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Anyone seeking to utilize +this eBook outside of the United States should confirm copyright +status under the laws that apply to them. diff --git a/README.md b/README.md new file mode 100644 index 0000000..b360719 --- /dev/null +++ b/README.md @@ -0,0 +1,2 @@ +Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for +eBook #69982 (https://www.gutenberg.org/ebooks/69982) diff --git a/old/69982-0.txt b/old/69982-0.txt deleted file mode 100644 index f394227..0000000 --- a/old/69982-0.txt +++ /dev/null @@ -1,14041 +0,0 @@ -The Project Gutenberg eBook of La cocarde rouge, by Stanley J Weyman - -This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and -most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions -whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms -of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at -www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you -will have to check the laws of the country where you are located before -using this eBook. - -Title: La cocarde rouge - -Author: Stanley J Weyman - -Translator: Théo Varlet - -Release Date: February 7, 2023 [eBook #69982] - -Language: French - -Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team - at https://www.pgdp.net (This book was produced from - scanned images of public domain material from the Google - Books project.) - -*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA COCARDE ROUGE *** - - - - - - - La Cocarde - Rouge - - Par - Stanley J. Weyman - - Traduit de l’anglais par - Théo Varlet - - - Paris - Nelson, Éditeurs - 189, rue Saint-Jacques - Londres, Édimbourg et New-York - - - - - STANLEY JOHN WEYMAN - né en 1855. - Première édition de _The Red Cockade_ - (_La Cocarde Rouge_): 1895. - -Cette traduction, due à M. Théo Varlet, est la seule qui soit autorisée -par l’auteur. - -Tous droits de reproduction réservés. - - -IMPRIMERIE NELSON, ÉDIMBOURG, ÉCOSSE - -PRINTED IN GREAT BRITAIN - - - - -TABLE - - - Pages - I. Le marquis de Saint-Alais 7 - II. L’épreuve 29 - III. A l’Assemblée 49 - IV. L’Ami du Peuple 68 - V. La députation 87 - VI. Une rencontre sur la route 108 - VII. L’alarme 129 - VIII. Gargouf 148 - IX. Les trois couleurs 167 - X. Le matin qui suit la tempête 185 - XI. Les deux camps 203 - XII. Le duel 222 - XIII. «A la lanterne!» 240 - XIV. Cela tourne mal 258 - XV. A Millau 275 - XVI. A trois dans une voiture 294 - XVII. Froment de Nîmes 312 - XVIII. Je fais triste figure 331 - XIX. A Nîmes 349 - XX. La recherche 369 - XXI. Rivaux 389 - XXII. Noblesse oblige 407 - XXIII. La crise 425 - XXIV. L’âge d’or 442 - XXV. Par delà les tombeaux 461 - - - - -LA COCARDE ROUGE - - - - -CHAPITRE PREMIER - -LE MARQUIS DE SAINT-ALAIS - - -Nous arrivions sur la terrasse que mon père avait fait établir peu de -temps avant sa mort, et qui se développait sous les fenêtres -postérieures du château, entre le corps de logis et la nouvelle pelouse. -Saint-Alais promena autour de lui un regard de dédain mal dissimulé. - ---Qu’avez-vous fait du jardin? me demanda-t-il, avec une moue de -désapprobation. - ---Mon père l’a mis de l’autre côté de la maison, répondis-je. - ---On ne le voit plus? - ---Non. Il est derrière la roseraie. - ---A la mode anglaise! fit le marquis, en haussant les épaules avec un -ricanement discret. Et vous aimez avoir toute cette herbe sous vos -fenêtres? - ---Oui, cela me plaît. - ---Tiens! Et cette nouvelle plantation? Elle vous cache le village, du -château, ce me semble? - ---En effet. - -Il se mit à rire. - ---En effet, reprit-il, c’est ainsi que se comportent tous ceux qui -exaltent sans cesse le peuple, la liberté et la fraternité. Ils aiment -le peuple, mais ils ne l’aiment qu’à distance, de l’autre côté d’un parc -ou d’une haie d’aubépine bien haute. Moi, à Saint-Alais, je préfère -avoir l’œil sur mes gens, et s’ils ne marchent pas droit, gare au -carcan!... A ce propos, qu’est donc devenu le vôtre, vicomte? Je l’avais -toujours vu en face de l’entrée. - ---Je l’ai fait brûler, répondis-je. - -Et je sentis le rouge me monter au front. - ---Votre père l’a fait brûler, voulez-vous dire? répliqua-t-il, en me -lançant un regard interrogatif. - ---Non, dis-je avec résolution, tout en me reprochant d’avoir honte -devant Saint-Alais d’un geste dont j’étais si fier lorsque j’étais seul. -C’est moi qui l’ai fait brûler l’hiver dernier. J’estime que l’âge est -révolu de ces instruments-là. - -Le marquis n’était guère mon aîné que de cinq ans, mais ces cinq ans, -passés à Paris et à Versailles, lui donnaient sur moi un avantage -énorme, et son regard d’étonnement méprisant me fit l’effet d’un -soufflet. Toutefois, il s’abstint de commentaires, et après un court -silence, il changea de sujet, et me parla de mon père. Il rappela son -souvenir et celui d’événements rattachés à sa personne, sur un ton -d’affectueux respect qui eut bien vite désarmé ma colère. - ---C’est en sa compagnie que j’ai tué un oiseau au vol pour la première -fois! me dit Saint-Alais avec ce charme irrésistible de façons qui -l’avait caractérisé dès l’enfance. - ---Il y a douze ans de cela, fis-je. - ---Tout juste, monsieur, reprit-il, avec un léger salut rieur. En ce -temps-là je connaissais un petit garçon aux jambes nues qui courait -après moi en m’appelant Victor et me considérait comme le plus grand des -mortels. Je ne me doutais guère qu’il en viendrait un jour à m’exposer -les Droits de l’Homme! Et, pardieu, vicomte, il faudra que j’empêche -Louis de vous fréquenter, car vous en feriez un aussi grand réformateur -que vous. Mais, reprit-il, abandonnant ce sujet avec un sourire et un -geste détaché, je ne suis pas venu ici pour vous parler de Louis, -monsieur le vicomte, mais bien d’une personne qui vous inspire encore -plus d’intérêt. - -Je sentis à nouveau le rouge me monter au front, mais pour une toute -autre cause. - ---Mlle de Saint-Alais est sortie du couvent? fis-je. - ---Depuis hier. Ma mère l’emmènera demain à Cahors, où elle prendra du -monde un premier aperçu. Et entre toutes les nouveautés qu’elle y verra, -nulle, je pense, ne l’intéressera davantage que le vicomte de Saux. - ---La santé de mademoiselle votre sœur est bonne? demandai-je comme un -benêt. - ---Excellente, répondit-il, avec la plus exquise politesse. Vous pourrez -vous en convaincre par vous-même demain soir, ou même plus tôt si nous -faisons route ensemble. Vois aimerez, j’imagine, monsieur le vicomte, -disposer d’une semaine ou deux pour vous insinuer dans ses bonnes -grâces? Puis, lorsque vous vous serez mis d’accord avec la marquise sur -la date et les autres détails, mieux vaudra célébrer le mariage... -pendant que je suis là. - -Je m’inclinai. Depuis une semaine j’attendais ce discours, mais je -l’attendais de Louis, qui était pour moi comme un frère, et non pas de -Victor. Ce dernier, à vrai dire, avait été l’idole de mon enfance; mais -durant les années passées depuis lors, la vie de cour, un long séjour à -Versailles et à Saint-Cloud, avaient fait de lui cet homme si fier qui -se tenait devant moi; et je trouvais l’ironie de son regard aussi -déconcertante que l’aplomb inimitable de ses manières. Je réussis -néanmoins à me parer des sentiments qui convenaient à mon rôle et à -manifester ce délicat mélange de dignité, de politesse et de ferveur que -l’occasion exigeait, suivant les rites. Mais ma langue s’embarrassait, -et il vint à mon secours. - ---Bien, bien, fit-il amicalement, vous raconterez cela à Denise; vous -aurez en elle, à coup sûr, une auditrice complaisante. Au début, comme -il sied, poursuivit-il en remettant ses gants avec un léger sourire, -elle sera un peu intimidée. Je ne doute pas que les bonnes sœurs ne -l’aient endoctrinée à voir dans un homme quelque chose dans le genre -d’un loup, et pis encore dans un prétendant. Mais bah! mon ami, la femme -reste la femme, malgré tout, et en une semaine ou deux vous aurez trouvé -le chemin de son cœur. Ainsi donc, nous pouvons compter sur vous demain -soir, sinon plus tôt? - ---Très certainement, monsieur le marquis. - ---Pourquoi pas Victor? demanda-t-il, en posant la main sur mon bras par -un rappel de notre sans-façon de jadis. Nous allons bientôt être frères, -et par conséquent nous détester l’un l’autre. En attendant, faites-moi -la grâce de m’accompagner jusqu’au portail. J’avais encore quelque chose -à vous dire. Voyons... de quoi s’agissait-il? - -Mais soit qu’il ne pût se le rappeler sur-le-champ, soit qu’il trouvât -quelque difficulté à entamer son sujet, nous avions déjà descendu -presque la moitié de l’avenue de noyers qui mène au village, quand il -reprit la parole. Et ce fut sans préambule qu’il entra dans le cœur du -sujet: - ---Vous êtes au courant de cette protestation? - ---Oui, répondis-je avec contrainte, et saisi d’un pénible pressentiment. - ---Vous allez la signer, bien entendu? - -Il avait hésité avant de me poser la question; j’hésitai avant d’y -répondre. Cette protestation--si régulier que paraisse le terme, il n’en -cachait pas moins, nous le savons aujourd’hui, et l’origine des troubles -et celle d’un monde nouveau--était une motion que l’on voulait présenter -à la prochaine réunion de la noblesse à Cahors, dans le but de flétrir -la conduite de nos représentants de Versailles, qui avaient consenti à -siéger avec le tiers état. - -Or, pour ma part, et en dépit de mes vues primitives sur la -question,--car j’eusse aimé voir la réforme suivre le système anglais, -où la chambre noble reste à part,--je considérais cette mesure, puisque -adoptée et légalisée par le roi, comme irrévocable, et la protestation -comme inutile. De plus, je ne pouvais ignorer que les promoteurs de -cette dernière avaient l’intention de s’opposer à toute réforme, de se -cramponner à tous privilèges, d’étouffer tous espoirs d’un meilleur -gouvernement; et comme ces espoirs n’avaient cessé de grandir chaque -jour depuis les élections, il n’était plus guère ni prudent ni facile de -les étouffer. A moins donc de renier mes principes, qui étaient bien -connus, je ne me croyais pas libre de signer la protestation. Et -j’hésitais à répondre. - ---Eh bien! dit-il enfin, comme je me taisais toujours. - ---Je crois que cela ne m’est pas possible, répondis-je, en rougissant. - ---Pas possible de signer? - ---Non. - -Il eut un rire jovial. - ---Peuh! fit-il, je crois que vous y viendrez. J’ai besoin de votre -promesse, vicomte. C’est une petite affaire, une bagatelle sans -importance, mais il nous faut de l’unanimité. C’est la seule chose -nécessaire. - -Je hochai la tête. Nous avions tous deux fait halte à l’ombre des -noyers, un peu en deçà de la grille. Le laquais de Saint-Alais promenait -les chevaux sur la route. - ---Voyons, insista-t-il amicalement, vous ne croyez pourtant pas qu’il -doive rien sortir de ces chaotiques états généraux que Sa Majesté a eu -l’insigne folie de laisser convoquer par Necker? Ils se sont réunis le 4 -mai, nous voici au 17 juillet; et jusqu’à présent ils n’ont encore rien -fait que se chamailler! Rien! D’ici peu on va les dissoudre, et tout -sera dit. - ---A quoi bon protester, alors? demandai-je, sans trop d’assurance. - ---Je vais vous l’expliquer, mon ami, répondit-il avec un sourire -d’indulgence et se tapotant la botte de sa cravache. Savez-vous les -dernières nouvelles? - ---Quelles sont-elles? fis-je avec circonspection. Je vous dirai ensuite -si je les sais. - ---Le roi vient de renvoyer Necker! - ---Pas possible! m’écriai-je, incapable de celer mon étonnement. - ---Si fait, répliqua-t-il, le banquier est renvoyé. D’ici huit jours ses -états généraux ou son Assemblée nationale, ou quel que soit le nom qu’il -donne à la chose, cela disparaîtra aussi, et nous en serons au même -point qu’auparavant. Mais, dans l’intervalle, et pour fortifier le roi -dans les sages résolutions qu’il a enfin adoptées, nous devons lui faire -voir que nous sommes encore de ce monde. Nous devons lui prouver notre -sympathie. Nous devons agir. Nous devons protester. - ---Mais, monsieur le marquis, dis-je, quelque peu irrité, sans doute par -la nouvelle, êtes-vous sûr que le peuple va accepter cela -tranquillement? Jamais on ne vit plus rude hiver que le dernier, ni -moisson pire, ni misère semblable. Pour compléter, les espérances sont -éveillées, les esprits surexcités depuis les élections, et... - ---A qui en sommes-nous redevables? dit-il en me lançant un coup d’œil -singulier. Mais n’ayez crainte, vicomte; le peuple acceptera tout. Je -connais Paris; et je peux vous affirmer que ce n’est plus le Paris de la -Fronde, encore que M. de Mirabeau prétende jouer au Retz. C’est un Paris -calme et sensé, qui ne bougera pas. On n’y a vu depuis un siècle et demi -aucun soulèvement digne de ce nom, en dehors d’une ou deux émeutes de la -faim, dont deux compagnies de Suisses seraient venues à bout aussi -facilement que d’Argenson a nettoyé la Cour des Miracles. Croyez-moi, il -n’y a aucun danger de ce genre: avec un peu de doigté, tout se passera à -merveille. - -Mais la nouvelle me disposait à la contradiction. Je lui tins tête avec -plus d’assurance. - ---J’en doute, déclarai-je froidement. L’affaire ne me paraît pas aussi -simple que vous le dites. Il faut au roi de l’argent, ou c’est la -banqueroute; et le peuple n’a pas d’argent à lui donner. Je ne vois pas -comment pourrait se rétablir l’ancien ordre de choses. - -Un éclair de colère dans les yeux, Saint-Alais me lança: - ---Dites plutôt, vicomte, que vous ne souhaitez pas qu’il se rétablisse! - ---Je veux dire que cet ancien ordre de choses était absurde, -répliquai-je âprement. Il ne pouvait durer. Il ne peut revenir. - -Il fut une minute sans répondre, et nous restâmes face à face à nous -considérer. Il était juste au delà, moi juste en deçà, du portail; -au-dessus de nous s’étalaient les fraîches ramures; derrière lui, sur la -route, la poussière et le soleil de juillet; et son visage, dont le mien -devait être une réplique, était empourpré, dur et menaçant. Mais en un -clin d’œil il se transfigura; Saint-Alais s’épanouit en un rire agréable -et courtois, et haussa les épaules avec une ombre de dédain. - ---Bah! fit-il, nous n’allons pas nous disputer; mais j’espère que vous -signerez. Pensez-y bien, monsieur le vicomte, pensez-y bien. Parce que -(il s’interrompit, et me lança un regard de malice) on ne sait pas ce -qui peut en résulter. - ---Raison de plus, me hâtai-je de dire, pour que je réfléchisse encore -avant de... - ---Raison de plus pour que vous réfléchissiez encore avant de refuser, -lança-t-il, en s’inclinant très bas, et cette fois sans sourire. - -Puis il s’approcha de son cheval, et s’enleva sur l’étrier que lui -tenait son laquais. Une fois en selle, il rassembla les rênes, et pencha -son visage vers le mien. - ---Naturellement, me dit-il à voix basse et avec un regard scrutateur, un -contrat est un contrat, monsieur le vicomte; et les Montaigus et -Capulets, tout comme votre carcan, sont d’un autre âge. Mais malgré -tout, il nous faut suivre le même chemin, comprenez-vous? le même -chemin... ou nous séparer! Du moins c’est mon avis. - -Et avec un signe de tête gracieux, comme si ses paroles avaient renfermé -non une menace mais une amabilité, il s’éloigna. - -Je restai d’abord sur place, frémissant d’indignation; puis à grands pas -je rebroussai chemin, sous les ombrages. Mes pensées tourbillonnaient, -projets et espoirs s’entre-choquaient en moi, faible image de la -confusion qui régnait ce jour-là d’un bout de la France à l’autre. - -Je ne pouvais m’aveugler sur le sens de ses paroles. Avec toute sa -politesse, en somme, il m’enjoignait de choisir entre cette alliance -avec sa famille, que mon père m’avait ménagée, et les idées politiques -dans lesquelles mon père m’avait instruit, idées qu’un an de séjour en -Angleterre n’avait fait que confirmer. Resté seul au château après la -mort de mon père, j’avais surtout vécu dans l’avenir: je rêvais à Denise -de Saint-Alais, la charmante jeune fille destinée à être ma femme, et -que je n’avais pas vue depuis son entrée au couvent; je rêvais aussi de -l’œuvre à accomplir, en faisant naître autour de moi la prospérité que -j’avais vue en Angleterre. Or, les paroles de Saint-Alais contenaient -une menace pour l’un ou l’autre de ces idéals, ce qui eût déjà suffi à -me troubler. Mais à vrai dire, ce n’était pas tant cela que son -outrecuidance qui me blessait et me jetait dans un état d’énervement -bien compréhensible, où je pestais et riais tour à tour. J’avais -vingt-deux ans, il en avait vingt-sept; et il me commandait! Nous étions -ici des patauds de la campagne, et lui appartenait à la haute politique, -et il arrivait de Versailles ou de Paris pour nous mener à la baguette! -Si je suivais son chemin, on m’autoriserait à épouser sa sœur; sinon, -non! Telle était la situation. - -Naturellement, il m’avait quitté d’une demi-heure à peine que je m’étais -résolu à lui tenir tête; et je passai en conséquence le reste de la -journée à justifier par des raisons solides et irréfragables la ligne de -conduite que je voulais suivre: tantôt me récitant une lettre dans -laquelle M. de Liancourt exposait son plan de réforme, tantôt -récapitulant les idées que M. de La Rochefoucauld avait bien voulu me -développer lors de son dernier voyage à Luchon. Ce fut aussi en une -demi-heure, dans l’échauffement de la colère et sans plus de réflexion, -que dix mille autres firent comme moi, cette semaine-là, et adoptèrent -de deux voies l’une. Gargouf, le régisseur de Saint-Alais, qui dut -connaître ce même jour la nouvelle de la chute de Necker, s’en réjouit -et ne prévit aucunement ce qu’elle signifiait pour lui. L’abbé Benoît, -le curé, qui soupa le soir avec moi, et apprit les événements avec -tristesse, lui non plus n’y discerna rien de particulier. Et le fils[1] -de l’aubergiste de La Bastide, près Cahors, lui aussi, sans doute, -connut la nouvelle; mais l’ombre d’un sceptre ne lui apparut pas sur son -chemin; non plus que celle d’un bâton sur le chemin du notaire de -l’autre La Bastide[2]. Un notaire, et un bâton! Un aubergiste, et un -sceptre! Mon Dieu! quelle vraisemblance avaient ces rapprochements, à -l’époque? Il eût fallu être plus sage que Daniel, et plus prudent que -Joseph, pour prévoir de telles choses sous l’ancien régime, dans -l’ancienne France, dans l’ancien monde, qui périrent en ce mois de -juillet 1789! - - [1] Murat, le futur roi de Naples. - - [2] Soult, fils d’un notaire de Saint-Amand-La Bastide (Tarn). - -Et pourtant il y eut des signes, même alors, visibles pour tous les -yeux, qui prophétisèrent quelque chose de l’inconcevable futur; signes -qui se présentèrent à moi dès le lendemain, en nombre suffisant pour -occuper mon esprit de pensées autres qu’une rancune particulière, et de -visées plus nobles qu’une affirmation de ma personnalité. En me rendant -à Cahors, escorté de Gilles et d’André, je vis non seulement les ravages -causés par les grands froids de l’hiver et du printemps, non seulement -les noyers noircis et desséchés, les vignes condamnées, le seigle -détruit, la majeure partie des terres en friche, désertes et -mélancoliques; non seulement ces signes habituels de la misère auxquels -j’avais fini par m’accoutumer,--encore qu’à mon premier retour -d’Angleterre leur vue me frappât d’horreur,--je veux dire ces cahutes de -torchis, ces fenêtres sans carreaux, ce bétail famélique, et ces femmes -courbées en deux, arrachant des herbes. Mais je vis d’autres symptômes -plus significatifs; à la croisée des routes et sur les ponts, des -hommes, par rassemblements suspects, attendaient ils ne savaient quoi: -leur silence était sombre, leurs visages farouches, et la pire menace -résidait dans leurs sourcils contractés et leurs joues hâves. La faim -les avait poussés à bout, les élections leur avaient ouvert les yeux. Je -n’osais songer à la suite, et je craignais de n’avoir rencontré que trop -juste en faisant part à Saint-Alais de mes conjectures à propos du -danger. - -Une lieue plus loin, dans la traversée des bois qui avoisinent Cahors, -je perdis de vue ces symptômes, mais pour peu de temps. Ils réapparurent -bientôt sous une autre forme. Le premier aspect de la ville, enserrée -par le Lot étincelant, nichée dans son enceinte de remparts et de tours -au pied d’une hauteur escarpée, est bien fait pour séduire les yeux; son -pont sans rival, sa cathédrale rongée par les siècles et son château -grandiose ne manquent guère d’exciter l’admiration de ceux-là mêmes qui -les connaissent. Mais ce jour-là je ne vis rien de ces merveilles. Quand -je débouchai sur la place du marché, on y vendait du grain sous la garde -de soldats baïonnette au canon; et les visages faméliques de la foule en -attente qui garnissait tout ce côté de la place, les accoutrements -sordides et haillonneux, les regards sombres et les voix mornes, qui -semblaient en contradiction avec le beau soleil, m’occupaient à -l’exclusion de tout le reste. - -Ou plutôt non, pas de tout. J’avais des yeux pour autre chose encore: la -stupéfiante indifférence avec laquelle considéraient la scène ceux que -la curiosité, ou leurs affaires, ou l’habitude avaient amenés là. Les -auberges étaient pleines de nobles de la province, venus à l’Assemblée. -Ils regardaient par les fenêtres, comme au théâtre, et causaient et -badinaient, à l’aise comme dans leurs châteaux. Sur le perron de la -cathédrale, des ecclésiastiques et des dames déambulaient par groupes, -et de temps à autre jetaient un regard nonchalant sur ce qui se passait; -mais la plupart semblaient l’ignorer, ou bien s’en désintéresser. J’ai -ouï dire depuis qu’en ce temps-là nous avions en France deux mondes, -séparés d’aussi loin que le ciel et l’enfer; et ce que je vis cet -après-midi-là tendrait fort à le prouver. - -Sur la place une boutique où l’on vendait brochures et journaux était -assiégée d’acheteurs, mais d’autres boutiques du voisinage étaient -fermées, leurs propriétaires craignant du tapage. Sur la lisière de la -foule, et un peu à l’écart, j’aperçus Gargouf, le régisseur de -Saint-Alais. Il conversait avec un villageois; et je l’entendis en -passant lui lancer ce brocard: - ---Eh bien! ton Assemblée nationale te donne-t-elle à manger? - ---Pas encore, répondit le stupide manant, mais on assure que d’ici peu -de jours elle aura contenté tout le monde. - ---Elle? Ah ouiche! répliqua brutalement l’homme d’affaires. Voyons, tu -ne te figures pas qu’elle va te nourrir? - ---Oh! si fait, avec votre permission; c’est certain, dit l’autre. Et -d’ailleurs tout un chacun s’accorde... - -Mais à ce moment Gargouf m’aperçut, me salua, et je n’entendis rien -d’autre. Une minute plus tard, cependant, je découvris un de mes gens à -moi, Buton le forgeron, au milieu d’un groupe de mécontents. Il me -regarda, tout piteux d’être pris sur le fait; et je m’arrêtai pour lui -administrer une bonne semonce, et veillai à ce qu’il prît le chemin du -retour avant de gagner mon gîte. - -C’était aux _Trois Rois_ que je descendais régulièrement lorsque je me -trouvais en ville; car Doury, l’aubergiste, servait à huit heures un -souper réservé à la noblesse, pour lequel il était de règle de -s’habiller et de se poudrer. - -Les Saint-Alais avaient leur hôtel particulier à Cahors, et comme le -marquis m’en avait prévenu, ils recevaient ce soir-là. La majeure partie -de la compagnie, en effet, se retrouva chez eux après le repas. -J’arrivai moi-même un peu tard, dans le but d’éviter tout entretien -privé avec le marquis. Je trouvai les salons déjà pleins et brillamment -illuminés, l’escalier encombré de valets; et des fenêtres s’échappaient -les accords mélodieux d’un clavecin. - -Mme de Saint-Alais avait su attirer chez elle la meilleure société de la -province; et elle la recevait peut-être avec moins de somptuosité que -certaines, mais avec tant d’aisance, de goût et de savoir-vivre, que je -cherche en vain une autre maison de ce temps-là comparable à la sienne. - -Elle aimait en général à voir affluer dans ses appartements des hôtes -aimables, dont les attitudes gracieuses donnaient à un salon cet air -d’élégance et ce charme qui caractérisaient la toilette de l’époque: -soies et dentelles, poudre et diamants, jupes à paniers et talons -rouges. Mais en cette occasion le nombre et l’éclat de l’assistance me -frappèrent dès le seuil. Ce n’était pas là une soirée ordinaire; et au -bout de quelques pas je devinai qu’il s’agissait d’une réunion politique -plutôt que mondaine. Tous ceux, ou presque, qui devaient figurer à -l’Assemblée, le lendemain, étaient ici. A vrai dire, cependant que je me -frayais un chemin à travers la foule étincelante, j’ouïs bien peu de -propos sérieux, si peu même que je m’étonnai que l’on pût discuter les -mérites respectifs de l’opéra italien et de l’opéra français, de Bianchi -et de Grétry, et autres futilités, à l’heure où tant de choses étaient -en suspens; mais je n’eus aucun doute sur les intentions de la marquise: -en réunissant chez elle tout l’esprit et la beauté de la province, elle -visait plus haut qu’à un simple divertissement. - -Sa prétention, je l’avoue, était justifiée. Du moins l’on ne pouvait se -mêler à la foule emplissant les salons, affronter tous ces yeux vifs et -ces langues spirituelles, respirer l’air chargé de parfums et de -musique, sans tomber sous le charme... sans oublier. Tout à l’entrée, M. -de Gontaut, l’un des plus anciens amis de mon père, causait avec les -deux Harincourt. Il m’accueillit d’un sourire malicieux et me désigna -discrètement le fond de la pièce. - ---Avancez, monsieur, fit-il. Le salon tout au bout. Ah! mon ami, que je -voudrais encore être jeune! - ---Vous y gagneriez moins que je n’y perdrais, monsieur le baron, lui -répondis-je par politesse, en le dépassant. - -Plus loin, il me fallut répondre à deux ou trois dames, qui -m’adressaient avec malignité des compliments du même genre; après quoi -je tombai sur Louis. Il m’étreignit la main, et nous restâmes quelques -minutes ensemble. La foule nous pressait; tout voisin de lui, un sot -rieur pérorait sur le Contrat social. Mais à sentir la main de Louis -dans la mienne, à regarder ses yeux, il me parut qu’un souffle des -forêts envahissait la pièce et balayait les lourds parfums. - -Cependant son air était soucieux. Il me demanda si j’avais vu Victor. - ---Hier, répondis-je, comprenant très bien et son intention et ce qui -clochait. Pas aujourd’hui. - ---Ni Denise? - ---Non. Je n’ai pas eu l’honneur de la voir. - ---En ce cas, viens, reprit-il. Ma mère t’attendait plus tôt. Quelle -impression t’a faite Victor? - ---L’impression qu’il est parti Victor, et revenu grand personnage! -répliquai-je en souriant. - -Louis eut un léger rire, et haussa les sourcils avec un air de douleur -comique. - ---C’est ce que je craignais, fit-il. Il ne m’a guère paru bien satisfait -de toi. Mais nous devons tous en passer par ses volontés, n’est-ce pas? -En attendant, viens. Ma mère est avec Denise dans le salon tout au bout. - -Ce disant il me fraya le chemin. Mais il nous fallait d’abord traverser -le salon de jeu, et la foule était si dense à l’autre porte que nous ne -pûmes tout de suite la dépasser, et tout en distribuant sourires et -courbettes, j’eus le temps d’éprouver une légère appréhension. Nous -arrivâmes enfin à nous faufiler et à entrer dans une pièce plus petite -où il y avait seulement Mme la marquise,--causant debout au milieu du -parquet avec l’abbé Mesnil,--deux ou trois dames et Denise de -Saint-Alais. - -Cette dernière était placée sur un canapé auprès de l’une des dames; et -il va de soi que mes yeux allèrent tout d’abord à elle. Elle était vêtue -de blanc, et je fus singulièrement frappé de la voir si menue et -enfantine. Très jolie, du teint le plus pur et d’un galbe parfait, elle -semblait emprunter un air extravagant de dignité déplacée à sa toilette -cérémonieuse, à l’énorme édifice de cheveux poudrés qui surmontait son -front, et au roide brocart de sa jupe. Avec cela elle était très petite. -J’eus le loisir de remarquer ce détail, qui me désappointa quelque peu, -et de me figurer que modelée sur de plus grandes proportions, elle eût -été souverainement belle. Mais la dame sa voisine, en m’apercevant, lui -dit quelques mots, et l’enfant--elle n’était guère plus--leva vers moi -son visage soudain empourpré. Ses yeux rencontrèrent les miens--Dieu -merci! elle avait les yeux de Louis--et elle les rabaissa aussitôt, dans -une extrême confusion. - -Je m’approchai de la marquise pour lui rendre mes devoirs, et baisai la -main qu’elle me tendit sans interrompre tout de suite sa conversation. - ---Mais quelle force! lui disait l’abbé, dont la réputation était plus ou -moins celle d’un philosophe. Sans limites! Sans lacunes! Mal employée, -madame... - ---Aussi, le roi est trop bon, répondit la marquise, en souriant. - ---Quand il est bien conseillé, d’accord. Toutefois, le déficit? - -La marquise haussa les épaules. - ---Il faut de l’argent à Sa Majesté, dit-elle. - ---Soit... Mais où le prendre? demanda l’abbé, avec un geste qui valait -une réponse. - ---Le roi a été trop bon dès le début, répliqua Mme de Saint-Alais, non -sans une nuance de reproche. Il devait les forcer à enregistrer les -édits[3]. Néanmoins le Parlement a toujours cédé, et il cédera encore. - - [3] Présentés au Parlement le 19 novembre 1787, et destinés à - permettre le grand emprunt proposé par Brienne. - ---Le Parlement, oui, répliqua l’abbé, avec un sourire de suffisance. -Mais ce n’est plus du Parlement qu’il s’agit, et les états généraux... - ---Les états généraux passent, déclara noblement la marquise. Le roi -reste! - ---Mais s’il se produit des troubles? - ---Il ne s’en produira pas, trancha-t-elle sur le même ton solennel. Sa -Majesté saura les empêcher. - -Puis ayant dit encore quelques mots à l’abbé, elle le congédia et revint -à moi. Elle me donna sur l’épaule un léger coup d’éventail. - ---Oh! le méchant! fit-elle, avec un regard où la douceur s’alliait à un -peu de sévérité. Je ne sais comment vous qualifier! Oui, après ce que -Victor m’a raconté hier, je me demandais presque s’il fallait vous -attendre ou non ce soir. Êtes-vous bien sûr que ce soit ici votre place? - ---Je m’en porte garant pour mon cœur, madame, répliquai-je, en y portant -la main. - -Ses yeux clignèrent avec bienveillance. - ---En ce cas, dit-elle, portez-le où il se doit, monsieur. - -Et avec un grand air de cérémonie, elle alla me présenter à sa fille: - ---Denise, voici M. le vicomte de Saux, le fils de mon vieil et excellent -ami, Monsieur le vicomte... ma fille. Vous voudrez bien, j’espère, -l’entretenir, cependant que je rejoins l’abbé. - -Il est probable que Mlle Denise avait passé la soirée dans les affres de -la timidité, à attendre ce moment, car elle me fit une révérence jusqu’à -terre, et puis demeura muette et confuse. Elle oubliait même de -s’asseoir, et je provoquai de nouveau sa rougeur en l’y invitant. -Lorsqu’elle m’eut obéi, je pris place à côté d’elle, le chapeau à la -main. Mais tandis que je cherchais un compliment convenable, et que je -m’efforçais de découvrir en quoi elle ressemblait à l’enfant de treize -ans sauvage et hâlée que j’avais connue quatre ans plus tôt, la timidité -m’envahit moi aussi. - ---Vous êtes revenue la semaine dernière, mademoiselle? dis-je enfin. - ---Oui, monsieur, répondit-elle, les yeux baissés, dans un soupir. - ---Cela doit vous faire un grand changement? - ---Oui, monsieur. - -Silence. Puis je hasardai: - ---Assurément les sœurs étaient très bonnes envers vous? - ---Oui, monsieur. - ---Cependant, vous n’étiez pas fâchée de les quitter? - ---Non, monsieur. - -Mais alors la signification de ce qu’elle venait de dire en dernier lieu -la frappa, ou bien elle perçut la banalité de ses réponses, car tout à -coup elle leva vivement les yeux sur moi. Elle était pourpre, et je la -devinai sur le point de fondre en larmes. Tout effrayé, je me penchai un -peu plus vers elle. - ---Mademoiselle, me hâtai-je de dire, je vous en prie, n’ayez pas peur de -moi. Quoi qu’il arrive, vous n’aurez jamais à me redouter. Je vous -supplie de me regarder comme un ami... comme l’ami de votre frère. Louis -est mon... - -Patatras! j’avais encore le nom sur les lèvres, lorsque je reçus dans le -dos un choc brutal qui me jeta en avant presque dans les bras de la -jeune fille, au milieu d’une dégringolade de verre cassé, du vacillement -des bougies et d’un chœur grandissant de cris et de lamentations. Sur le -coup, je restai d’abord étourdi, hors d’état de comprendre ce qui venait -de se passer. Je savais seulement que Denise se cramponnait à mon bras -en désespérée, qu’elle levait vers moi des yeux égarés d’épouvante, et -que la musique s’était brusquement tue. Puis comme on s’empressait -autour de nous et que je reprenais mes sens, je vis en me retournant que -la fenêtre située derrière moi avait été projetée à l’intérieur, et le -plomb et les vitraux éparpillés. Parmi les débris gisait sur le parquet -une grosse pierre. C’était le projectile qui m’avait frappé. - - - - -CHAPITRE II - -L’ÉPREUVE - - -Avec une promptitude fantastique le salon s’était rempli, rempli de -visages irrités, si bien qu’avant même de savoir exactement ce qui -s’était produit, je me vis entouré d’une foule--M. de Saint-Alais en -tête--qui me pressait de questions. Tous parlaient à la fois, et -reléguées aux derniers rangs, d’où elles ne voyaient rien, les dames se -récriaient et jacassaient, en sorte que j’aurais difficilement pu -m’expliquer. Mais la verrière brisée et la grosse pierre du parquet -avaient leur éloquence, et racontaient plus vite qu’il ne m’eût été -possible ce qui était arrivé. - -En un rien de temps, ce spectacle fit flamber les passions qui couvaient -déjà. Une douzaine de voix crièrent: «Dehors! Sus à la canaille!» -Aussitôt quelqu’un des derniers rangs proposa: «Vos épées, messieurs, -vos épées!» Et en un clin d’œil la moitié des gentilshommes s’élancèrent -tumultueusement vers la porte, sous la conduite de Saint-Alais, brûlant -de venger l’injure faite à ses hôtes. M. de Gontaut et quelques-uns des -plus âgés s’efforcèrent de les retenir, mais leurs exhortations furent -vaines, et au bout d’un instant la pièce ne contenait presque plus -d’hommes. Ils se précipitèrent dans la rue, qu’ils emplirent de lames au -clair et d’éclats de voix. Une douzaine de laquais, accourus en hâte -avec des flambeaux, aidaient aux recherches; durant quelques minutes, la -rue, telle que la voyaient des fenêtres ceux qui étaient restés, -fourmilla d’une agitation de lumières et de personnages. - -Mais les malandrins qui avaient lancé la pierre, à quelque mobile qu’ils -eussent obéi, s’étaient esquivés à temps, et bientôt nos hommes s’en -revinrent, les uns mi-honteux de leur emportement, d’autres riant et se -plaignant d’avoir gâté leurs bas de soie et leurs souliers; mais -quelques-uns, moins coquets ou plus belliqueux, persistaient à dénoncer -l’outrage et à réclamer vengeance. En autre temps, le fait eût passé -pour une injure banale, une gaminerie; mais dans l’état de tension du -sentiment public, il prenait un caractère pénible et menaçant qui ne fut -pas sans effet sur les plus pondérés. Pendant la sortie de notre petite -troupe, le courant d’air de la fenêtre brisée avait poussé contre les -bougies un rideau, qui prit feu; et l’étoffe, jetée bas sans grand -dommage, fumait encore sur le parquet au milieu des débris. Ce détail, -joint aux figures bouleversées des dames et aux éclats de verre, donnait -un aspect calamiteux et désolé à un salon où quelques minutes auparavant -tout respirait la bienséance et la joie. - -Je fus donc peu étonné de voir Saint-Alais, déjà grave à son entrée, -s’assombrir en regardant autour de lui. - ---Où est ma sœur? fit-il brusquement, et quasi brutalement. - ---Ici, répondit sa mère. - -Denise avait depuis longtemps volé à son côté, et s’attachait à elle. - ---Elle n’est pas blessée? - ---Non, répliqua la marquise, en tapotant familièrement la jupe de la -jeune fille. C’est M. de Saux qui a le plus de raison de se plaindre. - ---Préservez-moi de mes amis, hein, monsieur? dit Saint-Alais, avec un -mauvais sourire. - -Je tressaillis. La phrase en elle-même était peu de chose, mais l’ironie -qui la soulignait était claire. Je ne pouvais la laisser passer. - ---Si vous croyez, monsieur le marquis, dis-je sèchement, que je -prévoyais en rien cet attentat... - ---Que vous le prévoyiez en rien? Ma foi non! répliqua-t-il avec -légèreté, en se récusant d’un geste poli. Nous n’en sommes pas encore -tombés là. Qu’un gentilhomme de notre société s’abaisse à faire alliance -avec ces... Non, ce n’est pas possible! Mais nous pouvons je crois tirer -de ceci une leçon profitable, messieurs, continua-t-il, en se détournant -de moi pour s’adresser à la compagnie. Et cette leçon est de veiller sur -ce qui nous appartient en propre, si nous ne voulons bientôt perdre -tout. - -Un murmure d’approbation parcourut la salle. - ---De maintenir nos privilèges, si nous ne voulons perdre nos droits. - -Vingt voix se proclamèrent du même avis. - ---De nous défendre maintenant, reprit-il, la face animée, le bras -étendu, ou jamais! - ---Maintenant! maintenant! - -Ce cri spontané jaillit non d’un seul mais d’une centaine de gosiers, -masculins et féminins; en un instant la salle mise au diapason vibra -d’enthousiasme, palpita de volonté. Les yeux étincelaient aux lueurs des -flambeaux, on respirait vite et les joues se coloraient. Les plus -faibles eux-mêmes subirent le magnétisme, et les niais qui s’étaient -engoués du Contrat social et des Droits de l’Homme criaient plus fort -que les autres. Il n’y eut qu’une seule voix: - ---Maintenant! maintenant! - -De ce qui suivit je n’ai jamais su le fin mot: était-ce une scène -préméditée ou simplement une inspiration née de la commune ivresse? Je -l’ignore. Mais tandis que les carreaux vibraient encore de cette -clameur, et que tous les yeux étaient sur lui, M. de Saint-Alais fit -deux pas en avant, et, campé dans une pose de la plus parfaite élégance, -d’un geste superbe il tira son épée. - ---Messieurs! s’écria-t-il, nous n’avons tous qu’une même pensée, qu’une -même voix. Soyons aussi à la mode. Rester nous seuls paisiblement sur la -défensive, alors que tout le monde est à lutter pour prendre et tenir, -c’est provoquer l’attaque, et voire pis, la défaite! Unissons-nous, -puisqu’il en est encore temps, et montrons que, dans le Quercy[4] du -moins, notre ordre veut subsister ou bien tomber avec ensemble. Le -serment du Jeu de Paume et la journée du 20 juin vous sont familiers. -Faisons un serment nous aussi, en ce 22 juillet, non pas à mains levées -comme un club de bavards qui promettent tout à tous, mais à épées -levées. Comme nobles et gentilshommes, jurons de soutenir les droits, -les privilèges et les exemptions de notre ordre! - - [4] Pays de la province de Guyenne, subdivisé en Haut-Quercy - (département actuel du Lot), capitale Cahors, et Bas-Quercy (notre - Tarn-et-Garonne), capitale Montauban. - -Une clameur qui fit vaciller et sursauter les lumières, qui emplit la -rue et parvint jusqu’à la place du Marché, accueillit cette proposition. -Quelques-uns tirèrent aussitôt leurs épées, qu’ils brandirent par-dessus -leurs têtes, cependant que les dames agitaient éventails et mouchoirs. -Mais la majorité criait: «Dans la grande salle! Dans la grande salle!» -Et à l’instant, comme pour obéir à un mot d’ordre, tout le monde fit -face dans la même direction, et avec une hâte surexcitée, en bousculade, -on passa l’étroite porte qui menait à la pièce voisine. - -Tels dans le nombre pouvaient être moins enthousiastes que d’autres; -tels plus convaincus en apparence qu’au fond du cœur; mais nul, j’en -suis persuadé, ne suivit la foule plus lentement que moi, plus à regret, -avec un cœur plus serré et un plus net pressentiment de malheur. Je -savais d’avance quel dilemme m’attendait; et furieux, le visage brûlant, -aux abois, je ne voyais aucun moyen d’en sortir. - -S’il m’eût été possible de me glisser hors de la pièce et de m’esquiver, -je l’aurais fait sans scrupule; mais l’escalier se trouvait à l’autre -bout de la grande salle où nous entrions, et une foule compacte m’en -séparait. D’ailleurs, Saint-Alais me surveillait, et s’il n’avait pas -machiné cette épreuve afin de régler mon cas et de m’arracher ma -coopération, il était du moins résolu, dans l’entraînement de l’heure, à -ne m’y laisser point échapper. - -Toutefois, je ne voulais pas courir au-devant du malheur, et je restais -dans le voisinage de l’entrée, à tout hasard; mais le marquis, arrivé au -centre de la salle, monta sur une chaise, jeta un coup d’œil circulaire, -et par ce moyen me tint sous son regard. Autour de lui se groupait la -foule des gentilshommes, dont les plus jeunes et turbulents poussaient -des cris de: «Vive la noblesse!» Un cercle de dames enfermait le tout. -Les brillantes toilettes et les joyaux qui étincelaient aux lumières, -les visages passionnés, les mouchoirs agités et les yeux avivés, -faisaient un tableau inoubliable; mais sur l’instant je ne perçus que le -regard de Saint-Alais. - ---Messieurs! cria-t-il, veuillez tirer vos épées. - -Elles jaillirent sur-le-champ, avec un flamboiement d’acier que -reflétèrent les miroirs; et M. de Saint-Alais promena les yeux à la -ronde avec lenteur, cependant que tous attendaient le signal. Il -s’arrêta, les yeux braqués sur moi. - ---Monsieur de Saux, dit-il poliment, nous vous attendons. - -Naturellement, chacun se tourna vers moi. Je balbutiai quelques mots, et -lui fis signe avec la main de poursuivre. Mais j’étais trop ému pour -m’exprimer clairement; et un seul espoir me restait: qu’il cédât, par -prudence. - -Il n’y songeait en aucune façon. - ---Voulez-vous prendre votre place, monsieur? dit-il doucement. - -Je ne pouvais plus me dérober. Une centaine d’yeux, impatients ou -simplement curieux, se posèrent sur moi. Le visage me brûlait. - ---Je ne le puis, répondis-je. - -Un grand silence se fit d’un bout à l’autre de la salle. - ---Et pourquoi cela, monsieur, s’il m’est permis de vous le demander? -reprit Saint-Alais, encore plus doucement. - ---Parce que je ne suis pas... tout à fait d’accord avec vous, -bégayai-je, en affrontant tous ces regards le plus bravement possible. - ---On connaît mes opinions, monsieur de Saint-Alais, continuai-je d’une -voix plus ferme. Je ne puis jurer. - -Il calma d’un geste la douzaine d’hommes prêts à m’invectiver. - ---Paix, messieurs, dit-il, les rappelant à la dignité; paix, je vous -prie. Pas de menaces. M. de Saux est mon hôte; et j’ai trop de respect -envers lui pour ne respecter point ses scrupules. Nous avons, je pense, -un autre moyen. Je ne me hasarderai pas à discuter en personne avec lui. -Mais, madame, poursuivit-il, en adressant à sa mère un sourire -inimitable, si vous voulez bien autoriser Mlle de Saint-Alais à jouer, -pour cette unique fois, le rôle de sergent recruteur, elle ne saurait -manquer de combler la brèche. - -Une discrète ovation de rires, une palpitation d’éventails et de -paupières féminines, accueillirent la proposition. Mais la marquise, -souriante et sphingienne, demeura quelques instants immobile et muette. -Puis elle se tourna vers sa fille, qui, à l’énoncé de son nom, s’était -rejetée en arrière, comme pour se dérober aux regards. - ---Allez, Denise, dit-elle simplement. Priez M. de Saux de vous faire -l’honneur d’être votre recrue. - -La jeune fille s’avança lentement. On la voyait frissonner; et je -n’oublierai jamais le tourment de cette minute où je l’attendis, le -cerveau submergé tour à tour de honte et d’opiniâtreté. Un éclair de -pensée me montra le piège dans lequel j’étais tombé, piège plus affreux -que le dilemme prévu. Et ce ne fut pas ma moindre souffrance que de voir -la jeune fille, martyrisée par la timidité, s’arrêter devant moi et -balbutier son humble requête en termes presque inintelligibles. - -La refuser, en présence de tout ce monde, me semblait chose monstrueuse. -Cela me semblait une chose aussi barbare que de la frapper; une action -aussi cruelle, abjecte, et indigne d’un gentilhomme, que de fouler aux -pieds cette créature douce et innocente! Je sentais cela, je le sentais -profondément. Mais je sentais non moins que me laisser fléchir c’était -tourner le dos à ma réputation et à ma vie; c’était consentir à être la -dupe d’un stratagème, à être un lâche, même applaudi de tous ceux qui -m’entouraient. Je voyais ces deux alternatives, et je balançai une -minute entre la fureur et la pitié, cependant que les lumières et les -nobles visages, curieux ou méprisants, flottaient vertigineusement -devant les yeux. A la fin je murmurai: - ---Mademoiselle, je ne puis... Non, je ne puis. - ---Monsieur! - -L’exclamation ne venait pas de la jeune fille, mais de sa mère, et elle -résonna haute et perçante par toute la salle. Je remerciai Dieu de cette -intervention qui débrouillait d’un seul coup le chaos de mes pensées. -Redevenu moi-même, je me tournai vers la marquise, et m’inclinai. - ---Non, madame, je ne puis, dis-je avec fermeté, car, libéré de mon -hésitation, j’étais résolu, plein d’assurance et de défi. On connaît mes -opinions. Et je ne veux pas, même en faveur de mademoiselle, leur donner -un démenti. - -Ce dernier mot sortait à peine de mes lèvres, qu’un gant, lancé par une -main invisible, me frappa sur la joue; et pour une minute la salle -entière parut prise de démence. Dans une tempête de huées, de -«Malotru!... Félon!... Conspuez le traître!» une douzaine de lames -s’agitèrent sous mon nez, une douzaine de cartels me furent jetés à la -face. Je n’avais pas encore appris alors à quel point une foule est -irritable et combien elle est moins accessible à la pitié que l’un -quelconque de ceux qui la composent. Stupéfait, assourdi par le tumulte, -que les cris perçants des dames ne contribuaient guère à diminuer, je -reculai d’un pas. - -M. de Saint-Alais saisit l’instant. Il sauta à terre, et refoulant les -épées qui me menaçaient, il se jeta devant moi. - ---Silence, messieurs! du calme! cria-t-il, dominant le tumulte. -Écoutez-moi, je vous prie! Ce gentilhomme est mon invité. Il ne fait -plus partie des nôtres, mais il doit sortir d’ici sain et sauf. Place! -Faites place, je vous prie, pour M. le vicomte de Saux! - -On lui obéit à contre-cœur, et se rejetant les uns à droite les autres à -gauche, on dégagea au milieu de la salle un chemin libre jusqu’à la -porte. Se tournant vers moi, Saint-Alais me fit un grand salut, son plus -beau salut de cour. - ---Par ici, monsieur le vicomte, s’il vous plaît, dit-il. Mme la marquise -n’abusera pas davantage de votre temps. - -Les joues en feu, je le suivis au long de l’étroit sillon de parquet -luisant et passai sous le lustre, entre deux files d’yeux railleurs, -sans que personne s’y opposât. Dans un silence de mort, je le suivis -jusqu’à la porte. Arrivé là, il s’effaça devant moi, me salua, et je le -saluai; puis, d’un pas automatique, je gagnai la sortie, seul. - -Je traversai l’antichambre. La foule des valets ricaneurs qui s’y -pressaient attirés par la curiosité, me dévoraient des yeux; mais je ne -m’aperçus pas plus de leur insolence que de leur présence. Jusqu’à la -minute où l’air froid de la rue me ranima, je marchai comme assommé et -incapable de pensée, tant le coup avait été brutal et inattendu. - -Lorsque je revins un peu à moi, mon premier sentiment fut de la rage. -J’étais entré ce soir même chez M. de Saint-Alais en possession de tous -les biens de la vie; et j’en sortais privé d’amis, de réputation, et de -ma fiancée! J’y étais entré me fiant à son amitié, à cette amitié de -tradition dans nos familles; et il m’avait joué le tour le plus affreux. -Cette pensée m’arracha une plainte, et je m’arrêtai en pleine rue, -songeant à la triste figure que j’avais faite parmi eux, et envisageant -l’avenir qui m’était réservé. - -Car déjà, je commençais à discerner l’étendue de ma folie... et que -j’aurais dû céder. Je ne pouvais, planté là au milieu de la rue, prévoir -l’avenir, ni me douter que l’ancienne France allait disparaître et qu’à -cette heure même, dans Paris, son glas funèbre avait tinté. Je devais me -conduire selon l’opinion des gens qui m’entouraient; je devais savoir, -lorsque demain je passerais par les rues, quelle attitude garder -vis-à-vis du monde, et s’il fallait me dérober ou me battre. Car dans la -nouvelle séance de la matinée... - -Ah oui! l’Assemblée. Ce mot donna un nouveau cours à mes idées. C’était -là que je trouverais ma revanche. Pour m’empêcher d’y élever une note -discordante, ils m’avaient cajolé, puis la cajolerie échouant, ils -m’avaient insulté. Eh bien! je leur ferais voir que ce dernier moyen ne -valait pas mieux que le premier, et qu’en croyant éliminer un Saux, ils -suscitaient un Mirabeau. Partant de là, je passai une nuit de fièvre. Le -ressentiment aiguillonnait mon ambition; par haine contre ma caste je -donnais mon amour au peuple. Tous les signes de misère et de disette que -j’avais eus sous les yeux pendant le jour me revinrent alors, et je les -collectionnai pour en faire usage. L’aube me surprit, toujours arpentant -ma chambre, toujours réfléchissant, composant, déclamant. Lorsque André, -mon vieux valet, qui avait aussi été celui de mon père, entra chez moi à -sept heures, un billet à la main, je ne m’étais pas encore déshabillé. - -On avait dû lui faire en bas un récit fantaisiste de l’événement, et -cette persuasion me fit rougir. Mais je ne m’occupai point de sa mine -contrite, et sans mot dire je décachetai le billet. Il n’était pas -signé, mais je reconnus l’écriture de Louis. - -«Retourne chez toi, disait-il, et garde-toi de paraître à l’Assemblée. -Ils veulent te défier à tour de rôle; tu devines ce qui en résulterait. -Quitte Cahors à l’instant, ou tu es un homme mort.» - -Rien de plus! Avec un sourire amer je constatai la faiblesse de cet -homme incapable de faire plus pour son ami. J’interrogeai André: - ---Qui t’a remis ça? - ---Un domestique, monsieur. - ---Domestique de qui? - -Mais il bougonna qu’il n’en savait rien, et je ne le pressai point. Il -m’aida à changer de toilette. Quand ce fut fait, il me demanda pour -quelle heure il fallait tenir prêts les chevaux. - ---Les chevaux! Pourquoi donc? répliquai-je, en le regardant fixement. - ---Pour vous en retourner, monsieur. - ---Mais je ne m’en retourne pas aujourd’hui, dis-je avec une irritation -contenue. Que me racontes-tu là? Nous ne sommes arrivés que d’hier. - ---C’est vrai, monsieur, murmura-t-il, le dos vers moi, tout en tripotant -mes effets. Quand même, c’est le vrai jour de s’en retourner. - ---Tu as ouvert ce billet! m’écriai-je, courroucé. Qui t’a dit...? - ---Toute la ville sait, répondit-il, en haussant froidement les épaules. -Ce sont des: «André, remmenez votre maître chez lui!» et des: «André, -vous avez pour maître un cerveau brûlé», et des André ci et des André -ça, si bien que j’en perds la tête. Gilles a le nez en compote, pour -s’être battu avec un garçon de l’écurie Harincourt, qui traitait -monsieur d’imbécile; mais moi je suis trop vieux pour me battre. Et je -suis trop vieux aussi pour autre chose, continua-t-il, en reniflant. - ---Quelle est cette chose, faquin? m’écriai-je. - ---C’est d’enterrer encore un maître. - -Je me tus un instant, puis repris: - ---Tu crois que je serai tué? - ---C’est le bruit qui court la ville. - -Je réfléchis un peu. Et: - ---Tu as servi mon père, André. - ---Hélas! monsieur. - ---Et cependant tu voudrais me voir fuir? - -Il me regarda, et leva les bras au ciel d’un air découragé. - ---Mon Dieu! s’écria-t-il, je ne sais plus ce que je voudrais. Nous -périssons par ces vilains. Comme si Dieu les avait faits pour autre -chose que travailler et labourer; comme si l’on pouvait supprimer les -pauvres! Si vous n’aviez jamais frayé avec eux, monsieur... - ---Tais-toi, maraud, dis-je avec sévérité. Tu n’y entends rien. Va-t’en -plutôt en bas, et tâche une autre fois d’être plus circonspect. Tu -parles de vilains et de pauvres! Qu’es-tu donc, toi? - ---Moi, monsieur! s’écria-t-il, avec stupéfaction. - ---Oui... toi! - -Il me considéra une minute d’un air effaré. Puis, lent et résigné, il -hocha la tête et sortit. Il me croyait devenu fou. - -Je ne m’en allai pas tout de suite après son départ. Je me figurais que -vraisemblablement, si je me montrais en public avant la réunion de -l’Assemblée, je serais provoqué et forcé de me battre. J’attendis donc -que l’heure de l’ouverture fût passée; j’attendis dans ma triste chambre -d’auberge, en proie aux affres de l’isolement. Je pensais tantôt à Louis -de Saint-Alais, qui m’avait laissé partir sans prononcer un seul mot en -ma faveur, tantôt à l’incohérence humaine; car dans une partie des -provinces, la moitié de la noblesse avait ma façon de voir. Je songeai -aussi à Saux; et je ne dirai pas que je n’éprouvai aucune tentation de -suivre l’avis qu’André m’avait donné, savoir: de me retirer -tranquillement là-bas au château, et un peu plus tard, lorsque les -esprits seraient calmés, d’affirmer hautement ma bravoure. Mais une -certaine opiniâtreté que je tenais de mon père et qui provenait, selon -certains, de la souche anglaise de ma lignée, conspirait avec le -ressentiment à me maintenir dans la voie que je m’étais tracée. A dix -heures un quart, donc, lorsque je crus que tous les membres de -l’Assemblée m’y avaient précédé jusqu’au dernier, je descendis, les -joues chaudes, mais le regard plutôt assuré: et comme Gilles et André -m’attendaient à la porte, je leur ordonnai de me suivre jusqu’au -Chapitre voisin de la cathédrale, où avaient lieu les séances. - -J’ai su plus tard que si je m’étais servi de mes yeux, j’aurais remarqué -l’agitation qui régnait en ville, la foule dense mais silencieuse qui -encombrait la place et toutes les rues avoisinantes; l’atmosphère -d’expectative, les boutiques fermées, l’arrêt des affaires, les groupes -chuchotant sous les porches ou dans les culs-de-sac. Mais j’étais -absorbé en moi-même, tel celui qui marche à une entreprise désespérée, -et de toutes ces circonstances une seule me frappa: comme je traversais -la place, un homme s’écria: «Dieu vous bénisse, monsieur!» et un autre: -«Vive Saux!» Sur quoi une bonne douzaine d’autres me tirèrent leurs -bonnets. Ce fut là ma seule remarque, toute machinale, d’ailleurs. Un -instant après je me trouvais dans le passage qui mène au Chapitre en -longeant le mur de la cathédrale, et une foule de clercs et de valets, -qui l’obstruaient quasi dans toute sa largeur, se rangeaient sur mon -passage, non sans manifester leur étonnement et leur curiosité. - -Me frayant un chemin parmi eux, je pénétrai dans le vestibule, que -maintenaient libre deux ou trois huissiers. En passant ainsi du soleil à -l’ombre, de la vie, de l’air et de la lumière qui régnaient au dehors, -au silence paisible de cette salle voûtée, le contraste fut tel qu’un -frisson me pénétra jusqu’au cœur. Dans cette pénombre et ce calme, -l’importance de la démarche que j’allais faire, la folie du cartel que -j’étais prêt à lancer à la face de mes pairs, m’apparurent dans leur -plénitude; et si mon âme n’eût été bandée à l’extrême par mon tenace -ressentiment, je me serais empressé de tourner les talons. Mais déjà mes -pas retentissaient sur les dalles sonores, et je n’avais plus le droit -de reculer. Le bourdonnement d’une voix monotone me parvint de la salle -des séances, à travers la porte close; et je me dirigeai vers cette -porte, les mâchoires contractées, m’apprêtant à me conduire en homme, -quoi qu’il dût arriver. - -Un instant de plus, et j’allais entrer. Ma main touchait déjà la poignée -de la serrure, lorsqu’un homme, assis dans l’ombre sur un banc -au-dessous de la fenêtre, bondit et s’élança pour me retenir. Je -reconnus Louis de Saint-Alais. Sans me laisser le temps d’ouvrir la -porte, il s’interposa entre moi et les battants auxquels il s’adossa. - ---Arrête, ami! pour l’amour de Dieu, arrête! s’écria-t-il avec -véhémence, bien que sans élever la voix. Que peux-tu seul contre deux -cents? Retourne, ami, retourne, et je ferai... - ---Vous ferez! lui lançai-je avec un mépris hautain, mais sur le même ton -assourdi, car les huissiers nous examinaient curieusement du seuil de la -porte par où j’étais entré. Vous ferez?... Vous en ferez, j’imagine, -tout autant qu’hier soir, monsieur. - -Il fronça les sourcils et le rouge lui monta au front; mais il répliqua -vivement: - ---Ce n’est pas l’heure, laissons cela! Tu n’as qu’une chose à faire: -partir! Regagner Saux, et... - ---Ne pas intervenir! - ---Oui, fit-il, et ne pas intervenir. Si tu consens... - ---A ne pas intervenir? répétai-je âprement. - ---Oui, oui; dans ce cas tout se dissipera. - ---Merci bien! dis-je avec lenteur, quoique frémissant de colère. Mais -puis-je vous demander combien l’on vous offre, monsieur le comte, pour -débarrasser de moi l’Assemblée? - -Il me regarda, stupéfait. - ---Adrien! s’écria-t-il. - -Mais je fus intraitable. - ---Non, monsieur le comte, plus d’Adrien, dis-je altièrement; je -n’accepte ce nom que de mes amis. - ---Et ne suis-je donc plus ton ami? - -Je haussai les sourcils dédaigneusement. - ---Après hier soir? fis-je. Après hier soir! Se peut-il, monsieur, que -vous vous figuriez jouer le rôle d’ami? Je viens chez vous, je suis -votre hôte, votre ami, tout sauf votre parent; et vous me tendez un -piège, vous m’exposez à la risée et à la haine, vous... - ---Moi, j’ai fait cela? s’écria-t-il. - ---Non peut-être par vos paroles. Mais vous êtes resté là, pendant qu’on -me bernait! Vous êtes resté là sans dire un mot en ma faveur! Vous êtes -resté là sans lever un doigt pour ma défense! Si c’est ainsi que vous -concevez l’amitié... - -Il m’arrêta d’un geste plein de noblesse. - ---Vous n’oubliez qu’une chose, monsieur le vicomte, dit-il, sur un ton -de fière réticence. - ---Nommez-la! ripostai-je dédaigneusement. - ---Que Mlle de Saint-Alais est ma sœur! - ---Tiens, tiens! - ---Et que, de votre plein gré ou non, vous l’avez hier soir traitée à la -légère, en présence de deux cents personnes! Vous n’oubliez que cela, -monsieur le vicomte! - ---Je l’ai traitée à la légère? répliquai-je, dans un redoublement de -courroux. (Comme d’un commun accord nous nous étions un peu écartés de -la porte, et à ce moment nous nous regardions dans le blanc des yeux.) -Et à qui la faute si cela est arrivé? A qui la faute, monsieur? Vous -m’avez laissé le choix... Non, vous m’avez obligé à choisir entre deux -alternatives: manquer à votre sœur, et renoncer à des opinions et -convictions auxquelles je tiens, dans lesquelles j’ai été élevé, dans -lesquelles... - ---Des opinions! fit-il, d’une voix devenue dure. Et quelles sont après -tout vos opinions? Excusez-moi, je sens que je vous importune, monsieur. -Mais je ne suis pas un philosophe, moi, je n’ai pas été en Angleterre, -et je ne puis comprendre... - ---Que l’on sacrifie rien à ses opinions! exclamai-je, avec un rire -féroce. Certes, monsieur, je le conçois aisément, que vous ne le -puissiez pas! Celui qui ne soutient pas ses amis ne soutient pas non -plus ses opinions. Pour faire l’un ou l’autre, monsieur le comte, il -importe de n’être pas un lâche. - -Il pâlit, et me lança un regard étrange. - ---Assez, monsieur! fit-il involontairement, me sembla-t-il. - -Et une contraction tirailla ses traits, comme s’il ressentait une vive -douleur. - -Mais j’étais hors de moi de colère. - ---Oui, un lâche! répétai-je. M’avez-vous compris, monsieur le comte, ou -faut-il que j’entre dans la salle et répète le mot en présence de -l’Assemblée? - ---Ce n’est pas indispensable, dit-il, en devenant aussi rouge qu’il -venait d’être pâle. - ---Ce n’est pas indispensable, en effet, repris-je, en ricanant. Puis-je -conclure de là que nous nous retrouverons sitôt la séance levée? - -Il acquiesça d’un signe muet; et alors, mais alors seulement, un je ne -sais quoi dans son silence et son attitude pénétra la cuirasse de mon -ire; et, je me sentis soudain le cœur pesant et glacé. Mais il était -trop tard; j’avais prononcé ce qui n’eût jamais dû être prononcé. Le -souvenir de sa patience, de sa bonté, de sa longanimité, ne me revint -qu’ensuite. Je lui adressai un salut correct; il me le rendit; et -rageusement je retournai à la porte. - -Mais je ne devais pas encore la franchir. - -J’avais pour la seconde fois saisi la poignée, et entr’ouvert la porte, -quand une main me tira en arrière, si violemment que le pêne cliqueta en -retombant. Furieux, je me retournai. A ma stupéfaction, je reconnus de -nouveau Louis, mais sa face transfigurée décelait une étrange -surexcitation. Il ne me lâchait pas. - ---Non, dit-il entre ses dents. Vous m’avez traité de lâche, monsieur le -vicomte, et je refuse d’attendre. Pas une heure! Vous allez vous battre -avec moi tout de suite. Il y a un pré par là derrière, et... - -Mais je retrouvais mon sang-froid à mesure qu’il s’échauffait. - ---Je ne ferai rien de tel, dis-je en l’interrompant. Après la séance... - -Il leva la main et délibérément me souffleta de son gant. J’eus un recul -involontaire. - ---Eh bien! vous laisserez-vous persuader? fit-il. Après ceci, monsieur, -si vous êtes un gentilhomme, vous vous battrez avec moi. Il y a un pré -par là derrière, et dans dix minutes... - ---Dans dix minutes, la séance peut être levée. - ---Je ne vous retiendrai pas aussi longtemps, répliqua-t-il gravement. -Venez, monsieur. Ou faut-il que je vous soufflette de nouveau? - ---Je viens, dis-je posément. Après vous, monsieur. - - - - -CHAPITRE III - -A L’ASSEMBLÉE - - -Le soufflet, et l’insulte qui l’accompagna, mirent fin provisoirement à -mon repentir. Mais si bref que fût le trajet d’une porte à l’autre, il -me laissa le temps de réfléchir encore. Cet homme était Louis, malgré -tout; j’avais certes des raisons de me plaindre de lui et de le -soupçonner de servir d’instrument à autrui; mais il s’était montré mon -meilleur ami en faisant tout pour apaiser ma colère, et le plus loyal en -s’efforçant de me détourner d’une entreprise insensée. Vite attendri, -dans un revirement presque subit, je perçus avec une sorte d’effroi que -si son intervention était due à la seule bienveillance, j’y répondais -aussi mal que possible. Bref, avant même que la porte extérieure nous -fût ouverte, je me repentais à nouveau. Lorsque l’huissier tira le -battant pour me livrer passage, je lui donnai l’ordre de le refermer, -puis faisant volte-face, je jetai à Louis quelques mots indistincts, et -m’en fus en toute hâte, le laissant stupéfait. A peine eut-il le temps -de pousser une exclamation, que j’avais traversé le vestibule, et -quelques secondes plus tard, j’ouvrais la porte de l’Assemblée. - -Sur-le-champ--il est à croire que je manœuvrai le pêne avec bruit--je -vis devant moi des rangées de visages surpris et tous tournés de mon -côté. J’ouïs une rumeur d’indignation mêlée de rires, et aussitôt je me -faufilai vers ma place. Mais le débit monotone du président m’emplissait -les oreilles, et le contraste était tel--après mon altercation à mi-voix -du dehors, de me trouver dans cette salle pleine de lumière et de vie, -et l’objet de tous ces regards--que je m’abattis sur mon siège, -vertigineux et confondu, et presque oublieux tout d’abord du dessein qui -m’avait amené là. - -Un temps, et ma face s’empourpra davantage; et à juste cause. Chacun des -bancs sur lesquels nous siégions tenait trois personnes. Je partageais -le mien avec l’un des Harincourt et M. d’Aulnoy, qui m’avaient entre eux -deux. Je n’étais pas assis de cinq secondes, que Harincourt se leva -doucement, et sans m’accorder un regard, s’éloigna jusqu’au bas du -passage; et tout en s’éventant négligemment avec son chapeau, il alla -s’adosser à un pupitre, les yeux fixés sur le président. Au bout d’une -demi-minute, d’Aulnoy suivit son exemple. Puis les trois qui étaient -derrière moi se levèrent tranquillement, et sans me regarder cherchèrent -d’autres places. Les trois devant moi les imitèrent. En quelques -minutes, je restai seul, isolé, en butte à tous les regards de -l’Assemblée, comme une sorte de lépreux. - -J’aurais dû être préparé à une manifestation de ce genre. Mais il n’en -était rien, et la face me brûlait, sous les regards curieux, comme -devant un foyer ardent. Pris au dépourvu, j’étais hors d’état de -dissimuler mon trouble; mes yeux ne rencontraient de toutes parts que -des yeux railleurs et des mines méprisantes; et l’orgueil m’interdisait -de baisser la tête. Au cours de longues minutes, je ne discernai rien -que ces regards outrageants. Je n’entendais pas de quoi parlait le -président, car sa voix n’était pour moi qu’un ronron vague et indistinct -dépourvu de signification. - -Mais pendant ce temps la colère et la haine endurcissaient ma volonté; à -la fin le nuage qui couvrait mon esprit se dissipa, et je retrouvai mon -exaltation. La lecture monotone que je venais d’écouter sans y rien -comprendre prit fin, et fut suivie par de courtes et vives -interrogations: une demande et une réponse, un nom et une réplique. Ce -fut ce qui me réveilla. Le ronron avait représenté la lecture du cahier; -à cette heure on en était au vote. - -Mon tour allait venir; l’instant approchait. A chaque vote--inutile de -dire que tous étaient affirmatifs--des visages en nombre toujours -croissant se tournaient vers la place que j’occupais; et leurs yeux, -hostiles, triomphants, ou simplement curieux, convergeaient sur ma face. -En d’autres circonstances j’aurais pu en être intimidé; mais il n’en fut -rien, alors. J’étais à la hauteur pour les affronter. Les regards sans -aménité de tant de gens qui s’étaient dits mes amis, les regards -méprisants d’hommes nouveaux appartenant à des familles anoblies, qui -avaient usé avec joie de l’appui de mon père, la conscience que tous -m’abandonnaient uniquement parce que je soutenais en fait les opinions -que la moitié d’entre eux avaient proclamées en paroles, tout cela me -haussait à un degré de mépris qui ne le cédait en rien à celui de mes -adversaires; et en outre je savais que fléchir à présent me couvrirait -d’une honte indélébile, et cela fermait la porte aux velléités de -capitulation. - -L’Assemblée, d’autre part, se trouvait dans une situation sans -précédent. On n’était pas encore accoutumé aux luttes de la tribune, aux -duels oratoires plus mortels que ceux à l’épée; et une sorte de doute, -une hésitation, tenait la majorité des membres en suspens et attentifs à -ce qui allait suivre. Leurs chefs, en outre, les frères de -Saint-Alais,--qui dirigeaient, l’un le parti de la cour, plus ardent et -plus fier, l’autre les nobles de robe et de Parlement, qui avaient -découvert les derniers que leurs intérêts à tous étaient les mêmes,--ne -pouvaient admettre la plus minime opposition depuis qu’une majorité -absolue était devenue la règle. Un homme donc, un seul homme barrant le -chemin à l’unanimité, leur apparaissait comme un obstacle qu’il -convenait d’écarter par tous moyens. - ---M. le comte de Cantal? appela le président. - -Mais c’était moi qu’il examinait, et non celui qu’il nommait. - ---Satisfait! - ---M. le vicomte de Marignac? - ---Satisfait! - -Le nom suivant m’échappa, car dans mon exaltation il me parut que toute -la Chambre me regardait, que la voix allait me manquer, que le moment -venu je resterais muet et paralysé, incapable de parler, et déshonoré -pour toujours. Je pensais à cela, et non à ce qui se passait; puis -subitement, je me retrouvai en possession de moi-même. J’entendis le -dernier nom avant le mien, celui de M. d’Aulnoy; j’entendis sa réponse. -Puis mon nom à moi résonna dans un profond silence. - ---M. de Saux? - -Je me levai. D’une voix rauque, et qui me parut étrangère, je déclarai: - ---Je n’approuve pas ce cahier! - -Je m’attendais à une explosion de colère; elle ne vint pas. Au lieu de -cela, un tonnerre de rires, où je distinguai la note de Saint-Alais, -secoua la salle et me fit monter le rouge au visage. Le rire persista -quelque temps, s’éleva et retomba, pour s’élever encore, me mettant au -supplice. Mais ce rire produisit un résultat auquel ne s’attendaient -guère les rieurs. Il arrive aux plus taciturnes de trouver de -l’éloquence. J’oubliai les périodes de La Rochefoucauld et de Liancourt -que j’avais si soigneusement préparées; j’oubliai les passages de Turgot -dont j’avais chargé ma mémoire, et me lançai dans une improvisation que -je n’avais ni prévue ni méditée. - ---Messieurs, m’écriai-je d’une voix qui emplit la salle, je m’oppose à -ce cahier parce qu’il est vain et stérile; parce que, entre autres -raisons, le temps de son efficace est passé. Vous revendiquez vos -privilèges: ils ne sont plus! Vos exemptions: elles ne sont plus! Vous -protestez contre l’union de vos représentants avec ceux du peuple: mais -ils ont siégé ensemble! Ils ont siégé ensemble, et vous ne pouvez pas -plus l’empêcher par un décret, que vos protestations ne feraient reculer -le flot qui monte! C’est un fait accompli. Quand vous jetez un os à un -chien affamé, songez-vous à lui retirer l’os de la gueule, intact et -sans déchet? Si oui, vous êtes insensés. Mais ce n’est pas la seule ni -la plus forte de mes objections à ce cahier. La France se trouve -aujourd’hui dénuée, acculée à la banqueroute, sans trésor, sans argent. -Croyez-vous lui porter secours, la vêtir, l’enrichir, en maintenant vos -privilèges, en maintenant vos exemptions, en soutenant jusqu’au plus -minime de vos droits? Non, messieurs. Au temps jadis, ces exemptions, -ces droits, ces privilèges dont nos ancêtres tiraient gloire et à juste -titre, leur furent accordés parce qu’ils étaient le bouclier de la -France. Ils équipaient des hommes d’armes et les menaient au combat; la -communauté faisait le reste. Mais à présent le peuple combat, le peuple -paye, le peuple fait tout. Oui, messieurs, c’est la vérité; c’est une -vérité qui nous est familière à chacun: «Le manant paye pour tous!» - -Je me tus. Je m’attendais à ce que se produisît l’explosion de colère si -longtemps retardée. Au contraire, avant que personne de la Chambre n’eût -pris la parole, une grande clameur nous arriva par les fenêtres laissées -ouvertes à cause de la chaleur, et donnant sur le marché. C’était -l’acclamation du peuple de la rue, qui pour la première fois entendait -formuler ses griefs. Mais, tout plein de bienveillance et joyeux qu’il -fût, ce cri nous déconcerta aussi totalement que l’eût fait une attaque. -J’en demeurai béant. - -Mais l’effet produit sur moi était léger, au regard de ce qu’éprouvaient -mes adversaires. Les cris de désapprobation qu’ils s’apprêtaient à -pousser furent coupés net par le prodige; et ils s’entre-regardèrent une -minute, comme n’en croyant pas leurs oreilles. Au cours de cette minute, -un silence d’étonnement irrité régna sur l’Assemblée. Puis M. de -Saint-Alais se dressa d’un bond. - ---Qu’est ceci? cria-t-il, son noble visage assombri de fureur. Est-ce -qu’à nous aussi le roi nous a ordonné de siéger avec le tiers état? Nous -a-t-il avilis à ce point? Sinon, monsieur le président, sinon, dis-je, -reprit-il en réfrénant d’un geste bref une velléité d’applaudissements, -et s’il ne s’agit pas ici d’un complot fomenté par quelqu’un de notre -caste allié à la racaille afin de provoquer une nouvelle Jacquerie... - -Le président, homme timoré qui appartenait à une famille de robe, -l’interrompit: - ---Prenez garde, monsieur, les fenêtres sont encore ouvertes. - ---Ouvertes? - -Le président fit un signe affirmatif. - ---Et qu’importe ce détail? Qu’importe? répliqua fougueusement -Saint-Alais. Qu’est-ce que cela nous fait, monsieur? reprit-il, en -promenant à la ronde des yeux qui semblaient darder en un faisceau tout -le mépris de son âme hautaine. Elles sont ouvertes, dites-vous? Eh bien! -qu’elles restent ouvertes. Le peuple entendra les deux parties, et non -plus seulement ceux qui les flagornent; ceux qui, tablant sur sa -faiblesse et son ignorance, et arguant de ses droits et de nos torts, -croient se hausser au niveau des Retz et des Cromwell! Oui, monsieur le -président, continua-t-il, cependant que je cherchais en vain à -l’interrompre, et que la moitié de l’Assemblée se mettait debout en -tumulte, je répète ma phrase: ... qui à l’ambition d’un Cromwell ou d’un -Retz joignent leur violence, mais non pas leurs talents! - -Un reproche aussi injuste me piqua au vif, et je l’interpellai -violemment: - ---Monsieur le marquis, si c’est à moi que vous faites allusion par cette -phrase... - -Il eut un rire de mépris. - ---Entendez-le comme il vous plaira, monsieur. - ---Je repousse l’insinuation, je la répudie! m’écriai-je. M. de -Saint-Alais m’appelle un Retz, un Cromwell! - ---Excusez-moi, trancha-t-il en hâte, un prétendu Retz! - ---Un traître, d’une façon comme de l’autre, ripostai-je, en m’évertuant -à dominer les rires que sa répartie soulevait dans la salle. Un traître -en tout cas! Mais je dis, moi, que le vrai traître est celui qui à cette -heure, par ses conseils, mène le roi à sa perte. - ---Et non celui qui vient ici avec un renfort de populace? rétorqua -Saint-Alais, dont la violence ne le cédait pas à la mienne. Celui qui -prétend, à lui seul, en morigéner cent autres, et dicter des ordres à -cette Assemblée? - ---Monsieur se répète! lançai-je, le coupant à mon tour, mais sans que ma -saillie provoquât le moindre rire. Je nie ce qu’il avance. Je rejette -ses imputations, je les lui renvoie! Et pour conclure, je désapprouve ce -cahier, je m’y oppose! - -Mais la patience de l’Assemblée était à bout. Un tollé de «Assez! Il n’a -pas la parole!» couvrit ma voix, et en un instant cette réunion si -paisible quelques minutes plus tôt devint un pandémonium de frénétiques. -Quelques-uns des membres les plus âgés restèrent assis, mais la majorité -se leva; ceux qui d’un bond avaient été fermer les fenêtres restaient -debout sur l’appui, dominant le tumulte. D’autres avaient gagné la -porte, et s’y tenaient dans l’intention probable de tenir tête à un -assaut. Le président réclamait en vain le silence. Sa voix comme la -mienne se perdait dans le hourvari incessant qui redoublait de force à -chaque fois que je tentais de parler, et s’apaisa seulement lorsque j’y -eus renoncé. - -A la fin M. de Saint-Alais leva la main, et non sans peine il obtint le -silence. Avant qu’il me fût possible d’en profiter, le président -intervint. - ---L’Assemblée de la noblesse du Quercy, dit-il précipitamment, se -déclare en faveur de ce cahier, maintenant nos anciens droits, -privilèges et exemptions. Seul, le vicomte de Saux proteste. Le cahier -sera présenté. - ---Je proteste, m’écriai-je mollement. - ---C’est ce que je viens de dire, répliqua le président, sarcastique. (Et -un éclat de rires moqueurs, mêlés d’acclamations, s’éleva de toute la -Chambre.) Le cahier sera présenté. La question est vidée. - -Alors, tout d’un coup, et comme par enchantement, la salle reprit son -aspect normal. Les membres qui s’étaient levés regagnèrent leurs places, -ceux qui avaient fermé les fenêtres redescendirent, quelques-uns s’en -allèrent, le président passa à l’ordre du jour. Toute trace de la -tempête s’évanouit. En un clin d’œil tout se retrouva comme auparavant. - -Même aux abords de mon siège; car nul isolement, nulle séparation d’avec -mes collègues ne pouvait surpasser ceux où je me trouvais précédemment. -Mais alors que précédemment je possédais en réserve une arme et en -perspective une revanche, il n’en était plus de même. J’avais décoché -mon trait, et je restais misérablement à ma place, garrotté de silence -et encerclé de regards étrangers. Envahi d’une dépression à chaque -instant plus grande, j’aspirais à m’échapper, mais je n’osais faire un -mouvement ni même jeter les yeux autour de moi. - -Tant que dura cette situation, ce ne fut pas ma moindre amertume de me -rendre compte que je n’avais abouti à rien de sérieux, que j’avais -souffert pour une donquichottade, et m’étais montré sans raison valable -inflexible et têtu. Trop tard, je comprenais que j’aurais pu réserver -mes principes tout en cédant; garder mes convictions tout en déférant à -l’avis de la majorité. J’aurais pu... - -Mais hélas! peu importait ce que j’aurais pu faire, puisque je n’en -avais rien fait. Le sort était jeté. Je m’étais déclaré contre mon -ordre; j’avais aliéné tout ce qui m’était dû de par mon ordre. Donc je -n’en faisais plus partie. Ce n’était nullement par caprice si déjà ceux -qui venaient à passer devant moi ramenaient leurs basques contre eux et -me saluaient froidement comme quelqu’un d’une autre classe. - -Combien de temps aurais-je subi le martyre de ces insultes et de cette -politesse encore plus blessante avant de trouver le courage de me -retirer, je suis incapable de le dire. Ce fut une intervention -extérieure qui rompit le charme. Un huissier vint me présenter un -billet. Je l’ouvris gauchement sous une salve de regards hostiles, et je -reconnus l’écriture de Louis. - -«S’il vous reste une parcelle d’honneur, disait-il, vous me retrouverez -sans perdre une minute, dans le pré qui se trouve derrière le Chapitre. -Faites-le, et vous pourrez encore vous croire un gentilhomme. Refusez, -ou tardez ne fût-ce que dix minutes, et je publierai votre honte d’un -bout à l’autre du Quercy. Celui-là n’a pas le droit de s’appeler Adrien -du Pont de Saux, qui supporterait un soufflet.» - -Je relus deux fois le billet pendant que l’huissier attendait. Le ton en -était rude et sans pitié; le sardonique cartel, brutal et sans détours. -Et néanmoins le cœur me défaillit à cette lecture, et j’eus grand’peine -à retenir mes larmes, en présence de tous ces yeux. Car Louis ne pouvait -me leurrer plus longtemps. Ce billet qui lui ressemblait si peu, cette -tentative de m’attirer au dehors, et de m’arracher à des adversaires -plus impitoyables, était une ruse trop transparente pour m’illusionner: -la carapace glacée qui m’avait recouvert fondit à l’instant même. Je -n’en demeurai pas moins seul, mais je ne me sentis plus aussi abandonné. -Je me souvins qu’après tout et malgré tout, j’étais Adrien du Pont de -Saux, coupable du seul crime de soutenir en Quercy des opinions que les -Lamothe et les Mirabeau, les Liancourt et les La Rochefoucauld -soutenaient dans leurs provinces; coupable, je me le répétais, -uniquement de défendre le bon droit et la justice. - -Mais l’huissier attendait. Je pris sur le pupitre devant moi une feuille -de papier où j’écrivis ma réponse: «Adrien ne se battra pas avec Louis -parce que Saint-Alais a souffleté Saux.» - -Je la pliai et la remis à l’huissier. Puis je repris ma place, -métamorphosé, en état de soutenir tous les regards, d’un courage affermi -contre tous les malheurs. - -La noblesse du Quercy, les Gontaut et les Marignac, avaient beau -répudier ces sentiments, l’amitié, la générosité, l’amour, existaient -encore. Même si l’herbe envahissait l’avenue des noyers, même si mon -blason ne s’écartelait jamais des armes de Saint-Alais, la vie me -réservait encore des douceurs. - -Ainsi réconforté, je me levai et m’apprêtai à sortir. Mais à la même -minute, une douzaine de membres se mirent debout eux aussi, et pendant -que je me dirigeais vers la porte par un passage de dégagement, ils se -groupèrent au bas du passage parallèle, sans cacher leurs intentions -hostiles, et prêts à m’arrêter avant ma sortie. L’agitation fut si -grande que le président s’arrêta de lire et attendit le résultat de -l’algarade, tandis que la plupart des membres restés à leur place se -levaient pour mieux voir. Je compris que j’allais être insulté en -public, et une joie farouche remplaça en moi tout autre sentiment. Si je -marchai avec lenteur, ce ne fut point par crainte. Mes passions -comprimées depuis une heure me stimulaient, et je n’eusse pour rien au -monde précipité le dénouement. J’arrivais au bas de l’escalier, une -seconde de plus et nous étions peut-être aux prises, lorsqu’une soudaine -explosion de cris, une vaste clameur qui s’élevait de la rue, traversa -les fenêtres fermées et nous immobilisa. Nous écoutions, béants, mais -les derniers qui n’avaient pas quitté leurs sièges se levèrent en toute -hâte, et le président, ému et inquiet, demanda ce que cela signifiait. - -En guise de réponse, le bruit s’éleva de nouveau: une rauque clameur -triomphale, continue et prolongée, qui fit trembler les carreaux. Elle -retomba--sans cesser, mais atténuée par l’éloignement--et elle s’enfla -une fois encore. De ma vie je n’avais entendu rien de pareil à cette -clameur. - -Peu à peu des mots distincts s’en détachèrent, ou lui succédèrent; -finalement l’air vibra au rythme martelé de ces syllabes sinistres: «A -bas la Bastille! A bas la Bastille!» - -Il nous était réservé par la suite d’entendre maints cris analogues et -de nous familiariser avec de telles alertes; comme avec les aboiements -voraces de la rue, et le coup suprême du destin frappant à la porte. -Mais c’était une nouveauté, alors, et les membres de l’Assemblée, aussi -offensés qu’alarmés par cette seconde atteinte portée à leur dignité, se -bornèrent à regarder leur président et à proférer de terribles menaces -contre la canaille. Cette canaille qui depuis un siècle faisait le chien -couchant, voilà-t-il pas qu’elle s’avisait, sans rime ni raison, de -changer de posture! - -Les exclamations se croisaient; l’un voulait qu’on fît dégager la rue, -l’autre qu’on envoyât chercher la troupe, ou qu’on portât plainte auprès -de l’intendant[5]. Ils parlaient toujours lorsque la porte s’ouvrit et -un membre entra. C’était Louis de Saint-Alais, en proie à une ardente -surexcitation. D’ordinaire le plus modeste et le plus pacifique des -hommes, cette fois il s’avança hardiment, et d’un geste impératif -réclama le silence. - - [5] Les intendants, placés à la tête des «généralités», subdivisions - financières des provinces, exerçaient en réalité les pouvoirs - administratifs. Le titre de gouverneur restait purement honorifique, - dans la plupart des cas. - ---Messieurs! dit-il d’une voix haute et retentissante, voici d’étranges -nouvelles. Un courrier porteur de lettres pour mon frère a parlé dans la -rue. Il annonce des choses invraisemblables. - ---Quoi donc? crièrent plusieurs voix. - ---La Bastille est tombée! - -Personne ne comprit,--comment l’aurait-on pu?--mais tous restèrent -silencieux. Puis: - ---Que voulez-vous dire, monsieur de Saint-Alais, demanda enfin le -président, abasourdi. (Et il leva la main pour faire garder le silence.) -La Bastille est tombée? Comment? Qu’est-ce à dire? - ---Elle a été prise mardi par la populace de Paris, répliqua nettement -Louis, les yeux étincelants, et M. de Launay, le gouverneur, a été -massacré de sang-froid. - ---La Bastille prise? Par la populace? exclama le président incrédule. -C’est impossible, monsieur. Il faut que vous ayez mal compris. - -Louis secoua la tête. - ---Ce n’est que trop vrai, j’en ai peur, dit-il. - ---Et M. de Launay? - ---Cela aussi, je le crains, monsieur le président. - -Alors on s’entre-regarda, pâle et troublé; chacun posait à ses collègues -de muettes questions, tandis qu’au dehors la rumeur de joie désordonnée -se faisait de minute en minute plus nourrie et continue. On -s’entre-regardait avec inquiétude, mal persuadé encore. Cette Bastille, -qui avait traversé tant de siècles, serait donc prise? Le gouverneur -tué? Impossible, se disait-on, impossible. Car autrement, le roi, que -faisait-il? Et l’armée? Et le gouverneur de Paris? - -Le vieux M. de Gontaut, dès qu’il eut réussi à se faire écouter, exprima -la pensée de tous en ces mots: - ---Mais le roi? Sa Majesté n’a pu manquer de châtier les coupables. - -La réponse arriva d’où on ne l’attendait guère, et en termes aussi -imprévus. M. de Saint-Alais, auquel Louis avait remis une lettre, se -leva de son siège, un papier déployé à la main. Il est plus que probable -que s’il eût pris le temps de réfléchir, il aurait vu l’imprudence de -publier tout ce qu’il savait; mais les nouvelles qu’il venait de -recevoir démentaient trop sa confiante sécurité, elles prouvaient trop -bien que l’on reposait sur un terrain mouvant; et la surprise et la -mortification qu’il en ressentait surmontèrent sa prudence. Il parla. - ---J’ignore, dit-il, sur un ton ironique, ce que faisait le roi, à -Versailles; mais je vais vous apprendre à quoi s’est occupée l’armée -dans Paris. Ce sont les gardes-françaises qui ont dirigé l’attaque. -Besenval[6], avec le peu de troupes restées fidèles, s’est retiré. La -ville est au pouvoir de la populace. Flesselles, le prévôt, a été tué, -et Bailly élu maire. Une milice a été constituée et pourvue d’armes. On -a nommé La Fayette général. On a adopté un insigne. On a... - - [6] Lieutenant-général des Suisses et Grisons. - ---Mais, mon Dieu! s’écria le président hagard. C’est une révolte! - ---Précisément, monsieur, répondit Saint-Alais. - ---Et que fait le roi? - -La réponse fut amère: - ---Il est si bon... qu’il ne fait rien. - ---Et les états généraux? l’Assemblée nationale de Versailles? - ---Elle?... Elle non plus n’a rien fait. - ---C’est Paris, alors? dit le président. - ---Oui, monsieur, c’est Paris, répliqua le marquis. - ---Hé quoi, Paris! exclama le président navré. Mais Paris est resté -tranquille si longtemps. - -A cette question, qui était dans l’esprit de chacun, il n’y eut pas de -réponse. Saint-Alais se rassit, et l’Assemblée demeura un instant -frappée de stupeur, accablée sous la nouvelle de ces prodigieux -événements. On n’eût pu trouver meilleur commentaire à la discussion -dans laquelle ils étaient plongés quelques minutes plus tôt. Les membres -avaient rêvé droits, privilèges, exemptions; ils s’éveillaient pour -trouver Paris en feu, l’armée en révolte, l’ordre et la loi dans le -dernier danger. - -Mais Saint-Alais n’était pas homme à délaisser longtemps son rôle, ni -capable d’abdiquer de son plein gré l’ascendant qu’il devait à son -énergie et à son audace. Il se dressa de nouveau, et dans une harangue -passionnée adjura l’Assemblée de se souvenir de la Fronde. Il s’écria: - ---Le Paris d’alors, c’est le Paris d’aujourd’hui. Versatile et -séditieux, inaccessible aux bienfaits, mais toujours prêt à capituler -devant la disette. Soyez assurés que le bourgeois ventru ne se passera -pas longtemps du pain blanc de Gonesse, ni le buveur du vin blanc -d’Arbois! Qu’on leur coupe les vivres, et les fous redeviendront sages, -et les traîtres loyaux. Leur garde nationale? leurs insignes? leur -maire? leur général? Croyez-vous que tout cela tiendra longtemps contre -les forces de l’ordre légitime, contre le roi, la noblesse, le clergé, -contre la France? Non, messieurs, c’est impossible, continua-t-il, en -jetant à la ronde un regard assuré. Paris réclamait la déposition de -Henri le Grand et l’exil de Mazarin; en fait il a rampé à leurs pieds. -Il en sera de même aujourd’hui: à condition que nous restions unis, que -nous soyons inébranlables. Il nous faut veiller à ce que ces désordres -ne se propagent pas. C’est au roi de gouverner, et au peuple d’obéir. Il -en a toujours été ainsi et il en sera ainsi jusqu’à la fin des temps. - -Son discours fut bref, mais aussi opportun et vigoureux; et il eut pour -effet de rassurer l’Assemblée. Cette immense majorité qui dans toute -réunion d’hommes possède l’imagination strictement nécessaire à se -figurer l’avenir sous les couleurs du passé, trouva ses arguments tout à -fait convaincants; et le petit nombre de ceux qui voyaient plus clair et -qui devinaient, soit d’instinct, soit par le raisonnement, que la -situation de la France était pour elle sans précédent historique, -subirent néanmoins la contagion de son assurance. D’unanimes -applaudissements saluèrent sa prosopopée, et dans un tumulte -d’exclamations tous les assistants, qui étaient restés debout, -s’écoulèrent par les passages et se dirigèrent vers la porte. Un désir -de voir et d’entendre ce qui se passait au dehors les poussait à sortir -au plus vite, sans réfléchir qu’après ce qu’ils savaient déjà, il leur -restait peu de chose à apprendre. - -Je partageais moi-même ce désir, et oubliant dans la fièvre de l’instant -quel avait été mon rôle dans le débat du jour, je me hâtai vers la -porte. La Bastille tombée? Le gouverneur tué? Paris au pouvoir de la -populace? De telles nouvelles suffisaient à donner le vertige et à faire -oublier des soucis plus immédiats. Cette même préoccupation ôtait -également la mémoire à ceux qui m’entouraient, et je gagnai la sortie -pêle-mêle avec eux. - -Mais sur le seuil il m’arriva, par inadvertance, de heurter l’un des -Harincourt. Il tourna la tête, me reconnut, et tenta de s’arrêter. Mais -la poussée était trop forte, et il fut emporté loin de moi, tout en se -débattant et grommelant des paroles que je ne compris pas. J’en devinai -le sens, toutefois, en voyant ceux qui étaient à mon niveau, également -incapables de résister, tourner la tête vers moi en ricanant. Je -cherchais la meilleure attitude à garder dans l’altercation qui allait -se produire; mais nous débouchions enfin de l’étroite allée sur la -grand’place--de deux marches en contrebas--et le spectacle que je -découvris me fit oublier aussitôt leur existence. - - - - -CHAPITRE IV - -L’AMI DU PEUPLE - - -Je ne fus pas le seul à m’arrêter, impressionné par ce spectacle auquel -les nouvelles que nous venions d’apprendre--ces étourdissantes et -sinistres nouvelles--donnaient un sens particulier. Nous n’étions pas -encore familiarisés, en France, avec les foules. Depuis des siècles, -l’homme isolé, l’individu, roi, cardinal, évêque ou seigneur, venait-il -à paraître, que sur un seul regard de lui, le nombre, la multitude, -rentrait sous terre et se dispersait en saluant bien bas. - -Mais voici qu’à notre vue se levait l’aube froide et lugubre d’un jour -nouveau. Peut-être, si nous n’avions pas su ce que nous -savions,--c’est-à-dire les nouvelles,--ou si le peuple les avait -ignorées, l’effet produit sur nous, comme sur sa manière d’être, eussent -été différents. Quoi qu’il en soit, la foule qui nous faisait face quand -nous apparûmes sur la grand’place, la foule immense qui nous faisait -face et l’emplissait dans toute sa largeur, silencieuse, aux aguets, -menaçante, n’apparut aucunement intimidée. Ce fut nous, au contraire, -qui demeurâmes stupides, immobilisés chacun dès sa sortie, regardant -tour à tour et consultant son voisin des yeux pour connaître sa pensée. - -Au-dessus de nos têtes se dressait la majestueuse cathédrale, et nous -émergions de son ombre. La plupart d’entre nous étaient accoutumés à -voir cent paysans trembler au froncement de leurs sourcils. Mais d’un -moment à l’autre, en un clin d’œil, comme si ces nouvelles de Paris -avaient sapé les fondements de la société, tout cela était remis en -question. La foule de la grand’place ne tremblait pas. Dans un silence -plus sinistre que des vociférations, elle renvoyait regard pour regard. -Et ce n’était pas tout: quand nous sortîmes, personne ne nous fit place, -et ceux de l’Assemblée qui avaient déjà descendu le perron durent -contourner le plus dense de la cohue pour atteindre l’auberge. Arrivant -après eux nous vîmes ce détail, qui eut sur nous son influence. Nous -étions les nobles de la province; mais nous n’étions que deux cents, et -entre nous et les _Trois Rois_, entre nous et nos chevaux et valets, -s’étendait cette barrière de sombres visages, ces milliers d’hommes -silencieux. - -On ne s’étonnera point que ce spectacle, et ce qu’il renfermait d’inouï, -détournèrent provisoirement ma pensée de M. d’Harincourt et de ses -intentions. Je regardais ailleurs, et il m’ignorait également, ébahi, et -les sourcils contractés. Forcément, il nous fallut descendre, un par un -et à contre-cœur; notre grêle procession défila sous les regards de la -foule, qui répondait par le dédain à notre muet défi. Cahors a gardé le -souvenir de ce premier triomphe du peuple, qui fut aussi le premier pas -des privilégiés vers leur déchéance. Quatre mots l’avaient provoqué. -Quatre mots: «La Bastille est tombée», agglomérant les groupes épars, en -avaient fait ce que nous voyions: le peuple. - -En de telles circonstances il suffisait, pour déterminer une explosion, -de la plus légère étincelle. L’étincelle ne manqua point. M. de Gontaut, -grand et maigre vieillard, contemporain des premiers jours du feu roi, -me précédait de quelques pas. Étant boiteux, il s’appuyait sur une -canne, et en règle générale sur le bras d’un serviteur. Ce matin-là, son -laquais ne paraissait pas, et il trouvait fort gênant de contourner la -place au lieu de la traverser. Néanmoins il ne fut pas assez sot pour se -jeter dans la cohue; et tout se serait bien passé si un gueux du premier -rang n’avait, par hasard peut-être, fait broncher sa canne d’un coup de -pied. M. le baron se retourna furieux, les sourcils hérissés, et frappa -l’individu de son bâton. - ---Arrière, maroufle! s’écria-t-il, frémissant et prêt à redoubler le -coup. Si je te tenais, je t’aurais vite... - -L’homme cracha sur lui. - -M. de Gontaut poussa un juron, et dans un accès d’aveugle rage, appliqua -au malotru plusieurs coups: je ne puis dire leur nombre, bien que je -fusse seulement à quelques pas de là. Sans faire mine de rendre les -coups, l’homme recula, intimidé par la furie du vieux gentilhomme. Mais -ceux qui étaient derrière lui le poussèrent en avant, aux cris de: -«Infamie! A bas la noblesse!» et il tomba sur M. de Gontaut. A l’instant -le baron fut par terre. - -La scène s’était déroulée si rapidement que ses seuls voisins immédiats, -Saint-Alais, les Harincourt et moi, le vîmes tomber. La foule, -apparemment, ne lui voulait pas grand mal, car elle n’avait pas encore -perdu toute retenue. Mais j’étais alors sous l’impression de la triste -fin de M. de Launay, et dans mon imagination surexcitée je me figurai -qu’ils attentaient à la vie de M. de Gontaut. En voyant tomber le -vieillard je m’élançai à son secours. - -Mais Saint-Alais fut plus prompt. Bondissant sur l’agresseur, avec une -rage non moins grande que celle de Gontaut, il le rejeta d’une seule -bourrade dans les bras de ses provocateurs. Puis aidant M. de Gontaut à -se relever, le marquis tira son épée, et projetant de-ci de-là la pointe -étincelante avec l’art d’un escrimeur consommé, en un clin d’œil il -élargit le cercle autour de lui, et les plus proches reculèrent avec des -cris perçants et des malédictions. - -Par malheur il atteignit quelqu’un. L’individu ne fut pas blessé -sérieusement, mais sous la piqûre il s’effondra en beuglant, ce qui -modifia aussitôt les dispositions de la foule. Aux cris mi-gouailleurs -succédèrent des vociférations de rage. Un gourdin fut lancé, que le -marquis reçut en pleine poitrine, ce qui le suffoqua momentanément. Deux -secondes plus tard, il s’élança sur l’homme qui l’avait jeté, mais -l’individu prit la fuite, et la foule, avec une huée de triomphe, se -referma derrière lui. Ainsi arrêté dans sa poursuite, Saint-Alais n’eut -plus d’autre ressource que de battre en retraite, ou de blesser des gens -qui ne lui avaient rien fait. - -Il fit volte-face en lançant un sarcasme et rengaina son épée. Mais à -peine eut-il le dos tourné qu’il reçut un caillou sur la tête, et il -s’étala de son long. En le voyant tomber, la foule poussa un hurlement, -et une demi-douzaine d’hommes se précipitèrent pour le fouler aux pieds. - -Les têtes s’échauffaient; cette fois je ne me trompais plus en lisant le -crime dans les yeux de tous. Les beuglements de l’homme qu’il avait -blessé, encore que celui-ci eût plus de peur que de mal, ne leur sortait -pas des oreilles. L’un des Harincourt renversa le plus avancé, mais loin -de les intimider, cela ne fit que les exaspérer. En un instant il fut -roué de coups et rejeté en arrière, aux trois quarts assommé, et la -foule se rua sur sa victime. - -Je m’élançai. Mais j’eus à peine le temps de couvrir Saint-Alais de mon -corps en criant: «C’est abominable! Honte à vous!» et d’en faire reculer -un ou deux; un cercle de visages menaçants et de bras déjà levés nous -entouraient, et mon intervention n’allait servir à rien qu’à me faire -partager son sort, si en cet instant critique je n’avais été reconnu. -Buton, le forgeron de Saux, qui était aux premiers rangs, proclama mon -nom, et se retournant refoula ses voisins de ses deux bras écartés. -Malgré sa force prodigieuse, il ne contenait le torrent qu’avec peine, -mais ses cris désespérés furent à la fin entendus et compris. D’autres -me reconnurent, la foule s’écarta. Un cri s’éleva: «Vive Saux! Vive -l’ami du peuple!» puis le cri fut repris de côté et d’autre, tant que -bientôt toute la grand’place retentit de cette acclamation. - -J’ignorais encore la versatilité des foules, et qu’elles passent dans le -cours d’un instant de «A bas!» à «Vive!» Malgré moi, et tout en me le -reprochant, je sentis mon cœur se dilater au son de ces «Vive Saux, vive -l’ami du peuple!» Mes égaux m’avaient bafoué, mais le peuple--ce peuple -dont les visages offraient aujourd’hui un aspect nouveau, ce peuple à -qui une seule phrase: «La Bastille est tombée», conférait une nouvelle -vie--le peuple m’acclamait. Sur-le-champ, alors même que je leur criais -à tous et leur faisais signe de se taire, je vis dans un éclair ce que -renfermait cette popularité; elle pouvait me donner le pouvoir et le -tribunat! «Vive Saux, vive l’ami du peuple!» Les airs retentissaient de -ce cri; les coupoles de la cathédrale me le renvoyaient. Je me sentis -soulevé sur ses ondes; je me sentis pendant cette minute un autre homme, -un homme supérieur! - -Mais je rencontrai le regard de Saint-Alais, et je retombai sur la -terre. Il s’était relevé, pâle de rage, et il époussetait avec son -mouchoir la poussière de son habit. Un filet de sang coulait de la -blessure de son crâne, mais il ne s’en souciait, tout occupé à me -considérer fixement, comme s’il lisait mes pensées. Dès que se fut -rétabli un silence relatif, il parla. - ---Si vos amis en ont tout à fait terminé avec nous, monsieur de Saux, -peut-être pourrions-nous rentrer? dit-il d’une voix mal assurée. - -Je balbutiai une réponse vague, et m’apprêtai à l’accompagner, bien que -le chemin de mon auberge fût dans la direction opposée. Nous n’avions -avec nous que les deux Harincourt et M. de Gontaut. Les autres membres -de l’Assemblée s’étaient dépêtrés de la foule, ou bien considéraient la -bagarre du perron du Chapitre où ils étaient restés, séparés de nous par -une muraille de peuple. J’offris mon bras à M. de Gontaut; mais avec un -salut glacial il le refusa pour prendre celui de Harincourt; et quand je -me rapprochai de lui, M. le marquis me déclara, avec un froid sourire, -qu’on ne voulait pas me retenir davantage. - ---Nul doute que nous ne soyons en sûreté, railla-t-il, si vous voulez -bien donner des ordres à ce sujet. - -Je m’inclinai sans répliquer; il s’inclina, et s’éloigna. Mais la foule -avait trop bien compris son attitude, ou elle crut à une altercation -entre nous, car aussitôt qu’il se mit en marche il s’éleva une huée. -Plusieurs cailloux volèrent, en dépit des efforts de Buton pour -l’empêcher; et la petite troupe n’avait pas fait vingt pas que la presse -se referma sur elle, avec des cris sauvages. Gênés par la présence de -l’invalide, les trois compagnons de M. de Gontaut ne pouvaient rien. -J’aperçus fugitivement Saint-Alais, une joue en sang, qui couvrait -vaillamment de son corps la personne du vieux gentilhomme. Alors je les -suivis, la foule s’écarta avec empressement sur mon passage, des vivats -éclatèrent de nouveau, et la grand’place sous l’ardent soleil de juillet -semblait une mer de bras agités. - -Je fus accueilli par M. de Saint-Alais. Il restait souriant, et avec un -admirable empire sur lui-même il sut à la fois surmonter son humiliation -et changer ses batteries. - ---Je crains bien, tout compte fait, d’avoir à vous déranger, dit-il -poliment. M. le baron n’est plus un jeune homme, et votre peuple, -monsieur de Saux, est quelque peu turbulent. - ---Que puis-je faire? demandai-je avec contrainte. - -Je n’avais pas le cœur de les abandonner à leur sort, et en même temps -j’étais médiocrement tenté de recevoir le fardeau qu’on allait -m’imposer. - ---Nous reconduire jusque chez nous, dit-il aimablement. - -Et il tira sa tabatière pour prendre une prise. - -La foule était redevenue silencieuse, mais ne perdait pas un seul de nos -gestes. - ---Si vous croyez que cela puisse vous être utile, répondis-je. - ---N’en doutez pas, fit-il avec vivacité. Vous savez, monsieur le -vicomte, que l’on naît et que l’on meurt à chaque minute? En vérité je -vous le dis, bien que nul roi ne soit mort, il nous est né un nouveau -roi. - -Je me cabrai sous le sarcasme, et le mépris railleur de ses yeux. Mais -je ne pouvais que céder, et m’inclinant je m’apprêtai à les accompagner. -La foule s’ouvrit devant nous, et nous nous éloignâmes parmi des -invectives mêlées d’acclamations. Mon intention était seulement de les -aider à franchir le plus gros de la cohue, puis d’aller par le plus -court à mon auberge, prendre mes chevaux pour décamper. Mais un -détachement de la foule continua de nous suivre par les rues, et -m’empêcha de mettre mon projet à exécution. Ce fut presque à mon insu -que nous arrivâmes à la porte de l’hôtel de Saint-Alais, toujours suivis -de notre farouche escorte. - -La marquise et sa fille, en compagnie de leurs femmes, se trouvaient sur -le balcon, aux aguets; au-dessous d’elles, à la porte, se groupaient les -serviteurs effrayés. En nous apercevant, Mme de Saint-Alais quitta son -poste d’observation et apparut sur le seuil, où la livrée lui fit place. -Elle jeta les yeux avec stupeur sur nous d’abord, puis sur la canaille -qui nous suivait. Quand elle vit du sang sur la cravate de Saint-Alais, -elle lui demanda tout émue s’il était blessé. - ---Pas du tout, madame, répondit-il avec insouciance. Mais M. de Gontaut -a fait une chute. - ---Qu’est-il donc arrivé? demanda-t-elle avec vivacité. Toute la ville -semble devenue folle! J’ai ouï un grand bruit tout à l’heure, et la -valetaille rapporte une histoire insensée concernant la Bastille. - ---L’histoire est vraie. - ---Hé quoi! La Bastille... - ---A été prise par la lie du peuple, madame, et M. de Launay massacré. - ---Impossible! s’écria la marquise, les yeux étincelants. Ce vieillard? - ---Si fait, répliqua Saint-Alais, avec une suavité perfide. Messieurs du -Peuple ne font pas acception de personnes. Par bonheur, poursuivit-il, -en m’adressant un sourire qui me fit monter le sang à la face, ils ont -des chefs plus prudents et judicieux qu’eux-mêmes. - -Mais la marquise ignora ces derniers mots. Elle n’avait de pensée que -pour ces abasourdissantes nouvelles de Paris. Elle restait là, les joues -en feu, les yeux pleins de larmes; elle connaissait de Launay. - ---Oh! mais le roi va les châtier! s’écria-t-elle enfin. Les misérables! -les ingrats! On devrait les rouer vifs! Je suis sûre que le roi les a -déjà châtiés? - ---Il y viendra un jour, s’il ne l’a encore fait, répondit Saint-Alais. -Mais pour l’heure, vous comprendrez sans peine, madame, que les choses -sont un peu désorganisées. Les gens ont la tête tournée, et ne se -connaissent plus. Ici même nous avons eu quelque bagarre. M. de Gontaut -a été malmené, et je ne m’en suis pas tiré tout à fait indemne. Si M. de -Saux n’avait son peuple aussi bien en main, poursuivit-il, en me lançant -un regard souriant, je crois bien que nous aurions vu pis. - -La marquise me considérait fixement, et à mesure qu’elle commençait à -comprendre, je crus la voir se congeler devant moi. La vie se retira de -son masque hautain. Elle me dévisagea sévèrement. Derrière elle, -j’entr’aperçus les yeux effrayés de Denise et des serviteurs aux -écoutes; puis elle interrogea: - ---Ceux-là font-ils partie du peuple de M. de Saux? - -Et elle s’avança d’un pas, en désignant la troupe de malandrins qui -avaient fait halte à quelque distance et nous surveillaient d’un air -indécis. - ---Rien qu’une poignée, madame, fit Saint-Alais d’un air détaché, -simplement ses gardes du corps. Mais ne parlez pas trop mal de lui; car, -étant ma mère, vous devez lui avoir de l’obligation. S’il ne m’a pas -tout à fait sauvé la vie, il a sauvé du moins mon esthétique. - ---Il vous a sauvé grâce à ceux-là? fit-elle méprisamment. - ---Grâce à ceux-là ou de ceux-là, reprit-il gaiement. D’ailleurs, pour un -jour ou deux, sa protection peut nous être utile. Je suis assuré, -madame, que si vous la lui demandez il ne la refusera pas. - -Je subissais, furieux et impuissant, les coups de cravache de sa langue, -et Mme de Saint-Alais me regardait toujours. Elle dit enfin: - ---Se peut-il que M. de Saux se soit associé à des gredins pareils? (Et -d’un geste de souverain mépris elle désignait la tourbe haineuse que -j’avais derrière moi.) Avec des misérables qui... - ---Tout doux, madame, fit M. le marquis à sa façon caustique. Vous allez -trop loin. Actuellement ils sont nos maîtres, et M. de Saux est des -leurs. Nous devons donc... - ---Nous ne devons pas! répliqua-t-elle impétueusement, dressée de toute -sa taille, tandis que ses yeux lançaient des éclairs. Comment! vous -voudriez que j’aie des ménagements pour le rebut de la ville? Pour la -boue de mes souliers? Pour les balayures du ruisseau? Jamais! Ni moi ni -les miens n’avons rien de commun avec des traîtres. - ---Madame! m’écriai-je, poussé à bout par son injustice. Vous vous -oubliez! S’il m’a été donné de me placer entre votre fils et le danger, -ce n’est pas grâce à la vilenie dont vous m’accusez. - ---Dont je vous accuse? s’écria-t-elle. Mais quel besoin d’accusation, en -présence de ces ignobles individus qui vous escortent? Est-il -indispensable de crier «A bas le roi!» pour être un traître? Celui-là -n’est-il pas aussi coupable, qui nourrit de faux espoirs et trompe les -ignorants? Qui insinue ce qu’il n’ose dire, et fait entrevoir ce qu’il -n’ose promettre? N’est-ce donc pas là la pire des traîtrises? Honte sur -vous, monsieur! reprit-elle. Si votre père... - ---Oh! m’écriai-je, ceci est intolérable! - -Elle me renvoya le mot avec une raillerie amère. - ---Oui, intolérable! Il est intolérable que les forteresses du roi soient -prises par la canaille, et des vieillards tués par des va-nu-pieds! Il -est intolérable que des gentilshommes oublient leur naissance au point -de s’abaisser jusqu’à la meute! Il est intolérable que le nom du roi -soit vilipendé et affublé de sobriquets! Tous ces faits sont -intolérables, mais ils ne sont pas de notre fait. C’est votre œuvre. Et -quant à vous (et me dépassant soudain, elle apostropha la troupe de -gueux arrêtés à quelques pas et l’écoutant d’un air farouche), quant à -vous, pauvres sots, ne vous y trompez pas. Ce gentilhomme vous a raconté -sans doute qu’il n’y a plus de roi en France, qu’il n’y aura plus -d’impôts, ni de corvées; que les pauvres seront riches, et que tout le -monde sera noble! Soit! croyez-le si cela vous amuse. Il y a eu des -pauvres et des riches, des nobles et des roturiers, des oisifs et des -travailleurs, depuis que le monde est monde et qu’il y a un roi en -France. N’importe, croyez-le si cela vous amuse. Mais pour l’heure, -allez-vous-en. Éloignez-vous de mon hôtel. Allez-vous-en, ou j’appelle -mes valets qui vous chasseront par les rues à coups de fouet comme des -chiens! A vos niches, ouste! - -Elle frappa du pied, et j’eus l’étonnement de voir ces hommes, qui -auraient dû comprendre l’inanité de sa menace, se retirer piteusement, -tels les chiens auxquels on les comparait. A la minute, la rue était -vide. Je n’en croyais pas mes yeux: ces mêmes hommes qui avaient failli -tuer M. de Gontaut, qui avaient lapidé M. de Saint-Alais, se laissaient -dompter par une femme! Quand le dernier eut disparu, elle revint à moi, -la face animée, les yeux pleins de mépris. - ---Voilà, monsieur, dit-elle, retenez bien cette leçon. Voilà votre brave -peuple! Et maintenant, monsieur, allez-vous-en aussi! Dorénavant ma -maison n’est plus faite pour vous recevoir. Je ne veux pas abriter de -traîtres sous mon toit; non, pas même un seul instant. - -Du geste elle m’ordonnait de partir, avec le même mépris altier qui -avait maté la foule; mais avant de m’éloigner je lui dis devant tous: - ---Vous étiez l’amie de mon père, madame. - -Elle me regarda durement, et ne répondit pas. - ---Il eût donc été plus séant à vous, repris-je, de me secourir, au lieu -de me blesser. En tout cas, fussé-je le plus loyal sujet de Sa Majesté, -vous avez fait tout le nécessaire pour m’induire en trahison. A -l’avenir, madame la marquise, je vous prie de ne pas l’oublier. - -Et je m’éloignai, frémissant de rage. - -La foule cependant avait diminué sur la place, mais elle refluait dans -les rues adjacentes, où par groupes l’on discutait les événements avec -passion, et le mot «Bastille» volait sur toutes les lèvres. A ma vue, -l’on faisait place, et l’on se découvrait. Des «Dieu vous bénisse, -monsieur de Saux», et des «Vous êtes un bon, vous!» me caressaient les -oreilles. Il y avait moins de bruit et moins de fièvre que dans la -matinée, mais il régnait un air de détermination auquel on ne pouvait se -méprendre. - -Il laissait si peu de doute que les boutiquiers, midi à peine sonné, -avaient fermé leurs échoppes et les mitrons leurs boulangeries. Un -calme, plus menaçant que la tempête qui l’avait précédé, s’appesantit -sur la ville. La majorité de l’Assemblée s’était dispersée en hâte, car -je ne vis pas un seul de ses membres; mais le bruit courait qu’ils -s’étaient rendus en corps à la caserne. Personne ne me molesta--la chute -de la Bastille eut cela de bon pour moi--et je montai à cheval et sortis -de la ville, sans avoir même rencontré Louis. - -A vrai dire, j’étais anxieux de me retrouver chez moi, anxieux de -consulter le seul homme qui, me semblait-il, pouvait me diriger dans -cette vicissitude. Je le voyais clairement, deux routes s’offraient à -moi: l’une facile et unie, bien que dangereuse, l’autre âpre et -rebutante. La marquise m’avait qualifié de tribun du peuple, de prétendu -Retz, de prétendu Mirabeau. Le peuple avait crié mon nom, m’avait -proclamé son sauveur. Devais-je m’affubler de ce titre? Devais-je -accepter ce rôle? Ma caste m’avait rejeté. Saisirais-je le périlleux -honneur que l’on m’offrait, pour triompher avec le peuple ou tomber avec -lui? - -Avec le peuple? Ces mots sonnaient bien, mais ils avaient alors un sens -plus vague qu’aujourd’hui, et je me demandai, parmi tous ceux qui -avaient embrassé sa cause, lesquels avaient triomphé? Une émeute de la -faim, un tumulte, une révolte locale,--celle par exemple qui coûtait la -vie à M. de Launay,--de ces choses-là, oui, le peuple s’en était montré -capable; mais jamais d’une victoire durable. Toujours le roi avait -maintenu son pouvoir, toujours les nobles avaient gardé leurs -privilèges. Pour quelles raisons aujourd’hui en serait-il autrement? - -Les raisons ne manquaient pas. Oui, certes; mais elles me semblèrent -moins décisives, et les précédents militèrent plus fortement contre -elles, lorsque j’en vins à songer, avec timidité, de m’en faire un -levier. Surtout j’affrontais mal l’odieux de déserter mon ordre. -Jusqu’ici j’étais demeuré innocent; c’était à tort que l’on m’avait fait -la grimace. Mais si j’acceptais le rôle que l’on m’assignait, non -seulement je devais m’attendre au pis en cas d’échec, mais le succès -ferait de moi un paria. Tribun du peuple, je devenais un proscrit pour -mes pairs! - -Tout en poursuivant ces pensées, je pressais mon cheval avec vigueur; et -je ne doutais pas d’être le premier qui apportât ces nouvelles à Saux. -Mais le plus surprenant de cette époque fut la vélocité avec laquelle -les bruits de ce genre parcouraient le pays. Ils se transmettaient de -bouche en bouche; un regard y suffisait; l’air même semblait les porter. -Ils dépassaient le plus rapide voyageur. - -Partout donc où j’arrivai, la nouvelle était connue. Connue de ceux qui -se tenaient depuis des jours à la croisée des chemins, dans l’attente -d’ils ne savaient quoi; connue d’hommes aux regards torves qui sur les -ponts des villages conversaient à voix basse en surveillant les tours du -château; connue des régisseurs et factotums, gens de la trempe de -Gargouf, qui l’accueillaient d’un sourire incrédule, ou vous parlaient, -comme Mme de Saint-Alais, du roi, de sa bonté, et de tous ceux qu’il -ferait pendre à cette occasion. Connue, enfin, de l’abbé Benoît, dont je -voulais prendre conseil. Il m’attendait près de la grille du château, à -l’ancienne place du carcan. Il faisait trop noir pour distinguer ses -traits, mais je le reconnus à la coupe de sa soutane et à la forme de -son chapeau. J’envoyai Gilles et André devant, et il remonta l’avenue à -mon côté, la main sur l’arçon de ma selle. - ---Eh bien! monsieur le vicomte, la chose est arrivée, pour finir, -dit-il. - ---Vous avez appris? - ---Buton m’a raconté. - ---Hé quoi! il est ici? demandai-je avec étonnement. Je l’ai vu à Cahors -il n’y a pas trois heures. - ---Ces nouvelles-là donnent des ailes, répondit avec force l’abbé Benoît. -Je le répète, la chose est arrivée. Elle est arrivée, monsieur le -vicomte. - ---En partie, dis-je, prudemment. - ---Tout à fait, répliqua-t-il avec confiance. La populace a pris la -Bastille, mais qui s’est mis à sa tête? Les soldats, les -gardes-françaises. Or, monsieur le vicomte, si l’armée n’est plus sûre, -c’est fini des abus, fini des exemptions, des extorsions, des disettes, -fini des Foullon et Berthier[7], fini de pressurer le pauvre, de... - - [7] Berthier, intendant de Paris, pendu par les vainqueurs de la - Bastille, ainsi que son beau-père Foullon. - -Je coupai court à la litanie du curé. - ---Mais si la troupe se met avec la populace, où s’arrêtera-t-on? fis-je. - ---C’est à nous d’y veiller, répondit-il. - ---Venez souper avec moi, dis-je. J’ai quelque chose à vous exposer, et -aussi à vous demander. - -Il ne se fit pas prier. - ---Car je ne saurais dormir cette nuit, dit-il, les yeux étincelants. -Voilà de grandes, de superbes nouvelles, monsieur le vicomte. Votre père -s’en serait réjoui. - ---Et M. de Launay? lançai-je en mettant pied à terre. - ---On ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs, répondit-il -fermement, bien que sa mine s’allongeât un peu. Ses pères ont péché, et -il en a subi la peine. Mais Dieu donne le repos à son âme! J’ai ouï dire -que ce fut un juste. - ---Et qui est mort à son poste, répliquai-je assez vertement. - ---Amen, conclut l’abbé Benoît. - -Mais je ne me rendis pas pleinement compte de l’impression que les -nouvelles avaient faite sur le curé, avant d’être installé avec lui dans -le salon noisette,--que la livrée appelait la salle anglaise,--les -flambeaux entre nous, au moment du dessert. Alors, tandis qu’il parlait -ou m’écoutait, je vis l’émotion agiter ses membres longs et grêles, et -contracter son visage émacié. - ---C’est la fin, dit-il. N’en doutez pas, monsieur le vicomte, c’est la -fin. Votre père m’a répété maintes fois que dans l’argent réside le nerf -du pouvoir. C’est avec l’argent, disait-il, que l’on paye l’armée, et -tout repose sur l’armée. Récemment, c’est l’argent qui a manqué. -Aujourd’hui, l’armée fait défection. Il ne reste plus rien. - ---Et le roi? fis-je, parodiant à mon insu Mme la marquise. - ---Dieu protège Sa Majesté! répondit de bon cœur le curé. Ses intentions -sont pures et maintenant il va pouvoir les réaliser, puisque la nation -est avec lui. Mais sans la nation, sans argent ni armée, il n’est qu’un -mot. Et ce mot n’a pas sauvé la Bastille. - -Alors, débutant par ce qui s’était passé à la soirée de Mme de -Saint-Alais, je lui racontai tout ce qui m’était arrivé: le serment des -épées, le débat de l’Assemblée, l’émeute sur la place, et pour finir, je -lui rapportai en quels termes rudes la marquise m’avait donné mon congé. -Tout. Mon récit l’agita extraordinairement. Lorsque j’en vins à décrire -la scène de la Chambre, il ne put rester en place, et dans son -enthousiasme, il arpentait le salon, en parlant tout seul. Et quand je -lui dis comment la foule avait crié: «Vive Saux!» il répéta les mots -posément et me regarda d’un air enchanté. A la fin, tout en rougissant, -et m’interrompant de temps à autre, tout en jouant avec mon pain pour -cacher mon trouble, je lui exposai les pensées qui m’assaillirent sur le -chemin du retour, et l’alternative où je me voyais. Mais alors, il -reprit son siège, et se mit lui aussi à émietter son pain en silence. - - - - -CHAPITRE V - -LA DÉPUTATION - - -Il resta muet si longtemps, les yeux fixés sur la table, que je finis -par m’en formaliser, me demandant quelle mouche le piquait, et pourquoi -il se taisait et ne me disait pas les choses que j’attendais. Je -prévoyais si bien quel conseil il me donnerait, que dès le début j’avais -revêtu mon récit de la couleur appropriée. J’avais laissé voir mon -amertume; loin de taire aucune parole méprisante, je lui avais fourni -tous les matériaux dont il pouvait avoir besoin pour me donner le -conseil que je lui mettais d’avance sur les lèvres. - -Mais il ne parlait toujours pas. Cent fois je l’avais ouï affirmer sa -sympathie envers le peuple, sa haine de la corruption, de l’égoïsme, des -abus gouvernementaux; moins d’une heure auparavant, ses yeux -étincelaient quand il parlait de la chute de la Bastille. C’était sur -ses conseils que j’avais fait brûler le carcan; sur ses instances que -j’avais consacré une forte somme à nourrir le village au cours de la -disette, l’année précédente. Et maintenant, alors que je m’attendais à -le voir se lever et me presser de jouer mon rôle, il se taisait! - -Je n’y tins plus à la fin. - ---Eh bien? dis-je, avec irritation. N’avez-vous rien à me dire, monsieur -le curé? - -Et je déplaçai l’un des flambeaux afin de mieux distinguer ses traits. -Mais il tenait toujours les yeux baissés, évitant mon regard, l’air -pensif, les doigts occupés avec les miettes. - ---Monsieur le vicomte, dit-il enfin, posément, par la mère de ma mère, -je suis, moi aussi, noble. - -Je tombai de mon haut, non que ce fût là une nouvelle pour moi, mais -parce que je voyais où il voulait en venir. - ---Et à cause de cela, dis-je, vous voudriez... - -Il m’arrêta d’un geste. - ---Non, dit-il doucement. Je ne voudrais pas. Car, malgré tout, je suis -peuple de naissance, et pauvre par vocation. Mais... - ---Mais quoi? dis-je, agacé. - -Au lieu de répondre, il se leva, et s’emparant de l’un des flambeaux, se -dirigea vers le mur que décorait un portrait en pied de mon père, -encadré d’une curieuse guirlande de feuillage ciselé. Il épela le nom -inscrit au-dessous: - ---«Antoine du Pont, vicomte de Saux», fit-il comme à part lui. Ce fut un -juste, et un ami du pauvre. Dieu l’ait en sa sainte garde! - -Il s’attarda un peu à rêver sur le grave et noble visage, qui lui -rappelait sans doute beaucoup de choses; puis tenant la bougie haute, il -passa au tableau qui faisait pendant au premier, de l’autre côté de la -table. Il lut: - ---«Adrien du Pont, vicomte de Saux, colonel du Royal-Flandre.» Tué, je -crois, à Minden. «Chevalier de Saint-Louis, et de la Maison du roi.» Un -beau gentilhomme et certes aussi vaillant. Je ne l’ai pas connu. - -Je ne répondis pas, mais je commençai à rougir quand il passa au -troisième tableau, derrière moi. - ---«Antoine du Pont, vicomte de Saux», lut-il, la bougie en main. -«Maréchal et pair de France, chevalier des ordres royaux, colonel de la -Maison du roi et membre du Conseil privé.» Mourut de la peste à Gênes, -en 1710. J’ai ouï dire qu’il avait épousé une Rohan. - -Il le regarda longuement, puis s’approcha du quatrième lambris, et resta -silencieux une minute. - ---Et celui-ci? dit-il enfin. C’est, je crois, une noble figure entre -toutes. «Antoine, seigneur du Pont de Saux, de l’ordre de saint Jean de -Jérusalem.» Propagateur de la langue française. Mourut à La Valette, -l’année d’après le grand siège, de ses blessures, disent les uns, de ses -travaux et fatigues inouïs, dit l’ordre. Un soldat chrétien. - -Ce tableau était le dernier. Quand il l’eut considéré un peu, il -rapporta la bougie et la reposa auprès des deux autres sur la table -luisante. Cette surface polie, avec les panneaux des murs, absorbait -toute la lumière, et nos visages, seuls visibles dans un halo de clarté, -se détachaient sur un fond obscur. Il me fit une inclination. - ---Monsieur le vicomte, prononça-t-il enfin, d’une voix légèrement émue, -vous êtes d’une noble race. - -Je haussai les épaules. - ---C’est entendu, fis-je. Et après? - ---Je n’ose vous donner de conseils. - ---Mais la cause est bonne! m’écriai-je. - ---Oui, répondit-il posément, je le répète depuis toujours. Je n’ose me -dédire aujourd’hui. Mais... la cause du peuple est celle du peuple. -Laissez-la au peuple. - ---C’est vous qui me parlez ainsi! répliquai-je en le considérant, -perplexe et irrité. Vous qui m’avez cent fois déclaré que je suis du -peuple! que la noblesse sort du peuple! qu’il n’y a en France que deux -catégories: le roi et le peuple! - -Il sourit un peu tristement, et tapota des doigts sur la table: - ---Je parlais en théorie, avoua-t-il. Au moment de mettre cette théorie -en pratique, le cœur me fait défaut. Car moi aussi j’ai un peu de sang -noble dans les veines, monsieur le vicomte, et je m’y connais. - ---Je ne vous comprends plus, dis-je déconcerté. Vous soufflez le chaud -et le froid, monsieur le curé. Je vous disais il n’y a qu’un instant que -j’ai parlé en faveur du peuple à la séance de la noblesse, et vous -m’approuviez. - ---Vous avez noblement agi. - ---Et maintenant? - ---Je dis la même chose, répliqua l’abbé Benoît d’un air pénétré. Vous -avez noblement agi. Combattez pour le peuple, monsieur le vicomte, mais -parmi les vôtres. Faites entendre votre voix là où vous ne récolterez -rien d’autre que blâme et déconsidération. Mais s’il faut en venir, si -nous en sommes venus à une lutte entre votre classe et le vulgaire, -entre la noblesse et la roture, si un noble doit se ranger aux côtés de -ses pairs ou se mettre à la solde du peuple, alors (la voix de l’abbé -Benoît hésita un peu, et sa main pâle et émaciée tambourina doucement -sur la table) j’aimerais mieux vous voir parmi les rangs de vos pairs. - ---Contre le peuple? - ---Oui, contre le peuple, répondit-il, avec une légère hésitation. - -J’étais abasourdi. - ---Mais, juste ciel! m’écriai-je, la plus élémentaire logique... - ---Ah! reprit-il en hochant mélancoliquement la tête et me considérant -avec bonté. Là-dessus vous me tenez. J’ai contre moi la logique. La -raison également. La cause du peuple, la cause de la réforme, de -l’honnêteté, du blé à bas prix, de la justice égale pour tous, _doit_ -être une bonne cause. Et celui qui la soutient _doit_ être dans le vrai. -Je le concède, monsieur le marquis. Il y a plus. Si le peuple est livré -à lui-même pour défendre sa cause, on risque des excès plus grands. Je -m’en rends compte. Mais le sentiment ne me permet pas d’agir selon ma -raison. - ---Pourtant, M. de Mirabeau? fis-je. Vous l’avez devant moi qualifié de -grand homme. - ---C’est juste, répondit l’abbé sans détourner les yeux des miens, et -toujours tambourinant en sourdine sur la table. - ---Je vous ai entendu parler de lui avec admiration. - ---Souvent. - ---Et de M. de La Fayette? - ---Aussi. - ---Et des Lameth[8]? - - [8] Trois frères d’une famille noble de Picardie, tous trois députés - aux états généraux ou à la Législative, et partisans d’une sage - liberté. - -Le curé fit un signe d’assentiment. - ---Tous ceux-là pourtant, insistai-je, tous ceux-là sont des nobles... -des nobles qui mènent le peuple! - ---Oui, fit-il. - ---Et vous ne les blâmez pas? - ---Non, je ne les blâme pas. - ---Et même vous les admirez! Vous les admirez, l’abbé! répétai-je, le -tenant sous mon regard. - ---Je le sais bien, dit-il. Je sais que je suis faible et incohérent. -Voire pis, monsieur le vicomte, en ce je n’ai pas le courage de mes -convictions. Mais si j’admire ces hommes, si je les trouve grands et -généreux, j’ai ouï parler d’eux tout différemment; et, c’est peut-être -une faiblesse, mais je vous ai connu enfant, et je ne voudrais pas que -l’on parlât de vous de la sorte. Il y a des choses que nous admirons à -distance, continua-t-il en me regardant avec malice, pour cacher la -tendresse qui perçait dans son regard, et que néanmoins nous n’aimons -pas rencontrer chez ceux qui nous sont chers. L’odieux jeté sur un -étranger ne nous touche pas; sur nos amis, ce serait plus cruel que la -mort. - -Il s’arrêta, car la voix lui manquait; et nous restâmes une minute muets -tous les deux. Cependant, je ne voulus pas lui laisser voir combien ses -paroles m’avaient touché, et, comme en manière de diversion: - ---Mais mon père? dis-je. Il était bien du parti de la réforme! - ---Oui, de la réforme par les nobles, pour le peuple. - ---Mais les nobles m’ont rejeté! répliquai-je. Pour m’être avancé d’un -pas, j’ai tout perdu. N’en ferai-je pas deux, pour regagner ce tout? - ---Regagner ce tout?... fit-il posément, et perdre combien? - ---Même si le peuple est vainqueur? Et vous dites qu’il le sera. - ---Même alors, répondit-il doucement. Tribun du peuple, mais proscrit! - -C’étaient les expressions mêmes que je m’étais appliquées durant mon -retour; et je tressaillis. Avec une clarté soudaine leur signification -plénière m’apparut; et je compris pourquoi l’abbé Benoît avait si -longtemps balancé à mon sujet. Avec les plus pures intentions et le plus -sublime courage, je ne pouvais me faire autre que je n’étais. Je -m’élèverais, si le succès couronnait mes efforts, à un degré de superbe -isolement: suspect au peuple, dont je serais le bienfaiteur; haï et -maudit par les nobles, pour ma désertion. - -Devant cette perspective, d’autres auraient été loin de reculer; elle en -eût même alléché certains. Mais je n’avais rien du héros, en cet instant -de vision lucide. D’antiques préjugés s’émurent dans mes veines; de -vieilles traditions, nées de siècles de prééminence et de privilège, -s’éveillèrent en ma mémoire. Un frisson de doute et de méfiance--tels -ceux qui ont dû harceler les réformateurs de la première heure, et les -faire broncher, sauf les plus hardis--me parcourut, cependant que je -considérais le curé à la lueur des flambeaux. Je redoutai le peuple, -l’inconnu. La vocifération de triomphe qui avait déchiré les airs sur la -place du Marché de Cahors, les féroces huées qui avaient accueilli la -chute de Gontaut, retentirent de nouveau à mes oreilles. Je me rejetai -en arrière, tel celui qui se voit sur le bord d’un précipice, et à -travers les flots de brume entr’ouverts une seconde par le vent, -découvre les rocs fatals aux pointes hérissées qui l’attendent au bas. - -Ce fut là un moment d’extraordinaire clairvoyance. Il passa bientôt, à -vrai dire, et je n’aperçus plus autour de moi que la chambre silencieuse -et le brave curé qui mouchait par contenance l’une des longues bougies; -mais son effet persista en moi. Lorsque l’abbé eut pris congé et que la -maison fut close, je me promenai durant une heure au long de l’avenue de -noyers; tantôt arrêté à considérer la route, visible entre les grilles -ouvertes; tantôt lui tournant le dos, pour contempler la sombre masse du -château à toit plat flanqué de sa tour et de ses poivrières. - -Ma décision était prise, je resterais à l’écart. Je saluerais avec joie -la réforme, je ferais dans mon entourage tous mes efforts pour hâter sa -venue, mais je ne me dresserais pas une seconde fois contre mes pairs. -J’avais eu le courage de mes opinions. Désormais, personne ne pouvait -dire que je les avais dissimulées; mais après cela je resterais à -l’écart et attendrais les événements. - -Un coq chanta derrière la maison, désheuré; et du fond des ténèbres, -par-dessus les champs silencieux, m’arriva le lointain aboiement d’un -chien. Comme je l’écoutais, sous le regard serein des étoiles, l’injure -que Saint-Alais m’avait faite se réduisit peu à peu à ses véritables -proportions. Je songeai à Denise, à ma fiancée perdue, avec un léger -regret, nuancé presque de badinage. Que dira-t-elle de cette brusque -rupture? me demandais-je. Cette singulière perte de son fiancé -éveillerait-elle sa curiosité, son intérêt? Ou bien, sortie à peine du -couvent, croirait-elle que c’est là dans le monde la marche ordinaire -des choses, que les fiancés vont et viennent, et que les soirées ont -comme terminaison naturelle une émeute? - -Je riais tout bas, heureux de m’être décidé. Mais si j’avais su, en -écoutant le frémissement des peupliers sur la route, et les bruits qui -me parvenaient du vaste monde ténébreux, ce qui se passait dans ce -monde; si j’avais su cela, j’aurais éprouvé plus de satisfaction encore. -Car on était au mercredi 22 juillet, et cette nuit-là Paris palpitait au -sortir de singuliers spectacles. Pour la première fois Paris venait -d’entendre le cri sinistre: «A la lanterne!» et de voir un homme, un -vieillard à cheveux blancs, pendu et torturé jusqu’à la mort. Un autre, -l’intendant même de la cité, venait d’être renversé, foulé aux pieds et -mis en pièces dans les rues de son ressort, publiquement, en plein jour, -sous les yeux de milliers de gens. Paris avait vu ces choses, en -tremblant; et d’autres encore, des choses qui firent blêmir les -réformateurs, et qui révélèrent à tous les êtres pensants que derrière -La Fayette, derrière Bailly, la municipalité et le comité électoral, -grondaient et bouillonnaient les forces en éveil des Faubourgs, tout -Saint-Antoine et tout Saint-Marceau. - -Que pouvait-on, que devait-on attendre, lorsque de telles violences -demeuraient impunies, sinon de les voir se généraliser? Dans le cours -d’une semaine, les provinces suivirent l’exemple de Paris. Déjà, le 21, -la populace de Strasbourg avait saccagé l’hôtel de ville et détruit les -archives; déjà les bastilles de Bordeaux et de Caen étaient prises et -démolies. A Rouen, à Rennes, à Lyon, à Saint-Malo, il y avait de graves -émeutes, où le sang coulait, et plus proche de Paris, à Poissy, à -Saint-Germain, on pendait les meuniers. Mais, en ce qui concernait -Cahors, ce fut seulement lorsque l’étourdissante nouvelle de la -capitulation du roi nous parvint, quelques jours plus tard,--la nouvelle -que le 17 juillet il avait fait son entrée dans Paris insurgé, et -ratifié bénévolement[9] la destruction de la Bastille,--ce fut seulement -lorsque ces nouvelles nous parvinrent, suivies de près par le bruit du -second soulèvement du 22, où périrent Foullon et Berthier, ce fut -seulement alors, dis-je, que la contrée avoisinante commença de -s’émouvoir. L’abbé Benoît, la stupéfaction et le doute peints sur le -visage, m’apporta les nouvelles, et nous les discutâmes en nous -promenant sur la terrasse. D’autres rapports, sans doute, plus ou moins -véridiques, avaient déjà atteint la ville, et, en fournissant au monde -d’autres sujets de réflexion, m’avaient épargné d’être provoqué ou -molesté. Mais à la campagne, où je passai la semaine en une pénible -agitation, à revenir le matin sur la décision prise la veille, j’ignorai -tout jusqu’à l’arrivée du curé, dans la matinée, je crois, du 29. - - [9] A l’Hôtel de Ville, où La Fayette remit solennellement à Louis XVI - la cocarde tricolore. - ---Et que pensez-vous maintenant? dis-je tout songeur, après l’avoir -écouté jusqu’au bout. - ---Ce que je pensais auparavant, ni plus ni moins, répondit-il sans -hésiter. La chose est arrivée. Sans argent et donc sans soldats disposés -à se battre, avec un peuple mourant de faim, avec des gens à l’esprit -bourré de théories et d’abstractions toutes également subversives, que -peut un gouvernement? - ---Certes, il peut cesser de gouverner, répliquai-je avec brusquerie; -mais ce n’est pas là ce que chacun désire. - ---Il y aura forcément une période d’agitation, reprit-il, quoique avec -moins d’assurance. Les forces de l’ordre, néanmoins, les forces de la -loi, finissent toujours par triompher. Je ne doute pas qu’il en soit -ainsi une fois de plus. - ---Après une période d’agitation? - ---Oui, fit-il. Après une période d’agitation. Et je souhaiterais, je -l’avoue, que nous l’ayons dépassée. Mais gardons haut les cœurs, -monsieur le vicomte. Fions-nous au peuple: remettons-nous-en à son bon -sens, à sa capacité de gouverner, à sa modération... - -Force me fut de l’interrompre. - ---Qu’est-ce, Gilles? dis-je, en m’excusant d’un geste. - -Le valet venait de sortir du château et attendait pour me parler. - ---Monsieur le vicomte, c’est M. Doury, qui arrive de Cahors, -répondit-il. - ---Doury, l’aubergiste? - ---Oui, monsieur, avec Buton. Ils demandent à vous voir. - ---Ensemble? fis-je. - -Cet accouplement me paraissait bizarre. - ---Oui, monsieur. - ---Eh bien! amène-les-moi ici, répondis-je, après avoir interrogé des -yeux mon compagnon. Pourquoi Doury? Je lui ai payé ma note. Que peut-il -me vouloir? - ---Nous le verrons bien, répliqua l’abbé, les yeux fixés sur la porte. -Les voici... Oh! oh! A cette heure, monsieur le vicomte, reprit-il plus -bas, je n’ai plus autant de confiance. - -Il devinait sans doute quelque chose de la vérité; mais, pour ma part, -je n’y compris absolument rien. Je connaissais depuis des années -l’aubergiste comme un homme poli et obséquieux, mais je ne l’avais -jamais approfondi, et je ne le séparais guère dans ma pensée de sa -clientèle et de son métier. Je fus donc stupéfait de le voir s’avancer -avec un air où l’orgueil le disputait à la bassesse, tour à tour se -redressant et pinçant les lèvres, comme pénétré de son importance, puis -faisant le plongeon, tout confus et piteux. Son accoutrement était aussi -bizarre que son attitude, car au lieu de ses bourgeois effets noirs, il -étalait un habit bleu à boutons d’or, avec un gilet canari, et il -maniait une canne à pomme d’or; sobres magnificences qu’éclipsaient -néanmoins deux énormes touffes de rubans bleus, blancs et rouges, -piquées l’une sur son revers, l’autre à son chapeau. - -Son acolyte, dont la carrure gigantesque et le visage tanné par le -soleil faisaient ressortir la flasque obésité du citadin, le suivait à -trois pas, semblablement paré. Mais tout enrubanné qu’il fût et en cette -étrange société, il n’en restait pas moins Buton le forgeron. Il rougit -sous mon regard, et se dissimula le plus possible derrière la personne -de Doury. - ---Bonjour, Doury, dis-je. - -La gauche suffisance de l’individu m’eût fait éclater de rire, si je -n’avais remarqué la gravité particulière du curé. - ---Qu’est-ce qui vous amène à Saux? repris-je. Et que puis-je faire pour -vous? - ---Avec votre permission, monsieur le vicomte, commença-t-il. - -Puis il s’arrêta, et se redressant--car la force de l’habitude lui -courbait l’échine--il reprit tout à trac: - ---L’intérêt public, monsieur. Et pour avoir l’honneur de conférer avec -vous à son sujet. - ---Conférer avec moi? fis-je tout surpris. Sur l’intérêt public? - -Il sourit avec malaise, mais tint bon. - ---Parfaitement, monsieur. Il s’est produit de si grands changements... -et nous avons tellement besoin de conseils... - ---Que je ne dois pas m’étonner, si M. Doury vient les demander à Saux. - ---Parfaitement, monsieur. - -Sans chercher à dissimuler mon mépris et mon étonnement, je haussai les -épaules et regardai le curé. - ---Eh bien! dis-je après un instant de silence, qu’y a-t-il? Avez-vous -été pris à vendre de mauvais vin? Ou désirez-vous savoir le nombre de -plats fixé par décret des états généraux? Ou... - ---Monsieur, dit-il, en rassemblant toute sa dignité, ce n’est pas -l’heure de plaisanter. Dans la crise actuelle, l’aubergiste est aussi -intéressé que, sauf votre respect, le gentilhomme; et déserté par ceux -qui devraient le diriger... - ---Qui ça, l’aubergiste? m’écriai-je. - -Il devint rouge comme une tomate. - ---Monsieur le vicomte entend bien que je parle du peuple..., dit-il d’un -ton offensé. Et déserté par ses chefs légitimes... - ---Exemple? - ---M. le duc d’Artois, M. le prince de Condé, M. le duc de Polignac, M... - ---Ah bah! dis-je. Comment ont-ils déserté? - ---Pardi, monsieur! N’avez-vous pas appris? - ---Appris quoi? - ---Qu’ils ont quitté la France? Que dans la nuit du 17, trois jours après -la prise de la Bastille, les princes du sang ont quitté la France en -catimini, et... - ---Absurde! m’écriai-je. Absurde! Pourquoi seraient-ils partis? - ---C’est précisément la question que l’on se pose, monsieur le vicomte, -répondit-il avec un vif empressement. Les uns disent qu’ils -s’éloignaient de la capitale dans l’intention de la punir. D’autres, -qu’ils manifestaient ainsi leur désapprobation de l’amnistie que Sa -Majesté très clémente devait accorder ce jour-là. D’autres, qu’ils -avaient peur. D’autres même, qu’ils craignaient le sort de Foullon... - ---Imbécile! m’écriai-je, en l’arrêtant net, car ma patience était à -bout; vous délirez! Retournez à vos casseroles! Que savez-vous des -affaires de l’État? Certes, au temps de mon grand’père, continuai-je, -outré, si vous aviez parlé des princes du sang sur ce ton, vous auriez -goûté du pain sec pour six mois, et heureux de vous en tirer sans la -bastonnade! - -Je le vis lâcher pied, et les vieilles habitudes l’emportant sur son -nouveau rôle, il balbutia des excuses. Il n’avait nulle intention -injurieuse, à son dire. Il s’était mal exprimé. Néanmoins, je -m’apprêtais à le semoncer, lorsque à ma stupéfaction Buton intervint. - ---Mais, monsieur, ce que vous dites là, c’était bon il y a trente ans, -fit-il d’un ton bourru. - ---Hé quoi, vilain? exclamai-je, le souffle quasi coupé d’étonnement, que -viens-tu faire dans cette galère? - ---Je suis avec lui, répondit-il, en me désignant gravement son -compagnon. - ---Pour affaires d’État? - ---Oui, monsieur! - ---Ma parole! exclamai-je, en les considérant tous les deux, partagé -entre l’indignation et l’incrédulité, si vous dites vrai, pourquoi -n’avoir pas amené aussi le chien de garde? Et le bélier de Jean le -métayer? Et le chat de mère-grand? Et le tournebroche de M. Doury? Et... - -Le curé me toucha le coude. - ---Mieux vaudrait, je crois, entendre ce qu’ils ont à dire, me fit-il -observer à mi-voix. Ensuite, monsieur le vicomte... - -Je cédai à regret. - ---De quoi donc s’agit-il? fis-je. Exposez votre demande. - ---L’intendant a pris la fuite, répondit Doury, en recouvrant une partie -de sa dignité première, et nous voulons organiser, conformément aux -instructions reçues de Paris, et suivant le glorieux exemple de cette -cité, un Comité; un Comité pour administrer les affaires du district. Et -c’est de ce Comité, monsieur, que mon bon ami ici présent et moi nous -avons l’honneur d’être une députation. - ---Vous, passe; mais lui? lançai-je, incapable de me contenir plus -longtemps. Au nom du ciel, qu’a-t-il à voir avec le Comité? ou avec les -affaires du district? - -Et d’un index impitoyable je désignais Buton, qui rougissait sous son -hâle et se dandinait avec gêne, mais ne disait mot. - ---Il en est membre, répliqua l’aubergiste, en lançant à son collègue un -regard oblique et dépourvu de bienveillance. Monsieur le vicomte n’est -pas sans savoir que pour être aussi parfait que possible, ce Comité doit -représenter toutes les classes. - ---Voire même la mienne, dis-je, ironiquement. - ---C’est dans ce but que nous venons vous trouver, répondit-il avec -embarras. C’est en un mot pour vous demander, monsieur le vicomte, que -vous nous permettiez de vous élire comme membre, et non seulement comme -membre... - ---Quel honneur! - ---Mais comme président du Comité. - -Cela revenait, tout compte fait, à ce que j’avais prévu. Cela survenait -à l’improviste, mais en somme c’était la simple réalisation de ce que -mon rêve me montrait. Qualifié mandat du peuple, cela eût bien sonné; -passant par la bouche de Doury l’aubergiste, avec Buton comme assesseur, -cela me crispa les nerfs. Certes, cela n’eût pas dû me surprendre. Alors -que de tels événements se déroulaient dans le monde; alors qu’un roi -acceptait de voir sa forteresse prise et ses serviteurs tués, et -pardonnait aux rebelles; alors qu’un intendant de Paris était massacré -dans les rues de sa juridiction; alors que les tumultes et les émeutes -sévissaient dans chaque province, et que les princes fuyaient, et qu’on -pendait les meuniers, cette invitation n’offrait rien de merveilleux. Et -aujourd’hui, rétrospectivement, je la trouve toute naturelle. J’ai assez -vécu pour voir des hommes exerçant le métier de Doury monter sur le -trône, resplendissants de croix et de «crachats», et un artisan né dans -une forge s’asseoir à la table des empereurs. Mais en ce jour de -juillet, sur la terrasse de Saux, l’offre me parut de toutes les -facéties la plus grotesque, de toutes les extravagances la plus absurde. - ---Merci, monsieur, dis-je enfin, un peu remis de mon premier étonnement. -Si je vous entends bien, vous me demandez de faire partie du même Comité -que cet homme-là? (Et je désignai sévèrement Buton.) De siéger avec ce -paysan né sur mes terres, et soumis hier encore à ma