des montagnards. Ce +géant fixa sur Ordener un regard atrocement stupide, et demanda une +hache.</p> + +<p>—Tu n’es pas Han d’Islande, dit Ordener avec force.</p> + +<p>—Qu’il meure! qu’il meure! cria Hacket d’une voix furieuse.</p> + +<p>Ordener vit qu’il fallait mourir. Il mit la main dans sa poitrine, +afin d’en tirer les cheveux de son Éthel et de leur donner un dernier +baiser. Ce mouvement fit tomber un papier de sa ceinture.</p> + +<p>—Quel est ce papier? dit Hacket; Norbith, prenez ce papier.</p> + +<p>Ce Norbith était un jeune homme dont les traits noirs et durs avaient +une expression de noblesse. Il ramassa le papier et le déploya.</p> + +<p>—Grand Dieu! s’écria-t-il, c’est la passe de mon pauvre ami +Christophorus Nedlam, de ce malheureux camarade qu’ils ont exécuté, il +n’y a pas huit jours, sur la place publique de Skongen, pour fausse +monnaie.</p> + +<p>—Eh bien! dit Hacket avec l’accent d’une attente trompée, gardez ce +chiffon de papier. Je le croyais plus important. Vous, mon cher Han +d’Islande, expédiez votre homme.</p> + +<p>Le jeune Norbith se plaça devant Ordener, et s’écria:</p> + +<p>—Cet homme est sous ma protection. Ma tête tombera avant qu’il tombe +un cheveu de la sienne. Je ne souffrirai pas que le sauf-conduit de +mon ami Christophorus Nedlam soit violé.</p> + +<p>Ordener, si miraculeusement protégé, baissa la tête et s’humilia; car +il se rappelait combien il avait dédaigneusement accueilli en lui-même +le vÅ“u touchant de l’aumônier Athanase Munder:—Puisse le don du +mourant être un bienfait pour le voyageur!</p> + +<p>—Bah! bah! dit Hacket, vous dites là des folies, mon brave Norbith. +Cet homme est un espion; il faut qu’il meure.</p> + +<p>—Donnez-moi ma hache, répéta le géant.</p> + +<p>—Il ne mourra pas! cria Norbith. Que dirait l’esprit de mon pauvre +Nedlam, qu’ils ont indignement pendu? Je vous assure qu’il ne mourra +pas; car Nedlam ne veut pas qu’il meure.</p> + +<p>—En effet, dit le vieux Jonas, Norbith a raison. Comment voulez-vous +qu’on tue cet étranger, seigneur Hacket? il a la passe de +Christophorus Nedlam.</p> + +<p>—Mais c’est un espion, c’est un espion, reprit Hacket.</p> + +<p>Le vieillard se plaça près du jeune homme, devant Ordener, et tous +deux dirent gravement:</p> + +<p>—Il a la passe de Christophorus Nedlam, qui a été pendu à Skongen.</p> + +<p>Hacket vit qu’il fallait céder; car tous les autres commençaient à +murmurer, en disant que cet étranger ne pouvait mourir, puisqu’il +portait le sauf-conduit de Nedlam le faux-monnayeur.</p> + +<p>—Allons, dit-il entre ses dents avec une rage concentrée, qu’il vive +donc. Au reste, c’est votre affaire.</p> + +<p>—Ce serait le diable que je ne le tuerais point, dit Norbith +triomphant.</p> + +<p>En parlant ainsi, il se tourna vers Ordener.</p> + +<p>—Écoute, poursuivit-il, tu dois être un bon frère, puisque tu as la +passe de Nedlam, mon pauvre ami. Nous sommes les mineurs royaux. Nous +nous révoltons pour qu’on nous délivre de la tutelle. Le seigneur +Hacket, que tu vois, dit que nous prenons les armes pouf un certain +comte Schumacker; mais moi je ne le connais pas. Étranger, notre cause +est juste. Écoute, et réponds-moi comme si tu répondais à ton saint +patron. Veux-tu être des nôtres?</p> + +<p>Une idée passa dans l’esprit d’Ordener.</p> + +<p>—Oui, répondit-il.</p> + +<p>Norbith lui présenta un sabre, qu’il reçut en silence.</p> + +<p>—Frère, dit le jeune chef, si tu veux nous trahir, tu commenceras par +me tuer.</p> + +<p>En ce moment le son de la trompe retentit sous les arceaux de la mine, +et l’on entendit des voix éloignées qui disaient: Voilà Kennybol.</p> + +<h2><a name="XXXII" id="XXXII"></a>XXXII</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Il a des pensées dans la tête qui vont jusqu’aux<br /></span> +<span class="i0">cieux.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0"><i>Romances espagnoles.</i><br /></span> +</div></div> + +<p>L'âme a quelquefois des inspirations subites, des illuminations +soudaines, dont un volume entier de pensées et de réflexions +n’exprimerait pas mieux l’étendue, ne sonderait pas plus la +profondeur, que la clarté de mille flambeaux ne rendrait la lueur +immense et rapide de l’éclair.</p> + +<p>On n’essaiera donc pas d’analyser ici l’impulsion impérieuse et +secrète qui, à la proposition du jeune Norbith, jeta le noble fils du +vice-roi de Norvège parmi les bandits qui se révoltaient pour un +proscrit. Ce fut tout à la fois, sans doute, un généreux désir +d’approfondir, à tout prix, cette ténébreuse aventure, mêlé à un +dégoût amer de la vie, à un insouciant désespoir de l’avenir; +peut-être je ne sais quel doute de la culpabilité de Schumacker, +inspiré par tout ce qu’offraient de louche et de faux les apparences +diverses qui avaient frappé le jeune homme, par un instinct inconnu de +la vérité, et surtout par son amour pour Éthel. Enfin, ce fut +certainement une révélation intime du bien qu’un ami clairvoyant de +Schumacker pourrait lui faire, au milieu de ses aveugles partisans.</p> + +<h2><a name="XXXIII" id="XXXIII"></a>XXXIII</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Est-ce là le chef? ses regards m’effraient, je<br /></span> +<span class="i0">n’oserais lui parler.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">MATURIN, <i>Bertram</i><br /></span> +</div></div> + +<p>Aux cris qui annonçaient le fameux chasseur Kennybol, Hacket s’élança +précipitamment au-devant de lui, en laissant Ordener avec les deux +autres chefs.</p> + +<p>—Vous voilà enfin, mon cher Kennybol! Venez que je vous présente à +votre formidable chef, Han d’Islande.</p> + +<p>À ce nom, Kennybol, qui arrivait pâle, haletant, les cheveux hérissés, +le visage inondé de sueur et les mains teintes de sang, recula de +trois pas.</p> + +<p>—Han d’Islande!</p> + +<p>—Allons, dit Hacket, rassurez-vous! il vient pour vous seconder. Ne +voyez en lui qu’un ami, qu’un compagnon.</p> + +<p>Kennybol ne l’entendait pas.</p> + +<p>—Han d’Islande ici! répéta-t-il.</p> + +<p>—Eh oui, dit Hacket, en réprimant un rire équivoque; allez-vous en +avoir peur?</p> + +<p>—Quoi! interrompit pour la troisième fois le chasseur, vous +m’affirmez... Han d’Islande dans—cette mine!...</p> + +<p>Hacket se tourna vers ceux qui l’entouraient:</p> + +<p>—Est-ce que notre brave Kennybol est fou? Puis, s’adressant à +Kennybol:</p> + +<p>—Je vois que c’est la crainte de Han d’Islande qui vous a retardé.</p> + +<p>Kennybol leva la main au ciel:</p> + +<p>—Par Etheldera, la sainte martyre norvégienne, ce n’est pas la +crainte de Han d’Islande, seigneur Hacket, mais bien Han d’Islande +lui-même, je vous jure, qui m’a empêché d'être ici plus tôt.</p> + +<p>Ces paroles firent éclater un murmure d’étonnement parmi la foule de +montagnards et de mineurs qui entouraient les deux interlocuteurs, et +jetèrent sur le front de Hacket le même nuage que l’aspect et le salut +d’Ordener y avaient déjà fait naître un moment auparavant.</p> + +<p>—Comment! que dites-vous? demanda-t-il en baissant la voix.</p> + +<p>—Je dis, seigneur Hacket, que sans votre maudit Han l’Islandais +j’aurais été ici avant le premier cri de la chouette.</p> + +<p>—En vérité! Que vous a-t-il donc fait?</p> + +<p>—Oh! ne me le demandez pas; je veux seulement que ma barbe blanchisse +en un jour, comme le poil d’une hermine, si l’on me surprend de ma +vie, puisqu’il est vrai que je vis encore, à la chasse d’un ours +blanc.</p> + +<p>—Est-ce que vous avez failli être dévoré par un ours? Kennybol haussa +les épaules en signe de mépris:</p> + +<p>—Un ours! voilà un redoutable ennemi! Kennybol dévoré par un ours! +Pour qui me prenez-vous, seigneur Hacket?</p> + +<p>—Ah! pardon, dit Hacket en souriant.</p> + +<p>—Si vous saviez ce qui m’est arrivé, mon brave seigneur, interrompit +le vieux chasseur en baissant la voix, vous ne me répéteriez point que +Han d’Islande est ici.</p> + +<p>Hacket parut de nouveau un moment déconcerté. Il arrêta brusquement +Kennybol par le bras, comme s’il craignait qu’il n’approchât davantage +du point de la place souterraine où l’on apercevait, au-dessus des +têtes des mineurs, la tête énorme du géant.</p> + +<p>—Mon cher Kennybol, dit-il d’une voix presque solennelle, contez-moi, +je vous prie, ce qui a causé votre retard. Vous sentez qu’au moment où +nous sommes, tout peut être d’une haute importance.</p> + +<p>—Cela est vrai, dit Kennybol après un moment de réflexion.</p> + +<p>Alors, cédant aux instances réitérées de Hacket, il lui raconta +comment il avait, le matin même, aidé de six compagnons, poussé un +ours blanc jusqu’aux environs de la grotte de Walderhog, sans +s’apercevoir, dans l’ardeur de la chasse, qu’il était si près de ce +lieu redoutable; comment les plaintes de l’ours aux abois avaient +attiré un petit homme, un monstre, un démon, qui, armé d’une hache de +pierre, s’était jeté sur eux à la défense de l’ours. L’apparition de +cette espèce de diable, qui ne pouvait être autre que Han, le démon +islandais, les avait glacés tous sept de terreur; enfin, ses six +malheureux camarades avaient été victimes des deux monstres, et lui, +Kennybol, n’avait dû son salut qu’à une prompte fuite, qui n’avait pas +été entravée, grâce à son agilité, à la fatigue de Han d’Islande, et, +avant tout, à la protection du bienheureux patron des chasseurs, saint +Sylvestre.</p> + +<p>—Vous voyez, seigneur Hacket, dit-il en terminant son récit encore +plein de son épouvante, et orné de toutes les fleurs de la rhétorique +des montagnes, vous voyez que si je viens tard, ce n’est pas moi qu’il +faut accuser, et qu’il est impossible que le démon d’Islande, que j’ai +laissé ce matin avec son ours, s’acharnant sur les cadavres de mes six +pauvres camarades dans la bruyère de Walderhog, soit maintenant, comme +notre ami, dans cette mine d’Apsyl-Corh, à notre rendez-vous. Je vous +proteste que cela ne se peut. Je le connais, à présent, ce démon +incarné; je l’ai vu!</p> + +<p>Hacket, qui avait tout écouté attentivement, prit la parole et dit +d’une voix grave:</p> + +<p>—Mon brave ami Kennybol, quand vous parlez de Han d’Islande ou de +l’enfer, ne croyez rien impossible. Je savais tout ce que vous venez +de me dire.</p> + +<p>L’expression de l’extrême étonnement et de la plus naïve crédulité se +peignit sur les traits sauvages du vieux chasseur des monts de Kole.</p> + +<p>—Comment?</p> + +<p>—... Oui, poursuivit Hacket, sur le visage duquel un observateur plus +adroit eût peut-être démêlé quelque chose de triomphant et de +sardonique, je savais tout, excepté pourtant que vous fussiez le héros +de cette triste aventure. Han d’Islande me l’avait contée en me +suivant ici.</p> + +<p>—Vraiment! dit Kennybol; et son regard attaché sur Hacket venait de +prendre un air de crainte et de respect.</p> + +<p>Hacket continua avec le même sang-froid:</p> + +<p>—Sans doute; mais maintenant, soyez tranquille, je vais vous conduire +à ce formidable Han d’Islande.</p> + +<p>Kennybol poussa un cri d’effroi.</p> + +<p>—Soyez tranquille, vous dis-je, reprit Hacket. Voyez en lui votre +chef et votre camarade; gardez-vous seulement de lui rappeler en rien +ce qui s’est passé ce matin. Vous comprenez?</p> + +<p>Il fallut céder, mais ce ne fut pas sans une vive répugnance +intérieure qu’il consentit à se laisser présenter au démon. Ils +s’avancèrent vers le groupe où étaient Ordener, Jonas et Norbith.</p> + +<p>—Mon bon Jonas, mon cher Norbith, dit Kennybol, que Dieu vous +assiste!</p> + +<p>—Nous en avons besoin, Kennybol, dit Jonas. En ce moment le regard +de Kennybol s’arrêta sur celui d’Ordener, qui cherchait le sien.</p> + +<p>—Ah! vous voilà , jeune homme, dit-il en s’approchant vivement de lui +et lui tendant sa main ridée et rude, soyez le bienvenu. Il paraît que +votre hardiesse a eu bon succès?</p> + +<p>Ordener, qui ne comprenait pas que ce montagnard parût le comprendre +si bien, allait provoquer une explication, quand Norbith s’écria:</p> + +<p>—Vous connaissez donc cet étranger, Kennybol?</p> + +<p>—Par mon ange gardien, si je le connais! Je l’aime et je l’estime. Il +est dévoué comme nous tous à la bonne cause que nous servons.</p> + +<p>Et il lança vers Ordener un second regard d’intelligence, auquel +celui-ci se préparait à répondre, lorsque Hacket, qui était allé +chercher son géant, que tous ces bandits semblaient fuir avec effroi, +les aborda tous quatre en disant:</p> + +<p>—Mon brave chasseur Kennybol, voici votre chef, le fameux Han de +Klipstadur!</p> + +<p>Kennybol jeta sur le brigand gigantesque un coup d’œil où il y avait +plus de surprise encore que de crainte, et se pencha vers l’oreille de +Hacket:</p> + +<p>—Seigneur Hacket, le Han d’Islande que j’ai laissé ce matin à +Walderhog était un petit homme.</p> + +<p>Hacket lui répondit à voix basse:</p> + +<p>—Vous oubliez, Kennybol! un démon!</p> + +<p>—Il est vrai, dit le crédule chasseur, il aura changé de forme.</p> + +<p>Et il se détourna en tremblant pour faire furtivement un signe de +croix.</p> + +<h2><a name="XXXIV" id="XXXIV"></a>XXXIV</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Le masque approche; c’est Angelo lui-même; le<br /></span> +<span class="i0">drôle entend bien son métier; il faut qu’il soit<br /></span> +<span class="i0">sûr de son fait.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">LESSING<br /></span> +</div></div> + +<p>C’est dans une sombre forêt de vieux chênes, où pénètre à peine le +pâle crépuscule du matin, qu’un homme de petite taille en aborde un +autre qui est seul, et qui paraît l’attendre. L’entretien suivant +commence à voix basse:</p> + +<p>—Daigne votre grâce me pardonner si je l’ai fait attendre! Plusieurs +incidents m’ont retardé.</p> + +<p>—Lesquels?</p> + +<p>—Le chef des montagnards, Kennybol, n’est arrivé au rendez-vous qu’à +minuit; et nous avons en revanche été troublés par un témoin +inattendu.</p> + +<p>—Qui donc?</p> + +<p>—C’est un homme qui s’est jeté comme un fou dans la mine au milieu de +notre sanhédrin. J’ai pensé d’abord que c’était un espion, et j’ai +voulu le faire poignarder; mais il s’est trouvé porteur de la +sauvegarde de je ne sais quel pendu fort respecté de nos mineurs, et +ils l’ont pris sous leur protection. Je pense, en y réfléchissant, que +ce n’est sans doute qu’un voyageur curieux ou un savant imbécile. En +tout cas, j’ai disposé mes mesures à son égard.</p> + +<p>—Tout va-t-il bien du reste?</p> + +<p>—Fort bien. Les mineurs de Guldbranshal et de Fa-roër, commandés par +le jeune Norbith et le vieux Jonas, les montagnards de Kole, conduits +par Kennybol, doivent être en marche en ce moment. À quatre milles de +l’Étoile-Bleue, leurs compagnons de Hubfallo et de Sund-Moër les +joindront; ceux de Kongsberg et la troupe des forgerons du Smiasen, +qui ont déjà forcé la garnison de Walhstrom de se retirer, comme le +noble comte le sait, les attendent quelques milles plus loin.—Enfin, +mon cher et honoré maître, toutes ces bandes réunies feront halte +cette nuit à deux milles de Skongen, dans les gorges du Pilier-Noir.</p> + +<p>—Mais votre Han d’Islande, comment l’ont-ils reçu?</p> + +<p>—Avec une entière crédulité.</p> + +<p>—Que ne puis-je venger la mort de mon fils sur ce monstre! Quel +malheur qu’il nous ait échappé!</p> + +<p>—Mon noble seigneur, usez d’abord du nom de Han d’Islande pour vous +venger de Schumacker; vous aviserez ensuite au moyen de vous venger de +Han lui-même. Les révoltés marcheront aujourd’hui tout le jour et +feront halte ce soir, pour passer la nuit dans le défilé du +Pilier-Noir, à deux milles de Skongen.</p> + +<p>—Comment! vous laisseriez pénétrer si près de Skongen un +rassemblement aussi considérable?—MusdÅ“mon!...</p> + +<p>—Un soupçon, noble comte! Que votre grâce daigne envoyer, à l’instant +même, un messager au colonel Voethaün, dont le régiment doit être en +ce moment à Skongen; informez-le que toutes les forces des insurgés +seront campées cette nuit sans défiance dans le défilé du Pilier-Noir, +qui semble avoir été créé exprès pour les embuscades.</p> + +<p>—Je vous comprends; mais pourquoi, mon cher, avoir tout disposé de +façon que les rebelles soient si nombreux?</p> + +<p>—Plus l’insurrection sera formidable, seigneur, plus le crime de +Schumacker et votre mérite seront grands. D’ailleurs il importe +qu’elle soit entièrement éteinte d’un seul coup.</p> + +<p>—Bien! mais pourquoi le lieu de la halte est-il si voisin de Skongen?</p> + +<p>—Parce que, dans toutes les montagnes, c’est le seul où la défense +soit impossible. Il ne sortira de là que ceux qui sont désignés pour +figurer devant le tribunal.</p> + +<p>—À merveille!—Quelque chose, MusdÅ“mon, me dit de terminer +promptement cette affaire. Si tout est rassurant de ce côté, tout est +inquiétant de l’autre. Vous savez que nous avons fait faire à +Copenhague des recherches secrètes sur les papiers qui pouvaient être +tombés au pouvoir de ce Dispolsen?</p> + +<p>—Eh bien, seigneur?</p> + +<p>—Eh bien, je viens d’apprendre à l’instant que cet intrigant avait eu +des rapports mystérieux avec ce maudit astrologue Cumbysulsum.</p> + +<p>—Qui est mort dernièrement?</p> + +<p>—Oui; et que le vieux sorcier avait en mourant remis à l’agent de +Schumacker des papiers.</p> + +<p>—Damnation! il avait des lettres de moi, un exposé de notre plan!</p> + +<p>—De votre plan, MusdÅ“mon!</p> + +<p>—Mille pardons, noble comte! Mais aussi pourquoi votre grâce +avait-elle été se livrer à ce charlatan de Cumbysulsum? le vieux +traître!</p> + +<p>—Écoutez, MusdÅ“mon, je ne suis pas comme vous un être sans croyance +et sans foi.—Ce n’est pas sans de justes raisons, mon cher, que j’ai +toujours eu confiance dans la science magique du vieux Cumbysulsum.</p> + +<p>—Que votre grâce n’a-t-elle eu autant de défiance de sa fidélité que +de confiance en sa science? Au surplus, ne nous alarmons pas, mon +noble maître, Dispolsen est mort, ses papiers sont perdus; dans +quelques jours il ne sera plus question de ceux auxquels ils +pourraient servir.</p> + +<p>—En tout cas quelle accusation pourrait monter jusqu’à moi?</p> + +<p>—Ou jusqu’à moi, protégé par votre grâce?</p> + +<p>—Oh oui, mon cher, vous pouvez, certes, compter sur moi; mais hâtons, +je vous prie, le dénoûment de tout ceci; je vais envoyer le messager +au colonel. Venez, mes gens m’attendent derrière ces halliers, et il +faut reprendre le chemin de Drontheim, que le mecklembourgeois a +quitté sans doute. Allons, continuez à me bien servir, et, malgré tous +les Cumbysulsum et les Dispolsen de la terre, comptez sur moi à la vie +et à la mort!</p> + +<p>—Je prie votre grâce de croire... Diable!</p> + +<p>Ici ils s’enfoncèrent tous deux dans le bois, dans les détours duquel +leurs voix s’éteignirent peu à peu; et bientôt après on n’y entendit +plus que le bruit des pas des deux chevaux qui s’éloignaient.</p> + +<h2><a name="XXXV" id="XXXV"></a>XXXV</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">.... Battez, tambours! ils viennent!<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">.... Ils ont fait serment tous, et tous le même<br /></span> +<span class="i0">serment, de ne pas rentrer en Castille sans le<br /></span> +<span class="i0">comte prisonnier, leur seigneur.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">Ils ont sa statue de pierre dans un chariot, et<br /></span> +<span class="i0">sont résolus à ne retourner en arrière qu’en<br /></span> +<span class="i0">voyant la statue s’en retourner elle-même.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">Et en signe que celui qui ferait un pas en arrière<br /></span> +<span class="i0">serait regardé comme un traître, ils ont tous levé<br /></span> +<span class="i0">la main et prêté leur serment.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">.............................................<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">Et ils marchent vers Arlançon, aussi vite que<br /></span> +<span class="i0">peuvent aller les bÅ“ufs qui traînent le chariot;<br /></span> +<span class="i0">ils ne s’arrêtent pas plus que le soleil.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">Burgos reste désert; seulement les femmes et les<br /></span> +<span class="i0">enfants y sont demeurés; il en est ainsi dans les<br /></span> +<span class="i0">environs.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">Ils vont causant ensemble du cheval et du faucon,<br /></span> +<span class="i0">et se demandant s’il faut affranchir la Castille<br /></span> +<span class="i0">du tribut qu’elle paie à Léon.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">Et avant d’entrer dans la Navarre, ils rencontrent<br /></span> +<span class="i0">sur la frontière...—<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0"><i>Romances espagnoles.</i><br /></span> +</div></div> + +<p>Pendant que la conversation qu’on vient de lire avait lieu dans une +des forêts qui avoisinent le Smiasen, les révoltés, divisés en trois +colonnes, sortirent de la mine de plomb d’Apsyl-Corh, par l’entrée +principale, qui s’ouvre de plain-pied sur un ravin profond. Ordener, +qui, malgré son désir de se rapprocher de Kennybol, avait été rangé +dans la bande de Norbith, ne vit d’abord qu’une longue procession de +torches, dont les feux, luttant avec les premières lueurs du jour, se +réfléchissaient sur des haches, des fourches, des pioches, des massues +armées de pointes de fer, d’énormes marteaux, des pics, des leviers et +toutes les armes grossières que la révolte peut emprunter au travail, +mêlées à d’autres armes régulières, qui annonçaient que cette révolte +était une conspiration, des mousquets, des piques, des sabres, des +carabines et des arquebuses. Quand le soleil eut paru, et que la +lumière des torches ne fut plus que de la fumée, il put mieux observer +l’aspect de cette singulière armée, qui s’avançait en désordre, avec +des chants rauques et des cris sauvages, pareille à un troupeau de +loups affamés qui vont à la conquête d’un cadavre. Elle était partagée +en trois divisions, ou plutôt en trois foules. D’abord marchaient les +montagnards de Kole, commandés par Kennybol, auquel ils ressemblaient +tous par leur costume de peaux de bêtes, et presque par leur mine +farouche et hardie. Puis venaient les jeunes mineurs de Norbith et les +vieux de Jonas, avec leurs grands feutres, leurs larges pantalons, +leurs bras entièrement nus et leurs visages noirs, qui tournaient vers +le soleil des yeux stupides. Au-dessus de ces bandes tumultueuses +flottaient pêle-mêle des bannières couleur de feu, sur lesquelles on +lisait différentes devises, telles que: Vive Schumacker!—Délivrons +notre libérateur!—Liberté aux mineurs! Liberté au comte de +Griffenfeld!—Mort à Guldenlew!—Mort aux oppresseurs! Mort à +d’Ahlefeld!—Les rebelles paraissaient plutôt considérer ces enseignes +comme des fardeaux que comme des ornements, et elles passaient de main +en main quand les porte-étendards étaient fatigués ou voulaient mêler +le son discordant de leur trompe aux psalmodies et aux vociférations +de leurs camarades.</p> + +<p>L’arrière-garde de cette étrange armée se composait de dix chariots +traînés par des rennes et de grands ânes, destinés sans doute à porter +les munitions; et l’avant-garde, du géant amené par Hacket, qui +marchait seul, armé d’une massue et d’une hache, et bien loin duquel +venaient, avec une sorte de terreur, les premiers rangs commandés par +Kennybol, qui ne le quittait pas des yeux, comme pour pouvoir suivre +son chef diabolique dans les diverses transfigurations qu’il lui +plairait de subir.</p> + +<p>Ce torrent de rebelles descendait ainsi avec une rumeur confuse et en +remplissant les bois de pins du bruit de la trompe des montagnes du +Drontheimhus septentrional. Il fut bientôt grossi par les diverses +bandes de Sund-Moër, de Hubfallo, de Kongsberg, et la troupe des +forgerons du Smiasen, qui présentait un contraste bizarre avec le +reste des révoltés. C’étaient des hommes grands et forts, armés de +pinces et de marteaux, ayant pour cuirasses de larges tabliers de +cuir, ne portant pour enseigne qu’une haute croix de bois, qui +marchaient gravement et en cadence, avec une régularité plus +réligieuse encore que militaire sans autre chant de guerre que les +psaumes et les cantiques de la bible. Ils n’avaient de chef que leur +porte-croix, qui s’avançait sans armes à leur tête.</p> + +<p>Tout ce ramas d’insurgés ne rencontrait pas un être humain sur son +passage. À leur approche, le chevrier poussait son troupeau dans une +caverne, et le paysan désertait son village; car l’habitant des +plaines et des vallées est partout le même, il craint la trompe des +bandits de même que le cor des archers.</p> + +<p>Ils traversèrent ainsi des collines et des forêts semées de rares +bourgades, suivirent des routes sinueuses où l’on voyait plus de +traces de bêtes fauves que de pas d’hommes, côtoyèrent des lagunes, +franchirent des torrents, des ravins, des marais. Ordener ne +connaissait aucun de ces lieux. Une fois seulement, son regard, se +levant, rencontra a l’horizon l’apparence lointaine et bleuâtre d’une +grande roche courbée. Il se pencha vers un de ses grossiers compagnons +de voyage:</p> + +<p>—Ami, quel est ce rocher là -bas, au sud, à droite?</p> + +<p>—C’est le Cou-de-Vautour, le rocher d’Oëlmoe, répondit l’autre.</p> + +<p>Ordener soupira profondément.</p> + +<h2><a name="XXXVI" id="XXXVI"></a>XXXVI</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Ma fille, Dieu vous garde et vous veuille bénir!<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">RÉGNIER<br /></span> +</div></div> + +<p>Guenon, perroquets, peignes et rubans, tout était prêt chez la +comtesse d’Ahlefeld pour recevoir le lieutenant Frédéric. Elle avait +fait venir à grands frais le dernier roman de la fameuse Scudéry. On +l’avait, par son ordre, revêtu d’une riche reliure à fermoirs de +vermeil ciselé, et placé entre les flacons d’essence et les boîtes de +mouches, sur l’élégante toilette à pieds dorés, ornée de mosaïque de +bois, dont elle avait meublé le boudoir futur de son cher enfant +Frédéric. Quand elle eut ainsi parcouru le cercle minutieux de ces +petits soins maternels, qui l’avaient un moment distraite de la haine, +elle songea qu’elle n’avait plus autre chose à faire que de nuire à +Schumacker et à Éthel. Le départ du général Levin les lui livrait sans +défense.</p> + +<p>Il s’était passé depuis peu dans le donjon de Munckholm une foule de +choses sur lesquelles elle n’avait pu obtenir que des données très +vagues.—Quel était le serf, vassal ou paysan, qui, à en croire les +paroles très ambiguës et très embarrassées de Frédéric, s’était fait +aimer de la fille de l’ex-chancelier?—Quels étaient les rapports du +baron Ordener avec les prisonniers de Munckholm?—Quels étaient les +motifs incompréhensibles de l’absence si singulière d’Ordener, dans un +moment où les deux royaumes n’étaient occupés que de son prochain mariage +avec cette Ulrique d’Ahlefeld qu’il paraissait dédaigner?—Enfin, que +s’était-il passé entre Levin de Knud et Schumacker?—L’esprit de la +comtesse se perdait en conjectures. Elle résolut enfin, pour éclaircir +tous ces mystères, de hasarder une descente à Munckholm, conseil que lui +donnaient à la fois sa curiosité de femme et ses intérêts d’ennemie.</p> + +<p>Un soir qu’Éthel, seule dans le jardin du donjon, venait de graver, +pour la sixième fois, avec le diamant d’une bague, je ne sais quel +chiffre mystérieux sur le pilier noir de la poterne qui avait vu +disparaître son Ordener, cette porte s’ouvrit. La jeune fille +tressaillit. C’était la première fois que cette poterne s’ouvrait, +depuis qu’elle s’était refermée sur lui.</p> + +<p>Une grande femme pâle, vêtue de blanc, était devant elle. Elle +présentait à Éthel un sourire doux comme du miel empoisonné, et il y +avait, derrière son regard paisible et bienveillant, comme une +expression de haine, de dépit et d’admiration involontaire.</p> + +<p>Éthel la considéra avec étonnement, presque avec crainte. Depuis sa +vieille nourrice, qui était morte entre ses bras, c’était la première +femme qu’elle voyait dans la sombre enceinte de Munckholm.</p> + +<p>—Mon enfant, dit doucement l’étrangère, vous êtes la fille du +prisonnier de Munckholm?</p> + +<p>Éthel ne put s’empêcher de détourner la tête; quelque chose en elle ne +sympathisait pas avec l’étrangère, et il lui semblait qu’il y avait du +venin dans le souffle qui accompagnait cette douce voix.—Elle +répondit:</p> + +<p>—Je m’appelle Éthel Schumacker. Mon père dit qu’on me nommait, dans +mon berceau, comtesse de Tongsberg et princesse de Wollin.</p> + +<p>—Votre père vous dit cela! s’écria la grande femme avec un accent +qu’elle réprima aussitôt. Puis elle ajouta:—Vous avez éprouvé bien +des malheurs!</p> + +<p>—Le malheur m’a reçue à ma naissance dans ses bras de fer, répondit +la jeune prisonnière; mon noble père dit qu’il ne me quittera qu’à ma +mort.</p> + +<p>Un sourire passa sur les lèvres de l’étrangère, qui reprit du ton de +la pitié:</p> + +<p>—Et vous ne murmurez pas contre ceux qui ont jeté votre vie dans ce +cachot? vous ne maudissez pas les auteurs de votre infortune?</p> + +<p>—Non, de peur que notre malédiction n’attire sur eux des maux pareils +à ceux qu’ils nous font souffrir.</p> + +<p>—Et, continua la femme blanche avec un front impassible, +connaissez-vous les auteurs de ces maux dont vous vous plaignez?</p> + +<p>Éthel réfléchit un moment et dit:</p> + +<p>—Tout s’est fait par la volonté du ciel.</p> + +<p>—Votre père ne vous parle jamais du roi?</p> + +<p>—Le roi? c’est celui pour lequel je prie matin et soir sans le +connaître.</p> + +<p>Éthel ne comprit pas pourquoi l’étrangère se mordit les lèvres à cette +réponse.</p> + +<p>—Votre malheureux père ne vous nomme jamais, dans sa colère, ses +implacables ennemis, le général Arensdorf, l’évêque Spollyson, le +chancelier d’Ahlefeld?</p> + +<p>—J’ignore de qui vous me parlez.</p> + +<p>—Et connaissez-vous le nom de Levin de Knud?</p> + +<p>Le souvenir de la scène qui s’était passée la surveille entre le +gouverneur de Drontheim et Schumacker était trop récent dans l’esprit +d’Éthel, pour que le nom de Levin de Knud ne la frappât point.</p> + +<p>—Levin de Knud? dit-elle; il me semble que c’est cet homme pour +lequel mon père a tant d’estime et presque tant d’affection.</p> + +<p>—Comment! s’écria la grande femme.</p> + +<p>—Oui, reprit la jeune fille, c’est ce Levin de Knud que mon seigneur +et père défendait si vivement avant-hier contre le gouverneur de +Drontheim.</p> + +<p>Ces paroles redoublèrent la surprise de l’autre:</p> + +<p>—Contre le gouverneur de Drontheim! Ne vous jouez pas de moi, ma +fille. Ce sont vos intérêts qui m’amènent. Votre père prenait contre +le gouverneur de Drontheim le parti du général Levin de Knud!</p> + +<p>—Du général! il me semble que c’était du capitaine... Mais non; vous +avez raison.—Mon père, poursuivit Éthel, paraissait conserver autant +d’attachement à ce général Levin de Knud qu’il témoignait de haine au +gouverneur du Drontheimhus.</p> + +<p>—Voilà encore un étrange mystère! dit en elle-même la grande femme +pâle, dont la curiosité s’allumait de plus en plus.—Ma chère enfant, +que s’est-il donc passé entre votre père et le gouverneur de +Drontheim?</p> + +<p>L’interrogatoire fatiguait la pauvre Éthel, qui regarda fixement la +grande femme.</p> + +<p>—Suis-je donc une criminelle pour que vous m’interrogiez ainsi?</p> + +<p>À ce mot si simple, l’inconnue parut interdite, comme si elle sentait +le fruit de son adresse lui échapper. Elle reprit néanmoins, d’une +voix légèrement émue:</p> + +<p>—Vous ne me parleriez pas ainsi si vous saviez pourquoi et pour qui +je viens.</p> + +<p>—Quoi! dit Éthel, viendriez-vous de sa part? m’apporteriez-vous un +message de lui?</p> + +<p>Et tout son sang rougissait son beau visage; et tout son cÅ“ur s’était +soulevé dans son sein, gonflé d’impatience et d’inquiétude.</p> + +<p>—... De qui? demanda l’autre.</p> + +<p>La jeune fille s’arrêta au moment de prononcer le nom adoré. Elle +avait vu luire dans l’œil de l’étrangère un éclair de sombre joie qui +semblait un rayon de l’enfer. Elle dit tristement:</p> + +<p>—Vous ne savez pas de qui je veux parler. L’expression de l’attente +trompée se peignit pour la seconde fois sur le visage bienveillant de +l’autre.</p> + +<p>—Pauvre jeune fille! s’écria-t-elle, que pourrais-je faire pour vous?</p> + +<p>Éthel n’entendait pas. Sa pensée était derrière les montagnes du +septentrion, à la suite de l’aventureux voyageur. Sa tête s’était +baissée sur son sein, et ses mains s’étaient jointes comme +d’elles-mêmes.</p> + +<p>—Votre père espère-t-il sortir de cette prison? Cette question, que +l’inconnue répéta deux fois, ramena Éthel à elle-même.</p> + +<p>—Oui, dit-elle.</p> + +<p>Et une larme roula dans ses yeux.</p> + +<p>Ceux de l’étrangère s’étaient animés à cette réponse.</p> + +<p>—Il l’espère, dites-moi! et comment? par quel moyen? quand?</p> + +<p>—Il espère sortir de cette prison, parce qu’il espère sortir de la +vie.</p> + +<p>Il y a quelquefois dans la simplicité d’une âme douce et jeune une +puissance qui se joue des ruses d’un cÅ“ur vieilli dans la méchanceté. +Cette pensée parut agiter l’esprit de la grande femme, car +l’expression de son visage changea tout à coup; et, posant sa main +froide sur le bras d’Éthel:</p> + +<p>—Écoutez-moi, dit-elle d’un ton qui était presque de la franchise; +avez-vous entendu dire que les jours de votre père sont de nouveau +menacés d’une enquête juridique? qu’il est soupçonné d’avoir fomenté +une révolte parmi les mineurs du Nord?</p> + +<p>Ces mots de révolte et d’enquête n’offraient pas d’idée claire à +Éthel; elle leva son grand Å“il noir sur l’inconnue:</p> + +<p>—Que voulez-vous dire?</p> + +<p>—Que votre père conspire contre l’état; que son crime est presque +découvert; que ce crime entraîne la peine de mort.</p> + +<p>—Mort! crime!... s’écria la pauvre enfant.</p> + +<p>—Crime et mort, dit gravement la femme étrangère.</p> + +<p>—Mon père! mon noble père! poursuivit Éthel.</p> + +<p>Hélas! lui qui passe ses jours à m’entendre lire l’Edda et l’Évangile! +lui, conspirer! Que vous a-t-il donc fait?