justice? Avec le -serf que mes pères ont affranchi? Avec l’artisan qui vit à mes gages? - -Doury jeta un coup d’œil à son collègue. - ---Mais, monsieur le vicomte, dit-il en s’éclaircissant la gorge, pour -être parfait, vous le savez, un Comité doit nous représenter tous tant -que nous sommes. - ---Un Comité! lançai-je, incapable de contenir mon indignation. Voilà du -nouveau en France. Et ce parfait Comité, quel est son rôle? - -Doury se ressaisit d’un seul coup, et se gonfla d’importance. - ---L’intendant a fui, dit-il, et le peuple ne se fie plus aux magistrats. -Il court aussi des histoires de brigands; et le blé fait défaut. C’est -de tout cela que le Comité doit s’occuper. Il doit prendre des mesures -pour maintenir la paix, approvisionner la ville, contenter la troupe, -tenir des réunions, et délibérer sur sa conduite future. En outre, -monsieur le vicomte, poursuivit-il, en se bouffissant les joues, il -correspondra avec Paris; il administrera la justice; il... - ---En un mot, dis-je tranquillement, il gouvernera. Le roi, j’imagine, -ayant abdiqué. - -Doury sembla se ratatiner, et faillit perdre de ses couleurs. - ---A Dieu ne plaise! répondit-il, un trémolo dans la voix. Le Comité -n’agira qu’au nom de Sa Majesté. - ---Et avec son autorisation? - -L’aubergiste me considéra, tout démonté, et il bafouilla quelque chose -où je saisis le mot: peuple. - ---Ah! ah! dis-je. C’est le peuple qui m’invite à gouverner, alors? Avec -un aubergiste et un paysan? Et avec d’autres aubergistes et paysans, -j’imagine? Gouverner! Usurper sur les fonctions de Sa Majesté, oui! -Supplanter ses magistrats, corrompre sa force armée! Bref, maître Doury, -achevai-je avec suavité, se rendre coupable de haute trahison. De haute -trahison, vous m’entendez? - -Certes, il m’entendait, l’aubergiste! Il s’essuya le front d’une main -tremblante, et resta terrifié et sans voix, à me regarder piteusement. -Une deuxième fois le forgeron prit sur lui de me répondre. - ---Monseigneur..., bégaya-t-il, en se passant dans la barbe son énorme -main noire. - ---Permettez, Buton, répliquai-je avec aménité. Pour quelqu’un qui aspire -à gouverner le pays, vous êtes trop respectueux. - ---Vous avez omis une chose que devra faire aussi le Comité, reprit -l’artisan, d’une voix rauque, et sans oser, tel un chien timide mais -hargneux, me regarder en face. - ---Et quelle est cette chose? - ---De protéger les seigneurs. - -Je l’examinai, partagé entre la colère et l’étonnement. Le point de vue -était neuf. Après une pause: - ---Contre qui? fis-je sèchement. - ---Contre leurs vassaux, répliqua-t-il. - ---Contre leurs Butons, dis-je. Je saisis. Nous allons nous réveiller -dans les flammes, n’est-ce pas? - -Il garda un silence obstiné. Je repris: - ---Grand merci, Buton. Et voilà votre reconnaissance pour le pain de tout -un hiver! Dans ce monde, décidément, cela rapporte de faire le bien. - -L’homme rougit sous son hâle, et soudain me regarda pour la première -fois. - ---Vous savez bien que vous mentez, monsieur le vicomte! dit-il. - ---Je mens, coquin! m’écriai-je. - ---Oui, monsieur, reprit-il. Vous savez que je mourrais pour mon -seigneur, tout comme si j’avais au cou le collier de fer! Que je me -ferais brûler plutôt que de laisser le feu prendre au château de Saux! -Que, vivant ou mort, j’appartiens à mon maître. Mais, monseigneur (et il -prit un ton de gravité surprenante chez un homme aussi inculte), il y a -des abus, et il convient d’y mettre fin. Il y a des tyrans, et ils -doivent disparaître. Il y a des hommes, et des femmes, et des enfants -qui meurent de faim, et il faut que tout cela finisse. Le pauvre est -pressuré, monseigneur,--pas chez vous, mais partout aux environs,--et -cela doit finir. Et c’est le pauvre qui paie les impôts, alors que le -riche en est déchargé; c’est le pauvre qui fait les routes, dont le -riche se sert; le pauvre ne peut payer son sel, mais le roi mange dans -l’or. A tout cela il faut aujourd’hui mettre fin, paisiblement, si les -seigneurs le veulent, mais il faut y mettre fin. Il le faut, -monseigneur, dût-on brûler les châteaux, conclut-il sombrement. - - - - -CHAPITRE VI - -UNE RENCONTRE SUR LA ROUTE - - -L’éloquence inattendue dont vibraient les paroles du forgeron, et son -ton assuré, non moins que le saisissant aveu de pensées que je n’avais -jamais songé à lui attribuer, pas plus à lui qu’à nul paysan, me -déconcertèrent tout d’abord à tel point que je restai muet. Doury -profita de l’occasion pour intervenir. - ---Vous voyez maintenant, monsieur le vicomte, dit-il avec suffisance, le -besoin d’un pareil Comité. Il faut maintenir la paix du roi. - ---Je vois, ripostai-je âprement, qu’il y a en liberté des sauvages qui -devraient être dans les fers. Un Comité? C’est aux officiers du roi de -maintenir la paix du roi! Le véritable mécanisme... - ---Et s’il est détraqué? - -Ces mots venaient de Doury. Mais à l’instant il se repentit de sa -hardiesse. - ---Alors qu’on le répare! éclatai-je. Dieu! voir une bande de marmitons -et de vils manants courir le pays pour jacasser de tout cela, et -jusqu’en ma présence!... Allez-vous-en, je ne veux plus avoir affaire en -rien avec vous ni votre Comité. Allez-vous-en, dis-je! - ---Toutefois... un peu de patience, monsieur le vicomte, insista-t-il, -d’un air navré. Toutefois, si quelqu’un de la noblesse nous donnait son -appui, vous plus que personne... - ---Il y aurait alors quelqu’un à pendre à la place de Doury! lui -lançai-je tout à trac. Quelqu’un derrière qui Doury pourrait s’abriter, -et de moindres vilains se cacher. Mais je ne veux pas être leur -plastron. - ---Cependant, monsieur, en d’autres provinces, reprit-il à tout hasard, -malgré son découragement croissant, M. de Liancourt, M. de La -Rochefoucauld, n’ont pas dédaigné... - ---Tant pis! moi, je dédaigne! ripostai-je. Et de plus, je vous le -déclare, et je vous conseille de vous en souvenir, vous aurez à répondre -de ce que vous êtes en train de faire. Je vous ai dit que c’était de la -haute trahison. Je le répète encore; et je n’y veux avoir aucune part. -Et maintenant, retirez-vous. - ---Il y aura du feu! murmura le forgeron. - ---Décampez! dis-je sévèrement. Sinon... - ---Avant demain matin on verra le ciel rouge, répondit-il. Vous l’aurez -voulu, seigneur; ainsi soit-il! - -Je lui lançai un coup de ma canne; mais il le para non sans quelque -dignité, et se retira, suivi par un Doury à mine de chien battu, qui ne -faisait guère honneur à ses beaux ajustements. Je les regardai -s’éloigner, puis me retournai vers le curé pour savoir ce qu’il allait -me dire. - -Mais je ne le trouvai plus. Lui aussi s’était éclipsé; il avait traversé -le château, peut-être, afin de les arrêter à la grille, et de les -dissuader. Je l’attendis, battant le gravier de ma canne, avec -irritation, et surveillant l’angle de la maison. Je ne tardai pas à l’en -voir déboucher, tenant son chapeau un peu au-dessus de sa tête, seule -partie ombragée de toute sa personne, car il était midi. Je m’aperçus -qu’il remuait les lèvres en approchant de moi; mais quand je -l’interpellai, il leva les yeux gaiement. - ---Oui, fit-il en réponse à ma question, j’ai passé par le château, et je -les ai arrêtés. - ---C’était bien inutile, fis-je. Des hommes assez niais pour croire -qu’ils vont remplacer le gouvernement de Sa Majesté avec un Comité -d’artisans et de gâte-sauces... - ---J’en suis, répliqua-t-il, avec un léger sourire. - ---Du Comité? exclamai-je, la respiration coupée d’étonnement. - ---Vous l’avez dit. - ---C’est absurde! - ---Pourquoi? fit-il tranquillement. N’ai-je pas toujours prédit ce qui -arrive? N’est-ce pas là ce que Rousseau enseigne, dans son _Contrat -social_, et avec lui Beaumarchais, par la bouche de son Figaro, et tous -les philosophes qui rabâchent l’un et toutes les belles dames qui -applaudissent l’autre? Eh bien! le jour est arrivé, et je vous ai -conseillé, monsieur le vicomte, de défendre votre caste. Mais moi, -pauvre homme, je défends la mienne. Et pour ce Comité où vous ne voyez, -mon ami, que des gens ridicules, dites-moi si un gouvernement quelconque -(il appuya sur ces mots, comme pour se persuader lui-même) ne vaut pas -mieux que pas de gouvernement du tout? Comprenez-le, monsieur, la -vieille machine s’en va par morceaux. L’intendant a fui. Le peuple se -méfie des magistrats. Les soldats se mettent avec le peuple. Les -huissiers et les collecteurs d’impôts sont... Dieu sait où! - ---En ce cas, dis-je avec indignation, c’est l’heure pour la noblesse -de... - ---Prendre la tête et de gouverner? poursuivit-il. Par l’intermédiaire de -qui? D’une poignée de valets et de gardes-chasse? Contre le peuple? -Contre cette multitude que vous avez vue sur le marché de Cahors? -Impossible, monsieur. - ---Mais le monde va être sens dessus dessous, dis-je. - ---Il n’en aura que plus grand besoin d’un soutien fort et immuable... -Qui n’est pas de ce monde, répondit-il avec dévotion. - -Et se découvrant, il médita un instant. Puis il reprit: - ---Mais voici la chose. Doury m’apprend que la noblesse se rassemble à -Cahors, dans le but de s’associer, comme vous le proposez, et de faire -échec au peuple. Or, cela ne peut être qu’inutile, et cela peut être -pis. Cela peut amener les excès mêmes qu’on cherche à prévenir. - ---Amener des excès à Cahors? - ---Non, dans le pays. Buton, à coup sûr, n’a pas parlé à la légère. C’est -un brave homme, mais il en connaît d’autres qui ne le sont pas, et il y -a des châteaux bien isolés en Quercy, et de faibles femmes qui n’ont -jamais subi le contact d’une main grossière, et des enfants... - ---Mais, criai-je, hagard, c’est donc une Jacquerie que vous redoutez? - ---Dieu le sait, fit-il gravement. Les pères ont mangé des fruits acides, -et leurs fils en ont les dents agacées. Depuis combien d’années ceux de -Versailles gaspillent-ils la sueur du paysan, son sang, sa chair, sa -substance! Qui sait s’ils ne le paieront pas de leur vie! Mais à Dieu ne -plaise, monsieur, à Dieu ne plaise!... Quoique, si jamais... l’heure est -venue, à présent. - - * * * * * - -Après son départ, je n’eus plus de repos. Ses paroles m’avaient donné la -fièvre. Quels événements ne pouvaient se passer, tandis que j’étais là -inactif! Et, pour étancher ma soif de nouvelles, je montai à cheval et -me mis en route vers Cahors. La journée était brûlante, l’heure mal -choisie pour une promenade; mais l’exercice me fit du bien. Je me -dégageai peu à peu du tourbillon de pensées où m’avaient plongé les -craintes du curé, venant après l’avertissement de Buton. Depuis lors, je -n’avais vu les choses que par leurs yeux; je m’étais laissé égarer par -leurs imaginations; et la perspective d’une France gouvernée par un tas -de maréchaux ferrants et de maîtres de poste m’avait paru moins étrange -qu’elle ne commençait de le faire, à cette heure où j’avais tout loisir -de l’examiner avec calme, en montant la longue côte qui se trouve à une -lieue de Saux et deux de Cahors. La folle idée de toute une noblesse -fuyant comme des lièvres devant ses vassaux, ne m’était pas encore -apparue aussi folle. - -A la réflexion, je voyais peu à peu les choses sous leurs vraies -dimensions, et je me qualifiais de nigaud. Une Jacquerie? Trois siècles -et plus avaient passé depuis les âges de ténèbres où la France avait -connu cette calamité. Qui donc, sauf un enfant perdu dans la nuit, ou -une romanesque jeune fille enfermée dans son donjon, pouvait croire à -leur retour? A la vérité, quand je passai devant Saint-Alais, qui est -situé un peu à l’écart, au pied de la hauteur, je vis, à l’entrée de la -route qui mène au village, un rassemblement de têtes qui auraient dû -être courbées sur le hoyau, et dans ce groupe patibulaire de mécontents, -des prunelles de braise luisaient sous des orbites creuses, en l’attente -de Dieu sait quoi. Mais j’avais déjà vu pareils attroupements, jadis, -dans les mauvaises années, lorsque la récolte manquait, ou lorsqu’un -abus trop excessif de la part du seigneur poussait les paysans à se -croiser les bras et à quitter le sillon. Et jamais ces révoltes -n’aboutissaient à rien, si ce n’est tout au plus à quelque pendaison. -Pourquoi irais-je croire cette fois-ci qu’il en sortirait davantage, ou -qu’une étincelle dans Paris dût allumer un incendie chez moi? - -En fait, j’étais à peu près réconforté, et je riais de ma candeur. Le -curé avait donné libre cours à ses vaticinations, et l’ignorance et la -crédulité de Buton avaient fait le reste. Quelle absurdité sans nom, je -le voyais maintenant, de supposer que la France, la première des -nations, la mieux équilibrée, la plus civilisée de toutes, cette France -où depuis deux siècles personne n’avait bravé impunément le pouvoir -royal, pût devenir tout à coup le théâtre de sauvages excès? Quelle -absurdité folle de supposer qu’un ramassis de roturiers et de canaille -en ferait un jour son Petit Trianon? - -J’en étais là de mes pensées, lorsque leur cours fut détourné par -l’apparition d’un carrosse qui surgit lentement au sommet de la côte où -je m’engageais, et s’apprêta à descendre la route. Un instant il se -profila nettement sur le ciel, avec la silhouette ventrue du cocher, et -dépassant de la caisse, les deux têtes des laquais ballottés par -derrière. Puis il se mit à dévaler prudemment vers moi. Les laquais -sautèrent à bas, enrayèrent les roues, et le pesant véhicule patina en -grinçant, retenu par les timoniers, tandis que les chevaux de volée -secouaient leurs mors avec impatience. Là, au lieu de faire des lacets, -la route descend tout droit entre des peupliers sur une longueur d’un -millier de pas; et dans l’azur d’été le crissement des roues et le -cliquetis des gourmettes arrivaient distinctement jusqu’à moi. - -Je ne tardai pas à reconnaître le carrosse de Mme de Saint-Alais; et je -fus tenté de faire volte-face pour l’éviter. Mais à la même minute -l’orgueil vint à mon aide, et, lâchant la bride, je m’avançai à sa -rencontre. - -En dehors de l’abbé Benoît je n’avais vu quasi personne depuis les -événements de Cahors, et l’appréhension m’envahit à la pensée de -l’accueil qui m’était réservé. L’allure du carrosse me parut -démesurément lente; mais j’arrivai enfin à sa hauteur, dépassai les -chevaux qui retenaient, et regardai dans la voiture en mettant le -chapeau à la main, car si je craignais de voir la marquise, ce pouvait -aussi bien être Louis, et dans les deux cas la politesse exigeait à tout -le moins un salut correct. - -Mais assise à la place d’honneur, au lieu de M. le marquis, ou de sa -mère, ou de M. le comte, c’était une petite personne qui trônait au -milieu de la banquette; une petite personne pâle et étonnée. Elle devint -cramoisie en m’apercevant, ses pupilles se dilatèrent d’effroi, et ses -lèvres tremblèrent à faire pitié: c’était Mlle Denise! - -Si j’avais su plus tôt qu’elle fût dans le carrosse, et seule, je -l’aurais croisée en silence; et c’était là ce que j’avais de mieux à -faire, après ce qui s’était passé. Il m’appartenait moins qu’à personne -de m’imposer à elle. Mais ses gens prirent un malin plaisir à nous -mettre en présence,--car mon aventure était sans doute la fable de la -maison,--et ils arrêtèrent la voiture tandis que machinalement je -retenais mon cheval. Je vis trop tard qu’elle était seule, à part deux -soubrettes assises à reculons en face d’elle; nous étions déjà nez à nez -à nous dévisager comme des sots. - ---Mademoiselle! dis-je. - ---Monsieur! répondit-elle automatiquement. - -Cela dit, je n’avais en somme plus le droit de rien ajouter. Je devais -la saluer, et m’éloigner sans plus. Mais obéissant à je ne sais quelle -impulsion, je repris: - ---Mademoiselle s’en retourne... à Saint-Alais? - -Elle remua les lèvres, mais aucun son n’en sortit. Elle me regardait -comme fascinée. Mais la plus âgée de ses femmes répondit pour elle, et -lança d’un air déluré: - ---Hé oui, monsieur. - ---Et Mme de Saint-Alais? - ---Madame est restée à Cahors, répliqua la fille sur le même ton, auprès -de M. le marquis, lequel a affaire. - -Après cela je devais à coup sûr m’éloigner; mais la jeune fille me -regardait toujours, muette et rougissante; et le tableau que je me -formai de son arrivée seule et sans protection à Saint-Alais, joint au -souvenir des faces patibulaires que j’avais vues à l’entrée du village, -m’inspira le désir de rester encore, et finalement de lui révéler ma -pensée. - ---Mademoiselle, dis-je malgré moi, sans me soucier des serviteurs, si -vous voulez m’en croire... vous n’irez pas plus loin. - -L’une des femmes murmura: «Par exemple!» L’autre dit: «C’est trop fort!» -et hocha la tête avec impertinence. Mlle Denise recouvra la parole. - ---Et pourquoi, monsieur? prononça-t-elle, nettement et posément, les -yeux agrandis par une surprise qui faisait taire sa timidité. - ---Parce que, répondis-je en hésitant (je regrettais déjà ma phrase); -parce que la région est dans un tel état... Je veux dire que Mme la -marquise ne se rend peut-être pas bien compte... - ---De quoi, monsieur? demanda hautainement Mlle Denise. - ---Qu’à Saint-Alais, balbutiai-je, il y a beaucoup de mécontents, -mademoiselle, et... - ---A Saint-Alais? fit-elle. - ---Je veux dire dans les environs, me rattrapai-je gauchement. Et... -bref, repris-je, avec un embarras croissant, mieux vaudrait, à mon -humble avis, mademoiselle, vous en retourner, et... - ---Accompagner monsieur, peut-être? dit l’une des femmes, avec un rire -insolent. - -Mlle de Saint-Alais la foudroya du regard. Puis, toute rouge, elle -ordonna: - ---Fouettez! - -Affolé de ma maladresse, je tentai de la réparer. - ---Je vous fais mille excuses, mademoiselle, dis-je, mais... - ---Fouettez! répéta-t-elle, cette fois sur un ton égal et net, mais qui -n’admettait pas de réplique. - -La fille qui ne l’avait pas mécontentée--car l’autre était trop -interdite--répéta l’ordre, le carrosse se remit en mouvement et me -laissa au milieu de la route, à cheval et le chapeau à la main, très -sot, devant la place vide. - -La route toute droite entre deux files de peupliers, le carrosse -tressautant et cahotant dans la descente, les faces narquoises des -laquais retournés vers moi dans le nuage de poussière, je revois tout -cela à merveille. Ce tableau est resté particulièrement vif et précis -dans cette collection d’où tant d’autres souvenirs plus importants ont -disparu sans retour. J’avais chaud, j’étais vexé, mécontent de moi; je -sentais que j’avais enfreint les convenances, et plus que mérité la -rebuffade. Mais, en dépit de ces considérations, j’étais envahi d’un -sentiment tout nouveau. La face de Denise me hantait; ses yeux pleins -d’une surprise délicieuse, ou d’un dédain aussi exquis, me poursuivaient -dans ma course. J’oubliais Buton et Doury, le Comité et le curé, la -chaleur de la route, pour ne penser qu’à elle. Je ne réfléchissais à -rien d’autre qu’à la possibilité d’un soulèvement de paysans. Cela, cela -seul, revêtait un aspect nouveau et des plus redoutables, et me -paraissait de plus en plus imminent et probable. La vue du visage -enfantin de Denise donnait aux avertissements de Buton une réalité que -tous les arguments du curé avaient été incapables de leur conférer. - -Cette pensée ne tarda pas à me harceler au point que pour y échapper je -pressai mon cheval et le mis au galop, suivi de Gilles et d’André, qui -s’étonnaient sans doute de me voir continuer dans cette direction. Mais, -uniquement occupé des effroyables visions que les paroles du forgeron -m’avaient évoquées, je perdis conscience du temps, et lorsque je revins -à moi je me vis plus qu’à mi-chemin sur la route de Cahors, qui se -trouve à trois lieues et demie de Saux. Alors j’arrêtai mon cheval et -restai sur place, en proie à une fiévreuse irrésolution. D’une part, en -une demi-heure je pouvais être à Cahors, devant la porte de Mme de -Saint-Alais, et quoi qu’il arrivât ensuite, je n’aurais rien à me -reprocher. D’autre part, dans le même laps environ, je pouvais être chez -moi, inglorieusement à l’abri. - -Lequel des deux choisir? L’instant, à mon insu, était gros de -conséquences. D’une part, la face de Mlle Denise, sa beauté, son -innocence, le danger où elle se trouvait, plaidaient singulièrement en -sa faveur, et me poussaient à donner l’avis. De l’autre, l’orgueil -m’incitait à retourner, et à éviter la réception que j’avais tout lieu -d’appréhender. - -A la fin je continuai. Moins d’une demi-heure plus tard je passais le -pont Valentré. - -Mais il ne faut pas se figurer que je me décidai sans lutte, ou allai de -l’avant sans appréhension. Les brocards et les railleries dont Mme de -Saint-Alais m’avait accablé étaient trop récents; et vingt fois -l’orgueil et le ressentiment faillirent m’arrêter et me faire -rétrograder vers le château. A chaque fois, néanmoins, les faces -sinistres et les yeux féroces que j’avais vus auprès du village me -réapparaissaient; je me rappelais quelle haine environnait Gargouf, le -régisseur de Saint-Alais; je me représentais les scènes abominables qui -se dérouleraient avant l’arrivée des secours de Cahors, et j’allais de -l’avant. - -Mais je m’attendais si bien à voir mes craintes tournées en ridicule, -que le spectacle de la foule emplissant les rues sur mon passage ne -suffit pas à me dissuader. On ne pouvait toutefois se méprendre à -l’atmosphère de surexcitation. De toutes parts des gens attroupés -conversaient avec gravité; ici et là des individus montés sur des -chaises--ce qui était encore pour moi une mode nouvelle--haranguaient un -auditoire de badauds. Certaines boutiques étaient fermées, on montait la -garde devant d’autres, ainsi que devant les boulangeries. Je notai qu’un -grand nombre de gens avaient des journaux et des brochures entre les -mains, et autour de ceux-là, on parlait sur un ton plus élevé. Ici et là -encore, mon apparition créa une sensation, mais d’un caractère -équivoque, car si un petit nombre me saluaient avec respect, la plupart -me dévisageaient en silence. Plusieurs me demandèrent au passage si -j’apportais des nouvelles, et parurent désappointés de ma réponse -négative. Par deux fois un petit groupe de peuple me hua. - -Le dépit que j’en éprouvai fut oublié grâce à un incident beaucoup plus -surprenant. J’allais toujours, lorsque je m’entendis appeler par mon -nom; je me retournai, et vis M. de Gontaut qui s’avançait vers moi aussi -vite que sa dignité et sa boiterie le lui permettaient. Il s’appuyait, -comme à l’ordinaire, sur le bras d’un valet, et il tenait dans l’autre -main sa canne et sa tabatière; de plus, deux hommes vigoureux -l’escortaient. Je n’avais nulle raison de croire qu’il appréciât mieux -le service que je lui avais rendu, ou qu’il voulût en manifester plus de -gratitude, que le jour de l’émeute; aussi ma surprise fut-elle grande -lorsqu’il m’aborda, la face épanouie. - ---Cette rencontre est le plus grand plaisir que j’aie eu depuis des -mois, dit-il, en m’accablant de politesses. Par ma foi, monsieur le -vicomte, vous nous avez tous faits quinauds! Une fameuse réception vous -attend là-bas! Et vous nous amenez deux solides gaillards, à ce que je -vois. Ce n’est pas bien, reprit-il, branlant le chef en manière de -plaisanterie sénile. Je déclare que ce n’est pas bien. Mais vous -connaissez la parole évangélique: «Il y aura plus de joie dans le ciel -pour un pécheur qui se repent...» Allons, allons! il ne faut pas vous en -vouloir. Vous leur avez donné une leçon; et maintenant nous voilà unis. - ---Mais, monsieur le baron, dis-je, confondu, tout en obéissant à son -geste d’avancer, tandis qu’il clopinait cahin-caha à côté de mon cheval. -Je ne vous comprends pas du tout! - ---Vous ne me comprenez pas? - ---Hé non! - ---Hein! vous ne vous attendiez pas à ce que nous le sachions si tôt, -reprit-il d’un air fin. Mais je vous assure que nous sommes bien -renseignés. La campagne est commencée, et le service des informations ne -chôme pas. Il ne nous en échappe guère, et nous aurons vite fait de -mettre ces gredins à la raison. Mais, de fait, c’est ce satané maraud de -Doury qui a jasé. Il paraît que vous leur avez rivé leur clou? Un -Comité! les malotrus! Et à notre barbe! Mais vous les avez envoyés -promener comme il faut, vicomte. Si vous vous en étiez mis, à cette -heure... - -Il s’arrêta net. Un homme qui traversait la rue l’avait légèrement -bousculé. Le vieux gentilhomme perdit patience, et tout aussitôt leva sa -canne avec un furieux juron. L’homme se retira en prodiguant les -excuses; mais elles n’apaisèrent point M. de Gontaut. - ---Ah! malandrin! lui cria-t-il, d’une voix tremblante de fureur, tu -voulais encore une fois me jeter par terre? Mais nous allons te mettre -au pas, n’aie crainte. Un peu de patience. Vive Dieu! dans ma -jeunesse... - ---Mais, monsieur le baron, dis-je afin de détourner son attention, car -plusieurs des assistants nous regardaient d’un mauvais œil, et je -sentais qu’il ne faudrait pas grand’chose pour amener une bagarre, -êtes-vous bien sûr que nous soyons de force à les tenir en échec? - -Le vieux gentilhomme tremblait toujours, mais il se redressa avec un -geste de vaillance passionnée. - ---Vous verrez ça! cria-t-il. Quand viendra le beau moment, vous verrez -ça, monsieur... Mais nous y voici; et voilà au balcon Mme de Saint-Alais -avec quelques-uns de ses gardes du corps. - -Il s’arrêta pour lui envoyer un baiser, avec la grâce d’un Polignac. - ---Là-haut, vicomte, vous allez voir ce que vous allez voir, reprit-il. -Et moi aussi, je serai le bienvenu, puisque je vous amène. - -Je croyais rêver. Quinze jours plus tôt, on m’avait ignominieusement -expulsé de cet hôtel, avec injonction de n’y remettre jamais les pieds. -A cette heure, sur ce balcon d’où se penchaient vers moi de charmants -visages et des têtes poudrées, les mouchoirs s’agitaient en mon honneur. -Au haut de l’escalier, encombré de serviteurs et de laquais, et vibrant -sous un flot continu d’allants et venants, je fus accueilli par un -murmure de louanges. De tous côtés on tapotait des tabatières et on -maniait des cannes; surgis des éventails, les yeux aguichants -rivalisaient d’éclat avec les miroirs. Et à travers tout, une large -avenue attendait mon passage, Louis vint à ma rencontre jusqu’à la -porte, et la marquise s’avança jusqu’au milieu du salon. Ce fut un -triomphe, triomphe qui me parut inconcevable, incompréhensible, jusqu’au -moment où j’appris que la rebuffade administrée par moi à la députation -avait été amplifiée dix fois, cent fois, au point de répondre aux vœux -des plus violents; et les plus paisibles et réfléchis furent trop -heureux de voir dans ma solidarité une preuve de cette réaction que le -parti royaliste, dès le premier jour des troubles, ne cessa jamais -d’espérer. - -On ne peut s’étonner si, pris à l’improviste et enivré d’encens je me -laissai aller. Parmi cette société, et encore sous l’impression des -gracieusetés de Mme de Saint-Alais, il eût fallu un courage et une -hardiesse dont j’étais incapable, pour déclarer que j’étais venu non me -joindre à eux, mais dans un but bien différent, et que tout en -repoussant les offres de la députation, je n’avais nullement l’intention -d’agir contre elle. Et d’ailleurs certains traits de la députation, -telle l’outrecuidance de Doury, et les allusions de Buton, pour ne rien -dire de la violence de la population parisienne, n’avaient pas manqué de -m’impressionner défavorablement. A l’instar de mille autres tout prêts à -bien accueillir la réforme, je reculais devant les extrémités où elle -aboutissait; et quoique en entrant dans Cahors rien ne fût plus loin de -ma pensée que de me joindre à la faction Saint-Alais, je me vis dans -l’impossibilité de repousser sur-le-champ leurs louanges, ou d’expliquer -à brûle-pourpoint dans quelle intention réelle j’étais venu les trouver. - -J’étais, en fait, le jouet des circonstances; faible, dira-t-on, au -mauvais moment, et obstiné dans mon tort; livré tantôt à une puérile -pétulance, et tantôt à une puérile versatilité; tour à tour passif et -brutal. Ce sera justice. Mais nous traversions une période d’épreuves; -et tant qu’elle dura, bien d’autres que moi et de plus âgés changèrent -d’opinions, et dans la même semaine revinrent en arrière; bien d’autres -eurent de la difficulté à trouver une cocarde à leur goût, blanche, -noire, rouge ou tricolore. - -Du reste, la flatterie est douce, et j’étais jeune; de plus, j’avais -Denise en tête et rien ne pouvait valoir la bienveillance de sa mère. -Elle m’estimait, je crois, davantage pour ma révolte passée, et se -félicitait de mon amendement en proportion des facultés de résistance -que j’avais déployées. - ---Parlons peu mais parlons bien, monsieur le vicomte, dit-elle, avec une -dignité qui m’honorait autant qu’elle-même. Il s’est passé beaucoup de -choses depuis que je ne vous ai vu. Nous ne sommes pas tout à fait, vous -et moi, de la même opinion. Pardonnez-moi. Un coup de langue d’une -femme, pas plus qu’un coup d’épée, ne déshonore un homme. - -Je m’inclinai, rougissant de plaisir. Après une quinzaine passée dans la -solitude, cette agitation mondaine de personnages saluant, souriant, -s’entretenant à mi-voix et sérieusement d’un dessein unique, d’un seul -but, avaient sur moi une emprise énorme. Je subis la contagion. Je -laissai la marquise me mettre dans la confidence. - ---Le roi... (il n’y avait que le roi pour elle), dans une semaine ou -deux le roi se montrera. Jusqu’ici on a abusé sa confiance. Cela va -finir. En attendant, il nous faut prendre la place qui nous revient. Il -nous faut armer nos serviteurs et nos gardes, réprimer les désordres et -résister aux empiétements. - ---Et le Comité, madame? - -Elle me donna une petite tape, en souriant, du bout de ses doigts -mignons. - ---Nous le traiterons comme vous l’avez traité, dit-elle. - ---Pensez-vous que vous serez assez forts? - ---Nous? corrigea-t-elle. - ---Nous, fis-je, me reprenant tout confus. - ---Pourquoi pas? En pourrait-il être différemment? répliqua-t-elle, en -promenant à la ronde un coup d’œil orgueilleux. Regardez autour de vous -et dites-moi si vous en doutez, monsieur le vicomte. - ---Mais la France? dis-je. - ---La France, c’est nous! trancha-t-elle, avec un geste superbe. - -Et à coup sûr la splendeur de la foule emplissant ses salons confirmait -presque ces paroles. J’ai rarement vu depuis ce temps-là pareille -réunion de beaux hommes et de jolies femmes. Sans doute, ces dehors -renfermaient bien des petitesses et de la déchéance; ils cachaient -l’épuisement des vices, la jalousie, la rivalité, la dissension; mais la -poudre et les mouches, les soies et les velours de l’ancien régime, -donnaient à tous un simulacre de force, et au moins une apparence de -dignité. Bien que les guerriers fussent en minorité, tous portaient -l’épée, et savaient s’en servir. On ne s’était pas encore avisé que -cette fluette épée, si redoutable dans un duel, est une arme vaine -contre une foule munie de bâtons et de pierres. On croyait ingénument -qu’il suffirait de deux ou trois cents hommes d’épée pour faire obéir -une province. - -En tout cas je ne voyais rien d’irréalisable dans cette prétention; et -ce fut avec bien peu de résistance quoique sans guère plus -d’enthousiasme, que j’arborai la cocarde blanche. Abandonnant toute idée -de réforme immédiate, je convins que l’ordre, l’ordre seul, était le -besoin urgent de la nation. - -Là-dessus tous étaient d’accord, et aussi pleins d’espoir. Je n’entendis -émettre aucune appréhension, mais beaucoup de rodomontades, auxquelles -prit part le pauvre M. de Gontaut, en dépit de ses rhumatismes. Personne -ne fit la moindre allusion au danger d’une révolte des campagnes. A -moi-même, entouré de cette foule brillante, le danger finissait par -paraître si lointain et irréel, que la délicatesse non moins que la -crainte du ridicule, me contraignirent au silence. Et comme je ne -pouvais sans incongruité parler de Mlle Denise, l’avis que j’étais venu -donner ne franchit pas mes lèvres. Je voyais que l’on se moquerait de -moi; je crus m’être abusé, et me tus. - -Ce fut seulement après avoir promis de revenir le lendemain, et quand -j’étais déjà sur le seuil et prêt à sortir, que je me trouvai en tête à -tête avec Louis et laissai échapper un mot. Non sans hésitation, je lui -demandai s’il croyait sa sœur en sûreté à Saint-Alais. - ---Pourquoi veux-tu que j’en doute? dit-il avec aisance, la main sur mon -épaule. - ---L’agitation ne se borne pas à la ville, insinuai-je. Ni peut-être le -plus grave de l’agitation. - -Il haussa les épaules. - ---Tu penses trop à tout cela, mon cher, répliqua-t-il. Crois-moi, à -présent que nous sommes unis, les désordres sont terminés. - -Mais ce fut dans cette même soirée du 4 août que l’Assemblée de -Versailles renonça en une seule séance à toutes immunités, exemptions, -privilèges, à toutes redevances, corvées, droits féodaux, à tous péages, -à toutes dîmes, aux gabelles, aux lois de chasse et capitaineries! En -une seule séance, ce même soir où Louis croyait les désordres terminés! - - - - -CHAPITRE VII - -L’ALARME - - -En ce temps-là, un brasier sur la place du marché, cinq ou six lanternes -aux carrefours, constituaient à peu près tout l’éclairage public de la -ville. Aussi, quand je fis halte pour laisser souffler mon cheval au -haut de la côte, passé le pont Valentré, et jetai un regard en arrière -sur Cahors, je ne vis que ténèbres, interrompues çà et là d’une touche -de clarté jaunâtre, qui montrait un pan de mur ou le bord d’un toit. -Rien d’autre ne décelait le mystère de la cité endormie. - -Tout autour, la rivière recourbait sa luisance à peine discernable. -Par-dessus, des nuages couraient dans le ciel, et un vent, froid pour la -saison, ou du moins froid par contraste avec la chaleur du jour, me -rafraîchissait le sang et peu à peu m’emplissait l’âme de la solennité -de la nuit. - -Pendant que les chevaux reprenaient haleine, la fièvre qui m’avait -possédé au cours des dernières heures s’apaisa, ne laissant derrière -elle qu’un étonnement mêlé de regrets. Mon exaltation disparue, la scène -à laquelle je venais d’assister perdit tout attrait; et je ne tardai -guère à la juger plus sévèrement. La paix nocturne me laissait percevoir -une fausse note dans les cyniques vantardises et dans les projets, -égoïstes au dernier point, que je venais d’écouter durant des heures. Ce -«La France, c’est nous» de la marquise, qui avait sonné si bien au -milieu des lumières et des scintillements du salon, parmi les dentelles, -les coiffures «en fripons» et les gilets fleur-de-pêcher, apparaissait -une folie en présence de la nuit grandiose qui recélait vingt-cinq -millions de Français. - -Néanmoins, ce que j’avais fait était fait. Je portais à ma boutonnière -la cocarde blanche; j’étais voué à l’ordre, et à mon ordre. Et cela -valait peut-être mieux ainsi. Mais, à la réflexion, mon enthousiasme -tomba; et par un singulier mécanisme, à mesure qu’il s’affaissait, et -que le souvenir de la scène où je venais de prendre part perdait son -emprise, le devoir qui m’avait amené à Cahors recouvrait son importance. -Plus s’affaiblissait l’influence de Mme de Saint-Alais, plus se -renforçait l’image de sa fille, assise dans son carrosse, solitaire et -effrayée. A la fin, je remontai vivement à cheval, et m’évertuai à -oublier mes pensées dans la rapidité de ma course. - -Mais il n’est pas aussi aisé de s’échapper à soi-même la nuit que le -jour. Le bruit du vent dans les châtaigniers, les nuages en fuite et le -dur retentissement des sabots sur la route, m’imprégnaient pour ainsi -dire d’une gravité qui ralentissait le cours de mon sang. Les gens de ma -suite parlaient d’une voix endormie ou trottaient en silence. Je pouvais -me croire à cent lieues de la ville. Pas une lumière sur le plateau. -Dans le monde nocturne où nous nous enfoncions, dans ce monde de noires -et mystérieuses silhouettes apparues soudain sur le ciel pâle, et aussi -vite résorbées, nous étions les seuls êtres vivants. - -A la fin nous atteignîmes la hauteur qui domine Saint-Alais, et je -cherchai aussitôt des lumières au fond de la vallée, oubliant qu’il -allait être minuit dans une heure, et que depuis longtemps le village -était plongé dans le sommeil. Cette déception, avec la lenteur de notre -allure, car l’abrupte descente nous forçait d’aller au pas, -m’impatientait; et quand j’ouïs derrière moi, au bout d’un instant, un -bruit particulier, que je connaissais trop bien, j’éclatai. - ---Arrête, imbécile! m’écriai-je, en retenant mon cheval et me retournant -sur ma selle. Cette jument a cassé son fer encore une fois, et tu -continues comme si de rien n’était. Descends et regardes-y. Crois-tu -donc... - ---Excusez, monsieur, balbutia Gilles, qui s’était endormi sur sa selle. - -Il se laissa glisser à bas. La jument qu’il montait, une bête de -prix,--avait le tic de casser un de ses fers de derrière; après quoi, à -la première occasion, elle se mettait à boiter. Buton avait essayé sur -elle tous les modes de ferrure, mais sans succès. - -Je sautai à terre pendant que le valet soulevait le pied de sa bête. Mon -oreille ne m’avait pas trompé: le fer était cassé. Gilles s’efforça -d’enlever le fragment de métal resté sur le sabot, mais la jument était -rétive, et il dut y renoncer. - ---Elle ne peut aller jusqu’à Saux dans cet état, m’écriai-je avec -colère. - -Les deux hommes restèrent silencieux une minute, en considérant la bête. -Puis Gilles parla. - ---La forge de Saint-Alais n’est pas à cent cinquante toises en -descendant l’allée, monsieur, dit-il. Et le tournant est là-bas. Nous -pourrions éveiller Petit-Jean, l’amener ici avec ses tenailles. Mais... - ---Mais quoi? fis-je d’un ton bourru. - ---Je me suis disputé avec lui à la foire de Cahors, monsieur, répondit -Gilles piteusement, et je crains qu’il ne veuille pas venir pour nous. - ---Très bien, dis-je avec brusquerie. C’est moi qui irai. Et toi, reste -ici, et fais tenir cette bête tranquille. - -André tint l’étrier pour m’aider à monter. La maréchalerie, la première -baraque du village, était à cinq cents pas plus loin, et -raisonnablement, j’aurais dû y aller à cheval. Mais mon irritation me -portait à faire tout le contraire de ce qu’on me proposait, et, refusant -rudement son aide, je partis à pied. Au bout de cinquante pas, -j’arrivais au chemin de traverse qui mène à Saint-Alais, et je m’y -engageai, cessant aussitôt de percevoir l’allègre tintement des mors et -le bruit des voix humaines. - -Des peupliers s’élevaient de chaque côté sur les hauts talus qui -encaissaient l’allée; il y faisait noir comme dans un four, et je -marchais presque à tâtons. Un faux-pas que je fis acheva de m’exaspérer, -et je maudis les Saint-Alais pour leurs ornières et la lune pour son -coucher prématuré. Le susurrement continuel des peupliers -m’accompagnait, et, je ne sais pourquoi, me persécutait. Je trébuchai de -nouveau, et pestai contre Gilles, puis je m’arrêtai, prêtant l’oreille. -Bien qu’engagé dans ce chemin creux, le tintement des mors me parvenait -de nouveau, comme si les chevaux me suivaient. - -Je m’irritai tout d’abord, croyant que les valets avaient enfreint mes -ordres. Mais je m’aperçus que ce bruit m’arrivait de devant, et qu’il -était plus fort et plus grave que le cliquetis d’une gourmette ou d’une -bride. Je m’avançais péniblement, assez surpris, lorsqu’une lueur vague -et rougeoyante, qui brillait dans les ténèbres, entre les peupliers, me -porta à croire que l’on travaillait à la forge. - -Je trouvai la circonstance heureuse, quoique singulière. Mais au-delà -d’un tournant, j’arrivai en vue de la maréchalerie. Je m’arrêtai -stupéfait. La forge était en pleine activité. Deux marteaux -fonctionnaient; je les voyais s’élever et retomber, et je les entendais -battre le métal en cadence. La rouge réverbération du foyer inondait la -route, embrasait les arbres d’en face, et projetait sur le ciel leurs -ombres démesurées. - -Ce spectacle me plongea dans le dernier étonnement, car il était presque -minuit. Par bonheur, je vis autre chose qui m’étonna davantage encore, -et retint mes pas. Entre la forge et la haie contre laquelle je me -trouvais, une quantité d’hommes en mouvement s’affairaient de-ci de-là, -des hommes aux bras nus et aux têtes hirsutes, dépoitraillés, la peau -noircie et brûlée. J’aurais pu les compter difficilement, car ils se -déplaçaient trop vite; et je n’essayai pas de le faire. Il me suffit de -voir qu’une moitié d’entre eux portaient des piques et des fourches, -qu’un individu les répartissait par escouades, leur donnant des -instructions; et que, nonobstant la manœuvre régulière des marteaux, une -hâte sauvage caractérisait leurs mouvements. - -Tout d’abord je restai pétrifié. Puis instinctivement, je me rapprochai -de la haie, dans l’ombre, et regardai de nouveau. Celui qui jouait le -rôle de chef portait sur son épaule une cognée, dont le large fer, sous -les lueurs de la fournaise, semblait ruisseler de sang. Cet individu ne -tenait pas en place. Tantôt il allait d’un groupe à l’autre, -gesticulant, prodiguant les ordres et les encouragements, ou bien il -retirait un homme d’une escouade et l’introduisait de force dans la -voisine; ou bien il faisait une courte harangue, dont je ne voyais que -la mimique, car je me trouvais éloigné de cent pas; ou bien il pénétrait -dans la forge, et sa large carrure interceptait momentanément la -lumière. C’était Petit-Jean, le forgeron. - -Je mis à profit l’obscurité passagère qui résulta de l’une de ces -occultations, pour me rapprocher un peu. Je ne doutais en rien que tout -cela présageât du sang, du feu, des crimes, des flammes montant vers le -ciel, des cris d’épouvante dans la nuit. Mais je voulais en savoir -davantage. Je me rapprochai donc, tour à tour me défilant le long de la -haie, ou me coulant dans le fossé, tant qu’à la fin cinq ou six toises -seulement me séparèrent de la horde. Arrivé là, je restai immobile, -tandis que Petit-Jean ressortait pour distribuer une nouvelle brassée -d’armes, agrippées aussitôt par des poignes avides. Je pouvais entendre, -à cette heure, et ce que j’entendis me fit frémir. Le nom de Gargouf -volait de bouche en bouche. On dévouait à d’atroces tortures et à des -morts lentes le régisseur de Saint-Alais; on allait lui faire expier -enfin tous ses vieux péchés, ses attentats, ses tyrannies, hautement -dénoncés pour la première fois. - -Enfin, quelqu’un donna le signal, en criant à pleine voix: «Au château! -au château!» et à ce cri, les sentiments que m’inspirait le spectacle se -métamorphosèrent en une terreur pressante. J’allai pour m’élancer. Je -voulais apparaître en pleine lumière à ces hommes, les convaincre, les -menacer, les supplier, les détourner de leur projet par un moyen -quelconque. Mais un seul instant de réflexion me démontra la vanité de -cette tentative. Ceux que j’avais devant moi n’étaient plus ces paysans -que j’avais connus depuis toujours; ce n’étaient plus des croquants -mornes et résignés, mais bien des bêtes féroces; je le lisais dans leurs -gestes et dans la raucité de leurs voix. En me montrant je n’aboutirais -qu’à me faire massacrer. Par cette considération je me reculai, gagnai -le plus épais de l’ombre, et tournant les talons, m’élançai dans -l’avenue. Les ornières et l’obscurité n’avaient plus aucune importance -pour moi. Si je trébuchais, je ne le remarquais même pas. Si je tombais, -je ne m’en souciais. En moins de deux minutes, j’arrivai tout hors -d’haleine devant mes serviteurs ébahis, et m’évertuai à leur expliquer -vite ce qu’ils devaient faire. - ---Le village a pris les armes! haletai-je. Ils veulent brûler le -château, et Mlle Denise y est! Toi, Gilles, monte à cheval, galope, sans -perdre une minute, jusqu’à Cahors, et dis-le à M. le marquis. Il doit -amener tout ce qu’il pourra de renforts. Et toi, André, va-t’en à Saux. -Vois l’abbé Benoît. Prie-le de faire tout son possible... d’amener tout -ce qu’il pourra. - -Au lieu de répondre, ils restaient bouche bée, à considérer les -ténèbres. - ---Et la jument, monsieur? demanda enfin l’un d’eux, niaisement. - ---Imbécile! qu’elle aille au diable! m’écriai-je. Il est bien question -de jument! Ne comprends-tu pas que le château... - ---Et vous, monsieur? - ---Je vais gagner le château par l’aile du jardin. Allons, en route! En -route, mes amis! Cent livres à chacun de vous si l’on sauve le château! - -Je leur dis le château, parce que je n’osais parler de ce que j’avais en -réalité dans l’esprit; parce que je n’osais me représenter l’innocente -jeune fille au pouvoir de ces monstres. Mais ce fut cette pensée qui me -stimula, ce fut elle qui me donna la force, tandis que mes gens -s’éloignaient à peine, de me frayer un passage à travers l’épaisseur de -la haie, comme s’il se fût agi d’une simple toile d’araignée. Une fois -de l’autre côté, à découvert, je traversai à toute vitesse un champ, -puis un second, côtoyai le village, et me dirigeai sur les jardins qui -aboutissaient à l’aile orientale du château. Je les connaissais bien: -leur partie la plus éloignée des bâtiments, et de l’accès le plus -facile, était un taillis dans lequel j’avais joué maintes fois étant -petit. Il n’y avait alentour, en fait de clôture, qu’une palissade de -planches, et plus rien entre ce taillis et la partie plus soignée du -jardin. Ouvrant sur ce jardin, une poterne donnait accès à un corridor -qui menait au grand vestibule du château. Le bâtiment, oblong et -régulier, agrandi par le père du marquis, comprenait deux ailes et un -corps central. A cent pas de la façade commençait la rue du village; une -large avenue, poudreuse et mal ombragée, allait de l’entrée principale -au portail, dont les grilles restaient ouvertes jour et nuit. - -Les séditieux n’avaient donc à franchir qu’une courte distance; nul -obstacle ne les séparait de la maison, et une fois arrivés là, ils n’en -trouveraient d’autres que des portes et des volets sans résistance, si -même ces derniers étaient clos. Tout courant, je songeais avec effroi à -ce manque absolu de protection, et je voyais déjà les misérables -enfoncer les portes, envahir les parquets cirés, et s’engouffrer dans le -large escalier. - -Cette pensée me donnait des ailes. J’avais plus de chemin à faire -qu’eux, et des haies à franchir, mais les premiers bruits de leur -approche n’avaient pas encore atteint la maison, que je me trouvais déjà -dans le taillis, où je me frayais un chemin, butant contre les souches -et les buissons, tombant à plusieurs reprises, couvert de sueur et de -poussière, mais toujours allant de l’avant. - -A la fin je débouchai à l’air libre du jardin, parmi les allées -ombreuses, les nymphes et les faunes; et je regardai vers le village. -Une sinistre lueur rouge apparaissait au loin parmi les troncs de -l’avenue; une rumeur de voix s’élevait... Ils arrivaient! Je ne perdis -que le temps d’un simple coup d’œil, et je descendis au galop entre les -statues de l’allée. Dix secondes de plus, et j’entrais dans l’ombre plus -dense du château, j’atteignais la porte... Je l’éprouvai d’un coup -d’épaule. Elle résistait! Elle résistait, alors que chaque seconde était -sans prix. Je ne pouvais plus voir les lueurs des torches, ni entendre -les voix de la foule, car l’angle de la maison les interceptait; mais je -n’imaginais que trop vivement leur approche: je les croyais déjà à la -grande porte. - -Je martelai les panneaux à coups de poing; puis je cherchai à tâtons la -poignée de la serrure et la trouvai. Elle tourna, mais la porte tint -bon. Je la secouai. Je la secouai de nouveau, frénétiquement. A la fin, -oubliant la prudence, j’appelai, de plus en plus haut. Alors, après un -siècle, me sembla-t-il, où je restai à panteler parmi les ténèbres, -j’ouïs dans le corridor des pas mal assurés qui s’approchaient, et vis -naître et s’éclairer sous la porte une raie de lumière. Enfin, une voix -chevrotante interrogea: - ---Qui est là? - ---M. de Saux, répliquai-je avec impatience, M. de Saux! Faites-moi -entrer! Faites-moi entrer, vous dis-je! - -Et je heurtai les panneaux avec colère. - ---Mais, monsieur, répondit la voix de plus en plus chevrotante, qu’y -a-t-il donc? - ---Ce qu’il y a? Ils vont mettre le feu au château, imbécile! -m’écriai-je. Ouvrez! ouvrez! si vous ne voulez pas être brûlés vifs! - -Après une dernière hésitation, l’homme ôta la barre. En un clin d’œil, -je me trouvai à l’intérieur, dans un étroit corridor aux murs salés et -décrépits. Un vieil homme, édenté et sénile, un vieux valet que j’avais -vu souvent occupé à dévider de la laine dans l’antichambre, se tenait -devant moi, porteur d’un flambeau de fer. A ma vue, la lumière vacilla -dans sa main, et il ouvrit une bouche démesurée. Je compris que je -n’avais rien à attendre de lui, et je lui arrachai la barre pour -l’assujettir de nouveau moi-même. Puis j’empoignai le flambeau. - ---Vite! fis-je tout palpitant. Menez-moi auprès de votre maîtresse. - ---Monsieur? - ---A l’étage! vite! à l’étage! - -Il voulut parler, mais je ne m’attardai pas à l’écouter. Connaissant le -chemin, et en possession de la lumière, je le plantai là et me -précipitai dans le corridor. Après avoir trébuché contre plusieurs -matelas étalés par terre, et destinés apparemment à la valetaille, -j’arrivai dans le vestibule. Mon lumignon éclairait à peine cet antre de -ténèbres. Mais il me suffit pour voir que la porte était barricadée, et -je me dirigeai vers l’escalier. Je mettais le pied sur la première -marche, quand le vieux valet, qui me suivait de toute la vitesse dont -ses jambes flageolantes étaient susceptibles, alla donner contre un -rouet qui se trouvait là. Le rouet se renversa à grand bruit, et -aussitôt un chœur de cris et de lamentations s’éleva, au-dessus de nos -têtes. J’escaladai les marches quatre à quatre, et sur le palier trouvai -mes criards, réunis en un groupe terrifié, auprès d’une chandelle de -suif posée sur le parquet, et dont la douteuse lueur était bien faite -pour augmenter leurs alarmes. Les plus proches de moi étaient un vieux -valet de pied et un galopin, dont les yeux terrifiés rencontrèrent les -miens tandis que je montais les dernières marches. Derrière eux, et -blotties contre une banquette de tapisserie adossée au mur, j’aperçus le -reste: trois ou quatre femmes, qui piaillaient et se cachaient la figure -dans les jupes de leurs voisines. Sans lever les yeux ni tenir compte de -ma présence, elles continuèrent à pousser des cris. - -Le vieillard, d’un juron chevrotant, essaya de les faire taire. - ---Où est Gargouf? lui demandai-je. - ---Il est allé barrer les portes de derrière, monsieur, répondit-il. - ---Et mademoiselle? - ---La voilà. - -Ce disant il s’écarta, et me montra une épaisse tenture qui cachait la -fenêtre ogive du palier. Je la vis s’agiter, et de ses plis émergea -Denise, son petit minois puéril couvert de pâleur, mais singulièrement -calme. Elle portait une robe claire et flottante, ajustée en hâte, et -ses cheveux non coiffés retombaient sur ses épaules. A la faible lueur -des deux chandelles et dans la confusion, elle ne m’aperçut pas tout -d’abord. - ---Gargouf est-il revenu? demanda-t-elle. - ---Non, mademoiselle, mais... - -L’homme alla pour me désigner; elle l’interrompit d’une exclamation de -colère. - ---Faites taire ces idiotes, dit-elle. Oh! faites taire ces idiotes! Je -ne m’entends pas moi-même! Que quelqu’un aille me chercher Gargouf! -Êtes-vous tous incapables de rien faire? - -L’un des vieux valets se mit en route d’un air affairé, laissant au -milieu du groupe affolé de terreur la frêle et pâle jeune fille qui de -tout son pouvoir se défendait contre la crainte. La tenture sombre -qu’elle avait derrière elle mettait bien en relief la beauté de son -visage et de ses formes, mais l’admiration était le dernier de mes -soucis. - ---Mademoiselle, dis-je, vous allez fuir par la porte du jardin. - -Elle tressaillit et me regarda fixement, de ses yeux dilatés. - ---Monsieur de Saux, murmura-t-elle. Vous ici? Je ne... Je ne comprends -pas. Je croyais... - ---Tout le village est en marche, dis-je. Dans un moment ils seront ici. - ---Ils y sont déjà, répondit-elle d’une voix faible. - -Elle voulait dire seulement que par la fenêtre elle venait de les voir -approcher; mais la sourde rumeur qui montait dans l’air, au dehors, et -traversait les murs, à chaque instant plus haute et plus menaçante, fit -interpréter ses paroles autrement. Les femmes pâlirent en l’écoutant et -redoublèrent de lamentations. Un faux mouvement convulsif de l’une -d’elles renversa l’un des flambeaux. Le vieillard qui m’avait ouvert se -mit à pleurer. - ---Morbleu! criai-je rudement, ces oiseaux de malheur ne se tairont-ils -pas? - -Car ce vacarme m’empêchait de réfléchir, et la réflexion était plus -nécessaire que jamais. - ---Taisez-vous, idiotes, continuai-je, personne ne vous fera de mal, à -vous. Et vous, mademoiselle, veuillez venir avec moi. Il n’y a pas un -instant à perdre. Le jardin par où je suis entré... - -Mais elle me regarda de telle sorte que je me tus. - ---Est-il indispensable de partir? interrogea-t-elle. N’y a-t-il plus -d’autre moyen, monsieur? - -Le brouhaha, au dehors, devenait plus violent. - ---Qu’avez-vous en fait d’hommes? dis-je. - ---Voici Gargouf, répondit-elle. Il vous le dira. - -Je me tournai, et vis surgir de la cage d’escalier le régisseur, comme -toujours dur et sévère. Il tenait un flambeau d’une main et un pistolet -de l’autre; et je remarquai dans son regard une expression de fureur -concentrée. A son aspect, les femmes se remirent à brailler de plus -belle. Mais je fus bien aise de le voir, car lui du moins ne montrait -aucun signe de faiblesse. Je lui demandai combien il avait d’hommes. - ---Ils sont devant vous, répliqua-t-il, sèchement, sans paraître étonné -de ma présence. - ---C’est là tout? - ---Il y en avait trois autres, dit-il. Mais j’ai trouvé les portes -déverrouillées, et les oiseaux envolés. Je réserve à l’un d’eux ceci, -reprit-il, avec un sombre regard sur son pistolet. - ---Il faut que mademoiselle s’en aille. - -Il haussa les épaules avec une indifférence qui me mit hors de moi. - ---Comment voulez-vous? fit-il. - ---Par la porte du jardin. - ---Ils y sont. Le château est cerné. - -Je jetai un cri de détresse; et au même moment, comme pour confirmer son -dire, un coup furieux retentit sur la grande porte d’entrée, et -réveillant tous les échos de la maison, proclama que l’heure fatale -était venue. Un second coup suivit le premier, puis une grêle de coups. -Tandis que les servantes braillaient en s’accrochant les unes aux -autres, j’échangeai un regard avec Denise. - ---Il faut vous cacher, murmurai-je. - ---Non, non, fit-elle. - ---Nous trouverons bien un endroit, dis-je, en jetant à la ronde un -regard angoissé, et sans tenir compte de sa réponse. (Le fracas des -coups devenait assourdissant.) Dans le... - ---Je ne me cacherai pas, monsieur, déclara-t-elle. - -Son visage était blême, et ses yeux vacillaient à chaque coup. Mais -celle que j’avais devant moi n’était plus la jeune vierge qui était -restée muette en ma présence quelques jours plus tôt; c’était bien Mlle -de Saint-Alais, dépositaire d’un long passé d’honneur. - ---Ce sont nos vassaux. Je vais leur parler, reprit-elle en s’avançant -avec bravoure, malgré le tremblement de ses lèvres. Et s’ils osent... - ---Ils ont perdu le sens, répliquai-je. Ils sont fous! Mais il reste une -chance, et je n’en vois guère d’autre. Si je m’adresse à eux avant -qu’ils n’aient pénétré, je réussirai peut-être. Un instant, -mademoiselle; masquez cette lumière, je vous prie. - -Quelqu’un m’obéit; je me retournai fiévreusement et saisis la tenture. -Mais Gargouf me devança. Il retint mon bras, et arrêta mon geste. - ---Qu’est-ce donc? Qu’allez-vous faire? grogna-t-il. - ---Leur parler de la fenêtre. - ---Ils ne vous écouteront pas. - ---N’importe, je veux essayer. Que nous reste-t-il d’autre? - ---Des balles et de l’acier, répondit-il, d’un ton qui me fit frémir. -Voilà les fusils de chasse de M. le marquis; ils portent juste. -Prenez-en un, monsieur le vicomte; je prendrai l’autre. Il en reste -encore deux, et nos hommes savent tirer. Nous tiendrons l’escalier, à -tout le moins. - -Je pris machinalement l’un des fusils, au milieu de cet affreux -tintamarre: des lamentations et un tonnerre de coups à l’intérieur; au -dehors, les hurlements farouches de la foule forcenée. Nul secours à -attendre, de toute une heure; et sur le moment le cœur me défaillit dans -cette passe désespérée. J’admirai le courage du régisseur. - ---Vous n’avez pas peur? lui demandai-je. - -Je savais à quel point il avait foulé les pauvres misérables du dehors; -combien il les avait affamés, pressurés et maltraités depuis de longues -années. - -Il maudit ces brutes. - ---Vous défendrez mademoiselle? dis-je fiévreusement. - -Je voulais, je crois, me fortifier de son assurance. - -Il m’étreignit la main dans une poigne de fer, et je n’en demandai pas -davantage. Mais au bout d’un instant je poussai un cri. - ---Ah! mais ils vont mettre le feu au château! exclamai-je. A quoi bon -tenir l’escalier, s’ils nous grillent comme des rats? - ---Nous mourrons ensemble, fut sa seule réponse. - -Et décochant un coup de pied à l’une des pleurardes accroupies: - ---Te tairas-tu, carogne! dit-il. Crois-tu que ça te sauvera, de -brailler? - -Mais j’entendis la porte du bas se disloquer, et bondissant à la -fenêtre, j’écartai la tenture. Un flot de clarté rougeâtre pénétra, qui -teignit le plafond d’une couleur de sang. Ma seule crainte était -d’arriver trop tard, et que la porte cédât ou que la foule enfonçât la -poterne avant que je pusse me faire entendre. Par bonheur la fenêtre ne -résista point, je l’ouvris toute grande, une bouffée d’air frais me -fouetta le visage, et en un clin d’œil je fus dehors, sur l’étroite -corniche de la fenêtre surmontant la grande porte. Au-dessous de moi -s’étalait un spectacle que, Dieu merci! bien peu de châteaux en France -avaient vu depuis les années d’Henri III. - -Un peu à l’écart, le grand colombier brûlait, et projetait en l’air une -colonne de fumée qui, se rabattant sur l’avenue, cachait tout ce qui se -trouvait derrière sous un voile fuligineux traversé de temps à autre par -l’ardente réverbération des flammes. Silhouettés en noir sur la clarté, -des hommes, actifs comme des démons, attisaient le feu avec de la -paille. Au delà du colombier flambaient une remise et une meule de foin; -et plus près, juste devant le château, une multitude de formes mouvantes -couraient de-ci de-là, les unes s’attaquant à la porte et aux fenêtres, -d’autres apportant du combustible, toutes s’agitant, vociférant, -riant--riant d’un rire de damnés, à la musique des flammes crépitantes -et des vitres qui éclataient. - -Je vis au premier rang Petit-Jean qui donnait des ordres; et des hommes -l’entouraient. Aussi acharnées que les hommes, il y avait également des -femmes, et une entre autres, toute dépoitraillée, hurlant des -malédictions et brandissant ses armes, qui ajoutait à la scène une note -suprême d’atrocité. Ce fut elle qui me vit la première; et me désignant -avec des mots infâmes, elle nous maudissait, moi et ceux du château, et -à grands cris demandait notre sang. - - - - -CHAPITRE VIII - -GARGOUF - - -Les uns réclamaient le silence, les autres me considéraient stupidement, -ou me montraient à leurs voisins; mais la plupart firent chorus à la -femme: enragés par ma présence, ils me tendaient le poing, me criaient -d’abjectes menaces et des injures immondes. Pour une minute l’air -retentit d’«A bas les seigneurs! A bas les tyrans!» ce qui me parut un -fort mauvais signe. Mais bientôt, soit qu’ils aperçurent le régisseur, -soit qu’ils retournèrent simplement à leur haine primitive, dont mon -apparition venait de les détourner, ce cri fut remplacé par un mugissant -tollé de «Gargouf! Gargouf!»--tollé si plein d’avidité sanguinaire et -accompagné de menaces si atroces, que le cœur faiblissait et que l’on -devenait pâle à les entendre. - ---Gargouf! Gargouf! Livrez-nous Gargouf! hurlaient-ils. Livrez-nous -Gargouf, et il mangera de l’or fondu! Livrez-nous Gargouf, et nos filles -n’auront plus rien à craindre de lui! - -Je frémis à l’idée que Denise entendait; je frémis à l’idée du péril où -elle se trouvait. Les misérables d’en bas n’avaient plus rien d’humain; -l’influence de cette énergumène les transformait en démentes bêtes -fauves, ivres d’incendie et de licence. Quand la fumée du bâtiment en -feu se rabattit dans un remous et me cacha la foule dont la rauque huée -sortait de cette noirceur, je crus entendre, non des hommes, mais un -sabbat de chiens enragés. - -La fumée s’écarta; et un coup de feu partit des derniers rangs. -J’entendis un carreau éclater à côté de moi. Un individu plus proche me -lança un tison enflammé qui retomba sur la corniche, flambant et -pétillant, près de mon pied. D’un coup de talon, je le projetai à bas. - -Ce geste apaisa momentanément le tumulte, et je saisis l’occasion. - ---Vils gredins! m’écriai-je, m’efforçant de dominer de la voix le -sifflement des flammes. Retirez-vous! Les soldats de Cahors sont en -route. Il y a une heure que je les ai envoyés chercher. Retirez-vous -avant leur arrivée, et j’intercéderai en votre faveur. Restez pour -commettre de nouveaux méfaits, et vous serez jugés à mort tous jusqu’au -dernier! - -On me répondit par des hurlements dérisoires. Les soldats étaient avec -eux, ajoutaient les uns. Il n’y avait plus d’aristocrates, et leurs -châteaux appartenaient au peuple, criaient les autres. Un ivrogne -s’obstinait stupidement à brailler: «A bas la Bastille! A bas la -Bastille!» - -Un instant de plus, et je perdais ma chance. J’agitai la main. - ---Qu’est-ce que vous voulez? proclamai-je. - ---«Justice!» vociféra l’un; et un autre: «Vengeance!» Un troisième: -«Gargouf!» Et tous en chœur: «Gargouf! Gargouf!» jusqu’au moment où -Petit-Jean apaisa le tumulte. - ---Assez! intima sa voix rauque et brutale. Sommes-nous venus ici -simplement pour gueuler? Et quant à vous, seigneur, livrez-nous Gargouf, -et on vous laissera partir. Sans quoi, nous brûlons le château, et vous -tous avec. - ---Vil manant! m’écriai-je. Nous avons des fusils, et... - ---Les rats ont beau avoir des dents, ils grilleront! Ils grilleront! -répliqua-t-il. - -Et il désigna triomphalement, de sa cognée, les bâtiments en feu. - ---Ils grilleront!... Mais écoutez bien, seigneur, reprit-il, vous avez -une minute pour vous décider. Livrez-nous Gargouf à discrétion, et les -autres pourront se retirer. - ---Tous? - ---Oui, tous. - -Je frissonnai. - ---Mais Gargouf? dis-je. Allez-vous... Qu’allez-vous faire de lui? - ---Le faire rôtir! rugit le forgeron, avec un affreux blasphème, et les -sacripants qui l’entouraient eurent un rire de damnés. Le faire rôtir, -après l’avoir écorché vif! - -Je tremblai. De Cahors le secours ne pouvait venir avant une heure -entière. De Saux il pouvait ne pas venir du tout. La porte au-dessous de -moi ne résisterait plus guère longtemps, et ces brutes étaient trente -contre un, et affolées par leur désir de vengeance. Ils avaient des -siècles de griefs à assouvir; ils croyaient arrivé le jour du règlement -des comptes, et cette idée changeait ces rustres en démons. Les flammes -qu’ils venaient d’allumer augmentaient leur confiance. L’incendie -passait dans leurs veines. - ---A bas la Bastille! A bas les tyrans! - -J’hésitais. - ---Une minute, cria le forgeron, avec un geste expressif; vous avez une -minute. Gargouf ou tout le monde! - ---Attendez! - -Je fis demi-tour et rentrai. Laissant derrière moi la clarté -fuligineuse, les pigeons tournoyants, les hideuses formes noires, -l’effroi et la confusion de la nuit, je retournai à cet autre spectacle, -guère plus réconfortant; car le palier, éclairé par deux uniques -chandelles, coulant dans leurs bobèches d’étain, n’empruntait à -l’extérieur qu’un reflet rougeâtre du sinistre. Les femmes avaient cessé -leurs lamentations et leurs sanglots, et se serraient en un groupe -silencieux et terrifié. Les vieux valets et le galopin se passaient la -langue sur les lèvres, et leurs regards allaient furtivement des armes -qu’ils tenaient à la figure du voisin. Denise seule se maîtrisait, pâle -et volontaire. Je lançai un bref coup d’œil à la svelte petite personne -en robe claire, et me détournai. Je n’osais dire ce que j’avais dans -l’esprit. Elle avait entendu, donc... - -Ce fut elle qui l’exprima. - ---Vous leur avez répondu? me glissa-t-elle, en me regardant dans le -blanc des yeux. - ---Non, dis-je, en baissant les paupières. Ils nous ont donné une minute -pour nous décider... - ---Je l’ai entendu, répondit-elle, en frissonnant. Répondez-leur. - ---Mais, mademoiselle... - ---Répondez-leur: jamais! jamais! s’écria-t-elle fiévreusement. Vite, ou -ils vont croire que nous pourrions céder! - -Néanmoins j’hésitais, tandis que les flammes crépitaient au dehors. -Qu’importait, après tout, devant sa vie à elle, la vie de ce fripon? -Qu’importait ce déshonnête individu, qui depuis tant d’années pressurait -les pauvres et déshonorait des innocentes, comparé à sa jeunesse? Ce fut -un moment redoutable d’indécision. - ---Mademoiselle, murmurai-je à la fin, en évitant son regard, vous n’avez -pas réfléchi, sans doute. Mais refuser cette offre, c’est vouloir nous -sacrifier tous... sans le sauver. - ---Si fait, j’ai réfléchi! répondit-elle, avec un geste d’impatience. -J’ai réfléchi. Mais il a été le régisseur de mon père, et il l’est de -mon frère; s’il a péché, c’est à leur service. C’est donc à eux d’en -porter la peine. Et d’ailleurs, qui sait si l’on en viendra là? -reprit-elle, les traits altérés et les yeux soudain remplis d’effroi. -Ils n’oseront pas, dites! ils n’oseront jamais... - ---Où est-il? demandai-je rudement. - -Elle montra l’encoignure derrière elle. J’y regardai, et j’en crus à -peine mes yeux. L’homme que j’avais laissé plein du courage du -désespoir, prêt à vendre chèrement sa vie, était à cette heure ratatiné -sur lui-même, dans l’angle le plus sombre de la banquette de tapisserie. -Bien que j’eusse parlé de lui à voix basse, et sans le nommer, il -m’entendit, et relevant la tête, montra un visage digne de son attitude: -une face livide et suante de peur, une face qui, déjà vile quand la -dureté la rehaussait, semblait maintenant la plus abjecte de la terre. -Se peut-il, ô ciel! que la peur réduise un homme à cet état! Il -s’efforça de parler en rencontrant mon regard, mais aucun son ne sortit -de ses lèvres, et il ne fit que s’effondrer davantage, vraie statue de -la panique et de la culpabilité. - -Je voulus savoir des autres ce qui lui était arrivé. - ---Qu’a-t-il donc? demandai-je. - -Personne ne répondit; mais la vérité m’apparut. Tant qu’il nous avait -vus tous dans le même péril, tant qu’il s’était considéré comme une -simple unité parmi d’autres, le courage naturel à un homme l’avait -soutenu. Mais Dieu sait quelles voix trop familières pour lui, quels -accents d’hommes affamés et de femmes déshonorées il avait perçus dans -la clameur farouche qui exigeait sa vie! quelles plaintes des défunts, -quelles malédictions d’enfants suspendus à des seins taris! En tout cas, -et quoi qu’il eût cru y entendre, ce cri de mort réclamant son sang--son -sang à lui--l’avait démoralisé. Sur-le-champ, d’un coup, ce cri l’avait -rejeté, lâche et tremblant, dans son coin, où il levait des mains -suppliantes. - -Une telle peur est contagieuse. J’allai à lui, outré, et le secouai. - ---Debout! chien! dis-je. Debout, et tâche de défendre ta peau, ou, par -le ciel, personne ne la défendra! - -Il se releva. - ---Voilà, voilà, monsieur, balbutia-t-il. Je suis prêt à lutter pour -mademoiselle. Je suis prêt... - -Mais je l’entendais claquer des dents, et je voyais ses yeux errer de-ci -de-là, comme ceux d’un lièvre entouré par les chiens. Je compris que je -n’avais rien à espérer de lui. Au même moment une huée sauvage au dehors -m’avertit que notre délai expirait; et je le repoussai pour regagner la -fenêtre. - -Trop tard. Je ne l’avais pas atteinte qu’un coup tonitruant retentit sur -la grande porte, et fit sursauter les chandelles et piailler les femmes. -Sur l’instant je crus que tout était perdu. Une pierre traversa la -fenêtre, suivie d’une seconde et d’une troisième. Les débris de verre -tombèrent sur nous; le courant d’air éteignit une chandelle; et les -femmes, folles de terreur et poussant des cris affreux, s’enfuirent dans -toutes les directions. Joints à cela, les rugissements de la foule -extérieure, le luminaire lugubre et les plus lugubres reflets du feu, la -confusion et la panique suprêmes, m’égarèrent au point que je restai une -minute indécis, inerte, promenant autour de moi des regards affolés. La -couardise en moi n’attendait qu’un signal. Mais quelqu’un me toucha le -bras, et me retournant je vis à mon côté Denise, la face levée vers moi. - -Elle était blême, et l’épouvante qu’elle avait si longtemps contenue lui -agrandissait les yeux. Sa main pesa plus fort; elle tituba, se -raccrochant à mon bras. - ---Ah! chuchota-t-elle à mon oreille, d’une voix qui m’alla droit au -cœur. Sauvez-moi! sauvez-moi! Ne reste-t-il plus aucune ressource? -Dites, monsieur? Est-ce qu’il nous faut mourir? - ---Il nous faut gagner du temps, répliquai-je. (Le courage me revenait -merveilleusement, à la sentir appuyée contre moi.) Tout n’est pas fini. -Je vais leur parler. - -Et l’asseyant sur la banquette, je courus à la fenêtre et m’avançai au -dehors. A première vue, les choses en étaient restées au même point. Les -flammes ondulantes, la lueur, la traînée de fumée et les étincelles, -rien n’avait changé. Mais un second coup d’œil me montra que les -incendiaires ne couraient plus çà et là autour du feu, et se massaient -en une troupe compacte juste au-dessous de moi, aux abords de la porte, -attendant qu’elle leur livrât passage. Dans l’espoir de les retarder, je -les hélai frénétiquement; j’appelai Petit-Jean par son nom. Mais le -hourvari les empêcha de m’entendre, ou bien ils ne voulurent pas -m’écouter; et pendant que je m’évertuais vainement, la grande porte céda -enfin, et avec des rugissements de triomphe la foule se rua dans le -château. - -Il n’y avait plus un instant à perdre. D’un bond je repassai par la -fenêtre, tout en empoignant le fusil que Gargouf m’avait donné; mais -j’eus la stupeur de ne plus trouver personne sur le palier. La maison -tremblait sous les piétinements; les cris de triomphe résonnaient déjà -dans les corridors; dans dix secondes, la tourbe infâme serait sur nous. -Mais où donc avait passé Denise? Et Gargouf? Et les valets, les femmes -de chambre, le galopin, que j’avais laissés ici? - -Confronté à l’improviste avec l’instant suprême, je demeurai tout -d’abord paralysé, comme il arrive dans les cauchemars. Puis, un premier -choc de pieds lourds retentit sur l’escalier, et je perçus un léger cri, -quelque part vers ma droite. Aussitôt je courus à la porte qui, de ce -côté, menait à l’aile gauche. Je l’ouvris précipitamment, et la -franchis, pas une seconde trop tôt. Le moindre retard, et les plus -avancés des révoltés m’auraient aperçu. Je n’eus que le temps de tourner -la clef, qui se trouvait heureusement à l’intérieur. - -Au plus vite, je traversai la pièce, et me dirigeai vers l’autre -extrémité où une porte ouverte laissait échapper de la lumière. Je -traversai la pièce suivante, qui était vide, et arrivai dans la dernière -de l’enfilade. - -J’y trouvai les fugitifs. Dans la précipitation de leur fuite, ils -n’avaient même pas songé à fermer la porte derrière eux. Dans ce dernier -refuge--le boudoir de la marquise, blanc et or--je les trouvai blottis -parmi les chaises à dossiers dorés et les coussins à fleurs. Ils -n’avaient apporté qu’une seule chandelle avec eux, et les soieries, les -brimborions et les bibelots sur lesquels tombait cette sombre clarté, -rendaient plus affreuses à voir leurs faces blanches et leurs prunelles -hagardes. Entassés dans le coin le plus reculé, ils me regardaient -venir. - -Par un excès de lâcheté, ils avaient mis Denise au premier rang; ou -peut-être s’y plaça-t-elle dans l’attente de mon arrivée. Elle me -reconnut donc avant eux, et les rassura. Quand je pus m’entendre parler, -je demandai où était Gargouf. - -Ils ne s’étaient pas aperçus de son absence, et ils se récrièrent, -disant qu’il avait pris lui-même ce chemin. - ---Et vous le suiviez? - ---Oui, monsieur. - -Ceci expliquait leur fuite, mais non la disparition du régisseur. Au -fait, peu importait de savoir où il était allé, car il n’y avait guère -de secours à attendre de lui. Je jetai autour de moi un regard de -détresse; même les amours joufflus des lambris semblaient se railler de -notre danger. Grâce à mon fusil, j’avais un coup à tirer, je tenais une -vie entre mes mains. Mais à quoi bon? Dans un instant, d’ici une minute -ou deux au maximum, les portes seraient enfoncées, la horde de bêtes -fauves se déverserait sur nous... - ---Oh! monsieur! l’escalier du réduit! Il s’est sauvé par l’escalier du -réduit! - -C’était le galopin qui parlait. Lui seul gardait sa présence d’esprit. - ---Où est ce réduit? dis-je. - -Le gamin s’élança pour me guider, mais Denise s’empara de la chandelle -avant lui. Elle me fit retourner en arrière, dans le passage de deux ou -trois pieds qui séparait cette pièce de la seconde de l’enfilade. Dans -le mur de ce passage elle ouvrit la porte d’une espèce de réduit. En -avançant la tête, j’aperçus les premières marches d’un escalier. A cette -vue mon cœur bondit. - ---Cela mène à l’étage supérieur? dis-je. - ---Non, monsieur; sur le toit! - ---Montez, montez vite! m’écriai-je, pris d’une impatience folle. Nous -gagnerons du temps. Vite. Ils arrivent. - -Car la porte du bout de l’enfilade, la porte que j’avais fermée à clef, -je l’entendais craquer et se fendre sous leurs poussées. D’un instant à -l’autre elle pouvait leur livrer passage. D’où j’étais, en attendant de -fermer la marche, leurs cris rauques et leurs blasphèmes parvenaient à -mes oreilles. Mais la porte tint bon; ou du moins elle tint assez -longtemps. Avant qu’elle ne s’abattît, nous étions sur les marches et -j’avais fermé derrière moi la porte du réduit. Alors, me tenant aux -jupes de la femme qui me précédait, je grimpai vivement,--toujours plus -haut dans ces ténèbres où flottait un remugle de chauves-souris,--et -presque avant d’oser y croire, je me trouvai sur le toit au milieu des -fugitifs, haletant et tremblant. La lueur des communs en feu qui montait -d’en bas éclairait, proche de nous, un grand corps de cheminées; elle -rougissait le ciel au-dessus de nos têtes et empourprait le feuillage -d’un noyer qui s’élevait à la hauteur de nos yeux. Mais autour de nous -toute la déclivité inférieure de la toiture, avec les chéneaux de plomb -qui la bordaient, restaient dans les ténèbres, épaissies par le -contraste. Au-dessous, les flammes crépitaient, et d’épais nuages de -fumée s’envolaient à ras du faîte; mais où nous étions, le bruit de -l’incendie aussi bien que le tumulte de la bacchanale ne nous arrivaient -qu’atténués. Le souffle de la nuit rafraîchit nos fronts, et je -m’accordai une minute pour penser, reprendre haleine, regarder autour de -moi. - ---Y a-t-il un autre accès au toit? demandai-je avec inquiétude. - ---Oui, monsieur, il y en a un autre. - ---Où?... Mais non, restez ici, et gardez cette porte, dis-je, en passant -mon fusil à l’homme qui venait de me répondre. Et que ce gamin vienne -avec moi, pour me montrer. Mademoiselle, restez ici, je vous prie. - -Le galopin m’emmena jusque tout au bout du toit, et me montra une large -trappe qui s’ouvrait dans une lame de plomb, entre les deux versants. -Cette trappe n’avait pas de fermeture à l’extérieur, et je restai tout -d’abord perplexe; mais j’aperçus, quelques pieds plus loin, un grand tas -de briques, déposé là, me dit-on plus tard, au cours de réparations. -J’entrepris de les faire passer au plus vite sur la trappe, et le gamin -suivit mon exemple. Au bout de deux minutes nous en avions empilé une -bonne centaine sur le panneau. J’ordonnai à mon compagnon d’en ajouter -encore autant, puis le laissai à l’œuvre et courus rejoindre les femmes. - -On pouvait toujours brûler la maison sous nos pieds; cela restait trop -certain, et il en résulterait pour nous une mort affreuse. Néanmoins je -respirais plus librement ici. Dans le boudoir blanc et or de la -marquise, parmi les miroirs et les amours, les capitonnages de soie et -les Vénus peintes, le cœur me défaillait. J’étouffais, dans cette pièce -aux lourds parfums; je m’y représentais les brutes paysannes s’élançant -sur nous, sur les femmes hurlantes, tapies en vain derrière les chaises -et les bergères; et cette imagination odieuse m’accablait. Ici, à -découvert, sous le libre ciel, nous pouvions tout au moins mourir en -combattant. Au delà des chéneaux, s’ouvrait le vide; le moins brave -n’avait ici rien de plus à craindre que la mort. En outre nous obtenions -un répit, car le bâtiment était vaste, et le feu ne pouvait l’envelopper -tout de suite jusqu’au haut. - -Le secours aussi viendrait peut-être. Abritant mes yeux de la clarté -inférieure, je regardai dans la direction du village et sur la route de -Cahors. D’ici une heure au plus, le secours pouvait arriver. La lueur de -l’incendie devait se voir de plusieurs lieues; elle aiguillonnerait les -vengeurs. L’abbé Benoît, également, s’il trouvait de l’aide, pouvait -être ici à tout moment. Il nous restait de l’espoir. - -Soudain, comme nous étions réunis, les femmes sanglotant et gémissant, -le vieux serviteur parla. - ---Où est M. Gargouf? chuchota-t-il tout bas. - ---Oh! m’écriai-je, je l’avais oublié. - ---Il est monté ici, reprit l’homme, en regardant autour de lui. Cette -porte était ouverte, monsieur le vicomte, quand nous y sommes arrivés. - ---Hé bien alors, où est-il? - -Je regardai à la ronde. Tout le toit, je l’ai déjà dit, était sombre; il -n’était pas tout entier au même niveau; et çà et là des cheminées -obstruaient la vue. Dans l’obscurité, le régisseur pouvait à notre insu -se trouver caché près de nous; à moins qu’il ne se fût précipité à bas, -de désespoir. Cependant, le gamin que j’avais laissé auprès du tas de -briques arriva en courant. - ---Il y a quelqu’un là-bas! dit-il. - -Et, terrifié, il s’accrocha au vieux valet. - ---Ce doit être Gargouf! répliquai-je. Attendez-moi ici! - -Et, sans écouter les femmes qui me suppliaient de rester, je m’avançai -rapidement sur les plombs jusqu’à l’autre trappe, et fouillai des yeux -les ténèbres. Tout d’abord je ne vis personne, quoique la lumière -reflétée par les arbres eût permis de distinguer un individu placé plus -près du faîte. Mais bientôt je perçus un léger mouvement: il y avait -quelqu’un là-bas, tout au bord du toit. Je m’avançai avec précaution, ne -sachant à qui j’avais affaire; et contre un corps de cheminée je -découvris Gargouf. - -Il était accroupi sur le faîtage, dans l’ombre la plus noire, à -l’endroit où le mur terminal de l’aile du levant dominait le jardin par -où j’étais entré. Ce mur terminal n’avait pas de fenêtres, et la plus -grande partie du jardin au-dessous restait dans l’obscurité, car l’angle -de la maison s’interposait entre lui et les bâtiments en feu. Je crus -que le régisseur s’était enfui jusque-là, pour se cacher, et j’attribuai -à l’obscurité qu’il ne me reconnût pas. A mon approche, il se dressa à -genoux sur le rebord, et me fit face, en grondant comme un chien. - ---Arrière! dit-il, d’une voix qui n’avait plus rien d’humain. Arrière, -ou sinon... - ---Du calme, l’ami, répliquai-je posément, et commençant à croire que la -peur lui troublait la cervelle. C’est moi, M. de Saux. - ---Arrière! était sa seule réponse, et bien qu’il fût accroupi si bas que -je ne pouvais voir sa silhouette se détacher sur les arbres éclairés, je -vis reluire le canon du pistolet dont il m’ajustait. Arrière! Donnez-moi -une minute! rien qu’une minute (sa voix chevrotait) et je ferai la nique -à ces démons! Si vous approchez, si vous donnez l’alarme, je ne mourrai -pas seul! Non, je ne mourrai pas seul! Arrière! - ---Êtes-vous fou? dis-je. - ---Arrière, ou je fais feu! grogna-t-il. Je ne mourrai pas seul. - -Il était agenouillé tout au bord du toit, se retenant de la main gauche -à la cheminée. Dans cette position, m’élancer sur lui c’était courir à -la mort; et je n’avais rien à y gagner. Je reculai d’un pas. A l’instant -même où j’exécutais ce geste, il passa par-dessus le bord et disparut. - -Avec un recul involontaire, je respirai profondément, et prêtai -l’oreille. Mais je ne perçus aucun bruit de chute; et comme une nouvelle -idée me venait à l’esprit, je m’avançai jusqu’au bord et regardai -par-dessus. - -Le régisseur était suspendu en l’air, à une dizaine de pieds au-dessous -de moi. Il descendait; il descendait d’un pied à la fois, lentement, par -saccades; sa forme obscure devenait de plus en plus vague. -Instinctivement je tâtai autour de moi; et au bout d’une seconde ma main -rencontra la corde qui le soutenait. Elle était amarrée à la cheminée. -Alors je compris. Ce mode d’évasion qu’il avait conçu, et en prévision -duquel il tenait peut-être la corde toute prête, ce parfait vilain en -avait conservé l’idée pour lui seul, afin d’améliorer ses chances, et -pour n’avoir point à céder le pas à Denise et aux femmes. A cette -découverte, dans le premier moment d’indignation, je fus presque tenté -de couper la corde et de le faire choir; puis je songeai que s’il -s’échappait, le chemin restait libre pour d’autres. Juste comme je -pensais à cela, je vis dans le jardin au-dessous de moi briller soudain -un éclat de lumière, et un flot d’une quinzaine de révoltés surgit du -coin, et se dirigea vers la porte par laquelle j’avais pénétré dans le -château. - -Je retins mon souffle. Le régisseur, suspendu au-dessous de moi et -arrivé alors à mi-chemin du sol, s’arrêta, et ne fit plus un mouvement. -Mais il balançait encore un peu de-ci de-là, et dans la vive lumière des -torches que portaient les nouveaux venus, je distinguais chaque nœud de -la corde, et même le bout traînant sur le sol, auquel se communiquait -son mouvement. - -Les misérables, pour atteindre la porte, devaient passer à un pas de la -corde, à un pas de ce bout traînant; mais dans leur hâte et leur -exaltation, et aveuglés par la lumière de leurs torches, ils pouvaient -ne pas le remarquer. Je cessai de respirer quand le chef arriva auprès; -je crus qu’il allait le voir. Mais il passa, et disparut sous la porte. -Trois autres à la fois dépassèrent la corde. Un cinquième, puis encore -trois, et deux. Je commençais à respirer. Il ne restait qu’une femme, -celle dont les imprécations m’avaient accueilli lors de mon apparition à -la fenêtre. Il n’était pas vraisemblable qu’elle le vît. Elle courait -pour rattraper les autres; elle tenait une torche de son poing droit, si -bien que la clarté s’interposait entre elle et la corde. Et de plus elle -agitait son brandon avec une frénésie d’énergumène, tout en trépignant -et excitant les hommes au pillage. - -Mais, comme si la présence de celui qui leur avait fait tant de mal à -tous eût eu sur elle une influence occulte, comme si un sens particulier -l’avertissait de sa présence, jusqu’au milieu de ce pandémonium, elle -s’arrêta court au-dessous de lui, prête à poser le pied sur le seuil. Je -la vis tourner la tête avec lenteur. Elle leva les yeux, en mettant la -lumière de côté. Elle l’aperçut! - -Avec un hurlement de joie elle se jeta sur l’extrémité de la corde, et -se mit à tirer dessus comme si par ce moyen elle allait le tenir plus -tôt. Elle emplissait l’air de ses cris de triomphe et de ses -glapissements aigus. Les hommes qui étaient déjà dans la maison -l’entendirent, et ressortirent, et d’autres avec eux. Agenouillé sur le -rebord, je fus horrifié de rencontrer sous mes yeux le regard révulsé de -leurs prunelles fauves. Quant à ce malheureux arrêté dans sa fuite -égoïste, et suspendu là sans recours entre ciel et terre, Dieu sait -quelles devaient être ses pensées! - -Il se mit à grimper, pour remonter; et il réussit à gagner, une main -après l’autre, une douzaine de pieds. Mais il se soutenait déjà depuis -plusieurs minutes; et arrivé à ce point la force lui manqua. Des muscles -humains ne pouvaient faire davantage. Il tenta de se hisser jusqu’au -nœud suivant, mais il retomba en poussant un gémissement. Puis il me -regarda. - ---Remontez-moi! haleta-t-il, d’une voix presque éteinte. Pour l’amour de -Dieu! je vous en prie, remontez-moi! - -Mais les misérables d’en bas tenaient le bout de la corde, et il m’eût -été impossible de le soulever, même si j’avais possédé la force -nécessaire. Je l’en avertis, et l’exhortai à grimper, s’il tenait à la -vie. Dans un instant il serait trop tard. - -Il le comprit. Spasmodiquement il s’enleva jusqu’au nœud suivant, et -tint bon. D’un autre effort désespéré, il gagna le prochain; mais je -croyais entendre ses muscles éclater, et son souffle était à bout. Trois -nœuds de plus--ils étaient espacés d’un pied environ--et il atteignait -le toit. - -Mais il leva vers moi son visage, et je lus dans ses yeux le désespoir. -Il n’en pouvait plus, et tandis qu’il restait suspendu, les hommes, avec -des éclats de rire, commencèrent à ballotter la corde de côté et -d’autre. Il perdit prise, et avec un cri plaintif se laissa glisser de -trois ou quatre pieds, avant de se rattraper, et de rester là, muet. - -A ce moment, le groupe au-dessous de lui était devenu une foule, une -horde d’êtres en démence, poussant de folles vociférations, et -bondissant vers lui comme des chiens vers la nourriture; et bien que les -traits du condamné fussent alors dans l’ombre et invisibles pour moi, je -ne pus soutenir l’horreur du spectacle. Je me relevai pour me reculer, -frissonnant, guettant le bruit de sa chute. Au lieu de cela, je ne -m’étais pas encore retiré, qu’un éclair de feu m’aveugla, me brûlant -presque le visage; un coup de pistolet retentit, et le corps du -régisseur plongea la tête la première, laissant derrière lui un petit -nuage de fumée. - -Il avait trompé l’attente de ses ennemis. - - - - -CHAPITRE IX - -LES TROIS COULEURS - - -On sut plus tard qu’ils s’étaient jetés sur le cadavre et l’avaient mis -en pièces, comme des chiens furieux. Mais j’en avais vu assez. Tout -vertigineux, je restai quelques instants appuyé contre la cheminée, -tremblant comme une femme, prêt à défaillir. L’affreuse tragédie n’avait -eu qu’un seul spectateur: moi; et l’étrange solitude dans laquelle j’y -avais assisté, agenouillé au bord du toit du château, enveloppé dans le -vent de la nuit et le tumulte qui montait vers moi, m’avait secoué -jusqu’au tréfonds de l’être. Si les bandits étaient survenus alors, je -n’aurais pas levé un doigt; mais heureusement, si mon réveil fut prompt, -c’est à une autre main que je le dus. J’entendis derrière moi un bruit -de pas, et en me retournant j’aperçus dans l’ombre la silhouette de Mlle -de Saint-Alais. - ---Monsieur, dit-elle, venez-vous? - -D’un bond je me relevai, honteux et saisi de remords. Je l’avais -oubliée, elle et tout, devant ce drame. - ---Qu’y a-t-il? demandai-je. - ---Le feu est au château. - -Elle dit cela d’un ton si calme que je crus d’abord avoir mal entendu; -et pourtant j’avais annoncé moi-même que la chose arriverait. - ---A quel château, mademoiselle? A celui-ci? dis-je tout hébété. - ---Oui, répondit-elle, aussi calme que devant. La fumée sort par -l’escalier du réduit. Je crois qu’ils ont mis le feu à l’aile orientale. - -Je retournai bien vite avec elle, et avant même d’avoir atteint la -petite porte par où nous étions montés, je vis qu’elle ne se trompait -pas. Un léger tourbillon de fumée blanchâtre, à peine visible dans la -nuit, filtrait par le joint, entre le panneau et le chambranle. Les -femmes étaient encore autour à examiner la chose; mais pendant que je -les regardais, ahuri et me demandant ce qu’il convenait de faire, leur -groupe se dispersa, et je restai seul avec Denise devant le flot de -fumée qui devenait à chaque instant plus épais et plus noir. - -Quelques minutes auparavant, aussitôt après avoir quitté l’étage -inférieur, je me croyais capable d’affronter ce danger. Tout valait -mieux que d’être pris avec les femmes, dans l’air confiné de ces pièces -luxueuses, parfumées d’ambre et de rose, et de jasmin entêtant,--d’y -être pris par les fauves qui nous poursuivaient. A cette heure le danger -qui apparaissait le plus pressant me semblait aussi le pire. - ---Nous allons retirer les briques! m’écriai-je. Vite, il faut ouvrir -cette trappe. Il n’y a pas d’autre voie de salut. Allons, mademoiselle, -aidez-moi, je vous prie! - ---Ceux-là s’en occupent, répondit-elle. - -Je vis alors où avaient couru femmes et laquais. Ils étaient déjà auprès -de la trappe, se démenant avec frénésie pour la débarrasser des briques -que nous y avions empilées. Tout aussitôt leur précipitation me gagna. - ---Venez, mademoiselle, venez! m’écriai-je, en faisant vers le groupe un -pas machinal. Les bandits sont apparemment occupés là-dessous à piller, -et nous leur échapperons. D’ailleurs, c’est notre unique moyen de salut. - -J’étais encore agité et troublé--soit dit à ma honte--par le sort de -Gargouf; et comme elle ne me répondit pas tout de suite, je me retournai -avec impatience. Je fus stupéfait de me trouver seul. Dans l’obscurité, -il était difficile de voir quelqu’un à plus de deux ou trois toises, et -le voile de fumée s’élargissait. Pourtant, elle était à côté de moi il -n’y avait qu’un instant, elle ne pouvait donc être bien loin. Je fis -quelques pas de droite et de gauche, et regardai plus attentivement. -Alors je la découvris. Elle était agenouillée contre une cheminée, la -face ensevelie entre ses mains. Sa chevelure lui retombait sur les -épaules et cachait en partie sa robe claire. - -L’heure me parut mal choisie, et je la touchai du doigt avec irritation. - ---Mademoiselle, dis-je, il n’y a pas une minute à perdre! Venez! La -trappe est dégagée. - -Elle leva les yeux, et la calme pâleur de son visage me dégrisa. - ---Je ne viens pas, dit-elle, à voix basse. Adieu, monsieur! - ---Vous ne venez pas? m’écriai-je. - ---Non, monsieur; sauvez-vous, répliqua-t-elle, d’un ton ferme et -tranquille. - -Et elle me regardait en tenant toujours les mains jointes, comme si elle -n’attendait que mon départ pour se remettre en prières. - -Je trépignais. - ---Mais, mademoiselle! m’écriai-je, en considérant sa forme vêtue de -blanc, que ces ténèbres rayées de temps à autre par le trait de feu -d’une flammèche jaillissante, faisaient paraître presque irréelle; mais, -mademoiselle, comprenez donc! ceci n’est pas un jeu. Rester ici, c’est -vouloir mourir! mourir! Le château est en feu. Ce toit qui nous supporte -ne tardera pas à s’écrouler... - ---Plutôt cela, répondit-elle, en levant la main, et Dieu sait quelle -noblesse féminine inspirait à l’enfant cette minute suprême. Plutôt -cela, que de tomber en leur pouvoir! Je suis une Saint-Alais, et je -saurai mourir, continua-t-elle avec fermeté, mais je ne dois pas tomber -vivante entre leurs mains. Vous, monsieur, sauvez votre vie. Allez, je -prierai Dieu pour vous. - ---Et moi pour vous, mademoiselle, répondis-je, dans un élan -d’abnégation. Si vous restez, je reste. - -Elle me regarda un moment, troublée. Puis elle se remit debout avec -lenteur. Les domestiques avaient disparu, laissant la trappe ouverte; -personne n’était encore monté. Nous avions le toit à nous. Je la vis -frissonner en regardant autour d’elle: et dans la même seconde je la -soulevais entre mes bras--elle ne pesait pas plus qu’un enfant--et je -traversais la moitié du toit. Elle poussa un léger cri de protestation, -de reproche, et se débattit un peu. Mais je ne l’en serrai que plus -étroitement et continuai à courir. De la trappe, une échelle menait en -bas. Tant bien que mal, la soutenant toujours d’une main, je descendis -jusqu’au pied de l’échelle, et me trouvai dans un corridor entièrement -obscur. D’un côté cependant, tout au fond, brillait une lumière. -J’emportai la jeune fille dans cette direction. Les cheveux contre mes -lèvres, la tête sur ma poitrine, elle ne luttait plus; et j’atteignis -bientôt le haut d’un escalier. Ce devait être un escalier de service, -car il était nu, étroit et laid, avec des murs blanchis à la chaux et -d’une propreté douteuse. Il n’y avait par là aucune trace d’incendie, la -fumée elle-même n’y parvenait pas encore; mais à mi-descente des degrés, -un flambeau renversé, mais qui brûlait encore, gisait sur une marche, -comme si quelqu’un venait de le laisser tomber. De tout le -rez-de-chaussée de la maison s’élevait un affreux vacarme de désordre et -d’orgie, des cris de détresse, des encouragements, des rires. Je fis -halte pour écouter. - -Denise se redressa un peu entre mes bras. - ---Mettez-moi par terre, monsieur, chuchota-t-elle. - ---Vous viendrez? - ---Je ferai ce que vous me direz de faire. - -Je la déposai dans l’angle du corridor, au haut de l’escalier; et je lui -demandai à voix basse ce qu’il y avait derrière la porte que -j’apercevais au bas des degrés. - ---La cuisine, répondit-elle. - ---Si j’avais un manteau quelconque pour vous envelopper, dis-je, je -crois que nous passerions. Ils ne nous cherchent plus. Ils sont occupés -à piller et à boire. - ---Voulez-vous prendre la lumière? chuchota-t-elle, toute tremblante. -Dans l’une de ces pièces-ci nous trouverons peut-être quelque chose. - -A pas de loup, je descendis les marches nues, et, l’ayant ramassé, je -remontai avec le flambeau en main. Comme je me rapprochais de Denise, -nos regards se rencontrèrent, et une rougeur, qui se fonçait de plus en -plus, envahit son visage, comme l’aurore s’étale sur l’aube grise. Cette -rougeur une fois venue, elle demeura; la jeune fille baissa les yeux et -s’éloigna un peu de moi, éperdue et confuse. Nous étions seuls; et pour -la première fois de la nuit, je pense, elle s’avisa de ses cheveux en -désordre et de sa toilette négligée: elle se rappela qu’elle était une -femme et moi un homme. - -Le moment était singulier pour songer à de telles choses; alors qu’à -tout instant la porte pouvait s’ouvrir, au bas de l’escalier devant -nous, et livrer passage à une douzaine de bandits assoiffés de butin, et -de pis encore. Mais cette expression et ce geste me réchauffèrent le -cœur et firent battre mes artères avec plus de force que jamais. Le -courage me revint à flots, et doubla mes énergies. Je me sentais capable -de défendre l’escalier contre cent, contre mille ennemis, aussi -longtemps qu’elle serait au haut. Par-dessus tout, j’admirais comment -j’avais pu la porter dans mes bras une minute plus tôt, la serrer contre -ma poitrine et sentir sur mes lèvres le contact de ses cheveux, en -restant insensible! Dorénavant, je serais incapable de la porter sans -que mon pouls battît plus vite. Cette certitude me pénétra tandis que -j’étais à côté d’elle, au haut des marches nues, affectant de prêter -l’oreille aux bruits d’en dessous, afin de lui laisser le temps de se -remettre. - -Mais je ne tardai pas à écouter plus sérieusement, car le bacchanal -redoublait dans la cuisine que nous devions traverser pour fuir; et dans -le même temps que je faisais cette remarque, une odeur de bois brûlé me -parvint aux narines, avec une bouffée de fumée, et m’avertit que le feu -se propageait au corps de bâtiment dans lequel nous nous trouvions. -Derrière nous, à l’opposé de l’escalier, il y avait une porte; le long -du couloir à gauche par où nous étions venus, se trouvaient d’autres -portes. Je confiai la chandelle à Denise, et la priai d’aller jeter un -coup d’œil dans les chambres. - ---Vous trouverez bien un manteau, ou quelque chose! dis-je vivement. -Nous ne pouvons nous attarder. Moi, pendant ce temps-là... - -Un bruit me coupa la parole: la porte au bas de l’escalier s’ouvrit -violemment, et un homme s’y précipita tête baissée, qui se mit à grimper -les marches deux à deux. Il portait un flambeau devant lui et dans la -main droite une grosse barre de fer. Un sauvage ouragan de vociférations -pénétra avec lui par l’ouverture. - -Sa brusque apparition ne nous laissa pas le temps de faire un mouvement. -Je vis du coin de l’œil notre luminaire prêt à s’échapper des mains de -Denise, que paralysait la terreur. Je lui repris le flambeau, éteignis -la chandelle, et l’arrachai du chandelier de fer, que j’empoignai à -pleine main; puis, penché en avant, j’attendis l’homme de pied ferme. -J’avais laissé mon épée dans l’autre aile du château et me trouvais sans -arme; mais le chandelier pouvait en tenir lieu, grâce à l’étroitesse de -l’escalier et sous ce plafond bas et incliné. Si personne d’autre ne -survenait, le chandelier ferait l’affaire. - -L’homme était aux deux tiers du degré, tenant le lumière haute devant -lui. Quatre ou cinq marches seulement le séparaient de nous! Mais -soudain il trébucha, sacra, et tomba lourdement sur le nez. La lumière -qu’il portait s’éteignit, et nous fûmes dans les ténèbres! - -Instinctivement j’empoignai dans ma main gauche la main de Denise pour -arrêter le cri qu’elle allait pousser; et nous restâmes comme deux -statues, sans oser respirer. L’homme, si proche de nous, mais toujours -ignorant de notre présence, continuait à sacrer. Au bout d’une -effroyable minute d’angoisse, qu’il passa, j’imagine, à chercher son -flambeau à tâtons, ses pas pesants redescendirent les marches. On avait -refermé la porte du bas, et il ne réussit pas tout d’abord à trouver le -loquet. Mais il y parvint enfin, et ouvrit la porte. Alors je reculai, -et à la faveur du vacarme qui envahit aussitôt l’escalier, j’attirai -Denise dans la chambre derrière nous, dont je refermai la porte qui -faisait face aux marches, et je restai aux aguets. - -Je croyais entendre battre son cœur. A coup sûr j’entendais battre le -mien. Dans cette chambre, nous étions provisoirement en sûreté; mais -comment pouvions-nous, sans lumière, trouver un déguisement pour la -jeune fille? Et je regrettais presque d’avoir quitté l’escalier. Nous -étions dans une obscurité complète, et tout restait invisible dans cette -chambre, qui sentait le renfermé, ou plutôt la souris. Mais comme je -remarquais cette odeur, le relent de bois brûlé, qui avait pénétré sans -doute avec nous, se renforça et masqua l’autre odeur. Pareil au bruit du -vent, le ronflement de l’incendie qui se rapprochait devenait -perceptible, avec le crépitement lointain des flammes. Le cœur me -manqua. - ---Mademoiselle, dis-je à voix basse. - -Je la tenais toujours par la main. - ---Oui, monsieur, murmura-t-elle d’une voix faible. - -Et elle me parut s’appuyer contre moi. - ---N’y a-t-il pas de fenêtre à cette chambre? - ---Je crois que les volets sont mis, murmura-t-elle. - -Je songeais à présent que le chemin de la cuisine étant coupé, il nous -restait à fuir par les fenêtres. Je fis un pas dans leur direction. Je -voulais lâcher la main de la jeune fille, afin de libérer la mienne pour -me diriger à tâtons, mais je la sentis avec surprise s’accrocher à moi -et refuser de me laisser aller. Puis je l’entendis soupirer dans les -ténèbres; et elle s’appuya sur moi, comme prête à s’évanouir. - ---Courage, mademoiselle; courage! dis-je, terrifié à cette seule pensée. - ---Oh! que j’ai peur! geignit-elle à mon oreille. J’ai si peur! -Sauvez-moi, monsieur! sauvez-moi! - -Elle venait de se montrer si brave un peu plus tôt que je fus stupéfait. -J’ignorais que le courage de la femme la plus vaillante a de ces -faiblesses-là. Mais je n’eus guère le temps d’y songer. Sa masse pesait -entre mes bras, plus inerte à chaque instant, et le cœur me battait -éperdument, à chercher autour de moi un secours, une pensée, une idée. -Mais je scrutai en vain les ténèbres. Je ne me rappelais même plus où se -trouvait la porte d’entrée. Je ne discernais pas le moindre filet de -fumée qui m’eût révélé l’emplacement des fenêtres. J’étais seul avec -Denise, et sans défense; nous avions la retraite coupée, et les flammes -se rapprochaient. Je sentis sa tête retomber en arrière, et compris -qu’elle venait de perdre connaissance. Tout ce que je pouvais faire dans -le noir était de la soutenir, et de guetter le retour des pas de l’homme -ou tout autre événement qui allait survenir. - -Pour une durée assez longue, ou qui me parut telle, il ne se produisit -rien. Puis un soudain éclat de tapage m’apprit que la porte se rouvrait, -au bas de l’escalier; après quoi un claquement de sabots retentit sur -les marches nues. Je discernai alors où se trouvait la porte de la -chambre, et vivement mais avec douceur je déposai Denise sur le -plancher, un peu en arrière de cette porte, et me postai sur le seuil. -Je tenais toujours mon chandelier, et j’étais prêt à toute extrémité. - -Je les entendis passer, avec un battement de cœur; puis ils firent -halte, et je serrai mon arme; et soudain une voix qui m’était familière -lança un ordre, et poussant un cri de joie je tirai brusquement la porte -et me dressai devant eux, comme ils me le racontèrent plus tard, avec la -mine d’un spectre sortant du tombeau. Ils étaient quatre, et le plus -proche de nous était l’abbé Benoît. - -Le bon prêtre me sauta au cou et m’embrassa. - ---Vous n’êtes pas blessé? cria-t-il. - ---Non, dis-je, d’une voix sépulcrale. Vous voilà donc arrivé? - ---Oui, répondit-il, assez tôt pour vous sauver, Dieu soit loué! Dieu -soit loué! Et mademoiselle? Mademoiselle de Saint-Alais? ajouta-t-il -avec vivacité, en me considérant comme s’il me croyait hors de mon sens. -Ne savez-vous rien d’elle? - -Je lui tournai le dos sans rien dire, et rentrai dans la chambre. Il me -suivit avec de la lumière, et les trois hommes, parmi lesquels se -trouvait Buton, entrèrent à sa suite. Ce n’étaient que de grossiers -paysans, mais ils se reculèrent et se découvrirent, à la vue de Denise. -Elle gisait où je l’avais laissée, la tête reposant sur le sombre tapis -de sa chevelure, au milieu duquel sa face enfantine, aux yeux mi-clos et -levés au plafond, prenait la pâleur et la solennité de la mort. Pour -moi, j’étais tellement épuisé d’émotions que je la regardai presque avec -indifférence. Mais le curé poussa un cri. - ---Mot Dieu! fit-il, un sanglot dans la voix. Est-ce qu’ils l’ont tuée? - ---Non, répondis-je. Elle n’est qu’évanouie. S’il y a une femme ici... - ---Il n’y a pas de femme ici à qui j’ose me fier, répondit-il entre ses -dents. - -Et il ordonna à l’un des hommes d’aller chercher de l’eau, en ajoutant -quelques paroles que je ne saisis pas. - -L’homme revint presque tout de suite, et l’abbé Benoît, l’ayant fait -mettre à l’écart ainsi que ses compagnons, humecta les lèvres de la -jeune fille, après lui avoir jeté quelques gouttes sur la figure. Il -agissait avec un air de hâte qui m’intriguait; mais je m’aperçus bientôt -que la chambre s’emplissait de fumée. En allant moi-même à la porte, je -vis au bout du corridor la rouge réverbération du feu, et je perçus un -lointain écroulement de pierres et de madriers. Je compris alors -l’attitude de l’abbé Benoît, et je lui proposai d’emporter la jeune -fille au dehors. - ---Elle ne se ranimera jamais ici, dis-je avec un sanglot dans la gorge. -Elle va suffoquer, si nous ne lui donnons de l’air. - -Une volute de fumée dense qui passait dans le couloir vint confirmer -tout à point mes paroles. - ---En effet, dit le prêtre avec lenteur. C’est aussi mon avis, mon fils, -mais... - ---Mais quoi? m’écriai-je. Il est périlleux de nous attarder! - ---Vous avez envoyé un messager à Cahors? - ---Qui, répondis-je. Est-ce que le marquis serait arrivé? - ---Non pas; et sachez-le, monsieur le vicomte, je n’ai avec moi que ces -quatre hommes, ajouta-t-il. Si j’avais cherché à en réunir davantage, je -serais peut-être arrivé trop tard. Et avec ceux-ci seulement, je ne sais -que faire. La moitié des pauvres misérables qui ont commis ce forfait -sont perdus de boisson. Les autres ne me connaissent pas... - ---Mais je croyais... je croyais que tout était fini, m’écriai-je -stupéfait. - ---Non, fit-il gravement. On nous a laissés passer, après discussion. -Moi, je suis du Comité, ainsi que Buton. Mais quand ils vous verront, et -encore plus Mlle de Saint-Alais... je ne sais ce qu’ils sont capables de -faire, mon ami. - ---Mais, mon Dieu! m’écriai-je. Ils n’oseront sûrement pas... - ---Non, monseigneur, ils n’oseront pas, n’ayez crainte! - -Ces paroles sortaient de la fumée. C’était Buton qui les prononçait. En -même temps, il s’avança, une pesante barre de fer au poing, et ses gros -bras velus retroussés jusqu’aux coudes. - ---Mais il y a une chose que vous devrez faire, dit-il. - ---Quoi donc? - ---Vous devrez mettre la cocarde tricolore. Avec cela ils n’oseront pas -vous toucher. - -Il montrait un naïf orgueil, que je trouvai tout d’abord inintelligible. -Je le comprends mieux à cette heure. Le lendemain, déjà, ce n’était plus -pour moi une énigme, mais une redoutable merveille. - -Le prêtre saisit l’idée au vol. - ---Parfait, dit-il. Buton a trouvé. Ils vous respecteront avec cela. - -Et sans me laisser le temps de parler, il détacha la large rosette -piquée à sa soutane, et l’épingla sur ma poitrine. - ---La vôtre, maintenant, Buton, reprit-il (et prenant celle du -forgeron--elle n’était rien moins que propre--il l’assujettit sur -l’épaule de Denise). Allons, monsieur le vicomte, emportez-la. Vite, ou -nous allons étouffer. Buton et moi marcherons devant, et nos amis que -voici vous suivront. - -Denise, poussant des soupirs et des sanglots, commençait à revenir à -elle, quand je la soulevai dans mes bras; et nous toussions tous à cause -de la fumée. Celle-ci emplissait le couloir; eussions-nous tardé une -minute de plus, et nous n’aurions pu passer sans danger, car les flammes -léchaient déjà la porte de la pièce voisine, et dardaient vers nous des -langues irritées. Néanmoins, nous descendîmes tant bien que mal -l’escalier, avec notre aide mutuelle. Au bas, la porte fermée nous -retint un instant, et lorsqu’elle s’ouvrit nous fûmes bien aises de -déboucher pêle-mêle dans la cuisine, où nous restâmes à reprendre -haleine, en nous frottant les yeux. - -C’était la grande cuisine du château, celle qui avait vu les apprêts de -tant de festins et contenu de tels monceaux de venaison; mais je fus -heureux pour Denise qu’elle tînt sa figure cachée contre ma poitrine, et -qu’elle n’en pût voir l’aspect actuel. Un grand feu, alimenté avec du -lard et des jambons, flambait dans l’âtre, et devant ce feu, en guise de -viande, les dépouilles de trois chiens rôtissaient à la broche et -imprégnaient l’air d’une odeur de chair grillée. C’étaient les chiens -favoris du marquis, tués par méchanceté pure. Au-dessous d’eux, sur le -carreau jonché de bouteilles, le vin répandu formait un lac où les -meubles brisés et les caisses défoncées faisaient comme des îles. Tout -ce que les émeutiers ne pouvaient emporter ils le mettaient en pièces. -Sous nos yeux mêmes, dans un coin, une femme emplissait son tablier à -même un grand tas de sel piétiné, et trois ou quatre individus -achevaient de piller le dressoir. Mais le plus grand nombre des paysans -s’étaient retirés au dehors, et nous les entendions applaudir -hideusement aux flammes, pousser des acclamations lorsqu’une cheminée -tombait ou qu’une fenêtre éclatait, et jeter dans le feu tout être -vivant qui avait le malheur de leur tomber sous la main. - -Les pillards, à notre vue, s’éclipsèrent avec des mines haineuses de -loups forcés de lâcher leur proie. Ils durent répandre la nouvelle de -notre arrivée, car dans le temps bref que nous restâmes dans la cuisine, -le hourvari du dehors s’apaisa, et ce fut au milieu d’un effrayant -silence que nous apparûmes à la porte. - -La lueur de l’incendie éclairait comme en plein jour la rangée d’êtres -féroces qui se tenaient devant nous, à côté du vaste amas de débris qui -témoignaient de leur fureur. Au début nous étions dans l’ombre du mur, -et invisibles pour eux; mais quand nous eûmes avancé de quelques pas, le -silence menaçant prit fin, et la foule, avec un hurlement de rage, -s’élança, comme une meute de chiens déchaînés. Ces êtres au front bas et -aux chevelures hirsutes, à demi nus et barbouillés de sang et de suie, -ressemblaient davantage à des bêtes qu’à des hommes; et ils s’élancèrent -comme des fauves, claquant des mâchoires, tandis que des derniers -rangs--car ceux des premiers ne savaient plus que rugir--s’élevaient les -cris de: «Mort aux tyrans! Mort aux accapareurs!» Mêlés au fracas de -l’incendie, ces cris suffisaient à intimider les plus résolus. - -Si mon escorte avait faibli une seconde, c’en était fait de nous. Maïs -elle resta ferme, et sa contenance assurée en imposa à la foule qui se -retira en grognant et réclamant notre mort, à l’exception d’un seul -homme. Celui-là s’avança pour me porter un coup de couteau. Sur-le-champ -Buton leva sa barre de fer, et avec un cri formidable de: «Respect aux -trois couleurs!» il l’étendit sur le sol, et mit le pied sur son corps. - ---Respect aux trois couleurs! cria-t-il à nouveau de sa voix de -tonnerre. - -Et ces mots eurent un effet magique. A leur son, la foule se rejeta en -arrière et sur les côtés, et les yeux se fixèrent stupidement sur moi et -mon fardeau. - ---Respect aux trois couleurs! cria l’abbé Benoît, en levant la main. - -Et il fit le signe de la croix. A cette vue cent voix reprirent le cri; -et sans me laisser le temps de me reconnaître, ceux qui une minute plus -tôt réclamaient notre mort se rejetèrent les uns sur les autres, en -criant d’une seule voix: - ---Place! place aux trois couleurs! - -Il y avait quelque chose d’indiciblement nouveau, d’étrange, de -redoutable, dans un tel respect accordé par ces brutes à un mot, à un -bout de ruban, à une idée. L’impression que j’en ressentis ne s’est -jamais complètement effacée. Mais sur le coup je m’en rendis à peine -compte. J’entendais et voyais les choses indistinctement. Comme dans un -songe, je m’avançai parmi la cohue, et trébuchant sous mon fardeau, -passai entre deux rangs de faces bestiales, puis descendis l’avenue, -jusqu’à la grille. Arrivé là, l’abbé Benoît voulut me prendre Denise, -mais je ne le lui permis pas. - ---A Saux! A Saux! dis-je fiévreusement. - -Et alors, sans bien savoir comment, je me trouvai installé sur mon -cheval, avec la jeune fille devant moi. Et nous prîmes la route de Saux, -éclairés chemin faisant par les flammes du château en feu. - - - - -CHAPITRE X - -LE MATIN QUI SUIT LA TEMPÊTE - - -Arrivés au carrefour, l’abbé Benoît eut la précaution d’y laisser un -homme pour attendre ceux qui venaient de Cahors, et leur faire savoir -que Mlle de Saint-Alais était sauvée. Nous avions fait à peine une -demi-lieue quand un bruit de galopade nous annonça qu’ils nous -suivaient. Je commençais à sortir de l’hébétude où m’avaient plongé les -émotions de la nuit, et j’arrêtai mon cheval pour transmettre mon -fardeau à M. de Saint-Alais, au cas où il voudrait s’en charger. - -Mais il ne faisait point partie de la troupe. C’était Louis qui la -conduisait, et je fus étonné de ne voir avec lui que six ou sept -domestiques, le vieux M. de Gontaut, l’un des Harincourt et un étranger. -Leurs chevaux étaient haletants et fumants de leur course rapide, et les -yeux des cavaliers étincelaient d’émotion. Nul ne parut trouver -singulier de me voir porter Denise; mais quand tous eurent en hâte -remercié Dieu de son salut, ils s’informèrent bien vite du nombre des -émeutiers. - ---Près d’une centaine, dis-je. Autant du moins que j’en puis juger. Mais -où est M. le marquis? - ---Il n’était pas revenu quand on nous a donné l’alarme. - ---Vous êtes bien peu nombreux. - -Louis poussa un juron de dépit. - ---C’est tout ce que j’ai pu rassembler, dit-il. Marignac apprenait au -même moment que le feu était à son château, et il a emmené une douzaine -de nos hôtes. Une vingtaine ont pris peur; et ils sont montés à cheval -au plus vite pour aller voir ce qui se passait chez eux. En somme, -conclut-il amèrement, j’ai vu que chacun pensait d’abord à soi. Réserve -faite, bien entendu, de mes excellents amis ici présents. - -M. de Gontaut s’efforça de ricaner, mais il s’étrangla faute de souffle. - ---C’est une des beautés du malheur, haleta-t-il. - -Le pauvre homme avait peine à se tenir en selle. - ---Mais vous allez venir à Saux! dis-je, comme ils tournaient bride dans -une nuée de vapeur qui se détachait vaguement sur la nuit. - ---Non pas! répondit Louis, en sacrant de nouveau (mais je trouvai tout -naturel qu’il fût hors de lui, et que son humeur paisible de toujours -l’eût abandonné). C’est l’instant ou jamais! Si nous les attrapons sur -le fait... - -Je n’entendis pas le reste. Ses paroles se perdirent dans le trot des -chevaux, qu’ils poussaient de l’éperon en dévalant la route. Ils étaient -déjà à cinquante pas, quand l’un d’eux, se détachant de la cavalcade, -tourna bride et s’en revint vers moi. C’était l’étranger, le seul de la -compagnie, en dehors des serviteurs, que je ne connaissais pas. - ---Comment sont-ils armés, je vous prie? me demanda-t-il. - ---Ils ont au moins un fusil, répondis-je, en l’examinant avec curiosité. -Peut-être plus, à cette heure. La majorité avait des piques et des -fourches. - ---Et leur chef? - ---C’est Petit-Jean, le maréchal ferrant de Saint-Alais, qui les -commandait. - ---Je vous remercie, monsieur le vicomte, dit-il en saluant. - -Puis, donnant de l’éperon à sa monture, il partit au galop pour -rejoindre les autres. - -Je n’étais pas en état de les seconder, et il me tardait de remettre -Denise aux soins des femmes. Quand donc ils eurent disparu, nous -poursuivîmes notre chemin. L’abbé Benoît et moi nous taisions, pensifs, -mais les autres bavardaient entre eux sans arrêt. La tête de Denise -reposait sur mon épaule droite. Je sentais le léger battement de son -cœur; et durant cette lente et sombre chevauchée, j’eus le loisir de -rêver à beaucoup de choses. Quel courage, quelle volonté ferme, avait -montrés cette pauvre petite échappée de couvent, alors qu’une quinzaine -plus tôt elle n’avait su trouver un mot à me dire; mais aussi quelle -faiblesse féminine, chère à mon cœur d’homme, avait finalement vaincu sa -réserve, et l’avait jetée à mon cou, sanglotante. Le doux parfum de sa -chevelure emplissait mes narines; j’aspirais à mettre un baiser sur son -front mi-voilé. Mais si une heure avait suffi pour m’apprendre à -l’aimer, j’avais appris aussi à la respecter davantage. Je refrénai mon -désir, je le pressai avec plus de tendresse, et m’efforçai de songer à -autre chose tant qu’elle serait dans mes bras. - -Si j’y éprouvai de la difficulté, ce ne fut point faute de matière à -réflexions. La clarté de l’incendie rougissait tout le ciel, derrière -nous; la rumeur de la foule nous poursuivait; plus d’une fois, sur notre -chemin, nous croisâmes des formes furtives qui s’enfonçaient dans les -ténèbres, comme pour aller se joindre aux émeutiers. L’abbé Benoît -croyait voir un second incendie, à une lieue dans l’est; et avec le -trouble et le bouleversement général de cette nuit, je me serais à peine -étonné si les flammes eussent éclaté devant nous, pour nous apprendre -qu’il y avait aussi le feu à Saux. - -Mais ce coup me fut épargné. Au contraire, le village tout entier vint à -notre rencontre avec des lumières, et nous fit cortège, en poussant des -vivats, depuis la grille jusqu’au perron du château. Une fois là, dans -la clarté des torches, et au milieu d’un profond silence de curiosité -sympathique, Mlle de Saint-Alais fut enlevée de ma selle et transportée -dans la maison. Les femmes qui se pressaient devant la porte se -penchèrent pour la suivre des yeux, mais je fus le seul à entrer -derrière elle. - - * * * * * - -Bien des choses qui semblent belles la nuit, présentent au jour un -aspect hideux; et d’autres que nous avons supportées sans difficulté sur -le moment, paraissent monstrueuses et intolérables dans le recul du -souvenir. Quand je me réveillai le matin, dans le vaste fauteuil du -vestibule--où, suivant la tradition, Louis XIII s’était assis jadis--et -qu’après trois heures d’un sommeil imparfait, je vis André penché sur -moi, et le soleil entrant à flots par la porte et la fenêtre, je crus -tout d’abord avoir rêvé ce que je me rappelais des événements de la -nuit. Mais mon regard tomba sur la paire de pistolets que j’avais placés -à côté de moi, et sur le plateau garni des verres qui avaient servi à -nous désaltérer, le curé et moi, je compris que tout cela était de la -réalité. Je me dressai d’un bond. - ---Est-ce que M. de Saint-Alais est ici? demandai-je. - ---Non, monsieur. - ---Et M. le comte? - ---Non plus, monsieur. - ---Hé quoi! m’écriai-je. Personne de chez eux n’est donc venu? - -Car je m’étais endormi avec la persuasion que l’on m’éveillerait au bout -d’une heure pour les recevoir. - ---Non, monsieur le vicomte, répliqua le vieux valet, personne, excepté -un monsieur qui était avec eux et qui actuellement se promène dans le -jardin avec M. le curé. Et quant à celui-là... - ---Eh bien? dis-je sèchement, car André, qui avait pris son air le plus -grave et le plus entendu, se taisait et reniflait avec mépris. - ---Celui-là ne semble pas valoir qu’on éveille monsieur le vicomte pour -lui, répliqua-t-il d’un air entêté. Mais M. le curé l’a voulu quand -même; et par le temps qui court, il nous faut trotter pour un forgeron -mieux que pour un directeur de la régie. - ---Buton est donc ici? - ---Oui, monsieur; et il se promène sur la terrasse, comme s’il se croyait -chez lui. Je ne sais pas où nous allons, reprit-il, d’un ton grondeur et -élevant la voix comme je me disposais à m’éloigner, ni ce qui va sortir -de tout cela. Mais quand monsieur le vicomte a fait enlever le carcan, -j’ai bien vu ce qui allait arriver. Oh! oui, continua-t-il de plus en -plus haut, avec son plateau en main, et me lançant un regard -réprobateur, j’ai bien vu ce qui allait arriver! Je l’ai bien vu! - -A coup sûr, si je n’avais été jeté tout à fait en dehors de la commune -ornière de pensée, j’aurais, moi aussi, trouvé quelque chose de -singulier à l’assemblage des trois hommes que je trouvai faisant les -cent pas sur la terrasse. Au milieu était l’abbé Benoît, les yeux -baissés et les mains derrière le dos; d’un côté il avait Buton, fruste -et balourd avec ses larges épaules et sa blouse maculée; de l’autre côté -marchait l’étranger de la nuit, un homme de moyenne taille, correct, -mais très simplement vêtu, avec des bottes de cheval et une épée. En me -rappelant qu’il avait fait partie de la troupe de Louis, je m’étonnai de -le voir porter les trois couleurs; mais j’étais surtout inquiet de -savoir ce qu’il était advenu des autres. Sans nous arrêter aux -cérémonies, je lui posai la question. - ---Ils ont attaqué les émeutiers, perdu un homme, et été repoussés, -répondit-il, précis et laconique. - ---Et M. le comte? - ---N’a pas été blessé. Il est retourné à Cahors, pour chercher du monde. -Quant à moi, on semblait prendre mes avis en mauvaise part, et je suis -venu ici. - -Il me parlait comme à son égal, d’une façon brusque et allant droit au -fait, et avec l’air d’être et à la fois de n’être pas un gentilhomme. -Voyant qu’il m’intriguait, le curé se hâta de le présenter. - ---Monsieur le vicomte, vous avez devant vous M. le capitaine Hugues, -sorti de l’armée américaine. Il a mis ses services à la disposition du -Comité. - ---Dans l’intention, poursuivit le capitaine, avant que j’eusse le temps -de me reconnaître, d’instruire et commander un corps de volontaires à -lever en Quercy, pour maintenir l’ordre. Appelez-les milice; appelez-les -comme vous voudrez. - -J’étais passablement démonté. Cet homme, alerte, actif, pratique, dont -la poche laissait dépasser la crosse d’un pistolet, était une nouveauté -pour moi. - ---Vous avez servi Sa Majesté? dis-je enfin, pour me donner le temps de -réfléchir. - ---Non pas, répondit-il. Il n’y a pas d’avenir dans cette armée, si l’on -ne possède plusieurs quartiers. J’ai servi sous les ordres du général -Washington. - ---Mais je vous ai vu la nuit dernière avec M. de Saint-Alais? - ---Quoi d’étonnant, monsieur le vicomte? répliqua-t-il, en me regardant -bien en face. A peine arrivé, j’entends dire que l’on brûle un château. -Je me suis mis à la disposition de M. le comte. Mais ces messieurs -manquent de méthode, et ils refusent d’être conseillés. - ---Ma foi, dis-je, ces procédés me paraissent un peu abusifs. Vous -savez... - ---Le château de M. de Marignac a été brûlé la nuit dernière, dit -doucement le curé. - ---Oh! - ---Et nous en apprendrons d’autres, je le crains. Nous devons, je pense, -regarder les choses en face, monsieur le vicomte. - ---Il n’est pas question de penser ni de regarder, mais d’agir! -interrompit rudement le capitaine. Il nous reste devant nous tout un -long jour d’été, mais si nous n’avons pas fait quelque chose d’ici ce -soir, c’est une triste aurore qui se lèvera demain sur le Quercy. - ---N’y a-t-il pas les troupes du roi? dis-je. - ---Elles refusent d’obéir. Elles sont par conséquent plus nuisibles -qu’utiles. - ---Et leurs officiers? - ---Ils sont fidèles; mais haïs du peuple. Un chevalier de Saint-Louis est -pour le peuple ce qu’est pour un taureau une étoffe rouge. Croyez-moi, -ils ont assez à faire de maintenir leurs hommes dans les casernes, et de -sauver leurs propres têtes. - -Je n’aimais pas sa familiarité, ni son langage tranchant; mais néanmoins -j’étais incapable de reprendre le ton sur lequel j’avais parlé la -veille. La veille, j’aurais trouvé intolérable que Buton fût là à nous -écouter. Aujourd’hui je trouvais la chose toute naturelle. Cet officier, -d’ailleurs, était un autre homme que Doury; des arguments qui avaient -accablé l’un seraient restés sans effet sur l’autre. Je m’en rendis -compte, et à tout hasard, demandai à l’abbé Benoît ce qu’il avait -l’intention de faire. - -Il ne répondit pas. Ce fut le capitaine qui parla. - ---Nous voudrions vous voir entrer dans le Comité. - ---J’ai discuté cela hier, répondis-je avec quelque raideur. Je ne puis y -consentir. L’abbé Benoît a dû vous l’expliquer. - ---Ce n’est pas la réponse de l’abbé Benoît que je désire, répliqua le -capitaine. C’est la vôtre, monsieur le vicomte. - ---J’ai répondu hier, dis-je hautainement, et j’ai refusé. - ---Aujourd’hui n’est plus hier, riposta-t-il. Hier, le château de M. de -Saint-Alais était debout; ce n’est plus aujourd’hui qu’un décombre -fumant. Celui de M. de Marignac est dans le même état. Hier, sur -beaucoup de points, nous en restions aux conjectures. Aujourd’hui les -faits parlent d’eux-mêmes. Quelques heures d’hésitation, et la province -sera en feu d’un bout à l’autre. - -Je n’en pouvais disconvenir. Toutefois il y avait autre chose que je ne -pouvais faire, c’était de me déjuger une fois de plus. J’avais -solennellement pris la cocarde blanche dans le salon de Mme de -Saint-Alais, et le courage me manquait pour exécuter une nouvelle -volte-face. Je me refusai à la palinodie. - ---C’est impossible, impossible dans mon cas, balbutiai-je enfin avec -embarras et d’une façon quelque peu incohérente. Pourquoi vous adresser -encore à moi, au lieu d’aller trouver quelqu’un d’autre? Il y en a deux -cents dont les noms... - ---Ne nous seraient d’aucun usage, répondit brusquement M. le capitaine. -Le vôtre au contraire rassurerait les timides, attacherait à notre cause -les gens modérés, et ne rebuterait pas les masses. Je veux être franc -avec vous, monsieur le vicomte, reprit-il, sur un autre ton. J’ai besoin -de votre concours. Je veux bien courir des risques, mais seulement les -risques indispensables; et je voudrais tenir ma nomination aussi bien -d’en haut que d’en bas. Donnez votre adhésion au Comité, et j’accepte -leur nomination. Sans doute je pourrais pacifier le Quercy au nom du -tiers état seul, mais je préférerais fusiller, pendre, écarteler, au nom -de tous les trois réunis. - ---Je vous le répète, il y en a d’autres... - ---Vous oubliez que je dois mater la canaille de Cahors, répliqua-t-il -avec impatience, non moins que ces abrutis de paysans, qui croient la -fin du monde arrivée. Et ces autres dont vous parlez... - ---Sont inacceptables, dit doucement l’abbé Benoît, tout en m’adressant -un regard d’intelligence. - -La brise légère du matin soulevait les plis de sa soutane, et révélait -la maigreur de ses jambes. Il tenait son tricorne au-dessus de sa tête, -pour se protéger du soleil. Je sentais qu’il y avait un conflit dans son -esprit tout comme dans le mien, et qu’il désirait m’avoir avec eux et ne -m’avoir pas; et cette intuition m’encourageait à lui résister, malgré -ses paroles. - ---C’est impossible, dis-je. - ---Pourquoi? - -La nécessité de répondre me fut épargnée. J’étais tourné vers la porte -du château, et ce dernier mot à peine prononcé, j’en vis sortir André -accompagné de M. de Saint-Alais. La façon dont le vieux serviteur -annonça: «M. le marquis de Saint-Alais, qui demande à voir M. le -vicomte!» nous scandalisa légèrement, car elle décelait un secret -triomphe; mais de la part de Saint-Alais qui s’approchait, rien ne -laissa voir qu’il eût remarqué ce détail. Il s’avança d’un air -parfaitement serein, et me salua avec cordialité. Je me figurai tout -d’abord qu’il ne savait pas ce qui s’était passé la nuit; mais ses -premiers mots dissipèrent cette illusion. - ---Monsieur le vicomte, dit-il, m’interpellant d’un ton à la fois -gracieux et dégagé, nous vous devons une reconnaissance éternelle. -J’avais affaire au dehors, hier soir, et je n’ai pu intervenir; et mon -frère, paraît-il, est arrivé trop tard, à supposer qu’il eût pu quelque -chose avec une si petite troupe. J’ai vu ma sœur en traversant la -maison, et elle m’a donné quelques détails. - ---Elle a quitté sa chambre? m’écriai-je tout surpris. - -Les trois autres personnages s’étaient retirés un peu à l’écart, afin de -nous laisser nous entretenir à l’aise. - ---Oui, répondit-il, en souriant un peu de mon étonnement. Et je puis -vous assurer, monsieur le vicomte, qu’elle a dit de vous tout autant de -bien qu’une jeune fille en peut dire. Du reste, ma mère sera mieux -qualifiée que moi pour vous exprimer la gratitude de la famille. En -attendant, j’espère que votre santé n’a pas souffert de cette algarade. - -Je balbutiai une réponse; mais je savais à peine ce que je disais, tant -l’attitude de Saint-Alais était différente de ce que j’attendais, son -calme dégagé et sa gaieté si éloignés de la rage et de l’emportement qui -eussent semblé naturels chez qui venait d’apprendre la destruction de -son château et l’assassinat de son régisseur. Je n’en revenais pas. Je -le voyais paré avec son soin et son élégance habituels, et j’étais -convaincu pourtant qu’il avait été sur pied toute la nuit; les attentats -contre son château et celui de Marignac venaient démentir ses -prédictions les plus confiantes; et il ne montrait aucun signe -d’irritation! - -J’en restais confondu, vertigineux. Cependant il me fallait dire quelque -chose. J’exprimai le souhait que Mlle Denise ne se ressentirait pas trop -de ses aventures. - ---Elle? je n’en ai pas peur, dit-il. Nous autres Saint-Alais ne sommes -pas des femmelettes. Et après une nuit de repos... Mais je crains de -vous avoir interrompu? - -Et pour la première fois il daigna jeter les yeux sur mes compagnons. - ---C’est à l’abbé Benoît et à Buton ici présents, que doivent aller en -réalité vos remerciements, monsieur le marquis, repris-je. Car sans leur -aide... - ---Tiens, tiens! en vérité? fit-il froidement. On me l’avait déjà dit. - ---Mais vous ne savez pas tout? exclamai-je. - ---Je pense que si, dit-il. - -Puis, continuant à les regarder tout en me parlant, il reprit: - ---Permettez-moi de vous raconter une petite histoire, monsieur le -vicomte. Il y avait une fois un homme qui en voulait à son voisin parce -que la récolte de celui-ci était plus belle que la sienne. Il alla donc, -nuitamment et en secret, et pas tout à la fois--pas tout à la fois, -messieurs, mais petit à petit--il fit déborder sur les terres de son -voisin le bras de rivière qui passait auprès de leurs domaines à tous -les deux. Son succès fut tel que bientôt l’inondation non seulement -couvrit la récolte, mais menaça de noyer le voisin en personne, et après -cela sa propre récolte et lui-même! Comprenant trop tard sa folie... Cet -apologue vous amuse, monsieur le curé? - ---Il ne me concerne pas, répondit l’abbé Benoît, avec un pâle sourire. - ---Je ne suis le domestique de personne, prétendait un esclave, riposta -Saint-Alais avec un ricanement discret. - ---C’est une indignité, monsieur le marquis! m’écriai-je, perdant -patience. Je viens de vous dire que sans M. le curé et le forgeron que -voici, Mlle Denise et moi... - ---Et moi, répliqua-t-il, m’interrompant avec une jovialité feinte, je -viens de vous dire ce que j’en pense, monsieur le vicomte. Voilà tout. - ---Mais vous ignorez donc ce qui s’est passé? réitérai-je, exaspéré par -son injustice. Vous ignorez, il faut que vous ignoriez, que quand l’abbé -Benoît et ses compagnons sont arrivés, Mlle de Saint-Alais et moi nous -trouvions dans la situation la plus critique? qu’ils ont couru les plus -grands risques pour nous en tirer? et que notre salut final est dû en -grande partie aux trois couleurs, qui nous ont fait respecter de ces -misérables, mieux que tout déploiement de force en notre pouvoir. - ---C’est donc vrai, cela aussi? fit-il, se rembrunissant. J’aurai quelque -chose à dire là-dessus tout à l’heure. Mais d’abord, puis-je vous poser -une question, monsieur le vicomte? Suis-je en droit de supposer que ces -messieurs sont venus vous solliciter de la part, excusez-moi si je ne le -qualifie pas comme il faut, de l’Honorable Comité de Salut public? - -Je fis un signe affirmatif. - ---Et je présume que j’ai à les féliciter de votre acceptation? - ---Pas le moins du monde! répliquai-je, avec fierté. Ce monsieur (et je -désignai le capitaine Hugues) m’a exposé certaines propositions et -certains arguments en leur faveur. - ---Mais il ne vous a pas exposé le plus fort de tous ces arguments, -intervint le capitaine, avec un bref salut. Je le découvre, et vous le -verrez comme moi, monsieur le vicomte, dans M. le marquis de -Saint-Alais! - -Le marquis le dévisagea froidement. - ---Je vous suis fort obligé, fit-il avec dédain. A l’occasion, peut-être -aurai-je quelque chose de plus à vous dire. Mais pour l’instant, je -parle à M. le vicomte. - -Et il s’adressa de nouveau à moi: - ---Ces messieurs vous ont sollicité. Dois-je entendre que vous avez -décliné leurs propositions? - ---Absolument! répondis-je. Mais, ajoutai-je avec chaleur, il ne s’ensuit -pas que je manque de gratitude ou de sentiments humains. - ---Ah, ah! dit-il. - -Puis, d’un air détaché: - ---Je vois là votre valet. Pourrais-je disposer de lui un moment? - ---Certainement. - -Il fit un signe du doigt à André, qui nous regardait du haut du perron. -Le valet accourut prendre ses ordres. - -Saint-Alais s’adressa de nouveau à moi: - ---J’ai bien votre autorisation? - -Je m’inclinai, sans comprendre. - ---Allez, mon ami, allez trouver Mlle de Saint-Alais, dit-il. Elle est -dans la grande salle. Priez-la de vouloir bien nous honorer de sa -présence. - -André s’éloigna de son air le plus digne, et nous restâmes dans -l’étonnement. Personne ne disait mot. J’aurais voulu consulter du regard -l’abbé Benoît, mais je ne l’osai, car le marquis, son sourire -impénétrable sur le visage, me me quittait pas des yeux, et je craignais -qu’il ne me soupçonnât de faiblesse. Cette attente dura jusqu’au moment -où Mlle Denise apparut sur le seuil du château et après une courte -pause, vint nous rejoindre sur la terrasse. - -Elle portait une robe qui avait, je crois, appartenu à ma mère, et qui -était trop longue pour elle; mais elle me sembla lui aller à ravir. Un -fichu lui couvrait les épaules, et un autre, passant par-dessus ses -cheveux poudrés, retombait à petits plis sur son cou et ses oreilles. A -ce délicieux négligé, sa rougeur ajoutait un nouvel attrait, tandis -qu’elle s’approchait de nous, en se garantissant les yeux du soleil. Je -la revoyais pour la première fois depuis que les femmes l’avaient -enlevée de ma selle, et elle m’apparut à cette heure, comme une divinité -qui s’avançait sur la terrasse dans la jeune lumière du matin. Je ne -comprenais pas comment j’avais pu renoncer à elle. Un désir absurde me -saisit, de provoquer son frère et de l’enlever, elle, hors de cet -affreux imbroglio de partis politiques. - -Mais elle ne me regarda point, et mon cœur se serra. Elle n’avait d’yeux -que pour M. le marquis, et s’approchait de lui comme s’il l’eût attirée -par un moyen magnétique. - ---Mademoiselle, dit-il gravement, il paraît que vous avez échappé la -nuit dernière grâce à votre adoption d’un emblème que je vous vois -porter encore. C’est un de ceux que nul sujet de Sa Majesté n’a le droit -de porter avec honneur. Voulez-vous me faire le plaisir de l’ôter? - -Pâlissant et rougissant tour à tour, elle nous lança un regard de -détresse. - ---Monsieur? murmura-t-elle, comme si elle ne comprenait pas. - ---J’ai parlé assez clair, ce me semble, dit-il. Ayez la bonté d’enlever -cet objet. - -Se courbant sous l’avanie, elle hésita, et parut un instant prête à -fondre en larmes. Puis, les lèvres frémissantes, et avec des doigts qui -tremblaient, elle obéit, et se mit en devoir de détacher la cocarde -tricolore que les domestiques--à son insu, peut-être--avaient transférée -de son autre robe sur celle qu’elle portait à cette heure. Elle mit -longtemps à l’enlever, sous nos regards, et je bouillais d’indignation. -Mais je n’osai intervenir; et les autres la considéraient gravement. - ---Je vous remercie, dit M. de Saint-Alais, quand à la fin elle fut -parvenue à défaire l’épingle. Je vois, mademoiselle, que vous êtes une -vraie Saint-Alais, préférant mourir que devoir votre salut à une -félonie. Ayez la bonté de jeter cela par terre, et de marcher dessus. - -Elle sursauta violemment à ces paroles. Nous tous aussi, je crois bien. -Je sais que je fis un pas en avant; et, si M. le marquis n’eût levé la -main, je l’aurais empêchée d’obéir. Mais je n’en avais pas le droit: -nous n’étions que des spectateurs, c’était à elle de décider. Elle resta -une minute sans souffle et sans mouvement, les yeux fixés sur son frère; -puis, toujours fascinée par lui, avec un soupir convulsif, elle leva la -main d’un geste lent et mécanique, et lâcha le ruban. Il tomba en -tournoyant. - ---Marchez dessus! dit le marquis, impitoyable. - -Elle tremblait de tous ses membres; son visage, son visage d’enfant, -blêmit. Mais elle ne bougeait pas. - ---Marchez dessus! réitéra-t-il. - -Alors, sans regarder à terre, elle avança un pied, et en effleura le -ruban tricolore. - - - - -CHAPITRE XI - -LES DEUX CAMPS - - ---Je vous remercie, mademoiselle; maintenant je ne vous retiens plus, -dit-il. - -Mais il n’avait pas besoin de parler, car dès l’instant où elle lui eut -obéi, sa sœur se détournait de nous; il n’avait pas ouvert la bouche -qu’elle s’élançait vers le perron, torturée de douleur, les deux mains -sur le visage, tout entière secouée de sanglots qui parvenaient jusqu’à -nous dans le matin d’été. - -Ce spectacle me rendit furieux; mais pour un instant, et par un effort -démesuré, je me contins. Je voulais d’abord laisser parler le marquis. - -Mais il ne voyait pas, ou refusait de voir, l’effet qu’il avait produit. - ---C’est tout, messieurs, dit-il, légèrement pâle. Je vous suis obligé de -votre complaisance. Vous savez désormais ce que je pense de vos trois -couleurs et de vos bons offices. Je refuse leur sauvegarde pour les -miens comme pour moi. Je ne parlemente pas avec des assassins. - -Je ne me contins plus, et bondis en avant. - ---Et moi! m’écriai-je, moi aussi, monsieur le marquis, j’ai quelque -chose à dire. J’ai quelque chose à déclarer. Il n’y a qu’un instant j’ai -refusé les trois couleurs. J’ai repoussé les ouvertures de ceux qui me -les présentaient. J’étais résolu à me ranger à vos côtés et à ceux de -mes frères en dépit de ma raison. J’étais de votre parti, bien que sans -y avoir foi; et vous auriez pu m’attacher à lui. Mais ce monsieur a -raison, c’est vous qui êtes le meilleur argument contre vous-même. Et -voici ce que je fais! voici ce que je fais! répétai-je dans un -transport. Regardez, monsieur le marquis, et connaissez votre œuvre. - -A ces mots je saisis le ruban que Denise avait foulé aux pieds, et de -mes doigts qui tremblaient presque autant que les siens lorsqu’elle le -détacha, je l’épinglai sur ma poitrine. - -Il s’inclina, avec un sourire sarcastique. - ---On change facilement de cocarde, dit-il. - -Mais il était livide de rage, et il m’eût volontiers tué pour cette -nasarde que je lui infligeais. - ---Vous voulez dire que je tourne casaque facilement? dis-je d’un ton -agressif. - ---Vous avez mis le doigt dessus, monsieur le vicomte, riposta-t-il. - -Les trois autres personnages s’étaient retirés un peu à l’écart--non -sans manifester leur révolte--et nous laissaient face à face au même -endroit où nous nous tenions trois semaines plus tôt, la veille de la -soirée chez sa mère. Tout bouillant de colère au ressouvenir de sa -conduite avec sa sœur, et dans l’intention de le blesser, je lui -rappelai cette circonstance, avec les prophéties qu’il avait alors -émises, prophéties qui s’étaient si mal accomplies. - -Il me prit au mot. - ---Elles se sont mal accomplies? dit-il sombrement. Certes, monsieur le -vicomte, mais pourquoi? Parce que ceux qui devraient nous soutenir, ceux -qui d’un bout de la France à l’autre devraient soutenir le roi, sont -comme vous: des irrésolus qui ne savent ce qu’ils veulent! Parce que les -gentilshommes de France se révèlent indolents et couards, et indignes -des noms qu’ils portent! Oui, mal accomplies, reprit-il amèrement, parce -que vous, monsieur de Saux, et les gens comme vous, êtes pour ceci -aujourd’hui, et demain pour cela, et que vous criez maintenant: -«Réforme!» et l’heure d’après: «Ordre!» - -Ma colère s’affaissa. Je ravalai le démenti prêt à jaillir, et me bornai -à lancer au marquis un regard prolongé. Il s’aperçut de mon embarras et -en prit avantage. - ---Mais suffit, continua-t-il d’un ton de dignité offensée d’autant plus -mortifiante pour moi que c’était lui qui avait tort, et non moi. -Laissons cela. Jusqu’au dernier moment, j’ai recherché votre concours, -monsieur de Saux; et je reconnais, je ne cesse de reconnaître, et je -serai le dernier à renier, l’obligation que nous vous devons depuis la -nuit passée. Mais il ne peut plus y avoir de réelle amitié entre ceux -qui portent ce machin (et il désigna la cocarde tricolore que j’avais -adoptée) et ceux qui servent le roi à notre manière. Vous m’excuserez -donc si je prends congé de vous, et si j’emmène ma sœur sans délai d’une -maison où sa présence peut être mal interprétée, tout comme la mienne, -après ce qui vient de se passer, doit être déplaisante. - -Sur quoi il s’inclina de nouveau, et se dirigea vers la maison. Je le -suivis, bouche cousue et le cœur soudainement glacé. André se trouvait -seul dans le vestibule, à muser devant l’autre porte; mais au delà de -celle-ci, dans l’avenue, trois ou quatre domestiques montés attendaient -M. de Saint-Alais, et un peu plus bas trois cavaliers s’en allaient vers -le portail. Un regard me suffit pour voir que Mlle Denise était à leur -tête, et qu’elle se tenait courbée sur sa selle, comme si elle pleurait -encore. Je me tournai vers Saint-Alais, dans un accès de violence. - -Mais son regard était fixé sur moi de telle sorte que les paroles -expirèrent sur mes lèvres. Il toussota. - ---Ah, ah! dit-il, Mlle Denise a compris d’elle-même que la bienséance -lui ordonnait de partir. Vous me permettrez donc, monsieur de Saux, de -vous faire ses compliments et de prendre congé de vous à sa place. - -Ayant dit ces paroles, il me salua et se dirigea vers sa monture. Il -levait le pied vers l’étrier quand je murmurai son nom. - -Il fit demi-tour. - ---Pardon! dit-il. Est-ce que... - -Je fis signe aux valets de s’écarter. Mon accès de violence avait -disparu, je restais douloureusement tiraillé entre la colère et la -honte. - ---Monsieur, dis-je, j’ai encore un mot à vous dire. Tout n’est pas fini -pour cela entre Mlle Denise et moi. Quant à elle... - ---Qu’il ne soit plus question d’elle! trancha-t-il. - -Mais je ne me laissai pas démonter. - ---Quant à elle, je ne connais pas ses sentiments, repris-je, sans tenir -compte de l’interruption. Mais pour ma part, monsieur de Saint-Alais, je -vous déclare avec franchise que je l’aime; et je ne changerai pas, -qu’elle porte la cocarde tricolore ou une autre. Par conséquent... - ---Je ne vous dirai qu’une chose, s’écria-t-il, en levant la main pour -m’arrêter. - -Je cédai, avec un grand soupir. - ---Quoi donc? demandai-je. - ---C’est que vos déclarations sont dignes d’un bourgeois, répliqua-t-il, -avec un rire insultant. Ou d’un toqué d’Anglais! Et comme Mlle de -Saint-Alais n’est pas la fille d’un mitron, pour qu’on lui fasse une -cour de ce genre, je trouve votre cour intolérable. Cela vous suffit-il, -ou voulez-vous en entendre davantage, monsieur le vicomte? - ---Cela ne peut suffire à me détourner de mon chemin, répondis-je. Vous -oubliez que j’ai apporté ici entre mes bras mademoiselle votre sœur, la -nuit dernière. Mais moi je ne l’oublie pas, et elle non plus ne -l’oubliera pas. Notre situation ne peut redevenir ce qu’elle était, -monsieur le marquis. - ---Vous vous targuez de lui avoir sauvé la vie pour prendre des droits -sur elle? dit-il avec mépris. Voilà qui est généreux et digne d’un -gentilhomme! - ---Non, je ne m’en targue pas! répliquai-je avec véhémence. Mais j’ai -tenu Mlle Denise entre mes bras, sa tête a reposé sur ma poitrine, et -vous ne pouvez faire que l’un et l’autre n’aient pas été. J’ai par -conséquent le droit de demander sa main, et je saurai l’obtenir. - ---Moi vivant, vous ne l’aurez jamais! répondit-il avec âpreté. Je le -jure; tout comme elle a foulé aux pieds ce ruban, sur un mot de moi, -monsieur, de même elle foulera aux pieds votre amour. Mlle de -Saint-Alais n’est pas pour vous. - -Je tremblais de rage. - ---Vous savez bien, monsieur, que je ne puis me battre avec vous! dis-je. - ---Ni moi avec vous. Je le sais. Donc, poursuivit-il, après une pause, et -revenant avec une souplesse merveilleuse à sa courtoisie première, je -vais vous fuir. Adieu, monsieur, je ne dis pas au revoir; car je doute -que l’avenir nous réserve beaucoup de rencontres. - -Je ne trouvai absolument rien à lui répliquer, et il s’éloigna, -descendant l’avenue. Mlle Denise et son escorte avaient disparu; ses -serviteurs, ayant obéi à mon geste, étaient déjà près du portail. Je le -vis s’enfoncer sous les ramures des noyers, dont la voûte laissait -filtrer çà et là des rais de soleil qui tombaient sur lui; et dans la -tristesse de mon cœur broyé, j’admirai l’air de vaillance qu’il -conservait, et la grâce insoucieuse de son allure. - -Assurément il avait de la force de caractère; et cette force, dont -manquaient ses amis, il la possédait à un tel degré qu’en le suivant du -regard j’estimai faibles et sottes les paroles dont je m’étais servi -avec lui, et puérile la résolution que je lui avais opposée. Il avait -raison, après tout; cette manière de faire la cour, que j’avais employée -sous l’impulsion de la colère et de l’amour, n’était ni française ni -digne, et je ne l’aurais certes pas goûtée s’il se fût agi de ma propre -sœur. Pourquoi donc avoir avili Denise et m’être rendu ridicule par ce -moyen, bon pour des maîtresses, et non pour des fiancées? - -Je me sentais donc fort malheureux quand je quittai la place et -réintégrai la maison. Mais dans le vestibule mon regard rencontra les -pistolets déposés sur la table, et par un revirement soudain je m’avisai -que je n’étais pas le seul dont les affaires n’allaient pas tout droit; -que le château de Saint-Alais comme celui de Marignac étaient en -cendres, que la nuit précédente j’avais arraché Denise à la mort, qu’au -delà de l’avenue de noyers allongeant son ombre fraîche et tachetée de -soleil, au delà de la paix de ce jour d’été, il y avait le monde -effervescent et braillard du Quercy et de la France, un monde de paysans -affolés et de citadins terrifiés, de soldats qui refusaient de se -battre, et de nobles qui ne l’osaient pas. - -Hé bien donc, «Vivent les trois couleurs!» le sort en était jeté. Je -traversai la maison pour aller retrouver l’abbé Benoît et ses -compagnons, afin de risquer mon enjeu avec le leur. Mais la terrasse -était déserte; je ne les vis nulle part. De tous les domestiques je ne -pus découvrir que le seul André, qui s’avança vers moi d’un air affairé, -les lèvres pincées, et prêt à récriminer. Je lui demandai où était le -curé. - ---Parti, monsieur le vicomte. - ---Et Buton? - ---Également. Et la moitié des domestiques en ont fait autant. - ---Ils sont partis? exclamai-je. Pour où aller? - ---Bavarder au village, répondit-il âprement. Il n’est pas aujourd’hui un -galopin de tournebroche qui ne doive connaître les nouvelles, prendre -son congé à sa guise et à son heure pour aller s’en informer. C’est le -monde renversé, m’est avis. Il est temps que S. M. le roi s’en mêle. - ---M. le curé ne t’a-t-il chargé de rien me dire? - -Le vieux serviteur hésita. - ---Dame oui, fit-il en rechignant. Il m’a dit que si M. le vicomte -restait chez lui jusque dans l’après-midi, il aurait de ses nouvelles. - ---Mais il allait à Cahors! dis-je. Il ne va pas revenir aujourd’hui? - ---Il a pris la petite allée qui mène au village, répondit André d’un ton -bougon. Il ne m’a pas parlé de Cahors. - ---Allons, va-t’en au village tout de suite, dis-je, et informe-toi si -oui ou non il a pris la route de Cahors. - -Le vieux valet partit en maugréant, et je restai seul sur la terrasse. -Une tranquillité insolite pesait sur la maison, en ce matin d’été, comme -si l’heure de la sieste fût déjà venue. Je m’assis sur un banc de pierre -contre le mur, et me mis en devoir de récapituler mes aventures de la -nuit, revoyant avec une vivacité extrême des choses qui sur l’heure -avaient à peine arrêté mon regard, et frissonnant à l’évocation des -horreurs dont la réalité m’avait à peine ému. Insensiblement je me -détournai de ces sujets qui faisaient battre mes artères, et je -m’occupai de Denise. Je la revis qui s’éloignait affaissée sur sa selle -et pleurant. Les abeilles vrombissaient dans l’air chaud, les pigeons -roucoulaient doucement dans le colombier, les ramures bordant la -pelouse, au-dessous de moi, simulaient un dôme d’avenue par-dessus la -tête de la jeune fille, et, sur cette vision, je m’endormis. - -Après la nuit que je venais de passer, le fait n’avait rien -d’extraordinaire. Mais quand je me réveillai et m’aperçus qu’il était -plus de midi, je m’effarai. Je me dressai d’un bond, et jetant autour de -moi des regards inquisiteurs, je surpris André qui s’éloignait à pas de -loup le long du mur de l’habitation. Je le rappelai, et lui demandai -pourquoi il m’avait laissé dormir. - ---J’ai pensé que vous étiez fatigué, monsieur, marmotta-t-il, en -clignant des yeux sous le soleil. Monsieur le vicomte n’est pas un -paysan pour qu’il ne puisse dormir quand il en a envie. - ---Et M. le curé? N’est-il pas revenu? - ---Non, monsieur. - ---Et il est parti... de quel côté? - -André nomma un village éloigné d’une demi-lieue; et il ajouta que mon -dîner m’attendait. - -J’avais faim, et sans plus insister pour le moment, j’allai me mettre à -table. - -Il était près de deux heures quand je la quittai. Comme j’attendais -l’abbé Benoît d’une minute à l’autre, j’ordonnai de seller mes chevaux -et de les tenir prêts; puis, trop agité pour rester en place, j’allai -faire un tour dans le village. J’y trouvai tout sens dessus dessous. Les -trois quarts des habitants étaient partis à Saint-Alais pour voir les -ruines, et ceux qui restaient n’avaient pas la moindre velléité de -s’occuper des travaux habituels, mais tenant des conciliabules sur le -pas des portes, ou à la croisée des chemins, ou devant l’église, ils -discutaient les événements. L’un prit sur lui de me demander s’il était -vrai que le roi eût donné toutes les terres aux paysans; un autre, s’il -y aurait encore des impôts; un troisième me posa une question encore -plus niaise. Malgré tout, aucun ne me manqua de respect; et tous ou peu -s’en faut m’exprimèrent leur joie de ce que j’avais échappé aux -malandrins de _là-bas_. Mais à chaque fois que je m’approchais d’un -groupe, je croyais voir une ombre subtile d’inquiétude, de gêne et de -suspicion passer sur les visages qui m’étaient les plus familiers. Sur -l’instant je n’en compris pas la raison, et même n’y attachai qu’une -faible importance. Mais aujourd’hui, après coup, aujourd’hui qu’il est -trop tard, je reconnais dans ces symptômes le premier indice de l’œuvre -funeste que devait accomplir à la longue le poison social. - -Avec tout cela, il me fut impossible de rien savoir au sujet du curé. -L’un prétendait qu’il était ici, l’autre là, un troisième qu’il s’était -rendu à Cahors. A la fin, je m’en retournai au château, dans un état de -malaise et d’agitation inexprimables. Par crainte de le manquer, je ne -quittai plus le devant de la maison; et durant des heures j’arpentai -l’avenue, tantôt arrêté à la grille pour interroger la route, tantôt -marchant à grands pas sous les noyers. Le soir tomba, puis la nuit; et -enchaîné à la maison muette, j’attendais toujours la venue du curé, -tandis que les imaginations de ce qui se passait au dehors me -torturaient l’esprit. L’inquiet démon de l’époque s’était emparé de moi: -je me voyais ici à ne rien faire, tandis que le monde s’agitait, et -cette idée intolérable m’accablait de remords. Quand à la fin André vint -m’appeler pour souper, je lui lançai un juron; et mon repas terminé, je -montai sur le toit du château, pour scruter la nuit, m’attendant à voir -encore le ciel éclairé par la lueur lointaine des incendies. - -Tout compte fait, je ne vis rien, et le curé ne vint pas. Aussi, dès -sept heures du matin, après une nuit de veille, j’étais à cheval, en -route pour Cahors. André se déclara indisposé, et je ne pris avec moi -que Gilles. Aux environs de Saint-Alais, le pays semblait désert; mais -une demi-lieue plus loin, sur la hauteur, je rattrapai une vingtaine de -lourds paysans qui cheminaient d’un air décidé. Je voulus savoir où ils -allaient, et pourquoi ils n’étaient pas aux champs. - ---Nous allons à Cahors, monseigneur, chercher des armes, me répondit-on. - ---Des armes! Pour combattre qui? - ---Les brigands, monseigneur. Ils sont de tous côtés, brûlant et -massacrant. Dieu a permis que nous ne les ayons pas encore vus. Et ce -soir nous serons armés. - ---Les brigands! dis-je. D’où sortent-ils? - -Ils furent incapables de me le dire; et m’étonnant de leur crédulité, je -les laissai là et continuai mon chemin. Mais je n’en avais pas fini -encore avec ces brigands. Une demi-lieue avant Cahors, je traversai un -hameau où régnait la même crainte chimérique. Là, on avait élevé une -barricade grossière au bout de la rue regardant la campagne, et je vis -sur la tour de l’église un homme faisant le guet. Cependant tous ceux de -l’endroit en état de marcher étaient partis à Cahors. - ---Comment cela? Pour quoi faire? demandai-je. - ---Pour s’informer des nouvelles. - -Je commençais à voir que mon imagination ne m’avait pas leurré. Tout le -monde était en rumeur, tout le monde était en l’air. Chacun avait hâte -d’entendre, de savoir et de raconter; tel prenait les armes qui n’en -avait jamais tenu, tel donnait des conseils qui avait passé sa vie à -obéir; on faisait tout et n’importe quoi sauf la tâche quotidienne. -Après cela, quand je trouvai Cahors en émoi comme une ruche d’abeilles -prête à essaimer, et le pont Valentré si encombré que j’eus de la peine -à franchir ses trois portes successives; quand je vis la queue de -ménagères attendant leurs rations, plus longue, et ces rations plus -exiguës que jamais; après cela, dis-je, tout ceci me parut presque -naturel. - -Je ne fus non plus guère étonné, en passant à cheval par les rues, la -rosette tricolore au chapeau, d’être accueilli çà et là par des vivats. -Je remarquai d’ailleurs que les porteurs de cocardes blanches ne -manquaient pas. Ils tenaient le haut du pavé, par deux ou par trois, et -s’avançaient le menton en avant, la main sur le pommeau de l’épée, -regardés de travers par le populaire. Quelques-uns m’étaient connus; la -plupart étaient des étrangers; et si je rougissais sous les regards -méprisants des premiers, qui devaient voir en moi un renégat, je me -demandais qui étaient les seconds. Finalement, je fus heureux d’échapper -aux uns et aux autres en descendant chez Doury, dont la porte était -surmontée d’un vaste drapeau tricolore qui pendait au soleil. - -M. le curé de Saux? Tout justement il était là-haut en séance avec le -Comité. Si M. le vicomte voulait monter?... - -Je montai, parmi une presse de gens bruyants, qui obstruaient -l’escalier, les couloirs et les réduits, et parlaient et gesticulaient, -et semblaient disposés à passer la journée là. Je réussis à me frayer un -chemin parmi eux, la porte s’ouvrit, m’envoyant une nouvelle bouffée de -bruit, et j’entrai. Dans la pièce, assis autour d’une longue table, je -vis une vingtaine d’hommes, dont plusieurs se levèrent pour venir à ma -rencontre, tandis que la plupart demeuraient à leur place. Trois ou -quatre orateurs parlaient à la fois et mon entrée ne les arrêta point. -Je reconnus à l’autre bout de la table l’abbé Benoît et Buton, qui -vinrent à ma rencontre, et le capitaine Hugues, qui se leva, mais -continua de parler. Outre ceux-ci, il y avait deux petits noblaillons, -qui laissèrent leurs chaises, pour venir à moi tout extasiés; Doury, qui -se leva et se rassit une demi-douzaine de fois; plus deux ou trois curés -ou ecclésiastiques, que je connaissais de vue. Le remue-ménage fut -grand, et non moindre la confusion. Mais en somme, après une minute -d’agitation, je me trouvai reçu avec bienveillance, et installé dans un -fauteuil au bout de la table, entre M. le capitaine d’un côté et de -l’autre un notaire de Cahors. A la faveur du bruit, j’échangeai quelques -mots avec l’abbé Benoît, qui s’attarda un instant à mon côté. - ---Pourquoi donc n’être pas venu hier? me glissa-t-il, avec un regard -dont je fus seul à comprendre le pathétique. - ---Mais vous m’aviez fait dire que je devais vous attendre! répliquai-je. - ---Moi? fit-il. Pas du tout; je vous ai fait dire que je vous priais de -venir nous rejoindre... si vous le vouliez bien. - ---Alors la commission ne m’a pas été faite, repris-je. André m’a dit... - ---Ah! André! vous m’en direz tant! fit-il à voix basse. - -Et il hocha la tête. - ---Le maraud! exclamai-je; il m’a donc menti. Et... - -Mais le curé fut prié de regagner sa place, et il fallut nous séparer. A -la même minute la plupart des conversations cessèrent, et il ne resta -bientôt plus que deux orateurs. Sans faire la moindre attention l’un à -l’autre, ils s’obstinaient à tenir tête à leurs voisins, discourant, -l’un sur le contrat social, l’autre sur les brigands, ces brigands qui -étaient partout à brûler les moissons et à massacrer le monde! - -A la fin, M. le capitaine, qui attendait de prendre la parole, -interpella le premier orateur: - ---Ta ta ta! monsieur! L’heure de la théorie est passée. Un liard de -faits... - ---Vaut une livre de théorie! s’écria l’homme aux brigands (un épicier, -je crois), et il asséna un grand coup de poing sur la table. - ---Mais l’heure est venue!... l’heure providentielle de faire cadrer les -faits avec la théorie! s’égosilla l’autre champion. L’heure de -constituer un système idéal! de régénérer le monde! de... - ---De régénérer la poudre de perlimpinpin! riposta son adversaire, avec -une ardeur égale. Quand les brigands sont à nos portes! quand on brûle -nos moissons et que l’on met le feu à nos demeures! quand... - ---Monsieur, dit sèchement le capitaine, avec un sérieux qui exigeait le -silence, permettez! - ---Soit, monsieur. - ---Eh bien, à parler net, je ne crois pas plus à vos brigands qu’aux -théories de M. le tabellion. - -Ce fut cette fois l’épicier qui se récria. - ---Hé quoi! exclama-t-il. Quand ils ont été vus à Figeac, à Cajarc, à -Rodez, à... - ---Par qui? demanda nettement le militaire, en l’interrompant. - ---Par des centaines de personnes. - ---Citez un nom. - ---Mais la chose est notoire. - ---Oui, monsieur, la chose est un notoire mensonge! répondit tout à trac -M. le capitaine. Croyez-moi, les brigands auxquels nous avons affaire -sont plus près d’ici. Laissez-nous d’abord nous occuper d’eux, et ne -rabattez plus les oreilles à M. le vicomte avec vos billevesées. - ---Écoutez-moi! s’écria l’officier ministériel. - -Mais c’en était trop pour l’homme aux brigands. Il repartit de plus -belle, et d’autres firent chorus, pour lui ou contre lui. A mon -découragement, il semblait que la dispute ne fît que commencer, et qu’il -fallût à nouveau rétablir la paix. - -Inutile de dire à quel point j’étais affecté par tout ce vacarme, ce -tohu-bohu, ce chamaillis sans l’ombre d’une politesse à laquelle j’étais -accoutumé depuis toujours; par ces vulgaires prises de bec et ces -braillements. Je restais étourdi, perdu dans le bacchanal, sans plus -d’importance, pour l’heure, que Buton. Voire moins, car tandis que je -regardais autour de moi, plongé dans la stupeur de me trouver à cette -table avec des gens d’une classe à côté de qui je ne m’étais jamais -assis,--sauf par hasard à l’auberge, où ma présence maintenait tout dans -les justes limites,--ce fut Buton qui, venant à la rescousse de -l’officier, obtint finalement le silence. - ---Maintenant qu’on vous a laissé parler, vous me permettrez peut-être -d’en faire autant, dit le capitaine, d’un ton acerbe, s’emparant de -l’attention qu’on lui avait ramenée. Cela va bien pour vous, monsieur le -notaire, et pour vous, monsieur dont j’ai oublié le nom, vous n’êtes pas -des combattants et n’avez cure de la difficulté où je me trouve. Mais -une demi-douzaine de ceux qui siègent à cette table sont dans la même -situation que moi, et ils me comprennent. Vous aurez beau réorganiser, -si vos officiers sont emportés chaque matin, vous n’irez pas loin. - ---Emportés? comment ça? cria le tabellion, bouffissant ses joues caves. -Membres du Comité de... - ---Comment? reprit M. le capitaine, le coupant sans cérémonie; par la -piqûre d’une épée de ville! Vous ne me comprenez pas, vous; mais nous -sommes ici quelques-uns qui ne pouvons faire trois pas dans la rue sans -risquer d’être insultés ou provoqués. - ---C’est la vérité! déclarèrent d’une seule voix les deux noblaillons, au -bas bout de la table. - ---C’est la vérité, et il y a plus, poursuivit le capitaine, s’échauffant -à mesure. Ce n’est pas là l’œuvre du hasard, mais le résultat d’un plan -préconçu. C’est par ce moyen qu’on prétend nous réduire. J’ai vu tout à -l’heure dans la rue trois hommes qui, j’en jurerais, sont des prévôts -d’escrime déguisés. - ---Des spadassins! lança le notaire avec emphase. - ---Je veux bien, dit Hugues avec plus de sang-froid. Donnez-leur le nom -qu’il vous plaira. Mais quel parti prendre? Si nous ne pouvons faire un -pas sans provocation ni duel, nous voilà désarmés. On vous prendra tous -vos chefs successivement. - ---Le peuple vous vengera! dit le notaire, d’un ton majestueux. - -M. le capitaine haussa les épaules. - ---Vous êtes trop aimable, dit-il. - -L’abbé Benoît intervint. - ---Pour le moment, dit-il d’un air soucieux, je ne vois qu’une chose à -faire. Vous avez dit, monsieur le capitaine, que plusieurs membres du -Comité ne sont pas des combattants. Pourquoi donc, je vous le demande, -l’un quelconque de nous se battrait-il pour faire le jeu de nos -adversaires? - ---Pardieu! il me semble que vous avez raison! répliqua Hugues avec -franchise. (Et il promena les yeux autour de lui comme pour quêter des -suffrages.) A quoi bon se battre, en effet? Je sais pour ma part que je -n’y tiens aucunement. J’ai fait mes preuves. - -Il y eut un silence, au cours duquel nous nous entre-regardâmes, -indécis. - ---Allons, qu’est-ce qui vous retient? prononça enfin le capitaine. Ceci -n’est pas une plaisanterie, mais une affaire sérieuse. Nous ne sommes -plus de libres gentilshommes, mais des soldats sous le joug de la -discipline. - ---Oui, fis-je avec embarras, car j’étais le centre de tous les regards. -Mais il est difficile pour des hommes d’honneur, monsieur le capitaine, -de se dépouiller de certaines idées. Si nous cessons de relever les -insultes, nous nous ravalons au niveau des bêtes. - ---N’ayez crainte, monsieur le vicomte! s’écria soudainement Buton. Le -peuple ne le souffrira pas! - ---Non, non! le peuple ne le souffrira pas! répétèrent plusieurs voix, et -pour une minute la salle retentit d’acclamations indignées. - ---Eh bien! en tout cas, dit à la fin le capitaine, nous voilà tous -avertis. Et désormais, ceux qui se battront à la légère le feront en -pleine connaissance de cause: ils favorisent le jeu de nos adversaires. -J’espère que tous le comprennent. Pour ma part, conclut-il en haussant -les épaules avec un rire bref, ils peuvent bien me bâtonner; je ne serai -pas assez sot pour me battre. - - - - -CHAPITRE XII - -LE DUEL - - -J’ai dit plus haut combien tout ceci me pesait; avec quels dégoûts je -voyais autour de la table, aussi bien les traits pâles et pincés du -notaire que le sourire suffisant de l’épicier ou le rude visage de -Buton; j’ai dit avec quels serrements de cœur je me trouvais tout à coup -l’égal de ces hommes, qui m’interpellaient tantôt avec une grossière -brusquerie, et tantôt avec servilité; enfin et surtout, avec quelle -dépression j’assistai au démêlé qui s’ensuivit, dont le capitaine se -rendit maître par des efforts prolongés. Heureusement, la séance ne dura -pas longtemps. Après une demi-heure de débats et de conversations, -durant laquelle je vins en aide de mon mieux aux rares personnes qui -entendaient quelque chose à l’affaire, l’assistance se dispersa: les uns -s’en allèrent remplir de quelconques missions, et les autres demeurèrent -afin de parer aux éventualités. Comme j’étais de ceux que l’on avait -désignés pour rester, j’attirai l’abbé Benoît dans un coin, et -dissimulant tout d’abord le sentiment de détresse qui me poignait, je -lui demandai si d’autres émeutes avaient éclaté dans les alentours. - ---Non, répondit-il, en me serrant la main discrètement. Nous avons du -moins obtenu cela de bon. - -Puis, sur un ton différent, qui prouvait bien sa divination de mes -pensées, il reprit à mi-voix: - ---Ah! monsieur le vicomte, maintenons d’abord la paix! Faisons ce qui -est en notre pouvoir. Protégeons les innocents, et ensuite peu importe -ce qui arrivera. Hélas! j’en prévois plus que je n’en ai prédit. Il y a -plus de choses compromises que je ne l’imaginais. Attachons-nous -seulement... - -Il se tut et se retourna, surpris par l’entrée du capitaine, entrée si -brusque et si bruyante que ceux qui restaient autour de la table se -levèrent d’un bond. M. Hugues avait le visage en feu, ses prunelles -étincelaient de fureur. Le notaire, qui se trouvait le plus proche de la -porte, pâlit et balbutia une question. Mais le capitaine passa devant -lui avec un regard méprisant, et vint droit à moi. - ---Monsieur le vicomte, dit-il très haut, et bredouillant dans sa -précipitation, vous qui êtes un gentilhomme, vous allez me comprendre. -J’ai besoin de votre assistance. - -Je le regardai fixement. - ---Volontiers, dis-je. Mais de quoi s’agit-il? - ---Je viens d’être insulté! répondit-il. - -Et ses moustaches se hérissèrent. - ---Comment cela? - ---Dans la rue! Et par un de ces freluquets! Mais je lui apprendrai à -vivre! Je suis un soldat, monsieur, et je... - ---Mais attendez donc, monsieur le capitaine, fis-je, totalement -déconcerté. Je croyais que l’on ne devait plus se battre. Et que -vous-même en particulier... - ---Ta ra ta ta! - ---Vous laisseriez bâtonner avant d’aller sur le pré. - ---Mille tonnerres! exclama-t-il, qu’est-ce que cela signifie? -Croyez-vous que je ne sois pas un gentilhomme parce que j’ai servi en -Amérique et non en France? - ---Loin de moi cette idée, répondis-je, en refrénant avec peine un -sourire. Mais c’est là favoriser leur jeu. Vous le disiez vous-même il y -a une minute... - ---Voulez-vous, oui ou non, m’assister, monsieur? s’écria-t-il d’un ton -courroucé. - -Et comme le tabellion voulait intervenir: - ---Taisez-vous, vous! reprit-il, en se retournant sur lui d’un air si -menaçant que le gratte-papier fit un bond en arrière. Qu’est-ce que vous -y entendez, espèce de vil petit chicaneau! espèce de... - ---Tout doux, tout doux, monsieur le capitaine, dis-je, ému par cet éclat -et par la crainte de nouvelles complications. M. le notaire ne fait que -son devoir en s’efforçant de vous retenir. Il a raison... - ---Je n’ai rien à faire avec lui. Et quant à vous... vous me refusez -votre assistance? - ---Je ne dis pas cela. - ---En ce cas, si vous me l’accordez, je réclame vos services -sur-le-champ! Sur-le-champ! répéta-t-il d’un ton plus posé. J’ai fixé -rendez-vous derrière la cathédrale. Si vous voulez me faire cet honneur, -je dois vous prier de venir sans retard. - -Je vis qu’il n’en démordrait pas, et qu’il était inutile d’insister. En -guise de réponse, je lui tirai mon chapeau, et nous nous dirigeâmes vers -la porte. Le notaire, l’épicier, une demi-douzaine d’autres, nous -interpellaient, s’efforçant de nous retenir. Mais comme l’abbé Benoît -garda le silence, je descendis l’escalier et sortis de l’auberge. Au -dehors, il était facile de voir que la querelle et l’insulte avaient eu -des spectateurs. Une foule inquiète, non pas massive mais formée de -petits groupes aux aguets, emplissait toute la partie découverte et -ensoleillée de la place. A l’opposite, la chaussée que nous devions -prendre pour aller à la cathédrale avait comme seuls occupants une bonne -vingtaine de gentilshommes qui arboraient des cocardes blanches et se -promenaient de long en large par trois ou quatre de front. - -La foule les surveillait en silence; et eux affectaient d’ignorer la -foule. Bien plus, ils causaient et souriaient avec insouciance, les -paupières entre-closes; ils faisaient le moulinet avec leur canne, -s’envoyaient des saluts, et de temps à autre s’arrêtaient pour s’offrir -une prise. Ils dissimulaient mal un air provocateur que semblait -justifier l’attitude silencieuse et presque couarde du populaire qui les -surveillait du coin de l’œil. - -Il nous fallut affronter leurs regards, et je rougis de honte en passant -auprès d’eux. Beaucoup de ceux que je rencontrais là m’avaient vu, deux -jours plus tôt, prendre la cocarde blanche chez Mme de Saint-Alais; ils -me voyaient à cette heure dans le camp opposé, sans rien savoir de mes -motifs, et je devinais à leurs moues de mépris ce qu’ils pensaient de ce -revirement. D’autres, qui me toisaient de haut et me laissaient à peine -la place de passer, étaient des étrangers, porteurs d’épées d’ordonnance -et de croix de Saint-Louis. - -Ce défilé, par bonheur, fut aussi bref qu’il était pénible. Nous -longeâmes le côté nord de la cathédrale, et une petite porte nous donna -accès dans un clos, où des citronniers tempéraient l’ardeur du soleil. -La ville, avec sa foule et son bruit, nous parut aussitôt lointaine. Sur -la droite s’élevaient les murs du chevet et les coupoles byzantines de -l’église; devant nous se dressaient les remparts; à gauche, une vieille -tour du XIVe siècle, à demi ruinée, levait un front sourcilleux revêtu -de lierre. Au pied de cette tour, dans l’ombre, quatre personnes nous -attendaient, réunies sur un espace de gazon ras. - -L’un était M. de Saint-Alais; le second, Louis; les autres m’étaient -inconnus. Soudain une pensée me frappa d’horreur. - ---Avec qui vous battez-vous? demandai-je tout bas. - ---Avec M. de Saint-Alais, répondit le capitaine, sur le même ton. - -Et comme nous arrivions auprès des autres, je n’en pus dire davantage. -Ils firent quelques pas à notre rencontre et nous saluèrent. - ---M. le vicomte? dit Louis. - -Je l’aurais à peine reconnu, tant il était grave et soucieux. - -Je fis un signe machinal d’assentiment, et nous nous écartâmes de -quelques pas. - ---Il ne saurait être question d’arranger l’affaire, j’imagine? dit-il, -en s’inclinant. - ---J’en doute, répondis-je, d’une voix altérée. - -A la vérité, l’horreur m’ôtait presque la parole. Je découvrais peu à -peu en quel dilemme je m’étais placé. Au cas où Saint-Alais tomberait -sous l’épée du capitaine, que dirait de moi sa sœur, que penserait-elle -de moi, comment pourrait-elle me tendre encore la main? Et d’autre part, -pouvais-je souhaiter du mal à mon propre champion? L’aurais-je pu, en -tout honneur, même si cet homme dont j’étais le témoin n’avait déjà et -peu à peu gagné ma sympathie par son caractère ferme et pratique, uni à -la simplicité de sa valeur? - -Et pourtant il fallait que l’un des deux tombât. La grosse horloge -au-dessus de nos têtes, en égrenant avec lenteur les douze coups de -midi, me fit pénétrer un peu plus à chaque coup cette vérité dans le -crâne. Un vertige m’envahit: le soleil m’éblouissait, les arbres -vacillaient devant moi, le sol ondoyait sous mes pieds. Les voix de la -foule extérieure me bourdonnaient aux oreilles. Mais, sortant de ce -brouillard, la voix de Louis, calme extraordinairement, agrippa mon -attention, et mon cerveau reprit sa lucidité. - ---Voyez-vous un inconvénient à choisir cet endroit? dit-il. Le gazon est -sec et ne glisse pas. Ils se battront à l’ombre, et l’éclairage est bon. - ---Cela fera l’affaire, balbutiai-je. - ---Si vous voulez examiner le terrain? Je n’y ai constaté ni creux ni -bosses. - -Je fis semblant de regarder. - ---Je n’en vois pas non plus, dis-je. - ---En ce cas nous allons placer nos adversaires? - ---C’est entendu. - -J’ignorais l’habileté relative des deux escrimeurs, mais en allant pour -retrouver Hugues, je fus frappé du contraste qu’ils offraient, debout à -quelques pas l’un de l’autre, et tous deux le torse nu. Le capitaine -était le plus petit d’une tête, et se tenait raide et ferme, l’œil clair -et le visage attentif. M. le marquis, d’autre part, était grand et -élancé, la longueur de son bras devait lui donner une portée dangereuse, -et son sourire n’était guère plus rassurant. Si son art et son -sang-froid allaient de pair avec ses dons naturels, à coup sûr M. -Hugues... Mais à nouveau le vertige me saisit. Qu’allais-je donc -souhaiter là? - ---Nous sommes prêts, dit avec impatience M. Louis (et je notai que son -regard se dirigeait non sur moi mais sur la porte du clos). Voulez-vous -comparer les épées, monsieur le vicomte? - -J’obéis, et j’allais placer mon homme, quand M. le capitaine me fit -signe qu’il voulait me parler. Sans me soucier du mécontentement des -autres, je le tirai à part. - -Toute trace d’emportement avait disparu de son visage: il était pâle et -soucieux. - ---Voilà un tour d’idiot, dit-il d’un ton bref et à mi-voix. Si ce -blanc-bec me transperce, je ne l’aurai pas volé. Voulez-vous me faire un -plaisir, monsieur le vicomte? - -Je lui chuchotai que je ferais pour lui tout ce qui était en mon -pouvoir. - ---J’ai emprunté mille livres pour m’équiper en vue de cette campagne, -reprit-il en évitant mon regard, à quelqu’un de Paris dont vous -trouverez le nom dans ma valise qui est à l’auberge. S’il m’arrivait -malheur, je vous serais reconnaissant de vouloir bien lui envoyer ce qui -me reste d’argent. Voilà tout. - ---Il sera remboursé en totalité, dis-je. J’en fais mon affaire. - -Il me serra la main, et alla se mettre en position. Louis et moi nous -nous plaçâmes chacun d’un côté des deux combattants, l’épée au poing, -prêts à intervenir en cas de nécessité. On donna le signal, les acteurs -principaux se saluèrent, tombèrent en garde, et tout aussitôt les lames -engagées se froissèrent et cliquetèrent, tandis que les pigeons de la -cathédrale volaient en cercle au-dessus de nous. Au milieu du jardin, un -petit jet d’eau gazouillait paisiblement au soleil. - -Dès avant la troisième reprise on put se rendre compte de l’entière -diversité de leurs méthodes. Hugues, lui, y allait vigoureusement de -tout son corps, il se baissait, s’avançait, se jetait de côté, ne tenant -raide que son bras, et jouant beaucoup du poignet. A l’inverse, M. le -marquis gardait le torse droit et immobile, et bougeait à peine le bras; -son jeu était serré comme s’il se fût trouvé à la salle d’armes, un -fleuret en main, et il dédaignait toutes autres parades que celles de -l’épée. D’évidence, c’était lui le meilleur escrimeur, et le capitaine -devait se lasser le premier des deux, car il ne restait pas en place, et -le poignet se fatigue plus vite que le bras. En outre, je m’aperçus -bientôt que le marquis se tenait sur la défensive et attendait, pour -déployer tous ses moyens, d’avoir fatigué son adversaire. Mes yeux -devenaient brûlants, ma gorge sèche, et je ne respirais plus, dans la -crainte du coup final. Mais soudain il se produisit un incident. Le -capitaine parut glisser du pied, mais ce n’était là qu’une feinte, et en -un instant, baissé presque à plat ventre, sa main gauche à terre, il -passait sous la garde de l’autre. Sa pointe effleurait la poitrine du -marquis, quand celui-ci fit un saut en arrière, juste à temps pour son -salut. Le capitaine ne s’était pas encore relevé, que Louis lui -rabattait sa lame. - ---Jeu déloyal! cria-t-il avec emportement. Jeu déloyal! Une botte en -dessous. Ce n’est pas de règle. - -Le capitaine restait haletant, sa pointe baissée vers le sol. - ---Pourquoi donc n’est-ce pas de règle, monsieur? demanda-t-il. - -Et il me regarda. - ---Je ne comprends pas très bien, monsieur de Saint-Alais, dis-je d’un -ton rogue. Ce coup... - ---N’est pas autorisé. - ---Dans les salles d’armes, fis-je. Mais il s’agit ici d’un duel. - ---Je ne l’ai jamais vu employer dans un duel, affirma-t-il. - ---Peu importe, répliquai-je avec feu. Il est ridicule d’intervenir sous -un tel prétexte. - ---Monsieur! - ---C’est ridicule! répétai-je avec force. Après un pareil traitement il -ne me reste plus qu’à faire quitter le terrain à M. le capitaine. - ---Vous désirez peut-être prendre sa place? dit en ricanant quelqu’un -derrière moi. - -Je me retournai avec vivacité, et reconnus l’un des deux personnages que -nous avions trouvés avec Saint-Alais. Je m’inclinai, et lui demandai: - ---Vous êtes le chirurgien? - ---Non pas, répondit-il avec irritation. Je suis M. du Marc, et tout à -votre service. - ---Mais vous n’êtes pas un second, répliquai-je. Et vous n’avez nul droit -par conséquent de vous trouver où vous êtes, ni de rester ici. Je vous -prierai donc de vous retirer. - ---J’ai du moins autant le droit de rester que ceux-là, reprit-il, en -désignant le toit de la cathédrale, où l’on voyait aux balustrades une -quantité de têtes penchées vers nous. - -Je restai interdit. - ---Nos amis ont au moins autant de droit que vous, continua-t-il, en me -narguant. - ---Mais ils n’interviennent pas, ripostai-je avec fermeté. Vous ne le -devez pas non plus. J’exige que vous vous retiriez. - -Il refusait encore, et prétendait même faire du tapage; mais c’en était -trop pour Louis, qui intervint sèchement. Sur un mot de lui, le matamore -haussa les épaules et s’éloigna. Nous nous regardâmes tous les quatre. - ---Nous ferons mieux de continuer, dit le capitaine, carrément. Si mon -coup était irrégulier, ce monsieur a eu raison d’intervenir. Sinon... - ---Je ne demande pas mieux, dit Saint-Alais. - -Tous deux se remirent aussitôt en garde, et engagèrent le fer; mais plus -âprement cette fois, et avec moins de prudence, et plus d’une fois le -capitaine usa d’une brutale parade en demi-cercle, plus en faveur auprès -des bretteurs professionnels que dans les salles d’armes. Ce coup, qui -toutefois le laissait exposé à une riposte, semblait déconcerter le -marquis, lequel maniait l’épée, à mon sens, avec moins d’habileté que -précédemment, et parut plus d’une fois dérouté par l’attaque du -capitaine. L’inquiétude s’empara de moi, mon cœur se remit à battre -précipitamment, les éclairs des lames qui se rabattaient et se -relevaient réciproquement, m’éblouissaient la vue. Je regardai un -instant au delà, vers Louis, et en cet instant eut lieu le coup fatal. -M. le capitaine employa de nouveau sa parade en demi-cercle, mais cette -fois il se découvrit trop, la lame de Saint-Alais fila par-dessous la -sienne, agile comme un serpent. Le capitaine trébucha en arrière et -l’épée s’échappa de sa main. - -Comme il tombait, je le soutins dans mes bras, mais le sang jaillissait -déjà d’une blessure ouverte sur le côté de son cou. Il put tourner les -yeux vers moi, et fit un effort pour parler. Je saisis deux mots: «Vous -ferez...» Mais le sang étouffa sa voix, et ses paupières retombèrent -lentement. Il était mort, ou tout comme, avant l’arrivée du chirurgien, -avant même que je l’eusse déposé sur le gazon. - -Foudroyé par la soudaineté de la catastrophe, je restai un bon moment -agenouillé auprès de lui; et ce fut dans une sorte d’égarement que je -vis le chirurgien lui tâter le pouls et le cœur, et s’efforcer avec son -pouce d’obturer la blessure. Pour une minute ou deux, mon univers se -réduisit à la face plombeuse, aux paupières palpitantes que j’avais -devant moi; et je ne vis, n’entendis et n’imaginai rien d’autre. Je ne -pouvais croire que cette âme vaillante se fût déjà envolée; que l’homme -fort qui avait si rapidement conquis mon estime fût à présent un -cadavre, ce cadavre dont la face devenait livide, tandis que les pigeons -tournaient toujours au-dessus de ma tête, que les moineaux pépiaient, et -que le jet d’eau gazouillait au soleil. - -Je poussai un cri de détresse: - ---Il n’est pas mort? Il ne peut pas être mort si vite? - ---Hélas! monsieur le vicomte, il a joué de malheur, répondit le -chirurgien, en laissant retomber la tête inerte sur ce gazon taché de -sang. Avec une blessure pareille il n’y a rien à faire. - -Il se releva; mais je restai agenouillé, absorbé dans ma douleur, à -contempler ces yeux vitreux qui étaient pleins de vie et d’alacrité -quelques minutes plus tôt. Puis avec un frisson je tournai mon regard -sur ma propre personne. J’étais couvert de son sang: il y en avait sur -ma poitrine, sur mes bras, sur mes mains, plein mon habit. Après quoi -mes pensées se portèrent sur Saint-Alais, et je regardai autour de moi -pour voir s’il était toujours là. Je sursautai. Le bourdon grave d’une -lourde cloche tinta une fois, ébranla les airs; et tandis que sa -vibration lugubre emplissait encore mon oreille, des pas rapides -s’approchèrent, et j’entendis derrière moi une exclamation âpre: - ---Mais, palsambleu! c’est un guet-apens! Ils vont nous massacrer! - -Je me retournai. C’était du Marc qui se plaignait, du Marc le matamore -qui avait tenté en vain de me provoquer. Les deux Saint-Alais et le -chirurgien étaient avec lui, et tous quatre arrivaient du côté de la -porte par où nous étions entrés. Ils passèrent auprès de moi en -détournant les yeux, et se dirigèrent en hâte vers une étroite poterne -accolée à la vieille tour et qui donnait sur les remparts. Comme ils -disparaissaient derrière un contrefort qui se trouvait là, la cloche -retentit de nouveau, sur une note lugubre et pleine de menace. - -Alors la vérité m’apparut. Le bruit qui m’emplissait les oreilles -n’était pas la vibration de la cloche comblant l’intervalle entre les -coups sonores, mais bien le mugissement de voix furieuses sur la place, -le hourvari d’une foule qui se rapprochait en criant: «A la lanterne! A -la lanterne!» Aux galeries de la cathédrale, aux fenêtres des coupoles, -à toutes les ouvertures de l’imposant et sombre édifice qui me dominait -de sa masse sourcilleuse, des hommes faisaient des signes, et -dirigeaient leurs mains, et tendaient leurs poings, vers moi, me -sembla-t-il tout d’abord, ou vers le cadavre étalé à mes pieds. Mais je -perçus à nouveau des pas, je me retournai et je vis encore une fois les -quatre autres: les deux Saint-Alais, pâles et défaits, avaient les yeux -étincelants; mais le matamore, non moins pâle, lançait de tous côtés des -regards furtifs, et ses lèvres étaient blanches. - ---Malédiction! il y en a aussi à la porte! s’écria-t-il, d’une voix -aiguë. Nous sommes cernés. Nous allons être massacrés. Mordieu! nous -allons être massacrés, et par cette canaille! Par ces... Je vous prends -tous à témoins que ce fut un combat loyal! Je vous prends à témoin, -monsieur le vicomte... - ---Cela nous fera une belle jambe, qu’il le reconnaisse, dit Saint-Alais -en ricanant. Ah! si seulement j’étais chez moi. - ---Oui, mais comment y arriver? s’écria du Marc, incapable de cacher sa -terreur. Entendez-vous, continua-t-il d’un ton geignard, en s’adressant -à moi, nous allons être massacrés! N’y a-t-il pas d’autre issue? Que -quelqu’un me réponde! Parlez! - -Ses craintes ne m’inspiraient aucune pitié. Je n’aurais pas levé un -doigt pour le sauver. Mais je fus touché par la vue des deux -Saint-Alais, qui restaient pâles et irrésolus, tandis que le mugissement -des voix devenait à chaque instant plus fort et plus rapproché. Dans un -moment la foule ferait irruption; qui sait si dans sa fureur, nous -trouvant aux côtés de Hugues, elle ne nous sacrifierait pas tous -indistinctement? La chose était possible; et le craquement de l’une des -portes du jardin que l’on enfonçait vint me confirmer dans cette -supposition. Presque sans le vouloir je criai qu’il y avait une autre -porte, à condition qu’elle fût ouverte. Sans regarder s’ils me -suivaient, je leur montrai le chemin, et abandonnant le cadavre, je me -mis à courir sur le gazon vers le mur de la cathédrale. - -Déjà la foule se déversait dans le clos, mais à la faveur d’un bouquet -d’arbres nous pûmes fuir sans être vus, et gagner une petite porte, une -poterne basse, qui s’ouvrait dans le mur de l’abside, et qui--je le -savais pour avoir fait visiter la cathédrale à un Anglais, peu de temps -auparavant--conduisait à la sacristie, laquelle communiquait avec la -crypte. Mon espoir de trouver cette porte ouverte était faible; me -fussé-je arrêté pour peser nos chances, je les aurais considérées comme -nulles. Mais j’eus la joie, en y arrivant suivi de près par les autres, -de la voir s’ouvrir d’elle-même, et un prêtre, passant par -l’entre-bâillement son crâne tonsuré, nous fit signe de nous hâter. -Précaution superflue! à la seconde nous lui avions obéi, et nous étions -auprès de lui, palpitants. Les verrous claquèrent dans leurs gâches. -Pour l’instant nous étions en sûreté. - -Nous respirâmes de nouveau. Nous nous trouvions dans le demi-jour d’une -longue salle étroite et voûtée, aux parois de pierre, où trois -meurtrières tenaient lieu de fenêtres. Du Marc fut le premier à -recouvrer la parole. - ---Miséricorde! nous l’avons échappé belle! dit-il, en passant la main -sur son front, que le jour froid revêtait d’une pâleur hideuse. Nous -sommes... - ---Loin d’être tirés d’affaire, répliqua gravement le chirurgien, encore -que nous ayons bien lieu de remercier M. le vicomte. Ils nous ont -découverts. Tenez, ils arrivent! - -Les gens du toit avaient dû nous voir entrer, et dénoncer notre lieu -d’asile, car tandis qu’il parlait, nous entendîmes un bruit de pas -précipités, un tonnerre de coups retentit sur la porte, et aux fentes -des arbalétrières apparurent une vingtaine de visages sinistres, qui -nous regardèrent en hurlant et nous crachant des injures. Par bonheur la -porte de chêne, cloutée et bardée de fer, avait été façonnée aux temps -anciens de la barbarie en prévision d’un cas semblable, et nous étions -relativement en sûreté. Il n’en était pas moins affreux d’entendre les -cris de la foule, de la sentir si près, de juger de sa haine, et de -comprendre à la façon dont les forcenés frappaient les pierres de la -muraille, comme s’ils voulaient les arracher avec leurs mains nues, ce -qui nous attendait si nous venions à tomber en leur pouvoir. - -Nous nous entre-regardâmes, et--le demi-jour y contribuait peut-être--je -ne vis aucun visage qui ne fût pâle. Mais l’attente ne dura guère. Le -curé qui nous avait introduits déverrouillait en toute hâte une porte -intérieure. - ---Par ici, dit-il. (Les aboiements des fauves, à l’extérieur, -étouffaient presque sa voix.) Si vous voulez me suivre, je vous ferai -sortir par l’entrée sud. Mais dépêchez-vous, messieurs, dépêchez-vous! -continua-t-il, en nous poussant devant lui, car ils pourraient deviner -notre intention, et nous devancer. - -On peut imaginer que nous ne perdîmes pas de temps. Nous l’accompagnâmes -aussi vite que possible, au long d’un étroit corridor souterrain, à -peine éclairé, au bout duquel un degré de cinq ou six marches nous donna -accès dans un second corridor. Nous courûmes presque, dans celui-ci, et -bien qu’une porte fermée nous retardât un moment,--qui nous parut une -longue minute,--la clef tourna enfin et la porte s’ouvrit. L’ayant -dépassée, nous nous trouvâmes dans une longue pièce étroite, la réplique -de celle où nous étions entrés d’abord. Le curé ouvrit une porte à -l’autre extrémité, et je regardai au dehors. L’allée--celle-là même qui -longeait la cathédrale et menait au Chapitre--l’allée était déserte. - ---Nous arrivons à temps, dis-je, avec un soupir de soulagement à -respirer de nouveau l’air libre. - -Et tout haletant de la hâte que nous avions faite, je m’apprêtai à -remercier le curé qui nous avait sauvés. - -M. de Saint-Alais, qui venait après moi, et qui s’était tu jusqu’alors, -m’imita. Puis il resta hésitant sur le seuil, alors que je m’attendais à -le voir s’éloigner au plus vite. Enfin il s’adressa à moi: - ---Monsieur de Saux, dit-il, en parlant avec moins d’aplomb qu’à son -ordinaire (il est vrai que nous étions tous agités), je voudrais vous -remercier également. Mais peut-être la situation dans laquelle nous nous -trouvons vis-à-vis l’un de l’autre... - ---Je n’y pense plus, répliquai-je rudement. Mais celle dans laquelle -nous venons tout juste de nous trouver... - ---Oh! fit-il, en haussant les épaules, si vous le prenez de la sorte... - ---Je le prends de la sorte, répondis-je, indigné que cet homme osât me -parler, alors que le sang du capitaine n’avait pas eu le temps de sécher -sur son épée. Oui, je le prends de la sorte. Et je vous avertis, -monsieur le marquis, que si vous poussez votre dessein plus loin, ce -dessein qui a déjà coûté la vie à un homme brave, il se retournera -contre vous, et d’une façon terrible. - ---Du moins je ne vous demanderai pas de me protéger, répondit-il avec -fierté. - -Et il s’éloigna nonchalamment, tout en rengainant son épée. La venelle -était toujours déserte. Il n’y avait personne pour l’arrêter. - -Louis le suivit; du Marc et le chirurgien avaient déjà disparu. Quand -Louis passa devant moi, je crus le voir hésiter un instant; et il m’eût -sans doute parlé, il m’eût regardé, il m’eût tendu la main, si je lui -avais fait la moindre avance. Mais je crus voir apparaître la face -cadavérique de Hugues, aux yeux sombrés, et me faisant un visage de -pierre, je me détournai. - - - - -CHAPITRE XIII - -«A LA LANTERNE!» - - -De tous les faits qui s’étaient produits depuis mon départ de la salle -du Comité, la mort du capitaine resta le plus important et le plus -profondément gravé dans mon esprit. Durant le trajet de l’auberge au -clos, il avait partagé avec moi les petits ennuis dont je me préoccupais -alors, il les avait affrontés avec moi, noblement. Le souvenir de cette -tardive sympathie, l’image de celui qu’il était alors, plein de vie et -de colère brutale, me revenaient à la mémoire, et ces pensées -protestaient violemment contre sa mort. Sa mort me paraissait si -affreuse, que je frémis d’horreur, et que j’abominai l’être dont la main -avait commis ce crime. - -Et ce n’était pas tout. J’avais connu Hugues durant vingt-quatre heures -à peine, mon amitié pour lui ne datait que d’une heure, mais je savais -son histoire. Je pouvais le suivre allant emprunter la petite somme -qu’il avait possédée. Je pouvais évoquer les espérances qu’il avait -fondées sur elle. Je pouvais le voir venant ici plein de noble courage, -croyant avoir trouvé la voie destinée à un homme comme lui, robuste, -confiant, ami du progrès, plein de projets. Et de tout cela, il ne -restait rien! Il avait espéré, il avait cru en l’avenir; et de l’autre -côté de la cathédrale, il gisait raide mort sur le gazon. - -Cette fin me paraissait si triste et pitoyable, je revoyais cet homme si -vivement, que j’accordais à peine une pensée au danger couru par -Saint-Alais, et à son évasion. Tout cela, avec notre fuite précipitée, -avait passé comme un songe. Je me bornai à rester un moment aux écoutes -devant la porte de l’église; puis m’étant assuré que la rumeur de la -foule se perdait dans le lointain, et que la ville était calme, je -remerciai le vicaire à nouveau et avec chaleur; et prenant congé de lui -à mon tour, je m’engageai dans l’allée. - -Mes pas y résonnaient, tant elle était silencieuse, et je ne tardai -point à trouver ce silence singulier. Je me demandai pourquoi la foule, -qui se montrait si acharnée quelques minutes plus tôt, ne s’était pas -avisée de faire le tour de l’église, pourquoi le voisinage était devenu -tout d’un coup si paisible. Mais quelques pas de plus devaient me -l’apprendre: je me hâtai donc, et me trouvai peu après devant la place -du Marché. - -A ma stupéfaction, elle s’étalait au soleil, tranquille, absolument -déserte. Un chien courait de-ci de-là, la queue en trompette, -farfouillant parmi les détritus; quelques vieilles femmes se tenaient à -leurs éventaires; un nombre égal de commerçants s’affairaient à poser -des volets et à fermer leurs échoppes. Mais la foule qui emplissait la -place si peu de temps auparavant, la «queue» qui s’allongeait devant les -mesures de grain, les cocardes blanches, tout avait disparu. J’en restai -abasourdi. - -Mais je ne le restai pas longtemps. Car, au lieu du silence qui régnait -entre les hauts murs de l’allée, un bruit sourd, lointain et grave, me -parvint alors. Je prêtai l’oreille et tressaillis. Un instant plus tard, -je traversais la place, et arrivais à la porte de l’auberge. Je -m’engouffrai dans le couloir, et grimpai l’escalier, le cœur battant. - -Ici encore, j’avais laissé une foule dans les corridors et dans -l’escalier. Il ne restait pas une âme. La maison semblait morte; et cela -à midi, par un temps de soleil radieux. Je ne vis personne, n’entendis -personne, avant d’arriver à la porte de la salle où j’avais laissé le -Comité. J’entrai. Là, du moins, je retrouvai de la vie, mais toujours le -même silence. - -Autour de la table siégeaient une douzaine de membres du Comité. A ma -vue ils tressaillirent, comme des gens surpris à commettre une mauvaise -action. Plusieurs restèrent assis, les coudes sur la table, piteux et me -lançant des regards furtifs; d’autres se penchèrent à l’oreille de leurs -voisins, pour chuchoter, ou écouter leurs réponses. Beaucoup étaient -pâles et tous étaient sombres; et bien que la salle fût claire, et que -l’ardent soleil de midi pénétrât par les trois fenêtres, le silence et -l’attente que l’on sentait dans l’air avaient quelque chose de lugubre, -qui me glaça le cœur. - -L’abbé Benoît n’était plus là, mais je vis Buton, et le notaire, et -l’épicier, et les deux noblaillons, et l’un des curés, et Doury--ce -dernier pâle et doucereux, visiblement sous le coup de la peur. J’aurais -pu me figurer, au premier abord, qu’ils ne savaient rien de ce qui -venait de se passer à l’extérieur; qu’ils ignoraient le duel aussi bien -que l’émeute; mais un second coup d’œil m’apprit qu’ils étaient au -courant de tout, et mieux que moi. Sous mon regard, beaucoup d’entre eux -détournèrent les yeux. - ---Qu’est-il arrivé? demandai-je, arrêté à mi-chemin entre la porte et la -longue table. - ---Ne le savez-vous pas, monsieur? - ---Non, fis-je, en les examinant. - -Même ici, une rumeur lointaine emplissait l’air. - ---Mais vous assistiez au duel, monsieur le vicomte? interrogea Buton. - ---Oui, répondis-je avec nervosité. Mais ce n’est pas la question. J’ai -vu M. le marquis s’en retourner chez lui sain et sauf, et je croyais que -la foule s’était dispersée. Mais... - -Et je m’arrêtai, prêtant l’oreille. - ---Vous vous figurez toujours l’entendre? dit-il, me regardant avec une -attention ironique. - ---Oui; je crains qu’elle ne se livre à quelque méfait. - ---Nous le craignons aussi, répliqua d’un ton sec le forgeron, en posant -les coudes sur la table, et me regardant à nouveau. Ce n’est pas -impossible. - -Alors je compris. Je le lus dans les yeux de Doury, qui cherchaient à -fuir les miens. La huée lointaine de la foule nous arriva plus haute -dans l’air immobile d’été. A ce bruit, les visages devinrent plus -graves, les mines s’allongèrent, plusieurs tremblèrent et baissèrent la -tête. Je compris. - ---Mon Dieu! m’écriai-je tout ému, tremblant moi aussi. Personne ne -va-t-il rien faire? Voyons, allez-vous rester ici tranquilles, pendant -que ces démons agissent à leur volonté? pendant que l’on saccage des -maisons, et que des femmes et des enfants... - ---Pourquoi pas? dit Buton sèchement. - ---Pourquoi pas! m’écriai-je. - ---Hé oui, pourquoi pas? reprit-il durement. (Et je vis alors qu’il -dominait les autres; que lui ne voulait pas et qu’eux n’osaient pas.) -Nous étions disposés à respecter la paix et à la faire respecter par les -autres. Mais vos cocardes blanches, vos nobles matamores, vos officiers -sans soldats, monsieur le vicomte, soit dit sans vous offenser, ne l’ont -pas voulu. Ils ont entrepris de nous mater; et s’ils ne reçoivent une -leçon ils vont recommencer. Non, monsieur, poursuivit-il en jetant les -yeux autour de lui avec un sourire orgueilleux, car le pouvoir l’avait -déjà singulièrement changé, laissons faire le peuple pour une -demi-heure, et... - ---Le peuple? m’écriai-je. Est-ce que la crapule et la lie des rues, les -gibiers de potence, les va-nu-pieds et les forçats de la ville... est-ce -que c’est cela, le peuple? - ---Peu importe, dit-il, en fronçant les sourcils. - ---Mais c’est un crime! - -Deux ou trois frissonnèrent, et d’autres détournèrent les yeux de moi, -piteusement; mais le forgeron ne fit que hausser les épaules. Cependant -je ne désespérais pas, je m’apprêtais à en dire davantage, à essayer des -menaces, voire des prières; mais sans me laisser le temps de parler, -l’homme le plus rapproché des fenêtres leva la main pour réclamer le -silence. Nous entendîmes le tumulte lointain s’apaiser, et dans le calme -momentané retentit la sèche détonation d’une arme à feu, suivie d’une -autre, et d’une troisième. Puis un rugissement de rage, distinct, -articulé, plein de menace. - ---Oh Dieu! m’écriai-je, en regardant à la ronde, tout vibrant -d’indignation; je ne puis supporter cela! Est-ce que personne ne va -agir? Est-ce que personne ne va rien faire? Il faut qu’il y ait une -autorité. Il faut que quelqu’un soit là pour réduire cette canaille; ou -sinon, je vous préviens, je vous préviens tous, ils finiront par vous -égorger aussi; vous, monsieur le tabellion, et vous, Doury! - ---Il y avait quelqu’un, mais il est mort, répliqua Buton. - -Le reste du Comité paraissait au supplice. - ---Était-il donc le seul? - ---Ils l’ont tué, dit âprement le forgeron; qu’ils en subissent les -conséquences! - ---Eux? m’écriai-je, dans un élan de colère et de pitié. Oui, et vous -aussi! Et vous tous! Je vous le répète, vous employez la lie du peuple -pour écraser vos ennemis! Mais bientôt vous serez écrasés à votre tour! - -Personne ne me répondit; on se taisait obstinément, et tous les yeux -fuyaient mon regard. Je me rendis compte enfin que rien de ce que je -pourrais dire ne serait capable de les émouvoir; et sans ajouter un mot, -je tournai les talons et me précipitai dans l’escalier. Je savais déjà, -ou du moins je pouvais deviner, où la foule s’était portée, et d’où -provenaient les clameurs et les coups de feu. Sitôt donc arrivé sur la -place, je me dirigeai vers l’hôtel de Saint-Alais et pris ma course par -les rues. Dans ces rues tranquilles je passai sous des fenêtres où des -femmes pâles se penchaient curieusement, et sous les vertes persiennes -fermées de maisons modernes; je croisai quelques badauds isolés; tout le -quartier avait un aspect riant; mais je courais toujours, les oreilles -pleines de cette sinistre rumeur, et le cœur serré d’une crainte atroce. - -On mettait à sac l’hôtel de Saint-Alais!... Et Denise? Et sa mère?... - -Je ne songeai à elles que tardivement; mais cette pensée une fois venue, -rien ne put la déloger. Elle contracta mon cœur, qui semblait prêt à -s’arrêter. N’avais-je donc sauvé Denise que pour cela? L’avais-je, au -risque de ma vie, sauvée des rustres en démence, uniquement pour qu’elle -allât tomber entre les mains plus odieuses de ces misérables en folie, -de ces rebuts de la cité? - -Pensée affreuse! car j’aimais Denise, et tout en courant, je comprenais -mieux que je l’aimais. Si je l’avais ignoré jusque-là, cet amour ne -pouvait manquer de m’être révélé par l’intensité de souffrance que me -causait l’abominable perspective. Deux cents toises au plus séparaient -les _Trois Rois_ de l’hôtel de Saint-Alais, mais la distance me sembla -infinie. Un siècle me parut s’écouler jusqu’au moment où je m’arrêtai -hors d’haleine et pantelant sur la lisière de la foule, et m’efforçai de -voir, par-dessus les têtes moutonnantes, ce qui se passait devant moi. - -Un coup d’œil suffit à me rassurer; et je respirai plus librement. La -foule n’avait pas encore gain de cause. De chaque côté de l’hôtel de -Saint-Alais, elle emplissait la rue dans toute sa largeur; mais devant -l’hôtel même, il restait un espace, maintenu libre par le feu des -assiégés. De temps à autre, un homme isolé ou une poignée d’hommes -jaillissaient des rangs de la foule, et franchissant d’un trait cet -espace libre, attaquaient la porte à coups de haches et de barres de -fer, ou voire avec leurs poings nus; mais à chaque fois un flocon de -fumée jaillissait des fenêtres, par les meurtrières percées dans les -volets, puis un second coup, un troisième, et les hommes se rejetaient -en arrière, ou s’effondraient sur les dalles, et restaient en plein -soleil, perdant leur sang. - -C’était un affreux spectacle. Bien qu’elle n’osât donner l’assaut en -masse qui aurait emporté la place, une rage de bêtes fauves secouait la -foule, quand elle voyait tomber ses chefs, et cette rage, à elle seule, -eût intimidé les plus braves. Mais quand à cette rage et à ces cris -démoniaques s’adjoignaient d’autres sons non moins affreux--les plaintes -des blessés et le crépitement de la fusillade (car plusieurs avaient des -armes, dans la foule, et tiraient des maisons voisines sur les fenêtres -de Saint-Alais)--l’effet devenait formidable. Je ne sais pourquoi, mais -l’éclat du soleil, et les grandes façades blanches alignées dans la rue, -et la distinction même du quartier, rendaient l’effusion du sang plus -hideuse; si bien que pour un temps la foule ondulante, l’espace -découvert jonché de blessés, les hurlements, les blasphèmes ignobles et -les coups de feu, tout ce spectacle me parut irréel. Moi-même, qui étais -accouru à fond de train et en risque-tout, j’hésitais. J’hésitais à me -croire dans Cahors, dans cette ville que j’avais toujours connue si -paisible; et je me demandais si je ne rêvais pas. - -Mais cette hypothèse était trop extravagante pour me retenir plus de -quelques secondes; et avec un ahan je me jetai dans la presse, et -m’attachai de toutes mes forces à la traverser pour gagner l’espace -libre, sans savoir toutefois ce que je ferais une fois arrivé là, ni en -quoi ma présence pouvait être utile. Mais à peine avais-je fait un -mouvement, que je me sentis empoigner par le bras, et quelqu’un, -s’accrochant à moi avec ténacité, me tira en arrière. Je me retournai, -prêt à répondre à cette violence par des coups, car j’étais hors de moi; -mais à la vue de l’abbé Benoît je laissai retomber ma main, pour saisir -la sienne avec une exclamation joyeuse, et il m’entraîna hors de la -presse. - -Son visage pâli était morne et consterné; mais le hasard merveilleux qui -me l’avait fait rencontrer me rendit de l’espoir. - ---Vous pouvez faire quelque chose! lui criai-je à l’oreille, tout en lui -étreignant la main avec vigueur. Le Comité refuse d’agir, et ceci est un -crime. Un crime, mon cher! Le voyez-vous bien? - ---Qu’y puis-je? gémit-il. - -Et il leva l’autre bras au ciel dans un geste de désespoir. - ---Parlez-leur. - ---Leur parler? répondit-il. Est-ce que des chiens enragés s’arrêtent -quand on leur parle? Est-ce que des chiens enragés écoutent? Comment -voulez-vous agir sur eux? D’où voulez-vous leur parler? C’est -impossible, monsieur. Ils tueraient aujourd’hui père et mère, s’ils -rencontraient ceux-ci entre eux et leur vengeance. - ---Alors que voulez-vous donc faire? m’écriai-je avec emportement. Que -voulez-vous faire? - -Il hocha la tête; et je compris qu’il ne voulait rien, qu’il ne pouvait -rien. A cette vue, tout mon être se révolta. - ---Vous le devez! Il le faut! m’écriai-je âprement. Vous avez provoqué le -diable, il vous faut l’apaiser! Est-ce donc là ces libertés dont vous -nous entreteniez? Est-ce là le peuple en faveur de qui vous plaidiez? -Répondez, répondez-moi, qu’allez-vous faire? - -Et je le secouais furieusement. - -Il se mit la main sur le visage. - ---Que Dieu nous pardonne! fit-il. Que Dieu nous aide! - -Je le regardai, pour la première et unique fois de mon existence, avec -mépris, avec rage. - ---Que Dieu vous aide? exclamai-je, hors de moi. Dieu aide ceux qui -s’aident eux-mêmes! C’est vous qui avez amené ceci! Vous, oui vous! Vous -avez prêché ceci! A vous maintenant de le réparer! - -Il restait muet, tout tremblant. La passion qui m’animait en présence de -la férocité populaire ne le soutenait pas, et le courage lui manquait. - ---Allons, réparez-le! répétais-je avec fureur. - ---Je ne puis arriver à eux, balbutia-t-il. - ---En ce cas, je vais vous ouvrir le chemin! répliquai-je, impitoyable. -Suivez-moi! Entendez-vous ce tumulte? Eh bien! nous allons y jouer un -rôle. - -Une douzaine de coups de feu venaient de partir, presque en une salve. -Nous ne pûmes voir leur résultat, ni ce qui se passait; mais le fauve -mugissement de la populace m’enivrait. Je criai à l’abbé de me suivre, -et me précipitai dans la cohue. - -De nouveau il me saisit et m’arrêta, s’agrippant à moi avec un -entêtement irréductible. - ---Si vous tenez à y aller, allez-y par les maisons! Passez par les -maisons d’en face! me chuchotait-il à l’oreille. - -Il me restait assez de raison, quand il l’eut redit deux fois, pour le -comprendre et lui obéir. Je me laissai mener par lui. Sitôt hors de la -presse, nous nous élançâmes dans une venelle qui longeait le derrière -des maisons opposées à l’hôtel de Saint-Alais. Nous n’étions pas les -premiers à passer par là: la même idée était déjà venue à quelques-uns -d’entre les plus actifs séditieux, qui avaient ainsi gagné les fenêtres -d’où ils tiraient. Nous trouvâmes donc ouvertes les portes de plusieurs -maisons, d’où nous arrivaient les cris et les blasphèmes de ceux qui en -avaient pris possession. Mais nous n’allâmes pas loin. J’avisai la -première porte venue, et dépassant vite un groupe terrifié de femmes et -d’enfants--les probables occupants de la maison--qui se pressaient -alentour, je pénétrai et me dirigeai tout droit vers la porte de la rue. - -Deux ou trois hommes de mauvaise mine, au visage noirci de poudre, -tiraient par une fenêtre du rez-de-chaussée. Comme je passais, l’un -d’eux se retourna et me vit. Avec un blasphème, il me cria de m’arrêter, -me prévenant que si je me montrais au dehors, les aristocrates me -tireraient dessus. Mais dans ma surexcitation je ne l’écoutai pas; -j’ouvris la porte, et une seconde plus tard je me trouvais sur la rue, -seul dans l’espace libre et ensoleillé. J’avais de chaque côté, à -cinquante pas, les rangs serrés de la foule; devant moi se dressait, -morne et blanche, la façade de l’hôtel de Saint-Alais. A mon apparition, -il s’en échappa un petit flocon de fumée avec un coup de mousquet. - -Étonnée de me voir là seul et arrêté, la foule se tut, et je levai la -main. Un coup de feu partit au-dessus de ma tête, puis un second; et un -éclat de bois s’arracha des volets verts à la maison d’en face. Puis une -voix dans la foule cria de cesser le feu; et pour un moment tout fut -silencieux. Je restai au milieu de la touffeur ardente et sans un -souffle, la main levée. C’était l’occasion pour moi, et je l’avais -obtenue par miracle; mais je fus d’abord muet, incapable de trouver mes -mots. - -Enfin, comme il naissait dans la foule un murmure confus, je parlai. - ---Gens de Cahors! m’écriai-je. Au nom des trois couleurs, arrêtez! - -Et, vibrant d’émotion, comme inspiré, tout à coup je m’avançai à pas -lents vers la maison assiégée, puis, sous les yeux de tous, je détachai -la cocarde de mon revers et la suspendis au heurtoir de la porte. -Ensuite je me retournai. - ---Je prends possession, criai-je de toutes mes forces, pour être entendu -de tous; je prends possession de cette maison et de tout ce qu’elle -renferme, au nom des trois couleurs, de la Nation et du Comité de -Cahors. Ceux qui s’y trouvent passeront en jugement, et justice sera -faite. Quant à vous, je vous requiers de partir, et de retourner chez -vous en paix. Le Comité... - -Je n’allai pas plus loin. Sur ce mot une balle siffla à mon oreille et -fit sauter le plâtre du mur. Alors, comme si ce bruit avait déchaîné -toutes les fureurs populaires, des rugissements d’indignation -retentirent. On me sifflait, on m’injuriait, on hurlait: «A la -lanterne!» et: «A bas le traître!» En un instant, comme si d’invisibles -écluses avaient cédé, la foule de chaque côté se précipita tout à coup -en avant, et roula vers la porte en une masse compacte, où je me vis -aussitôt englouti. - -Je m’attendais à être mis en pièces; mais au lieu de cela je fus -simplement bourré de coups, et rejeté de côté. On m’oublia, et tout -aussitôt je me perdis dans les remous tournoyants de la masse -d’individus qui se jetaient pêle-mêle sur la porte, retombaient les uns -sur les autres, et se blessaient réciproquement, dans la furie de leur -attaque. Les blessés de tantôt étaient foulés aux pieds, mais personne -ne s’arrêtait à leurs appels. Par deux fois, un coup de feu partit de la -maison, et chaque coup fut efficace; mais la presse aux abords de la -porte était si grande, et la furie des assaillants si aveugle, que les -gens atteints s’effondraient sans qu’on s’en aperçût, et périssaient -écrasés sous les talons de leurs complices. - -Rejeté contre les balustrades de fer du perron, je m’y cramponnais, et -protégé de la poussée par un pilier, je réussis non sans difficulté à me -maintenir en place. Mais il m’était impossible de bouger; je dus rester -là tandis que la foule déferlait autour de moi, et, dans un vertige -d’horreur, j’y attendis le dénouement. Il se produisit enfin. Les -panneaux de la porte, fendus et disloqués, s’abattirent. Les plus -avancés des assaillants bondirent vers la brèche. Toutefois -l’encadrement, retenu par un gond, résistait encore, et les empêchait -d’entrer. A la longue, cet obstacle céda sous leurs coups, et la porte -s’abattit avec fracas. Je me jetai dans le torrent, et j’eus le bonheur -d’être porté dans l’hôtel parmi les premiers, sans tomber, comme il -arriva à plusieurs. - -Mon intention était de devancer les autres, et ainsi, gagnant l’étage -avant eux, je combattrais au moins pour Denise, si je ne pouvais la -sauver. Car j’avais pris la contagion populaire, et le sang me -bouillait. Personne de la foule n’était plus que moi disposé à tuer. Je -luttai donc de vitesse avec les autres; mais quand j’arrivai au pied de -l’escalier je vis, comme eux, un obstacle qui nous arrêta tous. - -C’était M. de Gontaut, qui en cette heure suprême de danger, se haussait -au-dessus de lui-même. Il se tenait sur les marches, seul, et regardait -de haut les envahisseurs, en souriant. Toute trace de décrépitude et de -frivolité avait disparu de son visage qui reflétait uniquement la valeur -de sa caste. Il voyait son monde chanceler, la lie et la canaille prêtes -à le submerger, tout ce qui avait fait sa joie et sa raison de vivre -prêt à disparaître; il voyait la mort qui l’attendait, sept marches plus -bas, et il souriait. Sa fine épée suspendue au poignet, il tapotait sa -tabatière en nous regardant de haut; non plus bavard, volage, et--avec -ses histoires de futiles intrigues et sa foi épicurienne--quasi -méprisable; mais fier et assuré, avec des yeux rayonnants de défi. - ---Ah, ah! chiens! dit-il, vous voulez mériter la potence? - -Durant quelques secondes personne ne bougea. La présence du vieux -gentilhomme et son intrépidité en imposaient aux plus vils; et ils -restaient béants, domptés par son regard. Puis il remua. D’un geste -posé, comme on salue avant un duel, il leva la garde de son épée, dont -il nous présenta la pointe. - ---Allons, dit-il, d’un ton plein de mépris amer, ne vous gênez pas. Qui -de vous tient à précéder les autres en enfer? Car j’en veux dépêcher un. - -Le charme était rompu. Avec un hurlement, une douzaine de gredins -escaladèrent les marches. Je vis l’acier clair flamboyer une fois, deux -fois; et l’un d’eux retomba en arrière et roula sous les pieds de ses -collègues. Puis une énorme barre de fer se leva et retomba sur le visage -souriant, et le vieux gentilhomme s’affaissa sans un cri ni une plainte, -sous une tempête de coups qui le réduisirent aussitôt à l’état de -cadavre. - -Ce fut l’affaire d’un instant, et je ne pus intervenir. L’instant -d’après une vingtaine d’hommes s’élancèrent par-dessus son corps et dans -l’escalier, avec d’effroyables hurlements. Je les rejoignis. A droite et -à gauche étaient des portes fermées, décorées de peintures à la Watteau. -Elles furent enfoncées en un clin d’œil, et la horde sauvage envahit les -appartements somptueux, balayant tout sur son passage, renversant et -fracassant avec fureur vases, statues, cristaux, miniatures. Avec des -clameurs de triomphe, ils emplirent ce salon qui ne connaissait depuis -des générations que les grâces et le charme de la vie; et leurs sabots -martelèrent les parquets cirés depuis si longtemps caressés par les -traînes des jolies femmes. Tout ce dont ils ignoraient l’usage était -arraché et jeté à bas; en un moment les grands miroirs de Venise furent -en pièces, les tableaux crevés et lacérés, les livres lancés par les -fenêtres. - -Je n’eus de ce spectacle qu’un bref aperçu en m’arrêtant sur le palier. -Mais j’en vis assez pour me convaincre que les fugitifs n’étaient pas -dans ces pièces-là, et je me précipitai dans l’escalier, vers l’étage -supérieur. Malgré la brièveté de ma halte, d’autres m’y avaient précédé. -En débouchant sur le palier, je me trouvai devant trois individus qui -écoutaient à une porte. En me voyant l’un d’eux se dressa. - ---Ils sont ici! cria-t-il. Il y a une voix de femme! Arrière! - -Et levant une pince de fer il s’apprêtait à enfoncer la porte. - ---Halte! m’écriai-je, d’un ton si impérieux qu’il abaissa son outil. -Halte! Au nom du Comité, je vous ordonne de laisser cette porte. Le -reste de la maison est à vous. Pillez-le à votre aise. - -Les hommes me dévisageaient. - ---Sacré tonnerre! lança l’un d’eux. Qui donc es-tu, toi? - ---Je suis le Comité! répondis-je. - -Il m’invectiva, le poing levé. - ---Décampez! criai-je avec fureur, sinon je vous fais pendre! - ---Hou! hou! L’aristocrate! répliqua-t-il. - -Et élevant la voix: - ---Par ici, les copains! par ici! Un aristocrate! un aristocrate! -hurla-t-il. - -A ces mots une vingtaine de ses pareils surgirent de l’escalier. Je me -vis tout aussitôt entouré de faces patibulaires et d’yeux menaçants, -d’êtres hideux vomis par les sentines de la ville. Une seconde de plus -et ils allaient m’empoigner; mais avec la rage du désespoir je m’élançai -sur l’homme à la pince, et la lui arrachant à l’improviste, en un clin -d’œil je l’abattis à mes pieds. - -Mais en même temps je perdis l’équilibre, et tombai. Avant que je me -fusse relevé, quelqu’un m’envoya sur la tête un coup de sabot qui -m’étourdit à moitié; cependant je réussis à me remettre sur pieds, et -tapant comme un sourd je fis reculer mes adversaires, et pour un instant -déblayai le terrain autour de moi. Mais la tête me tournait; un -brouillard ronge couvrait ma vue, les objets dansaient devant moi; je -n’arrivais plus à diriger mes coups, et je n’entendais plus les menaces -et les nasardes qui m’arrivaient de tous côtés. Quelqu’un me tira par -mon habit. Je me retournai en aveugle. Et tout aussitôt un coup -formidable me fut porté--par qui et avec quoi, je l’ignorerai -toujours--et je tombai comme une masse, privé de connaissance. - - - - -CHAPITRE XIV - -CELA TOURNE MAL - - -Le pillage de l’hôtel de Saint-Alais, à Cahors, eut lieu en août, et les -feuilles des noyers étaient encore vertes, quand je tombai sans -connaissance. Les frênes étaient dénudés, et les chênes avaient pris -leur rousse toison, lorsque la conscience des choses me revint peu à -peu, et que je retrouvai la volonté de vivre en regardant le paysage -automnal de dessus mon oreiller. Mais il s’écoula en réalité bien des -jours encore où je menai une vie purement animale, réduit à manger, -boire et dormir, et prenant l’abbé Benoît agenouillé à côté de mon lit -pour un simple phénomène de la nature. Mais vint enfin une heure, dans -les derniers jours de novembre, où la lucidité me revint, alors que ceux -qui me veillaient en désespéraient presque; et mes yeux venant à -rencontrer ceux de l’excellent curé, je le vis se détourner pour verser -des larmes de joie. - -Une semaine plus tard, je savais tout--l’histoire complète, publique et -privée, de ce prodigieux automne, que j’avais passé dans mon lit, tel un -soliveau. Tout d’abord, et en évitant les sujets qui me touchaient de -trop près, l’abbé Benoît me raconta les événements de Paris: les dix -semaines de suspicion et d’attente qui suivirent les émeutes de la -Bastille, ces semaines durant lesquelles les Faubourgs, timidement -contenus par La Fayette et ses gardes nationaux, surveillaient -jalousement Versailles, où l’Assemblée ne perdait pas de vue le roi; la -disette qui régna durant cette période harassante, et les bruits -renouvelés que la cour méditait un coup de force; puis ce malencontreux -banquet de la reine, d’où sortit l’étincelle qui mit le feu aux poudres; -enfin, la sortie en masse des femmes de la halle sur Versailles, le 5 -octobre, qui ramenant de force à Paris le roi et l’Assemblée, et faisant -le roi prisonnier dans son propre palais, mit fin à cette période -d’incertitude. - ---Et depuis lors? dis-je, en un pâle étonnement. Nous sommes au 20 -novembre, me dites-vous? - ---Il ne s’est rien produit, répondit-il, rien que des symptômes et des -présages. - ---Mais encore? - -Il hocha la tête avec gravité. - ---Tout le monde fait partie de la garde nationale: et d’une. Chez nous -en Quercy, le corps que M. Hugues avait entrepris de former compte -plusieurs milliers d’hommes. Tout le monde est armé, par conséquent. -Puis, les lois de chasse étant abolies, tout le monde est chasseur. Et -tant de nobles ont émigré, que l’on peut dire qu’il n’y a plus de -nobles, ou bien que tout le monde est noble. - ---Mais qui gouverne? - ---Les municipalités. Et là où il n’y en a pas, les Comités. - -Je ne pus m’empêcher de sourire. - ---Et le vôtre, de comité, monsieur le curé? dis-je. - ---Je n’y vais plus, dit-il, en fronçant un peu les sourcils. A parler -franc, ils vont trop vite pour moi. Mais j’ai pire encore à vous -apprendre. - ---Quoi donc? - ---Le 4 août l’Assemblée abolissait les dîmes ecclésiastiques; avant le -milieu du mois on proposait de confisquer les biens de l’Église. -Actuellement ce doit être chose faite. - ---Hé quoi! Le clergé va-t-il mourir de faim? m’écriai-je avec -indignation. - ---Pas tout à fait, répondit-il avec un sourire mélancolique. Nous allons -être payés par l’État... aussi longtemps que nous resterons dans ses -bonnes grâces. - -Il me quitta là-dessus; et je restai à rêver, en regardant par la -fenêtre, et m’efforçant de me représenter sous son nouvel aspect le -monde qui s’étendait autour de moi. Puis André vint m’apporter un -bouillon. Je me plaignis de le trouver si fade: la grande rafale de vie -extérieure que les nouvelles avaient fait passer dans ma chambre, -excitaient mon appétit, et me donnaient le dégoût des tisanes et des -drogues. - -Mais le vieux valet prit ma réclamation très mal. - ---Oh bien! monsieur, grommela-t-il, à quoi peut-on s’attendre de mieux, -lorsque les fermages ne rentrent pas, qu’on a tordu le cou à la moitié -de vos pigeons, et qu’il ne reste pas un lièvre dans le pays? Quand on -voit tout le monde chasser et baguenauder, et les forgerons et les -tailleurs se pavaner à cheval--oui, et voire l’épée au côté!--quand la -noblesse a disparu ou se cache la tête dans l’oreiller, il n’y a rien -d’étonnant à ce que le bouillon soit fade! Si monsieur le vicomte aimait -le bouillon fort, il aurait dû avoir la prudence de garder la vache -lui-même, et non... - ---Ta ta ta, mon ami, dis-je, en fronçant les sourcils à mon tour. Que -devient Buton? - ---Monsieur veut parler de M. le capitaine Buton? répondit le vieux valet -en ricanant. Il est à Cahors. - ---Et y a-t-il eu quelqu’un de puni pour... pour l’affaire de -Saint-Alais? - ---On ne punit plus personne, de nos jours, répliqua André, vertement. -Sauf parfois un meunier, que l’on pend sous prétexte que le blé est -cher. - ---En ce cas Petit-Jean lui-même... - ---Petit-Jean est parti à Paris. Il est probablement à l’heure qu’il est -major ou colonel. - -Sur ce dernier trait le vieux valet me laissa, et je restai à la -torture. Car je n’avais pas encore trouvé le courage de demander la -seule chose que je désirais savoir; cette chose qui avait développé en -moi, parallèlement au retour de mes forces, d’abord une vague -inquiétude, transformée par degrés en une angoisse redoutable, en une -crainte accablante qui pesait sur moi comme un cauchemar, et en dépit de -ma jeunesse minait mon existence, et retardait ma guérison. - -J’ai lu qu’en certains cas l’amour s’éteint avec la fièvre, et que des -gens se relèvent guéris non seulement de leur maladie, mais de la -passion qui les consumait lorsqu’ils s’alitèrent. Mais tel ne devait pas -être mon cas: dès l’instant où cette angoisse vague et sans cause prit -forme et consistance, et où je vis sur les rideaux verts de mon lit un -pâle visage d’enfant, un visage qui tantôt pleurait et tantôt me -regardait triste et suppliant,--dès cet instant Denise ne resta plus une -heure absente de mon esprit. Les pensées qu’elle me consacrait dans sa -détresse, les muets élans de son cœur vers moi, jouèrent-ils un rôle -dans cette hantise? Dieu le sait! Mais tel était le fait. - -Le lendemain cependant, je fus délivré de cette crainte opprimante. -L’abbé Benoît, j’imagine, avait résolu d’entamer ce sujet; car sa -première question, après s’être informé de ma santé, alla droit au fait. - ---Vous ne m’avez jamais demandé ce qui s’est passé après que vous fûtes -blessé, monsieur le vicomte, dit-il après une courte hésitation. Vous -rappelez-vous? - ---Je n’ai rien oublié, dis-je en laissant échapper une plainte. - -Il poussa un soupir de soulagement. Il devait craindre que je n’eusse le -cerveau dérangé. - ---Et pourquoi ne l’avez-vous jamais demandé? reprit-il. - ---Ne le comprenez-vous donc pas, mon ami? exclamai-je d’une voix -altérée, en me soulevant, et retombant dans mon fauteuil, en proie à une -agitation incoercible. Ne comprenez-vous pas que je voulais garder -l’espoir? Mais à présent ne me torturez pas davantage. Racontez, -racontez-moi tout, mon ami, et alors... - ---Je n’ai rien que d’heureux à vous raconter, répliqua-t-il joyeusement, -afin de dissiper mes craintes dès les premiers mots. Vous savez tout le -pis. Le pauvre M. de Gontaut fut tué dans l’escalier. Il était trop peu -ingambe pour fuir. Les autres, jusqu’au dernier des serviteurs, ont -gagné les toits des maisons voisines. - ---Et ils ont échappé? - ---Oui. La ville a été en effervescence durant plusieurs heures, mais ils -étaient bien cachés. Je crois qu’ils ont quitté le pays. - ---Vous ne savez donc pas où ils sont? - ---Non. Je n’ai revu personne d’entre eux depuis l’attentat. Mais j’ai -ouï dire qu’ils étaient dans un château ou dans l’autre, chez les -Harincourt, ou ailleurs. Puis les Harincourt sont partis, vers la -mi-octobre, et M. de Saint-Alais et sa famille ont dû les accompagner. - -Dans l’excès de ma joie je restai tout d’abord incapable de dire un mot. -Puis: - ---Et vous ne savez rien de plus? - ---Rien, répondit le curé. - -Mais c’en fut assez pour moi. Lors de sa visite suivante, j’étais en -état de me promener avec lui sur la terrasse. Je recouvrai mes forces -avec rapidité. Toutefois, à mesure que l’air et l’exercice me -revigoraient, je voyais l’excellent prêtre décliner. Son visage doux et -sensible devenait de jour en jour plus sombre, et sa taciturnité -croissait. Si je lui en demandais la raison: - ---Cela tourne mal, cela tourne mal, répondait-il. Et, Dieu me pardonne, -je n’en suis pas innocent. - ---Qui donc l’est? disais-je, pour l’apaiser. - ---Mais j’aurais dû prévoir! répliqua-t-il, en se tordant les mains -ouvertement. J’aurais dû me rappeler que le premier don fait par Dieu à -l’homme est l’ordre. L’ordre!... Et aujourd’hui, dans Cahors, les -tribunaux sont comme inexistants: les anciens magistrats ont peur, on se -moque des anciennes lois, et on ne peut même plus recouvrer une créance! -L’ordre! Mais quand un criminel est jeté en prison, la pire chose qu’il -ait à craindre aujourd’hui, c’est d’y être oublié. L’ordre! Et je ne -vois partout que des armes; et ceux qui ne savent pas lire en remontrent -aux plus instruits; et ceux qui ne payent pas d’impôts disposent de -l’argent de ceux qui les payent! Je vois la ville dans la disette, et -les paysans vont à la chasse ou se croisent les bras: quand l’avenir est -incertain, qui donc travaillerait encore? Les hôtels des riches sont -déserts et leurs serviteurs meurent de faim; on ne vend et on n’achète -que le strict nécessaire, il n’y a plus ni industrie, ni commerce, ni -trafic!... Je vois toutes ces choses, monsieur le vicomte, et je ne -dirais pas: _Mea culpa, mea maxima culpa_? - ---Mais la liberté, fis-je timidement. Vous-même m’avez dit une fois -qu’une certaine rançon devait... - ---La liberté est-elle donc la licence de faire le mal? répliqua-t-il -avec une chaleur croissante. (Je l’avais vu rarement aussi ému.) La -liberté est-elle la licence de voler? La tyrannie cesse-t-elle d’être -tyrannie, quand les tyrans sont mille au lieu d’un seul? Monsieur le -vicomte, je ne sais plus que faire, non, je ne le sais plus, -continua-t-il. Pour un peu je m’en irais par le monde, pour dédire à -tout prix ce que j’ai dit, et défaire ce que j’ai fait! Oui, pour un -peu! je ne sais ce qui me retient! - ---Serait-il arrivé encore quelque chose? dis-je, tout étonné par cette -sortie. Quelque chose que j’ignore? - ---L’Assemblée nous a dépouillés de nos dîmes et de nos biens, -répondit-il avec amertume. Vous le savez, cela. En tant qu’Église on -nous conteste le droit à l’existence. Vous savez cela. On vient -maintenant de décréter la suppression de toutes les maisons religieuses. -Bientôt on fermera aussi nos églises et nos cathédrales. Et on rétablira -le paganisme! - ---C’est insensé! m’écriai-je. - ---Mais cela est. - ---La suppression, oui. Mais pour les églises et les cathédrales... - ---Pourquoi pas? répondit-il avec tristesse. Dieu sait combien il reste -peu de foi. La chose n’est que trop possible. Je la vois venir. Notre -témoignage à nous qui croyons est d’autant plus nécessaire. - -Je ne compris pas bien sur le moment ce qu’il voulait dire ou à quoi il -faisait allusion; mais je vis que sa conscience scrupuleuse se -tourmentait à l’idée qu’il avait hâté la catastrophe; et je me sentis -mal à l’aise quand il n’apparut pas le lendemain à l’heure ordinaire de -sa visite. Il vint le jour suivant; mais il était abattu et morose, et -lors de son départ il prit congé de moi avec une douceur si navrée que -je fus tenté de le rappeler. Le lendemain il ne vint de nouveau pas; ni -le jour d’après. Alors j’envoyai chez lui, mais trop tard: mon messager -s’entendit répondre par la vieille gouvernante qu’il était parti de chez -lui brusquement, après s’être entendu avec un curé du voisinage pour se -faire remplacer par lui durant un mois. - -J’étais alors en état de sortir un peu, et je fis la route à pied -jusqu’à sa maisonnette. Je n’y appris rien de plus, si ce n’est qu’un -père capucin avait été son hôte pendant deux nuits, et que M. le curé -était parti pour Cahors mécontent et préoccupé. Les villageois que je -rencontrai en chemin me saluèrent avec respect, et même avec sympathie: -c’était la première fois que je réapparaissais dans le hameau; mais -l’ombre de suspicion que j’avais remarquée sur leurs visages des mois -auparavant s’était accentuée depuis lors. Ils perdaient la notion exacte -des distances, comme de nos droits respectifs; et timides devant moi et -doutant d’eux-mêmes, ils étaient bien aises de me voir m’éloigner. - -Devant le portail de l’avenue je rencontrai un homme que je connaissais; -un marchand de vin d’Aulnoy. Je m’arrêtai pour lui demander si la -famille était au château. - -Il me regarda tout surpris. - ---Non, monsieur le vicomte, dit-il. Ils ont quitté le pays depuis -plusieurs semaines... après que le roi s’est laissé persuader d’aller à -Paris. - ---Et M. le baron? - ---Lui aussi. - ---Ils sont partis pour Paris? - -L’homme, un honnête bourgeois, me fit un clin d’œil. - ---J’ai dans l’idée que non, monsieur. Vous devez le savoir mieux que -moi, monsieur le vicomte; mais si je disais Turin, je pense que je ne me -tromperais pas de beaucoup. - ---J’ai été malade, expliquai-je. Et je ne suis au courant de rien. - ---Votre place serait plutôt à Cahors, répondit-il avec une bienveillante -rudesse. Les nobles sont là pour la plupart, ceux qui ne sont pas partis -au delà. Par le temps qui court, la ville est plus sûre que la campagne. -Ah! si mon père vivait encore... - -Il compléta sa phrase inachevée par un haussement des sourcils et des -épaules, me salua, et s’éloigna. Il était visible, en dépit de sa -surprise, que la révolution lui était agréable, bien qu’il dissimulât sa -joie, par politesse. - -J’éprouvai un sentiment de solitude et de tristesse en rentrant au -château. Dépouillés du voile de verdure qui adoucissait leurs lignes, en -été, la grande bâtisse de pierre, avec la tour seigneuriale, la -poivrière et le pigeonnier, se découpaient crûment au fond de l’avenue; -ils semblaient en quelque façon mystérieuse partager ma solitude et -m’entretenir des mauvais jours qui étaient notre lot commun. En perdant -l’abbé Benoît, je perdais mon unique compagnie, et cela juste au moment -où le besoin de société et le désir d’une vie plus active s’éveillaient -en moi, avec le retour de mes forces. Comme je faisais cette réflexion -mélancolique, j’eus l’agréable surprise de voir, en m’approchant de la -porte, un cheval attaché à l’anneau voisin de celle-ci. La selle était -munie de fontes, et il y avait de la boue sur le harnais. - -Je trouvai André dans la salle, mais à mon étonnement, au lieu de -m’informer du nom du visiteur, il continua d’épousseter une table, sans -se retourner vers moi. - ---Qui est ici? demandai-je d’un ton acerbe. - ---Personne, répondit-il. - ---Personne? Alors à qui est ce cheval? - ---C’est celui du forgeron, monsieur. - ---Comment? de Buton? - ---Hé oui, de Buton! C’est une nouveauté que de l’attacher à la porte -d’honneur, ajouta-t-il, ironiquement. - ---Mais que fait-il? Où est-il? - ---Il est là où il doit être, c’est-à-dire aux écuries, répliqua le vieux -valet, d’un air revêche. Je dois dire que c’est le premier travail -honnête qu’il ait accompli depuis longtemps. - ---Il ferre des chevaux? - ---Que ferait-il d’autre? Monsieur aurait-il l’intention de l’inviter à -dîner avec lui? - -Sans m’arrêter à cette impertinence, je me dirigeai vers les écuries. -J’entendis le râle du soufflet; et en tournant le coin du bâtiment je -tombai sur Buton au travail avec deux de ses aides. Le maréchal avait -mis bas son habit, et ceint du vaste tablier de cuir, avec ses bras nus -et noircis, il ressemblait au Buton d’il y avait six mois. Mais sur le -devant de la forge se trouvaient des vêtements pliés avec soin en un -petit tas: un habit bleu à revers rouges, un long gilet bleu, surmontés -d’un chapeau à large cocarde tricolore. Quand il laissa retomber le pied -du cheval dont il s’occupait, il se redressa pour me saluer, et me -regarda d’un nouvel air, où il entrait de l’humilité et du défi. - ---Est-il possible? dis-je, le persiflant. C’est trop d’honneur, monsieur -le capitaine! Être ferré par un membre du Comité! - ---Monsieur le vicomte a-t-il quelque chose à me reprocher? dit-il, en -rougissant sous son hâle. - ---Moi? Pas du tout. Je suis seulement accablé sous l’honneur que vous me -faites. - ---Je suis venu ici une fois par mois pour ferrer, reprit-il avec -obstination. Monsieur a-t-il à se plaindre que ses chevaux ont souffert? - ---Non. Mais... - ---Le château de monsieur le vicomte a-t-il souffert? Lui a-t-on brûlé -une seule gerbe de blé, pris un poulain dans ses prairies, ou un œuf -dans son poulailler? - ---Non, dis-je. - -Buton hocha la tête gravement. - ---Puisque donc monsieur n’a rien à me reprocher, reprit-il, monsieur -voudra bien me laisser finir mon ouvrage. Ensuite, je lui ferai part du -message que j’ai à lui transmettre. Mais c’est confidentiel, et la -forge... - ---Ne vaut rien pour les secrets, même ceux du forgeron, répliquai-je, en -lui lançant par-dessus l’épaule ce trait du Parthe. Eh bien! venez me -rejoindre sur la terrasse quand vous aurez fini. - -Il arriva une heure plus tard, l’air fortement empêtré dans ses beaux -habits, et l’épée--Dieu me pardonne!--oui, l’épée au côté. Le fameux -secret me fut bientôt révélé: il était porteur d’un brevet me nommant -lieutenant-colonel de la garde nationale de la province. - ---Ce brevet vous a été conféré sur ma demande, dit-il, avec une fierté -maladroite. Il y en avait plusieurs, monsieur le vicomte, qui estimaient -que vous ne vous étiez pas trop bien conduit dans l’affaire de l’émeute, -mais je les ai vite remis à leur place. En outre j’ai déclaré: «Sans -lieutenant-colonel, pas de capitaine!» Et ils ne peuvent se passer de -moi. C’est moi qui maintiens le calme par ici. - -Quelle situation! En vérité je ne sais si je la trouvai d’abord plus -ridicule ou plus humiliante! Six mois plus tôt, j’aurais déchiré cette -feuille dans un accès de rage et lui en jetant les morceaux à la figure, -l’aurais chassé loin de ma présence à coups de canne. Mais il s’était -passé beaucoup de choses depuis lors; et je sus même résister à la -tentation de donner libre cours aux éclats de rire d’une sombre gaieté. -Je la refoulai d’un effort dicté en partie par la prudence, en partie -par un mobile plus noble: le souvenir du fruste attachement que cet -homme m’avait témoigné dans les pires circonstances. Je le remerciai -donc, tout en me contenant à grand’peine, et lui dis que j’en écrirais -au Comité. - -Il ne s’en allait toujours pas, se dandinant d’un de ses grands pieds -sur l’autre; et j’attendais avec une politesse railleuse qu’il débitât -son affaire. Enfin il grommela: - ---Il y a encore une chose que je voulais vous dire, monsieur le vicomte. -C’est que M. le curé a quitté Saux. - ---Et alors? - ---Oh! c’est un brave homme, ou plutôt c’en était un, poursuivit-il à -contre-cœur. Mais il va se jeter dans un guêpier, et vous feriez bien de -l’en avertir. - ---Comment? dis-je. Savez-vous où il est? - ---Je le devine. Il est là où il y en a d’autres aussi, et où il y aura -bientôt du grabuge. Ce n’est pas pour rien qu’on voit ces pères capucins -courir le pays. Quand ces corbeaux retourneront chez eux, il y aura du -grabuge. Et je ne veux pas qu’il y soit mêlé. - -Le ton du forgeron était devenu sauvage et menaçant. - ---Je n’ai pas la moindre idée du lieu où il se trouve, dis-je -froidement. Ni de ce que vous voulez dire. - ---Il est allé à Nîmes, répondit-il. - ---A Nîmes? m’écriai-je, stupéfait. Comment le savez-vous? Vous êtes -mieux renseigné que moi. - ---Je le sais, répondit-il. Et je sais aussi ce qui se brasse là-bas. Et -beaucoup d’autres sont au courant. Mais cette fois les Saint-Alais et -leurs séides, monsieur le vicomte,--oui, ils y sont bien tous,--ne nous -échapperont pas. Nous leur casserons la tête. Oui, monsieur le vicomte, -ne vous y trompez pas, reprit-il, en fixant sur moi des prunelles -enflammées par la méfiance et la colère, n’allez pas vous fourrer dans -cette manigance! Nous sommes le peuple! Oui, le peuple! Et malheur à -tous ceux qui se trouvent sur notre chemin. - ---Allez, dis-je. J’en ai entendu assez. Retirez-vous. - -Il me regarda un instant comme prêt à répliquer. Mais les vieilles -habitudes l’emportèrent, et sur un mot d’adieu bourru il s’éloigna en -faisant le tour de la maison. Une minute plus tard j’entendis le trot de -son cheval qui descendait l’avenue. - -Je lui avais moi-même coupé la parole; et néanmoins à peine était-il -parti que j’aurais voulu le rappeler, afin de lui en demander davantage. -Les Saint-Alais à Nîmes? L’abbé Benoît à Nîmes? Et un complot se -brassant là-bas, auquel tous prenaient part? Tout à coup cette nouvelle -m’ouvrit pour ainsi dire une échappée sur le monde extérieur, et en y -regardant je cessai de me sentir claustré dans la solitude de la -campagne, loin de toute compagnie. La grande cité du Midi, blanche et -poussiéreuse, m’apparaissait; je voyais les troubles s’y élever, et au -milieu de ces troubles, me regardant avec tristesse, Denise de -Saint-Alais. - -L’abbé Benoît était parti là-bas. Pourquoi n’irais-je pas? - -Je me promenais de long en large, dans un grand trouble d’esprit. Plus -je considérais cette idée, plus elle me séduisait; plus je songeais à la -morne inaction où j’étais condamné à croupir chez moi, faute de -consentir à fraterniser avec Buton et sa clique, plus j’étais séduit par -le désir du départ. - -Et après tout pourquoi pas? Pourquoi n’irais-je pas? - -J’avais en poche mon brevet, aux termes duquel j’étais non seulement -nommé de la garde nationale, mais désigné comme ci-devant, «président du -Comité de Salut public de la généralité de Quercy». En me tenant lieu de -papiers et de passeport, ce document me faciliterait le voyage. Ma -longue maladie était un prétexte tout trouvé pour justifier un -changement d’air, et expliquer mon absence de chez moi. J’avais au -château plus d’argent qu’il ne m’en fallait. En un mot, je ne -rencontrerais aucune difficulté, ni rien qui m’empêchât, si je me -résolvais au départ. Je pouvais suivre ma fantaisie. - -Mon choix fut bientôt fait. Le lendemain je montai à cheval pour la -première fois, trottai deux tiers de lieue sur la route, et rentrai chez -moi harassé. - -Les jours suivants je poussai jusqu’à Saint-Alais, où je vis les ruines -du château, et m’en revins. Cette fois j’étais moins fatigué. - -Le lendemain dimanche, je me reposai; et le lundi j’allai jusqu’à -mi-chemin de Cahors, et retour. Ce soir-là, je nettoyai mes pistolets, -et sous ma direction, Gilles fit mes valises. Je pris deux habits -simples, l’un à mettre sur moi, et l’autre de rechange, plus un chapeau -orné d’une petite rosette tricolore. Le matin suivant, 6 mars, je me mis -en route; et me séparant d’André à la sortie du village, tournai bride -vers Figeac. La sensation d’être libre et d’échapper aux difficultés et -aux embarras, avec l’espoir de ce que j’allais trouver, me firent passer -une première heure exquise, et ne cessèrent de me soutenir jusqu’à -l’heure où le soleil de mars disparut et fut remplacé par cette -obscurité glacée du soir, qui dans un endroit inconnu et nouveau est -toujours sombre et mélancolique. - - - - -CHAPITRE XV - -A MILLAU - - -Je rencontrai bon nombre de singularités au cours de ce voyage. Telles, -par exemple, de voir dans les champs des paysans armés; d’arriver dans -chaque village sur des hommes à l’exercice; d’entrer dans les auberges -pour y trouver une douzaine de rustres attablés devant des verres de -vin, parfois même devant un encrier, et que l’on m’apprenait s’intituler -un Comité. Mais vers le soir du troisième jour, je vis quelque chose de -plus singulier que tout cela. Je commençais à remonter la vallée du Tarn -qui, à Millau, s’enfonce dans les Cévennes; le vent soufflait du nord, -le ciel était couvert, le paysage grisâtre et nu; à une lieue devant moi -la montagne dressait son massif morne et bleuâtre. Soudain, comme je -marchais fatigué à côté de mon cheval, j’ouïs un chœur de voix qui -chantaient. Je regardai autour de moi. Le son, clair et doux comme une -musique surnaturelle, semblait sortir de terre juste à mes pieds. - -Quelques pas plus loin, j’eus la clef du mystère. Je me trouvai sur le -bord d’un petit creux de terrain, et vis devant moi les toits d’un -hameau, et en deçà de celui-ci une réunion d’une centaine d’individus, -hommes et femmes. Ils dansaient et chantaient alentour d’un grand arbre -dépouillé de ses feuilles mais tout pavoisé; quelques vieillards étaient -assis contre son tronc, à l’intérieur du cercle, et n’eussent été le -froid et le paysage d’hiver, j’aurais pu me croire à la fête du Mai. - -Mon apparition fit tout d’abord cesser les chants; puis deux des vieux -paysans traversèrent le cercle et vinrent à moi, en se tenant par la -main. - ---Honneur à Vlais et Giron! cria l’un. - ---Honneur à Giron et Vlais! cria l’autre. - -Et sans me laisser le temps de répliquer, tous deux ajoutèrent: - ---Vous arrivez en un jour de bonheur! - -Je ne pus m’empêcher de sourire. - ---J’en suis fort aise, dis-je. Mais permettez-moi de vous demander le -motif de cette réunion. - ---Les communes de Giron et Vlais, de Vlais et Giron, répondirent-ils, -mêlant leurs voix, ne font plus aujourd’hui qu’une seule. Aujourd’hui, -citoyen, les anciennes limites disparaissent, les vieilles rivalités -meurent. Le noble cœur de Giron, le noble cœur de Vlais, battent à -l’unisson. - -J’eus peine à ne pas rire de leur naïveté; par bonheur, à ce moment, les -chants et les danses reprirent alentour de l’arbre, et cette ronde, même -par ce temps, avait quelque chose de gracieux, qui rappelait une fête de -Watteau. Je félicitai les deux paysans. - ---Mais, citoyen, ceci n’est rien, répliqua le premier avec une parfaite -gravité. Ce ne sont pas seulement les limites des communes qui -disparaissent; celles des provinces sont également une chose du passé. A -Valence, au delà des montagnes, les deux rives du Rhône se sont tendu la -main et juré une amitié éternelle. Désormais tous les Français sont -frères; tous les Français sont de toutes les provinces. - ---Voilà une idée superbe! fis-je. - ---Aucun fils de la France ne versera jamais plus le sang français! -continua-t-il. - ---Ainsi soit-il. - ---Catholiques et protestants, protestants et catholiques vivront en -paix! Il n’y aura plus de procès. Le blé circulera librement, sans -entrave de péages ou de taxes. Tous seront libres, citoyen. Tous seront -riches. - -Ils continuèrent sur le même ton de simplicité ingénue et avec la même -confiance naïve; mais mon attention dévia, attirée qu’elle fut par un -homme assis au pied de l’arbre, entre les paysans, mais qui me parut -être d’une classe différente. Grand et mince, avec de longs cheveux -noirs et des traits sévères et durs, il n’y avait rien dans son aspect -extérieur pour le différencier de ceux qui l’entouraient. Son -habillement, un grossier costume de chasse, était vieux et rapiécé; les -éperons de ses bottes brunes et boueuses étaient rouillés et tordus. -Mais son port avait une aisance qui manquait aux autres; et je lus un -paisible mépris dans le regard qu’il promenait sur la ronde rustique. - -Je ne remarquai pas qu’il s’aperçût de mon attention, mais je n’avais -pas fait cent pas sur le chemin, après avoir pris congé des deux maires, -que j’entendis un pas, et me retournant, vis l’étranger qui me suivait. -Il me fit signe, et je m’arrêtai pour lui laisser le temps de me -rejoindre. - ---Vous allez à Millau? dit-il, sans préambule et avec un fort accent du -pays, mais du ton de celui qui parle à un égal. - ---Oui, monsieur, dis-je. Mais je doute d’y arriver ce soir. - ---J’y vais également, répondit-il. Mon cheval est resté au village. - -Et sans rien ajouter il marcha à côté de moi jusqu’à ce que nous fûmes -au hameau. Arrivé là--l’endroit était désert--il tira d’une écurie une -piètre jument, et se mit en selle. Je le regardai faire en silence. - ---Que pensez-vous de cette bêtise? dit-il tout à coup, quand nous eûmes -repris notre route. - ---Je crains qu’ils ne se fassent des illusions, répliquai-je en me -tenant sur mes gardes. - -Il eut un gros rire plein de mépris. - ---Ils se figurent que l’âge d’or est arrivé, dit-il. Et dans un mois ils -verront leurs granges brûlées et eux-mêmes égorgés. - ---Je souhaite que non, dis-je. - ---Oh! moi aussi, répliqua-t-il d’un air cynique. Je souhaite bien que -non, comme de juste. Mais dans ce cas même, _Vive la Nation! Vive la -Révolution!_ - ---Hé quoi, si tels en doivent être les fruits? demandai-je. - ---Et pourquoi pas? reprit-il, en fixant sur moi ses yeux sombres. C’est -chacun pour soi, et l’ancien ordre de choses n’a pas tant fait pour moi -que je doive craindre d’essayer le nouveau. Il me laissait à crever la -faim sur un vieux donjon, auprès d’un vieux colombier, entre quatre murs -de pierre nue, avec un vieux pot noirci en fait de vaisselle plate! Et -cela tandis que des femmes et des traitants, des muguets parfumés et des -abbés fainéants paradent devant le roi! Et pourquoi? Parce que je suis -resté, monsieur, ce que la moitié de la nation était autrefois. - ---Vous êtes protestant? hasardai-je. - ---Oui, monsieur, et gentilhomme pauvre, répondit-il avec amertume. Le -baron de Géol, à votre service. - -En retour de sa politesse je lui donnai mon nom. - ---Vous portez les trois couleurs, dit-il; et pourtant vous me jugez -excessif? Je répondrai à cela que c’est très joli pour vous, mais que -nous sommes des gens différents. Vous êtes sans doute père de famille, -monsieur le vicomte, avec femme... - ---Pas le moins du monde, monsieur le baron. - ---Alors, une mère, une sœur... - ---Non, dis-je en souriant. Je n’ai ni l’une ni l’autre. Je suis -absolument seul au monde. - ---Vous avez du moins un toit, persista-t-il, de la fortune, des amis, un -emploi, ou l’espoir d’en avoir un? - ---Oui, dis-je, c’est exact. - ---Tandis que moi... moi, reprit-il, d’une voix que sa surexcitation -rendait gutturale, je n’ai rien de tout cela. Je ne puis entrer dans -l’armée: je suis protestant! Je me vois exclu des fonctions de l’État: -je suis protestant! Je ne puis être avocat ni juge: je suis protestant! -Les écoles royales me sont fermées: je suis protestant! Je ne puis -témoigner en justice: je suis protestant! Je... aux yeux de la loi, je -n’existe pas! Moi, moi, monsieur, continua-t-il plus posément et d’un -accent non dénué de noblesse, alors que mes ancêtres ont figuré devant -les rois, alors que le grand-père de mon grand-père a sauvé la vie de -Henry IV, devant Coutras, je n’existe pas! - ---Mais maintenant? dis-je, ému par son ton d’emportement. - ---Ah oui, maintenant, répondit-il d’un air sombre, cela ne sera plus -pareil. Maintenant cela va être tout autre, si toutefois ces noirs -corbeaux de prêtres ne font pas rétrograder à nouveau la marche du -progrès. C’est pour cela que je me suis mis en route. - ---Vous allez à Millau? - ---J’habite près de Millau, répondit-il. Et j’ai été absent de chez moi. -Mais ce n’est pas chez moi que je retourne à cette heure. Je vais plus -loin, à Nîmes. - ---A Nîmes? fis-je, avec étonnement. - ---Oui, reprit-il, à Nîmes. - -Et il me jeta du coin de l’œil un regard presque menaçant, et n’ajouta -plus rien. Le soir tombait; la vallée du Tarn, que suivait notre route, -bien que fertile et agréable à voir en été, offrait en cette saison, et -dans le crépuscule, un aspect farouche et désolé. A droite et à gauche, -les montagnes nous dominaient; et lorsque la route se rapprochait de la -rivière, le bruissement de l’eau torrentueuse et tournoyant au-dessous -de nous parmi les rochers, aggravait la mélancolie du paysage. Je -frissonnai. L’incertitude de mon but, l’incertitude de tout, le sombre -silence de mon compagnon, m’oppressaient. Je fus bien aise quand il -sortit de sa rêverie, et me montra les lumières de Millau éparpillées -dans une petite plaine que font les montagnes en s’écartant de la -rivière. - ---Vous allez sans doute à l’auberge? dit-il, comme nous arrivions dans -les faubourgs. Demain, si vous allez à Nîmes, voulez-vous... Mais vous -préférez peut-être voyager seul? - ---Loin de là, répondis-je. - ---Eh bien! je partirai de la porte de l’est, vers huit heures, -répliqua-t-il d’un air bourru. Bonne nuit, monsieur. - -Je lui rendis son souhait, et le quittai pour entrer dans la ville. Je -passai par des rues étroites et laides, sous des voûtes sombres et des -lanternes suspendues, qui grinçaient et se balançaient au vent, et -faisaient de vains efforts pour dissiper la lugubre obscurité. Bien que -la nuit fût complète, les gens circulaient activement, ou se tenaient -sur le pas des portes; ce bourg, après la solitude que je venais de -traverser, prenait des airs de grande ville. Je m’aperçus bientôt qu’une -petite troupe suivait mon cheval. Avant que j’eusse atteint l’auberge, -qui se trouvait sur une place à peine éclairée, cette troupe était -devenue une foule, et menaçait de se refermer sur moi: l’individu qui -marchait le plus près de moi examinait attentivement mes traits, tandis -que d’autres, plus éloignés, s’adressant à leurs voisins ou à des -personnages entrevus aux fenêtres des rez-de-chaussée, criaient que -c’était _lui_! - -Je trouvai la chose assez alarmante. Mes suiveurs ne me molestaient -toujours pas; mais quand je m’arrêtai ils s’arrêtèrent aussi, et je fus -forcé de descendre de cheval presque dans leurs bras. - ---Est-ce ici l’auberge? demandai-je aux plus proches, tout en -m’efforçant de faire bonne contenance. - ---Oui, oui, crièrent-ils d’une seule voix, c’est ici l’auberge! - ---Mon cheval... - ---On prendra soin du cheval. Entrez seulement! entrez! - -Je n’avais guère de choix, tant ils me serraient de près. Avec une -insouciance affectée, j’obéis, comptant qu’ils ne me suivraient pas, et -qu’à l’intérieur on m’apprendrait la raison de leur conduite. Mais j’eus -à peine le dos tourné qu’ils entrèrent pêle-mêle derrière et autour de -moi, et me soulevant presque de terre, me poussèrent bon gré mal gré -dans l’étroit couloir de la maison. Je voulus résister, protester; mais -les plus avancés étouffèrent ma voix en appelant à grands cris: - ---M. Flandre! M. Flandre! - -Par bonheur, celui auquel ils s’adressaient n’était pas loin. Une porte -vers laquelle on me poussait s’ouvrit, et il apparut. C’était un homme -d’une obésité monstrueuse, avec une figure à l’avenant. Il nous examina -tout d’abord, ahuri par cette invasion. Puis avec colère, il demanda de -quoi il s’agissait. - ---Ventrebleu! s’écria-t-il. Est-ce ici ma maison ou la vôtre, -sacripants? Qui est cet individu? - ---Le capucin! le capucin! crièrent une dizaine de voix. - ---Ho! ho! répliqua-t-il, avant que j’eusse le temps de parler. Apportez -de la lumière! - -Deux ou trois femmes aux bras nus, que le bruit avait attirées sur le -seuil de la cuisine, s’approchèrent avec des chandelles, et les élevant -au-dessus de leurs têtes, m’examinèrent avec curiosité. - ---Ho! ho! reprit-il. Est-ce là le capucin? Vous l’avez donc attrapé? - ---Est-ce que j’ai l’air d’un capucin? exclamai-je, furieux, en -repoussant ceux qui me serraient de trop près. Mordieu! Est-ce ainsi que -vous recevez vos hôtes, monsieur? Ou bien est-ce que tout le monde est -devenu fou dans cette ville? - ---Vous n’êtes pas le moine? dit-il, un peu démonté, à ce que je vis, par -ma hardiesse. - ---Ne viens-je pas de vous dire que je ne le suis pas? Est-ce que dans -votre pays les moines ont l’habitude de voyager bottés et éperonnés? -ripostai-je. - ---En ce cas, vos papiers! reprit-il sèchement. Vos papiers! Il faut que -vous sachiez, continua-t-il en se bouffissant les joues, que je suis -maire de la ville aussi bien qu’hôtelier, et que je dirige la prison -aussi bien que l’auberge. Vos papiers, monsieur, si vous préférez la -seconde à la première. - ---Devant vos amis que voilà? dis-je d’un air dégoûté. - ---Ce sont de bons citoyens, répondit-il. - -Je craignais un peu, en cette extrémité, que si je tirais mon brevet de -ma poche, il ne produisît pas tous les effets que j’en attendais. Mais -je me voyais contraint, et ne pouvais finalement y perdre; aussi après -une courte hésitation, je l’exhibai. Il était heureusement libellé en -termes flatteurs et il donna au maire, je ne sais trop pourquoi, l’idée -que j’étais réellement chargé d’une affaire d’État. Lorsqu’il l’eut -parcouru, donc, il se répandit en excuses, sollicita l’honneur de me -rendre ses devoirs, et déclara à la foule attentive qu’elle avait commis -une erreur. - -J’estimai tout d’abord singulier que la foule ne parût pas le moins du -monde embarrassée de sa méprise. Au contraire, tous s’empressèrent de me -féliciter de mon innocence, et ils allèrent dans leur bonne humeur -jusqu’à me taper sur l’épaule. D’aucuns allèrent veiller à ce qu’on mît -mon cheval à l’écurie, ou donner des instructions en ma faveur, et les -autres ne tardèrent pas à se disperser, me laissant tenté de croire -qu’ils m’auraient pendu au prochain réverbère avec la même satisfaction -stupide. - -Lorsqu’il n’en resta plus que deux ou trois, je demandai au maire pour -qui l’on m’avait pris. - ---Pour un moine déguisé, monsieur le vicomte, répondit-il. C’est un très -dangereux individu, que l’on sait être en chemin avec deux dames, pour -Nîmes. Et l’ordre de l’arrêter m’a été envoyé de haut lieu. - ---Mais je suis seul! protestai-je. Je n’ai pas de dames avec moi! - -Il haussa les épaules. - ---Précisément, monsieur le vicomte, répliqua-t-il. Mais nous tenons les -deux dames. Elles ont été arrêtées hier matin, alors qu’elles tentaient -de traverser la ville en voiture. Nous savons donc que lui également est -seul. - ---Oh! oh! dis-je. Ainsi donc à présent il ne vous manque plus que lui? -Et de quoi l’accuse-t-on? repris-je, me rappelant avec un léger -battement de cœur qu’un père capucin avait rendu visite à l’abbé Benoît -avant son départ. Je trouvais singulier d’arriver ici sur les traces -d’un autre moine. - ---Il est accusé, répondit majestueusement M. Flandre, de haute trahison -envers la nation, monsieur. Il a été vu ici et là, et ailleurs, à -Montpellier, à Cette, à Albi, et même jusqu’à Auch, et toujours prêchant -la guerre et la superstition, et corrompant le peuple. - ---Et les dames? dis-je en souriant. Ont-elles aussi corrompu... - ---Non, monsieur le vicomte. Mais l’on croit que, voulant retourner à -Nîmes, et sachant les routes surveillées, il s’est déguisé et s’est -joint à elles. Ce sont probablement des dévotes. - ---Pauvres créatures! dis-je, avec un frisson de sympathie. Qu’allez-vous -faire d’elles? - ---Je vais demander des instructions. Dans son cas à lui, reprit-il d’un -air dégagé, je n’en aurais pas besoin. Mais voici votre souper. -Excusez-moi, monsieur le vicomte, si je ne vous sers pas moi-même. En -tant que maire, je dois prendre soin de ma réputation... Mais vous le -comprenez. - -Je lui répondis que je le comprenais; et le souper étant servi dans ma -chambre, selon la coutume des petites auberges d’alors, je lui offris de -prendre un verre de vin avec moi, et au cours du repas j’appris beaucoup -de choses sur l’état du pays, sur la fermentation qui se propageait le -long de la côte méridionale, sur les prêtres qui excitaient le peuple -par des processions et des sermons. Il s’étendit avec une éloquence -particulière sur l’agitation qui régnait à Nîmes, où les masses étaient -des catholiques romains fanatiques, tandis que les protestants avaient -pour eux les hardis paysans de la montagne. - ---Il y aura du grabuge, monsieur le vicomte, il y aura du grabuge par -ici, dit-il d’un air significatif. Les choses vont trop bien pour ceux -de là-bas. On les arrêtera si on peut. - ---Et cet homme? - ---C’est un de leurs missionnaires. - -Je songeai à l’abbé Benoît, et soupirai. - ---A propos, dit tout à coup le maire en me considérant d’un air rêveur, -voilà qui est curieux! - ---Quoi donc? - ---Vous venez de Cahors, monsieur le vicomte? - ---Oui, eh bien? - ---Ces femmes aussi; ou du moins elles le prétendent. Les prisonnières. - ---De Cahors? - ---Oui. Cela me frappe maintenant, reprit-il, en se caressant le menton, -mais quand j’ai lu votre brevet, je ne m’en suis pas avisé. - -Je haussai les épaules avec impatience. - ---Il ne s’ensuit pas que je sois de la conspiration, dis-je. De grâce, -monsieur le maire, ne recommençons pas. Vous avez vu mes papiers... - ---Ta ta ta! reprit-il. Ce n’est pas cela que je veux dire. Mais vous -connaissez peut-être ces personnes. - ---Au fait! dis-je. - -Et je restai un moment la fourchette en l’air, à l’examiner à la lueur -des chandelles. Une idée saugrenue, insensée, m’avait traversé l’esprit. -Deux dames de Cahors? De Cahors, entre toutes les villes! - ---Comment s’appellent-elles? demandai-je. - ---Corvas, répondit-il. - ---Corvas! tiens, fis-je, en me remettant à manger. - -Et je continuai mon souper. - ---Oui. La femme d’un marchand, à ce qu’elle dit. Mais vous allez la -voir. - ---Ce nom ne me rappelle rien, répliquai-je. - ---N’importe, vous pouvez les connaître, reprit-il, avec l’insistance -d’un homme dénué d’idées. Il se peut à la rigueur que nous ayons commis -une méprise, car nous n’avons pas trouvé de papiers dans la voiture, -mais seulement un objet qui a paru suspect. - ---Quel était cet objet? - ---Une cocarde rouge. - ---Une cocarde rouge? - ---Oui, reprit-il. L’insigne des anciens Ligueurs, rappelez-vous. - ---Mais, dis-je, je n’ai pas ouï dire qu’aucun parti l’ait adopté. - -D’un air dubitatif, il gratta son crâne chauve. - ---Non, dit-il, c’est juste. Pourtant, c’est une couleur que nous -n’aimons pas, ici. Et deux dames voyageant seules... Seules, monsieur! -Puis, leur cocher, une sorte d’innocent, qui raconte qu’elles l’ont pris -à Rodez, tout en niant mordicus avoir vu le capucin, a varié dans ses -déclarations. En attendant, si vous avez fini de manger, monsieur le -vicomte, je vais vous mener les voir. Vous aurez peut-être quelque chose -à dire pour ou contre elles. - ---Si vous ne croyez pas qu’il soit trop tard? dis-je, appréhendant un -peu l’entrevue. - ---On ne fait pas ce qu’on veut en prison, répliqua-t-il avec un mauvais -rire. - -Et il cria par la porte pour réclamer une lanterne et son manteau. - ---Les dames ne sont donc pas ici? - ---Hé non (et il me fit un clin d’œil). Qui enferme bien retrouve bien. -Mais elles n’ont pas à se plaindre. Comme il y a un ou deux mauvais -garçons au violon, Babet, le geôlier, leur à donné une chambre chez lui. - -Cependant la lanterne arriva, et le maire ayant drapé dans un manteau -son imposante personne, nous sortîmes de la maison. Il faisait -absolument noir sur la place, le peu de réverbères qui l’éclairaient -lors de mon arrivée ayant été éteints, j’imagine, par le vent qui se -levait et tourbillonnait maintenant avec force dans cet espace resserré. -La jaune clarté de la lanterne nous était indispensable, mais bien -qu’elle nous fît voir à quelques pas où poser le pied sur le pavé, elle -rendait plus noires les ténèbres d’alentour. Je ne distinguais même pas -la silhouette des toits, et n’avais aucune idée de la direction ni de la -distance parcourues. Tout à coup, M. Flandre fit halte, et levant son -falot, en projeta la clarté sur un mur de pierre lisse, où une porte -basse et cloutée de fer, profondément encastrée dans la maçonnerie, nous -montrait son visage rébarbatif. Au milieu de cette porte il y avait un -énorme heurtoir, et au-dessus, un petit judas. - ---Qui enferme bien retrouve bien! répéta le maire, avec un rire opaque. - -Mais au lieu de soulever le heurtoir, il frappa de son bâton sur les -barreaux du judas. - -Cet appel reçut vite sa réponse. Une tête regarda un instant par le -grillage, puis la porte s’ouvrit devant nous. Le maire me précéda, et -nous quittâmes la nuit pour pénétrer dans une atmosphère étouffante et -chaude puant l’oignon et le mauvais tabac, plus toute une variété -d’odeurs analogues. Sans mot dire, le geôlier reverrouilla la porte -derrière nous, et prenant le falot des mains du maire, il nous conduisit -par un couloir sombre et bas juste assez large pour une personne. Il fit -halte devant la première porte à la gauche du couloir, et la poussa. - -M. Flandre entra le premier, et s’arrêtant pour ôter son chapeau, -obstrua momentanément le cadre de la porte. J’eus le loisir d’entendre -un bout de refrain obscène qui provenait d’une pièce située plus loin -dans le couloir, et les aboiements répétés du chien de la prison, qui, à -notre bruit, tirait sur sa chaîne, quelque part dans la même direction. -Je remarquai aussi que les murs du couloir étaient crasseux et -ruisselants d’humidité. Mais une voix, qui répondait aux salutations de -M. Flandre, frappa mon oreille, et me figea sur place. - -C’était la voix de Mme de Saint-Alais! - -Il était heureux que j’eusse envisagé, même une seconde, l’idée -extravagante et folle qui m’avait traversé au cours du souper; car elle -me préparait dans une certaine mesure. Et je n’eus guère le loisir -d’autres préparations, pour réfléchir et me décider. Par chance la pièce -était obscurcie de tabac et de la vapeur du linge qui séchait devant le -feu; et je profitai d’un accès de toux, en partie simulé, pour -m’attarder un peu sur le seuil après que M. Flandre fut entré. Puis je -le suivis. - -Outre le maire, quatre personnes occupaient la pièce, mais je négligeai -l’homme et la femme maussades installés devant une table avec un jeu de -cartes poisseuses. Je vis seulement la marquise et sa fille, que je -dévorai des yeux. Elles étaient assises sur deux escabeaux, de l’autre -côté de l’âtre: la jeune fille, les yeux à demi clos, s’adossait au mur -d’un air de lassitude; la mère, droite et alerte, soutenait le regard du -maire avec un sourire dédaigneux. Ni la prison, ni le danger, ni -l’entourage de ce taudis infect, n’avaient eu le pouvoir de dompter -cette âme hautaine; mais, lorsque ses yeux se détournant du maire -rencontrèrent les miens, elle se leva d’un bond avec un cri étouffé, et -resta interdite devant moi. - -Pour une seconde, la vue gênée par le voile de fumée, elle eut quelques -raisons de douter. Mais il y en avait là une autre qui ne douta pas. Au -cri poussé par sa mère, Mlle Denise avait sursauté d’effroi, et toutes -deux échangèrent un regard instantané. Puis elle s’affaissa sur son -escabelle et éclata en sanglots. - ---Holà! dit le maire. Qu’y a-t-il? - ---Il y a erreur, je le crains, répondis-je d’une voix altérée, mais déjà -prêt à la riposte. - -Et adressant à la marquise un salut cérémonieux que je m’efforçai de -rendre froid et dégagé: - ---Je me félicite, madame, de la bonne fortune qui m’a amené dans cette -ville. - -Elle n’avait pas encore surmonté son trouble, et elle balbutia une -réponse, en s’appuyant contre la muraille. - ---Vous connaissez donc ces dames? fit le maire, en m’interpellant d’une -voix rude où pointait un soupçon. - -Et il nous examina attentivement l’un après l’autre. - ---Je les connais très bien, répondis-je. - ---Elles sont de Cahors? - ---Oui, du voisinage. - ---Mais quand je vous ai dit leur nom, vous m’avez répondu que vous ne -les connaissiez pas, monsieur le vicomte? - -Je cessai de respirer: une terreur soudaine apparut sur le visage -angoissé de la marquise. Faute de mieux, je risquai le paquet. - ---Corvas; vous m’avez dit que cette dame s’appelait Corvas, murmurai-je. - ---Oui, eh bien? fit-il. - ---Mais c’est Corréas, le nom de madame! - ---Corréas? répéta-t-il, en ouvrant la bouche toute grande. - ---Hé oui, Corréas. Je suppose, repris-je avec une politesse affectée, -que ces dames étaient trop émues pour parler distinctement. - ---Alors, elles s’appellent Corréas? - ---C’est ce que je vous avais dit, répliqua Mme de Saint-Alais, prenant -enfin la parole, et j’ai ajouté que je ne savais rien de votre père -capucin. Et cela, poursuivit-elle avec gravité, en m’adressant du regard -une supplication muette à quoi je ne pouvais me méprendre, je l’affirme -de nouveau, sur mon honneur! - -Je devinai à ces derniers mots ce qu’elle attendait de moi, et je -répondis à son appel. - ---Oui, monsieur le maire, dis-je, je crains que vous n’ayez commis une -erreur. Je réponds de madame comme de moi-même. - -Le maire se gratta la tête. - - - - -CHAPITRE XVI - -A TROIS DANS UNE VOITURE - - ---Évidemment, si madame... si madame ignore tout du moine, fit-il, en -promenant des yeux vagues sur le misérable taudis, il est clair... il -paraît clair qu’il y a eu erreur. - ---Et qu’il ne vous reste plus qu’une chose à faire, insinuai-je. - ---Mais... mais, reprit-il, avec un retour à son importance première, il -reste un point à expliquer: la cocarde rouge, monsieur. Qu’est-ce que -cela veut dire, monsieur le vicomte? - ---La cocarde rouge? fis-je. - ---Oui. Qu’est-ce que cela veut dire? demanda-t-il avec insistance. - -Je ne sus parer le coup, et j’adressai à la marquise un regard de -détresse. Son astuce féminine ne pouvait manquer de trouver pour la -cocarde une explication plausible. - ---Avez-vous interrogé Mme Corréas? dis-je enfin, à tout hasard. Lui -avez-vous demandé ce que signifie cette cocarde? - ---Non, répondit-il, je n’y ai pas songé. - ---Eh bien! que ne le lui demandez-vous? fis-je. - ---A moi? c’est inutile: interrogez plutôt M. le vicomte, répliqua-t-elle -d’un ton badin. Demandez-lui de quelle couleur sont les revers -d’uniforme de la garde nationale du Quercy. - ---Ils sont rouges! m’écriai-je, dans un élan de joie. Rouges! - -Je me le rappelais pour avoir vu l’habit de Buton posé à terre devant la -forge. Mais comment Mme de Saint-Alais le savait-elle, je n’en ai pas la -moindre idée. - ---Bah! dit M. Flandre, l’air mal convaincu. Et c’est pour cette raison -que madame porte la cocarde? - ---Non, monsieur le maire, répondit-elle (et je vis à son sourire -malicieux qu’elle allait s’amuser de lui). Ce n’est pas moi qui la -porte, mais bien ma fille. Si vous tenez à en savoir plus, vous n’avez -qu’à l’interroger elle-même. - -M. Flandre avait toute la curiosité et tout le goût du beau sexe propres -à un bourgeois. Il minauda: - ---Si mademoiselle voulait me faire ce plaisir extrême... - -Denise était restée jusqu’alors cachée derrière sa mère, mais à ces mots -elle se montra, et à contrecœur, tel un prisonnier sur la sellette, elle -affronta nos regards. Mais lorsqu’elle ouvrit la bouche, ou pour mieux -dire, après qu’elle eut prononcé quelques mots, je me rendis compte du -changement qui s’était opéré en elle. Au lieu de ce masque blême de -fatigue qu’elle offrait quelques minutes plus tôt, je lui vis le front -couvert de rougeur, et les yeux brillants et noyés de larmes. - ---C’est bien simple, monsieur, dit-elle à voix basse. Mon fiancé, -monsieur le maire, fait partie de ce régiment. - ---Voilà donc pourquoi vous portez cette cocarde? s’écria le maire, -charmé. - ---C’est que je l’aime, dit-elle timidement. - -Et pour une seconde--ô joie!--ses yeux se posèrent sur les miens. - -Je ne sais lequel de nous deux, elle ou moi, rougit alors davantage. Le -sale et ignoble taudis me parut plus beau qu’un palais, je respirai avec -délices son atmosphère de tabagie! Je n’eusse osé rêver ce qu’elle -venait de dire, et bien moins encore ce que ses yeux me disaient, car en -cet instant où ils rencontrèrent les miens, ils enflammèrent tout mon -être! J’ignorai la réponse gaillarde du maire et son gros rire; et le -sens de l’actualité me revint seulement lorsque Denise se recula -derrière sa mère pour cacher sa rougeur, et quand je vis à sa place la -marquise me regardant, un doigt sur les lèvres, et des yeux me -recommandant la prudence. - -La recommandation n’était pas inutile, car dans le premier feu de mon -enthousiasme je ne sais ce que j’aurais pu dire. Et avec elle le maire -était en meilleures mains. La petite note romanesque et sentimentale -introduite dans l’histoire par l’aveu de Denise avait achevé de dissiper -ses soupçons et de gagner sa sympathie. Il faisait les yeux doux à la -marquise, et souriait à la jeune fille avec une galanterie paternelle. -Il plaisanta sur le moine. - ---C’est une erreur qu’il m’est difficile de regretter, madame, dit-il, -avec une politesse balourde. Car elle m’a procuré le plaisir de faire -votre connaissance. - ---Oh! monsieur le maire! minauda la marquise. - ---Mais l’état du pays est en réalité si précaire, poursuivit-il, qu’il -n’est pas sûr pour le beau sexe d’y voyager sans compagnie. Cela -l’expose... - ---A des rencontres pires que celle-ci, je le crains, dit Mme de -Saint-Alais en lui décochant une œillade. Pauvres femmes que nous -sommes! si nous n’avions rien de pis à redouter! - -Et elle lui lança un nouveau regard. - ---Ah! madame! fit-il, jubilant. - ---Mais, hélas! nous n’avons pas d’escorte. - -Le gros maire soupira; il allait, je pense, s’offrir lui-même. - -Puis une idée lui vint: - ---Ce monsieur, peut-être... (Et il me regarda.) Vous allez à Nîmes, -monsieur le vicomte? - ---Oui, dis-je. Et naturellement, si Mme Corréas... - ---Oh! ce serait incommoder M. le vicomte, dit la marquise. - -Et elle fit un pas qui l’écarta de moi pour la rapprocher de M. Flandre, -comme s’il devait comprendre son hésitation. - ---Je vous garantis que cela ne saurait être une incommodité pour -personne de vous accompagner! répliqua-t-il avec emphase. Mais -néanmoins, si M. le vicomte y voit une objection (et il posa la main sur -son cœur), je trouverai bien quelqu’un... - ---Quelqu’un? dit la marquise, d’un air espiègle. - ---Moi-même! répondit le maire. - ---Oh! s’écria-t-elle. En ce cas... - -Mais je crus pouvoir alors m’avancer sans crainte. - ---Non, non, dis-je. M. le maire me juge trop mal. Je puis vous affirmer, -madame, que je serai charmé de vous être utile, et d’ailleurs nous -suivons le même chemin. Si donc... - ---Je vous en serai reconnaissante, répliqua la marquise avec grâce, en -esquissant une révérence. C’est-à-dire, si M. le maire veut bien libérer -ses pauvres prisonnières, lesquelles, il le sait maintenant, n’ont -commis d’autre crime que de sympathiser avec la garde nationale. - ---Je prendrai la chose sur moi, dit M. Flandre d’un air de haute -importance. (Il était amené au degré voulu.) L’affaire est tout à fait -claire, mais... (il fit une pause et toussota) afin d’éviter des -complications, vous ferez mieux de partir de bonne heure. Quand vous -serez parties j’aviserai à donner des explications. Et si vous ne voyez -pas d’inconvénient à passer la nuit ici, conclut-il, en regardant autour -de lui avec un peu de gêne, il me semble que... - ---Nous nous en soucierons moins que tantôt, dit la marquise avec un -soupir. Je suis rassurée depuis que je vous ai vu. - -Et elle lui tendit une main encore blanche et potelée. - -Le maire la porta à ses lèvres. - - * * * * * - -Quelques minutes plus tard, je traversais la place en guidant mes pas à -la jaune lueur du falot de M. Flandre. Son manteau flottant au vent -m’enveloppait parfois de ses plis, car le bonhomme marchait perdu dans -ses réflexions et sans plus songer à ma présence. Moi-même je pouvais -croire que je venais de faire un songe, tant la sale prison d’où je -sortais me semblait irréelle, tant la présence des dames dans cette -prison me semblait fantastique, et incroyable le rougissant aveu fait -devant moi par Denise. Mais une horloge en grinçant au-dessus de ma tête -sonna une heure avant minuit. Je comptai les coups: un veilleur non loin -proclama, selon la vieille coutume, qu’il était onze heures et qu’il -faisait beau temps. Pour achever de me persuader que je ne rêvais pas, -je butai contre une pierre. - -Mais s’il me fallut alors trébucher pour admettre que j’étais éveillé, -que dire du lendemain matin, lorsque, dès la première aube, escortant à -pied la berline depuis l’auberge jusqu’à la prison, je vis devant la -sinistre porte la marquise et sa fille qui m’attendaient en grelottant. -Que dire, lorsque je tins dans ma main les doigts de Denise, pour -l’aider à monter en voiture, et lorsque je montai à mon tour et m’assis -en face d’elle, à cette place que je savais devoir occuper durant des -jours, puisque j’étais son compagnon de voyage, et que nous allions à -Nîmes ensemble? - -Ah! que dire, en vérité? Mais il n’existe pas de joie parfaite; il n’est -pas d’heure où l’on puisse se dire entièrement heureux; et une ombre -furtive de crainte assombrit ma joie, en cette matinée. Le maire -assistait à notre départ, et ce fut sans doute l’expression inquiète de -son visage qui donna naissance chez moi à un tel sentiment. Mais bientôt -son visage disparut de la portière, et la berline se mit à rouler -allégrement par les rues crépusculaires, tandis que nous nous -rencognions tous les trois, dissimulés dans l’obscurité, invisibles même -les uns aux autres. Toutefois il nous restait les portes à franchir, et -le corps de garde; ou bien le guet pouvait nous arrêter, ou quelque -citadin matinal, ou l’un quelconque de cent accidents possibles. Mon -cœur battait à coups précipités. - -Mais tout se passa bien. Au bout de cinq minutes nous étions au delà des -portes, et nous roulions en sécurité sur la route. L’aube n’avait pas -achevé de blanchir, et les arbres se silhouettaient en noir sur le ciel, -quand nous traversâmes le Tarn sur le grand pont, et commençâmes à -remonter la vallée de la Dourbie. - -J’ai dit que nous ne pouvions nous voir. Mais tout à coup le rire de la -marquise jaillit de son coin obscur. - ---O Richard, ô mon roi! fredonna-t-elle. - -Puis: - ---Le gros fat! exclama-t-elle, et elle repartit à rire. - -Je la jugeai cruelle, sinon ingrate; mais je respectai en elle la mère -de Denise, et ne dis rien. Denise était en face de moi, et j’étais -heureux. J’étais heureux de songer à ce qu’elle me dirait, à la façon -dont elle me regarderait quand le jour serait venu, et qu’elle ne -pourrait plus échapper à mes yeux; quand le jour serait venu, et que le -joli visage qui déjà s’estompait dans le vaste coin de la vieille -berline appartiendrait à mes regards, pour en rassasier ma vue, pour -l’interroger et le déchiffrer, au cours des longues heures de ce voyage -en paradis! - -La lumière grandissait; je n’avais plus longtemps à attendre. Une -rougeur envahissait une moitié du ciel; l’autre moitié, d’azur pâle où -flottaient des nuages d’or, restait derrière nous. Encore quelques -instants, et les cimes des montagnes s’illuminèrent des premiers rayons -du soleil, et flottèrent très haut dans l’éther d’or. Je jetai un regard -avide sur le visage de Denise, et le vis plus rougissant que l’aurore. -Je rencontrai un instant son regard et le vis plus resplendissant que -l’éther, puis je me détournai, craintif. J’estimai sacrilège de la -regarder plus longtemps. - -Soudain la marquise se mit de nouveau à rire dans son coin, et ce rire -m’agaça et me donna chaud. - ---Elle n’a guère la vocation religieuse, n’est-ce pas, monsieur le -vicomte? dit-elle. - -Je sursautai sur mes coussins. L’intonation de ces paroles, d’une gaieté -ironique, cinglait comme un coup de fouet, non moi, mais la jeune fille. - ---En vérité, Denise, vous vous y connaissez, reprit tranquillement Mme -de Saint-Alais. J’aime, tu aimes, vous aimez, nous aimons... c’est -parfait, rien n’y manque. Qui vous a donné des leçons? Est-ce M. le -directeur? Ou bien... - ---Madame! m’écriai-je. - -Bien que la jeune fille eût rabattu sur son visage la cape de sa -mantille, je me figurais sans peine sa confusion. - -Mais sa mère fut inexorable. - ---En vérité, Denise, reprit-elle, je ne crois pas avoir jamais dit même -à votre père: «Je vous aime.» J’ai du moins attendu pour cela qu’il me -donnât un baiser sur les lèvres. Mais j’imagine que vous intervertissez -l’ordre... - ---Madame, balbutiai-je. Ceci est odieux! - ---Quoi donc, monsieur? répondit-elle, prenant enfin garde à moi. Ne -puis-je donc punir ma fille à ma façon? - ---Pas devant moi, ripostai-je, plein de fureur. Ceci est indigne, -ceci... - ---Tiens, tiens, pas devant vous, monsieur le vicomte? répliqua la -marquise, me contrefaisant. Et pourquoi pas devant vous? Je ne puis la -ravaler plus qu’elle ne s’est abaissée elle-même! - ---C’est faux! m’écriai-je, bouillant de rage. C’est une fausseté -insigne. - ---Ah! vous le voulez? Eh bien, je vais lui dire son fait! riposta Mme de -Saint-Alais, impitoyablement ironique. Et vous, monsieur, restez assis -et m’écoutez, je vous prie. Toutefois, ne vous y trompez pas, monsieur -le vicomte, poursuivit-elle, en se penchant vers moi et me regardant -dans le blanc des yeux. Parce que je la punis devant vous, n’allez pas -vous figurer que vous êtes, ou serez jamais de la famille. Ou que cette -dévergondée, cette impudique... - -Sa fille poussa un cri de douleur, et s’affaissa davantage dans son -coin. - ---... que cette petite bête, continua-t-elle froidement, qui, lorsqu’on -l’amorce avec une histoire à dormir debout, au sujet de cette cocarde, -s’avise d’ajouter: «Je l’aime»--car elle a dit: «Je l’aime», cette -sainte-nitouche!