</p> + +<p>—Ne me regardez pas ainsi; je vous le répète, je suis loin d'être +votre ennemie. Votre père est soupçonné d’un grand crime, je vous en +avertis. Peut-être, au lieu de ces témoignages de haine, aurais-je +droit à quelque reconnaissance.</p> + +<p>Ce reproche toucha Éthel.</p> + +<p>—Oh! pardon, noble dame! pardon! Jusqu’ici quel être humain +avons-nous vu qui ne fût de nos ennemis? J’ai été défiante envers +vous; vous me le pardonnez, n’est-ce pas?</p> + +<p>L’étrangère sourit.</p> + +<p>—Quoi! ma fille! est-ce que jusqu’à ce jour vous n’avez pas encore +rencontré un ami?</p> + +<p>Une vive rougeur enflamma les joues d’Éthel. Elle hésita un moment.</p> + +<p>—Oui.—Dieu connaît la vérité. Nous avons trouvé un ami, noble dame. +Un seul!</p> + +<p>—Un seul! dit précipitamment la grande femme. Nommez-le-moi, de +grâce; vous ne savez pas combien il est important. C’est pour le salut +de votre père. Quel est cet ami?</p> + +<p>—Je l’ignore, dit Éthel. L’inconnue pâlit.</p> + +<p>—Est-ce parce que je veux vous servir que vous vous jouez de moi? +Songez qu’il s’agit des jours de votre père. Quel est, dites, quel est +l’ami dont vous me parliez?</p> + +<p>—Le ciel sait, noble dame, que je ne connais de lui que son nom, qui +est Ordener.</p> + +<p>Éthel dit ces mots avec cette peine que l’on éprouve à prononcer +devant un indifférent le nom sacré qui réveille en nous tout ce qui +aime.</p> + +<p>—Ordener! Ordener! répéta l’inconnue avec une émotion étrange, tandis +que ses mains froissaient vivement la blanche broderie de son +voile.—Et quel est le nom de son père? demanda-t-elle d’une voix +troublée.</p> + +<p>—Je ne sais, répondit la jeune fille. Qu’importent sa famille et son +père! Cet Ordener, noble dame, est le plus généreux des hommes.</p> + +<p>Hélas! l’accent qui accompagnait cette parole avait livré tout le +secret du cÅ“ur d’Éthel à la pénétration de l’étrangère.</p> + +<p>L’étrangère prit un air calme et composé, et fit cette demande sans +quitter la jeune fille du regard:</p> + +<p>—Avez-vous entendu parler du prochain mariage du fils du vice-roi +avec la fille du grand-chancelier actuel, d’Ahlefeld?</p> + +<p>Il fallut recommencer cette question, pour ramener l’esprit d’Éthel à +des idées qui ne semblaient point l’intéresser.</p> + +<p>—Je crois que oui, fut toute sa réponse.</p> + +<p>Sa tranquillité, son air indifférent parurent surprendre l’inconnue.</p> + +<p>—Eh bien! que pensez-vous de ce mariage?</p> + +<p>Il lui fut impossible d’apercevoir la moindre altération dans les +grands yeux d’Éthel tandis qu’elle répondait:</p> + +<p>—En vérité, rien. Puisse leur union être heureuse!</p> + +<p>—Les comtes Guldenlew et d’Ahlefeld, pères des deux fiancés, sont +deux grands ennemis de votre père.</p> + +<p>—Puisse, répéta doucement Éthel, l’union de leurs enfants être +heureuse!</p> + +<p>—Il me vient une idée, poursuivit l’astucieuse inconnue. Si les jours +de votre père sont menacés, vous pourriez, à l’occasion de ce grand +mariage, faire obtenir sa grâce par le fils du comte vice-roi.</p> + +<p>—Les saints vous récompenseront de tous vos bons soins pour nous, +noble dame; mais comment faire parvenir ma prière jusqu’au fils du +vice-roi?</p> + +<p>Ces paroles étaient prononcées avec tant de bonne foi qu’elles +arrachèrent à l’étrangère un geste d’étonnement.</p> + +<p>—Quoi! est-ce que vous ne le connaissez pas?</p> + +<p>—Ce puissant seigneur! s’écria Éthel; vous oubliez qu’aucun de mes +regards n’a encore franchi l’enceinte de cette forteresse.</p> + +<p>—Mais vraiment, murmura entre ses dents la grande femme, que me +disait donc ce vieux fou de Levin? Elle ne le connaît pas.—Impossible +cependant! dit-elle en élevant la voix; vous devez avoir vu le fils du +vice-roi, il est venu ici.</p> + +<p>—Cela se peut, noble dame; de tous les hommes qui sont venus ici je +n’ai jamais vu que lui, mon Ordener.</p> + +<p>—Votre Ordener! interrompit l’inconnue.—Elle continua, sans paraître +s’apercevoir de la rougeur d’Éthel:—Connaissez-vous un jeune homme au +visage noble, à la taille élégante, à la démarche grave et assurée? +son Å“il est doux et austère, son teint frais comme celui d’une jeune +fille, ses cheveux châtains.</p> + +<p>—Oh! s’écria la pauvre Éthel, c’est lui, c’est mon fiancé, mon adoré +Ordener! Dites-moi, noble et chère dame, m’apportez-vous de ses +nouvelles? Où l’avez-vous rencontré? Il vous a dit qu’il daignait +m’aimer, n’est-il pas vrai? Il vous a dit qu’il avait tout mon amour. +Hélas! une malheureuse prisonnière n’a que son amour au monde. Ce +noble ami! Il n’y a pas huit jours, je le voyais encore à cette même +place, avec son manteau vert, sous lequel bat un si généreux cÅ“ur, et +cette plume noire qui se balançait avec tant de grâce sur son beau +front.</p> + +<p>Elle n’acheva pas. Elle vit la grande femme inconnue trembler, pâlir +et rougir, et crier d’une voix foudroyante à ses oreilles:</p> + +<p>—Malheureuse! tu aimes Ordener Guldenlew, le fiancé d’Ulrique +d’Ahlefeld, le fils du mortel ennemi de ton père, du vice-roi de +Norvège!</p> + +<p>Éthel tomba évanouie.</p> + +<h2><a name="XXXVII" id="XXXVII"></a>XXXVII</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">CAUPOLICAN.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">Marchez avec tant de précaution que la terre<br /></span> +<span class="i0">elle-même n’entende pas le bruit de vos pas...<br /></span> +<span class="i0">Redoublez de soins, mes amis... Si nous arrivons<br /></span> +<span class="i0">sans être entendus, je vous réponds de la<br /></span> +<span class="i0">victoire.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">TUCAPEL.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">La nuit a tout couvert de ses voiles; une<br /></span> +<span class="i0">obscurité effrayante enveloppe la terre. Nous<br /></span> +<span class="i0">n’entendons aucune sentinelle, nous n’avons point<br /></span> +<span class="i0">aperçu d’espions.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">RINGO.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">Avançons!<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">. . . . . . . . . .<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">TUCAPEL.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">Qu’entends-je? serions-nous découverts?<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">LOPE DE VEGA, <i>l’Arauque dompté</i><br /></span> +</div></div> + +<p>—Dis-moi, Guldon Stayper, mon vieux camarade, sais-tu que la bise du +soir commence à me rabattre vigoureusement les poils de mon bonnet sur +le visage?</p> + +<p>C’était Kennybol, qui, détachant un moment son regard du géant qui +marchait en tête des révoltés, s’était tourné à demi vers l’un des +montagnards que le hasard d’une course désordonnée avait placé près de +lui.</p> + +<p>Celui-ci secoua la tête, et changea d’épaule la bannière qu’il +portait, avec un grand soupir de lassitude.</p> + +<p>—Hum! je crois, notre capitaine, que dans ces maudites gorges du +Pilier-Noir, où le vent se précipite comme un torrent, nous n’aurons +pas tout à fait aussi chaud cette nuit qu’une flamme qui danse sur la +braise.</p> + +<p>—Il faudra faire de tels feux que les vieilles chouettes en soient +éveillées au haut des rochers, dans leurs palais de ruines. Je n’aime +pas les chouettes; dans cette horrible nuit où j’ai vu la fée Ubfem, +elle avait la forme d’une chouette.</p> + +<p>—Par saint Sylvestre! interrompit Guldon Stayper en détournant la +tête, l’ange du vent nous donne de furieux coups d’ailes!—Si l’on +m’en croit, capitaine Kennybol, on mettra le feu à tous les sapins +d’une montagne. D’ailleurs ce sera une belle chose à voir qu’une armée +se chauffant avec une forêt.</p> + +<p>—À Dieu ne plaise, mon cher Guldon! et les chevreuils! et les +gerfauts! et les faisans! fais cuire le gibier, à merveille; mais ne +le fais pas brûler.</p> + +<p>Le vieux Guldon se mit à rire:</p> + +<p>—Notre capitaine, tu es bien toujours le même démon Kennybol, le loup +des chevreuils, l’ours des loups, et le buffle des ours!</p> + +<p>—Sommes-nous encore loin du Pilier-Noir? demanda une voix parmi les +chasseurs.</p> + +<p>—Compagnon, répondit Kennybol, nous entrerons dans les gorges à la +nuit tombante; nous voici dans un instant aux Quatre-Croix. Il se fit +un moment de silence, pendant lequel on n’entendit que le bruit +multiplié des pas, le gémissement de la bise, et le chant éloigné de +la bande des forgerons du lac Smiasen.</p> + +<p>—Ami Guldon Stayper, reprit Kennybol après avoir sifflé l’air du +chasseur Rollon, tu viens de passer quelques jours à Drontheim?</p> + +<p>—Oui, notre capitaine; notre frère Georges Stayper le pêcheur était +malade, et j’ai été le remplacer pendant quelque temps dans sa barque, +afin que sa pauvre famille ne mourût pas de faim pendant qu’il serait +mort de maladie.</p> + +<p>—Et puisque tu arrives de Drontheim, as-tu eu occasion de voir ce +comte, le prisonnier... Schumacker... Gleffenhem... quel est son nom +déjà ? cet homme enfin au nom duquel nous nous révoltons contre la +tutelle royale, et dont tu portes sans doute les armoiries brodées sur +cette grande bannière couleur de feu?</p> + +<p>—Elle est bien lourde! dit Guldon.—Tu veux parler du prisonnier du +château-fort de Munckholm, le comte?... enfin soit. Et comment +veux-tu, notre brave capitaine, que je l’aie vu? il m’aurait fallu, +ajouta-t-il en baissant la voix, les yeux de ce démon qui marche +devant nous, sans pourtant laisser derrière lui l’odeur du soufre, de +ce Han d’Islande qui voit à travers les murs, ou l’anneau de la fée +Mab qui passe par le trou des serrures.—Il n’y a en ce moment parmi +nous, j’en suis sûr, qu’un seul homme qui ait vu le comte... le +prisonnier dont tu me parles.</p> + +<p>—Un seul? Ah! le seigneur Hacket? Mais ce Hacket n’est plus parmi +nous. Il nous a quittés cette nuit pour retourner...</p> + +<p>—Ce n’est point le seigneur Hacket que je veux dire, notre capitaine.</p> + +<p>—Et qui donc?</p> + +<p>—Ce jeune homme au manteau vert, à la plume noire, qui est tombé au +milieu de nous cette nuit.</p> + +<p>—Eh bien?</p> + +<p>—Eh bien! dit Guldon en se rapprochant de Kennybol, c’est celui-là +qui connaît le comte... ce fameux comte, enfin, comme je te connais, +notre capitaine Kennybol.</p> + +<p>Kennybol regarda Guldon, cligna de l’œil gauche en faisant claquer +ses dents, et lui frappa sur l’épaule avec cette exclamation +triomphale qui échappe à notre amour-propre, quand nous sommes +contents de notre pénétration:—Je m’en doutais!</p> + +<p>—Oui, notre capitaine, poursuivit Guldon Stayper en replaçant +l’étendard couleur de feu sur l’épaule délassée, je te proteste que le +jeune homme vert a vu le comte...—je ne sais comment tu l’appelles, +celui donc pour qui nous allons nous battre.—dans le donjon même de +Munckholm, et qu’il ne paraissait pas attacher moins d’importance à +entrer dans cette prison, que toi ou moi à pénétrer dans un parc +royal.</p> + +<p>—Et comment sais-tu cela, notre frère Guldon?</p> + +<p>Le vieux montagnard saisit le bras de Kennybol, puis, entr’ouvrant sa +peau de loutre avec une précaution presque soupçonneuse:—Regarde! lui +dit-il.</p> + +<p>—Par mon très saint patron! s’écria Kennybol, cela brille comme du +diamant!</p> + +<p>C’était en effet une riche boucle de diamants, qui attachait le +grossier ceinturon de Guldon Stayper.</p> + +<p>—Et il est aussi vrai que c’est du diamant, repartit celui-ci en +laissant tomber le pan de sa casaque, qu’il est vrai que la lune est à +deux journées de marche de la terre, et que le cuir de mon ceinturon +est du cuir de buffle mort.</p> + +<p>Mais les traits de Kennybol s’étaient rembrunis, et avaient passé de +l’étonnement à la sévérité. Il baissa les yeux vers la terre en disant +avec une sorte de solennité sauvage:</p> + +<p>—Guldon Stayper, du village de Chol-Soe, dans les montagnes de Kole, +ton père, Medprath Stayper, est mort à cent deux ans, sans avoir rien +à se reprocher, car ce ne sont pas des forfaitures que de tuer par +mégarde un daim ou un élan du roi.—Guldon Stayper, tu as sur ta tête +grise cinquante-sept bonnes années, ce qui n’est jeunesse que pour le +hibou.—Guldon Stayper, notre camarade, j’aimerais mieux pour toi que +les diamants de cette boucle fussent des grains de mil, si tu ne l’as +pas acquise légitimement, aussi légitimement que le faisan royal +acquiert la balle de plomb du mousquet.</p> + +<p>En prononçant cette singulière admonestation, il y avait dans l’accent +du chef montagnard à la fois de la menace et de l’onction.</p> + +<p>—Aussi vrai que notre capitaine Kennybol est le plus hardi chasseur +de Kole, répondit Guldon sans s’émouvoir, et que ces diamants sont des +diamants, je les possède en légitime propriété.</p> + +<p>—Vraiment! reprit Kennybol avec une inflexion de voix qui tenait le +milieu entre la confiance et le doute.</p> + +<p>—Dieu et mon patron béni savent, reprit Guldon, que c’était un soir, +au moment où je venais d’indiquer le Spladgest de Drontheim à des +enfants de notre bonne mère la Norvège, qui apportaient le corps d’un +officier trouvé sur les grèves d’Urchtal.—Il y a de ceci huit jours +environ.—Un jeune homme s’avança vers ma barque:—À Munckholm! me +dit-il. Je m’en souciais peu, notre capitaine; un oiseau ne vole pas +volontiers autour d’une cage. Cependant le jeune seigneur avait la +mine haute et fière, il était suivi d’un domestique qui menait deux +chevaux; il avait sauté dans ma barque d’un air d’autorité; je pris +mes rames,—c’est-à -dire les rames de mon frère. C’était mon bon ange +qui le voulait. En arrivant, le jeune passager, après avoir parlé au +seigneur sergent, qui commandait sans doute le fort, m’a jeté pour +paiement, et Dieu m’entend, notre capitaine, oui, cette boucle de +diamants que je viens de te montrer, et qui eût dû appartenir à mon +frère Georges, et non à moi, si, à l’heure où le voyageur, que le ciel +assiste, m’a pris, la journée que je faisais pour Georges n’eût été +finie. Cela est la vérité, capitaine Kennybol.</p> + +<p>—Bien.</p> + +<p>Peu à peu la physionomie du chef reprit autant de sérénité que son +expression, naturellement sombre et dure, le lui permettait, et il +demanda à Guldon, d’une voix radoucie:</p> + +<p>—Et tu es sûr, notre vieux camarade, que ce jeune homme est le même +qui est maintenant derrière nous avec ceux de Norbith?</p> + +<p>—Sûr. Je n’oublierais pas, entre mille visages, le visage de celui +qui a fait ma fortune. D’ailleurs, c’est le même manteau, la même +plume noire.</p> + +<p>—Je te crois, Guldon.</p> + +<p>—Et il est clair qu’il allait voir le fameux prisonnier; car, si ce +n’eût pas été pour quelque grand mystère, il n’eût point récompensé +ainsi le batelier qui l’amenait; et d’ailleurs, maintenant qu’il se +retrouve avec nous...</p> + +<p>—Tu as raison.</p> + +<p>—Et j’imagine, notre capitaine, que le jeune étranger est peut-être +bien plus en crédit auprès du comte que nous allons délivrer, que le +seigneur Hacket, qui ne me semble bon, sur mon âme, qu’à miauler comme +un chat sauvage.</p> + +<p>Kennybol fit un signe de tête expressif.</p> + +<p>—Notre camarade, tu as dit ce que j’allais dire. Je serais, dans +toute cette affaire, bien plus tenté d’obéir à ce jeune seigneur qu’à +l’envoyé Hacket. Que saint Sylvestre et saint Olaüs me soient en aide; +si le démon islandais nous commande, je pense, camarade Guldon, que +nous le devons beaucoup moins au corbeau bavard Hacket, qu’à cet +inconnu.</p> + +<p>—Vrai, notre capitaine? demanda Guldon. Kennybol ouvrait la bouche +pour répondre, quand il se sentit frapper sur l’épaule. C’était +Norbith.</p> + +<p>—Kennybol, nous sommes trahis! Gormon Woëstroem vient du sud. Tout le +régiment des arquebusiers marche contre nous. Les hulans de Slesvig +sont à Sparbo; trois compagnies de dragons danois attendent des +chevaux au village de Loevig. Tout le long de la route, il a vu autant +de casaques vertes que de buissons. Hâtons-nous de gagner Skongen; ne +faisons point halte avant d’y être entrés. Là , du moins, nous pourrons +nous défendre. Encore, Gormon croit-il avoir vu des mousquetons +briller à travers les broussailles, en longeant les gorges du +Pilier-Noir.</p> + +<p>Le jeune chef était pâle, agité; cependant son regard et le son de sa +voix annonçaient encore l’audace et la résolution.</p> + +<p>—Impossible! s’écria Kennybol.</p> + +<p>—Certain! certain! dit Norbith.</p> + +<p>—Mais le seigneur Hacket...</p> + +<p>—Est un traître ou un lâche. Sois sûr de ce que je dis, camarade +Kennybol.—Où est-il, ce Hacket?</p> + +<p>En ce moment le vieux Jonas aborda les deux chefs. Au découragement +profond empreint dans tous ses traits, il était facile de voir qu’il +était instruit de la fatale nouvelle.</p> + +<p>Les regards des deux vieillards, Jonas et Kennybol, se rencontrèrent, +et tous deux se mirent à hocher la tête comme d’un mutuel accord.</p> + +<p>—Eh bien! Jonas? Eh bien! Kennybol? dit Norbith.</p> + +<p>Cependant le vieux chef des mineurs de Fa-roër avait passé lentement +sa main sur son front ridé, et il répondait à voix basse au coup +d’œil du vieux chef des montagnards de Kole:</p> + +<p>—Oui, cela est trop vrai, cela est trop sûr. C’est Gormon Woëstroem +qui les a vus.</p> + +<p>—Si la chose est ainsi, dit Kennybol, que faire?</p> + +<p>—Que faire? répliqua Jonas.</p> + +<p>—J’estime, camarade Jonas, que nous agirions sagement de nous +arrêter.</p> + +<p>—Et plus sagement encore, notre frère Kennybol, de reculer.</p> + +<p>—S’arrêter! reculer! s’écria Norbith. Il faut avancer!</p> + +<p>Les deux vieillards tournèrent vers le jeune homme un regard froid et +surpris.</p> + +<p>—Avancer! dit Kennybol. Et les arquebusiers de Munckholm!</p> + +<p>—Et les hulans de Slesvig! ajouta Jonas.</p> + +<p>—Et les dragons danois! reprit Kennybol. Norbith frappa la terre du +pied.</p> + +<p>—Et la tutelle royale! et ma mère, qui meurt de faim et de froid!</p> + +<p>—Démons! la tutelle royale! dit le mineur Jonas, avec une sorte de +frémissement.</p> + +<p>—Qu’importe! dit le montagnard Kennybol. Jonas prit Kennybol par la +main.</p> + +<p>—Notre compagnon le chasseur, vous n’avez pas l’honneur d'être +pupille de notre glorieux souverain Christiern IV. Puisse le saint roi +Olaüs, qui est au ciel, nous délivrer de la tutelle!</p> + +<p>—Demande ce bienfait à ton sabre! dit Norbith d’une voix farouche.</p> + +<p>—Les paroles hardies coûtent peu à un jeune homme, camarade Norbith, +répondit Kennybol, mais songez que si nous allons plus loin, toutes +ces casaques vertes...</p> + +<p>—Je songe que nous aurons beau rentrer dans nos montagnes, comme des +renards devant les loups, on connaît nos noms et notre révolte; et, +mourir pour mourir, j’aime mieux la balle d’une arquebuse que la corde +d’un gibet.</p> + +<p>Jonas remua la tête de haut en bas en signe d’adhésion.</p> + +<p>—Diable! la tutelle pour nos frères! le gibet pour nous! Norbith +pourrait bien avoir raison.</p> + +<p>—Donne-moi la main, mon brave Norbith, dit Kennybol; il y a danger +des deux côtés. Il vaut mieux marcher droit au précipice qu’y tomber à +reculons.</p> + +<p>—Allons! allons donc! s’écria le vieux Jonas, en faisant sonner le +pommeau de son sabre.</p> + +<p>Norbith leur serra vivement la main.</p> + +<p>—Frères, écoutez! Soyez audacieux comme moi, je serai prudent comme +vous. Ne nous arrêtons aujourd’hui qu’à Skongen; la garnison est +faible et nous l’écraserons. Franchissons, puisqu’il le faut, les +défilés du Pilier-Noir, mais dans un profond silence. Il faut les +traverser, quand même ils seraient surveillés par l’ennemi.</p> + +<p>—Je crois que les arquebusiers ne sont pas encore au pont de +l’Ordals, avant Skongen. Mais, n’importe. Silence!</p> + +<p>—Silence! soit, répéta Kennybol.</p> + +<p>—Maintenant, Jonas, reprit Norbith, retournons tous deux à notre +poste. Demain peut-être nous serons à Drontheim, malgré les +arquebusiers, les hulans, les dragons et tous les justaucorps verts du +midi.</p> + +<p>Les trois chefs se quittèrent. Bientôt le mot d’ordre <i>silence!</i> passa +de rang en rang, et cette bande de rebelles, un moment auparavant si +tumultueuse, ne fut plus, dans ces déserts rembrunis par les approches +de la nuit, que comme une troupe de fantômes muets, qui se promène +sans bruit dans les sentiers tortueux d’un cimetière.</p> + +<p>Cependant la route qu’ils suivaient se rétrécissait de moment en +moment, et semblait s’enfoncer par degrés entre deux remparts de +rochers qui devenaient de plus en plus escarpés. À l’instant où la +lune rougeâtre se leva au milieu d’un amas froid de nuages qui +déroulaient autour d’elle leurs formes bizarres avec une mobilité +fantastique, Kennybol s’inclina vers Guldon Stayper:</p> + +<p>—Nous allons entrer dans le défilé du Pilier-Noir. Silence!</p> + +<p>En effet, on entendait déjà le bruit du torrent qui suit entre les +deux montagnes tous les détours du chemin, et l’on voyait au midi +l’énorme pyramide oblongue de granit, qu’on a nommée le Pilier-Noir, +se dessiner sur le gris du ciel et sur la neige des montagnes +environnantes; tandis que l’horizon de l’ouest, chargé de brouillards, +était borné par l’extrémité de la forêt du Sparbo et par un long +amphithéâtre de rochers, étagés comme un escalier de géants.</p> + +<p>Les révoltés, contraints d’allonger leurs colonnes dans ces routes +tortueuses étranglées entre deux montagnes, continuèrent leur marche. +Ils pénétrèrent dans ces gorges profondes sans allumer de torches, +sans pousser de clameurs. Le bruit même de leurs pas ne s’entendait +point au milieu du fracas assourdissant des cascades et des +rugissements d’un vent violent qui ployait les forêts druidiques et +faisait tournoyer les nuées autour des pitons revêtus de glace et de +neige. Perdue dans les sombres profondeurs du défilé, la lumière +souvent voilée de la lune, ne descendait pas jusqu’aux fers de leurs +piques, et les aigles blancs qui passaient par intervalles au-dessus +de leurs têtes ne se doutaient pas qu’une aussi grande multitude +d’hommes troublât en ce moment leurs solitudes.</p> + +<p>Une fois le vieux Guldon Stayper toucha l’épaule de Kennybol de la +crosse de sa carabine.</p> + +<p>—Capitaine! notre capitaine! je vois quelque chose reluire derrière +cette touffe de houx et de genêts.</p> + +<p>—Je le vois également, répondit le chef montagnard; c’est l’eau du +torrent qui réfléchit les nuages.</p> + +<p>Et l’on passa outre.</p> + +<p>Une autre fois Guldon arrêta brusquement son chef par le bras.</p> + +<p>—Regarde, lui dit-il, ne sont-ce pas des mousquetons qui brillent +là -haut dans l’ombre de ce rocher?</p> + +<p>Kennybol secoua la tête, puis après un moment +d’attention:—Rassure-toi, frère Guldon. C’est un rayon de la lune qui +tombe sur un pic de glace.</p> + +<p>Aucun sujet d’alarme ne se présenta plus autour d’eux, et les diverses +bandes, paisiblement déroulées dans les sinuosités du défilé, +oublièrent insensiblement tout ce que la position du lieu présentait +de danger.</p> + +<p>Après deux heures de marche souvent pénible, au milieu des troncs +d’arbres et des quartiers de granit dont le chemin était obstrué, +l’avant-garde entra dans le montueux bouquet de sapins qui termine la +gorge du Pilier-Noir, et au-dessus duquel pendent de hauts rochers +noirs et moussus.</p> + +<p>Guldon Stayper se rapprocha de Kennybol, affirmant qu’il se félicitait +d'être enfin sur le point de sortir de ce maudit coupe-gorge, et qu’il +fallait rendre grâce à saint Silvestre de ce que le Pilier-Noir ne +leur avait pas été fatal.</p> + +<p>Kennybol se mit à rire, jurant qu’il n’avait jamais partagé ces +terreurs de vieilles femmes; car pour la plupart des hommes, quand le +péril est passé, il n’a point existé, et l’on cherche alors à prouver, +par l’incrédulité que l’on montre, le courage qu’on n’aurait peut-être +pas montré.</p> + +<p>En ce moment, deux petites lueurs rondes, pareilles à deux charbons +ardents, qui se mouvaient dans l’épaisseur du taillis, appelèrent son +attention.</p> + +<p>—Par le salut de mon âme! dit-il à voix basse, en secouant le bras de +Guldon, voilà , certes, deux yeux de braise qui doivent appartenir au +plus beau chatpard qui ait jamais miaulé dans un hallier.</p> + +<p>—Tu as raison, répondit le vieux Stayper, et s’il ne marchait pas +devant nous, je croirais plutôt que ce sont les yeux maudits du démon +d’Isl...</p> + +<p>—Chut! cria Kennybol.</p> + +<p>Puis, saisissant sa carabine:</p> + +<p>—En vérité, poursuivit-il, il ne sera pas dit qu’une aussi belle +pièce aura passé impunément sous les yeux de Kennybol.</p> + +<p>Le coup était parti avant que Guldon Stayper, qui s’était jeté sur le +bras de l’imprudent chasseur, eût pu l’arrêter.—Ce ne fut pas la +plainte aiguë d’un chat sauvage qui répondit à la bruyante détonation +de la carabine, ce fut un affreux grondement de tigre, suivi d’un +éclat de rire humain, plus affreux encore.</p> + +<p>On n’entendit pas le retentissement du coup de feu se prolonger, et +mourir d’écho en écho dans les profondeurs des montagnes; car à peine +la lumière de la carabine eut-elle brillé dans la nuit, à peine le +bruit fatal de la poudre eut-il éclaté dans le silence, qu’un millier +de voix formidables s’élevèrent inattendues sur les monts, dans les +gorges, dans les forêts; qu’un cri de <i>vive le Roi!</i> immense comme un +tonnerre, roula sur la tête des rebelles, à leurs côtés, devant et +derrière eux, et que la lueur meurtrière d’une mousqueterie terrible, +éclatant de toutes parts, les frappant et les éclairant à la fois, +leur fit voir, parmi les rouges tourbillons de fumée, un bataillon +derrière chaque rocher, et un soldat derrière chaque arbre.</p> + +<h2><a name="XXXVIII" id="XXXVIII"></a>XXXVIII</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Aux armes! aux armes! capitaines!<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0"><i>Le captif d’Ochali</i><br /></span> +</div></div> + +<p>Qu’on veuille bien recommencer avec nous la journée qui vient de +s’écouler, et se transporter à Skongen, où, tandis que les insurgés +sortaient de la mine de plomb d’Apsyl-Corh, est entré le régiment des +arquebusiers, que nous avons vu en marche au trentième chapitre de +cette très véridique narration.</p> + +<p>Après avoir donné quelques ordres pour le logement des soldats qu’il +commandait, le baron Voethaün, colonel des arquebusiers, allait +franchir le seuil de l’hôtel qui lui était destiné près de la porte de +la ville, quand il sentit une main lourde se poser familièrement sur +son épaule. Il se retourna.</p> + +<p>C’était un homme de petite taille, dont un grand chapeau d’osier, qui +couvrait ses traits, ne laissait apercevoir que la barbe rousse et +touffue. Il était soigneusement enveloppé des plis d’une espèce de +manteau de bure grise, qui, à un reste de capuchon qu’on y voyait +pendre, paraissait avoir été une robe d’ermite, et ne laissait +apercevoir que ses mains cachées sous de gros gants.</p> + +<p>—Brave homme, demanda brusquement le colonel, que diable me +voulez-vous?</p> + +<p>—Colonel des arquebusiers de Munckholm, répondit l’homme avec une +expression bizarre, suis-moi un instant, j’ai un avis à te donner.</p> + +<p>À cette étrange invitation, le baron resta un moment surpris et muet.</p> + +<p>—Un avis important, colonel, répéta l’homme aux gros gants.</p> + +<p>Cette insistance détermina le baron Voethaün. Dans le moment de crise +où se trouvait la province, et avec la mission qu’il remplissait, +aucun renseignement n’était à dédaigner.—Allons, dit-il.</p> + +<p>Le petit homme marcha devant lui, et dès qu’ils furent hors de la +ville il s’arrêta:—Colonel, as-tu bonne envie d’exterminer d’un seul +coup tous les révoltés?</p> + +<p>Le colonel se prit à rire:</p> + +<p>—Mais ce ne serait point mal commencer la campagne.</p> + +<p>—Eh bien! fais placer dès aujourd’hui en embuscade tous tes soldats +dans les gorges du Pilier-Noir, à deux milles de cette ville; les +bandes y camperont cette nuit. Au premier feu que tu verras briller, +fonds sur eux avec les tiens. La victoire sera aisée.</p> + +<p>—Brave homme, l’avis est bon, et je vous en remercie. Mais comment +savez-vous ce que vous me dites?</p> + +<p>—Si tu me connaissais, colonel, tu me demanderais plutôt comment il +se pourrait faire que je ne le susse point.</p> + +<p>—Qui donc êtes-vous?</p> + +<p>L’homme frappa du pied.</p> + +<p>—Je ne suis point venu ici pour te dire cela.</p> + +<p>—Ne craignez rien. Qui que vous soyez, le service que vous rendez +sera votre sauvegarde. Peut-être étiez-vous du nombre des rebelles?</p> + +<p>—J’ai refusé d’en être.</p> + +<p>—Alors pourquoi taire votre nom, puisque vous êtes un fidèle sujet du +roi?</p> + +<p>—Que t’importe?</p> + +<p>Le colonel voulut tirer encore quelques éclaircissements de ce +singulier donneur d’avis.</p> + +<p>—Dites-moi, est-il vrai que les brigands soient commandés par le +fameux Han d’Islande?</p> + +<p>—Han d’Islande! répéta le petit homme avec une inflexion de voix +extraordinaire.</p> + +<p>Le baron recommença sa question. Un éclat de rire, qui eût pu passer +pour un rugissement, fut toute la réponse qu’il put obtenir. Il essaya +plusieurs autres questions sur le nombre et les chefs des mineurs; le +petit homme lui ferma la bouche.</p> + +<p>—Colonel des arquebusiers de Munckholm, je t’ai dit tout ce que +j’avais à te dire. Embusque-toi dès aujourd’hui dans le défilé du +Pilier-Noir avec ton régiment entier, et tu pourras écraser tout ce +troupeau d’hommes.</p> + +<p>—Vous ne voulez pas me dévoiler qui vous êtes; ainsi vous vous privez +de la reconnaissance du roi; mais il n’en est pas moins juste que le +baron Voethaün vous témoigne sa gratitude du service que vous lui +rendez.</p> + +<p>Le colonel jeta sa bourse aux pieds du petit homme.</p> + +<p>—Garde ton or, colonel, dit celui-ci. Je n’en ai pas besoin; et, +ajouta-t-il, en montrant un gros sac suspendu à sa ceinture de corde, +s’il te fallait un salaire pour tuer ces hommes, j’aurais encore, +colonel, de l’or à te donner en paiement de leur sang.</p> + +<p>Avant que le colonel fût revenu de l’étonnement où l’avaient jeté les +inexplicables paroles de cet être mystérieux, il avait disparu.</p> + +<p>Le baron Voethaün retourna lentement sur ses pas, en se demandant ce +qu’on devait ajouter de foi aux avis de cet homme. Au moment où il +rentrait dans son hôtel, on lui remit une lettre scellée des armes du +grand-chancelier. C’était en effet un message du comte d’Ahlefeld, où +le colonel retrouva, avec une surprise facile à concevoir, le même +avis et le même conseil que venait de lui donner aux portes de la +ville l’incompréhensible personnage au chapeau d’osier et aux gros +gants.</p> + +<h2><a name="XXXIX" id="XXXIX"></a>XXXIX</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Cent bannières flottaient sur les têtes des<br /></span> +<span class="i0">braves, des ruisseaux de sang coulaient de toutes<br /></span> +<span class="i0">parts, et la mort paraissait préférable à la<br /></span> +<span class="i0">fuite. Un barde saxon aurait appelé cette nuit la<br /></span> +<span class="i0">fête des épées; le cri des aigles fondant sur leur<br /></span> +<span class="i0">proie, ce bruit de guerre, aurait été plus<br /></span> +<span class="i0">flatteur à son oreille que les chants joyeux d’un<br /></span> +<span class="i0">festin de noces.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">WALTER SCOTT. <i>Ivanhoë</i><br /></span> +</div></div> + +<p>On n’entreprendra pas de décrire ici l’épouvantable confusion qui +rompit les colonnes déjà désordonnées des rebelles, quand le fatal +défilé leur montra soudain toutes ses cimes hérissées, tous ses antres +peuplés d’ennemis inattendus. Il eût été difficile de distinguer si le +long cri, formé de mille cris, qui s’échappa de leurs rangs ainsi +inopinément foudroyés, était un cri de désespoir, d’épouvante ou de +rage. Le feu terrible que vomissaient sur eux de toutes parts les +pelotons démasqués des troupes royales s’accroissait de moment en +moment; et, avant qu’il fût parti de leurs lignes un autre coup de +mousquet que le funeste coup de Kennybol, ils ne voyaient déjà plus +autour d’eux qu’un nuage étouffant de fumée embrasée à travers lequel +volait aveuglément la mort, où chacun d’eux, isolé, ne reconnaissait +que soi-même, et distinguait à peine de loin les arquebusiers, les +dragons, les hulans, qui se montraient confusément au front des +rochers et sur la lisière des taillis, comme des diables dans une +fournaise.</p> + +<p>Toutes ces bandes, ainsi éparses dans une longueur d’environ un mille, +sur un chemin étroit et tortueux, bordé d’un côté d’un torrent +profond, de l’autre d’une muraille de rochers, ce qui leur ôtait toute +facilité de se replier sur elles-mêmes, ressemblaient à ce serpent que +l’on brise en le frappant sur le dos, lorsqu’il a déroulé tous ses +anneaux, et dont les tronçons vivants se roulent longtemps dans leur +écume, cherchant encore à se réunir.</p> + +<p>Quand la première surprise fut passée, le même désespoir parut animer, +comme une âme commune, tous ces hommes naturellement farouches et +intrépides. Furieux de se voir ainsi écraser sans défense, cette foule +de brigands poussa une clameur comme un seul corps, une clameur qui +couvrit un moment tout le bruit des ennemis triomphants; et quand +ceux-ci les virent sans chefs, sans ordre, presque sans armes, gravir, +sous un feu terrible, des rochers à pic, s’attacher des dents et des +poings à des ronces au-dessus des précipices, en agitant des marteaux +et des fourches de fer, ces soldats si bien armés, si bien rangés, si +sûrement postés, et qui n’avaient pas encore perdu un seul des leurs, +ne purent se défendre d’un mouvement d’effroi involontaire.</p> + +<p>Il y eut plusieurs fois de ces barbares qui parvinrent, tantôt sur des +ponts de morts, tantôt en s’élevant sur les épaules de leurs +camarades, appliqués aux pentes des rocs comme des échelles vivantes, +jusqu’aux sommets occupés par les assaillants; mais à peine +avaient-ils crié: Liberté! à peine avaient-ils élevé leurs haches ou +leurs massues noueuses; à peine avaient-ils montré leurs noirs +visages, tout écumants d’une rage convulsive, qu’ils étaient +précipités dans l’abîme, entraînant avec eux ceux de leurs hasardeux +compagnons qu’ils rencontraient dans leur chute suspendus à quelque +buisson ou embrassant quelque pointe de roche.</p> + +<p>Les efforts de ces infortunés pour fuir et pour se défendre étaient +vains; toutes les issues du défilé étaient fermées; tous les points +accessibles étaient hérissés de soldats. La plupart de ces malheureux +rebelles expiraient en mordant le sable de la route, après avoir brisé +leurs bisaiguës ou leurs coutelas sur quelque éclat de granit; +quelques-uns, croisant les bras, l’œil fixé à terre, s’asseyaient sur +des pierres au bord du chemin, et là ils attendaient, en silence et +immobiles, qu’une balle les jetât dans le torrent. Ceux d’entre eux +que la prévoyance de Hacket avait armés de mauvaises arquebuses +dirigeaient au hasard quelques coups perdus vers la crête des rochers, +vers l’ouverture des cavernes d’où tombaient sans cesse sur eux de +nouvelles pluies de balles. Une rumeur tumultueuse, où l’on +distinguait les cris furieux des chefs et les commandements +tranquilles des officiers, se mêlait incessamment au fracas +intermittent et fréquent des décharges, tandis qu’une sanglante vapeur +montait et fuyait au-dessus du lieu de carnage, jetant au front des +montagnes de grandes lueurs tremblantes; et que le torrent, blanchi +d’écume, passait comme un ennemi, entre ces deux troupes d’hommes +ennemis, emportant avec lui sa proie de cadavres.</p> + +<p>Mais, dès les premiers moments de l’action, ou plutôt de la boucherie, +c’étaient les montagnards de Kole, commandés par le brave et imprudent +Kennybol, qui avaient le plus souffert. On se souvient qu’ils +formaient l’avant-garde de l’armée rebelle, et qu’ils étaient engagés +dans le bois de pins qui termine le défilé. À peine le malencontreux +Kennybol eut-il armé son arquebuse, que ce bois, peuplé soudain, en +quelque sorte par magie, de tirailleurs ennemis, les enferma d’un +cercle de feu; tandis que, du sommet d’une hauteur en esplanade +dominée par quelques grandes roches penchées, un bataillon entier du +régiment de Munckholm, formé en équerre, les foudroyait sans relâche +d’une mousqueterie épouvantable. Dans cette horrible crise, Kennybol, +éperdu, jeta les yeux vers le mystérieux géant, n’attendant plus de +salut que d’un pouvoir surhumain, tel que celui de Han d’Islande; mais +il ne vit point le formidable démon déployer soudain deux ailes +immenses, et s’élever au-dessus des combattants en vomissant des +flammes et des foudres sur les arquebusiers; il ne le vit point +grandir tout à coup jusqu’aux nuages, et renverser une montagne sur +les assaillants, ou frapper du pied la terre, et ouvrir un abîme sous +le bataillon embusqué. Ce formidable Han d’Islande recula comme lui +dès la première bordée d’arquebusades, et vint à lui d’un visage +presque troublé, demandant une carabine, attendu, disait-il avec une +voix assez ordinaire, qu’en un pareil moment sa hache lui était aussi +inutile que la quenouille d’une vieille femme.</p> + +<p>Kennybol, étonné, mais toujours aussi crédule, remit son propre +mousqueton au géant avec un effroi qui lui faisait presque oublier la +crainte des balles qui pleuvaient autour de lui. Espérant toujours un +prodige, il s’attendit encore à voir son arme fatale devenir entre les +mains de Han d’Islande aussi grosse qu’un canon, ou se métamorphoser +en un dragon ailé lançant du feu par les yeux, la gueule et les +narines. Il n’en fut rien, et l’étonnement du pauvre chasseur fut au +comble quand il vit le démon charger comme lui la carabine de poudre +et de plomb ordinaire, la mettre en joue à sa manière, et lâcher tout +simplement son coup, sans même ajuster aussi bien que lui, Kennybol, +aurait pu le faire. Il le regarda avec une morne stupeur répéter cette +opération toute machinale plusieurs fois de suite; et, convaincu enfin +qu’il fallait renoncer à un miracle, il songea à tirer ses compagnons +et lui-même du mauvais pas où ils se trouvaient, par quelque moyen +humain. Déjà son pauvre vieux camarade Guldon Stayper était tombé à +ses côtés, criblé de blessures; déjà tous les montagnards, épouvantés +et ne pouvant fuir, cernés de toutes parts, se serraient les uns +contre les autres, sans songer à se défendre, avec de lamentables +clameurs. Kennybol comprit et vit combien cet amas d’hommes donnait de +sûreté aux coups de l’ennemi, dont chaque décharge lui enlevait une +vingtaine des siens. Il ordonna à ses malheureux compagnons de +s’éparpiller, de se jeter dans les taillis qui longent le chemin, +beaucoup plus large en cet endroit que dans le reste de la gorge du +Pilier-Noir, de se cacher sous les broussailles, et de riposter de +leur mieux au feu de plus en plus meurtrier des tirailleurs et du +bataillon. Les montagnards, pour la plupart bien armés, parce qu’ils +étaient tous chasseurs, exécutèrent l’ordre de leur chef avec une +soumission qu’il n’eût peut-être pas obtenue dans un moment moins +critique; car, en face du danger, les hommes en général perdent la +tête, et alors ils obéissent assez volontiers à celui qui se charge +d’avoir du sang-froid et de la présence d’esprit pour tous.</p> + +<p>Cette mesure sage était loin cependant d'être la victoire, ou +seulement le salut. Il y avait déjà plus de montagnards étendus hors +de combat qu’il n’en restait debout, et, malgré l’exemple et les +encouragements de leur chef et du géant, plusieurs d’entre eux, +s’appuyant sur leurs mousquets inutiles, ou s’étendant auprès des +blessés, avaient pris obstinément le parti de recevoir la mort sans +avoir la peine de la donner. On s’étonnera peut-être que ces hommes, +accoutumés tous les jours à braver la mort en courant de glaciers en +glaciers à la poursuite des bêtes féroces, eussent si tôt perdu +courage; mais, qu’on ne s’y trompe pas, dans les cÅ“urs vulgaires, le +courage est local; on peut rire devant la mitraille, et trembler dans +les ténèbres ou au bord d’un précipice; on peut affronter chaque jour +les animaux farouches, franchir des abîmes d’un bond, et fuir devant +une décharge d’artillerie. Il arrive souvent que l’intrépidité n’est +qu’habitude, et que, pour avoir cessé de craindre la mort sous telle +ou telle forme, on ne l’en redoute pas moins.</p> + +<p>Kennybol, entouré des monceaux de ses frères expirants, commençait +lui-même à désespérer, quoiqu’il n’eût encore reçu qu’une légère +atteinte au bras gauche, et qu’il vît le diabolique géant continuer +son office de mousquetaire avec l’impassibilité la plus rassurante. +Tout à coup il aperçut, dans le fatal bataillon rangé sur la hauteur, +se manifester une confusion extraordinaire, et qui ne pouvait être +certainement causée par le peu de dommage que lui faisait éprouver le +très faible feu de ses montagnards. Il entendit d’affreux cris de +détresse, des imprécations de mourants, des paroles d’épouvante, +s’élever de ce peloton victorieux. Bientôt la mousqueterie se +ralentit, la fumée s’éclaircit, et il put voir distinctement d’énormes +quartiers de granit tomber sur les arquebusiers de Munckholm du haut +de la roche élevée qui dominait le plateau où ils étaient en bataille. +Ces éclats de rocs se suivaient dans leur chute avec une horrible +rapidité; on les entendait se briser à grand bruit les uns sur les +autres, et rebondir parmi les soldats, qui, rompant leurs lignes, se +hâtaient de descendre en désordre de la hauteur et fuyaient dans +toutes les directions.</p> + +<p>À ce secours inattendu, Kennybol tourna la tête;—le géant était +pourtant encore là ! Le montagnard resta interdit, car il avait pensé +que Han d’Islande avait enfin pris son vol et s’était placé au haut de +ce rocher d’où il écrasait l’ennemi. Il éleva les yeux vers le sommet +d’où tombaient les formidables masses, et ne vit rien. Il ne pouvait +donc supposer qu’une partie des rebelles étaient parvenus à ce +redoutable poste, puisqu’on ne voyait point briller d’armes, puisqu’on +n’entendait point de cris de triomphe.</p> + +<p>Cependant le feu du plateau avait entièrement cessé; l’épaisseur des +arbres cachait les débris du bataillon qui se ralliait sans doute au +bas de la hauteur. La mousqueterie des tirailleurs était même devenue +moins vive. Kennybol, en chef habile, profita de cet avantage bien +inespéré; il ranima ses compagnons, et leur montra, à la sombre lueur +qui rougissait toute cette scène de carnage, le monceau de cadavres +entassés sur l’esplanade parmi les quartiers de rocs qui continuaient +de tomber d’intervalle en intervalle. Alors les montagnards +répondirent à leur tour par des clameurs de victoire aux gémissements +de leurs ennemis; ils se formèrent en colonne, et, bien que toujours +incommodés par les tirailleurs épars dans les halliers, ils +résolurent, pleins comme d’un courage nouveau, de sortir de vive force +de ce funeste défilé.</p> + +<p>La colonne ainsi formée allait s’ébranler; déjà Kennybol donnait le +signal avec sa trompe, au bruit des acclamations <i>Liberté! liberté! +Plus de tutelle!</i> quand le son du tambour et du cor, sonnant la +charge, se fit entendre devant eux; puis le reste du bataillon de +l’esplanade, grossi de quelques renforts de soldats frais, déboucha à +portée de carabine d’un tournant de la route, et montra aux +montagnards un front hérissé de piques et de bayonnettes, soutenu de +rangs nombreux dont l’œil ne pouvait sonder la profondeur. Arrivé +ainsi à l’improviste en vue de la colonne de Kennybol, le bataillon +fit halte, et celui qui paraissait le commander agita une petite +bannière blanche en s’avançant vers les montagnards, escorté d’un +trompette.</p> + +<p>L’apparition imprévue de cette troupe n’avait point déconcerté +Kennybol. Il y a un point, dans le sentiment du danger, où la surprise +et la crainte sont impossibles. Aux premiers bruits du cor et du +tambour, le vieux renard de Kole avait arrêté ses compagnons. Au +moment où le front du bataillon se déploya en bon ordre, il fit +charger toutes les carabines et disposa ses montagnards deux par deux, +afin de présenter moins de surface aux décharges de l’ennemi. Il se +plaça lui-même en tête, à côté du géant, avec lequel, dans la chaleur +de l’action, il commençait presque à se familiariser, ayant osé +remarquer que ses yeux n’étaient pas précisément aussi flamboyants que +la fournaise d’une forge, et que les prétendues griffes de ses mains +ne s’éloignaient pas autant qu’on le disait de la forme des ongles +humains.</p> + +<p>Quand il vit le commandant des arquebusiers royaux s’avancer ainsi +comme pour capituler, et le feu des tirailleurs s’éteindre tout à +fait, bien que leurs cris d’appel, qui retentissaient de toutes parts, +décelassent encore leur présence dans le bois, il suspendit un instant +ses préparatifs de défense.</p> + +<p>Cependant l’officier à la bannière blanche était parvenu au milieu de +l’espace qui divisait les deux colonnes; il s’arrêta, et le trompette +qui l’accompagnait sonna trois fois la sommation. Alors l’officier +cria d’une voix forte, que les montagnards entendirent distinctement, +malgré le fracas toujours croissant dont le combat remplissait +derrière eux les gorges de la montagne:</p> + +<p>—Au nom du roi! la grâce du roi est accordée à ceux des rebelles qui +mettront bas les armes, et livreront leurs chefs à la souveraine +justice de sa majesté!</p> + +<p>Le parlementaire avait à peine prononcé ces paroles qu’un coup de feu +partit d’un taillis voisin. L’officier frappé chancela; il fit +quelques pas en élevant sa bannière, et tomba en s’écriant:—Trahison!</p> + +<p>Nul ne sut de quelle main venait le coup fatal.</p> + +<p>—Trahison! lâcheté! répéta le bataillon des arquebusiers avec des +frémissements de rage.</p> + +<p>Et une effroyable salve de mousqueterie foudroya les montagnards.</p> + +<p>—Trahison! reprirent à leur tour les montagnards, furieux de voir +leurs frères tomber à leurs côtés.</p> + +<p>Et une décharge générale répondit à la bordée inattendue des soldats +royaux.</p> + +<p>—Sur eux! camarades! mort à ces lâches! Mort! crièrent les officiers +des arquebusiers.</p> + +<p>—Mort! mort! répétèrent les montagnards. Et les combattants des deux +partis s’élancèrent les sabres nus, et les deux colonnes se +rencontrèrent presque sur le corps du malheureux officier, avec un +horrible bruit d’armes et de clameurs.</p> + +<p>Les rangs enfoncés se mêlèrent. Chefs rebelles, officiers royaux, +soldats, montagnards, tous, pêle-mêle, se heurtèrent, se saisirent, +s’étreignirent, comme deux troupeaux de tigres affamés qui se joignent +dans un désert. Les longues piques, les bayonnettes, les pertuisanes +étaient devenues inutiles; les sabres et les haches brillaient seuls +au-dessus des têtes; et beaucoup de combattants, luttant corps à +corps, ne pouvaient même plus employer d’autres armes que le poignard +ou les dents.</p> + +<p>Une égale fureur, une pareille indignation animait les montagnards et +les arquebusiers; le même cri <i>trahison! vengeance!</i> était vomi par +toutes les bouches. La mêlée en était arrivée à ce point où la +férocité entre dans tous les cÅ“urs, où l’on préfère à sa vie la mort +d’un ennemi que l’on ne connaît pas, où l’on marche avec indifférence +sur des amas de blessés et de cadavres parmi lesquels le mourant se +réveille, pour combattre encore de sa morsure celui qui le foule aux +pieds.</p> + +<p>C’est dans ce moment qu’un petit homme, que plusieurs combattants, à +travers les fumées et les vapeurs du sang, prirent d’abord, à son +vêtement de peaux de bêtes, pour un animal sauvage, se jeta au milieu +du carnage, avec d’horribles rires et des hurlements de joie. Nul ne +savait d’où il venait, ni pour quel parti il combattait, car sa hache +de pierre ne choisissait pas ses victimes, et fendait également le +crâne d’un rebelle et le ventre d’un soldat. Il paraissait néanmoins +massacrer plus volontiers les arquebusiers de Munckholm. Tout +s’écartait devant lui; il courait dans la mêlée comme un esprit; et sa +hache sanglante tournoyait sans cesse autour de lui, faisant jaillir +de tous côtés des lambeaux de chair, des membres rompus, des ossements +fracassés. Il criait <i>vengeance!</i> comme tous les autres, et prononçait +des paroles bizarres, parmi lesquelles le nom de Gill revenait +souvent. Ce formidable inconnu était dans le carnage comme dans une +fête.</p> + +<p>Un montagnard sur lequel son regard meurtrier s’était arrêté vint +tomber aux pieds du géant dans lequel Kennybol avait placé tant +d’espérances déçues, en criant:</p> + +<p>—Han d’Islande, sauve-moi!</p> + +<p>—Han d’Islande! répéta le petit homme.</p> + +<p>Il s’avança vers le géant.</p> + +<p>—Est-ce que tu es Han d’Islande? dit-il.</p> + +<p>Le géant pour réponse leva sa hache de fer. Le petit homme recula, et +le tranchant, dans sa chute, s’enfonça dans le crâne même du +malheureux qui implorait le secours du géant.</p> + +<p>L’inconnu se mit à rire.</p> + +<p>—Ho! ho! par Ingolfe! je croyais Han d’Islande plus adroit.</p> + +<p>—C’est ainsi que Han d’Islande sauve qui l’implore! dit le géant.</p> + +<p>—Tu as raison. Les deux formidables champions s’attaquèrent avec +rage. La hache de fer et la hache de pierre se rencontrèrent; elles se +heurtèrent si violemment, que les deux tranchants volèrent en éclats +avec mille étincelles.</p> + +<p>Plus prompt que la pensée, le petit homme désarmé saisit une lourde +massue de bois, laissée à terre par un mourant, et, évitant le géant +qui se courbait pour le saisir entre ses bras, il asséna, à mains +jointes, un coup furieux de massue sur le large front de son colossal +adversaire.</p> + +<p>Le géant poussa un cri étouffé et tomba. Le petit homme triomphant le +foula aux pieds, en écumant de joie.</p> + +<p>—Tu portais un nom trop lourd pour toi, dit-il.</p> + +<p>Et, agitant sa massue victorieuse, il alla chercher d’autres victimes.</p> + +<p>Le géant n’était pas mort. La violence du coup l’avait étourdi, il +était tombé presque sans vie. Il commençait à rouvrir les yeux et à +faire quelques faibles mouvements, lorsqu’un arquebusier l’aperçut +dans le tumulte, et se jeta sur lui en criant:</p> + +<p>—Han d’Islande est pris! victoire!</p> + +<p>—Han d’Islande est pris! répétèrent toutes les voix avec des accents +de triomphe ou de détresse.</p> + +<p>Le petit homme avait disparu.</p> + +<p>Il y avait déjà quelque temps que les montagnards se sentaient +succomber sous le nombre; car aux arquebusiers de Munckholm s’étaient +joints les tirailleurs de la forêt, et des détachements de hulans et +de dragons démontés, qui arrivaient de moment en moment de l’intérieur +des gorges, où la reddition des principaux chefs rebelles avait arrêté +le carnage. Le brave Kennybol, blessé au commencement de l’action, +avait été fait prisonnier. La capture de Han d’Islande acheva +d’abattre tout le reste du courage des montagnards. Ils mirent bas les +armes.</p> + +<p>Quand les premières blancheurs de l’aube éclairèrent la cime aiguë des +hauts glaciers encore à demi submergés dans l’ombre, il n’y avait plus +dans les défilés du Pilier-Noir qu’un morne repos, qu’un affreux +silence parfois entremêlé de faibles plaintes dont se jouait le vent +léger du matin. De noires nuées de corbeaux accouraient vers ces +fatales gorges de tous les points du ciel; et quelques pauvres +chevriers, ayant passé pendant le crépuscule sur la lisière des +rochers, revinrent effrayés dans leurs cabanes, affirmant qu’ils +avaient vu, dans le défilé du Pilier-Noir, une bête à face humaine, +qui buvait du sang, assise sur des monceaux de morts.</p> + +<h2><a name="XL" id="XL"></a>XL</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Brûle donc qui voudra sous ces feux couverts!<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">BRANTÔME<br /></span> +</div></div> + +<p>—Ma fille, ouvrez cette fenêtre; ces vitraux sont bien sombres, je +voudrais voir un peu le jour.</p> + +<p>—Voyez le jour, mon père! la nuit approche à grands pas.</p> + +<p>—Il y a encore des rayons de soleil sur les collines qui bordent le +golfe. J’ai besoin de respirer cet air libre à travers les barreaux de +mon cachot.—Le ciel est si pur!</p> + +<p>—Mon père, un orage vient derrière l’horizon.</p> + +<p>—Un orage, Éthel! où le voyez-vous?</p> + +<p>—C’est parce que le ciel est pur; mon père, que j’attends un orage.</p> + +<p>Le vieillard jeta un regard surpris sur la jeune fille.</p> + +<p>—Si j’avais pensé cela dès ma jeunesse, je ne serais point ici. Puis +il ajouta d’un ton moins ému:</p> + +<p>—Ce que vous dites est juste, mais n’est pas de votre âge. Je ne +comprends point comment il se fait que votre jeune raison ressemble à +ma vieille expérience.</p> + +<p>Éthel baissa les yeux, comme troublée par cette réflexion grave et +simple. Ses deux mains se joignirent douloureusement, et un soupir +profond souleva sa poitrine.</p> + +<p>—Ma fille, dit le vieux captif, depuis quelques jours vous êtes pâle, +comme si jamais la vie n’avait échauffé le sang de vos veines. Voilà +plusieurs matins que vous m’abordez avec des paupières rouges et +gonflées, avec des yeux qui ont pleuré et veillé. Voilà plusieurs +journées, Éthel, que je passe dans le silence, sans que votre voix +essaie de m’arracher à la sombre méditation de mon passé. Vous êtes +auprès de moi plus triste que moi; et cependant vous n’avez pas, comme +votre père, le fardeau de toute une vie de néant et de vide qui pèse +sur votre âme. L’affliction entoure votre jeunesse, mais ne peut +pénétrer jusqu’à votre cÅ“ur. Les nuages du matin se dissipent +promptement. Vous êtes à cette époque de l’existence où l’on se +choisit dans ses rêves un avenir indépendant du présent, quel qu’il +soit. Qu’avez-vous donc, ma fille? Grâce à cette monotone captivité, +vous êtes à l’abri des malheurs imprévus. Quelle faute avez-vous +commise?—Je ne puis croire que ce soit sur moi que vous vous +affligiez; vous devez être accoutumée à mon irrémédiable infortune. +L’espérance, à la vérité, n’est plus dans mes discours; mais ce n’est +pas un motif pour que je lise le désespoir dans vos yeux.</p> + +<p>En parlant ainsi, la voix sévère du prisonnier s’était attendrie +presque jusqu’à l’accent paternel. Éthel, muette, se tenait debout +devant lui. Tout à coup, elle se détourna d’un mouvement presque +convulsif, tomba à genoux sur la pierre, et cacha son visage dans ses +mains, comme pour étouffer les larmes et les sanglots qui +s’échappaient tumultueusement de son sein.</p> + +<p>Trop de douleur gonflait le cÅ“ur de l’infortunée jeune fille. +Qu’avait-elle donc fait à cette fatale étrangère, pour lui révéler le +secret qui détruisait toute sa vie? Hélas! depuis que le nom de son +Ordener lui était connu tout entier, la pauvre enfant n’avait pas +encore pu livrer ses yeux au sommeil, ni son âme au repos. La nuit +elle n’éprouvait d’autre soulagement que celui de pouvoir pleurer en +liberté. C’en était donc fait! il n’était point à elle, celui qui lui +appartenait par tous ses souvenirs, par toutes ses douleurs, par +toutes ses prières, celui dont elle s’était crue l’épouse sur la foi +de ses rêves. Car la soirée où Ordener l’avait si tendrement serrée +dans ses bras n’était plus dans sa pensée que comme un songe. Et en +effet, ce doux songe, chacune de ses nuits le lui avait rendu depuis. +C’était donc une tendresse coupable que celle qu’elle conservait +encore malgré elle à cet ami absent! Son Ordener était le fiancé d’une +autre! Et qui peut dire ce qu’éprouva ce cÅ“ur virginal quand le +sentiment étrange et inconnu de la jalousie vint s’y glisser comme une +vipère? quand elle s’agita pendant les longues heures de l’insomnie +sur son lit brûlant, se figurant son Ordener, peut-être en ce moment +même, dans les bras d’une autre femme plus belle, plus riche et plus +noble qu’elle?—Car, se disait-elle, j’étais bien folle de croire +qu’il avait été chercher la mort pour moi. Ordener est le fils d’un +vice-roi, d’un puissant seigneur, et moi, je ne suis rien qu’une +pauvre prisonnière; rien, que l’enfant méprisée d’un proscrit. Il est +parti, lui qui est libre! et parti, sans doute, pour aller épouser sa +belle fiancée, la fille d’un chancelier, d’un ministre, d’un +orgueilleux comte!—Mais il m’a donc trompée, mon Ordener? ô Dieu! qui +m’eût dit que cette voix pût tromper?</p> + +<p>Et la malheureuse Éthel pleurait et pleurait encore, et elle voyait +devant ses yeux son Ordener, celui dont elle avait fait le dieu ignoré +de tout son être, cet Ordener paré de l’éclat de son rang, marchant à +l’autel au milieu d’une fête, et se tournant vers l’autre avec ce +sourire qui était jadis sa joie.</p> + +<p>Cependant, au sein de son inexprimable désolation, elle n’avait pas un +moment oublié sa tendresse filiale. Cette faible fille avait fait les +plus héroïques efforts pour dérober son malheur à son infortuné père; +car c’est ce qu’il y a de plus douloureux dans la douleur que d’en +comprimer l’explosion extérieure, et les larmes qu’on dévore sont bien +plus amères que celles qu’on répand. Il avait fallu plusieurs jours +pour que le silencieux vieillard s’aperçût du changement de son Éthel, +et les questions presque affectueuses qu’il venait de lui adresser +avaient enfin fait jaillir tout à coup ses larmes trop longtemps +renfermées dans son cÅ“ur.</p> + +<p>Le père regarda quelque temps sa fille pleurer avec un sourire amer, +et en secouant la tête.</p> + +<p>—Éthel, dit-il enfin, toi qui ne vis pas parmi les hommes, pourquoi +pleures-tu?</p> + +<p>Il achevait à peine ces paroles que la noble et douce fille se releva. +Elle avait, par je ne sais quelle puissance, arrêté les larmes dans +ses yeux, qu’elle essuyait avec son écharpe.</p> + +<p>—Mon père, dit-elle avec force, mon seigneur et père, pardonnez-moi; +c’était un moment de faiblesse.</p> + +<p>Puis elle leva sur lui des regards qui s’efforçaient de sourire.</p> + +<p>Elle alla au fond de la chambre chercher l’Edda, vint se rasseoir près +de son père taciturne, et ouvrit le livre au hasard. Alors, calmant +l’émotion de sa voix, elle se mit à lire; mais sa lecture inutile +passait sans être écoutée, ni d’elle, ni du vieillard.</p> + +<p>Celui-ci fit un geste de la main.</p> + +<p>—Assez, assez, ma fille.</p> + +<p>Elle ferma le livre.</p> + +<p>—Éthel, ajouta Schumacker, songez-vous encore quelquefois à Ordener?</p> + +<p>La jeune fille, interdite, tressaillit.</p> + +<p>—Oui, continua-t-il; à cet Ordener, qui est parti....</p> + +<p>—Mon seigneur et père, interrompit Éthel, pourquoi nous occuper de +lui? Je pense, comme vous, qu’il est parti pour ne pas revenir.</p> + +<p>—Pour ne pas revenir, ma fille! Je n’ai pu dire cela. Je ne sais quel +pressentiment m’avertit au contraire qu’il reviendra.</p> + +<p>—Telle n’était point votre pensée, mon noble père, quand vous me +parliez avec tant de défiance de ce jeune homme.</p> + +<p>—En ai-je donc parlé avec défiance?</p> + +<p>—Oui, mon père, et je me range en cela de votre avis; je pense qu’il +nous a trompés.</p> + +<p>—Qu’il nous a trompés, ma fille! Si je l’ai jugé ainsi, j’ai agi +comme tous les hommes qui condamnent sans preuve. Je n’ai reçu de cet +Ordener que des témoignages de dévouement.</p> + +<p>—Et savez-vous, mon vénérable père, si ces paroles cordiales ne +cachaient pas des pensées perfides?</p> + +<p>—D’ordinaire, les hommes ne s’empressent point autour du malheur et +de la disgrâce. Si cet Ordener ne m’était point attaché, il ne serait +pas ainsi venu dans ma prison sans but.</p> + +<p>—Êtes-vous sûr, reprit Éthel d’une voix faible, qu’en venant ici il +n’ait eu aucun but?</p> + +<p>—Et lequel? demanda vivement le vieillard.</p> + +<p>Éthel se tut.</p> + +<p>L’effort était trop grand pour elle, de continuer à accuser le +bien-aimé Ordener, qu’elle défendait autrefois contre son père.</p> + +<p>—Je ne suis plus le comte de Griffenfeld, poursuivit celui-ci. Je ne +suis plus le grand-chancelier de Danemark et de Norvège, le +dispensateur favori des grâces royales, le tout-puissant ministre. Je +suis un misérable prisonnier d’état, un proscrit, un pestiféré +politique. C’est déjà du courage que de parler de moi sans exécration +à tous ces hommes que j’ai comblés d’honneurs et de biens; c’est du +dévouement que de franchir le seuil de ce cachot, si l’on n’est pas un +geôlier ou un bourreau; c’est de l’héroïsme, ma fille, que de le +franchir en se disant mon ami.—Non, je ne serai point ingrat comme +toute cette race humaine. Ce jeune homme a mérité ma reconnaissance, +ne fût-ce que pour m’avoir montré un visage bienveillant et fait +entendre une voix consolatrice.</p> + +<p>Éthel écoutait péniblement ce langage, qui l’eût ravie quelques jours +plus tôt, lorsque cet Ordener était encore dans son cÅ“ur son Ordener. +Le vieillard, après s'être arrêté un moment, reprit d’une voix +solennelle:</p> + +<p>—Écoutez-moi, ma fille, car ce que je vais vous dire est grave. Je me +sens dépérir lentement; la vie se retire peu à peu de moi; oui, ma +fille, ma fin approche.</p> + +<p>Éthel l’interrompit par un gémissement étouffé.</p> + +<p>—O Dieu, mon père, ne parlez pas ainsi! de grâce, épargnez votre +pauvre fille! Hélas! est-ce que vous voulez l’abandonner aussi? Que +deviendra-t-elle, seule au monde, quand votre protection lui manquera?</p> + +<p>—La protection d’un proscrit! dit le père en remuant la tête.—Au +reste, c’est à cela que j’ai pensé. Oui, votre bonheur futur m’occupe +plus encore que mes malheurs passés.—Écoutez-moi donc, et ne +m’interrompez plus. Cet Ordener ne mérite pas d'être jugé aussi +sévèrement par vous, ma fille, et j’avais cru jusqu’ici que vous +n’aviez point tant d’aversion pour lui. Ses dehors sont francs et +nobles; ce qui ne prouve rien à la vérité, mais je dois dire qu’il ne +me paraît pas peut-être sans quelques vertus, bien qu’il lui suffise +de porter une âme d’homme pour renfermer en lui le germe de tous les +vices et de tous les crimes. Toute flamme donne sa fumée.</p> + +<p>Le vieillard s’arrêta encore une fois, et, fixant son regard sur sa +fille, il ajouta:</p> + +<p>—Averti intérieurement de l’approche de ma mort, j’ai médité sur lui +et sur vous, Éthel; et s’il revient, comme j’en ai l’espérance,—je +vous le donne pour protecteur et pour mari.</p> + +<p>Éthel pâlit, trembla; c’était au moment où son rêve de bonheur venait +de s’envoler pour jamais, que son père essayait de le réaliser. Cette +pensée si amère: J’aurais donc pu être heureuse! vint rendre à son +désespoir toute sa violence. Elle resta un moment sans pouvoir parler, +de peur de laisser échapper les larmes brûlantes qui roulaient dans +ses yeux.</p> + +<p>Le père attendait.</p> + +<p>—Quoi! dit-elle enfin d’une voix éteinte, vous me le destiniez pour +mari, mon seigneur et père, sans connaître sa naissance, sa famille, +son nom?</p> + +<p>—Je ne vous le destinais point, ma fille, je vous le destine.</p> + +<p>Le ton du vieillard était presque impérieux; Éthel soupira.</p> + +<p>—... Je vous le destine, dis-je; et que m’importe sa naissance? je +n’ai pas besoin de connaître sa famille, puisque je connais sa +personne. Songez-y; c’est la seule ancre de salut qui vous reste. Je +crois qu’il n’a heureusement pas pour vous la même répugnance que vous +montrez pour lui.</p> + +<p>La pauvre jeune fille leva les yeux au ciel.</p> + +<p>—Vous m’entendez, Éthel; je le répète, que me fait sa naissance? Il +est sans doute d’un rang obscur, car on n’enseigne pas à ceux qui +naissent dans les palais à fréquenter les prisons. Oui, et ne +manifestez pas d’orgueilleux regrets, ma fille; n’oubliez pas qu’Éthel +Schumacker n’est plus princesse de Wollin et comtesse de Tongsberg; +vous êtes redescendue plus bas que le point d’où votre père s’est +élevé. Soyez donc heureuse si cet homme accepte votre main, quelle que +soit sa famille. S’il est d’une humble naissance, tant mieux, ma +fille; vos jours du moins seront à l’abri des orages qui ont tourmenté +les jours de votre père. Vous coulerez, loin de l’envie et de la haine +des hommes, sous quelque nom inconnu, une existence ignorée, bien +différente de la mienne, car elle s’achèvera mieux qu’elle n’aura +commencé.</p> + +<p>Éthel était tombée à genoux devant le prisonnier.</p> + +<p>—O mon père! grâce!</p> + +<p>Il ouvrit ses bras avec surprise.</p> + +<p>—Que voulez-vous dire, ma fille?</p> + +<p>—Au nom du ciel, ne me peignez pas ce bonheur, il n’est pas fait pour +moi!</p> + +<p>—Éthel, reprit sévèrement le vieillard, ne vous jouez pas de toute +votre vie. J’ai refusé la main d’une princesse de sang royal, d’une +princesse de Holstein-Augustenbourg, entendez-vous cela? Et mon +orgueil a été cruellement puni. Vous dédaignez celle d’un homme +obscur, mais loyal; tremblez que le vôtre ne soit aussi tristement +châtié.</p> + +<p>—Plût au ciel, murmura Éthel, que ce fût un homme obscur et loyal!</p> + +<p>Le vieillard se leva et fit quelques pas dans l’appartement avec +agitation.</p> + +<p>—Ma fille, dit-il, c’est votre pauvre père qui vous en prie et qui +vous l’ordonne. Ne me laissez pas à ma mort une inquiétude sur votre +avenir; promettez-moi d’accepter cet étranger pour époux.</p> + +<p>—Je vous obéirai toujours, mon père, mais n’espérez pas son retour.</p> + +<p>—J’ai pesé les probabilités, et je pense, d’après l’accent dont cet +Ordener prononçait votre nom....</p> + +<p>—Qu’il m’aime! interrompit Éthel amèrement; oh! non, ne le croyez +pas.</p> + +<p>Le père répondit froidement:</p> + +<p>—J’ignore si, pour employer votre expression de jeune fille, il vous +aime; mais je sais qu’il reviendra.</p> + +<p>—Abandonnez cette idée, mon noble père. D’ailleurs, vous ne voudriez +peut-être pas qu’il fût votre gendre si vous le connaissiez.</p> + +<p>—Éthel, il le sera, quels que soient son nom et son rang.</p> + +<p>—Eh bien! reprit-elle, si ce jeune homme, en qui vous avez vu un +consolateur, en qui vous voulez voir un soutien pour votre fille, +monseigneur et père, si c’était le fils d’un de vos mortels ennemis, +du vice-roi de Norvège, du comte de Guldenlew?</p> + +<p>Schumacker recula de deux pas.</p> + +<p>—Que dites-vous, grand Dieu! Ordener! cet Ordener.—Cela est +impossible!....</p> + +<p>L’indicible expression de haine qui venait de s’allumer dans les yeux +ternes du vieillard glaça le cÅ“ur tremblant d’Éthel, qui se repentit +vainement de la parole imprudente qu’elle venait de prononcer.</p> + +<p>Le coup était porté. Schumacker resta quelques instants immobile et +les bras croisés; tout son corps tressaillait comme s’il avait été sur +un gril ardent; ses prunelles flamboyantes sortaient de leur orbite, +et son regard, fixé sur les dalles de pierre, paraissait vouloir les +enfoncer. Enfin quelques paroles sortirent de ses lèvres bleues, +prononcées d’une voix aussi faible que celle d’un homme qui rêve.</p> + +<p>—Ordener!—Oui, c’est cela, Ordener Guldenlew!</p> + +<p>—C’est bien. Allons! Schumacker, vieux insensé, ouvre-lui donc tes +bras, ce loyal jeune homme vient pour te poignarder.</p> + +<p>Tout à coup il frappa le sol du pied, et sa voix devint tonnante.</p> + +<p>—Ils m’ont donc envoyé toute leur infâme race pour m’insulter dans ma +chute et dans ma captivité! j’avais déjà vu un d’Ahlefeld; j’ai +presque souri à un Guldenlew! Les monstres! Qui eût dit cela de cet +Ordener, qu’il portait une pareille âme et un pareil nom! Malheur à +moi! malheur à lui! Puis il tomba anéanti sur son fauteuil, et tandis +que sa poitrine oppressée se dégonflait par de longs soupirs, la +pauvre Éthel, palpitante d’effroi, pleurait à ses pieds.</p> + +<p>—Ne pleure pas, ma fille, dit-il d’une voix sinistre, viens, oh! +viens sur mon cÅ“ur.</p> + +<p>Et il la pressa dans ses bras.</p> + +<p>Éthel ne savait comment s’expliquer cette caresse dans un moment de +rage, lorsqu’il reprit:</p> + +<p>—Du moins, jeune fille, tu as été plus clairvoyante que ton vieux +père. Tu n’as point été trompée par le serpent aux yeux doux et +venimeux. Viens, que je te remercie de la haine que tu m’as fait voir +pour cet exécrable Ordener.