--sera jamais pour vous quelque chose. Cet engagement -est rompu depuis longtemps. Il a été rompu quand vos amis ont brûlé -notre château de Saint-Alais; il l’a été quand ils ont saccagé notre -hôtel de Cahors; il l’a été quand ils ont fait notre roi prisonnier, -quand ils ont massacré nos amis, quand ils ont enchaîné notre Église et -l’ont traînée comme une esclave derrière leur char triomphal; oh oui, il -est rompu, et rompu à jamais, sans qu’y puissent rien vos héroïsmes de -théâtre! Comprenez bien cela, monsieur le vicomte. Mais puisque vous -l’avez vue s’abaisser, vous devez la voir punir. Elle est la première -des Saint-Alais qui se soit jamais déclarée à un amant. - -Je connaissais l’histoire de sa famille assez pour donner le démenti à -son affirmation; mais un tel conte n’était pas fait pour les oreilles de -Denise. Je me bornai donc à me lever. - ---Du moins, madame, dis-je en m’inclinant, je puis épargner à -mademoiselle l’embarras de ma présence. Et c’est là ce que je vais -faire. - ---Non, vous ne ferez même pas cela, répondit sans bouger Mme de -Saint-Alais. Si vous vous rasseyez, je vous dirai pourquoi. - -Je me rassis, contraint par son ton. - ---Vous ne le ferez pas, continua-t-elle, en me regardant froidement en -face, parce que je suis forcée de reconnaître, tout en vous détestant, -que vous êtes un gentilhomme. - ---C’est bien pour cela que je dois vous quitter. - ---Au contraire, c’est pour cela que vous continuerez de voyager avec -nous. - ---Sur le siège, alors. - ---Non, à l’intérieur, répliqua-t-elle tranquillement. Nous n’avons ni -passeports ni papiers; sans votre compagnie nous serions arrêtées dans -chaque ville que nous traverserions. C’est regrettable, fit-elle, en -haussant les épaules; j’ignorais que l’état du pays fût si mauvais, sans -quoi j’aurais pris mes précautions... c’est regrettable. Mais nous -devons faire contre mauvaise fortune bon cœur et voyager ensemble. - -Je fus envahi d’une onde brûlante de joie, de triomphe et de vengeance -prochaine. - ---Je vous remercie, madame, fis-je en m’inclinant, de m’avoir dit cela. -Il paraît donc que vous êtes en mon pouvoir. - ---Ah bah? - ---Et que pour vous rendre la peine que vous venez de causer à -mademoiselle, je n’ai qu’à vous quitter. - ---Allons donc! - ---Je vois d’ici devant nous une petite ville: dans trois minutes nous y -serons. Eh bien! madame, si vous dites un mot de plus à votre fille, si -vous l’outragez de nouveau en ma présence, fût-ce par un monosyllabe, je -vous quitte et m’en vais de mon côté. - -A mon étonnement, Mme de Saint-Alais laissa fuser un rire argentin. - ---Vous n’en ferez rien, monsieur, dit-elle. Et je n’en traiterai pas -moins ma fille comme il me plaira. - ---Ne me mettez pas au défi! - ---Je vous répète que vous n’en ferez rien. - ---Dites-moi donc pourquoi? Pourquoi je n’en ferais rien? m’écriai-je. - ---Parce que, répondit-elle, toujours riant, vous êtes un gentilhomme, -monsieur le vicomte, et que vous ne pouvez pas plus nous quitter que -nous mettre en danger. C’est pour cela, simplement. - -Je retombai sur mes coussins, et lui lançai un regard d’indignation -muette, car je vis dans un éclair mon impuissance et sa force. Les -coussins me brûlaient; mais je ne pouvais les fuir. - -Elle eut de nouveau un rire de délice. - ---Là! je vous l’avais bien dit! reprit-elle. Maintenant je vais vous -dire ce que vous allez faire. En avant de nous, paraît-il, on est fort -soupçonneux. L’histoire de Mme Corvas, même confirmée par votre parole, -peut ne pas suffire. Vous direz donc que je suis votre mère, et que -mademoiselle est votre sœur. Elle préférerait, j’imagine, poursuivit la -marquise, en jetant à sa fille un regard acéré, passer pour votre femme. -Mais cela ne me convient pas. - -Je poussai un grand soupir; mais j’étais aussi désarmé qu’un prisonnier, -aussi contraint à l’obéissance qu’un esclave. Je ne pouvais les quitter, -pas plus que les dénoncer; mon honneur et mon amour étaient l’un et -l’autre en jeu. Mais je prévoyais que j’aurais à subir, heure par heure -et de lieue en lieue, des brocards aux dépens de la jeune fille, des -épigrammes sur sa modestie, des mots plus cuisants que des lanières. Tel -était le plan de la marquise. La jeune fille devait voyager avec moi, -respirer le même air que moi, et pendant des heures l’ourlet de sa jupe -effleurerait ma botte. Notre sécurité à tous en dépendait. Mais après -ceci, après ce que nous venions d’entendre l’un et l’autre, son regard, -s’il rencontrait le mien, ne pouvait plus que se détourner; sa main, si -elle touchait la mienne, devait se retirer avec horreur. Il y avait -désormais une barrière entre nous. - -Comme je l’avais prévu, Denise se renferma dans sa dignité, et elle -resta sans pleurer ni gémir, et sans chercher par un regard à puiser du -courage dans mes yeux. Sans que sa patience se démentît un seul instant, -elle regardait par la fenêtre quand j’affectais de dormir, et elle -regardait sa mère quand je me redressais. Elle se consolait peut-être à -l’idée de leur salut, pour quoi elle supportait la punition en silence. -Mais je n’y songeai pas. Peut-être aussi souffrait-elle moins que je ne -l’imaginais; mais je doute qu’elle veuille en convenir, même -aujourd’hui. - -En tout cas, et bien qu’elle m’eût entendu prendre sa défense, elle ne -me parla pas plus que je ne lui parlai. Ce fut dans ces singulières -conditions que fut entrepris et poursuivi le plus singulier voyage que -l’on ait jamais fait. Nous roulions parmi d’agréables vallées -verdoyantes; sur des plateaux stériles, où les neiges de l’hiver -s’attardaient aux creux des rochers; sous le soleil, ou éventés par la -bise glaciale des hauteurs; mais rien de tout cela ne nous touchait. Nos -cœurs et nos pensées ignoraient tout, en dehors de cette voiture, où la -marquise trônait souriante, et où nous gardions un silence lugubre. - -Vers midi nous fîmes halte pour nous reposer et manger à l’auberge d’un -petit village, situé haut dans la montagne. On pouvait se croire au bout -du monde, avec ce chaos de sommets qui s’étageaient par-dessus, et les -pentes de schiste qui dévalaient par-dessous. Mais la démence de -l’époque avait pénétré jusque dans ce coin perdu. Nous n’avions pas eu -le temps d’absorber deux bouchées, que le syndic demandait à voir nos -papiers. Je n’avais pas le choix, Dieu sait! et la marquise passa pour -ma mère, et Denise pour ma sœur. Puis, tandis que le syndic restait -penché sur mon brevet, tout en s’efforçant d’apprendre de moi les -nouvelles de ce qui se passait dans la plaine, un cheval s’arrêta à la -porte, j’entendis une voix, et, en un tournemain, M. le baron de Géol -entrait dans l’auberge. Celle-ci ne contenait, en fait de pièce décente, -que la salle où nous étions: il y pénétra. - -Il se découvrit à la vue des dames; puis me reconnaissant, il eut un -léger haut-le-corps, et sourit, non sans amertume. - ---Vous êtes parti de bonne heure! dit-il. Je vous ai attendu à la porte -de l’est, mais je ne vous ai pas vu venir, monsieur. - -Je rougis, pris de remords, et lui présentai mille excuses. De fait, je -l’avais totalement oublié. Pas une seule fois l’idée ne m’était venue -que j’avais rendez-vous avec lui à la porte. - ---Vous n’êtes pas à cheval? fit-il, en jetant sur mes compagnes un -regard assez singulier. - ---Non, je ne suis pas à cheval, répondis-je. - -Et je me trouvai incapable d’ajouter un seul mot. Prodiguant sourires et -courbettes, le syndic était encore auprès de moi; et tout à coup -j’aperçus l’abîme dans lequel j’étais prêt à choir. - ---Vous avez rencontré des amies? appuya M. le baron, qui, le chapeau à -la main, regardait la marquise. - ---En effet, murmurai-je. - -La politesse eût exigé une présentation. Mais je m’en abstins. - -A la fin cependant, il s’aperçut de ma gêne, et il se retira en même -temps que le syndic. A peine eurent-ils franchi le seuil que Mme de -Saint-Alais m’apostropha, dans un élan de colère. - ---Imbécile! fit-elle, sans détours, pourquoi ne nous l’avoir pas -présenté? Ne voyez-vous pas que vous avez pris le vrai moyen d’éveiller -les soupçons et de nous perdre? Un enfant aurait vu que vous aviez -quelque chose à cacher. Si vous l’aviez dès l’abord présenté à votre -mère... - ---Si je l’avais présenté, madame?... - ---Il serait parti content. - ---J’en doute, madame, et pour une excellente raison, répondis-je avec -ironie, vu que hier je lui ai déclaré très catégoriquement n’avoir ni -mère ni sœur. - -Je prenais ma petite revanche. Mme de Saint-Alais devint de toutes les -couleurs, et resta un moment les lèvres pincées et les yeux fixés sur la -table. - ---Qui est-ce? Que savez-vous de lui? demanda-t-elle enfin. - ---C’est un gentilhomme pauvre et un protestant fanatique, répondis-je -sèchement. - -Elle se mordit les lèvres. - ---Seigneur Dieu! murmura-t-elle. Qui eût pu prévoir une telle -mésaventure! Croyez-vous qu’il soupçonne quelque chose? - ---Assurément. Pour commencer, je suis parti ce matin de bonne heure, -sans tenir compte de mon engagement de faire route avec lui. Quand il -apprendra, de surcroît, que je voyage avec une mère et une sœur dont -j’étais dépourvu hier... - -Elle me regarda comme si elle allait me battre. - ---Qu’allez-vous faire? s’écria-t-elle. - ---C’est à ma mère de le dire, répliquai-je poliment. (Et avec le plus -grand naturel je me servis de fromage.) C’est elle qui m’a dicté cette -conduite. - -Elle était blême de fureur, et peut-être de crainte; je riais à part moi -de la voir en cet état. Mais comme la fureur ne lui servait de rien, -elle baissa pavillon. - ---Que conseillez-vous? dit-elle enfin. - ---Je ne vois qu’un moyen, répondis-je. Il nous faut payer d’audace. - -Elle en convint. Mais il était plus facile d’imaginer ce procédé que de -le mettre à exécution. Je m’en aperçus, quelques minutes plus tard, -quand je sortis pour voir si la berline était attelée, et que je trouvai -sur le pas de la porte de Géol, les traits aussi durs que les rochers de -ses montagnes. - ---Vous êtes sur le départ? demanda-t-il. - -Je balbutiai une réponse affirmative. - ---Il me reste donc à vous féliciter, reprit-il, avec un sourire ambigu. - ---Me féliciter de quoi, monsieur? - ---D’avoir découvert votre famille, répliqua-t-il, en me jetant un regard -d’ironie amère. Ce doit être un grand bonheur, de découvrir à la fois -une mère et une sœur dans l’espace de vingt-quatre heures. Mais... -puis-je vous donner un avis, monsieur le vicomte? - ---Je vous en prie, dis-je, avec la plus parfaite froideur. - ---Eh bien donc, puisque vous avez la main heureuse en fait de -découvertes, s’il vous arrive la prochaine fois de tomber sur M. -Froment, le boutefeu de Nîmes, faux capucin et double traître, n’allez -pas l’adopter aussi. Voilà tout. - ---Je n’ai jamais fait sa connaissance, ripostai-je, glacial, tandis que -le baron avait parlé avec passion et avec feu. - ---Alors gardez-vous de la faire, répondit-il. - -Je haussai les épaules, et il n’ajouta rien. Un instant après, la -marquise et sa fille sortirent de l’auberge, prirent place dans la -voiture, et je me mis en marche à côté des chevaux pour gravir la côte à -pied. - -La montée était roide et longue et monotone, et avant d’être arrivés au -col il nous fallut faire halte à cinq ou six reprises, pour laisser -souffler les bêtes; à cinq ou six reprises je jetai un regard en arrière -sur la grisâtre petite auberge de montagne perdue dans le désert -grisâtre du plateau. A chaque fois je revis le baron planté devant la -porte, qui nous suivait des yeux, sévère, anguleux et immobile comme le -reste du paysage. Et je frissonnai. - - - - -CHAPITRE XVII - -FROMENT DE NÎMES - - -Cette rencontre n’eut pour résultat ni d’égayer mon humeur ni de -dissiper les appréhensions que m’inspirait notre prochaine arrivée en -des centres plus populeux, et où le soupçon, une fois éveillé, serait -moins facilement apaisé. Certes, de Géol ne m’avait pas trahi, mais il -avait peut-être ses raisons pour cela, et je n’en trouvais pas plus -agréable d’avoir derrière nous ce sinistre fantoche qui incarnait sous -les apparences des doctrines modernes un fanatisme que j’avais cru -défunt, et qui cherchait sous le couvert d’un nouveau parti à venger -d’antiques injures. Les pentes dénudées et les pics déchiquetés qui nous -dominaient, tandis que se poursuivait notre fastidieux voyage, les cols -venteux jusqu’où les chevaux hissaient péniblement la berline vide, les -mélancoliques champs de neige qui s’étalaient à droite et à gauche, tout -contribuait à approfondir l’impression que cet homme avait faite sur mon -esprit, si bien que l’associant lui-même avec ses Cévennes natales, -j’aspirais à leur échapper, j’aspirais à sortir de cette désolation pour -revoir le grand soleil et les terrasses d’oliviers dévalant vers la -Méditerranée. - -Toutefois la mésaventure offrait son bon côté. Le péril dont je m’étais -ému avait agi également sur Mme de Saint-Alais, et rabattu sensiblement -son orgueil. Elle était plus calme; et tant assise à sa place que -marchant à côté de la voiture, lorsque celle-ci contournait lentement -quelque contrefort où s’élevait au long des interminables lacets de la -route, elle m’abandonnait à moi-même. Voire, il ne m’échappait point que -la distance parcourue, loin d’alléger son inquiétude, semblait -l’aggraver; si bien que plus loin nous laissions en arrière le fâcheux -baron, plus elle devenait nerveuse, plus elle scrutait avidement la -route derrière nous; et moins elle m’accordait d’attention. - -Je n’en étais que plus libre de me servir de mes yeux à mon gré; et le -souvenir me hante aujourd’hui encore, de cette heure écoulée en vue du -mont Aigoual. Harassée par des jours et des nuits de fatigue, Denise -s’était endormie dans son coin, et grâce aux secousses de la berline, sa -mante avait glissé de dessus sa figure. Une faible rougeur avivait ses -joues, comme si même dans son sommeil elle eût senti mes yeux fixés sur -elle; et bien qu’une larme perlât au bout de ses longs cils, un sourire -ingénu--et le sourire resta quand la larme fut tombée--semblait dire que -les joies de cette singulière journée en surpassaient les peines, et que -dans son sommeil Denise ne trouvait rien à regretter. O Dieu! comme je -contemplai ce sourire! Combien je fis des vœux pour qu’il me fût -destiné! avec quel élan je priai pour elle! Jamais encore je n’avais eu -le bonheur de la considérer à loisir, comme je le faisais en ce moment; -de rêver ainsi à l’ombre fine que mettaient sur son front lisse et blanc -les frisons follets de sa chevelure; de repasser les chères inflexions -de ses lèvres, de son menton, de l’exquise oreille à demi cachée; de -poser mon regard sur les paupières veinées d’azur, partagé entre la -crainte et l’espérance de les voir se soulever et me découvrir! - -Denise, ô ma Denise! Dans le secret de mon cœur je modulais ce nom: -j’étais heureux. Malgré tout--malgré le froid, et le voyage, et de Géol, -et la marquise--j’étais heureux. Mais voilà que soudain je retombai sur -la terre, au son d’une voix qui prononçait nettement: - ---Est-ce lui? - -Je me tournai vers Mme de Saint-Alais, car c’était elle qui venait de -parler. Je vis avec soulagement qu’au lieu de regarder de mon côté, elle -s’était mise debout et tenait les yeux fixés en arrière dans la -direction d’où nous venions. Presque aussitôt, soit sur son ordre, soit -que le cocher fît halte de sa propre initiative, la voiture s’arrêta. -Nous étions alors dans une gorge abrupte, entre deux parois de rocher. - ---Qu’y a-t-il? demandai-je avec surprise. - -Elle ne me répondit point, mais dans le silence de la route et des -montagnes s’éleva la grêle modulation d’un air sifflé, dans lequel je -reconnus: «O Richard, ô mon roi!» Parmi cette solitude de rocs et de -précipices le son aigu et grêle faisait un effet bizarre et troublant. -Je passai la tête à l’autre portière, et vis un homme à pied qui s’en -venait tranquillement vers nous, comme si, l’ayant dépassé, nous nous -arrêtions là pour l’attendre. Cet homme, grand et robuste, portait des -bottes et un manteau des plus vulgaires; mais néanmoins il n’avait pas -l’air d’être du pays. - ---Vous allez à Ganges? lui cria la marquise, sans autre préambule. - ---Oui, madame, répondit-il, en s’approchant paisiblement. - -Et il la salua. - ---Nous pourrions vous prendre avec nous, dit-elle. - ---Mille fois merci, répliqua-t-il, en clignant des paupières. Vous êtes -trop bonne. Si ce monsieur n’y voit pas d’inconvénient? - -Et il me regarda, avec un sourire non dissimulé. - ---Certes non! dit la marquise avec un accent ironique, ce monsieur n’y -verra pas d’inconvénient. - -Mais sa raillerie, ajoutée à mon étonnement, me donna le coup de pouce -final. Le subterfuge de la rencontre était transparent; cette apparition -d’un individu en manteau et botté, sur une route déserte et loin de -toute demeure, était trop évidemment préméditée: faute de consentir à -jouer le rôle de dupe bénévole, il me fallait agir sans retard. - ---Permettez, madame, fis-je, revenu de mon étonnement. J’ignore qui est -ce monsieur. - -Elle avait repris sa place, et l’étranger s’était avancé jusqu’à la -portière de son côté, et regardait à l’intérieur de la voiture. Ses -traits, épais et rudes, sans être déplaisants, exprimaient une force -d’âme peu commune; il avait le regard vif et brillant, et ses lèvres -mobiles souriaient volontiers. La main qu’il posait sur la portière -était énorme. - -La marquise ne devait guère s’attendre à mes paroles car elle me jeta un -regard courroucé. - ---Vous êtes ridicule, fit-elle. - -Et à lui: - ---Montez donc, monsieur. - ---Non pas, ripostai-je, me levant à moitié. Restez, je vous prie, restez -où vous êtes, jusqu’à ce que... - -La marquise se retourna vers moi, furieuse. - ---Cette voiture m’appartient! s’écria-t-elle. - ---Incontestablement, répondis-je. - ---Eh bien! que voulez-vous dire? - ---Simplement que si ce monsieur monte, je descends. - -Nos regards se croisèrent. Elle me vit déterminé, et, se rappelant la -force de ma position, elle baissa le ton. - ---Hé quoi? fit-elle, respirant précipitamment. Hé quoi, parce qu’il -entre dans la voiture, vous devriez en sortir? - ---Madame, répliquai-je, je ne vois aucune raison de prendre avec nous un -inconnu. Ce monsieur est peut-être tout ce qu’il y a de plus -distingué... - ---Ce n’est pas un inconnu! lança-t-elle. Je le connais, moi. Cela vous -suffit-il? - ---Cela me suffira, si vous me dites son nom, fis-je. - -Jusque-là il avait assisté impassible à notre discussion, en promenant -de l’un à l’autre un regard amusé; mais à ces mots il intervint: - ---Avec plaisir, monsieur. Je m’appelle Alibon, et suis un avocat de -Montauban qui la semaine dernière a eu la bonne fortune... - -Je l’interrompis d’un ton brusque et péremptoire: - ---C’est ce que je ne crois pas, fis-je. Vous n’êtes pas Alibon de -Montauban. Vous êtes plutôt Froment de Nîmes, monsieur. - -Une plaque de neige rosée par le soleil couchant s’étalait derrière lui -et l’irradiation m’empêchait de distinguer ses traits: je ne pus voir -comment il prit la chose. D’ailleurs il ne me répondit pas tout de -suite, et quand il s’y décida, ce fut d’une voix calme, où je crus -sentir plus de vanité que d’irritation. - ---Eh bien! monsieur, fit-il, et à supposer que je le sois? Qu’en -résulterait-il? - ---Si vous l’êtes, répliquai-je d’un ton ferme, et en soutenant son -regard, je refuse de voyager avec vous. - ---Et par conséquent, reprit-il, madame, à qui appartient cette voiture, -n’a pas le droit de voyager avec moi? - ---Non, puisqu’elle ne peut voyager sans moi, lui répliquai-je du tac au -tac. - -Il fronça les sourcils, mais tout aussitôt il ricana: - ---Et pourquoi cela? Ne suis-je pas digne de tenir compagnie à votre -excellence? - ---Il n’est pas question de dignité, ripostai-je carrément, mais de -passeport, monsieur. Si vous voulez le savoir, je ne voyage pas avec -vous parce que je tiens mon brevet du présent gouvernement, contre -lequel vous travaillez, je pense. J’ai menti pour Mme de Saint-Alais et -sa fille. C’était une femme, et je lui devais protection. Mais je ne -veux pas mentir pour vous, ni vous servir d’égide. Est-ce assez clair, -monsieur? - ---Tout à fait, répondit-il avec calme. Néanmoins, c’est le roi que je -sers. Et vous, qui servez-vous? - -Je restai muet. - ---De qui est ce brevet, monsieur, qui redoute la contamination? - -Je regimbai sous l’ironie, mais gardai le silence. - ---Allons, monsieur le vicomte, reprit-il avec franchise, et sur un autre -ton. Revenez à vous, je vous en prie. Je suis Froment, vous l’avez -deviné. Je suis de plus un fugitif, et si l’on venait à savoir mon nom, -à Villeraugues, dans une lieue d’ici, je serais pendu aussitôt. Et à -Ganges de même. Je suis donc à votre merci, et je vous demande de me -protéger. Faites-moi passer à Sumène et à Ganges comme étant de votre -société; au delà, conclut-il avec un sourire et un geste plein d’une -fière suffisance, je puis me débrouiller tout seul. - -Ce qui m’étonne, ce n’est pas d’avoir balancé, mais bien d’avoir tenu -bon. La modestie de sa requête, la gravité d’un refus, en dépit de ma -résolution prise une demi-minute plus tôt, me jetèrent dans une pénible -indécision. Le visage me brûlait, sous le regard de la marquise qui me -dévorait des yeux; le silence se prolongeait; il me fallait répondre... -Un peu plus, je cédais. Mais, tout en me contorsionnant fébrilement sur -mes coussins pour éviter le regard de la marquise, ma main effleura -l’enveloppe qui recélait le brevet, et ce contact produisit en moi un -revirement. L’affaire m’apparut sous son jour primitif, et, à tort ou à -raison, je m’insurgeai contre ce que j’allais faire. - ---Non! m’écriai-je avec irritation. Je refuse! je refuse! - ---Vous êtes un lâche! s’écria Mme de Saint-Alais, dans un emportement -soudain. - -Et elle bondit, prête à me souffleter, puis se rassit, frémissante. - ---Un lâche? c’est possible, dis-je. Mais je refuse. - ---Pourquoi? pourquoi? pourquoi? cria-t-elle. - ---Parce que je suis porteur de ce brevet: l’employer à protéger M. -Froment serait un acte que M. Froment lui-même refuserait de commettre. -Voilà tout. - -Il haussa les épaules, et garda un silence magnanime. Mais elle entra en -furie. - ---Espèce de don Quichotte! s’écria-t-elle. Oh! vous êtes insupportable! -Mais vous me le paierez. Ah! certes oui, monsieur, vous me le paierez! - ---Non, madame, ces menaces sont inutiles. Car si je le voulais, je ne le -pourrais pas. Vous oubliez que M. de Géol nous suit à moins d’une lieue, -qu’il va à Nîmes: nous pouvons le voir apparaître d’une minute à -l’autre. En tout cas, il ne peut manquer de descendre au même gîte que -nous, ce soir. S’il découvre que ma famille naissante s’est accrue d’un -frère, je doute qu’il prenne la chose en plaisanterie. - -Mais ces paroles, dont elle vit certainement la justesse, ne l’émurent -en aucune façon. - ---Oh! vous êtes insupportable! s’écria-t-elle de nouveau. - -Et s’adressant à Froment: - ---Laissez-moi descendre, monsieur! Laissez-moi descendre! - -Sans que je m’y opposasse, il lui ouvrit la portière, et tous deux, -s’éloignant de quelques pas, se mirent à causer avec volubilité. - -Je les suivis du regard; et en le voyant à cette heure séparément, pour -ainsi dire, et isolé dans ce lugubre paysage, voyant en lui un homme -seul et en danger, je fus pris de compassion. Un moment de plus, et je -revenais peut-être sur ma décision; mais un doigt se posa sur ma manche, -je sursautai, et me retournant vis Denise qui avançait vers moi son -visage inquiet. - ---Monsieur, chuchota-t-elle en hâte. - -Elle ne put continuer, car je saisis sa main et la pressai avidement sur -mes lèvres. - ---Non, monsieur, non, pas cela, murmura-t-elle (et elle retira sa main, -tout en devenant cramoisie, mais sans détourner du mien son regard -loyal). Pas maintenant. Je dois vous parler, vous prévenir, vous dire... - ---Et moi, mademoiselle, m’écriai-je sur le même ton assourdi, je veux -vous bénir, vous remercier... - ---Je dois vous prier de prendre garde à vous, appuya-t-elle, en hochant -la tête avec vivacité, pour m’imposer silence. Faites attention! On va -vous tendre un piège! Ma mère ne voudrait pas vous nuire, bien qu’elle -soit en colère; mais cet homme est aux abois, et l’heure est dangereuse. -Prenez donc garde, monsieur... - ---N’ayez pas peur, répondis-je. - ---Oh! si fait, j’ai peur, reprit-elle. - -Mais la manière dont elle dit cela, en me regardant puis détournant les -yeux comme un oiseau effarouché, me combla de joie; et, bien que la -marquise revînt à ce moment, et que nous n’échangeâmes plus un mot ni -même un regard, et fûmes forcés de nous rejeter dans nos coins et de -simuler l’indifférence, cette joie fut si forte que je me sentis un -autre homme. J’en laissai peut-être voir quelque chose, car la marquise, -en arrivant à la portière, me lança un regard de soupçon et presque de -haine, qu’elle reporta ensuite sur sa fille. Néanmoins les seules -paroles prononcées le furent par Froment qui s’approcha de la portière -et la referma, quand elle fut montée. Il me tira son chapeau. - ---Monsieur le vicomte, dit-il, avec un peu d’amertume, si un chien -venait à ma porte comme je suis venu à vous aujourd’hui, je le -laisserais entrer. - ---Vous feriez comme moi, répliquai-je. - ---Non, dit-il avec conviction. Je le laisserais entrer. Néanmoins si -nous nous revoyons à Nîmes, j’espère bien vous convertir. - ---A quoi? demandai-je froidement. - ---A avoir un peu de foi, répondit-il d’un ton sec. A avoir un peu de foi -en quelque chose... et à courir des risques pour cela, monsieur. Me -voici donc aujourd’hui, reprit-il avec un geste qui ne manquait pas de -noblesse, solitaire et sans toit; j’ignore où je coucherai ce soir. Et -pourquoi cela, monsieur le vicomte? Parce que je suis seul en France à -avoir la foi! Parce que je suis seul à croire en quelque chose! Parce -que je suis seul à croire en moi-même! Vous figurez-vous donc, -poursuivit-il, avec un croissant mépris, que si vous autres nobles -croyiez en votre noblesse, vous pourriez être dépouillés? Jamais! Ou que -si vous, qui dites: «Vive le roi!» croyiez en votre roi, il pourrait -être détrôné? Jamais! Ou que si vous qui professez obéir à l’Église -croyiez en elle, elle pourrait être renversée? Jamais! Mais vous ne -croyez en rien, vous ne respectez rien, vous ne vénérez rien. Vous êtes -donc condamnés! Oui, condamnés; car même les hommes auxquels vous vous -êtes associés ont une sorte de foi bâtarde en leurs théories, en leur -philosophie, en leurs réformes, qui doivent régénérer le monde. Mais -vous, vous ne croyez en rien; et vous disparaîtrez, comme vous allez -maintenant disparaître à mes yeux! - -Il fit de la main un geste de menace, et avant que je pusse lui -répondre, la voiture se mit en mouvement, et le laissa là; le paysage -gris, froid et dénudé remplaça son visage dans le cadre de la portière. -Le jour commençait à tomber; une lieue encore nous séparait de -Villeraugues. J’étais bien aise de sentir rouler la voiture, et de me -voir délivré de lui; mais surtout mon cœur se délectait, parce que -j’avais en face de moi Denise, et que je l’aimais. Les sombres regards -que me jetait de son coin la marquise, ne me troublaient guère; et -cependant le souvenir de cet homme que j’avais abandonné me hantait: ses -paroles bourdonnaient dans mon crâne, et m’accablaient de sinistres -pressentiments. «Condamné! condamné!» Il n’avait pas prononcé le mot en -vain. Je ne pouvais plus douter de son éloquence. Je ne pouvais plus -ignorer pourquoi on l’appelait le boutefeu de Nîmes. Le souffle ardent -de la cité méridionale s’exhalait de lui; la passion de luttes vieilles -comme le monde s’exprimait par sa voix. Mélancoliquement je méditai sur -ce qu’il avait dit, et me rappelai les paroles analogues prononcées par -l’abbé Benoît, et voire par de Géol; si bien que je restai pensif dans -mon coin de berline, cahoté parmi le crépuscule, jusqu’au moment où nous -fîmes halte dans la rue du village. - -J’offris à Mme de Saint-Alais mon bras pour descendre. - ---Non, monsieur, dit-elle, me repoussant avec irritation; je ne veux -plus vous toucher. - -Elle avait, je crois, l’intention de se chambrer avec sa fille, et de me -laisser souper seul. Mais l’auberge ne possédait qu’une grande pièce -servant de salle à manger, de cuisine et de tout; et quant à la petite -alcôve voilée par un rideau crasseux où les dames se retiraient pour -dormir, il n’y avait guère possibilité d’y manger. Cette auberge était, -en fait, la plus mauvaise où je fusse jamais descendu: comme servante, -une souillon qui sentait l’écurie; comme société, trois laboureurs; la -terre battue en guise de parquet; pas de vitres aux fenêtres. Accoutumée -à voyager, et soutenue par sa colère, la marquise prenait le tout avec -une aisance de grande dame; mais Denise, fraîche émoulue de son couvent, -s’effarouchait des éclats de voix et des jurons qui se croisaient autour -d’elle, et se ramassait, pâle et craintive, sur son escabeau. - -Cent fois je me vis sur le point d’intervenir pour lui épargner ces -outrages; mais ses yeux, quand ils m’accordaient la joie de chercher -timidement les miens pour un instant, semblaient me prier de n’en rien -faire. Ces hommes, d’ailleurs, comme le prouvaient leurs tirades -ineptes, étaient des délégués de Castres, qui dès le premier mot se -seraient écriés: «Aux aristocrates!» Je me tins donc tranquille, et je -fis bien, sans doute; mais l’arrivée de Géol lui-même eût été une -diversion bien accueillie. - -J’ai dit que la marquise ne faisait guère attention à eux; mais je -m’aperçus bientôt du contraire. Quand nous eûmes soupé, alors que le -tapage atteignait son paroxysme, elle s’en vint me trouver dans le coin -où je m’étais réfugié, et chargeant sa voix de toute la colère et du -dégoût que ses traits déguisaient si bien, elle me cria dans l’oreille -qu’il nous fallait partir dès l’aube. - ---Dès l’aube... ou même avant, chuchota-t-elle avec âpreté. Ceci est -odieux! abominable! Cette auberge me tue. Je partirais même sur l’heure, -en dépit du froid et de l’obscurité, si... - ---Je vais leur parler, dis-je, en faisant un pas vers la table. - -Elle me saisit par la manche, et me pinça le bras à me faire crier. - ---Imbécile! dit-elle. Voulez-vous nous perdre tous? Un seul mot nous -trahirait. Il ne s’agit pas de cela, mais de partir dès l’aube. Nous ne -dormirons pas; et sitôt le lever du jour, en route! - -J’y consentis, bien entendu. Pour elle, s’approchant du cocher, qui -avait pris notre place à table, elle l’avertit tout bas, puis revint à -moi, pour me dire de l’appeler s’il ne se levait pas. La chose réglée, -elle s’en alla vers l’alcôve, où Denise s’était déjà réfugiée. Par -malheur, ses allées et venues avaient attiré sur elle l’attention des -rustres de la table, et l’un d’eux, se dressant soudain, l’arrêta au -passage. - ---Une santé, madame, une santé! cria-t-il, avec un hoquet immonde (et, -titubant sur ses jambes, il lui présenta un verre de vin). Buvez! c’est -une santé que tout homme, femme ou enfant de France doit boire, ou le -diable l’emporte. Aux trois couleurs! Aux trois couleurs; et à bas -Madame Veto! Buvez, madame, buvez aux trois couleurs! - -L’ivrogne lui tendait le verre, au milieu des vociférations de ses -camarades. - ---Buvez! buvez! Aux trois couleurs; et à bas Madame Veto! - -Et il ajouta des plaisanteries et des blasphèmes que ma plume se refuse -à écrire. - -Je n’y tins plus: je me levai d’un bond pour châtier ces infâmes. Mais -la marquise, qui gardait une présence d’esprit admirable, m’arrêta d’un -coup d’œil. - ---Non, dit-elle en relevant la tête avec fierté, je ne boirai pas! - ---Oh! oh! s’écria-t-il avec un rire ignoble. Nous sommes donc une -aristocrate? Buvez quand même, ou bien nous vous ferons voir... - ---Je ne boirai pas! répliqua-t-elle, en lui opposant un courage hautain. -Et de plus, quand M. de Géol arrivera tantôt, vous aurez des comptes à -lui rendre. - -L’homme prit un air déconfit. - ---Vous connaissez le baron de Géol? dit-il, changeant de ton. - ---Je l’ai quitté au dernier village, et il doit me rejoindre ici ce -soir, répliqua-t-elle froidement. Et je vous conseillerai, monsieur, de -boire vos santés vous-même et de laisser les autres tranquilles. Car il -n’est pas homme à ravaler une injure. - -Le braillard haussa les épaules, pour cacher sa mortification. - ---Oh! alors, si vous êtes de ses amis, marmotta-t-il, en se disposant à -regagner sa place, je suppose que tout va bien. C’est un brave. Il n’y a -pas d’offense. Si vous n’êtes pas une aristocrate... - ---Je ne suis pas plus aristocrate que M. de Géol, répondit-elle. - -Et avec un léger salut, elle le laissa pour regagner l’alcôve. - -Après cet incident les hommes firent un peu moins de tapage, car la -marquise avait deviné juste: le nom de Géol était connu et respecté. Ils -ne tardèrent pas à se coucher sur le sol, enveloppés dans leurs -manteaux. Je fis de même, et passai la nuit, somme toute, beaucoup mieux -que je ne l’attendais. - -Au début, il est vrai, je ne m’endormis pas tout de suite, mais plus -tard je tombai dans un sommeil pénible, plein de cauchemars -ininterrompus, et attribuables à l’air confiné de la pièce. Lorsque -finalement je m’éveillai en sursaut, je trouvai quelqu’un penché sur -moi. D’apparence il faisait encore nuit, car tout était silencieux; mais -les tisons rougeoyants de l’âtre jetaient une vague lueur dans la pièce, -et me permirent de reconnaître Mme de Saint-Alais. C’était elle qui -venait de m’éveiller. Elle me désigna les autres personnages, qui -ronflaient encore. - ---Chut! fit-elle, le doigt sur les lèvres. Il est cinq heures passées. -Jules est en train d’atteler. J’ai payé la bonne femme, et dans cinq -minutes nous serons prêts. - ---Mais le soleil ne se lèvera que dans une heure! répondis-je. - -Cela pouvait s’appeler un départ matinal! - -La marquise n’en démordit pas. - ---Voulez-vous donc nous exposer à ce que cela recommence? me -glissa-t-elle, dans un chuchotement furieux. Vous tenez à nous garder -ici jusqu’à l’arrivée de Géol, peut-être? - ---Je suis à votre disposition, madame, déclarai-je. - -Cette réponse lui suffit, et sans rien ajouter, elle s’éclipsa et -disparut derrière le rideau, où je l’entendis chuchoter. J’enfilai mes -bottes, et comme il faisait très froid dans la salle, je m’approchai du -feu, et rassemblant du pied les tisons, je me chauffai une minute. Puis -j’ajustai ma cravate et mon épée, que j’avais retirées, et me trouvai -prêt à partir. Il était beaucoup trop tôt, à mon avis, et nous étions -déjà partis si tôt la veille! Mais enfin, puisque la marquise le -désirait, c’était mon rôle de lui complaire. - -Elle revint au bout d’un instant, et je m’aperçus, malgré le pâle -éclairage, qu’elle trépidait d’impatience. - ---Oh! dit-elle, ce cocher ne viendra donc jamais? Il n’en finit pas! -Allez le presser, monsieur!... Si Géol arrivait!... Allez, de grâce, et -qu’il se dépêche! - -Je m’étonnais de cette hâte, que je jugeais tout à fait vaine et -ridicule, car il n’y avait guère de chances pour que de Géol arrivât à -cette heure; mais convaincu que la marquise était à bout de résistance -nerveuse, je crus convenable de lui céder. Je franchis avec précaution -les corps des dormeurs, et atteignis la porte. Je soulevai le loquet, -sortis, et refermai l’huis derrière moi. La bise glacée de l’aube, -chargée d’une poussière de neige, fouetta mes joues, et transperça mon -manteau. Je frissonnai. A l’orient, les premières lueurs du jour se -révélaient à peine; vers tous les autres points cardinaux, c’était -encore la nuit, aussi noire qu’à minuit. - -Fort mal disposé envers la marquise, je me dirigeai comme je pus, tout -grelottant, vers la porte de l’écurie, piètre bicoque, située dans -l’alignement de la maison et environnée d’une mer de crotte. Elle était -close, mais une vague clarté jaunâtre, s’échappant d’une fenêtre, tout -au bout, m’apprit que Jules y était occupé. Je soulevai le loquet, et -l’appelai. Il ne répondit pas. J’entrai donc, et, passant derrière trois -ou quatre misérables haridelles--tant debout que couchées--arrivai enfin -à nos chevaux, qui se tenaient côte à côte, les derniers, sous la -lanterne suspendue à un crochet. - -Cependant Jules restait invisible, et je m’étais arrêté, me demandant où -il pouvait être, car il ne répondait toujours pas, lorsqu’une chose -noire, fouettant l’air, s’abattit sur mon visage et m’aveugla. Tout -aussitôt, je fus à me débattre dans les plis d’un manteau, qui -m’enveloppait complètement la tête, cependant qu’une poigne de fer me -saisissait les bras et les appliquait contre mes flancs. Pris à -l’improviste, je tentai de crier, mais l’épais tissu m’étouffait; par un -effort désespéré, je réussis à émettre un appel indistinct, mais -d’autres mains que celles qui me maintenaient, assujettirent plus -étroitement l’étoffe sur mon visage. A demi suffoqué, je luttais et me -contorsionnais pour me délivrer. En vain. Je sentis des mains agiles -parcourir tout mon corps, et je compris que l’on me dépouillait. Puis, -comme je résistais toujours, l’homme qui me tenait par derrière me donna -un croc-en-jambe, et je tombai, sans qu’il me lâchât, la face contre -terre. - -Par bonheur, je tombai sur de la paille; mais, bien qu’amorti, le choc -me coupa la respiration; et, tant par suite de ma chute que grâce au -manteau, qui dans ma nouvelle posture menaçait de m’étrangler tout à -fait, je restai une minute inerte, et les scélérats en profitèrent pour -me garrotter les poignets et les chevilles. Ainsi ficelé, je me sentis -soulever et emporter à quelque distance, où l’on me jeta brutalement sur -une couche molle--de foin, m’apprit mon odorat. Puis une botte de foin -s’abattit sur moi, et une seconde, et d’autres, tant et plus. Je me crus -sur le point d’asphyxier, et fis un effort frénétique pour appeler au -secours. Mais le manteau m’entortillait la tête à plusieurs tours, et -j’eus beau m’évertuer, je n’aboutis, en fin de compte, qu’à pousser un -grognement sourd, qui se perdit dans les épaisseurs de l’étoffe. - - - - -CHAPITRE XVIII - -JE FAIS TRISTE FIGURE - - -Je ne luttai pas longtemps. Les efforts que j’avais faits pour me -libérer de mes agresseurs, et finalement pour appeler au secours, -m’avaient porté le sang à la tête, et tellement épuisé que je restai -anéanti, le cœur oppressé comme si ses battements allaient me suffoquer, -et les poumons aspirant à l’air libre. Je me voyais en danger -d’asphyxier pour de bon; mais heureusement, l’effroi de cette fin, qui -une minute plus tôt avait provoqué mes efforts désespérés, m’inspira -alors le courage suprême de rester immobile, et de me ressaisir, pour -trouver moyen d’avoir de l’air. - -Il était temps. Je brûlais comme feu, et suais par tous les pores. -Néanmoins l’effroyable sensation d’étouffement s’atténua un peu quand je -fus resté une minute tranquille; et me tournant la tête et le buste -légèrement de côté,--ce que je réussis à faire, quoique incapable de me -relever,--je respirai plus librement. Ma situation n’en restait pas -moins affreuse. Sous la pression des bottes de foin qui m’écrasaient -irrémédiablement, des souffrances nouvelles naquirent bientôt, en place -de celles dont j’étais soulagé. Peu à peu, les liens de mes poignets me -tuméfiaient les chairs, la garde de mon épée me pénétrait dans le flanc, -je sentais mon échine prête à rompre sous le faix, mes épaules -devenaient horriblement douloureuses. J’allais mourir ainsi, lentement -écrasé, dans le noir, alors qu’un appel, un seul appel, si j’avais pu -élever la voix, m’eût procuré secours et soulagement. - -Cette idée m’affola si bien que me figurant après un siècle de cette -torture entendre un léger bruit, comme si l’on remuait dans l’écurie, je -cessai de me contraindre, et me remis à me débattre, m’enfonçant les -liens dans les chairs et en guise d’appels exhalant des gémissements. -Mais cette révolte ne fit qu’ajouter à ma détresse; l’individu, s’il -existait en effet, ne m’entendit pas, et le bruit cessa; ou du moins -s’il persista, le tumulte de mes artères et le gonflement excessif des -veines de mon cou, me rendirent sourd à ce bruit. Le poids effroyable -que j’avais un instant soulevé retomba. J’y renonçai, désespéré, et -m’abandonnai, quasi pâmé, hors d’état de penser ou de me souvenir, sans -désir de secours, ni projets d’évasion, totalement passif. - -Cet état durait depuis quelque temps, lorsqu’un bruit assez fort pour -faire vibrer mes tympans obnubilés me tira de ma stupeur. Je prêtai -l’oreille, d’abord vaguement. Le bruit se renouvela; puis, sans autre -avertissement, une douleur aiguë me transperça le mollet. Je hurlai; et -malgré le manteau et le foin entassé sur ma tête, qui étouffaient mon -cri, j’en perçus un faible écho. Puis plus rien. - -Hébété comme un homme réveillé en sursaut, je crus tout d’abord avoir -rêvé le cri aussi bien que la douleur; et je gémis dans ma détresse. -Mais au même instant je sentis le foin s’agiter au-dessus de moi: le -plus lourd de la masse qui m’écrasait fut retiré, je perçus des voix et -des appels, je vis une faible lumière, et je compris que j’étais sauvé. -En un clin d’œil on m’eut empoigné et dégagé, à grand renfort de cris et -d’exclamations. Le manteau fut arraché de ma tête, et j’aperçus, étourdi -et presque ébloui, une demi-douzaine de figures penchées sur moi et qui -m’examinaient. - ---Mais, doux Jésus! c’est le monsieur qui est parti ce matin! s’écria -une femme. - -Et, d’étonnement, elle jeta les bras au ciel. - -Je la regardai. C’était la patronne de l’auberge. J’avais la gorge sèche -et parcheminée, les lèvres gonflées; mais en m’y reprenant à deux fois, -je réussis à lui dire de me délier. - -Elle obéit, au milieu de nouvelles exclamations de surprise et -d’émerveillement; puis, comme j’étais roide et engourdi à ne pouvoir -remuer, on me transporta jusque sur le seuil de l’écurie, où quelqu’un -plaça une escabelle, tandis qu’un autre m’offrait un verre d’eau. Cette -eau et le grand air me ranimèrent, et au bout de quelques minutes je pus -me tenir debout. Cependant on me pressait de questions; mais je restais -vertigineux et confondu, et il me fut tout d’abord impossible de -rassembler mes idées. Mais bientôt un personnage qui s’approcha d’un air -d’importance, en écartant la foule de rustres et de valets d’écurie qui -m’entouraient, m’aida à recouvrer la parole. - ---Qu’est ceci? dit-il. Qu’est ceci, monsieur? Comment-vous trouvez-vous -dans cette écurie? - -La patronne de l’auberge répondit pour moi qu’elle l’ignorait; que l’un -des garçons en allant querir du foin avait piqué sa fourche dans ma -jambe, et m’avait ainsi découvert. - ---Mais qui est-ce? demanda le nouveau venu d’un ton impératif. - -C’était un homme grand et maigre, avec une petite figure chafouine et -des yeux inquisiteurs. - ---Je suis le vicomte de Saux, répondis-je. - ---Hein? fit-il, en traînant le monosyllabe. Et comment, monsieur le -vicomte, si tel est votre nom, comment diantre vous trouvez-vous dans -cette écurie? - ---J’ai été volé, soufflai-je. - ---Volé! répliqua-t-il en reniflant. Allons donc, monsieur; il n’y a pas -de voleurs dans notre commune. - ---Pourtant, j’ai bien été volé, répliquai-je, idiotement. - -Pour toute réponse, avant que je me fusse avisé de son intention, il -plongea la main, sans cérémonie et sans un mot d’excuse, dans la poche -de mon habit, et en retira une bourse. Il la leva en l’air à la vue de -tous. - ---Volé? fit-il, d’un ton ironique. J’en doute, monsieur; j’en doute! - -Je regardai la bourse avec stupéfaction; puis machinalement je portai la -main à ma poche, et en tirai successivement plusieurs objets. Il avait -raison. Je n’avais pas été volé. Tabatière, mouchoir de poche, ma montre -et mes breloques, mon canif, avec un petit miroir, et un calepin, tout y -était! - ---Maintenant que j’y repense, dit soudain la bonne femme, il y a dans la -maison une paire de valises: elles doivent appartenir à ce monsieur! Je -me demandais tout à l’heure à qui elles étaient. - ---Elles sont à moi! m’écriai-je, retrouvant la mémoire et la présence -d’esprit. Elles sont à moi!... Mais dites: les dames qui étaient avec -moi? Elles ne sont pas parties? - ---Voilà trois heures qu’elles sont en route, répliqua la femme, en me -dévisageant. Et j’aurais juré que monsieur était avec elles. Mais, à -vrai dire, le jour pointait à peine, et une erreur est bientôt faite. - -Une idée qui eût dû me venir plus tôt, une idée affreuse, enfonça son -dard dans mon cœur. Je plongeai la main dans la poche intérieure de mon -habit, et la retirai vide. Le brevet, ce brevet dans lequel je mettais -tout mon espoir, avait disparu. - -Je poussai un cri de rage et promenai autour de moi des yeux égarés. - ---Qu’y a-t-il? dit l’individu chafouin, en rencontrant mon regard. - ---Mes papiers! exclamai-je, quasi grinçant des dents, à me voir ainsi -berné et joué, car je comprenais enfin tout. Mes papiers! - ---Eh bien quoi, vos papiers? - ---Ils ont disparu! On me les a volés! - ---En vérité? fit-il, d’un ton sec. C’est ce qui reste à prouver, -monsieur. - -Je crus d’abord qu’il voulait dire que je pouvais me tromper comme je -m’étais trompé d’abord; et pour plus de sûreté je retournai ma poche. - ---Non, dit-il, plus sec que devant. Je vois bien qu’ils ne sont pas là. -Mais la question, monsieur, est de savoir s’ils y ont jamais été. - -Je le regardai. - ---Hé oui, fit-il, voilà précisément le hic, monsieur. Où sont vos -papiers? - ---Je vous répète qu’on me les a volés! m’écriai-je, en fureur. - ---Et je vous dis, moi, que cela reste à prouver, répliqua-t-il. En tant -que cela ne sera pas prouvé, vous ne partirez pas d’ici. Voilà tout, -monsieur, et la chose est simple. - ---Et qui donc, repris-je avec indignation, qui donc êtes-vous, je -voudrais le savoir, monsieur, vous qui arrêtez les voyageurs sur la -grand’route et leur demandez leurs papiers? - ---Tout bonnement le président du Comité local, répondit-il. - ---Et vous imaginez-vous, dis-je, révolté par sa bêtise, que je me sois -lié les mains et étouffé moi-même sous ce foin, tout exprès? Exprès pour -passer par votre maudit village? - ---Je ne suppose rien, monsieur, répondit-il froidement. Mais nous sommes -ici sur la route de Turin, où M. d’Artois est en train, paraît-il, -d’assembler les mécontents; et sur celle de Nîmes, où des personnes -malintentionnées arborent la cocarde rouge. Et sans papiers, personne ne -passe. - ---Mais que prétendez-vous faire de moi? demandai-je, voyant que les -rustres qui béaient autour de nous le considéraient à l’instar d’un vrai -Salomon. - ---Vous garder, monsieur le vicomte, jusqu’à ce que vous vous soyez -procuré des papiers, répondit-il. - ---Mais, mordieu! fis-je. Ce n’est pas des plus commodes, ici. Y a-t-il -apparence que quelqu’un me connaisse? - -Il haussa les épaules. - ---Sans papiers, trancha-t-il, monsieur ne partira pas. C’est définitif. - -Et il disait vrai, c’était définitif. En vain, je lui exposai les faits, -et lui demandai si quelqu’un irait volontairement subir, dans l’unique -but de cacher son manque de papiers, ce que j’avais subi; en vain je lui -demandai si l’état dans lequel on m’avait trouvé n’était pas en lui-même -une preuve suffisante du vol; si on pouvait se lier les mains à -soi-même, et empiler du foin sur sa propre personne. J’eus beau ajouter -que je connaissais mon voleur; cette dernière affirmation ne réussit -qu’à empirer les choses. - ---En vérité? fit-il ironiquement. Eh bien donc, je vous prie, qui -est-ce? - ---C’est ce bandit de Froment! Froment de Nîmes! - ---Il n’est pas dans la région. - ---Comment! je l’ai vu hier! répliquai-je. - ---En ce cas nous voilà fixés, reprit l’homme du Comité avec un singulier -sourire (et sa petite cour sourit également). Après cela, nous ne -perdrons certainement pas de vue monsieur le vicomte. - -Il tint parole: lorsque je rentrai dans l’auberge, pour fuir le froid -qui me pénétrait, et que je m’assis devant l’âtre pour examiner ma -situation, deux des laboureurs m’accompagnèrent; et quand je ressortis, -pour jeter un regard mélancolique vers le haut et vers le bas de la -route, j’en trouvai deux autres à mes côtés, comme par enchantement. -Quelque part que j’allasse, il ne pouvait manquer d’en surgir un, et si -je m’écartais trop de la maison, ils me touchaient le bras et d’un ton -rogue m’ordonnaient de revenir. Le mont Aigoual lui-même, qui élevait sa -cime nue, sévère et glacée, par-dessus la vallée, n’était pas plus ferme -que leur vigilance, ou plus immuable. - -Mon agitation s’en accrut, et je tombai momentanément dans un état -voisin de la folie. Joué par Mme de Saint-Alais, volé par Froment,--qui, -j’en étais sûr, avait pris ma place, et à cette heure roulait tout à son -aise entre Sumène et Ganges avec mon brevet dans sa poche,--j’arpentais -la route, cette route qui était ma prison, dans une fièvre de rage et de -tristesse. L’ingratitude de la marquise, ma propre confiance, l’ineptie -des villageois, me révoltaient à tour de rôle; mais je détestais plus -encore, peut-être, l’inaction à laquelle je me trouvais condamné. Je -venais d’échapper à un danger mortel, et j’aurais dû m’en féliciter; -mais personne ne se résigne à être dupe. Et successivement, un jour, -puis deux, puis trois, s’écoulèrent: il gela et dégela, il neigea et il -fit beau; et toujours, cependant que la voiture filait sur la route de -Nîmes, emportant ma promise de plus en plus loin de moi, je restai -prisonnier dans ce misérable hameau. Je pris en horreur l’infâme -auberge, dans laquelle je battais la semelle durant les heures froides, -la route boueuse qui passait devant, la piteuse rangée de taudis qu’ils -appelaient le village. Tout le jour, et où que j’allasse au dehors, les -rustres se faisaient un jeu de me harceler et de me tarabuster; chaque -soir le Comité venait m’interroger. Une maison dans un sens, une maison -dans l’autre, étaient mes frontières, tandis que le monde s’agitait par -delà les montagnes, et que la France trépidait; et je ne pouvais savoir -ce qui se brassait en vue de m’aliéner le cœur de Denise. On ne -s’étonnera pas si je côtoyai la folie. - -J’avais laissé mon cheval à Millau, et l’aubergiste avait projeté de me -l’expédier à Ganges au bout d’une couple de jours, par les soins d’une -connaissance, qui devait passer par là. Je l’attendais donc à toute -heure, et mon seul espoir était que son convoyeur fût à même de -m’identifier, car une cinquantaine d’habitants de Millau avaient vu ou -entendu lire mon brevet. Mais le cheval n’arrivait pas, ni personne de -Millau, et la crainte que la mise en liberté des deux dames n’y eût -causé du trouble, diminuait encore mon courage. Il m’eût été difficile -de communiquer avec Cahors, et le Comité, dans son indépendance et son -obstination rustiques, refusait aussi bien de me laisser aller que de me -faire conduire à Nîmes, où mon identité serait reconnue. Ce fut en vain -que je les pressai. - ---Non, non, répondit l’homme à la mine chafouine, la première fois que -je lui posai la question. Il passera bien quelqu’un dont vous êtes -connu. Prenez seulement patience. - ---Monsieur le vicomte doit être connu de beaucoup de monde, interrompit -la femme de la maison. - -Et elle me regarda, les bras enroulés dans son tablier et la tête -penchée sur le côté. - ---C’est évident! c’est évident! acquiesçait la foule, et, tout en se -grattant les mollets, les membres du Comité lui emboîtèrent le pas, et -me considérèrent avec satisfaction, comme un objet qui leur faisait -beaucoup d’honneur. - -Cette stupide vanité m’exaspérait; mais à quoi bon? - ---Après tout vous êtes fort bien ici, disait le premier interlocuteur, -en haussant les épaules. Vous êtes à merveille ici. - ---Vous êtes toujours mieux que sous le foin! ne manquait pas de répondre -l’homme qui m’avait piqué la jambe. - -Et là-dessus--car c’était la plaisanterie quotidienne--un rire général -s’élevait, et m’exhortant une dernière fois à la patience, le Comité se -retirait. - -Parfois l’entretien dans la cuisine prenait un tour plus sévère et -périlleux: l’un après l’autre chacun de mes geôliers rappelait pour mon -édification les vieilles histoires des dragonnades, de Villars et de -Berwick, histoires à glacer le sang dans les veines, d’atroces cruautés -infligées et subies, de rudes montagnards et de vaillantes femmes qui -affrontèrent les pires châtiments des rois, pour la cause qu’ils avaient -embrassée; histoires d’une grande cause, abattue mais non détruite, de -tout un peuple traîné dans la poussière et le sang, mais toujours debout -et redevenu fort. - ---Et croyez-vous qu’après ceci, exclamait avec des prunelles -flamboyantes le narrateur de ce drame auquel ses grands-parents avaient -pris part, croyez-vous qu’après ceci nous allons rester en dehors de -cette affaire? Croyez-vous, monsieur, qu’à cette heure où, après tant -d’années, la vengeance est à notre portée et où nos persécuteurs -chancellent, croyez-vous que nous allons rester là sans bouger, à les -voir se raffermir? Évêques et capitaines, chanoines et cardinaux, où -sont-ils à cette heure? Où sont les terres qu’ils nous ont volées? Ils -les ont perdues! Où sont les dîmes qu’ils nous prenaient avec notre -sang? On les à reprises! Où est saint Étienne, dont ils persécutèrent le -père? Il a le pied sur leur tête! Et après ceci, croyez-vous qu’avec -toutes leurs processions, leurs idoles et leurs saints-sacrements, ils -viendront nous défier et nous imposer de nouveau leur loi? Non, -monsieur, non; et mille fois non! - ---Mais il n’est pas question de cela! dis-je timidement. - ---Il n’en est que trop question, me fut-il répliqué sévèrement. Dans -Nîmes et Montauban, à Arles, en Avignon! Nous autres habitants de la -montagne avons vu trop souvent la tempête s’amonceler dans les plaines -pour nous y tromper. Ces prêches et ces processions et ces vierges -pleureuses, ces prières de réparations... savez-vous ce que cela -présage, monsieur? Du sang! du sang! et encore du sang! Il en a été -ainsi vingt fois, il en sera de même aujourd’hui. Mais cette fois-ci le -sang ne sera pas versé que d’un seul côté! - -Ces discours me donnaient à réfléchir. Je m’apercevais que la -signification des mots différait selon la bouche qui les prononçait, et -que la même Révolution qui s’opérait aisément et sans heurts dans le -nord pourrait bien dans le sud mettre tout à feu et à sang. En Quercy -nous avions perdu quatre ou cinq châteaux, une poignée d’existences, et -pour quelques heures la populace s’était déchaînée, le tout sans grand -enthousiasme. Ici, au contraire, je me figurais être sur le bord d’un -énorme creuset sous lequel couvaient encore les feux de la persécution; -je sentais sur ma joue le souffle ardent de la passion, je voyais sous -les scories à peine refroidies la lave des vieilles inimitiés -bouillonner à nouveau d’ambitions plus âpres, et les anciennes factions -se rallumer au souffle de nouveaux fanatismes. Après avoir entendu -Froment, j’entendais ses adversaires; il ne me restait plus qu’à savoir -de quelles forces disposait le premier. - -Néanmoins ce genre de pronostics n’apportait guère de soulagement à ma -réclusion. Je passai la plus grande partie d’une quinzaine à me ronger -d’impatience. La femme de l’auberge était enchantée de m’avoir comme -pensionnaire; car je payais, et les clients étaient rares. Le Comité, -lui, tirait gloire de moi, car je représentais un vivant et ambulant -témoignage de son pouvoir, et de l’importance du village. Mais quand à -cette situation pénible et grotesque vint s’ajouter l’angoisse que les -nouvelles de Nîmes m’inspirèrent au sujet de Denise, je n’y tins plus, -et résolus de m’évader coûte que coûte. - -Le fait que je n’avais pas de cheval, et la quasi-certitude d’être -arrêté à Sumène ou à Ganges, m’avaient jusqu’alors détourné de ce -projet; mais la détention m’était enfin devenue intolérable, et après -avoir supputé toutes les chances, je décidai de fuir dans la soirée, au -coucher du soleil, et de gagner Millau à pied. Les villageois, sachant -que je me rendais à Nîmes, ne manqueraient pas de me poursuivre dans -cette direction, et même si une partie prenait l’autre route, j’avais -beaucoup de chances de leur échapper à la faveur de l’obscurité. Je -comptais atteindre Millau peu après le lever de l’aurore, et là, si le -maire était toujours bien disposé envers moi, je pouvais récupérer mon -cheval, et, pourvu d’un sauf-conduit, gagner Nîmes par le même chemin ou -par un autre. - -Ce plan paraissait réalisable, et dès ce soir-là, le hasard me favorisa. -L’homme qui devait me tenir compagnie se renversa sur le pied une -marmite d’eau bouillante, et sans plus s’occuper de moi ni de son -devoir, il retourna chez lui en se lamentant. Une minute plus tard, la -femme de l’auberge fut appelée au dehors par un voisin, et à l’heure -précise que j’aurais moi-même désignée, je me trouvai seul. Mais je -n’avais pas une minute à perdre. Incontinent, je mis mon manteau, et -prenant mes pistolets sur la tablette où on les avait déposés, je me -munis de quelques vivres et m’éclipsai par la cour de l’auberge. Un -chien y avait sa niche, mais il me connaissait, et à ma vue il agita la -queue. En deux minutes, après avoir longé précautionneusement les -derrières des maisons, je rejoignis la route de Millau, où je me trouvai -libre et solitaire. - -La nuit était tombée mais il ne faisait pas encore tout à fait noir; et -redoutant tous les yeux, je pris ma course, tour à tour sondant -inquiètement le crépuscule devant moi, ou guettant par derrière -l’approche d’une poursuite. Durant quelques minutes cette crainte -m’absorba tout entier; mais enfin la seule lumière tremblotante qui -décelait le village disparut, la nuit et le silence infini des montagnes -se refermèrent sur moi, et une sensation de solitude, accablante, -s’empara de moi. Denise était à Nîmes, et je me dirigeais du côté -opposé; quels accidents ne pouvaient se produire, susceptibles -d’ajourner mon retour? En attendant elle restait à la merci de sa mère -et de ses frères, et toutes les traditions de sa famille, tous les -préjugés de la virginité et de son éducation se liguaient contre mes -désirs. Ne mettrait-on à profit cet imbroglio pour disposer de sa main? -Ou, sans aller jusque-là, quel ne pouvait être le sort d’une jeune -fille, dans cette cité de factions, dans cette lutte farouche que les -paysans m’avaient fait prévoir? - -Aiguillonné par ces pensées, je me hâtais fébrilement, et j’avais fait -peut-être une lieue, quand le bruit sec d’un fer de cheval heurtant une -pierre, frappa mon oreille. Comme ce bruit venait de devant, je me jetai -sur le côté de la route et me tapis afin de laisser passer le voyageur. -Je crus distinguer le pas de trois chevaux, mais quand la silhouette -vague des cavaliers m’apparut, ils étaient seulement deux. - -Il est probable que je me soulevai un peu trop pour mieux voir. En tout -cas, je n’avais pas compté avec les chevaux, dont le plus proche, en -passant devant moi, fit un écart soudain. La brusquerie de ce mouvement -faillit démonter le cavalier, mais en un clin d’œil celui-ci maîtrisa sa -monture, et sans me laisser le temps de me reconnaître, la poussa dans -ma direction. Je n’osai bouger, crainte de trahir ma présence, mais la -précaution fut vaine, car déjà le cavalier avait distingué ma -silhouette. - ---Holà! cria-t-il. Qui êtes-vous, qui vous embusquez afin de faire -rompre le cou aux gens? Parlez, ou sinon... - -Mais j’empoignai sa bride. - ---M. de Géol! m’écriai-je, le cœur battant à me rompre la poitrine. - ---Arrière! cria-t-il, en m’examinant, car il ne reconnaissait pas ma -voix. Qui êtes-vous? qui est là? - ---C’est moi, moi M. de Saux, répondis-je avec cordialité. - ---Hé quoi, l’ami, exclama-t-il du ton de la plus grande surprise, je -vous croyais à Nîmes depuis plus de dix jours! Nous avons votre cheval -avec nous. - ---Avec vous? Mon cheval! - ---Hé oui. Votre bon ami que voici le mène depuis Millau. Mais -qu’êtes-vous devenu tout ce temps? Et que faites-vous ici? reprit-il -avec méfiance. - ---J’ai perdu mon passeport. Il m’a été volé par Froment. - -Il siffla. - ---Et à Villeraugues on m’a arrêté, continuai-je. Je suis resté là -depuis. - ---Ah! ah! dit-il sèchement. Cela vous apprendra à voyager en mauvaise -compagnie, monsieur le vicomte. Et ce soir je suppose que vous étiez... - ---En train de prendre la poudre d’escampette, répliquai-je tout franc. -Mais vous-même... je vous croyais passé depuis longtemps. - ---Non, dit-il. J’ai été retenu. Mais puisque nous nous sommes trouvés, -je vous conseille de monter à cheval et de revenir avec moi. - ---Je ne demande pas mieux, fis-je vivement. Et vous pourrez leur dire -qui je suis. - ---Moi? répliqua-t-il. Pas du tout. Je ne sais pas qui vous êtes en -réalité. Je sais seulement que vous m’avez dit être M. de Saux. - -Je tombai de mon haut, et restai un moment à le considérer dans les -ténèbres. Mais ce moment fut bref, car une voix sortit de ces ténèbres: - ---N’ayez crainte, monsieur le vicomte, je répondrai pour vous. - -Je sursautai. - ---Palsambleu! m’écriai-je, frémissant. Qui a parlé? - ---Moi, Buton. C’est moi qui ai votre cheval, monsieur le vicomte. - -C’était en effet, Buton, le forgeron; le capitaine Buton, du Comité. - - * * * * * - -Cette rencontre mit une fin provisoire à mes tribulations. Quand nous -arrivâmes dans le village, au bout de dix minutes, le Comité, médusé par -les sauf-conduits dont Buton était porteur, admit aussitôt ses -explications, et n’opposa aucune entrave à mon départ. Et douze heures -après, les trois personnages réunis par ce singulier hasard traversaient -Sumène. Nous couchâmes à Sauve, et bientôt laissant derrière nous -l’hiver prolongé des montagnes, avec son froid et sa neige, nous -commençâmes à descendre sous le soleil le versant occidental de la -vallée du Rhône. Tout le jour nous chevauchâmes dans une atmosphère -balsamique, entre des champs, des jardins en fleur et des bois -d’oliviers: la poussière blanche, les maisons blanches, les rochers -blancs, témoignaient du Midi. Un peu avant le coucher du soleil nous -arrivions en vue de Nîmes, et saluions la fin d’un voyage qui, pour ma -part, avait été accidenté. - - - - -CHAPITRE XIX - -A NÎMES - - -On croira sans peine que je contemplai la ville avec une émotion peu -ordinaire. J’en avais entendu assez à Villeraugues--sans parler des -détails ajoutés en cours de route par M. de Géol--pour me convaincre que -c’était ici et non dans le nord, ici dans le Gard et les -Bouches-du-Rhône, parmi les champs d’oliviers et la poussière blanche du -Midi, et non parmi les champs de blé et les pâturages du nord, que le -sort de la nation allait se jouer. Ce n’était pas à Paris, où les gens -voulaient et ne voulaient pas, où Mirabeau et La Fayette, par crainte du -peuple, faisaient un jour un pas vers le roi, et le lendemain, par -crainte qu’une fois rétabli sur son trône il ne vînt à sévir, -retournaient en arrière, ce n’était pas là-haut, que la Révolution -pouvait être arrêtée, mais bien ici! Ici, où l’ardente imagination des -Provençaux voyait encore quelque chose de saint dans les choses naguère -vénérées, ici où la faction rattachait les hommes à la foi. - -Jusqu’à présent le flot révolutionnaire n’avait pas rencontré -d’opposition sérieuse. Les obstacles qui semblaient les plus forts, le -roi, la noblesse, s’étaient écroulés et effondrés devant elle, presque -sans résistance; restait à voir si le troisième et dernier des pouvoirs -dirigeants, l’Église, se comporterait mieux. Certes, si Froment disait -vrai, si la foi devait s’opposer à la foi, et le fanatisme à un autre -fanatisme, c’était bien ici, dans cette vallée du Rhône, où l’Église -maintenait encore son autorité, que se trouvaient les matériaux les plus -propices aux desseins de l’enthousiaste. Dans cette hypothèse--et tout -en l’examinant, je promenai un long regard méditatif sur la ville et -l’indéfinie plaine basse qui s’étalait au delà, baignée dans les feux du -couchant--dans cette hypothèse, c’était d’ici que peut-être jaillirait -la flamme destinée à embraser la France. D’ici pouvait partir du jour au -lendemain une conflagration aussi vaste que le pays; une conflagration -qui, se propageant avec une fureur croissante, gagnerait la Vendée, la -Bretagne, les côtes du nord, et sous peu environnerait Paris de son -cercle de feu. - -Mais l’incendie s’allumerait-il? Dans ce doute, je contemplai de -nouveau, avec une curiosité avide, cette cité de laquelle on attendait -tant. Sa multitude de terrasses et de maisons blanches occupait la pente -douce qui joint à la plaine du Rhône les derniers contreforts des -Cévennes. Au nord, dans les faubourgs, s’élevaient trois collines: celle -du milieu portait une tour, la plus orientale allongeait son ombre -démesurée vers le fleuve lointain, et sur leurs pentes à toutes trois, -vers l’est et le sud, la ville s’étageait. A mesure que nous en -approchions, cet amphithéâtre, comme les routes convergentes, et la -plaine aux verdures printanières, et les grandes manufactures qui çà et -là s’élevaient dans les faubourgs, tout semblait bourdonner d’activité, -d’une foule d’allants et venants, isolés ou par groupes, qui s’en -allaient hors des murs à leurs plaisirs, ou couraient à leurs affaires. - -Tous sans exception, je le remarquai, portaient un insigne quelconque: -soit la cocarde tricolore, soit, plus souvent, une rosette rouge, un -flot de rubans rouges, une cocarde rouge, et à l’aspect de ces emblèmes -mes compagnons se rembrunirent à vue d’œil. Un autre détail -caractéristique, le tintement de nombreuses cloches qui appelaient aux -vêpres les fidèles--et dont les sons me parurent harmonieux dans l’air -du soir--était aussi peu de leur goût. Elles tintèrent plus nombreuses, -accélérant leur rythme; et il en résulta qu’insensiblement je finis par -rester en arrière. Lorsque nous arrivâmes dans les rues, la circulation -plus nombreuse, et l’attention avec laquelle je regardais autour de moi, -accrurent la distance qui nous séparait; et bientôt, un long défilé de -charrettes venant à passer, suivi d’une compagnie de gardes nationaux, -je me trouvai chevauchant seul, à cent pas derrière eux. - -Je ne le regrettai point. La nouveauté du spectacle, cette foule de -visages renouvelés continuellement, le patois méridional, le mouvant -défilé de soldats, de paysans, de filles, me divertissaient. Je le -regrettai moins encore quand par hasard un objet, que je m’attendais -plus ou moins à voir depuis mon arrivée dans Nîmes, se matérialisa, là, -dans cette rue sinueuse, et me sauta, pour ainsi dire, aux yeux. En -passant sous les barreaux d’une fenêtre peu élevée au-dessus du sol, -j’entrevis une main blanche qui agitait un mouchoir: vision instantanée, -mais le geste suffit à m’évoquer Denise! Quand je tirai sur ma bride, le -mouchoir avait déjà disparu, la fenêtre était déserte, autour de moi la -foule bavarde allait son chemin. - -Machinalement j’arrêtai mon cheval et regardai à la ronde, le cœur -palpitant. Je ne vis proche de moi personne à qui le signal pût être -destiné; et pourtant, la chose me paraissait bizarre. Je ne pouvais -admettre une telle bonne fortune, pas plus que d’avoir si tôt retrouvé -Denise. Cependant, comme mon regard incertain se dirigeait à nouveau -vers la fenêtre, le mouchoir y flotta encore un instant. Cette fois le -signal s’adressait à moi si indéniablement qu’au mépris de toute -prudence, je poussai mon cheval à travers la foule jusqu’à la porte, et -sautant à bas précipitamment, jetai la bride à un gamin qui se trouvait -là. Je n’osai lui demander qui habitait la maison; et embrassant d’un -coup d’œil la morne façade blanche, la rangée de fenêtres grillées qui -couraient sous le balcon, je m’en remis à la fortune, et heurtai. - -A l’instant la porte s’ouvrit, et un laquais parut. Je n’avais pas -réfléchi à ce que je lui dirais, et je restai d’abord à l’examiner -stupidement. Puis, à tout hasard, sous le coup de la nécessité, je lui -demandai si madame recevait. - -Il me répondit très poliment que oui, et tirant la porte, s’effaça -devant moi. - -J’entrai, ahuri d’étonnement; et celui-ci ne fit que s’accroître quand -après avoir traversé un vestibule spacieux, dallé de marbre noir et -blanc, et m’être laissé guider jusqu’au haut de l’escalier, je m’aperçus -que tout ce qui m’entourait, depuis la sobre livrée du laquais jusqu’aux -moulures du plafond, portait le cachet de l’élégance la plus raffinée. -Des piédouches, portant des bustes de marbre, occupaient les angles de -l’escalier; trois orangers en caisses garnissaient le vestibule; et des -fragments antiques ornaient les murs. Toutefois je n’y pus jeter qu’un -coup d’œil: très vite j’arrivai au haut de l’escalier, et l’homme -m’ouvrit une porte. - -Je pénétrai dans la pièce, les yeux avides: un songe, un impossible -songe, prit possession de moi pour un instant, et me fit espérer que -Denise--non plus Mlle de Saint-Alais, mais Denise, la jeune fille qui -m’aimait et avec qui je n’avais jamais été seul--serait là pour me -recevoir. A sa place, une étrangère se leva posément d’un fauteuil placé -dans la baie d’une fenêtre, et, après une courte hésitation, s’avança à -ma rencontre. Cette inconnue, grande, l’air sérieux et très belle, -m’examinait curieusement de ses yeux noirs, tandis qu’un peu de rose -montait à ses fines joues olivâtres. - -A la vue de cette étrangère, je me mis à balbutier des excuses pour mon -intrusion. Elle me fit la révérence. - ---Monsieur n’a pas à s’excuser, dit-elle, aimablement. Il était attendu, -et le repas est servi. Si vous voulez bien suivre Gervais, il va vous -mener à une chambre où vous pourrez vous nettoyer de la poussière du -voyage. - ---Mais, madame, fis-je, encore hésitant. Je crains d’abuser... - -Elle secoua la tête d’un air mutin. - ---Je vous en prie, dit-elle, en agitant sa main vers la porte. - ---Mais mon cheval, dis-je, immobile d’ahurissement, je l’ai laissé sur -la rue. - ---On en prendra soin. Veuillez me faire le plaisir... - -Et elle me montra la porte d’un petit geste impérieux. - -Je sortis complètement abasourdi. L’homme qui m’avait conduit à l’étage -m’attendait. Par un corridor large et spacieux, il me conduisit à une -chambre à coucher, où je trouvai tout le nécessaire pour rafraîchir ma -toilette. Il prit mon habit et mon chapeau, et s’occupa de moi avec la -dextérité d’un valet de chambre consommé. Dans mon ahurissement, je le -laissai faire. Mais lorsque, revenu un peu de mon trouble, j’ouvris la -bouche pour lui poser une question, il me pria de l’excuser: madame -m’expliquerait. - ---Madame...? fis-je. - -Et mon regard interrogatif attendait qu’il remplît la lacune. - ---Oui, monsieur, madame vous expliquera, répondit-il, sans broncher. - -Puis, voyant que j’étais prêt, il me reconduisit, non plus à la chambre -que je venais de quitter, mais à une autre. - -Je crus rêver, en y entrant; car je ne doutais pas que l’énigme dût m’y -être expliquée. Mais je ne trouvai personne. La pièce était spacieuse, -et parquetée, avec trois hautes fenêtres étroites, dont l’une, -entr’ouverte, donnait accès aux bruits de la rue. Un petit feu de bois -brûlait dans une vaste cheminée à colonnes de marbre sculpté; et dans un -coin de la pièce se trouvaient un clavecin, une harpe et un pupitre à -musique. Plus près du feu, une petite table ronde, coquettement dressée -et éclairée par des bougies disposées dans de vieux candélabres -d’argent, formait un tableau enchanteur: devant cette table la dame -était assise. - ---Avez-vous froid? dit-elle, en m’accueillant d’un air plein -d’affabilité. - ---Non, madame, je vous remercie. - ---En ce cas, nous pouvons nous mettre à table immédiatement, -reprit-elle. - -Et elle me désigna ma place. - -En m’y installant, je découvris avec ébahissement qu’il n’y avait que -deux couverts. La dame s’aperçut de mon trouble, elle rougit légèrement, -et ses lèvres se contractèrent comme si elle refrénait un sourire. Mais -elle ne dit mot. Quant à concevoir d’elle une opinion peu flatteuse, ce -me fut dès l’abord interdit, aussi bien par l’aisance tranquille de ses -manières, que par l’aspect de son appartement, le luxe et l’opulence -déployés autour d’elle, et la respectabilité même du maître d’hôtel qui -nous servait. - ---Avez-vous fait une longue traite aujourd’hui? interrogea-t-elle, tout -en morcelant un petit pain avec des doigts qui ne me parurent pas -exempts de nervosité, et tour à tour baissant les yeux vers la table et -les relevant vers moi d’une façon presque suppliante. - ---Je suis venu de Sauve, madame, répondis-je. - ---Tiens! Et vous vous proposez d’aller? - ---Je ne vais pas plus loin. - ---Je suis heureuse de l’apprendre, fit-elle, avec un charmant sourire. -Vous ne connaissez pas Nîmes? - ---Je ne la connaissais pas. Mais j’ai l’impression qu’il n’en est plus -de même à cette heure. - ---Vous êtes trop aimable, dit-elle, en fixant mon regard sans la moindre -gêne. Afin de vous mettre plus à l’aise, je m’en vais vous dire mon nom. -Le vôtre, je ne vous le demande pas. - ---Vous l’ignorez donc? m’écriai-je. - ---Mais oui! fit-elle, en riant. - -Et ce rire me révéla son extrême jeunesse. Elle était encore presque une -petite fille. - ---Mais bien entendu, vous pouvez me le dire si cela vous amuse, -conclut-elle, avec détachement. - ---Alors, madame, j’aurai ce plaisir, répondis-je galamment. Je suis le -vicomte de Saux, de Saux près Cahors, et tout à votre service. - -Elle resta la main en l’air, et me dévisagea une minute avec un -ébahissement véritable. Je crus même lire dans ses yeux un peu d’effroi. -Puis elle reprit: - ---De Saux près Cahors? - ---Oui, madame. Et je suis amené à craindre, ajoutai-je, voyant l’effet -produit par mes paroles, que l’on m’ait pris ici pour un autre. - ---Pas du tout! fit-elle. - -Puis, donnant libre cours à ses sentiments, elle rit et battit des -mains. - ---Non, monsieur, cria-t-elle joyeusement, il n’y a aucune erreur, je -vous l’assure. Au contraire, maintenant que je sais qui vous êtes, je -veux boire à votre santé. Alphonse! emplissez le verre de M. le vicomte, -reprit-elle, il faut que vous buviez avec moi, à la santé... - -Elle s’arrêta, et me regarda malicieusement. - ---Je vous écoute, madame, dis-je, en m’inclinant. - ---De la belle Denise! acheva-t-elle. - -Ce fut mon tour de sursauter et de rester béant, aussi confus que -surpris. Mais elle n’en fit que rire de plus belle, et, battant des -mains avec un laisser-aller puéril, elle m’ordonna: - ---Buvez, monsieur, buvez! - -Je lui obéis, tout en rougissant sous son regard. - ---Voilà qui est parfait, dit-elle, quand j’eus reposé le verre. -Maintenant, monsieur, je vais pouvoir, à qui de droit, rapporter que -vous n’êtes pas félon. - ---Mais, madame, fis-je, d’où connaissez-vous ce qui de droit? - ---D’où je le connais? reprit-elle avec ingénuité. Ah! voilà la question! - -Elle s’abstint d’y répondre; mais je m’aperçus que dès lors elle prit -avec moi un ton nouveau. Elle se départit grandement de la réserve -qu’elle avait gardée jusque-là, et se mit à déverser sur moi un feu -roulant de spirituel badinage et d’aimables épigrammes, contre quoi -j’avais peine à me défendre, car elle avait l’avantage d’en savoir plus -que moi. Une telle passe d’armes avec une aussi jolie adversaire ne -manquait pas d’attraits, d’autant que Denise et mes relations avec elle -formaient les sujets principaux de ses railleries; pourtant je ne fus -pas fâché lorsqu’une horloge, en sonnant huit heures, produisit en elle -un brusque silence et une modification aussi grande que la première. Son -visage s’assombrit, elle soupira, et resta à regarder devant elle avec -gravité. J’osai lui demander si quelque chose la tracassait. - ---En effet, monsieur, répondit-elle. Je dois maintenant vous mettre à -l’épreuve; et vous pourriez y succomber. - ---Que désirez-vous que je fasse? - ---Je désire que vous m’escortiez, répondit-elle, pour aller à un certain -endroit et en revenir. - ---Je suis prêt, m’écriai-je, en me levant avec empressement. C’est dans -le cas contraire que je serais félon. Mais il me semble, madame, que -vous alliez vous nommer. - ---Je suis Mme Catinot, répondit-elle. - -Et je ne sais ce qu’elle lut sur mon visage, car elle ajouta, en -rougissant très fort: - ---Je suis veuve. Mais vous n’en êtes pas plus avancé. - ---Je n’en reste pas moins à votre service, madame. - ---Soit, monsieur de Saux, reprit-elle simplement. Si vous voulez bien -aller m’attendre dans le vestibule, je vous y retrouverai tout de suite. - -Je lui ouvris la porte, et elle sortit; après quoi, songeur et intrigué -au delà de toute expression par la singularité de l’aventure, j’arpentai -la chambre une minute, et me décidai enfin à la suivre. A la lumière -d’une lampe suspendue éclairant le vestibule, je la vis qui m’attendait -au pied de l’escalier; ses cheveux disparaissaient sous un bonnet de -guipure noire, et sa robe sous une mante également sombre. L’homme qui -m’avait reçu me tendit en silence mon manteau et mon couvre-chef; et -sans une parole Mme Catinot me précéda le long d’un corridor. - -Au-dessus d’une porte située à l’extrémité du corridor se trouvait une -seconde lumière. Elle éclaira mon chapeau, que précisément j’allais -mettre sur ma tête, et je m’arrêtai, stupéfait. Une petite cocarde rouge -remplaçait la rosette tricolore que j’y portais d’habitude. - -N’entendant plus mes pas la dame se retourna, et vit de quoi il -s’agissait. Elle me posa sa main sur le bras; et cette main tremblait. - ---Pour une heure, monsieur; rien que pour une heure, me souffla-t-elle -dans l’oreille. Donnez-moi votre bras. - -Passablement troublé, et commençant à flairer de dangereuses -complications, je mis mon chapeau et lui offris le bras. Presque -aussitôt nous débouchâmes à l’air libre, dans une venelle sombre et -resserrée entre de hautes murailles. Mon guide tourna tout de suite à -gauche, et nous parcourûmes en silence à peu près cent cinquante pas, -qui nous amenèrent devant une arcade surbaissée, à gauche également, et -par où s’échappait de la lumière. La dame m’y engagea, d’une légère -pression; nous dépassâmes l’arcade, puis au delà un porche étroit; et -tout aussitôt j’eus la stupéfaction de me trouver dans une église, à -moitié remplie d’une assistance muette. - -La dame m’ordonna le silence en posant un doigt sur ses lèvres, et je la -suivis dans l’ombre de l’un des bas-côtés. Quand nous fûmes arrivés à -une chaise vacante derrière une colonne, elle me fit signe de rester -contre celle-ci, et elle-même s’agenouilla. - -Me trouvant libre de jeter un coup d’œil sur la scène, et d’en tirer mes -conclusions, je regardai autour de moi, croyant rêver. Le vaisseau de -l’église, éclairé à peine, était encore assombri par les mantes et les -voiles noirs de la foule agenouillée qui emplissait la nef et -s’augmentait à chaque instant. Les hommes pour la plupart restaient -debout auprès des colonnes, ou au fond de l’église; et de ces -endroits-là, s’élevait par intervalle un murmure bas et grave, l’unique -son qui rompît le lourd silence. Une veilleuse rouge allumée devant -l’autel posait sur l’ensemble une touche de couleur sinistre. - -Je ne tardai guère à m’apercevoir que le silence, et la foule, et la -vastitude béante au-dessus de nous, m’oppressaient de plus en plus; et -mon cœur se mit à battre précipitamment dans l’attente de l’inconnu. -Cette sensation me devenait quasi intolérable, lorsque enfin, d’auprès -de l’autel monta dans le silence, en lugubres accords, la lamentation -rythmique du psaume _Miserere Domine!_ - -Avec une solennité prodigieuse, ses modulations emplissaient les -ténèbres, par-dessus les têtes de la multitude agenouillée qui semblait -tour à tour apparaître et se résorber, selon la palpitation des -lumières, dans cette noirceur du vide et dans cette harmonie plaintive. -A mesure que les accents de la prière, devenus des sanglots, refluaient -au long des bas-côtés, faisant vibrer les cœurs angoissés des fidèles, -une invisible main serrait les gorges, les yeux se brouillaient, les -têtes de ces hommes robustes s’abaissaient davantage, et les mains -viriles frémissaient. _Miserere Deus! Miserere Domine!_ - -Cette scène douloureuse prit fin. Le psaume s’éteignit, et dans les -ténèbres à nouveau mornes et muettes la clarté d’un cierge, avivée -soudain, révéla une figure pâle et dont les prunelles ardentes fixaient -non pas la foule obscure, mais l’espace vide des voûtes, où d’affreux -mascarons grimaçaient vaguement... Et le prédicateur se mit à prêcher. - -Sur un ton modéré, tout d’abord, et à peine ému, il dit les voies de -Dieu vis-à-vis de ses créatures, l’infinité du passé et la petitesse du -présent, l’Omnipotence devant qui le temps et l’espace et les hommes ne -sont que néant; la certitude que tout se réalise ainsi que Dieu, le -Très-Haut, l’Éternel, l’Infini, l’a décrété. Puis, enflant la voix, il -parla de l’Église, agent de Dieu sur la terre, et de l’œuvre qu’elle a -accompli dans les siècles passés, convertissant, protégeant les faibles, -leur donnant asile, domptant les forts, présidant aux baptêmes, aux -mariages, aux enterrements. L’Église: servante de Dieu, vicaire de Dieu. -«Grâce à elle seule, continua le prédicateur, usant du geste, et dont la -voix plus haute et sonore emplissait toute l’église; grâce à elle seule, -nous valons mieux que les animaux; elle nous apprend ce qu’il y a -derrière le voile, nous ne redoutons plus les malheurs temporels, et ne -croyons plus, comme les incrédules, qu’il n’y a rien de pire au monde -que la mort: mais ayant mis notre confiance en dehors et au delà du -monde, nous voyons sans trembler le monde se liguer contre nous. Nous -croyons: c’est pourquoi nous sommes forts. Nous croyons en Dieu: c’est -pourquoi nous sommes de Dieu et non du monde. Nous sommes au-dessus du -monde! nous sommes au delà du monde, et participant à la force de Dieu, -qui est le Dieu des Armées, nous subjuguerons le monde!» - -Il fit une pause, qui tint la foule en suspens; après quoi, baissant le -ton, il reprit: «Quel est donc le délire des païens, lorsqu’ils se -représentent leurs vanités? C’est qu’ils rejettent Dieu! Ils disent: -ceci existe, puisque je le vois; cela existe, puisque je l’entends. Cet -objet encore existe, puisque je le touche. Et il n’y a rien d’autre, -absolument rien. Mais est-elle dans ce que nous voyons, entendons et -touchons, la cause qui pousse cet homme à mourir pour son frère? Est-ce -ce que nous voyons, entendons et touchons, ce qui fait que l’on meurt -pour une idée? Que l’on meurt pour sa foi? ou même pour son honneur? -Que, bref, on meurt pour rien, pour rien!... alors qu’on pourrait vivre? -Non, j’en suis sûr. Ce ne sont pas les objets des sens, c’est Dieu qui -en est la cause, et Dieu seul! - -«Et ils Le rejettent. Peuple, sénateurs, hauts dignitaires. Et Il -prononce: Qui est avec Moi?... Mes enfants, mes frères, nous avons connu -longtemps un âge facile et sûr; depuis longtemps nos seules épreuves -étaient les inconvénients ordinaires de l’existence, et non plus des -questions de vie et de mort. A cette heure, en ces derniers jours du -monde, il a plu au Tout-Puissant de nous éprouver. Or, qui est avec Lui? -Qui est disposé à préférer l’invisible au visible, l’honneur à la vie, -Dieu à l’homme, la chevalerie à la vilenie, l’Église au monde? Qui est -pour Lui? Bafoué dans cette infime province de Sa création, meurtri, -ensanglanté et foulé aux pieds, quoique maître de la terre et du ciel, -de la vie et de la mort, du jugement et de l’éternité, dominateur de -tous les innombrables univers de l’infini, Le voici qui vient! Il vient! -il vient, le Dieu tout-puissant, qui fut, qui est, et qui sera! Et qui -donc est pour Lui?» - -Comme il achevait ces mots, le cierge placé au-dessus de sa tête -s’éteignit soudain, et l’obscurité tomba sur les centaines d’auditeurs -suspendus à ses lèvres. Une onde d’émotion indescriptible passa sur la -foule. Les hommes s’agitèrent, et leur piétinement fit une rumeur -sinistrement répercutée par les voûtes en un sourd grondement de -tonnerre; les femmes, elles, sanglotaient, et plusieurs lançaient au -ciel des exclamations aiguës ou des prières. D’une voix qui tremblait -d’émotion, le prêtre de l’autel bénit l’assemblée; puis, comme je -m’éveillais de mon attention extatique, Mme Catinot me toucha le bras, -me fit signe de la suivre, et se faufilant prestement parmi la foule, me -guida au long du bas-côté. Avant que les derniers mots du prédicateur -eussent cessé de vibrer à mes oreilles, avant que l’étreinte de mon cœur -se fût desserrée, nous marchions déjà sous les étoiles, et l’air de la -nuit rafraîchissait nos tempes. Quelques secondes plus tard, nous étions -dans la maison et nous retrouvions dans le salon illuminé où j’avais vu -pour la première fois Mme Catinot. - -Sans me laisser le temps de me reconnaître, elle s’approcha de moi -vivement, et posa sur mon bras ses deux mains dégantées. Je vis que des -larmes roulaient sur ses joues. - ---Qui est pour Moi? s’écria-t-elle, d’une voix qui me pénétra jusqu’à -l’âme et me fit tressaillir. Qui est pour Moi? Oh vous, sûrement! -Sûrement vous, monsieur, vous dont les pères ont combattu pour leur Dieu -et leur roi! Né pour dominer, vous êtes sûrement du côté de la lumière! -Gentilhomme, vous n’abandonnerez jamais à la tourbe la tâche de -gouverner! O... - -Et alors, sans attendre ma réponse, elle se détourna de moi, en se -cachant le visage à deux mains. - ---O Dieu! s’écria-t-elle d’une voix entrecoupée de sanglots, donne-moi -cet homme pour Ton service! - -J’étais troublé au delà de toute expression; touché par le spectacle de -cette femme en pleurs, agité par le conflit de mon âme, démoralisé, -peut-être, par ce que je venais de voir. Je restai d’abord incapable de -parler. Enfin, je réussis à dire d’une voix mal assurée: - ---Madame, si j’avais prévu de quoi il s’agissait... Vous m’avez montré -tant de bienveillance... et je ne puis vous payer de retour. - ---Ne dites pas cela! s’écria-t-elle, suppliante. Ne dites pas cela! - -Et elle posa sur mon bras ses deux mains jointes en me considérant, puis -aussitôt sourit à travers ses larmes. - ---Pardonnez-moi, dit-elle humblement, pardonnez-moi. Je m’y suis mal -prise. Je sens trop profondément. Je vous l’ai demandé trop vite. Mais -vous acceptez, monsieur. Dites que vous acceptez! que vous vous -montrerez digne de vous-même!... - -Je poussai un gémissement. - ---J’ai leur brevet, fis-je. - ---Renvoyez-le-leur. - ---Mais je n’en serai pas quitte avec ma conscience! - ---Qui est pour Moi? reprit-elle à mi-voix. Qui est avec Moi? - -J’exhalai un profond soupir. Dans le silence de la pièce les tisons -s’éboulèrent dans l’âtre, et une horloge sonna. - ---Pour Dieu! Pour Dieu et pour le roi! dit-elle, les mains jointes, en -levant vers moi ses yeux étincelants. - -Cette torture faillit m’arracher un juron. - ---Dans quel but? m’écriai-je, presque brutalement. Si je vous disais -oui, ce serait dans quel but, madame? De quelle utilité puis-je vous -être? A quoi puis-je me rendre bon? - ---A tout! à tout! Vous êtes un homme de plus! s’écria-t-elle. Un homme -de plus pour la bonne cause. Écoutez-moi, monsieur. Vous ne savez pas ce -qui se prépare, ni dans quelle nécessité nous... - -Elle s’arrêta brusquement, tout net, me regarda, prêtant l’oreille, et -son visage changea d’expression. La porte n’était pas fermée, et la voix -d’un homme qui parlait dans le vestibule d’en bas nous arrivait par -l’escalier; un instant plus tard, un pas rapide traversa le vestibule, -et résonna sur les degrés. L’homme montait. - -Nous restions face à face. Mme Catinot, muette et les yeux dilatés par -l’attention, sembla tout d’abord prise au dépourvu. A la fin, avec un -geste qui m’ordonnait le silence, elle se glissa vers la porte et -disparut, en la refermant, mais non tout à fait, derrière elle. - -L’homme y était presque arrivé, car il poussa une exclamation de -surprise à la voir apparaître ainsi soudainement, puis il prononça -quelques mots, si bas que je ne les distinguai point. Sa réponse à elle -m’échappa aussi, mais ce qu’elle dit ensuite me parvint. - ---Vous refusez de m’ouvrir cette porte? cria-t-il. - ---Pas dans cette chambre, répliqua-t-elle audacieusement. Nous pouvons -nous voir dans l’autre, mon ami. - -Un silence. Je croyais ouïr leur respiration. Je me les imaginai se -regardant avec défi. Je brûlais d’intervenir. - ---Mais c’est intolérable! s’écria-t-il enfin. C’est inadmissible. -Allez-vous recevoir tous les étrangers qui arrivent dans la ville? -Allez-vous vous chambrer avec eux, rester à causer avec eux, tandis que -je me ronge le cœur loin de vous? Dois-je... Mais je veux entrer! - ---Vous n’entrerez pas! cria-t-elle. - -Mais la colère de son ton me parut simulée. - ---C’en est déjà trop que vous m’insultiez, reprit-elle fièrement. Mais -si vous osez porter la main sur moi, ou si vous l’insultez, lui... - ---Lui! s’écria-t-il, furibond. Lui, en vérité! Madame, je vous le dis -une fois pour toutes, je n’en ai supporté que trop. J’ai souffert ceci -plus d’une fois, mais... - -Mais il ne me restait plus aucun doute, et avant qu’il pût ajouter un -mot, j’étais à la porte; je l’avais tirée toute grande, et me dressais -devant lui. La dame se recula en poussant une exclamation à la fois -craintive et joyeuse, et nous nous entre-regardâmes. - -Cet homme était Louis de Saint-Alais. - - - - -CHAPITRE XX - -LA RECHERCHE - - -Je n’avais pas revu Louis depuis le jour du duel, à Cahors, ce jour où, -me séparant de lui à la porte du corridor de la cathédrale, j’avais -refusé de lui prendre la main. J’étais mortellement fâché contre lui, -alors. Mais depuis le temps, nos souvenirs d’autrefois et de multiples -événements avaient fini par apaiser ma rancune; et dans ma joie de le -retrouver, surtout sous les espèces de l’étranger inattendu, rien -n’était plus éloigné de ma pensée que de réveiller d’anciens griefs. -Aussi, je lui tendis la main, avec un mot de badinage. - ---C’est donc toi, l’inconnu, mon cher? fis-je, en m’inclinant. Je suis -venu à Nîmes pour te chercher, et voilà que je te trouve! - -A ma vue, il resta tout d’abord pétrifié de surprise, puis, s’emparant -de ma main avec un élan spontané, il la garda entre les siennes, et fixa -sur moi un long regard, où revivait l’affection d’autrefois. - ---Adrien! Adrien! fit-il, très ému. Est-il possible que ce soit toi? - ---Oui, c’est moi, en chair et en os, mon bon Louis. - ---Et toi ici? - ---Ici même. - -Alors, à ma stupeur, il laissa lentement retomber ma main, et il changea -d’allures et de visage, comme change l’aspect d’une maison lorsqu’on -ferme ses volets. - ---J’en suis fâché, fit-il d’un ton morne, et après une longue pause. - -Puis, dans un éclat de colère indéniable: - ---Morbleu, monsieur! Pourquoi êtes-vous venu? s’écria-t-il. - ---Pourquoi je suis venu? - ---Oui, pourquoi? répéta-t-il avec amertume. Pourquoi? Pourquoi êtes-vous -venu... nous déranger? Vous ne savez pas quel mal vous nous faites! Vous -ne le savez pas, mon ami! - ---Je sais du moins quel bien je cherche, répliquai-je, entièrement -abasourdi de cette volte soudaine et inexplicable. Je n’en ai jamais -fait secret, et je n’en fais pas secret non plus à cette heure. Personne -ne fut jamais plus mal traité que moi par vos parents. Votre attitude -présente me force à vous le dire. Mais quand je verrai Mme la marquise, -demain, je saurai lui dire qu’il en faudrait bien davantage encore pour -me faire changer. Je lui dirai... - ---Si vous la voyiez!... Mais vous ne la verrez pas! répliqua-t-il. - ---Que si fait, je la verrai! - ---Je vous dis que non! - -Mme Catinot intervint. - ---Oh! n’ajoutez rien! exclama-t-elle, d’une voix qui dénotait trop bien -son angoisse. Je croyais que vous étiez une paire d’amis, monsieur -Louis? Et maintenant... maintenant que le hasard vous remet en -présence... - ---Plût au ciel qu’il ne l’eût pas fait! s’écria-t-il, en laissant -retomber les bras d’un geste désespéré. - -Et il fit quelques pas désordonnés par la chambre. - -Elle le considéra. - ---Je ne crois pas que vous m’ayez jamais encore parlé sur ce ton, -monsieur, dit-elle, d’un air de vif reproche. Si je l’ai mérité... ou -plutôt, veux-je dire, reprit-elle sans élever la voix, mais les yeux -étincelants, si c’est parce que vous avez trouvé M. le vicomte avec moi, -il s’ensuit que vous en concluez des indignités. Vous nous outragez, moi -comme votre ami. - ---Le ciel m’est témoin du contraire! exclama-t-il. - -Mais elle était montée. - ---Cela ne me suffit pas, reprit-elle d’un ton ferme et hardi. De toute -une semaine, cette maison est à moi, monsieur Louis. Ensuite seulement -vous y serez chez vous. Et alors peut-être... peut-être, reprit-elle, -d’une voix soudain brisée de tristesse, je vous pardonnerai votre -conduite de ce soir. Alors peut-être, monsieur, un mot tendre de vous -saura effacer vos paroles brutales d’aujourd’hui. - -Il ne put résister à son accent navré. Il tomba à genoux devant elle et -lui prit les mains. - ---O mon amie! chère Catherine! pardonnez-moi! s’écria-t-il avec feu, lui -baisant les mains sans relâche et sans le moindre souci de ma présence. -Pardonnez-moi! je suis un misérable! Vous êtes mon réconfort unique, ma -seule consolation. Depuis que je l’ai vu, je ne sais plus ce que je dis. -Pardonnez-moi! - ---Je vous pardonne! dit-elle avec empressement. Relevez-vous, monsieur! - -Et elle essuya une larme furtive, puis me regarda en rougissant, mais de -joie. - ---Oui, je vous pardonne, reprit-elle. Quoique en vérité, mon cher, je ne -vous comprenne plus. L’autre jour vous parliez si affectueusement de M. -de Saux, et aussi, excusez-moi, de votre sœur, et d’autres sujets -encore. Aujourd’hui que M. de Saux est présent, vous voilà malheureux. - ---Et il y a de quoi! fit-il, en me jetant un coup d’œil hagard et -désolé. - -Je haussai les épaules et pris la parole. - ---Soit, fis-je d’un ton cassant. Mais parce que je perds un ami, -monsieur, il ne s’ensuit pas que je doive aussi perdre ma fiancée. Je -suis venu à Nîmes pour briguer la main de Mlle de Saint-Alais. Je n’en -repartirai pas avant de l’avoir obtenue. - ---C’est de la démence! fit-il avec un soupir. - ---De la démence! Pourquoi? - ---Parce que vous demandez l’impossible. Parce que Mme de Saint-Alais -n’est plus à Nîmes... pour vous du moins. - ---Je sais qu’elle est à Nîmes. - ---Trouvez-la. - ---C’est de l’enfantillage! répliquai-je. Comme si au premier hôtel où -j’entrerai, on n’allait pas m’apprendre où votre mère est logée. - ---Ni au premier ni au dernier. - ---Elle est donc cloîtrée? - ---Je ne vous le dirai pas. - -Après quoi nous restâmes à nous dévisager, tandis que Mme Catinot nous -surveillait du coin de l’œil. A coup sûr les événements des derniers -mois, qui avaient si fort changé et durci Mme de Saint-Alais, n’avaient -pas eu moins d’influence sur Louis. Je croyais presque avoir en face de -moi, au lieu du frère cadet, M. le marquis l’aîné, qui me bravait; et -cependant, sous le masque farouche revêtu par Louis, j’entrevoyais, me -semblait-il, son ancien visage, irrésolu et navré. - -J’essayai de cette corde. - ---Allons, fis-je, m’efforçant de ravaler mon courroux et de parler -raison, ce ne peut être sérieux, ce que vous me dites là, monsieur le -comte, et nous nous sommes échauffés tous les deux. Il fut un temps où -nous nous accordions, et où vous ne répugniez pas à m’avoir comme -beau-frère. Allons-nous, à cause de ces malheureuses divergences -d’opinion... - ---Des divergences d’opinion! s’écria-t-il, m’interrompant avec rudesse. -L’hôtel de ma mère, à Cahors, ne possède plus que les quatre murs. Le -château de mon frère, à Saint-Alais, n’est plus qu’un amas de cendres. -Et vous parlez de divergences d’opinion! - ---Eh bien! appelez-les comme il vous plaira. - ---En outre, interrompit vivement Mme Catinot, excusez-moi, monsieur, en -outre, monsieur de Saint-Alais, vous connaissez notre besoin de nouveaux -convertis. M. le vicomte est un gentilhomme, et il est sensé et -religieux. Il s’en faut de peu, de bien peu, ajouta-t-elle, en -m’adressant un léger sourire, qu’il ne soit persuadé. Que diriez-vous, -si la main de votre sœur achevait la besogne, et si Mme votre mère y -consentait? - ---Même alors il ne l’obtiendrait pas! répliqua-t-il, d’un ton farouche -et les yeux détournés de moi. - ---Mais il y a huit jours, reprit la jeune dame, tout étonnée, vous me -disiez... - ---Il y a huit jours n’est pas aujourd’hui, fit-il. D’ailleurs je -n’ajouterai plus qu’un mot. Je suis fâché de vous voir à Nîmes, monsieur -le vicomte, et je vous prie de vous en retourner chez vous. Vous ne -pouvez faire aucun bien ici, et vous pouvez faire du mal et en éprouver. -Par aucun moyen vous n’arriverez à vos fins. - ---C’est ce qui reste à savoir, répliquai-je avec entêtement, courroucé à -mon tour. Et d’abord, puisque vous dites que je ne puis trouver Mlle -Denise, j’emploierai un moyen bien simple. Je vais attendre ici votre -départ, monsieur, et alors je vous suivrai jusque chez vous. - ---Vous ne ferez pas cela! fit-il. - ---Je vous assure bien que je n’y manquerai pas, ripostai-je, sur un ton -de défi. - -Mais Mme Catinot intervint. - ---Non, monsieur de Saux, dit-elle avec noblesse. Vous ne ferez pas cela; -j’en suis assurée; ce serait abuser de mon hospitalité. - ---Vous me le défendez? - ---Je vous le défends. - ---En ce cas, madame, j’y renonce. Mais... - ---Pas de mais! Faites trêve maintenant, je vous prie, dit-elle avec -fermeté. Si vous devez être en guerre tous les deux, ne commencez pas -ici. Mieux vaut d’ailleurs, il me semble... que je vous prie de vous -retirer, conclut-elle, en me jetant un regard suppliant. - -Je regardai Louis. Mais il s’était détourné, et affectait de m’ignorer. -Ce fut le coup de grâce pour moi. Il m’était impossible de répliquer à -Mme Catinot, lorsqu’elle me parlait sur ce ton; et impossible également -de rester chez elle contre sa volonté. Je la saluai donc en silence; et -d’aussi bonne grâce qu’il me fut possible, malgré ma tristesse et mon -dépit, j’allai prendre mon manteau et mon chapeau sur la chaise où je -les avais posés. - ---Je suis désolée, fit-elle avec grâce. - -Et elle me tendit la main. - -Je la portai à mes lèvres. - ---Demain... à midi... ici, chuchota-t-elle. - -Je tressaillis. Sa voix était si basse qu’il me fallut presque deviner -le sens de ses paroles; mais ses yeux en disaient long, et je compris -leur muet langage. Ce fut l’affaire d’un instant; puis elle s’éloigna, -et moi-même, jetant un dernier regard attristé à Louis qui me tournait -le dos, je me retirai. - -L’homme qui m’avait introduit se tenait dans le vestibule. - ---Votre cheval est à l’auberge du Louvre, monsieur, dit-il, en m’ouvrant -la porte. - -Je lui donnai la pièce, et sortis, sans savoir le moins du monde où -j’allais. Je suivis la rue, plongé dans mes réflexions, tant et si bien -que j’allai donner tête baissée en plein contre quelqu’un. Réveillé du -coup, je regardai autour de moi. J’avais passé un peu plus de trois -heures dans cette maison, et mon arrivée dans Nîmes ne datait guère de -plus longtemps; mais ce court espace avait été rempli de telle sorte que -je m’étonnai de voir des rues inconnues, et de m’y trouver seul, ne -sachant par où me diriger. Il était au moins dix heures du soir, et de -rares lanternes se balançant çà et là mettaient aux carrefours un rond -de clarté fuligineuse; et néanmoins il y avait encore beaucoup de monde -dehors: quelques-uns s’arrêtaient à causer, mais la plupart allaient -dans une même direction, les hommes emmitouflés jusqu’aux yeux, les -femmes un voile sur le visage. - -La nécessité de trouver un gîte me fit oublier pour l’heure ma -préoccupation dominante, à savoir: ce que signifiait la conduite de -Louis. J’arrêtai un homme qui ne suivait pas le flot, et lui demandai le -chemin de l’hôtel du Louvre. J’appris de lui, non seulement ce chemin, -mais le motif de ce concours de peuple. - ---Il vient d’y avoir une procession, me lança-t-il, d’un ton rêche. -J’aurais cru que vous saviez cela! ajouta-t-il, avec un coup d’œil à mon -chapeau. - -Et il tourna les talons. - -Je me souvins de ma cocarde rouge, et avant de faire un pas de plus, je -pris soin de m’en débarrasser. Comme je me remettais en marche, un -individu me dépassa, et tout en courant il me fourra un papier dans la -main. Je n’eus pas le temps d’ouvrir la bouche, qu’il était déjà loin; -mais cet incident, joint à l’animation des rues, singulière vu l’heure -tardive, contribua encore à me distraire de mes pensées. Je ne fus pas -surpris, en arrivant à l’auberge, de m’entendre dire qu’il ne restait -plus une seule chambre. - ---Mon cheval est déjà chez vous, insistai-je, car je me figurais que le -patron, me voyant à pied, se méfiait peut-être du poids de ma bourse. - ---Je le sais, monsieur; mais tout ce que je puis vous offrir, c’est de -coucher dans la salle à manger, répondit-il très poliment. Et -croyez-moi, vous ne serez pas mieux ailleurs. C’est comme s’il y avait -la foire à Beaucaire. La ville est pleine d’étrangers. Il y en a presque -autant que de ces machins-là! conclut-il d’un air agacé, en désignant le -papier que je tenais toujours. - -J’y jetai un coup d’œil: c’était un manifeste intitulé: «Sacrilège! La -Sainte Vierge pleure!» - ---On vient de me le fourrer dans la main à la minute, dis-je. - ---Bien entendu, fit-il. Un matin en nous levant nous en avons trouvé les -murs tout couverts. Une autre fois il en volait des nuées par les rues. - ---Savez-vous, hasardai-je, comprenant qu’il avait soupé et qu’il ne -demandait qu’à parler, où loge le marquis de Saint-Alais? - ---Non, monsieur, répondit-il. Je ne connais pas ce gentilhomme. - ---Il est pourtant ici avec sa famille. - ---Il y a tant de monde ici! répliqua-t-il en haussant les épaules. - -Puis, baissant la voix: - ---Est-il rouge, ou... le contraire, monsieur? - ---Rouge, fis-je sans hésiter. - ---Ah! ah! Eh bien! il y a quelques gentilshommes qui font la navette -entre notre M. Froment et Turin ou Montpellier. On dit que notre maire -aurait eu le devoir de les faire arrêter depuis longtemps. Mais lui -aussi est rouge, comme la plupart des conseillers. Je n’affirme rien, du -reste, n’étant d’aucun parti. Le gentilhomme que vous cherchez est -peut-être de ceux-là? - ---C’est fort probable, dis-je. Ainsi donc M. Froment est ici? - ---Monsieur le connaît? - ---Oui, fis-je d’un ton bref, un peu. - ---Ma foi, j’ignore s’il est ici ou non, reprit l’hôtelier, en hochant la -tête. On ne peut jamais le savoir. - ---Pourquoi? demandai-je. N’habite-t-il pas dans Nîmes? - ---Si fait, il habite la Porte d’Auguste, sur les vieux remparts, auprès -du couvent des Capucins. Mais (il jeta un regard circulaire, puis -continua d’un air mystérieux) on le voit sortir d’endroits où il n’est -jamais entré, monsieur! De la maison qu’il a dans les Arènes, par -exemple. On prétend même que le couvent des Capucins est une de ses -retraites. Et si vous allez au _Cabaret de la Vierge_, en vous réclamant -de lui, vous boirez sans payer. - -Il souligna ces paroles de plusieurs hochements de tête, puis, comme -s’avisant tout à coup qu’il en avait trop dit, il s’éloigna en hâte. -M’étant informé de M. de Géol et de Buton, j’appris que faute de place -ici, ils étaient allés à l’_Écu de France_; mais je ne fus pas trop -fâché d’être débarrassé d’eux pour le moment, et acceptant l’offre de -l’hôtelier, je me rendis à la salle à manger, où je m’accommodai aussi -bien que me le permirent et la dureté des chaises et ma préoccupation -d’esprit. - -L’unique souci, l’unique problème qui m’absorbât, était l’attitude de -Louis, et ce changement singulier et sans transition que j’y avais -remarqué. D’abord il paraissait tout heureux de me voir, sa main -s’offrait spontanément à la mienne, je lisais dans ses yeux l’affection -d’autrefois; et voilà que tout à coup, en un instant, il se roidit en -une hostilité âcre et obstinée qui surprit Mme Catinot, et n’alla point -sans une ombre de remords, et presque d’horreur. Serait-il possible -qu’_elle_ fût morte? Serait-il possible que Denise... Mon esprit refusa -de s’arrêter sur cette pensée. Je me relevai, frémissant, et parcourus -ma chambre jusqu’au jour; attentif au cri du veilleur de nuit, aux -lugubres heures, et de temps à autre aux bruits de pas précipités qui -rappelaient l’agitation de la ville. Mais Froment, et les rouges, les -blancs ou les tricolores, le veto ou le non veto, ne m’importaient -guère: j’avais autre chose à penser! - -La maison s’éveilla enfin, mais il ne m’en fallait pas moins attendre -jusqu’à midi pour revoir Mme Catinot. J’occupai l’intervalle à errer par -la ville, au hasard. Je visitai les vieux monuments: les antiques -Arènes, élevant leurs arches sourcilleuses bien plus haut que les -abjectes masures adossées contre elles; ces Arènes encombrées par tout -une pouillerie d’autres cabanes occupant la place où trônaient jadis les -consuls de Rome, tandis que les couleurs de l’Empereur flottaient -victorieuses autour de la piste; je vis la Maison Carrée, la Tour Magne, -le Temple de Diane. Mais ces objets qui, en d’autres temps, m’auraient -comblé d’admiration, avaient peine à retenir mon regard; je ne faisais -guère plus attention à la foule dense qui s’affairait dans les rues, et -s’arrêtait devant les cabarets ou devant les affiches des murs. Ma -pensée ne se préoccupait que de Louis, de mon amour, et de la lenteur -des minutes. Au premier coup de midi je heurtais à la porte de Mme -Catinot; au dernier, je me trouvais devant elle. - -Je ne jetai qu’un regard sur ses traits, et mon cœur défaillit: les -paroles de remerciement expirèrent sur mes lèvres. De son côté elle-même -était troublée. Nous restâmes tout d’abord silencieux l’un et l’autre. - -M’efforçant de sourire et de faire bonne contenance, je prononçai enfin: - ---Je vois, madame, que vous avez de tristes nouvelles à m’apprendre. - ---Je crains en effet qu’elles ne soient des pires, répondit-elle, d’un -air apitoyé. Car je n’en ai aucune à vous donner, monsieur. - ---Le proverbe dit pourtant: «Pas de nouvelles, bonnes nouvelles», -fis-je, sans comprendre. - -Ses lèvres frémirent, mais elle garda les yeux baissés. - ---Allons, madame, insistai-je, le cœur défaillant. Vous ne pouvez -manquer d’avoir autre chose à m’annoncer. A tout le moins vous pouvez -m’apprendre où je verrai Mme de Saint-Alais. - ---Non, monsieur, je ne puis vous l’apprendre, fit-elle, à voix basse. - ---Ni pourquoi M. Louis a pris si soudainement cet air d’hostilité à mon -égard? - ---Non, monsieur, cela non plus. Et je vous prierai, si vous êtes un -gentilhomme, ajouta-t-elle avec vivacité, de m’épargner vos questions. -Je croyais pouvoir vous aider, quand je vous ai prié de venir me trouver -aujourd’hui. Je m’aperçois que je puis seulement vous faire de la peine. - ---Et voilà tout, madame? - ---Voilà tout, fit-elle, avec un geste plus expressif que ses paroles. - -J’embrassai d’un regard la pièce muette, et fis quelques pas vers la -porte. Puis je me ravisai. - ---Non! m’écriai-je avec force. Je ne m’en irai pas sans savoir! -Qu’avez-vous donc appris, madame, qui vous ferme ainsi la bouche? -Qu’est-ce qui se trame contre elle... pour que vous craigniez tellement -de le dire? Parlez, madame! C’est pour entendre autre chose que vous -m’avez fait venir ici! Je n’en puis douter. - -Mais elle se contenta de me jeter un regard de reproche. - ---Monsieur, fit-elle, je ne me tais que pour votre bien. Est-ce donc là -ma récompense? - -J’étais vaincu. Je me retirai sans mot dire, et quittai l’appartement. - -Une fois hors de la maison, je me sentis comme un enfant perdu dans les -ténèbres, qui vient de voir se fermer devant lui la seule porte menant à -la vie et à la liberté. J’éprouvais un morne et glacial désappointement, -qui ne tarda pas à se changer en une douleur aiguë. Cette transformation -de Mme Catinot, qui ressemblait si exactement à celle de Louis, quelle -pouvait donc en être la cause? Que lui avait-on révélé? Quel était le -mystère, la trame, le danger, qui les faisait tous se détourner de moi, -comme d’un pestiféré? - -Je restai un moment abîmé dans le désespoir. Puis l’éclat du soleil -inondant les rues, précurseur du renouveau, m’inspira de moins sombres -pensées. Après tout il ne saurait être si difficile de découvrir -quelqu’un dans Nîmes! J’avais bien rencontré Louis! Et nous étions au -XVIIIe siècle, et non plus au XVIe. Les femmes n’étaient plus soumises à -la contrainte de jadis, ni les hommes à la violence des âges féodaux. - -Je m’efforçais de tirer de cette idée quelque réconfort, quand un bruit -s’éleva dans la rue, derrière moi: une clameur de voix et la brusque -ruée de centaines de pieds. Je me retournai, et vis une foule épaisse -d’hommes qui s’avançaient en agitant des bannières bleues, des crucifix, -et des oriflammes ornées des Cinq Plaies. Les uns chantaient, les autres -vociféraient, et tous brandissaient des gourdins et des armes. Le -cortège s’avançait à une vive allure, occupant la rue dans toute sa -largeur: pour l’éviter je me réfugiai sous une voûte, qui s’offrit à moi -tout à propos. - -Ils arrivèrent bientôt à ma hauteur, et défilèrent avec -d’assourdissantes vociférations. Je ne pus guère distinguer qu’une forêt -de bras s’agitant au-dessus de faces basanées; mais par une éclaircie je -pus entrevoir trois hommes marchant au plus dense de la cohue, d’un air -tranquille, bien qu’ils fussent le centre et la cause de tout ce fracas. -L’un de ces trois hommes, celui du milieu, était Froment. L’un de ses -deux acolytes portait la soutane, et l’autre, à l’air de risque-tout, -avait le chapeau sur l’oreille, d’une façon martiale. Hors cela, je ne -vis que des rangées successives et pressées d’hommes vociférants. Après -eux venaient trois ou quatre cents individus, la lie de la cité, -mendiants, malandrins de toute espèce, et autres gens sans aveu. - -Quand j’eus cessé de les regarder, je trouvai à côté de moi un homme en -qui je reconnus par un singulier hasard le passant qui, la veille au -soir, m’avait indiqué l’hôtel du Louvre. Je lui demandai si ce n’était -pas M. Froment que je venais de voir. - ---Si fait, répondit-il en ricanant. C’est bien lui, avec son frère. - ---Tiens, son frère? Comment s’appelle-t-il, monsieur? - ---Il y en a qui l’appellent Froment le Matamore. - ---Et que vont-ils faire? - ---Pousser des huées devant une église protestante aujourd’hui, -répondit-il avec âpreté. Demain ils casseront les carreaux. Le jour -suivant, ou du moins aussitôt qu’ils en auront trouvé le courage, ils -expulseront les fidèles, et les remplaceront par leur garnison de -Montpellier. Après quoi les réfugiés de Turin arriveront, nous serons en -pleine révolte, et nous reverrons les dragonnades. Et alors, si les -Cévenols ne s’en mêlent pas, vous verrez du nouveau. - ---Mais le maire? fis-je. Et les gardes nationaux? Laisseront-ils faire? - ---Le premier est un rouge, répondit-il laconiquement, ainsi que les deux -tiers de l’autre. Vous verrez ça. - -Et avec une froide inclination, il poursuivit son chemin, tandis que je -restais à suivre vaguement des yeux le cortège. A ce moment, je m’avisai -tout à coup que là où se trouvait Froment on avait bien des chances de -rencontrer Saint-Alais; et m’attachant à cette idée, que je m’étonnai -beaucoup de n’avoir pas eue plus tôt, je me mis à courir pour rejoindre -la foule. Son dernier remous achevait de s’enfoncer derrière un tournant -lointain; mais eût-il disparu plus tôt, le parcours restait suffisamment -jalonné par les persiennes closes et par les têtes effarées qui se -montraient aux fenêtres. J’entendis la foule faire halte une fois, et -pousser des huées menaçantes; mais je ne l’avais pas encore rejointe, -qu’elle était repartie, et lorsque je la rattrapai, à l’endroit où l’une -des rues, avant de s’étrangler au passage d’une vieille porte, -s’élargissait en une petite place, qu’entouraient de hautes bâtisses -sombres, et où aboutissait un fouillis de ruelles, le cortège principal -avait disparu, et son arrière-garde achevait de se disloquer. - -J’avais donc manqué mon but, qui était de retrouver Froment. Mais je -n’eus qu’un instant d’indécision, car en fouillant du regard les groupes -qui regagnaient la ville, je découvris un maigre personnage à l’échine -voûtée et à la soutane râpée. Comme il se disposait à traverser la rue, -il s’arrêta une seconde avant de s’engager dans le flot des passants. Un -coup d’œil me suffit: avec un cri de joie, je fendis la presse et fus à -son côté. - -C’était l’abbé Benoît! Tout d’abord, l’émotion nous rendit muets. Puis, -échangés en hâte les premiers mots de bienvenue, nous nous examinâmes -l’un l’autre, et je vis poindre sur son visage le même malaise et la -même altération que j’avais remarqués chez Louis de Saint-Alais. Il -murmura tout bas: «O mon Dieu! mon Dieu!» et ses mains se crispèrent -furtivement. - -Mais j’étais excédé de ce mystère, et je le lui déclarai en termes -violents. - ---Vous du moins, l’abbé, vous allez me l’expliquer! m’écriai-je. - -Deux ou trois passants m’entendirent, et nous dévisagèrent avec -curiosité. Il m’entraîna, loin d’eux, sous un porche; mais un individu -s’obstinait à nous suivre. - ---Entrons, me glissa le prêtre, nous serons plus tranquilles là-haut. - -Et il me fit monter un escalier de pierre, vieux et malpropre, qui -servait à beaucoup de gens, et dont nul ne prenait soin. - ---C’est ici que vous logez? lui demandai-je. - ---Oui, c’est ici, fit-il, et il s’arrêta court, en me regardant d’un air -gêné. Mais il y fait bien triste, monsieur le vicomte, ajouta-t-il, en -allant pour redescendre, et mieux vaudrait peut-être... - ---Non, non! m’écriai-je, brûlant d’impatience. Allons chez vous, mon -ami! Chez vous! puisque vous logez dans la maison! Je ne puis attendre. -Je vous ai découvert, et il ne se passera pas une minute de plus sans -que je sache la vérité. - -Il balançait encore, et même il alla pour balbutier une défaite. Mais je -ne voulus rien entendre, et il dut se résigner à me guider lentement -jusqu’au plus haut de la maison, où il avait sous les tuiles une petite -chambre garnie d’un matelas et d’une chaise, avec deux ou trois volumes -et un crucifix. Une petite lucarne donnait accès à la lumière, et non -seulement à elle, car à notre entrée un pigeon s’envola du carreau et -prit son essor par l’ouverture. - -Il eut une exclamation d’ennui, et m’avoua qu’il leur donnait parfois à -manger. - ---Ils me tiennent compagnie, fit-il tristement. Et je n’en ai guère -trouvé d’autre ici. - ---Vous y êtes pourtant venu de votre plein gré, ripostai-je brutalement. - -Je n’en pouvais plus d’angoisse, et ce fut de la sorte qu’elle se -traduisit. - ---J’y suis venu perdre mes dernières illusions, répondit-il. Depuis des -années, vous le savez, monsieur le vicomte, j’attendais la réforme, la -liberté, la délivrance. Et je communiquais à autrui mon espoir. Eh bien! -nous avons obtenu tout cela, vous le savez, et pour user de sa liberté, -le peuple n’a rien eu de plus pressé que d’attenter à la religion. -D’ailleurs je suis venu ici parce que l’on m’avait dit qu’ici les -défenseurs de l’Église sauraient résister; qu’ici l’Église était forte, -la religion en honneur, la foi toujours vivace. Je suis venu pour -retremper mon espoir à l’espoir d’autrui. Or, je n’aperçois d’un côté -comme de l’autre que mensonge, traîtrise et chicane. Et la violence -règne partout. - ---Mais alors, au nom du ciel! dites-moi donc, mon ami, pourquoi -n’êtes-vous pas retourné chez vous? m’écriai-je. - ---J’allais y retourner voici huit jours, répondit-il. Mais je ne suis -pas parti. Et... - ---Laissons cela, m’écriai-je avec rudesse. Ce n’est pas mon affaire. -J’ai vu Louis de Saint-Alais, et je sais qu’il y a quelque chose qui -cloche. Il refuse de me revoir. Il refuse de me dire où est la marquise. -Il refuse de plus rien avoir de commun avec moi. Il me regarde comme si -j’étais la tête de Méduse! Voyons, qu’est-ce que cela signifie? Vous le -savez, il faut que je le sache. Parlez. - ---Mon Dieu! répondit-il. - -Et il me regarda les larmes aux yeux. Puis il ajouta: - ---C’est bien ce que je craignais. - ---Ce que vous craigniez? Vous craigniez quoi? m’écriai-je. - ---Que votre cœur n’en souffrît, monsieur le vicomte. - ---Mon cœur souffrir? De quoi? Exprimez-vous plus clairement! - ---Du prochain mariage... de Mlle de Saint-Alais, lâcha-t-il. - -Je restai béant une seconde. - ---Elle se marie? haletai-je. Avec qui? - ---Avec M. Froment, répondit-il. - - - - -CHAPITRE XXI - -RIVAUX - - ---C’est impossible! fis-je, à mi-voix. Froment! c’est impossible! - -Mais j’avais beau dire, je me rendais compte que c’était trop possible; -et je me mis à la lucarne afin de cacher mon visage à l’abbé Benoît... -Froment! Ce seul nom, maintenant que j’étais sur la voie, faisait la -lumière. Compagnon de voyage, associé-conspirateur, protégé d’abord, -puis protecteur, sa figure, telle que je l’avais vue à la portière de la -berline dans la gorge voisine de Villeraugues, me revint à la mémoire, -et je m’étonnai de n’avoir pas plus vite pénétré le mystère. Ce -bourgeois ambitieux, une fois mis en présence de Denise, n’était-il pas -évident que, tôt ou tard, il lèverait les yeux sur elle? N’était-il pas -vraisemblable que Mme de Saint-Alais, appauvrie et abreuvée d’amertumes, -lancée dans la tourmente révolutionnaire, consentirait à lui donner la -main de sa fille, en récompense de son audace? Il était déjà riche, et -le succès l’anoblirait! Cet homme, d’ailleurs, fort alors que tant -d’autres étaient faibles, résolu alors que cent autres fléchissaient, -conscient de son but et acharné à le poursuivre alors que les autres -n’en avaient pas, cet homme ne pouvait manquer de séduire des yeux -féminins. De rage, je grinçai des dents. - -Tout en remuant ces pensées, j’avais les yeux fixés sur une petite cour -sale et pareille à un puits, que dominait la fenêtre, et de l’autre côté -de laquelle, mais beaucoup plus bas, une arcade d’allure monastique et -surmontée d’une statuette concentrait mon attention. Sans y penser, car -j’aurais pu jurer avoir l’esprit occupé de tout autre chose, je vis deux -hommes entrer dans la cour et s’enfoncer sous le porche. Ils ne -heurtèrent ni n’appelèrent, mais l’un d’eux frappa deux coups de son -gourdin sur les dalles; la porte s’ouvrit aussitôt, comme d’elle-même, -et les deux personnages disparurent. - -J’avais suivi leurs gestes inconsciemment; et ce fut sans nul doute le -bruit de la porte refermée qui me tira de ma rêverie. - ---Froment! prononçai-je. Froment! - -Puis je me détournai de la fenêtre. - ---Où est-elle? demandai-je d’une voix rauque. - -L’abbé Benoît fit un signe négatif. - ---Vous devez le savoir! m’écriai-je, car indéniablement il le savait. -Vous devez le savoir! - ---Je le sais, répondit-il lentement, les yeux attachés sur les miens. -Mais je ne puis vous le révéler. Je ne le pourrais pas, fût-ce pour vous -sauver la vie, monsieur le vicomte. Je l’ai appris en confession. - -Je le regardai fixement, désemparé. Sa réponse, plus qu’aucune autre, -abattit mon courage. Je le savais: contre cette porte d’airain, cette -porte massive et sans serrure, je pouvais frapper du poing et exercer ma -fureur sans résultat jusqu’à la fin des siècles. A la fin cependant je -m’écriai: - ---Mais alors, pourquoi, pourquoi donc m’en avez-vous dit autant? -Pourquoi m’avoir dit quelque chose? - -Et j’éclatai d’un rire amer. - ---Parce que je voulais vous faire quitter Nîmes, répondit -affectueusement l’abbé Benoît, en posant la main sur mon bras, avec un -regard significatif. Mlle Denise est fiancée, et hors de votre portée. -Dans quelques heures, à tout le moins dès que les élections auront lieu, -il va se produire ici un soulèvement. Je vous connais, et je sais que -vos sympathies n’iront à aucun des deux partis. Pourquoi donc rester, -monsieur le vicomte? - ---Parce que, dis-je, si vivement que sa main retomba de mon bras comme -si je l’avais frappé; parce que tant que Mlle Denise ne sera pas mariée, -je la suivrai, fût-ce à Turin. Parce que M. Froment à tort de mêler les -choses de l’amour à celles de la guerre, et que mes sympathies sont à -présent d’un côté, et que ce côté n’est pas le sien! Oh non! ce n’est -pas le sien!... Pourquoi? me demandez-vous. Parce que vous ne pouvez pas -parler; mais il y en a d’autres qui le peuvent, et je vais aller les -trouver! - -Et sans écouter sa réponse ni ses protestations, malgré ses appels et -ses efforts pour me retenir, j’attrapai mon chapeau et m’élançai dans -l’escalier. Une fois hors de la maison et dans la rue, je pris mes -jambes à mon cou et regagnai le quartier de la ville d’où j’étais parti. -Les rues que je traversai étaient encore encombrées, mais le désordre -s’y atténuait, comme si la procession que j’avais suivie eût laissé -derrière elle un sillage de recueillement. A plusieurs reprises je vis -des soldats en patrouille, qui exhortaient le peuple au calme, et à -chaque pas des groupes inquiétants de citoyens qui chuchotaient et me -lançaient au passage des regards soupçonneux. Sur dix individus mâles il -y avait un moine, dominicain ou capucin, et malgré ma préoccupation -exclusive de retrouver M. de Géol et Buton, pour leur demander ce qu’ils -savaient, comme ennemis de Froment, de ses plans et de ses forces, je -m’aperçus qu’il régnait par la ville une atmosphère insolite: si je -voulais faire quelque chose avant que la convulsion ne se déchaînât, il -me fallait agir sans retard. - -Je fus assez heureux pour rencontrer M. de Géol et Buton à leur auberge. -Le premier, que je n’avais pas revu depuis notre arrivée, et qui était -probablement édifié sur la cause de ma disparition soudaine, -m’accueillit les sourcils froncés, avec un air sarcastique; mais quand -je lui eus posé une ou deux questions, il s’aperçut que je parlais -sérieusement, et changea d’attitude. - ---Mettez-le donc au courant, fit-il, en adressant un signe de tête à -Buton. - -Je m’aperçus alors de leur surexcitation, qu’ils cherchaient en vain à -dissimuler. - ---Que se passe-t-il? demandai-je. - ---Il se passe, répondit le forgeron avec vivacité, que le parti de M. -Froment s’est soulevé hier en Avignon. Prématurément. Et il a été -écrasé, avec de lourdes pertes. Nous venons d’en recevoir la nouvelle. -Cela peut précipiter les choses. - ---J’ai vu des soldats dans les rues, dis-je. - ---En effet, les calvinistes ont réclamé leur protection. Mais ces -soldats et leurs patrouilles ne sont que de la farce, fit de Géol avec -un sombre sourire. Le régiment de Guyenne est patriote et disposé à nous -donner une aide qui serait efficace, mais ses officiers le retiennent -dans les casernes; le maire et la municipalité sont rouges, et quoi -qu’il advienne, ils ne hisseront pas le signal d’alarme qui ferait -sortir la troupe. Les cabarets catholiques regorgent d’individus en -armes; et bref, mon cher, si Froment réussit à s’emparer de la ville et -à en rester maître durant trois jours, M. d’Artois, gouverneur de -Montpellier, nous arrivera ici avec sa garnison, et... - ---Et? - ---Et ce qui était une émeute deviendra une insurrection, reprit-il d’une -voix éclatante. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres, et il n’habite -pas que des brebis dans les monts Cévennes! - -Comme il achevait ces mots, un homme entra précipitamment, nous regarda, -et lui fit un geste d’intelligence. - ---Excusez-moi, dit vivement M. de Géol. - -Et tout en lui parlant à voix basse, il entraîna l’homme hors de la -pièce. Buton le suivit de près. Je restai seul. - -Je croyais les voir revenir, et je les attendis avec impatience; mais -plusieurs minutes s’écoulèrent, et ils ne réapparurent point. A la -longue, fatigué d’attendre, et inquiet de ce qui se préparait, je passai -dans la cour de l’auberge, et de là dans la rue. Je ne les y trouvai -pas; mais rassemblés devant la porte je vis un groupe de domestiques et -autres gens de la maison. Tous restaient silencieux, aux écoutes, et -quand je m’approchai, l’un d’eux me lança un coup d’œil hargneux, et me -fit signe de me tenir tranquille. - -Je n’eus pas le temps de le questionner: un coup de feu lointain éclata, -qui me fit battre le cœur, puis un second, et un troisième. Un bruit -sourd leur succéda, la clameur d’une foule, peut-être, ou le roulement -d’un lourd chariot; puis une nouvelle série de détonations, nettes et -sèches. Nous écoutions toujours. Alors, comme le dernier rayon du rouge -soleil couchant s’effaçait sur les larmiers du toit, une cloche se mit à -tinter, par coups précipités; et un homme, débouchant du coin le plus -proche, s’élança vers nous. - -Mais le patron de l’_Écu_ ne l’attendit pas. - ---Rentrez vite tous! cria-t-il à son monde, et fermez la grande porte! -Toi, Pierre, barre les contrevents. Et vous, monsieur, poursuivit-il en -hâte, s’adressant à moi, vous ferez bien de rentrer avec nous. La ville -se soulève, et il ne fait pas bon au dehors pour les étrangers. - -Mais je m’éloignais déjà dans la rue. Je croisai le fuyard, qui me cria -en passant que l’émeute arrivait. Je croisai un cheval sans cavalier, -fou d’épouvante, qui descendait la chaussée au galop: il fit un écart -pour m’éviter, et faillit tomber sur les dalles glissantes. Mais je ne -m’occupai ni de l’un ni de l’autre. Je continuai à courir; tant et si -bien qu’à deux cents pas devant moi j’aperçus un nuage de poussière et -de fumée, à travers lequel on distinguait de dos une rangée de soldats -qui battaient en retraite, refoulés lentement par la poussée d’une foule -compacte. Au bout d’un instant, ils furent débordés et engloutis dans la -foule, qui força le barrage, en poussant des clameurs de triomphe. - -J’eus l’esprit de voir l’impossibilité de me frayer un chemin au travers -de cette foule; et je plongeai dans une venelle latérale, étroite et -enténébrée par la large saillie des larmiers qui cachaient presque le -pâle ciel crépusculaire. Cette venelle me conduisit à une petite rue -pleine de femmes qui d’un air terrifié prêtaient l’oreille au tumulte. -En hâte je traversai leurs rangs, et lorsque je me jugeai parvenu assez -loin pour prendre l’émeute à revers, j’avisai une ruelle qui me sembla -mener dans la direction du gîte de l’abbé Benoît. Par bonheur, la foule -n’occupait que les grandes artères, les rues latérales étaient -relativement désertes, et j’atteignis sans encombre la petite place -voisine de la porte. - -C’était là que la troupe avait dû commencer d’attaquer, ou tout proche, -car un mousquet rompu en deux gisait sur le pavé, et des faces blêmes, -aux fenêtres des étages supérieurs, me suivirent des yeux, en un silence -étrangement hagard, tandis que je traversais la place. Mais je ne -rencontrai personne, et arrivai enfin à la porte de la maison où -demeurait l’abbé Benoît. Je m’engageai dans l’escalier. - -Au dehors il restait un peu de lumière, mais dans l’intérieur il faisait -obscur, et je n’avais pas gravi deux marches que je trébuchai et tombai -la tête la première sur un objet qui me barrait le passage. Ma chute fut -rude, et je me relevai en geignant; mais je cessai de geindre et -demeurai sans souffle, lorsque dans le demi-jour de l’entrée je vis -l’objet sur quoi j’avais buté. C’était le corps d’un homme. - -L’homme était un moine, vêtu de la robe blanche et noire de son ordre; -et il était mort. Il me fallut un moment pour surmonter l’horreur de -cette découverte, mais quand j’y eus réussi, je n’eus pas de peine à -comprendre comment le corps se trouvait là. L’homme avait dû recevoir -une balle dans la rue au début de l’émeute, si même il n’avait des -premiers attaqué la patrouille; et l’on avait traîné son corps sous -cette voûte, tandis que son parti courait à la vengeance. - -Je me penchai pour rabattre pieusement la cagoule que mon pied avait -dérangée; puis, comme ce n’était pas l’heure des sentiments, je -m’éloignai de lui, et m’élançai dans l’escalier... Hélas! quand -j’arrivai à la chambre de l’abbé Benoît, elle était vide! - -Indécis sur la conduite à tenir, je restai là une minute dans le jour -tombant. Que pouvais-je faire?... Presque à mon insu, je me dirigeai -vers la fenêtre, et regardai au dehors. Dans la muraille nue et quasi -aveugle que j’avais sous les yeux de l’autre côté de la cour, se -trouvait une fenêtre au même niveau que la mienne, mais un peu de côté. -Soudain, comme je fixais vaguement la muraille dans cette direction, une -vive clarté jaillit de la fenêtre. On venait d’allumer une lampe dans la -chambre; et profilées en noir sur le fond lumineux apparurent la tête et -les épaules d’une femme. - -Je faillis crier son nom: c’était Denise! - -Avant que j’eusse repris ma respiration, elle quitta la fenêtre, un -rideau se tira, et tout fut sombre. Il ne resta plus que les grandes -lignes de la croisée, qui s’évanouirent bientôt dans l’obscurité; cela -seul, et la morne cour pareille à un puits, qui me séparait d’elle. - -Je m’accoudai un moment sur l’appui, le cœur bondissant. Les idées se -succédaient en moi avec une rapidité fantastique. Elle était là, dans la -maison d’en face! La rencontre me parut merveilleuse, inexplicable. Puis -je songeai que la maison était toute proche de la vieille porte que -j’avais vue de la rue; et ne m’avait-on pas dit que Froment habitait la -Porte d’Auguste? - -Nul doute: il tenait la jeune fille en son pouvoir dans cette maison -accolée à la porte et ne faisant qu’un avec elle. Je me penchai un peu -plus, tant pour rafraîchir mon visage en feu que pour mieux voir. -Parcourant avidement du regard la morne façade, je suivis la rangée de -meurtrières qui marquaient le trajet de l’escalier. Je la suivis -jusqu’au bas: elle se terminait à côté du porche surmonté d’une -statuette, où j’avais vu entrer deux hommes. - -On se battait toujours par la ville. J’entendais les sourds déchirements -de la lointaine fusillade, et le tocsin des cloches; et de temps à autre -une bouffée tumultueuse de cris et de hurlements passait dans l’air du -soir. Mais je ne quittais pas des yeux le porche inférieur, et il finit -par me venir une idée. Cette fois je suivis en remontant la file des -meurtrières--on ne les distinguait presque plus dans la nuit de la -cour--et je notai avec soin la position de la fenêtre où Denise s’était -montrée. Puis je me détournai, traversai la chambre, et descendis -l’escalier. - -Je manquais de lumière, et il me fallut tâtonner d’une main le long du -mur; mais je savais où se trouvait le cadavre du moine, et je le -franchis sans difficulté. Arrivé à la porte, j’y passai la tête et -regardai au dehors. - -Deux hommes, tout justement, traversaient d’un pas rapide la petite -place: avant d’arriver à la porte, ils s’enfoncèrent dans une entrée sur -la droite, et disparurent. Par-dessus le toit de la plus haute maison, -qui me dominait de sa sombre masse, vacillait une vague lueur rougeâtre. -J’entendis des voix qui provenaient, me sembla-t-il, de la tour -surmontant la porte; et, là aussi, je crus voir un personnage se -silhouetter sur le ciel. A part cela, tout était calme dans les -environs, et je rentrai à l’intérieur. - -Je ne dirai pas ce que je fis dans l’obscurité, au pied de l’escalier: -ce souvenir m’est odieux. Mais au bout de deux minutes je sortis -transformé en moine, cagoule rabattue et ceinture de corde. Puis, à mon -tour, je m’enfonçai dans l’entrée, et ne tardai pas à me trouver dans la -cour. Devant moi était le porche, et à l’aide du canon de mousquet -brisé, que j’avais ramassé en passant, je frappai deux coups sur les -dalles. - -Je n’eus pas le temps de songer à ce qui allait se produire ou à -l’accueil qui m’attendait. La porte s’ouvrit aussitôt, et j’entrai. -Comme par enchantement la porte se referma sans bruit derrière moi. - -Je me trouvai dans un long corridor ou vestibule, nu et sans un meuble, -qui avait dû autrefois servir de cloître. Une lampe allumée était -accrochée à un mur, et devant moi, assis sur un banc de pierre, deux -personnages conversaient. Trois ou quatre autres allaient et venaient de -long en large. Tous se turent à mon entrée, et me regardèrent -attentivement. - ---D’où venez-vous, mon frère? me demanda l’un d’eux, en s’approchant de -moi. - ---Du _Cabaret de la Vierge_, répondis-je à tout hasard. - -Et comme la lumière m’éblouissait, je levai la main afin de m’en -préserver. - ---C’est pour le chef? - ---Pour lui-même. - ---En ce cas, venez vite, reprit l’homme, il est sur le toit. Tout va -bien? reprit-il, en regardant mon arme avec un sourire. - ---Tout va bien, répondis-je, sans lever la tête, afin de cacher mes -traits dans l’ombre de la cagoule. - ---Ça commence à chauffer, paraît-il. - ---Ça commence. - -Il prit un lampion, et ouvrant une porte dans une espèce d’arc-boutant -où s’appuyait l’une des arcades, il m’y précéda, et me fit monter un -étroit escalier à vis, pris dans l’épaisseur de la muraille. Nous -dépassâmes une porte ouverte, que je repérai mentalement. Elle donnait -accès aux pièces du premier étage à compter du sol. Vingt marches plus -haut, je vis une autre porte--fermée, celle-ci. Encore quinze marches, -et c’en fut une troisième. Cet étage-là me tenait à cœur, et avec -l’avidité du désespoir je cherchai des yeux un moyen de fausser -compagnie à mon guide et de m’y arrêter. Mais je ne vis que les pierres -lisses du mur; et il continuait à monter. - -Une douzaine de marches plus haut, je fis halte. - ---Qu’est-ce qui se passe? demanda-t-il, en abaissant les yeux vers moi. - ---Je viens de perdre un billet, répondis-je, et je me mis à tâtonner sur -les degrés. - ---Un billet pour le chef? - ---Oui. - ---Tenez, voici la lumière! répliqua-t-il avec impatience. Et ne traînez -pas! Quand il s’agit de nouvelles sérieuses... Sacré tonnerre! qu’est-ce -que vous fichez donc! - -Je venais de lâcher la lampe, qui s’éteignit en roulant à bas des -degrés, et nous étions dans les ténèbres. Durant le silence qui suivit, -je pus entendre les voix des gens au-dessus de nous, et le bruit de -leurs pas sur le toit en terrasse; puis une bouffée d’air frais -m’arriva. Mais mon compagnon, remis de sa surprise, poussa un nouveau -juron. - ---Descendez! descendez! s’écria-t-il en colère, et laissez-moi passer. -Vous êtes un fameux messager!... Attendez-moi là, je vais chercher une -autre lumière. - -Il se faufila entre le mur et moi, et me laissa planté à l’endroit même -que j’aurais choisi, dans l’angle de la porte que nous venions de -dépasser. Il n’avait pas descendu six marches que je posais le doigt sur -le loquet. O bonheur! la porte que je m’attendais à trouver fermée, céda -sous mon genou. Je la franchis, et la refermai derrière moi. Puis -tournant à droite, toujours dans l’obscurité, je m’avançai à tâtons le -long du mur. C’était, je le savais, le mur extérieur, et devant moi je -distinguais vaguement la clarté d’une fenêtre. En cet instant, qui -allait être celui de l’épreuve décisive, je recouvrai tout mon -sang-froid. Je comptai dix pas, et arrivai, selon mes prévisions, à la -fenêtre. Dix pas plus loin, je trouvai mon chemin barré par une porte. -Ici devait être la chambre,--la dernière de ce côté. Tout en prêtant -l’oreille aux premiers bruits de poursuite ou d’alerte, je cherchai à -tâtons le loquet, le trouvai, et le fis jouer. De nouveau la chance me -favorisa: la porte céda sous ma poussée; mais au lieu de lumière je ne -trouvai que l’obscurité, comme devant: j’en compris la raison, lorsque -je me heurtai avec une certaine violence contre une deuxième porte. - -Un cri étouffé d’intonation féminine s’éleva par derrière, et quelqu’un -demanda vivement: - ---Qui est là? - -Au lieu de répondre, je cherchai le loquet, je le trouvai, et la porte -s’ouvrit. La lumière qui s’en échappa m’éblouit quelques secondes, mais -tout en clignant des yeux sur le seuil, j’aperçus sous la lampe deux -jeunes femmes aux abois, l’une derrière l’autre, et dont la plus proche -était Denise. - -Avec un cri de joie je fis un pas vers elle; elle recula, l’horreur -peinte sur son visage. - ---Que voulez-vous? bégaya-t-elle. Vous faites erreur, monsieur. Nous... - -Je m’avisai alors de mon accoutrement, et que je tenais toujours mon -canon de mousquet. Je rabattis la cagoule, découvrant mon visage, et -tout aussitôt--la surprise fut des plus délicieuses, car je n’avais pas -revu Denise depuis notre vis-à-vis de la voiture, et c’est à peine si -alors nous avions échangé quatre mots--tout aussitôt elle fut dans mes -bras, sanglotant la tête cachée sur ma poitrine, et ses cheveux sous mes -lèvres. - ---On m’avait dit que vous étiez mort! s’écria-t-elle. - -Je compris tout. Je la serrai contre moi, de plus en plus étroitement, -et lui dis... Mais Dieu sait ce que je lui dis! Et pour un moment elle -ne résista pas, et nous oubliâmes tout le reste, le danger actuel, le -sombre avenir, et jusqu’à la femme qui se trouvait là. Naguère, on nous -destinait l’un à l’autre, mais cela ne comptait pas pour nous, tandis -qu’à présent, mes lèvres sur les siennes, et ses bras autour de mon cou, -je compris que c’était pour toujours, et que la mort seule pourrait nous -désunir. - -La mort, hélas! rôdait autour de nous, et nous ne devions plus l’ignorer -longtemps! Au bout d’une minute, Denise se dégagea, et me repoussant -loin d’elle, pâlissant et rougissant tour à tour, les yeux humides et -brillants, sous la lumière de la lampe. - ---Qu’êtes-vous venu faire ici, monsieur? s’écria-t-elle. Et dans ce -costume! - ---Je suis venu pour vous voir, répondis-je. - -Et ce disant je m’avançai d’un pas et voulus la ressaisir dans mes bras. - -Mais elle me repoussa. - ---Oh! non, non! s’écria-t-elle, frissonnante. Pas maintenant! Savez-vous -bien qu’ils vous tueraient! Ils vous tueraient s’ils vous trouvaient -ici! Allez-vous-en! vite, avant qu’il ne soit trop tard! - ---Faut-il donc que je vous quitte? - ---Oui, répondit-elle avec un geste de détresse, il le faut. Je vous en -conjure. - ---Et que je vous abandonne à Froment? exclamai-je encore. - -Elle me regarda d’une façon nouvelle, et avec un léger sursaut. - ---Vous savez donc cela? fit-elle. - ---Oui, je le sais, répliquai-je. - ---Eh bien! sachez encore ceci, monsieur, reprit-elle en relevant la tête -et soutenant mon regard avec un air de parfaite intrépidité; sachez -encore ceci: quoi qu’il advienne, je refuse de l’épouser, lui, ou tout -autre que vous. - -J’allai pour me jeter à genoux et baiser la frange de sa robe, mais elle -se recula et me pria instamment de me retirer. - ---Vous n’êtes pas en sûreté dans cette maison, fit-elle. La mort vous y -guette, monsieur, la mort! Ma mère est sans pitié, mon frère est ici; et -quant à _lui_... la maison est pleine de ses âmes damnées. Une fois déjà -vous lui avez échappé de près; mais s’il vous retrouve ici maintenant il -vous tuera! - ---Mais si je dois le craindre tellement, répondis-je d’un air -sombre,--car depuis qu’elle avait cessé de rougir je voyais son extrême -pâleur, et les cernes bistrés que la crainte avait appliqués sous ses -yeux,--si je dois le craindre tellement, qu’en est-il pour vous? Pour -vous, mademoiselle!... Dois-je donc vous abandonner à sa merci? - -Elle tourna vers moi un visage empreint d’un sérieux extraordinaire, et -je n’oublierai jamais sa réponse: - ---Monsieur, ai-je eu peur sur le toit du château de Saint-Alais? Et je -n’ai pas davantage à sauver maintenant. Ne craignez rien, il y a un toit -ici aussi, et je m’y promène: mon mari n’aura jamais à rougir de moi. - ---Mais à Saint-Alais j’y étais, répliquai-je vivement. - -Dieu sait pourtant si la réplique était singulière. Mais elle n’en jugea -pas ainsi. - ---C’est vrai, fit-elle. - -Et elle eut un sourire, et avec ce sourire son visage s’embrasa, et ses -yeux s’humectèrent, et toute sa dignité disparut d’un seul coup, et elle -me regarda, pensive. Et dans le même instant elle se jeta dans mes bras. - -Elle n’y resta que quelques secondes. Puis elle s’en arracha avec une -sorte de colère. - ---Oh! allez! allez-vous-en, monsieur, s’écria-t-elle. Si vous m’aimez, -allez-vous-en! - ---Jurez-moi, dis-je, de mettre un mouchoir à votre fenêtre si vous avez -besoin de secours! - ---Comment? A ma fenêtre? - ---Je puis la voir de chez l’abbé Benoît. - -Un éclair de bonheur illumina son visage. - ---Je n’y manquerai pas, dit-elle. Oh! Dieu soit loué de ce que vous êtes -si près! Mais j’ai Françoise également, qui m’est dévouée. Aussi -longtemps que je l’ai... - -Elle s’arrêta, les lèvres entr’ouvertes et les joues soudainement -exsangues. Nous nous regardâmes... Hélas! j’avais tardé trop longtemps. -Un bruit de pas se rapprochait dans le couloir; on entendit des voix -confuses, et une porte claqua, refermée précipitamment. Nous respirions -à peine; et ce fut la camériste qui au bout d’une minute fit le premier -geste. Sans bruit elle courut à la porte et lui donna un tour de clef. - ---Cela ne sert à rien! chuchota Denise d’une voix altérée, et, pâle -comme la neige, elle s’appuya contre la table. Ils vont prévenir ma -mère, et ils vous tueront. - ---Il n’y a pas d’autre porte? balbutiai-je, en promenant autour de moi -des yeux de bête traquée, et saisissant pour la première fois dans sa -plénitude le danger de ma conduite. - -Elle secoua la tête. - ---Et cela, qu’est-ce que c’est? fis-je, en désignant l’autre extrémité -de la pièce, où l’on voyait un lit au fond d’une alcôve. - ---C’est un cabinet, répondit la femme, avec un hoquet de joie. C’est -cela, monsieur, c’est cela, ils s’abstiendront peut-être d’y fouiller. -Vite, que je puisse vous enfermer. - -En pareil cas, l’on n’obéit qu’à l’instinct. J’entendis manœuvrer le -loquet de la porte, après quoi on frappa un coup impérieux. J’hésitais -toujours. Mais un second coup succéda au premier, et une voix familière -cria impérativement: - ---Ouvrez, Françoise, ouvrez! - -Alors, je me dirigeai vers le cabinet. La fille éperdue de terreur -hésita un instant entre moi et la porte de la chambre; mais elle se -décida enfin pour cette dernière, si bien que je tirai simplement sur -moi la porte du cabinet. - -A l’instant même je m’avisai que, si l’on me découvrait là, je -compromettais Denise. Si j’étais pris à me cacher derrière cette porte -close et parmi ses objets féminins, je lui ferais cent fois plus de tort -qu’en restant au milieu de la chambre pour affronter le péril. Et le -visage en feu à cette seule pensée, je rouvris la porte et m’avançai -d’un pas. Il n’était que temps: car à la même seconde la porte de la -chambre s’ouvrait, et M. de Saint-Alais y pénétrait. Son premier coup -d’œil fut pour moi. - -Trois ou quatre hommes l’accompagnaient, entre autres celui auquel -j’avais faussé compagnie dans l’escalier. Mais je rencontrai le regard -de M. de Saint-Alais tout flamboyant de colère, et n’en pus détacher mes -yeux: dès lors les autres n’existèrent plus pour moi. - - - - -CHAPITRE XXII - -NOBLESSE OBLIGE - - -Il ne fut pourtant pas le premier à parler. L’un de ses acolytes fit un -pas en avant, et s’écria: - ---C’est lui! Voyez, il tient encore son canon de mousquet. - ---Eh bien, saisissez-vous de lui, répliqua M. de Saint-Alais. Et -emmenez-le hors d’ici! Monsieur, continua-t-il, en s’adressant à moi -d’un ton et d’un air féroces, qui que vous soyez, lorsque vous avez -entrepris le métier d’espion, vous en avez pesé les conséquences, -j’imagine? Emmenez-le, mes amis! - -Deux des individus s’avancèrent, et m’empoignèrent par les bras. La -surprise que me causaient l’apparition et le discours de M. de -Saint-Alais m’empêcha de faire aucune résistance. Mais en de pareils cas -la pensée devient prompte, et en un clin d’œil je me ressaisis. - ---Voilà qui est absurde, monsieur de Saint-Alais, fis-je. Vous savez -bien que je ne suis pas un espion. Vous savez pourquoi je suis ici. Et -quant à ce déguis... - ---Je ne veux rien savoir! répliqua-t-il. - ---Mais... - ---Je ne veux rien savoir, vous dis-je! répéta-t-il, avec un geste -gouailleur. Si ce n’est, monsieur, que nous vous trouvons ici, vêtu en -moine, ce que vous n’êtes évidemment pas. Vous auriez mieux fait de -tenter à la nage la traversée du Rhône en pleine crue, que de pénétrer -ce soir dans cette maison, je vous le garantis... Et maintenant, dehors! -On lui réglera son procès en bas. - -Mais je n’y tins plus. Je repoussai les hommes qui me maintenaient, et -fis un bond en arrière. - ---Vous en avez menti! m’écriai-je. Vous savez qui je suis, et pourquoi -je suis ici! - ---Je ne vous connais pas, répondit-il sans broncher. Et j’ignore -également pourquoi vous êtes ici. J’ai connu autrefois un homme qui vous -ressemblait, il est vrai. Mais celui-là était un gentilhomme, et il eût -préféré mourir plutôt que devoir son salut à un mensonge, à une fausseté -aussi évidente. Emmenez-le. Il a fait une peur mortelle à Mlle Denise. -Je suppose qu’il aura trouvé la porte ouverte, et se sera introduit, -croyant se mettre en sûreté. - -Je compris enfin son intention: dans sa fureur il voulait me sacrifier -pour garder intact l’honneur de sa sœur. Je dirai plus: il envisageait -avec une joie féroce le dilemme en présence duquel il me mettait. Mon -front devint moite, et je promenai autour de moi des yeux égarés, en -m’efforçant de résoudre le problème. Les bruits du combat des rues -m’emplissaient encore les oreilles; les gens qui risquent leur vie dans -une pareille lutte, je ne l’ignorais pas, sont dépourvus de scrupules -autant que de pitié. Cet homme en particulier était visiblement affolé -par les pertes et les humiliations qu’il avait subies, et j’entravais -ses desseins. Le risque était réel, et il ne s’agissait pas d’une simple -menace. Il y avait générosité à courir ce risque. - -Et néanmoins j’hésitais. Je me laissai même entraîner jusqu’à mi-chemin -de la porte; mais alors--Dieu sait ce que j’aurais fait si mon devoir me -fût apparu plus clairement--une intervention extérieure trancha la -question. Avec un grand cri, Denise, qui depuis l’arrivée de son frère -était restée appuyée contre le mur, prête à défaillir, s’élança en -avant, et lui saisit le bras. - ---Non, je ne veux pas! s’écria-t-elle d’une voix étranglée. Non! vous ne -ferez pas cela! Grâce! pitié! Je... - ---Mademoiselle! fit-il, en lui coupant tranquillement la parole, mais -avec un éclair de rage dans les yeux. Vous êtes épuisée de fatigue, et -ne vous connaissez plus. Cette scène vous a achevée. Allons! -poursuivit-il, s’adressant à la camériste, prenez soin de votre -maîtresse. Cet homme est un espion, indigne de sa pitié. - -Mais Denise s’accrocha à lui. - ---Ce n’est pas un espion! s’écria-t-elle, d’une voix qui m’alla droit au -cœur. Ce n’est pas un espion, vous le savez bien! - ---Assez, jeune fille! taisez-vous! répliqua-t-il furibond. - -Mais il ne s’attendait pas au changement qui s’opéra en elle, changement -auprès duquel le sien à lui était minime. - ---Je ne veux pas! exclama-t-elle, je ne veux pas! - -Et à ma surprise, lâchant le bras auquel elle s’agrippait, et d’une -secousse rejetant en arrière ses cheveux dérangés par ses brusques -mouvements, elle se redressa d’un air provocateur. - ---Je ne veux pas! reprit-elle. Ce n’est pas un espion, et vous le savez -bien, monsieur. Il m’aime, poursuivit-elle, avec un geste orgueilleux, -et il est venu pour me voir. M’entendez-vous? C’est mon fiancé, qui est -venu me rendre visite. - ---Jeune fille, êtes-vous folle? grinça-t-il, dans le silence général. - -Et dans le même silence tous les yeux se fixèrent sur elle. - ---Je ne suis pas folle, répondit-elle, pâle et les yeux flamboyants. - ---Insensible à la honte, le serez-vous aussi à la crainte? lui -lança-t-il, d’une voix terrible. - ---La crainte? Quand je vous dis que j’aime! Et que je l’aime, lui! - -Je ne saurais décrire les sentiments que cet aveu m’inspira. D’une part, -j’étais dans une fureur telle que je me connaissais à peine; et d’autre -part, la jeune fille n’eut pas plus tôt prononcé ces paroles que M. le -marquis la saisit brutalement par la taille et l’entraîna, malgré ses -cris et sa résistance, jusqu’à l’autre bout de la pièce. - -Ce fut le signal d’une scène innommable. Je m’élançai pour lui porter -secours; aussitôt les trois hommes se jetèrent sur moi, et leur commune -poussée me refoula vers la porte. Saint-Alais, écumant de rage, leur -hurlait de m’emmener, tandis que je le traitais de lâche, l’invectivais, -et