</p> + +<p>Elle frémit de cet éloge, hélas! si peu mérité.</p> + +<p>—Mon seigneur et père, dit-elle, calmez-vous!</p> + +<p>—Promets-moi, poursuivait Schumacker, de vouer toujours les mêmes +sentiments au fils de Guldenlew; jure-le-moi.</p> + +<p>—Dieu défend le serment, mon père.</p> + +<p>—Jure-le, ma fille, répéta Schumacker avec véhémence. N’est-il pas +vrai que tu conserveras toujours le même cÅ“ur pour cet Ordener +Guldenlew?</p> + +<p>Éthel n’eut pas de peine à répondre:</p> + +<p>—Toujours.</p> + +<p>Le vieillard l’attira sur sa poitrine.</p> + +<p>—Bien, ma fille! que je te lègue au moins ma haine pour eux; si je ne +puis te léguer les biens et les honneurs qu’ils m’ont ravis. Écoute, +ils ont enlevé à ton vieux père son rang et sa gloire, ils l’ont +traîné d’un échafaud dans les fers, comme pour le souiller de toutes +les infamies en le faisant passer par tous les supplices. Les +misérables! Et c’est à moi qu’ils devaient le pouvoir qu’ils ont +tourné contre moi! Oh! que le ciel et l’enfer m’entendent, et qu’ils +soient tous maudits dans leur existence, et maudits dans leur +postérité!</p> + +<p>Il se tut un moment; puis, embrassant sa pauvre fille, épouvantée de +ses imprécations:</p> + +<p>—Mais, mon Éthel, toi qui es ma seule gloire et mon seul bien, +dis-moi, comment ton instinct a-t-il été plus habile que le mien? +Comment as-tu découvert que ce traître portait l’un des noms abhorrés +qui sont écrits au fond de mon cÅ“ur avec du fiel? Comment as-tu +pénétré ce secret?</p> + +<p>Elle rassemblait toutes ses forces pour répondre, quand la porte +s’ouvrit.</p> + +<p>Un homme vêtu de noir, portant à sa main une verge d’ébène et à son +cou une chaîne d’acier bruni, parut sur le seuil, environné de +hallebardiers également vêtus de noir.</p> + +<p>—Que me veux-tu? demanda le captif avec aigreur et étonnement.</p> + +<p>L’homme, sans lui répondre et sans le regarder, déroula un long +parchemin, auquel pendait, à des fils de soie, un sceau de cire verte, +et lut à haute voix:</p> + +<p>—«Au nom de sa majesté notre miséricordieux souverain et seigneur, +Christiern, roi!</p> + +<p>»Il est enjoint à Schumacker, prisonnier d’état dans la forteresse +royale de Munckholm, et à sa fille, de suivre le porteur dudit +ordre.»</p> + +<p>Schumacker répéta sa question:</p> + +<p>—Que me veux-tu?</p> + +<p>L’homme noir, toujours impassible, se mit en devoir de recommencer sa +lecture.</p> + +<p>—Il suffit, dit le vieillard.</p> + +<p>Alors, se levant, il fit signe à Éthel, surprise et épouvantée, de +suivre avec lui cette lugubre escorte.</p> + +<h2><a name="XLI" id="XLI"></a>XLI</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Un signal lugubre est donné, un ministre abject de<br /></span> +<span class="i0">la justice vient frapper à sa porte, et l’avertir<br /></span> +<span class="i0">qu’on a besoin de lui.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">JOSEPH DE MAISTRE<br /></span> +</div></div> + +<p>La nuit venait de tomber; un vent froid sifflait autour de la +Tour-Maudite, et les portes de la ruine de Vygla tremblaient dans +leurs gonds, comme si la même main les eût secouées toutes à la fois.</p> + +<p>Les farouches habitants de la tour, le bourreau et sa famille, étaient +réunis autour du foyer allumé au milieu de la salle du premier étage, +qui jetait des rougeurs vacillantes sur leurs visages sombres et sur +leurs vêtements d’écarlate. Il y avait dans les traits des enfants +quelque chose de féroce comme le rire de leur père, et de hagard comme +le regard de leur mère. Leurs yeux, ainsi que ceux de Bechlie, étaient +tournés vers Orugix, qui, assis sur une escabelle de bois, paraissait +reprendre haleine, et dont les pieds, couverts de poussière, +annonçaient qu’il venait d’arriver de quelque lointaine expédition.</p> + +<p>—Femme, écoute; écoutez, enfants. Ce n’est pas pour apporter de +mauvaises nouvelles que j’ai été absent deux jours entiers. Si, avant +un mois, je ne suis pas exécuteur royal, je veux ne savoir pas serrer +un nÅ“ud coulant ou manier une hache. Réjouissez-vous, mes petits +louveteaux, votre père vous laissera peut-être pour héritage +l’échafaud même de Copenhague.</p> + +<p>—Nychol, demanda Bechlie, qu’y a-t-il donc?</p> + +<p>—Et toi, ma vieille bohémienne, reprit Nychol avec son rire pesant, +réjouis-toi aussi! tu peux t’acheter des colliers de verre bleu pour +orner ton cou de cigogne étranglée. Notre engagement expire bientôt; +mais va, dans un mois, quand tu me verras le premier bourreau des deux +royaumes, tu ne refuseras pas de casser une autre cruche avec moi.</p> + +<p>—Qu’y a-t-il donc, qu’y a-t-il donc, mon père? demandèrent les +enfants, dont l’aîné jouait avec un chevalet tout sanglant, tandis que +le plus petit s’amusait à plumer vivant un petit oiseau qu’il avait +pris à sa mère dans le nid même.</p> + +<p>—Ce qu’il y a, mes enfants?—Tue donc cet oiseau, Haspar, il crie +comme une mauvaise scie; et d’ailleurs il ne faut pas être cruel. +Tue-le.—Ce qu’il y a? Rien, peu de chose vraiment, sinon, dame +Bechlie, qu’avant huit jours d’ici l’ex-chancelier Schumacker, qui est +prisonnier à Munckholm, après avoir vu mon visage de si près à +Copenhague, et le fameux brigand d’Islande Han de Klipstadur, me +passeront peut-être tous deux à la fois par les mains.</p> + +<p>L’œil égaré de la femme rouge prit une expression d’étonnement et de +curiosité.</p> + +<p>—Schumacker! Han d’Islande! comment cela, Nychol?</p> + +<p>—Voilà tout. J’ai rencontré hier matin, sur la route de Skongen, au +pont de l’Ordals, tout le régiment des arquebusiers de Munckholm, qui +s’en retournait à Drontheim d’un air très victorieux. J’ai questionné +un des soldats, qui a daigné me répondre, parce qu’il ignorait sans +doute pourquoi ma casaque et ma charrette sont rouges; j’ai appris que +les arquebusiers revenaient des gorges du Pilier-Noir, où ils avaient +mis en pièces des bandes de brigands, c’est-à -dire de mineurs +insurgés. Or, tu sauras, Bechlie la bohémienne, que ces rebelles se +révoltaient pour Schumacker, et étaient commandés par Han d’Islande. +Tu sauras que cette levée de boucliers constitue pour Han d’Islande un +bon crime d’insurrection contre l’autorité royale, et pour Schumacker +un bon crime de haute trahison; ce qui amène tout naturellement ces +deux honorables seigneurs à la potence ou au billot. Ajoute à ces deux +superbes exécutions, qui ne peuvent manquer de me rapporter au moins +quinze ducats d’or chacune, et de me faire le plus grand honneur dans +les deux royaumes, celles, moins importantes, à la vérité, de quelques +autres....</p> + +<p>—Mais quoi! interrompit Bechlie, Han d’Islande a donc été pris?</p> + +<p>—Pourquoi interrompez-vous votre seigneur et maître, femme de +perdition? dit le bourreau. Oui, sans doute, ce fameux, cet imprenable +Han d’Islande a été pris, avec quelques autres chefs de brigands, ses +lieutenants, qui me rapporteront bien aussi chacun douze écus par +tête, sans compter la vente des cadavres. Il a été pris, vous dis-je, +et je l’ai vu, puisqu’il faut satisfaire entièrement votre curiosité, +passer entre les rangs des soldats.</p> + +<p>La femme et les enfants se rapprochèrent vivement d’Orugix.</p> + +<p>—Quoi! tu l’as vu, père? demandèrent les enfants.</p> + +<p>—Taisez-vous, enfants. Vous criez comme un coquin qui se dit +innocent. Je l’ai vu. C’est une espèce de géant; il marchait les bras +croisés, enchaînés derrière le dos, et le front bandé. C’est que, sans +doute, il a été blessé à la tête. Mais, qu’il soit tranquille, avant +peu je l’aurai guéri de cette blessure.</p> + +<p>Après avoir mêlé à ces horribles paroles un horrible geste, le +bourreau continua:</p> + +<p>—Il y avait derrière lui quatre de ses compagnons, également +prisonniers, blessés de même, et qu’on menait comme lui à Drontheim, +où ils seront jugés, avec l’ex-grand-chancelier Schumacker, par un +tribunal où siégera le haut-syndic, et que présidera le +grand-chancelier actuel.</p> + +<p>—Père, quel visage avaient les autres prisonniers?</p> + +<p>—Les deux premiers étaient deux vieillards, dont l’un portait le +feutre de mineur, et l’autre le bonnet de montagnard. Tous deux +paraissaient désespérés. Des deux autres, l’un était un jeune mineur, +qui marchait la tête haute, en sifflant; l’autre....—Te souviens-tu, +ma damnée Bechlie, de ces voyageurs qui sont entrés dans cette tour, +il y a une dizaine de jours, la nuit de ce violent orage?</p> + +<p>—Comme Satan se souvient du jour de sa chute, répondit la femme.</p> + +<p>—Avais-tu remarqué parmi ces étrangers un jeune homme qui +accompagnait ce vieux docteur fou à grande perruque? un jeune homme, +te dis-je, vêtu d’un grand manteau vert et coiffé d’une toque à plume +noire?</p> + +<p>—En vérité, je crois l’avoir encore devant les yeux, me disant: +Femme, nous avons de l’or.</p> + +<p>—Eh bien! la vieille, je veux n’avoir jamais étranglé que des coqs de +bruyère, si le quatrième prisonnier n’est pas ce jeune homme. Sa +figure m’était, à la vérité, entièrement cachée par sa plume, sa +toque, ses cheveux et son manteau; d’ailleurs, il baissait la tête. +Mais c’est bien le même vêtement, les mêmes bottines, le même air. Je +veux avaler d’une bouchée le gibet de pierre de Skongen, si ce n’est +pas le même homme! Que dis-tu de cela, Bechlie? Ne serait-il pas +plaisant qu’après avoir reçu de moi de quoi soutenir sa vie, cet +étranger en reçût également de quoi l’abréger, et qu’il exerçât mon +habileté après avoir éprouvé mon hospitalité?</p> + +<p>Le bourreau prolongea quelque temps son gros rire sinistre; puis il +reprit:</p> + +<p>—Allons, réjouissez-vous donc tous, et buvons; oui, Bechlie, +donne-moi un verre de cette bière qui râpe le gosier comme si l’on +buvait des limes, que je le vide à mon avancement futur.—Allons, +honneur et santé au seigneur Nychol Orugix, exécuteur royal en +perspective!—Je t’avouerai, vieille pécheresse, que j’ai eu de la +peine à me rendre au bourg de Noes pour y pendre obscurément je ne +sais quel ignoble voleur de choux et de chicorée. Cependant, en y +réfléchissant, j’ai pensé que trente-deux ascalins n’étaient pas +encore à dédaigner, et que mes mains ne se dégraderaient en exécutant +de simples voleurs et autres canailles de ce genre que lorsqu’elles +auraient décapité le noble comte ex-grand-chancelier et le fameux +démon d’Islande. Je me suis donc résigné, en attendant mon diplôme de +maître royal des hautes-Å“uvres, à expédier le pauvre misérable du +bourg de Noes; et voici, ajouta-t-il en tirant une bourse de cuir de +son havre-sac, voici les trente-deux ascalins que je t’apporte, la +vieille.</p> + +<p>En ce moment, le bruit du cor se fit entendre à trois reprises +différentes, en dehors de la tour.</p> + +<p>—Femme, cria Orugix en se levant, ce sont les archers du haut-syndic.</p> + +<p>À ces mots, il descendit en toute hâte.</p> + +<p>Un instant après il reparut, portant un grand parchemin, dont il avait +rompu le sceau.</p> + +<p>—Tiens, dit-il à sa femme, voilà ce que le haut-syndic m’envoie. +Déchiffre-moi cela, toi qui lirais le grimoire de Satan. Ce sont +peut-être déjà mes lettres de promotion; car, puisque le tribunal aura +un grand-chancelier pour président et un grand-chancelier pour accusé, +il conviendrait que le bourreau qui exécutera son arrêt fût un +bourreau royal.</p> + +<p>La femme reçut le parchemin, et, après y avoir quelque temps promené +ses yeux, elle lut à haute voix, tandis que les enfants jetaient sur +elle un regard hébété et stupide:</p> + +<p>—«Au nom du haut-syndic du Drontheimhus!—il est ordonné à Nychol +Orugix, bourreau de la province, de se transporter sur-le-champ à +Drontheim, et de se munir de la hache d’honneur, du billot et des +tentures noires.»</p> + +<p>—C’est là tout? demanda le bourreau d’une voix mécontente.</p> + +<p>—C’est là tout, répondit Bechlie.</p> + +<p>—Bourreau de la province! murmura Orugix entre ses dents.</p> + +<p>Il resta un moment jetant sur le parchemin syndical des regards +d’humeur.</p> + +<p>—Allons, dit-il enfin, il faut obéir et partir. Voici pourtant qu’on +me demande la hache d’honneur et les tentures noires.—Tu auras soin, +Bechlie, d’enlever les gouttes de rouille qui ont délustré ma hache, +et de voir si la draperie n’est pas tachée en plusieurs endroits. En +somme, il ne faut pas se décourager, ils ne veulent peut-être +m’accorder d’avancement que comme salaire de cette belle exécution. +Tant pis pour les condamnés, ils n’auront pas la satisfaction d'être +mis à mort par un exécuteur royal.</p> + +<h2><a name="XLII" id="XLII"></a>XLII</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">ELVINE.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">Qu’est devenu le pauvre Sanche? Il n’a point paru<br /></span> +<span class="i0">dans la ville.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">NUNO.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">Sanche aura su se mettre à couvert.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">LOPE DE VEGA. <i>Le meilleur alcade est le roi.</i><br /></span> +</div></div> + +<p>Le comte d’Ahlefeld, traînant une ample simarre de satin noir doublée +d’hermine, la tête et les épaules cachées par une large perruque +magistrale, et la poitrine chargée de plusieurs étoiles et +décorations, parmi lesquelles on distinguait les colliers des ordres +royaux de l’éléphant et de Dannebrog; revêtu, en un mot, du costume +complet de grand-chancelier de Danemark et de Norvège, se promenait +d’un air soucieux dans l’appartement de la comtesse d’Ahlefeld, seule +avec lui en ce moment.</p> + +<p>—Allons, il est neuf heures, le tribunal va entrer en séance; il ne +faut pas le faire attendre, car il est nécessaire que l’arrêt soit +rendu dans la nuit, afin qu’on l’exécute demain matin au plus tard. Le +haut-syndic m’a assuré que le bourreau serait ici avant +l’aube.—Elphége! avez-vous ordonné qu’on apprêtât la barque qui doit +me transporter à Munckholm?</p> + +<p>—Monseigneur, elle vous attend depuis une demi-heure au moins, +répondit la comtesse en se soulevant sur son fauteuil.</p> + +<p>—Et ma litière est-elle à la porte?</p> + +<p>—Oui, monseigneur.</p> + +<p>—Allons!....—Vous dites donc, Elphége, ajouta le comte en se +frappant le front, qu’il existe une intrigue amoureuse entre Ordener +Guldenlew et la fille de Schumacker?</p> + +<p>—Très amoureuse, je vous jure! répliqua la comtesse en souriant de +colère et de dédain.</p> + +<p>—Qui se fût imaginé cela?—Pourtant, je vous assure que je m’en étais +déjà douté.</p> + +<p>—Et moi aussi, dit la comtesse.—C’est un tour que ce maudit Levin +nous a joué.</p> + +<p>—Vieux scélérat de mecklembourgeois! murmura le chancelier; va, je te +recommanderai à Arensdorf.</p> + +<p>—Si je pouvais le faire disgracier!—Eh! mais, écoutez donc, Elphége, +voici un trait de lumière.</p> + +<p>—Quoi donc?</p> + +<p>—Vous savez que les individus que nous allons juger dans le château +de Munckholm sont au nombre de six:—Schumacker, que je ne redouterai +plus, j’espère, demain à pareille heure; ce montagnard colosse, notre +faux Han d’Islande, qui a juré de soutenir le rôle jusqu’à la fin, +dans l’espérance que MusdÅ“mon, dont il a déjà reçu de fortes sommes +d’argent, le fera évader.—Ce MusdÅ“mon a des idées vraiment +diaboliques!—Les quatre autres accusés sont les trois chefs des +rebelles, et un quidam qui s’est trouvé, on ne sait comment, au milieu +du rassemblement d’Apsyl-Corh, et que les précautions prises par +MusdÅ“mon ont fait tomber dans nos mains. MusdÅ“mon pense que cet +homme est un espion de Levin de Knud. Et, en effet, en arrivant ici +prisonnier, sa première parole a été pour demander le général; et +quand il a appris l’absence du mecklembourgeois, il a paru consterné. +Du reste, il n’a voulu répondre à aucune des questions que lui a +adressées MusdÅ“mon.</p> + +<p>—Mon cher seigneur, interrompit la comtesse, pourquoi ne l’avez-vous +pas interrogé vous-même?</p> + +<p>—En vérité, Elphége, comment l’aurais-je pu au milieu de tous les +soins qui m’accablent depuis mon arrivée? Je me suis reposé de cette +affaire sur MusdÅ“mon, qu’elle intéresse autant que moi. D’ailleurs, +ma chère, cet homme n’est d’aucune importance par lui-même; c’est +quelque pauvre vagabond. Nous n’en pourrons tirer parti qu’en le +présentant comme un agent de Levin de Knud, et, comme il a été pris +dans les rangs des rebelles, cela pourra prouver entre le +mecklembourgeois et Schumacker une connivence coupable, qui suffira +pour provoquer, sinon la mise en accusation, du moins la disgrâce du +maudit Levin.</p> + +<p>La comtesse parut méditer un moment.</p> + +<p>—Vous avez raison, monseigneur. Mais cette fatale passion du baron +Thorvick pour Éthel Schumacker....</p> + +<p>Le chancelier se frotta le front de nouveau; puis tout à coup haussant +les épaules:</p> + +<p>—Écoutez, Elphége, nous ne sommes plus ni l’un ni l’autre jeunes et +novices dans la vie, et pourtant nous ne connaissons pas les hommes! +Quand Schumacker aura été une seconde fois flétri par un jugement de +haute trahison, quand il aura subi sur l’échafaud une condamnation +infamante, quand sa fille, retombée au-dessous des derniers rangs de +la société, sera souillée à jamais publiquement de tout l’opprobre de +son père, pensez-vous, Elphége, qu’alors Ordener Guldenlew se +souvienne un seul instant de cette amourette d’enfance, que vous +nommez passion, d’après les discours exaltés d’une jeune folle +prisonnière, et qu’il balance un seul jour entre la fille déshonorée +d’un misérable criminel et la fille illustre d’un glorieux chancelier? +Il faut juger les hommes d’après soi, ma chère; où avez-vous vu que le +cÅ“ur humain fût ainsi fait?</p> + +<p>—Je souhaite que vous ayez encore raison.—Vous ne trouverez +cependant pas inutile, n’est-il pas vrai, la demande que j’ai faite au +syndic pour que la fille de Schumacker assiste au procès de son père, +et soit placée dans la même tribune que moi? Je suis curieuse +d’étudier cette créature.</p> + +<p>—Tout ce qui peut nous éclairer sur cette affaire est précieux, dit +le chancelier avec flegme.—Mais, dites-moi, sait-on où cet Ordener +est en ce moment?</p> + +<p>—Personne au monde ne le sait; c’est le digne élève de ce vieux +Levin, un chevalier errant comme lui. Je crois qu’il visite en ce +moment Ward-Hus.</p> + +<p>—Bien, bien, notre Ulrique le fixera. Allons, j’oublie que le +tribunal m’attend.</p> + +<p>La comtesse arrêta le grand-chancelier.</p> + +<p>—Encore un mot, monseigneur.—Je vous en ai parlé hier, mais votre +esprit était occupé, et je n’ai pu obtenir de réponse. Où est mon +Frédéric?</p> + +<p>—Frédéric! dit le comte avec une expression lugubre, et en portant la +main sur son visage.</p> + +<p>—Oui; répondez-moi, mon Frédéric! Son régiment est de retour à +Drontheim sans lui. Jurez-moi que Frédéric n’était pas dans cette +horrible gorge du Pilier-Noir. Pourquoi votre figure a-t-elle changé +au nom de Frédéric? Je suis dans une mortelle inquiétude.</p> + +<p>Le chancelier reprit sa physionomie impassible.</p> + +<p>—Elphége, tranquillisez-vous. Je vous jure qu’il n’était point dans +le défilé du Pilier-Noir. D’ailleurs, on a publié la liste des +officiers tués ou blessés dans cette rencontre.</p> + +<p>—Oui, dit la comtesse calmée, vous me rassurez. Deux officiers +seulement ont été tués, le capitaine Lory et le jeune baron Randmer, +qui a fait tant de folies avec mon pauvre Frédéric dans les bals de +Copenhague! Oh! j’ai lu et relu la liste, je vous assure. Mais +dites-moi, monseigneur, mon fils est donc resté à Walhstrom?</p> + +<p>—Il y est resté, répondit le comte.</p> + +<p>—Eh bien, cher ami, dit la mère avec un sourire qu’elle s’efforçait +de rendre tendre, je ne vous demande qu’une grâce, c’est de faire +revenir vite mon Frédéric de cet affreux pays.</p> + +<p>Le chancelier se dégagea péniblement de ses bras suppliants.</p> + +<p>—Madame, dit-il, le tribunal m’attend. Adieu, ce que vous me demandez +ne dépend pas de moi.</p> + +<p>Et il sortit brusquement.</p> + +<p>La comtesse demeura sombre et pensive.</p> + +<p>—Cela ne dépend pas de lui! se dit-elle; et il lui suffirait d’un mot +pour me rendre mon fils!—Je l’ai toujours pensé, cet homme-là est +vraiment méchant.</p> + +<h2><a name="XLIII" id="XLIII"></a>XLIII</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Est-ce ainsi qu’on traite un homme de ma charge?<br /></span> +<span class="i0">est-ce ainsi qu’on perd le respect dû à la<br /></span> +<span class="i0">justice?<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">CALDERON. <i>Louis Perez de Galice</i><br /></span> +</div></div> + +<p>La tremblante Éthel, que les gardes ont séparée de son père à la +sortie du donjon du Lion de Slesvig, a été conduite, à travers de +ténébreux corridors, jusqu’alors inconnus d’elle, dans une sorte de +cellule obscure, qu’on a refermée sur son entrée. Du côté de la +cellule opposée à la porte est une grande ouverture grillée, à travers +laquelle pénètre une lumière de torches et de flambeaux. Devant cette +ouverture est une banquette sur laquelle est placée une femme voilée +et vêtue de noir, qui lui fait signe de s’asseoir auprès d’elle. Elle +obéit en silence et interdite.</p> + +<p>Ses yeux se portent au delà de l’ouverture grillée. Un tableau sombre +et imposant est devant elle.</p> + +<p>À l’extrémité d’une salle, tendue de noir, et faiblement éclairée par +des lampes de cuivre suspendues à la voûte, s’élève un tribunal noir +arrondi en fer à cheval, occupé par sept juges vêtus de robes noires, +dont l’un, placé au centre sur un siège plus élevé, porte sur sa +poitrine des chaînes de diamants et des plaques d’or qui étincellent. +Le juge assis à la droite de celui-ci se distingue des autres par une +ceinture blanche et un manteau d’hermine, insigne du haut-syndic de la +province. À droite du tribunal est une estrade couverte d’un dais, où +siège un vieillard, revêtu d’habits pontificaux; à gauche, une table +chargée de papiers, derrière laquelle se tient debout un homme de +petite taille, coiffé d’une énorme perruque, et enveloppé des plis +d’une longue robe noire.</p> + +<p>On remarque, en face des juges, un banc de bois entouré de +hallebardiers qui portent des torches, dont la lueur, réfléchie par +une forêt de piques, de mousquets et de pertuisanes, répand de vagues +rayons sur les têtes tumultueuses d’une foule de spectateurs, pressés +contre la grille de fer qui les sépare du tribunal.</p> + +<p>Éthel observait ce spectacle comme si elle eût assisté éveillée à un +rêve; cependant elle était loin de se sentir indifférente à ce qui +allait se passer sous ses yeux. Elle entendait en elle comme une voix +intime qui l’avertissait d'être attentive, parce qu’elle touchait à +l’une des crises de sa vie. Son cÅ“ur était en proie à deux agitations +différentes en même temps; elle eût voulu savoir sur-le-champ en quoi +elle était intéressée à la scène qu’elle contemplait, ou ne le savoir +jamais. Depuis plusieurs jours, l’idée que son Ordener était perdu +pour elle lui avait inspiré le désir désespéré d’en finir d’une fois +avec l’existence, et de pouvoir lire d’un coup d’œil tout le livre de +sa destinée. C’est pourquoi, comprenant qu’elle entrait dans l’heure +décisive de son sort, elle examina le tableau lugubre qui s’offrait à +elle, moins avec répugnance qu’avec une sorte de joie impatiente et +funèbre.</p> + +<p>Elle vit le président se lever, en proclamant, au nom du roi, que +l’audience de justice était ouverte.</p> + +<p>Elle entendit le petit homme noir, placé à la gauche du tribunal, +lire, d’une voix basse et rapide, un long discours où le nom de son +père, mêlé aux mots de <i>conspiration</i>, de <i>révolte des mines</i>, de +<i>haute-trahison</i>, revenait fréquemment. Alors elle se rappela ce que +la fatale inconnue lui avait dit, dans le jardin du donjon, de +l’accusation dont son père était menacé; et elle frémit quand elle +entendit l’homme à la robe noire terminer son discours par le mot de +<i>mort</i>, fortement articulé.</p> + +<p>Épouvantée, elle se tourna vers la femme voilée, pour laquelle un +sentiment qu’elle ne s’expliquait pas lui inspirait de la crainte:</p> + +<p>—Où sommes-nous? qu’est-ce que tout ceci? demanda-t-elle timidement.</p> + +<p>Un geste de sa mystérieuse compagne l’invita au silence et à +l’attention. Elle reporta sa vue dans la salle du tribunal.</p> + +<p>Le vieillard vénérable, en habits épiscopaux, venait de se lever; et +Éthel recueillit ces paroles, qu’il prononça distinctement:</p> + +<p>—Au nom du Dieu tout-puissant et miséricordieux,—moi, +Pamphile-Éleuthère, évêque de la royale ville de Drontheim et de la +royale province du Drontheimhus, je salue le respectable tribunal qui +juge au nom du roi, notre seigneur après Dieu;</p> + +<p>Et je dis—qu’ayant remarqué que les prisonniers amenés devant ce +tribunal étaient des hommes et des chrétiens, et qu’ils n’avaient +point de procureurs, je déclare aux respectables juges que mon +intention est de les assister de mon faible secours, dans la cruelle +position où le ciel les a voulu mettre;</p> + +<p>Priant Dieu de daigner donner sa force à notre infirme faiblesse, et +sa lumière à notre profonde cécité.</p> + +<p>C’est ainsi que moi, évêque de ce royal diocèse, je salue le +respectable et judicieux tribunal.—</p> + +<p>Après avoir parlé ainsi, l’évêque descendit de son trône pontifical, +et alla s’asseoir sur le banc de bois destiné aux accusés, tandis +qu’un murmure d’approbation éclatait parmi le peuple.</p> + +<p>Le président se leva, et dit d’une voix sèche:</p> + +<p>—Hallebardiers, qu’on fasse silence!—Seigneur évêque, le tribunal +remercie votre révérence, au nom des prisonniers.—Habitants du +Drontheimhus, soyez attentifs à la haute justice du roi; le tribunal +va juger sans appel. Archers,—qu’on amène les accusés.</p> + +<p>Il se fit dans l’auditoire un silence d’attente et de terreur; +seulement toutes les têtes s’agitèrent dans l’ombre, comme les sombres +vagues d’une mer orageuse, sur laquelle le tonnerre s’apprête à +gronder.</p> + +<p>Bientôt Éthel entendit une rumeur sourde et un mouvement +extraordinaire se prolonger au-dessous d’elle, dans les sinistres +avenues de la salle; puis l’auditoire se rangea avec un frémissement +d’impatience et de curiosité; des pas multipliés retentirent; des +hallebardes et des mousquets brillèrent; et bientôt six hommes +enchaînés et entourés de gardes pénétrèrent, la tête nue, dans +l’enceinte du tribunal. Éthel ne vit que le premier de ces six +prisonniers; c’était un vieillard à barbe blanche, vêtu d’une simarre +noire; c’était son père.</p> + +<p>Elle s’appuya défaillante sur la balustrade de pierre qui était devant +sa banquette; les objets roulaient sous ses yeux comme dans un nuage +confus, et il lui semblait que son cÅ“ur palpitait à son oreille. +Elle-dit d’une voix faible:</p> + +<p>—O Dieu, secourez-moi!</p> + +<p>La femme voilée se pencha vers elle, et lui fit respirer des sels qui +la réveillèrent de sa léthargie.</p> + +<p>—Noble dame, dit-elle ranimée, de grâce, un mot de votre voix pour me +convaincre que je ne suis pas ici le jouet des fantômes de l’enfer.</p> + +<p>Mais l’inconnue, sourde à sa prière, avait retourné sa tête vers le +tribunal; et la pauvre Éthel, qui avait retrouvé quelque force, se +résigna à l’imiter en silence.</p> + +<p>Le président s’était levé, et avait dit d’une voix lente et +solennelle:</p> + +<p>—Prisonniers, on vous amène devant nous pour que nous ayons à +examiner si vous êtes coupables de haute-trahison, de conspiration, de +révolte par les armes contre l’autorité du roi notre souverain +seigneur. Méditez maintenant dans vos consciences, car une accusation +de lèse-majesté au premier chef pèse sur vos têtes.</p> + +<p>En ce moment un rayon de lumière tomba sur le visage d’un des six +accusés, d’un jeune homme qui tenait sa tête penchée sur sa poitrine, +comme pour dérober ses traits sous les boucles pendantes de ses longs +cheveux. Éthel tressaillit, et une sueur froide sortit de tous ses +membres; elle avait cru reconnaître....—Mais non, c’était une cruelle +illusion; la salle était faiblement éclairée, et les hommes s’y +mouvaient comme des ombres; à peine distinguait-on le grand christ +d’ébène poli, placé au-dessus du fauteuil du président.</p> + +<p>Cependant ce jeune homme était enveloppé d’un manteau qui de loin +paraissait vert, ses cheveux en désordre avaient des reflets châtains, +et le rayon inattendu qui avait dessiné ses traits.... Mais non, cela +n’était pas, cela ne pouvait être! c’était une horrible illusion.</p> + +<p>Les prisonniers étaient assis sur le banc où était descendu l’évêque. +Schumacker s’était placé à l’une des extrémités; il était séparé du +jeune homme aux cheveux châtains par ses quatre compagnons +d’infortune, qui portaient des vêtements grossiers, et au nombre +desquels on remarquait une espèce de géant. L’évêque siégeait à +l’autre extrémité du banc.</p> + +<p>Éthel vit le président se tourner vers son père.</p> + +<p>—Vieillard, dit-il d’une voix sévère, dites-nous votre nom et qui +vous êtes.</p> + +<p>Le vieillard souleva sa tête vénérable.</p> + +<p>—Autrefois, répondit-il en regardant fixement le président, on +m’appelait comte de Griffenfeld et de Tongsberg, prince de Wollin, +prince du Saint-Empire, chevalier de l’ordre royal de l’éléphant, +chevalier de l’ordre royal de Dannebrog; chevalier de la toison d’or +d’Allemagne et de la jarretière d’Angleterre, premier ministre, +inspecteur général des universités, grand-chancelier de Danemark et +de....</p> + +<p>Le président l’interrompit.</p> + +<p>—Accusé, le tribunal ne vous demande ni comment on vous a nommé, ni +ce que vous avez été, mais comment on vous nomme, et ce que vous êtes.</p> + +<p>—Eh bien, reprit vivement le vieillard, maintenant je m’appelle Jean +Schumacker, j’ai soixante-neuf ans, et je ne suis rien, que votre +ancien bienfaiteur, chancelier d’Ahlefeld.</p> + +<p>Le président parut interdit.</p> + +<p>—Je vous ai reconnu, seigneur comte, ajouta l’ex-chancelier, et comme +j’ai cru voir qu’il n’en était pas de même à mon égard de votre côté, +j’ai pris la liberté de rappeler à votre grâce que nous sommes de +vieilles connaissances.</p> + +<p>—Schumacker, dit le président d’un ton où l’on sentait l’accent de la +colère concentrée, épargnez les moments du tribunal.</p> + +<p>Le vieux captif l’interrompit encore:</p> + +<p>—Nous avons changé de rôle, noble chancelier; autrefois c’était moi +qui vous appelais simplement <i>d’Ahlefeld</i>, et vous qui me disiez +<i>seigneur comte</i>.</p> + +<p>—Accusé, répliqua le président, vous nuisez à votre cause en +rappelant le jugement infamant dont vous êtes déjà flétri.</p> + +<p>—Si ce jugement est infamant pour quelqu’un, comte d’Ahlefeld, ce +n’est pas pour moi.</p> + +<p>Le vieillard s’était levé à demi en prononçant ces paroles avec force. +Le président étendit la main vers lui.</p> + +<p>—Asseyez-vous. N’insultez pas, devant un tribunal, et aux juges qui +vous ont condamné, et au roi qui vous a donné ces juges. Rappelez-vous +que sa majesté a daigné vous accorder la vie, et bornez-vous ici à +vous défendre.</p> + +<p>Schumacker ne répondit qu’en haussant les épaules.</p> + +<p>—Avez-vous, demanda le président, quelques aveux à faire au tribunal +touchant le crime capital dont vous êtes accusé?</p> + +<p>Voyant que Schumacker gardait le silence, le président répéta sa +question.</p> + +<p>—Est-ce que c’est à moi que vous parlez? dit l’ex-grand-chancelier. +Je croyais, noble comte d’Ahlefeld, que vous vous parliez à vous-même. +De quel crime m’entretenez-vous? Est-ce que j’ai jamais donné le +baiser d’Iscariote à un ami? Ai-je emprisonné, condamné, déshonoré un +bienfaiteur? dépouillé celui à qui je devais tout? J’ignore, en +vérité, seigneur chancelier actuel, pourquoi l’on m’amène ici. C’est +sans doute pour juger de votre habileté à faire tomber des têtes +innocentes. Je ne serai point fâché en effet de voir si vous saurez +aussi bien me perdre que vous perdez le royaume, et s’il vous suffira +d’une virgule pour causer ma mort, comme il vous a suffi d’une lettre +de l’alphabet pour provoquer la guerre avec la Suède.[*]</p> + +<div class="block"> +<p class="nind"> +[*] Il y avait eu en effet de très graves différends entre le +Danemark et la Suède, parce que le comte d’Ahlefeld avait exigé, +dans une négociation, qu’un traité entre les deux états donnât au +roi de Danemark le titre de <i>rex Gothorum</i>, ce qui semblait +attribuer au monarque danois la souveraineté de la Gothie, province +suédoise; tandis que les Suédois ne voulaient lui accorder que la +qualité de <i>rex Gotorum</i>, dénomination vague qui équivalait à +l’ancien titre des souverains danois, <i>roi des Gots</i>. +<br /> +C’est à cette <i>h</i>, cause, non d’une guerre, mais de longues et +menaçantes négociations, que Schumacker faisait sans doute allusion. +</p> +</div> + +<p>À peine achevait-il cette raillerie amère, que l’homme placé devant la +table à gauche du tribunal se leva.</p> + +<p>—Seigneur président, dit-il, après s'être incliné profondément, +seigneurs juges, je demande que la parole soit interdite à Jean +Schumacker, s’il continue d’injurier ainsi sa grâce le président de ce +respectable tribunal.</p> + +<p>La voix calme de l’évêque s’éleva:</p> + +<p>—Seigneur secrétaire intime, on ne peut interdire la parole à un +accusé.</p> + +<p>—Vous avez raison, révérend évêque, s’écria le président avec +précipitation. Notre intention est de laisser le plus de liberté +possible à la défense.—J’engage seulement l’accusé à modérer son +langage, s’il comprend ses véritables intérêts.</p> + +<p>Schumacker secoua la tête et dit froidement:</p> + +<p>—Il parait que le comte d’Ahlefeld est plus sûr de son fait qu’en +1677.</p> + +<p>—Taisez-vous, dit le président; et s’adressant sur-le-champ au +prisonnier voisin du vieillard, il lui demanda quel était son nom. +C’était un montagnard d’une taille colossale, dont le front était +entouré de bandages, qui se leva en disant:</p> + +<p>—Je suis Han, de Klipstadur, en Islande.