m’efforçais vainement de l’atteindre. Un instant je réussis à leur -tenir tête à tous trois, malgré leur nombre. Les cris de la jeune fille -augmentaient le tumulte. Puis la force des choses l’emporta; ils -finirent par m’entraîner hors de la chambre, dont la porte se referma -sur Denise et sur ses appels. - -J’étais pantelant, hors d’haleine, frénétique. Mais aussitôt la lutte -terminée et la porte close un calme relatif nous envahit. Mes gardiens -desserrèrent leur étreinte, et se mirent à m’examiner en silence. Pour -moi, appuyé contre le mur, je roulais des yeux farouches. Puis l’un -d’eux me dit assez civilement: - ---Allons, monsieur, en voilà assez. Tenez-vous tranquille, et nous vous -traiterons bien; sinon... - ---C’est un lâche infâme! criai-je dans un sanglot. - ---Tout doux, monsieur, tout doux! - -Ils étaient cinq à présent, avec les deux hommes restés sur le palier. -Le corridor était sombre, mais ils avaient un falot, et nous attendîmes -en silence deux ou trois minutes. Puis la porte s’entre-bâilla de -quelques pouces, l’homme qui paraissait les commander s’approcha de -l’ouverture, et ayant reçu ses instructions, s’en revint. - ---En route! fit-il. Au nº 6. Toi, Petitot, va chercher la clef. - -Le dénommé Petitot s’éloigna en hâte, et nous le suivîmes plus lentement -au long du corridor: mes gardiens m’encadraient, et leurs pas pesants -éveillaient des échos sonores qui se répercutaient au loin devant nous. -La jaunâtre lumière du falot nous montrait de chaque côté des murs au -badigeon grossier; et dans celui de droite une lugubre enfilade de -portes pareilles à des portes de cachots. Nous fîmes halte devant l’une -d’elles, et je crus qu’on allait m’enfermer là: je repris courage, car -je n’y serais pas loin de Denise. Mais la porte, en s’ouvrant, ne laissa -voir qu’un petit escalier, que nous descendîmes à la queue leu-leu, et -qui nous mena dans un corridor pareil à celui d’au-dessus. Arrivés à la -moitié de ce nouveau corridor, nous fîmes halte derechef, auprès d’une -fenêtre ouverte, par où le vent de la nuit s’engouffrait avec violence, -au point d’agiter les cheveux et d’obliger le porteur du falot à -l’abriter sous ses basques. Et le vent de la nuit n’entrait pas seul; il -nous apportait tous les bruits nocturnes de la ville en émoi: des -clameurs farouches, des acclamations, avec le sempiternel brimbalement -des cloches, et de temps à autre un coup de pistolet, bruits trop -révélateurs de ce qui se passait sous le voile de ténèbres nous cachant -le labyrinthe des maisons et des rues. Même, en un point, ce voile était -déchiré, et par la trouée, une colonne rougeâtre jaillissait des toits, -projetant des étincelles: ardente réverbération d’un vaste incendie qui, -dévorant le cœur de la cité, semblait faire participer le ciel aux -crimes et aux abominations qui se perpétraient sous sa voûte. - -Mes compagnons se pressèrent à la fenêtre et s’y penchèrent, tout yeux -et tout oreilles. Je ne m’en étonnai pas, non plus que d’entendre -l’homme responsable de tout, l’homme qui avait tout engagé dans cette -partie, se promener d’un pas inlassable sur le toit, au-dessus de nos -têtes. Car ce conflit de là-bas était l’unique grand conflit du monde, -celui qui n’a jamais cessé depuis l’antiquité la plus reculée; et on s’y -adonnait comme il était de règle dans Nîmes depuis des siècles, avec une -ardeur sauvage et sans merci, parmi des ruisseaux de sang. L’on n’en -pouvait prédire l’issue; mais selon toute apparence, tel il se déroulait -ici, tel il faisait rage par la moitié de la France. De cette fenêtre, -nous regardions dans la nuit avec nos yeux matériels; mais par delà la -frontière, à Turin, et plus près de nous, à Sommières, à Montpellier, -des milliers de Français, la fleur de l’armorial de France, le suivaient -également, tournés vers Nîmes, et d’un cœur aussi angoissé que les -nôtres. - -Aux propos de ceux qui m’entouraient, je compris que M. Froment s’était -emparé des Arènes, et s’y était retranché. Les flammes que nous voyions -s’élevaient de l’une des églises réformées. J’appris aussi que les -patriotes, attaqués à l’improviste, avaient fait peu de résistance, et -que si les Rouges tenaient vingt-quatre heures encore, l’arrivée des -troupes de Montpellier assurerait leur succès, et du même coup mettrait -le mouvement sous l’égide des plus hauts personnages. - ---Mais il s’en est fallu de peu, chuchota l’un des hommes. Si nous ne -leur avions sauté à la gorge ce soir, ils nous en faisaient autant -demain. - ---Et cependant il n’y a pas la moitié de nos cohortes qui aient répondu -à l’appel. - ---Les villages seront là dans la matinée, s’écria vivement un troisième. -On va mettre en branle toutes les cloches d’ici au Rhône. - ---Oui, mais si les Cévenols arrivent les premiers? Que se passera-t-il, -camarade? - -Personne ne sut que répondre, et tous restèrent aux aguets. Un bruit de -pas qui se rapprochait dans le couloir leur fit rentrer la tête. - ---C’est Petitot avec les clefs, dit le chef. Allons, monsieur! - -Mais il se trompait. Le nouvel arrivant était un personnage de très -haute taille, enveloppé d’un manteau, et le chapeau sur la tête, qui -s’approchait à grands pas dans le corridor, suivi de trois ou quatre -individus. Arrivé auprès de nous, il interpella: - ---Est-ce que Buzeaud est ici? - -L’homme qui venait de parler s’avança respectueusement: - ---Oui, monsieur, le voici. - ---Prenez six hommes, les plus vigoureux que vous ayez en bas, répondit -le nouveau venu (c’était Froment lui-même) et allez en chercher autant à -la _Vierge_, pour barricader la rue qui longe les casernes et mène à -l’arsenal. Vous trouverez facilement de l’aide. Occupez aussi quelques -maisons, afin de commander la rue. Et... - -Mais il s’interrompit, car ses yeux, qu’il promenait à la ronde, -venaient de se poser sur moi. - ---Qu’est-ce que cela signifie? reprit-il. Que fait ici ce monsieur? Et -dans ce costume? - ---M. le marquis l’a surpris... là-haut. - ---M. le marquis? - ---Oui, monsieur, et il nous a donné l’ordre de l’enfermer au nº 6, en -attendant. - ---Ah bah! - ---Comme espion. - -M. Froment sifflota, et nous nous entre-regardâmes tout d’abord. La -lumière incertaine des falots, et peut-être aussi sa préoccupation, -durcissaient les traits de son visage massif et ombraient fortement ses -orbites et sa bouche; mais il poussa un profond soupir, et sourit, comme -s’il appréciait l’étrangeté de la situation. - ---Nous voilà donc de nouveau en présence, monsieur le vicomte, fit-il. -Cela me rappelle que j’ai ici quelque chose qui vous appartient. Vous -êtes venu pour me le réclamer, j’imagine? - ---Oui, monsieur, je suis venu pour vous la réclamer, fis-je d’un ton -hautain, en lui renvoyant regard pour regard, et je vis qu’il me -comprenait. - ---Et M. le marquis vous a trouvé là-haut? - ---Oui, là-haut. - ---Tiens! - -Il resta songeur un instant. Puis, s’adressant aux hommes: - ---C’est bon. Vous pouvez aller, Buzeaud. Je prends sous ma -responsabilité ce monsieur... qui fera bien de quitter cette mascarade. -Quant à vous, ajouta-t-il pour les trois ou quatre individus qui -l’accompagnaient, allez m’attendre là-haut. Dites à M. Flandrin--et -c’est mon dernier mot--que quoi qu’il arrive le maire ne doit pas hisser -le signal pour réclamer la troupe. Il lui dira de ma part tout ce qu’il -voudra... par exemple que je le ferai pendre aux plus hauts créneaux de -la tour... mais qu’on se garde bien de mettre cette menace à exécution. -C’est compris? - ---Oui, monsieur. - ---Allez. Je vous rejoins dans un instant. - -Ils sortirent, laissant une lanterne sur le carreau, et je restai seul -avec Froment. J’attendais qu’il me parlât, mais il ne me regardait même -pas. Au contraire, allant à la fenêtre ouverte, il s’y accouda, -considéra la nuit, et resta ainsi quelques minutes sans mot dire. Les -ordres qu’il venait de donner avaient-ils modifié réellement le cours de -ses idées, ou bien ne savait-il encore de quelle façon me traiter? c’est -un point qui m’échappe. A plusieurs reprises, je l’ouïs soupirer, et à -la fin il me dit à brûle-pourpoint: - ---Trois cohortes seulement ont répondu à l’appel! - -Je ne sais ce qui me poussa, mais je le suivis sur ce terrain: - ---Trois cohortes seulement sur combien? demandai-je froidement. - ---Sur treize. Ils ont la supériorité numérique. Mais notre offensive -nous a valu le dessus, et il s’agira de le garder. Si les gens des -campagnes arrivent demain... - ---Et les Cévenols pas. - ---Exact. Si de plus les officiers parviennent à maintenir le régiment de -Guyenne dans les casernes, si le maire ne hisse pas le signal pour les -appeler, et si les Calvinistes ne s’emparent pas de l’arsenal... je -crois que nous pourrons y arriver. - ---Mais les chances sont?... - ---Contre nous, monsieur. Raison de plus (il se retourna enfin vers moi -et me montra son visage qui rayonnait d’un sombre orgueil); raison de -plus pour qu’il faille un homme! Car, le savez-vous? le prix de la lutte -qui se déroule là-bas, c’est la France! Oui, la France! répéta-t-il avec -amertume, et laissant paraître son émotion. Et je n’ai pour accomplir -cette besogne que quelques centaines de coupe-jarrets, de bandits et de -moines, cependant que vos jolis messieurs restent bien tranquilles à se -chauffer de l’autre côté de la frontière, en attendant de voir ce qui va -arriver! C’est moi qui cours les risques, et ce sont eux qui tiennent -les enjeux! Je tue l’ours, et ils en prennent la peau. Ils sont à -l’abri, et si j’échoue, me voilà pendu comme Favras!... Pouah! ce serait -à se faire patriote et à crier: «Vive la Nation!» - -Sans attendre ma réponse, il attrapa vivement la lanterne, me fit signe -de le suivre, et me précéda au long du corridor. Il n’avait pas dit un -mot de ma présence dans la maison, ni de ma situation, ni de Mlle de -Saint-Alais, ni de la façon dont il prétendait me traiter; aussi, arrivé -à la porte, comme j’ignorais ses intentions, je lui touchai l’épaule et -l’arrêtai. - ---Excusez-moi, monsieur, dis-je, avec toute la dignité dont je -disposais; mais j’aimerais savoir ce que vous allez faire de moi. Je -n’ai pas besoin de vous dire que je ne suis pas entré dans cette maison -comme espion... - ---Vous n’avez besoin de me dire rien du tout, trancha-t-il avec rudesse. -Et quant à ce que je vais faire de vous, cela tient en quatre mots. Je -vais vous garder auprès de moi, afin que si les choses en viennent au -pis, auquel cas il est peu probable que je voie la fin de cette semaine, -vous puissiez protéger Mlle de Saint-Alais et la conduire en lieu sûr. A -cette fin votre brevet, que je détiens, vous sera restitué. Si, d’autre -part, nous gardons l’avantage et allumons l’incendie qui doit enflammer -ces pédants à sang-froid, alors, monsieur le vicomte, j’aurai deux mots -à vous dire. Et nous causerons de la chose en gentilshommes. - -Tout d’abord la surprise me rendit muet. Nous étions alors devant la -porte du petit escalier par où j’étais descendu; et son dernier mot -prononcé, comme s’il n’attendait pas de réponse, il l’ouvrit et posa le -pied sur la première marche, en projetant devant lui la clarté de son -falot. Je l’arrêtai par la manche, et il se retourna vers moi. - ---Monsieur Froment...! murmurai-je. - -Mais il me fut impossible d’ajouter un mot. - ---Inutile de faire des phrases, dit-il majestueusement. - ---Êtes-vous bien certain... que vous savez tout? balbutiai-je. - ---Je suis certain qu’elle vous aime, et qu’elle ne m’aime pas, -répliqua-t-il, en fronçant la lèvre et d’une voix où vibrait le dépit. -En dehors de cela, je ne suis certain que d’une chose. - ---Laquelle? - ---C’est que d’ici vingt-quatre heures le sang va couler à flots dans -toutes les rues de Nîmes, et que le bourgeois Froment sera le baron -Froment... ou qu’il n’existera plus! Dans le premier cas, nous -causerons. Dans le second (et il haussa les épaules d’une façon tant -soit peu théâtrale), cela n’a plus d’importance. - -Là-dessus il se mit à gravir les marches, et je le suivis. Au haut de -l’escalier, il prit le corridor supérieur, puis l’escalier extérieur, où -j’avais faussé compagnie à mon guide; et enfin sur le toit, une courte -échelle de bois menant jusque sur les plombs d’une tour. De là, nous -dominions, étalé confusément sous nos pieds, tout le ténébreux chaos de -Nîmes, ici offrant à l’imagination un amas de formes titanesques, et là -un fouillis de rouges lueurs et d’ombres qui se découpaient en noir sur -la clarté de l’église en feu. En trois points différents j’aperçus des -falots piquetant le ciel comme des étoiles: l’un sur le couronnement des -Arènes, un autre plus loin sur le clocher d’une église, le troisième sur -une tour, en dehors des remparts. Mais la plus grande partie de la ville -était à cette heure plongée dans le sommeil. L’émeute avait expiré, les -cloches se taisaient; la brise de la mer, chargée de sel, rafraîchissait -nos fronts. - -Sur les plombs une douzaine de personnages enveloppés de manteaux -contemplaient pensivement le panorama, ou bien marchaient de long en -large, tout en causant; mais l’obscurité m’empêcha d’en reconnaître un -seul. Après avoir reçu deux ou trois messages, Froment s’éloigna jusqu’à -l’extrême bord de la tour qui donnait sur la campagne, et s’y promena -seul, la tête basse, les mains derrière le dos. Il y avait là-dedans, -j’imagine, plutôt un désir de sauvegarder sa dignité qu’un réel besoin -de solitude. Mais les autres respectèrent ses volontés; et, suivant leur -exemple, je m’assis dans un des créneaux, d’où l’on apercevait -l’incendie, alors sur son déclin. - -J’ignore quelles étaient les pensées des autres. Un mot entendu par -hasard m’apprit que Louis de Saint-Alais commandait aux Arènes, et que -M. le marquis attendait seulement que le succès fût assuré pour partir à -Sommières, dont le gouverneur avait promis un régiment de cavalerie au -cas où Froment pourrait triompher sans son aide. La combinaison me parut -des plus singulières; mais les Émigrés, par crainte de compromettre le -roi, et mis en garde par le sort de Favras,--lequel, abandonné des -siens, avait été fusillé quelques mois plus tôt à la suite d’une -conspiration analogue,--n’avaient guère que de la timidité. Et si ceux -qui m’entouraient en ressentaient de l’indignation, ils n’eurent garde -de l’exprimer. - -La plupart néanmoins se taisaient, sauf lorsqu’un mouvement dans la -ville, ou un appel au secours, leur arrachaient quelques paroles vives. -Quant à moi, mes pensées n’avaient rien à voir avec cette lutte où les -deux partis s’observaient l’un l’autre en attendant le jour: je ne -m’occupais ni du lendemain, ni de Denise, mais bien de Froment lui-même. -Si le but de cet homme avait été de faire impression sur moi, il l’avait -atteint. Assis là dans les ténèbres, je sentais peser sur moi son -influence; j’étais ému par la crise comme lui et parce que lui-même -l’était. Je vibrais de cette angoisse qui saisit le joueur à son dernier -enjeu, du seul fait qu’il avait jeté les dés. Je me trouvais avec lui -sur un même pinacle vertigineux, et à l’idée du menaçant avenir, je -tremblais pour lui et avec lui. Mon regard se détournait des autres, et -cherchait instinctivement sa haute taille dans l’ombre où il se -promenait solitaire. Sans la moindre volonté de ma part je lui rendais -l’hommage dû à celui qui se tient sur la brèche, impassible, et maître -de soi devant la mort qui le guette. - -Vers minuit eut lieu un mouvement général de descente. Je n’avais rien -absorbé depuis douze heures, et j’avais beaucoup agi; nonobstant la -situation ambiguë où je me trouvais, la faim m’incitait à faire comme -les autres. Je me mêlai donc à eux, et me trouvai une minute plus tard -sur le seuil d’une pièce oblongue, brillamment éclairée par des -lampadaires, et garnie de tables apprêtées pour une soixantaine de -convives. Par une trouée de la foule masculine, il me sembla entrevoir -dans un coup d’œil, à l’autre bout de la salle, des femmes, des bijoux, -des regards étincelants, et un battement d’éventail: vision bien propre -à augmenter l’effet ahurissant du contraste au sortir de l’obscurité des -plombs balayés par le vent! Mais je n’eus guère le loisir de la -réflexion. Je m’étais à peine avancé de quelques pas dans la salle, -lorsque la presse qui me dérobait l’autre bout acheva de se dissiper, à -mesure que chacun prenait son siège, parmi le bourdonnement des -conversations. Au bout d’une minute mes regards avides se fixaient sans -contrainte sur Denise,--pâle et languissante, l’air navré,--placée -auprès de sa mère au haut bout de la table, comme une statue de la -désolation. Elles avaient auprès d’elles Mme Catinot, deux ou trois -dames et un nombre égal de gentilshommes. - -Soit par une attraction sympathique, soit simple effet du hasard, elle -ne tarda pas à jeter les yeux sur moi, et se leva toute droite en -poussant une exclamation étouffée. Il n’en fallut pas plus: Mme de -Saint-Alais me regarda, et elle poussa également un cri. En un clin -d’œil, tandis qu’une faible partie des convives intermédiaires causaient -encore sans s’apercevoir de rien, et que les domestiques circulaient à -pas feutrés, tous les yeux se levèrent sur moi, à l’autre bout de la -table, et me prirent pour point de mire. Juste à ce moment, par malheur, -M. de Saint-Alais, un peu en retard, entrait: il ne manqua point de me -voir, lui aussi. Un juron éclata derrière moi, mais je ne m’occupais que -de l’autre bout de la table et de Denise, et ce fut seulement lorsqu’il -posa la main sur mon bras que je me retournai tout d’une pièce et que je -l’aperçus. - ---Monsieur! s’écria-t-il, avec un nouveau juron (il étouffait presque de -rage et de surprise). C’en est trop. - -Je le regardai en silence. La situation était inextricable, et je m’y -perdais. - ---Comment se fait-il que je vous retrouve ici? reprit-il avec fureur et -d’un ton qui acheva d’attirer sur moi tous les regards. - -Il était blême de colère. Il m’avait laissé prisonnier et me retrouvait -son hôte. - ---Je n’en sais rien moi-même, fis-je. Mais... - ---Je le sais, moi, prononça quelqu’un, dans le dos de M. de Saint-Alais. -Si vous tenez à le savoir, marquis, c’est sur mon invitation que M. de -Saux est ici. - -C’était Froment, qui venait tout juste d’arriver. Saint-Alais se -retourna, comme si on l’eût poignardé. - ---En ce cas, c’est moi qui ne suis pas à ma place ici! exclama-t-il. - ---Comme il vous plaira, dit Froment avec calme. - ---Mais il ne me plaît pas! riposta le marquis, lui jetant un regard de -dédain, et d’une voix qui emplit la salle. Il ne me plaît pas! - -En l’entendant, et me voyant, sous les lumières, le centre de tous les -regards, je pouvais me croire de nouveau dans le salon de Saint-Alais, -lors du vain serment des épées; comme si les trois quarts d’un an ne -s’étaient pas écoulés depuis le début de la révolution. Mais la voix de -Froment me tira de cette rêverie. - ---Fort bien, dit-il gravement. Il me semble, toutefois, que vous -oubliez... - ---C’est vous qui oubliez, s’écria Saint-Alais avec emportement. Ou vous -ne comprenez pas, ou vous ignorez, que ce gentilhomme... - ---Je n’oublie rien! répliqua Froment, dont le visage s’assombrit. Rien, -si ce n’est que nous faisons attendre nos hôtes. Moins que tout, -j’oublie les services, monsieur, que vous m’avez jusqu’ici rendus. Mais, -monsieur le marquis, reprit-il avec dignité, c’est mon tour de commander -ce soir, et c’est à moi de prendre des mesures. Je les ai prises, et je -dois vous prier de vous y soumettre. Je sais que vous ne me ferez pas -défaut en cette extrémité. Je sais, et ces gentilshommes savent, qu’en -cas de malheur vous me secourriez; mais je crois aussi que, tout allant -bien, comme c’est le cas, vous ne me susciterez pas d’obstacles -inutiles. Allons, monsieur; ce gentilhomme ne refusera pas de s’asseoir -à cette place. Et nous serons tous les invités de madame votre mère. -Faites-moi ce plaisir. - -La face de Saint-Alais était sombre comme la nuit, mais l’autre était un -homme, et il usait d’un ton courtois mais énergique. Avec une -nonchalance hautaine, M. le marquis céda--pour la première fois de sa -vie, je pense--et je l’accompagnai jusqu’au haut bout de la table. Resté -seul, je m’assis à la première place venue, sous les regards scandalisés -de mes voisins. Mais plus qu’eux encore, j’étais scandalisé par ce -festin étrange, à l’heure où Nîmes veillait, par cette joyeuse -médianoche, à l’heure où les morts gisaient encore dans les rues, où -l’air frémissait, où la nuit entière se taisait, dans l’attente de ce -qui allait survenir. - - - - -CHAPITRE XXIII - -LA CRISE - - -Quand l’aube grise, à laquelle tant d’hommes aspiraient, se leva -lentement sur la cité en éveil, elle trouva sur les plombs de la tour de -Froment des visages pâles, sinon des cœurs défaillants. Cette heure, où -toute la nature manque de couleur, où toutes choses, le ciel excepté, -paraissent ternes et grises, met le courage d’un homme à une rude -épreuve, tout comme le vent froid qui l’accompagne s’acharne sur son -corps. Les yeux qui une heure auparavant pétillaient de la gaieté du -vin--car nous nous étions attardés à boire au roi, à l’Église, à la -cocarde rouge et à M. d’Artois--devinrent pensifs; les hommes qui, un -peu plus tôt, montraient des visages vermeils, frissonnèrent en sondant -la brume, et s’enveloppèrent plus étroitement de leurs manteaux. S’il en -était un parmi eux qui considérât l’issue de la journée avec une entière -égalité d’âme, ce phénix ne s’offrit point à mes regards. - -Froment avait prêché la foi, mais c’était dans la rue que la foi se -trouvait presque toute. Dans la rue, j’en suis sûr, il y avait maints -croyants, tout prêts à courir à la mort, ou à tuer sans miséricorde. Et -de ceux-là, peut-être, s’en trouvait-il aussi un ou deux parmi nous. -Mais en général les hommes qui surveillaient avec moi le panorama de -Nîmes ce matin-là, étaient de hardis aventuriers, ou des partisans -locaux de Froment, ou des officiers expulsés par leurs régiments, ou -encore, mais en petit nombre, des gentilshommes, tel Saint-Alais. Tous -gens braves, et quelques-uns échauffés par le vin; mais Froment n’était -pas seul à savoir que Favras avait été pendu, de Launay massacré, et le -prévôt Flesselles fusillé de sang-froid! D’autres que lui pouvaient -augurer à quel genre de vengeance ce bizarre être nouveau, la Nation, -saurait recourir, si on l’outrageait! Aussi, quand après une longue -attente l’aurore parut enfin, rosissant les nuages de l’est, et que -jaillissant par-dessus la mer de brume qui emplissait la vallée du -Rhône, elle teignit de sa rose lumière les cimes de l’occident, et nous -trouva debout, je ne vis autour de moi que des hommes aux faces graves, -et portant plus ou moins sur leurs traits hagards et défaits la marque -de leur condition mortelle. - -Le seul Froment excepté. Celui-ci, pour une raison quelconque, offrait à -l’apparition du jour une contenance non seulement résolue, mais joyeuse. -Renonçant à l’attitude solitaire qu’il avait gardée toute la nuit, il -s’avança vers les créneaux dominant la ville, et causa et voire -plaisanta, raillant les cœurs faibles, et prenant la victoire comme -acquise. J’ai ouï dire à ses ennemis que cette conduite fut le résultat -de sa nature, et qu’il n’y avait aucun mérite; que l’orgueil l’élevait -non seulement au-dessus des vulgaires passions de l’humanité, mais -au-dessus de la crainte; que dans la ferme volonté de jouer son rôle à -l’admiration de chacun, il oubliait que ce fût là autre chose qu’un -rôle, et qu’il affrontait tous les hasards et courait tous les risques -avec aussi peu d’émotion que l’acteur qui représente le Cid, ou qui boit -le poison dans le rôle de Mithridate. - -Mais cette prétention revient tout bonnement à affirmer que cet homme -était non seulement très vain, mais encore très brave. J’admets l’un et -l’autre. Aucun de ceux, en effet, qui l’ont vu ce matin-là n’en pourrait -douter: ils savent aussi que, entre un million d’hommes, le plus digne -de commander en une telle occurrence était bien cet homme résolu, -inflexible, gai même, qui ne revenait jamais sur ses décisions, pas plus -qu’il n’avouait de craintes. Lorsque la brume se dissipa--un peu après -quatre heures--et découvrit la plaine riante, la ville et les hauteurs, -et quand de la direction du Rhône le premier brimbalement des cloches -frappa les oreilles et fit taire le chant du rossignol, il tourna vers -ses partisans un visage presque joyeux. - ---Allons, messieurs, fit-il d’un ton cordial et la tête haute. -Remuons-nous! Il ne doit pas être dit que nous nous cachons et que nous -n’osons nous montrer au dehors, ou qu’ayant poussé autrui en avant, nous -restons en arrière--comme ces bavards et songe-creux de leur lâche -Assemblée qui, prêts à s’emparer de leur roi, mirent au premier rang des -femmes pour se préserver du danger! Allons, messieurs! Ils l’ont emmené -de Versailles à Paris. Nous l’escorterons à son retour! C’est -aujourd’hui que nous faisons le premier pas! - -L’enthousiasme est de tous les sentiments le plus contagieux. Un murmure -d’approbation accueillit ses paroles; les yeux qui une minute plus tôt -étaient mornes, redevinrent brillants. - ---A bas les traîtres! cria l’un. - ---A bas les trois couleurs! cria un autre. - -Du geste, Froment réclama le silence. - ---Non, monsieur, dit-il vivement. Au contraire, nous aussi, nous aurons -nos trois couleurs: Vive le Roi! vive la Foi! vive la Loi! Vivent les -Trois! - -L’idée eut du succès. Cent voix en chœur crièrent: «Vivent les Trois!» -On répéta les mots sur les toits inférieurs et aux fenêtres, et jusque -dans les rues; tant et si bien qu’ils se perdirent _decrescendo_, tel un -feu de file, dans le lointain. - -D’un grand geste chevaleresque, Froment leva son chapeau. - ---Merci, messieurs, fit-il. Au nom du roi, au nom de Sa Majesté, je vous -remercie. Avant que nous ayons fini, l’Atlantique ouïra ce cri, et les -échos de la Manche le répéteront! Oui, le Rhône délivrera ce que la -Seine a emprisonné! Sur Nîmes et sur vous, toute la France aujourd’hui a -les yeux fixés! Pour la liberté! Pour la liberté de vivre: de lâches -scribes l’étrangleront-ils? Pour la liberté de prier: ils spolient Dieu -et profanent ses temples! Pour la liberté de circuler: le roi de France -est prisonnier! En dirai-je davantage? - ---Non, non! s’écrièrent-ils, agitant leurs chapeaux et leurs épées. - ---Je n’ajouterai donc rien, reprit-il. Je n’userai plus de mots! Mais je -veux montrer qu’ici du moins, à Nîmes, on honore Dieu et le roi, et on -laisse libres leurs fidèles! Suivez-moi, messieurs, et nous ferons le -tour de la ville pour visiter les postes du roi et voir si quelqu’un ose -crier: «A bas le roi!» - -Ils lui répondirent par une clameur d’approbation et de menace qui fit -trembler la vieille tour; et aussitôt, se pressant sur l’échelle, ils se -mirent à descendre jusqu’au toit de la maison et de là dans l’escalier. -Assis sur l’embrasure de la tour, je vis leur long défilé traverser les -plombs au-dessous de moi; leurs cuivres et leurs buffleteries -reluisaient au soleil, leurs rubans voltigeaient à la brise, leurs voix -sonnaient haut et clair. Ils me parurent, alors, une troupe valeureuse: -la plupart étaient jeunes, et tous avaient bel air; ma sympathie les -accompagna lorsqu’ils s’enfoncèrent un par un dans le capot de -l’escalier par lequel j’étais monté. Une moitié avait disparu, lorsque -je sentis que l’on me touchait le bras, et je trouvai Froment, le -dernier à partir, arrêté auprès de moi. - ---Vous resterez ici, monsieur, me dit-il, d’un ton significatif, les -yeux abaissés vers les miens. Si les choses en viennent au pis, je n’ai -pas besoin de vous recommander de veiller sur Mlle de Saint-Alais. - ---Dans la mauvaise comme dans la bonne fortune, je veillerai sur elle, -répondis-je. - ---Merci, fit-il, la lèvre hautaine et une lueur mauvaise dans le regard. -Mais en ce dernier cas, c’est moi qui veillerai sur elle. Ne l’oubliez -pas, si je suis vainqueur, nous avons encore à causer, monsieur! - ---Soit! Dieu vous donne la victoire! exclamai-je involontairement. - ---Vous avez foi dans votre habileté à l’épée? répliqua-t-il, légèrement -ironique. - -Puis, changeant de ton, il poursuivit: - ---Mais non, je me trompe. Votre souhait procède d’un vrai gentilhomme -français. Et c’est en cette qualité que je vous confie Mlle Denise sans -la moindre crainte. Dieu vous garde! - ---Et vous de même, fis-je. - -Et il suivit les autres. - -Il était environ cinq heures. Le soleil était levé, et la plate-forme de -la tour, restée silencieuse et en ma seule possession, semblait si -rapprochée du ciel, si lumineuse, paisible et tranquille, de cette -tranquillité du matin qui s’apparente à l’innocence, que je regardai -autour de moi, ébahi. Je me trouvais sur un autre plan que le monde -inférieur, d’où s’élevait sauvagement la clameur d’allégresse qui -saluait l’apparition de Froment. Une autre acclamation suivit, et une -autre, qui firent s’envoler les pigeons effarouchés en une nuée -tournoyante, bien plus haut que les toits; puis l’onde de bruit -s’éloigna peu à peu, propageant son indicible menace vers le sud de la -ville. Et je restai sur ma tour, seul et au-dessus de la mêlée. - -Une fois seul, j’eus le loisir de réfléchir; et mes réflexions furent -d’une teinte sinistre. Qu’était devenue aujourd’hui la douce concorde -dont la moitié de la nation avait rêvé durant des semaines? Où était -l’âge d’or de paix et de fraternité que l’abbé Benoît, avec les syndics -de Giron et Vlais, avaient prévu? Et l’abolition des frontières? Et les -droits de l’homme? Et les autres dix mille béatitudes que philosophes et -théoriciens avaient entrepris de créer--sans tenir compte de la nature -humaine--moyennant l’adoption de leurs systèmes? Oui, qu’étaient-elles -devenues? De tout le riant paysage qui m’entourait s’éleva, en guise de -réponse, le brimbalement des cloches obsédantes. Du fond des rues -montaient des bruits de combat et de victoire. Le long d’une route, -serpentant capricieusement à travers la plaine, se hâtaient de petites -troupes d’hommes--que je n’avais pas encore aperçues--avec des armes -reluisantes; et enfin, symptôme le plus grave, au bout d’une demi-heure -de mon guet, vers un lointain faubourg de l’ouest éclata une salve -soudaine, suivie de coups de feu isolés. Les pigeons tournoyaient -toujours par-dessus les toits, nuée de flocons blancs, et les pierrots -sautillaient à mes pieds; sur la tour, sur le toit inférieur, où -s’étaient rassemblés quelques domestiques, régnaient le soleil et le -calme de la paix. Mais au fond des rues, là-bas, je sentais la mort à -l’œuvre. - -Au début cependant, je n’éprouvai qu’une émotion médiocre. Le jour était -peu avancé; je n’attendais pas une issue immédiate; et je rêvais presque -indolemment, suivant le cours des pensées que je viens d’indiquer, et -comparant avec tristesse cette scène de carnage aux brillantes promesses -des mois révolus. Mais peu à peu l’anxiété des domestiques que je voyais -sur le toit inférieur me gagna. Je me mis à écouter plus attentivement, -et j’imaginai que la marée du combat se rapprochait, que les cris et les -coups de feu arrivaient plus vite et plus fort à mon oreille. Pour -finir, sur un lieu voisin des casernes, et assez proche de moi, -j’aperçus de légers flocons de fumée blanche qui s’élevaient des toits, -et à deux reprises une salve de mousqueterie partant du même point fit -trembler les vitres. Puis dans l’une des rues immédiatement au-dessous -de moi, que j’apercevais dans toute sa longueur, je vis une foule -accourir--dans ma direction. - -J’interpellai les domestiques pour savoir ce que cela signifiait. - ---On vient d’attaquer l’arsenal, monsieur, répondit l’un d’eux, en -s’abritant les yeux du soleil. - ---Qui a attaqué? demandai-je. - -Mais il se contenta de hausser les épaules et de regarder plus -attentivement au loin. Je suivis son exemple. Pour un temps rien ne se -produisit; mais tout à coup, aussi brusquement que si s’ouvrait une -porte qui eût jusque-là étouffé le bruit, un tonnerre de vociférations -éclata, et une foule énorme se déversa par l’extrémité la plus proche -dans la rue au-dessous de moi, et refluant dans toute sa longueur à -grands renforts de hurlements et d’armes brandies--qui entouraient au -centre un crucifix et un peloton de moines--tourna le coin à l’autre -bout et disparut. Quelque temps je continuai d’entendre le gros de leurs -cris, et le suivis du côté des casernes, d’où arrivait par intervalles -le déchirement de la fusillade. J’en conclus que c’était un renfort venu -à l’appel de Froment. Après quoi, regardant par hasard au-dessous, je -vis que la moitié des domestiques avaient disparu, et que des formes -humaines commençaient à se glisser par les rues jusqu’alors désertes. Je -me mis à trembler. Le dénouement se produisait plus tôt que je l’avais -cru. - -Je hélai l’un des hommes et lui demandai où étaient les dames. - -Il leva vers moi une face blême. - ---Je ne sais pas, monsieur, répondit-il brièvement, et il détourna -aussitôt les yeux. - ---Elles sont en bas? - -Mais il guettait avec trop d’attention pour me répondre, et ne fit que -secouer la tête avec impatience. Je ne voulais pas quitter la -plate-forme, et je lui donnai l’ordre de porter mes compliments à Mme de -Saint-Alais et de la prier de monter. Je trouvais singulier qu’elle ne -l’eût pas encore fait, car les femmes ne résistent guère à la tentation -de voir. - -Mais l’homme était trop effrayé pour s’occuper de nul autre que de -lui-même--c’était, je pense, l’un des cuisiniers--et il ne bougea pas; -tandis que ses compagnons se bornaient à crier: - ---Tout à l’heure, monsieur, tout à l’heure. - -Je perdis patience; et courant à l’échelle, je la descendis et marchai -droit à eux. - ---Tas de gredins! exclamai-je. Où sont les dames? - -Quelques-uns se retournèrent vers moi en sursautant. - ---Vous dites, monsieur? - ---Où sont les dames? répétai-je avec irritation. - ---Oh! je n’avais pas saisi, répliqua ironiquement le plus voisin. Elles -sont allées prier dans la chapelle, monsieur. - ---Dans la chapelle? - ---Mais oui: chez les Capucins. - ---Elles ne sont donc plus ici? - ---Non, monsieur, répondit-il, les yeux détournés. Mais... que se -passe-t-il? - -Et, attiré par le bruit, il s’éloigna de moi, pâlissant encore. Je le -suivis jusqu’au parapet, où je me penchai. La vue, sans être aussi -étendue que de la tour, découvrait la rue principale orientée vers le -midi: elle était pleine d’une foule qui la remontait dans notre -direction, en désordre et par détachements, les uns lancés à fond de -train, les autres au pas de course, par quatre ou cinq de front; et tous -à chaque instant regardaient derrière eux. - -Les domestiques comprirent bien vite ce que cela signifiait. En un clin -d’œil leur groupe se dispersa. Courant pêle-mêle, et répétant: «Nous -sommes vaincus!» ils traversèrent les plombs, gagnèrent l’escalier et se -mirent à descendre. Je restai une minute encore aux aguets; mais le -torrent des fuyards, loin de tarir, grossissait toujours, leur allure -s’accélérait, les derniers venus regardaient plus fréquemment derrière -eux en serrant leurs armes; le fracas de la lutte, les hurlements, les -appels, les détonations, se rapprochaient: ma décision fut bientôt -prise. L’escalier à présent était libre; je le dégringolai jusqu’à la -porte de l’étage supérieur, par où j’avais pénétré dans la maison, la -veille au soir. Je soulevai le loquet, mais reculai: la porte était -fermée à clef! Avec une exclamation déçue, et pris d’une hâte -fébrile,--car dans les ténèbres de l’escalier j’ignorais alors ce qui se -passait, et me représentais des catastrophes,--je me remis à descendre -la spirale, au bas de laquelle j’arrivai dans le cloître formant -vestibule. - -Je le trouvai encombré d’hommes en armes, sombres et exaspérés; et -assiégé au dehors par d’autres individus, qui s’efforçaient d’y -pénétrer. Un instant de plus, et j’aurais trouvé l’escalier obstrué par -le flot de ceux qui le remontaient; et j’aurais été bloqué sur le toit. -En fait, je dus attendre plusieurs minutes avant de pouvoir me frayer un -chemin dans la presse, refoulé que je fus contre la muraille, où me -cloua la ruée vers l’intérieur. Proche de moi, cependant, j’avisai l’un -des domestiques dans la même situation, et je le tirai par la manche. - ---Où sont les dames? fis-je. Sont-elles revenues? Sont-elles ici? - ---Je n’en sais rien, dit-il, le regard fuyant. - ---Sont-elles encore dans la chapelle? - ---Je l’ignore, monsieur, répliqua-t-il avec impatience. - -Et apercevant, je suppose, celui qu’il cherchait, il me repoussa, avec -la brutalité de la peur, et, se jetant parmi la foule, disparut. - -Il régnait dans la place un tel tohu-bohu d’hommes entrant et sortant, -criant des ordres ou fendant la presse, que je ne savais que faire. Les -uns réclamaient Froment, d’autres voulaient que l’on fermât les portes; -celui-ci criait que tout était perdu, celui-là que l’on montât la poudre -de la cave. C’était une confusion à perdre la tête, et je restai -plusieurs minutes en son centre, coudoyé, bousculé, ballotté de côté et -d’autre. Où étaient les femmes? Où étaient-elles? Ce doute m’affolait. -Je m’accrochai à une demi-douzaine de mes plus proches voisins, et le -leur demandai; mais tous se récrièrent farouchement qu’ils -l’ignoraient--comment l’auraient-ils su?--et se dégageant de moi -sauvagement ils m’échappèrent comme le domestique. Tous ceux-là, en -effet, étaient de l’espèce la plus vulgaire. Il n’y avait là ni Froment, -ni Saint-Alais, ni les chefs, mais un ou deux seulement des braves qui -étaient partis avec eux. - -Je ne crois pas m’être jamais trouvé en plus pénible situation. Denise -était-elle encore dans la chapelle, ou bien dans les rues, exposée à des -périls auxquels je n’osais songer? ou d’autre part serait-elle sauve -dans la chambre voisine, ou à l’étage supérieur, sur le toit? Dans -l’inouïe confusion, il m’était impossible de l’apprendre, tout comme de -faire un mouvement. Mon seul espoir semblait être dans le retour de -Froment. Mais après une minute de vaine attente, qui me parut durer un -siècle, je perdis patience, et refoulant la presse, gagnai une porte qui -devait mener au corps de logis principal. - -L’ayant dépassée, je retrouvai le même désordre: ceux-ci, remontant la -poudre des caves, obstruaient le passage; ceux-là se mettaient en devoir -de piller la maison. A ce rez-de-chaussée, j’avais peu d’espoir de -trouver celles que je cherchais; et après avoir regardé en vain de tous -côtés, j’avisai un escalier, et montant rapidement jusqu’au second -étage, m’élançai vers la chambre de Denise... La porte était fermée à -clef. - -Je la martelai follement, j’appelai, j’attendis, aux écoutes, et -j’appelai encore; mais je ne perçus aucun bruit à l’intérieur! Convaincu -enfin, j’y renonçai et passai aux portes voisines. Les deux premières -étaient closes également; la troisième et la quatrième chambre étaient -ouvertes et vacantes. La dernière où je pénétrai était celle d’un homme. - -Cette besogne ne fut pas longue, et ne me prit qu’une minute. Mais tout -le temps que j’employai à frapper, à écouter et à appeler,--bien que -dans le corridor où je circulais régnât un silence de mort où mes pas se -répercutaient,--le bas de la maison retentissait de cris, d’appels et de -bruits de pas précipités. Je trépignais. La marquise était peut-être sur -le toit. Je me mis en devoir d’y monter. Puis je réfléchis que si j’y -grimpais je pourrais bien au moment de redescendre trouver l’escalier -bloqué; et, maudissant ma folie d’avoir quitté le cloître,--pour la -seule raison que mes recherches n’avaient pas abouti,--je retournai -précipitamment à l’escalier, m’y élançai, et divisant de mon mieux les -flots humains qui tournoyaient et déferlaient plein l’étage inférieur, -je parvins de haute lutte à regagner le vestibule. - -J’arrivai juste à temps. Comme j’entrais par une porte, Froment y -pénétrait par l’autre, avec un petit peloton de ses séides, dont -plusieurs, je le vis alors, portaient le ruban vert, les couleurs -d’Artois. Sa haute stature dominait toutes les têtes, et je vis qu’il -était blessé: un filet de sang découlait sur sa joue, et ses yeux -luisaient d’un éclat quasi dément. Mais il gardait son calme: il avait -encore un tel empire, non seulement sur lui-même, mais sur ceux qui -l’entouraient, que l’agitation s’apaisait et tombait sous son regard. En -un instant ces hommes, qui ne savaient plus que se jeter les uns sur les -autres et s’embarrasser mutuellement, coururent à leurs postes. On -entendait au bout de la rue les hurlements d’une foule hostile, et il -était clair qu’il avait battu en retraite devant des forces écrasantes. -Néanmoins la résolution parut tout à coup prendre la place de la -panique, et l’espérance celle du désespoir. - -Campé sur le seuil et pointant de côté et d’autre le pistolet déchargé -qu’il tenait à la main, il ordonna en quelques mots brefs et nets de -barricader la porte, et cet ordre exécuté, il envoya ses hommes à leurs -différents postes. La foule qui avait jusque-là encombré la place se -dissipa comme par enchantement, et il m’aperçut. Il me fit signe -d’approcher. - -S’il jouait un rôle, qu’il me soit permis de déclarer, pour n’y plus -revenir, qu’il le jouait noblement. Même à cette heure, où je devinais -que tout était perdu, son visage n’exprimait ni crainte, ni envie; et il -n’y eut dans ses paroles aucune ostentation. - ---Sortez vite, me glissa-t-il à voix basse, m’interdisant d’un geste -prompt les questions que j’étais prêt à lui poser, par cette porte-là, -et par la poterne au bas de l’autre escalier. Allez à la porte de l’est, -vous y trouverez des chevaux devant Sainte-Geneviève. Ici, tout est -fini! conclut-il, en m’étreignant la main et me poussant vers la sortie. - ---Mais Mlle Denise, m’écriai-je. Elle n’est pas dans la maison! - ---Hé quoi! fit-il, s’arrêtant pour me considérer, d’un visage assombri. -Êtes-vous fou? Est-ce à dire qu’elle est sortie? - ---Elle n’est pas ici, répondis-je. On m’a dit qu’elle était allée à la -chapelle avec Mme de Saint-Alais, et elle n’en est pas revenue. - ---Quel Charenton! lança-t-il, avec un affreux blasphème. Dieu les -protège! répéta-t-il par deux fois. - -Et après un silence, rencontrant mon regard où il lut de l’horreur, il -eut un rire rauque. - ---Après tout, qu’importe? fit-il avec agitation. Nous voilà tous dans le -même sac! Comportons-nous en gentilshommes. J’ai fait mon possible pour -ma part. Entendez-vous cela? - -Il leva la main: une salve de mousqueterie fit trembler la maison; et il -cria un ordre. Les petites fenêtres avaient été bouchées à l’aide de -pavés, la porte étançonnée à bloc; et la lumière du jour manquant, on -avait allumé des lampes, qui donnaient à la longue salle de pierre, -blanchie à la chaux, un aspect singulièrement lugubre. A moins que cet -effet ne résultât des sombres visages que je voyais autour de moi. - ---Je crains fort que les Saint-Alais ne soient assiégés dans les Arènes, -dit-il froidement. Et ils n’ont pas assez de monde pour garnir les -remparts. Ces maudits Cévenols sont trop nombreux pour nous. Quant à vos -amis... c’est bien ce que j’attendais: ils me laissent mourir comme un -taureau dans l’arène. Mais notre mort sera du moins sanglante. - -Tandis que j’admirais son courage, une sorte de revirement se produisit -en moi. - ---Et Denise? exclamai-je, lui agrippant le bras avec violence. La -laisserons-nous périr? - -Il me regarda d’un air féroce. - ---C’est juste, fit-il, avec un ricanement. J’oublie que vous n’êtes pas -des nôtres. - ---Je pense à elle, moi! m’écriai-je, furieux. - -Et, pour un instant, je le haïs. - -Mais son attitude se modifia rapidement. - ---Vous avez raison, monsieur, dit-il, sur un ton nouveau. Allez! Il -reste peut-être une chance. La chapelle est aux Capucins, et ces chiens -hurlaient alentour quand nous avons battu en retraite. Ils sont dix -contre un... mais il reste peut-être une chance. Allez, et si vous la -retrouvez, et que vous échappiez avec elle, n’oubliez pas Froment de -Nîmes. - ---Par la poterne? demandai-je. - ---Oui, prenez par là, répondit-il, et tirant tout à coup un pistolet de -sa poche, il me le mit dans la main. Allez, il faut que j’aille aussi. -Bonne chance, monsieur, et adieu... Quant à vous, chiens! je vais vous -apprendre à aboyer! conclut-il avec amertume, s’adressant à la foule -inconsciente. Le taureau est encore sur pied, et fera mordre la -poussière à plusieurs d’entre vous avant la fin de la corrida! - - - - -CHAPITRE XXIV - -L’ÂGE D’OR - - -Ayant dit ces mots, il me poussa vers la porte qui conduisait au -vestibule intérieur et à la poterne. Un instant de retard, je ne -l’ignorais pas, pouvait coûter une existence, et d’ailleurs avant peu -les derrières du bâtiment seraient occupés, et ma sortie interdite: on -ne pouvait donc s’attendre à me voir balancer. - -Et néanmoins je balançai. Le corps principal des partisans de Froment -avait reflué aux étages, et nous pouvions les entendre tirer des toits -et des fenêtres. Leur chef restait presque seul au milieu du carreau, -dans une attitude vigilante et pensive; tandis qu’un petit groupe de -rubans verts, les plus résolus de ses hommes, se pressaient en grognant -devant la porte barricadée. Parmi la lugubre illumination de ce cloître -et le désordre des fenêtres bouchées, la solitude qui entourait sa -personne éveilla en moi presque de la pitié: je fis même un pas vers -lui. Mais il levait précisément son regard devenu sombre, et il -m’éloigna d’un geste irrité. Je compris alors que j’étais bien loin de -ses pensées, et qu’à ce moment où l’édifice élevé au prix de tant de -soins et à de si grands risques, allait s’écrouler sur lui, ce n’était -pas à nous qu’il songeait, mais bien à ceux qui se dérobaient, lui ayant -promis leur concours, à ceux qui lui avaient prodigué les bonnes -paroles, et le laissaient succomber. Je sortis. - -Ce simple moment d’hésitation faillit me coûter cher. En dix enjambées -j’atteignis la poterne en question, qui s’ouvrait dans l’épaisseur du -mur, au bas de l’escalier principal. Mais déjà un homme y assujettissait -la dernière barre. Je lui criai d’ouvrir. - ---Ouvrez! il faut que je sorte! - ---Mordieu! Il est trop tard! fit-il, en me jetant un coup d’œil -sinistre. - -Mon cœur se serra: je craignais qu’il ne dît vrai. Pourtant il se mit à -retirer les barres, tout en maugréant; et au bout d’une demi-minute la -porte fut libérée. Le pistolet au poing, il l’ouvrit, sans ôter la -chaîne, et regarda au dehors. Elle donnait sur une étroite allée, qui, -Dieu merci, était encore déserte. Il laissa retomber la chaîne, et me -jeta presque dehors, en s’écriant: - ---Prenez à gauche! - -Tout ébloui par l’éclat du soleil je tournai dans cette direction, et -aussitôt j’entendis la porte claquer derrière moi, et la chaîne grincer -dans son emboîture. - -Les maisons qui s’élevaient à droite et à gauche amortissaient le bruit -de la foule et de la fusillade; mais comme je descendais l’allée, -nu-tête et serrant le pistolet que m’avait donné Froment, une nouvelle -bouffée de bruit s’éleva derrière moi, et m’apprit que les assaillants -venaient de pénétrer dans la ruelle par l’extrémité opposée, et que si -j’avais tardé un instant de plus, je serais arrivé trop tard. - -En fait, ma situation était peu réconfortante, sinon désespérée. -Étranger solitaire, sans chapeau ni insigne, connaissant mal la -topographie de la ville, je pouvais à chaque tournant me jeter dans les -bras de l’un des partis--qui me massacrerait. J’avais l’idée que la -chapelle des Capucins était l’église où m’avait conduit Mme Catinot; et -mon premier soin fut de gagner la rue principale, qui menait dans cette -direction. Mais la chose n’était pas facile: au bout de l’allée je ne -trouvai qu’un second passage également rectiligne et sans ouvertures. -Lorsque j’y fus entré, je tournai après un instant d’hésitation sur ma -gauche; mais avant d’avoir fait dix pas, j’entendis des clameurs devant -moi, et je fis halte et revins sur mes pas. M’élançant dans l’autre -direction je débouchai dans une petite cour sombre et pareille à un -puits, qui n’offrait pas d’autre issue. J’y restai un moment pantelant -et indécis, rendu frénétique et presque désespéré par l’idée que, tandis -que je restais là à balancer, le dé peut-être était jeté et ceux que je -cherchais périssaient faute de mon secours. - -J’allais rebrousser chemin, décidé coûte que coûte à affronter la bande -d’émeutiers que j’entendais venir derrière moi, lorsqu’une croisée -ouverte au rez-de-chaussée de l’une des maisons environnant la cour -attira mon regard. Elle était à portée du sol, et sa vue me détermina. -La maison devait posséder une sortie sur la rue. En dix enjambées je -traversai la cour, et appuyant une main sur le cadre de la croisée, -m’enlevai par-dessus, retombai de travers sur un tabouret, et m’abattis -lourdement sur le parquet. - -Je me relevai aussitôt, sans mal, mais un cri féminin me perça les -oreilles, et une femme, une jeune fille, se blottit loin de moi, pâle, -adossée à la porte. Je l’avais surprise agenouillée, en prières, et -j’avais failli m’abattre sur elle. Lorsque je la regardai elle poussa de -nouveau un cri; je l’objurguai, au nom du ciel, de se taire. - ---La porte! indiquez-moi seulement la porte! exclamai-je. -Montrez-la-moi: je ne veux de mal à personne. - ---Qui êtes-vous? balbutia-t-elle. - -Et toujours s’écartant de moi, elle me considérait de ses yeux élargis. - ---Morbleu! qu’est-ce que cela peut vous faire? répliquai-je -farouchement. La porte, femme! la porte de la rue! - -Je m’avançai sur elle, et le même effroi qui venait de la paralyser lui -rendit ses sens. Elle ouvrit la porte derrière elle, et me désigna -muettement un couloir. Je m’y précipitai, heureux de mon succès, mais je -n’avais pas encore débarré la porte que je trouvai devant moi, qu’une -seconde femme surgit d’une chambre latérale, et à ma vue jeta les bras -au ciel avec un cri d’effroi. - ---Par où va-t-on à la chapelle des Capucins? lui demandai-je. - -Elle comprimait d’une main les battements de son cœur. Pourtant elle me -répondit: - ---Prenez à gauche! Et puis à droite... Est-ce qu’ils arrivent? - -Je ne m’arrêtai pas à lui demander de qui elle parlait. Ayant réussi à -ouvrir la porte, je franchis le seuil d’un bond. Mais après un coup -d’œil des deux côtés de la rue, je rentrai précipitamment, et refermai -la porte. La femme et moi nous nous regardâmes, et sans mot dire elle -attrapa la barre que j’avais laissée tomber et l’assujettit dans ses -crochets. Puis elle fit volte-face et s’élança dans l’escalier, où je la -suivis. Quand nous passâmes devant elle, la fille que j’avais surprise -dans sa chambre disparut comme un lapin dans son trou. - -La femme me conduisit à la fenêtre d’une chambre de l’étage supérieur, -et nous regardâmes au dehors sans nous laisser voir, et les yeux -prudemment à hauteur de la boiserie. Je n’ai pas besoin de dire pourquoi -j’étais rentré si vivement. Le brouhaha de voix nombreuses avait en un -instant rempli toute la rue, tandis que la croisée tremblait du -piétinement de milliers d’individus en marche. Par rangs successifs -balayant toute la largeur de la chaussée, le peuple, ou du moins une -partie, défila, les premiers pelotons formés en bon ordre, coude à -coude, le mousquet sur l’épaule et vêtus d’une espèce d’uniforme. -L’arrière-garde n’était qu’un farouche ramassis de va-nu-pieds, armés de -piques et de haches, qui lançaient des regards aux fenêtres, -brandissaient les poings, trépignaient et s’avançaient par sauts et par -bonds avec une grande clameur: - ---Aux Arènes! aux Arènes! - -Cette seule vue était suffisante pour glacer le sang des plus braves; -mais quand elle vit ce qu’il y avait au milieu du cortège, la femme se -cramponna à mon bras, en poussant des cris d’horreur. Sur six longues -piques, élevées par-dessus la foule, s’agitaient six têtes coupées, -l’une, la première, chauve et grosse, et hideusement grimaçante. Ils les -présentaient aux fenêtres, et secouaient en manière de jeu leurs -chevelures ensanglantées. Ils passèrent, et en un moment la rue fut de -nouveau silencieuse. - -La femme, prostrée dans un fauteuil, murmura qu’ils avaient mis à sac le -_Cabaret de la Vierge_, et que la tête chauve avait appartenu à un -conseiller municipal, son voisin. Mais je ne m’attardai pas à l’écouter. -Je la laissai là, et redescendant au plus vite, débarrai la porte et -sortis. Tout était de nouveau singulièrement tranquille, au dehors. Le -soleil matinal brillait, clair et chaud, sur la longueur de la rue -déserte, et semblait démentir ce que je venais de voir. Nulle part aucun -signe de vie, ni aucune tête aux fenêtres. Je m’arrêtai un instant au -milieu du pavé, décontenancé, ahuri par la sérénité paisible du jour, et -incertain de la direction à prendre. A la fin je me rappelai les -indications de la femme, et suivis les traces du peuple jusqu’à la -première rue à droite. Je m’y engageai, et je n’avais pas fait cinquante -toises que je reconnus, un peu en avant de moi, la maison de Mme -Catinot. - -Sa large façade aveugle étalait au soleil de longues rangées de fenêtres -aux volets clos, et sans nul signe de vie. Néanmoins, j’étais en pays de -connaissance, et je la vis avec joie. Me jetant sur la porte, je heurtai -longtemps avec obstination. Je faisais un tapage à réveiller les morts, -dont résonnait chaque porte de cette rue déserte, qui le soir de mon -arrivée grouillait de circulation. Je frémis au bruit, je frémis d’être -exposé à tous les yeux sur les marches du perron, et m’attendis à voir -une vingtaine de croisées s’ouvrir et se garnir de têtes. - -Mais j’en étais encore à apprendre combien l’extrême panique rend sourd, -et quelle force a l’instinct de lâcheté qui retient les gens pacifiques -à leur foyer lorsque le sang coule à flots dans les rues. Pas un seul -visage ne se montra aux fenêtres, pas une seule porte ne s’ouvrit; pis -même, j’eus beau frapper indéfiniment, la demeure que je prétendais -éveiller resta morne et muette. Je reculai pour la contempler, puis -revins à la charge, et heurtai de nouveau, sans plus me soucier de mon -danger personnel. - -Sans résultat. Ou plutôt non, pas tout à fait. L’écho de mes coups parut -se prolonger vers le bout de la rue, puis il se renforça, devint une -rumeur ample et grave, une rumeur trop familière: la foule s’en -revenait! - -Je maudis ma folie de m’être attardé. Je songeai au passage de derrière -la maison, qui menait à la chapelle; j’en trouvai l’entrée, et m’y -précipitai. La rumeur lointaine devenait plus proche et plus haute, mais -déjà je pouvais voir la porte basse de l’église, et je ralentis un peu -ma course. A ce moment la porte s’ouvrit devant moi, et un homme y passa -la tête. Je le vis le premier, et lisant sur ses traits vils l’effroi, -la honte et la fureur, j’eus comme l’intuition de ce qu’il allait faire. -Tout d’abord il inspecta le lointain, clignotant et s’abritant les yeux -du soleil, puis il m’aperçut, et, me lançant un coup d’œil indiciblement -traître, il prit la fuite. - -Il laissa la porte entre-bâillée--je le soupçonnai d’être le sacristain -qui désertait son poste--et j’en profitai pour pénétrer dans l’église. -Je me trouvai en face d’un spectacle dont je me souviendrai toute ma -vie; car ce qui se passait au dehors, ce que je venais de voir au cours -des minutes précédentes, lui conférait une solennité encore supérieure à -celle de l’étrange service divin auquel j’avais là même assisté -auparavant. - -Le soleil brillait au dehors, quelques lampes d’autel à verre rubis -projetaient une obscure clarté sur les colonnes, les tableaux, les -voûtes perdues dans l’ombre, et en particulier sur la foule emplissant -la nef: une foule de femmes agenouillées, dont les têtes dodelinaient et -dont les voix lamentables chantaient les litanies de la Vierge. - -Il y en avait plusieurs, principalement sur les confins de l’assemblée, -qui se balançaient de-ci de-là, pleurant en silence, ou restaient -immobiles comme des statues, le front appliqué sur les froides dalles. -Les autres lançaient à droite et à gauche des coups d’œil furtifs, -sursautaient au moindre bruit, et vagissaient des prières de leurs -lèvres blêmes. Mais de plus en plus, les éclats passionnés des âmes plus -braves tenaient les autres captives; de plus en plus haut le rythme -martelé des _Ora pro nobis! ora pro nobis!_ s’élevait et s’enflait sous -les voûtes de l’église; il devenait de plus en plus fervent, de plus en -plus obsédant, et plus farouche aussi l’abandon de la supplique, tant et -si bien qu’à la fin je sentis les sanglots me monter à la gorge, et mon -sein se gonfler de piété et d’enthousiasme... Ce fut alors que j’aperçus -Denise. - -Elle était agenouillée entre Mme Catinot et sa mère, aux premiers rangs -de celles qui regardaient l’autel principal. De ma place je la voyais de -profil, les yeux levés au ciel en une extase adoratrice. A l’idée -qu’elle priait peut-être pour moi; à l’idée que cette jeune fille si -pure et si brave, que cette enfant douce, aimable et virginale pouvait -affronter sans l’ombre de crainte ce danger mortel; à l’idée qu’elle -m’aimait et priait pour moi, je me sentis plus ou moins qu’un homme. Les -pleurs me vinrent aux yeux, ma poitrine se souleva, et j’allais tomber à -genoux, lorsque le grand portail, tout au fond de l’église, résonna sous -un heurt tonitruant, suivi d’une grêle de coups et d’appels qui -exigeaient l’entrée. - -Un frisson d’épouvante courut parmi la foule agenouillée, et plusieurs -femmes bondirent en hurlant et promenèrent autour d’elles des yeux -égarés. Cependant la psalmodie monotone emplissait toujours les voûtes; -de plus en plus haut le rythme régulier des _Ora pro nobis! ora pro -nobis!_ s’élevait et retombait pour s’élever encore avec une véhémence -de supplication, une force de répétition qui décelait des cœurs prêts à -éclater. Mais à la fin, l’un des battants de la porte s’ouvrit au large. -C’en était trop: les trois quarts des fidèles se dressèrent en poussant -des cris; seuls quelques-uns chantaient encore. A ce moment j’étais -arrivé au milieu de la foule, et j’approchais de Denise; j’allais -l’atteindre, quand l’autre porte céda, et une dizaine d’hommes se -ruèrent tumultueusement à l’intérieur. J’entrevis un prêtre, l’abbé -Benoît, comme je le sus plus tard, qui s’efforçait de les arrêter en -leur opposant un crucifix; puis, dans la pénombre qui pour eux n’était -que ténèbres, je m’aperçus--ô joie indicible!--que les envahisseurs -n’étaient pas l’avant-garde du peuple: au premier rang s’avançaient les -deux Saint-Alais, souillés de sang et noirs de poudre, l’épée au poing -et les vêtements en lambeaux, et derrière eux une vingtaine de leurs -partisans. - -Dans la joie de la délivrance les femmes se jetèrent au cou des hommes, -et les plus éloignées éclatèrent en pleurs et en sanglots. Mais les -hommes, après avoir assujetti les portes derrière eux, se mirent -aussitôt en marche à travers l’église vers la petite sortie donnant sur -l’allée: l’un criait que tout était perdu, un autre que la porte -orientale était ouverte, et un troisième exhortait les femmes à se -retirer, ajoutant que dans les maisons voisines elles seraient en -sûreté, au lieu que l’église allait être saccagée: dès à présent les -Calvinistes enfonçaient les portes du monastère par où les fugitifs -avaient battu en retraite, après avoir été chassés des Arènes. - -Tout ne fut plus aussitôt que panique, lamentations et confusion. J’ai -ouï dire depuis que les hommes avaient très mal fait de prendre par -l’église dans leur fuite, car s’ils avaient passé au large les femmes -eussent été épargnées; et il est de fait qu’en réalité, l’église ne fut -pas mise à sac. Mais dans le pandémonium qu’était Nîmes ce matin-là, -alors que les ruisseaux roulaient du sang, alors que les esprits étaient -confondus par la brusque défaite, on ne saurait décider ce qui valait le -mieux; et je n’ai garde de blâmer personne. - -La poussée générale vers la porte, qui suivit le discours de cet homme, -me ramena un peu plus loin de Denise; mais celle-ci, avec ses proches -voisines, resta en place et laissa passer d’abord les plus timides ou -égoïstes. J’eus le temps d’arriver à son côté. Elle avait rabattu jusque -sur son visage la cape de sa mantille, et il me fallut lui toucher le -bras pour qu’elle s’aperçût de ma présence. Alors, sans un mot, elle -m’enlaça en relevant la tête: et d’apercevoir son visage sous la cape, -ce fut pour moi le bonheur. O Dieu! ce fut le bonheur, parmi cette scène -d’épouvante. - -Mme de Saint-Alais, tout en m’accueillant d’un sourire glacial, n’eut -pas l’énergie de me repousser. - ---Vous êtes prompt, monsieur, à profiter de la victoire, fit-elle, d’un -ton cassant. - -Et ce fut tout. Sans me laisser abattre, j’entourai de mon bras la -taille de Denise, et suivis de près Louis et Mme Catinot. M. le marquis, -après avoir échangé quelques mots avec sa mère, nous rejoignit. Dans ce -mouvement, il jeta les yeux sur moi, mais se contenta de sourire, et à -une question de sa mère, il répondit à haute voix: - ---Mon Dieu, madame, qu’importe? Nous avons joué notre va-tout, et nous -avons perdu. Quittons la table! - -Elle rabattit sa cape sur son visage; et malgré la crainte et -l’agitation de l’heure, ce geste me parut de sinistre augure, et une -soudaine pitié m’envahit. Mais ce n’était pas l’heure des sentiments ni -de la pitié: les poursuivants talonnaient de près les poursuivis. Nous -étions encore dans l’église et à quelques pas du perron donnant sur la -venelle, quand une ruée de piétinements se fit entendre derrière nous, à -l’extérieur du grand portail, et tout aussitôt les portes retentirent -sous une grêle de coups. Je me demandai si elles résisteraient jusqu’à -ce que nous fussions dehors, et je sentis la petite personne que -j’enlaçais frémir et se presser plus étroitement contre moi. Mais elles -résistèrent, et une seconde plus tard la foule qui nous précédait nous -fit place, et nous arrivâmes au grand jour extérieur, dans la venelle, -que nous descendîmes en courant vers la maison de Mme Catinot. - -Il me semblait que nous étions sauvés, ou presque, tant j’étais heureux -de me trouver à l’air libre et hors du monument. Le sol était en -déclivité, je voyais les têtes du cortège moutonner devant nous, et -parmi elles des faces pâles retournées pour jeter un regard en arrière. -Les hautes murailles de l’allée amortissaient le bruit de l’émeute. -J’avais derrière moi M. le marquis et sa mère, que suivaient eux-mêmes -quatre ou cinq partisans du marquis, lesquels fermaient la marche. Je me -retournai: derrière eux la venelle était encore déserte, à hauteur de -l’église, que nos poursuivants n’avaient pas encore traversée. Je -m’arrêtai pour glisser à Denise quelques paroles de réconfort. Je me -penchai vers elle un peu plus longtemps peut-être qu’il n’était besoin, -car sans m’en apercevoir je marchai sur les talons de Louis. Un -mouvement de reflux balayant la venelle l’avait refoulé et rejeté contre -nous. Tandis que ce mouvement de recul nous entre-choquait tous, des -cris de désolation naquirent au loin devant nous et remontèrent l’allée, -entre les hautes murailles; et j’espère bien ne plus jamais ouïr pareil -mélange de gémissements et de cris lamentables. Les uns luttaient de -toutes leurs forces pour revenir vers l’église, et d’autres, sans -comprendre, s’efforçaient de continuer; plusieurs tombèrent, et furent -foulés aux pieds. Durant quelques secondes une folie de panique ondula -et bouillonna dans toute la longueur de l’étroite venelle. - -Occupé à protéger Denise contre la poussée et à la maintenir debout, je -ne compris pas tout de suite. Ma première pensée fut que les femmes--il -y en avait trois pour un homme--étaient devenues folles ou -s’abandonnaient à une égoïste et abjecte terreur. Puis, comme nos -compagnes trébuchantes et hurlantes refluaient sur nous, au point de -n’occuper plus que la moitié de la longueur de l’allée, je perçus en -avant une explosion de rires sauvages et vis par-dessus les têtes qui -m’en séparaient une masse hérissée de pointes de piques emplissant -l’extrémité de la venelle, en face la maison de Mme Catinot. Alors je -compris, et mon cœur s’arrêta: les Calvinistes nous avaient tournés! - -Plus de retraite possible! Je regardai derrière moi, et vis l’allée, -devant le porche de l’église, obstruée d’hommes qui avaient traversé -cette dernière pour y arriver, grouillante de faces sauvagement -joyeuses, d’yeux menaçants et de piques sanguinaires. Nous étions -bloqués: dans toute l’étendue de ces hautes murailles, qu’il était -impossible d’escalader, il n’y avait d’autre issue que par la maison de -Mme Catinot, et celle-ci était gardée... Devant nous comme derrière il y -avait les piques. - -Aujourd’hui encore cette scène hante mes rêves. Je revois le grand -soleil éclairant la lividité spectrale des visages défigurés par la -peur; je revois des femmes tombées à genoux et levant les bras au -hasard, d’autres jetant des cris ou priant avec frénésie, ou se -suspendant au cou des hommes; je revois cette longue file d’humanité -torturée par la crainte qui se faisait jour sous toutes ses formes; je -revois surtout les rires démoniaques des vainqueurs, qui criaient aux -hommes de sortir, ou lançaient aux femmes des obscénités. Nîmes -elle-même, la mère des factions, la génératrice de cent luttes sans -quartier, n’avait jamais vu scène plus atrocement infernale. Tout -d’abord, dans la surprise de cette embûche, dans la soudaine horreur de -nous trouver, alors que tout semblait sauvé, aux prises avec la mort, je -ne pus rien sinon serrer plus étroitement Denise contre moi, et lui -cacher le visage dans ma poitrine, tout en m’appuyant contre le mur et -exhalant des plaintes de mes lèvres pâles. Seigneur! pensais-je, les -femmes!... Les femmes, hélas! En pareille occurrence on donnerait tout -au monde pour qu’il n’en existât aucune, ou pour n’en avoir jamais aimé! - -Saint-Alais fut le premier à recouvrer sa présence d’esprit et à agir, -si l’on peut appeler action ce qui fut simplement oratoire, puisque nous -étions pris sans remède et écrasés par le nombre. Plaçant sa mère -derrière lui il présenta un mouchoir blanc aux hommes--qui étaient à -trente pas de nous, devant la porte de l’église--et les adjura de -laisser passer les femmes. Comme ils refusaient il alla jusqu’à les -provoquer et les traita de lâches, qui n’osaient pas affronter des -hommes libres de leurs mouvements. - -Mais ils ne lui répondaient que par des railleries et des menaces, et -des rires sauvages: - ---Non, non, monsieur le prêtre! criaient-ils. Non, non, sortez, et venez -goûter du fer. Alors, il se peut que nous laissions aller les femmes. -Mais ce n’est pas sûr! - ---Tas de lâches! lança-t-il. - -Mais ils se contentèrent de brandir leurs armes en riant, et hurlant: - ---A bas les traîtres! A bas les prêtres! Sortez de là, sortez, -messieurs! ou nous viendrons vous tirer des jupes de vos femmes! - -Il leur décocha un regard de fureur indicible. Puis un homme sortit de -leurs rangs et apaisa le tumulte. - ---Et maintenant attention! dit l’homme, une espèce de géant, aux longs -cheveux noirs retombant sur une face livide. Nous vous donnons trois -minutes pour venir vous présenter aux piques. Si oui, les femmes s’en -iront. Si vous restez là derrière elles, nous tirons dans le tas, et que -leur sang retombe sur vos têtes! - -Saint-Alais resta muet. Enfin, d’une voix horrifiée, il s’écria: - ---Vous nous tueriez sous leurs yeux? - ---Oui, tout comme dans leur giron! répliqua l’homme, parmi un tonnerre -de rires. Décidez-vous donc, et vite! reprit-il, en esquissant un -entrechat maladroit et faisant voltiger une demi-pique autour de sa -tête. Trois minutes à l’horloge qui est là. Sortez, ou on tire dans le -tas. Ça fera une fameuse chair à pâté! Une chair à pâté catholique, -messieurs! - -Saint-Alais me regarda, pâle et les yeux fixes. Il voulut parler, mais -la voix lui manqua. - -De ce qui se passa ensuite, je ne puis rien dire; car, pour une minute, -tout se confondit. Je me rappelle seulement ce détail, que le soleil -éclatant donnait sur le mur derrière lui, où les lignes plus sombres du -ciment romain apparaissaient entre les vieilles briques minces. Nous -étions environ vingt hommes et peut-être cinquante femmes, rassemblés -pêle-mêle dans un espace de vingt toises de longueur. Des soupirs -s’échappaient des lèvres des hommes, et ceux qui tenaient des femmes -dans leurs bras--et ils étaient nombreux--s’appuyaient au mur et -s’efforçaient de les consoler ou de se détacher d’elles. Un homme -lançait des imprécations aux misérables qui voulaient nous massacrer, et -leur montrait les deux poings; d’autres accablaient de baisers les têtes -pâles et insensibles reposant sur leurs poitrines, car, Dieu merci, la -plupart des femmes étaient en pâmoison. D’autres, enfin, tel -Saint-Alais, adressaient un regard de muette détresse à des yeux qui -leur parlaient le même langage, ou serraient la main d’un ami, et -imploraient le ciel impitoyablement bleu et serein. Quant à moi... -j’ignore ce que je fis, sauf contempler Denise dans les yeux, -indéfiniment! Ces yeux n’avaient plus rien d’insensible. - -Il faut se souvenir que le soleil illuminait toute cette scène, que les -oiseaux sautillaient et pépiaient dans les jardins, par delà les murs; -qu’il allait être midi, dans une heure, et un midi méridional; que dans -le creux de la vallée le Rhône étincelait entre ses rives, et qu’un peu -plus loin la mer battait de ses vaguelettes écumeuses les plages de la -Camargue. Toute la nature était en joie; et nous seuls, nous, tassés -entre ces effroyables murailles, entre ces faces menaçantes, nous -voyions la mort toute proche, la sombre mort qui termine tout. - -Une main m’effleura: celle de Saint-Alais. Je crois, ou plutôt je sais, -car je le lus dans ses yeux, qu’il voulait se réconcilier avec moi. Mais -quand je le regardai--ou peut-être fut-il troublé en voyant la muette -détresse de sa sœur--il se ravisa. Comme le géant aux cheveux noirs -proclamait: «Une minute de passée!» et que ses partisans vociféraient, -M. le marquis leva la main. - ---Arrêtez! s’écria-t-il, avec son ancien geste autoritaire. Halte. Il y -a ici un homme qui n’est pas des nôtres. Il doit passer le premier, et -se retirer (et il me désignait). Il n’a rien de commun avec nous. Je le -jure. - -Une huée de rires barbares lui répondit. Puis le géant eut l’impiété de -citer la parole sacrée: - ---Celui qui n’est pas pour moi est contre moi. - -Et le rire recommença. - -Je ne revendique pas l’honneur de ce que je fis ensuite. En ces moments -d’exaltation, nous ne sommes pas responsables, et d’ailleurs je savais -qu’ils n’écouteraient pas Saint-Alais, et je ne risquais rien. -Frémissant de rage, je renvoyai au géant ses mots: - ---Je suis contre vous! m’écriai-je. Je préfère mourir ici avec eux, -plutôt que de vivre avec vous! Vous déshonorez la terre! Vous polluez -l’air! Vous êtes des démons... - -Je m’en tins là, car avec un rire strident mon voisin, un tout jeune -homme, affolé, je suppose, et celui-là même qui les avait invectivés, me -dépassa d’un bond et se précipita sur les piques. Une demi-douzaine de -pointes convergèrent dans sa poitrine sous nos yeux à tous, et avec un -cri affreux il leva les bras au ciel et fut rejeté en arrière contre le -mur latéral, mort et ruisselant de sang. - -Instinctivement j’avais voilé la face de Denise pour l’empêcher de voir. -Et je fis bien; car là-dessus--par une sorte de grâce, et qu’il me soit -permis de n’y pas insister--les monstres à la vue du sang se -déchaînèrent et s’élancèrent sur nous. Je vis Saint-Alais rejeter sa -mère derrière lui, et presque du même geste se précipiter sur les -piques. Pour moi, repoussant Denise dans l’encoignure de la muraille, -malgré ses enlacements et ses prières,--je tuai avec le pistolet de -Froment le premier qui arriva sur moi, puis le second, à bout portant du -second coup, ne ressentant, au lieu de crainte, qu’une ivresse de -fureur. Le troisième m’abattit sous sa pique entrée dans mon épaule, et -pour un instant je ne vis plus que le ciel, sur lequel se détachait en -noir sa face hideuse; et je fermai les yeux dans l’attente du coup -final. - -Mais il ne vint pas. Ce fut à sa place un poids qui s’abattit sur moi, -et je me mis à me débattre, cependant que toute une armée, semblait-il, -me passait sur le corps, dans cet affreux abattoir de l’allée, où l’on -arrachait les hommes des bras des femmes, pour les pousser, hurlants, -contre le mur, et les y mettre à mort sans miséricorde; dans cette -géhenne où se commirent des forfaits que je n’ose raconter. - - - - -CHAPITRE XXV - -PAR DELÀ LES TOMBEAUX - - -Je rends grâces à Dieu de n’en avoir pas vu beaucoup plus que je ne -viens d’en raconter. A une vingtaine de reprises les assassins -trébuchèrent sur moi; et je fus foulé aux pieds, meurtri et couvert d’un -sang qui ne m’appartenait pas. J’ouïs aussi des cris d’hommes à -l’agonie, de déchirants cris de femmes qui glaçaient les moelles et -arrêtaient le souffle, des rires déments, tous les bruits de l’enfer. -Mais dans ma position, se lever c’était vouloir la mort immédiate, et -bien que privé d’espérance et n’osant regarder l’avenir, mon ivresse -passagère s’était épuisée: je restai donc immobile, car toute résistance -était vaine. - -A la fin je crus mon dernier instant venu. Le corps qui m’écrasait et me -cachait à moitié fut brutalement retiré; je revis la lumière, et une -voix s’écria avec vivacité: - ---En voilà encore un! Il est vivant! - -Je me mis debout tant bien que mal, niaisement obstiné à mourir avec une -certaine dignité. L’exclamation provenait d’un inconnu, mais auprès de -lui était Buton, derrière qui se tenait de Géol; et je vis encore -d’autres visages, qui tous me regardaient. Mais je ne pouvais croire à -mon salut. - ---Si vous voulez m’expédier, faites vite, murmurai-je, en écartant les -bras. - ---Dieu nous en préserve, répondit bien vite Buton. On n’en a fait déjà -que trop! Monsieur le vicomte, appuyez-vous sur moi! Appuyez-vous, et -venez par ici. Mordieu! il était temps que j’arrive! S’ils vous avaient -tué... - ---Cela fait le cinquième, prononça de Géol. - -Sans lui répondre, Buton me prit par le bras, et m’entraîna doucement, -tandis que de Géol me soutenait de l’autre côté. Grâce à leur aide, je -m’avançai entre deux rangées de peuple qui m’examinaient avec une sorte -d’émerveillement stupide, deux rangées de visages que le grand soleil -faisait paraître singulièrement pâles. J’avais perdu mon chapeau, et le -soleil m’aveuglait et me troublait la tête, mais Buton me conduisait par -la main, et je tournai pour franchir une porte qui s’ouvrait dans la -muraille. A ce moment je laissai tomber un mouchoir que l’on m’avait -donné pour me panser l’épaule. Un individu qui se tenait devant la -porte, le dernier à droite de la rangée de peuple, le ramassa et me le -rendit avec un empressement cordial. Il tenait une pique, et ses mains -couvertes de sang me firent reconnaître en lui un des assassins. - -Deux hommes en transportaient un autre dans la maison d’en face, et à la -vue du cadavre inerte et de la tête pendante, je recouvrai d’un seul -coup la raison et la mémoire. J’empoignai Buton par le revers de son -habit et le secouai comme un prunier. - ---Et Mlle de Saint-Alais! m’écriai-je. Qu’as-tu fait d’elle, misérable? -Si tu lui as... - ---Chut, monsieur, chut! répliqua-t-il, d’un ton de reproche. Et soyez -vous-même. Elle est sauvée, je vous en donne ma parole, et vous allez la -voir. On l’a transportée ici l’une des premières. On n’a pas touché à un -cheveu de sa tête. - ---On l’a transportée ici? fis-je. - ---Oui, monsieur le vicomte. - ---Saine et sauve? - ---Oui, oui, saine et sauve. - -A cette nouvelle, je versai des larmes que je ne crois pas indignes d’un -homme, car c’étaient des larmes de joie et de reconnaissance. On ne me -les reprochera pas, si l’on songe à tout ce que j’avais traversé, et à -tout le sang que j’avais perdu, bien que ma blessure au bras fût légère. -Je n’étais d’ailleurs pas le seul à pleurer, ce jour-là. J’ai appris -depuis que l’un des massacreurs eux-mêmes, un de ceux qui furent les -plus ardents à la besogne, versa des larmes amères quand il revint à lui -et comprit ce qu’il avait fait. - -Au cours de cette journée-là et des deux suivantes, on tua dans Nîmes -trois cents hommes environ, principalement dans le couvent des -Capucins,--où Froment avait installé une imprimerie et le quartier -général de sa propagande--dans le _Cabaret Rouge_, et dans la propre -demeure de Froment, qu’il fallut réduire au moyen du canon. Une moitié à -peine de ces victimes tombèrent les armes à la main et dans l’ivresse du -combat; les autres furent pourchassés dans les venelles, les maisons, -les cachettes, et tués sur place, ou, s’étant rendus à discrétion, -furent collés au mur le plus proche et fusillés. - -Par la suite, aussi bien à Paris qu’en province, on commenta cette -rigueur, et on la prôna comme un réel bienfait; en se basant sur ce -principe qu’elle éteignit le feu de la révolte prête à éclater, et -l’empêcha de gagner le reste de la France. Mais, rétrospectivement, je -vois en elle tout autre chose: j’y vois, non un bienfait, mais l’un des -premiers exemples de ce singulier mépris de la vie humaine qui distingua -la Révolution dans ses dernières phases; de ce délire de férocité qui -trois ans plus tard paralysa la société et frappa l’univers de stupeur, -et qui, par les abominables excès où il aboutit, démontra aux -philosophes humanitaires que la France, aux derniers jours du XVIIIe -siècle, pouvait accomplir au grand jour, à Arras, Nantes et Paris, des -forfaits que les tyrans de jadis reléguaient au fond ténébreux de leurs -salles de tortures; des forfaits, je rougis de l’écrire, que nul autre -pays civilisé n’a égalés dans notre ère. - -Mais ces crimes--et bien entendu je ne parle pas ici de la besogne -accomplie par la guillotine--n’ont, grâces à Dieu, rien à voir avec mon -présent récit. Ils ont laissé leurs traces sur les pages ultérieures de -ma vie, comme sur la vie de tout autre Français, et il se peut que j’y -revienne un jour. Mais je m’en tairai pour cette fois. Il me suffit de -dire que des dix-huit hommes qui partagèrent avec moi les affres de la -venelle des Capucins, quatre seulement survécurent. Ils doivent comme -moi leur vie, d’une part à l’arrivée opportune de Buton et de quelques -autres représentants qui ne partageaient pas le fanatisme des Cévenols, -et d’autre part à la lassitude finale des massacreurs eux-mêmes. - -Parmi ces quatre survivants se trouvaient l’abbé Benoît et Louis de -Saint-Alais, et ce fut une rencontre singulière, lorsque tous trois, si -miraculeusement sauvés, avec nos vêtements en lambeaux et nos visages -éclaboussés de sang, nous pénétrâmes dans le salon de Mme Catinot. Les -volets, à l’exception d’une persienne d’angle, étaient encore fermés; il -restait des cendres blanchies et refroidies dans cet âtre qui avait si -joyeusement flambé en mon honneur le soir où je soupai avec la maîtresse -de céans. La pièce était sombre et glaciale, les meubles projetaient au -loin leurs ombres, et par l’escalier montait la clameur du peuple, qui -nous ayant vus entrer dans la maison, flânait sur la scène du carnage, -avec une insatiable curiosité. - -J’ai dit: une rencontre singulière, car nous avions eu tous trois les -uns pour les autres une amitié que la rigueur des temps avait dissoute. -Nous nous retrouvions à cette heure comme sortis du tombeau, l’air de -spectres, hâves, grelottants, les mains agitées d’un tremblement et les -yeux allumés d’un éclat fébrile; mais il ne subsistait rien de toutes -nos querelles. «Mon frère!--Oui, ton frère!» et les mains de Louis se -joignirent aux miennes, comme si le défunt, celui qui était mort avec -l’intrépidité de sa race, les eût réunies; cependant que l’abbé Benoît, -incapable de refréner sa douleur, se tordait les mains ou marchait par -la pièce, en gémissant: - ---Mes pauvres enfants! Oh! mes pauvres enfants! Dieu ait pitié de notre -pays! - -De la chambre voisine arrivait un murmure étouffé de voix et de pleurs -féminins, avec un bruit d’allées et venues rapides et assourdies; et ce -fut là, je pense, ce qui nous calma. La douleur de Louis s’exhalait bien -encore de temps à autre, mais il nous devint possible de converser -raisonnablement. J’appris qu’il y avait là, couchée derrière la cloison, -Mme de Saint-Alais, grièvement blessée dans la bagarre, soit par sa -chute, soit par un coup de pied; et que Denise, Mme Catinot et un -médecin se tenaient à son chevet. Le salon même avec sa pénombre était -funèbre, et nos propos échangés à voix basse s’entre-coupaient de -silences. Bientôt le bruit de la fusillade nous parvint aux oreilles, et -nous oubliâmes un instant nos soucis pour parler de Froment et des -chances de salut qui lui restaient. Dans les intervalles de silence nous -prêtions l’oreille aux hurlements qui s’élevaient de la foule. Mais nous -savions qu’ils ne nous concernaient plus: c’était comme si la mort nous -eût libérés des communes obligations. - -Puis on vint chercher Louis de la part de sa mère. Après un autre -intervalle, ce fut l’abbé Benoît qui sortit, et je restai seul à -arpenter la pièce. Le silence après de telles émotions, la solitude -alors qu’une heure plus tôt j’avais vu la mort en face dans cet enfer, -la sécurité après un danger aussi pressant, tout remuait mon cœur -profondément. Lorsque, de plus, je songeai à la mort de Saint-Alais, et -me rappelais les brillantes promesses, l’audace, l’éclat de cet esprit -hautain aujourd’hui disparu pour toujours, je sentis à nouveau les -larmes m’envahir. Je marchai par la pièce, en proie à une émotion -irrésistible, trop heureux que l’obscurité me permît de lui donner libre -cours. Le passé, les souvenirs, les affections de jadis, s’évoquaient à -ma mémoire, avec mon enfance; le rappel de nos jeux d’alors me faisait -oublier que, depuis, nos chemins avaient divergé. - -Après un long temps, après des heures et des heures, peu avant la fin du -jour, Louis rentra. - ---Veux-tu venir? me demanda-t-il sans préambule. - ---Auprès de ta mère? - ---Oui, elle désire te voir, répondit-il, sans quitter la porte, et sa -voix morne et atone disait qu’il n’y avait plus d’espoir. - -Je subissais la réaction inévitable après de telles scènes d’horreur. A -bout de forces, je l’accompagnai machinalement, plus occupé du passé que -du présent. Mais dès le seuil de la chambre voisine, toute transformée -depuis que je ne l’avais vue, par sa brillante illumination, car les -volets étaient clos, je me réveillai comme en sursaut. De l’autre côté -de la pièce, où je la découvris tout d’abord, Mme de Saint-Alais -reposait sur un lit, soutenue par des oreillers. Je m’arrêtai. Sa pâleur -était rehaussée à chaque pommette par une tache rouge dont l’éclat -rivalisait avec celui de ses yeux; mais ce ne furent pas ces détails qui -me saisirent brusquement, ni de la voir tirailler ses draps tout en -parlant avec un geste de mauvais augure. Ce fut un je ne sais quoi dans -son expression, si peu appropriée à la circonstance, si bizarre et -folâtre, que j’en restai médusé. - -Elle remarqua mon hésitation, et d’un ton joyeux et quelque peu maniéré, -qui me révéla sur-le-champ toute la vérité, d’un ton plus terrifiant vu -l’occurrence que les plus pathétiques éclats, elle m’en fit le reproche. - ---Vous êtes le bienvenu, monsieur le vicomte, avancez, dit-elle. -N’importe, je vois avec plaisir que vous avez quelque pudeur. Mais nous -ne serons pas trop sévères pour vous. Un repentir, même tardif, a ses -mérites... Mais où donc est mon éventail, Denise? Petite, mon éventail! - -Denise, étouffant un sanglot, se leva d’un siège voisin du lit, et je -crus que sa douleur allait éclater. Mais Mme Catinot sauva la situation. -Bien vite elle prit un éventail sur une console, et d’une main ferme -obligea la jeune fille à se rasseoir. - ---Merci, ma chère, fit Mme de Saint-Alais, qui s’éventa une minute et -sourit de toutes ses dents, comme je l’avais vue sourire mille fois dans -son salon. Et maintenant, monsieur le vicomte, reprit-elle avec une -espièglerie navrante, vous allez me faire le plaisir d’avouer que -j’étais bon prophète. - -Je murmurai quelques mots vagues; la mine souriante de la marquise et -l’attitude accablée des autres faisaient un contraste déchirant. - ---Je le savais bien, que vous finiriez par nous revenir, -continua-t-elle, en se rengorgeant. Et si j’étais sévère, je vous en -dirais jusqu’à demain. Mais puisque vous êtes rentré au bercail avant -qu’il ne soit trop tard, oublions le passé. Sa Majesté est si bonne -que... Mais où sont les autres? Nous ne pouvons nous passer d’eux pour -la suite. - -Elle nous parcourut du regard; puis, à sa manière tranchante de jadis: - ---Où donc est M. de Gontaut? reprit-elle. Dites-moi, Louis, M. de -Gontaut n’est-il pas arrivé? Il m’a promis d’assister comme témoin à la -signature du contrat. - -Louis, debout à l’une des fenêtres closes, entre l’abbé Benoît et le -médecin, répondit de sa place, et d’une voix contrainte, qu’il n’était -pas encore là. - -La marquise perçut quelque chose d’anormal dans le ton et l’attitude de -son fils, et elle nous examina à tour de rôle avec défiance. - ---Vous ne me cachez rien, j’espère? fit-elle, en agitant plus vivement -son éventail. Il ne lui est rien arrivé? - ---Non, non, madame, absolument rien, répondit Louis, pour la calmer. On -l’attend d’une minute à l’autre. - -Mais une ombre d’inquiétude voilait encore les traits de la marquise. - ---Et Victor? demanda-t-elle. Il n’est pas venu non plus? Louis, vous -m’assurez qu’il ne leur est rien arrivé? - ---Je vous assure, madame, que vous ne tarderez pas à les voir, -répondit-il, en étouffant un sanglot. - -Et il se détourna avec un geste navré, que sa mère eût vu sans l’un des -rideaux de son alcôve. - -Elle ne s’aperçut de rien, bien qu’il y eût dans l’air de son fils de -quoi mettre en garde une personne lucide. Mais tandis qu’il parlait, les -yeux de la marquise se posèrent sur moi, et l’inquiète sollicitude qui -venait d’assombrir ses traits s’évanouit, aussi vite qu’un nuage dans un -matin d’avril. Elle reprit son éventail, et me lança un regard joyeux. - ---Savez-vous bien, monsieur le vicomte, fit-elle, que j’ai eu le rêve le -plus singulier, la nuit dernière?... ou bien était-ce pendant ma -maladie, Denise?... Peu importe... Bref, j’ai rêvé toutes sortes de -vilaines choses: que notre château avait brûlé, ainsi que notre hôtel de -Cahors, et qu’il nous avait fallu fuir et nous réfugier à Montauban, et -ensuite à Nîmes, je crois. Et M. de Gontaut était tué, et toute la -canaille se levait en armes! Comme si, reprit-elle avec un petit rire, -que coupa un halètement de douleur, comme si le roi allait permettre de -telles choses, ou comme si elles étaient possibles! Mais il y avait -encore un détail plus absurde concernant l’Église. (Elle se tut, les -sourcils froncés; puis, d’un coup d’éventail, écarta le sujet.) Mais -j’ai oublié... tout à fait. Et au moment où cela devenait le plus -affreux, je me suis réveillée. Un cauchemar absolument ridicule. Au -point que ce serait à vous faire tous mourir de rire si je pouvais me le -rappeler. Je me figurais qu’une paire de talons rouges valait quasi un -arrêt de mort, et que la poudre et les mouches vous condamnaient sans -rémission. - -Elle se tut. L’éventail s’échappa de ses doigts, et elle eut un regard -d’angoisse. - ---Il me semble... que je ne suis pas très bien, fit-elle, d’une voix -changée, la face tiraillée d’une contraction. - -Hélas! on ne le voyait que trop, qu’elle souffrait! - ---Louis! reprit-elle avec pétulance, où donc est le notaire? Il pourrait -toujours nous lire le contrat. Victor et M. de Gontaut ne sauraient -manquer d’être ici avant longtemps... Où est ce notaire? fit-elle d’un -ton acerbe. - -On se demande peut-être ce qui nous empêchait de jouer nos rôles; mais -cette scène pitoyable et navrante, s’imposant à des cœurs déjà torturés -par celles de la journée, nous démoralisait entièrement. Denise se -cachait le visage, et tremblait au point d’agiter son fauteuil; et -tandis que Louis se détournait en frissonnant, je restai debout au pied -du lit, pétrifié. Cette fois, ce fut le médecin, frêle jeune homme au -teint bistré, qui prit sur lui de répondre. - ---Les papiers sont dans la pièce à côté, madame, fit-il avec sérieux. - ---Vous n’êtes donc pas M. Pettifer? répliqua-t-elle, d’un ton chagrin. - ---Non, madame, il s’est trouvé indisposé, et n’a pu sortir de chez lui. - ---Il n’a pas le droit d’être indisposé, répartit la marquise d’un ton -sévère. Pettifer indisposé, le jour de signer le contrat de Mlle de -Saint-Alais! Mais vous avez quand même les papiers? - ---Dans la pièce à côté, oui, madame. - ---Allez les chercher! allez vite! reprit-elle, promenant de l’un à -l’autre son regard inquiet. - -Elle s’agita sur son lit, et poussa un soupir douloureux. Puis elle -demanda avec impatience: - ---Où est Victor? Pourquoi ne vient-il pas? - ---Je crois l’entendre, fit tout à coup Louis. - -C’était la première fois qu’il parlait de son propre mouvement, et je -perçus dans sa voix une intonation nouvelle. - ---Je vais voir, reprit-il, et se dirigeant vers la porte, il me fit -signe, en passant, de le suivre. - -Je le suivis, balbutiant une excuse. Dans le salon où j’avais attendu, -dans cette pièce aux volets presque tous fermés, aux ombres lugubres, où -Louis était venu me prendre, nous trouvâmes le médecin qui cherchait de -tous côtés avec agitation. - ---Du papier, monsieur, fit-il, en levant les yeux impatiemment à notre -entrée. Du papier, n’importe lequel fera l’affaire. - ---Arrêtez! dit Louis, d’une voix rendue rauque par la douleur. Cette -comédie n’a que trop duré. Je veux qu’elle cesse. - ---Vous dites, monsieur? - ---Je dis que cela suffit! riposta Louis d’un ton farouche, un sanglot -dans la gorge. Avouez-lui la vérité. - ---Elle ne me croira pas. - ---C’est égal, tout vaut mieux que ceci. - ---Parlez-vous sérieusement, monsieur? interrogea le médecin avec -gravité, en le regardant. - ---Tout à fait sérieusement. - ---Alors je ne m’en mêle plus, reprit l’homme de l’art. Je décline toute -responsabilité. Mais je ne vous laisserai pas intervenir, monsieur, -avant de vous exposer les conséquences inévitables qui en résulteront. - ---Ma mère ne peut guérir! fit Louis avec obstination. - ---Non, monsieur, elle ne peut guérir; et elle ne vivra plus, à mon avis, -que peu d’heures. Lorsque la fièvre qui la soutient viendra à tomber, ce -sera le coma, puis la mort. A vous de voir si elle fermera les yeux, -ignorante du malheur qui la frappe dans la personne de son fils, ou si -elle mourra... - ---C’est affreux! - ---A vous de décider, reprit le médecin, inexorable. - -Louis regarda autour de lui. - ---Voilà du papier, fit-il brusquement. - -Notre absence avait duré tout au plus trois minutes, mais quand nous -revînmes auprès de Mme de Saint-Alais, elle nous réclamait avec -impatience, ainsi que Victor. - ---Où est-il donc? où est-il? répétait-elle fiévreusement. Pourquoi donc -choisit-il ce jour-ci pour être en retard? Il n’y a pas eu... de -querelle entre vous? - -Et elle me jeta un regard défiant. - ---Pas la moindre, madame, répondis-je d’une voix mouillée de larmes. -J’en fais le serment. - ---Alors pourquoi n’est-il pas ici? Et M. de Gontaut? - -Ses yeux restaient brillants, la tache rouge brûlait encore sur ses -pommettes; mais ses traits se tiraient, elle changeait à vue d’œil, et -elle ne cessait de remuer les doigts. Sa voix était rauque et -méconnaissable, et de temps à autre elle promenait autour d’elle un -regard attristé. - ---Je ne me sens pas bien aujourd’hui, soupira-t-elle, au bout d’un -moment, avec un effort douloureux pour se ressaisir. Et je n’arrive pas -à être joyeuse comme je le devrais. Mademoiselle, allez rejoindre M. le -vicomte, et dites-lui quelques gentillesses pour distraire son -attente... Mais vous rêvez, monsieur le vicomte! Dans mon jeune temps, -les fiancés avaient coutume d’embrasser leur promise en ces -occasions-là. Fi, monsieur, vous devriez rougir de votre indifférence! -Vous m’avez tout l’air d’un triste amoureux! - -Denise se leva, et sous les regards de tous s’approcha de moi à pas -lents; mais de ses lèvres pâles il ne sortit aucun son, et elle ne leva -pas ses yeux vers les miens. Elle resta inerte lorsque suivant -l’autorisation de sa mère je me penchai vers elle et mis un baiser sur -sa joue froide: cette joue ne s’échauffa point, ces yeux ne -s’illuminèrent point. Cependant j’eus lieu d’être satisfait, plus que -satisfait, même; car en me penchant sur elle je sentis ses mains,--ces -mignonnes mains que j’aspirais à retenir dans les miennes pour l’abriter -et la protéger,--je les sentis agripper solidement le revers de mon -habit, comme les enfants se pendent au cou de leur mère. Devant tous, je -lui passai mon bras autour de la taille, et nous restâmes enlacés au -pied du lit de Mme de Saint-Alais, qui nous considérait. - ---Pauvre petite souris! fit-elle avec un rire gracieux. Elle est encore -timide. Soyez bon pour elle, mon gendre, car c’est un morceau délicat, -et... Je ne me sens pas bien, pas bien du tout! redit-elle, -s’interrompant soudain. - -Et elle se souleva sur sa couche, en portant avec difficulté une main à -son front. - ---Je ne... Qu’est-ce que j’ai? reprit-elle, et son visage blêmit à vue -d’œil, et ses traits se décomposèrent, tandis que ses yeux révélaient un -effroi soudain. Qu’est-ce qui me prend? Allez chercher... Quelqu’un, -vite, le docteur! Et aussi Victor. - -Denise s’échappa de mes bras, pour voler à son chevet. Je restai là, -jusqu’au moment où le médecin me toucha l’épaule. - ---Allez! me souffla-t-il. Allez. Laissez-la avec les femmes. La fin est -proche. - -Ce fut ainsi que Mme de Saint-Alais m’accorda enfin Denise; ce fut ainsi -que s’accomplit notre mariage, qu’elle avait depuis tant d’années -projeté avec mon père. - - * * * * * - -La marquise mourut le lendemain matin, ce qui lui épargna non seulement -les maux à venir, mais ceux du présent, qui mugissaient en tourbillons -par les rues de Nîmes autour du cadavre non enterré de son fils. Elle -mourut sans s’éveiller du délire qui suivit sa blessure. J’entrai pour -la voir couchée sur son lit de mort. Elle paraissait dormir, et dans la -paix recueillie de la chapelle ardente je songeai avec respect au -changement produit par une année, une brève année, qui venait à la fin -de cinquante ans de prospérité. Il me parut déplorable, tandis que je me -penchais pour baiser sa main cireuse, bien déplorable; mais aujourd’hui, -instruit de ce que l’avenir lui réservait, je la juge heureuse, quand je -me rappelle les vingt années d’exil et d’espoirs trompés qui devaient -être le lot de tant de ses amis, de tant de ceux qui avaient fait -l’ornement de ses salons, à Saint-Alais et à Cahors. Doués d’énergie -aussi bien que d’orgueil, assemblage peu répandu dans notre caste, elle -et les siens osèrent beaucoup et perdirent beaucoup; ils jouèrent le -tout et perdirent le tout. Mieux valait encore cette fin que la prison -ou la guillotine; ou que devenir vieille et décrépite en terre -étrangère, pour revoir une patrie qui les avait oubliés depuis -longtemps, et des concitoyens qui riaient sur leur passage, des vieilles -berlines, des jupes et des coiffures à la mode du temps des Polignacs. - -J’ai dit que les émeutes de Nîmes durèrent trois jours. Le dernier, -Buton vint me trouver pour nous engager à partir. Afin d’éviter des -malheurs plus grands nous devions quitter la ville sans retard, ou bien -lui et le parti modéré qui nous avait sauvés ne répondraient plus de -rien. Louis était d’avis de se retirer à Montpellier, et de là chez les -émigrés de Turin; et pendant quelques heures je partageai son point de -vue, désireux avant tout de mettre les femmes en sûreté. - -Je suis redevable à Buton de n’avoir pas pris cette décision, que -j’aurais sans nul doute regrettée plus tard. Il me demanda carrément si -je partais, et sur ma réponse affirmative, il alla s’adosser à la porte. - ---A Dieu ne plaise! fit-il. Tant pis pour ceux qui s’en vont. Il n’en -reviendra guère. - -Je lui répliquai avec fougue: - ---Jamais de la vie! Dans moins d’un an vous nous prierez à deux genoux -de revenir. - ---Et pourquoi cela? fit-il. - ---Vous ne sauriez maintenir l’ordre sans nous! - ---Avec facilité, répliqua-t-il froidement. - ---Voyez plutôt où en sont les choses ici! - ---Ce n’est que passager. - ---Mais qui gouvernera? - ---Les plus dignes, répliqua-t-il avec obstination. Comment pouvez-vous -encore croire, monsieur le vicomte, après tout ce qui s’est passé, que -pour faire des lois il faille posséder un titre, sauf votre respect? -Vous figurez-vous donc que le blé ne poussera plus, que les poules ne -pondront plus, dès que l’ombre du seigneur ne sera plus sur elles? Vous -figurez-vous que pour se battre il faille avoir de la poudre sur la tête -aussi bien que dans son mousquet? - ---Je crois, ripostai-je, que quand ceux qui ne connaissent pas la mer se -font pilotes, il est temps de quitter le navire. - ---Le pilote apprendra son métier, reprit-il. Et pour ce qui est de -quitter le navire, libre à ceux qui n’ont rien à faire à son bord. Soyez -raisonnable, monseigneur, poursuivit-il sur un ton différent. Soyez -raisonnable. On a tué dans Nîmes trois cents personnes en trois jours. - ---Et vous me conseillez de rester? - ---Oui, car il y a du sang entre nous, répondit-il d’un air tragique. On -ne pardonnera pas aisément ce qui vient de se passer ici. Allez à -l’étranger après cela, et restez-y. Mais non, vous n’irez pas, vous -serez raisonnable, reprit-il, d’une voix rude et affectueuse. Retournez -chez vous au château, monsieur, et tenez-vous tranquille: personne ne -vous fera de mal. - -Il parlait fort sensément. Du moins l’avis me parut si bon, que, après -un peu d’hésitation, je me déterminai à le suivre, et donnai le même -conseil aux autres. Mais Louis refusa de m’écouter. Il avait pris la -France en horreur depuis sa fuite, et il voulait partir. Il n’éleva pas -d’objection, toutefois, lorsque je le sollicitai de me laisser Denise; -et moins de vingt-quatre heures après le décès de sa mère, l’abbé Benoît -nous unit, dans cette sombre maison aux volets clos de la venelle des -Capucins. En même temps Louis épousa Mme Catinot, qui allait partager -son exil. Inutile d’ajouter que ces noces furent exemptes de -réjouissances: ni festin, ni joyeuses sonneries de cloches, ni toilette -de gala, mais des pleurs et des sanglots, des lèvres pâles et des mains -inertes. - -Mais une aurore en pleurs précède parfois un beau jour. Durant trois -années au moins, il est vrai, notre vie connut des périls nombreux et -quelques chagrins--dont je conterai peut-être l’histoire un jour--et -nous partageâmes le sort de tous les Français en ces temps de honte et -d’opprobre; mais jamais, ni pour un jour ni pour une heure, je n’eus -lieu de regretter ce qui s’était accompli si hâtivement à Nîmes. Des -mains fidèles et des lèvres ardentes, des yeux qui brillèrent aussi -clairs dans une prison que dans un palais, me réconfortèrent durant les -mauvais jours; et lorsque vinrent des temps meilleurs, et avec eux les -cheveux gris et une France nouvelle, ma femme sut encore embellir ma vie -et la partager de plus en plus étroitement. - -Un dernier mot de l’homme à qui après Dieu je dus de l’obtenir. Il -survécut, mais je ne revis jamais Froment de Nîmes. Le troisième jour -des émeutes on amena du canon pour réduire sa tour: elle fut emportée -d’assaut et la garnison passée au fil de l’épée. Un seul homme, je -crois, s’en tira avec la vie. Ce fut Froment, l’indomptable, le chef le -plus habile que possédèrent jamais les Royalistes de France. Il gagna la -frontière sain et sauf, et passa à Turin, où il fut reçu honorablement -par ceux dont l’aide un peu plus active lui eût donné la victoire. Mais -celui qui échoue ne doit s’attendre qu’à des camouflets. On ne tarda -point à lui battre froid; il tomba dans l’estime, et avec les années ses -maux empirèrent. Une fois je tentai de le découvrir et de l’assister; -mais il était alors engagé dans une expédition sur la côte barbaresque, -et mes moyens ne m’auraient pas permis de faire grand’chose pour lui si -je l’avais retrouvé. On dit qu’il mourut peu après, mais je n’en ai -jamais eu la certitude. N’importe, mort ou vivant, je lui dois de la -reconnaissance, du respect et d’autres choses, parmi lesquelles je place -le plus grand bonheur de ma vie. - - -FIN - - -IMPRIMERIE NELSON, ÉDIMBOURG, ÉCOSSE - -PRINTED IN GREAT BRITAIN - - -*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA COCARDE ROUGE *** - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the -United States without permission and without paying copyright -royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part -of this license, apply to copying and distributing Project -Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ -concept and trademark. 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You may copy it, give it away or re-use it under the terms -of the Project Gutenberg License included with this eBook or online -at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. 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Weyman</span></p> - -<p class="c i"><span class="small">Traduit de l’anglais par</span><br /> -Théo Varlet</p> - - -<p class="c gap i">Paris<br /> -<span class="large">Nelson, Éditeurs</span><br /> -<span class="rm">189,</span> rue Saint-Jacques<br /> -<span class="xsmall">Londres, Édimbourg et New-York</span></p> - -<div class="break"></div> - - -<p class="c top4em i">STANLEY JOHN WEYMAN<br /> -né en 1855.<br /> -Première édition de <i lang="en" xml:lang="en">The Red Cockade</i><br /> -<span class="rm">(</span><i>La Cocarde Rouge</i><span class="rm">) :</span> 1895.</p> - - -<p class="c i">Cette traduction, due à M. Théo Varlet, est -la seule qui soit autorisée par l’auteur.<br /> -Tous droits de reproduction réservés.</p> - - -<p class="c gap"><span class="small">IMPRIMERIE NELSON, ÉDIMBOURG, ÉCOSSE</span><br /> -<span class="xsmall">PRINTED IN GREAT BRITAIN</span></p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">TABLE</h2> - - -<table summary=""> -<tr><td colspan="2"> </td> -<td class="bot r small i"><div>Pages</div></td></tr> -<tr><td class="r i"><div>I.</div></td> -<td class="drap i">Le marquis de Saint-Alais</td> -<td class="bot r"><div><a href="#c1">7</a></div></td></tr> -<tr><td class="r i"><div>II.</div></td> -<td class="drap i">L’épreuve</td> -<td class="bot r"><div><a href="#c2">29</a></div></td></tr> -<tr><td class="r i"><div>III.</div></td> -<td class="drap i">A l’Assemblée</td> -<td class="bot r"><div><a href="#c3">49</a></div></td></tr> -<tr><td class="r i"><div>IV.</div></td> -<td class="drap i">L’Ami du Peuple</td> -<td class="bot r"><div><a href="#c4">68</a></div></td></tr> -<tr><td class="r i"><div>V.</div></td> -<td class="drap i">La députation</td> -<td class="bot r"><div><a href="#c5">87</a></div></td></tr> -<tr><td class="r i"><div>VI.</div></td> -<td class="drap i">Une rencontre sur la route</td> -<td class="bot r"><div><a href="#c6">108</a></div></td></tr> -<tr><td class="r i"><div>VII.</div></td> -<td class="drap i">L’alarme</td> -<td class="bot r"><div><a href="#c7">129</a></div></td></tr> -<tr><td class="r i"><div>VIII.</div></td> -<td class="drap i">Gargouf</td> -<td class="bot r"><div><a href="#c8">148</a></div></td></tr> -<tr><td class="r i"><div>IX.</div></td> -<td class="drap i">Les trois couleurs</td> -<td class="bot r"><div><a href="#c9">167</a></div></td></tr> -<tr><td class="r i"><div>X.</div></td> -<td class="drap i">Le matin qui suit la tempête</td> -<td class="bot r"><div><a href="#c10">185</a></div></td></tr> -<tr><td class="r i"><div>XI.</div></td> -<td class="drap i">Les deux camps</td> -<td class="bot r"><div><a href="#c11">203</a></div></td></tr> -<tr><td class="r i"><div>XII.</div></td> -<td class="drap i">Le duel</td> -<td class="bot r"><div><a href="#c12">222</a></div></td></tr> -<tr><td class="r i"><div>XIII.</div></td> -<td class="drap i">« A la lanterne ! »</td> -<td class="bot r"><div><a href="#c13">240</a></div></td></tr> -<tr><td class="r i"><div>XIV.</div></td> -<td class="drap i">Cela tourne mal</td> -<td class="bot r"><div><a href="#c14">258</a></div></td></tr> -<tr><td class="r i"><div>XV.</div></td> -<td class="drap i">A Millau</td> -<td class="bot r"><div><a href="#c15">275</a></div></td></tr> -<tr><td class="r i"><div>XVI.</div></td> -<td class="drap i">A trois dans une voiture</td> -<td class="bot r"><div><a href="#c16">294</a></div></td></tr> -<tr><td class="r i"><div>XVII.</div></td> -<td class="drap i">Froment de Nîmes</td> -<td class="bot r"><div><a href="#c17">312</a></div></td></tr> -<tr><td class="r i"><div>XVIII.</div></td> -<td class="drap i">Je fais triste figure</td> -<td class="bot r"><div><a href="#c18">331</a></div></td></tr> -<tr><td class="r i"><div>XIX.</div></td> -<td class="drap i">A Nîmes</td> -<td class="bot r"><div><a href="#c19">349</a></div></td></tr> -<tr><td class="r i"><div>XX.</div></td> -<td class="drap i">La recherche</td> -<td class="bot r"><div><a href="#c20">369</a></div></td></tr> -<tr><td class="r i"><div>XXI.</div></td> -<td class="drap i">Rivaux</td> -<td class="bot r"><div><a href="#c21">389</a></div></td></tr> -<tr><td class="r i"><div>XXII.</div></td> -<td class="drap i">Noblesse oblige</td> -<td class="bot r"><div><a href="#c22">407</a></div></td></tr> -<tr><td class="r i"><div>XXIII.</div></td> -<td class="drap i">La crise</td> -<td class="bot r"><div><a href="#c23">425</a></div></td></tr> -<tr><td class="r i"><div>XXIV.</div></td> -<td class="drap i">L’âge d’or</td> -<td class="bot r"><div><a href="#c24">442</a></div></td></tr> -<tr><td class="r i"><div>XXV.</div></td> -<td class="drap i">Par delà les tombeaux</td> -<td class="bot r"><div><a href="#c25">461</a></div></td></tr> -</table> -<div class="chapter"></div> - -<p class="c xlarge">LA COCARDE ROUGE</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="c1">CHAPITRE PREMIER<br /> -<span class="small">LE MARQUIS DE SAINT-ALAIS</span></h2> - - -<p>Nous arrivions sur la terrasse que mon père -avait fait établir peu de temps avant sa mort, et -qui se développait sous les fenêtres postérieures du -château, entre le corps de logis et la nouvelle pelouse. -Saint-Alais promena autour de lui un regard -de dédain mal dissimulé.</p> - -<p>— Qu’avez-vous fait du jardin ? me demanda-t-il, -avec une moue de désapprobation.</p> - -<p>— Mon père l’a mis de l’autre côté de la maison, -répondis-je.</p> - -<p>— On ne le voit plus ?</p> - -<p>— Non. Il est derrière la roseraie.</p> - -<p>— A la mode anglaise ! fit le marquis, en haussant -les épaules avec un ricanement discret. Et vous -aimez avoir toute cette herbe sous vos fenêtres ?</p> - -<p>— Oui, cela me plaît.</p> - -<p>— Tiens ! Et cette nouvelle plantation ? Elle -vous cache le village, du château, ce me semble ?</p> - -<p>— En effet.</p> - -<p>Il se mit à rire.</p> - -<p>— En effet, reprit-il, c’est ainsi que se comportent -tous ceux qui exaltent sans cesse le peuple, la -liberté et la fraternité. Ils aiment le peuple, mais -ils ne l’aiment qu’à distance, de l’autre côté d’un -parc ou d’une haie d’aubépine bien haute. Moi, à -Saint-Alais, je préfère avoir l’œil sur mes gens, et -s’ils ne marchent pas droit, gare au carcan !… A ce -propos, qu’est donc devenu le vôtre, vicomte ? Je -l’avais toujours vu en face de l’entrée.</p> - -<p>— Je l’ai fait brûler, répondis-je.</p> - -<p>Et je sentis le rouge me monter au front.</p> - -<p>— Votre père l’a fait brûler, voulez-vous dire ? -répliqua-t-il, en me lançant un regard interrogatif.</p> - -<p>— Non, dis-je avec résolution, tout en me reprochant -d’avoir honte devant Saint-Alais d’un -geste dont j’étais si fier lorsque j’étais seul. C’est -moi qui l’ai fait brûler l’hiver dernier. J’estime que -l’âge est révolu de ces instruments-là.</p> - -<p>Le marquis n’était guère mon aîné que de cinq -ans, mais ces cinq ans, passés à Paris et à Versailles, -lui donnaient sur moi un avantage énorme, et son -regard d’étonnement méprisant me fit l’effet d’un -soufflet. Toutefois, il s’abstint de commentaires, et -après un court silence, il changea de sujet, et me -parla de mon père. Il rappela son souvenir et celui -d’événements rattachés à sa personne, sur un ton -d’affectueux respect qui eut bien vite désarmé ma -colère.</p> - -<p>— C’est en sa compagnie que j’ai tué un oiseau -au vol pour la première fois ! me dit Saint-Alais -avec ce charme irrésistible de façons qui l’avait -caractérisé dès l’enfance.</p> - -<p>— Il y a douze ans de cela, fis-je.</p> - -<p>— Tout juste, monsieur, reprit-il, avec un léger -salut rieur. En ce temps-là je connaissais un petit -garçon aux jambes nues qui courait après moi en -m’appelant Victor et me considérait comme le -plus grand des mortels. Je ne me doutais guère -qu’il en viendrait un jour à m’exposer les Droits de -l’Homme ! Et, pardieu, vicomte, il faudra que -j’empêche Louis de vous fréquenter, car vous en -feriez un aussi grand réformateur que vous. Mais, -reprit-il, abandonnant ce sujet avec un sourire et -un geste détaché, je ne suis pas venu ici pour vous -parler de Louis, monsieur le vicomte, mais bien -d’une personne qui vous inspire encore plus d’intérêt.</p> - -<p>Je sentis à nouveau le rouge me monter au front, -mais pour une toute autre cause.</p> - -<p>— M<sup>lle</sup> de Saint-Alais est sortie du couvent ? fis-je.</p> - -<p>— Depuis hier. Ma mère l’emmènera demain à -Cahors, où elle prendra du monde un premier -aperçu. Et entre toutes les nouveautés qu’elle y -verra, nulle, je pense, ne l’intéressera davantage -que le vicomte de Saux.</p> - -<p>— La santé de mademoiselle votre sœur est -bonne ? demandai-je comme un benêt.</p> - -<p>— Excellente, répondit-il, avec la plus exquise -politesse. Vous pourrez vous en convaincre par -vous-même demain soir, ou même plus tôt si nous -faisons route ensemble. Vois aimerez, j’imagine, -monsieur le vicomte, disposer d’une semaine ou -deux pour vous insinuer dans ses bonnes grâces ? -Puis, lorsque vous vous serez mis d’accord avec la -marquise sur la date et les autres détails, mieux -vaudra célébrer le mariage… pendant que je suis là.</p> - -<p>Je m’inclinai. Depuis une semaine j’attendais ce -discours, mais je l’attendais de Louis, qui était -pour moi comme un frère, et non pas de Victor. -Ce dernier, à vrai dire, avait été l’idole de mon -enfance ; mais durant les années passées depuis -lors, la vie de cour, un long séjour à Versailles et à -Saint-Cloud, avaient fait de lui cet homme si fier -qui se tenait devant moi ; et je trouvais l’ironie de -son regard aussi déconcertante que l’aplomb inimitable -de ses manières. Je réussis néanmoins à me -parer des sentiments qui convenaient à mon rôle -et à manifester ce délicat mélange de dignité, de -politesse et de ferveur que l’occasion exigeait, -suivant les rites. Mais ma langue s’embarrassait, -et il vint à mon secours.</p> - -<p>— Bien, bien, fit-il amicalement, vous raconterez -cela à Denise ; vous aurez en elle, à coup sûr, une -auditrice complaisante. Au début, comme il sied, -poursuivit-il en remettant ses gants avec un léger -sourire, elle sera un peu intimidée. Je ne doute -pas que les bonnes sœurs ne l’aient endoctrinée à -voir dans un homme quelque chose dans le genre -d’un loup, et pis encore dans un prétendant. Mais -bah ! mon ami, la femme reste la femme, malgré -tout, et en une semaine ou deux vous aurez trouvé -le chemin de son cœur. Ainsi donc, nous pouvons -compter sur vous demain soir, sinon plus tôt ?</p> - -<p>— Très certainement, monsieur le marquis.</p> - -<p>— Pourquoi pas Victor ? demanda-t-il, en posant -la main sur mon bras par un rappel de notre sans-façon -de jadis. Nous allons bientôt être frères, et -par conséquent nous détester l’un l’autre. En attendant, -faites-moi la grâce de m’accompagner jusqu’au -portail. J’avais encore quelque chose à vous dire. -Voyons… de quoi s’agissait-il ?</p> - -<p>Mais soit qu’il ne pût se le rappeler sur-le-champ, -soit qu’il trouvât quelque difficulté à entamer son -sujet, nous avions déjà descendu presque la moitié -de l’avenue de noyers qui mène au village, quand -il reprit la parole. Et ce fut sans préambule qu’il -entra dans le cœur du sujet :</p> - -<p>— Vous êtes au courant de cette protestation ?</p> - -<p>— Oui, répondis-je avec contrainte, et saisi d’un -pénible pressentiment.</p> - -<p>— Vous allez la signer, bien entendu ?</p> - -<p>Il avait hésité avant de me poser la question ; -j’hésitai avant d’y répondre. Cette protestation — si -régulier que paraisse le terme, il n’en cachait pas -moins, nous le savons aujourd’hui, et l’origine des -troubles et celle d’un monde nouveau — était une -motion que l’on voulait présenter à la prochaine -réunion de la noblesse à Cahors, dans le but de -flétrir la conduite de nos représentants de Versailles, -qui avaient consenti à siéger avec le tiers état.</p> - -<p>Or, pour ma part, et en dépit de mes vues primitives -sur la question, — car j’eusse aimé voir la -réforme suivre le système anglais, où la chambre -noble reste à part, — je considérais cette mesure, -puisque adoptée et légalisée par le roi, comme -irrévocable, et la protestation comme inutile. De -plus, je ne pouvais ignorer que les promoteurs de -cette dernière avaient l’intention de s’opposer à -toute réforme, de se cramponner à tous privilèges, -d’étouffer tous espoirs d’un meilleur gouvernement ; -et comme ces espoirs n’avaient cessé de grandir chaque -jour depuis les élections, il n’était plus guère ni -prudent ni facile de les étouffer. A moins donc de -renier mes principes, qui étaient bien connus, je ne -me croyais pas libre de signer la protestation. Et -j’hésitais à répondre.</p> - -<p>— Eh bien ! dit-il enfin, comme je me taisais -toujours.</p> - -<p>— Je crois que cela ne m’est pas possible, répondis-je, -en rougissant.</p> - -<p>— Pas possible de signer ?</p> - -<p>— Non.</p> - -<p>Il eut un rire jovial.</p> - -<p>— Peuh ! fit-il, je crois que vous y viendrez. -J’ai besoin de votre promesse, vicomte. C’est une -petite affaire, une bagatelle sans importance, mais -il nous faut de l’unanimité. C’est la seule chose -nécessaire.</p> - -<p>Je hochai la tête. Nous avions tous deux fait -halte à l’ombre des noyers, un peu en deçà de la -grille. Le laquais de Saint-Alais promenait les chevaux -sur la route.</p> - -<p>— Voyons, insista-t-il amicalement, vous ne -croyez pourtant pas qu’il doive rien sortir de ces -chaotiques états généraux que Sa Majesté a eu -l’insigne folie de laisser convoquer par Necker ? -Ils se sont réunis le 4 mai, nous voici au 17 juillet ; -et jusqu’à présent ils n’ont encore rien fait que se -chamailler ! Rien ! D’ici peu on va les dissoudre, et -tout sera dit.</p> - -<p>— A quoi bon protester, alors ? demandai-je, -sans trop d’assurance.</p> - -<p>— Je vais vous l’expliquer, mon ami, répondit-il -avec un sourire d’indulgence et se tapotant la -botte de sa cravache. Savez-vous les dernières nouvelles ?</p> - -<p>— Quelles sont-elles ? fis-je avec circonspection. -Je vous dirai ensuite si je les sais.</p> - -<p>— Le roi vient de renvoyer Necker !</p> - -<p>— Pas possible ! m’écriai-je, incapable de celer -mon étonnement.</p> - -<p>— Si fait, répliqua-t-il, le banquier est renvoyé. -D’ici huit jours ses états généraux ou son Assemblée -nationale, ou quel que soit le nom qu’il donne -à la chose, cela disparaîtra aussi, et nous en serons -au même point qu’auparavant. Mais, dans l’intervalle, -et pour fortifier le roi dans les sages résolutions -qu’il a enfin adoptées, nous devons lui faire -voir que nous sommes encore de ce monde. Nous -devons lui prouver notre sympathie. Nous devons -agir. Nous devons protester.</p> - -<p>— Mais, monsieur le marquis, dis-je, quelque -peu irrité, sans doute par la nouvelle, êtes-vous sûr -que le peuple va accepter cela tranquillement ? -Jamais on ne vit plus rude hiver que le dernier, ni -moisson pire, ni misère semblable. Pour compléter, -les espérances sont éveillées, les esprits surexcités -depuis les élections, et…</p> - -<p>— A qui en sommes-nous redevables ? dit-il en -me lançant un coup d’œil singulier. Mais n’ayez -crainte, vicomte ; le peuple acceptera tout. Je -connais Paris ; et je peux vous affirmer que ce -n’est plus le Paris de la Fronde, encore que M. de -Mirabeau prétende jouer au Retz. C’est un Paris -calme et sensé, qui ne bougera pas. On n’y a vu -depuis un siècle et demi aucun soulèvement digne -de ce nom, en dehors d’une ou deux émeutes de la -faim, dont deux compagnies de Suisses seraient -venues à bout aussi facilement que d’Argenson a -nettoyé la Cour des Miracles. Croyez-moi, il n’y a -aucun danger de ce genre : avec un peu de doigté, -tout se passera à merveille.</p> - -<p>Mais la nouvelle me disposait à la contradiction. -Je lui tins tête avec plus d’assurance.</p> - -<p>— J’en doute, déclarai-je froidement. L’affaire -ne me paraît pas aussi simple que vous le dites. Il -faut au roi de l’argent, ou c’est la banqueroute ; -et le peuple n’a pas d’argent à lui donner. Je ne -vois pas comment pourrait se rétablir l’ancien ordre -de choses.</p> - -<p>Un éclair de colère dans les yeux, Saint-Alais me -lança :</p> - -<p>— Dites plutôt, vicomte, que vous ne souhaitez -pas qu’il se rétablisse !</p> - -<p>— Je veux dire que cet ancien ordre de choses -était absurde, répliquai-je âprement. Il ne pouvait -durer. Il ne peut revenir.</p> - -<p>Il fut une minute sans répondre, et nous restâmes -face à face à nous considérer. Il était juste au delà, -moi juste en deçà, du portail ; au-dessus de nous -s’étalaient les fraîches ramures ; derrière lui, sur -la route, la poussière et le soleil de juillet ; et son -visage, dont le mien devait être une réplique, était -empourpré, dur et menaçant. Mais en un clin d’œil -il se transfigura ; Saint-Alais s’épanouit en un rire -agréable et courtois, et haussa les épaules avec une -ombre de dédain.</p> - -<p>— Bah ! fit-il, nous n’allons pas nous disputer ; -mais j’espère que vous signerez. Pensez-y bien, -monsieur le vicomte, pensez-y bien. Parce que (il -s’interrompit, et me lança un regard de malice) on -ne sait pas ce qui peut en résulter.</p> - -<p>— Raison de plus, me hâtai-je de dire, pour que -je réfléchisse encore avant de…</p> - -<p>— Raison de plus pour que vous réfléchissiez -encore avant de refuser, lança-t-il, en s’inclinant -très bas, et cette fois sans sourire.</p> - -<p>Puis il s’approcha de son cheval, et s’enleva sur -l’étrier que lui tenait son laquais. Une fois en selle, -il rassembla les rênes, et pencha son visage vers le -mien.</p> - -<p>— Naturellement, me dit-il à voix basse et avec -un regard scrutateur, un contrat est un contrat, -monsieur le vicomte ; et les Montaigus et Capulets, -tout comme votre carcan, sont d’un autre âge. -Mais malgré tout, il nous faut suivre le même -chemin, comprenez-vous ? le même chemin… ou -nous séparer ! Du moins c’est mon avis.</p> - -<p>Et avec un signe de tête gracieux, comme si ses -paroles avaient renfermé non une menace mais une -amabilité, il s’éloigna.</p> - -<p>Je restai d’abord sur place, frémissant d’indignation ; -puis à grands pas je rebroussai chemin, sous -les ombrages. Mes pensées tourbillonnaient, projets -et espoirs s’entre-choquaient en moi, faible image -de la confusion qui régnait ce jour-là d’un bout de -la France à l’autre.</p> - -<p>Je ne pouvais m’aveugler sur le sens de ses -paroles. Avec toute sa politesse, en somme, il m’enjoignait -de choisir entre cette alliance avec sa famille, -que mon père m’avait ménagée, et les idées -politiques dans lesquelles mon père m’avait instruit, -idées qu’un an de séjour en Angleterre n’avait -fait que confirmer. Resté seul au château après la -mort de mon père, j’avais surtout vécu dans l’avenir : -je rêvais à Denise de Saint-Alais, la charmante -jeune fille destinée à être ma femme, et que -je n’avais pas vue depuis son entrée au couvent ; -je rêvais aussi de l’œuvre à accomplir, en faisant -naître autour de moi la prospérité que j’avais vue -en Angleterre. Or, les paroles de Saint-Alais contenaient -une menace pour l’un ou l’autre de ces -idéals, ce qui eût déjà suffi à me troubler. Mais à -vrai dire, ce n’était pas tant cela que son outrecuidance -qui me blessait et me jetait dans un -état d’énervement bien compréhensible, où je -pestais et riais tour à tour. J’avais vingt-deux -ans, il en avait vingt-sept ; et il me commandait ! -Nous étions ici des patauds de la campagne, et -lui appartenait à la haute politique, et il arrivait -de Versailles ou de Paris pour nous mener à la -baguette ! Si je suivais son chemin, on m’autoriserait -à épouser sa sœur ; sinon, non ! Telle était -la situation.</p> - -<p>Naturellement, il m’avait quitté d’une demi-heure -à peine que je m’étais résolu à lui tenir tête ; -et je passai en conséquence le reste de la journée -à justifier par des raisons solides et irréfragables la -ligne de conduite que je voulais suivre : tantôt me -récitant une lettre dans laquelle M. de Liancourt -exposait son plan de réforme, tantôt récapitulant -les idées que M. de La Rochefoucauld avait bien -voulu me développer lors de son dernier voyage à -Luchon. Ce fut aussi en une demi-heure, dans -l’échauffement de la colère et sans plus de réflexion, -que dix mille autres firent comme moi, cette -semaine-là, et adoptèrent de deux voies l’une. -Gargouf, le régisseur de Saint-Alais, qui dut connaître -ce même jour la nouvelle de la chute de -Necker, s’en réjouit et ne prévit aucunement ce -qu’elle signifiait pour lui. L’abbé Benoît, le curé, qui -soupa le soir avec moi, et apprit les événements -avec tristesse, lui non plus n’y discerna rien de -particulier. Et le fils<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a> de l’aubergiste de La Bastide, -près Cahors, lui aussi, sans doute, connut la -nouvelle ; mais l’ombre d’un sceptre ne lui apparut -pas sur son chemin ; non plus que celle d’un bâton -sur le chemin du notaire de l’autre La Bastide<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>. -Un notaire, et un bâton ! Un aubergiste, et un -sceptre ! Mon Dieu ! quelle vraisemblance avaient -ces rapprochements, à l’époque ? Il eût fallu être -plus sage que Daniel, et plus prudent que Joseph, -pour prévoir de telles choses sous l’ancien régime, -dans l’ancienne France, dans l’ancien monde, qui -périrent en ce mois de juillet 1789 !</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> Murat, le futur roi de Naples.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> Soult, fils d’un notaire de Saint-Amand-La Bastide (Tarn).</p> -</div> -<p>Et pourtant il y eut des signes, même alors, -visibles pour tous les yeux, qui prophétisèrent quelque -chose de l’inconcevable futur ; signes qui se -présentèrent à moi dès le lendemain, en nombre -suffisant pour occuper mon esprit de pensées autres -qu’une rancune particulière, et de visées plus nobles -qu’une affirmation de ma personnalité. En me rendant -à Cahors, escorté de Gilles et d’André, je vis -non seulement les ravages causés par les grands -froids de l’hiver et du printemps, non seulement les -noyers noircis et desséchés, les vignes condamnées, -le seigle détruit, la majeure partie des terres en -friche, désertes et mélancoliques ; non seulement -ces signes habituels de la misère auxquels j’avais -fini par m’accoutumer, — encore qu’à mon premier -retour d’Angleterre leur vue me frappât d’horreur, — je -veux dire ces cahutes de torchis, ces fenêtres -sans carreaux, ce bétail famélique, et ces femmes -courbées en deux, arrachant des herbes. Mais je -vis d’autres symptômes plus significatifs ; à la -croisée des routes et sur les ponts, des hommes, par -rassemblements suspects, attendaient ils ne savaient -quoi : leur silence était sombre, leurs visages -farouches, et la pire menace résidait dans leurs -sourcils contractés et leurs joues hâves. La faim -les avait poussés à bout, les élections leur avaient -ouvert les yeux. Je n’osais songer à la suite, et je -craignais de n’avoir rencontré que trop juste en -faisant part à Saint-Alais de mes conjectures à -propos du danger.</p> - -<p>Une lieue plus loin, dans la traversée des bois qui -avoisinent Cahors, je perdis de vue ces symptômes, -mais pour peu de temps. Ils réapparurent bientôt -sous une autre forme. Le premier aspect de la ville, -enserrée par le Lot étincelant, nichée dans son -enceinte de remparts et de tours au pied d’une -hauteur escarpée, est bien fait pour séduire les -yeux ; son pont sans rival, sa cathédrale rongée par -les siècles et son château grandiose ne manquent -guère d’exciter l’admiration de ceux-là mêmes qui -les connaissent. Mais ce jour-là je ne vis rien de ces -merveilles. Quand je débouchai sur la place du -marché, on y vendait du grain sous la garde de -soldats baïonnette au canon ; et les visages faméliques -de la foule en attente qui garnissait tout ce -côté de la place, les accoutrements sordides et -haillonneux, les regards sombres et les voix mornes, -qui semblaient en contradiction avec le beau soleil, -m’occupaient à l’exclusion de tout le reste.</p> - -<p>Ou plutôt non, pas de tout. J’avais des yeux pour -autre chose encore : la stupéfiante indifférence avec -laquelle considéraient la scène ceux que la curiosité, -ou leurs affaires, ou l’habitude avaient amenés là. -Les auberges étaient pleines de nobles de la province, -venus à l’Assemblée. Ils regardaient par les -fenêtres, comme au théâtre, et causaient et badinaient, -à l’aise comme dans leurs châteaux. Sur le -perron de la cathédrale, des ecclésiastiques et des -dames déambulaient par groupes, et de temps à -autre jetaient un regard nonchalant sur ce qui se -passait ; mais la plupart semblaient l’ignorer, ou -bien s’en désintéresser. J’ai ouï dire depuis qu’en ce -temps-là nous avions en France deux mondes, séparés -d’aussi loin que le ciel et l’enfer ; et ce que je -vis cet après-midi-là tendrait fort à le prouver.</p> - -<p>Sur la place une boutique où l’on vendait brochures -et journaux était assiégée d’acheteurs, mais -d’autres boutiques du voisinage étaient fermées, -leurs propriétaires craignant du tapage. Sur la -lisière de la foule, et un peu à l’écart, j’aperçus -Gargouf, le régisseur de Saint-Alais. Il conversait -avec un villageois ; et je l’entendis en passant lui -lancer ce brocard :</p> - -<p>— Eh bien ! ton Assemblée nationale te donne-t-elle -à manger ?</p> - -<p>— Pas encore, répondit le stupide manant, mais -on assure que d’ici peu de jours elle aura contenté -tout le monde.</p> - -<p>— Elle ? Ah ouiche ! répliqua brutalement -l’homme d’affaires. Voyons, tu ne te figures pas -qu’elle va te nourrir ?</p> - -<p>— Oh ! si fait, avec votre permission ; c’est certain, -dit l’autre. Et d’ailleurs tout un chacun s’accorde…</p> - -<p>Mais à ce moment Gargouf m’aperçut, me salua, -et je n’entendis rien d’autre. Une minute plus tard, -cependant, je découvris un de mes gens à moi, -Buton le forgeron, au milieu d’un groupe de mécontents. -Il me regarda, tout piteux d’être pris sur -le fait ; et je m’arrêtai pour lui administrer une -bonne semonce, et veillai à ce qu’il prît le chemin -du retour avant de gagner mon gîte.</p> - -<p>C’était aux <i>Trois Rois</i> que je descendais régulièrement -lorsque je me trouvais en ville ; car Doury, -l’aubergiste, servait à huit heures un souper réservé -à la noblesse, pour lequel il était de règle de s’habiller -et de se poudrer.</p> - -<p>Les Saint-Alais avaient leur hôtel particulier à -Cahors, et comme le marquis m’en avait prévenu, -ils recevaient ce soir-là. La majeure partie de la -compagnie, en effet, se retrouva chez eux après le -repas. J’arrivai moi-même un peu tard, dans le -but d’éviter tout entretien privé avec le marquis. -Je trouvai les salons déjà pleins et brillamment -illuminés, l’escalier encombré de valets ; et des -fenêtres s’échappaient les accords mélodieux d’un -clavecin.</p> - -<p>M<sup>me</sup> de Saint-Alais avait su attirer chez elle la -meilleure société de la province ; et elle la recevait -peut-être avec moins de somptuosité que certaines, -mais avec tant d’aisance, de goût et de -savoir-vivre, que je cherche en vain une autre -maison de ce temps-là comparable à la sienne.</p> - -<p>Elle aimait en général à voir affluer dans ses appartements -des hôtes aimables, dont les attitudes -gracieuses donnaient à un salon cet air d’élégance -et ce charme qui caractérisaient la toilette de l’époque : -soies et dentelles, poudre et diamants, jupes à -paniers et talons rouges. Mais en cette occasion le -nombre et l’éclat de l’assistance me frappèrent dès -le seuil. Ce n’était pas là une soirée ordinaire ; et -au bout de quelques pas je devinai qu’il s’agissait -d’une réunion politique plutôt que mondaine. Tous -ceux, ou presque, qui devaient figurer à l’Assemblée, -le lendemain, étaient ici. A vrai dire, cependant -que je me frayais un chemin à travers la foule -étincelante, j’ouïs bien peu de propos sérieux, si -peu même que je m’étonnai que l’on pût discuter -les mérites respectifs de l’opéra italien et de l’opéra -français, de Bianchi et de Grétry, et autres futilités, -à l’heure où tant de choses étaient en suspens ; -mais je n’eus aucun doute sur les intentions de la -marquise : en réunissant chez elle tout l’esprit et -la beauté de la province, elle visait plus haut qu’à -un simple divertissement.</p> - -<p>Sa prétention, je l’avoue, était justifiée. Du -moins l’on ne pouvait se mêler à la foule emplissant -les salons, affronter tous ces yeux vifs et ces -langues spirituelles, respirer l’air chargé de parfums -et de musique, sans tomber sous le charme… sans -oublier. Tout à l’entrée, M. de Gontaut, l’un des -plus anciens amis de mon père, causait avec les deux -Harincourt. Il m’accueillit d’un sourire malicieux et -me désigna discrètement le fond de la pièce.</p> - -<p>— Avancez, monsieur, fit-il. Le salon tout au -bout. Ah ! mon ami, que je voudrais encore être -jeune !</p> - -<p>— Vous y gagneriez moins que je n’y perdrais, -monsieur le baron, lui répondis-je par politesse, en -le dépassant.</p> - -<p>Plus loin, il me fallut répondre à deux ou trois -dames, qui m’adressaient avec malignité des compliments -du même genre ; après quoi je tombai sur -Louis. Il m’étreignit la main, et nous restâmes quelques -minutes ensemble. La foule nous pressait ; -tout voisin de lui, un sot rieur pérorait sur le Contrat -social. Mais à sentir la main de Louis dans -la mienne, à regarder ses yeux, il me parut qu’un -souffle des forêts envahissait la pièce et balayait -les lourds parfums.</p> - -<p>Cependant son air était soucieux. Il me demanda -si j’avais vu Victor.</p> - -<p>— Hier, répondis-je, comprenant très bien et -son intention et ce qui clochait. Pas aujourd’hui.</p> - -<p>— Ni Denise ?</p> - -<p>— Non. Je n’ai pas eu l’honneur de la voir.</p> - -<p>— En ce cas, viens, reprit-il. Ma mère t’attendait -plus tôt. Quelle impression t’a faite Victor ?</p> - -<p>— L’impression qu’il est parti Victor, et revenu -grand personnage ! répliquai-je en souriant.</p> - -<p>Louis eut un léger rire, et haussa les sourcils -avec un air de douleur comique.</p> - -<p>— C’est ce que je craignais, fit-il. Il ne m’a -guère paru bien satisfait de toi. Mais nous devons -tous en passer par ses volontés, n’est-ce pas ? En -attendant, viens. Ma mère est avec Denise dans le -salon tout au bout.</p> - -<p>Ce disant il me fraya le chemin. Mais il nous -fallait d’abord traverser le salon de jeu, et la foule -était si dense à l’autre porte que nous ne pûmes -tout de suite la dépasser, et tout en distribuant -sourires et courbettes, j’eus le temps d’éprouver -une légère appréhension. Nous arrivâmes enfin à -nous faufiler et à entrer dans une pièce plus petite -où il y avait seulement M<sup>me</sup> la marquise, — causant -debout au milieu du parquet avec l’abbé Mesnil, — deux -ou trois dames et Denise de Saint-Alais.</p> - -<p>Cette dernière était placée sur un canapé auprès -de l’une des dames ; et il va de soi que mes yeux -allèrent tout d’abord à elle. Elle était vêtue de -blanc, et je fus singulièrement frappé de la voir si -menue et enfantine. Très jolie, du teint le plus pur -et d’un galbe parfait, elle semblait emprunter un -air extravagant de dignité déplacée à sa toilette -cérémonieuse, à l’énorme édifice de cheveux poudrés -qui surmontait son front, et au roide brocart de sa -jupe. Avec cela elle était très petite. J’eus le loisir -de remarquer ce détail, qui me désappointa quelque -peu, et de me figurer que modelée sur de plus -grandes proportions, elle eût été souverainement -belle. Mais la dame sa voisine, en m’apercevant, -lui dit quelques mots, et l’enfant — elle n’était -guère plus — leva vers moi son visage soudain -empourpré. Ses yeux rencontrèrent les miens — Dieu -merci ! elle avait les yeux de Louis — et elle -les rabaissa aussitôt, dans une extrême confusion.</p> - -<p>Je m’approchai de la marquise pour lui rendre -mes devoirs, et baisai la main qu’elle me tendit -sans interrompre tout de suite sa conversation.</p> - -<p>— Mais quelle force ! lui disait l’abbé, dont la -réputation était plus ou moins celle d’un philosophe. -Sans limites ! Sans lacunes ! Mal employée, -madame…</p> - -<p>— Aussi, le roi est trop bon, répondit la marquise, -en souriant.</p> - -<p>— Quand il est bien conseillé, d’accord. Toutefois, -le déficit ?</p> - -<p>La marquise haussa les épaules.</p> - -<p>— Il faut de l’argent à Sa Majesté, dit-elle.</p> - -<p>— Soit… Mais où le prendre ? demanda l’abbé, -avec un geste qui valait une réponse.</p> - -<p>— Le roi a été trop bon dès le début, répliqua -M<sup>me</sup> de Saint-Alais, non sans une nuance de reproche. -Il devait les forcer à enregistrer les édits<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>. -Néanmoins le Parlement a toujours cédé, et il -cédera encore.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> Présentés au Parlement le 19 novembre 1787, et destinés à -permettre le grand emprunt proposé par Brienne.</p> -</div> -<p>— Le Parlement, oui, répliqua l’abbé, avec un -sourire de suffisance. Mais ce n’est plus du Parlement -qu’il s’agit, et les états généraux…</p> - -<p>— Les états généraux passent, déclara noblement -la marquise. Le roi reste !</p> - -<p>— Mais s’il se produit des troubles ?</p> - -<p>— Il ne s’en produira pas, trancha-t-elle sur le -même ton solennel. Sa Majesté saura les empêcher.</p> - -<p>Puis ayant dit encore quelques mots à l’abbé, -elle le congédia et revint à moi. Elle me donna sur -l’épaule un léger coup d’éventail.</p> - -<p>— Oh ! le méchant ! fit-elle, avec un regard où -la douceur s’alliait à un peu de sévérité. Je ne sais -comment vous qualifier ! Oui, après ce que Victor -m’a raconté hier, je me demandais presque s’il -fallait vous attendre ou non ce soir. Êtes-vous bien -sûr que ce soit ici votre place ?</p> - -<p>— Je m’en porte garant pour mon cœur, madame, -répliquai-je, en y portant la main.</p> - -<p>Ses yeux clignèrent avec bienveillance.</p> - -<p>— En ce cas, dit-elle, portez-le où il se doit, -monsieur.</p> - -<p>Et avec un grand air de cérémonie, elle alla me -présenter à sa fille :</p> - -<p>— Denise, voici M. le vicomte de Saux, le fils de -mon vieil et excellent ami, Monsieur le vicomte… -ma fille. Vous voudrez bien, j’espère, l’entretenir, -cependant que je rejoins l’abbé.</p> - -<p>Il est probable que M<sup>lle</sup> Denise avait passé la -soirée dans les affres de la timidité, à attendre -ce moment, car elle me fit une révérence jusqu’à -terre, et puis demeura muette et confuse. Elle -oubliait même de s’asseoir, et je provoquai de -nouveau sa rougeur en l’y invitant. Lorsqu’elle -m’eut obéi, je pris place à côté d’elle, le chapeau -à la main. Mais tandis que je cherchais un compliment -convenable, et que je m’efforçais de découvrir -en quoi elle ressemblait à l’enfant de -treize ans sauvage et hâlée que j’avais connue -quatre ans plus tôt, la timidité m’envahit moi -aussi.</p> - -<p>— Vous êtes revenue la semaine dernière, mademoiselle ? -dis-je enfin.</p> - -<p>— Oui, monsieur, répondit-elle, les yeux baissés, -dans un soupir.</p> - -<p>— Cela doit vous faire un grand changement ?</p> - -<p>— Oui, monsieur.</p> - -<p>Silence. Puis je hasardai :</p> - -<p>— Assurément les sœurs étaient très bonnes -envers vous ?</p> - -<p>— Oui, monsieur.</p> - -<p>— Cependant, vous n’étiez pas fâchée de les -quitter ?</p> - -<p>— Non, monsieur.</p> - -<p>Mais alors la signification de ce qu’elle venait de -dire en dernier lieu la frappa, ou bien elle perçut -la banalité de ses réponses, car tout à coup elle -leva vivement les yeux sur moi. Elle était pourpre, -et je la devinai sur le point de fondre en larmes. -Tout effrayé, je me penchai un peu plus vers elle.</p> - -<p>— Mademoiselle, me hâtai-je de dire, je vous en -prie, n’ayez pas peur de moi. Quoi qu’il arrive, -vous n’aurez jamais à me redouter. Je vous supplie -de me regarder comme un ami… comme l’ami de -votre frère. Louis est mon…</p> - -<p>Patatras ! j’avais encore le nom sur les lèvres, -lorsque je reçus dans le dos un choc brutal qui me -jeta en avant presque dans les bras de la jeune -fille, au milieu d’une dégringolade de verre cassé, -du vacillement des bougies et d’un chœur grandissant -de cris et de lamentations. Sur le coup, je -restai d’abord étourdi, hors d’état de comprendre -ce qui venait de se passer. Je savais seulement -que Denise se cramponnait à mon bras en désespérée, -qu’elle levait vers moi des yeux égarés -d’épouvante, et que la musique s’était brusquement -tue. Puis comme on s’empressait autour de -nous et que je reprenais mes sens, je vis en me -retournant que la fenêtre située derrière moi avait -été projetée à l’intérieur, et le plomb et les vitraux -éparpillés. Parmi les débris gisait sur le parquet -une grosse pierre. C’était le projectile qui m’avait -frappé.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="c2">CHAPITRE II<br /> -<span class="small">L’ÉPREUVE</span></h2> - - -<p>Avec une promptitude fantastique le salon s’était -rempli, rempli de visages irrités, si bien qu’avant -même de savoir exactement ce qui s’était produit, -je me vis entouré d’une foule — M. de Saint-Alais -en tête — qui me pressait de questions. Tous parlaient -à la fois, et reléguées aux derniers rangs, -d’où elles ne voyaient rien, les dames se récriaient -et jacassaient, en sorte que j’aurais difficilement -pu m’expliquer. Mais la verrière brisée et la grosse -pierre du parquet avaient leur éloquence, et racontaient -plus vite qu’il ne m’eût été possible ce -qui était arrivé.</p> - -<p>En un rien de temps, ce spectacle fit flamber les -passions qui couvaient déjà. Une douzaine de voix -crièrent : « Dehors ! Sus à la canaille ! » Aussitôt -quelqu’un des derniers rangs proposa : « Vos épées, -messieurs, vos épées ! » Et en un clin d’œil la -moitié des gentilshommes s’élancèrent tumultueusement -vers la porte, sous la conduite de Saint-Alais, -brûlant de venger l’injure faite à ses hôtes. -M. de Gontaut et quelques-uns des plus âgés -s’efforcèrent de les retenir, mais leurs exhortations -furent vaines, et au bout d’un instant la pièce ne -contenait presque plus d’hommes. Ils se précipitèrent -dans la rue, qu’ils emplirent de lames au clair -et d’éclats de voix. Une douzaine de laquais, accourus -en hâte avec des flambeaux, aidaient aux -recherches ; durant quelques minutes, la rue, telle -que la voyaient des fenêtres ceux qui étaient restés, -fourmilla d’une agitation de lumières et de -personnages.</p> - -<p>Mais les malandrins qui avaient lancé la pierre, -à quelque mobile qu’ils eussent obéi, s’étaient -esquivés à temps, et bientôt nos hommes s’en revinrent, -les uns mi-honteux de leur emportement, -d’autres riant et se plaignant d’avoir gâté leurs -bas de soie et leurs souliers ; mais quelques-uns, -moins coquets ou plus belliqueux, persistaient à -dénoncer l’outrage et à réclamer vengeance. En -autre temps, le fait eût passé pour une injure -banale, une gaminerie ; mais dans l’état de tension -du sentiment public, il prenait un caractère -pénible et menaçant qui ne fut pas sans effet sur -les plus pondérés. Pendant la sortie de notre petite -troupe, le courant d’air de la fenêtre brisée avait -poussé contre les bougies un rideau, qui prit feu ; -et l’étoffe, jetée bas sans grand dommage, fumait -encore sur le parquet au milieu des débris. Ce -détail, joint aux figures bouleversées des dames -et aux éclats de verre, donnait un aspect calamiteux -et désolé à un salon où quelques minutes -auparavant tout respirait la bienséance et la joie.