</p> + +<p>Un frémissement d’épouvante erra quelque temps dans la foule, et +Schumacker, soulevant sa tête pensive déjà retombée sur sa poitrine, +jeta un brusque regard sur son formidable voisin, dont tous les autres +co-accusés se tenaient éloignés.</p> + +<p>—Han d’Islande, demanda le président quand le trouble fut dissipé, +qu’avez-vous à dire au tribunal?</p> + +<p>De tous les spectateurs, Éthel n’avait pas été la moins frappée de la +présence du brigand fameux qui, depuis si longtemps, lui apparaissait +dans toutes ses terreurs. Elle attacha avec une avidité craintive son +regard sur le géant monstrueux que son Ordener avait peut-être +combattu, dont il avait peut-être été la victime. Cette idée se +retourna dans son cÅ“ur sous toutes ses formes douloureuses. Aussi, +entièrement absorbée par une foule d’émotions déchirantes, elle +entendit à peine la réponse qu’adressait au président, dans un langage +grossier et embarrassé, ce Han d’Islande, en qui elle voyait presque +le meurtrier de son Ordener. Elle comprit seulement que le brigand se +déclarait le chef des bandes rebelles.</p> + +<p>—Est-ce de vous-même, demanda le président, ou par une instigation +étrangère, que vous avez pris le commandement des insurgés?</p> + +<p>Le brigand répondit:</p> + +<p>—Ce n’est pas de moi-même.</p> + +<p>—Qui vous a provoqué à ce crime?</p> + +<p>—Un homme qui s’appelait Hacket.</p> + +<p>—Quel était ce Hacket?</p> + +<p>—Un agent de Schumacker, qu’il nommait aussi comte de Griffenfeld.</p> + +<p>Le président s’adressa à Schumacker:</p> + +<p>—Schumacker, connaissez-vous ce Hacket?</p> + +<p>—Vous m’avez prévenu, comte d’Ahlefeld, repartit le vieillard; +j’allais vous adresser la même question.</p> + +<p>—Jean Schumacker, dit le président, vous êtes mal conseillé par votre +haine. Le tribunal appréciera votre système de défense.</p> + +<p>L’évêque prit la parole.</p> + +<p>—Seigneur secrétaire intime, dit-il en se tournant vers l’homme de +petite taille, qui paraissait faire les fonctions de greffier et +d’accusateur, ce Hacket est-il parmi mes clients?</p> + +<p>—Non, votre révérence, répondit le secrétaire.</p> + +<p>—Sait-on ce qu’il est devenu?</p> + +<p>—On n’a pu le saisir; il a disparu.</p> + +<p>On eût dit qu’en parlant ainsi le seigneur secrétaire intime composait +sa voix.</p> + +<p>—Je crois plutôt qu’il s’est évanoui, dit Schumacker.</p> + +<p>L’évêque continua:</p> + +<p>—Seigneur secrétaire, fait-on poursuivre ce Hacket? A-t-on son +signalement?</p> + +<p>Avant que le secrétaire intime eût pu répondre, un des prisonniers se +leva; c’était un jeune mineur d’un visage âpre et fier.</p> + +<p>—Il serait aisé de l’avoir, dit-il d’une voix forte. Ce misérable +Hacket, l’agent de Schumacker, est un homme de petite stature, d’une +figure ouverte, mais ouverte comme une bouche de l’enfer.—Tenez, +seigneur évêque, sa voix ressemble beaucoup à celle de ce seigneur qui +écrit là sur cette table, et que votre révérence appelle, je crois, +secrétaire intime. Et même, si cette salle était moins sombre, et que +le seigneur secrétaire intime eût moins de cheveux pour lui cacher le +visage, j’assurerais presque qu’il y a dans ses traits quelque +ressemblance avec ceux du traître Hacket.</p> + +<p>—Notre frère dit vrai, s’écrièrent les deux prisonniers voisins du +jeune mineur.</p> + +<p>—Vraiment! murmura Schumacker avec une expression de triomphe.</p> + +<p>Cependant le secrétaire avait fait un mouvement involontaire, soit de +crainte, soit de l’indignation qu’il ressentait d'être comparé à ce +Hacket. Le président, qui lui-même avait paru troublé, se hâta +d’élever la voix.</p> + +<p>—Prisonniers, n’oubliez pas que vous ne devez parler que lorsque le +tribunal vous interroge; et surtout n’outragez pas les ministres de la +justice par d’indignes comparaisons.</p> + +<p>—Cependant, seigneur président, dit l’évêque, ceci n’est qu’une +question de signalement. Si le coupable Hacket offre quelques points +de ressemblance avec le secrétaire, cela pourrait être utile.</p> + +<p>Le président l’interrompit.</p> + +<p>—Han d’Islande, vous qui avez eu tant de rapports avec Hacket, +dites-nous, pour satisfaire le révérend évêque, si cet homme ressemble +en effet à notre très honoré secrétaire intime.</p> + +<p>—Nullement, seigneur, répondit le géant sans hésiter.</p> + +<p>—Vous voyez, seigneur évêque, ajouta le président.</p> + +<p>L’évêque prononça d’un signe de tête qu’il était satisfait; et le +président, s’adressant à un autre accusé, prononça la formule usitée:</p> + +<p>—Quel est votre nom?</p> + +<p>—Wilfrid Kennybol, des montagnes de Kole.</p> + +<p>—Étiez-vous parmi les insurgés?</p> + +<p>—Oui, seigneur; la vérité vaut mieux que la vie. J’ai été pris dans +les gorges maudites du Pilier-Noir. J’étais le chef des montagnards.</p> + +<p>—Qui vous a poussé au crime de rébellion?</p> + +<p>—Nos frères les mineurs se plaignaient de la tutelle royale, et cela +était tout simple, n’est-ce pas, votre courtoisie? Vous n’auriez +qu’une hutte de boue et deux mauvaises peaux de renard, que vous ne +seriez pas fâché d’en être le maître. Le gouvernement n’a pas écouté +leurs prières. Alors, seigneur, ils ont songé à se révolter, et nous +ont priés de les aider. Un si petit service ne se refuse pas entre +frères qui récitent les mêmes oraisons et chôment les mêmes saints. +Voilà tout.</p> + +<p>—Personne, dit le président, n’a-t-il éveillé, encouragé et dirigé +votre insurrection?</p> + +<p>—C’était un seigneur Hacket, qui nous parlait sans cesse de délivrer +un comte prisonnier à Munckholm, dont il se disait l’envoyé. Nous le +lui avons promis, parce qu’une liberté de plus ne nous coûtait rien.</p> + +<p>—Ce comte ne s’appelait-il pas Schumacker ou Griffenfeld?</p> + +<p>—Justement, votre courtoisie.</p> + +<p>—Vous ne l’avez jamais vu?</p> + +<p>—Non, seigneur; mais si c’est ce vieillard qui vous a dit tout à +l’heure tant de noms, je ne puis faire autrement que de convenir....</p> + +<p>—De quoi? interrompit le président.</p> + +<p>—Qu’il a une bien belle barbe blanche, seigneur, presque aussi belle +que celle du père du mari de ma sÅ“ur Maase, de la bourgade de Surb, +lequel a vécu jusqu’à cent vingt ans.</p> + +<p>L’ombre répandue dans la salle empêcha de voir si le président +paraissait désappointé de la naïve réponse du montagnard. Il ordonna +aux archers de déployer quelques bannières couleur de feu déposées +devant le tribunal.</p> + +<p>—Wilfrid Kennybol, dit-il, reconnaissez-vous ces bannières?</p> + +<p>—Oui, votre courtoisie; elles nous ont été données par Hacket, au nom +du comte Schumacker. Le comte fit distribuer aussi des armes aux +mineurs; car nous n’en avions pas besoin, nous autres montagnards, qui +vivons de la carabine et de la gibecière. Et moi, seigneur, tel que +vous me voyez, attaché ici comme une méchante poule qu’on va rôtir, +j’ai plus d’une fois, du fond de nos vallées, atteint de vieux aigles, +lorsqu’au plus haut de leur vol ils ne semblaient que des alouettes ou +des grives.</p> + +<p>—Vous entendez, seigneurs juges, observa le secrétaire intime; +l’accusé Schumacker a fait distribuer par Hacket des armes et des +drapeaux aux rebelles.</p> + +<p>—Kennybol, reprit le président, n’avez-vous plus rien à déclarer?</p> + +<p>—Rien, votre courtoisie, sinon que je ne mérite pas la mort. Je n’ai +fait que prêter assistance, en bon frère, aux mineurs, et j’ose +affirmer à toutes vos courtoisies que le plomb de ma carabine, tout +vieux chasseur que je suis, n’a jamais touché un daim du roi.</p> + +<p>Le président, sans répondre à ce plaidoyer, interrogea les deux +compagnons de Kennybol. C’étaient des chefs de mineurs. Le plus vieux, +qui déclara se nommer Jonas, répéta, en d’autres termes, ce qu’avait +avoué Kennybol. L’autre, qui était le jeune homme dont les yeux +avaient saisi tant de ressemblance entre le secrétaire intime et le +perfide Hacket, dit s’appeler Norbith, confessa fièrement sa part dans +la révolte, mais refusa de rien révéler touchant Hacket et Schumacker. +Il avait, disait-il, prêté serment de se taire, et ne se souvenait +plus que de ce serment. Le président eut beau l’interroger par toutes +les menaces et par toutes les prières, l’obstiné jeune homme resta +inflexible. D’ailleurs il assurait ne point s'être révolté pour +Schumacker, mais seulement parce que sa vieille mère avait faim et +froid. Il ne niait point qu’il n’eût peut-être mérité la mort; mais il +affirmait que l’on commettrait une injustice en le condamnant, parce +qu’en le tuant on tuerait aussi sa pauvre mère, qui ne l’avait pas +mérité.</p> + +<p>Quand Norbith eut cessé de parler, le secrétaire intime résuma en peu +de mots les charges accablantes qui pesaient jusqu’à ce moment sur les +accusés, surtout sur Schumacker. Il lut quelques-unes des devises +séditieuses inscrites sur les bannières, et fit ressortir contre +l’ex-grand-chancelier l’unanimité des réponses de ses complices, et +jusqu’au silence de ce jeune Norbith, lié par un serment +fanatique.—Il ne reste plus, ajouta-t-il en terminant, qu’un accusé à +interroger, et nous avons de hautes raisons de le croire agent secret +de l’autorité qui a si mal veillé à la tranquillité du Drontheimhus. +Cette autorité a favorisé, sinon par sa connivence coupable, du moins +par sa fatale négligence, l’explosion de la révolte qui va perdre tous +ces malheureux, et rendre à l’échafaud ce Schumacker, que la clémence +du roi en avait si généreusement sauvé.</p> + +<p>Éthel, qui de ses craintes pour Ordener était revenue, par une cruelle +transition, à ses craintes pour son père, frémit à ce langage +sinistre, et un torrent de larmes s’échappa de ses yeux, quand elle +vit son père se lever, en disant d’une voix tranquille:—Chancelier +d’Ahlefeld, j’admire tout ceci. Avez-vous eu la prévoyance de faire +mander le bourreau?</p> + +<p>L’infortunée crut en ce moment qu’elle épuisait sa dernière douleur; +elle se trompait.</p> + +<p>Le sixième accusé venait de se lever; noble et superbe, il avait +écarté les cheveux qui couvraient son visage, et aux questions que le +président lui avait adressées, il avait répondu d’une voix ferme et +haute:</p> + +<p>—Je m’appelle Ordener Guldenlew, baron de Thorvick, chevalier de +Dannebrog.</p> + +<p>Un cri de surprise échappa au secrétaire:</p> + +<p>—Le fils du vice-roi!</p> + +<p>—Le fils du vice-roi! répétèrent toutes les voix, comme si la salle +eût eu en ce moment mille échos.</p> + +<p>Le président avait reculé sur son siège; les juges, jusqu’alors +immobiles dans le tribunal, se penchaient tumultueusement les uns vers +les autres, ainsi que des arbres qui seraient battus à la fois de +vents opposés. L’agitation était plus grande encore dans l’auditoire; +les spectateurs montaient sur les corniches de pierre et les grilles +de fer; la foule entière parlait comme d’une seule bouche; et les +gardes, oubliant de réclamer le silence, mêlaient leurs paroles de +surprise à la rumeur universelle.</p> + +<p>Quelle âme assez accoutumée aux soudaines émotions de la vie pourrait +concevoir ce qui se passa dans l'âme d’Éthel? Qui pourrait rendre ce +mélange inouï de joie déchirante et de délicieuse douleur? cette +attente inquiète, qui était à la fois de la crainte et de l’espérance, +et n’en était cependant pas?—Il était devant elle, sans qu’elle fût +devant lui! c’était lui qu’elle voyait et qui ne la voyait pas! +c’était son bien-aimé Ordener, son Ordener, qu’elle avait cru mort, +qu’elle savait perdu pour elle, son ami qui l’avait trompée et qu’elle +adorait comme d’une adoration nouvelle. Il était là ; oui, il était là . +Un vain songe ne l’abusait pas; oh! c’était bien lui, cet Ordener, +hélas! qu’elle avait rêvé plus souvent encore qu’elle ne l’avait vu.</p> + +<p>—Mais apparaissait-il dans cette enceinte solennelle comme un ange +sauveur ou comme un fatal génie? Devait-elle espérer en lui ou +trembler pour lui?—Mille conjectures oppressaient à la fois sa pensée +et l’étouffaient comme une flamme que trop d’aliment éteint; toutes +les idées, toutes les sensations que nous venons d’indiquer +parcoururent son esprit comme un éclair, au moment où le fils du +vice-roi de Norvège prononça son nom. Elle fut la première à le +reconnaître, et les autres ne l’avaient pas encore reconnu, qu’elle +était évanouie.</p> + +<p>Elle reprit bientôt ses sens, pour la seconde fois, grâce aux soins de +sa mystérieuse voisine. Pâle, elle rouvrit ses yeux dans lesquels les +larmes s’étaient subitement taries. Elle jeta avidement sur le jeune +homme, toujours debout et calme dans le tumulte général, un de ces +regards qui embrassent tout un être; et le trouble avait cessé dans le +tribunal et le peuple, que le nom d’Ordener Guldenlew retentissait +encore à son oreille. Elle remarqua avec une douloureuse inquiétude +qu’il portait son bras en écharpe, et que ses mains étaient chargées +de fers; elle remarqua que son manteau était déchiré en plusieurs +endroits, que son sabre fidèle ne pendait plus à sa ceinture. Rien +n’échappa à sa sollicitude; car l’œil d’une amante ressemble à l’œil +d’une mère. Elle environna de toute son âme celui qu’elle ne pouvait +couvrir de tout son corps; et, il faut le dire à la honte et à la +gloire de l’amour, dans cette salle qui renfermait son père et les +persécuteurs de son père, Éthel ne vit plus qu’un seul homme.</p> + +<p>Le silence s’était rétabli peu à peu. Le président se mit en devoir de +commencer l’interrogatoire du fils du vice-roi.</p> + +<p>—Seigneur baron.... dit-il d’une voix tremblante.</p> + +<p>—Je ne m’appelle point ici <i>seigneur baron</i>, répondit Ordener d’une +voix ferme, je m’appelle Ordener Guldenlew, comme celui qui a été +comte de Griffenfeld s’appelle Jean Schumacker.</p> + +<p>Le président resta un moment comme interdit.</p> + +<p>—Eh bien donc! reprit-il, Ordener Guldenlew, c’est sans doute par un +hasard malheureux que vous êtes amené devant nous. Les rebelles vous +auront pris voyageant, vous auront forcé de les suivre, et c’est +ainsi, sans doute, que vous avez été trouvé dans leurs rangs.</p> + +<p>Le secrétaire se leva:</p> + +<p>—Nobles juges, le nom seul du fils du vice-roi de Norvège est un +plaidoyer suffisant pour lui. Le baron Ordener Guldenlew ne peut être +un rebelle. Notre illustre président a parfaitement expliqué sa +fâcheuse arrestation parmi les rebelles. Le seul tort du noble +prisonnier est de n’avoir pas dit plus tôt son nom. Nous demandons +qu’il soit mis sur-le-champ en liberté, abandonnant toute accusation à +son égard, et regrettant qu’il se soit assis sur le banc souillé par +le criminel Schumacker et ses complices.</p> + +<p>—Que faites-vous donc? s’écria Ordener.</p> + +<p>—Le secrétaire intime, dit le président, se désiste de toute +poursuite à votre égard.</p> + +<p>—Il a tort, répliqua Ordener, d’une voix haute et sonore; je dois ici +être seul accusé, seul jugé, et seul condamné.—Il s’arrêta un moment, +et ajouta d’un accent moins ferme:—Car je suis seul coupable.</p> + +<p>—Seul coupable! s’écria le président.</p> + +<p>—Seul coupable! répéta le secrétaire intime.</p> + +<p>Une nouvelle explosion de surprise se manifesta dans l’auditoire. La +malheureuse Éthel frémit; elle ne songeait pas que cette déclaration +de son amant sauvait son père. Elle avait devant les yeux la mort de +son Ordener.</p> + +<p>—Hallebardiers, qu’on fasse silence! dit le président, profitant +peut-être du moment de rumeur pour rallier ses idées et reprendre sa +présence d’esprit.—Ordener Guldenlew, reprit-il, expliquez-vous.</p> + +<p>Le jeune homme resta, un instant rêveur, puis soupira avec effort, +puis prononça ces paroles d’un ton calme et résigné:</p> + +<p>—Oui, je sais qu’une mort infâme m’attend; je sais que la vie +pourrait m'être belle et glorieuse. Mais Dieu lira au fond de mon +cÅ“ur! à la vérité, Dieu seul!—Je vais accomplir le premier devoir de +mon existence; je vais lui sacrifier mon sang, mon honneur peut-être; +mais je sens que je mourrai sans remords et sans repentir. Ne vous +étonnez pas de mes paroles, seigneurs juges; il y a dans l'âme et dans +la destinée humaine des mystères que vous ne pouvez pénétrer et qui ne +sont jugés qu’au ciel. Écoutez-moi donc; et agissez envers moi selon +vos consciences, quand vous aurez absous ces infortunés, et surtout ce +déplorable Schumacker, qui a déjà , dans sa captivité, expié bien plus +de crimes qu’un homme n’en peut commettre.—Oui, je suis coupable, +nobles juges, et seul coupable. Schumacker est innocent; ces autres +malheureux ne sont qu’égarés. L’auteur de la rébellion des mineurs, +c’est moi.</p> + +<p>—Vous! s’écrièrent à la fois, et avec une expression étrange, le +président et le secrétaire intime.</p> + +<p>—Moi! et ne m’interrompez plus, seigneurs. Je suis pressé de +terminer, car en m’accusant je justifie ces infortunés. C’est moi qui +ai soulevé les mineurs au nom de Schumacker; c’est moi qui ai fait +distribuer aux rebelles des bannières; qui leur ai envoyé, au nom du +prisonnier de Munckholm, de l’or et des armes. Hacket était mon agent.</p> + +<p>À ce nom de <i>Hacket</i>, le secrétaire intime fit un geste de stupeur. +Ordener continua:</p> + +<p>—J’épargne vos moments, seigneurs. J’ai été pris dans les rangs des +mineurs, que j’avais poussés à la révolte. J’ai seul tout fait. +Maintenant, jugez. Si j’ai prouvé mon crime, j’ai prouvé également +l’innocence de Schumacker et celle des pauvres misérables que vous +croyez ses complices.</p> + +<p>Le jeune homme parlait ainsi, les yeux levés au ciel. Éthel, presque +inanimée, respirait à peine; il lui semblait seulement qu’Ordener, +tout en justifiant son père, prononçait bien amèrement son nom. Les +discours du jeune homme l’étonnaient et l’épouvantaient, sans qu’elle +pût les comprendre. Dans tout ce qui frappait ses sens, elle ne voyait +clairement que le malheur.</p> + +<p>Un sentiment du même genre paraissait préoccuper le président. On eût +dit qu’il ne pouvait croire à ce qu’il entendait de ses oreilles. Il +adressa néanmoins la parole au fils du vice-roi:</p> + +<p>—Si vous êtes en effet l’unique auteur de cette révolte, dans quel +but l’avez-vous excitée?</p> + +<p>—Je ne puis le dire.</p> + +<p>Un frisson saisit Éthel, lorsqu’elle entendit le président répliquer +d’une voix presque irritée:</p> + +<p>—N’aviez-vous point une intrigue avec la fille de Schumacker?</p> + +<p>Mais Ordener, enchaîné, avait fait un pas vers le tribunal, et s’était +écrié, avec l’accent de l’indignation:</p> + +<p>—Chancelier d’Ahlefeld, contentez-vous de ma vie que je vous livre; +respectez une noble et innocente fille. Ne tentez pas de la déshonorer +une seconde fois.</p> + +<p>La pauvre Éthel, qui avait senti son sang remonter à son visage, ne +comprit pas ce que signifiaient ces mots, <i>une seconde fois</i>, sur +lesquels son défenseur appuyait avec énergie; mais à la colère qui se +peignait sur les traits du président, on eût dit qu’il les comprenait.</p> + +<p>—Ordener Guldenlew, n’oubliez pas vous-même le respect que vous devez +à la justice du roi et à ses suprêmes officiers. Je vous réprimande au +nom du tribunal.—À présent, je vous somme de nouveau de me déclarer +dans quel but vous avez commis le crime dont vous vous accusez.</p> + +<p>—Je vous répète que je ne puis vous le dire.</p> + +<p>—N’était-ce pas, reprit le secrétaire, pour délivrer Schumacker?</p> + +<p>Ordener garda le silence.</p> + +<p>—Ne soyez pas muet, accusé Ordener, dit le président; il est prouvé +que vous entreteniez des intelligences avec Schumacker, et l’aveu de +votre culpabilité accuse, plus qu’il ne justifie, le prisonnier de +Munckholm. Vous alliez souvent à Munckholm, et certes vous attachiez à +ces visites plus qu’un intérêt de curiosité ordinaire. Témoin cette +boucle de diamants.</p> + +<p>Le président prit sur le bureau, et montra à Ordener une boucle de +brillants qui y était déposée.</p> + +<p>—La reconnaissez-vous pour vous avoir appartenu?</p> + +<p>—Oui. Par quel hasard?....</p> + +<p>—Eh bien! un des rebelles l’a remise, avant d’expirer, à notre +secrétaire intime, en déclarant qu’il l’avait reçue de vous en +paiement, pour vous avoir transporté du port de Drontheim à la +forteresse de Munckholm. Or, je vous le demande, seigneurs juges, un +pareil salaire donné à un simple matelot n’annoncet-il pas quelle +importance l’accusé Ordener Guldenlew attachait à parvenir jusqu’à +cette prison, qui est celle de Schumacker?</p> + +<p>—Ah! s’écria l’accusé Kennybol, ce que dit sa courtoisie est vrai, je +reconnais la boucle; c’est l’histoire de notre pauvre frère Guldon +Stayper.</p> + +<p>—Silence, dit le président, laissez répondre Ordener Guldenlew.</p> + +<p>—Je ne cacherai pas, repartit Ordener, que je désirais voir +Schumacker. Mais cette boucle ne signifie rien. On ne peut entrer avec +des diamants dans le fort; le matelot qui m’avait amené s’était +plaint, dans la traversée, de sa misère; je lui ai jeté cette boucle, +que je ne pouvais garder sur moi.</p> + +<p>—Pardon, votre courtoisie, interrompit le secrétaire intime, le +règlement excepte de cette mesure le fils du vice-roi. Vous pouviez +donc....</p> + +<p>—Je ne voulais pas me nommer.</p> + +<p>—Pourquoi? demanda le président.</p> + +<p>—C’est ce que je ne puis dire.</p> + +<p>—Vos intelligences avec Schumacker et sa fille prouvent que le but de +votre complot était de les délivrer.</p> + +<p>Schumacker, qui, jusqu’alors, n’avait donné d’autre signe d’attention +que de dédaigneux mouvements d’épaules, se leva:</p> + +<p>—Me délivrer! Le but de cette infernale trame était de me +compromettre et de me perdre, comme il l’est encore. Croyez-vous +qu’Ordener Guldenlew eût avoué sa participation au crime, s’il n’eût +été pris parmi les révoltés? Oh! je vois qu’il a hérité de la haine de +son père pour moi. Et quant aux intelligences qu’on lui suppose avec +moi et ma fille, qu’il sache, cet exécré Guldenlew, que ma fille a +hérité aussi de ma haine pour lui, pour la race des Guldenlew et des +d’Ahlefeld!</p> + +<p>Ordener soupira profondément, tandis qu’Éthel désavouait tout bas son +père, et que celui-ci retombait sur son banc, palpitant encore de +colère.</p> + +<p>—Le tribunal jugera, dit le président.</p> + +<p>Ordener, qui, aux paroles de Schumacker, avait baissé les yeux en +silence, parut se réveiller:</p> + +<p>—Oh! nobles juges, écoutez. Vous allez descendre dans vos +consciences; n’oubliez pas qu’Ordener Guldenlew est coupable seul; +Schumacker est innocent. Ces autres infortunés ont été trompés par +Hacket, qui était mon agent. J’ai fait tout le reste.</p> + +<p>Kennybol l’interrompit:</p> + +<p>—Sa courtoisie dit vrai, seigneurs juges; car c’est elle qui s’est +chargée de nous amener le fameux Han d’Islande, dont je souhaite que +le nom ne me porte pas malheur. Je sais que c’est ce jeune seigneur +qui a osé l’aller trouver dans la caverne de Walderhog, pour lui +proposer d'être notre chef. Il m’a confié le secret de son entreprise +au hameau de Surb, chez mon frère Braall. Et, pour le reste encore, le +jeune seigneur dit vrai; nous avons été abusés par ce Hacket maudit; +d’où il suit que nous ne méritons pas la mort.</p> + +<p>—Seigneur secrétaire intime, dit le président, les débats sont clos. +Quelles sont vos conclusions?</p> + +<p>Le secrétaire se leva, salua plusieurs fois le tribunal, passa quelque +temps la main entre les plis de son rabat de dentelle, sans quitter un +moment des yeux les yeux du président. Enfin, il fit entendre ces +paroles d’une voix sourde et lugubre:</p> + +<p>—Seigneur président, respectables juges! l’accusation demeure +victorieuse. Ordener Guldenlew, qui ternit à jamais la splendeur de +son glorieux nom, n’a réussi qu’à prouver sa culpabilité sans +démontrer l’innocence de l’ex-chancelier Schumacker, et de ses +complices Han d’Islande, Wilfrid Kennybol, Jonas et Norbith.—Je +demande à la justice du tribunal que les six accusés soient déclarés +coupables du crime de haute-trahison et de lèse-majesté, au premier +chef.</p> + +<p>Un murmure vague s’éleva de la foule. Le président allait proclamer la +formule de clôture, quand l’évêque réclama un moment d’attention.</p> + +<p>—Doctes juges, il est convenable que la défense des accusés se fasse +entendre la dernière. Je souhaiterais qu’elle eût un meilleur organe; +car je suis vieux et faible, et je n’ai plus en moi d’autre force que +celle qui me vient de Dieu.—Je m’étonne des sévères requêtes du +secrétaire intime. Rien ici ne prouve le crime de mon client +Schumacker. On ne peut établir contre lui aucune participation directe +à l’insurrection des mineurs; et puisque mon autre client Ordener +Guldenlew déclare avoir abusé du nom de Schumacker, et, de plus, être +l’unique auteur de cette condamnable sédition, toutes les présomptions +qui pesaient sur Schumacker s’évanouissent; vous devez donc +l’absoudre. Je recommande à votre indulgence chrétienne les autres +accusés, qui n’ont été qu’égarés, comme la brebis du bon pasteur; et +même le jeune Ordener Guldenlew, qui a du moins le mérite, bien grand +devant le Seigneur, de confesser son crime. Songez, seigneurs juges, +qu’il est encore dans l'âge où l’homme peut faillir, et même tomber, +sans que Dieu refuse de le soutenir ou de le relever. Ordener +Guldenlew porte à peine le quart de ce fardeau de l’existence qui pèse +déjà presque entier sur ma tête. Mettez dans la balance de vos +jugements sa jeunesse et son inexpérience, et ne lui retirez pas si +tôt cette vie que le Seigneur vient à peine de lui donner.</p> + +<p>Le vieillard se tut et se plaça près d’Ordener, qui souriait; tandis +qu’à l’invitation du président, les juges se levaient du tribunal, et +passaient en silence le seuil de la formidable salle de leurs +délibérations.</p> + +<p>Pendant que quelques hommes décidaient de six destinées dans ce +terrible sanctuaire, les accusés immobiles étaient restés assis sur +leur banc entre deux rangs de hallebardiers. Schumacker, la tête sur +sa poitrine, paraissait endormi dans une rêverie profonde; le géant +promenait à droite et à gauche des regards où se peignait une +assurance stupide; Jonas et Kennybol, les mains jointes, priaient à +voix basse, tandis que leur camarade Norbith frappait par intervalles +la terre du pied, ou secouait ses chaînes avec des tressaillements +convulsifs. Entre lui et le vénérable évêque, qui lisait les psaumes +de la pénitence, se tenait Ordener, les bras croisés et les yeux levés +au ciel.</p> + +<p>Derrière eux on entendait le bruit de la foule, qui avait +impétueusement éclaté à la sortie des juges. C’était le fameux captif +de Munckholm, c’était le redoutable démon d’Islande, c’était surtout +le fils du vice-roi, qui occupaient toutes les pensées, toutes les +paroles, tous les regards. La rumeur, mêlée de plaintes, de rires et +de cris confus, qui s’échappait de l’auditoire, s’abaissait et +s’élevait comme une flamme qui ondoie sous le vent.</p> + +<p>Ainsi se passèrent plusieurs heures d’attente, si longues que chacun +s’étonnait qu’elles fussent contenues dans la même nuit. De temps en +temps on jetait un regard vers la porte de la chambre des +délibérations; mais on n’y voyait rien, que les deux soldats qui se +promenaient avec leurs pertuisanes étincelantes devant le seuil fatal, +comme deux fantômes muets.</p> + +<p>Enfin, les torches et les lampes commençaient à pâlir, et quelques +rayons blancs de l’aube traversaient les vitraux étroits de la salle, +quand la porte redoutable s’ouvrit. Un silence profond remplaça +sur-le-champ, comme par magie, tout le tumulte du peuple, et l’on +n’entendit plus que le bruit des respirations pressées et le mouvement +vague et sourd de la foule en suspens.</p> + +<p>Les juges, sortant à pas lents de la chambre des délibérations, +reprirent place au tribunal, le président à leur tête.</p> + +<p>Le secrétaire intime, qui avait paru absorbé dans ses réflexions +pendant leur absence, s’inclina:</p> + +<p>—Seigneur président, quel est l’arrêt que le tribunal, jugeant sans +appel, a rendu au nom du roi? Nous sommes prêts à l’entendre avec un +respect religieux. Le juge placé à droite du président se leva, tenant +un parchemin dans ses mains:</p> + +<p>—Sa grâce, notre glorieux président, fatigué par la longueur de cette +audience, daigne nous charger, nous, haut-syndic du Drontheimhus, +président naturel de ce tribunal respectable, de lire à sa place la +sentence rendue au nom du roi. Nous allons remplir ce devoir honorable +et pénible, rappelant à l’auditoire de se taire devant l’infaillible +justice du roi.</p> + +<p>Alors la voix du haut-syndic prit une inflexion solennelle et grave, +et tous les cÅ“urs palpitèrent.</p> + +<p>—Au nom de notre vénéré maître et légitime seigneur Christiern, +roi!—voici l’arrêt que nous, juges du haut tribunal du Drontheimhus, +nous rendons dans nos consciences, touchant Jean Schumacker, +prisonnier d’État; Wilfrid Kennybol, habitant des montagnes de Kole; +Jonas, mineur royal; Norbith, mineur royal; Han, de Klipstadur, en +Islande; et Ordener Guldenlew, baron de Thorvick, chevalier de +Dannebrog; tous accusés des crimes de haute trahison et de +lèse-majesté au premier chef; Han d’Islande étant de plus prévenu des +crimes d’assassinat, d’incendie et de brigandage.</p> + +<p>1° Jean Schumacker n’est point coupable;</p> + +<p>2° Wilfrid Kennybol, Jonas et Norbith sont coupables; mais le tribunal +les excuse, parce qu’ils ont été égarés;</p> + +<p>3° Han d’Islande est coupable de tous les crimes qu’on lui impute;</p> + +<p>4° Ordener Guldenlew est coupable de haute trahison et de lèse-majesté +au premier chef.» Le juge s’arrêta un moment comme pour prendre +haleine. Ordener attachait sur lui un regard plein d’une joie céleste.</p> + +<p>—Jean Schumacker, continua le juge, le tribunal vous absout et vous +renvoie dans votre prison.</p> + +<p>Kennybol, Jonas et Norbith, le tribunal réduit la peine que vous avez +encourue à une détention perpétuelle et à l’amende de mille écus +royaux chacun.</p> + +<p>Han, de Klipstadur, assassin et incendiaire, vous serez ce soir +conduit sur la place d’armes de Munckholm, et pendu par le cou jusqu’à +ce que mort s’ensuive.</p> + +<p>Ordener Guldenlew, traître, après avoir été dégradé de vos titres +devant ce tribunal, vous serez conduit ce soir au même lieu, avec un +flambeau à la main, pour y avoir la tête tranchée, le corps brûlé, et +pour que vos cendres soient jetées au vent et votre tête exposée sur +la claie.</p> + +<p>Retirez-vous tous. Tel est l’arrêt rendu par la justice du roi.—</p> + +<p>À peine le haut-syndic avait-il achevé cette funèbre lecture, qu’on +entendit dans la salle un cri. Ce cri glaça les assistants plus même +que l’effrayant appareil de la sentence de mort; ce cri fit pâlir un +moment le front serein et radieux d’Ordener condamné.</p> + +<h2><a name="XLIV" id="XLIV"></a>XLIV</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">C’était le malheur qui les rendait égaux.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">CHARLES NODIER<br /></span> +</div></div> + +<p>C’en est donc fait; tout va s’accomplir, ou plutôt tout est déjà +accompli. Il a sauvé le père de celle qu’il aimait, il l’a sauvée +elle-même, en lui conservant l’appui paternel. La noble conspiration +du jeune homme pour la vie de Schumacker a réussi; maintenant le reste +n’est rien; il n’a plus qu’à mourir.</p> + +<p>Que ceux qui l’ont cru coupable ou insensé le jugent maintenant, ce +généreux Ordener, comme il se juge lui-même dans son âme avec un saint +ravissement. Car ce fut toujours sa pensée, en entrant dans les rangs +des rebelles, que, s’il ne pouvait empêcher l’exécution du crime de +Schumacker, il pourrait du moins en empêcher le châtiment, en +l’appelant sur sa propre tête.</p> + +<p>—Hélas! s’était-il dit, sans doute Schumacker est coupable; mais, aigri +par sa captivité et son malheur, son crime est pardonnable. Il ne veut +que sa délivrance; il la tente, même par la rébellion.—D’ailleurs, +que deviendra mon Éthel si on lui enlève son père; si elle le perd +par l’échafaud, si un nouvel opprobre vient flétrir sa vie, que +deviendra-t-elle, sans soutien, sans secours, seule dans son cachot, +ou errante dans un monde d’ennemis? Cette pensée l’avait déterminé à +son sacrifice, et il s’y était préparé avec joie; car le plus grand +bonheur d’un être qui aime est d’immoler son existence, je ne dis pas +à l’existence, mais à un sourire, à une larme de l'être aimé.</p> + +<p>Il a donc été pris parmi les rebelles, il a été traîné devant les +juges qui devaient condamner Schumacker, il a commis son généreux +mensonge, il a été condamné, il va mourir d’une mort cruelle, d’un +supplice ignominieux, il va laisser une mémoire souillée; mais que lui +importe au noble jeune homme? il a sauvé le père de son Éthel.</p> + +<p>Il est maintenant assis sur ses chaînes dans un cachot humide, où la +lumière et l’air ne pénètrent qu’à peine par de sombres soupiraux; +près de lui est la nourriture du reste de son existence, un pain noir, +une cruche pleine d’eau. Un collier de fer pèse sur son cou, des +bracelets, des carcans de fer pressent ses mains et ses pieds. Chaque +heure qui s’écoule lui emporte plus de vie qu’une année n’en enlève +aux autres mortels.—Il rêve délicieusement.</p> + +<p>—Peut-être mon souvenir ne périra-t-il pas avec moi, du moins dans un +des cÅ“urs qui battent parmi les hommes! peut-être daignera-t-elle me +donner une larme pour mon sang! peut-être consacrera-t-elle +quelquefois un regret à celui qui lui a dévoué sa vie! peut-être, dans +ses rêveries virginales, aura-t-elle parfois présente la confuse image +de son ami! Qui sait d’ailleurs ce qui est derrière la mort? Qui sait +si les âmes délivrées de leur prison matérielle ne peuvent pas +quelquefois revenir veiller sur les âmes qu’elles aiment, commercer +mystérieusement avec ces douces compagnes encore captives, et leur +apporter en secret quelque vertu des anges et quelque joie du ciel?