</p> - -<p>Je fus donc peu étonné de voir Saint-Alais, déjà -grave à son entrée, s’assombrir en regardant autour -de lui.</p> - -<p>— Où est ma sœur ? fit-il brusquement, et quasi -brutalement.</p> - -<p>— Ici, répondit sa mère.</p> - -<p>Denise avait depuis longtemps volé à son côté, -et s’attachait à elle.</p> - -<p>— Elle n’est pas blessée ?</p> - -<p>— Non, répliqua la marquise, en tapotant familièrement -la jupe de la jeune fille. C’est M. de -Saux qui a le plus de raison de se plaindre.</p> - -<p>— Préservez-moi de mes amis, hein, monsieur ? -dit Saint-Alais, avec un mauvais sourire.</p> - -<p>Je tressaillis. La phrase en elle-même était peu -de chose, mais l’ironie qui la soulignait était claire. -Je ne pouvais la laisser passer.</p> - -<p>— Si vous croyez, monsieur le marquis, dis-je -sèchement, que je prévoyais en rien cet attentat…</p> - -<p>— Que vous le prévoyiez en rien ? Ma foi non ! -répliqua-t-il avec légèreté, en se récusant d’un geste -poli. Nous n’en sommes pas encore tombés là. -Qu’un gentilhomme de notre société s’abaisse à -faire alliance avec ces… Non, ce n’est pas possible ! -Mais nous pouvons je crois tirer de ceci une leçon -profitable, messieurs, continua-t-il, en se détournant -de moi pour s’adresser à la compagnie. Et -cette leçon est de veiller sur ce qui nous appartient -en propre, si nous ne voulons bientôt perdre tout.</p> - -<p>Un murmure d’approbation parcourut la salle.</p> - -<p>— De maintenir nos privilèges, si nous ne voulons -perdre nos droits.</p> - -<p>Vingt voix se proclamèrent du même avis.</p> - -<p>— De nous défendre maintenant, reprit-il, la face -animée, le bras étendu, ou jamais !</p> - -<p>— Maintenant ! maintenant !</p> - -<p>Ce cri spontané jaillit non d’un seul mais d’une -centaine de gosiers, masculins et féminins ; en -un instant la salle mise au diapason vibra d’enthousiasme, -palpita de volonté. Les yeux étincelaient -aux lueurs des flambeaux, on respirait vite -et les joues se coloraient. Les plus faibles eux-mêmes -subirent le magnétisme, et les niais qui -s’étaient engoués du Contrat social et des Droits -de l’Homme criaient plus fort que les autres. Il -n’y eut qu’une seule voix :</p> - -<p>— Maintenant ! maintenant !</p> - -<p>De ce qui suivit je n’ai jamais su le fin mot : -était-ce une scène préméditée ou simplement -une inspiration née de la commune ivresse ? Je -l’ignore. Mais tandis que les carreaux vibraient -encore de cette clameur, et que tous les yeux -étaient sur lui, M. de Saint-Alais fit deux pas -en avant, et, campé dans une pose de la plus -parfaite élégance, d’un geste superbe il tira son -épée.</p> - -<p>— Messieurs ! s’écria-t-il, nous n’avons tous -qu’une même pensée, qu’une même voix. Soyons -aussi à la mode. Rester nous seuls paisiblement sur -la défensive, alors que tout le monde est à lutter -pour prendre et tenir, c’est provoquer l’attaque, -et voire pis, la défaite ! Unissons-nous, puisqu’il -en est encore temps, et montrons que, dans le -Quercy<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a> du moins, notre ordre veut subsister ou -bien tomber avec ensemble. Le serment du Jeu -de Paume et la journée du 20 juin vous sont -familiers. Faisons un serment nous aussi, en ce -22 juillet, non pas à mains levées comme un club -de bavards qui promettent tout à tous, mais à -épées levées. Comme nobles et gentilshommes, -jurons de soutenir les droits, les privilèges et les -exemptions de notre ordre !</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> Pays de la province de Guyenne, subdivisé en Haut-Quercy -(département actuel du Lot), capitale Cahors, et Bas-Quercy -(notre Tarn-et-Garonne), capitale Montauban.</p> -</div> -<p>Une clameur qui fit vaciller et sursauter les -lumières, qui emplit la rue et parvint jusqu’à la -place du Marché, accueillit cette proposition. -Quelques-uns tirèrent aussitôt leurs épées, qu’ils -brandirent par-dessus leurs têtes, cependant que les -dames agitaient éventails et mouchoirs. Mais la -majorité criait : « Dans la grande salle ! Dans la -grande salle ! » Et à l’instant, comme pour obéir à -un mot d’ordre, tout le monde fit face dans la -même direction, et avec une hâte surexcitée, en -bousculade, on passa l’étroite porte qui menait à -la pièce voisine.</p> - -<p>Tels dans le nombre pouvaient être moins enthousiastes -que d’autres ; tels plus convaincus en -apparence qu’au fond du cœur ; mais nul, j’en -suis persuadé, ne suivit la foule plus lentement que -moi, plus à regret, avec un cœur plus serré et un -plus net pressentiment de malheur. Je savais d’avance -quel dilemme m’attendait ; et furieux, le -visage brûlant, aux abois, je ne voyais aucun moyen -d’en sortir.</p> - -<p>S’il m’eût été possible de me glisser hors de la -pièce et de m’esquiver, je l’aurais fait sans scrupule ; -mais l’escalier se trouvait à l’autre bout de -la grande salle où nous entrions, et une foule compacte -m’en séparait. D’ailleurs, Saint-Alais me -surveillait, et s’il n’avait pas machiné cette épreuve -afin de régler mon cas et de m’arracher ma coopération, -il était du moins résolu, dans l’entraînement -de l’heure, à ne m’y laisser point échapper.</p> - -<p>Toutefois, je ne voulais pas courir au-devant du -malheur, et je restais dans le voisinage de l’entrée, -à tout hasard ; mais le marquis, arrivé au centre -de la salle, monta sur une chaise, jeta un coup -d’œil circulaire, et par ce moyen me tint sous son -regard. Autour de lui se groupait la foule des gentilshommes, -dont les plus jeunes et turbulents -poussaient des cris de : « Vive la noblesse ! » Un -cercle de dames enfermait le tout. Les brillantes -toilettes et les joyaux qui étincelaient aux lumières, -les visages passionnés, les mouchoirs agités et les -yeux avivés, faisaient un tableau inoubliable ; -mais sur l’instant je ne perçus que le regard de -Saint-Alais.</p> - -<p>— Messieurs ! cria-t-il, veuillez tirer vos épées.</p> - -<p>Elles jaillirent sur-le-champ, avec un flamboiement -d’acier que reflétèrent les miroirs ; et M. de -Saint-Alais promena les yeux à la ronde avec -lenteur, cependant que tous attendaient le signal. -Il s’arrêta, les yeux braqués sur moi.</p> - -<p>— Monsieur de Saux, dit-il poliment, nous vous -attendons.</p> - -<p>Naturellement, chacun se tourna vers moi. Je -balbutiai quelques mots, et lui fis signe avec la -main de poursuivre. Mais j’étais trop ému pour -m’exprimer clairement ; et un seul espoir me restait : -qu’il cédât, par prudence.</p> - -<p>Il n’y songeait en aucune façon.</p> - -<p>— Voulez-vous prendre votre place, monsieur ? -dit-il doucement.</p> - -<p>Je ne pouvais plus me dérober. Une centaine -d’yeux, impatients ou simplement curieux, se posèrent -sur moi. Le visage me brûlait.</p> - -<p>— Je ne le puis, répondis-je.</p> - -<p>Un grand silence se fit d’un bout à l’autre de la -salle.</p> - -<p>— Et pourquoi cela, monsieur, s’il m’est permis -de vous le demander ? reprit Saint-Alais, encore -plus doucement.</p> - -<p>— Parce que je ne suis pas… tout à fait d’accord -avec vous, bégayai-je, en affrontant tous ces regards -le plus bravement possible.</p> - -<p>— On connaît mes opinions, monsieur de Saint-Alais, -continuai-je d’une voix plus ferme. Je ne -puis jurer.</p> - -<p>Il calma d’un geste la douzaine d’hommes prêts -à m’invectiver.</p> - -<p>— Paix, messieurs, dit-il, les rappelant à la dignité ; -paix, je vous prie. Pas de menaces. M. de -Saux est mon hôte ; et j’ai trop de respect envers -lui pour ne respecter point ses scrupules. Nous -avons, je pense, un autre moyen. Je ne me hasarderai -pas à discuter en personne avec lui. Mais, -madame, poursuivit-il, en adressant à sa mère un -sourire inimitable, si vous voulez bien autoriser -M<sup>lle</sup> de Saint-Alais à jouer, pour cette unique fois, -le rôle de sergent recruteur, elle ne saurait manquer -de combler la brèche.</p> - -<p>Une discrète ovation de rires, une palpitation -d’éventails et de paupières féminines, accueillirent -la proposition. Mais la marquise, souriante et -sphingienne, demeura quelques instants immobile -et muette. Puis elle se tourna vers sa fille, qui, à -l’énoncé de son nom, s’était rejetée en arrière, -comme pour se dérober aux regards.</p> - -<p>— Allez, Denise, dit-elle simplement. Priez M. de -Saux de vous faire l’honneur d’être votre recrue.</p> - -<p>La jeune fille s’avança lentement. On la voyait -frissonner ; et je n’oublierai jamais le tourment -de cette minute où je l’attendis, le cerveau submergé -tour à tour de honte et d’opiniâtreté. Un -éclair de pensée me montra le piège dans lequel -j’étais tombé, piège plus affreux que le dilemme -prévu. Et ce ne fut pas ma moindre souffrance que -de voir la jeune fille, martyrisée par la timidité, -s’arrêter devant moi et balbutier son humble -requête en termes presque inintelligibles.</p> - -<p>La refuser, en présence de tout ce monde, me -semblait chose monstrueuse. Cela me semblait une -chose aussi barbare que de la frapper ; une action -aussi cruelle, abjecte, et indigne d’un gentilhomme, -que de fouler aux pieds cette créature douce et -innocente ! Je sentais cela, je le sentais profondément. -Mais je sentais non moins que me laisser -fléchir c’était tourner le dos à ma réputation et à -ma vie ; c’était consentir à être la dupe d’un stratagème, -à être un lâche, même applaudi de tous -ceux qui m’entouraient. Je voyais ces deux alternatives, -et je balançai une minute entre la fureur -et la pitié, cependant que les lumières et les nobles -visages, curieux ou méprisants, flottaient vertigineusement -devant les yeux. A la fin je murmurai :</p> - -<p>— Mademoiselle, je ne puis… Non, je ne puis.</p> - -<p>— Monsieur !</p> - -<p>L’exclamation ne venait pas de la jeune fille, -mais de sa mère, et elle résonna haute et perçante -par toute la salle. Je remerciai Dieu de cette intervention -qui débrouillait d’un seul coup le chaos -de mes pensées. Redevenu moi-même, je me tournai -vers la marquise, et m’inclinai.</p> - -<p>— Non, madame, je ne puis, dis-je avec fermeté, -car, libéré de mon hésitation, j’étais résolu, plein -d’assurance et de défi. On connaît mes opinions. -Et je ne veux pas, même en faveur de mademoiselle, -leur donner un démenti.</p> - -<p>Ce dernier mot sortait à peine de mes lèvres, -qu’un gant, lancé par une main invisible, me frappa -sur la joue ; et pour une minute la salle entière -parut prise de démence. Dans une tempête de -huées, de « Malotru !… Félon !… Conspuez le -traître ! » une douzaine de lames s’agitèrent sous -mon nez, une douzaine de cartels me furent jetés -à la face. Je n’avais pas encore appris alors à quel -point une foule est irritable et combien elle est -moins accessible à la pitié que l’un quelconque de -ceux qui la composent. Stupéfait, assourdi par le -tumulte, que les cris perçants des dames ne contribuaient -guère à diminuer, je reculai d’un pas.</p> - -<p>M. de Saint-Alais saisit l’instant. Il sauta à terre, -et refoulant les épées qui me menaçaient, il se jeta -devant moi.</p> - -<p>— Silence, messieurs ! du calme ! cria-t-il, dominant -le tumulte. Écoutez-moi, je vous prie ! Ce -gentilhomme est mon invité. Il ne fait plus partie -des nôtres, mais il doit sortir d’ici sain et sauf. -Place ! Faites place, je vous prie, pour M. le vicomte -de Saux !</p> - -<p>On lui obéit à contre-cœur, et se rejetant les -uns à droite les autres à gauche, on dégagea au -milieu de la salle un chemin libre jusqu’à la porte. -Se tournant vers moi, Saint-Alais me fit un grand -salut, son plus beau salut de cour.</p> - -<p>— Par ici, monsieur le vicomte, s’il vous plaît, -dit-il. M<sup>me</sup> la marquise n’abusera pas davantage -de votre temps.</p> - -<p>Les joues en feu, je le suivis au long de l’étroit -sillon de parquet luisant et passai sous le lustre, -entre deux files d’yeux railleurs, sans que personne -s’y opposât. Dans un silence de mort, je le suivis -jusqu’à la porte. Arrivé là, il s’effaça devant moi, -me salua, et je le saluai ; puis, d’un pas automatique, -je gagnai la sortie, seul.</p> - -<p>Je traversai l’antichambre. La foule des valets -ricaneurs qui s’y pressaient attirés par la curiosité, -me dévoraient des yeux ; mais je ne m’aperçus pas -plus de leur insolence que de leur présence. Jusqu’à -la minute où l’air froid de la rue me ranima, je -marchai comme assommé et incapable de pensée, -tant le coup avait été brutal et inattendu.</p> - -<p>Lorsque je revins un peu à moi, mon premier -sentiment fut de la rage. J’étais entré ce soir même -chez M. de Saint-Alais en possession de tous les -biens de la vie ; et j’en sortais privé d’amis, de -réputation, et de ma fiancée ! J’y étais entré me -fiant à son amitié, à cette amitié de tradition dans -nos familles ; et il m’avait joué le tour le plus -affreux. Cette pensée m’arracha une plainte, et je -m’arrêtai en pleine rue, songeant à la triste figure -que j’avais faite parmi eux, et envisageant l’avenir -qui m’était réservé.</p> - -<p>Car déjà, je commençais à discerner l’étendue de -ma folie… et que j’aurais dû céder. Je ne pouvais, -planté là au milieu de la rue, prévoir l’avenir, ni -me douter que l’ancienne France allait disparaître -et qu’à cette heure même, dans Paris, son glas -funèbre avait tinté. Je devais me conduire selon -l’opinion des gens qui m’entouraient ; je devais -savoir, lorsque demain je passerais par les rues, -quelle attitude garder vis-à-vis du monde, et s’il -fallait me dérober ou me battre. Car dans la nouvelle -séance de la matinée…</p> - -<p>Ah oui ! l’Assemblée. Ce mot donna un nouveau -cours à mes idées. C’était là que je trouverais ma -revanche. Pour m’empêcher d’y élever une note -discordante, ils m’avaient cajolé, puis la cajolerie -échouant, ils m’avaient insulté. Eh bien ! je leur -ferais voir que ce dernier moyen ne valait pas mieux -que le premier, et qu’en croyant éliminer un Saux, -ils suscitaient un Mirabeau. Partant de là, je passai -une nuit de fièvre. Le ressentiment aiguillonnait -mon ambition ; par haine contre ma caste je donnais -mon amour au peuple. Tous les signes de misère -et de disette que j’avais eus sous les yeux pendant -le jour me revinrent alors, et je les collectionnai pour -en faire usage. L’aube me surprit, toujours arpentant -ma chambre, toujours réfléchissant, composant, -déclamant. Lorsque André, mon vieux valet, -qui avait aussi été celui de mon père, entra chez -moi à sept heures, un billet à la main, je ne m’étais -pas encore déshabillé.</p> - -<p>On avait dû lui faire en bas un récit fantaisiste -de l’événement, et cette persuasion me fit rougir. -Mais je ne m’occupai point de sa mine contrite, et -sans mot dire je décachetai le billet. Il n’était pas -signé, mais je reconnus l’écriture de Louis.</p> - -<p>« Retourne chez toi, disait-il, et garde-toi de -paraître à l’Assemblée. Ils veulent te défier à tour -de rôle ; tu devines ce qui en résulterait. Quitte -Cahors à l’instant, ou tu es un homme mort. »</p> - -<p>Rien de plus ! Avec un sourire amer je constatai -la faiblesse de cet homme incapable de faire plus -pour son ami. J’interrogeai André :</p> - -<p>— Qui t’a remis ça ?</p> - -<p>— Un domestique, monsieur.</p> - -<p>— Domestique de qui ?</p> - -<p>Mais il bougonna qu’il n’en savait rien, et je ne -le pressai point. Il m’aida à changer de toilette. -Quand ce fut fait, il me demanda pour quelle heure -il fallait tenir prêts les chevaux.</p> - -<p>— Les chevaux ! Pourquoi donc ? répliquai-je, en -le regardant fixement.</p> - -<p>— Pour vous en retourner, monsieur.</p> - -<p>— Mais je ne m’en retourne pas aujourd’hui, -dis-je avec une irritation contenue. Que me racontes-tu -là ? Nous ne sommes arrivés que d’hier.</p> - -<p>— C’est vrai, monsieur, murmura-t-il, le dos vers -moi, tout en tripotant mes effets. Quand même, -c’est le vrai jour de s’en retourner.</p> - -<p>— Tu as ouvert ce billet ! m’écriai-je, courroucé. -Qui t’a dit…?</p> - -<p>— Toute la ville sait, répondit-il, en haussant -froidement les épaules. Ce sont des : « André, remmenez -votre maître chez lui ! » et des : « André, vous -avez pour maître un cerveau brûlé », et des André -ci et des André ça, si bien que j’en perds la tête. -Gilles a le nez en compote, pour s’être battu avec -un garçon de l’écurie Harincourt, qui traitait monsieur -d’imbécile ; mais moi je suis trop vieux pour -me battre. Et je suis trop vieux aussi pour autre -chose, continua-t-il, en reniflant.</p> - -<p>— Quelle est cette chose, faquin ? m’écriai-je.</p> - -<p>— C’est d’enterrer encore un maître.</p> - -<p>Je me tus un instant, puis repris :</p> - -<p>— Tu crois que je serai tué ?</p> - -<p>— C’est le bruit qui court la ville.</p> - -<p>Je réfléchis un peu. Et :</p> - -<p>— Tu as servi mon père, André.</p> - -<p>— Hélas ! monsieur.</p> - -<p>— Et cependant tu voudrais me voir fuir ?</p> - -<p>Il me regarda, et leva les bras au ciel d’un air -découragé.</p> - -<p>— Mon Dieu ! s’écria-t-il, je ne sais plus ce que je -voudrais. Nous périssons par ces vilains. Comme si -Dieu les avait faits pour autre chose que travailler -et labourer ; comme si l’on pouvait supprimer les -pauvres ! Si vous n’aviez jamais frayé avec eux, -monsieur…</p> - -<p>— Tais-toi, maraud, dis-je avec sévérité. Tu n’y -entends rien. Va-t’en plutôt en bas, et tâche une -autre fois d’être plus circonspect. Tu parles de -vilains et de pauvres ! Qu’es-tu donc, toi ?</p> - -<p>— Moi, monsieur ! s’écria-t-il, avec stupéfaction.</p> - -<p>— Oui… toi !</p> - -<p>Il me considéra une minute d’un air effaré. Puis, -lent et résigné, il hocha la tête et sortit. Il me croyait -devenu fou.</p> - -<p>Je ne m’en allai pas tout de suite après son départ. -Je me figurais que vraisemblablement, si je -me montrais en public avant la réunion de l’Assemblée, -je serais provoqué et forcé de me battre. -J’attendis donc que l’heure de l’ouverture fût -passée ; j’attendis dans ma triste chambre d’auberge, -en proie aux affres de l’isolement. Je pensais -tantôt à Louis de Saint-Alais, qui m’avait laissé -partir sans prononcer un seul mot en ma faveur, -tantôt à l’incohérence humaine ; car dans une -partie des provinces, la moitié de la noblesse avait -ma façon de voir. Je songeai aussi à Saux ; et je ne -dirai pas que je n’éprouvai aucune tentation de -suivre l’avis qu’André m’avait donné, savoir : de -me retirer tranquillement là-bas au château, et un -peu plus tard, lorsque les esprits seraient calmés, -d’affirmer hautement ma bravoure. Mais une certaine -opiniâtreté que je tenais de mon père et qui -provenait, selon certains, de la souche anglaise de -ma lignée, conspirait avec le ressentiment à me -maintenir dans la voie que je m’étais tracée. A dix -heures un quart, donc, lorsque je crus que tous les -membres de l’Assemblée m’y avaient précédé jusqu’au -dernier, je descendis, les joues chaudes, mais -le regard plutôt assuré : et comme Gilles et André -m’attendaient à la porte, je leur ordonnai de me -suivre jusqu’au Chapitre voisin de la cathédrale, -où avaient lieu les séances.</p> - -<p>J’ai su plus tard que si je m’étais servi de mes -yeux, j’aurais remarqué l’agitation qui régnait en -ville, la foule dense mais silencieuse qui encombrait -la place et toutes les rues avoisinantes ; l’atmosphère -d’expectative, les boutiques fermées, l’arrêt -des affaires, les groupes chuchotant sous les porches -ou dans les culs-de-sac. Mais j’étais absorbé en -moi-même, tel celui qui marche à une entreprise -désespérée, et de toutes ces circonstances une seule -me frappa : comme je traversais la place, un -homme s’écria : « Dieu vous bénisse, monsieur ! » -et un autre : « Vive Saux ! » Sur quoi une bonne -douzaine d’autres me tirèrent leurs bonnets. Ce -fut là ma seule remarque, toute machinale, d’ailleurs. -Un instant après je me trouvais dans le -passage qui mène au Chapitre en longeant le mur -de la cathédrale, et une foule de clercs et de valets, -qui l’obstruaient quasi dans toute sa largeur, se -rangeaient sur mon passage, non sans manifester -leur étonnement et leur curiosité.</p> - -<p>Me frayant un chemin parmi eux, je pénétrai -dans le vestibule, que maintenaient libre deux ou -trois huissiers. En passant ainsi du soleil à l’ombre, -de la vie, de l’air et de la lumière qui régnaient au -dehors, au silence paisible de cette salle voûtée, le -contraste fut tel qu’un frisson me pénétra jusqu’au -cœur. Dans cette pénombre et ce calme, l’importance -de la démarche que j’allais faire, la folie du -cartel que j’étais prêt à lancer à la face de mes pairs, -m’apparurent dans leur plénitude ; et si mon âme -n’eût été bandée à l’extrême par mon tenace ressentiment, -je me serais empressé de tourner les -talons. Mais déjà mes pas retentissaient sur les -dalles sonores, et je n’avais plus le droit de reculer. -Le bourdonnement d’une voix monotone me parvint -de la salle des séances, à travers la porte close ; -et je me dirigeai vers cette porte, les mâchoires -contractées, m’apprêtant à me conduire en homme, -quoi qu’il dût arriver.</p> - -<p>Un instant de plus, et j’allais entrer. Ma main -touchait déjà la poignée de la serrure, lorsqu’un -homme, assis dans l’ombre sur un banc au-dessous -de la fenêtre, bondit et s’élança pour me retenir. Je -reconnus Louis de Saint-Alais. Sans me laisser le -temps d’ouvrir la porte, il s’interposa entre moi -et les battants auxquels il s’adossa.</p> - -<p>— Arrête, ami ! pour l’amour de Dieu, arrête ! -s’écria-t-il avec véhémence, bien que sans élever -la voix. Que peux-tu seul contre deux cents ? -Retourne, ami, retourne, et je ferai…</p> - -<p>— Vous ferez ! lui lançai-je avec un mépris -hautain, mais sur le même ton assourdi, car les -huissiers nous examinaient curieusement du seuil -de la porte par où j’étais entré. Vous ferez ?… Vous -en ferez, j’imagine, tout autant qu’hier soir, monsieur.</p> - -<p>Il fronça les sourcils et le rouge lui monta au -front ; mais il répliqua vivement :</p> - -<p>— Ce n’est pas l’heure, laissons cela ! Tu n’as -qu’une chose à faire : partir ! Regagner Saux, et…</p> - -<p>— Ne pas intervenir !</p> - -<p>— Oui, fit-il, et ne pas intervenir. Si tu consens…</p> - -<p>— A ne pas intervenir ? répétai-je âprement.</p> - -<p>— Oui, oui ; dans ce cas tout se dissipera.</p> - -<p>— Merci bien ! dis-je avec lenteur, quoique frémissant -de colère. Mais puis-je vous demander -combien l’on vous offre, monsieur le comte, pour -débarrasser de moi l’Assemblée ?</p> - -<p>Il me regarda, stupéfait.</p> - -<p>— Adrien ! s’écria-t-il.</p> - -<p>Mais je fus intraitable.</p> - -<p>— Non, monsieur le comte, plus d’Adrien, dis-je -altièrement ; je n’accepte ce nom que de mes amis.</p> - -<p>— Et ne suis-je donc plus ton ami ?</p> - -<p>Je haussai les sourcils dédaigneusement.</p> - -<p>— Après hier soir ? fis-je. Après hier soir ! Se -peut-il, monsieur, que vous vous figuriez jouer le -rôle d’ami ? Je viens chez vous, je suis votre hôte, -votre ami, tout sauf votre parent ; et vous me -tendez un piège, vous m’exposez à la risée et à -la haine, vous…</p> - -<p>— Moi, j’ai fait cela ? s’écria-t-il.</p> - -<p>— Non peut-être par vos paroles. Mais vous êtes -resté là, pendant qu’on me bernait ! Vous êtes resté -là sans dire un mot en ma faveur ! Vous êtes resté -là sans lever un doigt pour ma défense ! Si c’est -ainsi que vous concevez l’amitié…</p> - -<p>Il m’arrêta d’un geste plein de noblesse.</p> - -<p>— Vous n’oubliez qu’une chose, monsieur le -vicomte, dit-il, sur un ton de fière réticence.</p> - -<p>— Nommez-la ! ripostai-je dédaigneusement.</p> - -<p>— Que M<sup>lle</sup> de Saint-Alais est ma sœur !</p> - -<p>— Tiens, tiens !</p> - -<p>— Et que, de votre plein gré ou non, vous l’avez -hier soir traitée à la légère, en présence de deux -cents personnes ! Vous n’oubliez que cela, monsieur -le vicomte !</p> - -<p>— Je l’ai traitée à la légère ? répliquai-je, dans -un redoublement de courroux. (Comme d’un commun -accord nous nous étions un peu écartés de la -porte, et à ce moment nous nous regardions dans -le blanc des yeux.) Et à qui la faute si cela est -arrivé ? A qui la faute, monsieur ? Vous m’avez -laissé le choix… Non, vous m’avez obligé à choisir -entre deux alternatives : manquer à votre sœur, -et renoncer à des opinions et convictions auxquelles -je tiens, dans lesquelles j’ai été élevé, dans -lesquelles…</p> - -<p>— Des opinions ! fit-il, d’une voix devenue dure. -Et quelles sont après tout vos opinions ? Excusez-moi, -je sens que je vous importune, monsieur. Mais -je ne suis pas un philosophe, moi, je n’ai pas été en -Angleterre, et je ne puis comprendre…</p> - -<p>— Que l’on sacrifie rien à ses opinions ! exclamai-je, -avec un rire féroce. Certes, monsieur, je le conçois -aisément, que vous ne le puissiez pas ! Celui qui -ne soutient pas ses amis ne soutient pas non plus -ses opinions. Pour faire l’un ou l’autre, monsieur -le comte, il importe de n’être pas un lâche.</p> - -<p>Il pâlit, et me lança un regard étrange.</p> - -<p>— Assez, monsieur ! fit-il involontairement, me -sembla-t-il.</p> - -<p>Et une contraction tirailla ses traits, comme s’il -ressentait une vive douleur.</p> - -<p>Mais j’étais hors de moi de colère.</p> - -<p>— Oui, un lâche ! répétai-je. M’avez-vous compris, -monsieur le comte, ou faut-il que j’entre dans -la salle et répète le mot en présence de l’Assemblée ?</p> - -<p>— Ce n’est pas indispensable, dit-il, en devenant -aussi rouge qu’il venait d’être pâle.</p> - -<p>— Ce n’est pas indispensable, en effet, repris-je, -en ricanant. Puis-je conclure de là que nous nous -retrouverons sitôt la séance levée ?</p> - -<p>Il acquiesça d’un signe muet ; et alors, mais alors -seulement, un je ne sais quoi dans son silence et son -attitude pénétra la cuirasse de mon ire ; et, je me -sentis soudain le cœur pesant et glacé. Mais il était -trop tard ; j’avais prononcé ce qui n’eût jamais dû -être prononcé. Le souvenir de sa patience, de sa -bonté, de sa longanimité, ne me revint qu’ensuite. -Je lui adressai un salut correct ; il me le rendit ; -et rageusement je retournai à la porte.</p> - -<p>Mais je ne devais pas encore la franchir.</p> - -<p>J’avais pour la seconde fois saisi la poignée, et -entr’ouvert la porte, quand une main me tira en -arrière, si violemment que le pêne cliqueta en retombant. -Furieux, je me retournai. A ma stupéfaction, -je reconnus de nouveau Louis, mais sa face -transfigurée décelait une étrange surexcitation. Il -ne me lâchait pas.</p> - -<p>— Non, dit-il entre ses dents. Vous m’avez traité -de lâche, monsieur le vicomte, et je refuse d’attendre. -Pas une heure ! Vous allez vous battre avec -moi tout de suite. Il y a un pré par là derrière, et…</p> - -<p>Mais je retrouvais mon sang-froid à mesure qu’il -s’échauffait.</p> - -<p>— Je ne ferai rien de tel, dis-je en l’interrompant. -Après la séance…</p> - -<p>Il leva la main et délibérément me souffleta de -son gant. J’eus un recul involontaire.</p> - -<p>— Eh bien ! vous laisserez-vous persuader ? fit-il. -Après ceci, monsieur, si vous êtes un gentilhomme, -vous vous battrez avec moi. Il y a un pré par là -derrière, et dans dix minutes…</p> - -<p>— Dans dix minutes, la séance peut être levée.</p> - -<p>— Je ne vous retiendrai pas aussi longtemps, -répliqua-t-il gravement. Venez, monsieur. Ou faut-il -que je vous soufflette de nouveau ?</p> - -<p>— Je viens, dis-je posément. Après vous, monsieur.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="c3">CHAPITRE III<br /> -<span class="small">A L’ASSEMBLÉE</span></h2> - - -<p>Le soufflet, et l’insulte qui l’accompagna, mirent -fin provisoirement à mon repentir. Mais si bref que -fût le trajet d’une porte à l’autre, il me laissa le -temps de réfléchir encore. Cet homme était Louis, -malgré tout ; j’avais certes des raisons de me -plaindre de lui et de le soupçonner de servir d’instrument -à autrui ; mais il s’était montré mon meilleur -ami en faisant tout pour apaiser ma colère, et -le plus loyal en s’efforçant de me détourner d’une -entreprise insensée. Vite attendri, dans un revirement -presque subit, je perçus avec une sorte d’effroi -que si son intervention était due à la seule bienveillance, -j’y répondais aussi mal que possible. -Bref, avant même que la porte extérieure nous fût -ouverte, je me repentais à nouveau. Lorsque -l’huissier tira le battant pour me livrer passage, je -lui donnai l’ordre de le refermer, puis faisant volte-face, -je jetai à Louis quelques mots indistincts, et -m’en fus en toute hâte, le laissant stupéfait. A -peine eut-il le temps de pousser une exclamation, -que j’avais traversé le vestibule, et quelques secondes -plus tard, j’ouvrais la porte de l’Assemblée.</p> - -<p>Sur-le-champ — il est à croire que je manœuvrai -le pêne avec bruit — je vis devant moi des rangées -de visages surpris et tous tournés de mon côté. -J’ouïs une rumeur d’indignation mêlée de rires, et -aussitôt je me faufilai vers ma place. Mais le débit -monotone du président m’emplissait les oreilles, -et le contraste était tel — après mon altercation -à mi-voix du dehors, de me trouver dans cette -salle pleine de lumière et de vie, et l’objet de tous -ces regards — que je m’abattis sur mon siège, -vertigineux et confondu, et presque oublieux tout -d’abord du dessein qui m’avait amené là.</p> - -<p>Un temps, et ma face s’empourpra davantage ; -et à juste cause. Chacun des bancs sur lesquels nous -siégions tenait trois personnes. Je partageais le -mien avec l’un des Harincourt et M. d’Aulnoy, qui -m’avaient entre eux deux. Je n’étais pas assis de -cinq secondes, que Harincourt se leva doucement, -et sans m’accorder un regard, s’éloigna jusqu’au bas -du passage ; et tout en s’éventant négligemment -avec son chapeau, il alla s’adosser à un pupitre, -les yeux fixés sur le président. Au bout d’une demi-minute, -d’Aulnoy suivit son exemple. Puis les trois -qui étaient derrière moi se levèrent tranquillement, -et sans me regarder cherchèrent d’autres places. -Les trois devant moi les imitèrent. En quelques -minutes, je restai seul, isolé, en butte à tous les -regards de l’Assemblée, comme une sorte de lépreux.</p> - -<p>J’aurais dû être préparé à une manifestation de -ce genre. Mais il n’en était rien, et la face me -brûlait, sous les regards curieux, comme devant un -foyer ardent. Pris au dépourvu, j’étais hors d’état -de dissimuler mon trouble ; mes yeux ne rencontraient -de toutes parts que des yeux railleurs et -des mines méprisantes ; et l’orgueil m’interdisait -de baisser la tête. Au cours de longues minutes, je -ne discernai rien que ces regards outrageants. Je -n’entendais pas de quoi parlait le président, car sa -voix n’était pour moi qu’un ronron vague et indistinct -dépourvu de signification.</p> - -<p>Mais pendant ce temps la colère et la haine endurcissaient -ma volonté ; à la fin le nuage qui -couvrait mon esprit se dissipa, et je retrouvai mon -exaltation. La lecture monotone que je venais -d’écouter sans y rien comprendre prit fin, et fut -suivie par de courtes et vives interrogations : une -demande et une réponse, un nom et une réplique. -Ce fut ce qui me réveilla. Le ronron avait représenté -la lecture du cahier ; à cette heure on en était au -vote.</p> - -<p>Mon tour allait venir ; l’instant approchait. A -chaque vote — inutile de dire que tous étaient -affirmatifs — des visages en nombre toujours croissant -se tournaient vers la place que j’occupais ; et -leurs yeux, hostiles, triomphants, ou simplement -curieux, convergeaient sur ma face. En d’autres -circonstances j’aurais pu en être intimidé ; mais il -n’en fut rien, alors. J’étais à la hauteur pour les -affronter. Les regards sans aménité de tant de gens -qui s’étaient dits mes amis, les regards méprisants -d’hommes nouveaux appartenant à des familles -anoblies, qui avaient usé avec joie de l’appui de -mon père, la conscience que tous m’abandonnaient -uniquement parce que je soutenais en fait les opinions -que la moitié d’entre eux avaient proclamées -en paroles, tout cela me haussait à un degré de -mépris qui ne le cédait en rien à celui de mes -adversaires ; et en outre je savais que fléchir à présent -me couvrirait d’une honte indélébile, et cela -fermait la porte aux velléités de capitulation.</p> - -<p>L’Assemblée, d’autre part, se trouvait dans une -situation sans précédent. On n’était pas encore -accoutumé aux luttes de la tribune, aux duels -oratoires plus mortels que ceux à l’épée ; et une -sorte de doute, une hésitation, tenait la majorité -des membres en suspens et attentifs à ce qui allait -suivre. Leurs chefs, en outre, les frères de Saint-Alais, — qui -dirigeaient, l’un le parti de la cour, -plus ardent et plus fier, l’autre les nobles de robe -et de Parlement, qui avaient découvert les derniers -que leurs intérêts à tous étaient les mêmes, — ne -pouvaient admettre la plus minime opposition -depuis qu’une majorité absolue était devenue la -règle. Un homme donc, un seul homme barrant -le chemin à l’unanimité, leur apparaissait comme -un obstacle qu’il convenait d’écarter par tous -moyens.</p> - -<p>— M. le comte de Cantal ? appela le président.</p> - -<p>Mais c’était moi qu’il examinait, et non celui -qu’il nommait.</p> - -<p>— Satisfait !</p> - -<p>— M. le vicomte de Marignac ?</p> - -<p>— Satisfait !</p> - -<p>Le nom suivant m’échappa, car dans mon exaltation -il me parut que toute la Chambre me regardait, -que la voix allait me manquer, que le moment venu -je resterais muet et paralysé, incapable de parler, -et déshonoré pour toujours. Je pensais à cela, et -non à ce qui se passait ; puis subitement, je me -retrouvai en possession de moi-même. J’entendis le -dernier nom avant le mien, celui de M. d’Aulnoy ; -j’entendis sa réponse. Puis mon nom à moi résonna -dans un profond silence.</p> - -<p>— M. de Saux ?</p> - -<p>Je me levai. D’une voix rauque, et qui me parut -étrangère, je déclarai :</p> - -<p>— Je n’approuve pas ce cahier !</p> - -<p>Je m’attendais à une explosion de colère ; elle -ne vint pas. Au lieu de cela, un tonnerre de rires, -où je distinguai la note de Saint-Alais, secoua la -salle et me fit monter le rouge au visage. Le rire -persista quelque temps, s’éleva et retomba, pour -s’élever encore, me mettant au supplice. Mais ce -rire produisit un résultat auquel ne s’attendaient -guère les rieurs. Il arrive aux plus taciturnes de -trouver de l’éloquence. J’oubliai les périodes de La -Rochefoucauld et de Liancourt que j’avais si -soigneusement préparées ; j’oubliai les passages de -Turgot dont j’avais chargé ma mémoire, et me -lançai dans une improvisation que je n’avais ni -prévue ni méditée.</p> - -<p>— Messieurs, m’écriai-je d’une voix qui emplit -la salle, je m’oppose à ce cahier parce qu’il est vain -et stérile ; parce que, entre autres raisons, le temps -de son efficace est passé. Vous revendiquez vos -privilèges : ils ne sont plus ! Vos exemptions : elles -ne sont plus ! Vous protestez contre l’union de vos -représentants avec ceux du peuple : mais ils ont -siégé ensemble ! Ils ont siégé ensemble, et vous ne -pouvez pas plus l’empêcher par un décret, que vos -protestations ne feraient reculer le flot qui monte ! -C’est un fait accompli. Quand vous jetez un os à -un chien affamé, songez-vous à lui retirer l’os de la -gueule, intact et sans déchet ? Si oui, vous êtes -insensés. Mais ce n’est pas la seule ni la plus forte -de mes objections à ce cahier. La France se trouve -aujourd’hui dénuée, acculée à la banqueroute, sans -trésor, sans argent. Croyez-vous lui porter secours, -la vêtir, l’enrichir, en maintenant vos privilèges, en -maintenant vos exemptions, en soutenant jusqu’au -plus minime de vos droits ? Non, messieurs. Au -temps jadis, ces exemptions, ces droits, ces privilèges -dont nos ancêtres tiraient gloire et à juste -titre, leur furent accordés parce qu’ils étaient le -bouclier de la France. Ils équipaient des hommes -d’armes et les menaient au combat ; la communauté -faisait le reste. Mais à présent le peuple combat, le -peuple paye, le peuple fait tout. Oui, messieurs, -c’est la vérité ; c’est une vérité qui nous est familière -à chacun : « Le manant paye pour tous ! »</p> - -<p>Je me tus. Je m’attendais à ce que se produisît -l’explosion de colère si longtemps retardée. Au -contraire, avant que personne de la Chambre -n’eût pris la parole, une grande clameur nous -arriva par les fenêtres laissées ouvertes à cause de -la chaleur, et donnant sur le marché. C’était l’acclamation -du peuple de la rue, qui pour la première -fois entendait formuler ses griefs. Mais, tout plein -de bienveillance et joyeux qu’il fût, ce cri nous -déconcerta aussi totalement que l’eût fait une -attaque. J’en demeurai béant.</p> - -<p>Mais l’effet produit sur moi était léger, au regard -de ce qu’éprouvaient mes adversaires. Les cris de -désapprobation qu’ils s’apprêtaient à pousser furent -coupés net par le prodige ; et ils s’entre-regardèrent -une minute, comme n’en croyant pas leurs oreilles. -Au cours de cette minute, un silence d’étonnement -irrité régna sur l’Assemblée. Puis M. de Saint-Alais -se dressa d’un bond.</p> - -<p>— Qu’est ceci ? cria-t-il, son noble visage assombri -de fureur. Est-ce qu’à nous aussi le roi nous -a ordonné de siéger avec le tiers état ? Nous a-t-il -avilis à ce point ? Sinon, monsieur le président, -sinon, dis-je, reprit-il en réfrénant d’un geste -bref une velléité d’applaudissements, et s’il ne -s’agit pas ici d’un complot fomenté par quelqu’un -de notre caste allié à la racaille afin de provoquer -une nouvelle Jacquerie…</p> - -<p>Le président, homme timoré qui appartenait à -une famille de robe, l’interrompit :</p> - -<p>— Prenez garde, monsieur, les fenêtres sont encore -ouvertes.</p> - -<p>— Ouvertes ?</p> - -<p>Le président fit un signe affirmatif.</p> - -<p>— Et qu’importe ce détail ? Qu’importe ? répliqua -fougueusement Saint-Alais. Qu’est-ce que cela -nous fait, monsieur ? reprit-il, en promenant à la -ronde des yeux qui semblaient darder en un faisceau -tout le mépris de son âme hautaine. Elles -sont ouvertes, dites-vous ? Eh bien ! qu’elles restent -ouvertes. Le peuple entendra les deux parties, et -non plus seulement ceux qui les flagornent ; ceux -qui, tablant sur sa faiblesse et son ignorance, et -arguant de ses droits et de nos torts, croient se -hausser au niveau des Retz et des Cromwell ! -Oui, monsieur le président, continua-t-il, cependant -que je cherchais en vain à l’interrompre, et que la -moitié de l’Assemblée se mettait debout en tumulte, -je répète ma phrase : … qui à l’ambition -d’un Cromwell ou d’un Retz joignent leur violence, -mais non pas leurs talents !</p> - -<p>Un reproche aussi injuste me piqua au vif, et -je l’interpellai violemment :</p> - -<p>— Monsieur le marquis, si c’est à moi que vous -faites allusion par cette phrase…</p> - -<p>Il eut un rire de mépris.</p> - -<p>— Entendez-le comme il vous plaira, monsieur.</p> - -<p>— Je repousse l’insinuation, je la répudie ! m’écriai-je. -M. de Saint-Alais m’appelle un Retz, un -Cromwell !</p> - -<p>— Excusez-moi, trancha-t-il en hâte, un prétendu -Retz !</p> - -<p>— Un traître, d’une façon comme de l’autre, -ripostai-je, en m’évertuant à dominer les rires que -sa répartie soulevait dans la salle. Un traître en -tout cas ! Mais je dis, moi, que le vrai traître est -celui qui à cette heure, par ses conseils, mène le -roi à sa perte.</p> - -<p>— Et non celui qui vient ici avec un renfort de -populace ? rétorqua Saint-Alais, dont la violence -ne le cédait pas à la mienne. Celui qui prétend, à -lui seul, en morigéner cent autres, et dicter des -ordres à cette Assemblée ?</p> - -<p>— Monsieur se répète ! lançai-je, le coupant à -mon tour, mais sans que ma saillie provoquât le -moindre rire. Je nie ce qu’il avance. Je rejette ses -imputations, je les lui renvoie ! Et pour conclure, -je désapprouve ce cahier, je m’y oppose !</p> - -<p>Mais la patience de l’Assemblée était à bout. Un -tollé de « Assez ! Il n’a pas la parole ! » couvrit ma -voix, et en un instant cette réunion si paisible -quelques minutes plus tôt devint un pandémonium -de frénétiques. Quelques-uns des membres les plus -âgés restèrent assis, mais la majorité se leva ; -ceux qui d’un bond avaient été fermer les fenêtres -restaient debout sur l’appui, dominant le tumulte. -D’autres avaient gagné la porte, et s’y tenaient -dans l’intention probable de tenir tête à un assaut. -Le président réclamait en vain le silence. Sa voix -comme la mienne se perdait dans le hourvari incessant -qui redoublait de force à chaque fois que -je tentais de parler, et s’apaisa seulement lorsque -j’y eus renoncé.</p> - -<p>A la fin M. de Saint-Alais leva la main, et non -sans peine il obtint le silence. Avant qu’il me fût -possible d’en profiter, le président intervint.</p> - -<p>— L’Assemblée de la noblesse du Quercy, dit-il -précipitamment, se déclare en faveur de ce cahier, -maintenant nos anciens droits, privilèges et exemptions. -Seul, le vicomte de Saux proteste. Le cahier -sera présenté.</p> - -<p>— Je proteste, m’écriai-je mollement.</p> - -<p>— C’est ce que je viens de dire, répliqua le président, -sarcastique. (Et un éclat de rires moqueurs, -mêlés d’acclamations, s’éleva de toute la Chambre.) -Le cahier sera présenté. La question est vidée.</p> - -<p>Alors, tout d’un coup, et comme par enchantement, -la salle reprit son aspect normal. Les membres -qui s’étaient levés regagnèrent leurs places, -ceux qui avaient fermé les fenêtres redescendirent, -quelques-uns s’en allèrent, le président passa à l’ordre -du jour. Toute trace de la tempête s’évanouit. En -un clin d’œil tout se retrouva comme auparavant.</p> - -<p>Même aux abords de mon siège ; car nul isolement, -nulle séparation d’avec mes collègues ne -pouvait surpasser ceux où je me trouvais précédemment. -Mais alors que précédemment je possédais -en réserve une arme et en perspective une revanche, -il n’en était plus de même. J’avais décoché mon -trait, et je restais misérablement à ma place, garrotté -de silence et encerclé de regards étrangers. -Envahi d’une dépression à chaque instant plus -grande, j’aspirais à m’échapper, mais je n’osais -faire un mouvement ni même jeter les yeux autour -de moi.</p> - -<p>Tant que dura cette situation, ce ne fut pas ma -moindre amertume de me rendre compte que je -n’avais abouti à rien de sérieux, que j’avais souffert -pour une donquichottade, et m’étais montré -sans raison valable inflexible et têtu. Trop tard, je -comprenais que j’aurais pu réserver mes principes -tout en cédant ; garder mes convictions tout en -déférant à l’avis de la majorité. J’aurais pu…</p> - -<p>Mais hélas ! peu importait ce que j’aurais pu -faire, puisque je n’en avais rien fait. Le sort était -jeté. Je m’étais déclaré contre mon ordre ; j’avais -aliéné tout ce qui m’était dû de par mon ordre. -Donc je n’en faisais plus partie. Ce n’était nullement -par caprice si déjà ceux qui venaient à passer -devant moi ramenaient leurs basques contre eux -et me saluaient froidement comme quelqu’un d’une -autre classe.</p> - -<p>Combien de temps aurais-je subi le martyre de -ces insultes et de cette politesse encore plus blessante -avant de trouver le courage de me retirer, -je suis incapable de le dire. Ce fut une intervention -extérieure qui rompit le charme. Un huissier vint -me présenter un billet. Je l’ouvris gauchement -sous une salve de regards hostiles, et je reconnus -l’écriture de Louis.</p> - -<p>« S’il vous reste une parcelle d’honneur, disait-il, -vous me retrouverez sans perdre une minute, -dans le pré qui se trouve derrière le Chapitre. -Faites-le, et vous pourrez encore vous croire un -gentilhomme. Refusez, ou tardez ne fût-ce que -dix minutes, et je publierai votre honte d’un bout -à l’autre du Quercy. Celui-là n’a pas le droit de -s’appeler Adrien du Pont de Saux, qui supporterait -un soufflet. »</p> - -<p>Je relus deux fois le billet pendant que l’huissier -attendait. Le ton en était rude et sans pitié ; le -sardonique cartel, brutal et sans détours. Et néanmoins -le cœur me défaillit à cette lecture, et j’eus -grand’peine à retenir mes larmes, en présence de -tous ces yeux. Car Louis ne pouvait me leurrer -plus longtemps. Ce billet qui lui ressemblait si -peu, cette tentative de m’attirer au dehors, et de -m’arracher à des adversaires plus impitoyables, -était une ruse trop transparente pour m’illusionner : -la carapace glacée qui m’avait recouvert fondit à -l’instant même. Je n’en demeurai pas moins seul, -mais je ne me sentis plus aussi abandonné. Je me -souvins qu’après tout et malgré tout, j’étais Adrien -du Pont de Saux, coupable du seul crime de soutenir -en Quercy des opinions que les Lamothe et -les Mirabeau, les Liancourt et les La Rochefoucauld -soutenaient dans leurs provinces ; coupable, -je me le répétais, uniquement de défendre le bon -droit et la justice.</p> - -<p>Mais l’huissier attendait. Je pris sur le pupitre -devant moi une feuille de papier où j’écrivis ma -réponse : « Adrien ne se battra pas avec Louis -parce que Saint-Alais a souffleté Saux. »</p> - -<p>Je la pliai et la remis à l’huissier. Puis je repris -ma place, métamorphosé, en état de soutenir tous -les regards, d’un courage affermi contre tous les -malheurs.</p> - -<p>La noblesse du Quercy, les Gontaut et les Marignac, -avaient beau répudier ces sentiments, l’amitié, -la générosité, l’amour, existaient encore. Même -si l’herbe envahissait l’avenue des noyers, même si -mon blason ne s’écartelait jamais des armes de Saint-Alais, -la vie me réservait encore des douceurs.</p> - -<p>Ainsi réconforté, je me levai et m’apprêtai à sortir. -Mais à la même minute, une douzaine de membres -se mirent debout eux aussi, et pendant que je -me dirigeais vers la porte par un passage de dégagement, -ils se groupèrent au bas du passage parallèle, -sans cacher leurs intentions hostiles, et prêts à -m’arrêter avant ma sortie. L’agitation fut si grande -que le président s’arrêta de lire et attendit le -résultat de l’algarade, tandis que la plupart des -membres restés à leur place se levaient pour mieux -voir. Je compris que j’allais être insulté en public, -et une joie farouche remplaça en moi tout autre -sentiment. Si je marchai avec lenteur, ce ne fut -point par crainte. Mes passions comprimées depuis -une heure me stimulaient, et je n’eusse pour rien -au monde précipité le dénouement. J’arrivais au -bas de l’escalier, une seconde de plus et nous -étions peut-être aux prises, lorsqu’une soudaine -explosion de cris, une vaste clameur qui s’élevait -de la rue, traversa les fenêtres fermées et nous immobilisa. -Nous écoutions, béants, mais les derniers -qui n’avaient pas quitté leurs sièges se levèrent en -toute hâte, et le président, ému et inquiet, demanda -ce que cela signifiait.</p> - -<p>En guise de réponse, le bruit s’éleva de nouveau : -une rauque clameur triomphale, continue -et prolongée, qui fit trembler les carreaux. Elle retomba — sans -cesser, mais atténuée par l’éloignement — et -elle s’enfla une fois encore. De ma vie -je n’avais entendu rien de pareil à cette clameur.</p> - -<p>Peu à peu des mots distincts s’en détachèrent, -ou lui succédèrent ; finalement l’air vibra au rythme -martelé de ces syllabes sinistres : « A bas la Bastille ! -A bas la Bastille ! »</p> - -<p>Il nous était réservé par la suite d’entendre -maints cris analogues et de nous familiariser avec -de telles alertes ; comme avec les aboiements -voraces de la rue, et le coup suprême du destin -frappant à la porte. Mais c’était une nouveauté, -alors, et les membres de l’Assemblée, aussi offensés -qu’alarmés par cette seconde atteinte portée à -leur dignité, se bornèrent à regarder leur président -et à proférer de terribles menaces contre la canaille. -Cette canaille qui depuis un siècle faisait le chien -couchant, voilà-t-il pas qu’elle s’avisait, sans rime -ni raison, de changer de posture !</p> - -<p>Les exclamations se croisaient ; l’un voulait -qu’on fît dégager la rue, l’autre qu’on envoyât -chercher la troupe, ou qu’on portât plainte auprès -de l’intendant<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a>. Ils parlaient toujours lorsque la -porte s’ouvrit et un membre entra. C’était Louis de -Saint-Alais, en proie à une ardente surexcitation. -D’ordinaire le plus modeste et le plus pacifique -des hommes, cette fois il s’avança hardiment, et -d’un geste impératif réclama le silence.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> Les intendants, placés à la tête des « généralités », subdivisions -financières des provinces, exerçaient en réalité les pouvoirs -administratifs. Le titre de gouverneur restait purement honorifique, -dans la plupart des cas.</p> -</div> -<p>— Messieurs ! dit-il d’une voix haute et retentissante, -voici d’étranges nouvelles. Un courrier -porteur de lettres pour mon frère a parlé dans la -rue. Il annonce des choses invraisemblables.</p> - -<p>— Quoi donc ? crièrent plusieurs voix.</p> - -<p>— La Bastille est tombée !</p> - -<p>Personne ne comprit, — comment l’aurait-on -pu ? — mais tous restèrent silencieux. Puis :</p> - -<p>— Que voulez-vous dire, monsieur de Saint-Alais, -demanda enfin le président, abasourdi. (Et -il leva la main pour faire garder le silence.) La -Bastille est tombée ? Comment ? Qu’est-ce à dire ?</p> - -<p>— Elle a été prise mardi par la populace de -Paris, répliqua nettement Louis, les yeux étincelants, -et M. de Launay, le gouverneur, a été massacré -de sang-froid.</p> - -<p>— La Bastille prise ? Par la populace ? exclama -le président incrédule. C’est impossible, monsieur. -Il faut que vous ayez mal compris.</p> - -<p>Louis secoua la tête.</p> - -<p>— Ce n’est que trop vrai, j’en ai peur, dit-il.</p> - -<p>— Et M. de Launay ?</p> - -<p>— Cela aussi, je le crains, monsieur le président.</p> - -<p>Alors on s’entre-regarda, pâle et troublé ; chacun -posait à ses collègues de muettes questions, tandis -qu’au dehors la rumeur de joie désordonnée se -faisait de minute en minute plus nourrie et continue. -On s’entre-regardait avec inquiétude, mal -persuadé encore. Cette Bastille, qui avait traversé -tant de siècles, serait donc prise ? Le gouverneur -tué ? Impossible, se disait-on, impossible. Car autrement, -le roi, que faisait-il ? Et l’armée ? Et le -gouverneur de Paris ?</p> - -<p>Le vieux M. de Gontaut, dès qu’il eut réussi à se -faire écouter, exprima la pensée de tous en ces mots :</p> - -<p>— Mais le roi ? Sa Majesté n’a pu manquer de -châtier les coupables.</p> - -<p>La réponse arriva d’où on ne l’attendait guère, -et en termes aussi imprévus. M. de Saint-Alais, -auquel Louis avait remis une lettre, se leva de son -siège, un papier déployé à la main. Il est plus que -probable que s’il eût pris le temps de réfléchir, il -aurait vu l’imprudence de publier tout ce qu’il -savait ; mais les nouvelles qu’il venait de recevoir -démentaient trop sa confiante sécurité, elles prouvaient -trop bien que l’on reposait sur un terrain -mouvant ; et la surprise et la mortification qu’il -en ressentait surmontèrent sa prudence. Il parla.</p> - -<p>— J’ignore, dit-il, sur un ton ironique, ce que -faisait le roi, à Versailles ; mais je vais vous apprendre -à quoi s’est occupée l’armée dans Paris. -Ce sont les gardes-françaises qui ont dirigé l’attaque. -Besenval<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>, avec le peu de troupes restées -fidèles, s’est retiré. La ville est au pouvoir de la -populace. Flesselles, le prévôt, a été tué, et Bailly -élu maire. Une milice a été constituée et pourvue -d’armes. On a nommé La Fayette général. On a -adopté un insigne. On a…</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> Lieutenant-général des Suisses et Grisons.</p> -</div> -<p>— Mais, mon Dieu ! s’écria le président hagard. -C’est une révolte !</p> - -<p>— Précisément, monsieur, répondit Saint-Alais.</p> - -<p>— Et que fait le roi ?</p> - -<p>La réponse fut amère :</p> - -<p>— Il est si bon… qu’il ne fait rien.</p> - -<p>— Et les états généraux ? l’Assemblée nationale -de Versailles ?</p> - -<p>— Elle ?… Elle non plus n’a rien fait.</p> - -<p>— C’est Paris, alors ? dit le président.</p> - -<p>— Oui, monsieur, c’est Paris, répliqua le marquis.</p> - -<p>— Hé quoi, Paris ! exclama le président navré. -Mais Paris est resté tranquille si longtemps.</p> - -<p>A cette question, qui était dans l’esprit de -chacun, il n’y eut pas de réponse. Saint-Alais se -rassit, et l’Assemblée demeura un instant frappée -de stupeur, accablée sous la nouvelle de ces prodigieux -événements. On n’eût pu trouver meilleur -commentaire à la discussion dans laquelle ils -étaient plongés quelques minutes plus tôt. Les -membres avaient rêvé droits, privilèges, exemptions ; -ils s’éveillaient pour trouver Paris en feu, -l’armée en révolte, l’ordre et la loi dans le dernier -danger.</p> - -<p>Mais Saint-Alais n’était pas homme à délaisser -longtemps son rôle, ni capable d’abdiquer de son -plein gré l’ascendant qu’il devait à son énergie -et à son audace. Il se dressa de nouveau, et dans -une harangue passionnée adjura l’Assemblée de -se souvenir de la Fronde. Il s’écria :</p> - -<p>— Le Paris d’alors, c’est le Paris d’aujourd’hui. -Versatile et séditieux, inaccessible aux bienfaits, -mais toujours prêt à capituler devant la disette. -Soyez assurés que le bourgeois ventru ne se passera -pas longtemps du pain blanc de Gonesse, ni le buveur -du vin blanc d’Arbois ! Qu’on leur coupe les -vivres, et les fous redeviendront sages, et les traîtres -loyaux. Leur garde nationale ? leurs insignes ? -leur maire ? leur général ? Croyez-vous que tout -cela tiendra longtemps contre les forces de l’ordre -légitime, contre le roi, la noblesse, le clergé, contre -la France ? Non, messieurs, c’est impossible, continua-t-il, -en jetant à la ronde un regard assuré. -Paris réclamait la déposition de Henri le Grand -et l’exil de Mazarin ; en fait il a rampé à leurs -pieds. Il en sera de même aujourd’hui : à condition -que nous restions unis, que nous soyons inébranlables. -Il nous faut veiller à ce que ces désordres -ne se propagent pas. C’est au roi de gouverner, -et au peuple d’obéir. Il en a toujours été ainsi et -il en sera ainsi jusqu’à la fin des temps.</p> - -<p>Son discours fut bref, mais aussi opportun et -vigoureux ; et il eut pour effet de rassurer l’Assemblée. -Cette immense majorité qui dans toute -réunion d’hommes possède l’imagination strictement -nécessaire à se figurer l’avenir sous les couleurs -du passé, trouva ses arguments tout à fait -convaincants ; et le petit nombre de ceux qui -voyaient plus clair et qui devinaient, soit d’instinct, -soit par le raisonnement, que la situation -de la France était pour elle sans précédent historique, -subirent néanmoins la contagion de son -assurance. D’unanimes applaudissements saluèrent -sa prosopopée, et dans un tumulte d’exclamations -tous les assistants, qui étaient restés debout, -s’écoulèrent par les passages et se dirigèrent vers -la porte. Un désir de voir et d’entendre ce qui se -passait au dehors les poussait à sortir au plus -vite, sans réfléchir qu’après ce qu’ils savaient -déjà, il leur restait peu de chose à apprendre.</p> - -<p>Je partageais moi-même ce désir, et oubliant -dans la fièvre de l’instant quel avait été mon rôle -dans le débat du jour, je me hâtai vers la porte. -La Bastille tombée ? Le gouverneur tué ? Paris au -pouvoir de la populace ? De telles nouvelles suffisaient -à donner le vertige et à faire oublier des -soucis plus immédiats. Cette même préoccupation -ôtait également la mémoire à ceux qui m’entouraient, -et je gagnai la sortie pêle-mêle avec eux.</p> - -<p>Mais sur le seuil il m’arriva, par inadvertance, -de heurter l’un des Harincourt. Il tourna la tête, -me reconnut, et tenta de s’arrêter. Mais la poussée -était trop forte, et il fut emporté loin de moi, tout -en se débattant et grommelant des paroles que je -ne compris pas. J’en devinai le sens, toutefois, en -voyant ceux qui étaient à mon niveau, également -incapables de résister, tourner la tête vers moi en -ricanant. Je cherchais la meilleure attitude à -garder dans l’altercation qui allait se produire ; -mais nous débouchions enfin de l’étroite allée -sur la grand’place — de deux marches en contrebas — et -le spectacle que je découvris me fit oublier -aussitôt leur existence.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="c4">CHAPITRE IV<br /> -<span class="small">L’AMI DU PEUPLE</span></h2> - - -<p>Je ne fus pas le seul à m’arrêter, impressionné -par ce spectacle auquel les nouvelles que nous -venions d’apprendre — ces étourdissantes et -sinistres nouvelles — donnaient un sens particulier. -Nous n’étions pas encore familiarisés, en -France, avec les foules. Depuis des siècles, l’homme -isolé, l’individu, roi, cardinal, évêque ou seigneur, -venait-il à paraître, que sur un seul regard de lui, -le nombre, la multitude, rentrait sous terre et se -dispersait en saluant bien bas.</p> - -<p>Mais voici qu’à notre vue se levait l’aube froide -et lugubre d’un jour nouveau. Peut-être, si nous -n’avions pas su ce que nous savions, — c’est-à-dire -les nouvelles, — ou si le peuple les avait ignorées, -l’effet produit sur nous, comme sur sa manière -d’être, eussent été différents. Quoi qu’il en soit, -la foule qui nous faisait face quand nous apparûmes -sur la grand’place, la foule immense qui -nous faisait face et l’emplissait dans toute sa largeur, -silencieuse, aux aguets, menaçante, n’apparut -aucunement intimidée. Ce fut nous, au contraire, -qui demeurâmes stupides, immobilisés chacun dès -sa sortie, regardant tour à tour et consultant son -voisin des yeux pour connaître sa pensée.</p> - -<p>Au-dessus de nos têtes se dressait la majestueuse -cathédrale, et nous émergions de son ombre. La -plupart d’entre nous étaient accoutumés à voir -cent paysans trembler au froncement de leurs -sourcils. Mais d’un moment à l’autre, en un clin -d’œil, comme si ces nouvelles de Paris avaient -sapé les fondements de la société, tout cela était -remis en question. La foule de la grand’place ne -tremblait pas. Dans un silence plus sinistre que -des vociférations, elle renvoyait regard pour regard. -Et ce n’était pas tout : quand nous sortîmes, personne -ne nous fit place, et ceux de l’Assemblée -qui avaient déjà descendu le perron durent contourner -le plus dense de la cohue pour atteindre -l’auberge. Arrivant après eux nous vîmes ce détail, -qui eut sur nous son influence. Nous étions les -nobles de la province ; mais nous n’étions que deux -cents, et entre nous et les <i>Trois Rois</i>, entre nous -et nos chevaux et valets, s’étendait cette barrière -de sombres visages, ces milliers d’hommes silencieux.</p> - -<p>On ne s’étonnera point que ce spectacle, et ce -qu’il renfermait d’inouï, détournèrent provisoirement -ma pensée de M. d’Harincourt et de ses -intentions. Je regardais ailleurs, et il m’ignorait -également, ébahi, et les sourcils contractés. Forcément, -il nous fallut descendre, un par un et à -contre-cœur ; notre grêle procession défila sous les -regards de la foule, qui répondait par le dédain à -notre muet défi. Cahors a gardé le souvenir de ce -premier triomphe du peuple, qui fut aussi le premier -pas des privilégiés vers leur déchéance. Quatre mots -l’avaient provoqué. Quatre mots : « La Bastille est -tombée », agglomérant les groupes épars, en avaient -fait ce que nous voyions : le peuple.</p> - -<p>En de telles circonstances il suffisait, pour déterminer -une explosion, de la plus légère étincelle. -L’étincelle ne manqua point. M. de Gontaut, grand -et maigre vieillard, contemporain des premiers -jours du feu roi, me précédait de quelques pas. -Étant boiteux, il s’appuyait sur une canne, et en -règle générale sur le bras d’un serviteur. Ce matin-là, -son laquais ne paraissait pas, et il trouvait fort -gênant de contourner la place au lieu de la traverser. -Néanmoins il ne fut pas assez sot pour se jeter dans -la cohue ; et tout se serait bien passé si un gueux -du premier rang n’avait, par hasard peut-être, fait -broncher sa canne d’un coup de pied. M. le baron -se retourna furieux, les sourcils hérissés, et frappa -l’individu de son bâton.</p> - -<p>— Arrière, maroufle ! s’écria-t-il, frémissant et -prêt à redoubler le coup. Si je te tenais, je t’aurais -vite…</p> - -<p>L’homme cracha sur lui.</p> - -<p>M. de Gontaut poussa un juron, et dans un accès -d’aveugle rage, appliqua au malotru plusieurs -coups : je ne puis dire leur nombre, bien que je -fusse seulement à quelques pas de là. Sans faire -mine de rendre les coups, l’homme recula, intimidé -par la furie du vieux gentilhomme. Mais ceux -qui étaient derrière lui le poussèrent en avant, aux -cris de : « Infamie ! A bas la noblesse ! » et il tomba -sur M. de Gontaut. A l’instant le baron fut par -terre.</p> - -<p>La scène s’était déroulée si rapidement que ses -seuls voisins immédiats, Saint-Alais, les Harincourt -et moi, le vîmes tomber. La foule, apparemment, -ne lui voulait pas grand mal, car elle n’avait -pas encore perdu toute retenue. Mais j’étais alors -sous l’impression de la triste fin de M. de Launay, -et dans mon imagination surexcitée je me figurai -qu’ils attentaient à la vie de M. de Gontaut. En -voyant tomber le vieillard je m’élançai à son secours.</p> - -<p>Mais Saint-Alais fut plus prompt. Bondissant -sur l’agresseur, avec une rage non moins grande -que celle de Gontaut, il le rejeta d’une seule bourrade -dans les bras de ses provocateurs. Puis aidant -M. de Gontaut à se relever, le marquis tira son -épée, et projetant de-ci de-là la pointe étincelante -avec l’art d’un escrimeur consommé, en un clin -d’œil il élargit le cercle autour de lui, et les plus -proches reculèrent avec des cris perçants et des -malédictions.</p> - -<p>Par malheur il atteignit quelqu’un. L’individu -ne fut pas blessé sérieusement, mais sous la piqûre -il s’effondra en beuglant, ce qui modifia aussitôt -les dispositions de la foule. Aux cris mi-gouailleurs -succédèrent des vociférations de rage. Un gourdin -fut lancé, que le marquis reçut en pleine poitrine, -ce qui le suffoqua momentanément. Deux secondes -plus tard, il s’élança sur l’homme qui l’avait jeté, -mais l’individu prit la fuite, et la foule, avec une -huée de triomphe, se referma derrière lui. Ainsi -arrêté dans sa poursuite, Saint-Alais n’eut plus -d’autre ressource que de battre en retraite, ou de -blesser des gens qui ne lui avaient rien fait.</p> - -<p>Il fit volte-face en lançant un sarcasme et rengaina -son épée. Mais à peine eut-il le dos tourné -qu’il reçut un caillou sur la tête, et il s’étala de son -long. En le voyant tomber, la foule poussa un hurlement, -et une demi-douzaine d’hommes se précipitèrent -pour le fouler aux pieds.</p> - -<p>Les têtes s’échauffaient ; cette fois je ne me trompais -plus en lisant le crime dans les yeux de tous. -Les beuglements de l’homme qu’il avait blessé, -encore que celui-ci eût plus de peur que de mal, -ne leur sortait pas des oreilles. L’un des Harincourt -renversa le plus avancé, mais loin de les -intimider, cela ne fit que les exaspérer. En un -instant il fut roué de coups et rejeté en arrière, -aux trois quarts assommé, et la foule se rua sur -sa victime.</p> - -<p>Je m’élançai. Mais j’eus à peine le temps de -couvrir Saint-Alais de mon corps en criant : « C’est -abominable ! Honte à vous ! » et d’en faire reculer -un ou deux ; un cercle de visages menaçants et de -bras déjà levés nous entouraient, et mon intervention -n’allait servir à rien qu’à me faire partager -son sort, si en cet instant critique je n’avais été -reconnu. Buton, le forgeron de Saux, qui était aux -premiers rangs, proclama mon nom, et se retournant -refoula ses voisins de ses deux bras écartés. -Malgré sa force prodigieuse, il ne contenait le -torrent qu’avec peine, mais ses cris désespérés -furent à la fin entendus et compris. D’autres me -reconnurent, la foule s’écarta. Un cri s’éleva : -« Vive Saux ! Vive l’ami du peuple ! » puis le cri -fut repris de côté et d’autre, tant que bientôt -toute la grand’place retentit de cette acclamation.</p> - -<p>J’ignorais encore la versatilité des foules, et -qu’elles passent dans le cours d’un instant de « A -bas ! » à « Vive ! » Malgré moi, et tout en me le -reprochant, je sentis mon cœur se dilater au son -de ces « Vive Saux, vive l’ami du peuple ! » Mes -égaux m’avaient bafoué, mais le peuple — ce -peuple dont les visages offraient aujourd’hui un -aspect nouveau, ce peuple à qui une seule phrase : -« La Bastille est tombée », conférait une nouvelle -vie — le peuple m’acclamait. Sur-le-champ, alors -même que je leur criais à tous et leur faisais signe -de se taire, je vis dans un éclair ce que renfermait -cette popularité ; elle pouvait me donner le pouvoir -et le tribunat ! « Vive Saux, vive l’ami du -peuple ! » Les airs retentissaient de ce cri ; les -coupoles de la cathédrale me le renvoyaient. Je -me sentis soulevé sur ses ondes ; je me sentis pendant -cette minute un autre homme, un homme -supérieur !</p> - -<p>Mais je rencontrai le regard de Saint-Alais, et -je retombai sur la terre. Il s’était relevé, pâle de -rage, et il époussetait avec son mouchoir la poussière -de son habit. Un filet de sang coulait de la -blessure de son crâne, mais il ne s’en souciait, tout -occupé à me considérer fixement, comme s’il lisait -mes pensées. Dès que se fut rétabli un silence relatif, -il parla.</p> - -<p>— Si vos amis en ont tout à fait terminé avec -nous, monsieur de Saux, peut-être pourrions-nous -rentrer ? dit-il d’une voix mal assurée.</p> - -<p>Je balbutiai une réponse vague, et m’apprêtai à -l’accompagner, bien que le chemin de mon auberge -fût dans la direction opposée. Nous n’avions avec -nous que les deux Harincourt et M. de Gontaut. -Les autres membres de l’Assemblée s’étaient dépêtrés -de la foule, ou bien considéraient la bagarre -du perron du Chapitre où ils étaient restés, séparés -de nous par une muraille de peuple. J’offris mon -bras à M. de Gontaut ; mais avec un salut glacial -il le refusa pour prendre celui de Harincourt ; et -quand je me rapprochai de lui, M. le marquis me -déclara, avec un froid sourire, qu’on ne voulait pas -me retenir davantage.</p> - -<p>— Nul doute que nous ne soyons en sûreté, railla-t-il, -si vous voulez bien donner des ordres à ce -sujet.</p> - -<p>Je m’inclinai sans répliquer ; il s’inclina, et s’éloigna. -Mais la foule avait trop bien compris son -attitude, ou elle crut à une altercation entre nous, -car aussitôt qu’il se mit en marche il s’éleva une -huée. Plusieurs cailloux volèrent, en dépit des -efforts de Buton pour l’empêcher ; et la petite -troupe n’avait pas fait vingt pas que la presse se -referma sur elle, avec des cris sauvages. Gênés par -la présence de l’invalide, les trois compagnons de -M. de Gontaut ne pouvaient rien. J’aperçus fugitivement -Saint-Alais, une joue en sang, qui couvrait -vaillamment de son corps la personne du -vieux gentilhomme. Alors je les suivis, la foule -s’écarta avec empressement sur mon passage, des -vivats éclatèrent de nouveau, et la grand’place -sous l’ardent soleil de juillet semblait une mer de -bras agités.</p> - -<p>Je fus accueilli par M. de Saint-Alais. Il restait -souriant, et avec un admirable empire sur lui-même -il sut à la fois surmonter son humiliation -et changer ses batteries.</p> - -<p>— Je crains bien, tout compte fait, d’avoir à -vous déranger, dit-il poliment. M. le baron n’est -plus un jeune homme, et votre peuple, monsieur de -Saux, est quelque peu turbulent.</p> - -<p>— Que puis-je faire ? demandai-je avec contrainte.</p> - -<p>Je n’avais pas le cœur de les abandonner à leur -sort, et en même temps j’étais médiocrement tenté -de recevoir le fardeau qu’on allait m’imposer.</p> - -<p>— Nous reconduire jusque chez nous, dit-il aimablement.</p> - -<p>Et il tira sa tabatière pour prendre une prise.</p> - -<p>La foule était redevenue silencieuse, mais ne -perdait pas un seul de nos gestes.</p> - -<p>— Si vous croyez que cela puisse vous être utile, -répondis-je.</p> - -<p>— N’en doutez pas, fit-il avec vivacité. Vous -savez, monsieur le vicomte, que l’on naît et que -l’on meurt à chaque minute ? En vérité je vous le -dis, bien que nul roi ne soit mort, il nous est né un -nouveau roi.</p> - -<p>Je me cabrai sous le sarcasme, et le mépris railleur -de ses yeux. Mais je ne pouvais que céder, et -m’inclinant je m’apprêtai à les accompagner. La -foule s’ouvrit devant nous, et nous nous éloignâmes -parmi des invectives mêlées d’acclamations. Mon -intention était seulement de les aider à franchir -le plus gros de la cohue, puis d’aller par le plus -court à mon auberge, prendre mes chevaux pour -décamper. Mais un détachement de la foule continua -de nous suivre par les rues, et m’empêcha -de mettre mon projet à exécution. Ce fut presque -à mon insu que nous arrivâmes à la porte de l’hôtel -de Saint-Alais, toujours suivis de notre farouche -escorte.</p> - -<p>La marquise et sa fille, en compagnie de leurs -femmes, se trouvaient sur le balcon, aux aguets ; -au-dessous d’elles, à la porte, se groupaient les serviteurs -effrayés. En nous apercevant, M<sup>me</sup> de -Saint-Alais quitta son poste d’observation et apparut -sur le seuil, où la livrée lui fit place. Elle jeta -les yeux avec stupeur sur nous d’abord, puis sur la -canaille qui nous suivait. Quand elle vit du sang -sur la cravate de Saint-Alais, elle lui demanda tout -émue s’il était blessé.</p> - -<p>— Pas du tout, madame, répondit-il avec insouciance. -Mais M. de Gontaut a fait une chute.</p> - -<p>— Qu’est-il donc arrivé ? demanda-t-elle avec -vivacité. Toute la ville semble devenue folle ! J’ai -ouï un grand bruit tout à l’heure, et la valetaille -rapporte une histoire insensée concernant la Bastille.</p> - -<p>— L’histoire est vraie.</p> - -<p>— Hé quoi ! La Bastille…</p> - -<p>— A été prise par la lie du peuple, madame, et -M. de Launay massacré.</p> - -<p>— Impossible ! s’écria la marquise, les yeux étincelants. -Ce vieillard ?</p> - -<p>— Si fait, répliqua Saint-Alais, avec une suavité -perfide. Messieurs du Peuple ne font pas acception -de personnes. Par bonheur, poursuivit-il, en m’adressant -un sourire qui me fit monter le sang à la -face, ils ont des chefs plus prudents et judicieux -qu’eux-mêmes.</p> - -<p>Mais la marquise ignora ces derniers mots. Elle -n’avait de pensée que pour ces abasourdissantes -nouvelles de Paris. Elle restait là, les joues en feu, -les yeux pleins de larmes ; elle connaissait de Launay.</p> - -<p>— Oh ! mais le roi va les châtier ! s’écria-t-elle -enfin. Les misérables ! les ingrats ! On devrait les -rouer vifs ! Je suis sûre que le roi les a déjà châtiés ?</p> - -<p>— Il y viendra un jour, s’il ne l’a encore fait, -répondit Saint-Alais. Mais pour l’heure, vous comprendrez -sans peine, madame, que les choses sont -un peu désorganisées. Les gens ont la tête tournée, -et ne se connaissent plus. Ici même nous avons eu -quelque bagarre. M. de Gontaut a été malmené, et -je ne m’en suis pas tiré tout à fait indemne. Si -M. de Saux n’avait son peuple aussi bien en main, -poursuivit-il, en me lançant un regard souriant, -je crois bien que nous aurions vu pis.</p> - -<p>La marquise me considérait fixement, et à mesure -qu’elle commençait à comprendre, je crus la -voir se congeler devant moi. La vie se retira de -son masque hautain. Elle me dévisagea sévèrement. -Derrière elle, j’entr’aperçus les yeux effrayés -de Denise et des serviteurs aux écoutes ; puis elle -interrogea :</p> - -<p>— Ceux-là font-ils partie du peuple de M. de -Saux ?</p> - -<p>Et elle s’avança d’un pas, en désignant la troupe -de malandrins qui avaient fait halte à quelque distance -et nous surveillaient d’un air indécis.</p> - -<p>— Rien qu’une poignée, madame, fit Saint-Alais -d’un air détaché, simplement ses gardes du corps. -Mais ne parlez pas trop mal de lui ; car, étant ma -mère, vous devez lui avoir de l’obligation. S’il ne -m’a pas tout à fait sauvé la vie, il a sauvé du -moins mon esthétique.</p> - -<p>— Il vous a sauvé grâce à ceux-là ? fit-elle méprisamment.</p> - -<p>— Grâce à ceux-là ou de ceux-là, reprit-il gaiement. -D’ailleurs, pour un jour ou deux, sa protection -peut nous être utile. Je suis assuré, madame, -que si vous la lui demandez il ne la refusera pas.</p> - -<p>Je subissais, furieux et impuissant, les coups de -cravache de sa langue, et M<sup>me</sup> de Saint-Alais me -regardait toujours. Elle dit enfin :</p> - -<p>— Se peut-il que M. de Saux se soit associé à -des gredins pareils ? (Et d’un geste de souverain -mépris elle désignait la tourbe haineuse que j’avais -derrière moi.) Avec des misérables qui…</p> - -<p>— Tout doux, madame, fit M. le marquis à sa -façon caustique. Vous allez trop loin. Actuellement -ils sont nos maîtres, et M. de Saux est des leurs. -Nous devons donc…</p> - -<p>— Nous ne devons pas ! répliqua-t-elle impétueusement, -dressée de toute sa taille, tandis que -ses yeux lançaient des éclairs. Comment ! vous -voudriez que j’aie des ménagements pour le rebut -de la ville ? Pour la boue de mes souliers ? Pour les -balayures du ruisseau ? Jamais ! Ni moi ni les -miens n’avons rien de commun avec des traîtres.</p> - -<p>— Madame ! m’écriai-je, poussé à bout par son -injustice. Vous vous oubliez ! S’il m’a été donné -de me placer entre votre fils et le danger, ce n’est -pas grâce à la vilenie dont vous m’accusez.</p> - -<p>— Dont je vous accuse ? s’écria-t-elle. Mais quel -besoin d’accusation, en présence de ces ignobles -individus qui vous escortent ? Est-il indispensable -de crier « A bas le roi ! » pour être un traître ? -Celui-là n’est-il pas aussi coupable, qui nourrit de -faux espoirs et trompe les ignorants ? Qui insinue -ce qu’il n’ose dire, et fait entrevoir ce qu’il n’ose -promettre ? N’est-ce donc pas là la pire des traîtrises ? -Honte sur vous, monsieur ! reprit-elle. Si -votre père…</p> - -<p>— Oh ! m’écriai-je, ceci est intolérable !</p> - -<p>Elle me renvoya le mot avec une raillerie amère.</p> - -<p>— Oui, intolérable ! Il est intolérable que les -forteresses du roi soient prises par la canaille, et -des vieillards tués par des va-nu-pieds ! Il est intolérable -que des gentilshommes oublient leur naissance -au point de s’abaisser jusqu’à la meute ! Il -est intolérable que le nom du roi soit vilipendé et -affublé de sobriquets ! Tous ces faits sont intolérables, -mais ils ne sont pas de notre fait. C’est votre -œuvre. Et quant à vous (et me dépassant soudain, -elle apostropha la troupe de gueux arrêtés -à quelques pas et l’écoutant d’un air farouche), -quant à vous, pauvres sots, ne vous y trompez -pas. Ce gentilhomme vous a raconté sans doute -qu’il n’y a plus de roi en France, qu’il n’y aura -plus d’impôts, ni de corvées ; que les pauvres seront -riches, et que tout le monde sera noble ! Soit ! -croyez-le si cela vous amuse. Il y a eu des pauvres -et des riches, des nobles et des roturiers, des oisifs -et des travailleurs, depuis que le monde est monde -et qu’il y a un roi en France. N’importe, croyez-le -si cela vous amuse. Mais pour l’heure, allez-vous-en. -Éloignez-vous de mon hôtel. Allez-vous-en, ou -j’appelle mes valets qui vous chasseront par les -rues à coups de fouet comme des chiens ! A vos -niches, ouste !</p> - -<p>Elle frappa du pied, et j’eus l’étonnement de -voir ces hommes, qui auraient dû comprendre l’inanité -de sa menace, se retirer piteusement, tels les -chiens auxquels on les comparait. A la minute, la -rue était vide. Je n’en croyais pas mes yeux : ces -mêmes hommes qui avaient failli tuer M. de Gontaut, -qui avaient lapidé M. de Saint-Alais, se laissaient -dompter par une femme ! Quand le dernier -eut disparu, elle revint à moi, la face animée, les -yeux pleins de mépris.</p> - -<p>— Voilà, monsieur, dit-elle, retenez bien cette -leçon. Voilà votre brave peuple ! Et maintenant, -monsieur, allez-vous-en aussi ! Dorénavant ma -maison n’est plus faite pour vous recevoir. Je ne -veux pas abriter de traîtres sous mon toit ; non, -pas même un seul instant.</p> - -<p>Du geste elle m’ordonnait de partir, avec le -même mépris altier qui avait maté la foule ; mais -avant de m’éloigner je lui dis devant tous :</p> - -<p>— Vous étiez l’amie de mon père, madame.</p> - -<p>Elle me regarda durement, et ne répondit pas.</p> - -<p>— Il eût donc été plus séant à vous, repris-je, -de me secourir, au lieu de me blesser. En tout cas, -fussé-je le plus loyal sujet de Sa Majesté, vous avez -fait tout le nécessaire pour m’induire en trahison. -A l’avenir, madame la marquise, je vous prie de -ne pas l’oublier.</p> - -<p>Et je m’éloignai, frémissant de rage.</p> - -<p>La foule cependant avait diminué sur la place, -mais elle refluait dans les rues adjacentes, où par -groupes l’on discutait les événements avec passion, -et le mot « Bastille » volait sur toutes les lèvres. A -ma vue, l’on faisait place, et l’on se découvrait. Des -« Dieu vous bénisse, monsieur de Saux », et des « Vous -êtes un bon, vous ! » me caressaient les oreilles. Il -y avait moins de bruit et moins de fièvre que dans -la matinée, mais il régnait un air de détermination -auquel on ne pouvait se méprendre.</p> - -<p>Il laissait si peu de doute que les boutiquiers, -midi à peine sonné, avaient fermé leurs échoppes -et les mitrons leurs boulangeries. Un calme, plus -menaçant que la tempête qui l’avait précédé, -s’appesantit sur la ville. La majorité de l’Assemblée -s’était dispersée en hâte, car je ne vis pas -un seul de ses membres ; mais le bruit courait -qu’ils s’étaient rendus en corps à la caserne. Personne -ne me molesta — la chute de la Bastille eut -cela de bon pour moi — et je montai à cheval et -sortis de la ville, sans avoir même rencontré Louis.</p> - -<p>A vrai dire, j’étais anxieux de me retrouver chez -moi, anxieux de consulter le seul homme qui, me -semblait-il, pouvait me diriger dans cette vicissitude. -Je le voyais clairement, deux routes s’offraient -à moi : l’une facile et unie, bien que dangereuse, -l’autre âpre et rebutante. La marquise -m’avait qualifié de tribun du peuple, de prétendu -Retz, de prétendu Mirabeau. Le peuple avait crié -mon nom, m’avait proclamé son sauveur. Devais-je -m’affubler de ce titre ? Devais-je accepter ce -rôle ? Ma caste m’avait rejeté. Saisirais-je le périlleux -honneur que l’on m’offrait, pour triompher -avec le peuple ou tomber avec lui ?</p> - -<p>Avec le peuple ? Ces mots sonnaient bien, mais -ils avaient alors un sens plus vague qu’aujourd’hui, -et je me demandai, parmi tous ceux qui avaient -embrassé sa cause, lesquels avaient triomphé ? -Une émeute de la faim, un tumulte, une révolte -locale, — celle par exemple qui coûtait la vie à -M. de Launay, — de ces choses-là, oui, le peuple -s’en était montré capable ; mais jamais d’une victoire -durable. Toujours le roi avait maintenu son -pouvoir, toujours les nobles avaient gardé leurs -privilèges. Pour quelles raisons aujourd’hui en serait-il -autrement ?</p> - -<p>Les raisons ne manquaient pas. Oui, certes ; mais -elles me semblèrent moins décisives, et les précédents -militèrent plus fortement contre elles, lorsque -j’en vins à songer, avec timidité, de m’en faire un -levier. Surtout j’affrontais mal l’odieux de déserter -mon ordre. Jusqu’ici j’étais demeuré innocent ; -c’était à tort que l’on m’avait fait la grimace. Mais -si j’acceptais le rôle que l’on m’assignait, non seulement -je devais m’attendre au pis en cas d’échec, -mais le succès ferait de moi un paria. Tribun du -peuple, je devenais un proscrit pour mes pairs !</p> - -<p>Tout en poursuivant ces pensées, je pressais mon -cheval avec vigueur ; et je ne doutais pas d’être le -premier qui apportât ces nouvelles à Saux. Mais -le plus surprenant de cette époque fut la vélocité -avec laquelle les bruits de ce genre parcouraient le -pays. Ils se transmettaient de bouche en bouche ; -un regard y suffisait ; l’air même semblait les porter. -Ils dépassaient le plus rapide voyageur.</p> - -<p>Partout donc où j’arrivai, la nouvelle était connue. -Connue de ceux qui se tenaient depuis des -jours à la croisée des chemins, dans l’attente d’ils -ne savaient quoi ; connue d’hommes aux regards -torves qui sur les ponts des villages conversaient -à voix basse en surveillant les tours du château ; -connue des régisseurs et factotums, gens de la -trempe de Gargouf, qui l’accueillaient d’un sourire -incrédule, ou vous parlaient, comme M<sup>me</sup> de Saint-Alais, -du roi, de sa bonté, et de tous ceux qu’il -ferait pendre à cette occasion. Connue, enfin, de -l’abbé Benoît, dont je voulais prendre conseil. Il -m’attendait près de la grille du château, à l’ancienne -place du carcan. Il faisait trop noir pour -distinguer ses traits, mais je le reconnus à la coupe -de sa soutane et à la forme de son chapeau. J’envoyai -Gilles et André devant, et il remonta l’avenue -à mon côté, la main sur l’arçon de ma selle.</p> - -<p>— Eh bien ! monsieur le vicomte, la chose est -arrivée, pour finir, dit-il.</p> - -<p>— Vous avez appris ?</p> - -<p>— Buton m’a raconté.</p> - -<p>— Hé quoi ! il est ici ? demandai-je avec étonnement. -Je l’ai vu à Cahors il n’y a pas trois heures.</p> - -<p>— Ces nouvelles-là donnent des ailes, répondit -avec force l’abbé Benoît. Je le répète, la chose est -arrivée. Elle est arrivée, monsieur le vicomte.</p> - -<p>— En partie, dis-je, prudemment.</p> - -<p>— Tout à fait, répliqua-t-il avec confiance. La -populace a pris la Bastille, mais qui s’est mis à sa -tête ? Les soldats, les gardes-françaises. Or, monsieur -le vicomte, si l’armée n’est plus sûre, c’est -fini des abus, fini des exemptions, des extorsions, -des disettes, fini des Foullon et Berthier<a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a>, fini de -pressurer le pauvre, de…</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> Berthier, intendant de Paris, pendu par les vainqueurs de -la Bastille, ainsi que son beau-père Foullon.</p> -</div> -<p>Je coupai court à la litanie du curé.</p> - -<p>— Mais si la troupe se met avec la populace, où -s’arrêtera-t-on ? fis-je.</p> - -<p>— C’est à nous d’y veiller, répondit-il.</p> - -<p>— Venez souper avec moi, dis-je. J’ai quelque -chose à vous exposer, et aussi à vous demander.</p> - -<p>Il ne se fit pas prier.</p> - -<p>— Car je ne saurais dormir cette nuit, dit-il, les -yeux étincelants. Voilà de grandes, de superbes -nouvelles, monsieur le vicomte. Votre père s’en -serait réjoui.</p> - -<p>— Et M. de Launay ? lançai-je en mettant pied -à terre.</p> - -<p>— On ne fait pas d’omelettes sans casser des -œufs, répondit-il fermement, bien que sa mine -s’allongeât un peu. Ses pères ont péché, et il en a -subi la peine. Mais Dieu donne le repos à son âme ! -J’ai ouï dire que ce fut un juste.</p> - -<p>— Et qui est mort à son poste, répliquai-je assez -vertement.</p> - -<p>— Amen, conclut l’abbé Benoît.</p> - -<p>Mais je ne me rendis pas pleinement compte de -l’impression que les nouvelles avaient faite sur le -curé, avant d’être installé avec lui dans le salon -noisette, — que la livrée appelait la salle anglaise, — les -flambeaux entre nous, au moment du dessert. -Alors, tandis qu’il parlait ou m’écoutait, je -vis l’émotion agiter ses membres longs et grêles, et -contracter son visage émacié.</p> - -<p>— C’est la fin, dit-il. N’en doutez pas, monsieur -le vicomte, c’est la fin. Votre père m’a répété -maintes fois que dans l’argent réside le nerf du -pouvoir. C’est avec l’argent, disait-il, que l’on paye -l’armée, et tout repose sur l’armée. Récemment, -c’est l’argent qui a manqué. Aujourd’hui, l’armée -fait défection. Il ne reste plus rien.</p> - -<p>— Et le roi ? fis-je, parodiant à mon insu M<sup>me</sup> la -marquise.</p> - -<p>— Dieu protège Sa Majesté ! répondit de bon cœur -le curé. Ses intentions sont pures et maintenant il -va pouvoir les réaliser, puisque la nation est avec -lui. Mais sans la nation, sans argent ni armée, il n’est -qu’un mot. Et ce mot n’a pas sauvé la Bastille.</p> - -<p>Alors, débutant par ce qui s’était passé à la -soirée de M<sup>me</sup> de Saint-Alais, je lui racontai tout -ce qui m’était arrivé : le serment des épées, le -débat de l’Assemblée, l’émeute sur la place, et -pour finir, je lui rapportai en quels termes rudes la -marquise m’avait donné mon congé. Tout. Mon -récit l’agita extraordinairement. Lorsque j’en vins -à décrire la scène de la Chambre, il ne put rester -en place, et dans son enthousiasme, il arpentait le -salon, en parlant tout seul. Et quand je lui dis -comment la foule avait crié : « Vive Saux ! » il -répéta les mots posément et me regarda d’un air -enchanté. A la fin, tout en rougissant, et m’interrompant -de temps à autre, tout en jouant avec -mon pain pour cacher mon trouble, je lui exposai les -pensées qui m’assaillirent sur le chemin du retour, -et l’alternative où je me voyais. Mais alors, il reprit -son siège, et se mit lui aussi à émietter son pain en -silence.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="c5">CHAPITRE V<br /> -<span class="small">LA DÉPUTATION</span></h2> - - -<p>Il resta muet si longtemps, les yeux fixés sur la -table, que je finis par m’en formaliser, me demandant -quelle mouche le piquait, et pourquoi il se -taisait et ne me disait pas les choses que j’attendais. -Je prévoyais si bien quel conseil il me donnerait, -que dès le début j’avais revêtu mon récit de la -couleur appropriée. J’avais laissé voir mon amertume ; -loin de taire aucune parole méprisante, je -lui avais fourni tous les matériaux dont il pouvait -avoir besoin pour me donner le conseil que je lui -mettais d’avance sur les lèvres.</p> - -<p>Mais il ne parlait toujours pas. Cent fois je l’avais -ouï affirmer sa sympathie envers le peuple, sa haine -de la corruption, de l’égoïsme, des abus gouvernementaux ; -moins d’une heure auparavant, ses yeux -étincelaient quand il parlait de la chute de la -Bastille. C’était sur ses conseils que j’avais fait -brûler le carcan ; sur ses instances que j’avais consacré -une forte somme à nourrir le village au cours -de la disette, l’année précédente. Et maintenant, -alors que je m’attendais à le voir se lever et me -presser de jouer mon rôle, il se taisait !</p> - -<p>Je n’y tins plus à la fin.</p> - -<p>— Eh bien ? dis-je, avec irritation. N’avez-vous -rien à me dire, monsieur le curé ?</p> - -<p>Et je déplaçai l’un des flambeaux afin de mieux -distinguer ses traits. Mais il tenait toujours les yeux -baissés, évitant mon regard, l’air pensif, les doigts -occupés avec les miettes.</p> - -<p>— Monsieur le vicomte, dit-il enfin, posément, -par la mère de ma mère, je suis, moi aussi, noble.</p> - -<p>Je tombai de mon haut, non que ce fût là une -nouvelle pour moi, mais parce que je voyais où il -voulait en venir.</p> - -<p>— Et à cause de cela, dis-je, vous voudriez…</p> - -<p>Il m’arrêta d’un geste.</p> - -<p>— Non, dit-il doucement. Je ne voudrais pas. -Car, malgré tout, je suis peuple de naissance, et -pauvre par vocation. Mais…</p> - -<p>— Mais quoi ? dis-je, agacé.</p> - -<p>Au lieu de répondre, il se leva, et s’emparant de -l’un des flambeaux, se dirigea vers le mur que -décorait un portrait en pied de mon père, encadré -d’une curieuse guirlande de feuillage ciselé. Il épela -le nom inscrit au-dessous :</p> - -<p>— « Antoine du Pont, vicomte de Saux », fit-il -comme à part lui. Ce fut un juste, et un ami du -pauvre. Dieu l’ait en sa sainte garde !</p> - -<p>Il s’attarda un peu à rêver sur le grave et -noble visage, qui lui rappelait sans doute beaucoup -de choses ; puis tenant la bougie haute, il -passa au tableau qui faisait pendant au premier, -de l’autre côté de la table. Il lut :</p> - -<p>— « Adrien du Pont, vicomte de Saux, colonel -du Royal-Flandre. » Tué, je crois, à Minden. -« Chevalier de Saint-Louis, et de la Maison du roi. » -Un beau gentilhomme et certes aussi vaillant. Je -ne l’ai pas connu.</p> - -<p>Je ne répondis pas, mais je commençai à rougir -quand il passa au troisième tableau, derrière moi.</p> - -<p>— « Antoine du Pont, vicomte de Saux », lut-il, la -bougie en main. « Maréchal et pair de France, chevalier -des ordres royaux, colonel de la Maison du roi -et membre du Conseil privé. » Mourut de la peste à -Gênes, en 1710. J’ai ouï dire qu’il avait épousé une -Rohan.</p> - -<p>Il le regarda longuement, puis s’approcha du -quatrième lambris, et resta silencieux une minute.</p> - -<p>— Et celui-ci ? dit-il enfin. C’est, je crois, une noble -figure entre toutes. « Antoine, seigneur du Pont de -Saux, de l’ordre de saint Jean de Jérusalem. » -Propagateur de la langue française. Mourut à La -Valette, l’année d’après le grand siège, de ses -blessures, disent les uns, de ses travaux et fatigues -inouïs, dit l’ordre. Un soldat chrétien.</p> - -<p>Ce tableau était le dernier. Quand il l’eut considéré -un peu, il rapporta la bougie et la reposa -auprès des deux autres sur la table luisante. Cette -surface polie, avec les panneaux des murs, absorbait -toute la lumière, et nos visages, seuls visibles dans -un halo de clarté, se détachaient sur un fond obscur. -Il me fit une inclination.</p> - -<p>— Monsieur le vicomte, prononça-t-il enfin, d’une -voix légèrement émue, vous êtes d’une noble race.</p> - -<p>Je haussai les épaules.</p> - -<p>— C’est entendu, fis-je. Et après ?</p> - -<p>— Je n’ose vous donner de conseils.</p> - -<p>— Mais la cause est bonne ! m’écriai-je.</p> - -<p>— Oui, répondit-il posément, je le répète depuis -toujours. Je n’ose me dédire aujourd’hui. Mais… la -cause du peuple est celle du peuple. Laissez-la au -peuple.</p> - -<p>— C’est vous qui me parlez ainsi ! répliquai-je -en le considérant, perplexe et irrité. Vous qui -m’avez cent fois déclaré que je suis du peuple ! -que la noblesse sort du peuple ! qu’il n’y a en France -que deux catégories : le roi et le peuple !</p> - -<p>Il sourit un peu tristement, et tapota des doigts -sur la table :</p> - -<p>— Je parlais en théorie, avoua-t-il. Au moment -de mettre cette théorie en pratique, le cœur me fait -défaut. Car moi aussi j’ai un peu de sang noble dans -les veines, monsieur le vicomte, et je m’y connais.</p> - -<p>— Je ne vous comprends plus, dis-je déconcerté. -Vous soufflez le chaud et le froid, monsieur le curé. -Je vous disais il n’y a qu’un instant que j’ai parlé -en faveur du peuple à la séance de la noblesse, et -vous m’approuviez.</p> - -<p>— Vous avez noblement agi.</p> - -<p>— Et maintenant ?</p> - -<p>— Je dis la même chose, répliqua l’abbé Benoît -d’un air pénétré. Vous avez noblement agi. Combattez -pour le peuple, monsieur le vicomte, mais -parmi les vôtres. Faites entendre votre voix là où -vous ne récolterez rien d’autre que blâme et déconsidération. -Mais s’il faut en venir, si nous en sommes -venus à une lutte entre votre classe et le vulgaire, -entre la noblesse et la roture, si un noble doit se -ranger aux côtés de ses pairs ou se mettre à la -solde du peuple, alors (la voix de l’abbé Benoît -hésita un peu, et sa main pâle et émaciée tambourina -doucement sur la table) j’aimerais mieux -vous voir parmi les rangs de vos pairs.</p> - -<p>— Contre le peuple ?</p> - -<p>— Oui, contre le peuple, répondit-il, avec une -légère hésitation.</p> - -<p>J’étais abasourdi.</p> - -<p>— Mais, juste ciel ! m’écriai-je, la plus élémentaire -logique…</p> - -<p>— Ah ! reprit-il en hochant mélancoliquement la -tête et me considérant avec bonté. Là-dessus vous -me tenez. J’ai contre moi la logique. La raison -également. La cause du peuple, la cause de la -réforme, de l’honnêteté, du blé à bas prix, de la -justice égale pour tous, <i>doit</i> être une bonne cause. -Et celui qui la soutient <i>doit</i> être dans le vrai. Je le -concède, monsieur le marquis. Il y a plus. Si le -peuple est livré à lui-même pour défendre sa cause, -on risque des excès plus grands. Je m’en rends -compte. Mais le sentiment ne me permet pas d’agir -selon ma raison.</p> - -<p>— Pourtant, M. de Mirabeau ? fis-je. Vous l’avez -devant moi qualifié de grand homme.</p> - -<p>— C’est juste, répondit l’abbé sans détourner les -yeux des miens, et toujours tambourinant en sourdine -sur la table.</p> - -<p>— Je vous ai entendu parler de lui avec admiration.</p> - -<p>— Souvent.</p> - -<p>— Et de M. de La Fayette ?</p> - -<p>— Aussi.</p> - -<p>— Et des Lameth<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a> ?</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> Trois frères d’une famille noble de Picardie, tous trois -députés aux états généraux ou à la Législative, et partisans -d’une sage liberté.</p> -</div> -<p>Le curé fit un signe d’assentiment.</p> - -<p>— Tous ceux-là pourtant, insistai-je, tous ceux-là -sont des nobles… des nobles qui mènent le peuple !</p> - -<p>— Oui, fit-il.</p> - -<p>— Et vous ne les blâmez pas ?</p> - -<p>— Non, je ne les blâme pas.</p> - -<p>— Et même vous les admirez ! Vous les admirez, -l’abbé ! répétai-je, le tenant sous mon regard.</p> - -<p>— Je le sais bien, dit-il. Je sais que je suis faible -et incohérent. Voire pis, monsieur le vicomte, en -ce je n’ai pas le courage de mes convictions. Mais -si j’admire ces hommes, si je les trouve grands et -généreux, j’ai ouï parler d’eux tout différemment ; -et, c’est peut-être une faiblesse, mais je vous ai -connu enfant, et je ne voudrais pas que l’on parlât -de vous de la sorte. Il y a des choses que nous -admirons à distance, continua-t-il en me regardant -avec malice, pour cacher la tendresse qui perçait -dans son regard, et que néanmoins nous n’aimons -pas rencontrer chez ceux qui nous sont chers. -L’odieux jeté sur un étranger ne nous touche pas ; -sur nos amis, ce serait plus cruel que la mort.</p> - -<p>Il s’arrêta, car la voix lui manquait ; et nous -restâmes une minute muets tous les deux. Cependant, -je ne voulus pas lui laisser voir combien ses -paroles m’avaient touché, et, comme en manière -de diversion :</p> - -<p>— Mais mon père ? dis-je. Il était bien du parti -de la réforme !</p> - -<p>— Oui, de la réforme par les nobles, pour le -peuple.</p> - -<p>— Mais les nobles m’ont rejeté ! répliquai-je. -Pour m’être avancé d’un pas, j’ai tout perdu. N’en -ferai-je pas deux, pour regagner ce tout ?</p> - -<p>— Regagner ce tout ?… fit-il posément, et perdre -combien ?</p> - -<p>— Même si le peuple est vainqueur ? Et vous dites -qu’il le sera.</p> - -<p>— Même alors, répondit-il doucement. Tribun -du peuple, mais proscrit !</p> - -<p>C’étaient les expressions mêmes que je m’étais -appliquées durant mon retour ; et je tressaillis. -Avec une clarté soudaine leur signification plénière -m’apparut ; et je compris pourquoi l’abbé Benoît -avait si longtemps balancé à mon sujet. Avec les -plus pures intentions et le plus sublime courage, -je ne pouvais me faire autre que je n’étais. Je -m’élèverais, si le succès couronnait mes efforts, à -un degré de superbe isolement : suspect au peuple, -dont je serais le bienfaiteur ; haï et maudit par les -nobles, pour ma désertion.</p> - -<p>Devant cette perspective, d’autres auraient été -loin de reculer ; elle en eût même alléché certains. -Mais je n’avais rien du héros, en cet instant de -vision lucide. D’antiques préjugés s’émurent dans -mes veines ; de vieilles traditions, nées de siècles de -prééminence et de privilège, s’éveillèrent en ma -mémoire. Un frisson de doute et de méfiance — tels -ceux qui ont dû harceler les réformateurs de -la première heure, et les faire broncher, sauf les -plus hardis — me parcourut, cependant que je -considérais le curé à la lueur des flambeaux. Je -redoutai le peuple, l’inconnu. La vocifération de -triomphe qui avait déchiré les airs sur la place du -Marché de Cahors, les féroces huées qui avaient accueilli -la chute de Gontaut, retentirent de nouveau -à mes oreilles. Je me rejetai en arrière, tel celui qui -se voit sur le bord d’un précipice, et à travers les -flots de brume entr’ouverts une seconde par le -vent, découvre les rocs fatals aux pointes hérissées -qui l’attendent au bas.</p> - -<p>Ce fut là un moment d’extraordinaire clairvoyance. -Il passa bientôt, à vrai dire, et je n’aperçus -plus autour de moi que la chambre silencieuse et -le brave curé qui mouchait par contenance l’une -des longues bougies ; mais son effet persista en moi. -Lorsque l’abbé eut pris congé et que la maison fut -close, je me promenai durant une heure au long de -l’avenue de noyers ; tantôt arrêté à considérer la -route, visible entre les grilles ouvertes ; tantôt lui -tournant le dos, pour contempler la sombre masse -du château à toit plat flanqué de sa tour et de ses -poivrières.</p> - -<p>Ma décision était prise, je resterais à l’écart. Je -saluerais avec joie la réforme, je ferais dans mon -entourage tous mes efforts pour hâter sa venue, -mais je ne me dresserais pas une seconde fois contre -mes pairs. J’avais eu le courage de mes opinions. -Désormais, personne ne pouvait dire que je les -avais dissimulées ; mais après cela je resterais à -l’écart et attendrais les événements.</p> - -<p>Un coq chanta derrière la maison, désheuré ; -et du fond des ténèbres, par-dessus les champs -silencieux, m’arriva le lointain aboiement d’un -chien. Comme je l’écoutais, sous le regard serein -des étoiles, l’injure que Saint-Alais m’avait faite -se réduisit peu à peu à ses véritables proportions. -Je songeai à Denise, à ma fiancée perdue, avec un -léger regret, nuancé presque de badinage. Que dira-t-elle -de cette brusque rupture ? me demandais-je. -Cette singulière perte de son fiancé éveillerait-elle -sa curiosité, son intérêt ? Ou bien, sortie à peine du -couvent, croirait-elle que c’est là dans le monde la -marche ordinaire des choses, que les fiancés vont -et viennent, et que les soirées ont comme terminaison -naturelle une émeute ?</p> - -<p>Je riais tout bas, heureux de m’être décidé. Mais -si j’avais su, en écoutant le frémissement des -peupliers sur la route, et les bruits qui me parvenaient -du vaste monde ténébreux, ce qui se -passait dans ce monde ; si j’avais su cela, j’aurais -éprouvé plus de satisfaction encore. Car on était -au mercredi 22 juillet, et cette nuit-là Paris palpitait -au sortir de singuliers spectacles. Pour la -première fois Paris venait d’entendre le cri sinistre : -« A la lanterne ! » et de voir un homme, un vieillard -à cheveux blancs, pendu et torturé jusqu’à la -mort. Un autre, l’intendant même de la cité, venait -d’être renversé, foulé aux pieds et mis en pièces -dans les rues de son ressort, publiquement, en plein -jour, sous les yeux de milliers de gens. Paris avait -vu ces choses, en tremblant ; et d’autres encore, -des choses qui firent blêmir les réformateurs, et qui -révélèrent à tous les êtres pensants que derrière -La Fayette, derrière Bailly, la municipalité et le -comité électoral, grondaient et bouillonnaient les -forces en éveil des Faubourgs, tout Saint-Antoine -et tout Saint-Marceau.</p> - -<p>Que pouvait-on, que devait-on attendre, lorsque -de telles violences demeuraient impunies, sinon de -les voir se généraliser ? Dans le cours d’une semaine, -les provinces suivirent l’exemple de Paris. Déjà, le -21, la populace de Strasbourg avait saccagé l’hôtel -de ville et détruit les archives ; déjà les bastilles de -Bordeaux et de Caen étaient prises et démolies. A -Rouen, à Rennes, à Lyon, à Saint-Malo, il y avait -de graves émeutes, où le sang coulait, et plus proche -de Paris, à Poissy, à Saint-Germain, on pendait les -meuniers. Mais, en ce qui concernait Cahors, ce fut -seulement lorsque l’étourdissante nouvelle de la -capitulation du roi nous parvint, quelques jours -plus tard, — la nouvelle que le 17 juillet il avait fait -son entrée dans Paris insurgé, et ratifié bénévolement<a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a> -la destruction de la Bastille, — ce fut seulement -lorsque ces nouvelles nous parvinrent, suivies -de près par le bruit du second soulèvement du 22, -où périrent Foullon et Berthier, ce fut seulement -alors, dis-je, que la contrée avoisinante commença -de s’émouvoir. L’abbé Benoît, la stupéfaction et le -doute peints sur le visage, m’apporta les nouvelles, -et nous les discutâmes en nous promenant sur la -terrasse. D’autres rapports, sans doute, plus ou -moins véridiques, avaient déjà atteint la ville, et, en -fournissant au monde d’autres sujets de réflexion, -m’avaient épargné d’être provoqué ou molesté. -Mais à la campagne, où je passai la semaine en une -pénible agitation, à revenir le matin sur la décision -prise la veille, j’ignorai tout jusqu’à l’arrivée du -curé, dans la matinée, je crois, du 29.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_9" href="#FNanchor_9"><span class="label">[9]</span></a> A l’Hôtel de Ville, où La Fayette remit solennellement à -Louis XVI la cocarde tricolore.</p> -</div> -<p>— Et que pensez-vous maintenant ? dis-je tout -songeur, après l’avoir écouté jusqu’au bout.</p> - -<p>— Ce que je pensais auparavant, ni plus ni moins, -répondit-il sans hésiter. La chose est arrivée. Sans -argent et donc sans soldats disposés à se battre, -avec un peuple mourant de faim, avec des gens à -l’esprit bourré de théories et d’abstractions toutes -également subversives, que peut un gouvernement ?</p> - -<p>— Certes, il peut cesser de gouverner, répliquai-je -avec brusquerie ; mais ce n’est pas là ce que chacun -désire.</p> - -<p>— Il y aura forcément une période d’agitation, -reprit-il, quoique avec moins d’assurance. Les forces -de l’ordre, néanmoins, les forces de la loi, finissent -toujours par triompher. Je ne doute pas qu’il -en soit ainsi une fois de plus.</p> - -<p>— Après une période d’agitation ?</p> - -<p>— Oui, fit-il. Après une période d’agitation. Et -je souhaiterais, je l’avoue, que nous l’ayons dépassée. -Mais gardons haut les cœurs, monsieur le -vicomte. Fions-nous au peuple : remettons-nous-en -à son bon sens, à sa capacité de gouverner, à sa -modération…</p> - -<p>Force me fut de l’interrompre.</p> - -<p>— Qu’est-ce, Gilles ? dis-je, en m’excusant d’un -geste.</p> - -<p>Le valet venait de sortir du château et attendait -pour me parler.</p> - -<p>— Monsieur le vicomte, c’est M. Doury, qui arrive -de Cahors, répondit-il.</p> - -<p>— Doury, l’aubergiste ?</p> - -<p>— Oui, monsieur, avec Buton. Ils demandent à -vous voir.</p> - -<p>— Ensemble ? fis-je.</p> - -<p>Cet accouplement me paraissait bizarre.</p> - -<p>— Oui, monsieur.</p> - -<p>— Eh bien ! amène-les-moi ici, répondis-je, après -avoir interrogé des yeux mon compagnon. Pourquoi -Doury ? Je lui ai payé ma note. Que peut-il me -vouloir ?</p> - -<p>— Nous le verrons bien, répliqua l’abbé, les yeux -fixés sur la porte. Les voici… Oh ! oh ! A cette -heure, monsieur le vicomte, reprit-il plus bas, je -n’ai plus autant de confiance.</p> - -<p>Il devinait sans doute quelque chose de la vérité ; -mais, pour ma part, je n’y compris absolument rien. -Je connaissais depuis des années l’aubergiste comme -un homme poli et obséquieux, mais je ne l’avais -jamais approfondi, et je ne le séparais guère dans -ma pensée de sa clientèle et de son métier. Je fus -donc stupéfait de le voir s’avancer avec un air où -l’orgueil le disputait à la bassesse, tour à tour se -redressant et pinçant les lèvres, comme pénétré de -son importance, puis faisant le plongeon, tout confus -et piteux. Son accoutrement était aussi bizarre -que son attitude, car au lieu de ses bourgeois effets -noirs, il étalait un habit bleu à boutons d’or, avec -un gilet canari, et il maniait une canne à pomme -d’or ; sobres magnificences qu’éclipsaient néanmoins -deux énormes touffes de rubans bleus, blancs et -rouges, piquées l’une sur son revers, l’autre à son -chapeau.</p> - -<p>Son acolyte, dont la carrure gigantesque et le -visage tanné par le soleil faisaient ressortir la -flasque obésité du citadin, le suivait à trois pas, -semblablement paré. Mais tout enrubanné qu’il -fût et en cette étrange société, il n’en restait pas -moins Buton le forgeron. Il rougit sous mon regard, -et se dissimula le plus possible derrière la personne -de Doury.</p> - -<p>— Bonjour, Doury, dis-je.</p> - -<p>La gauche suffisance de l’individu m’eût fait -éclater de rire, si je n’avais remarqué la gravité -particulière du curé.</p> - -<p>— Qu’est-ce qui vous amène à Saux ? repris-je. -Et que puis-je faire pour vous ?</p> - -<p>— Avec votre permission, monsieur le vicomte, -commença-t-il.</p> - -<p>Puis il s’arrêta, et se redressant — car la force -de l’habitude lui courbait l’échine — il reprit tout -à trac :</p> - -<p>— L’intérêt public, monsieur. Et pour avoir -l’honneur de conférer avec vous à son sujet.</p> - -<p>— Conférer avec moi ? fis-je tout surpris. Sur -l’intérêt public ?</p> - -<p>Il sourit avec malaise, mais tint bon.</p> - -<p>— Parfaitement, monsieur. Il s’est produit de -si grands changements… et nous avons tellement -besoin de conseils…</p> - -<p>— Que je ne dois pas m’étonner, si M. Doury -vient les demander à Saux.</p> - -<p>— Parfaitement, monsieur.</p> - -<p>Sans chercher à dissimuler mon mépris et mon -étonnement, je haussai les épaules et regardai le -curé.</p> - -<p>— Eh bien ! dis-je après un instant de silence, -qu’y a-t-il ? Avez-vous été pris à vendre de mauvais -vin ? Ou désirez-vous savoir le nombre de plats -fixé par décret des états généraux ? Ou…</p> - -<p>— Monsieur, dit-il, en rassemblant toute sa dignité, -ce n’est pas l’heure de plaisanter. Dans la -crise actuelle, l’aubergiste est aussi intéressé que, -sauf votre respect, le gentilhomme ; et déserté par -ceux qui devraient le diriger…</p> - -<p>— Qui ça, l’aubergiste ? m’écriai-je.</p> - -<p>Il devint rouge comme une tomate.</p> - -<p>— Monsieur le vicomte entend bien que je parle -du peuple…, dit-il d’un ton offensé. Et déserté par -ses chefs légitimes…</p> - -<p>— Exemple ?</p> - -<p>— M. le duc d’Artois, M. le prince de Condé, -M. le duc de Polignac, M…</p> - -<p>— Ah bah ! dis-je. Comment ont-ils déserté ?</p> - -<p>— Pardi, monsieur ! N’avez-vous pas appris ?</p> - -<p>— Appris quoi ?</p> - -<p>— Qu’ils ont quitté la France ? Que dans la nuit -du 17, trois jours après la prise de la Bastille, les -princes du sang ont quitté la France en catimini, -et…</p> - -<p>— Absurde ! m’écriai-je. Absurde ! Pourquoi seraient-ils -partis ?</p> - -<p>— C’est précisément la question que l’on se -pose, monsieur le vicomte, répondit-il avec un vif -empressement. Les uns disent qu’ils s’éloignaient -de la capitale dans l’intention de la punir. D’autres, -qu’ils manifestaient ainsi leur désapprobation -de l’amnistie que Sa Majesté très clémente devait -accorder ce jour-là. D’autres, qu’ils avaient peur. -D’autres même, qu’ils craignaient le sort de Foullon…</p> - -<p>— Imbécile ! m’écriai-je, en l’arrêtant net, car -ma patience était à bout ; vous délirez ! Retournez -à vos casseroles ! Que savez-vous des affaires de -l’État ? Certes, au temps de mon grand’père, continuai-je, -outré, si vous aviez parlé des princes du -sang sur ce ton, vous auriez goûté du pain sec pour -six mois, et heureux de vous en tirer sans la -bastonnade !</p> - -<p>Je le vis lâcher pied, et les vieilles habitudes -l’emportant sur son nouveau rôle, il balbutia des -excuses. Il n’avait nulle intention injurieuse, à son -dire. Il s’était mal exprimé. Néanmoins, je m’apprêtais -à le semoncer, lorsque à ma stupéfaction Buton -intervint.</p> - -<p>— Mais, monsieur, ce que vous dites là, c’était -bon il y a trente ans, fit-il d’un ton bourru.</p> - -<p>— Hé quoi, vilain ? exclamai-je, le souffle quasi -coupé d’étonnement, que viens-tu faire dans cette -galère ?</p> - -<p>— Je suis avec lui, répondit-il, en me désignant -gravement son compagnon.</p> - -<p>— Pour affaires d’État ?</p> - -<p>— Oui, monsieur !</p> - -<p>— Ma parole ! exclamai-je, en les considérant -tous les deux, partagé entre l’indignation et l’incrédulité, -si vous dites vrai, pourquoi n’avoir pas -amené aussi le chien de garde ? Et le bélier de -Jean le métayer ? Et le chat de mère-grand ? Et -le tournebroche de M. Doury ? Et…</p> - -<p>Le curé me toucha le coude.</p> - -<p>— Mieux vaudrait, je crois, entendre ce qu’ils -ont à dire, me fit-il observer à mi-voix. Ensuite, -monsieur le vicomte…</p> - -<p>Je cédai à regret.</p> - -<p>— De quoi donc s’agit-il ? fis-je. Exposez votre -demande.</p> - -<p>— L’intendant a pris la fuite, répondit Doury, -en recouvrant une partie de sa dignité première, -et nous voulons organiser, conformément aux -instructions reçues de Paris, et suivant le glorieux -exemple de cette cité, un Comité ; un Comité pour -administrer les affaires du district. Et c’est de ce -Comité, monsieur, que mon bon ami ici présent et -moi nous avons l’honneur d’être une députation.</p> - -<p>— Vous, passe ; mais lui ? lançai-je, incapable -de me contenir plus longtemps. Au nom du ciel, -qu’a-t-il à voir avec le Comité ? ou avec les affaires -du district ?</p> - -<p>Et d’un index impitoyable je désignais Buton, -qui rougissait sous son hâle et se dandinait avec -gêne, mais ne disait mot.</p> - -<p>— Il en est membre, répliqua l’aubergiste, en -lançant à son collègue un regard oblique et dépourvu -de bienveillance. Monsieur le vicomte n’est -pas sans savoir que pour être aussi parfait que -possible, ce Comité doit représenter toutes les -classes.</p> - -<p>— Voire même la mienne, dis-je, ironiquement.</p> - -<p>— C’est dans ce but que nous venons vous -trouver, répondit-il avec embarras. C’est en un -mot pour vous demander, monsieur le vicomte, -que vous nous permettiez de vous élire comme -membre, et non seulement comme membre…</p> - -<p>— Quel honneur !</p> - -<p>— Mais comme président du Comité.</p> - -<p>Cela revenait, tout compte fait, à ce que j’avais -prévu. Cela survenait à l’improviste, mais en somme -c’était la simple réalisation de ce que mon rêve -me montrait. Qualifié mandat du peuple, cela eût -bien sonné ; passant par la bouche de Doury -l’aubergiste, avec Buton comme assesseur, cela -me crispa les nerfs. Certes, cela n’eût pas dû me -surprendre. Alors que de tels événements se déroulaient -dans le monde ; alors qu’un roi acceptait -de voir sa forteresse prise et ses serviteurs -tués, et pardonnait aux rebelles ; alors qu’un -intendant de Paris était massacré dans les rues -de sa juridiction ; alors que les tumultes et les -émeutes sévissaient dans chaque province, et que -les princes fuyaient, et qu’on pendait les meuniers, -cette invitation n’offrait rien de merveilleux. -Et aujourd’hui, rétrospectivement, je la trouve -toute naturelle. J’ai assez vécu pour voir des -hommes exerçant le métier de Doury monter sur -le trône, resplendissants de croix et de « crachats », -et un artisan né dans une forge s’asseoir à la table -des empereurs. Mais en ce jour de juillet, sur la -terrasse de Saux, l’offre me parut de toutes les -facéties la plus grotesque, de toutes les extravagances -la plus absurde.</p> - -<p>— Merci, monsieur, dis-je enfin, un peu remis -de mon premier étonnement. Si je vous entends -bien, vous me demandez de faire partie du même -Comité que cet homme-là ? (Et je désignai sévèrement -Buton.) De siéger avec ce paysan né sur mes -terres, et soumis hier encore à ma justice ? Avec le -serf que mes pères ont affranchi ? Avec l’artisan -qui vit à mes gages ?</p> - -<p>Doury jeta un coup d’œil à son collègue.</p> - -<p>— Mais, monsieur le vicomte, dit-il en s’éclaircissant -la gorge, pour être parfait, vous le savez, un -Comité doit nous représenter tous tant que nous -sommes.</p> - -<p>— Un Comité ! lançai-je, incapable de contenir -mon indignation. Voilà du nouveau en France. Et -ce parfait Comité, quel est son rôle ?</p> - -<p>Doury se ressaisit d’un seul coup, et se gonfla -d’importance.</p> - -<p>— L’intendant a fui, dit-il, et le peuple ne se -fie plus aux magistrats. Il court aussi des histoires -de brigands ; et le blé fait défaut. C’est de tout -cela que le Comité doit s’occuper. Il doit prendre -des mesures pour maintenir la paix, approvisionner -la ville, contenter la troupe, tenir des réunions, et -délibérer sur sa conduite future. En outre, monsieur -le vicomte, poursuivit-il, en se bouffissant les -joues, il correspondra avec Paris ; il administrera -la justice ; il…</p> - -<p>— En un mot, dis-je tranquillement, il gouvernera. -Le roi, j’imagine, ayant abdiqué.</p> - -<p>Doury sembla se ratatiner, et faillit perdre de -ses couleurs.</p> - -<p>— A Dieu ne plaise ! répondit-il, un trémolo -dans la voix. Le Comité n’agira qu’au nom de -Sa Majesté.</p> - -<p>— Et avec son autorisation ?</p> - -<p>L’aubergiste me considéra, tout démonté, et il -bafouilla quelque chose où je saisis le mot : peuple.</p> - -<p>— Ah ! ah ! dis-je. C’est le peuple qui m’invite à -gouverner, alors ? Avec un aubergiste et un paysan ? -Et avec d’autres aubergistes et paysans, j’imagine ? -Gouverner ! Usurper sur les fonctions de Sa Majesté, -oui ! Supplanter ses magistrats, corrompre -sa force armée ! Bref, maître Doury, achevai-je -avec suavité, se rendre coupable de haute trahison. -De haute trahison, vous m’entendez ?</p> - -<p>Certes, il m’entendait, l’aubergiste ! Il s’essuya -le front d’une main tremblante, et resta terrifié -et sans voix, à me regarder piteusement. Une -deuxième fois le forgeron prit sur lui de me répondre.</p> - -<p>— Monseigneur…, bégaya-t-il, en se passant dans -la barbe son énorme main noire.</p> - -<p>— Permettez, Buton, répliquai-je avec aménité. -Pour quelqu’un qui aspire à gouverner le pays, -vous êtes trop respectueux.</p> - -<p>— Vous avez omis une chose que devra faire -aussi le Comité, reprit l’artisan, d’une voix rauque, -et sans oser, tel un chien timide mais hargneux, -me regarder en face.</p> - -<p>— Et quelle est cette chose ?</p> - -<p>— De protéger les seigneurs.</p> - -<p>Je l’examinai, partagé entre la colère et l’étonnement. -Le point de vue était neuf. Après une -pause :</p> - -<p>— Contre qui ? fis-je sèchement.</p> - -<p>— Contre leurs vassaux, répliqua-t-il.</p> - -<p>— Contre leurs Butons, dis-je. Je saisis. Nous -allons nous réveiller dans les flammes, n’est-ce pas ?</p> - -<p>Il garda un silence obstiné. Je repris :</p> - -<p>— Grand merci, Buton. Et voilà votre reconnaissance -pour le pain de tout un hiver ! Dans ce -monde, décidément, cela rapporte de faire le bien.</p> - -<p>L’homme rougit sous son hâle, et soudain me -regarda pour la première fois.</p> - -<p>— Vous savez bien que vous mentez, monsieur -le vicomte ! dit-il.</p> - -<p>— Je mens, coquin ! m’écriai-je.</p> - -<p>— Oui, monsieur, reprit-il. Vous savez que je -mourrais pour mon seigneur, tout comme si j’avais -au cou le collier de fer ! Que je me ferais brûler -plutôt que de laisser le feu prendre au château -de Saux ! Que, vivant ou mort, j’appartiens à mon -maître. Mais, monseigneur (et il prit un ton de -gravité surprenante chez un homme aussi inculte), -il y a des abus, et il convient d’y mettre fin. Il -y a des tyrans, et ils doivent disparaître. Il y a -des hommes, et des femmes, et des enfants qui -meurent de faim, et il faut que tout cela finisse. -Le pauvre est pressuré, monseigneur, — pas chez -vous, mais partout aux environs, — et cela doit -finir. Et c’est le pauvre qui paie les impôts, alors -que le riche en est déchargé ; c’est le pauvre qui -fait les routes, dont le riche se sert ; le pauvre ne -peut payer son sel, mais le roi mange dans l’or. A -tout cela il faut aujourd’hui mettre fin, paisiblement, -si les seigneurs le veulent, mais il faut y -mettre fin. Il le faut, monseigneur, dût-on brûler -les châteaux, conclut-il sombrement.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="c6">CHAPITRE VI<br /> -<span class="small">UNE RENCONTRE SUR LA ROUTE</span></h2> - - -<p>L’éloquence inattendue dont vibraient les paroles -du forgeron, et son ton assuré, non moins -que le saisissant aveu de pensées que je n’avais -jamais songé à lui attribuer, pas plus à lui qu’à -nul paysan, me déconcertèrent tout d’abord à tel -point que je restai muet. Doury profita de l’occasion -pour intervenir.</p> - -<p>— Vous voyez maintenant, monsieur le vicomte, -dit-il avec suffisance, le besoin d’un pareil Comité. -Il faut maintenir la paix du roi.</p> - -<p>— Je vois, ripostai-je âprement, qu’il y a en -liberté des sauvages qui devraient être dans les -fers. Un Comité ? C’est aux officiers du roi de -maintenir la paix du roi ! Le véritable mécanisme…</p> - -<p>— Et s’il est détraqué ?</p> - -<p>Ces mots venaient de Doury. Mais à l’instant -il se repentit de sa hardiesse.</p> - -<p>— Alors qu’on le répare ! éclatai-je. Dieu ! voir -une bande de marmitons et de vils manants courir -le pays pour jacasser de tout cela, et jusqu’en -ma présence !… Allez-vous-en, je ne veux plus -avoir affaire en rien avec vous ni votre Comité. -Allez-vous-en, dis-je !</p> - -<p>— Toutefois… un peu de patience, monsieur le -vicomte, insista-t-il, d’un air navré. Toutefois, si -quelqu’un de la noblesse nous donnait son appui, -vous plus que personne…</p> - -<p>— Il y aurait alors quelqu’un à pendre à la -place de Doury ! lui lançai-je tout à trac. Quelqu’un -derrière qui Doury pourrait s’abriter, et de moindres -vilains se cacher. Mais je ne veux pas être -leur plastron.</p> - -<p>— Cependant, monsieur, en d’autres provinces, -reprit-il à tout hasard, malgré son découragement -croissant, M. de Liancourt, M. de La Rochefoucauld, -n’ont pas dédaigné…</p> - -<p>— Tant pis ! moi, je dédaigne ! ripostai-je. Et -de plus, je vous le déclare, et je vous conseille de -vous en souvenir, vous aurez à répondre de ce que -vous êtes en train de faire. Je vous ai dit que -c’était de la haute trahison. Je le répète encore ; -et je n’y veux avoir aucune part. Et maintenant, -retirez-vous.</p> - -<p>— Il y aura du feu ! murmura le forgeron.</p> - -<p>— Décampez ! dis-je sévèrement. Sinon…</p> - -<p>— Avant demain matin on verra le ciel rouge, -répondit-il. Vous l’aurez voulu, seigneur ; ainsi -soit-il !</p> - -<p>Je lui lançai un coup de ma canne ; mais il le -para non sans quelque dignité, et se retira, suivi -par un Doury à mine de chien battu, qui ne faisait -guère honneur à ses beaux ajustements. Je les -regardai s’éloigner, puis me retournai vers le curé -pour savoir ce qu’il allait me dire.</p> - -<p>Mais je ne le trouvai plus. Lui aussi s’était -éclipsé ; il avait traversé le château, peut-être, -afin de les arrêter à la grille, et de les dissuader. -Je l’attendis, battant le gravier de ma canne, avec -irritation, et surveillant l’angle de la maison. Je -ne tardai pas à l’en voir déboucher, tenant son -chapeau un peu au-dessus de sa tête, seule partie -ombragée de toute sa personne, car il était midi. -Je m’aperçus qu’il remuait les lèvres en approchant -de moi ; mais quand je l’interpellai, il leva les yeux -gaiement.</p> - -<p>— Oui, fit-il en réponse à ma question, j’ai passé -par le château, et je les ai arrêtés.</p> - -<p>— C’était bien inutile, fis-je. Des hommes assez -niais pour croire qu’ils vont remplacer le gouvernement -de Sa Majesté avec un Comité d’artisans et -de gâte-sauces…</p> - -<p>— J’en suis, répliqua-t-il, avec un léger sourire.</p> - -<p>— Du Comité ? exclamai-je, la respiration coupée -d’étonnement.</p> - -<p>— Vous l’avez dit.</p> - -<p>— C’est absurde !</p> - -<p>— Pourquoi ? fit-il tranquillement. N’ai-je pas -toujours prédit ce qui arrive ? N’est-ce pas là ce -que Rousseau enseigne, dans son <i>Contrat social</i>, -et avec lui Beaumarchais, par la bouche de son -Figaro, et tous les philosophes qui rabâchent l’un -et toutes les belles dames qui applaudissent l’autre ? -Eh bien ! le jour est arrivé, et je vous ai conseillé, -monsieur le vicomte, de défendre votre caste. Mais -moi, pauvre homme, je défends la mienne. Et pour -ce Comité où vous ne voyez, mon ami, que des gens -ridicules, dites-moi si un gouvernement quelconque -(il appuya sur ces mots, comme pour se persuader -lui-même) ne vaut pas mieux que pas de gouvernement -du tout ? Comprenez-le, monsieur, la vieille -machine s’en va par morceaux. L’intendant a fui. -Le peuple se méfie des magistrats. Les soldats se -mettent avec le peuple. Les huissiers et les collecteurs -d’impôts sont… Dieu sait où !</p> - -<p>— En ce cas, dis-je avec indignation, c’est -l’heure pour la noblesse de…</p> - -<p>— Prendre la tête et de gouverner ? poursuivit-il. -Par l’intermédiaire de qui ? D’une poignée de -valets et de gardes-chasse ? Contre le peuple ? -Contre cette multitude que vous avez vue sur le -marché de Cahors ? Impossible, monsieur.</p> - -<p>— Mais le monde va être sens dessus dessous, -dis-je.</p> - -<p>— Il n’en aura que plus grand besoin d’un -soutien fort et immuable… Qui n’est pas de ce -monde, répondit-il avec dévotion.</p> - -<p>Et se découvrant, il médita un instant. Puis il -reprit :</p> - -<p>— Mais voici la chose. Doury m’apprend que la -noblesse se rassemble à Cahors, dans le but de -s’associer, comme vous le proposez, et de faire -échec au peuple. Or, cela ne peut être qu’inutile, -et cela peut être pis. Cela peut amener les excès -mêmes qu’on cherche à prévenir.</p> - -<p>— Amener des excès à Cahors ?</p> - -<p>— Non, dans le pays. Buton, à coup sûr, n’a pas -parlé à la légère. C’est un brave homme, mais il -en connaît d’autres qui ne le sont pas, et il y a des -châteaux bien isolés en Quercy, et de faibles -femmes qui n’ont jamais subi le contact d’une -main grossière, et des enfants…</p> - -<p>— Mais, criai-je, hagard, c’est donc une Jacquerie -que vous redoutez ?</p> - -<p>— Dieu le sait, fit-il gravement. Les pères ont -mangé des fruits acides, et leurs fils en ont les -dents agacées. Depuis combien d’années ceux de -Versailles gaspillent-ils la sueur du paysan, son -sang, sa chair, sa substance ! Qui sait s’ils ne le -paieront pas de leur vie ! Mais à Dieu ne plaise, -monsieur, à Dieu ne plaise !… Quoique, si jamais… -l’heure est venue, à présent.</p> - -<hr /> - - -<p>Après son départ, je n’eus plus de repos. Ses -paroles m’avaient donné la fièvre. Quels événements -ne pouvaient se passer, tandis que j’étais là -inactif ! Et, pour étancher ma soif de nouvelles, -je montai à cheval et me mis en route vers Cahors. -La journée était brûlante, l’heure mal choisie pour -une promenade ; mais l’exercice me fit du bien. -Je me dégageai peu à peu du tourbillon de pensées -où m’avaient plongé les craintes du curé, venant -après l’avertissement de Buton. Depuis lors, je -n’avais vu les choses que par leurs yeux ; je m’étais -laissé égarer par leurs imaginations ; et la perspective -d’une France gouvernée par un tas de -maréchaux ferrants et de maîtres de poste m’avait -paru moins étrange qu’elle ne commençait de le -faire, à cette heure où j’avais tout loisir de l’examiner -avec calme, en montant la longue côte qui -se trouve à une lieue de Saux et deux de Cahors. -La folle idée de toute une noblesse fuyant comme -des lièvres devant ses vassaux, ne m’était pas -encore apparue aussi folle.</p> - -<p>A la réflexion, je voyais peu à peu les choses -sous leurs vraies dimensions, et je me qualifiais -de nigaud. Une Jacquerie ? Trois siècles et -plus avaient passé depuis les âges de ténèbres -où la France avait connu cette calamité. Qui donc, -sauf un enfant perdu dans la nuit, ou une romanesque -jeune fille enfermée dans son donjon, pouvait -croire à leur retour ? A la vérité, quand je passai -devant Saint-Alais, qui est situé un peu à l’écart, -au pied de la hauteur, je vis, à l’entrée de la route -qui mène au village, un rassemblement de têtes qui -auraient dû être courbées sur le hoyau, et dans ce -groupe patibulaire de mécontents, des prunelles de -braise luisaient sous des orbites creuses, en l’attente -de Dieu sait quoi. Mais j’avais déjà vu pareils attroupements, -jadis, dans les mauvaises années, lorsque -la récolte manquait, ou lorsqu’un abus trop excessif -de la part du seigneur poussait les paysans à se croiser -les bras et à quitter le sillon. Et jamais ces révoltes -n’aboutissaient à rien, si ce n’est tout au plus -à quelque pendaison. Pourquoi irais-je croire cette -fois-ci qu’il en sortirait davantage, ou qu’une étincelle -dans Paris dût allumer un incendie chez moi ?</p> - -<p>En fait, j’étais à peu près réconforté, et je riais -de ma candeur. Le curé avait donné libre cours -à ses vaticinations, et l’ignorance et la crédulité -de Buton avaient fait le reste. Quelle absurdité -sans nom, je le voyais maintenant, de supposer -que la France, la première des nations, la mieux -équilibrée, la plus civilisée de toutes, cette France -où depuis deux siècles personne n’avait bravé impunément -le pouvoir royal, pût devenir tout à coup -le théâtre de sauvages excès ? Quelle absurdité -folle de supposer qu’un ramassis de roturiers et de -canaille en ferait un jour son Petit Trianon ?</p> - -<p>J’en étais là de mes pensées, lorsque leur cours -fut détourné par l’apparition d’un carrosse qui -surgit lentement au sommet de la côte où je m’engageais, -et s’apprêta à descendre la route. Un -instant il se profila nettement sur le ciel, avec la -silhouette ventrue du cocher, et dépassant de la -caisse, les deux têtes des laquais ballottés par -derrière. Puis il se mit à dévaler prudemment -vers moi. Les laquais sautèrent à bas, enrayèrent -les roues, et le pesant véhicule patina en grinçant, -retenu par les timoniers, tandis que les chevaux -de volée secouaient leurs mors avec impatience. -Là, au lieu de faire des lacets, la route descend -tout droit entre des peupliers sur une longueur -d’un millier de pas ; et dans l’azur d’été le crissement -des roues et le cliquetis des gourmettes arrivaient -distinctement jusqu’à moi.</p> - -<p>Je ne tardai pas à reconnaître le carrosse de -M<sup>me</sup> de Saint-Alais ; et je fus tenté de faire volte-face -pour l’éviter. Mais à la même minute l’orgueil -vint à mon aide, et, lâchant la bride, je m’avançai -à sa rencontre.</p> - -<p>En dehors de l’abbé Benoît je n’avais vu quasi -personne depuis les événements de Cahors, et -l’appréhension m’envahit à la pensée de l’accueil -qui m’était réservé. L’allure du carrosse me parut -démesurément lente ; mais j’arrivai enfin à sa -hauteur, dépassai les chevaux qui retenaient, et -regardai dans la voiture en mettant le chapeau -à la main, car si je craignais de voir la marquise, -ce pouvait aussi bien être Louis, et dans les deux -cas la politesse exigeait à tout le moins un salut -correct.</p> - -<p>Mais assise à la place d’honneur, au lieu de -M. le marquis, ou de sa mère, ou de M. le comte, -c’était une petite personne qui trônait au milieu -de la banquette ; une petite personne pâle et -étonnée. Elle devint cramoisie en m’apercevant, -ses pupilles se dilatèrent d’effroi, et ses lèvres -tremblèrent à faire pitié : c’était M<sup>lle</sup> Denise !</p> - -<p>Si j’avais su plus tôt qu’elle fût dans le carrosse, -et seule, je l’aurais croisée en silence ; et c’était -là ce que j’avais de mieux à faire, après ce qui -s’était passé. Il m’appartenait moins qu’à personne -de m’imposer à elle. Mais ses gens prirent -un malin plaisir à nous mettre en présence, — car -mon aventure était sans doute la fable de la maison, — et -ils arrêtèrent la voiture tandis que machinalement -je retenais mon cheval. Je vis trop tard -qu’elle était seule, à part deux soubrettes assises -à reculons en face d’elle ; nous étions déjà nez à -nez à nous dévisager comme des sots.</p> - -<p>— Mademoiselle ! dis-je.</p> - -<p>— Monsieur ! répondit-elle automatiquement.</p> - -<p>Cela dit, je n’avais en somme plus le droit de -rien ajouter. Je devais la saluer, et m’éloigner -sans plus. Mais obéissant à je ne sais quelle impulsion, -je repris :</p> - -<p>— Mademoiselle s’en retourne… à Saint-Alais ?</p> - -<p>Elle remua les lèvres, mais aucun son n’en sortit. -Elle me regardait comme fascinée. Mais la plus -âgée de ses femmes répondit pour elle, et lança -d’un air déluré :</p> - -<p>— Hé oui, monsieur.</p> - -<p>— Et M<sup>me</sup> de Saint-Alais ?</p> - -<p>— Madame est restée à Cahors, répliqua la -fille sur le même ton, auprès de M. le marquis, -lequel a affaire.</p> - -<p>Après cela je devais à coup sûr m’éloigner ; -mais la jeune fille me regardait toujours, muette -et rougissante ; et le tableau que je me formai de -son arrivée seule et sans protection à Saint-Alais, -joint au souvenir des faces patibulaires que j’avais -vues à l’entrée du village, m’inspira le désir de rester -encore, et finalement de lui révéler ma pensée.</p> - -<p>— Mademoiselle, dis-je malgré moi, sans me soucier -des serviteurs, si vous voulez m’en croire… -vous n’irez pas plus loin.</p> - -<p>L’une des femmes murmura : « Par exemple ! » -L’autre dit : « C’est trop fort ! » et hocha la tête -avec impertinence. M<sup>lle</sup> Denise recouvra la parole.</p> - -<p>— Et pourquoi, monsieur ? prononça-t-elle, nettement -et posément, les yeux agrandis par une surprise -qui faisait taire sa timidité.</p> - -<p>— Parce que, répondis-je en hésitant (je regrettais -déjà ma phrase) ; parce que la région est -dans un tel état… Je veux dire que M<sup>me</sup> la marquise -ne se rend peut-être pas bien compte…</p> - -<p>— De quoi, monsieur ? demanda hautainement -M<sup>lle</sup> Denise.</p> - -<p>— Qu’à Saint-Alais, balbutiai-je, il y a beaucoup -de mécontents, mademoiselle, et…</p> - -<p>— A Saint-Alais ? fit-elle.</p> - -<p>— Je veux dire dans les environs, me rattrapai-je -gauchement. Et… bref, repris-je, avec un embarras -croissant, mieux vaudrait, à mon humble -avis, mademoiselle, vous en retourner, et…</p> - -<p>— Accompagner monsieur, peut-être ? dit l’une -des femmes, avec un rire insolent.</p> - -<p>M<sup>lle</sup> de Saint-Alais la foudroya du regard. Puis, -toute rouge, elle ordonna :</p> - -<p>— Fouettez !</p> - -<p>Affolé de ma maladresse, je tentai de la réparer.</p> - -<p>— Je vous fais mille excuses, mademoiselle, dis-je, -mais…</p> - -<p>— Fouettez ! répéta-t-elle, cette fois sur un ton -égal et net, mais qui n’admettait pas de réplique.</p> - -<p>La fille qui ne l’avait pas mécontentée — car -l’autre était trop interdite — répéta l’ordre, le -carrosse se remit en mouvement et me laissa au -milieu de la route, à cheval et le chapeau à la main, -très sot, devant la place vide.</p> - -<p>La route toute droite entre deux files de peupliers, -le carrosse tressautant et cahotant dans la -descente, les faces narquoises des laquais retournés -vers moi dans le nuage de poussière, je revois -tout cela à merveille. Ce tableau est resté particulièrement -vif et précis dans cette collection d’où -tant d’autres souvenirs plus importants ont disparu -sans retour. J’avais chaud, j’étais vexé, mécontent -de moi ; je sentais que j’avais enfreint les -convenances, et plus que mérité la rebuffade. Mais, -en dépit de ces considérations, j’étais envahi d’un -sentiment tout nouveau. La face de Denise me -hantait ; ses yeux pleins d’une surprise délicieuse, -ou d’un dédain aussi exquis, me poursuivaient dans -ma course. J’oubliais Buton et Doury, le Comité -et le curé, la chaleur de la route, pour ne penser -qu’à elle. Je ne réfléchissais à rien d’autre qu’à la -possibilité d’un soulèvement de paysans. Cela, cela -seul, revêtait un aspect nouveau et des plus redoutables, -et me paraissait de plus en plus imminent -et probable. La vue du visage enfantin de -Denise donnait aux avertissements de Buton une -réalité que tous les arguments du curé avaient été -incapables de leur conférer.</p> - -<p>Cette pensée ne tarda pas à me harceler au point -que pour y échapper je pressai mon cheval et le -mis au galop, suivi de Gilles et d’André, qui s’étonnaient -sans doute de me voir continuer dans cette -direction. Mais, uniquement occupé des effroyables -visions que les paroles du forgeron m’avaient évoquées, -je perdis conscience du temps, et lorsque je -revins à moi je me vis plus qu’à mi-chemin sur la -route de Cahors, qui se trouve à trois lieues et -demie de Saux. Alors j’arrêtai mon cheval et restai -sur place, en proie à une fiévreuse irrésolution. D’une -part, en une demi-heure je pouvais être à Cahors, -devant la porte de M<sup>me</sup> de Saint-Alais, et quoi -qu’il arrivât ensuite, je n’aurais rien à me reprocher. -D’autre part, dans le même laps environ, je pouvais -être chez moi, inglorieusement à l’abri.</p> - -<p>Lequel des deux choisir ? L’instant, à mon insu, -était gros de conséquences. D’une part, la face de -M<sup>lle</sup> Denise, sa beauté, son innocence, le danger -où elle se trouvait, plaidaient singulièrement en -sa faveur, et me poussaient à donner l’avis. De -l’autre, l’orgueil m’incitait à retourner, et à éviter -la réception que j’avais tout lieu d’appréhender.</p> - -<p>A la fin je continuai. Moins d’une demi-heure -plus tard je passais le pont Valentré.</p> - -<p>Mais il ne faut pas se figurer que je me décidai -sans lutte, ou allai de l’avant sans appréhension. -Les brocards et les railleries dont M<sup>me</sup> de Saint-Alais -m’avait accablé étaient trop récents ; et -vingt fois l’orgueil et le ressentiment faillirent m’arrêter -et me faire rétrograder vers le château. A -chaque fois, néanmoins, les faces sinistres et les -yeux féroces que j’avais vus auprès du village me -réapparaissaient ; je me rappelais quelle haine environnait -Gargouf, le régisseur de Saint-Alais ; je -me représentais les scènes abominables qui se dérouleraient -avant l’arrivée des secours de Cahors, -et j’allais de l’avant.</p> - -<p>Mais je m’attendais si bien à voir mes craintes -tournées en ridicule, que le spectacle de la foule -emplissant les rues sur mon passage ne suffit pas -à me dissuader. On ne pouvait toutefois se méprendre -à l’atmosphère de surexcitation. De toutes -parts des gens attroupés conversaient avec gravité ; -ici et là des individus montés sur des chaises — ce -qui était encore pour moi une mode nouvelle — haranguaient -un auditoire de badauds. Certaines -boutiques étaient fermées, on montait la garde devant -d’autres, ainsi que devant les boulangeries. -Je notai qu’un grand nombre de gens avaient des -journaux et des brochures entre les mains, et autour -de ceux-là, on parlait sur un ton plus élevé. Ici et là -encore, mon apparition créa une sensation, mais -d’un caractère équivoque, car si un petit nombre -me saluaient avec respect, la plupart me dévisageaient -en silence. Plusieurs me demandèrent au -passage si j’apportais des nouvelles, et parurent -désappointés de ma réponse négative. Par deux -fois un petit groupe de peuple me hua.</p> - -<p>Le dépit que j’en éprouvai fut oublié grâce à un -incident beaucoup plus surprenant. J’allais toujours, -lorsque je m’entendis appeler par mon nom ; -je me retournai, et vis M. de Gontaut qui s’avançait -vers moi aussi vite que sa dignité et sa boiterie -le lui permettaient. Il s’appuyait, comme à -l’ordinaire, sur le bras d’un valet, et il tenait dans -l’autre main sa canne et sa tabatière ; de plus, -deux hommes vigoureux l’escortaient. Je n’avais -nulle raison de croire qu’il appréciât mieux le -service que je lui avais rendu, ou qu’il voulût en -manifester plus de gratitude, que le jour de l’émeute ; -aussi ma surprise fut-elle grande lorsqu’il -m’aborda, la face épanouie.</p> - -<p>— Cette rencontre est le plus grand plaisir que -j’aie eu depuis des mois, dit-il, en m’accablant de -politesses. Par ma foi, monsieur le vicomte, vous -nous avez tous faits quinauds ! Une fameuse réception -vous attend là-bas ! Et vous nous amenez deux -solides gaillards, à ce que je vois. Ce n’est pas bien, -reprit-il, branlant le chef en manière de plaisanterie -sénile. Je déclare que ce n’est pas bien. Mais -vous connaissez la parole évangélique : « Il y aura -plus de joie dans le ciel pour un pécheur qui se -repent… » Allons, allons ! il ne faut pas vous en -vouloir. Vous leur avez donné une leçon ; et maintenant -nous voilà unis.</p> - -<p>— Mais, monsieur le baron, dis-je, confondu, tout -en obéissant à son geste d’avancer, tandis qu’il clopinait -cahin-caha à côté de mon cheval. Je ne vous -comprends pas du tout !</p> - -<p>— Vous ne me comprenez pas ?</p> - -<p>— Hé non !</p> - -<p>— Hein ! vous ne vous attendiez pas à ce que -nous le sachions si tôt, reprit-il d’un air fin. Mais -je vous assure que nous sommes bien renseignés. -La campagne est commencée, et le service des informations -ne chôme pas. Il ne nous en échappe -guère, et nous aurons vite fait de mettre ces gredins -à la raison. Mais, de fait, c’est ce satané maraud -de Doury qui a jasé. Il paraît que vous leur -avez rivé leur clou ? Un Comité ! les malotrus ! Et -à notre barbe ! Mais vous les avez envoyés promener -comme il faut, vicomte. Si vous vous en -étiez mis, à cette heure…</p> - -<p>Il s’arrêta net. Un homme qui traversait la rue -l’avait légèrement bousculé. Le vieux gentilhomme -perdit patience, et tout aussitôt leva sa canne avec -un furieux juron. L’homme se retira en prodiguant -les excuses ; mais elles n’apaisèrent point M. de -Gontaut.</p> - -<p>— Ah ! malandrin ! lui cria-t-il, d’une voix tremblante -de fureur, tu voulais encore une fois me -jeter par terre ? Mais nous allons te mettre au pas, -n’aie crainte. Un peu de patience. Vive Dieu ! dans -ma jeunesse…</p> - -<p>— Mais, monsieur le baron, dis-je afin de détourner -son attention, car plusieurs des assistants nous -regardaient d’un mauvais œil, et je sentais qu’il ne -faudrait pas grand’chose pour amener une bagarre, -êtes-vous bien sûr que nous soyons de force à les -tenir en échec ?</p> - -<p>Le vieux gentilhomme tremblait toujours, mais -il se redressa avec un geste de vaillance passionnée.</p> - -<p>— Vous verrez ça ! cria-t-il. Quand viendra le -beau moment, vous verrez ça, monsieur… Mais -nous y voici ; et voilà au balcon M<sup>me</sup> de Saint-Alais -avec quelques-uns de ses gardes du corps.</p> - -<p>Il s’arrêta pour lui envoyer un baiser, avec la -grâce d’un Polignac.</p> - -<p>— Là-haut, vicomte, vous allez voir ce que vous -allez voir, reprit-il. Et moi aussi, je serai le bienvenu, -puisque je vous amène.</p> - -<p>Je croyais rêver. Quinze jours plus tôt, on m’avait -ignominieusement expulsé de cet hôtel, avec -injonction de n’y remettre jamais les pieds. A -cette heure, sur ce balcon d’où se penchaient vers -moi de charmants visages et des têtes poudrées, -les mouchoirs s’agitaient en mon honneur. Au haut -de l’escalier, encombré de serviteurs et de laquais, -et vibrant sous un flot continu d’allants et venants, -je fus accueilli par un murmure de louanges. De -tous côtés on tapotait des tabatières et on maniait -des cannes ; surgis des éventails, les yeux aguichants -rivalisaient d’éclat avec les miroirs. Et à -travers tout, une large avenue attendait mon passage, -Louis vint à ma rencontre jusqu’à la porte, -et la marquise s’avança jusqu’au milieu du salon. -Ce fut un triomphe, triomphe qui me parut inconcevable, -incompréhensible, jusqu’au moment où -j’appris que la rebuffade administrée par moi à la -députation avait été amplifiée dix fois, cent fois, -au point de répondre aux vœux des plus violents ; -et les plus paisibles et réfléchis furent trop heureux -de voir dans ma solidarité une preuve de cette -réaction que le parti royaliste, dès le premier jour -des troubles, ne cessa jamais d’espérer.</p> - -<p>On ne peut s’étonner si, pris à l’improviste et -enivré d’encens je me laissai aller. Parmi cette -société, et encore sous l’impression des gracieusetés -de M<sup>me</sup> de Saint-Alais, il eût fallu un courage et -une hardiesse dont j’étais incapable, pour déclarer -que j’étais venu non me joindre à eux, mais dans -un but bien différent, et que tout en repoussant -les offres de la députation, je n’avais nullement -l’intention d’agir contre elle. Et d’ailleurs certains -traits de la députation, telle l’outrecuidance de -Doury, et les allusions de Buton, pour ne rien dire -de la violence de la population parisienne, n’avaient -pas manqué de m’impressionner défavorablement. -A l’instar de mille autres tout prêts à bien accueillir -la réforme, je reculais devant les extrémités où -elle aboutissait ; et quoique en entrant dans Cahors -rien ne fût plus loin de ma pensée que de me -joindre à la faction Saint-Alais, je me vis dans -l’impossibilité de repousser sur-le-champ leurs -louanges, ou d’expliquer à brûle-pourpoint dans -quelle intention réelle j’étais venu les trouver.</p> - -<p>J’étais, en fait, le jouet des circonstances ; faible, -dira-t-on, au mauvais moment, et obstiné dans -mon tort ; livré tantôt à une puérile pétulance, et -tantôt à une puérile versatilité ; tour à tour passif -et brutal. Ce sera justice. Mais nous traversions -une période d’épreuves ; et tant qu’elle dura, bien -d’autres que moi et de plus âgés changèrent d’opinions, -et dans la même semaine revinrent en -arrière ; bien d’autres eurent de la difficulté à -trouver une cocarde à leur goût, blanche, noire, -rouge ou tricolore.</p> - -<p>Du reste, la flatterie est douce, et j’étais jeune ; -de plus, j’avais Denise en tête et rien ne pouvait -valoir la bienveillance de sa mère. Elle m’estimait, -je crois, davantage pour ma révolte passée, et se -félicitait de mon amendement en proportion des -facultés de résistance que j’avais déployées.</p> - -<p>— Parlons peu mais parlons bien, monsieur le -vicomte, dit-elle, avec une dignité qui m’honorait -autant qu’elle-même. Il s’est passé beaucoup de -choses depuis que je ne vous ai vu. Nous ne sommes -pas tout à fait, vous et moi, de la même -opinion. Pardonnez-moi. Un coup de langue d’une -femme, pas plus qu’un coup d’épée, ne déshonore -un homme.</p> - -<p>Je m’inclinai, rougissant de plaisir. Après une -quinzaine passée dans la solitude, cette agitation -mondaine de personnages saluant, souriant, s’entretenant -à mi-voix et sérieusement d’un dessein -unique, d’un seul but, avaient sur moi une emprise -énorme. Je subis la contagion. Je laissai la -marquise me mettre dans la confidence.</p> - -<p>— Le roi… (il n’y avait que le roi pour elle), -dans une semaine ou deux le roi se montrera. -Jusqu’ici on a abusé sa confiance. Cela va finir. -En attendant, il nous faut prendre la place qui -nous revient. Il nous faut armer nos serviteurs et -nos gardes, réprimer les désordres et résister aux -empiétements.</p> - -<p>— Et le Comité, madame ?</p> - -<p>Elle me donna une petite tape, en souriant, du -bout de ses doigts mignons.</p> - -<p>— Nous le traiterons comme vous l’avez traité, -dit-elle.</p> - -<p>— Pensez-vous que vous serez assez forts ?</p> - -<p>— Nous ? corrigea-t-elle.</p> - -<p>— Nous, fis-je, me reprenant tout confus.</p> - -<p>— Pourquoi pas ? En pourrait-il être différemment ? -répliqua-t-elle, en promenant à la ronde un -coup d’œil orgueilleux. Regardez autour de vous -et dites-moi si vous en doutez, monsieur le vicomte.</p> - -<p>— Mais la France ? dis-je.</p> - -<p>— La France, c’est nous ! trancha-t-elle, avec -un geste superbe.</p> - -<p>Et à coup sûr la splendeur de la foule emplissant -ses salons confirmait presque ces paroles. J’ai rarement -vu depuis ce temps-là pareille réunion de -beaux hommes et de jolies femmes. Sans doute, -ces dehors renfermaient bien des petitesses et de -la déchéance ; ils cachaient l’épuisement des vices, -la jalousie, la rivalité, la dissension ; mais la -poudre et les mouches, les soies et les velours de -l’ancien régime, donnaient à tous un simulacre de -force, et au moins une apparence de dignité. Bien -que les guerriers fussent en minorité, tous portaient -l’épée, et savaient s’en servir. On ne s’était -pas encore avisé que cette fluette épée, si redoutable -dans un duel, est une arme vaine contre une -foule munie de bâtons et de pierres. On croyait -ingénument qu’il suffirait de deux ou trois cents -hommes d’épée pour faire obéir une province.</p> - -<p>En tout cas je ne voyais rien d’irréalisable dans -cette prétention ; et ce fut avec bien peu de résistance -quoique sans guère plus d’enthousiasme, que -j’arborai la cocarde blanche. Abandonnant toute -idée de réforme immédiate, je convins que l’ordre, -l’ordre seul, était le besoin urgent de la nation.</p> - -<p>Là-dessus tous étaient d’accord, et aussi pleins -d’espoir. Je n’entendis émettre aucune appréhension, -mais beaucoup de rodomontades, auxquelles -prit part le pauvre M. de Gontaut, en dépit de -ses rhumatismes. Personne ne fit la moindre allusion -au danger d’une révolte des campagnes. A -moi-même, entouré de cette foule brillante, le -danger finissait par paraître si lointain et irréel, -que la délicatesse non moins que la crainte du ridicule, -me contraignirent au silence. Et comme je -ne pouvais sans incongruité parler de M<sup>lle</sup> Denise, -l’avis que j’étais venu donner ne franchit pas mes -lèvres. Je voyais que l’on se moquerait de moi ; -je crus m’être abusé, et me tus.</p> - -<p>Ce fut seulement après avoir promis de revenir -le lendemain, et quand j’étais déjà sur le seuil et -prêt à sortir, que je me trouvai en tête à tête avec -Louis et laissai échapper un mot. Non sans hésitation, -je lui demandai s’il croyait sa sœur en sûreté -à Saint-Alais.</p> - -<p>— Pourquoi veux-tu que j’en doute ? dit-il avec -aisance, la main sur mon épaule.</p> - -<p>— L’agitation ne se borne pas à la ville, insinuai-je. -Ni peut-être le plus grave de l’agitation.</p> - -<p>Il haussa les épaules.</p> - -<p>— Tu penses trop à tout cela, mon cher, répliqua-t-il. -Crois-moi, à présent que nous sommes -unis, les désordres sont terminés.</p> - -<p>Mais ce fut dans cette même soirée du 4 août -que l’Assemblée de Versailles renonça en une seule -séance à toutes immunités, exemptions, privilèges, -à toutes redevances, corvées, droits féodaux, à -tous péages, à toutes dîmes, aux gabelles, aux -lois de chasse et capitaineries ! En une seule -séance, ce même soir où Louis croyait les désordres -terminés !</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="c7">CHAPITRE VII<br /> -<span class="small">L’ALARME</span></h2> - - -<p>En ce temps-là, un brasier sur la place du marché, -cinq ou six lanternes aux carrefours, constituaient -à peu près tout l’éclairage public de la ville. Aussi, -quand je fis halte pour laisser souffler mon cheval -au haut de la côte, passé le pont Valentré, et jetai -un regard en arrière sur Cahors, je ne vis que -ténèbres, interrompues çà et là d’une touche de -clarté jaunâtre, qui montrait un pan de mur ou -le bord d’un toit. Rien d’autre ne décelait le -mystère de la cité endormie.</p> - -<p>Tout autour, la rivière recourbait sa luisance à -peine discernable. Par-dessus, des nuages couraient -dans le ciel, et un vent, froid pour la saison, ou du -moins froid par contraste avec la chaleur du jour, -me rafraîchissait le sang et peu à peu m’emplissait -l’âme de la solennité de la nuit.</p> - -<p>Pendant que les chevaux reprenaient haleine, la -fièvre qui m’avait possédé au cours des dernières -heures s’apaisa, ne laissant derrière elle qu’un -étonnement mêlé de regrets. Mon exaltation disparue, -la scène à laquelle je venais d’assister perdit -tout attrait ; et je ne tardai guère à la juger plus -sévèrement. La paix nocturne me laissait percevoir -une fausse note dans les cyniques vantardises -et dans les projets, égoïstes au dernier point, que -je venais d’écouter durant des heures. Ce « La -France, c’est nous » de la marquise, qui avait sonné -si bien au milieu des lumières et des scintillements -du salon, parmi les dentelles, les coiffures « en -fripons » et les gilets fleur-de-pêcher, apparaissait -une folie en présence de la nuit grandiose qui -recélait vingt-cinq millions de Français.</p> - -<p>Néanmoins, ce que j’avais fait était fait. Je -portais à ma boutonnière la cocarde blanche ; -j’étais voué à l’ordre, et à mon ordre. Et cela -valait peut-être mieux ainsi. Mais, à la réflexion, -mon enthousiasme tomba ; et par un singulier -mécanisme, à mesure qu’il s’affaissait, et que le -souvenir de la scène où je venais de prendre part -perdait son emprise, le devoir qui m’avait amené -à Cahors recouvrait son importance. Plus s’affaiblissait -l’influence de M<sup>me</sup> de Saint-Alais, plus se -renforçait l’image de sa fille, assise dans son carrosse, -solitaire et effrayée. A la fin, je remontai -vivement à cheval, et m’évertuai à oublier mes -pensées dans la rapidité de ma course.</p> - -<p>Mais il n’est pas aussi aisé de s’échapper à soi-même -la nuit que le jour. Le bruit du vent dans -les châtaigniers, les nuages en fuite et le dur retentissement -des sabots sur la route, m’imprégnaient -pour ainsi dire d’une gravité qui ralentissait le -cours de mon sang. Les gens de ma suite parlaient -d’une voix endormie ou trottaient en silence. Je -pouvais me croire à cent lieues de la ville. Pas une -lumière sur le plateau. Dans le monde nocturne -où nous nous enfoncions, dans ce monde de noires -et mystérieuses silhouettes apparues soudain sur -le ciel pâle, et aussi vite résorbées, nous étions les -seuls êtres vivants.</p> - -<p>A la fin nous atteignîmes la hauteur qui domine -Saint-Alais, et je cherchai aussitôt des lumières -au fond de la vallée, oubliant qu’il allait être -minuit dans une heure, et que depuis longtemps -le village était plongé dans le sommeil. Cette déception, -avec la lenteur de notre allure, car -l’abrupte descente nous forçait d’aller au pas, -m’impatientait ; et quand j’ouïs derrière moi, au -bout d’un instant, un bruit particulier, que je -connaissais trop bien, j’éclatai.</p> - -<p>— Arrête, imbécile ! m’écriai-je, en retenant -mon cheval et me retournant sur ma selle. Cette -jument a cassé son fer encore une fois, et tu continues -comme si de rien n’était. Descends et regardes-y. -Crois-tu donc…</p> - -<p>— Excusez, monsieur, balbutia Gilles, qui s’était -endormi sur sa selle.</p> - -<p>Il se laissa glisser à bas. La jument qu’il montait, -une bête de prix, — avait le tic de casser un de -ses fers de derrière ; après quoi, à la première occasion, -elle se mettait à boiter. Buton avait essayé -sur elle tous les modes de ferrure, mais sans succès.</p> - -<p>Je sautai à terre pendant que le valet soulevait -le pied de sa bête. Mon oreille ne m’avait pas -trompé : le fer était cassé. Gilles s’efforça d’enlever -le fragment de métal resté sur le sabot, mais la -jument était rétive, et il dut y renoncer.</p> - -<p>— Elle ne peut aller jusqu’à Saux dans cet état, -m’écriai-je avec colère.</p> - -<p>Les deux hommes restèrent silencieux une minute, -en considérant la bête. Puis Gilles parla.</p> - -<p>— La forge de Saint-Alais n’est pas à cent cinquante -toises en descendant l’allée, monsieur, dit-il. -Et le tournant est là-bas. Nous pourrions éveiller -Petit-Jean, l’amener ici avec ses tenailles. Mais…</p> - -<p>— Mais quoi ? fis-je d’un ton bourru.</p> - -<p>— Je me suis disputé avec lui à la foire de -Cahors, monsieur, répondit Gilles piteusement, et -je crains qu’il ne veuille pas venir pour nous.</p> - -<p>— Très bien, dis-je avec brusquerie. C’est moi -qui irai. Et toi, reste ici, et fais tenir cette bête -tranquille.</p> - -<p>André tint l’étrier pour m’aider à monter. La -maréchalerie, la première baraque du village, était -à cinq cents pas plus loin, et raisonnablement, -j’aurais dû y aller à cheval. Mais mon irritation -me portait à faire tout le contraire de ce qu’on -me proposait, et, refusant rudement son aide, je -partis à pied. Au bout de cinquante pas, j’arrivais -au chemin de traverse qui mène à Saint-Alais, et -je m’y engageai, cessant aussitôt de percevoir -l’allègre tintement des mors et le bruit des voix -humaines.</p> - -<p>Des peupliers s’élevaient de chaque côté sur les -hauts talus qui encaissaient l’allée ; il y faisait noir -comme dans un four, et je marchais presque à -tâtons. Un faux-pas que je fis acheva de m’exaspérer, -et je maudis les Saint-Alais pour leurs ornières -et la lune pour son coucher prématuré. Le -susurrement continuel des peupliers m’accompagnait, -et, je ne sais pourquoi, me persécutait. -Je trébuchai de nouveau, et pestai contre Gilles, -puis je m’arrêtai, prêtant l’oreille. Bien qu’engagé -dans ce chemin creux, le tintement des mors me -parvenait de nouveau, comme si les chevaux me -suivaient.</p> - -<p>Je m’irritai tout d’abord, croyant que les valets -avaient enfreint mes ordres. Mais je m’aperçus que -ce bruit m’arrivait de devant, et qu’il était plus -fort et plus grave que le cliquetis d’une gourmette -ou d’une bride. Je m’avançais péniblement, assez -surpris, lorsqu’une lueur vague et rougeoyante, qui -brillait dans les ténèbres, entre les peupliers, me -porta à croire que l’on travaillait à la forge.</p> - -<p>Je trouvai la circonstance heureuse, quoique -singulière. Mais au-delà d’un tournant, j’arrivai -en vue de la maréchalerie. Je m’arrêtai stupéfait. -La forge était en pleine activité. Deux marteaux -fonctionnaient ; je les voyais s’élever et retomber, -et je les entendais battre le métal en cadence. La -rouge réverbération du foyer inondait la route, -embrasait les arbres d’en face, et projetait sur le -ciel leurs ombres démesurées.</p> - -<p>Ce spectacle me plongea dans le dernier étonnement, -car il était presque minuit. Par bonheur, je -vis autre chose qui m’étonna davantage encore, -et retint mes pas. Entre la forge et la haie contre -laquelle je me trouvais, une quantité d’hommes en -mouvement s’affairaient de-ci de-là, des hommes -aux bras nus et aux têtes hirsutes, dépoitraillés, la -peau noircie et brûlée. J’aurais pu les compter difficilement, -car ils se déplaçaient trop vite ; et je n’essayai -pas de le faire. Il me suffit de voir qu’une -moitié d’entre eux portaient des piques et des -fourches, qu’un individu les répartissait par escouades, -leur donnant des instructions ; et que, -nonobstant la manœuvre régulière des marteaux, -une hâte sauvage caractérisait leurs mouvements.</p> - -<p>Tout d’abord je restai pétrifié. Puis instinctivement, -je me rapprochai de la haie, dans l’ombre, -et regardai de nouveau. Celui qui jouait le rôle de -chef portait sur son épaule une cognée, dont le -large fer, sous les lueurs de la fournaise, semblait -ruisseler de sang. Cet individu ne tenait pas en -place. Tantôt il allait d’un groupe à l’autre, gesticulant, -prodiguant les ordres et les encouragements, -ou bien il retirait un homme d’une escouade et -l’introduisait de force dans la voisine ; ou bien il -faisait une courte harangue, dont je ne voyais que -la mimique, car je me trouvais éloigné de cent -pas ; ou bien il pénétrait dans la forge, et sa large -carrure interceptait momentanément la lumière. -C’était Petit-Jean, le forgeron.</p> - -<p>Je mis à profit l’obscurité passagère qui résulta -de l’une de ces occultations, pour me rapprocher un -peu. Je ne doutais en rien que tout cela présageât -du sang, du feu, des crimes, des flammes montant -vers le ciel, des cris d’épouvante dans la nuit. -Mais je voulais en savoir davantage. Je me rapprochai -donc, tour à tour me défilant le long de la -haie, ou me coulant dans le fossé, tant qu’à la fin -cinq ou six toises seulement me séparèrent de la -horde. Arrivé là, je restai immobile, tandis que -Petit-Jean ressortait pour distribuer une nouvelle -brassée d’armes, agrippées aussitôt par des poignes -avides. Je pouvais entendre, à cette heure, et ce -que j’entendis me fit frémir. Le nom de Gargouf -volait de bouche en bouche. On dévouait à d’atroces -tortures et à des morts lentes le régisseur de Saint-Alais ; -on allait lui faire expier enfin tous ses vieux -péchés, ses attentats, ses tyrannies, hautement dénoncés -pour la première fois.</p> - -<p>Enfin, quelqu’un donna le signal, en criant à -pleine voix : « Au château ! au château ! » et à ce -cri, les sentiments que m’inspirait le spectacle se -métamorphosèrent en une terreur pressante. J’allai -pour m’élancer. Je voulais apparaître en pleine -lumière à ces hommes, les convaincre, les menacer, -les supplier, les détourner de leur projet par un -moyen quelconque. Mais un seul instant de réflexion -me démontra la vanité de cette tentative. -Ceux que j’avais devant moi n’étaient plus ces -paysans que j’avais connus depuis toujours ; ce -n’étaient plus des croquants mornes et résignés, -mais bien des bêtes féroces ; je le lisais dans leurs -gestes et dans la raucité de leurs voix. En me -montrant je n’aboutirais qu’à me faire massacrer. -Par cette considération je me reculai, gagnai le -plus épais de l’ombre, et tournant les talons, -m’élançai dans l’avenue. Les ornières et l’obscurité -n’avaient plus aucune importance pour moi. Si je -trébuchais, je ne le remarquais même pas. Si je -tombais, je ne m’en souciais. En moins de deux -minutes, j’arrivai tout hors d’haleine devant mes -serviteurs ébahis, et m’évertuai à leur expliquer -vite ce qu’ils devaient faire.</p> - -<p>— Le village a pris les armes ! haletai-je. Ils -veulent brûler le château, et M<sup>lle</sup> Denise y est ! -Toi, Gilles, monte à cheval, galope, sans perdre une -minute, jusqu’à Cahors, et dis-le à M. le marquis. -Il doit amener tout ce qu’il pourra de renforts. -Et toi, André, va-t’en à Saux. Vois l’abbé Benoît. -Prie-le de faire tout son possible… d’amener tout -ce qu’il pourra.</p> - -<p>Au lieu de répondre, ils restaient bouche bée, à -considérer les ténèbres.</p> - -<p>— Et la jument, monsieur ? demanda enfin l’un -d’eux, niaisement.</p> - -<p>— Imbécile ! qu’elle aille au diable ! m’écriai-je. -Il est bien question de jument ! Ne comprends-tu -pas que le château…</p> - -<p>— Et vous, monsieur ?</p> - -<p>— Je vais gagner le château par l’aile du jardin. -Allons, en route ! En route, mes amis ! Cent livres -à chacun de vous si l’on sauve le château !</p> - -<p>Je leur dis le château, parce que je n’osais parler -de ce que j’avais en réalité dans l’esprit ; parce que -je n’osais me représenter l’innocente jeune fille au -pouvoir de ces monstres. Mais ce fut cette pensée -qui me stimula, ce fut elle qui me donna la force, -tandis que mes gens s’éloignaient à peine, de me -frayer un passage à travers l’épaisseur de la haie, -comme s’il se fût agi d’une simple toile d’araignée. -Une fois de l’autre côté, à découvert, je traversai à -toute vitesse un champ, puis un second, côtoyai le -village, et me dirigeai sur les jardins qui aboutissaient -à l’aile orientale du château. Je les connaissais -bien : leur partie la plus éloignée des bâtiments, -et de l’accès le plus facile, était un taillis dans -lequel j’avais joué maintes fois étant petit. Il n’y -avait alentour, en fait de clôture, qu’une palissade -de planches, et plus rien entre ce taillis et la partie -plus soignée du jardin. Ouvrant sur ce jardin, une -poterne donnait accès à un corridor qui menait au -grand vestibule du château. Le bâtiment, oblong et -régulier, agrandi par le père du marquis, comprenait -deux ailes et un corps central. A cent pas -de la façade commençait la rue du village ; une -large avenue, poudreuse et mal ombragée, allait de -l’entrée principale au portail, dont les grilles restaient -ouvertes jour et nuit.</p> - -<p>Les séditieux n’avaient donc à franchir qu’une -courte distance ; nul obstacle ne les séparait de la -maison, et une fois arrivés là, ils n’en trouveraient -d’autres que des portes et des volets sans résistance, -si même ces derniers étaient clos. Tout -courant, je songeais avec effroi à ce manque absolu -de protection, et je voyais déjà les misérables -enfoncer les portes, envahir les parquets cirés, et -s’engouffrer dans le large escalier.</p> - -<p>Cette pensée me donnait des ailes. J’avais plus -de chemin à faire qu’eux, et des haies à franchir, -mais les premiers bruits de leur approche n’avaient -pas encore atteint la maison, que je me trouvais -déjà dans le taillis, où je me frayais un chemin, -butant contre les souches et les buissons, tombant -à plusieurs reprises, couvert de sueur et de poussière, -mais toujours allant de l’avant.</p> - -<p>A la fin je débouchai à l’air libre du jardin, parmi -les allées ombreuses, les nymphes et les faunes ; -et je regardai vers le village. Une sinistre lueur -rouge apparaissait au loin parmi les troncs de -l’avenue ; une rumeur de voix s’élevait… Ils arrivaient ! -Je ne perdis que le temps d’un simple coup -d’œil, et je descendis au galop entre les statues -de l’allée. Dix secondes de plus, et j’entrais dans -l’ombre plus dense du château, j’atteignais la -porte… Je l’éprouvai d’un coup d’épaule. Elle -résistait ! Elle résistait, alors que chaque seconde -était sans prix. Je ne pouvais plus voir les lueurs -des torches, ni entendre les voix de la foule, car -l’angle de la maison les interceptait ; mais je n’imaginais -que trop vivement leur approche : je les -croyais déjà à la grande porte.</p> - -<p>Je martelai les panneaux à coups de poing ; puis -je cherchai à tâtons la poignée de la serrure et la -trouvai. Elle tourna, mais la porte tint bon. Je -la secouai. Je la secouai de nouveau, frénétiquement. -A la fin, oubliant la prudence, j’appelai, -de plus en plus haut. Alors, après un siècle, me -sembla-t-il, où je restai à panteler parmi les ténèbres, -j’ouïs dans le corridor des pas mal assurés qui -s’approchaient, et vis naître et s’éclairer sous la -porte une raie de lumière. Enfin, une voix chevrotante -interrogea :</p> - -<p>— Qui est là ?</p> - -<p>— M. de Saux, répliquai-je avec impatience, -M. de Saux ! Faites-moi entrer ! Faites-moi entrer, -vous dis-je !</p> - -<p>Et je heurtai les panneaux avec colère.</p> - -<p>— Mais, monsieur, répondit la voix de plus en -plus chevrotante, qu’y a-t-il donc ?</p> - -<p>— Ce qu’il y a ? Ils vont mettre le feu au château, -imbécile ! m’écriai-je. Ouvrez ! ouvrez ! si vous ne -voulez pas être brûlés vifs !</p> - -<p>Après une dernière hésitation, l’homme ôta la -barre. En un clin d’œil, je me trouvai à l’intérieur, -dans un étroit corridor aux murs salés et décrépits. -Un vieil homme, édenté et sénile, un vieux valet -que j’avais vu souvent occupé à dévider de la laine -dans l’antichambre, se tenait devant moi, porteur -d’un flambeau de fer. A ma vue, la lumière vacilla -dans sa main, et il ouvrit une bouche démesurée. -Je compris que je n’avais rien à attendre de lui, et -je lui arrachai la barre pour l’assujettir de nouveau -moi-même. Puis j’empoignai le flambeau.</p> - -<p>— Vite ! fis-je tout palpitant. Menez-moi auprès -de votre maîtresse.</p> - -<p>— Monsieur ?</p> - -<p>— A l’étage ! vite ! à l’étage !</p> - -<p>Il voulut parler, mais je ne m’attardai pas à -l’écouter. Connaissant le chemin, et en possession -de la lumière, je le plantai là et me précipitai dans -le corridor. Après avoir trébuché contre plusieurs -matelas étalés par terre, et destinés apparemment -à la valetaille, j’arrivai dans le vestibule. Mon -lumignon éclairait à peine cet antre de ténèbres. -Mais il me suffit pour voir que la porte était barricadée, -et je me dirigeai vers l’escalier. Je mettais -le pied sur la première marche, quand le vieux valet, -qui me suivait de toute la vitesse dont ses jambes -flageolantes étaient susceptibles, alla donner -contre un rouet qui se trouvait là. Le rouet se renversa -à grand bruit, et aussitôt un chœur de cris -et de lamentations s’éleva, au-dessus de nos têtes. -J’escaladai les marches quatre à quatre, et sur le -palier trouvai mes criards, réunis en un groupe -terrifié, auprès d’une chandelle de suif posée sur le -parquet, et dont la douteuse lueur était bien faite -pour augmenter leurs alarmes. Les plus proches de -moi étaient un vieux valet de pied et un galopin, -dont les yeux terrifiés rencontrèrent les miens tandis -que je montais les dernières marches. Derrière eux, -et blotties contre une banquette de tapisserie -adossée au mur, j’aperçus le reste : trois ou quatre -femmes, qui piaillaient et se cachaient la figure -dans les jupes de leurs voisines. Sans lever les yeux -ni tenir compte de ma présence, elles continuèrent -à pousser des cris.</p> - -<p>Le vieillard, d’un juron chevrotant, essaya de les -faire taire.</p> - -<p>— Où est Gargouf ? lui demandai-je.</p> - -<p>— Il est allé barrer les portes de derrière, monsieur, -répondit-il.</p> - -<p>— Et mademoiselle ?</p> - -<p>— La voilà.</p> - -<p>Ce disant il s’écarta, et me montra une épaisse -tenture qui cachait la fenêtre ogive du palier. Je -la vis s’agiter, et de ses plis émergea Denise, son -petit minois puéril couvert de pâleur, mais singulièrement -calme. Elle portait une robe claire et -flottante, ajustée en hâte, et ses cheveux non -coiffés retombaient sur ses épaules. A la faible lueur -des deux chandelles et dans la confusion, elle ne -m’aperçut pas tout d’abord.</p> - -<p>— Gargouf est-il revenu ? demanda-t-elle.</p> - -<p>— Non, mademoiselle, mais…</p> - -<p>L’homme alla pour me désigner ; elle l’interrompit -d’une exclamation de colère.</p> - -<p>— Faites taire ces idiotes, dit-elle. Oh ! faites -taire ces idiotes ! Je ne m’entends pas moi-même ! -Que quelqu’un aille me chercher Gargouf ! Êtes-vous -tous incapables de rien faire ?</p> - -<p>L’un des vieux valets se mit en route d’un -air affairé, laissant au milieu du groupe affolé -de terreur la frêle et pâle jeune fille qui de tout -son pouvoir se défendait contre la crainte. La -tenture sombre qu’elle avait derrière elle mettait -bien en relief la beauté de son visage et de ses -formes, mais l’admiration était le dernier de mes -soucis.</p> - -<p>— Mademoiselle, dis-je, vous allez fuir par la -porte du jardin.</p> - -<p>Elle tressaillit et me regarda fixement, de ses -yeux dilatés.</p> - -<p>— Monsieur de Saux, murmura-t-elle. Vous ici ? -Je ne… Je ne comprends pas. Je croyais…</p> - -<p>— Tout le village est en marche, dis-je. Dans un -moment ils seront ici.</p> - -<p>— Ils y sont déjà, répondit-elle d’une voix faible.</p> - -<p>Elle voulait dire seulement que par la fenêtre -elle venait de les voir approcher ; mais la sourde -rumeur qui montait dans l’air, au dehors, et traversait -les murs, à chaque instant plus haute et plus -menaçante, fit interpréter ses paroles autrement. -Les femmes pâlirent en l’écoutant et redoublèrent -de lamentations. Un faux mouvement convulsif de -l’une d’elles renversa l’un des flambeaux. Le vieillard -qui m’avait ouvert se mit à pleurer.</p> - -<p>— Morbleu ! criai-je rudement, ces oiseaux de -malheur ne se tairont-ils pas ?</p> - -<p>Car ce vacarme m’empêchait de réfléchir, et la -réflexion était plus nécessaire que jamais.</p> - -<p>— Taisez-vous, idiotes, continuai-je, personne ne -vous fera de mal, à vous. Et vous, mademoiselle, -veuillez venir avec moi. Il n’y a pas un instant à -perdre. Le jardin par où je suis entré…</p> - -<p>Mais elle me regarda de telle sorte que je me tus.</p> - -<p>— Est-il indispensable de partir ? interrogea-t-elle. -N’y a-t-il plus d’autre moyen, monsieur ?</p> - -<p>Le brouhaha, au dehors, devenait plus violent.</p> - -<p>— Qu’avez-vous en fait d’hommes ? dis-je.</p> - -<p>— Voici Gargouf, répondit-elle. Il vous le dira.</p> - -<p>Je me tournai, et vis surgir de la cage d’escalier -le régisseur, comme toujours dur et sévère. Il tenait -un flambeau d’une main et un pistolet de l’autre ; -et je remarquai dans son regard une expression de -fureur concentrée. A son aspect, les femmes se -remirent à brailler de plus belle. Mais je fus bien -aise de le voir, car lui du moins ne montrait aucun -signe de faiblesse. Je lui demandai combien il avait -d’hommes.</p> - -<p>— Ils sont devant vous, répliqua-t-il, sèchement, -sans paraître étonné de ma présence.</p> - -<p>— C’est là tout ?</p> - -<p>— Il y en avait trois autres, dit-il. Mais j’ai trouvé -les portes déverrouillées, et les oiseaux envolés. Je -réserve à l’un d’eux ceci, reprit-il, avec un sombre -regard sur son pistolet.</p> - -<p>— Il faut que mademoiselle s’en aille.</p> - -<p>Il haussa les épaules avec une indifférence qui me -mit hors de moi.</p> - -<p>— Comment voulez-vous ? fit-il.</p> - -<p>— Par la porte du jardin.</p> - -<p>— Ils y sont. Le château est cerné.</p> - -<p>Je jetai un cri de détresse ; et au même moment, -comme pour confirmer son dire, un coup furieux -retentit sur la grande porte d’entrée, et réveillant -tous les échos de la maison, proclama que l’heure -fatale était venue. Un second coup suivit le premier, -puis une grêle de coups. Tandis que les servantes -braillaient en s’accrochant les unes aux autres, -j’échangeai un regard avec Denise.</p> - -<p>— Il faut vous cacher, murmurai-je.</p> - -<p>— Non, non, fit-elle.</p> - -<p>— Nous trouverons bien un endroit, dis-je, en -jetant à la ronde un regard angoissé, et sans tenir -compte de sa réponse. (Le fracas des coups devenait -assourdissant.) Dans le…</p> - -<p>— Je ne me cacherai pas, monsieur, déclara-t-elle.</p> - -<p>Son visage était blême, et ses yeux vacillaient -à chaque coup. Mais celle que j’avais devant moi -n’était plus la jeune vierge qui était restée muette -en ma présence quelques jours plus tôt ; c’était -bien M<sup>lle</sup> de Saint-Alais, dépositaire d’un long -passé d’honneur.</p> - -<p>— Ce sont nos vassaux. Je vais leur parler, -reprit-elle en s’avançant avec bravoure, malgré le -tremblement de ses lèvres. Et s’ils osent…</p> - -<p>— Ils ont perdu le sens, répliquai-je. Ils sont -fous ! Mais il reste une chance, et je n’en vois guère -d’autre. Si je m’adresse à eux avant qu’ils n’aient -pénétré, je réussirai peut-être. Un instant, mademoiselle ; -masquez cette lumière, je vous prie.</p> - -<p>Quelqu’un m’obéit ; je me retournai fiévreusement -et saisis la tenture. Mais Gargouf me devança. -Il retint mon bras, et arrêta mon geste.</p> - -<p>— Qu’est-ce donc ? Qu’allez-vous faire ? grogna-t-il.</p> - -<p>— Leur parler de la fenêtre.</p> - -<p>— Ils ne vous écouteront pas.</p> - -<p>— N’importe, je veux essayer. Que nous reste-t-il -d’autre ?</p> - -<p>— Des balles et de l’acier, répondit-il, d’un ton -qui me fit frémir. Voilà les fusils de chasse de M. le -marquis ; ils portent juste. Prenez-en un, monsieur -le vicomte ; je prendrai l’autre. Il en reste encore -deux, et nos hommes savent tirer. Nous tiendrons -l’escalier, à tout le moins.</p> - -<p>Je pris machinalement l’un des fusils, au milieu -de cet affreux tintamarre : des lamentations et -un tonnerre de coups à l’intérieur ; au dehors, les -hurlements farouches de la foule forcenée. Nul -secours à attendre, de toute une heure ; et sur le -moment le cœur me défaillit dans cette passe -désespérée. J’admirai le courage du régisseur.</p> - -<p>— Vous n’avez pas peur ? lui demandai-je.</p> - -<p>Je savais à quel point il avait foulé les pauvres -misérables du dehors ; combien il les avait affamés, -pressurés et maltraités depuis de longues années.</p> - -<p>Il maudit ces brutes.</p> - -<p>— Vous défendrez mademoiselle ? dis-je fiévreusement.</p> - -<p>Je voulais, je crois, me fortifier de son assurance.</p> - -<p>Il m’étreignit la main dans une poigne de fer, et -je n’en demandai pas davantage. Mais au bout d’un -instant je poussai un cri.</p> - -<p>— Ah ! mais ils vont mettre le feu au château ! -exclamai-je. A quoi bon tenir l’escalier, s’ils nous -grillent comme des rats ?</p> - -<p>— Nous mourrons ensemble, fut sa seule réponse.</p> - -<p>Et décochant un coup de pied à l’une des -pleurardes accroupies :</p> - -<p>— Te tairas-tu, carogne ! dit-il. Crois-tu que ça -te sauvera, de brailler ?</p> - -<p>Mais j’entendis la porte du bas se disloquer, et -bondissant à la fenêtre, j’écartai la tenture. Un -flot de clarté rougeâtre pénétra, qui teignit le plafond -d’une couleur de sang. Ma seule crainte était -d’arriver trop tard, et que la porte cédât ou que -la foule enfonçât la poterne avant que je pusse me -faire entendre. Par bonheur la fenêtre ne résista -point, je l’ouvris toute grande, une bouffée d’air -frais me fouetta le visage, et en un clin d’œil je -fus dehors, sur l’étroite corniche de la fenêtre surmontant -la grande porte. Au-dessous de moi s’étalait -un spectacle que, Dieu merci ! bien peu de -châteaux en France avaient vu depuis les années -d’Henri III.</p> - -<p>Un peu à l’écart, le grand colombier brûlait, et -projetait en l’air une colonne de fumée qui, se -rabattant sur l’avenue, cachait tout ce qui se -trouvait derrière sous un voile fuligineux traversé -de temps à autre par l’ardente réverbération des -flammes. Silhouettés en noir sur la clarté, des hommes, -actifs comme des démons, attisaient le feu avec -de la paille. Au delà du colombier flambaient une -remise et une meule de foin ; et plus près, juste -devant le château, une multitude de formes mouvantes -couraient de-ci de-là, les unes s’attaquant à -la porte et aux fenêtres, d’autres apportant du -combustible, toutes s’agitant, vociférant, riant — riant -d’un rire de damnés, à la musique des flammes -crépitantes et des vitres qui éclataient.</p> - -<p>Je vis au premier rang Petit-Jean qui donnait -des ordres ; et des hommes l’entouraient. Aussi -acharnées que les hommes, il y avait également des -femmes, et une entre autres, toute dépoitraillée, -hurlant des malédictions et brandissant ses armes, -qui ajoutait à la scène une note suprême d’atrocité. -Ce fut elle qui me vit la première ; et me désignant -avec des mots infâmes, elle nous maudissait, moi -et ceux du château, et à grands cris demandait -notre sang.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="c8">CHAPITRE VIII<br /> -<span class="small">GARGOUF</span></h2> - - -<p>Les uns réclamaient le silence, les autres me -considéraient stupidement, ou me montraient à -leurs voisins ; mais la plupart firent chorus à la -femme : enragés par ma présence, ils me tendaient -le poing, me criaient d’abjectes menaces et des -injures immondes. Pour une minute l’air retentit -d’« A bas les seigneurs ! A bas les tyrans ! » ce qui -me parut un fort mauvais signe. Mais bientôt, soit -qu’ils aperçurent le régisseur, soit qu’ils retournèrent -simplement à leur haine primitive, dont mon -apparition venait de les détourner, ce cri fut remplacé -par un mugissant tollé de « Gargouf ! Gargouf ! » — tollé -si plein d’avidité sanguinaire et -accompagné de menaces si atroces, que le cœur -faiblissait et que l’on devenait pâle à les entendre.</p> - -<p>— Gargouf ! Gargouf ! Livrez-nous Gargouf ! hurlaient-ils. -Livrez-nous Gargouf, et il mangera de -l’or fondu ! Livrez-nous Gargouf, et nos filles n’auront -plus rien à craindre de lui !</p> - -<p>Je frémis à l’idée que Denise entendait ; je frémis -à l’idée du péril où elle se trouvait. Les misérables -d’en bas n’avaient plus rien d’humain ; l’influence -de cette énergumène les transformait en démentes -bêtes fauves, ivres d’incendie et de licence. Quand -la fumée du bâtiment en feu se rabattit dans un -remous et me cacha la foule dont la rauque huée -sortait de cette noirceur, je crus entendre, non des -hommes, mais un sabbat de chiens enragés.</p> - -<p>La fumée s’écarta ; et un coup de feu partit des -derniers rangs. J’entendis un carreau éclater à côté -de moi. Un individu plus proche me lança un tison -enflammé qui retomba sur la corniche, flambant et -pétillant, près de mon pied. D’un coup de talon, je le -projetai à bas.</p> - -<p>Ce geste apaisa momentanément le tumulte, et je -saisis l’occasion.</p> - -<p>— Vils gredins ! m’écriai-je, m’efforçant de -dominer de la voix le sifflement des flammes. -Retirez-vous ! Les soldats de Cahors sont en route. -Il y a une heure que je les ai envoyés chercher. -Retirez-vous avant leur arrivée, et j’intercéderai -en votre faveur. Restez pour commettre de nouveaux -méfaits, et vous serez jugés à mort tous -jusqu’au dernier !</p> - -<p>On me répondit par des hurlements dérisoires. -Les soldats étaient avec eux, ajoutaient les uns. -Il n’y avait plus d’aristocrates, et leurs châteaux -appartenaient au peuple, criaient les autres. Un -ivrogne s’obstinait stupidement à brailler : « A -bas la Bastille ! A bas la Bastille ! »</p> - -<p>Un instant de plus, et je perdais ma chance. -J’agitai la main.</p> - -<p>— Qu’est-ce que vous voulez ? proclamai-je.</p> - -<p>— « Justice ! » vociféra l’un ; et un autre : « Vengeance ! » -Un troisième : « Gargouf ! » Et tous en -chœur : « Gargouf ! Gargouf ! » jusqu’au moment -où Petit-Jean apaisa le tumulte.</p> - -<p>— Assez ! intima sa voix rauque et brutale. -Sommes-nous venus ici simplement pour gueuler ? -Et quant à vous, seigneur, livrez-nous Gargouf, -et on vous laissera partir. Sans quoi, nous brûlons -le château, et vous tous avec.</p> - -<p>— Vil manant ! m’écriai-je. Nous avons des fusils, -et…</p> - -<p>— Les rats ont beau avoir des dents, ils grilleront ! -Ils grilleront ! répliqua-t-il.</p> - -<p>Et il désigna triomphalement, de sa cognée, les -bâtiments en feu.</p> - -<p>— Ils grilleront !… Mais écoutez bien, seigneur, -reprit-il, vous avez une minute pour vous décider. -Livrez-nous Gargouf à discrétion, et les autres -pourront se retirer.</p> - -<p>— Tous ?</p> - -<p>— Oui, tous.</p> - -<p>Je frissonnai.</p> - -<p>— Mais Gargouf ? dis-je. Allez-vous… Qu’allez-vous -faire de lui ?</p> - -<p>— Le faire rôtir ! rugit le forgeron, avec un -affreux blasphème, et les sacripants qui l’entouraient -eurent un rire de damnés. Le faire rôtir, -après l’avoir écorché vif !</p> - -<p>Je tremblai. De Cahors le secours ne pouvait -venir avant une heure entière. De Saux il pouvait -ne pas venir du tout. La porte au-dessous de moi -ne résisterait plus guère longtemps, et ces brutes -étaient trente contre un, et affolées par leur désir -de vengeance. Ils avaient des siècles de griefs à -assouvir ; ils croyaient arrivé le jour du règlement -des comptes, et cette idée changeait ces rustres en -démons. Les flammes qu’ils venaient d’allumer augmentaient -leur confiance. L’incendie passait dans -leurs veines.</p> - -<p>— A bas la Bastille ! A bas les tyrans !</p> - -<p>J’hésitais.</p> - -<p>— Une minute, cria le forgeron, avec un geste -expressif ; vous avez une minute. Gargouf ou tout -le monde !</p> - -<p>— Attendez !</p> - -<p>Je fis demi-tour et rentrai. Laissant derrière -moi la clarté fuligineuse, les pigeons tournoyants, -les hideuses formes noires, l’effroi et la confusion -de la nuit, je retournai à cet autre spectacle, guère -plus réconfortant ; car le palier, éclairé par deux -uniques chandelles, coulant dans leurs bobèches -d’étain, n’empruntait à l’extérieur qu’un reflet -rougeâtre du sinistre. Les femmes avaient cessé -leurs lamentations et leurs sanglots, et se serraient -en un groupe silencieux et terrifié. Les vieux valets -et le galopin se passaient la langue sur les lèvres, -et leurs regards allaient furtivement des armes -qu’ils tenaient à la figure du voisin. Denise seule se -maîtrisait, pâle et volontaire. Je lançai un bref coup -d’œil à la svelte petite personne en robe claire, et -me détournai. Je n’osais dire ce que j’avais dans -l’esprit. Elle avait entendu, donc…</p> - -<p>Ce fut elle qui l’exprima.</p> - -<p>— Vous leur avez répondu ? me glissa-t-elle, en -me regardant dans le blanc des yeux.</p> - -<p>— Non, dis-je, en baissant les paupières. Ils nous -ont donné une minute pour nous décider…</p> - -<p>— Je l’ai entendu, répondit-elle, en frissonnant. -Répondez-leur.</p> - -<p>— Mais, mademoiselle…</p> - -<p>— Répondez-leur : jamais ! jamais ! s’écria-t-elle -fiévreusement. Vite, ou ils vont croire que nous -pourrions céder !</p> - -<p>Néanmoins j’hésitais, tandis que les flammes -crépitaient au dehors. Qu’importait, après tout, -devant sa vie à elle, la vie de ce fripon ? Qu’importait -ce déshonnête individu, qui depuis tant -d’années pressurait les pauvres et déshonorait -des innocentes, comparé à sa jeunesse ? Ce fut -un moment redoutable d’indécision.</p> - -<p>— Mademoiselle, murmurai-je à la fin, en évitant -son regard, vous n’avez pas réfléchi, sans doute. -Mais refuser cette offre, c’est vouloir nous sacrifier -tous… sans le sauver.</p> - -<p>— Si fait, j’ai réfléchi ! répondit-elle, avec un -geste d’impatience. J’ai réfléchi. Mais il a été le -régisseur de mon père, et il l’est de mon frère ; s’il -a péché, c’est à leur service. C’est donc à eux d’en -porter la peine. Et d’ailleurs, qui sait si l’on en -viendra là ? reprit-elle, les traits altérés et les yeux -soudain remplis d’effroi. Ils n’oseront pas, dites ! -ils n’oseront jamais…</p> - -<p>— Où est-il ? demandai-je rudement.</p> - -<p>Elle montra l’encoignure derrière elle. J’y regardai, -et j’en crus à peine mes yeux. L’homme -que j’avais laissé plein du courage du désespoir, -prêt à vendre chèrement sa vie, était à cette heure -ratatiné sur lui-même, dans l’angle le plus sombre -de la banquette de tapisserie. Bien que j’eusse -parlé de lui à voix basse, et sans le nommer, il -m’entendit, et relevant la tête, montra un visage -digne de son attitude : une face livide et suante -de peur, une face qui, déjà vile quand la dureté -la rehaussait, semblait maintenant la plus abjecte -de la terre. Se peut-il, ô ciel ! que la peur réduise -un homme à cet état ! Il s’efforça de parler en rencontrant -mon regard, mais aucun son ne sortit de -ses lèvres, et il ne fit que s’effondrer davantage, -vraie statue de la panique et de la culpabilité.</p> - -<p>Je voulus savoir des autres ce qui lui était arrivé.</p> - -<p>— Qu’a-t-il donc ? demandai-je.</p> - -<p>Personne ne répondit ; mais la vérité m’apparut. -Tant qu’il nous avait vus tous dans le -même péril, tant qu’il s’était considéré comme une -simple unité parmi d’autres, le courage naturel à -un homme l’avait soutenu. Mais Dieu sait quelles -voix trop familières pour lui, quels accents d’hommes -affamés et de femmes déshonorées il avait -perçus dans la clameur farouche qui exigeait sa -vie ! quelles plaintes des défunts, quelles malédictions -d’enfants suspendus à des seins taris ! En -tout cas, et quoi qu’il eût cru y entendre, ce cri -de mort réclamant son sang — son sang à lui — l’avait -démoralisé. Sur-le-champ, d’un coup, ce cri -l’avait rejeté, lâche et tremblant, dans son coin, -où il levait des mains suppliantes.</p> - -<p>Une telle peur est contagieuse. J’allai à lui, -outré, et le secouai.</p> - -<p>— Debout ! chien ! dis-je. Debout, et tâche de -défendre ta peau, ou, par le ciel, personne ne la -défendra !</p> - -<p>Il se releva.</p> - -<p>— Voilà, voilà, monsieur, balbutia-t-il. Je suis -prêt à lutter pour mademoiselle. Je suis prêt…</p> - -<p>Mais je l’entendais claquer des dents, et je -voyais ses yeux errer de-ci de-là, comme ceux d’un -lièvre entouré par les chiens. Je compris que je -n’avais rien à espérer de lui. Au même moment une -huée sauvage au dehors m’avertit que notre délai -expirait ; et je le repoussai pour regagner la fenêtre.</p> - -<p>Trop tard. Je ne l’avais pas atteinte qu’un coup -tonitruant retentit sur la grande porte, et fit sursauter -les chandelles et piailler les femmes. Sur -l’instant je crus que tout était perdu. Une pierre -traversa la fenêtre, suivie d’une seconde et d’une -troisième. Les débris de verre tombèrent sur nous ; -le courant d’air éteignit une chandelle ; et les -femmes, folles de terreur et poussant des cris -affreux, s’enfuirent dans toutes les directions. -Joints à cela, les rugissements de la foule extérieure, -le luminaire lugubre et les plus lugubres -reflets du feu, la confusion et la panique suprêmes, -m’égarèrent au point que je restai une minute -indécis, inerte, promenant autour de moi des -regards affolés. La couardise en moi n’attendait -qu’un signal. Mais quelqu’un me toucha le bras, -et me retournant je vis à mon côté Denise, la face -levée vers moi.</p> - -<p>Elle était blême, et l’épouvante qu’elle avait -si longtemps contenue lui agrandissait les yeux. -Sa main pesa plus fort ; elle tituba, se raccrochant -à mon bras.</p> - -<p>— Ah ! chuchota-t-elle à mon oreille, d’une -voix qui m’alla droit au cœur. Sauvez-moi ! -sauvez-moi ! Ne reste-t-il plus aucune ressource ? -Dites, monsieur ? Est-ce qu’il nous faut mourir ?</p> - -<p>— Il nous faut gagner du temps, répliquai-je. -(Le courage me revenait merveilleusement, à la -sentir appuyée contre moi.) Tout n’est pas fini. -Je vais leur parler.</p> - -<p>Et l’asseyant sur la banquette, je courus à la -fenêtre et m’avançai au dehors. A première vue, -les choses en étaient restées au même point. Les -flammes ondulantes, la lueur, la traînée de fumée -et les étincelles, rien n’avait changé. Mais un -second coup d’œil me montra que les incendiaires -ne couraient plus çà et là autour du feu, et se -massaient en une troupe compacte juste au-dessous -de moi, aux abords de la porte, attendant qu’elle -leur livrât passage. Dans l’espoir de les retarder, -je les hélai frénétiquement ; j’appelai Petit-Jean -par son nom. Mais le hourvari les empêcha de -m’entendre, ou bien ils ne voulurent pas m’écouter ; -et pendant que je m’évertuais vainement, la -grande porte céda enfin, et avec des rugissements -de triomphe la foule se rua dans le château.</p> - -<p>Il n’y avait plus un instant à perdre. D’un bond -je repassai par la fenêtre, tout en empoignant le -fusil que Gargouf m’avait donné ; mais j’eus la -stupeur de ne plus trouver personne sur le palier. -La maison tremblait sous les piétinements ; les -cris de triomphe résonnaient déjà dans les corridors ; -dans dix secondes, la tourbe infâme serait -sur nous. Mais où donc avait passé Denise ? Et -Gargouf ? Et les valets, les femmes de chambre, -le galopin, que j’avais laissés ici ?</p> - -<p>Confronté à l’improviste avec l’instant suprême, -je demeurai tout d’abord paralysé, comme il arrive -dans les cauchemars. Puis, un premier choc -de pieds lourds retentit sur l’escalier, et je perçus -un léger cri, quelque part vers ma droite. Aussitôt -je courus à la porte qui, de ce côté, menait à l’aile -gauche. Je l’ouvris précipitamment, et la franchis, -pas une seconde trop tôt. Le moindre retard, et -les plus avancés des révoltés m’auraient aperçu. -Je n’eus que le temps de tourner la clef, qui se -trouvait heureusement à l’intérieur.</p> - -<p>Au plus vite, je traversai la pièce, et me dirigeai -vers l’autre extrémité où une porte ouverte laissait -échapper de la lumière. Je traversai la pièce suivante, -qui était vide, et arrivai dans la dernière -de l’enfilade.</p> - -<p>J’y trouvai les fugitifs. Dans la précipitation de -leur fuite, ils n’avaient même pas songé à fermer -la porte derrière eux. Dans ce dernier refuge — le -boudoir de la marquise, blanc et or — je les -trouvai blottis parmi les chaises à dossiers dorés -et les coussins à fleurs. Ils n’avaient apporté -qu’une seule chandelle avec eux, et les soieries, -les brimborions et les bibelots sur lesquels tombait -cette sombre clarté, rendaient plus affreuses -à voir leurs faces blanches et leurs prunelles hagardes. -Entassés dans le coin le plus reculé, ils -me regardaient venir.</p> - -<p>Par un excès de lâcheté, ils avaient mis Denise -au premier rang ; ou peut-être s’y plaça-t-elle dans -l’attente de mon arrivée. Elle me reconnut donc -avant eux, et les rassura. Quand je pus m’entendre -parler, je demandai où était Gargouf.</p> - -<p>Ils ne s’étaient pas aperçus de son absence, et -ils se récrièrent, disant qu’il avait pris lui-même -ce chemin.</p> - -<p>— Et vous le suiviez ?</p> - -<p>— Oui, monsieur.</p> - -<p>Ceci expliquait leur fuite, mais non la disparition -du régisseur. Au fait, peu importait de savoir où il -était allé, car il n’y avait guère de secours à attendre -de lui. Je jetai autour de moi un regard de détresse ; -même les amours joufflus des lambris semblaient se -railler de notre danger. Grâce à mon fusil, j’avais -un coup à tirer, je tenais une vie entre mes mains. -Mais à quoi bon ? Dans un instant, d’ici une minute -ou deux au maximum, les portes seraient enfoncées, -la horde de bêtes fauves se déverserait sur nous…</p> - -<p>— Oh ! monsieur ! l’escalier du réduit ! Il s’est -sauvé par l’escalier du réduit !</p> - -<p>C’était le galopin qui parlait. Lui seul gardait -sa présence d’esprit.</p> - -<p>— Où est ce réduit ? dis-je.</p> - -<p>Le gamin s’élança pour me guider, mais Denise -s’empara de la chandelle avant lui. Elle me fit -retourner en arrière, dans le passage de deux ou -trois pieds qui séparait cette pièce de la seconde -de l’enfilade. Dans le mur de ce passage elle ouvrit -la porte d’une espèce de réduit. En avançant la -tête, j’aperçus les premières marches d’un escalier. -A cette vue mon cœur bondit.</p> - -<p>— Cela mène à l’étage supérieur ? dis-je.</p> - -<p>— Non, monsieur ; sur le toit !</p> - -<p>— Montez, montez vite ! m’écriai-je, pris d’une -impatience folle. Nous gagnerons du temps. Vite. -Ils arrivent.</p> - -<p>Car la porte du bout de l’enfilade, la porte que -j’avais fermée à clef, je l’entendais craquer et se -fendre sous leurs poussées. D’un instant à l’autre -elle pouvait leur livrer passage. D’où j’étais, en -attendant de fermer la marche, leurs cris rauques -et leurs blasphèmes parvenaient à mes oreilles. -Mais la porte tint bon ; ou du moins elle tint assez -longtemps. Avant qu’elle ne s’abattît, nous étions -sur les marches et j’avais fermé derrière moi la -porte du réduit. Alors, me tenant aux jupes de la -femme qui me précédait, je grimpai vivement, — toujours -plus haut dans ces ténèbres où flottait -un remugle de chauves-souris, — et presque avant -d’oser y croire, je me trouvai sur le toit au milieu -des fugitifs, haletant et tremblant. La lueur des -communs en feu qui montait d’en bas éclairait, -proche de nous, un grand corps de cheminées ; -elle rougissait le ciel au-dessus de nos têtes et -empourprait le feuillage d’un noyer qui s’élevait -à la hauteur de nos yeux. Mais autour de nous -toute la déclivité inférieure de la toiture, avec les -chéneaux de plomb qui la bordaient, restaient -dans les ténèbres, épaissies par le contraste. Au-dessous, -les flammes crépitaient, et d’épais nuages -de fumée s’envolaient à ras du faîte ; mais où -nous étions, le bruit de l’incendie aussi bien que le -tumulte de la bacchanale ne nous arrivaient qu’atténués. -Le souffle de la nuit rafraîchit nos fronts, -et je m’accordai une minute pour penser, reprendre -haleine, regarder autour de moi.</p> - -<p>— Y a-t-il un autre accès au toit ? demandai-je -avec inquiétude.</p> - -<p>— Oui, monsieur, il y en a un autre.</p> - -<p>— Où ?… Mais non, restez ici, et gardez cette -porte, dis-je, en passant mon fusil à l’homme qui -venait de me répondre. Et que ce gamin vienne -avec moi, pour me montrer. Mademoiselle, restez -ici, je vous prie.</p> - -<p>Le galopin m’emmena jusque tout au bout du -toit, et me montra une large trappe qui s’ouvrait -dans une lame de plomb, entre les deux versants. -Cette trappe n’avait pas de fermeture à l’extérieur, -et je restai tout d’abord perplexe ; mais j’aperçus, -quelques pieds plus loin, un grand tas de briques, -déposé là, me dit-on plus tard, au cours de réparations. -J’entrepris de les faire passer au plus vite -sur la trappe, et le gamin suivit mon exemple. -Au bout de deux minutes nous en avions empilé -une bonne centaine sur le panneau. J’ordonnai à -mon compagnon d’en ajouter encore autant, puis -le laissai à l’œuvre et courus rejoindre les femmes.</p> - -<p>On pouvait toujours brûler la maison sous nos -pieds ; cela restait trop certain, et il en résulterait -pour nous une mort affreuse. Néanmoins je respirais -plus librement ici. Dans le boudoir blanc et -or de la marquise, parmi les miroirs et les amours, -les capitonnages de soie et les Vénus peintes, le -cœur me défaillait. J’étouffais, dans cette pièce -aux lourds parfums ; je m’y représentais les brutes -paysannes s’élançant sur nous, sur les femmes -hurlantes, tapies en vain derrière les chaises et les -bergères ; et cette imagination odieuse m’accablait. -Ici, à découvert, sous le libre ciel, nous pouvions -tout au moins mourir en combattant. Au -delà des chéneaux, s’ouvrait le vide ; le moins brave -n’avait ici rien de plus à craindre que la mort. -En outre nous obtenions un répit, car le bâtiment -était vaste, et le feu ne pouvait l’envelopper tout -de suite jusqu’au haut.</p> - -<p>Le secours aussi viendrait peut-être. Abritant -mes yeux de la clarté inférieure, je regardai dans -la direction du village et sur la route de Cahors. -D’ici une heure au plus, le secours pouvait arriver. -La lueur de l’incendie devait se voir de plusieurs -lieues ; elle aiguillonnerait les vengeurs. L’abbé -Benoît, également, s’il trouvait de l’aide, pouvait -être ici à tout moment. Il nous restait de l’espoir.</p> - -<p>Soudain, comme nous étions réunis, les femmes -sanglotant et gémissant, le vieux serviteur parla.</p> - -<p>— Où est M. Gargouf ? chuchota-t-il tout bas.</p> - -<p>— Oh ! m’écriai-je, je l’avais oublié.</p> - -<p>— Il est monté ici, reprit l’homme, en regardant -autour de lui. Cette porte était ouverte, monsieur -le vicomte, quand nous y sommes arrivés.</p> - -<p>— Hé bien alors, où est-il ?</p> - -<p>Je regardai à la ronde. Tout le toit, je l’ai déjà -dit, était sombre ; il n’était pas tout entier au -même niveau ; et çà et là des cheminées obstruaient -la vue. Dans l’obscurité, le régisseur pouvait à -notre insu se trouver caché près de nous ; à moins -qu’il ne se fût précipité à bas, de désespoir. Cependant, -le gamin que j’avais laissé auprès du tas de -briques arriva en courant.</p> - -<p>— Il y a quelqu’un là-bas ! dit-il.</p> - -<p>Et, terrifié, il s’accrocha au vieux valet.</p> - -<p>— Ce doit être Gargouf ! répliquai-je. Attendez-moi -ici !</p> - -<p>Et, sans écouter les femmes qui me suppliaient -de rester, je m’avançai rapidement sur les plombs -jusqu’à l’autre trappe, et fouillai des yeux les ténèbres. -Tout d’abord je ne vis personne, quoique la lumière -reflétée par les arbres eût permis de distinguer -un individu placé plus près du faîte. Mais bientôt -je perçus un léger mouvement : il y avait quelqu’un -là-bas, tout au bord du toit. Je m’avançai avec -précaution, ne sachant à qui j’avais affaire ; et -contre un corps de cheminée je découvris Gargouf.</p> - -<p>Il était accroupi sur le faîtage, dans l’ombre la -plus noire, à l’endroit où le mur terminal de l’aile -du levant dominait le jardin par où j’étais entré. -Ce mur terminal n’avait pas de fenêtres, et la plus -grande partie du jardin au-dessous restait dans -l’obscurité, car l’angle de la maison s’interposait -entre lui et les bâtiments en feu. Je crus que le -régisseur s’était enfui jusque-là, pour se cacher, et -j’attribuai à l’obscurité qu’il ne me reconnût pas. -A mon approche, il se dressa à genoux sur le rebord, -et me fit face, en grondant comme un chien.</p> - -<p>— Arrière ! dit-il, d’une voix qui n’avait plus -rien d’humain. Arrière, ou sinon…</p> - -<p>— Du calme, l’ami, répliquai-je posément, et -commençant à croire que la peur lui troublait la -cervelle. C’est moi, M. de Saux.</p> - -<p>— Arrière ! était sa seule réponse, et bien qu’il -fût accroupi si bas que je ne pouvais voir sa silhouette -se détacher sur les arbres éclairés, je vis -reluire le canon du pistolet dont il m’ajustait. Arrière ! -Donnez-moi une minute ! rien qu’une minute -(sa voix chevrotait) et je ferai la nique à ces démons ! -Si vous approchez, si vous donnez l’alarme, -je ne mourrai pas seul ! Non, je ne mourrai pas -seul ! Arrière !</p> - -<p>— Êtes-vous fou ? dis-je.</p> - -<p>— Arrière, ou je fais feu ! grogna-t-il. Je ne -mourrai pas seul.</p> - -<p>Il était agenouillé tout au bord du toit, se retenant -de la main gauche à la cheminée. Dans cette -position, m’élancer sur lui c’était courir à la mort ; -et je n’avais rien à y gagner. Je reculai d’un pas. -A l’instant même où j’exécutais ce geste, il passa -par-dessus le bord et disparut.</p> - -<p>Avec un recul involontaire, je respirai profondément, -et prêtai l’oreille. Mais je ne perçus aucun -bruit de chute ; et comme une nouvelle idée me -venait à l’esprit, je m’avançai jusqu’au bord et -regardai par-dessus.</p> - -<p>Le régisseur était suspendu en l’air, à une dizaine -de pieds au-dessous de moi. Il descendait ; -il descendait d’un pied à la fois, lentement, par saccades ; -sa forme obscure devenait de plus en plus -vague. Instinctivement je tâtai autour de moi ; et -au bout d’une seconde ma main rencontra la corde -qui le soutenait. Elle était amarrée à la cheminée. -Alors je compris. Ce mode d’évasion qu’il avait -conçu, et en prévision duquel il tenait peut-être -la corde toute prête, ce parfait vilain en avait -conservé l’idée pour lui seul, afin d’améliorer ses -chances, et pour n’avoir point à céder le pas à -Denise et aux femmes. A cette découverte, dans -le premier moment d’indignation, je fus presque -tenté de couper la corde et de le faire choir ; puis -je songeai que s’il s’échappait, le chemin restait -libre pour d’autres. Juste comme je pensais à cela, -je vis dans le jardin au-dessous de moi briller soudain -un éclat de lumière, et un flot d’une quinzaine -de révoltés surgit du coin, et se dirigea vers -la porte par laquelle j’avais pénétré dans le château.</p> - -<p>Je retins mon souffle. Le régisseur, suspendu au-dessous -de moi et arrivé alors à mi-chemin du sol, -s’arrêta, et ne fit plus un mouvement. Mais il balançait -encore un peu de-ci de-là, et dans la vive -lumière des torches que portaient les nouveaux -venus, je distinguais chaque nœud de la corde, et -même le bout traînant sur le sol, auquel se communiquait -son mouvement.</p> - -<p>Les misérables, pour atteindre la porte, devaient -passer à un pas de la corde, à un pas de ce bout -traînant ; mais dans leur hâte et leur exaltation, -et aveuglés par la lumière de leurs torches, ils -pouvaient ne pas le remarquer. Je cessai de respirer -quand le chef arriva auprès ; je crus qu’il allait -le voir. Mais il passa, et disparut sous la porte. -Trois autres à la fois dépassèrent la corde. Un -cinquième, puis encore trois, et deux. Je commençais -à respirer. Il ne restait qu’une femme, -celle dont les imprécations m’avaient accueilli lors -de mon apparition à la fenêtre. Il n’était pas vraisemblable -qu’elle le vît. Elle courait pour rattraper -les autres ; elle tenait une torche de son poing -droit, si bien que la clarté s’interposait entre elle -et la corde. Et de plus elle agitait son brandon -avec une frénésie d’énergumène, tout en trépignant -et excitant les hommes au pillage.</p> - -<p>Mais, comme si la présence de celui qui leur -avait fait tant de mal à tous eût eu sur elle une -influence occulte, comme si un sens particulier -l’avertissait de sa présence, jusqu’au milieu de ce -pandémonium, elle s’arrêta court au-dessous de -lui, prête à poser le pied sur le seuil. Je la vis -tourner la tête avec lenteur. Elle leva les yeux, en -mettant la lumière de côté. Elle l’aperçut !</p> - -<p>Avec un hurlement de joie elle se jeta sur l’extrémité -de la corde, et se mit à tirer dessus comme -si par ce moyen elle allait le tenir plus tôt. Elle -emplissait l’air de ses cris de triomphe et de ses -glapissements aigus. Les hommes qui étaient déjà -dans la maison l’entendirent, et ressortirent, et -d’autres avec eux. Agenouillé sur le rebord, je fus -horrifié de rencontrer sous mes yeux le regard -révulsé de leurs prunelles fauves. Quant à ce malheureux -arrêté dans sa fuite égoïste, et suspendu -là sans recours entre ciel et terre, Dieu sait quelles -devaient être ses pensées !</p> - -<p>Il se mit à grimper, pour remonter ; et il réussit -à gagner, une main après l’autre, une douzaine -de pieds. Mais il se soutenait déjà depuis plusieurs -minutes ; et arrivé à ce point la force lui manqua. -Des muscles humains ne pouvaient faire davantage. -Il tenta de se hisser jusqu’au nœud suivant, mais -il retomba en poussant un gémissement. Puis il -me regarda.</p> - -<p>— Remontez-moi ! haleta-t-il, d’une voix presque -éteinte. Pour l’amour de Dieu ! je vous en -prie, remontez-moi !</p> - -<p>Mais les misérables d’en bas tenaient le bout de -la corde, et il m’eût été impossible de le soulever, -même si j’avais possédé la force nécessaire. Je -l’en avertis, et l’exhortai à grimper, s’il tenait à -la vie. Dans un instant il serait trop tard.</p> - -<p>Il le comprit. Spasmodiquement il s’enleva jusqu’au -nœud suivant, et tint bon. D’un autre effort -désespéré, il gagna le prochain ; mais je croyais -entendre ses muscles éclater, et son souffle était -à bout. Trois nœuds de plus — ils étaient espacés -d’un pied environ — et il atteignait le toit.</p> - -<p>Mais il leva vers moi son visage, et je lus dans -ses yeux le désespoir. Il n’en pouvait plus, et tandis -qu’il restait suspendu, les hommes, avec des éclats -de rire, commencèrent à ballotter la corde de côté -et d’autre. Il perdit prise, et avec un cri plaintif -se laissa glisser de trois ou quatre pieds, avant de -se rattraper, et de rester là, muet.</p> - -<p>A ce moment, le groupe au-dessous de lui était -devenu une foule, une horde d’êtres en démence, -poussant de folles vociférations, et bondissant vers -lui comme des chiens vers la nourriture ; et bien -que les traits du condamné fussent alors dans -l’ombre et invisibles pour moi, je ne pus soutenir -l’horreur du spectacle. Je me relevai pour me reculer, -frissonnant, guettant le bruit de sa chute. -Au lieu de cela, je ne m’étais pas encore retiré, -qu’un éclair de feu m’aveugla, me brûlant presque -le visage ; un coup de pistolet retentit, et le corps -du régisseur plongea la tête la première, laissant -derrière lui un petit nuage de fumée.</p> - -<p>Il avait trompé l’attente de ses ennemis.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="c9">CHAPITRE IX<br /> -<span class="small">LES TROIS COULEURS</span></h2> - - -<p>On sut plus tard qu’ils s’étaient jetés sur le -cadavre et l’avaient mis en pièces, comme des -chiens furieux. Mais j’en avais vu assez. Tout -vertigineux, je restai quelques instants appuyé -contre la cheminée, tremblant comme une femme, -prêt à défaillir. L’affreuse tragédie n’avait eu qu’un -seul spectateur : moi ; et l’étrange solitude dans -laquelle j’y avais assisté, agenouillé au bord du -toit du château, enveloppé dans le vent de la nuit -et le tumulte qui montait vers moi, m’avait secoué -jusqu’au tréfonds de l’être. Si les bandits étaient -survenus alors, je n’aurais pas levé un doigt ; mais -heureusement, si mon réveil fut prompt, c’est à -une autre main que je le dus. J’entendis derrière -moi un bruit de pas, et en me retournant j’aperçus -dans l’ombre la silhouette de M<sup>lle</sup> de Saint-Alais.</p> - -<p>— Monsieur, dit-elle, venez-vous ?</p> - -<p>D’un bond je me relevai, honteux et saisi de -remords. Je l’avais oubliée, elle et tout, devant ce -drame.</p> - -<p>— Qu’y a-t-il ? demandai-je.</p> - -<p>— Le feu est au château.</p> - -<p>Elle dit cela d’un ton si calme que je crus d’abord -avoir mal entendu ; et pourtant j’avais annoncé -moi-même que la chose arriverait.</p> - -<p>— A quel château, mademoiselle ? A celui-ci ? -dis-je tout hébété.</p> - -<p>— Oui, répondit-elle, aussi calme que devant. La -fumée sort par l’escalier du réduit. Je crois qu’ils -ont mis le feu à l’aile orientale.</p> - -<p>Je retournai bien vite avec elle, et avant même -d’avoir atteint la petite porte par où nous étions -montés, je vis qu’elle ne se trompait pas. Un léger -tourbillon de fumée blanchâtre, à peine visible dans -la nuit, filtrait par le joint, entre le panneau et le -chambranle. Les femmes étaient encore autour à -examiner la chose ; mais pendant que je les regardais, -ahuri et me demandant ce qu’il convenait -de faire, leur groupe se dispersa, et je restai seul -avec Denise devant le flot de fumée qui devenait -à chaque instant plus épais et plus noir.</p> - -<p>Quelques minutes auparavant, aussitôt après -avoir quitté l’étage inférieur, je me croyais capable -d’affronter ce danger. Tout valait mieux que d’être -pris avec les femmes, dans l’air confiné de ces -pièces luxueuses, parfumées d’ambre et de rose, et -de jasmin entêtant, — d’y être pris par les fauves -qui nous poursuivaient. A cette heure le danger -qui apparaissait le plus pressant me semblait aussi -le pire.</p> - -<p>— Nous allons retirer les briques ! m’écriai-je. -Vite, il faut ouvrir cette trappe. Il n’y a pas d’autre -voie de salut. Allons, mademoiselle, aidez-moi, je -vous prie !</p> - -<p>— Ceux-là s’en occupent, répondit-elle.</p> - -<p>Je vis alors où avaient couru femmes et laquais. -Ils étaient déjà auprès de la trappe, se démenant -avec frénésie pour la débarrasser des briques que -nous y avions empilées. Tout aussitôt leur précipitation -me gagna.</p> - -<p>— Venez, mademoiselle, venez ! m’écriai-je, en -faisant vers le groupe un pas machinal. Les bandits -sont apparemment occupés là-dessous à piller, et -nous leur échapperons. D’ailleurs, c’est notre unique -moyen de salut.</p> - -<p>J’étais encore agité et troublé — soit dit à ma -honte — par le sort de Gargouf ; et comme elle ne -me répondit pas tout de suite, je me retournai -avec impatience. Je fus stupéfait de me trouver -seul. Dans l’obscurité, il était difficile de voir -quelqu’un à plus de deux ou trois toises, et le voile -de fumée s’élargissait. Pourtant, elle était à côté -de moi il n’y avait qu’un instant, elle ne pouvait -donc être bien loin. Je fis quelques pas de droite -et de gauche, et regardai plus attentivement. -Alors je la découvris. Elle était agenouillée contre -une cheminée, la face ensevelie entre ses mains. -Sa chevelure lui retombait sur les épaules et cachait -en partie sa robe claire.</p> - -<p>L’heure me parut mal choisie, et je la touchai -du doigt avec irritation.</p> - -<p>— Mademoiselle, dis-je, il n’y a pas une minute -à perdre ! Venez ! La trappe est dégagée.</p> - -<p>Elle leva les yeux, et la calme pâleur de son -visage me dégrisa.</p> - -<p>— Je ne viens pas, dit-elle, à voix basse. Adieu, -monsieur !</p> - -<p>— Vous ne venez pas ? m’écriai-je.</p> - -<p>— Non, monsieur ; sauvez-vous, répliqua-t-elle, -d’un ton ferme et tranquille.</p> - -<p>Et elle me regardait en tenant toujours les mains -jointes, comme si elle n’attendait que mon départ -pour se remettre en prières.</p> - -<p>Je trépignais.</p> - -<p>— Mais, mademoiselle ! m’écriai-je, en considérant -sa forme vêtue de blanc, que ces ténèbres -rayées de temps à autre par le trait de feu d’une -flammèche jaillissante, faisaient paraître presque -irréelle ; mais, mademoiselle, comprenez donc ! ceci -n’est pas un jeu. Rester ici, c’est vouloir mourir ! -mourir ! Le château est en feu. Ce toit qui nous -supporte ne tardera pas à s’écrouler…</p> - -<p>— Plutôt cela, répondit-elle, en levant la main, -et Dieu sait quelle noblesse féminine inspirait à -l’enfant cette minute suprême. Plutôt cela, que de -tomber en leur pouvoir ! Je suis une Saint-Alais, -et je saurai mourir, continua-t-elle avec fermeté, -mais je ne dois pas tomber vivante entre leurs -mains. Vous, monsieur, sauvez votre vie. Allez, je -prierai Dieu pour vous.</p> - -<p>— Et moi pour vous, mademoiselle, répondis-je, -dans un élan d’abnégation. Si vous restez, je reste.</p> - -<p>Elle me regarda un moment, troublée. Puis elle -se remit debout avec lenteur. Les domestiques -avaient disparu, laissant la trappe ouverte ; personne -n’était encore monté. Nous avions le toit à -nous. Je la vis frissonner en regardant autour -d’elle : et dans la même seconde je la soulevais -entre mes bras — elle ne pesait pas plus qu’un enfant — et -je traversais la moitié du toit. Elle poussa -un léger cri de protestation, de reproche, et se -débattit un peu. Mais je ne l’en serrai que plus -étroitement et continuai à courir. De la trappe, -une échelle menait en bas. Tant bien que mal, la -soutenant toujours d’une main, je descendis jusqu’au -pied de l’échelle, et me trouvai dans un -corridor entièrement obscur. D’un côté cependant, -tout au fond, brillait une lumière. J’emportai la -jeune fille dans cette direction. Les cheveux contre -mes lèvres, la tête sur ma poitrine, elle ne luttait -plus ; et j’atteignis bientôt le haut d’un escalier. -Ce devait être un escalier de service, car il était -nu, étroit et laid, avec des murs blanchis à la -chaux et d’une propreté douteuse. Il n’y avait -par là aucune trace d’incendie, la fumée elle-même -n’y parvenait pas encore ; mais à mi-descente des -degrés, un flambeau renversé, mais qui brûlait encore, -gisait sur une marche, comme si quelqu’un -venait de le laisser tomber. De tout le rez-de-chaussée -de la maison s’élevait un affreux vacarme de -désordre et d’orgie, des cris de détresse, des encouragements, -des rires. Je fis halte pour écouter.</p> - -<p>Denise se redressa un peu entre mes bras.</p> - -<p>— Mettez-moi par terre, monsieur, chuchota-t-elle.</p> - -<p>— Vous viendrez ?</p> - -<p>— Je ferai ce que vous me direz de faire.</p> - -<p>Je la déposai dans l’angle du corridor, au haut -de l’escalier ; et je lui demandai à voix basse ce -qu’il y avait derrière la porte que j’apercevais au -bas des degrés.</p> - -<p>— La cuisine, répondit-elle.</p> - -<p>— Si j’avais un manteau quelconque pour vous -envelopper, dis-je, je crois que nous passerions. Ils -ne nous cherchent plus. Ils sont occupés à piller -et à boire.</p> - -<p>— Voulez-vous prendre la lumière ? chuchota-t-elle, -toute tremblante. Dans l’une de ces pièces-ci -nous trouverons peut-être quelque chose.</p> - -<p>A pas de loup, je descendis les marches nues, -et, l’ayant ramassé, je remontai avec le flambeau -en main. Comme je me rapprochais de Denise, -nos regards se rencontrèrent, et une rougeur, qui -se fonçait de plus en plus, envahit son visage, -comme l’aurore s’étale sur l’aube grise. Cette rougeur -une fois venue, elle demeura ; la jeune fille -baissa les yeux et s’éloigna un peu de moi, éperdue -et confuse. Nous étions seuls ; et pour la première -fois de la nuit, je pense, elle s’avisa de ses cheveux -en désordre et de sa toilette négligée : elle se rappela -qu’elle était une femme et moi un homme.</p> - -<p>Le moment était singulier pour songer à de -telles choses ; alors qu’à tout instant la porte pouvait -s’ouvrir, au bas de l’escalier devant nous, et -livrer passage à une douzaine de bandits assoiffés -de butin, et de pis encore. Mais cette expression et -ce geste me réchauffèrent le cœur et firent battre -mes artères avec plus de force que jamais. Le -courage me revint à flots, et doubla mes énergies. -Je me sentais capable de défendre l’escalier contre -cent, contre mille ennemis, aussi longtemps qu’elle -serait au haut. Par-dessus tout, j’admirais comment -j’avais pu la porter dans mes bras une minute -plus tôt, la serrer contre ma poitrine et sentir sur -mes lèvres le contact de ses cheveux, en restant -insensible ! Dorénavant, je serais incapable de la -porter sans que mon pouls battît plus vite. Cette -certitude me pénétra tandis que j’étais à côté -d’elle, au haut des marches nues, affectant de -prêter l’oreille aux bruits d’en dessous, afin de lui -laisser le temps de se remettre.</p> - -<p>Mais je ne tardai pas à écouter plus sérieusement, -car le bacchanal redoublait dans la cuisine que -nous devions traverser pour fuir ; et dans le même -temps que je faisais cette remarque, une odeur de -bois brûlé me parvint aux narines, avec une bouffée -de fumée, et m’avertit que le feu se propageait au -corps de bâtiment dans lequel nous nous trouvions. -Derrière nous, à l’opposé de l’escalier, il y avait -une porte ; le long du couloir à gauche par où nous -étions venus, se trouvaient d’autres portes. Je -confiai la chandelle à Denise, et la priai d’aller -jeter un coup d’œil dans les chambres.</p> - -<p>— Vous trouverez bien un manteau, ou quelque -chose ! dis-je vivement. Nous ne pouvons nous -attarder. Moi, pendant ce temps-là…</p> - -<p>Un bruit me coupa la parole : la porte au bas -de l’escalier s’ouvrit violemment, et un homme s’y -précipita tête baissée, qui se mit à grimper les -marches deux à deux. Il portait un flambeau devant -lui et dans la main droite une grosse barre de fer. -Un sauvage ouragan de vociférations pénétra avec -lui par l’ouverture.</p> - -<p>Sa brusque apparition ne nous laissa pas le -temps de faire un mouvement. Je vis du coin de -l’œil notre luminaire prêt à s’échapper des mains -de Denise, que paralysait la terreur. Je lui repris -le flambeau, éteignis la chandelle, et l’arrachai du -chandelier de fer, que j’empoignai à pleine main ; -puis, penché en avant, j’attendis l’homme de pied -ferme. J’avais laissé mon épée dans l’autre aile du -château et me trouvais sans arme ; mais le chandelier -pouvait en tenir lieu, grâce à l’étroitesse -de l’escalier et sous ce plafond bas et incliné. Si -personne d’autre ne survenait, le chandelier ferait -l’affaire.</p> - -<p>L’homme était aux deux tiers du degré, tenant -le lumière haute devant lui. Quatre ou cinq marches -seulement le séparaient de nous ! Mais soudain il -trébucha, sacra, et tomba lourdement sur le nez. -La lumière qu’il portait s’éteignit, et nous fûmes -dans les ténèbres !</p> - -<p>Instinctivement j’empoignai dans ma main -gauche la main de Denise pour arrêter le cri -qu’elle allait pousser ; et nous restâmes comme -deux statues, sans oser respirer. L’homme, si -proche de nous, mais toujours ignorant de notre -présence, continuait à sacrer. Au bout d’une -effroyable minute d’angoisse, qu’il passa, j’imagine, -à chercher son flambeau à tâtons, ses pas -pesants redescendirent les marches. On avait refermé -la porte du bas, et il ne réussit pas tout -d’abord à trouver le loquet. Mais il y parvint enfin, -et ouvrit la porte. Alors je reculai, et à la faveur -du vacarme qui envahit aussitôt l’escalier, j’attirai -Denise dans la chambre derrière nous, dont je -refermai la porte qui faisait face aux marches, et -je restai aux aguets.</p> - -<p>Je croyais entendre battre son cœur. A coup sûr -j’entendais battre le mien. Dans cette chambre, -nous étions provisoirement en sûreté ; mais comment -pouvions-nous, sans lumière, trouver un -déguisement pour la jeune fille ? Et je regrettais -presque d’avoir quitté l’escalier. Nous étions dans -une obscurité complète, et tout restait invisible -dans cette chambre, qui sentait le renfermé, ou -plutôt la souris. Mais comme je remarquais cette -odeur, le relent de bois brûlé, qui avait pénétré -sans doute avec nous, se renforça et masqua l’autre -odeur. Pareil au bruit du vent, le ronflement de -l’incendie qui se rapprochait devenait perceptible, -avec le crépitement lointain des flammes. Le cœur -me manqua.</p> - -<p>— Mademoiselle, dis-je à voix basse.</p> - -<p>Je la tenais toujours par la main.</p> - -<p>— Oui, monsieur, murmura-t-elle d’une voix -faible.</p> - -<p>Et elle me parut s’appuyer contre moi.</p> - -<p>— N’y a-t-il pas de fenêtre à cette chambre ?</p> - -<p>— Je crois que les volets sont mis, murmura-t-elle.</p> - -<p>Je songeais à présent que le chemin de la cuisine -étant coupé, il nous restait à fuir par les fenêtres. -Je fis un pas dans leur direction. Je voulais lâcher -la main de la jeune fille, afin de libérer la mienne -pour me diriger à tâtons, mais je la sentis avec -surprise s’accrocher à moi et refuser de me laisser -aller. Puis je l’entendis soupirer dans les ténèbres ; -et elle s’appuya sur moi, comme prête à s’évanouir.</p> - -<p>— Courage, mademoiselle ; courage ! dis-je, terrifié -à cette seule pensée.</p> - -<p>— Oh ! que j’ai peur ! geignit-elle à mon oreille. -J’ai si peur ! Sauvez-moi, monsieur ! sauvez-moi !</p> - -<p>Elle venait de se montrer si brave un peu plus -tôt que je fus stupéfait. J’ignorais que le courage -de la femme la plus vaillante a de ces faiblesses-là. -Mais je n’eus guère le temps d’y songer. Sa masse -pesait entre mes bras, plus inerte à chaque instant, -et le cœur me battait éperdument, à chercher -autour de moi un secours, une pensée, une idée. -Mais je scrutai en vain les ténèbres. Je ne me -rappelais même plus où se trouvait la porte d’entrée. -Je ne discernais pas le moindre filet de fumée -qui m’eût révélé l’emplacement des fenêtres. J’étais -seul avec Denise, et sans défense ; nous avions -la retraite coupée, et les flammes se rapprochaient. -Je sentis sa tête retomber en arrière, et compris -qu’elle venait de perdre connaissance. Tout ce que -je pouvais faire dans le noir était de la soutenir, -et de guetter le retour des pas de l’homme ou tout -autre événement qui allait survenir.</p> - -<p>Pour une durée assez longue, ou qui me parut -telle, il ne se produisit rien. Puis un soudain éclat -de tapage m’apprit que la porte se rouvrait, au -bas de l’escalier ; après quoi un claquement de -sabots retentit sur les marches nues. Je discernai -alors où se trouvait la porte de la chambre, et -vivement mais avec douceur je déposai Denise -sur le plancher, un peu en arrière de cette porte, -et me postai sur le seuil. Je tenais toujours mon -chandelier, et j’étais prêt à toute extrémité.</p> - -<p>Je les entendis passer, avec un battement de -cœur ; puis ils firent halte, et je serrai mon arme ; -et soudain une voix qui m’était familière lança un -ordre, et poussant un cri de joie je tirai brusquement -la porte et me dressai devant eux, comme ils -me le racontèrent plus tard, avec la mine d’un -spectre sortant du tombeau. Ils étaient quatre, -et le plus proche de nous était l’abbé Benoît.</p> - -<p>Le bon prêtre me sauta au cou et m’embrassa.</p> - -<p>— Vous n’êtes pas blessé ? cria-t-il.</p> - -<p>— Non, dis-je, d’une voix sépulcrale. Vous voilà -donc arrivé ?</p> - -<p>— Oui, répondit-il, assez tôt pour vous sauver, -Dieu soit loué ! Dieu soit loué ! Et mademoiselle ? -Mademoiselle de Saint-Alais ? ajouta-t-il avec vivacité, -en me considérant comme s’il me croyait hors -de mon sens. Ne savez-vous rien d’elle ?</p> - -<p>Je lui tournai le dos sans rien dire, et rentrai -dans la chambre. Il me suivit avec de la lumière, -et les trois hommes, parmi lesquels se trouvait -Buton, entrèrent à sa suite. Ce n’étaient que de -grossiers paysans, mais ils se reculèrent et se découvrirent, -à la vue de Denise. Elle gisait où je -l’avais laissée, la tête reposant sur le sombre tapis -de sa chevelure, au milieu duquel sa face enfantine, -aux yeux mi-clos et levés au plafond, prenait la -pâleur et la solennité de la mort. Pour moi, j’étais -tellement épuisé d’émotions que je la regardai presque -avec indifférence. Mais le curé poussa un cri.</p> - -<p>— Mot Dieu ! fit-il, un sanglot dans la voix. -Est-ce qu’ils l’ont tuée ?</p> - -<p>— Non, répondis-je. Elle n’est qu’évanouie. S’il -y a une femme ici…</p> - -<p>— Il n’y a pas de femme ici à qui j’ose me fier, -répondit-il entre ses dents.</p> - -<p>Et il ordonna à l’un des hommes d’aller chercher -de l’eau, en ajoutant quelques paroles que je -ne saisis pas.</p> - -<p>L’homme revint presque tout de suite, et l’abbé -Benoît, l’ayant fait mettre à l’écart ainsi que ses -compagnons, humecta les lèvres de la jeune fille, -après lui avoir jeté quelques gouttes sur la figure. -Il agissait avec un air de hâte qui m’intriguait ; -mais je m’aperçus bientôt que la chambre s’emplissait -de fumée. En allant moi-même à la porte, -je vis au bout du corridor la rouge réverbération -du feu, et je perçus un lointain écroulement de -pierres et de madriers. Je compris alors l’attitude -de l’abbé Benoît, et je lui proposai d’emporter la -jeune fille au dehors.</p> - -<p>— Elle ne se ranimera jamais ici, dis-je avec un -sanglot dans la gorge. Elle va suffoquer, si nous -ne lui donnons de l’air.</p> - -<p>Une volute de fumée dense qui passait dans le -couloir vint confirmer tout à point mes paroles.</p> - -<p>— En effet, dit le prêtre avec lenteur. C’est -aussi mon avis, mon fils, mais…</p> - -<p>— Mais quoi ? m’écriai-je. Il est périlleux de -nous attarder !</p> - -<p>— Vous avez envoyé un messager à Cahors ?</p> - -<p>— Qui, répondis-je. Est-ce que le marquis serait -arrivé ?</p> - -<p>— Non pas ; et sachez-le, monsieur le vicomte, je -n’ai avec moi que ces quatre hommes, ajouta-t-il. -Si j’avais cherché à en réunir davantage, je serais -peut-être arrivé trop tard. Et avec ceux-ci seulement, -je ne sais que faire. La moitié des pauvres -misérables qui ont commis ce forfait sont perdus -de boisson. Les autres ne me connaissent pas…</p> - -<p>— Mais je croyais… je croyais que tout était -fini, m’écriai-je stupéfait.</p> - -<p>— Non, fit-il gravement. On nous a laissés passer, -après discussion. Moi, je suis du Comité, ainsi que -Buton. Mais quand ils vous verront, et encore plus -M<sup>lle</sup> de Saint-Alais… je ne sais ce qu’ils sont capables -de faire, mon ami.</p> - -<p>— Mais, mon Dieu ! m’écriai-je. Ils n’oseront -sûrement pas…</p> - -<p>— Non, monseigneur, ils n’oseront pas, n’ayez -crainte !</p> - -<p>Ces paroles sortaient de la fumée. C’était Buton -qui les prononçait. En même temps, il s’avança, -une pesante barre de fer au poing, et ses gros bras -velus retroussés jusqu’aux coudes.</p> - -<p>— Mais il y a une chose que vous devrez faire, -dit-il.</p> - -<p>— Quoi donc ?</p> - -<p>— Vous devrez mettre la cocarde tricolore. -Avec cela ils n’oseront pas vous toucher.</p> - -<p>Il montrait un naïf orgueil, que je trouvai tout -d’abord inintelligible. Je le comprends mieux à -cette heure. Le lendemain, déjà, ce n’était plus -pour moi une énigme, mais une redoutable merveille.</p> - -<p>Le prêtre saisit l’idée au vol.</p> - -<p>— Parfait, dit-il. Buton a trouvé. Ils vous respecteront -avec cela.</p> - -<p>Et sans me laisser le temps de parler, il détacha -la large rosette piquée à sa soutane, et l’épingla -sur ma poitrine.</p> - -<p>— La vôtre, maintenant, Buton, reprit-il (et -prenant celle du forgeron — elle n’était rien moins -que propre — il l’assujettit sur l’épaule de Denise). -Allons, monsieur le vicomte, emportez-la. Vite, ou -nous allons étouffer. Buton et moi marcherons devant, -et nos amis que voici vous suivront.</p> - -<p>Denise, poussant des soupirs et des sanglots, -commençait à revenir à elle, quand je la soulevai -dans mes bras ; et nous toussions tous à cause de -la fumée. Celle-ci emplissait le couloir ; eussions-nous -tardé une minute de plus, et nous n’aurions -pu passer sans danger, car les flammes léchaient -déjà la porte de la pièce voisine, et dardaient vers -nous des langues irritées. Néanmoins, nous descendîmes -tant bien que mal l’escalier, avec notre aide -mutuelle. Au bas, la porte fermée nous retint un -instant, et lorsqu’elle s’ouvrit nous fûmes bien -aises de déboucher pêle-mêle dans la cuisine, où -nous restâmes à reprendre haleine, en nous frottant -les yeux.</p> - -<p>C’était la grande cuisine du château, celle qui -avait vu les apprêts de tant de festins et contenu -de tels monceaux de venaison ; mais je fus heureux -pour Denise qu’elle tînt sa figure cachée contre ma -poitrine, et qu’elle n’en pût voir l’aspect actuel. -Un grand feu, alimenté avec du lard et des jambons, -flambait dans l’âtre, et devant ce feu, en -guise de viande, les dépouilles de trois chiens rôtissaient -à la broche et imprégnaient l’air d’une odeur -de chair grillée. C’étaient les chiens favoris du marquis, -tués par méchanceté pure. Au-dessous d’eux, -sur le carreau jonché de bouteilles, le vin répandu -formait un lac où les meubles brisés et les caisses -défoncées faisaient comme des îles. Tout ce que -les émeutiers ne pouvaient emporter ils le mettaient -en pièces. Sous nos yeux mêmes, dans un -coin, une femme emplissait son tablier à même -un grand tas de sel piétiné, et trois ou quatre -individus achevaient de piller le dressoir. Mais le -plus grand nombre des paysans s’étaient retirés -au dehors, et nous les entendions applaudir hideusement -aux flammes, pousser des acclamations -lorsqu’une cheminée tombait ou qu’une fenêtre -éclatait, et jeter dans le feu tout être vivant qui -avait le malheur de leur tomber sous la main.</p> - -<p>Les pillards, à notre vue, s’éclipsèrent avec des -mines haineuses de loups forcés de lâcher leur -proie. Ils durent répandre la nouvelle de notre -arrivée, car dans le temps bref que nous restâmes -dans la cuisine, le hourvari du dehors s’apaisa, -et ce fut au milieu d’un effrayant silence que nous -apparûmes à la porte.</p> - -<p>La lueur de l’incendie éclairait comme en plein -jour la rangée d’êtres féroces qui se tenaient devant -nous, à côté du vaste amas de débris qui -témoignaient de leur fureur. Au début nous étions -dans l’ombre du mur, et invisibles pour eux ; mais -quand nous eûmes avancé de quelques pas, le -silence menaçant prit fin, et la foule, avec un -hurlement de rage, s’élança, comme une meute de -chiens déchaînés. Ces êtres au front bas et aux -chevelures hirsutes, à demi nus et barbouillés de -sang et de suie, ressemblaient davantage à des -bêtes qu’à des hommes ; et ils s’élancèrent comme -des fauves, claquant des mâchoires, tandis que des -derniers rangs — car ceux des premiers ne savaient -plus que rugir — s’élevaient les cris de : « Mort aux -tyrans ! Mort aux accapareurs ! » Mêlés au fracas -de l’incendie, ces cris suffisaient à intimider les -plus résolus.</p> - -<p>Si mon escorte avait faibli une seconde, c’en -était fait de nous. Maïs elle resta ferme, et sa contenance -assurée en imposa à la foule qui se retira -en grognant et réclamant notre mort, à l’exception -d’un seul homme. Celui-là s’avança pour me -porter un coup de couteau. Sur-le-champ Buton -leva sa barre de fer, et avec un cri formidable de : -« Respect aux trois couleurs ! » il l’étendit sur le sol, -et mit le pied sur son corps.</p> - -<p>— Respect aux trois couleurs ! cria-t-il à nouveau -de sa voix de tonnerre.</p> - -<p>Et ces mots eurent un effet magique. A leur son, -la foule se rejeta en arrière et sur les côtés, et -les yeux se fixèrent stupidement sur moi et mon -fardeau.</p> - -<p>— Respect aux trois couleurs ! cria l’abbé Benoît, -en levant la main.</p> - -<p>Et il fit le signe de la croix. A cette vue cent -voix reprirent le cri ; et sans me laisser le temps -de me reconnaître, ceux qui une minute plus tôt -réclamaient notre mort se rejetèrent les uns sur -les autres, en criant d’une seule voix :</p> - -<p>— Place ! place aux trois couleurs !</p> - -<p>Il y avait quelque chose d’indiciblement nouveau, -d’étrange, de redoutable, dans un tel respect accordé -par ces brutes à un mot, à un bout de ruban, -à une idée. L’impression que j’en ressentis ne s’est -jamais complètement effacée. Mais sur le coup je -m’en rendis à peine compte. J’entendais et voyais -les choses indistinctement. Comme dans un songe, -je m’avançai parmi la cohue, et trébuchant sous -mon fardeau, passai entre deux rangs de faces -bestiales, puis descendis l’avenue, jusqu’à la grille. -Arrivé là, l’abbé Benoît voulut me prendre Denise, -mais je ne le lui permis pas.</p> - -<p>— A Saux ! A Saux ! dis-je fiévreusement.</p> - -<p>Et alors, sans bien savoir comment, je me trouvai -installé sur mon cheval, avec la jeune fille devant -moi. Et nous prîmes la route de Saux, éclairés -chemin faisant par les flammes du château en feu.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="c10">CHAPITRE X<br /> -<span class="small">LE MATIN QUI SUIT LA TEMPÊTE</span></h2> - - -<p>Arrivés au carrefour, l’abbé Benoît eut la précaution -d’y laisser un homme pour attendre ceux -qui venaient de Cahors, et leur faire savoir que -M<sup>lle</sup> de Saint-Alais était sauvée. Nous avions fait -à peine une demi-lieue quand un bruit de galopade -nous annonça qu’ils nous suivaient. Je commençais -à sortir de l’hébétude où m’avaient plongé les -émotions de la nuit, et j’arrêtai mon cheval pour -transmettre mon fardeau à M. de Saint-Alais, au -cas où il voudrait s’en charger.</p> - -<p>Mais il ne faisait point partie de la troupe. -C’était Louis qui la conduisait, et je fus étonné de -ne voir avec lui que six ou sept domestiques, le -vieux M. de Gontaut, l’un des Harincourt et un -étranger. Leurs chevaux étaient haletants et fumants -de leur course rapide, et les yeux des cavaliers -étincelaient d’émotion. Nul ne parut trouver -singulier de me voir porter Denise ; mais quand tous -eurent en hâte remercié Dieu de son salut, ils s’informèrent -bien vite du nombre des émeutiers.</p> - -<p>— Près d’une centaine, dis-je. Autant du moins -que j’en puis juger. Mais où est M. le marquis ?</p> - -<p>— Il n’était pas revenu quand on nous a donné -l’alarme.</p> - -<p>— Vous êtes bien peu nombreux.</p> - -<p>Louis poussa un juron de dépit.</p> - -<p>— C’est tout ce que j’ai pu rassembler, dit-il. -Marignac apprenait au même moment que le feu -était à son château, et il a emmené une douzaine -de nos hôtes. Une vingtaine ont pris peur ; et ils -sont montés à cheval au plus vite pour aller voir -ce qui se passait chez eux. En somme, conclut-il -amèrement, j’ai vu que chacun pensait d’abord à -soi. Réserve faite, bien entendu, de mes excellents -amis ici présents.</p> - -<p>M. de Gontaut s’efforça de ricaner, mais il s’étrangla -faute de souffle.</p> - -<p>— C’est une des beautés du malheur, haleta-t-il.</p> - -<p>Le pauvre homme avait peine à se tenir en -selle.</p> - -<p>— Mais vous allez venir à Saux ! dis-je, comme -ils tournaient bride dans une nuée de vapeur qui -se détachait vaguement sur la nuit.</p> - -<p>— Non pas ! répondit Louis, en sacrant de nouveau -(mais je trouvai tout naturel qu’il fût hors -de lui, et que son humeur paisible de toujours -l’eût abandonné). C’est l’instant ou jamais ! Si -nous les attrapons sur le fait…</p> - -<p>Je n’entendis pas le reste. Ses paroles se perdirent -dans le trot des chevaux, qu’ils poussaient de l’éperon -en dévalant la route. Ils étaient déjà à cinquante -pas, quand l’un d’eux, se détachant de la -cavalcade, tourna bride et s’en revint vers moi. -C’était l’étranger, le seul de la compagnie, en -dehors des serviteurs, que je ne connaissais pas.</p> - -<p>— Comment sont-ils armés, je vous prie ? me -demanda-t-il.</p> - -<p>— Ils ont au moins un fusil, répondis-je, en -l’examinant avec curiosité. Peut-être plus, à cette -heure. La majorité avait des piques et des fourches.</p> - -<p>— Et leur chef ?</p> - -<p>— C’est Petit-Jean, le maréchal ferrant de Saint-Alais, -qui les commandait.</p> - -<p>— Je vous remercie, monsieur le vicomte, dit-il -en saluant.</p> - -<p>Puis, donnant de l’éperon à sa monture, il partit -au galop pour rejoindre les autres.</p> - -<p>Je n’étais pas en état de les seconder, et il me -tardait de remettre Denise aux soins des femmes. -Quand donc ils eurent disparu, nous poursuivîmes -notre chemin. L’abbé Benoît et moi nous taisions, -pensifs, mais les autres bavardaient entre eux sans -arrêt. La tête de Denise reposait sur mon épaule -droite. Je sentais le léger battement de son cœur ; -et durant cette lente et sombre chevauchée, j’eus le -loisir de rêver à beaucoup de choses. Quel courage, -quelle volonté ferme, avait montrés cette pauvre -petite échappée de couvent, alors qu’une quinzaine -plus tôt elle n’avait su trouver un mot à me dire ; -mais aussi quelle faiblesse féminine, chère à mon -cœur d’homme, avait finalement vaincu sa réserve, -et l’avait jetée à mon cou, sanglotante. Le doux -parfum de sa chevelure emplissait mes narines ; -j’aspirais à mettre un baiser sur son front mi-voilé. -Mais si une heure avait suffi pour m’apprendre à -l’aimer, j’avais appris aussi à la respecter davantage. -Je refrénai mon désir, je le pressai avec plus -de tendresse, et m’efforçai de songer à autre chose -tant qu’elle serait dans mes bras.</p> - -<p>Si j’y éprouvai de la difficulté, ce ne fut point -faute de matière à réflexions. La clarté de l’incendie -rougissait tout le ciel, derrière nous ; la -rumeur de la foule nous poursuivait ; plus d’une -fois, sur notre chemin, nous croisâmes des formes -furtives qui s’enfonçaient dans les ténèbres, comme -pour aller se joindre aux émeutiers. L’abbé Benoît -croyait voir un second incendie, à une lieue dans -l’est ; et avec le trouble et le bouleversement -général de cette nuit, je me serais à peine étonné si -les flammes eussent éclaté devant nous, pour nous -apprendre qu’il y avait aussi le feu à Saux.</p> - -<p>Mais ce coup me fut épargné. Au contraire, le -village tout entier vint à notre rencontre avec des -lumières, et nous fit cortège, en poussant des vivats, -depuis la grille jusqu’au perron du château. -Une fois là, dans la clarté des torches, et au milieu -d’un profond silence de curiosité sympathique, -M<sup>lle</sup> de Saint-Alais fut enlevée de ma selle et -transportée dans la maison. Les femmes qui se -pressaient devant la porte se penchèrent pour la -suivre des yeux, mais je fus le seul à entrer derrière -elle.</p> - -<hr /> - - -<p>Bien des choses qui semblent belles la nuit, -présentent au jour un aspect hideux ; et d’autres -que nous avons supportées sans difficulté sur le -moment, paraissent monstrueuses et intolérables -dans le recul du souvenir. Quand je me réveillai le -matin, dans le vaste fauteuil du vestibule — où, -suivant la tradition, Louis XIII s’était assis jadis — et -qu’après trois heures d’un sommeil imparfait, -je vis André penché sur moi, et le soleil entrant -à flots par la porte et la fenêtre, je crus tout d’abord -avoir rêvé ce que je me rappelais des événements de -la nuit. Mais mon regard tomba sur la paire de -pistolets que j’avais placés à côté de moi, et sur le -plateau garni des verres qui avaient servi à nous -désaltérer, le curé et moi, je compris que tout cela -était de la réalité. Je me dressai d’un bond.</p> - -<p>— Est-ce que M. de Saint-Alais est ici ? demandai-je.</p> - -<p>— Non, monsieur.</p> - -<p>— Et M. le comte ?</p> - -<p>— Non plus, monsieur.</p> - -<p>— Hé quoi ! m’écriai-je. Personne de chez eux -n’est donc venu ?</p> - -<p>Car je m’étais endormi avec la persuasion que -l’on m’éveillerait au bout d’une heure pour les -recevoir.</p> - -<p>— Non, monsieur le vicomte, répliqua le vieux -valet, personne, excepté un monsieur qui était avec -eux et qui actuellement se promène dans le jardin -avec M. le curé. Et quant à celui-là…</p> - -<p>— Eh bien ? dis-je sèchement, car André, qui -avait pris son air le plus grave et le plus entendu, -se taisait et reniflait avec mépris.</p> - -<p>— Celui-là ne semble pas valoir qu’on éveille -monsieur le vicomte pour lui, répliqua-t-il d’un air -entêté. Mais M. le curé l’a voulu quand même ; -et par le temps qui court, il nous faut trotter pour -un forgeron mieux que pour un directeur de la -régie.</p> - -<p>— Buton est donc ici ?</p> - -<p>— Oui, monsieur ; et il se promène sur la terrasse, -comme s’il se croyait chez lui. Je ne sais pas où -nous allons, reprit-il, d’un ton grondeur et élevant -la voix comme je me disposais à m’éloigner, ni -ce qui va sortir de tout cela. Mais quand monsieur -le vicomte a fait enlever le carcan, j’ai bien vu -ce qui allait arriver. Oh ! oui, continua-t-il de plus -en plus haut, avec son plateau en main, et me -lançant un regard réprobateur, j’ai bien vu ce -qui allait arriver ! Je l’ai bien vu !</p> - -<p>A coup sûr, si je n’avais été jeté tout à fait en -dehors de la commune ornière de pensée, j’aurais, -moi aussi, trouvé quelque chose de singulier à l’assemblage -des trois hommes que je trouvai faisant -les cent pas sur la terrasse. Au milieu était l’abbé -Benoît, les yeux baissés et les mains derrière le -dos ; d’un côté il avait Buton, fruste et balourd avec -ses larges épaules et sa blouse maculée ; de l’autre -côté marchait l’étranger de la nuit, un homme de -moyenne taille, correct, mais très simplement vêtu, -avec des bottes de cheval et une épée. En me -rappelant qu’il avait fait partie de la troupe de -Louis, je m’étonnai de le voir porter les trois couleurs ; -mais j’étais surtout inquiet de savoir ce -qu’il était advenu des autres. Sans nous arrêter -aux cérémonies, je lui posai la question.</p> - -<p>— Ils ont attaqué les émeutiers, perdu un homme, -et été repoussés, répondit-il, précis et laconique.</p> - -<p>— Et M. le comte ?</p> - -<p>— N’a pas été blessé. Il est retourné à Cahors, -pour chercher du monde. Quant à moi, on semblait -prendre mes avis en mauvaise part, et je suis venu -ici.</p> - -<p>Il me parlait comme à son égal, d’une façon -brusque et allant droit au fait, et avec l’air d’être -et à la fois de n’être pas un gentilhomme. Voyant -qu’il m’intriguait, le curé se hâta de le présenter.</p> - -<p>— Monsieur le vicomte, vous avez devant vous -M. le capitaine Hugues, sorti de l’armée américaine. -Il a mis ses services à la disposition du Comité.</p> - -<p>— Dans l’intention, poursuivit le capitaine, -avant que j’eusse le temps de me reconnaître, -d’instruire et commander un corps de volontaires -à lever en Quercy, pour maintenir l’ordre. Appelez-les -milice ; appelez-les comme vous voudrez.</p> - -<p>J’étais passablement démonté. Cet homme, -alerte, actif, pratique, dont la poche laissait dépasser -la crosse d’un pistolet, était une nouveauté -pour moi.</p> - -<p>— Vous avez servi Sa Majesté ? dis-je enfin, pour -me donner le temps de réfléchir.</p> - -<p>— Non pas, répondit-il. Il n’y a pas d’avenir -dans cette armée, si l’on ne possède plusieurs -quartiers. J’ai servi sous les ordres du général -Washington.</p> - -<p>— Mais je vous ai vu la nuit dernière avec M. de -Saint-Alais ?</p> - -<p>— Quoi d’étonnant, monsieur le vicomte ? répliqua-t-il, -en me regardant bien en face. A peine -arrivé, j’entends dire que l’on brûle un château. Je -me suis mis à la disposition de M. le comte. Mais -ces messieurs manquent de méthode, et ils refusent -d’être conseillés.</p> - -<p>— Ma foi, dis-je, ces procédés me paraissent un -peu abusifs. Vous savez…</p> - -<p>— Le château de M. de Marignac a été brûlé la -nuit dernière, dit doucement le curé.</p> - -<p>— Oh !</p> - -<p>— Et nous en apprendrons d’autres, je le crains. -Nous devons, je pense, regarder les choses en face, -monsieur le vicomte.</p> - -<p>— Il n’est pas question de penser ni de regarder, -mais d’agir ! interrompit rudement le capitaine. Il -nous reste devant nous tout un long jour d’été, -mais si nous n’avons pas fait quelque chose d’ici -ce soir, c’est une triste aurore qui se lèvera demain -sur le Quercy.</p> - -<p>— N’y a-t-il pas les troupes du roi ? dis-je.</p> - -<p>— Elles refusent d’obéir. Elles sont par conséquent -plus nuisibles qu’utiles.</p> - -<p>— Et leurs officiers ?</p> - -<p>— Ils sont fidèles ; mais haïs du peuple. Un -chevalier de Saint-Louis est pour le peuple ce -qu’est pour un taureau une étoffe rouge. Croyez-moi, -ils ont assez à faire de maintenir leurs hommes -dans les casernes, et de sauver leurs propres têtes.</p> - -<p>Je n’aimais pas sa familiarité, ni son langage -tranchant ; mais néanmoins j’étais incapable de -reprendre le ton sur lequel j’avais parlé la veille. -La veille, j’aurais trouvé intolérable que Buton fût -là à nous écouter. Aujourd’hui je trouvais la chose -toute naturelle. Cet officier, d’ailleurs, était un autre -homme que Doury ; des arguments qui avaient -accablé l’un seraient restés sans effet sur l’autre. -Je m’en rendis compte, et à tout hasard, demandai -à l’abbé Benoît ce qu’il avait l’intention de faire.</p> - -<p>Il ne répondit pas. Ce fut le capitaine qui parla.</p> - -<p>— Nous voudrions vous voir entrer dans le -Comité.</p> - -<p>— J’ai discuté cela hier, répondis-je avec quelque -raideur. Je ne puis y consentir. L’abbé Benoît a -dû vous l’expliquer.</p> - -<p>— Ce n’est pas la réponse de l’abbé Benoît que -je désire, répliqua le capitaine. C’est la vôtre, monsieur -le vicomte.</p> - -<p>— J’ai répondu hier, dis-je hautainement, et j’ai -refusé.</p> - -<p>— Aujourd’hui n’est plus hier, riposta-t-il. Hier, -le château de M. de Saint-Alais était debout ; ce -n’est plus aujourd’hui qu’un décombre fumant. -Celui de M. de Marignac est dans le même état. -Hier, sur beaucoup de points, nous en restions aux -conjectures. Aujourd’hui les faits parlent d’eux-mêmes. -Quelques heures d’hésitation, et la province -sera en feu d’un bout à l’autre.</p> - -<p>Je n’en pouvais disconvenir. Toutefois il y avait -autre chose que je ne pouvais faire, c’était de me -déjuger une fois de plus. J’avais solennellement -pris la cocarde blanche dans le salon de M<sup>me</sup> de -Saint-Alais, et le courage me manquait pour exécuter -une nouvelle volte-face. Je me refusai à la -palinodie.</p> - -<p>— C’est impossible, impossible dans mon cas, -balbutiai-je enfin avec embarras et d’une façon -quelque peu incohérente. Pourquoi vous adresser -encore à moi, au lieu d’aller trouver quelqu’un -d’autre ? Il y en a deux cents dont les noms…</p> - -<p>— Ne nous seraient d’aucun usage, répondit -brusquement M. le capitaine. Le vôtre au contraire -rassurerait les timides, attacherait à notre cause -les gens modérés, et ne rebuterait pas les masses. -Je veux être franc avec vous, monsieur le vicomte, -reprit-il, sur un autre ton. J’ai besoin de votre concours. -Je veux bien courir des risques, mais seulement -les risques indispensables ; et je voudrais -tenir ma nomination aussi bien d’en haut que d’en -bas. Donnez votre adhésion au Comité, et j’accepte -leur nomination. Sans doute je pourrais pacifier -le Quercy au nom du tiers état seul, mais je préférerais -fusiller, pendre, écarteler, au nom de tous -les trois réunis.</p> - -<p>— Je vous le répète, il y en a d’autres…</p> - -<p>— Vous oubliez que je dois mater la canaille de -Cahors, répliqua-t-il avec impatience, non moins -que ces abrutis de paysans, qui croient la fin du -monde arrivée. Et ces autres dont vous parlez…</p> - -<p>— Sont inacceptables, dit doucement l’abbé Benoît, -tout en m’adressant un regard d’intelligence.</p> - -<p>La brise légère du matin soulevait les plis de sa -soutane, et révélait la maigreur de ses jambes. Il -tenait son tricorne au-dessus de sa tête, pour se -protéger du soleil. Je sentais qu’il y avait un conflit -dans son esprit tout comme dans le mien, et -qu’il désirait m’avoir avec eux et ne m’avoir pas ; et -cette intuition m’encourageait à lui résister, malgré -ses paroles.</p> - -<p>— C’est impossible, dis-je.</p> - -<p>— Pourquoi ?</p> - -<p>La nécessité de répondre me fut épargnée. J’étais -tourné vers la porte du château, et ce dernier mot -à peine prononcé, j’en vis sortir André accompagné -de M. de Saint-Alais. La façon dont le vieux serviteur -annonça : « M. le marquis de Saint-Alais, qui -demande à voir M. le vicomte ! » nous scandalisa -légèrement, car elle décelait un secret triomphe ; -mais de la part de Saint-Alais qui s’approchait, -rien ne laissa voir qu’il eût remarqué ce détail. -Il s’avança d’un air parfaitement serein, et me -salua avec cordialité. Je me figurai tout d’abord -qu’il ne savait pas ce qui s’était passé la nuit ; mais -ses premiers mots dissipèrent cette illusion.</p> - -<p>— Monsieur le vicomte, dit-il, m’interpellant d’un -ton à la fois gracieux et dégagé, nous vous devons -une reconnaissance éternelle. J’avais affaire au dehors, -hier soir, et je n’ai pu intervenir ; et mon -frère, paraît-il, est arrivé trop tard, à supposer qu’il -eût pu quelque chose avec une si petite troupe. J’ai -vu ma sœur en traversant la maison, et elle m’a -donné quelques détails.</p> - -<p>— Elle a quitté sa chambre ? m’écriai-je tout -surpris.</p> - -<p>Les trois autres personnages s’étaient retirés un -peu à l’écart, afin de nous laisser nous entretenir -à l’aise.</p> - -<p>— Oui, répondit-il, en souriant un peu de mon -étonnement. Et je puis vous assurer, monsieur le -vicomte, qu’elle a dit de vous tout autant de bien -qu’une jeune fille en peut dire. Du reste, ma mère -sera mieux qualifiée que moi pour vous exprimer -la gratitude de la famille. En attendant, j’espère -que votre santé n’a pas souffert de cette algarade.</p> - -<p>Je balbutiai une réponse ; mais je savais à peine -ce que je disais, tant l’attitude de Saint-Alais -était différente de ce que j’attendais, son calme -dégagé et sa gaieté si éloignés de la rage et de -l’emportement qui eussent semblé naturels chez -qui venait d’apprendre la destruction de son -château et l’assassinat de son régisseur. Je n’en -revenais pas. Je le voyais paré avec son soin et son -élégance habituels, et j’étais convaincu pourtant -qu’il avait été sur pied toute la nuit ; les attentats -contre son château et celui de Marignac venaient -démentir ses prédictions les plus confiantes ; et il -ne montrait aucun signe d’irritation !</p> - -<p>J’en restais confondu, vertigineux. Cependant il -me fallait dire quelque chose. J’exprimai le souhait -que M<sup>lle</sup> Denise ne se ressentirait pas trop de ses -aventures.</p> - -<p>— Elle ? je n’en ai pas peur, dit-il. Nous autres -Saint-Alais ne sommes pas des femmelettes. Et -après une nuit de repos… Mais je crains de vous -avoir interrompu ?</p> - -<p>Et pour la première fois il daigna jeter les yeux -sur mes compagnons.</p> - -<p>— C’est à l’abbé Benoît et à Buton ici présents, -que doivent aller en réalité vos remerciements, -monsieur le marquis, repris-je. Car sans leur -aide…</p> - -<p>— Tiens, tiens ! en vérité ? fit-il froidement. On -me l’avait déjà dit.</p> - -<p>— Mais vous ne savez pas tout ? exclamai-je.</p> - -<p>— Je pense que si, dit-il.</p> - -<p>Puis, continuant à les regarder tout en me parlant, -il reprit :</p> - -<p>— Permettez-moi de vous raconter une petite -histoire, monsieur le vicomte. Il y avait une fois un -homme qui en voulait à son voisin parce que la -récolte de celui-ci était plus belle que la sienne. Il -alla donc, nuitamment et en secret, et pas tout à -la fois — pas tout à la fois, messieurs, mais petit à -petit — il fit déborder sur les terres de son voisin le -bras de rivière qui passait auprès de leurs domaines -à tous les deux. Son succès fut tel que bientôt -l’inondation non seulement couvrit la récolte, mais -menaça de noyer le voisin en personne, et après -cela sa propre récolte et lui-même ! Comprenant -trop tard sa folie… Cet apologue vous amuse, monsieur -le curé ?</p> - -<p>— Il ne me concerne pas, répondit l’abbé Benoît, -avec un pâle sourire.</p> - -<p>— Je ne suis le domestique de personne, prétendait -un esclave, riposta Saint-Alais avec un ricanement -discret.</p> - -<p>— C’est une indignité, monsieur le marquis ! -m’écriai-je, perdant patience. Je viens de vous -dire que sans M. le curé et le forgeron que voici, -M<sup>lle</sup> Denise et moi…</p> - -<p>— Et moi, répliqua-t-il, m’interrompant avec -une jovialité feinte, je viens de vous dire ce que -j’en pense, monsieur le vicomte. Voilà tout.</p> - -<p>— Mais vous ignorez donc ce qui s’est passé ? -réitérai-je, exaspéré par son injustice. Vous ignorez, -il faut que vous ignoriez, que quand l’abbé Benoît -et ses compagnons sont arrivés, M<sup>lle</sup> de Saint-Alais -et moi nous trouvions dans la situation la plus -critique ? qu’ils ont couru les plus grands risques -pour nous en tirer ? et que notre salut final est dû -en grande partie aux trois couleurs, qui nous ont -fait respecter de ces misérables, mieux que tout -déploiement de force en notre pouvoir.</p> - -<p>— C’est donc vrai, cela aussi ? fit-il, se rembrunissant. -J’aurai quelque chose à dire là-dessus tout -à l’heure. Mais d’abord, puis-je vous poser une -question, monsieur le vicomte ? Suis-je en droit de -supposer que ces messieurs sont venus vous solliciter -de la part, excusez-moi si je ne le qualifie pas -comme il faut, de l’Honorable Comité de Salut -public ?</p> - -<p>Je fis un signe affirmatif.</p> - -<p>— Et je présume que j’ai à les féliciter de votre -acceptation ?</p> - -<p>— Pas le moins du monde ! répliquai-je, avec -fierté. Ce monsieur (et je désignai le capitaine Hugues) -m’a exposé certaines propositions et certains -arguments en leur faveur.</p> - -<p>— Mais il ne vous a pas exposé le plus fort de -tous ces arguments, intervint le capitaine, avec -un bref salut. Je le découvre, et vous le verrez -comme moi, monsieur le vicomte, dans M. le marquis -de Saint-Alais !</p> - -<p>Le marquis le dévisagea froidement.</p> - -<p>— Je vous suis fort obligé, fit-il avec dédain. A -l’occasion, peut-être aurai-je quelque chose de plus -à vous dire. Mais pour l’instant, je parle à M. le -vicomte.</p> - -<p>Et il s’adressa de nouveau à moi :</p> - -<p>— Ces messieurs vous ont sollicité. Dois-je entendre -que vous avez décliné leurs propositions ?</p> - -<p>— Absolument ! répondis-je. Mais, ajoutai-je avec -chaleur, il ne s’ensuit pas que je manque de gratitude -ou de sentiments humains.</p> - -<p>— Ah, ah ! dit-il.</p> - -<p>Puis, d’un air détaché :</p> - -<p>— Je vois là votre valet. Pourrais-je disposer de -lui un moment ?</p> - -<p>— Certainement.</p> - -<p>Il fit un signe du doigt à André, qui nous regardait -du haut du perron. Le valet accourut prendre -ses ordres.</p> - -<p>Saint-Alais s’adressa de nouveau à moi :</p> - -<p>— J’ai bien votre autorisation ?</p> - -<p>Je m’inclinai, sans comprendre.</p> - -<p>— Allez, mon ami, allez trouver M<sup>lle</sup> de Saint-Alais, -dit-il. Elle est dans la grande salle. Priez-la -de vouloir bien nous honorer de sa présence.</p> - -<p>André s’éloigna de son air le plus digne, et nous -restâmes dans l’étonnement. Personne ne disait -mot. J’aurais voulu consulter du regard l’abbé -Benoît, mais je ne l’osai, car le marquis, son sourire -impénétrable sur le visage, me me quittait pas -des yeux, et je craignais qu’il ne me soupçonnât -de faiblesse. Cette attente dura jusqu’au moment -où M<sup>lle</sup> Denise apparut sur le seuil du château et -après une courte pause, vint nous rejoindre sur la -terrasse.</p> - -<p>Elle portait une robe qui avait, je crois, appartenu -à ma mère, et qui était trop longue pour -elle ; mais elle me sembla lui aller à ravir. Un -fichu lui couvrait les épaules, et un autre, passant -par-dessus ses cheveux poudrés, retombait à petits -plis sur son cou et ses oreilles. A ce délicieux -négligé, sa rougeur ajoutait un nouvel attrait, -tandis qu’elle s’approchait de nous, en se garantissant -les yeux du soleil. Je la revoyais pour la -première fois depuis que les femmes l’avaient -enlevée de ma selle, et elle m’apparut à cette -heure, comme une divinité qui s’avançait sur la -terrasse dans la jeune lumière du matin. Je ne -comprenais pas comment j’avais pu renoncer à -elle. Un désir absurde me saisit, de provoquer -son frère et de l’enlever, elle, hors de cet affreux -imbroglio de partis politiques.</p> - -<p>Mais elle ne me regarda point, et mon cœur -se serra. Elle n’avait d’yeux que pour M. le marquis, -et s’approchait de lui comme s’il l’eût attirée -par un moyen magnétique.</p> - -<p>— Mademoiselle, dit-il gravement, il paraît que -vous avez échappé la nuit dernière grâce à votre -adoption d’un emblème que je vous vois porter -encore. C’est un de ceux que nul sujet de Sa Majesté -n’a le droit de porter avec honneur. Voulez-vous -me faire le plaisir de l’ôter ?</p> - -<p>Pâlissant et rougissant tour à tour, elle nous -lança un regard de détresse.</p> - -<p>— Monsieur ? murmura-t-elle, comme si elle ne -comprenait pas.</p> - -<p>— J’ai parlé assez clair, ce me semble, dit-il. -Ayez la bonté d’enlever cet objet.</p> - -<p>Se courbant sous l’avanie, elle hésita, et parut -un instant prête à fondre en larmes. Puis, les -lèvres frémissantes, et avec des doigts qui tremblaient, -elle obéit, et se mit en devoir de détacher -la cocarde tricolore que les domestiques — à son -insu, peut-être — avaient transférée de son autre -robe sur celle qu’elle portait à cette heure. Elle -mit longtemps à l’enlever, sous nos regards, et je -bouillais d’indignation. Mais je n’osai intervenir ; -et les autres la considéraient gravement.</p> - -<p>— Je vous remercie, dit M. de Saint-Alais, quand -à la fin elle fut parvenue à défaire l’épingle. Je -vois, mademoiselle, que vous êtes une vraie Saint-Alais, -préférant mourir que devoir votre salut à -une félonie. Ayez la bonté de jeter cela par terre, -et de marcher dessus.</p> - -<p>Elle sursauta violemment à ces paroles. Nous -tous aussi, je crois bien. Je sais que je fis un pas -en avant ; et, si M. le marquis n’eût levé la main, -je l’aurais empêchée d’obéir. Mais je n’en avais -pas le droit : nous n’étions que des spectateurs, -c’était à elle de décider. Elle resta une minute -sans souffle et sans mouvement, les yeux fixés sur -son frère ; puis, toujours fascinée par lui, avec -un soupir convulsif, elle leva la main d’un geste -lent et mécanique, et lâcha le ruban. Il tomba en -tournoyant.</p> - -<p>— Marchez dessus ! dit le marquis, impitoyable.</p> - -<p>Elle tremblait de tous ses membres ; son visage, -son visage d’enfant, blêmit. Mais elle ne bougeait -pas.</p> - -<p>— Marchez dessus ! réitéra-t-il.</p> - -<p>Alors, sans regarder à terre, elle avança un pied, -et en effleura le ruban tricolore.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="c11">CHAPITRE XI<br /> -<span class="small">LES DEUX CAMPS</span></h2> - - -<p>— Je vous remercie, mademoiselle ; maintenant -je ne vous retiens plus, dit-il.</p> - -<p>Mais il n’avait pas besoin de parler, car dès -l’instant où elle lui eut obéi, sa sœur se détournait -de nous ; il n’avait pas ouvert la bouche qu’elle -s’élançait vers le perron, torturée de douleur, les -deux mains sur le visage, tout entière secouée de -sanglots qui parvenaient jusqu’à nous dans le -matin d’été.</p> - -<p>Ce spectacle me rendit furieux ; mais pour un -instant, et par un effort démesuré, je me contins. -Je voulais d’abord laisser parler le marquis.</p> - -<p>Mais il ne voyait pas, ou refusait de voir, l’effet -qu’il avait produit.</p> - -<p>— C’est tout, messieurs, dit-il, légèrement pâle. -Je vous suis obligé de votre complaisance. Vous -savez désormais ce que je pense de vos trois couleurs -et de vos bons offices. Je refuse leur sauvegarde -pour les miens comme pour moi. Je ne parlemente -pas avec des assassins.</p> - -<p>Je ne me contins plus, et bondis en avant.</p> - -<p>— Et moi ! m’écriai-je, moi aussi, monsieur le -marquis, j’ai quelque chose à dire. J’ai quelque chose -à déclarer. Il n’y a qu’un instant j’ai refusé les trois -couleurs. J’ai repoussé les ouvertures de ceux qui me -les présentaient. J’étais résolu à me ranger à vos -côtés et à ceux de mes frères en dépit de ma raison. -J’étais de votre parti, bien que sans y avoir foi ; et -vous auriez pu m’attacher à lui. Mais ce monsieur -a raison, c’est vous qui êtes le meilleur argument -contre vous-même. Et voici ce que je fais ! voici ce -que je fais ! répétai-je dans un transport. Regardez, -monsieur le marquis, et connaissez votre œuvre.</p> - -<p>A ces mots je saisis le ruban que Denise avait -foulé aux pieds, et de mes doigts qui tremblaient -presque autant que les siens lorsqu’elle le détacha, -je l’épinglai sur ma poitrine.</p> - -<p>Il s’inclina, avec un sourire sarcastique.</p> - -<p>— On change facilement de cocarde, dit-il.</p> - -<p>Mais il était livide de rage, et il m’eût volontiers -tué pour cette nasarde que je lui infligeais.</p> - -<p>— Vous voulez dire que je tourne casaque facilement ? -dis-je d’un ton agressif.</p> - -<p>— Vous avez mis le doigt dessus, monsieur le -vicomte, riposta-t-il.</p> - -<p>Les trois autres personnages s’étaient retirés -un peu à l’écart — non sans manifester leur révolte — et -nous laissaient face à face au même -endroit où nous nous tenions trois semaines plus -tôt, la veille de la soirée chez sa mère. Tout bouillant -de colère au ressouvenir de sa conduite avec -sa sœur, et dans l’intention de le blesser, je lui -rappelai cette circonstance, avec les prophéties -qu’il avait alors émises, prophéties qui s’étaient -si mal accomplies.</p> - -<p>Il me prit au mot.</p> - -<p>— Elles se sont mal accomplies ? dit-il sombrement. -Certes, monsieur le vicomte, mais pourquoi ? -Parce que ceux qui devraient nous soutenir, ceux -qui d’un bout de la France à l’autre devraient -soutenir le roi, sont comme vous : des irrésolus qui -ne savent ce qu’ils veulent ! Parce que les gentilshommes -de France se révèlent indolents et couards, -et indignes des noms qu’ils portent ! Oui, mal accomplies, -reprit-il amèrement, parce que vous, -monsieur de Saux, et les gens comme vous, êtes -pour ceci aujourd’hui, et demain pour cela, et que -vous criez maintenant : « Réforme ! » et l’heure -d’après : « Ordre ! »</p> - -<p>Ma colère s’affaissa. Je ravalai le démenti prêt à -jaillir, et me bornai à lancer au marquis un regard -prolongé. Il s’aperçut de mon embarras et en prit -avantage.</p> - -<p>— Mais suffit, continua-t-il d’un ton de dignité -offensée d’autant plus mortifiante pour moi que -c’était lui qui avait tort, et non moi. Laissons -cela. Jusqu’au dernier moment, j’ai recherché votre -concours, monsieur de Saux ; et je reconnais, -je ne cesse de reconnaître, et je serai le dernier -à renier, l’obligation que nous vous devons depuis -la nuit passée. Mais il ne peut plus y avoir de -réelle amitié entre ceux qui portent ce machin -(et il désigna la cocarde tricolore que j’avais -adoptée) et ceux qui servent le roi à notre manière. -Vous m’excuserez donc si je prends congé de vous, -et si j’emmène ma sœur sans délai d’une maison -où sa présence peut être mal interprétée, tout -comme la mienne, après ce qui vient de se passer, -doit être déplaisante.</p> - -<p>Sur quoi il s’inclina de nouveau, et se dirigea vers -la maison. Je le suivis, bouche cousue et le cœur -soudainement glacé. André se trouvait seul dans -le vestibule, à muser devant l’autre porte ; mais -au delà de celle-ci, dans l’avenue, trois ou quatre -domestiques montés attendaient M. de Saint-Alais, -et un peu plus bas trois cavaliers s’en allaient -vers le portail. Un regard me suffit pour -voir que M<sup>lle</sup> Denise était à leur tête, et qu’elle se -tenait courbée sur sa selle, comme si elle pleurait -encore. Je me tournai vers Saint-Alais, dans un -accès de violence.</p> - -<p>Mais son regard était fixé sur moi de telle sorte -que les paroles expirèrent sur mes lèvres. Il toussota.</p> - -<p>— Ah, ah ! dit-il, M<sup>lle</sup> Denise a compris d’elle-même -que la bienséance lui ordonnait de partir. -Vous me permettrez donc, monsieur de Saux, de -vous faire ses compliments et de prendre congé de -vous à sa place.</p> - -<p>Ayant dit ces paroles, il me salua et se dirigea -vers sa monture. Il levait le pied vers l’étrier quand -je murmurai son nom.</p> - -<p>Il fit demi-tour.</p> - -<p>— Pardon ! dit-il. Est-ce que…</p> - -<p>Je fis signe aux valets de s’écarter. Mon accès de -violence avait disparu, je restais douloureusement -tiraillé entre la colère et la honte.</p> - -<p>— Monsieur, dis-je, j’ai encore un mot à vous -dire. Tout n’est pas fini pour cela entre M<sup>lle</sup> Denise -et moi. Quant à elle…</p> - -<p>— Qu’il ne soit plus question d’elle ! trancha-t-il.</p> - -<p>Mais je ne me laissai pas démonter.</p> - -<p>— Quant à elle, je ne connais pas ses sentiments, -repris-je, sans tenir compte de l’interruption. Mais -pour ma part, monsieur de Saint-Alais, je vous -déclare avec franchise que je l’aime ; et je ne -changerai pas, qu’elle porte la cocarde tricolore ou -une autre. Par conséquent…</p> - -<p>— Je ne vous dirai qu’une chose, s’écria-t-il, en -levant la main pour m’arrêter.</p> - -<p>Je cédai, avec un grand soupir.</p> - -<p>— Quoi donc ? demandai-je.</p> - -<p>— C’est que vos déclarations sont dignes d’un -bourgeois, répliqua-t-il, avec un rire insultant. Ou -d’un toqué d’Anglais ! Et comme M<sup>lle</sup> de Saint-Alais -n’est pas la fille d’un mitron, pour qu’on lui -fasse une cour de ce genre, je trouve votre cour -intolérable. Cela vous suffit-il, ou voulez-vous en -entendre davantage, monsieur le vicomte ?</p> - -<p>— Cela ne peut suffire à me détourner de mon -chemin, répondis-je. Vous oubliez que j’ai apporté -ici entre mes bras mademoiselle votre sœur, la -nuit dernière. Mais moi je ne l’oublie pas, et elle -non plus ne l’oubliera pas. Notre situation ne -peut redevenir ce qu’elle était, monsieur le marquis.</p> - -<p>— Vous vous targuez de lui avoir sauvé la vie -pour prendre des droits sur elle ? dit-il avec mépris. -Voilà qui est généreux et digne d’un gentilhomme !</p> - -<p>— Non, je ne m’en targue pas ! répliquai-je -avec véhémence. Mais j’ai tenu M<sup>lle</sup> Denise entre -mes bras, sa tête a reposé sur ma poitrine, et vous -ne pouvez faire que l’un et l’autre n’aient pas été. -J’ai par conséquent le droit de demander sa main, -et je saurai l’obtenir.</p> - -<p>— Moi vivant, vous ne l’aurez jamais ! répondit-il -avec âpreté. Je le jure ; tout comme elle a foulé -aux pieds ce ruban, sur un mot de moi, monsieur, -de même elle foulera aux pieds votre amour. M<sup>lle</sup> de -Saint-Alais n’est pas pour vous.</p> - -<p>Je tremblais de rage.</p> - -<p>— Vous savez bien, monsieur, que je ne puis me -battre avec vous ! dis-je.</p> - -<p>— Ni moi avec vous. Je le sais. Donc, poursuivit-il, -après une pause, et revenant avec une -souplesse merveilleuse à sa courtoisie première, -je vais vous fuir. Adieu, monsieur, je ne dis pas -au revoir ; car je doute que l’avenir nous réserve -beaucoup de rencontres.</p> - -<p>Je ne trouvai absolument rien à lui répliquer, -et il s’éloigna, descendant l’avenue. M<sup>lle</sup> Denise et -son escorte avaient disparu ; ses serviteurs, ayant -obéi à mon geste, étaient déjà près du portail. -Je le vis s’enfoncer sous les ramures des noyers, -dont la voûte laissait filtrer çà et là des rais de -soleil qui tombaient sur lui ; et dans la tristesse -de mon cœur broyé, j’admirai l’air de vaillance -qu’il conservait, et la grâce insoucieuse de son -allure.</p> - -<p>Assurément il avait de la force de caractère ; et -cette force, dont manquaient ses amis, il la possédait -à un tel degré qu’en le suivant du regard -j’estimai faibles et sottes les paroles dont je m’étais -servi avec lui, et puérile la résolution que je lui -avais opposée. Il avait raison, après tout ; cette -manière de faire la cour, que j’avais employée -sous l’impulsion de la colère et de l’amour, n’était -ni française ni digne, et je ne l’aurais certes pas -goûtée s’il se fût agi de ma propre sœur. Pourquoi -donc avoir avili Denise et m’être rendu ridicule -par ce moyen, bon pour des maîtresses, et non -pour des fiancées ?</p> - -<p>Je me sentais donc fort malheureux quand je -quittai la place et réintégrai la maison. Mais dans -le vestibule mon regard rencontra les pistolets déposés -sur la table, et par un revirement soudain je -m’avisai que je n’étais pas le seul dont les affaires -n’allaient pas tout droit ; que le château de Saint-Alais -comme celui de Marignac étaient en cendres, -que la nuit précédente j’avais arraché Denise à -la mort, qu’au delà de l’avenue de noyers allongeant -son ombre fraîche et tachetée de soleil, au -delà de la paix de ce jour d’été, il y avait le monde -effervescent et braillard du Quercy et de la France, -un monde de paysans affolés et de citadins terrifiés, -de soldats qui refusaient de se battre, et de -nobles qui ne l’osaient pas.</p> - -<p>Hé bien donc, « Vivent les trois couleurs ! » le -sort en était jeté. Je traversai la maison pour -aller retrouver l’abbé Benoît et ses compagnons, -afin de risquer mon enjeu avec le leur. Mais la -terrasse était déserte ; je ne les vis nulle part. De -tous les domestiques je ne pus découvrir que le -seul André, qui s’avança vers moi d’un air affairé, -les lèvres pincées, et prêt à récriminer. Je lui demandai -où était le curé.</p> - -<p>— Parti, monsieur le vicomte.</p> - -<p>— Et Buton ?</p> - -<p>— Également. Et la moitié des domestiques en -ont fait autant.</p> - -<p>— Ils sont partis ? exclamai-je. Pour où aller ?</p> - -<p>— Bavarder au village, répondit-il âprement. Il -n’est pas aujourd’hui un galopin de tournebroche -qui ne doive connaître les nouvelles, prendre son -congé à sa guise et à son heure pour aller s’en -informer. C’est le monde renversé, m’est avis. Il -est temps que S. M. le roi s’en mêle.</p> - -<p>— M. le curé ne t’a-t-il chargé de rien me dire ?</p> - -<p>Le vieux serviteur hésita.</p> - -<p>— Dame oui, fit-il en rechignant. Il m’a dit que -si M. le vicomte restait chez lui jusque dans l’après-midi, -il aurait de ses nouvelles.</p> - -<p>— Mais il allait à Cahors ! dis-je. Il ne va pas -revenir aujourd’hui ?</p> - -<p>— Il a pris la petite allée qui mène au village, -répondit André d’un ton bougon. Il ne m’a pas -parlé de Cahors.</p> - -<p>— Allons, va-t’en au village tout de suite, dis-je, et -informe-toi si oui ou non il a pris la route de Cahors.</p> - -<p>Le vieux valet partit en maugréant, et je restai -seul sur la terrasse. Une tranquillité insolite pesait -sur la maison, en ce matin d’été, comme si l’heure -de la sieste fût déjà venue. Je m’assis sur un banc -de pierre contre le mur, et me mis en devoir de -récapituler mes aventures de la nuit, revoyant -avec une vivacité extrême des choses qui sur -l’heure avaient à peine arrêté mon regard, et -frissonnant à l’évocation des horreurs dont la réalité -m’avait à peine ému. Insensiblement je me -détournai de ces sujets qui faisaient battre mes -artères, et je m’occupai de Denise. Je la revis qui -s’éloignait affaissée sur sa selle et pleurant. Les -abeilles vrombissaient dans l’air chaud, les pigeons -roucoulaient doucement dans le colombier, les ramures -bordant la pelouse, au-dessous de moi, simulaient -un dôme d’avenue par-dessus la tête de -la jeune fille, et, sur cette vision, je m’endormis.</p> - -<p>Après la nuit que je venais de passer, le fait -n’avait rien d’extraordinaire. Mais quand je me -réveillai et m’aperçus qu’il était plus de midi, je -m’effarai. Je me dressai d’un bond, et jetant autour -de moi des regards inquisiteurs, je surpris André -qui s’éloignait à pas de loup le long du mur de -l’habitation. Je le rappelai, et lui demandai pourquoi -il m’avait laissé dormir.</p> - -<p>— J’ai pensé que vous étiez fatigué, monsieur, -marmotta-t-il, en clignant des yeux sous le soleil. -Monsieur le vicomte n’est pas un paysan pour qu’il -ne puisse dormir quand il en a envie.</p> - -<p>— Et M. le curé ? N’est-il pas revenu ?</p> - -<p>— Non, monsieur.</p> - -<p>— Et il est parti… de quel côté ?</p> - -<p>André nomma un village éloigné d’une demi-lieue ; -et il ajouta que mon dîner m’attendait.</p> - -<p>J’avais faim, et sans plus insister pour le moment, -j’allai me mettre à table.</p> - -<p>Il était près de deux heures quand je la quittai. -Comme j’attendais l’abbé Benoît d’une minute à -l’autre, j’ordonnai de seller mes chevaux et de les -tenir prêts ; puis, trop agité pour rester en place, -j’allai faire un tour dans le village. J’y trouvai tout -sens dessus dessous. Les trois quarts des habitants -étaient partis à Saint-Alais pour voir les ruines, et -ceux qui restaient n’avaient pas la moindre velléité -de s’occuper des travaux habituels, mais tenant des -conciliabules sur le pas des portes, ou à la croisée -des chemins, ou devant l’église, ils discutaient les -événements. L’un prit sur lui de me demander s’il -était vrai que le roi eût donné toutes les terres -aux paysans ; un autre, s’il y aurait encore des -impôts ; un troisième me posa une question encore -plus niaise. Malgré tout, aucun ne me manqua de -respect ; et tous ou peu s’en faut m’exprimèrent -leur joie de ce que j’avais échappé aux malandrins -de <i>là-bas</i>. Mais à chaque fois que je m’approchais -d’un groupe, je croyais voir une ombre subtile -d’inquiétude, de gêne et de suspicion passer sur -les visages qui m’étaient les plus familiers. Sur -l’instant je n’en compris pas la raison, et même -n’y attachai qu’une faible importance. Mais aujourd’hui, -après coup, aujourd’hui qu’il est trop -tard, je reconnais dans ces symptômes le premier -indice de l’œuvre funeste que devait accomplir à -la longue le poison social.</p> - -<p>Avec tout cela, il me fut impossible de rien savoir -au sujet du curé. L’un prétendait qu’il était -ici, l’autre là, un troisième qu’il s’était rendu à -Cahors. A la fin, je m’en retournai au château, dans -un état de malaise et d’agitation inexprimables. -Par crainte de le manquer, je ne quittai plus le -devant de la maison ; et durant des heures j’arpentai -l’avenue, tantôt arrêté à la grille pour -interroger la route, tantôt marchant à grands pas -sous les noyers. Le soir tomba, puis la nuit ; et -enchaîné à la maison muette, j’attendais toujours -la venue du curé, tandis que les imaginations de -ce qui se passait au dehors me torturaient l’esprit. -L’inquiet démon de l’époque s’était emparé de -moi : je me voyais ici à ne rien faire, tandis que le -monde s’agitait, et cette idée intolérable m’accablait -de remords. Quand à la fin André vint -m’appeler pour souper, je lui lançai un juron ; et -mon repas terminé, je montai sur le toit du château, -pour scruter la nuit, m’attendant à voir encore le -ciel éclairé par la lueur lointaine des incendies.</p> - -<p>Tout compte fait, je ne vis rien, et le curé ne -vint pas. Aussi, dès sept heures du matin, après -une nuit de veille, j’étais à cheval, en route pour -Cahors. André se déclara indisposé, et je ne pris -avec moi que Gilles. Aux environs de Saint-Alais, -le pays semblait désert ; mais une demi-lieue plus -loin, sur la hauteur, je rattrapai une vingtaine de -lourds paysans qui cheminaient d’un air décidé. Je -voulus savoir où ils allaient, et pourquoi ils n’étaient -pas aux champs.</p> - -<p>— Nous allons à Cahors, monseigneur, chercher -des armes, me répondit-on.</p> - -<p>— Des armes ! Pour combattre qui ?</p> - -<p>— Les brigands, monseigneur. Ils sont de tous -côtés, brûlant et massacrant. Dieu a permis que -nous ne les ayons pas encore vus. Et ce soir nous -serons armés.</p> - -<p>— Les brigands ! dis-je. D’où sortent-ils ?</p> - -<p>Ils furent incapables de me le dire ; et m’étonnant -de leur crédulité, je les laissai là et continuai -mon chemin. Mais je n’en avais pas fini encore -avec ces brigands. Une demi-lieue avant Cahors, je -traversai un hameau où régnait la même crainte -chimérique. Là, on avait élevé une barricade grossière -au bout de la rue regardant la campagne, et -je vis sur la tour de l’église un homme faisant le -guet. Cependant tous ceux de l’endroit en état de -marcher étaient partis à Cahors.</p> - -<p>— Comment cela ? Pour quoi faire ? demandai-je.</p> - -<p>— Pour s’informer des nouvelles.</p> - -<p>Je commençais à voir que mon imagination ne -m’avait pas leurré. Tout le monde était en rumeur, -tout le monde était en l’air. Chacun avait hâte -d’entendre, de savoir et de raconter ; tel prenait -les armes qui n’en avait jamais tenu, tel donnait des -conseils qui avait passé sa vie à obéir ; on faisait -tout et n’importe quoi sauf la tâche quotidienne. -Après cela, quand je trouvai Cahors en émoi comme -une ruche d’abeilles prête à essaimer, et le pont -Valentré si encombré que j’eus de la peine à franchir -ses trois portes successives ; quand je vis la -queue de ménagères attendant leurs rations, plus -longue, et ces rations plus exiguës que jamais ; -après cela, dis-je, tout ceci me parut presque naturel.</p> - -<p>Je ne fus non plus guère étonné, en passant à -cheval par les rues, la rosette tricolore au chapeau, -d’être accueilli çà et là par des vivats. Je remarquai -d’ailleurs que les porteurs de cocardes blanches ne -manquaient pas. Ils tenaient le haut du pavé, par -deux ou par trois, et s’avançaient le menton en -avant, la main sur le pommeau de l’épée, regardés -de travers par le populaire. Quelques-uns m’étaient -connus ; la plupart étaient des étrangers ; et si je -rougissais sous les regards méprisants des premiers, -qui devaient voir en moi un renégat, je me demandais -qui étaient les seconds. Finalement, je fus -heureux d’échapper aux uns et aux autres en -descendant chez Doury, dont la porte était surmontée -d’un vaste drapeau tricolore qui pendait -au soleil.</p> - -<p>M. le curé de Saux ? Tout justement il était là-haut -en séance avec le Comité. Si M. le vicomte -voulait monter ?…</p> - -<p>Je montai, parmi une presse de gens bruyants, -qui obstruaient l’escalier, les couloirs et les réduits, -et parlaient et gesticulaient, et semblaient disposés -à passer la journée là. Je réussis à me frayer un -chemin parmi eux, la porte s’ouvrit, m’envoyant -une nouvelle bouffée de bruit, et j’entrai. Dans la -pièce, assis autour d’une longue table, je vis une -vingtaine d’hommes, dont plusieurs se levèrent -pour venir à ma rencontre, tandis que la plupart -demeuraient à leur place. Trois ou quatre orateurs -parlaient à la fois et mon entrée ne les arrêta point. -Je reconnus à l’autre bout de la table l’abbé Benoît -et Buton, qui vinrent à ma rencontre, et le capitaine -Hugues, qui se leva, mais continua de parler. -Outre ceux-ci, il y avait deux petits noblaillons, qui -laissèrent leurs chaises, pour venir à moi tout -extasiés ; Doury, qui se leva et se rassit une demi-douzaine -de fois ; plus deux ou trois curés ou -ecclésiastiques, que je connaissais de vue. Le remue-ménage -fut grand, et non moindre la confusion. -Mais en somme, après une minute d’agitation, je -me trouvai reçu avec bienveillance, et installé dans -un fauteuil au bout de la table, entre M. le capitaine -d’un côté et de l’autre un notaire de Cahors. A la -faveur du bruit, j’échangeai quelques mots avec -l’abbé Benoît, qui s’attarda un instant à mon côté.</p> - -<p>— Pourquoi donc n’être pas venu hier ? me glissa-t-il, -avec un regard dont je fus seul à comprendre -le pathétique.</p> - -<p>— Mais vous m’aviez fait dire que je devais vous -attendre ! répliquai-je.</p> - -<p>— Moi ? fit-il. Pas du tout ; je vous ai fait dire -que je vous priais de venir nous rejoindre… si vous -le vouliez bien.</p> - -<p>— Alors la commission ne m’a pas été faite, -repris-je. André m’a dit…</p> - -<p>— Ah ! André ! vous m’en direz tant ! fit-il à -voix basse.</p> - -<p>Et il hocha la tête.</p> - -<p>— Le maraud ! exclamai-je ; il m’a donc menti. -Et…</p> - -<p>Mais le curé fut prié de regagner sa place, et il -fallut nous séparer. A la même minute la plupart -des conversations cessèrent, et il ne resta bientôt -plus que deux orateurs. Sans faire la moindre -attention l’un à l’autre, ils s’obstinaient à tenir tête -à leurs voisins, discourant, l’un sur le contrat social, -l’autre sur les brigands, ces brigands qui étaient partout -à brûler les moissons et à massacrer le monde !</p> - -<p>A la fin, M. le capitaine, qui attendait de prendre -la parole, interpella le premier orateur :</p> - -<p>— Ta ta ta ! monsieur ! L’heure de la théorie est -passée. Un liard de faits…</p> - -<p>— Vaut une livre de théorie ! s’écria l’homme aux -brigands (un épicier, je crois), et il asséna un grand -coup de poing sur la table.</p> - -<p>— Mais l’heure est venue !… l’heure providentielle -de faire cadrer les faits avec la théorie ! -s’égosilla l’autre champion. L’heure de constituer -un système idéal ! de régénérer le monde ! de…</p> - -<p>— De régénérer la poudre de perlimpinpin ! -riposta son adversaire, avec une ardeur égale. -Quand les brigands sont à nos portes ! quand on -brûle nos moissons et que l’on met le feu à nos -demeures ! quand…</p> - -<p>— Monsieur, dit sèchement le capitaine, avec un -sérieux qui exigeait le silence, permettez !</p> - -<p>— Soit, monsieur.</p> - -<p>— Eh bien, à parler net, je ne crois pas plus à -vos brigands qu’aux théories de M. le tabellion.</p> - -<p>Ce fut cette fois l’épicier qui se récria.</p> - -<p>— Hé quoi ! exclama-t-il. Quand ils ont été vus -à Figeac, à Cajarc, à Rodez, à…</p> - -<p>— Par qui ? demanda nettement le militaire, en -l’interrompant.</p> - -<p>— Par des centaines de personnes.</p> - -<p>— Citez un nom.</p> - -<p>— Mais la chose est notoire.</p> - -<p>— Oui, monsieur, la chose est un notoire mensonge ! -répondit tout à trac M. le capitaine. Croyez-moi, -les brigands auxquels nous avons affaire sont -plus près d’ici. Laissez-nous d’abord nous occuper -d’eux, et ne rabattez plus les oreilles à M. le vicomte -avec vos billevesées.</p> - -<p>— Écoutez-moi ! s’écria l’officier ministériel.</p> - -<p>Mais c’en était trop pour l’homme aux brigands. -Il repartit de plus belle, et d’autres firent chorus, -pour lui ou contre lui. A mon découragement, il -semblait que la dispute ne fît que commencer, et -qu’il fallût à nouveau rétablir la paix.</p> - -<p>Inutile de dire à quel point j’étais affecté par -tout ce vacarme, ce tohu-bohu, ce chamaillis sans -l’ombre d’une politesse à laquelle j’étais accoutumé -depuis toujours ; par ces vulgaires prises de bec -et ces braillements. Je restais étourdi, perdu dans -le bacchanal, sans plus d’importance, pour l’heure, -que Buton. Voire moins, car tandis que je regardais -autour de moi, plongé dans la stupeur de me trouver -à cette table avec des gens d’une classe à côté de -qui je ne m’étais jamais assis, — sauf par hasard à -l’auberge, où ma présence maintenait tout dans les -justes limites, — ce fut Buton qui, venant à la rescousse -de l’officier, obtint finalement le silence.</p> - -<p>— Maintenant qu’on vous a laissé parler, vous -me permettrez peut-être d’en faire autant, dit le -capitaine, d’un ton acerbe, s’emparant de l’attention -qu’on lui avait ramenée. Cela va bien pour -vous, monsieur le notaire, et pour vous, monsieur -dont j’ai oublié le nom, vous n’êtes pas des combattants -et n’avez cure de la difficulté où je me -trouve. Mais une demi-douzaine de ceux qui siègent -à cette table sont dans la même situation que -moi, et ils me comprennent. Vous aurez beau réorganiser, -si vos officiers sont emportés chaque -matin, vous n’irez pas loin.</p> - -<p>— Emportés ? comment ça ? cria le tabellion, -bouffissant ses joues caves. Membres du Comité -de…</p> - -<p>— Comment ? reprit M. le capitaine, le coupant -sans cérémonie ; par la piqûre d’une épée de ville ! -Vous ne me comprenez pas, vous ; mais nous sommes -ici quelques-uns qui ne pouvons faire trois pas -dans la rue sans risquer d’être insultés ou provoqués.</p> - -<p>— C’est la vérité ! déclarèrent d’une seule voix les -deux noblaillons, au bas bout de la table.</p> - -<p>— C’est la vérité, et il y a plus, poursuivit le -capitaine, s’échauffant à mesure. Ce n’est pas là -l’œuvre du hasard, mais le résultat d’un plan préconçu. -C’est par ce moyen qu’on prétend nous -réduire. J’ai vu tout à l’heure dans la rue trois -hommes qui, j’en jurerais, sont des prévôts d’escrime -déguisés.</p> - -<p>— Des spadassins ! lança le notaire avec emphase.</p> - -<p>— Je veux bien, dit Hugues avec plus de sang-froid. -Donnez-leur le nom qu’il vous plaira. Mais -quel parti prendre ? Si nous ne pouvons faire un -pas sans provocation ni duel, nous voilà désarmés. -On vous prendra tous vos chefs successivement.</p> - -<p>— Le peuple vous vengera ! dit le notaire, d’un -ton majestueux.</p> - -<p>M. le capitaine haussa les épaules.</p> - -<p>— Vous êtes trop aimable, dit-il.</p> - -<p>L’abbé Benoît intervint.</p> - -<p>— Pour le moment, dit-il d’un air soucieux, je -ne vois qu’une chose à faire. Vous avez dit, monsieur -le capitaine, que plusieurs membres du Comité -ne sont pas des combattants. Pourquoi donc, je -vous le demande, l’un quelconque de nous se battrait-il -pour faire le jeu de nos adversaires ?</p> - -<p>— Pardieu ! il me semble que vous avez raison ! -répliqua Hugues avec franchise. (Et il promena les -yeux autour de lui comme pour quêter des suffrages.) -A quoi bon se battre, en effet ? Je sais pour -ma part que je n’y tiens aucunement. J’ai fait mes -preuves.</p> - -<p>Il y eut un silence, au cours duquel nous nous -entre-regardâmes, indécis.</p> - -<p>— Allons, qu’est-ce qui vous retient ? prononça -enfin le capitaine. Ceci n’est pas une plaisanterie, -mais une affaire sérieuse. Nous ne sommes plus de -libres gentilshommes, mais des soldats sous le joug -de la discipline.</p> - -<p>— Oui, fis-je avec embarras, car j’étais le centre -de tous les regards. Mais il est difficile pour des -hommes d’honneur, monsieur le capitaine, de se -dépouiller de certaines idées. Si nous cessons de -relever les insultes, nous nous ravalons au niveau -des bêtes.</p> - -<p>— N’ayez crainte, monsieur le vicomte ! s’écria -soudainement Buton. Le peuple ne le souffrira pas !</p> - -<p>— Non, non ! le peuple ne le souffrira pas ! répétèrent -plusieurs voix, et pour une minute la -salle retentit d’acclamations indignées.</p> - -<p>— Eh bien ! en tout cas, dit à la fin le capitaine, -nous voilà tous avertis. Et désormais, ceux qui se -battront à la légère le feront en pleine connaissance -de cause : ils favorisent le jeu de nos adversaires. -J’espère que tous le comprennent. Pour ma -part, conclut-il en haussant les épaules avec un -rire bref, ils peuvent bien me bâtonner ; je ne serai -pas assez sot pour me battre.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="c12">CHAPITRE XII<br /> -<span class="small">LE DUEL</span></h2> - - -<p>J’ai dit plus haut combien tout ceci me pesait ; -avec quels dégoûts je voyais autour de la table, -aussi bien les traits pâles et pincés du notaire que -le sourire suffisant de l’épicier ou le rude visage de -Buton ; j’ai dit avec quels serrements de cœur je -me trouvais tout à coup l’égal de ces hommes, qui -m’interpellaient tantôt avec une grossière brusquerie, -et tantôt avec servilité ; enfin et surtout, -avec quelle dépression j’assistai au démêlé qui -s’ensuivit, dont le capitaine se rendit maître par -des efforts prolongés. Heureusement, la séance ne -dura pas longtemps. Après une demi-heure de -débats et de conversations, durant laquelle je vins -en aide de mon mieux aux rares personnes qui entendaient -quelque chose à l’affaire, l’assistance se -dispersa : les uns s’en allèrent remplir de quelconques -missions, et les autres demeurèrent afin de -parer aux éventualités. Comme j’étais de ceux que -l’on avait désignés pour rester, j’attirai l’abbé Benoît -dans un coin, et dissimulant tout d’abord le -sentiment de détresse qui me poignait, je lui demandai -si d’autres émeutes avaient éclaté dans les -alentours.</p> - -<p>— Non, répondit-il, en me serrant la main discrètement. -Nous avons du moins obtenu cela de bon.</p> - -<p>Puis, sur un ton différent, qui prouvait bien sa -divination de mes pensées, il reprit à mi-voix :</p> - -<p>— Ah ! monsieur le vicomte, maintenons d’abord -la paix ! Faisons ce qui est en notre pouvoir. Protégeons -les innocents, et ensuite peu importe ce -qui arrivera. Hélas ! j’en prévois plus que je n’en -ai prédit. Il y a plus de choses compromises que je -ne l’imaginais. Attachons-nous seulement…</p> - -<p>Il se tut et se retourna, surpris par l’entrée du -capitaine, entrée si brusque et si bruyante que -ceux qui restaient autour de la table se levèrent -d’un bond. M. Hugues avait le visage en feu, ses -prunelles étincelaient de fureur. Le notaire, qui -se trouvait le plus proche de la porte, pâlit et balbutia -une question. Mais le capitaine passa devant -lui avec un regard méprisant, et vint droit à moi.</p> - -<p>— Monsieur le vicomte, dit-il très haut, et bredouillant -dans sa précipitation, vous qui êtes un -gentilhomme, vous allez me comprendre. J’ai besoin -de votre assistance.</p> - -<p>Je le regardai fixement.</p> - -<p>— Volontiers, dis-je. Mais de quoi s’agit-il ?</p> - -<p>— Je viens d’être insulté ! répondit-il.