</p> + +<p>Toutefois des idées amères se mêlaient à ces consolantes méditations. +La haine que Schumacker lui avait témoignée au moment même de son +sacrifice oppressait son cÅ“ur. Le cri déchirant qu’il avait entendu +en même temps que son arrêt de mort l’avait ébranlé profondément; car, +seul dans l’auditoire, il avait reconnu cette voix et compris cette +douleur. Et puis, ne la reverra-t-il donc plus, son Éthel? ses +derniers moments se passeront-ils dans la prison même qui la renferme, +sans qu’il puisse encore une fois toucher la douce main, entendre la +douce voix de celle pour qui il va mourir?</p> + +<p>Il abandonnait ainsi son âme à cette vague et triste rêverie, qui est +à la pensée ce que le sommeil est à la vie, quand le cri rauque des +vieux verrous rouillés heurta rudement son oreille, déjà en quelque +sorte attentive aux concerts de l’autre sphère où il allait +s’envoler.—C’était la lourde porte de fer de son cachot, qui +s’ouvrait en grondant sur ses gonds. Le jeune condamné se leva +tranquille et presque joyeux, car il pensa que c’était le bourreau qui +venait le chercher, et il avait déjà dépouillé l’existence comme le +manteau qu’il foulait à ses pieds.</p> + +<p>Il fut trompé dans son attente; une figure blanche et svelte venait +d’apparaître au seuil de son cachot, pareille à une vision lumineuse. +Ordener douta de ses yeux, et se demanda s’il n’était pas déjà dans le +ciel. C’était elle, c’était son Éthel.</p> + +<p>La jeune fille était tombée dans ses bras enchaînés; elle couvrait les +mains d’Ordener de larmes, qu’essuyaient les longues tresses noires de +ses cheveux épars; baisant les fers du condamné, elle meurtrissait ses +lèvres pures sur les infâmes carcans; elle ne parlait pas, mais tout +son cÅ“ur semblait prêt à s’échapper dans la première parole qui +passerait à travers ses sanglots.</p> + +<p>Lui, il éprouvait la joie la plus céleste qu’il eût éprouvée depuis sa +naissance. Il serrait doucement son Éthel sur sa poitrine, et les +forces réunies de la terre et de l’enfer n’eussent pu en ce moment +dénouer les deux bras dont il l’environnait. Le sentiment de sa mort +prochaine mêlait quelque chose de solennel à son ravissement, et il +s’emparait de son Éthel comme s’il en eût déjà pris possession pour +l’éternité.</p> + +<p>Il ne demanda pas à cet ange comment elle avait pu pénétrer jusqu’à +lui. Elle était là , pouvait-il penser à autre chose? D’ailleurs il ne +s’en étonnait pas. Il ne se demandait pas comment cette jeune fille +proscrite, faible, isolée, avait pu, malgré les triples portes de fer, +et les triples rangs de soldats, ouvrir sa propre prison et celle de +son amant; cela lui semblait simple; il portait en lui la conscience +intime de ce que peut l’amour.</p> + +<p>À quoi bon se parler avec la voix quand on se peut parler avec l'âme? +Pourquoi ne pas laisser les corps écouter en silence le langage +mystérieux des intelligences?—Tous deux se taisaient, parce qu’il y a +des émotions qu’on ne saurait exprimer qu’en se taisant.</p> + +<p>Cependant la jeune fille souleva enfin sa tête appuyée sur le cÅ“ur +tumultueux du jeune homme.</p> + +<p>—Ordener, dit-elle, je viens te sauver; et elle prononça cette parole +d’espérance avec une angoisse douloureuse.</p> + +<p>Ordener secoua la tête en souriant.</p> + +<p>—Me sauver, Éthel! tu t’abuses; la fuite est impossible.</p> + +<p>—Hélas! je le sais trop. Ce château est peuplé de soldats, et toutes +les portes qu’il faut traverser pour arriver ici sont gardées par des +archers et des geôliers qui ne dorment pas.—Elle ajouta avec effort: +Mais je t’apporte un autre moyen de salut.</p> + +<p>—Va, ton espérance est vaine. Ne te berce pas de chimères, Éthel; +dans quelques heures un coup de hache les dissiperait trop +cruellement.</p> + +<p>—Oh! n’achève pas! Ordener! tu ne mourras pas. Oh! dérobe-moi cette +affreuse pensée, ou plutôt, oui, présente-la-moi dans toute son +horreur, pour me donner la force d’accomplir ton salut et mon +sacrifice.</p> + +<p>Il y avait dans l’accent de la jeune fille une expression +indéfinissable, Ordener la regarda doucement:</p> + +<p>—Ton sacrifice! que veux-tu dire?</p> + +<p>Elle cacha son visage dans ses mains, et sanglota en disant d’une voix +inarticulée:—O Dieu!</p> + +<p>Cet abattement fut de courte durée; elle se releva; ses yeux +brillaient, sa bouche souriait. Elle était belle comme un ange qui +remonte de l’enfer au ciel.</p> + +<p>—Écoutez, mon Ordener, votre échafaud ne s’élèvera pas. Pour que vous +viviez, il suffit que vous promettiez d’épouser Ulrique d’Ahlefeld.</p> + +<p>—Ulrique d’Ahlefeld! ce nom dans ta bouche, mon Éthel!</p> + +<p>—Ne m’interrompez pas, poursuivit-elle avec le calme d’une martyre +qui subit sa dernière torture; je viens ici envoyée par la comtesse +d’Ahlefeld. On vous promet d’obtenir votre grâce du roi, si l’on +obtient en échange votre main pour la fille du grand-chancelier. Je +viens ici vous demander le serment d’épouser Ulrique et de vivre pour +elle. On m’a choisie pour messagère, parce qu’on a pensé que ma voix +aurait quelque puissance sur vous.</p> + +<p>—Éthel, dit le condamné d’une voix glacée, adieu; en sortant de ce +cachot, dites qu’on fasse venir le bourreau.</p> + +<p>Elle se leva, resta un moment devant lui debout, pâle et tremblante; +puis ses genoux fléchirent, elle tomba à genoux sur la pierre en +joignant les mains.</p> + +<p>—Que lui ai-je fait? murmura-t-elle d’une voix éteinte.</p> + +<p>Ordener, muet, fixait son regard sur la pierre.</p> + +<p>—Seigneur, dit-elle, se traînant à genoux jusqu’à lui, vous ne me +répondez pas? Vous ne voulez donc plus me parler?—Il ne me reste plus +qu’à mourir.</p> + +<p>Une larme roula dans les yeux du jeune homme.</p> + +<p>—Éthel, vous ne m’aimez plus.</p> + +<p>—O Dieu! s’écria la pauvre jeune fille, serrant dans ses bras les +genoux du prisonnier, je ne l’aime plus! Tu dis que je ne t’aime plus, +mon Ordener. Est-il bien vrai que tu as pu dire cela?</p> + +<p>—Vous ne m’aimez plus, puisque vous me méprisez.</p> + +<p>Il se repentit à l’instant même d’avoir prononcé cette parole cruelle; +car l’accent d’Éthel fut déchirant, quand elle jeta ses bras adorés +autour de son cou, en criant d’une voix étouffée par les larmes:</p> + +<p>—Pardonne-moi, mon bien-aimé Ordener, pardonne-moi comme je te +pardonne. Moi! te mépriser, grand Dieu! n’es-tu pas mon bien, mon +orgueil, mon idolâtrie?—Dis-moi, est-ce qu’il y avait dans mes +paroles autre chose qu’un profond amour, qu’une brûlante admiration +pour toi? Hélas! ton langage sévère m’a fait bien du mal, quand je +venais pour te sauver, mon Ordener adoré, en immolant tout mon être au +tien.</p> + +<p>—Eh bien, répondit le jeune homme radouci en essuyant les pleurs +d’Éthel avec des baisers, n’était-ce pas me montrer peu d’estime que +de me proposer de racheter ma vie par l’abandon de mon Éthel, par un +lâche oubli de mes serments, par le sacrifice de mon amour?—Il +ajouta, l’œil fixé sur Éthel:—De mon amour, pour lequel je verse +aujourd’hui tout mon sang. Un long gémissement précéda la réponse +d’Éthel.</p> + +<p>—Écoute-moi encore, mon Ordener, ne m’accuse pas si vite. J’ai +peut-être plus de force qu’il n’appartient d’ordinaire à une pauvre +femme.—Du haut de notre donjon on voit construire, dans la place +d’Armes l’échafaud qui t’est destiné. Ordener! tu ne connais pas cette +affreuse douleur de voir lentement se préparer la mort de celui qui +porte avec lui notre vie! La comtesse d’Ahlefeld, près de laquelle +j’étais quand j’ai entendu prononcer ton arrêt funèbre, est venue me +trouver au donjon, où j’étais rentrée avec mon père. Elle m’a demandé +si je voulais te sauver, elle m’a offert cet odieux moyen; mon +Ordener, il fallait détruire ma pauvre destinée, renoncer à toi, te +perdre pour jamais, donner à une autre cet Ordener, toute la félicité +de la délaissée Éthel, ou te livrer au supplice; on me laissait le +choix entre mon malheur et ta mort; je n’ai pas balancé.</p> + +<p>Il baisa avec respect la main de cet ange.</p> + +<p>—Je ne balance pas non plus, Éthel. Tu ne serais pas venue m’offrir +la vie avec la main d’Ulrique d’Ahlefeld si tu avais su comment il se +fait que je meurs.</p> + +<p>—Quoi? Quel mystère?....</p> + +<p>—Permets-moi d’avoir un secret pour toi, mon Éthel bien-aimée. Je +veux mourir sans que tu saches si tu me dois de la reconnaissance ou +de la haine pour ma mort.</p> + +<p>—Tu veux mourir! Tu veux donc mourir! O Dieu! et cela est vrai, et +l’échafaud se dresse en ce moment, et aucune puissance humaine ne peut +délivrer mon Ordener qu’on va tuer! Dis-moi, jette un regard sur ton +esclave, sur ta compagne, et promets-moi, bien-aimé Ordener, de +m’entendre sans colère. Es-tu bien sûr, réponds à ton Éthel comme à +Dieu, que tu ne pourrais mener une vie heureuse auprès de cette femme, +de cette Ulrique d’Ahlefeld? en es-tu bien sûr, Ordener? Elle est +peut-être, sans doute même, belle, douce, vertueuse; elle vaut mieux +que celle pour qui tu péris.—Ne détourne pas la tête, cher ami, mon +Ordener. Tu es si noble et si jeune pour monter sur un échafaud! Eh +bien! tu irais vivre avec elle dans quelque brillante ville où tu ne +penserais plus à ce funeste donjon; tu laisserais couler paisiblement +tes jours sans t’informer de moi; j’y consens, tu me chasserais de ton +cÅ“ur, même de ton souvenir, Ordener. Mais vis, laisse-moi ici seule, +c’est à moi de mourir. Et, crois-moi, quand je te saurai dans les bras +d’une autre, tu n’auras pas besoin de t’inquiéter de moi; je ne +souffrirai pas longtemps.</p> + +<p>Elle s’arrêta; sa voix se perdait dans les larmes. Cependant on lisait +dans son regard désolé le désir douloureux de remporter la victoire +fatale dont elle devait mourir.</p> + +<p>Ordener lui dit:</p> + +<p>—Éthel, ne me parle plus de cela. Qu’il ne sorte en ce moment de nos +bouches d’autres noms que le tien et le mien.</p> + +<p>—Ainsi, reprit-elle, hélas! hélas! tu veux donc mourir?</p> + +<p>—Il le faut. J’irai avec joie à l’échafaud pour toi; j’irais avec +horreur à l’autel pour toute autre femme. Ne m’en parle plus; tu +m’affliges et tu m’offenses.</p> + +<p>Elle pleurait en murmurant toujours:—Il va mourir, ô Dieu! et d’une +mort infâme!</p> + +<p>Le condamné répondit avec un sourire:</p> + +<p>—Crois-moi, Éthel, il y a moins de déshonneur dans ma mort que dans +la vie telle que tu me la proposes.</p> + +<p>En ce moment, son regard, se détachant de son Éthel éplorée, aperçut +un vieillard vêtu d’habits ecclésiastiques, qui se tenait debout dans +l’ombre, sous la voûte basse de la porte:</p> + +<p>—Que voulez-vous? dit-il brusquement.</p> + +<p>—Seigneur, je suis venu avec l’envoyée de la comtesse d’Ahlefeld. +Vous ne m’avez point aperçu, et j’attendais en silence que vos yeux +tombassent sur moi.</p> + +<p>En effet, Ordener n’avait vu que son Éthel, et celle-ci, voyant +Ordener, avait oublié son compagnon.</p> + +<p>—Je suis, continua le vieillard, le ministre chargé....</p> + +<p>—J’entends, dit le jeune homme. Je suis prêt.</p> + +<p>Le ministre s’avança vers lui.</p> + +<p>—Dieu est prêt aussi à vous recevoir, mon fils.</p> + +<p>—Seigneur ministre, reprit Ordener, votre visage ne m’est pas +inconnu. Je vous ai vu quelque part. Le ministre s’inclina.</p> + +<p>—Je vous reconnais aussi, mon fils. C’était dans la tour de Vygla. +Nous avons tous deux montré ce jour-là combien les paroles humaines +ont peu de certitude. Vous m’avez promis la grâce de douze malheureux +condamnés, et moi je n’ai point cru en votre promesse, ne pouvant +deviner que vous fussiez ce que vous êtes, le fils du vice-roi; et +vous, seigneur, qui comptiez sur votre puissance et sur votre rang, en +me donnant cette assurance....</p> + +<p>Ordener acheva la pensée qu’Athanase Munder n’osait compléter.</p> + +<p>—Je ne puis aujourd’hui obtenir aucune grâce, pas même la mienne; +vous avez raison, seigneur ministre. Je respectais trop peu l’avenir; +il m’en a puni, en me montrant sa puissance supérieure à la mienne.</p> + +<p>Le ministre baissa la tête.</p> + +<p>—Dieu est fort, dit-il.</p> + +<p>Puis il releva ses yeux bienveillants sur Ordener en ajoutant:</p> + +<p>—Dieu est bon.</p> + +<p>Ordener, qui paraissait préoccupé, s’écria, après un court silence:</p> + +<p>—Écoutez, seigneur ministre, je veux tenir la promesse que je vous ai +faite dans la tour de Vygla. Quand je serai mort, allez trouver à +Berghen mon père, le vice-roi de Norvège, et dites-lui que la dernière +grâce que lui demande son fils, c’est celle de vos douze protégés. Il +vous l’accordera, j’en suis sûr.</p> + +<p>Une larme d’attendrissement mouilla le visage vénérable d’Athanase.</p> + +<p>—Mon fils, il faut que de nobles pensées remplissent votre âme, pour +savoir, dans la même heure, rejeter avec courage votre propre grâce et +solliciter avec bonté celle des autres. Car j’ai entendu vos refus; +et, tout en blâmant le dangereux excès d’une passion humaine, j’en ai +été profondément touché. Maintenant je me dis: <i>Unde scelus?</i> Comment +se fait-il qu’un homme qui approche tant du vrai juste se soit souillé +du crime pour lequel il est condamné?</p> + +<p>—Mon père, je ne l’ai point dit à cet ange, je ne puis vous le dire. +Croyez seulement que la cause de ma condamnation n’est point un crime.</p> + +<p>—Comment? expliquez-vous, mon fils.</p> + +<p>—Ne me pressez pas, répondit le jeune homme avec fermeté. Laissez-moi +emporter dans le tombeau le secret de ma mort.</p> + +<p>—Ce jeune homme ne peut être coupable, murmura le ministre.</p> + +<p>Alors il tira de son sein un crucifix noir, qu’il plaça sur une sorte +d’autel grossièrement formé d’une dalle de granit adossée au mur +humide de la prison. Près du crucifix il posa une petite lampe de fer +allumée, qu’il avait apportée avec lui, et une bible ouverte.</p> + +<p>—Mon fils, priez et méditez. Je reviendrai dans quelques +heures.—Allons, ajouta-t-il, se tournant vers Éthel, qui, pendant +tout l’entretien d’Ordener et d’Athanase, avait gardé le silence du +recueillement, il faut quitter le prisonnier. Le temps s’écoule.</p> + +<p>Elle se leva radieuse et tranquille; quelque chose de divin enflammait +son regard:</p> + +<p>—Seigneur ministre, je ne puis vous suivre encore. Il faut auparavant +que vous ayez uni Éthel Schumacker à son époux Ordener Guldenlew.</p> + +<p>Elle regarda Ordener:</p> + +<p>—Si tu étais encore puissant, libre et glorieux, mon Ordener, je +pleurerais et j’éloignerais ma fatale destinée de la tienne.—Mais +maintenant que tu ne crains plus la contagion de mon malheur, que tu +es ainsi que moi captif, flétri, opprimé, maintenant que tu vas +mourir, je viens à toi, espérant que tu daigneras du moins, Ordener, +mon seigneur, permettre à celle qui n’aurait pu être la compagne de ta +vie, d'être la compagne de ta mort; car tu m’aimes assez, n’est-il pas +vrai, pour n’avoir pas douté un instant que je n’expire en même temps +que toi?</p> + +<p>Le condamné tomba à ses pieds et baisa le bas de sa robe.</p> + +<p>—Vous, vieillard, continua-t-elle, vous allez nous tenir lieu de +familles et de pères; ce cachot sera le temple; cette pierre, l’autel. +Voici mon anneau, nous sommes à genoux devant Dieu et devant vous. +Bénissez-nous et lisez les paroles saintes qui vont unir Éthel +Schumacker à Ordener Guldenlew, son seigneur.</p> + +<p>Et ils s’étaient agenouillés ensemble devant le prêtre, qui les +contemplait avec un étonnement mêlé de pitié.</p> + +<p>—Comment, mes enfants! que faites-vous?</p> + +<p>—Mon père, dit la jeune fille, le temps presse. Dieu et la mort nous +attendent.</p> + +<p>On rencontre quelquefois dans la vie des puissances irrésistibles, des +volontés auxquelles on cède soudain comme si elles avaient quelque +chose de plus que les volontés humaines. Le prêtre leva les yeux en +soupirant.</p> + +<p>—Que le Seigneur me pardonne si ma condescendance est coupable! Vous +vous aimez, vous n’avez plus que bien peu de temps à vous aimer sur la +terre; je ne crois pas manquer à nos saints devoirs en légitimant +votre amour.</p> + +<p>La douce et redoutable cérémonie s’accomplit. Ils se levèrent tous +deux sous la dernière bénédiction du prêtre; ils étaient époux.</p> + +<p>Le visage du condamné brillait d’une douloureuse joie; on eût dit +qu’il commençait à sentir l’amertume de la mort, à présent qu’il +essayait la félicité de la vie. Les traits de sa compagne étaient +sublimes de grandeur et de simplicité; elle était encore modeste comme +une jeune vierge, et déjà presque fière comme une jeune épouse.</p> + +<p>—Écoute-moi, mon Ordener, dit-elle; n’est-il pas vrai que nous sommes +maintenant heureux de mourir, puisque la vie ne pouvait nous réunir? +Tu ne sais pas, ami, ce que je ferai,—je me placerai aux fenêtres du +donjon de manière à te voir monter sur l’échafaud, afin que nos âmes +s’envolent ensemble dans le ciel. Si j’expire avant que la hache ne +tombe, je t’attendrai; car nous sommes époux, mon Ordener adoré, et ce +soir le cercueil sera notre lit nuptial.</p> + +<p>Il la pressa sur son cÅ“ur gonflé et ne put prononcer que ces mots, +qui étaient l’idée de toute son existence:</p> + +<p>—Éthel, tu es donc à moi!</p> + +<p>—Mes enfants, dit la voix attendrie de l’aumônier, dites-vous adieu. +Il est temps.</p> + +<p>—Hélas! s’écria Éthel.</p> + +<p>Toute sa force d’ange lui revint, et elle se prosterna devant le +condamné:</p> + +<p>—Adieu! mon Ordener bien-aimé; mon seigneur, donnez-moi votre +bénédiction.</p> + +<p>Le prisonnier accomplit ce vÅ“u touchant, puis il se retourna pour +saluer le vénérable Athanase Munder. Le vieillard était également +agenouillé devant lui.</p> + +<p>—Qu’attendez-vous, mon père? demanda-t-il surpris.</p> + +<p>Le vieillard le regarda d’un air humble et doux:</p> + +<p>—Votre bénédiction, mon fils.</p> + +<p>—Que le ciel vous bénisse et appelle sur vous toutes les félicités +que vos prières appellent sur vos frères les autres hommes, répondit +Ordener d’un accent ému et solennel.</p> + +<p>Bientôt la voûte sépulcrale entendit les derniers adieux et les +derniers baisers; bientôt les durs verrous se refermèrent bruyamment, +et la porte de fer sépara les deux jeunes époux, qui allaient mourir +après s'être donné rendez-vous dans l’éternité.</p> + +<h2><a name="XLV" id="XLV"></a>XLV</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">À qui me livrera Louis Perez, mort ou vif,<br /></span> +<span class="i0">Je lui donne deux mille écus.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">CALDERON. <i>Louis Perez de Galice</i><br /></span> +</div></div> + +<p>—Baron Voethaün, colonel des arquebusiers de Munckholm, quel est +celui des soldats qui ont combattu sous vos ordres au Pilier-Noir, qui +a fait Han d’Islande prisonnier? Nommez-le au tribunal, afin qu’il +reçoive les mille écus royaux promis pour cette capture.</p> + +<p>Ainsi parle au colonel des arquebusiers le président du tribunal. Le +tribunal est assemblé; car, selon l’usage ancien de Norvège, les juges +qui prononcent sans appel doivent rester sur leurs sièges jusqu’à ce +que l’arrêt qu’ils ont rendu soit exécuté. Devant eux est le géant, +qu’on vient de ramener, portant à son cou la corde qui doit le porter +à son tour dans quelques heures.</p> + +<p>Le colonel, assis près de la table du secrétaire intime, se lève. Il +salue le tribunal et l’évêque, qui est remonté sur son trône.</p> + +<p>—Seigneurs juges, le soldat qui a pris Han d’Islande est dans cette +enceinte. Il se nomme Toric Belfast, second arquebusier de mon +régiment.</p> + +<p>—Qu’il vienne donc, reprend le président, recevoir la récompense +promise.</p> + +<p>Un jeune soldat, en uniforme d’arquebusier de Munckholm, se présente.</p> + +<p>—Vous êtes Toric Belfast? demande le président.</p> + +<p>—Oui, votre grâce.</p> + +<p>—C’est vous qui avez fait Han d’Islande prisonnier?</p> + +<p>—Oui, avec l’aide de saint Belzébuth, s’il plaît à votre excellence.</p> + +<p>On apporte sur le tribunal un sac pesant.</p> + +<p>—Vous reconnaissez bien cet homme pour le fameux Han d’Islande? +ajoute le président, montrant le géant enchaîné.</p> + +<p>—Je connaissais mieux le minois de la jolie Cattie que celui de Han +d’Islande; mais j’affirme, par la gloire de saint Belphégor, que, si +Han d’Islande est quelque part, c’est sous la forme de ce grand démon.</p> + +<p>—Approchez, Toric Belfast, reprit le président. Voici les mille écus +promis par le haut-syndic.</p> + +<p>Le soldat s’avançait précipitamment vers le tribunal, quand une voix +s’éleva dans la foule:</p> + +<p>—Arquebusier de Munckholm, ce n’est pas toi qui as pris Han +d’Islande!</p> + +<p>—Par tous les bienheureux diables, s’écria le soldat en se +retournant, je n’ai en propriété que ma pipe et la minute où je parle, +mais je promets de donner dix mille écus d’or à celui qui vient de +dire cela, s’il peut prouver ce qu’il a dit.</p> + +<p>Et, croisant les deux bras, il promenait un regard assuré sur +l’auditoire.</p> + +<p>—Eh bien! que celui qui vient de parler se montre donc!</p> + +<p>—C’est moi! dit un petit homme qui fendait la presse pour pénétrer +dans l’enceinte.</p> + +<p>Ce nouveau personnage était enveloppé d’une natte de jonc et de poil +de veau marin, vêtement des Groënlandais, qui tombait autour de lui +comme le toit conique d’une hutte. Sa barbe était noire, et d’épais +cheveux de même couleur, couvrant ses sourcils roux, cachaient son +visage, dont tout ce qu’on distinguait était hideux. On ne voyait ni +ses bras ni ses mains.</p> + +<p>—Ah! c’est toi? dit le soldat avec un éclat de rire. Et qui donc, +selon toi, mon beau sire, a eu l’honneur de prendre ce diabolique +géant?</p> + +<p>Le petit homme secoua la tête et dit avec une sorte de sourire +malicieux:</p> + +<p>—C’est moi!</p> + +<p>En ce moment, le baron Voethaün crut reconnaître en cet homme +singulier l'être mystérieux qui lui avait donné à Skongen l’avis de +l’arrivée des rebelles; le chancelier d’Ahlefeld, l’hôte de la ruine +d’Arbar; et le secrétaire intime, un certain paysan d’Oëlmoe, qui +portait une natte pareille et lui avait si bien indiqué la retraite de +Han d’Islande. Mais, séparés tous trois, ils ne purent se communiquer +leur impression fugitive, que les différences de costume et de traits +qu’ils remarquèrent ensuite eurent bientôt effacée.</p> + +<p>—Vraiment, c’est toi! répondit le soldat ironiquement.—Sans ton +costume de phoque du Groënland, au regard que tu me lances, je serais +tenté de reconnaître en toi un autre nain grotesque, qui m’a de même +cherché querelle dans le Spladgest, il y a environ quinze +jours;—c’était le jour où on apporta le cadavre du mineur Gill Stadt.</p> + +<p>—Gill Stadt! interrompit le petit homme en tressaillant.</p> + +<p>—Oui, Gill Stadt, affirma le soldat avec indifférence, l’amoureux +rebuté d’une fille qui était la maîtresse d’un de nos camarades, et +pour laquelle il est mort comme un sot.</p> + +<p>Le petit homme dit sourdement:</p> + +<p>—N’y avait-il pas aussi au Spladgest le corps d’un officier de ton +régiment?</p> + +<p>—Précisément, je me rappellerai toute ma vie ce jour-là ; j’ai oublié +l’heure de la retraite dans le Spladgest, et j’ai failli être dégradé +en rentrant au fort. Cet officier, c’était le capitaine Dispolsen.</p> + +<p>À ce nom le secrétaire intime se leva.</p> + +<p>—Ces deux individus abusent de la patience du tribunal. Nous prions +le seigneur président d’abréger cet entretien inutile.</p> + +<p>—Par l’honneur de ma Cattie, je ne demande pas mieux, dit Toric +Belfast, pourvu que vos courtoisies m’adjugent les mille écus promis +pour la tête de Han, car c’est moi qui l’ai fait prisonnier.</p> + +<p>—Tu mens! s’écria le petit homme.</p> + +<p>Le soldat chercha son sabre à son côté.</p> + +<p>—Tu es bien heureux, drôle, que nous soyons devant la justice, en +présence de laquelle un soldat, fût-il arquebusier de Munckholm, doit +se tenir désarmé comme un vieux coq.</p> + +<p>—C’est à moi, dit froidement le petit homme, qu’appartient le +salaire, car sans moi on n’aurait pas la tête de Han d’Islande.</p> + +<p>Le soldat furieux jura que c’était lui qui avait pris Han d’Islande +lorsque, tombé sur le champ de bataille, il commençait à rouvrir les +yeux.</p> + +<p>—Eh bien, dit son adversaire, il se peut que ce soit toi qui l’aies +pris, mais c’est moi qui l’ai terrassé; sans moi tu n’aurais pu +l’emmener prisonnier; donc les mille écus m’appartiennent.</p> + +<p>—Cela est faux, répliqua le soldat, ce n’est pas toi qui l’as +terrassé, c’est un esprit vêtu de peaux de bêtes.</p> + +<p>—C’est moi!</p> + +<p>—Non, non.</p> + +<p>Le président ordonna aux deux parties de se taire; puis, demandant de +nouveau au colonel Voethaün si c’était bien Toric Belfast qui lui +avait amené Han d’Islande prisonnier, sur la réponse affirmative, il +déclara que la récompense appartenait au soldat.</p> + +<p>Le petit homme grinça des dents, et l’arquebusier étendit avidement +les mains pour recevoir le sac.</p> + +<p>—Un instant! cria le petit homme.—Sire président, cette somme, +d’après l’édit du haut-syndic, n’appartient qu’à celui qui livrera Han +d’Islande.</p> + +<p>—Eh bien? dirent les juges.</p> + +<p>Le petit homme se tourna vers le géant:</p> + +<p>—Cet homme n’est pas Han d’Islande.</p> + +<p>Un murmure d’étonnement parcourut la salle. Le président et le +secrétaire intime s’agitaient sur leurs sièges.</p> + +<p>—Non, répéta avec force le petit homme, l’argent n’appartient pas à +l’arquebusier maudit de Munckholm, car cet homme n’est point Han +d’Islande.</p> + +<p>—Hallebardiers, dit le président, qu’on emmène ce furieux, il a perdu +la raison.</p> + +<p>L’évêque éleva la voix:</p> + +<p>—Me permette le respectable président de lui faire observer qu’on +peut, en refusant d’entendre cet homme, briser la planche du salut +sous les pieds du condamné ici présent. Je demande au contraire que la +confrontation continue.</p> + +<p>—Révérend évêque, le tribunal va vous satisfaire, répondit le +président; et s’adressant au géant:—Vous avez déclaré être Han +d’Islande; confirmez-vous devant la mort votre déclaration?</p> + +<p>—Le condamné répondit:—Je la confirme, je suis Han d’Islande.</p> + +<p>—Vous entendez, seigneur évêque?</p> + +<p>Le petit homme criait en même temps que le président:</p> + +<p>—Tu mens, montagnard de Kole! tu mens! Ne t’obstine pas à porter un +nom qui t’écrase; souviens-toi qu’il t’a déjà été funeste.</p> + +<p>—Je suis Han, de Klipstadur, en Islande, répéta le géant, l’œil fixé +sur le secrétaire intime.</p> + +<p>Le petit homme s’approcha du soldat de Munckholm, qui, comme +l’auditoire, observait cette scène avec curiosité.</p> + +<p>—Montagnard de Kole, on dit que Han d’Islande boit du sang humain. Si +tu l’es, bois-en.—En voici.</p> + +<p>Et à peine ces paroles étaient-elles prononcées, qu’écartant son +manteau de natte, il avait plongé un poignard dans le cÅ“ur de +l’arquebusier, et jeté le cadavre aux pieds du géant.</p> + +<p>Un cri d’effroi et d’horreur s’éleva; les soldats qui gardaient le +géant reculèrent. Le petit homme, prompt comme le tonnerre, s’élança +sur le montagnard découvert, et d’un nouveau coup de poignard il le +fit tomber sur le corps du soldat. Alors, dépouillant sa natte de +jonc, sa fausse chevelure et sa barbe noire, il dévoila ses membres +nerveux, hideusement revêtus de peaux de bêtes, et un visage qui +répandit plus d’horreur encore parmi les assistants que le poignard +sanglant dont il élevait le fer dégouttant de deux meurtres.</p> + +<p>—Hé! juges, où est Han d’Islande?</p> + +<p>—Gardes, qu’on saisisse ce monstre! cria le président épouvanté.</p> + +<p>Han jeta dans la salle son poignard.</p> + +<p>—Il m’est inutile, s’il n’y a plus ici de soldats de Munckholm. En +parlant ainsi, il se livra sans résistance aux hallebardiers et aux +archers qui l’entouraient, se préparant à l’assiéger comme une ville. +On enchaîna le monstre sur le banc des accusés, et une litière emporta +ses deux victimes, dont l’une, le montagnard, respirait encore.</p> + +<p>Il est impossible de peindre les divers mouvements de terreur, +d’étonnement et d’indignation qui, pendant cette scène horrible, +avaient agité le peuple, les gardes et les juges. Quand le brigand eut +pris place, calme et impassible, sur le banc fatal, le sentiment de la +curiosité imposa silence à toute autre impression, et l’attention +rétablit la tranquillité.</p> + +<p>L’évêque vénérable se leva:</p> + +<p>—Seigneurs juges.... dit-il.</p> + +<p>Le brigand l’interrompit:</p> + +<p>—Évêque de Drontheim, je suis Han d’Islande; ne prends pas la peine +de me défendre.</p> + +<p>Le secrétaire intime se leva.</p> + +<p>—Noble président....</p> + +<p>Le monstre lui coupa la parole:</p> + +<p>—Secrétaire intime, je suis Han d’Islande; ne prends pas le soin de +m’accuser.</p> + +<p>Alors, les pieds dans le sang, il promena son Å“il farouche et hardi +sur le tribunal, les archers et la foule, et l’on eût dit que tous ces +hommes palpitaient d’épouvante sous le regard de cet homme désarmé, +seul et enchaîné.</p> + +<p>—Écoutez, juges, n’attendez pas de moi de longues paroles. Je suis le +démon de Klipstadur. Ma mère est cette vieille Islande, l'île des +volcans. Elle ne formait autrefois qu’une montagne, mais elle a été +écrasée par la main d’un géant qui s’appuya sur sa cime en tombant du +ciel. Je n’ai pas besoin de vous parler de moi; je suis le descendant +d’Ingolphe l’Exterminateur, et je porte en moi son esprit. J’ai commis +plus de meurtres et allumé plus d’incendies que vous n’avez à vous +tous prononcé d’arrêts iniques dans votre vie. J’ai des secrets +communs avec le chancelier d’Ahlefeld.—Je boirais tout le sang qui +coule dans vos veines avec délices. Ma nature est de haïr les hommes, +ma mission de leur nuire. Colonel des arquebusiers de Munckholm, c’est +moi qui t’ai donné avis du passage des mineurs au Pilier-Noir, certain +que tu tuerais un grand nombre d’hommes dans ces gorges; c’est moi qui +ai écrasé un bataillon de ton régiment avec des quartiers de rochers; +je vengeais mon fils.—Maintenant, juges, mon fils est mort; je viens +ici chercher la mort. L'âme d’Ingolphe me pèse, parce que je la porte +seul et que je ne pourrai la transmettre à aucun héritier. Je suis las +de la vie, puisqu’elle ne peut plus être l’exemple et la leçon d’un +successeur. J’ai assez bu de sang; je n’ai plus soif. À présent, me +voici; vous pouvez boire le mien.</p> + +<p>Il se tut, et toutes les voix répétèrent sourdement chacune de ses +effroyables paroles.</p> + +<p>L’évêque lui dit:</p> + +<p>—Mon fils, dans quelle intention avez-vous donc commis tant de +crimes?</p> + +<p>Le brigand se mit à rire.</p> + +<p>—Ma foi, je te jure, révérend évêque, que ce n’était pas, comme ton +confrère l’évêque de Borglum, dans l’intention de m’enrichir. +[Note: Quelques chroniqueurs affirment qu’en 1525 un évêque de +Borglum se rendit fameux par divers brigandages. Il soudoyait des +pirates, disent-ils, qui infestaient les côtes de Norvège.] Quelque +chose était en moi, qui me poussait.</p> + +<p>—Dieu ne réside pas toujours dans tous ses ministres, répondit +humblement le saint vieillard. Vous voulez m’insulter, je voudrais +pouvoir vous défendre.</p> + +<p>—Ta révérence perd son temps. Va demander à ton autre confrère +l’évêque de Scalholt, en Islande. Par Ingolphe, ce sera une chose +étrange que deux évêques aient pris soin de ma vie, l’un près de mon +berceau, l’autre près de mon sépulcre.—Évêque, tu es un vieux fou.</p> + +<p>—Mon fils, croyez-vous en Dieu?</p> + +<p>—Pourquoi non? Je veux qu’il soit un Dieu pour pouvoir blasphémer.</p> + +<p>—Arrêtez, malheureux! vous allez mourir, et vous ne baisez pas les +pieds du Christ!</p> + +<p>Han d’Islande haussa les épaules.</p> + +<p>—Si je le faisais, ce serait à la manière du gendarme de Roll, qui +fit tomber le roi en lui baisant le pied.</p> + +<p>L’évêque se rassit, profondément ému.</p> + +<p>—Allons, juges, poursuivit Han d’Islande, qu’attendez-vous? Si +j’avais été à votre place et vous à la mienne, je ne vous aurais point +fait attendre si longtemps votre arrêt de mort. Le tribunal se retira. +Après une courte délibération, il rentra dans l’audience, et le +président lut à haute voix une sentence qui, selon les formules, +condamnait Han d’Islande <i>à être pendu par le cou jusqu’à ce que mort +s’ensuivît</i>.</p> + +<p>—Voilà qui est bien, dit le brigand. Chancelier d’Ahlefeld, j’en sais +assez sur ton compte pour t’en faire obtenir autant. Mais vis, puisque +tu fais du mal aux hommes.—Allons, je suis sûr maintenant de ne point +aller dans le Nysthiem. [Note: Selon les croyances populaires, le +Nysthiem était l’enfer de ceux qui mouraient de maladie ou de +vieillesse.]</p> + +<p>Le secrétaire intime ordonna aux gardes qui l’emmenaient de le déposer +dans le donjon du Lion de Slesvig, pendant qu’on lui préparerait un +cachot, pour y attendre son exécution, dans le quartier des +arquebusiers de Munckholm.</p> + +<p>—Dans le quartier des arquebusiers de Munckholm! répéta le monstre +avec un grondement de joie.</p> + +<h2><a name="XLVI" id="XLVI"></a>XLVI</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Cependant le cadavre de Ponce de Léon qui était<br /></span> +<span class="i0">resté auprès de la fontaine, ayant été défiguré<br /></span> +<span class="i0">par le soleil, les Maures des Alpuxares s’en<br /></span> +<span class="i0">emparèrent et le portèrent à Grenade.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">E.H. <i>Le Captif d’Ochali</i><br /></span> +</div></div> + +<p>Cependant, avant l’aube du jour dans lequel nous sommes déjà assez +avancés, à l’heure même où la sentence d’Ordener se prononçait à +Munckholm, le nouveau gardien du Spladgest de Drontheim, l’ancien +lieutenant et le successeur actuel de Benignus Spiagudry, Oglypiglap, +avait été brusquement réveillé sur son grabat par le retentissement de +la porte de l’édifice sous plusieurs coups violents. Il s’était levé à +regret, avait pris sa lampe de cuivre dont la faible lumière blessait +ses yeux endormis, et était allé, en jurant de l’humidité de la salle +des morts, ouvrir à ceux qui l’arrachaient si tôt à son sommeil.</p> + +<p>C’étaient des pêcheurs du lac de Sparbo, qui apportaient sur une +litière couverte de joncs, d’algues et de limoselle des marais, un +cadavre trouvé dans les eaux du lac.</p> + +<p>Ils déposèrent leur fardeau dans l’intérieur de l’édifice funèbre, et +Oglypiglap leur donna un reçu du mort afin qu’ils pussent réclamer +leur salaire.</p> + +<p>Resté seul dans le Spladgest, il commença à déshabiller le cadavre, +qui était remarquable par sa longueur et sa maigreur. Le premier objet +qui se présenta à ses yeux, quand il eut soulevé le voile dont il +était enveloppé, fut une énorme perruque.</p> + +<p>—En vérité, se dit-il, cette perruque de forme étrangère m’a déjà +passé par les mains, c’était celle de ce jeune élégant français... +Mais, continua-t-il en poursuivant ses opérations, voici les +bottes fortes du pauvre postillon Cramner que ses chevaux ont +écrasé, et...—que diable est-ce que cela signifie?—l’habit noir +complet du professeur Syngramtax, ce vieux savant qui s’est noyé +dernièrement.—Quel est donc ce nouveau venu qui m’arrive avec la +dépouille de toutes mes vieilles connaissances?</p> + +<p>Il promena sa lampe sur le visage du mort, mais inutilement; les +traits, déjà décomposés, avaient perdu leur forme et leur couleur. Il +fouilla dans les poches de l’habit, et en tira quelques vieux +parchemins imprégnés d’eau et souillés de vase; il les essuya +fortement avec son tablier de cuir, et parvint à lire sur l’un d’eux +ces mots sans suite à demi effacés: «—Rudbeck. Saxon le grammairien. +Arngrim, évêque de Holum.—Il n’y a en Norvège que deux comtés, Larvig +et Jarlsberg, et une baronnie...—On ne trouve de mines d’argent qu’à +Kongsberg; de l’aimant, des aspestes, qu’à Sundmoër; de l’améthyste, +qu’à Guldbranshal; des calcédoines, des agates, du jaspe, qu’aux îles +Fa-roër.—À Noukahiva, en temps de famine, les hommes mangent leurs +femmes et leurs enfants.—Thormodus ThorfÅ“us; Isleif, évêque de +Scalholt, premier historien islandais.—Mercure joua aux échecs avec +la Lune, et lui gagna la soixante-douzième partie du jour.—Malstrom, +gouffre.—<i>Hirundo, hirudo</i>.—Cicéron, pois chiche; gloire.—Frode le +savant.—Odin consultait la tête de Mimer, sage.—(Mahomet et son +pigeon, Sertorius et sa biche).—Plus le sol... moins il renferme de +gypse...»</p> + +<p>—Je ne puis en croire encore mes yeux! s’écria-t-il, laissant tomber +le parchemin; c’est l’écriture de mon ancien maître, Benignus +Spiagudry!</p> + +<p>Alors, examinant de nouveau le cadavre, il reconnut les longues mains, +les cheveux rares, et toute l’habitude du corps de l’infortuné.</p> + +<p>—Ce n’est pas à tort, pensa-t-il en secouant la tête, qu’on a lancé +contre lui une accusation de sacrilège et de nécromancie. Le diable +l’a enlevé pour le noyer dans le Sparbo.—Ce que c’est que de nous! +qui eût jamais pensé que le docteur Spiagudry, après avoir si +longtemps gardé les autres dans cette hôtellerie des morts, viendrait +un jour de loin s’y faire garder lui-même!</p> + +<p>Le petit lapon philosophe soulevait le corps pour le porter sur l’une +de ses six couches de granit, lorsqu’il s’aperçut que quelque chose de +lourd était attaché par un lien de cuir au cou du malheureux +Spiagudry.</p> + +<p>—C’est sans doute la pierre avec laquelle le démon l’a précipité dans +le lac, murmura-t-il.</p> + +<p>Il se trompait; c’était une petite cassette de fer, sur laquelle, en +la regardant de près, après l’avoir soigneusement essuyée, il remarqua +un large fermoir en écusson.</p> + +<p>—Il y a sans doute quelque diablerie dans cette boîte, se dit-il; cet +homme était sacrilège et sorcier. Allons déposer cette cassette chez +l’évêque, elle renferme peut-être un démon.</p> + +<p>Alors, la détachant du cadavre, qu’il déposa dans la salle +d’exposition, il sortit en toute hâte pour se rendre au palais +épiscopal, murmurant en chemin quelques prières contre la redoutable +boîte qu’il portait.</p> + +<h2><a name="XLVII" id="XLVII"></a>XLVII</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Est-ce un homme ou un esprit infernal qui parle<br /></span> +<span class="i0">ainsi? Quel est donc l’esprit malfaisant qui te<br /></span> +<span class="i0">tourmente? Montre-moi l’ennemi implacable qui<br /></span> +<span class="i0">habite ton cÅ“ur.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">MATURIN<br /></span> +</div></div> + +<p>Han d’Islande et Schumacker sont dans la même salle du donjon de +Slesvig. L’ex-chancelier absous se promène à pas lents, les yeux +chargés de pleurs amers; le brigand condamné rit de ses chaînes, +environné de gardes.</p> + +<p>Les deux prisonniers s’observent longtemps en silence; on dirait +qu’ils se sentent tous deux et se reconnaissent mutuellement ennemis +des hommes.</p> + +<p>—Qui es-tu? demande enfin l’ex-chancelier au brigand.</p> + +<p>—Je te dirai mon nom, reprit l’autre, pour te faire fuir. Je suis Han +d’Islande.</p> + +<p>Schumacker s’avance vers lui:</p> + +<p>—Prends ma main! dit-il.</p> + +<p>—Est-ce que tu veux que je la dévore?</p> + +<p>—Han d’Islande, reprend Schumacker, je t’aime parce que tu hais les +hommes.</p> + +<p>—Voilà pourquoi je te hais.</p> + +<p>—Écoute, je hais les hommes, comme toi, parce que je leur ai fait du +bien, et qu’ils m’ont fait du mal.</p> + +<p>—Tu ne les hais pas comme moi; je les hais, moi, parce qu’ils m’ont +fait du bien, et que je leur ai rendu du mal.</p> + +<p>Schumacker frémit du regard du monstre. Il a beau vaincre sa nature, +son âme ne peut sympathiser avec celle-là .</p> + +<p>—Oui, s’écrie-t-il, j’exècre les hommes, parce qu’ils sont fourbes, +ingrats, cruels. Je leur ai dû tout le malheur de ma vie.</p> + +<p>—Tant mieux!—je leur ai dû, moi, tout le bonheur de la mienne.</p> + +<p>—Quel bonheur?</p> + +<p>—Le bonheur de sentir des chairs palpitantes frémir sous ma dent, un +sang fumant réchauffer mon gosier altéré; la volupté de briser des +êtres vivants contre des pointes de rochers, et d’entendre le cri de +la victime se mêler au bruit des membres fracassés. Voilà les plaisirs +que m’ont procurés les hommes.</p> + +<p>Schumacker recula avec épouvante devant le monstre dont il s’était +approché presque avec l’orgueil de lui ressembler. Pénétré de honte, +il voila son visage vénérable de ses mains; car ses yeux étaient +pleins de larmes d’indignation, non contre la race humaine, mais +contre lui-même. Son cÅ“ur noble et grand commençait à s’effrayer de +la haine qu’il portait aux hommes depuis si longtemps en la voyant +reproduite dans le cÅ“ur de Han d’Islande comme par un miroir +effrayant.</p> + +<p>—Eh bien! dit le monstre en riant, ennemi des hommes, oses-tu te +vanter d'être semblable à moi?</p> + +<p>Le vieillard frissonna.</p> + +<p>—O Dieu! plutôt que de les haïr comme toi, j’aimerais mieux les +aimer.</p> + +<p>Les gardes vinrent chercher le monstre, pour l’emmener dans un cachot +plus sûr. Schumacker rêveur resta seul dans le donjon; mais il n’y +restait plus d’ennemi des hommes.</p> + +<h2><a name="XLVIII" id="XLVIII"></a>XLVIII</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">...... Quand le méchant m’épie,<br /></span> +<span class="i0">Me ferez-vous tomber,<br /></span> +<span class="i0">Seigneur, entre ses mains?<br /></span> +<span class="i0">C’est lui qui sous mes pas a rompu vos chemins.<br /></span> +<span class="i0">Ne me châtiez point, car mon crime est son crime.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">A. DE VIGNY<br /></span> +</div></div> + +<p>L’heure fatale était arrivée; le soleil ne montrait plus que la moitié +de son disque au-dessus de l’horizon. Les postes étaient doublés dans +tout le château fort de Munckholm; devant chaque porte se promenaient +des sentinelles silencieuses et farouches. La rumeur de la ville +arrivait plus tumultueuse et plus bruyante aux sombres tours de la +forteresse, livrée elle-même à une agitation extraordinaire. On +entendait dans toutes les cours le bruit lugubre des tambours voilés +de crêpes; le canon de la tour basse grondait par intervalles; la +lourde cloche du donjon se balançait lentement avec des sons graves et +prolongés, et, de tous les points du port, des embarcations chargées +de peuple se pressaient vers le redoutable rocher. Un échafaud tendu +de noir, autour duquel s’épaississait et se grossissait sans cesse une +foule impatiente, s’élevait dans la place d’armes du château, au +centre d’un carré de soldats. Sur l’échafaud se promenait un homme +vêtu de serge rouge, tantôt s’appuyant sur une hache qu’il tenait à la +main, tantôt remuant un billot et une claie que portait l’estrade +funèbre. Près de là était préparé un bûcher devant lequel brûlaient +quelques torches de résine. Entre l’échafaud et le bûcher, on avait +planté un pieu auquel était suspendu un écriteau: <i>Ordener Guldenlew, +traître</i>.—On apercevait, de la place d’Armes, flotter au haut du +donjon de Slesvig un grand drapeau noir.</p> + +<p>C’est dans ce moment que parut, devant le tribunal toujours assemblé +dans la salle d’audience, Ordener condamné. L’évêque seulement était +absent; son ministère de défenseur avait cessé.</p> + +<p>Le fils du vice-roi était vêtu de noir, et portait à son cou le +collier de Dannebrog. Son visage était pâle, mais fier. Il était seul; +car on était venu le chercher pour le supplice avant que l’aumônier +Athanase Munder fût revenu dans son cachot.</p> + +<p>Ordener avait déjà consommé intérieurement son sacrifice. Cependant +l’époux d’Éthel songeait encore avec quelque amertume à la vie, et eût +peut-être voulu pouvoir choisir pour sa première nuit de noces une +autre nuit que celle du tombeau. Il avait prié et surtout rêvé dans sa +prison. Maintenant il était debout devant le terme de toute prière et +de tout rêve. Il se sentait fort de la force que donnent Dieu et +l’amour. La foule, plus émue que le condamné, le considérait avec une +attention avide. L’éclat de son rang, l’horreur de son sort, +éveillaient toutes les envies et toutes les pitiés. Chacun assistait à +son châtiment sans s’expliquer son crime. Il y a au fond des hommes un +sentiment étrange qui les pousse, ainsi qu’à des plaisirs, au +spectacle des supplices. Ils cherchent avec un horrible empressement à +saisir la pensée de la destruction sur les traits décomposés de celui +qui va mourir, comme si quelque révélation du ciel ou de l’enfer +devait apparaître, en ce moment solennel, dans les yeux du misérable; +comme pour voir quelle ombre jette l’aile de la mort planant sur une +tête humaine; comme pour examiner ce qui reste d’un homme quand +l’espérance l’a quitté. Cet être, plein de force et de santé, qui se +meut, qui respire, qui vit, et qui, dans un moment, cessera de se +mouvoir, de respirer, de vivre, environné d'êtres pareils à lui, +auxquels il n’a rien fait, qui le plaignent tous, et dont nul ne le +secourra; ce malheureux, mourant sans être moribond, courbé à la fois +sous une puissance matérielle et sous un pouvoir invisible; cette vie +que la société n’a pu donner, et qu’elle prend avec appareil, toute +cette cérémonie imposante du meurtre judiciaire, ébranlent vivement +les imaginations. Condamnés tous à mort avec des sursis indéfinis, +c’est pour nous un objet de curiosité étrange et douloureuse, que +l’infortuné qui sait précisément à quelle heure son sursis doit être +levé.</p> + +<p>On se souvient qu’avant d’aller à l’échafaud Ordener devait être amené +devant le tribunal, pour être dégradé de ses titres et de ses +honneurs. À peine le mouvement excité dans l’assemblée par son arrivée +eut-il fait place au calme, que le président se fit apporter le livre +héraldique des deux royaumes, et les statuts de l’ordre de Dannebrog.</p> + +<p>Alors, ayant invité le condamné à mettre un genou en terre, il +recommanda aux assistants le silence et le respect, ouvrit le livre +des chevaliers de Dannebrog, et commença à lire d’une voix haute et +sévère:</p> + +<p>«—Christiern, par la grâce et miséricorde du Tout-Puissant, roi de +Danemark et de Norvège, des Vandales et des Goths, duc de Slesvig, de +Holstein, de Stormarie et de Dytmarse, comte d’Oldenbourg et de +Delmenhurst, savoir faisons—qu’ayant rétabli, sur la proposition de +notre grand-chancelier, comte de Griffenfeld (la voix du président +passa si rapidement sur ce nom qu’on l’entendit à peine), l’ordre +royal de Dannebrog, fondé par notre illustre aïeul saint Waldemar,</p> + +<p>«Sur ce que nous avons considéré que cet ordre vénérable ayant été +créé en souvenir de l’étendard Dannebrog, envoyé du ciel à notre +royaume béni,</p> + +<p>«Ce serait mentir à la divine institution de l’ordre si quelqu’un des +chevaliers pouvait impunément forfaire à l’honneur et aux saintes lois +de l’église et de l’état.</p> + +<p>Nous ordonnons, à genoux devant Dieu, que quiconque, parmi les +chevaliers de l’ordre, aura livré son âme au démon par quelque félonie +ou trahison, après avoir été blâmé publiquement par un juge, sera à +jamais dégradé du rang de chevalier de notre royal ordre de Dannebrog.»</p> + +<p>Le président referma le livre.</p> + +<p>—Ordener Guldenlew, baron de Thorvick, chevalier de Dannebrog, vous +vous êtes rendu coupable de haute trahison, crime pour lequel votre +tête va être tranchée, votre corps brûlé, et votre cendre jetée au +vent.—Ordener Guldenlew, traître, vous vous êtes rendu indigne de +prendre rang parmi les chevaliers de Dannebrog. Je vous invite à vous +humilier, car je vais vous dégrader publiquement au nom du roi.</p> + +<p>Le président étendit la main sur le livre de l’ordre, et s’apprêtait à +prononcer la formule fatale sur Ordener, calme et immobile, lorsqu’une +porte latérale s’ouvrit à droite du tribunal. Un huissier +ecclésiastique parut, annonçant sa révérence l’évêque de Drontheimhus.</p> + +<p>C’était lui en effet. Il entra précipitamment dans la salle, +accompagné d’un autre ecclésiastique qui le soutenait.</p> + +<p>—Arrêtez! seigneur président, cria-t-il avec une force qui semblait +n'être plus de son âge; arrêtez!—Le ciel soit béni! j’arrive à temps:</p> + +<p>L’assemblée redoubla d’attention, prévoyant quelque nouvel événement.</p> + +<p>Le président se tourna vers l’évêque avec humeur:</p> + +<p>—Votre révérence me permettra de lui faire remarquer, que sa présence +est inutile ici. Le tribunal va dégrader le condamné, qui touche au +moment de subir sa peine.</p> + +<p>—Gardez-vous, dit l’évêque, de toucher à celui qui est pur devant le +Seigneur. Ce condamné est innocent. Rien ne peut se comparer au cri +d’étonnement qui retentit dans l’auditoire, si ce n’est le cri +d’épouvante que poussèrent le président et le secrétaire intime.</p> + +<p>—Oui, tremblez, juges, poursuivit l’évêque avant que le président eût +eu le temps de reprendre son sang-froid; tremblez! car vous alliez +verser le sang innocent.</p> + +<p>Pendant que l’émotion du président se calmait, Ordener s’était levé +consterné. Le noble jeune homme craignait que sa généreuse ruse ne fût +découverte, et qu’on n’eût trouvé des preuves de la culpabilité de +Schumacker.</p> + +<p>—Seigneur évêque, dit le président, dans cette affaire, le crime +semble vouloir nous échapper, en passant de tête en tête. Ne vous fiez +pas à quelque vaine apparence. Si Ordener Guldenlew est innocent, quel +est donc alors le coupable?</p> + +<p>—Votre grâce va le savoir, répondit l’évêque.—Puis, montrant au +tribunal une cassette de fer qu’un serviteur portait derrière +lui:—Nobles seigneurs, vous avez jugé dans les ténèbres; dans cette +cassette est la lumière miraculeuse qui doit les dissiper.</p> + +<p>Le président, le secrétaire intime et Ordener parurent frappés en même +temps, à l’aspect de la mystérieuse cassette. L’évêque poursuivit:</p> + +<p>—Nobles juges, écoutez-nous. Aujourd’hui, au moment où nous rentrions +dans notre palais épiscopal, afin de nous reposer des fatigues de la +nuit, et de prier pour les condamnés, on nous a remis cette boîte de +fer scellée. Le gardien du Spladgest l’avait, nous a-t-on dit, +apportée ce matin à notre palais pour qu’elle nous fût remise, +affirmant qu’elle renfermait sans doute quelque mystère satanique, +attendu qu’il l’avait trouvée sur le corps du sacrilège Benignus +Spiagudry, dont on a retiré le cadavre du Sparbo.</p> + +<p>L’attention d’Ordener redoubla. Tout l’auditoire se taisait +religieusement. Le président et le secrétaire courbaient la tête comme +deux condamnés. On eût dit qu’ils avaient tous deux oublié leur astuce +et leur audace. Il y a un moment dans la vie du méchant où sa +puissance s’en va.</p> + +<p>—Après avoir béni cette cassette, continua l’évêque, nous en avons +brisé le sceau, qui portait, comme vous pouvez le voir encore, les +anciennes armoiries abolies de Griffenfeld. Nous y avons trouvé en +effet un secret satanique. Vous allez en juger, vénérables seigneurs. +Prêtez-nous toute votre attention; car il s’agit ici du sang des +hommes, et le Seigneur en pèse chaque goutte.</p> + +<p>Alors, ouvrant la formidable cassette, il en tira un parchemin au dos +duquel était écrite l’attestation suivante:</p> + +<p>«Moi, Blaxtham Cumbysulsum, docteur, je déclare, au moment de mourir, +remettre au capitaine Dispolsen, procureur, à Copenhague, de l’ancien +comte de Griffenfeld, la pièce suivante, entièrement écrite de la main +de Turiaf MusdÅ“mon, serviteur du chancelier comte d’Ahlefeld, afin +que le susnommé capitaine en fasse l’usage qu’il lui plaira.—Et je +prie Dieu de me pardonner mes crimes.—À Copenhague, le onzième jour +du mois de janvier mil six cent quatre-vingt-dix-neuf.</p> + +<p>«CUMBYSULSUM.»</p> + +<p>Le secrétaire intime tremblait d’un tremblement convulsif. Il voulut +parler et ne le put. L’évêque cependant remettait le parchemin au +président pâle et agité.</p> + +<p>—Que vois-je? s’écria celui-ci en déployant le parchemin.—<i>Note au +noble comte d’Ahlefeld, sur le moyen de se défaire juridiquement de +Schumacker!</i>....—Je vous jure, révérend évêque....</p> + +<p>Le parchemin tomba des mains du président.</p> + +<p>—Lisez, lisez, seigneur, poursuivit l’évêque. Je ne doute pas que +votre indigne serviteur n’ait abusé de votre nom, comme il a abusé de +celui du malheureux Schumacker. Voyez seulement ce qu’a produit votre +haine peu charitable pour votre prédécesseur tombé. Un de vos +courtisans a machiné en votre nom sa perte, espérant sans doute s’en +faire un mérite auprès de votre grâce.</p> + +<p>En montrant au président que les soupçons de l’évêque, qui connaissait +tout le contenu de la cassette, ne tombaient pas sur lui, ces paroles +le ranimèrent. Ordener respirait également. Il commençait à entrevoir +que l’innocence du père de son Éthel allait éclater en même temps que +la sienne propre. Il éprouvait un profond étonnement de cette destinée +bizarre qui l’avait conduit à la poursuite d’un formidable brigand +pour retrouver cette cassette, que son vieux guide Benignus Spiagudry +portait sur lui; en sorte qu’elle le suivait pendant qu’il la +cherchait. Il méditait aussi la grave leçon des événements qui, après +l’avoir perdu par cette fatale cassette, le sauvaient par elle.</p> + +<p>Le président, rappelant son sang-froid, lut alors, avec les signes +d’une indignation que partageait tout l’auditoire, une longue note, où +MusdÅ“mon expliquait en détail l’abominable plan que nous lui avons vu +suivre dans le cours de cette histoire. Plusieurs fois le secrétaire +intime voulut se lever pour se défendre; mais à chaque fois la rumeur +publique le repoussait sur son siège. Enfin l’odieuse lecture se +termina au milieu d’un murmure d’horreur.</p> + +<p>—Hallebardiers, qu’on saisisse cet homme! dit le président, désignant +le secrétaire intime.</p> + +<p>Le misérable, sans force et sans parole, descendit de son siège, et +fut jeté sur le banc d’infamie, parmi les huées de la populace.</p> + +<p>—Seigneurs juges, dit l’évêque, frémissez et réjouissez-vous. La +vérité, qui vient d'être portée à vos consciences, va encore vous être +confirmée par ce que l’aumônier des prisons de cette royale ville, +notre honoré frère Athanase Munder, ici présent, va vous apprendre.</p> + +<p>C’était en effet Athanase Munder qui accompagnait l’évêque. Il +s’inclina devant son pasteur et devant le tribunal, puis, sur un signe +du président, il s’exprima ainsi:</p> + +<p>—Ce que je vais dire est la vérité. Me punisse le ciel si je profère +ici une parole dans une intention autre que celle de bien +faire!—J’avais, d’après ce que j’avais vu ce matin dans le cachot du +fils du vice-roi, pensé en moi-même que ce jeune homme n’était point +coupable, quoique vos seigneuries l’aient condamné sur ses aveux. Or, +j’ai été appelé, il y a quelques heures, pour donner les derniers +secours spirituels au malheureux montagnard qui a été si cruellement +assassiné devant vous, et que vous aviez condamné, respectables +seigneurs, comme étant Han d’Islande. Voici ce que m’a dit ce +moribond: «Je ne suis point Han d’Islande; j’ai été bien puni d’avoir +pris ce nom. Celui qui m’a payé pour jouer ce rôle est le secrétaire +intime de la grande chancellerie; il se nomme MusdÅ“mon, et il a +machiné toute la révolte sous le nom de Hacket. Je crois qu’il est le +seul coupable dans tout ceci.» Alors il m’a demandé ma bénédiction et +recommandé de venir en toute hâte reporter ses dernières paroles au +tribunal. Dieu est témoin de ce que je dis. Puisse-je sauver le sang +de l’innocent, et ne point faire verser celui du coupable!</p> + +<p>Il se tut, saluant de nouveau son évêque et les juges.</p> + +<p>—Votre grâce voit, seigneur, dit l’évêque au président, que l’un de +mes clients n’avait point saisi à tort tant de ressemblance entre ce +Hacket et votre secrétaire intime.</p> + +<p>—Turiaf MusdÅ“mon; demanda le président au nouvel accusé, +qu’avez-vous à alléguer pour votre défense?</p> + +<p>MusdÅ“mon leva sur son maître un regard qui l’effraya. Toute son +assurance lui était revenue. Il répondit après un moment de silence:</p> + +<p>—Rien, seigneur.</p> + +<p>Le président reprit d’une voix altérée et faible:</p> + +<p>—Vous vous avouez donc coupable du crime qui vous est imputé? Vous +vous avouez auteur d’une conspiration tramée à la fois contre l’état +et contre un individu nommé Schumacker.</p> + +<p>—Oui, seigneur, répondit MusdÅ“mon. L’évêque se leva.</p> + +<p>—Seigneur président, pour qu’il ne reste aucun doute dans cette +affaire, que votre grâce demande à l’accusé s’il a eu des complices.</p> + +<p>—Des complices! répéta MusdÅ“mon.</p> + +<p>Il parut réfléchir un moment. Un horrible malaise se peignit sur le +front du président.</p> + +<p>—Non, seigneur évêque, dit-il enfin.</p> + +<p>Le président jeta sur lui un regard soulagé qui rencontra le sien.</p> + +<p>—Non, je n’ai point eu de complices, répéta MusdÅ“mon avec plus de +force. J’avais tramé tout ce complot par attachement pour mon maître, +qui l’ignorait, pour perdre son ennemi Schumacker.</p> + +<p>Les regards de l’accusé et du président se rencontrèrent encore.</p> + +<p>—Votre grâce, reprit l’évêque, doit sentir que, puisque MusdÅ“mon n’a +point eu de complices, le baron Ordener Guldenlew ne peut être +coupable.</p> + +<p>—S’il ne l’était pas, révérend évêque, comment se serait-il avoué +criminel?</p> + +<p>—Seigneur président, comment ce montagnard s’est-il obstiné à se dire +Han d’Islande au péril de sa tête? Dieu seul sait ce qui existe au +fond des cÅ“urs.</p> + +<p>Ordener prit la parole.</p> + +<p>—Seigneurs juges, je puis vous le dire, maintenant que le vrai +coupable est découvert. Oui, je me suis faussement accusé, pour sauver +l’ancien chancelier Schumacker, dont la mort eût laissé sa fille sans +protecteur.</p> + +<p>Le président se mordit les lèvres.</p> + +<p>—Nous demandons au tribunal, dit l’évêque, que l’innocence de notre +client Ordener soit proclamée par lui.</p> + +<p>Le président répondit par un signe d’adhésion; et, sur la demande du +haut-syndic, on acheva l’examen de la redoutable cassette, qui ne +renfermait plus que le diplôme et les titres de Schumacker mêlés à +quelques lettres du prisonnier de Munckholm au capitaine Dispolsen, +lettres amères sans être coupables, et qui ne pouvaient effrayer que +le chancelier d’Ahlefeld.</p> + +<p>Bientôt le tribunal se retira, et après une courte délibération, +tandis que les curieux rassemblés dans la place d’Armes attendaient +avec une impatience opiniâtre le fils du vice-roi condamné, et que le +bourreau se promenait nonchalamment sur l’échafaud, le président +prononça, d’une voix presque éteinte, l’arrêt qui condamnait à mort +Turiaf MusdÅ“mon, et réhabilitait Ordener Guldenlew, le réintégrant +dans tous ses honneurs, titres et privilèges.</p> + +<h2><a name="XLIX" id="XLIX"></a>XLIX</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Combien me vendras-tu ta carcasse, mon drôle? Je<br /></span> +<span class="i0">n’en donnerais pas, en honneur, une obole.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0"><i>Saint Michel à Satan</i>. Mystère<br /></span> +</div></div> + +<p>Ce qui restait du régiment des arquebusiers de Munckholm était rentré +dans son ancienne caserne, bâtiment isolé au milieu d’une grande cour +carrée dans l’enceinte du fort. À la nuit tombante, on barricada, +suivant l’usage, les portes de cet édifice, où s’étaient retirés tous +les soldats, à l’exception des sentinelles dispersées sur les tours et +du peloton de garde devant la prison militaire adossée à la caserne. +Cette prison, la plus sûre et la mieux surveillée de toutes les +prisons de Munckholm, renfermait les deux condamnés qui devaient être +pendus le lendemain matin, Han d’Islande et MusdÅ“mon.</p> + +<p>Han d’Islande est seul dans son cachot. Il est étendu sur la terre, +enchaîné, la tête appuyée sur une pierre; quelque faible lumière vient +jusqu’à lui à travers une ouverture quadrangulaire grillée, pratiquée +dans l’épaisse porte de chêne qui sépare son cachot de la salle +voisine, où il entend ses gardiens rire et blasphémer, au bruit des +bouteilles qu’ils vident et des dés qu’ils roulent sur un tambour. Le +monstre s’agite en silence dans l’ombre, ses bras se resserrent et +s’écartent, ses genoux se contractent et se déploient, ses dents +mordent ses fers.</p> + +<p>Tout à coup il élève la voix, il appelle; un guichetier se présente à +l’ouverture grillée.</p> + +<p>—Que veux-tu? dit-il au brigand.</p> + +<p>Han d’Islande se soulève.</p> + +<p>—Compagnon, j’ai froid; mon lit de pierre est dur et humide; +donne-moi une botte de paille pour dormir, et un peu de feu pour me +réchauffer.</p> + +<p>—Il est juste, reprend le guichetier, de procurer au moins ses aises +à un pauvre diable qui va être pendu, fût-il le diable d’Islande. Je +vais t’apporter ce que tu me demandes.—As-tu de l’argent?</p> + +<p>—Non, répond le brigand.</p> + +<p>—Quoi! toi, le plus fameux voleur de la Norvège, tu n’as pas dans ta +sacoche quelques méchants ducats d’or?</p> + +<p>—Non, répond le brigand.</p> + +<p>—Quelques petits écus royaux?</p> + +<p>—Non, te dis-je!</p> + +<p>—Pas même quelques pauvres ascalins?</p> + +<p>—Non, non, rien; pas de quoi acheter la peau d’un rat ou l'âme d’un +homme.</p> + +<p>Le guichetier hocha la tête:</p> + +<p>—C’est différent; tu as tort de te plaindre; ta cellule n’est pas +aussi froide que celle où tu dormiras demain, sans t’apercevoir, je te +jure, de la dureté du lit.</p> + +<p>Cela dit, le guichetier se retira, emportant une malédiction du +monstre, qui continua de se mouvoir dans ses chaînes, dont les anneaux +rendaient par intervalles des bruits faibles, comme s’ils se fussent +lentement brisés sous des tiraillements violents et réitérés.</p> + +<p>La porte de chêne s’ouvrit; un homme de haute taille, vêtu de serge +rouge, et portant une lanterne sourde, entra dans le cachot, +accompagné du guichetier qui avait repoussé la prière du prisonnier. +Celui-ci cessa tout mouvement.</p> + +<p>—Han d’Islande, dit l’homme vêtu de rouge, je suis Nychol Orugix, +bourreau du Drontheimhus; je dois avoir demain, au lever du jour, +l’honneur de pendre ton excellence par le cou à une belle potence +neuve, sur la place publique de Drontheim.</p> + +<p>—Es-tu bien sûr en effet de me pendre? répondit le brigand.</p> + +<p>Le bourreau se mit à rire.</p> + +<p>—Je voudrais que tu fusses aussi sûr de monter droit au ciel par +l’échelle de Jacob, que tu es sûr de monter demain au gibet par +l’échelle de Nychol Orugix.</p> + +<p>—En vérité? dit le monstre avec un malicieux regard.</p> + +<p>—Je te répète, seigneur brigand, que je suis le bourreau de la +province.</p> + +<p>—Si je n’étais moi, je voudrais être toi, reprit le brigand.</p> + +<p>—Je ne t’en dirai pas autant, reprit le bourreau; puis, se frottant +les mains d’un air vain et flatté:—Mon ami, tu as raison, c’est un +bel état que le nôtre. Ah! ma main sait ce que pèse la tête d’un +homme.</p> + +<p>—As-tu quelquefois bu du sang? demanda le brigand.</p> + +<p>—Non; mais j’ai souvent donné la question.</p> + +<p>—As-tu quelquefois dévoré les entrailles d’un petit enfant vivant +encore?</p> + +<p>—Non; mais j’ai fait crier des os entre les ais d’un chevalet de fer; +j’ai tordu des membres dans les rayons d’une roue; j’ai ébréché des +scies d’acier sur des crânes dont j’enlevais les chevelures; j’ai +tenaillé des chairs palpitantes, avec des pinces rougies devant un feu +ardent; j’ai brûlé le sang dans des veines entr’ouvertes, en y versant +des ruisseaux de plomb fondu et d’huile bouillante.</p> + +<p>—Oui, dit le brigand pensif, tu as bien aussi tes plaisirs.</p> + +<p>—En somme, continua le bourreau, quoique tu sois Han d’Islande, je +crois qu’il s’est encore envolé plus d'âmes de mes mains que des +tiennes, sans compter celle que tu rendras demain.</p> + +<p>—En supposant que j’en aie une.—Crois-tu donc, bourreau du +Drontheimhus, que tu pourrais faire partir l’esprit d’Ingolphe du +corps de Han d’Islande, sans qu’il emportât le tien?</p> + +<p>La réponse du bourreau commença par un éclat de rire.</p> + +<p>—Ah, vraiment! nous verrons cela demain.</p> + +<p>—Nous verrons, dit le brigand.</p> + +<p>—Allons, dit le bourreau, je ne suis pas venu ici pour t’entretenir +de ton esprit, mais seulement de ton corps. Écoute-moi!—Ton cadavre +m’appartient de droit après ta mort; cependant la loi te laisse la +faculté de me le vendre; dis-moi donc ce que tu en veux.</p> + +<p>—Ce que je veux de mon cadavre? dit le brigand.</p> + +<p>—Oui, et sois consciencieux.</p> + +<p>Han d’Islande s’adressa au guichetier:</p> + +<p>—Dis-moi, camarade, combien veux-tu me vendre une botte de paille et +un peu de feu?</p> + +<p>Le guichetier resta un moment rêveur:</p> + +<p>—Deux ducats d’or, répondit-il.</p> + +<p>—Eh bien, dit le brigand au bourreau, tu me donneras deux ducats d’or +de mon cadavre.</p> + +<p>—Deux ducats d’or! s’écria le bourreau. Cela est horriblement cher. +Deux ducats d’or un méchant cadavre! Non, certes! je n’en donnerai pas +ce prix.</p> + +<p>—Alors, répondit tranquillement le monstre, tu ne l’auras pas!</p> + +<p>—Tu seras jeté à la voirie, au lieu d’orner le musée royal de +Copenhague ou le cabinet de curiosités de Berghen.</p> + +<p>—Que m’importe?</p> + +<p>—Longtemps après ta mort, on viendrait en foule examiner ton +squelette, en disant: <i>Ce sont les restes du fameux Han d’Islande!</i> on +polirait tes os avec soin, on les rattacherait avec des chevilles de +cuivre; on te placerait sous une grande cage de verre, dont on aurait +soin chaque jour d’enlever la poussière. Au lieu de ces honneurs, +songe à ce qui t’attend, si tu ne veux pas me vendre ton cadavre; on +t’abandonnera à la pourriture dans quelque charnier, où tu seras à la +fois la pâture des vers et la proie des vautours.</p> + +<p>—Eh bien! je ressemblerai aux vivants qui sont sans cesse rongés par +les petits et dévorés par les grands.</p> + +<p>—Deux ducats d’or! répétait le bourreau entre ses dents; quelle +prétention exorbitante! Si tu ne modères ton prix, mon cher Han +d’Islande, nous ne pourrons traiter ensemble.</p> + +<p>—C’est la première et probablement la dernière vente que je ferai de +ma vie; je tiens à faire un marché avantageux.</p> + +<p>—Songe que je puis te faire repentir de ton opiniâtreté. Demain tu +seras en ma puissance.</p> + +<p>—Crois-tu?</p> + +<p>Ces mots étaient prononcés avec une expression qui échappa au +bourreau.</p> + +<p>—Oui, et il y a une manière de serrer le nÅ“ud coulant.... tandis +que, si tu deviens raisonnable, je te pendrai mieux.</p> + +<p>—Peu m’importe ce que tu feras demain de mon cou! répondit le monstre +d’un air railleur.</p> + +<p>—Allons, ne pourrais-tu te contenter de deux écus royaux? Qu’en +feras-tu?</p> + +<p>—Adresse-toi à ton camarade, dit le brigand en montrant le +guichetier; il me demande deux ducats d’or pour un peu de paille et de +feu.</p> + +<p>—Aussi, dit le bourreau, apostrophant le guichetier avec humeur, par +la scie de saint Joseph! il est révoltant de faire payer du feu et de +la méchante paille au poids de l’or. Deux ducats! Le guichetier +répliqua aigrement:</p> + +<p>—Je suis bien bon de n’en pas exiger quatre!—C’est vous, maître +Nychol, qui êtes aussi arabe que le chiffre 2, de refuser à ce pauvre +prisonnier deux ducats d’or de son cadavre, que vous pourrez vendre au +moins vingt ducats à quelque savant ou à quelque médecin.</p> + +<p>—Je n’ai jamais payé un cadavre plus de quinze ascalins, dit le +bourreau.</p> + +<p>—Oui, repartit le guichetier, le cadavre d’un mauvais voleur ou d’un +misérable juif, cela peut-être; mais chacun sait que vous tirerez ce +que vous voudrez du corps de Han d’Islande.</p> + +<p>Han d’Islande hocha la tête.</p> + +<p>—De quoi vous mêlez-vous? dit Orugix brusquement; est-ce que je +m’occupe, moi, de vos rapines, des vêtements, des bijoux que vous +volez aux prisonniers, de l’eau sale que vous versez dans leur maigre +bouillon, des tourments que vous leur faites éprouver pour tirer d’eux +de l’argent?—Non! je ne donnerai point deux ducats d’or.</p> + +<p>—Point de paille et point de feu, à moins de deux ducats d’or, +répondit l’obstiné guichetier.</p> + +<p>—Point de cadavre à moins de deux ducats d’or, répéta le brigand +immobile.</p> + +<p>Le bourreau, après un moment de silence, frappa la terre du pied:</p> + +<p>—Allons, le temps me presse. Je suis appelé ailleurs. Il tira de sa +veste un sac de cuir qu’il ouvrit lentement et comme à regret.</p> + +<p>—Tiens, maudit démon d’Islande, voilà tes deux ducats. Satan ne +donnerait certes pas de ton âme ce que je donne de ton corps.</p> + +<p>Le brigand reçut les deux pièces d’or. Aussitôt le guichetier avança +la main pour les reprendre.</p> + +<p>—Un instant, compagnon, donne-moi d’abord ce que je t’ai demandé.</p> + +<p>Le guichetier sortit, et revint un moment après, apportant une botte +de paille fraîche et un réchaud plein de charbons ardents, qu’il plaça +près du condamné.</p> + +<p>—C’est cela, dit le brigand en lui remettant les deux ducats, je me +chaufferai cette nuit.—Encore un mot, ajouta-t-il d’une voix +sinistre:—Le cachot ne touche-t-il pas à la caserne des arquebusiers +de Munckholm?</p> + +<p>—Cela est vrai, repartit le guichetier.</p> + +<p>—Et d’où vient le vent?</p> + +<p>—De l’est, je crois.</p> + +<p>—C’est bon, reprit le brigand.</p> + +<p>—Où veux-tu donc en venir, camarade? demanda le guichetier.</p> + +<p>—À rien, répondit le brigand.</p> + +<p>—Adieu, camarade, à demain de bonne heure.</p> + +<p>—Oui, à demain, répéta le brigand.</p> + +<p>Et le bruit de la lourde porte, qui se refermait, empêcha le bourreau +et son compagnon d’entendre le ricanement sauvage et goguenard, qui +accompagnait ces paroles.</p> + +<h2><a name="L" id="L"></a>L</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Espérais-tu finir par un autre trépas?<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">ALEX. SOUMET<br /></span> +</div></div> + +<p>Jetons maintenant un regard dans l’autre cachot de la prison militaire +adossée à la caserne des arquebusiers, qui renferme notre ancienne +connaissance Turiaf MusdÅ“mon.</p> + +<p>On s’est peut-être étonné d’entendre ce MusdÅ“mon, si profondément +rusé, si profondément lâche, livrer avec tant de bonne foi le secret +de son crime au tribunal qui l’a condamné, et cacher avec tant de +générosité la part qu’y a prise son ingrat patron, le chancelier +d’Ahlefeld. Qu’on se rassure cependant; MusdÅ“mon n’était point +converti. Cette généreuse bonne foi était peut-être la plus grande +preuve d’adresse qu’il eût jamais donnée. Quand il avait vu toute son +infernale intrigue si inopinément dévoilée et si invinciblement +démontrée, il avait été un instant étourdi et épouvanté. Cette +première impression passée, l’extrême justesse de son esprit lui fit +sentir que, dans l’impuissance de perdre désormais ses victimes +désignées, il ne devait plus songer qu’à se sauver. Deux partis à +prendre se présentèrent à lui: se décharger de tout sur le comte +d’Ahlefeld, qui l’abandonnait si lâchement, ou prendre sur lui tout le +crime qu’il avait partagé avec le comte. Un esprit vulgaire se fût +jeté sur le premier, MusdÅ“mon choisit le second. Le chancelier était +chancelier, d’ailleurs rien ne le compromettait directement dans ces +papiers qui accablaient son secrétaire intime; puis il avait échangé +quelques regards d’intelligence avec MusdÅ“mon; il n’en fallut pas +davantage pour déterminer celui-ci à se laisser condamner, certain que +le comte d’Ahlefeld faciliterait son évasion, moins encore par +reconnaissance pour le service passé que par besoin de ses services +futurs.</p> + +<p>Il se promenait donc dans sa prison, qu’éclairait à peine une lampe +sépulcrale, ne doutant pas que la porte ne lui en fût ouverte dans la +nuit. Il examinait la forme de ce vieux cachot de pierre, bâti par +d’anciens rois dont l’histoire sait, à peine les noms, s’étonnant +seulement qu’il eût un plancher de bois, sur lequel ses pas +retentissaient profondément comme s’il eût couvert quelque cavité +souterraine. Il remarquait un gros anneau de fer scellé dans la clef +de la voûte en ogive, et auquel pendait un lambeau de vieille corde +rompue. Et le temps s’écoulait, et il écoutait avec impatience +l’horloge du donjon sonner lentement les heures, en traînant ses +tintements lugubres dans le silence de la nuit. Enfin, un mouvement de +pas se fit entendre en dehors du cachot; son cÅ“ur battit d’espérance. +L’énorme serrure cria, les cadenas s’agitèrent, les chaînes tombèrent; +et, quand la porte s’ouvrit, son front rayonna de joie.</p> + +<p>C’était le personnage en habits d’écarlate que nous venons de voir +dans le cachot de Han. Il portait sous son bras un rouleau de corde de +chanvre, et était accompagné de quatre hallebardiers vêtus de noir et +armés d’épées et de pertuisanes.</p> + +<p>MusdÅ“mon était encore en robe et en perruque de magistrat. Ce costume +parut faire effet sur l’homme rouge. Il le salua comme accoutumé à le +respecter.</p> + +<p>—Seigneur, demanda-t-il au prisonnier avec quelque hésitation, est-ce +à votre courtoisie que nous avons affaire?</p> + +<p>—Oui, oui, répondit en hâte MusdÅ“mon confirmé dans son espoir +d’évasion par ce début poli, et ne remarquant point la couleur +sanglante des vêtements de celui qui lui parlait.</p> + +<p>—Vous vous nommez, dit l’homme, les yeux fixés sur un parchemin qu’il +avait déployé, Turiaf MusdÅ“mon.</p> + +<p>—Précisément. Vous venez, mes amis, de la part du grand-chancelier?</p> + +<p>—Oui, votre courtoisie.</p> + +<p>—N’oubliez pas, quand vous aurez terminé votre mission, d’exprimer à +sa grâce toute ma reconnaissance.</p> + +<p>L’homme aux habits rouges leva sur lui un regard étonné.</p> + +<p>—Votre.... reconnaissance!....</p> + +<p>—Oui, sans doute, mes amis; car il me sera probablement impossible de +la lui témoigner moi-même tout de suite.</p> + +<p>—Probablement, répondit l’homme avec une expression ironique.</p> + +<p>—Et vous sentez, poursuivit MusdÅ“mon, que je ne dois pas me montrer +ingrat pour un pareil service.</p> + +<p>—Par la croix du bon larron, s’écria l’autre en riant lourdement, on +dirait, à vous entendre, que le chancelier fait pour votre courtoisie +tout autre chose.</p> + +<p>—Sans doute, il ne me rend encore en ce moment qu’une justice +rigoureuse!</p> + +<p>—Rigoureuse, soit!—mais enfin vous convenez que c’est justice. C’est +le premier aveu de ce genre que j’entends depuis vingt-six ans que +j’exerce. Allons, seigneur, le temps se passe en paroles; êtes-vous +prêt?</p> + +<p>—Je le suis, dit MusdÅ“mon joyeux, faisant un pas vers la porte.</p> + +<p>—Attendez, attendez un moment, cria l’homme rouge, se baissant pour +déposer à terre son rouleau de corde.</p> + +<p>MusdÅ“mon s’arrêta.</p> + +<p>—Pourquoi donc toute cette corde?</p> + +<p>—Votre courtoisie a raison de me faire cette question; j’en ai là en +effet bien plus qu’il ne m’en faut; mais, au commencement de ce +procès, je croyais avoir bien plus de condamnés.</p> + +<p>En parlant ainsi l’homme dénouait son rouleau de corde.</p> + +<p>—Allons, dépêchons, dit MusdÅ“mon.</p> + +<p>—Votre courtoisie est bien pressée.—Est-ce qu’elle n’a pas encore +quelque prière?....</p> + +<p>—Point d’autre que celle que je vous ai déjà adressée, de remercier +pour moi sa grâce.—Pour Dieu, hâtons-nous, ajouta MusdÅ“mon, je suis +impatient de sortir d’ici. Avons-nous beaucoup de chemin à faire?</p> + +<p>—De chemin! reprit l’homme au vêtement d’écarlate, se redressant et +mesurant plusieurs brasses de corde déroulée. La route qui nous reste +à faire ne fatiguera pas beaucoup votre courtoisie; car nous allons +tout terminer sans mettre le pied hors d’ici.</p> + +<p>MusdÅ“mon tressaillit.</p> + +<p>—Que voulez-vous dire?</p> + +<p>—Que voulez-vous dire vous-même? demanda l’autre.</p> + +<p>—O Dieu! dit MusdÅ“mon, pâlissant comme s’il entrevoyait une lueur +funèbre; qui êtes-vous?</p> + +<p>—Je suis le bourreau.</p> + +<p>Le misérable trembla ainsi qu’une feuille sèche que le vent secoue.</p> + +<p>—Est-ce que vous ne venez pas pour me faire évader? murmura-t-il +d’une voix éteinte.</p> + +<p>Le bourreau partit d’un éclat de rire.</p> + +<p>—Si fait vraiment! pour vous faire évader dans le pays des esprits, +où je vous proteste qu’on ne pourra plus vous reprendre.</p> + +<p>MusdÅ“mon s’était prosterné la face contre terre.</p> + +<p>—Grâce! ayez pitié de moi! Grâce!</p> + +<p>—Sur ma foi, dit froidement le bourreau, c’est la première fois qu’on +me fait une pareille demande.</p> + +<p>—Est-ce que vous me prenez pour le roi?</p> + +<p>L’infortuné se traînait à genoux, souillant sa robe dans la poussière, +frappant le plancher de son front, un moment auparavant si radieux, et +embrassant les pieds du bourreau avec des cris sourds et des sanglots +étouffes.</p> + +<p>—Allons, paix! reprit le bourreau. Je n’avais point encore vu la robe +noire s’humilier devant ma veste rouge.</p> + +<p>Il repoussa du pied le suppliant.</p> + +<p>—Camarade, prie Dieu et les saints; ils t’écouteront mieux que moi.</p> + +<p>MusdÅ“mon resta agenouillé, le visage caché dans ses mains et pleurant +amèrement. Cependant le bourreau, se haussant sur la pointe des pieds, +avait passé la corde dans l’anneau de la voûte; il la laissa pendre +jusque sur le plancher, puis l’arrêta par un double tour, puis prépara +un nÅ“ud coulant à l’extrémité qui touchait à terre.</p> + +<p>—J’ai fini, dit-il au condamné quand ces menaçants apprêts furent +terminés; en as-tu fini de même avec la vie?</p> + +<p>—Non, dit MusdÅ“mon se levant, non, cela ne se peut! Vous commettez +quelque horrible méprise. Le chancelier d’Ahlefeld n’est point assez +infâme... Je lui suis trop nécessaire. Il est impossible que ce soit +pour moi que l’on vous ait envoyé. Laissez-moi fuir, craignez +d’encourir la colère du chancelier.</p> + +<p>—Ne nous as-tu point déclaré, répliqua le bourreau, que tu étais +Turiaf MusdÅ“mon?</p> + +<p>Le prisonnier demeura un moment silencieux:</p> + +<p>—Non, dit-il tout à coup, non, je ne me nomme point MusdÅ“mon; je me +nomme Turiaf Orugix.</p> + +<p>—Orugix! s’écria le bourreau, Orugix!</p> + +<p>Il arracha précipitamment la perruque qui cachait le visage du +condamné, et poussa un cri de stupeur:</p> + +<p>—Mon frère!</p> + +<p>—Ton frère! répondit le condamné avec un étonnement mêlé de honte et +de joie, serais-tu?...</p> + +<p>—Nychol Orugix, bourreau du Drontheimhus, pour te servir, mon frère +Turiaf.</p> + +<p>Le condamné se jeta au cou de l’exécuteur, en l’appelant son frère, +son frère chéri. Cette reconnaissance fraternelle n’eût pas dilaté le +cÅ“ur de celui qui en eût été témoin. Turiaf prodiguait à Nychol mille +caresses avec un sourire affecté et craintif, auquel Nychol répondait +par des regards sombres et embarrassés; on eût dit un tigre flattant +un éléphant au moment où le pied pesant du monstre presse son ventre +haletant.</p> + +<p>—Quel bonheur, frère Nychol!—Je suis bien joyeux de te revoir.</p> + +<p>—Et moi, j’en suis fâché pour toi, frère Turiaf. Le condamné feignait +de ne point entendre, et poursuivait d’une voix tremblante:</p> + +<p>—Tu as une femme et des enfants, sans doute? Tu me mèneras voir mon +aimable sÅ“ur et embrasser mes charmants neveux.</p> + +<p>—Signe de croix du démon! murmura le bourreau.</p> + +<p>—Je veux être leur second père. Écoute, frère, je suis puissant, j’ai +du crédit....</p> + +<p>Le frère répondit d’un accent sinistre:</p> + +<p>—Je sais que tu en avais!—À présent ne songe plus qu’à celui que tu +as sans doute su te ménager près des saints.</p> + +<p>Toute espérance disparut du front du condamné.</p> + +<p>—O Dieu! que signifie ceci, cher Nychol? Je suis sauvé, puisque je te +retrouve.—Songe que le même ventre nous a portés, que le même sein +nous a nourris, que les mêmes jeux ont occupé notre enfance; +souviens-toi, Nychol, que tu es mon frère!</p> + +<p>—Jusqu’à cette heure, tu ne t’en étais pas souvenu, répondit le +farouche Nychol.</p> + +<p>—Non, je ne puis mourir de la main de mon frère!</p> + +<p>—C’est ta faute, Turiaf.—C’est toi qui as rompu ma carrière; qui +m’as empêché d'être exécuteur royal de Copenhague; qui m’as fait +jeter, comme bourreau de province, dans ce misérable pays. Si tu +n’avais point agi ainsi en mauvais frère, tu ne te plaindrais pas de +ce qui te révolte aujourd’hui. Je ne serais point dans le +Drontheimhus, et ce serait un autre qui ferait ton affaire.</p> + +<p>—Nous en avons dit assez, mon frère, il faut mourir.</p> + +<p>La mort est hideuse au méchant, par le même sentiment qui la rend +belle à l’homme de bien; tous deux vont quitter ce qu’ils ont +d’humain, mais le juste est délivré de son corps comme d’une prison, +le méchant en est arraché comme d’une forteresse. Au dernier moment, +l’enfer se révèle à l'âme perverse qui a rêvé le néant. Elle frappe +avec inquiétude sur la sombre porte de la mort, et ce n’est pas le +vide qui lui répond. Le condamné se roula sur le plancher en se +tordant les bras avec une plainte plus déchirante que la lamentation +éternelle d’un damné.</p> + +<p>—Miséricorde de Dieu! Saints anges du ciel, si vous existez, ayez +compassion de moi! Nychol, mon Nychol, au nom de notre mère commune, +oh! laisse-moi vivre!</p> + +<p>Le bourreau montra son parchemin.</p> + +<p>—Je ne puis; l’ordre est précis.</p> + +<p>—Cet ordre ne me concerne pas, balbutia le désespéré prisonnier; il +regarde un certain MusdÅ“mon, ce n’est pas moi; je suis Turiaf Orugix.</p> + +<p>—Tu veux rire, dit Nychol en haussant les épaules. Je sais bien qu’il +s’agit de toi. D’ailleurs, ajouta-t-il durement, tu n’aurais point été +hier, pour ton frère, Turiaf Orugix; tu n’es pour lui aujourd’hui que +Turiaf MusdÅ“mon.</p> + +<p>—Mon frère, mon frère! reprit le misérable, eh bien! attends jusqu’à +demain! Il est impossible que le grand-chancelier ait donné l’ordre de +ma mort. C’est un affreux malentendu. Le comte d’Ahlefeld m’aime +beaucoup. Je t’en conjure, mon cher Nychol, la vie!—Je serai bientôt +rentré en faveur, et je te rendrai tous les services....</p> + +<p>—Tu ne peux plus m’en rendre qu’un, Turiaf, interrompit le bourreau. +J’ai déjà perdu les deux exécutions sur lesquelles je comptais le +plus, celles de l’ex-chancelier Schumacker et du fils du vice-roi. +J’ai toujours du malheur. Il ne me reste plus que Han d’Islande et +toi. Ton exécution, comme nocturne et secrète, me vaudra douze ducats +d’or. Laisse-moi donc faire tranquillement, voilà le seul service que +j’attends de toi.</p> + +<p>—O Dieu! dit douloureusement le condamné.</p> + +<p>—Ce sera le premier et le dernier, à la vérité; mais, en revanche, je +te promets que tu ne souffriras point. Je te pendrai en +frère.—Résigne-toi.</p> + +<p>MusdÅ“mon se leva; ses narines étaient gonflées de rage, ses lèvres +vertes tremblaient, ses dents claquaient, sa bouche écumait de +désespoir.</p> + +<p>—Satan!—J’aurai sauvé ce d’Ahlefeld! j’aurai embrassé mon frère! et +ils me tueront!, et il faudra mourir la nuit, dans un cachot obscur, +sans que le monde puisse entendre mes malédictions, sans que ma voix +puisse tonner, sur eux d’un bout du royaume à l’autre, sans que ma +main puisse déchirer le voile de tous leurs crimes! Ce sera pour +arriver à cette mort que j’aurai souillé toute ma vie!—Misérable! +poursuivit-il, s’adressant à son frère, tu veux donc être fratricide?</p> + +<p>—Je suis bourreau, répondit le flegmatique Nychol.</p> + +<p>—Non! s’écria le condamné. Et il s’était jeté à corps perdu sur le +bourreau, et ses yeux lançaient des flammes et répandaient des larmes, +comme ceux d’un taureau aux abois. Non, je ne mourrai pas ainsi! Je +n’aurai point vécu comme un serpent formidable pour mourir comme le +misérable ver qu’on écrase! Je laisserai ma vie dans ma dernière +morsure; mais elle sera mortelle.</p> + +<p>En parlant ainsi, il étreignait en ennemi celui qu’il venait +d’embrasser en frère. Le flatteur et caressant MusdÅ“mon se montrait +en ce moment ce qu’il était dans son essence. Le désespoir avait remué +le fond de son âme ainsi qu’une lie, et après avoir rampé comme le +tigre, il se redressait comme lui. Il eût été difficile de décider +lequel des deux frères était le plus effroyable, dans ce moment où ils +luttaient, l’un avec la stupide férocité d’une bête sauvage, l’autre +avec la fureur rusée d’un démon.</p> + +<p>Mais les quatre hallebardiers, jusqu’alors impassibles, n’étaient pas +restés immobiles. Ils avaient prêté assistance au bourreau, et bientôt +MusdÅ“mon, qui n’avait d’autre force que sa rage, fut contraint de +lâcher prise. Il alla se jeter à plat ventre contre la muraille, +poussant des hurlements inarticulés et émoussant ses ongles sur la +pierre.</p> + +<p>—Mourir! démons de l’enfer! mourir sans que mes cris percent ces +voûtes, sans que mes bras renversent ces murs!</p> + +<p>On le saisit sans éprouver de résistance. Son effort inutile l’avait +épuisé. On le dépouilla de sa robe pour le garrotter. En ce moment, un +paquet cacheté tomba de ses vêtements.</p> + +<p>—Qu’est cela? dit le bourreau.</p> + +<p>Une espérance infernale luisait dans l’œil hagard du condamné.</p> + +<p>—Comment avais-je oublié cela? murmura-t-il.—Écoute, frère Nychol, +ajouta-t-il d’une voix presque amicale; ces papiers appartiennent au +grand-chancelier. Promets-moi de les lui remettre, et fais ensuite de +moi ce que tu voudras.</p> + +<p>—Puisque tu es tranquille maintenant, je te promets de remplir ta +dernière intention, quoique tu viennes d’agir envers moi comme un +mauvais frère. Ces papiers seront remis au chancelier, foi d’Orugix.</p> + +<p>—Demande à les lui remettre toi-même, reprit le condamné en souriant +au bourreau, qui, par sa nature, comprenait peu les sourires. Le +plaisir qu’ils causeront à sa grâce te vaudra peut-être quelque +faveur.</p> + +<p>—Vrai, frère? dit Orugix. Merci. Peut-être le diplôme d’exécuteur +royal, n’est-ce pas? Eh bien! quittons-nous bons amis. Je te pardonne +les coups d’ongles que tu m’as donnés; pardonne-moi le collier de +corde que tu vas recevoir de moi.</p> + +<p>—Le chancelier m’avait promis un autre collier, répondit MusdÅ“mon.</p> + +<p>Alors les hallebardiers l’amenèrent garrotté au milieu du cachot; le +bourreau lui passa le fatal nÅ“ud coulant autour du cou.</p> + +<p>—Turiaf, es-tu prêt?</p> + +<p>—Un instant! un instant! dit le condamné, auquel sa terreur était +revenue; de grâce, mon frère, ne tire pas la corde avant que je ne te +le dise.</p> + +<p>—Je n’aurai pas besoin de tirer la corde, répondit le bourreau.</p> + +<p>Une minute après il répéta sa question:</p> + +<p>—Es-tu prêt?</p> + +<p>—Encore un instant! hélas! il faut donc mourir!</p> + +<p>—Turiaf, je n’ai pas le temps d’attendre.</p> + +<p>En parlant ainsi, Orugix invitait les hallebardiers à s’éloigner du +condamné.</p> + +<p>—Un mot encore, frère! n’oublie pas de remettre le paquet au comte +d’Ahlefeld.</p> + +<p>—Sois tranquille, répliqua le frère. Il ajouta pour la troisième +fois:—Allons, es-tu prêt?</p> + +<p>L’infortuné ouvrait la bouche pour implorer peut-être encore une +minute de vie, quand le bourreau impatient se baissa. Il tourna un +bouton de cuivre qui sortait du plancher.</p> + +<p>Le plancher se déroba sous le patient; le misérable disparut dans une +trappe carrée, au bruit sourd de la corde qui se tendait soudainement +avec d’effrayantes vibrations, causées en partie par les dernières +convulsions du mourant. On ne vit plus que la corde qui s’agitait dans +la sombre ouverture, d’où s’échappaient un vent frais et une rumeur +pareille à celle de l’eau courante.</p> + +<p>Les hallebardiers eux-mêmes reculèrent frappés d’horreur. Le bourreau +s’approcha du gouffre, saisit de la main la corde qui vibrait toujours +et se suspendit sur l’abîme, s’appuyant des deux pieds sur les épaules +du patient. La fatale corde se tendit avec un son rauque et demeura +immobile. Un soupir étouffé venait de sortir de la trappe.</p> + +<p>—C’est bon, dit le bourreau remontant dans le cachot. Adieu, frère.</p> + +<p>Il tira un coutelas de sa ceinture.</p> + +<p>—Va nourrir les poissons du golfe. Que ton corps soit la proie de +l’eau tandis que ton âme sera celle du feu.</p> + +<p>À ces mots, il coupa la corde tendue. Ce qui en resta suspendu à +l’anneau de fer revint fouetter la voûte, tandis qu’on entendait l’eau +profonde et ténébreuse rejaillir de la chute du corps, puis continuer +sa course souterraine vers le golfe.</p> + +<p>Le bourreau referma la trappe comme il l’avait ouverte. Au moment où +il se redressait, il vit le cachot plein de fumée.</p> + +<p>—Qu’est-ce donc? demanda-t-il aux hallebardiers; d’où vient cette +fumée?</p> + +<p>Ils l’ignoraient comme lui. Surpris, ils ouvrirent la porte du cachot; +les corridors de la prison étaient également inondés d’une fumée +épaisse et nauséabonde. Une issue secrète les conduisit, alarmés, dans +la cour carrée, où un spectacle effrayant les attendait.</p> + +<p>Un immense incendie, accru par la violence du vent d’est, dévorait la +prison militaire et la caserne des arquebusiers. La flamme, poussée en +tourbillons, rampait autour des murs de pierre, couronnait les toits +ardents, sortait comme d’une bouche des fenêtres dévorées; et les +noires tours de Munckholm tantôt se rougissaient d’une clarté +sinistre, tantôt disparaissaient dans d’épais nuages de fumée.</p> + +<p>Un guichetier qui fuyait dans la cour leur apprit en peu de mots que +le feu était parti, pendant le sommeil des gardiens de Han d’Islande, +du cachot du monstre, auquel on avait eu l’imprudence de donner de la +paille et du feu.</p> + +<p>—J’ai bien du malheur! s’écria Orugix à ce récit; voilà encore sans +doute Han d’Islande qui m’échappe. Le misérable aura été brûlé! et je +n’aurai même plus son corps que j’ai payé deux ducats!</p> + +<p>Cependant les malheureux arquebusiers de Munckholm, réveillés en +sursaut par cette mort imminente, se pressaient en foule à la grande +porte, embarrassée de funestes barricades; on entendait du dehors +leurs clameurs d’angoisse et de détresse; on les voyait se tordre les +bras aux fenêtres en feu ou se précipiter sur les dalles de la cour, +évitant une mort dans une autre. La flamme victorieuse embrassait tout +l’édifice, avant que le reste de la garnison eût eu le temps +d’accourir. Tout secours était déjà inutile. Le bâtiment était +heureusement isolé; on se borna à enfoncer à coups de hache la porte +principale; mais ce fut trop tard, car au moment où elle s’ouvrait, +toute la charpente embrasée du toit de la caserne s’écroula avec un +long fracas sur les infortunés soldats, entraînant dans sa chute les +combles et les étages incendiés. L’édifice entier disparut alors dans +un tourbillon de poussière enflammée et de fumée ardente, où +s’éteignaient quelques faibles clameurs.</p> + +<p>Le lendemain matin il ne s’élevait plus dans la cour carrée que quatre +hautes murailles noires et chaudes encore, entourant un horrible amas +de décombres fumants qui continuaient à se dévorer les uns les autres, +comme des bêtes dans un cirque. Quand toute cette ruine fut un peu +refroidie, on en fouilla les profondeurs. Sous une couche de pierres, +de poutres et de ferrures tordues par le feu, reposait un amas +d’ossements blanchis et de cadavres défigurés; avec une trentaine de +soldats, pour la plupart estropiés, c’était ce qui restait du beau +régiment de Munckholm.</p> + +<p>Lorsqu’en remuant les débris de la prison on arriva au cachot fatal +d’où l’incendie était parti et que Han d’Islande avait habité, on y +trouva les restes d’un corps humain, couché près d’un réchaud de fer, +sur des chaînes rompues. On remarqua seulement que parmi ces cendres +il y avait deux crânes, quoiqu’il n’y eût qu’un cadavre.</p> + +<h2><a name="LI" id="LI"></a>LI</h2> + +<div class="poem"> +<p>SALADIN. Bravo, Ibrahim! tu es vraiment un messager de bonheur; je +te remercie de ta bonne nouvelle.</p> + +<p>LE MAMELOUCK. Eh bien! il n’en est que cela?</p> + +<p>SALADIN. Qu’attends-tu?</p> + +<p>LE MAMELOUCK. Il n’y a rien de plus pour le messager du bonheur?</p> + +<p>LESSING, <i>Nathan le Sage</i>.</p> +</div> + +<p>Pâle et défait, le comte d’Ahlefeld se promène à grands pas dans son +appartement; il froisse dans ses mains un paquet de lettres qu’il +vient de parcourir, et frappe du pied le marbre poli et les tapis à +franges d’or.</p> + +<p>À l’autre bout de l’appartement se tient debout, quoique dans +l’attitude d’une prostration respectueuse, Nychol Orugix, vêtu de son +infâme pourpre et son chapeau de feutre à la main.</p> + +<p>—Tu m’as rendu service, MusdÅ“mon, murmure le chancelier entre ses +dents, resserrées par la colère. Le bourreau lève timidement son +regard stupide:</p> + +<p>—Sa grâce est contente?</p> + +<p>—Que veux-tu, toi? dit le chancelier se détournant brusquement.</p> + +<p>Le bourreau, fier d’avoir attiré un regard du chancelier, sourit +d’espérance.</p> + +<p>—Ce que je veux, votre grâce? La place d’exécuteur à Copenhague, si +votre grâce daigne payer par cette haute faveur les bonnes nouvelles +que je lui apporte.</p> + +<p>Le chancelier appelle les deux hallebardiers de garde à la porte de +son appartement.</p> + +<p>—Qu’on saisisse ce drôle, qui a l’insolence de me narguer.</p> + +<p>Les deux gardes entraînent Nychol stupéfait et consterné, qui hasarde +encore une parole:</p> + +<p>—Seigneur....</p> + +<p>—Tu n’es plus bourreau du Drontheimhus! j’annule ton diplôme! reprend +le chancelier poussant la porte avec violence.</p> + +<p>Le chancelier ressaisit les lettres, les lit, les relit, avec rage, +s’enivrant en quelque sorte de son déshonneur, car ces lettres sont +l’ancienne correspondance de la comtesse avec MusdÅ“mon. C’est +l’écriture d’Elphége. Il y voit qu’Ulrique n’est pas sa fille, que ce +Frédéric si regretté n’était peut-être pas son fils. Le malheureux +comte est puni par le même orgueil qui a causé tous ses crimes. C’est +peu d’avoir vu sa vengeance fuir de sa main; il voit tous ses rêves +ambitieux s’évanouir, son passé flétri, son avenir mort. Il a voulu +perdre ses ennemis; il n’a réussi qu’à perdre son crédit, son +conseiller, et jusqu’à ses droits de mari et de père.</p> + +<p>Il veut du moins voir une fois encore la misérable qui l’a trahi. Il +traverse les grandes salles d’un pas rapide, secouant les lettres dans +ses mains, comme s’il eût tenu la foudre. Il ouvre en furieux la porte +de l’appartement d’Elphége. Il entre...</p> + +<p>Cette coupable épouse venait d’apprendre subitement du colonel +Voethaün l’horrible mort de son fils Frédéric. La pauvre mère était +folle.</p> + +<h2><a name="CONCLUSION" id="CONCLUSION"></a>CONCLUSION</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Ce que j’avais dit par plaisanterie, vous l’avez<br /></span> +<span class="i0">pris sérieusement.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0"><i>Romances espagnoles</i>. Le roi Alphonse à Bernard<br /></span> +</div></div> + +<p>Depuis quinze jours, les événements que nous venons de raconter +occupaient toutes les conversations de Drontheim et du Drontheimhus, +jugés selon les diverses faces qu’ils avaient présentées au jour. La +populace de la ville, qui s’était vainement attendue au spectacle de +sept exécutions successives, commençait à désespérer de ce plaisir; et +les vieilles femmes, à demi aveugles, racontaient encore qu’elles +avaient vu, la nuit du déplorable embrasement de la caserne, Han +d’Islande s’envoler dans une flamme, riant dans l’incendie, et +poussant du pied la toiture brûlante de l’édifice sur les arquebusiers +de Munckholm; lorsque, après une absence qui avait semblé bien longue +à son Éthel, Ordener reparut dans le donjon du Lion de Slesvig, +accompagné du général Levin de Knud et de l’aumônier Athanase Munder.</p> + +<p>Schumacker se promenait en ce moment dans le jardin, appuyé sur sa +fille. Les deux jeunes époux eurent bien de la peine à ne point tomber +dans les bras l’un de l’autre; il fallut encore se contenter d’un +regard. Schumacker serra affectueusement la main d’Ordener et salua +d’un air de bienveillance les deux étrangers.</p> + +<p>—Jeune homme, dit le vieux captif, que le ciel bénisse votre retour!</p> + +<p>—Seigneur, répondit Ordener, j’arrive. Je viens de voir mon père de +Berghen, je reviens embrasser mon père de Drontheim.</p> + +<p>—Que voulez-vous dire? demanda le vieillard étonné.</p> + +<p>—Que vous me donniez votre fille, noble seigneur.</p> + +<p>—Ma fille! s’écria le prisonnier, se tournant vers Éthel rouge et +tremblante.</p> + +<p>—Oui, seigneur, j’aime votre Éthel; je lui ai consacré ma vie; elle +est à moi.</p> + +<p>Le front de Schumacker se rembrunit:</p> + +<p>—Vous êtes un noble et digne jeune homme, mon fils; quoique votre +père m’ait fait bien du mal, je le lui pardonne en votre faveur, et je +verrais volontiers cette union. Mais il y a un obstacle.</p> + +<p>—Lequel, seigneur? demanda Ordener presque inquiet.</p> + +<p>—Vous aimez ma fille; mais êtes-vous sûr qu’elle vous aime?</p> + +<p>Les deux amants se regardèrent, muets de surprise.</p> + +<p>—Oui, poursuivit le père. J’en suis fâché; car je vous aime, moi, et +j’aurais voulu vous appeler mon fils. C’est ma fille qui ne voudra +pas. Elle m’a déclaré dernièrement son aversion pour vous. Depuis +votre départ, elle se tait quand je lui parle de vous, et semble +éviter votre pensée, comme si elle la gênait. Renoncez donc à votre +amour, Ordener. Allez, on se guérit d’aimer comme de haïr.</p> + +<p>—Seigneur... dit Ordener stupéfait.</p> + +<p>—Mon père!... dit-Éthel joignant les mains.</p> + +<p>—Ma fille, sois tranquille, interrompit le vieillard; ce mariage me +plaît, mais il te déplaît. Je ne veux pas torturer ton cÅ“ur, Éthel. +Depuis quinze jours je suis bien changé, va. Je ne forcerai pas ta +répugnance pour Ordener. Tu es libre.</p> + +<p>Athanase Munder souriait.</p> + +<p>—Elle ne l’est pas, dit-il.</p> + +<p>—Vous vous trompez, mon noble père, ajouta Éthel enhardie. Je ne hais +pas Ordener.</p> + +<p>—Comment! s’écria le père.</p> + +<p>—Je suis... reprit Éthel. Elle s’arrêta. Ordener s’agenouilla devant +le vieillard.</p> + +<p>—Elle est ma femme, mon père! Pardonnez-moi comme mon autre père m’a +déjà pardonné, et bénissez vos enfants.</p> + +<p>Schumacker, étonné à son tour, bénit le jeune couple incliné devant +lui.</p> + +<p>—J’ai tant maudit dans ma vie, dit-il, que je saisis maintenant sans +examen toutes les occasions de bénir. Mais à présent expliquez-moi....</p> + +<p>On lui expliqua tout. Il pleurait d’attendrissement, de reconnaissance +et d’amour.</p> + +<p>—Je me croyais sage, je suis vieux, et je n’ai pas compris le cÅ“ur +d’une jeune fille!</p> + +<p>—Je m’appelle donc Ordener Guldenlew! disait Éthel avec une joie +enfantine.</p> + +<p>—Ordener Guldenlew, reprit le vieux Schumacker, vous valez mieux que +moi; car, dans ma prospérité, je ne serais certes pas descendu de mon +rang pour m’unir à la fille pauvre et dégradée d’un malheureux +proscrit.</p> + +<p>Le général prit la main du prisonnier et lui remit un rouleau de +parchemins:</p> + +<p>—Seigneur comte, ne parlez pas ainsi. Voici vos titres que le roi +vous avait déjà renvoyés par Dispolsen. Sa majesté vient d’y joindre +le don de votre grâce et de votre liberté. Telle est la dot de la +comtesse de Danneskiold, votre fille.</p> + +<p>—Grâce! liberté! répéta Éthel ravie.</p> + +<p>—Comtesse de Danneskiold! ajouta le père.</p> + +<p>—Oui, comte, continua le général, vous rentrez dans tous vos +honneurs, tous vos biens vous sont rendus!</p> + +<p>—À qui dois-je tout cela? demanda l’heureux Schumacker.</p> + +<p>—Au général Levin de Knud, répondit Ordener.</p> + +<p>—Levin de Knud! Je vous le disais bien, général gouverneur, Levin de +Knud est le meilleur des hommes. Mais pourquoi n’est-il pas venu +lui-même m’apporter mon bonheur? où est-il?</p> + +<p>Ordener montra avec étonnement le général qui souriait et pleurait:</p> + +<p>—Le voici!</p> + +<p>Ce fut une scène touchante que la reconnaissance de ces deux vieux +compagnons de puissance et de jeunesse. Le cÅ“ur de Schumacker se +dilatait enfin. En connaissant Han d’Islande, il avait cessé de haïr +les hommes; en connaissant Ordener et Levin, il se prenait à les +aimer.</p> + +<p>Bientôt de belles et douces fêtes solennisèrent le sombre hymen du +cachot. La vie commença à sourire aux deux jeunes époux qui avaient su +sourire à la mort. Le comte d’Ahlefeld les vit heureux; ce fut sa plus +cruelle punition.</p> + +<p>Athanase Munder eut aussi sa joie. Il obtint la grâce de ses douze +condamnés, et Ordener y ajouta celle de ses anciens confrères +d’infortune, Kennybol, Jonas et Norbith, qui retournèrent libres et +joyeux annoncer, aux mineurs pacifiés que le roi les délivrait de la +tutelle.</p> + +<p>Schumacker ne jouit pas longtemps de l’union d’Éthel et d’Ordener; la +liberté et le bonheur avaient trop ébranlé son âme; elle alla jouir +d’un autre bonheur et d’une autre liberté. Il mourut dans la même +année 1699, et ce chagrin vint frapper ses enfants, comme pour leur +apprendre qu’il n’est point de félicité parfaite sur la terre. On +l’inhuma dans l’église de Veer, terre que son gendre possédait dans le +Jutland, et le tombeau lui conserva tous les titres que la captivité +lui avait enlevés. De l’alliance d’Ordener et d’Éthel naquit la +famille des comtes de Danneskiold.</p> + +<hr class="full" /> + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Han d'Islande, by Victor Hugo + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HAN D'ISLANDE *** + +***** This file should be named 6994-h.htm or 6994-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/6/9/9/6994/ + +Produced by Carlo Traverso, Juliette Sutherland Charles +Franks and the Online Distributed Proofreading Team + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> diff --git a/6994-h/images/cover.jpg b/6994-h/images/cover.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..7ec43e2 --- /dev/null +++ b/6994-h/images/cover.jpg diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize +this eBook outside of the United States should confirm copyright +status under the laws that apply to them. diff --git a/README.md b/README.md new file mode 100644 index 0000000..c65804f --- /dev/null +++ b/README.md @@ -0,0 +1,2 @@ +Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for +eBook #6994 (https://www.gutenberg.org/ebooks/6994) diff --git a/old/handi10.zip b/old/handi10.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..2fa8da6 --- /dev/null +++ b/old/handi10.zip |