</p> - -<p>Et ses moustaches se hérissèrent.</p> - -<p>— Comment cela ?</p> - -<p>— Dans la rue ! Et par un de ces freluquets ! -Mais je lui apprendrai à vivre ! Je suis un soldat, -monsieur, et je…</p> - -<p>— Mais attendez donc, monsieur le capitaine, -fis-je, totalement déconcerté. Je croyais que l’on -ne devait plus se battre. Et que vous-même en -particulier…</p> - -<p>— Ta ra ta ta !</p> - -<p>— Vous laisseriez bâtonner avant d’aller sur le -pré.</p> - -<p>— Mille tonnerres ! exclama-t-il, qu’est-ce que -cela signifie ? Croyez-vous que je ne sois pas un -gentilhomme parce que j’ai servi en Amérique et -non en France ?</p> - -<p>— Loin de moi cette idée, répondis-je, en refrénant -avec peine un sourire. Mais c’est là favoriser -leur jeu. Vous le disiez vous-même il y a une -minute…</p> - -<p>— Voulez-vous, oui ou non, m’assister, monsieur ? -s’écria-t-il d’un ton courroucé.</p> - -<p>Et comme le tabellion voulait intervenir :</p> - -<p>— Taisez-vous, vous ! reprit-il, en se retournant -sur lui d’un air si menaçant que le gratte-papier fit -un bond en arrière. Qu’est-ce que vous y entendez, -espèce de vil petit chicaneau ! espèce de…</p> - -<p>— Tout doux, tout doux, monsieur le capitaine, -dis-je, ému par cet éclat et par la crainte de nouvelles -complications. M. le notaire ne fait que son -devoir en s’efforçant de vous retenir. Il a raison…</p> - -<p>— Je n’ai rien à faire avec lui. Et quant à vous… -vous me refusez votre assistance ?</p> - -<p>— Je ne dis pas cela.</p> - -<p>— En ce cas, si vous me l’accordez, je réclame -vos services sur-le-champ ! Sur-le-champ ! répéta-t-il -d’un ton plus posé. J’ai fixé rendez-vous derrière -la cathédrale. Si vous voulez me faire cet -honneur, je dois vous prier de venir sans retard.</p> - -<p>Je vis qu’il n’en démordrait pas, et qu’il était -inutile d’insister. En guise de réponse, je lui tirai -mon chapeau, et nous nous dirigeâmes vers la -porte. Le notaire, l’épicier, une demi-douzaine -d’autres, nous interpellaient, s’efforçant de nous -retenir. Mais comme l’abbé Benoît garda le silence, -je descendis l’escalier et sortis de l’auberge. Au -dehors, il était facile de voir que la querelle et -l’insulte avaient eu des spectateurs. Une foule -inquiète, non pas massive mais formée de petits -groupes aux aguets, emplissait toute la partie -découverte et ensoleillée de la place. A l’opposite, -la chaussée que nous devions prendre pour aller -à la cathédrale avait comme seuls occupants une -bonne vingtaine de gentilshommes qui arboraient -des cocardes blanches et se promenaient de long -en large par trois ou quatre de front.</p> - -<p>La foule les surveillait en silence ; et eux affectaient -d’ignorer la foule. Bien plus, ils causaient et -souriaient avec insouciance, les paupières entre-closes ; -ils faisaient le moulinet avec leur canne, -s’envoyaient des saluts, et de temps à autre s’arrêtaient -pour s’offrir une prise. Ils dissimulaient mal -un air provocateur que semblait justifier l’attitude -silencieuse et presque couarde du populaire qui les -surveillait du coin de l’œil.</p> - -<p>Il nous fallut affronter leurs regards, et je rougis -de honte en passant auprès d’eux. Beaucoup de -ceux que je rencontrais là m’avaient vu, deux jours -plus tôt, prendre la cocarde blanche chez M<sup>me</sup> de -Saint-Alais ; ils me voyaient à cette heure dans le -camp opposé, sans rien savoir de mes motifs, et je -devinais à leurs moues de mépris ce qu’ils pensaient -de ce revirement. D’autres, qui me toisaient de -haut et me laissaient à peine la place de passer, -étaient des étrangers, porteurs d’épées d’ordonnance -et de croix de Saint-Louis.</p> - -<p>Ce défilé, par bonheur, fut aussi bref qu’il était -pénible. Nous longeâmes le côté nord de la cathédrale, -et une petite porte nous donna accès dans un -clos, où des citronniers tempéraient l’ardeur du -soleil. La ville, avec sa foule et son bruit, nous parut -aussitôt lointaine. Sur la droite s’élevaient les murs -du chevet et les coupoles byzantines de l’église ; -devant nous se dressaient les remparts ; à gauche, -une vieille tour du <small>XIV</small><sup>e</sup> siècle, à demi ruinée, levait -un front sourcilleux revêtu de lierre. Au pied de -cette tour, dans l’ombre, quatre personnes nous -attendaient, réunies sur un espace de gazon ras.</p> - -<p>L’un était M. de Saint-Alais ; le second, Louis ; -les autres m’étaient inconnus. Soudain une pensée -me frappa d’horreur.</p> - -<p>— Avec qui vous battez-vous ? demandai-je tout -bas.</p> - -<p>— Avec M. de Saint-Alais, répondit le capitaine, -sur le même ton.</p> - -<p>Et comme nous arrivions auprès des autres, je -n’en pus dire davantage. Ils firent quelques pas à -notre rencontre et nous saluèrent.</p> - -<p>— M. le vicomte ? dit Louis.</p> - -<p>Je l’aurais à peine reconnu, tant il était grave -et soucieux.</p> - -<p>Je fis un signe machinal d’assentiment, et nous -nous écartâmes de quelques pas.</p> - -<p>— Il ne saurait être question d’arranger l’affaire, -j’imagine ? dit-il, en s’inclinant.</p> - -<p>— J’en doute, répondis-je, d’une voix altérée.</p> - -<p>A la vérité, l’horreur m’ôtait presque la parole. -Je découvrais peu à peu en quel dilemme je m’étais -placé. Au cas où Saint-Alais tomberait sous l’épée -du capitaine, que dirait de moi sa sœur, que penserait-elle -de moi, comment pourrait-elle me tendre -encore la main ? Et d’autre part, pouvais-je souhaiter -du mal à mon propre champion ? L’aurais-je pu, -en tout honneur, même si cet homme dont j’étais -le témoin n’avait déjà et peu à peu gagné ma sympathie -par son caractère ferme et pratique, uni à -la simplicité de sa valeur ?</p> - -<p>Et pourtant il fallait que l’un des deux tombât. -La grosse horloge au-dessus de nos têtes, en égrenant -avec lenteur les douze coups de midi, me fit pénétrer -un peu plus à chaque coup cette vérité dans le crâne. -Un vertige m’envahit : le soleil m’éblouissait, les -arbres vacillaient devant moi, le sol ondoyait sous -mes pieds. Les voix de la foule extérieure me bourdonnaient -aux oreilles. Mais, sortant de ce brouillard, -la voix de Louis, calme extraordinairement, agrippa -mon attention, et mon cerveau reprit sa lucidité.</p> - -<p>— Voyez-vous un inconvénient à choisir cet -endroit ? dit-il. Le gazon est sec et ne glisse pas. -Ils se battront à l’ombre, et l’éclairage est bon.</p> - -<p>— Cela fera l’affaire, balbutiai-je.</p> - -<p>— Si vous voulez examiner le terrain ? Je n’y ai -constaté ni creux ni bosses.</p> - -<p>Je fis semblant de regarder.</p> - -<p>— Je n’en vois pas non plus, dis-je.</p> - -<p>— En ce cas nous allons placer nos adversaires ?</p> - -<p>— C’est entendu.</p> - -<p>J’ignorais l’habileté relative des deux escrimeurs, -mais en allant pour retrouver Hugues, je fus frappé -du contraste qu’ils offraient, debout à quelques pas -l’un de l’autre, et tous deux le torse nu. Le capitaine -était le plus petit d’une tête, et se tenait raide -et ferme, l’œil clair et le visage attentif. M. le marquis, -d’autre part, était grand et élancé, la longueur -de son bras devait lui donner une portée dangereuse, -et son sourire n’était guère plus rassurant. -Si son art et son sang-froid allaient de pair avec -ses dons naturels, à coup sûr M. Hugues… Mais -à nouveau le vertige me saisit. Qu’allais-je donc -souhaiter là ?</p> - -<p>— Nous sommes prêts, dit avec impatience -M. Louis (et je notai que son regard se dirigeait -non sur moi mais sur la porte du clos). Voulez-vous -comparer les épées, monsieur le vicomte ?</p> - -<p>J’obéis, et j’allais placer mon homme, quand -M. le capitaine me fit signe qu’il voulait me parler. -Sans me soucier du mécontentement des autres, -je le tirai à part.</p> - -<p>Toute trace d’emportement avait disparu de son -visage : il était pâle et soucieux.</p> - -<p>— Voilà un tour d’idiot, dit-il d’un ton bref et -à mi-voix. Si ce blanc-bec me transperce, je ne -l’aurai pas volé. Voulez-vous me faire un plaisir, -monsieur le vicomte ?</p> - -<p>Je lui chuchotai que je ferais pour lui tout ce -qui était en mon pouvoir.</p> - -<p>— J’ai emprunté mille livres pour m’équiper en -vue de cette campagne, reprit-il en évitant mon -regard, à quelqu’un de Paris dont vous trouverez le -nom dans ma valise qui est à l’auberge. S’il m’arrivait -malheur, je vous serais reconnaissant de vouloir -bien lui envoyer ce qui me reste d’argent. -Voilà tout.</p> - -<p>— Il sera remboursé en totalité, dis-je. J’en fais -mon affaire.</p> - -<p>Il me serra la main, et alla se mettre en position. -Louis et moi nous nous plaçâmes chacun d’un côté -des deux combattants, l’épée au poing, prêts à -intervenir en cas de nécessité. On donna le signal, -les acteurs principaux se saluèrent, tombèrent en -garde, et tout aussitôt les lames engagées se froissèrent -et cliquetèrent, tandis que les pigeons de la -cathédrale volaient en cercle au-dessus de nous. Au -milieu du jardin, un petit jet d’eau gazouillait -paisiblement au soleil.</p> - -<p>Dès avant la troisième reprise on put se rendre -compte de l’entière diversité de leurs méthodes. -Hugues, lui, y allait vigoureusement de tout son -corps, il se baissait, s’avançait, se jetait de côté, ne -tenant raide que son bras, et jouant beaucoup du -poignet. A l’inverse, M. le marquis gardait le torse -droit et immobile, et bougeait à peine le bras ; son -jeu était serré comme s’il se fût trouvé à la salle -d’armes, un fleuret en main, et il dédaignait toutes -autres parades que celles de l’épée. D’évidence, -c’était lui le meilleur escrimeur, et le capitaine -devait se lasser le premier des deux, car il ne restait -pas en place, et le poignet se fatigue plus vite -que le bras. En outre, je m’aperçus bientôt que le -marquis se tenait sur la défensive et attendait, pour -déployer tous ses moyens, d’avoir fatigué son adversaire. -Mes yeux devenaient brûlants, ma gorge -sèche, et je ne respirais plus, dans la crainte du coup -final. Mais soudain il se produisit un incident. Le -capitaine parut glisser du pied, mais ce n’était là -qu’une feinte, et en un instant, baissé presque à -plat ventre, sa main gauche à terre, il passait sous -la garde de l’autre. Sa pointe effleurait la poitrine -du marquis, quand celui-ci fit un saut en arrière, -juste à temps pour son salut. Le capitaine ne s’était -pas encore relevé, que Louis lui rabattait sa lame.</p> - -<p>— Jeu déloyal ! cria-t-il avec emportement. Jeu -déloyal ! Une botte en dessous. Ce n’est pas de règle.</p> - -<p>Le capitaine restait haletant, sa pointe baissée -vers le sol.</p> - -<p>— Pourquoi donc n’est-ce pas de règle, monsieur ? -demanda-t-il.</p> - -<p>Et il me regarda.</p> - -<p>— Je ne comprends pas très bien, monsieur de -Saint-Alais, dis-je d’un ton rogue. Ce coup…</p> - -<p>— N’est pas autorisé.</p> - -<p>— Dans les salles d’armes, fis-je. Mais il s’agit -ici d’un duel.</p> - -<p>— Je ne l’ai jamais vu employer dans un duel, -affirma-t-il.</p> - -<p>— Peu importe, répliquai-je avec feu. Il est ridicule -d’intervenir sous un tel prétexte.</p> - -<p>— Monsieur !</p> - -<p>— C’est ridicule ! répétai-je avec force. Après un -pareil traitement il ne me reste plus qu’à faire -quitter le terrain à M. le capitaine.</p> - -<p>— Vous désirez peut-être prendre sa place ? dit -en ricanant quelqu’un derrière moi.</p> - -<p>Je me retournai avec vivacité, et reconnus l’un -des deux personnages que nous avions trouvés -avec Saint-Alais. Je m’inclinai, et lui demandai :</p> - -<p>— Vous êtes le chirurgien ?</p> - -<p>— Non pas, répondit-il avec irritation. Je suis -M. du Marc, et tout à votre service.</p> - -<p>— Mais vous n’êtes pas un second, répliquai-je. -Et vous n’avez nul droit par conséquent de vous -trouver où vous êtes, ni de rester ici. Je vous -prierai donc de vous retirer.</p> - -<p>— J’ai du moins autant le droit de rester que -ceux-là, reprit-il, en désignant le toit de la cathédrale, -où l’on voyait aux balustrades une quantité -de têtes penchées vers nous.</p> - -<p>Je restai interdit.</p> - -<p>— Nos amis ont au moins autant de droit que -vous, continua-t-il, en me narguant.</p> - -<p>— Mais ils n’interviennent pas, ripostai-je avec -fermeté. Vous ne le devez pas non plus. J’exige -que vous vous retiriez.</p> - -<p>Il refusait encore, et prétendait même faire du -tapage ; mais c’en était trop pour Louis, qui intervint -sèchement. Sur un mot de lui, le matamore -haussa les épaules et s’éloigna. Nous nous regardâmes -tous les quatre.</p> - -<p>— Nous ferons mieux de continuer, dit le capitaine, -carrément. Si mon coup était irrégulier, ce -monsieur a eu raison d’intervenir. Sinon…</p> - -<p>— Je ne demande pas mieux, dit Saint-Alais.</p> - -<p>Tous deux se remirent aussitôt en garde, et -engagèrent le fer ; mais plus âprement cette fois, -et avec moins de prudence, et plus d’une fois le -capitaine usa d’une brutale parade en demi-cercle, -plus en faveur auprès des bretteurs professionnels -que dans les salles d’armes. Ce coup, -qui toutefois le laissait exposé à une riposte, semblait -déconcerter le marquis, lequel maniait l’épée, -à mon sens, avec moins d’habileté que précédemment, -et parut plus d’une fois dérouté par l’attaque -du capitaine. L’inquiétude s’empara de moi, -mon cœur se remit à battre précipitamment, les -éclairs des lames qui se rabattaient et se relevaient -réciproquement, m’éblouissaient la vue. Je regardai -un instant au delà, vers Louis, et en cet -instant eut lieu le coup fatal. M. le capitaine employa -de nouveau sa parade en demi-cercle, mais -cette fois il se découvrit trop, la lame de Saint-Alais -fila par-dessous la sienne, agile comme un -serpent. Le capitaine trébucha en arrière et l’épée -s’échappa de sa main.</p> - -<p>Comme il tombait, je le soutins dans mes bras, -mais le sang jaillissait déjà d’une blessure ouverte -sur le côté de son cou. Il put tourner les yeux vers -moi, et fit un effort pour parler. Je saisis deux mots : -« Vous ferez… » Mais le sang étouffa sa voix, et ses -paupières retombèrent lentement. Il était mort, ou -tout comme, avant l’arrivée du chirurgien, avant -même que je l’eusse déposé sur le gazon.</p> - -<p>Foudroyé par la soudaineté de la catastrophe, je -restai un bon moment agenouillé auprès de lui ; et -ce fut dans une sorte d’égarement que je vis le -chirurgien lui tâter le pouls et le cœur, et s’efforcer -avec son pouce d’obturer la blessure. Pour une -minute ou deux, mon univers se réduisit à la face -plombeuse, aux paupières palpitantes que j’avais -devant moi ; et je ne vis, n’entendis et n’imaginai -rien d’autre. Je ne pouvais croire que cette âme -vaillante se fût déjà envolée ; que l’homme fort qui -avait si rapidement conquis mon estime fût à présent -un cadavre, ce cadavre dont la face devenait -livide, tandis que les pigeons tournaient toujours -au-dessus de ma tête, que les moineaux pépiaient, -et que le jet d’eau gazouillait au soleil.</p> - -<p>Je poussai un cri de détresse :</p> - -<p>— Il n’est pas mort ? Il ne peut pas être mort -si vite ?</p> - -<p>— Hélas ! monsieur le vicomte, il a joué de malheur, -répondit le chirurgien, en laissant retomber -la tête inerte sur ce gazon taché de sang. Avec une -blessure pareille il n’y a rien à faire.</p> - -<p>Il se releva ; mais je restai agenouillé, absorbé -dans ma douleur, à contempler ces yeux vitreux -qui étaient pleins de vie et d’alacrité quelques -minutes plus tôt. Puis avec un frisson je tournai -mon regard sur ma propre personne. J’étais couvert -de son sang : il y en avait sur ma poitrine, sur -mes bras, sur mes mains, plein mon habit. Après -quoi mes pensées se portèrent sur Saint-Alais, et -je regardai autour de moi pour voir s’il était toujours -là. Je sursautai. Le bourdon grave d’une -lourde cloche tinta une fois, ébranla les airs ; et -tandis que sa vibration lugubre emplissait encore -mon oreille, des pas rapides s’approchèrent, et -j’entendis derrière moi une exclamation âpre :</p> - -<p>— Mais, palsambleu ! c’est un guet-apens ! Ils -vont nous massacrer !</p> - -<p>Je me retournai. C’était du Marc qui se plaignait, -du Marc le matamore qui avait tenté en vain de -me provoquer. Les deux Saint-Alais et le chirurgien -étaient avec lui, et tous quatre arrivaient -du côté de la porte par où nous étions entrés. Ils -passèrent auprès de moi en détournant les yeux, -et se dirigèrent en hâte vers une étroite poterne -accolée à la vieille tour et qui donnait sur les remparts. -Comme ils disparaissaient derrière un contrefort -qui se trouvait là, la cloche retentit de nouveau, -sur une note lugubre et pleine de menace.</p> - -<p>Alors la vérité m’apparut. Le bruit qui m’emplissait -les oreilles n’était pas la vibration de la cloche -comblant l’intervalle entre les coups sonores, mais -bien le mugissement de voix furieuses sur la place, -le hourvari d’une foule qui se rapprochait en criant : -« A la lanterne ! A la lanterne ! » Aux galeries de la -cathédrale, aux fenêtres des coupoles, à toutes les -ouvertures de l’imposant et sombre édifice qui -me dominait de sa masse sourcilleuse, des hommes -faisaient des signes, et dirigeaient leurs mains, -et tendaient leurs poings, vers moi, me sembla-t-il -tout d’abord, ou vers le cadavre étalé à mes -pieds. Mais je perçus à nouveau des pas, je me retournai -et je vis encore une fois les quatre autres : -les deux Saint-Alais, pâles et défaits, avaient les -yeux étincelants ; mais le matamore, non moins -pâle, lançait de tous côtés des regards furtifs, et -ses lèvres étaient blanches.</p> - -<p>— Malédiction ! il y en a aussi à la porte ! s’écria-t-il, -d’une voix aiguë. Nous sommes cernés. Nous -allons être massacrés. Mordieu ! nous allons être -massacrés, et par cette canaille ! Par ces… Je vous -prends tous à témoins que ce fut un combat loyal ! -Je vous prends à témoin, monsieur le vicomte…</p> - -<p>— Cela nous fera une belle jambe, qu’il le reconnaisse, -dit Saint-Alais en ricanant. Ah ! si -seulement j’étais chez moi.</p> - -<p>— Oui, mais comment y arriver ? s’écria du -Marc, incapable de cacher sa terreur. Entendez-vous, -continua-t-il d’un ton geignard, en s’adressant -à moi, nous allons être massacrés ! N’y a-t-il pas -d’autre issue ? Que quelqu’un me réponde ! Parlez !</p> - -<p>Ses craintes ne m’inspiraient aucune pitié. Je -n’aurais pas levé un doigt pour le sauver. Mais je -fus touché par la vue des deux Saint-Alais, qui -restaient pâles et irrésolus, tandis que le mugissement -des voix devenait à chaque instant plus fort -et plus rapproché. Dans un moment la foule ferait -irruption ; qui sait si dans sa fureur, nous trouvant -aux côtés de Hugues, elle ne nous sacrifierait pas -tous indistinctement ? La chose était possible ; -et le craquement de l’une des portes du jardin -que l’on enfonçait vint me confirmer dans cette -supposition. Presque sans le vouloir je criai qu’il y -avait une autre porte, à condition qu’elle fût ouverte. -Sans regarder s’ils me suivaient, je leur montrai le -chemin, et abandonnant le cadavre, je me mis à -courir sur le gazon vers le mur de la cathédrale.</p> - -<p>Déjà la foule se déversait dans le clos, mais à -la faveur d’un bouquet d’arbres nous pûmes fuir -sans être vus, et gagner une petite porte, une -poterne basse, qui s’ouvrait dans le mur de l’abside, -et qui — je le savais pour avoir fait visiter -la cathédrale à un Anglais, peu de temps auparavant — conduisait -à la sacristie, laquelle communiquait -avec la crypte. Mon espoir de trouver cette -porte ouverte était faible ; me fussé-je arrêté pour -peser nos chances, je les aurais considérées comme -nulles. Mais j’eus la joie, en y arrivant suivi de près -par les autres, de la voir s’ouvrir d’elle-même, et -un prêtre, passant par l’entre-bâillement son crâne -tonsuré, nous fit signe de nous hâter. Précaution -superflue ! à la seconde nous lui avions obéi, et -nous étions auprès de lui, palpitants. Les verrous -claquèrent dans leurs gâches. Pour l’instant nous -étions en sûreté.</p> - -<p>Nous respirâmes de nouveau. Nous nous trouvions -dans le demi-jour d’une longue salle étroite -et voûtée, aux parois de pierre, où trois meurtrières -tenaient lieu de fenêtres. Du Marc fut le premier -à recouvrer la parole.</p> - -<p>— Miséricorde ! nous l’avons échappé belle ! dit-il, -en passant la main sur son front, que le jour -froid revêtait d’une pâleur hideuse. Nous sommes…</p> - -<p>— Loin d’être tirés d’affaire, répliqua gravement -le chirurgien, encore que nous ayons bien -lieu de remercier M. le vicomte. Ils nous ont découverts. -Tenez, ils arrivent !</p> - -<p>Les gens du toit avaient dû nous voir entrer, -et dénoncer notre lieu d’asile, car tandis qu’il parlait, -nous entendîmes un bruit de pas précipités, un -tonnerre de coups retentit sur la porte, et aux -fentes des arbalétrières apparurent une vingtaine -de visages sinistres, qui nous regardèrent en hurlant -et nous crachant des injures. Par bonheur la porte -de chêne, cloutée et bardée de fer, avait été façonnée -aux temps anciens de la barbarie en prévision -d’un cas semblable, et nous étions relativement en -sûreté. Il n’en était pas moins affreux d’entendre les -cris de la foule, de la sentir si près, de juger de sa -haine, et de comprendre à la façon dont les forcenés -frappaient les pierres de la muraille, comme s’ils -voulaient les arracher avec leurs mains nues, ce -qui nous attendait si nous venions à tomber en -leur pouvoir.</p> - -<p>Nous nous entre-regardâmes, et — le demi-jour -y contribuait peut-être — je ne vis aucun visage -qui ne fût pâle. Mais l’attente ne dura guère. Le -curé qui nous avait introduits déverrouillait en -toute hâte une porte intérieure.</p> - -<p>— Par ici, dit-il. (Les aboiements des fauves, à -l’extérieur, étouffaient presque sa voix.) Si vous -voulez me suivre, je vous ferai sortir par l’entrée -sud. Mais dépêchez-vous, messieurs, dépêchez-vous ! -continua-t-il, en nous poussant devant lui, car ils -pourraient deviner notre intention, et nous devancer.</p> - -<p>On peut imaginer que nous ne perdîmes pas de -temps. Nous l’accompagnâmes aussi vite que possible, -au long d’un étroit corridor souterrain, à -peine éclairé, au bout duquel un degré de cinq -ou six marches nous donna accès dans un second -corridor. Nous courûmes presque, dans celui-ci, et -bien qu’une porte fermée nous retardât un moment, — qui -nous parut une longue minute, — la clef -tourna enfin et la porte s’ouvrit. L’ayant dépassée, -nous nous trouvâmes dans une longue pièce étroite, -la réplique de celle où nous étions entrés d’abord. -Le curé ouvrit une porte à l’autre extrémité, et je -regardai au dehors. L’allée — celle-là même qui -longeait la cathédrale et menait au Chapitre — l’allée -était déserte.</p> - -<p>— Nous arrivons à temps, dis-je, avec un soupir -de soulagement à respirer de nouveau l’air libre.</p> - -<p>Et tout haletant de la hâte que nous avions faite, -je m’apprêtai à remercier le curé qui nous avait -sauvés.</p> - -<p>M. de Saint-Alais, qui venait après moi, et qui -s’était tu jusqu’alors, m’imita. Puis il resta hésitant -sur le seuil, alors que je m’attendais à le voir -s’éloigner au plus vite. Enfin il s’adressa à moi :</p> - -<p>— Monsieur de Saux, dit-il, en parlant avec moins -d’aplomb qu’à son ordinaire (il est vrai que nous -étions tous agités), je voudrais vous remercier -également. Mais peut-être la situation dans laquelle -nous nous trouvons vis-à-vis l’un de l’autre…</p> - -<p>— Je n’y pense plus, répliquai-je rudement. -Mais celle dans laquelle nous venons tout juste de -nous trouver…</p> - -<p>— Oh ! fit-il, en haussant les épaules, si vous le -prenez de la sorte…</p> - -<p>— Je le prends de la sorte, répondis-je, indigné -que cet homme osât me parler, alors que le sang -du capitaine n’avait pas eu le temps de sécher -sur son épée. Oui, je le prends de la sorte. Et je vous -avertis, monsieur le marquis, que si vous poussez -votre dessein plus loin, ce dessein qui a déjà coûté -la vie à un homme brave, il se retournera contre -vous, et d’une façon terrible.</p> - -<p>— Du moins je ne vous demanderai pas de me -protéger, répondit-il avec fierté.</p> - -<p>Et il s’éloigna nonchalamment, tout en rengainant -son épée. La venelle était toujours déserte. -Il n’y avait personne pour l’arrêter.</p> - -<p>Louis le suivit ; du Marc et le chirurgien avaient -déjà disparu. Quand Louis passa devant moi, je -crus le voir hésiter un instant ; et il m’eût sans -doute parlé, il m’eût regardé, il m’eût tendu la -main, si je lui avais fait la moindre avance. Mais -je crus voir apparaître la face cadavérique de -Hugues, aux yeux sombrés, et me faisant un visage -de pierre, je me détournai.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="c13">CHAPITRE XIII<br /> -<span class="small">« A LA LANTERNE ! »</span></h2> - - -<p>De tous les faits qui s’étaient produits depuis mon -départ de la salle du Comité, la mort du capitaine -resta le plus important et le plus profondément -gravé dans mon esprit. Durant le trajet de l’auberge -au clos, il avait partagé avec moi les petits ennuis -dont je me préoccupais alors, il les avait affrontés -avec moi, noblement. Le souvenir de cette tardive -sympathie, l’image de celui qu’il était alors, plein -de vie et de colère brutale, me revenaient à la -mémoire, et ces pensées protestaient violemment -contre sa mort. Sa mort me paraissait si affreuse, -que je frémis d’horreur, et que j’abominai l’être -dont la main avait commis ce crime.</p> - -<p>Et ce n’était pas tout. J’avais connu Hugues -durant vingt-quatre heures à peine, mon amitié -pour lui ne datait que d’une heure, mais je savais -son histoire. Je pouvais le suivre allant emprunter -la petite somme qu’il avait possédée. Je pouvais -évoquer les espérances qu’il avait fondées sur elle. -Je pouvais le voir venant ici plein de noble courage, -croyant avoir trouvé la voie destinée à un homme -comme lui, robuste, confiant, ami du progrès, plein -de projets. Et de tout cela, il ne restait rien ! Il -avait espéré, il avait cru en l’avenir ; et de l’autre -côté de la cathédrale, il gisait raide mort sur le -gazon.</p> - -<p>Cette fin me paraissait si triste et pitoyable, je -revoyais cet homme si vivement, que j’accordais -à peine une pensée au danger couru par Saint-Alais, -et à son évasion. Tout cela, avec notre fuite -précipitée, avait passé comme un songe. Je me -bornai à rester un moment aux écoutes devant la -porte de l’église ; puis m’étant assuré que la rumeur -de la foule se perdait dans le lointain, et que la -ville était calme, je remerciai le vicaire à nouveau -et avec chaleur ; et prenant congé de lui à mon -tour, je m’engageai dans l’allée.</p> - -<p>Mes pas y résonnaient, tant elle était silencieuse, -et je ne tardai point à trouver ce silence singulier. -Je me demandai pourquoi la foule, qui se montrait -si acharnée quelques minutes plus tôt, ne s’était -pas avisée de faire le tour de l’église, pourquoi le -voisinage était devenu tout d’un coup si paisible. -Mais quelques pas de plus devaient me l’apprendre : -je me hâtai donc, et me trouvai peu après devant -la place du Marché.</p> - -<p>A ma stupéfaction, elle s’étalait au soleil, tranquille, -absolument déserte. Un chien courait de-ci -de-là, la queue en trompette, farfouillant parmi -les détritus ; quelques vieilles femmes se tenaient -à leurs éventaires ; un nombre égal de commerçants -s’affairaient à poser des volets et à fermer -leurs échoppes. Mais la foule qui emplissait la -place si peu de temps auparavant, la « queue » -qui s’allongeait devant les mesures de grain, les -cocardes blanches, tout avait disparu. J’en restai -abasourdi.</p> - -<p>Mais je ne le restai pas longtemps. Car, au lieu -du silence qui régnait entre les hauts murs de l’allée, -un bruit sourd, lointain et grave, me parvint alors. -Je prêtai l’oreille et tressaillis. Un instant plus -tard, je traversais la place, et arrivais à la porte -de l’auberge. Je m’engouffrai dans le couloir, et -grimpai l’escalier, le cœur battant.</p> - -<p>Ici encore, j’avais laissé une foule dans les corridors -et dans l’escalier. Il ne restait pas une âme. -La maison semblait morte ; et cela à midi, par un -temps de soleil radieux. Je ne vis personne, n’entendis -personne, avant d’arriver à la porte de la -salle où j’avais laissé le Comité. J’entrai. Là, du -moins, je retrouvai de la vie, mais toujours le -même silence.</p> - -<p>Autour de la table siégeaient une douzaine de -membres du Comité. A ma vue ils tressaillirent, -comme des gens surpris à commettre une mauvaise -action. Plusieurs restèrent assis, les coudes sur la -table, piteux et me lançant des regards furtifs ; -d’autres se penchèrent à l’oreille de leurs voisins, -pour chuchoter, ou écouter leurs réponses. Beaucoup -étaient pâles et tous étaient sombres ; et -bien que la salle fût claire, et que l’ardent soleil -de midi pénétrât par les trois fenêtres, le silence -et l’attente que l’on sentait dans l’air avaient -quelque chose de lugubre, qui me glaça le cœur.</p> - -<p>L’abbé Benoît n’était plus là, mais je vis Buton, -et le notaire, et l’épicier, et les deux noblaillons, et -l’un des curés, et Doury — ce dernier pâle et doucereux, -visiblement sous le coup de la peur. J’aurais -pu me figurer, au premier abord, qu’ils ne savaient -rien de ce qui venait de se passer à l’extérieur ; -qu’ils ignoraient le duel aussi bien que l’émeute ; -mais un second coup d’œil m’apprit qu’ils étaient -au courant de tout, et mieux que moi. Sous mon -regard, beaucoup d’entre eux détournèrent les -yeux.</p> - -<p>— Qu’est-il arrivé ? demandai-je, arrêté à mi-chemin -entre la porte et la longue table.</p> - -<p>— Ne le savez-vous pas, monsieur ?</p> - -<p>— Non, fis-je, en les examinant.</p> - -<p>Même ici, une rumeur lointaine emplissait l’air.</p> - -<p>— Mais vous assistiez au duel, monsieur le vicomte ? -interrogea Buton.</p> - -<p>— Oui, répondis-je avec nervosité. Mais ce n’est -pas la question. J’ai vu M. le marquis s’en retourner -chez lui sain et sauf, et je croyais que la foule -s’était dispersée. Mais…</p> - -<p>Et je m’arrêtai, prêtant l’oreille.</p> - -<p>— Vous vous figurez toujours l’entendre ? dit-il, -me regardant avec une attention ironique.</p> - -<p>— Oui ; je crains qu’elle ne se livre à quelque -méfait.</p> - -<p>— Nous le craignons aussi, répliqua d’un ton -sec le forgeron, en posant les coudes sur la table, -et me regardant à nouveau. Ce n’est pas impossible.</p> - -<p>Alors je compris. Je le lus dans les yeux de -Doury, qui cherchaient à fuir les miens. La huée -lointaine de la foule nous arriva plus haute dans -l’air immobile d’été. A ce bruit, les visages devinrent -plus graves, les mines s’allongèrent, plusieurs -tremblèrent et baissèrent la tête. Je compris.</p> - -<p>— Mon Dieu ! m’écriai-je tout ému, tremblant -moi aussi. Personne ne va-t-il rien faire ? Voyons, -allez-vous rester ici tranquilles, pendant que ces -démons agissent à leur volonté ? pendant que l’on -saccage des maisons, et que des femmes et des -enfants…</p> - -<p>— Pourquoi pas ? dit Buton sèchement.</p> - -<p>— Pourquoi pas ! m’écriai-je.</p> - -<p>— Hé oui, pourquoi pas ? reprit-il durement. (Et -je vis alors qu’il dominait les autres ; que lui ne -voulait pas et qu’eux n’osaient pas.) Nous étions -disposés à respecter la paix et à la faire respecter -par les autres. Mais vos cocardes blanches, vos -nobles matamores, vos officiers sans soldats, monsieur -le vicomte, soit dit sans vous offenser, ne -l’ont pas voulu. Ils ont entrepris de nous mater ; -et s’ils ne reçoivent une leçon ils vont recommencer. -Non, monsieur, poursuivit-il en jetant les yeux -autour de lui avec un sourire orgueilleux, car le -pouvoir l’avait déjà singulièrement changé, laissons -faire le peuple pour une demi-heure, et…</p> - -<p>— Le peuple ? m’écriai-je. Est-ce que la crapule -et la lie des rues, les gibiers de potence, les va-nu-pieds -et les forçats de la ville… est-ce que c’est -cela, le peuple ?</p> - -<p>— Peu importe, dit-il, en fronçant les sourcils.</p> - -<p>— Mais c’est un crime !</p> - -<p>Deux ou trois frissonnèrent, et d’autres détournèrent -les yeux de moi, piteusement ; mais le forgeron -ne fit que hausser les épaules. Cependant -je ne désespérais pas, je m’apprêtais à en dire davantage, -à essayer des menaces, voire des prières ; -mais sans me laisser le temps de parler, l’homme -le plus rapproché des fenêtres leva la main pour -réclamer le silence. Nous entendîmes le tumulte -lointain s’apaiser, et dans le calme momentané retentit -la sèche détonation d’une arme à feu, suivie -d’une autre, et d’une troisième. Puis un rugissement -de rage, distinct, articulé, plein de menace.</p> - -<p>— Oh Dieu ! m’écriai-je, en regardant à la ronde, -tout vibrant d’indignation ; je ne puis supporter -cela ! Est-ce que personne ne va agir ? Est-ce que -personne ne va rien faire ? Il faut qu’il y ait une -autorité. Il faut que quelqu’un soit là pour réduire -cette canaille ; ou sinon, je vous préviens, je vous -préviens tous, ils finiront par vous égorger aussi ; -vous, monsieur le tabellion, et vous, Doury !</p> - -<p>— Il y avait quelqu’un, mais il est mort, répliqua -Buton.</p> - -<p>Le reste du Comité paraissait au supplice.</p> - -<p>— Était-il donc le seul ?</p> - -<p>— Ils l’ont tué, dit âprement le forgeron ; qu’ils -en subissent les conséquences !</p> - -<p>— Eux ? m’écriai-je, dans un élan de colère et -de pitié. Oui, et vous aussi ! Et vous tous ! Je vous -le répète, vous employez la lie du peuple pour -écraser vos ennemis ! Mais bientôt vous serez -écrasés à votre tour !</p> - -<p>Personne ne me répondit ; on se taisait obstinément, -et tous les yeux fuyaient mon regard. Je me -rendis compte enfin que rien de ce que je pourrais -dire ne serait capable de les émouvoir ; et sans -ajouter un mot, je tournai les talons et me précipitai -dans l’escalier. Je savais déjà, ou du moins je -pouvais deviner, où la foule s’était portée, et d’où -provenaient les clameurs et les coups de feu. Sitôt -donc arrivé sur la place, je me dirigeai vers l’hôtel -de Saint-Alais et pris ma course par les rues. Dans -ces rues tranquilles je passai sous des fenêtres où -des femmes pâles se penchaient curieusement, et -sous les vertes persiennes fermées de maisons modernes ; -je croisai quelques badauds isolés ; tout le -quartier avait un aspect riant ; mais je courais -toujours, les oreilles pleines de cette sinistre rumeur, -et le cœur serré d’une crainte atroce.</p> - -<p>On mettait à sac l’hôtel de Saint-Alais !… Et -Denise ? Et sa mère ?…</p> - -<p>Je ne songeai à elles que tardivement ; mais -cette pensée une fois venue, rien ne put la déloger. -Elle contracta mon cœur, qui semblait prêt à -s’arrêter. N’avais-je donc sauvé Denise que pour -cela ? L’avais-je, au risque de ma vie, sauvée des -rustres en démence, uniquement pour qu’elle allât -tomber entre les mains plus odieuses de ces misérables -en folie, de ces rebuts de la cité ?</p> - -<p>Pensée affreuse ! car j’aimais Denise, et tout en -courant, je comprenais mieux que je l’aimais. Si -je l’avais ignoré jusque-là, cet amour ne pouvait -manquer de m’être révélé par l’intensité de souffrance -que me causait l’abominable perspective. -Deux cents toises au plus séparaient les <i>Trois Rois</i> -de l’hôtel de Saint-Alais, mais la distance me -sembla infinie. Un siècle me parut s’écouler jusqu’au -moment où je m’arrêtai hors d’haleine et -pantelant sur la lisière de la foule, et m’efforçai de -voir, par-dessus les têtes moutonnantes, ce qui se -passait devant moi.</p> - -<p>Un coup d’œil suffit à me rassurer ; et je respirai -plus librement. La foule n’avait pas encore gain de -cause. De chaque côté de l’hôtel de Saint-Alais, elle -emplissait la rue dans toute sa largeur ; mais devant -l’hôtel même, il restait un espace, maintenu libre -par le feu des assiégés. De temps à autre, un homme -isolé ou une poignée d’hommes jaillissaient des -rangs de la foule, et franchissant d’un trait cet -espace libre, attaquaient la porte à coups de haches -et de barres de fer, ou voire avec leurs poings nus ; -mais à chaque fois un flocon de fumée jaillissait des -fenêtres, par les meurtrières percées dans les volets, -puis un second coup, un troisième, et les hommes -se rejetaient en arrière, ou s’effondraient sur les -dalles, et restaient en plein soleil, perdant leur sang.</p> - -<p>C’était un affreux spectacle. Bien qu’elle n’osât -donner l’assaut en masse qui aurait emporté la -place, une rage de bêtes fauves secouait la foule, -quand elle voyait tomber ses chefs, et cette rage, à -elle seule, eût intimidé les plus braves. Mais quand -à cette rage et à ces cris démoniaques s’adjoignaient -d’autres sons non moins affreux — les plaintes des -blessés et le crépitement de la fusillade (car plusieurs -avaient des armes, dans la foule, et tiraient -des maisons voisines sur les fenêtres de Saint-Alais) — l’effet -devenait formidable. Je ne sais pourquoi, -mais l’éclat du soleil, et les grandes façades blanches -alignées dans la rue, et la distinction même du -quartier, rendaient l’effusion du sang plus hideuse ; -si bien que pour un temps la foule ondulante, l’espace -découvert jonché de blessés, les hurlements, -les blasphèmes ignobles et les coups de feu, tout -ce spectacle me parut irréel. Moi-même, qui étais -accouru à fond de train et en risque-tout, j’hésitais. -J’hésitais à me croire dans Cahors, dans cette ville -que j’avais toujours connue si paisible ; et je me -demandais si je ne rêvais pas.</p> - -<p>Mais cette hypothèse était trop extravagante -pour me retenir plus de quelques secondes ; et avec -un ahan je me jetai dans la presse, et m’attachai -de toutes mes forces à la traverser pour gagner -l’espace libre, sans savoir toutefois ce que je ferais -une fois arrivé là, ni en quoi ma présence pouvait -être utile. Mais à peine avais-je fait un mouvement, -que je me sentis empoigner par le bras, et -quelqu’un, s’accrochant à moi avec ténacité, me -tira en arrière. Je me retournai, prêt à répondre -à cette violence par des coups, car j’étais hors -de moi ; mais à la vue de l’abbé Benoît je laissai -retomber ma main, pour saisir la sienne avec une -exclamation joyeuse, et il m’entraîna hors de la -presse.</p> - -<p>Son visage pâli était morne et consterné ; mais le -hasard merveilleux qui me l’avait fait rencontrer -me rendit de l’espoir.</p> - -<p>— Vous pouvez faire quelque chose ! lui criai-je -à l’oreille, tout en lui étreignant la main avec -vigueur. Le Comité refuse d’agir, et ceci est un -crime. Un crime, mon cher ! Le voyez-vous bien ?</p> - -<p>— Qu’y puis-je ? gémit-il.</p> - -<p>Et il leva l’autre bras au ciel dans un geste de -désespoir.</p> - -<p>— Parlez-leur.</p> - -<p>— Leur parler ? répondit-il. Est-ce que des chiens -enragés s’arrêtent quand on leur parle ? Est-ce que -des chiens enragés écoutent ? Comment voulez-vous -agir sur eux ? D’où voulez-vous leur parler ? C’est -impossible, monsieur. Ils tueraient aujourd’hui père -et mère, s’ils rencontraient ceux-ci entre eux et -leur vengeance.</p> - -<p>— Alors que voulez-vous donc faire ? m’écriai-je -avec emportement. Que voulez-vous faire ?</p> - -<p>Il hocha la tête ; et je compris qu’il ne voulait -rien, qu’il ne pouvait rien. A cette vue, tout mon -être se révolta.</p> - -<p>— Vous le devez ! Il le faut ! m’écriai-je âprement. -Vous avez provoqué le diable, il vous faut -l’apaiser ! Est-ce donc là ces libertés dont vous -nous entreteniez ? Est-ce là le peuple en faveur -de qui vous plaidiez ? Répondez, répondez-moi, -qu’allez-vous faire ?</p> - -<p>Et je le secouais furieusement.</p> - -<p>Il se mit la main sur le visage.</p> - -<p>— Que Dieu nous pardonne ! fit-il. Que Dieu -nous aide !</p> - -<p>Je le regardai, pour la première et unique fois -de mon existence, avec mépris, avec rage.</p> - -<p>— Que Dieu vous aide ? exclamai-je, hors de -moi. Dieu aide ceux qui s’aident eux-mêmes ! C’est -vous qui avez amené ceci ! Vous, oui vous ! Vous -avez prêché ceci ! A vous maintenant de le réparer !</p> - -<p>Il restait muet, tout tremblant. La passion qui -m’animait en présence de la férocité populaire ne -le soutenait pas, et le courage lui manquait.</p> - -<p>— Allons, réparez-le ! répétais-je avec fureur.</p> - -<p>— Je ne puis arriver à eux, balbutia-t-il.</p> - -<p>— En ce cas, je vais vous ouvrir le chemin ! -répliquai-je, impitoyable. Suivez-moi ! Entendez-vous -ce tumulte ? Eh bien ! nous allons y jouer un -rôle.</p> - -<p>Une douzaine de coups de feu venaient de partir, -presque en une salve. Nous ne pûmes voir leur résultat, -ni ce qui se passait ; mais le fauve mugissement -de la populace m’enivrait. Je criai à l’abbé -de me suivre, et me précipitai dans la cohue.</p> - -<p>De nouveau il me saisit et m’arrêta, s’agrippant -à moi avec un entêtement irréductible.</p> - -<p>— Si vous tenez à y aller, allez-y par les maisons ! -Passez par les maisons d’en face ! me chuchotait-il -à l’oreille.</p> - -<p>Il me restait assez de raison, quand il l’eut redit -deux fois, pour le comprendre et lui obéir. Je me -laissai mener par lui. Sitôt hors de la presse, nous -nous élançâmes dans une venelle qui longeait le -derrière des maisons opposées à l’hôtel de Saint-Alais. -Nous n’étions pas les premiers à passer par -là : la même idée était déjà venue à quelques-uns -d’entre les plus actifs séditieux, qui avaient ainsi -gagné les fenêtres d’où ils tiraient. Nous trouvâmes -donc ouvertes les portes de plusieurs maisons, d’où -nous arrivaient les cris et les blasphèmes de ceux -qui en avaient pris possession. Mais nous n’allâmes -pas loin. J’avisai la première porte venue, et dépassant -vite un groupe terrifié de femmes et d’enfants — les -probables occupants de la maison — qui -se pressaient alentour, je pénétrai et me dirigeai -tout droit vers la porte de la rue.</p> - -<p>Deux ou trois hommes de mauvaise mine, au -visage noirci de poudre, tiraient par une fenêtre du -rez-de-chaussée. Comme je passais, l’un d’eux se -retourna et me vit. Avec un blasphème, il me cria -de m’arrêter, me prévenant que si je me montrais -au dehors, les aristocrates me tireraient dessus. -Mais dans ma surexcitation je ne l’écoutai pas ; -j’ouvris la porte, et une seconde plus tard je me -trouvais sur la rue, seul dans l’espace libre et ensoleillé. -J’avais de chaque côté, à cinquante pas, les -rangs serrés de la foule ; devant moi se dressait, -morne et blanche, la façade de l’hôtel de Saint-Alais. -A mon apparition, il s’en échappa un petit -flocon de fumée avec un coup de mousquet.</p> - -<p>Étonnée de me voir là seul et arrêté, la foule se -tut, et je levai la main. Un coup de feu partit au-dessus -de ma tête, puis un second ; et un éclat de -bois s’arracha des volets verts à la maison d’en face. -Puis une voix dans la foule cria de cesser le feu ; -et pour un moment tout fut silencieux. Je restai au -milieu de la touffeur ardente et sans un souffle, la -main levée. C’était l’occasion pour moi, et je l’avais -obtenue par miracle ; mais je fus d’abord muet, -incapable de trouver mes mots.</p> - -<p>Enfin, comme il naissait dans la foule un murmure -confus, je parlai.</p> - -<p>— Gens de Cahors ! m’écriai-je. Au nom des trois -couleurs, arrêtez !</p> - -<p>Et, vibrant d’émotion, comme inspiré, tout à -coup je m’avançai à pas lents vers la maison assiégée, -puis, sous les yeux de tous, je détachai la -cocarde de mon revers et la suspendis au heurtoir -de la porte. Ensuite je me retournai.</p> - -<p>— Je prends possession, criai-je de toutes mes -forces, pour être entendu de tous ; je prends possession -de cette maison et de tout ce qu’elle renferme, -au nom des trois couleurs, de la Nation et du -Comité de Cahors. Ceux qui s’y trouvent passeront -en jugement, et justice sera faite. Quant à vous, -je vous requiers de partir, et de retourner chez -vous en paix. Le Comité…</p> - -<p>Je n’allai pas plus loin. Sur ce mot une balle -siffla à mon oreille et fit sauter le plâtre du mur. -Alors, comme si ce bruit avait déchaîné toutes les -fureurs populaires, des rugissements d’indignation -retentirent. On me sifflait, on m’injuriait, on hurlait : -« A la lanterne ! » et : « A bas le traître ! » En -un instant, comme si d’invisibles écluses avaient -cédé, la foule de chaque côté se précipita tout à coup -en avant, et roula vers la porte en une masse compacte, -où je me vis aussitôt englouti.</p> - -<p>Je m’attendais à être mis en pièces ; mais au lieu -de cela je fus simplement bourré de coups, et rejeté -de côté. On m’oublia, et tout aussitôt je me perdis -dans les remous tournoyants de la masse d’individus -qui se jetaient pêle-mêle sur la porte, retombaient -les uns sur les autres, et se blessaient réciproquement, -dans la furie de leur attaque. Les -blessés de tantôt étaient foulés aux pieds, mais personne -ne s’arrêtait à leurs appels. Par deux fois, -un coup de feu partit de la maison, et chaque coup -fut efficace ; mais la presse aux abords de la porte -était si grande, et la furie des assaillants si aveugle, -que les gens atteints s’effondraient sans qu’on s’en -aperçût, et périssaient écrasés sous les talons de -leurs complices.</p> - -<p>Rejeté contre les balustrades de fer du perron, je -m’y cramponnais, et protégé de la poussée par un -pilier, je réussis non sans difficulté à me maintenir -en place. Mais il m’était impossible de bouger ; je -dus rester là tandis que la foule déferlait autour de -moi, et, dans un vertige d’horreur, j’y attendis le -dénouement. Il se produisit enfin. Les panneaux de -la porte, fendus et disloqués, s’abattirent. Les plus -avancés des assaillants bondirent vers la brèche. -Toutefois l’encadrement, retenu par un gond, résistait -encore, et les empêchait d’entrer. A la longue, -cet obstacle céda sous leurs coups, et la porte -s’abattit avec fracas. Je me jetai dans le torrent, et -j’eus le bonheur d’être porté dans l’hôtel parmi les -premiers, sans tomber, comme il arriva à plusieurs.</p> - -<p>Mon intention était de devancer les autres, et -ainsi, gagnant l’étage avant eux, je combattrais au -moins pour Denise, si je ne pouvais la sauver. Car -j’avais pris la contagion populaire, et le sang me -bouillait. Personne de la foule n’était plus que moi -disposé à tuer. Je luttai donc de vitesse avec les -autres ; mais quand j’arrivai au pied de l’escalier -je vis, comme eux, un obstacle qui nous arrêta tous.</p> - -<p>C’était M. de Gontaut, qui en cette heure suprême -de danger, se haussait au-dessus de lui-même. Il se -tenait sur les marches, seul, et regardait de haut les -envahisseurs, en souriant. Toute trace de décrépitude -et de frivolité avait disparu de son visage qui -reflétait uniquement la valeur de sa caste. Il voyait -son monde chanceler, la lie et la canaille prêtes à -le submerger, tout ce qui avait fait sa joie et -sa raison de vivre prêt à disparaître ; il voyait la -mort qui l’attendait, sept marches plus bas, et -il souriait. Sa fine épée suspendue au poignet, il -tapotait sa tabatière en nous regardant de haut ; -non plus bavard, volage, et — avec ses histoires de -futiles intrigues et sa foi épicurienne — quasi méprisable ; -mais fier et assuré, avec des yeux rayonnants -de défi.</p> - -<p>— Ah, ah ! chiens ! dit-il, vous voulez mériter la -potence ?</p> - -<p>Durant quelques secondes personne ne bougea. -La présence du vieux gentilhomme et son intrépidité -en imposaient aux plus vils ; et ils restaient -béants, domptés par son regard. Puis il remua. -D’un geste posé, comme on salue avant un duel, il -leva la garde de son épée, dont il nous présenta la -pointe.</p> - -<p>— Allons, dit-il, d’un ton plein de mépris amer, -ne vous gênez pas. Qui de vous tient à précéder -les autres en enfer ? Car j’en veux dépêcher un.</p> - -<p>Le charme était rompu. Avec un hurlement, une -douzaine de gredins escaladèrent les marches. Je vis -l’acier clair flamboyer une fois, deux fois ; et l’un -d’eux retomba en arrière et roula sous les pieds de -ses collègues. Puis une énorme barre de fer se leva -et retomba sur le visage souriant, et le vieux gentilhomme -s’affaissa sans un cri ni une plainte, sous -une tempête de coups qui le réduisirent aussitôt à -l’état de cadavre.</p> - -<p>Ce fut l’affaire d’un instant, et je ne pus intervenir. -L’instant d’après une vingtaine d’hommes -s’élancèrent par-dessus son corps et dans l’escalier, -avec d’effroyables hurlements. Je les rejoignis. A -droite et à gauche étaient des portes fermées, décorées -de peintures à la Watteau. Elles furent enfoncées -en un clin d’œil, et la horde sauvage envahit -les appartements somptueux, balayant tout sur son -passage, renversant et fracassant avec fureur vases, -statues, cristaux, miniatures. Avec des clameurs de -triomphe, ils emplirent ce salon qui ne connaissait -depuis des générations que les grâces et le charme -de la vie ; et leurs sabots martelèrent les parquets -cirés depuis si longtemps caressés par les traînes -des jolies femmes. Tout ce dont ils ignoraient l’usage -était arraché et jeté à bas ; en un moment les grands -miroirs de Venise furent en pièces, les tableaux -crevés et lacérés, les livres lancés par les fenêtres.</p> - -<p>Je n’eus de ce spectacle qu’un bref aperçu en -m’arrêtant sur le palier. Mais j’en vis assez pour me -convaincre que les fugitifs n’étaient pas dans ces -pièces-là, et je me précipitai dans l’escalier, vers -l’étage supérieur. Malgré la brièveté de ma halte, -d’autres m’y avaient précédé. En débouchant sur -le palier, je me trouvai devant trois individus qui -écoutaient à une porte. En me voyant l’un d’eux se -dressa.</p> - -<p>— Ils sont ici ! cria-t-il. Il y a une voix de -femme ! Arrière !</p> - -<p>Et levant une pince de fer il s’apprêtait à enfoncer -la porte.</p> - -<p>— Halte ! m’écriai-je, d’un ton si impérieux qu’il -abaissa son outil. Halte ! Au nom du Comité, je -vous ordonne de laisser cette porte. Le reste de la -maison est à vous. Pillez-le à votre aise.</p> - -<p>Les hommes me dévisageaient.</p> - -<p>— Sacré tonnerre ! lança l’un d’eux. Qui donc -es-tu, toi ?</p> - -<p>— Je suis le Comité ! répondis-je.</p> - -<p>Il m’invectiva, le poing levé.</p> - -<p>— Décampez ! criai-je avec fureur, sinon je vous -fais pendre !</p> - -<p>— Hou ! hou ! L’aristocrate ! répliqua-t-il.</p> - -<p>Et élevant la voix :</p> - -<p>— Par ici, les copains ! par ici ! Un aristocrate ! -un aristocrate ! hurla-t-il.</p> - -<p>A ces mots une vingtaine de ses pareils surgirent -de l’escalier. Je me vis tout aussitôt entouré de -faces patibulaires et d’yeux menaçants, d’êtres -hideux vomis par les sentines de la ville. Une seconde -de plus et ils allaient m’empoigner ; mais avec -la rage du désespoir je m’élançai sur l’homme à la -pince, et la lui arrachant à l’improviste, en un clin -d’œil je l’abattis à mes pieds.</p> - -<p>Mais en même temps je perdis l’équilibre, et -tombai. Avant que je me fusse relevé, quelqu’un -m’envoya sur la tête un coup de sabot qui m’étourdit -à moitié ; cependant je réussis à me remettre sur -pieds, et tapant comme un sourd je fis reculer mes -adversaires, et pour un instant déblayai le terrain -autour de moi. Mais la tête me tournait ; un brouillard -ronge couvrait ma vue, les objets dansaient -devant moi ; je n’arrivais plus à diriger mes coups, -et je n’entendais plus les menaces et les nasardes -qui m’arrivaient de tous côtés. Quelqu’un me tira -par mon habit. Je me retournai en aveugle. Et tout -aussitôt un coup formidable me fut porté — par qui -et avec quoi, je l’ignorerai toujours — et je tombai -comme une masse, privé de connaissance.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="c14">CHAPITRE XIV<br /> -<span class="small">CELA TOURNE MAL</span></h2> - - -<p>Le pillage de l’hôtel de Saint-Alais, à Cahors, eut -lieu en août, et les feuilles des noyers étaient encore -vertes, quand je tombai sans connaissance. Les -frênes étaient dénudés, et les chênes avaient pris -leur rousse toison, lorsque la conscience des choses -me revint peu à peu, et que je retrouvai la volonté -de vivre en regardant le paysage automnal de -dessus mon oreiller. Mais il s’écoula en réalité bien -des jours encore où je menai une vie purement animale, -réduit à manger, boire et dormir, et prenant -l’abbé Benoît agenouillé à côté de mon lit pour un -simple phénomène de la nature. Mais vint enfin -une heure, dans les derniers jours de novembre, où -la lucidité me revint, alors que ceux qui me veillaient -en désespéraient presque ; et mes yeux venant -à rencontrer ceux de l’excellent curé, je le vis se -détourner pour verser des larmes de joie.</p> - -<p>Une semaine plus tard, je savais tout — l’histoire -complète, publique et privée, de ce prodigieux automne, -que j’avais passé dans mon lit, tel un soliveau. -Tout d’abord, et en évitant les sujets qui me -touchaient de trop près, l’abbé Benoît me raconta -les événements de Paris : les dix semaines de suspicion -et d’attente qui suivirent les émeutes de la -Bastille, ces semaines durant lesquelles les Faubourgs, -timidement contenus par La Fayette et -ses gardes nationaux, surveillaient jalousement -Versailles, où l’Assemblée ne perdait pas de vue le -roi ; la disette qui régna durant cette période harassante, -et les bruits renouvelés que la cour méditait -un coup de force ; puis ce malencontreux banquet -de la reine, d’où sortit l’étincelle qui mit le -feu aux poudres ; enfin, la sortie en masse des -femmes de la halle sur Versailles, le 5 octobre, qui -ramenant de force à Paris le roi et l’Assemblée, -et faisant le roi prisonnier dans son propre palais, -mit fin à cette période d’incertitude.</p> - -<p>— Et depuis lors ? dis-je, en un pâle étonnement. -Nous sommes au 20 novembre, me dites-vous ?</p> - -<p>— Il ne s’est rien produit, répondit-il, rien que -des symptômes et des présages.</p> - -<p>— Mais encore ?</p> - -<p>Il hocha la tête avec gravité.</p> - -<p>— Tout le monde fait partie de la garde nationale : -et d’une. Chez nous en Quercy, le corps -que M. Hugues avait entrepris de former compte -plusieurs milliers d’hommes. Tout le monde est -armé, par conséquent. Puis, les lois de chasse étant -abolies, tout le monde est chasseur. Et tant de -nobles ont émigré, que l’on peut dire qu’il n’y a -plus de nobles, ou bien que tout le monde est noble.</p> - -<p>— Mais qui gouverne ?</p> - -<p>— Les municipalités. Et là où il n’y en a pas, les -Comités.</p> - -<p>Je ne pus m’empêcher de sourire.</p> - -<p>— Et le vôtre, de comité, monsieur le curé ? -dis-je.</p> - -<p>— Je n’y vais plus, dit-il, en fronçant un peu les -sourcils. A parler franc, ils vont trop vite pour moi. -Mais j’ai pire encore à vous apprendre.</p> - -<p>— Quoi donc ?</p> - -<p>— Le 4 août l’Assemblée abolissait les dîmes -ecclésiastiques ; avant le milieu du mois on proposait -de confisquer les biens de l’Église. Actuellement -ce doit être chose faite.</p> - -<p>— Hé quoi ! Le clergé va-t-il mourir de faim ? -m’écriai-je avec indignation.</p> - -<p>— Pas tout à fait, répondit-il avec un sourire -mélancolique. Nous allons être payés par l’État… -aussi longtemps que nous resterons dans ses bonnes -grâces.</p> - -<p>Il me quitta là-dessus ; et je restai à rêver, en -regardant par la fenêtre, et m’efforçant de me représenter -sous son nouvel aspect le monde qui s’étendait -autour de moi. Puis André vint m’apporter un -bouillon. Je me plaignis de le trouver si fade : la -grande rafale de vie extérieure que les nouvelles -avaient fait passer dans ma chambre, excitaient -mon appétit, et me donnaient le dégoût des tisanes -et des drogues.</p> - -<p>Mais le vieux valet prit ma réclamation très mal.</p> - -<p>— Oh bien ! monsieur, grommela-t-il, à quoi peut-on -s’attendre de mieux, lorsque les fermages ne -rentrent pas, qu’on a tordu le cou à la moitié de vos -pigeons, et qu’il ne reste pas un lièvre dans le pays ? -Quand on voit tout le monde chasser et baguenauder, -et les forgerons et les tailleurs se pavaner à -cheval — oui, et voire l’épée au côté ! — quand la -noblesse a disparu ou se cache la tête dans l’oreiller, -il n’y a rien d’étonnant à ce que le bouillon soit -fade ! Si monsieur le vicomte aimait le bouillon fort, -il aurait dû avoir la prudence de garder la vache -lui-même, et non…</p> - -<p>— Ta ta ta, mon ami, dis-je, en fronçant les -sourcils à mon tour. Que devient Buton ?</p> - -<p>— Monsieur veut parler de M. le capitaine -Buton ? répondit le vieux valet en ricanant. Il est à -Cahors.</p> - -<p>— Et y a-t-il eu quelqu’un de puni pour… pour -l’affaire de Saint-Alais ?</p> - -<p>— On ne punit plus personne, de nos jours, répliqua -André, vertement. Sauf parfois un meunier, -que l’on pend sous prétexte que le blé est cher.</p> - -<p>— En ce cas Petit-Jean lui-même…</p> - -<p>— Petit-Jean est parti à Paris. Il est probablement -à l’heure qu’il est major ou colonel.</p> - -<p>Sur ce dernier trait le vieux valet me laissa, -et je restai à la torture. Car je n’avais pas encore -trouvé le courage de demander la seule chose que -je désirais savoir ; cette chose qui avait développé -en moi, parallèlement au retour de mes forces, -d’abord une vague inquiétude, transformée par -degrés en une angoisse redoutable, en une crainte -accablante qui pesait sur moi comme un cauchemar, -et en dépit de ma jeunesse minait mon existence, -et retardait ma guérison.</p> - -<p>J’ai lu qu’en certains cas l’amour s’éteint avec -la fièvre, et que des gens se relèvent guéris non -seulement de leur maladie, mais de la passion qui -les consumait lorsqu’ils s’alitèrent. Mais tel ne -devait pas être mon cas : dès l’instant où cette -angoisse vague et sans cause prit forme et consistance, -et où je vis sur les rideaux verts de mon -lit un pâle visage d’enfant, un visage qui tantôt -pleurait et tantôt me regardait triste et suppliant, — dès -cet instant Denise ne resta plus une heure -absente de mon esprit. Les pensées qu’elle me -consacrait dans sa détresse, les muets élans de -son cœur vers moi, jouèrent-ils un rôle dans cette -hantise ? Dieu le sait ! Mais tel était le fait.</p> - -<p>Le lendemain cependant, je fus délivré de cette -crainte opprimante. L’abbé Benoît, j’imagine, -avait résolu d’entamer ce sujet ; car sa première -question, après s’être informé de ma santé, alla -droit au fait.</p> - -<p>— Vous ne m’avez jamais demandé ce qui s’est -passé après que vous fûtes blessé, monsieur le -vicomte, dit-il après une courte hésitation. Vous -rappelez-vous ?</p> - -<p>— Je n’ai rien oublié, dis-je en laissant échapper -une plainte.</p> - -<p>Il poussa un soupir de soulagement. Il devait -craindre que je n’eusse le cerveau dérangé.</p> - -<p>— Et pourquoi ne l’avez-vous jamais demandé ? -reprit-il.</p> - -<p>— Ne le comprenez-vous donc pas, mon ami ? -exclamai-je d’une voix altérée, en me soulevant, -et retombant dans mon fauteuil, en proie à une -agitation incoercible. Ne comprenez-vous pas que -je voulais garder l’espoir ? Mais à présent ne me -torturez pas davantage. Racontez, racontez-moi -tout, mon ami, et alors…</p> - -<p>— Je n’ai rien que d’heureux à vous raconter, -répliqua-t-il joyeusement, afin de dissiper mes -craintes dès les premiers mots. Vous savez tout -le pis. Le pauvre M. de Gontaut fut tué dans -l’escalier. Il était trop peu ingambe pour fuir. Les -autres, jusqu’au dernier des serviteurs, ont gagné -les toits des maisons voisines.</p> - -<p>— Et ils ont échappé ?</p> - -<p>— Oui. La ville a été en effervescence durant -plusieurs heures, mais ils étaient bien cachés. Je -crois qu’ils ont quitté le pays.</p> - -<p>— Vous ne savez donc pas où ils sont ?</p> - -<p>— Non. Je n’ai revu personne d’entre eux -depuis l’attentat. Mais j’ai ouï dire qu’ils étaient -dans un château ou dans l’autre, chez les Harincourt, -ou ailleurs. Puis les Harincourt sont partis, -vers la mi-octobre, et M. de Saint-Alais et sa -famille ont dû les accompagner.</p> - -<p>Dans l’excès de ma joie je restai tout d’abord -incapable de dire un mot. Puis :</p> - -<p>— Et vous ne savez rien de plus ?</p> - -<p>— Rien, répondit le curé.</p> - -<p>Mais c’en fut assez pour moi. Lors de sa visite -suivante, j’étais en état de me promener avec lui -sur la terrasse. Je recouvrai mes forces avec rapidité. -Toutefois, à mesure que l’air et l’exercice -me revigoraient, je voyais l’excellent prêtre décliner. -Son visage doux et sensible devenait de -jour en jour plus sombre, et sa taciturnité croissait. -Si je lui en demandais la raison :</p> - -<p>— Cela tourne mal, cela tourne mal, répondait-il. -Et, Dieu me pardonne, je n’en suis pas innocent.</p> - -<p>— Qui donc l’est ? disais-je, pour l’apaiser.</p> - -<p>— Mais j’aurais dû prévoir ! répliqua-t-il, en se -tordant les mains ouvertement. J’aurais dû me -rappeler que le premier don fait par Dieu à l’homme -est l’ordre. L’ordre !… Et aujourd’hui, dans Cahors, -les tribunaux sont comme inexistants : les -anciens magistrats ont peur, on se moque des -anciennes lois, et on ne peut même plus recouvrer -une créance ! L’ordre ! Mais quand un criminel est -jeté en prison, la pire chose qu’il ait à craindre -aujourd’hui, c’est d’y être oublié. L’ordre ! Et je ne -vois partout que des armes ; et ceux qui ne savent -pas lire en remontrent aux plus instruits ; et ceux -qui ne payent pas d’impôts disposent de l’argent -de ceux qui les payent ! Je vois la ville dans la -disette, et les paysans vont à la chasse ou se -croisent les bras : quand l’avenir est incertain, -qui donc travaillerait encore ? Les hôtels des riches -sont déserts et leurs serviteurs meurent de faim ; -on ne vend et on n’achète que le strict nécessaire, -il n’y a plus ni industrie, ni commerce, ni trafic !… -Je vois toutes ces choses, monsieur le vicomte, et -je ne dirais pas : <i lang="la" xml:lang="la">Mea culpa, mea maxima culpa</i> ?</p> - -<p>— Mais la liberté, fis-je timidement. Vous-même -m’avez dit une fois qu’une certaine rançon devait…</p> - -<p>— La liberté est-elle donc la licence de faire le -mal ? répliqua-t-il avec une chaleur croissante. -(Je l’avais vu rarement aussi ému.) La liberté -est-elle la licence de voler ? La tyrannie cesse-t-elle -d’être tyrannie, quand les tyrans sont mille au lieu -d’un seul ? Monsieur le vicomte, je ne sais plus que -faire, non, je ne le sais plus, continua-t-il. Pour un -peu je m’en irais par le monde, pour dédire à tout -prix ce que j’ai dit, et défaire ce que j’ai fait ! -Oui, pour un peu ! je ne sais ce qui me retient !</p> - -<p>— Serait-il arrivé encore quelque chose ? dis-je, -tout étonné par cette sortie. Quelque chose que -j’ignore ?</p> - -<p>— L’Assemblée nous a dépouillés de nos dîmes -et de nos biens, répondit-il avec amertume. Vous -le savez, cela. En tant qu’Église on nous conteste -le droit à l’existence. Vous savez cela. On vient -maintenant de décréter la suppression de toutes -les maisons religieuses. Bientôt on fermera aussi -nos églises et nos cathédrales. Et on rétablira le -paganisme !</p> - -<p>— C’est insensé ! m’écriai-je.</p> - -<p>— Mais cela est.</p> - -<p>— La suppression, oui. Mais pour les églises et -les cathédrales…</p> - -<p>— Pourquoi pas ? répondit-il avec tristesse. -Dieu sait combien il reste peu de foi. La chose -n’est que trop possible. Je la vois venir. Notre -témoignage à nous qui croyons est d’autant plus -nécessaire.</p> - -<p>Je ne compris pas bien sur le moment ce qu’il -voulait dire ou à quoi il faisait allusion ; mais je -vis que sa conscience scrupuleuse se tourmentait -à l’idée qu’il avait hâté la catastrophe ; et je me -sentis mal à l’aise quand il n’apparut pas le lendemain -à l’heure ordinaire de sa visite. Il vint le -jour suivant ; mais il était abattu et morose, et -lors de son départ il prit congé de moi avec une -douceur si navrée que je fus tenté de le rappeler. -Le lendemain il ne vint de nouveau pas ; ni le jour -d’après. Alors j’envoyai chez lui, mais trop tard : -mon messager s’entendit répondre par la vieille gouvernante -qu’il était parti de chez lui brusquement, -après s’être entendu avec un curé du voisinage pour -se faire remplacer par lui durant un mois.</p> - -<p>J’étais alors en état de sortir un peu, et je fis -la route à pied jusqu’à sa maisonnette. Je n’y -appris rien de plus, si ce n’est qu’un père capucin -avait été son hôte pendant deux nuits, et que -M. le curé était parti pour Cahors mécontent et -préoccupé. Les villageois que je rencontrai en -chemin me saluèrent avec respect, et même avec -sympathie : c’était la première fois que je réapparaissais -dans le hameau ; mais l’ombre de -suspicion que j’avais remarquée sur leurs visages -des mois auparavant s’était accentuée depuis lors. -Ils perdaient la notion exacte des distances, comme -de nos droits respectifs ; et timides devant moi et -doutant d’eux-mêmes, ils étaient bien aises de me -voir m’éloigner.</p> - -<p>Devant le portail de l’avenue je rencontrai un -homme que je connaissais ; un marchand de vin -d’Aulnoy. Je m’arrêtai pour lui demander si la -famille était au château.</p> - -<p>Il me regarda tout surpris.</p> - -<p>— Non, monsieur le vicomte, dit-il. Ils ont quitté -le pays depuis plusieurs semaines… après que le roi -s’est laissé persuader d’aller à Paris.</p> - -<p>— Et M. le baron ?</p> - -<p>— Lui aussi.</p> - -<p>— Ils sont partis pour Paris ?</p> - -<p>L’homme, un honnête bourgeois, me fit un clin -d’œil.</p> - -<p>— J’ai dans l’idée que non, monsieur. Vous devez -le savoir mieux que moi, monsieur le vicomte ; -mais si je disais Turin, je pense que je ne me -tromperais pas de beaucoup.</p> - -<p>— J’ai été malade, expliquai-je. Et je ne suis -au courant de rien.</p> - -<p>— Votre place serait plutôt à Cahors, répondit-il -avec une bienveillante rudesse. Les nobles sont là -pour la plupart, ceux qui ne sont pas partis au -delà. Par le temps qui court, la ville est plus sûre -que la campagne. Ah ! si mon père vivait encore…</p> - -<p>Il compléta sa phrase inachevée par un haussement -des sourcils et des épaules, me salua, et -s’éloigna. Il était visible, en dépit de sa surprise, -que la révolution lui était agréable, bien qu’il -dissimulât sa joie, par politesse.</p> - -<p>J’éprouvai un sentiment de solitude et de tristesse -en rentrant au château. Dépouillés du voile -de verdure qui adoucissait leurs lignes, en été, la -grande bâtisse de pierre, avec la tour seigneuriale, -la poivrière et le pigeonnier, se découpaient crûment -au fond de l’avenue ; ils semblaient en quelque -façon mystérieuse partager ma solitude et -m’entretenir des mauvais jours qui étaient notre -lot commun. En perdant l’abbé Benoît, je perdais -mon unique compagnie, et cela juste au moment -où le besoin de société et le désir d’une vie plus -active s’éveillaient en moi, avec le retour de mes -forces. Comme je faisais cette réflexion mélancolique, -j’eus l’agréable surprise de voir, en m’approchant -de la porte, un cheval attaché à l’anneau -voisin de celle-ci. La selle était munie de fontes, -et il y avait de la boue sur le harnais.</p> - -<p>Je trouvai André dans la salle, mais à mon -étonnement, au lieu de m’informer du nom du -visiteur, il continua d’épousseter une table, sans -se retourner vers moi.</p> - -<p>— Qui est ici ? demandai-je d’un ton acerbe.</p> - -<p>— Personne, répondit-il.</p> - -<p>— Personne ? Alors à qui est ce cheval ?</p> - -<p>— C’est celui du forgeron, monsieur.</p> - -<p>— Comment ? de Buton ?</p> - -<p>— Hé oui, de Buton ! C’est une nouveauté que -de l’attacher à la porte d’honneur, ajouta-t-il, ironiquement.</p> - -<p>— Mais que fait-il ? Où est-il ?</p> - -<p>— Il est là où il doit être, c’est-à-dire aux écuries, -répliqua le vieux valet, d’un air revêche. Je -dois dire que c’est le premier travail honnête qu’il -ait accompli depuis longtemps.</p> - -<p>— Il ferre des chevaux ?</p> - -<p>— Que ferait-il d’autre ? Monsieur aurait-il l’intention -de l’inviter à dîner avec lui ?</p> - -<p>Sans m’arrêter à cette impertinence, je me dirigeai -vers les écuries. J’entendis le râle du soufflet ; -et en tournant le coin du bâtiment je tombai sur -Buton au travail avec deux de ses aides. Le maréchal -avait mis bas son habit, et ceint du vaste -tablier de cuir, avec ses bras nus et noircis, il ressemblait -au Buton d’il y avait six mois. Mais sur -le devant de la forge se trouvaient des vêtements -pliés avec soin en un petit tas : un habit bleu à -revers rouges, un long gilet bleu, surmontés d’un -chapeau à large cocarde tricolore. Quand il laissa -retomber le pied du cheval dont il s’occupait, il se -redressa pour me saluer, et me regarda d’un nouvel -air, où il entrait de l’humilité et du défi.</p> - -<p>— Est-il possible ? dis-je, le persiflant. C’est -trop d’honneur, monsieur le capitaine ! Être ferré -par un membre du Comité !</p> - -<p>— Monsieur le vicomte a-t-il quelque chose à me -reprocher ? dit-il, en rougissant sous son hâle.</p> - -<p>— Moi ? Pas du tout. Je suis seulement accablé -sous l’honneur que vous me faites.</p> - -<p>— Je suis venu ici une fois par mois pour ferrer, -reprit-il avec obstination. Monsieur a-t-il à se -plaindre que ses chevaux ont souffert ?</p> - -<p>— Non. Mais…</p> - -<p>— Le château de monsieur le vicomte a-t-il -souffert ? Lui a-t-on brûlé une seule gerbe de blé, -pris un poulain dans ses prairies, ou un œuf dans -son poulailler ?</p> - -<p>— Non, dis-je.</p> - -<p>Buton hocha la tête gravement.</p> - -<p>— Puisque donc monsieur n’a rien à me reprocher, -reprit-il, monsieur voudra bien me laisser -finir mon ouvrage. Ensuite, je lui ferai part du -message que j’ai à lui transmettre. Mais c’est confidentiel, -et la forge…</p> - -<p>— Ne vaut rien pour les secrets, même ceux du -forgeron, répliquai-je, en lui lançant par-dessus -l’épaule ce trait du Parthe. Eh bien ! venez me -rejoindre sur la terrasse quand vous aurez fini.</p> - -<p>Il arriva une heure plus tard, l’air fortement -empêtré dans ses beaux habits, et l’épée — Dieu -me pardonne ! — oui, l’épée au côté. Le fameux -secret me fut bientôt révélé : il était porteur d’un -brevet me nommant lieutenant-colonel de la garde -nationale de la province.</p> - -<p>— Ce brevet vous a été conféré sur ma demande, -dit-il, avec une fierté maladroite. Il y en avait -plusieurs, monsieur le vicomte, qui estimaient que -vous ne vous étiez pas trop bien conduit dans -l’affaire de l’émeute, mais je les ai vite remis à -leur place. En outre j’ai déclaré : « Sans lieutenant-colonel, -pas de capitaine ! » Et ils ne peuvent se -passer de moi. C’est moi qui maintiens le calme -par ici.</p> - -<p>Quelle situation ! En vérité je ne sais si je la -trouvai d’abord plus ridicule ou plus humiliante ! -Six mois plus tôt, j’aurais déchiré cette feuille -dans un accès de rage et lui en jetant les morceaux -à la figure, l’aurais chassé loin de ma présence à -coups de canne. Mais il s’était passé beaucoup de -choses depuis lors ; et je sus même résister à la -tentation de donner libre cours aux éclats de rire -d’une sombre gaieté. Je la refoulai d’un effort dicté -en partie par la prudence, en partie par un mobile -plus noble : le souvenir du fruste attachement -que cet homme m’avait témoigné dans les pires -circonstances. Je le remerciai donc, tout en me -contenant à grand’peine, et lui dis que j’en écrirais -au Comité.</p> - -<p>Il ne s’en allait toujours pas, se dandinant d’un -de ses grands pieds sur l’autre ; et j’attendais avec -une politesse railleuse qu’il débitât son affaire. -Enfin il grommela :</p> - -<p>— Il y a encore une chose que je voulais vous -dire, monsieur le vicomte. C’est que M. le curé a -quitté Saux.</p> - -<p>— Et alors ?</p> - -<p>— Oh ! c’est un brave homme, ou plutôt c’en -était un, poursuivit-il à contre-cœur. Mais il va se -jeter dans un guêpier, et vous feriez bien de l’en -avertir.</p> - -<p>— Comment ? dis-je. Savez-vous où il est ?</p> - -<p>— Je le devine. Il est là où il y en a d’autres -aussi, et où il y aura bientôt du grabuge. Ce n’est -pas pour rien qu’on voit ces pères capucins courir -le pays. Quand ces corbeaux retourneront chez -eux, il y aura du grabuge. Et je ne veux pas qu’il -y soit mêlé.</p> - -<p>Le ton du forgeron était devenu sauvage et -menaçant.</p> - -<p>— Je n’ai pas la moindre idée du lieu où il se -trouve, dis-je froidement. Ni de ce que vous voulez -dire.</p> - -<p>— Il est allé à Nîmes, répondit-il.</p> - -<p>— A Nîmes ? m’écriai-je, stupéfait. Comment le -savez-vous ? Vous êtes mieux renseigné que moi.</p> - -<p>— Je le sais, répondit-il. Et je sais aussi ce qui -se brasse là-bas. Et beaucoup d’autres sont au -courant. Mais cette fois les Saint-Alais et leurs -séides, monsieur le vicomte, — oui, ils y sont bien -tous, — ne nous échapperont pas. Nous leur casserons -la tête. Oui, monsieur le vicomte, ne vous y -trompez pas, reprit-il, en fixant sur moi des prunelles -enflammées par la méfiance et la colère, n’allez -pas vous fourrer dans cette manigance ! Nous -sommes le peuple ! Oui, le peuple ! Et malheur à -tous ceux qui se trouvent sur notre chemin.</p> - -<p>— Allez, dis-je. J’en ai entendu assez. Retirez-vous.</p> - -<p>Il me regarda un instant comme prêt à répliquer. -Mais les vieilles habitudes l’emportèrent, et sur un -mot d’adieu bourru il s’éloigna en faisant le tour -de la maison. Une minute plus tard j’entendis le -trot de son cheval qui descendait l’avenue.</p> - -<p>Je lui avais moi-même coupé la parole ; et -néanmoins à peine était-il parti que j’aurais voulu -le rappeler, afin de lui en demander davantage. -Les Saint-Alais à Nîmes ? L’abbé Benoît à Nîmes ? -Et un complot se brassant là-bas, auquel tous -prenaient part ? Tout à coup cette nouvelle m’ouvrit -pour ainsi dire une échappée sur le monde -extérieur, et en y regardant je cessai de me sentir -claustré dans la solitude de la campagne, loin de -toute compagnie. La grande cité du Midi, blanche -et poussiéreuse, m’apparaissait ; je voyais les troubles -s’y élever, et au milieu de ces troubles, me -regardant avec tristesse, Denise de Saint-Alais.</p> - -<p>L’abbé Benoît était parti là-bas. Pourquoi -n’irais-je pas ?</p> - -<p>Je me promenais de long en large, dans un -grand trouble d’esprit. Plus je considérais cette -idée, plus elle me séduisait ; plus je songeais à la -morne inaction où j’étais condamné à croupir chez -moi, faute de consentir à fraterniser avec Buton -et sa clique, plus j’étais séduit par le désir du -départ.</p> - -<p>Et après tout pourquoi pas ? Pourquoi n’irais-je -pas ?</p> - -<p>J’avais en poche mon brevet, aux termes duquel -j’étais non seulement nommé de la garde -nationale, mais désigné comme ci-devant, « président -du Comité de Salut public de la généralité -de Quercy ». En me tenant lieu de papiers et de -passeport, ce document me faciliterait le voyage. -Ma longue maladie était un prétexte tout trouvé -pour justifier un changement d’air, et expliquer -mon absence de chez moi. J’avais au château plus -d’argent qu’il ne m’en fallait. En un mot, je ne -rencontrerais aucune difficulté, ni rien qui m’empêchât, -si je me résolvais au départ. Je pouvais -suivre ma fantaisie.</p> - -<p>Mon choix fut bientôt fait. Le lendemain je -montai à cheval pour la première fois, trottai deux -tiers de lieue sur la route, et rentrai chez moi -harassé.</p> - -<p>Les jours suivants je poussai jusqu’à Saint-Alais, -où je vis les ruines du château, et m’en -revins. Cette fois j’étais moins fatigué.</p> - -<p>Le lendemain dimanche, je me reposai ; et le -lundi j’allai jusqu’à mi-chemin de Cahors, et retour. -Ce soir-là, je nettoyai mes pistolets, et sous -ma direction, Gilles fit mes valises. Je pris deux -habits simples, l’un à mettre sur moi, et l’autre -de rechange, plus un chapeau orné d’une petite -rosette tricolore. Le matin suivant, 6 mars, je me -mis en route ; et me séparant d’André à la sortie -du village, tournai bride vers Figeac. La sensation -d’être libre et d’échapper aux difficultés et aux -embarras, avec l’espoir de ce que j’allais trouver, -me firent passer une première heure exquise, et ne -cessèrent de me soutenir jusqu’à l’heure où le -soleil de mars disparut et fut remplacé par cette -obscurité glacée du soir, qui dans un endroit -inconnu et nouveau est toujours sombre et mélancolique.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="c15">CHAPITRE XV<br /> -<span class="small">A MILLAU</span></h2> - - -<p>Je rencontrai bon nombre de singularités au -cours de ce voyage. Telles, par exemple, de voir -dans les champs des paysans armés ; d’arriver -dans chaque village sur des hommes à l’exercice ; -d’entrer dans les auberges pour y trouver une -douzaine de rustres attablés devant des verres de -vin, parfois même devant un encrier, et que l’on -m’apprenait s’intituler un Comité. Mais vers le -soir du troisième jour, je vis quelque chose de -plus singulier que tout cela. Je commençais à -remonter la vallée du Tarn qui, à Millau, s’enfonce -dans les Cévennes ; le vent soufflait du nord, le -ciel était couvert, le paysage grisâtre et nu ; à une -lieue devant moi la montagne dressait son massif -morne et bleuâtre. Soudain, comme je marchais -fatigué à côté de mon cheval, j’ouïs un chœur de -voix qui chantaient. Je regardai autour de moi. -Le son, clair et doux comme une musique surnaturelle, -semblait sortir de terre juste à mes pieds.</p> - -<p>Quelques pas plus loin, j’eus la clef du mystère. -Je me trouvai sur le bord d’un petit creux de -terrain, et vis devant moi les toits d’un hameau, -et en deçà de celui-ci une réunion d’une centaine -d’individus, hommes et femmes. Ils dansaient et -chantaient alentour d’un grand arbre dépouillé de -ses feuilles mais tout pavoisé ; quelques vieillards -étaient assis contre son tronc, à l’intérieur du -cercle, et n’eussent été le froid et le paysage d’hiver, -j’aurais pu me croire à la fête du Mai.</p> - -<p>Mon apparition fit tout d’abord cesser les chants ; -puis deux des vieux paysans traversèrent le cercle -et vinrent à moi, en se tenant par la main.</p> - -<p>— Honneur à Vlais et Giron ! cria l’un.</p> - -<p>— Honneur à Giron et Vlais ! cria l’autre.</p> - -<p>Et sans me laisser le temps de répliquer, tous -deux ajoutèrent :</p> - -<p>— Vous arrivez en un jour de bonheur !</p> - -<p>Je ne pus m’empêcher de sourire.</p> - -<p>— J’en suis fort aise, dis-je. Mais permettez-moi -de vous demander le motif de cette réunion.</p> - -<p>— Les communes de Giron et Vlais, de Vlais et -Giron, répondirent-ils, mêlant leurs voix, ne font -plus aujourd’hui qu’une seule. Aujourd’hui, citoyen, -les anciennes limites disparaissent, les vieilles -rivalités meurent. Le noble cœur de Giron, le -noble cœur de Vlais, battent à l’unisson.</p> - -<p>J’eus peine à ne pas rire de leur naïveté ; par -bonheur, à ce moment, les chants et les danses -reprirent alentour de l’arbre, et cette ronde, même -par ce temps, avait quelque chose de gracieux, -qui rappelait une fête de Watteau. Je félicitai les -deux paysans.</p> - -<p>— Mais, citoyen, ceci n’est rien, répliqua le -premier avec une parfaite gravité. Ce ne sont pas -seulement les limites des communes qui disparaissent ; -celles des provinces sont également une chose -du passé. A Valence, au delà des montagnes, les -deux rives du Rhône se sont tendu la main et -juré une amitié éternelle. Désormais tous les -Français sont frères ; tous les Français sont de -toutes les provinces.</p> - -<p>— Voilà une idée superbe ! fis-je.</p> - -<p>— Aucun fils de la France ne versera jamais plus -le sang français ! continua-t-il.</p> - -<p>— Ainsi soit-il.</p> - -<p>— Catholiques et protestants, protestants et catholiques -vivront en paix ! Il n’y aura plus de -procès. Le blé circulera librement, sans entrave -de péages ou de taxes. Tous seront libres, citoyen. -Tous seront riches.</p> - -<p>Ils continuèrent sur le même ton de simplicité -ingénue et avec la même confiance naïve ; mais mon -attention dévia, attirée qu’elle fut par un homme -assis au pied de l’arbre, entre les paysans, mais -qui me parut être d’une classe différente. Grand -et mince, avec de longs cheveux noirs et des traits -sévères et durs, il n’y avait rien dans son aspect -extérieur pour le différencier de ceux qui l’entouraient. -Son habillement, un grossier costume -de chasse, était vieux et rapiécé ; les éperons de -ses bottes brunes et boueuses étaient rouillés et -tordus. Mais son port avait une aisance qui manquait -aux autres ; et je lus un paisible mépris dans -le regard qu’il promenait sur la ronde rustique.</p> - -<p>Je ne remarquai pas qu’il s’aperçût de mon -attention, mais je n’avais pas fait cent pas sur -le chemin, après avoir pris congé des deux maires, -que j’entendis un pas, et me retournant, vis l’étranger -qui me suivait. Il me fit signe, et je m’arrêtai -pour lui laisser le temps de me rejoindre.</p> - -<p>— Vous allez à Millau ? dit-il, sans préambule et -avec un fort accent du pays, mais du ton de celui -qui parle à un égal.</p> - -<p>— Oui, monsieur, dis-je. Mais je doute d’y arriver -ce soir.</p> - -<p>— J’y vais également, répondit-il. Mon cheval est -resté au village.</p> - -<p>Et sans rien ajouter il marcha à côté de moi -jusqu’à ce que nous fûmes au hameau. Arrivé là — l’endroit -était désert — il tira d’une écurie -une piètre jument, et se mit en selle. Je le regardai -faire en silence.</p> - -<p>— Que pensez-vous de cette bêtise ? dit-il tout -à coup, quand nous eûmes repris notre route.</p> - -<p>— Je crains qu’ils ne se fassent des illusions, -répliquai-je en me tenant sur mes gardes.</p> - -<p>Il eut un gros rire plein de mépris.</p> - -<p>— Ils se figurent que l’âge d’or est arrivé, dit-il. -Et dans un mois ils verront leurs granges brûlées -et eux-mêmes égorgés.</p> - -<p>— Je souhaite que non, dis-je.</p> - -<p>— Oh ! moi aussi, répliqua-t-il d’un air cynique. -Je souhaite bien que non, comme de juste. Mais -dans ce cas même, <i>Vive la Nation ! Vive la Révolution !</i></p> - -<p>— Hé quoi, si tels en doivent être les fruits ? -demandai-je.</p> - -<p>— Et pourquoi pas ? reprit-il, en fixant sur moi -ses yeux sombres. C’est chacun pour soi, et l’ancien -ordre de choses n’a pas tant fait pour moi que je -doive craindre d’essayer le nouveau. Il me laissait à -crever la faim sur un vieux donjon, auprès d’un -vieux colombier, entre quatre murs de pierre nue, -avec un vieux pot noirci en fait de vaisselle plate ! -Et cela tandis que des femmes et des traitants, des -muguets parfumés et des abbés fainéants paradent -devant le roi ! Et pourquoi ? Parce que je suis -resté, monsieur, ce que la moitié de la nation était -autrefois.</p> - -<p>— Vous êtes protestant ? hasardai-je.</p> - -<p>— Oui, monsieur, et gentilhomme pauvre, répondit-il -avec amertume. Le baron de Géol, à -votre service.</p> - -<p>En retour de sa politesse je lui donnai mon nom.</p> - -<p>— Vous portez les trois couleurs, dit-il ; et pourtant -vous me jugez excessif ? Je répondrai à cela -que c’est très joli pour vous, mais que nous sommes -des gens différents. Vous êtes sans doute père de -famille, monsieur le vicomte, avec femme…</p> - -<p>— Pas le moins du monde, monsieur le baron.</p> - -<p>— Alors, une mère, une sœur…</p> - -<p>— Non, dis-je en souriant. Je n’ai ni l’une ni -l’autre. Je suis absolument seul au monde.</p> - -<p>— Vous avez du moins un toit, persista-t-il, de -la fortune, des amis, un emploi, ou l’espoir d’en -avoir un ?</p> - -<p>— Oui, dis-je, c’est exact.</p> - -<p>— Tandis que moi… moi, reprit-il, d’une voix -que sa surexcitation rendait gutturale, je n’ai -rien de tout cela. Je ne puis entrer dans l’armée : -je suis protestant ! Je me vois exclu des fonctions -de l’État : je suis protestant ! Je ne puis être -avocat ni juge : je suis protestant ! Les écoles -royales me sont fermées : je suis protestant ! -Je ne puis témoigner en justice : je suis protestant ! -Je… aux yeux de la loi, je n’existe pas ! Moi, -moi, monsieur, continua-t-il plus posément et -d’un accent non dénué de noblesse, alors que mes -ancêtres ont figuré devant les rois, alors que le -grand-père de mon grand-père a sauvé la vie de -Henry IV, devant Coutras, je n’existe pas !</p> - -<p>— Mais maintenant ? dis-je, ému par son ton -d’emportement.</p> - -<p>— Ah oui, maintenant, répondit-il d’un air -sombre, cela ne sera plus pareil. Maintenant cela -va être tout autre, si toutefois ces noirs corbeaux -de prêtres ne font pas rétrograder à nouveau la -marche du progrès. C’est pour cela que je me -suis mis en route.</p> - -<p>— Vous allez à Millau ?</p> - -<p>— J’habite près de Millau, répondit-il. Et j’ai -été absent de chez moi. Mais ce n’est pas chez moi -que je retourne à cette heure. Je vais plus loin, -à Nîmes.</p> - -<p>— A Nîmes ? fis-je, avec étonnement.</p> - -<p>— Oui, reprit-il, à Nîmes.</p> - -<p>Et il me jeta du coin de l’œil un regard presque -menaçant, et n’ajouta plus rien. Le soir tombait ; -la vallée du Tarn, que suivait notre route, bien -que fertile et agréable à voir en été, offrait en -cette saison, et dans le crépuscule, un aspect -farouche et désolé. A droite et à gauche, les -montagnes nous dominaient ; et lorsque la route -se rapprochait de la rivière, le bruissement de -l’eau torrentueuse et tournoyant au-dessous de -nous parmi les rochers, aggravait la mélancolie -du paysage. Je frissonnai. L’incertitude de mon -but, l’incertitude de tout, le sombre silence de -mon compagnon, m’oppressaient. Je fus bien aise -quand il sortit de sa rêverie, et me montra les -lumières de Millau éparpillées dans une petite -plaine que font les montagnes en s’écartant de la -rivière.</p> - -<p>— Vous allez sans doute à l’auberge ? dit-il, -comme nous arrivions dans les faubourgs. Demain, -si vous allez à Nîmes, voulez-vous… Mais vous préférez -peut-être voyager seul ?</p> - -<p>— Loin de là, répondis-je.</p> - -<p>— Eh bien ! je partirai de la porte de l’est, vers -huit heures, répliqua-t-il d’un air bourru. Bonne -nuit, monsieur.</p> - -<p>Je lui rendis son souhait, et le quittai pour -entrer dans la ville. Je passai par des rues étroites -et laides, sous des voûtes sombres et des lanternes -suspendues, qui grinçaient et se balançaient au -vent, et faisaient de vains efforts pour dissiper la -lugubre obscurité. Bien que la nuit fût complète, les -gens circulaient activement, ou se tenaient sur le -pas des portes ; ce bourg, après la solitude que je -venais de traverser, prenait des airs de grande ville. -Je m’aperçus bientôt qu’une petite troupe suivait -mon cheval. Avant que j’eusse atteint l’auberge, -qui se trouvait sur une place à peine éclairée, cette -troupe était devenue une foule, et menaçait de se -refermer sur moi : l’individu qui marchait le plus -près de moi examinait attentivement mes traits, -tandis que d’autres, plus éloignés, s’adressant à leurs -voisins ou à des personnages entrevus aux fenêtres -des rez-de-chaussée, criaient que c’était <i>lui</i> !</p> - -<p>Je trouvai la chose assez alarmante. Mes suiveurs -ne me molestaient toujours pas ; mais quand je -m’arrêtai ils s’arrêtèrent aussi, et je fus forcé de -descendre de cheval presque dans leurs bras.</p> - -<p>— Est-ce ici l’auberge ? demandai-je aux plus -proches, tout en m’efforçant de faire bonne contenance.</p> - -<p>— Oui, oui, crièrent-ils d’une seule voix, c’est ici -l’auberge !</p> - -<p>— Mon cheval…</p> - -<p>— On prendra soin du cheval. Entrez seulement ! -entrez !</p> - -<p>Je n’avais guère de choix, tant ils me serraient -de près. Avec une insouciance affectée, j’obéis, -comptant qu’ils ne me suivraient pas, et qu’à -l’intérieur on m’apprendrait la raison de leur -conduite. Mais j’eus à peine le dos tourné qu’ils -entrèrent pêle-mêle derrière et autour de moi, et -me soulevant presque de terre, me poussèrent bon -gré mal gré dans l’étroit couloir de la maison. Je -voulus résister, protester ; mais les plus avancés -étouffèrent ma voix en appelant à grands cris :</p> - -<p>— M. Flandre ! M. Flandre !</p> - -<p>Par bonheur, celui auquel ils s’adressaient n’était -pas loin. Une porte vers laquelle on me poussait -s’ouvrit, et il apparut. C’était un homme d’une -obésité monstrueuse, avec une figure à l’avenant. -Il nous examina tout d’abord, ahuri par cette invasion. -Puis avec colère, il demanda de quoi il -s’agissait.</p> - -<p>— Ventrebleu ! s’écria-t-il. Est-ce ici ma maison -ou la vôtre, sacripants ? Qui est cet individu ?</p> - -<p>— Le capucin ! le capucin ! crièrent une dizaine -de voix.</p> - -<p>— Ho ! ho ! répliqua-t-il, avant que j’eusse le -temps de parler. Apportez de la lumière !</p> - -<p>Deux ou trois femmes aux bras nus, que le -bruit avait attirées sur le seuil de la cuisine, s’approchèrent -avec des chandelles, et les élevant -au-dessus de leurs têtes, m’examinèrent avec curiosité.</p> - -<p>— Ho ! ho ! reprit-il. Est-ce là le capucin ? Vous -l’avez donc attrapé ?</p> - -<p>— Est-ce que j’ai l’air d’un capucin ? exclamai-je, -furieux, en repoussant ceux qui me serraient -de trop près. Mordieu ! Est-ce ainsi que vous -recevez vos hôtes, monsieur ? Ou bien est-ce que -tout le monde est devenu fou dans cette ville ?</p> - -<p>— Vous n’êtes pas le moine ? dit-il, un peu -démonté, à ce que je vis, par ma hardiesse.</p> - -<p>— Ne viens-je pas de vous dire que je ne le suis -pas ? Est-ce que dans votre pays les moines ont -l’habitude de voyager bottés et éperonnés ? ripostai-je.</p> - -<p>— En ce cas, vos papiers ! reprit-il sèchement. -Vos papiers ! Il faut que vous sachiez, continua-t-il -en se bouffissant les joues, que je suis maire -de la ville aussi bien qu’hôtelier, et que je dirige la -prison aussi bien que l’auberge. Vos papiers, monsieur, -si vous préférez la seconde à la première.</p> - -<p>— Devant vos amis que voilà ? dis-je d’un air -dégoûté.</p> - -<p>— Ce sont de bons citoyens, répondit-il.</p> - -<p>Je craignais un peu, en cette extrémité, que si je -tirais mon brevet de ma poche, il ne produisît -pas tous les effets que j’en attendais. Mais je me -voyais contraint, et ne pouvais finalement y perdre ; -aussi après une courte hésitation, je l’exhibai. Il -était heureusement libellé en termes flatteurs et -il donna au maire, je ne sais trop pourquoi, l’idée -que j’étais réellement chargé d’une affaire d’État. -Lorsqu’il l’eut parcouru, donc, il se répandit en -excuses, sollicita l’honneur de me rendre ses devoirs, -et déclara à la foule attentive qu’elle avait -commis une erreur.</p> - -<p>J’estimai tout d’abord singulier que la foule ne -parût pas le moins du monde embarrassée de sa -méprise. Au contraire, tous s’empressèrent de me -féliciter de mon innocence, et ils allèrent dans leur -bonne humeur jusqu’à me taper sur l’épaule. -D’aucuns allèrent veiller à ce qu’on mît mon cheval -à l’écurie, ou donner des instructions en ma faveur, -et les autres ne tardèrent pas à se disperser, me -laissant tenté de croire qu’ils m’auraient pendu -au prochain réverbère avec la même satisfaction -stupide.</p> - -<p>Lorsqu’il n’en resta plus que deux ou trois, je -demandai au maire pour qui l’on m’avait pris.</p> - -<p>— Pour un moine déguisé, monsieur le vicomte, -répondit-il. C’est un très dangereux individu, que -l’on sait être en chemin avec deux dames, pour -Nîmes. Et l’ordre de l’arrêter m’a été envoyé de -haut lieu.</p> - -<p>— Mais je suis seul ! protestai-je. Je n’ai pas de -dames avec moi !</p> - -<p>Il haussa les épaules.</p> - -<p>— Précisément, monsieur le vicomte, répliqua-t-il. -Mais nous tenons les deux dames. Elles ont -été arrêtées hier matin, alors qu’elles tentaient de -traverser la ville en voiture. Nous savons donc -que lui également est seul.</p> - -<p>— Oh ! oh ! dis-je. Ainsi donc à présent il ne vous -manque plus que lui ? Et de quoi l’accuse-t-on ? -repris-je, me rappelant avec un léger battement -de cœur qu’un père capucin avait rendu visite à -l’abbé Benoît avant son départ. Je trouvais singulier -d’arriver ici sur les traces d’un autre moine.</p> - -<p>— Il est accusé, répondit majestueusement -M. Flandre, de haute trahison envers la nation, -monsieur. Il a été vu ici et là, et ailleurs, à Montpellier, -à Cette, à Albi, et même jusqu’à Auch, et -toujours prêchant la guerre et la superstition, et -corrompant le peuple.</p> - -<p>— Et les dames ? dis-je en souriant. Ont-elles -aussi corrompu…</p> - -<p>— Non, monsieur le vicomte. Mais l’on croit que, -voulant retourner à Nîmes, et sachant les routes -surveillées, il s’est déguisé et s’est joint à elles. Ce -sont probablement des dévotes.</p> - -<p>— Pauvres créatures ! dis-je, avec un frisson de -sympathie. Qu’allez-vous faire d’elles ?</p> - -<p>— Je vais demander des instructions. Dans son -cas à lui, reprit-il d’un air dégagé, je n’en aurais -pas besoin. Mais voici votre souper. Excusez-moi, -monsieur le vicomte, si je ne vous sers pas moi-même. -En tant que maire, je dois prendre soin de -ma réputation… Mais vous le comprenez.</p> - -<p>Je lui répondis que je le comprenais ; et le souper -étant servi dans ma chambre, selon la coutume des -petites auberges d’alors, je lui offris de prendre un -verre de vin avec moi, et au cours du repas j’appris -beaucoup de choses sur l’état du pays, sur la -fermentation qui se propageait le long de la côte -méridionale, sur les prêtres qui excitaient le peuple -par des processions et des sermons. Il s’étendit -avec une éloquence particulière sur l’agitation qui -régnait à Nîmes, où les masses étaient des catholiques -romains fanatiques, tandis que les protestants -avaient pour eux les hardis paysans de la -montagne.</p> - -<p>— Il y aura du grabuge, monsieur le vicomte, il y -aura du grabuge par ici, dit-il d’un air significatif. -Les choses vont trop bien pour ceux de là-bas. -On les arrêtera si on peut.</p> - -<p>— Et cet homme ?</p> - -<p>— C’est un de leurs missionnaires.</p> - -<p>Je songeai à l’abbé Benoît, et soupirai.</p> - -<p>— A propos, dit tout à coup le maire en me considérant -d’un air rêveur, voilà qui est curieux !</p> - -<p>— Quoi donc ?</p> - -<p>— Vous venez de Cahors, monsieur le vicomte ?</p> - -<p>— Oui, eh bien ?</p> - -<p>— Ces femmes aussi ; ou du moins elles le prétendent. -Les prisonnières.</p> - -<p>— De Cahors ?</p> - -<p>— Oui. Cela me frappe maintenant, reprit-il, -en se caressant le menton, mais quand j’ai lu -votre brevet, je ne m’en suis pas avisé.</p> - -<p>Je haussai les épaules avec impatience.</p> - -<p>— Il ne s’ensuit pas que je sois de la conspiration, -dis-je. De grâce, monsieur le maire, ne recommençons -pas. Vous avez vu mes papiers…</p> - -<p>— Ta ta ta ! reprit-il. Ce n’est pas cela que je -veux dire. Mais vous connaissez peut-être ces personnes.</p> - -<p>— Au fait ! dis-je.</p> - -<p>Et je restai un moment la fourchette en l’air, -à l’examiner à la lueur des chandelles. Une idée -saugrenue, insensée, m’avait traversé l’esprit. Deux -dames de Cahors ? De Cahors, entre toutes les villes !</p> - -<p>— Comment s’appellent-elles ? demandai-je.</p> - -<p>— Corvas, répondit-il.</p> - -<p>— Corvas ! tiens, fis-je, en me remettant à -manger.</p> - -<p>Et je continuai mon souper.</p> - -<p>— Oui. La femme d’un marchand, à ce qu’elle -dit. Mais vous allez la voir.</p> - -<p>— Ce nom ne me rappelle rien, répliquai-je.</p> - -<p>— N’importe, vous pouvez les connaître, reprit-il, -avec l’insistance d’un homme dénué d’idées. Il se -peut à la rigueur que nous ayons commis une méprise, -car nous n’avons pas trouvé de papiers dans la -voiture, mais seulement un objet qui a paru suspect.</p> - -<p>— Quel était cet objet ?</p> - -<p>— Une cocarde rouge.</p> - -<p>— Une cocarde rouge ?</p> - -<p>— Oui, reprit-il. L’insigne des anciens Ligueurs, -rappelez-vous.</p> - -<p>— Mais, dis-je, je n’ai pas ouï dire qu’aucun -parti l’ait adopté.</p> - -<p>D’un air dubitatif, il gratta son crâne chauve.</p> - -<p>— Non, dit-il, c’est juste. Pourtant, c’est une -couleur que nous n’aimons pas, ici. Et deux dames -voyageant seules… Seules, monsieur ! Puis, leur -cocher, une sorte d’innocent, qui raconte qu’elles -l’ont pris à Rodez, tout en niant mordicus avoir -vu le capucin, a varié dans ses déclarations. En -attendant, si vous avez fini de manger, monsieur -le vicomte, je vais vous mener les voir. Vous aurez -peut-être quelque chose à dire pour ou contre elles.</p> - -<p>— Si vous ne croyez pas qu’il soit trop tard ? -dis-je, appréhendant un peu l’entrevue.</p> - -<p>— On ne fait pas ce qu’on veut en prison, répliqua-t-il -avec un mauvais rire.</p> - -<p>Et il cria par la porte pour réclamer une lanterne -et son manteau.</p> - -<p>— Les dames ne sont donc pas ici ?</p> - -<p>— Hé non (et il me fit un clin d’œil). Qui enferme -bien retrouve bien. Mais elles n’ont pas à se -plaindre. Comme il y a un ou deux mauvais garçons -au violon, Babet, le geôlier, leur à donné une -chambre chez lui.</p> - -<p>Cependant la lanterne arriva, et le maire ayant -drapé dans un manteau son imposante personne, -nous sortîmes de la maison. Il faisait absolument -noir sur la place, le peu de réverbères qui l’éclairaient -lors de mon arrivée ayant été éteints, j’imagine, -par le vent qui se levait et tourbillonnait -maintenant avec force dans cet espace resserré. -La jaune clarté de la lanterne nous était indispensable, -mais bien qu’elle nous fît voir à quelques -pas où poser le pied sur le pavé, elle rendait -plus noires les ténèbres d’alentour. Je ne distinguais -même pas la silhouette des toits, et n’avais -aucune idée de la direction ni de la distance parcourues. -Tout à coup, M. Flandre fit halte, et levant -son falot, en projeta la clarté sur un mur de -pierre lisse, où une porte basse et cloutée de fer, -profondément encastrée dans la maçonnerie, nous -montrait son visage rébarbatif. Au milieu de cette -porte il y avait un énorme heurtoir, et au-dessus, -un petit judas.</p> - -<p>— Qui enferme bien retrouve bien ! répéta le -maire, avec un rire opaque.</p> - -<p>Mais au lieu de soulever le heurtoir, il frappa de -son bâton sur les barreaux du judas.</p> - -<p>Cet appel reçut vite sa réponse. Une tête regarda -un instant par le grillage, puis la porte s’ouvrit -devant nous. Le maire me précéda, et nous quittâmes -la nuit pour pénétrer dans une atmosphère -étouffante et chaude puant l’oignon et le mauvais -tabac, plus toute une variété d’odeurs analogues. -Sans mot dire, le geôlier reverrouilla la porte derrière -nous, et prenant le falot des mains du maire, -il nous conduisit par un couloir sombre et bas juste -assez large pour une personne. Il fit halte devant -la première porte à la gauche du couloir, et la -poussa.</p> - -<p>M. Flandre entra le premier, et s’arrêtant pour -ôter son chapeau, obstrua momentanément le -cadre de la porte. J’eus le loisir d’entendre un -bout de refrain obscène qui provenait d’une pièce -située plus loin dans le couloir, et les aboiements -répétés du chien de la prison, qui, à notre bruit, -tirait sur sa chaîne, quelque part dans la même -direction. Je remarquai aussi que les murs du -couloir étaient crasseux et ruisselants d’humidité. -Mais une voix, qui répondait aux salutations de -M. Flandre, frappa mon oreille, et me figea sur -place.</p> - -<p>C’était la voix de M<sup>me</sup> de Saint-Alais !</p> - -<p>Il était heureux que j’eusse envisagé, même une -seconde, l’idée extravagante et folle qui m’avait traversé -au cours du souper ; car elle me préparait -dans une certaine mesure. Et je n’eus guère le -loisir d’autres préparations, pour réfléchir et me -décider. Par chance la pièce était obscurcie de -tabac et de la vapeur du linge qui séchait devant -le feu ; et je profitai d’un accès de toux, en partie -simulé, pour m’attarder un peu sur le seuil après que -M. Flandre fut entré. Puis je le suivis.</p> - -<p>Outre le maire, quatre personnes occupaient la -pièce, mais je négligeai l’homme et la femme maussades -installés devant une table avec un jeu de -cartes poisseuses. Je vis seulement la marquise et -sa fille, que je dévorai des yeux. Elles étaient -assises sur deux escabeaux, de l’autre côté de -l’âtre : la jeune fille, les yeux à demi clos, s’adossait -au mur d’un air de lassitude ; la mère, droite et -alerte, soutenait le regard du maire avec un sourire -dédaigneux. Ni la prison, ni le danger, ni l’entourage -de ce taudis infect, n’avaient eu le pouvoir de -dompter cette âme hautaine ; mais, lorsque ses yeux -se détournant du maire rencontrèrent les miens, -elle se leva d’un bond avec un cri étouffé, et resta -interdite devant moi.</p> - -<p>Pour une seconde, la vue gênée par le voile de -fumée, elle eut quelques raisons de douter. Mais -il y en avait là une autre qui ne douta pas. Au cri -poussé par sa mère, M<sup>lle</sup> Denise avait sursauté -d’effroi, et toutes deux échangèrent un regard -instantané. Puis elle s’affaissa sur son escabelle -et éclata en sanglots.</p> - -<p>— Holà ! dit le maire. Qu’y a-t-il ?</p> - -<p>— Il y a erreur, je le crains, répondis-je d’une -voix altérée, mais déjà prêt à la riposte.</p> - -<p>Et adressant à la marquise un salut cérémonieux -que je m’efforçai de rendre froid et -dégagé :</p> - -<p>— Je me félicite, madame, de la bonne fortune -qui m’a amené dans cette ville.</p> - -<p>Elle n’avait pas encore surmonté son trouble, -et elle balbutia une réponse, en s’appuyant contre -la muraille.</p> - -<p>— Vous connaissez donc ces dames ? fit le maire, -en m’interpellant d’une voix rude où pointait un -soupçon.</p> - -<p>Et il nous examina attentivement l’un après -l’autre.</p> - -<p>— Je les connais très bien, répondis-je.</p> - -<p>— Elles sont de Cahors ?</p> - -<p>— Oui, du voisinage.</p> - -<p>— Mais quand je vous ai dit leur nom, vous -m’avez répondu que vous ne les connaissiez pas, -monsieur le vicomte ?</p> - -<p>Je cessai de respirer : une terreur soudaine apparut -sur le visage angoissé de la marquise. Faute de -mieux, je risquai le paquet.</p> - -<p>— Corvas ; vous m’avez dit que cette dame -s’appelait Corvas, murmurai-je.</p> - -<p>— Oui, eh bien ? fit-il.</p> - -<p>— Mais c’est Corréas, le nom de madame !</p> - -<p>— Corréas ? répéta-t-il, en ouvrant la bouche -toute grande.</p> - -<p>— Hé oui, Corréas. Je suppose, repris-je avec une -politesse affectée, que ces dames étaient trop émues -pour parler distinctement.</p> - -<p>— Alors, elles s’appellent Corréas ?</p> - -<p>— C’est ce que je vous avais dit, répliqua M<sup>me</sup> de -Saint-Alais, prenant enfin la parole, et j’ai ajouté -que je ne savais rien de votre père capucin. Et -cela, poursuivit-elle avec gravité, en m’adressant -du regard une supplication muette à quoi je ne -pouvais me méprendre, je l’affirme de nouveau, sur -mon honneur !</p> - -<p>Je devinai à ces derniers mots ce qu’elle attendait -de moi, et je répondis à son appel.</p> - -<p>— Oui, monsieur le maire, dis-je, je crains que -vous n’ayez commis une erreur. Je réponds de -madame comme de moi-même.</p> - -<p>Le maire se gratta la tête.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="c16">CHAPITRE XVI<br /> -<span class="small">A TROIS DANS UNE VOITURE</span></h2> - - -<p>— Évidemment, si madame… si madame ignore -tout du moine, fit-il, en promenant des yeux vagues -sur le misérable taudis, il est clair… il paraît clair -qu’il y a eu erreur.</p> - -<p>— Et qu’il ne vous reste plus qu’une chose à faire, -insinuai-je.</p> - -<p>— Mais… mais, reprit-il, avec un retour à son -importance première, il reste un point à expliquer : -la cocarde rouge, monsieur. Qu’est-ce que cela veut -dire, monsieur le vicomte ?</p> - -<p>— La cocarde rouge ? fis-je.</p> - -<p>— Oui. Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda-t-il -avec insistance.</p> - -<p>Je ne sus parer le coup, et j’adressai à la marquise -un regard de détresse. Son astuce féminine ne pouvait -manquer de trouver pour la cocarde une explication -plausible.</p> - -<p>— Avez-vous interrogé M<sup>me</sup> Corréas ? dis-je enfin, -à tout hasard. Lui avez-vous demandé ce que -signifie cette cocarde ?</p> - -<p>— Non, répondit-il, je n’y ai pas songé.</p> - -<p>— Eh bien ! que ne le lui demandez-vous ? fis-je.</p> - -<p>— A moi ? c’est inutile : interrogez plutôt M. le -vicomte, répliqua-t-elle d’un ton badin. Demandez-lui -de quelle couleur sont les revers d’uniforme de la -garde nationale du Quercy.</p> - -<p>— Ils sont rouges ! m’écriai-je, dans un élan de -joie. Rouges !</p> - -<p>Je me le rappelais pour avoir vu l’habit de -Buton posé à terre devant la forge. Mais comment -M<sup>me</sup> de Saint-Alais le savait-elle, je n’en ai pas la -moindre idée.</p> - -<p>— Bah ! dit M. Flandre, l’air mal convaincu. -Et c’est pour cette raison que madame porte la cocarde ?</p> - -<p>— Non, monsieur le maire, répondit-elle (et je -vis à son sourire malicieux qu’elle allait s’amuser de -lui). Ce n’est pas moi qui la porte, mais bien ma -fille. Si vous tenez à en savoir plus, vous n’avez qu’à -l’interroger elle-même.</p> - -<p>M. Flandre avait toute la curiosité et tout le -goût du beau sexe propres à un bourgeois. Il minauda :</p> - -<p>— Si mademoiselle voulait me faire ce plaisir -extrême…</p> - -<p>Denise était restée jusqu’alors cachée derrière sa -mère, mais à ces mots elle se montra, et à contrecœur, -tel un prisonnier sur la sellette, elle affronta -nos regards. Mais lorsqu’elle ouvrit la bouche, ou -pour mieux dire, après qu’elle eut prononcé quelques -mots, je me rendis compte du changement qui -s’était opéré en elle. Au lieu de ce masque blême -de fatigue qu’elle offrait quelques minutes plus tôt, -je lui vis le front couvert de rougeur, et les yeux -brillants et noyés de larmes.</p> - -<p>— C’est bien simple, monsieur, dit-elle à voix -basse. Mon fiancé, monsieur le maire, fait partie -de ce régiment.</p> - -<p>— Voilà donc pourquoi vous portez cette cocarde ? -s’écria le maire, charmé.</p> - -<p>— C’est que je l’aime, dit-elle timidement.</p> - -<p>Et pour une seconde — ô joie ! — ses yeux se -posèrent sur les miens.</p> - -<p>Je ne sais lequel de nous deux, elle ou moi, rougit -alors davantage. Le sale et ignoble taudis me parut -plus beau qu’un palais, je respirai avec délices son -atmosphère de tabagie ! Je n’eusse osé rêver ce -qu’elle venait de dire, et bien moins encore ce que -ses yeux me disaient, car en cet instant où ils rencontrèrent -les miens, ils enflammèrent tout mon -être ! J’ignorai la réponse gaillarde du maire et son -gros rire ; et le sens de l’actualité me revint seulement -lorsque Denise se recula derrière sa mère -pour cacher sa rougeur, et quand je vis à sa place -la marquise me regardant, un doigt sur les lèvres, -et des yeux me recommandant la prudence.</p> - -<p>La recommandation n’était pas inutile, car dans -le premier feu de mon enthousiasme je ne sais ce -que j’aurais pu dire. Et avec elle le maire était en -meilleures mains. La petite note romanesque et -sentimentale introduite dans l’histoire par l’aveu -de Denise avait achevé de dissiper ses soupçons -et de gagner sa sympathie. Il faisait les yeux -doux à la marquise, et souriait à la jeune fille -avec une galanterie paternelle. Il plaisanta sur le -moine.</p> - -<p>— C’est une erreur qu’il m’est difficile de regretter, -madame, dit-il, avec une politesse balourde. -Car elle m’a procuré le plaisir de faire votre connaissance.</p> - -<p>— Oh ! monsieur le maire ! minauda la marquise.</p> - -<p>— Mais l’état du pays est en réalité si précaire, -poursuivit-il, qu’il n’est pas sûr pour le beau sexe -d’y voyager sans compagnie. Cela l’expose…</p> - -<p>— A des rencontres pires que celle-ci, je le crains, -dit M<sup>me</sup> de Saint-Alais en lui décochant une œillade. -Pauvres femmes que nous sommes ! si nous -n’avions rien de pis à redouter !</p> - -<p>Et elle lui lança un nouveau regard.</p> - -<p>— Ah ! madame ! fit-il, jubilant.</p> - -<p>— Mais, hélas ! nous n’avons pas d’escorte.</p> - -<p>Le gros maire soupira ; il allait, je pense, s’offrir -lui-même.</p> - -<p>Puis une idée lui vint :</p> - -<p>— Ce monsieur, peut-être… (Et il me regarda.) -Vous allez à Nîmes, monsieur le vicomte ?</p> - -<p>— Oui, dis-je. Et naturellement, si M<sup>me</sup> Corréas…</p> - -<p>— Oh ! ce serait incommoder M. le vicomte, dit -la marquise.</p> - -<p>Et elle fit un pas qui l’écarta de moi pour la -rapprocher de M. Flandre, comme s’il devait comprendre -son hésitation.</p> - -<p>— Je vous garantis que cela ne saurait être une -incommodité pour personne de vous accompagner ! -répliqua-t-il avec emphase. Mais néanmoins, si -M. le vicomte y voit une objection (et il posa -la main sur son cœur), je trouverai bien quelqu’un…</p> - -<p>— Quelqu’un ? dit la marquise, d’un air espiègle.</p> - -<p>— Moi-même ! répondit le maire.</p> - -<p>— Oh ! s’écria-t-elle. En ce cas…</p> - -<p>Mais je crus pouvoir alors m’avancer sans crainte.</p> - -<p>— Non, non, dis-je. M. le maire me juge trop -mal. Je puis vous affirmer, madame, que je serai -charmé de vous être utile, et d’ailleurs nous -suivons le même chemin. Si donc…</p> - -<p>— Je vous en serai reconnaissante, répliqua la -marquise avec grâce, en esquissant une révérence. -C’est-à-dire, si M. le maire veut bien libérer ses -pauvres prisonnières, lesquelles, il le sait maintenant, -n’ont commis d’autre crime que de sympathiser -avec la garde nationale.</p> - -<p>— Je prendrai la chose sur moi, dit M. Flandre -d’un air de haute importance. (Il était amené au -degré voulu.) L’affaire est tout à fait claire, mais… -(il fit une pause et toussota) afin d’éviter des complications, -vous ferez mieux de partir de bonne -heure. Quand vous serez parties j’aviserai à donner -des explications. Et si vous ne voyez pas d’inconvénient -à passer la nuit ici, conclut-il, en regardant -autour de lui avec un peu de gêne, il me -semble que…</p> - -<p>— Nous nous en soucierons moins que tantôt, -dit la marquise avec un soupir. Je suis rassurée -depuis que je vous ai vu.</p> - -<p>Et elle lui tendit une main encore blanche et -potelée.</p> - -<p>Le maire la porta à ses lèvres.</p> - -<hr /> - - -<p>Quelques minutes plus tard, je traversais la -place en guidant mes pas à la jaune lueur du falot -de M. Flandre. Son manteau flottant au vent m’enveloppait -parfois de ses plis, car le bonhomme -marchait perdu dans ses réflexions et sans plus -songer à ma présence. Moi-même je pouvais croire -que je venais de faire un songe, tant la sale prison -d’où je sortais me semblait irréelle, tant la présence -des dames dans cette prison me semblait fantastique, -et incroyable le rougissant aveu fait devant -moi par Denise. Mais une horloge en grinçant au-dessus -de ma tête sonna une heure avant minuit. -Je comptai les coups : un veilleur non loin proclama, -selon la vieille coutume, qu’il était onze -heures et qu’il faisait beau temps. Pour achever -de me persuader que je ne rêvais pas, je butai -contre une pierre.</p> - -<p>Mais s’il me fallut alors trébucher pour admettre -que j’étais éveillé, que dire du lendemain matin, -lorsque, dès la première aube, escortant à pied la -berline depuis l’auberge jusqu’à la prison, je vis -devant la sinistre porte la marquise et sa fille qui -m’attendaient en grelottant. Que dire, lorsque je -tins dans ma main les doigts de Denise, pour l’aider -à monter en voiture, et lorsque je montai à mon -tour et m’assis en face d’elle, à cette place que je -savais devoir occuper durant des jours, puisque -j’étais son compagnon de voyage, et que nous -allions à Nîmes ensemble ?</p> - -<p>Ah ! que dire, en vérité ? Mais il n’existe pas de -joie parfaite ; il n’est pas d’heure où l’on puisse se -dire entièrement heureux ; et une ombre furtive -de crainte assombrit ma joie, en cette matinée. Le -maire assistait à notre départ, et ce fut sans doute -l’expression inquiète de son visage qui donna naissance -chez moi à un tel sentiment. Mais bientôt -son visage disparut de la portière, et la berline se -mit à rouler allégrement par les rues crépusculaires, -tandis que nous nous rencognions tous les trois, -dissimulés dans l’obscurité, invisibles même les -uns aux autres. Toutefois il nous restait les portes -à franchir, et le corps de garde ; ou bien le guet -pouvait nous arrêter, ou quelque citadin matinal, -ou l’un quelconque de cent accidents possibles. -Mon cœur battait à coups précipités.</p> - -<p>Mais tout se passa bien. Au bout de cinq minutes -nous étions au delà des portes, et nous roulions en -sécurité sur la route. L’aube n’avait pas achevé de -blanchir, et les arbres se silhouettaient en noir sur -le ciel, quand nous traversâmes le Tarn sur le grand -pont, et commençâmes à remonter la vallée de la -Dourbie.</p> - -<p>J’ai dit que nous ne pouvions nous voir. Mais -tout à coup le rire de la marquise jaillit de son -coin obscur.</p> - -<p>— O Richard, ô mon roi ! fredonna-t-elle.</p> - -<p>Puis :</p> - -<p>— Le gros fat ! exclama-t-elle, et elle repartit à -rire.</p> - -<p>Je la jugeai cruelle, sinon ingrate ; mais je -respectai en elle la mère de Denise, et ne dis rien. -Denise était en face de moi, et j’étais heureux. -J’étais heureux de songer à ce qu’elle me dirait, à -la façon dont elle me regarderait quand le jour -serait venu, et qu’elle ne pourrait plus échapper -à mes yeux ; quand le jour serait venu, et que le -joli visage qui déjà s’estompait dans le vaste coin -de la vieille berline appartiendrait à mes regards, -pour en rassasier ma vue, pour l’interroger et le -déchiffrer, au cours des longues heures de ce voyage -en paradis !</p> - -<p>La lumière grandissait ; je n’avais plus longtemps -à attendre. Une rougeur envahissait une moitié du -ciel ; l’autre moitié, d’azur pâle où flottaient des -nuages d’or, restait derrière nous. Encore quelques -instants, et les cimes des montagnes s’illuminèrent -des premiers rayons du soleil, et flottèrent très haut -dans l’éther d’or. Je jetai un regard avide sur le -visage de Denise, et le vis plus rougissant que -l’aurore. Je rencontrai un instant son regard et le -vis plus resplendissant que l’éther, puis je me détournai, -craintif. J’estimai sacrilège de la regarder -plus longtemps.</p> - -<p>Soudain la marquise se mit de nouveau à rire -dans son coin, et ce rire m’agaça et me donna chaud.</p> - -<p>— Elle n’a guère la vocation religieuse, n’est-ce -pas, monsieur le vicomte ? dit-elle.</p> - -<p>Je sursautai sur mes coussins. L’intonation de -ces paroles, d’une gaieté ironique, cinglait comme -un coup de fouet, non moi, mais la jeune fille.</p> - -<p>— En vérité, Denise, vous vous y connaissez, -reprit tranquillement M<sup>me</sup> de Saint-Alais. J’aime, -tu aimes, vous aimez, nous aimons… c’est parfait, -rien n’y manque. Qui vous a donné des leçons ? -Est-ce M. le directeur ? Ou bien…</p> - -<p>— Madame ! m’écriai-je.</p> - -<p>Bien que la jeune fille eût rabattu sur son visage -la cape de sa mantille, je me figurais sans peine sa -confusion.</p> - -<p>Mais sa mère fut inexorable.</p> - -<p>— En vérité, Denise, reprit-elle, je ne crois pas -avoir jamais dit même à votre père : « Je vous -aime. » J’ai du moins attendu pour cela qu’il me -donnât un baiser sur les lèvres. Mais j’imagine que -vous intervertissez l’ordre…</p> - -<p>— Madame, balbutiai-je. Ceci est odieux !</p> - -<p>— Quoi donc, monsieur ? répondit-elle, prenant -enfin garde à moi. Ne puis-je donc punir ma fille -à ma façon ?</p> - -<p>— Pas devant moi, ripostai-je, plein de fureur. -Ceci est indigne, ceci…</p> - -<p>— Tiens, tiens, pas devant vous, monsieur le -vicomte ? répliqua la marquise, me contrefaisant. -Et pourquoi pas devant vous ? Je ne puis la ravaler -plus qu’elle ne s’est abaissée elle-même !</p> - -<p>— C’est faux ! m’écriai-je, bouillant de rage. -C’est une fausseté insigne.</p> - -<p>— Ah ! vous le voulez ? Eh bien, je vais lui dire -son fait ! riposta M<sup>me</sup> de Saint-Alais, impitoyablement -ironique. Et vous, monsieur, restez assis et -m’écoutez, je vous prie. Toutefois, ne vous y trompez -pas, monsieur le vicomte, poursuivit-elle, en -se penchant vers moi et me regardant dans le blanc -des yeux. Parce que je la punis devant vous, n’allez -pas vous figurer que vous êtes, ou serez jamais de -la famille. Ou que cette dévergondée, cette impudique…</p> - -<p>Sa fille poussa un cri de douleur, et s’affaissa -davantage dans son coin.</p> - -<p>— … que cette petite bête, continua-t-elle froidement, -qui, lorsqu’on l’amorce avec une histoire à -dormir debout, au sujet de cette cocarde, s’avise -d’ajouter : « Je l’aime » — car elle a dit : « Je l’aime », -cette sainte-nitouche ! — sera jamais pour vous -quelque chose. Cet engagement est rompu depuis -longtemps. Il a été rompu quand vos amis ont -brûlé notre château de Saint-Alais ; il l’a été quand -ils ont saccagé notre hôtel de Cahors ; il l’a été -quand ils ont fait notre roi prisonnier, quand ils -ont massacré nos amis, quand ils ont enchaîné notre -Église et l’ont traînée comme une esclave derrière -leur char triomphal ; oh oui, il est rompu, et rompu -à jamais, sans qu’y puissent rien vos héroïsmes de -théâtre ! Comprenez bien cela, monsieur le vicomte. -Mais puisque vous l’avez vue s’abaisser, vous devez -la voir punir. Elle est la première des Saint-Alais -qui se soit jamais déclarée à un amant.</p> - -<p>Je connaissais l’histoire de sa famille assez pour -donner le démenti à son affirmation ; mais un tel -conte n’était pas fait pour les oreilles de Denise. -Je me bornai donc à me lever.</p> - -<p>— Du moins, madame, dis-je en m’inclinant, je -puis épargner à mademoiselle l’embarras de ma -présence. Et c’est là ce que je vais faire.</p> - -<p>— Non, vous ne ferez même pas cela, répondit -sans bouger M<sup>me</sup> de Saint-Alais. Si vous vous rasseyez, -je vous dirai pourquoi.</p> - -<p>Je me rassis, contraint par son ton.</p> - -<p>— Vous ne le ferez pas, continua-t-elle, en me -regardant froidement en face, parce que je suis -forcée de reconnaître, tout en vous détestant, que -vous êtes un gentilhomme.</p> - -<p>— C’est bien pour cela que je dois vous quitter.</p> - -<p>— Au contraire, c’est pour cela que vous continuerez -de voyager avec nous.</p> - -<p>— Sur le siège, alors.</p> - -<p>— Non, à l’intérieur, répliqua-t-elle tranquillement. -Nous n’avons ni passeports ni papiers ; sans -votre compagnie nous serions arrêtées dans chaque -ville que nous traverserions. C’est regrettable, fit-elle, -en haussant les épaules ; j’ignorais que l’état -du pays fût si mauvais, sans quoi j’aurais pris mes -précautions… c’est regrettable. Mais nous devons -faire contre mauvaise fortune bon cœur et voyager -ensemble.</p> - -<p>Je fus envahi d’une onde brûlante de joie, de -triomphe et de vengeance prochaine.</p> - -<p>— Je vous remercie, madame, fis-je en m’inclinant, -de m’avoir dit cela. Il paraît donc que vous -êtes en mon pouvoir.</p> - -<p>— Ah bah ?</p> - -<p>— Et que pour vous rendre la peine que vous -venez de causer à mademoiselle, je n’ai qu’à vous -quitter.</p> - -<p>— Allons donc !</p> - -<p>— Je vois d’ici devant nous une petite ville : -dans trois minutes nous y serons. Eh bien ! madame, -si vous dites un mot de plus à votre fille, si vous -l’outragez de nouveau en ma présence, fût-ce par -un monosyllabe, je vous quitte et m’en vais de mon -côté.</p> - -<p>A mon étonnement, M<sup>me</sup> de Saint-Alais laissa -fuser un rire argentin.</p> - -<p>— Vous n’en ferez rien, monsieur, dit-elle. Et -je n’en traiterai pas moins ma fille comme il me -plaira.</p> - -<p>— Ne me mettez pas au défi !</p> - -<p>— Je vous répète que vous n’en ferez rien.</p> - -<p>— Dites-moi donc pourquoi ? Pourquoi je n’en -ferais rien ? m’écriai-je.</p> - -<p>— Parce que, répondit-elle, toujours riant, vous -êtes un gentilhomme, monsieur le vicomte, et que -vous ne pouvez pas plus nous quitter que nous -mettre en danger. C’est pour cela, simplement.</p> - -<p>Je retombai sur mes coussins, et lui lançai un -regard d’indignation muette, car je vis dans un -éclair mon impuissance et sa force. Les coussins me -brûlaient ; mais je ne pouvais les fuir.</p> - -<p>Elle eut de nouveau un rire de délice.</p> - -<p>— Là ! je vous l’avais bien dit ! reprit-elle. -Maintenant je vais vous dire ce que vous allez -faire. En avant de nous, paraît-il, on est fort -soupçonneux. L’histoire de M<sup>me</sup> Corvas, même -confirmée par votre parole, peut ne pas suffire. -Vous direz donc que je suis votre mère, et que mademoiselle -est votre sœur. Elle préférerait, j’imagine, -poursuivit la marquise, en jetant à sa fille -un regard acéré, passer pour votre femme. Mais -cela ne me convient pas.</p> - -<p>Je poussai un grand soupir ; mais j’étais aussi -désarmé qu’un prisonnier, aussi contraint à l’obéissance -qu’un esclave. Je ne pouvais les quitter, pas -plus que les dénoncer ; mon honneur et mon amour -étaient l’un et l’autre en jeu. Mais je prévoyais que -j’aurais à subir, heure par heure et de lieue en -lieue, des brocards aux dépens de la jeune fille, des -épigrammes sur sa modestie, des mots plus cuisants -que des lanières. Tel était le plan de la marquise. -La jeune fille devait voyager avec moi, respirer le -même air que moi, et pendant des heures l’ourlet -de sa jupe effleurerait ma botte. Notre sécurité à -tous en dépendait. Mais après ceci, après ce que -nous venions d’entendre l’un et l’autre, son regard, -s’il rencontrait le mien, ne pouvait plus que se -détourner ; sa main, si elle touchait la mienne, -devait se retirer avec horreur. Il y avait désormais -une barrière entre nous.</p> - -<p>Comme je l’avais prévu, Denise se renferma dans -sa dignité, et elle resta sans pleurer ni gémir, et -sans chercher par un regard à puiser du courage -dans mes yeux. Sans que sa patience se démentît -un seul instant, elle regardait par la fenêtre quand -j’affectais de dormir, et elle regardait sa mère -quand je me redressais. Elle se consolait peut-être -à l’idée de leur salut, pour quoi elle supportait la -punition en silence. Mais je n’y songeai pas. Peut-être -aussi souffrait-elle moins que je ne l’imaginais ; -mais je doute qu’elle veuille en convenir, même -aujourd’hui.</p> - -<p>En tout cas, et bien qu’elle m’eût entendu -prendre sa défense, elle ne me parla pas plus que -je ne lui parlai. Ce fut dans ces singulières conditions -que fut entrepris et poursuivi le plus singulier -voyage que l’on ait jamais fait. Nous roulions -parmi d’agréables vallées verdoyantes ; sur des -plateaux stériles, où les neiges de l’hiver s’attardaient -aux creux des rochers ; sous le soleil, ou -éventés par la bise glaciale des hauteurs ; mais rien -de tout cela ne nous touchait. Nos cœurs et nos -pensées ignoraient tout, en dehors de cette voiture, -où la marquise trônait souriante, et où nous gardions -un silence lugubre.</p> - -<p>Vers midi nous fîmes halte pour nous reposer -et manger à l’auberge d’un petit village, situé haut -dans la montagne. On pouvait se croire au bout -du monde, avec ce chaos de sommets qui s’étageaient -par-dessus, et les pentes de schiste qui -dévalaient par-dessous. Mais la démence de l’époque -avait pénétré jusque dans ce coin perdu. Nous -n’avions pas eu le temps d’absorber deux bouchées, -que le syndic demandait à voir nos papiers. Je -n’avais pas le choix, Dieu sait ! et la marquise passa -pour ma mère, et Denise pour ma sœur. Puis, tandis -que le syndic restait penché sur mon brevet, -tout en s’efforçant d’apprendre de moi les nouvelles -de ce qui se passait dans la plaine, un cheval -s’arrêta à la porte, j’entendis une voix, et, en un -tournemain, M. le baron de Géol entrait dans l’auberge. -Celle-ci ne contenait, en fait de pièce décente, -que la salle où nous étions : il y pénétra.</p> - -<p>Il se découvrit à la vue des dames ; puis me -reconnaissant, il eut un léger haut-le-corps, et -sourit, non sans amertume.</p> - -<p>— Vous êtes parti de bonne heure ! dit-il. Je -vous ai attendu à la porte de l’est, mais je ne -vous ai pas vu venir, monsieur.</p> - -<p>Je rougis, pris de remords, et lui présentai mille -excuses. De fait, je l’avais totalement oublié. Pas -une seule fois l’idée ne m’était venue que j’avais -rendez-vous avec lui à la porte.</p> - -<p>— Vous n’êtes pas à cheval ? fit-il, en jetant sur -mes compagnes un regard assez singulier.</p> - -<p>— Non, je ne suis pas à cheval, répondis-je.</p> - -<p>Et je me trouvai incapable d’ajouter un seul -mot. Prodiguant sourires et courbettes, le syndic -était encore auprès de moi ; et tout à coup j’aperçus -l’abîme dans lequel j’étais prêt à choir.</p> - -<p>— Vous avez rencontré des amies ? appuya -M. le baron, qui, le chapeau à la main, regardait -la marquise.</p> - -<p>— En effet, murmurai-je.</p> - -<p>La politesse eût exigé une présentation. Mais je -m’en abstins.</p> - -<p>A la fin cependant, il s’aperçut de ma gêne, et -il se retira en même temps que le syndic. A peine -eurent-ils franchi le seuil que M<sup>me</sup> de Saint-Alais -m’apostropha, dans un élan de colère.</p> - -<p>— Imbécile ! fit-elle, sans détours, pourquoi ne -nous l’avoir pas présenté ? Ne voyez-vous pas que -vous avez pris le vrai moyen d’éveiller les soupçons -et de nous perdre ? Un enfant aurait vu que vous -aviez quelque chose à cacher. Si vous l’aviez dès -l’abord présenté à votre mère…</p> - -<p>— Si je l’avais présenté, madame ?…</p> - -<p>— Il serait parti content.</p> - -<p>— J’en doute, madame, et pour une excellente -raison, répondis-je avec ironie, vu que hier je lui -ai déclaré très catégoriquement n’avoir ni mère ni -sœur.</p> - -<p>Je prenais ma petite revanche. M<sup>me</sup> de Saint-Alais -devint de toutes les couleurs, et resta un moment -les lèvres pincées et les yeux fixés sur la table.</p> - -<p>— Qui est-ce ? Que savez-vous de lui ? demanda-t-elle enfin.</p> - -<p>— C’est un gentilhomme pauvre et un protestant -fanatique, répondis-je sèchement.</p> - -<p>Elle se mordit les lèvres.</p> - -<p>— Seigneur Dieu ! murmura-t-elle. Qui eût pu -prévoir une telle mésaventure ! Croyez-vous qu’il -soupçonne quelque chose ?</p> - -<p>— Assurément. Pour commencer, je suis parti -ce matin de bonne heure, sans tenir compte de -mon engagement de faire route avec lui. Quand -il apprendra, de surcroît, que je voyage avec une -mère et une sœur dont j’étais dépourvu hier…</p> - -<p>Elle me regarda comme si elle allait me battre.</p> - -<p>— Qu’allez-vous faire ? s’écria-t-elle.</p> - -<p>— C’est à ma mère de le dire, répliquai-je poliment. -(Et avec le plus grand naturel je me servis de -fromage.) C’est elle qui m’a dicté cette conduite.</p> - -<p>Elle était blême de fureur, et peut-être de -crainte ; je riais à part moi de la voir en cet état. -Mais comme la fureur ne lui servait de rien, elle -baissa pavillon.</p> - -<p>— Que conseillez-vous ? dit-elle enfin.</p> - -<p>— Je ne vois qu’un moyen, répondis-je. Il nous -faut payer d’audace.</p> - -<p>Elle en convint. Mais il était plus facile d’imaginer -ce procédé que de le mettre à exécution. Je -m’en aperçus, quelques minutes plus tard, quand -je sortis pour voir si la berline était attelée, et -que je trouvai sur le pas de la porte de Géol, les -traits aussi durs que les rochers de ses montagnes.</p> - -<p>— Vous êtes sur le départ ? demanda-t-il.</p> - -<p>Je balbutiai une réponse affirmative.</p> - -<p>— Il me reste donc à vous féliciter, reprit-il, -avec un sourire ambigu.</p> - -<p>— Me féliciter de quoi, monsieur ?</p> - -<p>— D’avoir découvert votre famille, répliqua-t-il, -en me jetant un regard d’ironie amère. Ce doit -être un grand bonheur, de découvrir à la fois une -mère et une sœur dans l’espace de vingt-quatre -heures. Mais… puis-je vous donner un avis, monsieur -le vicomte ?</p> - -<p>— Je vous en prie, dis-je, avec la plus parfaite -froideur.</p> - -<p>— Eh bien donc, puisque vous avez la main -heureuse en fait de découvertes, s’il vous arrive -la prochaine fois de tomber sur M. Froment, le -boutefeu de Nîmes, faux capucin et double traître, -n’allez pas l’adopter aussi. Voilà tout.</p> - -<p>— Je n’ai jamais fait sa connaissance, ripostai-je, -glacial, tandis que le baron avait parlé avec passion -et avec feu.</p> - -<p>— Alors gardez-vous de la faire, répondit-il.</p> - -<p>Je haussai les épaules, et il n’ajouta rien. Un -instant après, la marquise et sa fille sortirent de -l’auberge, prirent place dans la voiture, et je me -mis en marche à côté des chevaux pour gravir -la côte à pied.</p> - -<p>La montée était roide et longue et monotone, et -avant d’être arrivés au col il nous fallut faire halte -à cinq ou six reprises, pour laisser souffler les -bêtes ; à cinq ou six reprises je jetai un regard en -arrière sur la grisâtre petite auberge de montagne -perdue dans le désert grisâtre du plateau. A chaque -fois je revis le baron planté devant la porte, qui -nous suivait des yeux, sévère, anguleux et immobile -comme le reste du paysage. Et je frissonnai.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="c17">CHAPITRE XVII<br /> -<span class="small">FROMENT DE NÎMES</span></h2> - - -<p>Cette rencontre n’eut pour résultat ni d’égayer -mon humeur ni de dissiper les appréhensions que -m’inspirait notre prochaine arrivée en des centres -plus populeux, et où le soupçon, une fois éveillé, -serait moins facilement apaisé. Certes, de Géol ne -m’avait pas trahi, mais il avait peut-être ses raisons -pour cela, et je n’en trouvais pas plus agréable -d’avoir derrière nous ce sinistre fantoche qui -incarnait sous les apparences des doctrines modernes -un fanatisme que j’avais cru défunt, et -qui cherchait sous le couvert d’un nouveau parti -à venger d’antiques injures. Les pentes dénudées -et les pics déchiquetés qui nous dominaient, tandis -que se poursuivait notre fastidieux voyage, les -cols venteux jusqu’où les chevaux hissaient péniblement -la berline vide, les mélancoliques champs -de neige qui s’étalaient à droite et à gauche, -tout contribuait à approfondir l’impression que -cet homme avait faite sur mon esprit, si bien que -l’associant lui-même avec ses Cévennes natales, -j’aspirais à leur échapper, j’aspirais à sortir de -cette désolation pour revoir le grand soleil et les -terrasses d’oliviers dévalant vers la Méditerranée.</p> - -<p>Toutefois la mésaventure offrait son bon côté. -Le péril dont je m’étais ému avait agi également -sur M<sup>me</sup> de Saint-Alais, et rabattu sensiblement -son orgueil. Elle était plus calme ; et tant assise à -sa place que marchant à côté de la voiture, lorsque -celle-ci contournait lentement quelque contrefort -où s’élevait au long des interminables lacets de -la route, elle m’abandonnait à moi-même. Voire, -il ne m’échappait point que la distance parcourue, -loin d’alléger son inquiétude, semblait l’aggraver ; -si bien que plus loin nous laissions en arrière le -fâcheux baron, plus elle devenait nerveuse, plus -elle scrutait avidement la route derrière nous ; et -moins elle m’accordait d’attention.</p> - -<p>Je n’en étais que plus libre de me servir de mes -yeux à mon gré ; et le souvenir me hante aujourd’hui -encore, de cette heure écoulée en vue du mont -Aigoual. Harassée par des jours et des nuits de fatigue, -Denise s’était endormie dans son coin, et -grâce aux secousses de la berline, sa mante avait -glissé de dessus sa figure. Une faible rougeur -avivait ses joues, comme si même dans son sommeil -elle eût senti mes yeux fixés sur elle ; et bien -qu’une larme perlât au bout de ses longs cils, un -sourire ingénu — et le sourire resta quand la larme -fut tombée — semblait dire que les joies de cette -singulière journée en surpassaient les peines, et -que dans son sommeil Denise ne trouvait rien à -regretter. O Dieu ! comme je contemplai ce sourire ! -Combien je fis des vœux pour qu’il me fût destiné ! -avec quel élan je priai pour elle ! Jamais encore je -n’avais eu le bonheur de la considérer à loisir, -comme je le faisais en ce moment ; de rêver ainsi à -l’ombre fine que mettaient sur son front lisse et -blanc les frisons follets de sa chevelure ; de repasser -les chères inflexions de ses lèvres, de son menton, -de l’exquise oreille à demi cachée ; de poser mon -regard sur les paupières veinées d’azur, partagé -entre la crainte et l’espérance de les voir se soulever -et me découvrir !</p> - -<p>Denise, ô ma Denise ! Dans le secret de mon cœur -je modulais ce nom : j’étais heureux. Malgré tout — malgré -le froid, et le voyage, et de Géol, et la -marquise — j’étais heureux. Mais voilà que soudain -je retombai sur la terre, au son d’une voix qui -prononçait nettement :</p> - -<p>— Est-ce lui ?</p> - -<p>Je me tournai vers M<sup>me</sup> de Saint-Alais, car -c’était elle qui venait de parler. Je vis avec soulagement -qu’au lieu de regarder de mon côté, elle -s’était mise debout et tenait les yeux fixés en -arrière dans la direction d’où nous venions. Presque -aussitôt, soit sur son ordre, soit que le cocher -fît halte de sa propre initiative, la voiture s’arrêta. -Nous étions alors dans une gorge abrupte, entre -deux parois de rocher.</p> - -<p>— Qu’y a-t-il ? demandai-je avec surprise.</p> - -<p>Elle ne me répondit point, mais dans le silence -de la route et des montagnes s’éleva la grêle modulation -d’un air sifflé, dans lequel je reconnus : -« O Richard, ô mon roi ! » Parmi cette solitude de -rocs et de précipices le son aigu et grêle faisait un -effet bizarre et troublant. Je passai la tête à l’autre -portière, et vis un homme à pied qui s’en venait -tranquillement vers nous, comme si, l’ayant dépassé, -nous nous arrêtions là pour l’attendre. Cet -homme, grand et robuste, portait des bottes et un -manteau des plus vulgaires ; mais néanmoins il -n’avait pas l’air d’être du pays.</p> - -<p>— Vous allez à Ganges ? lui cria la marquise, -sans autre préambule.</p> - -<p>— Oui, madame, répondit-il, en s’approchant -paisiblement.</p> - -<p>Et il la salua.</p> - -<p>— Nous pourrions vous prendre avec nous, dit-elle.</p> - -<p>— Mille fois merci, répliqua-t-il, en clignant des -paupières. Vous êtes trop bonne. Si ce monsieur -n’y voit pas d’inconvénient ?</p> - -<p>Et il me regarda, avec un sourire non dissimulé.</p> - -<p>— Certes non ! dit la marquise avec un accent -ironique, ce monsieur n’y verra pas d’inconvénient.</p> - -<p>Mais sa raillerie, ajoutée à mon étonnement, me -donna le coup de pouce final. Le subterfuge de la -rencontre était transparent ; cette apparition d’un -individu en manteau et botté, sur une route déserte -et loin de toute demeure, était trop évidemment -préméditée : faute de consentir à jouer le rôle -de dupe bénévole, il me fallait agir sans retard.</p> - -<p>— Permettez, madame, fis-je, revenu de mon -étonnement. J’ignore qui est ce monsieur.</p> - -<p>Elle avait repris sa place, et l’étranger s’était -avancé jusqu’à la portière de son côté, et regardait -à l’intérieur de la voiture. Ses traits, épais et rudes, -sans être déplaisants, exprimaient une force d’âme -peu commune ; il avait le regard vif et brillant, et -ses lèvres mobiles souriaient volontiers. La main -qu’il posait sur la portière était énorme.</p> - -<p>La marquise ne devait guère s’attendre à mes -paroles car elle me jeta un regard courroucé.</p> - -<p>— Vous êtes ridicule, fit-elle.</p> - -<p>Et à lui :</p> - -<p>— Montez donc, monsieur.</p> - -<p>— Non pas, ripostai-je, me levant à moitié. Restez, -je vous prie, restez où vous êtes, jusqu’à ce que…</p> - -<p>La marquise se retourna vers moi, furieuse.</p> - -<p>— Cette voiture m’appartient ! s’écria-t-elle.</p> - -<p>— Incontestablement, répondis-je.</p> - -<p>— Eh bien ! que voulez-vous dire ?</p> - -<p>— Simplement que si ce monsieur monte, je -descends.</p> - -<p>Nos regards se croisèrent. Elle me vit déterminé, -et, se rappelant la force de ma position, elle baissa -le ton.</p> - -<p>— Hé quoi ? fit-elle, respirant précipitamment. -Hé quoi, parce qu’il entre dans la voiture, vous -devriez en sortir ?</p> - -<p>— Madame, répliquai-je, je ne vois aucune raison -de prendre avec nous un inconnu. Ce monsieur -est peut-être tout ce qu’il y a de plus distingué…</p> - -<p>— Ce n’est pas un inconnu ! lança-t-elle. Je le -connais, moi. Cela vous suffit-il ?</p> - -<p>— Cela me suffira, si vous me dites son nom, -fis-je.</p> - -<p>Jusque-là il avait assisté impassible à notre discussion, -en promenant de l’un à l’autre un regard -amusé ; mais à ces mots il intervint :</p> - -<p>— Avec plaisir, monsieur. Je m’appelle Alibon, -et suis un avocat de Montauban qui la semaine -dernière a eu la bonne fortune…</p> - -<p>Je l’interrompis d’un ton brusque et péremptoire :</p> - -<p>— C’est ce que je ne crois pas, fis-je. Vous -n’êtes pas Alibon de Montauban. Vous êtes plutôt -Froment de Nîmes, monsieur.</p> - -<p>Une plaque de neige rosée par le soleil couchant -s’étalait derrière lui et l’irradiation m’empêchait de -distinguer ses traits : je ne pus voir comment il prit -la chose. D’ailleurs il ne me répondit pas tout de -suite, et quand il s’y décida, ce fut d’une voix calme, -où je crus sentir plus de vanité que d’irritation.</p> - -<p>— Eh bien ! monsieur, fit-il, et à supposer que je -le sois ? Qu’en résulterait-il ?</p> - -<p>— Si vous l’êtes, répliquai-je d’un ton ferme, et -en soutenant son regard, je refuse de voyager avec -vous.</p> - -<p>— Et par conséquent, reprit-il, madame, à qui -appartient cette voiture, n’a pas le droit de voyager -avec moi ?</p> - -<p>— Non, puisqu’elle ne peut voyager sans moi, -lui répliquai-je du tac au tac.</p> - -<p>Il fronça les sourcils, mais tout aussitôt il ricana :</p> - -<p>— Et pourquoi cela ? Ne suis-je pas digne de -tenir compagnie à votre excellence ?</p> - -<p>— Il n’est pas question de dignité, ripostai-je -carrément, mais de passeport, monsieur. Si vous -voulez le savoir, je ne voyage pas avec vous parce -que je tiens mon brevet du présent gouvernement, -contre lequel vous travaillez, je pense. J’ai menti -pour M<sup>me</sup> de Saint-Alais et sa fille. C’était une -femme, et je lui devais protection. Mais je ne veux -pas mentir pour vous, ni vous servir d’égide. Est-ce -assez clair, monsieur ?</p> - -<p>— Tout à fait, répondit-il avec calme. Néanmoins, -c’est le roi que je sers. Et vous, qui servez-vous ?</p> - -<p>Je restai muet.</p> - -<p>— De qui est ce brevet, monsieur, qui redoute la -contamination ?</p> - -<p>Je regimbai sous l’ironie, mais gardai le silence.</p> - -<p>— Allons, monsieur le vicomte, reprit-il avec -franchise, et sur un autre ton. Revenez à vous, je -vous en prie. Je suis Froment, vous l’avez deviné. -Je suis de plus un fugitif, et si l’on venait à savoir -mon nom, à Villeraugues, dans une lieue d’ici, je -serais pendu aussitôt. Et à Ganges de même. Je -suis donc à votre merci, et je vous demande de me -protéger. Faites-moi passer à Sumène et à Ganges -comme étant de votre société ; au delà, conclut-il -avec un sourire et un geste plein d’une fière suffisance, -je puis me débrouiller tout seul.</p> - -<p>Ce qui m’étonne, ce n’est pas d’avoir balancé, -mais bien d’avoir tenu bon. La modestie de sa -requête, la gravité d’un refus, en dépit de ma résolution -prise une demi-minute plus tôt, me jetèrent -dans une pénible indécision. Le visage me brûlait, -sous le regard de la marquise qui me dévorait -des yeux ; le silence se prolongeait ; il me fallait -répondre… Un peu plus, je cédais. Mais, tout en -me contorsionnant fébrilement sur mes coussins -pour éviter le regard de la marquise, ma main -effleura l’enveloppe qui recélait le brevet, et ce -contact produisit en moi un revirement. L’affaire -m’apparut sous son jour primitif, et, à tort ou à -raison, je m’insurgeai contre ce que j’allais faire.</p> - -<p>— Non ! m’écriai-je avec irritation. Je refuse ! -je refuse !</p> - -<p>— Vous êtes un lâche ! s’écria M<sup>me</sup> de Saint-Alais, -dans un emportement soudain.</p> - -<p>Et elle bondit, prête à me souffleter, puis se -rassit, frémissante.</p> - -<p>— Un lâche ? c’est possible, dis-je. Mais je refuse.</p> - -<p>— Pourquoi ? pourquoi ? pourquoi ? cria-t-elle.</p> - -<p>— Parce que je suis porteur de ce brevet : l’employer -à protéger M. Froment serait un acte que -M. Froment lui-même refuserait de commettre. -Voilà tout.</p> - -<p>Il haussa les épaules, et garda un silence magnanime. -Mais elle entra en furie.</p> - -<p>— Espèce de don Quichotte ! s’écria-t-elle. Oh ! -vous êtes insupportable ! Mais vous me le paierez. -Ah ! certes oui, monsieur, vous me le paierez !</p> - -<p>— Non, madame, ces menaces sont inutiles. -Car si je le voulais, je ne le pourrais pas. Vous -oubliez que M. de Géol nous suit à moins d’une -lieue, qu’il va à Nîmes : nous pouvons le voir apparaître -d’une minute à l’autre. En tout cas, il ne -peut manquer de descendre au même gîte que nous, -ce soir. S’il découvre que ma famille naissante s’est -accrue d’un frère, je doute qu’il prenne la chose -en plaisanterie.</p> - -<p>Mais ces paroles, dont elle vit certainement la -justesse, ne l’émurent en aucune façon.</p> - -<p>— Oh ! vous êtes insupportable ! s’écria-t-elle de -nouveau.</p> - -<p>Et s’adressant à Froment :</p> - -<p>— Laissez-moi descendre, monsieur ! Laissez-moi -descendre !</p> - -<p>Sans que je m’y opposasse, il lui ouvrit la portière, -et tous deux, s’éloignant de quelques pas, -se mirent à causer avec volubilité.</p> - -<p>Je les suivis du regard ; et en le voyant à cette -heure séparément, pour ainsi dire, et isolé dans ce -lugubre paysage, voyant en lui un homme seul -et en danger, je fus pris de compassion. Un moment -de plus, et je revenais peut-être sur ma décision ; -mais un doigt se posa sur ma manche, je -sursautai, et me retournant vis Denise qui avançait -vers moi son visage inquiet.</p> - -<p>— Monsieur, chuchota-t-elle en hâte.</p> - -<p>Elle ne put continuer, car je saisis sa main et la -pressai avidement sur mes lèvres.</p> - -<p>— Non, monsieur, non, pas cela, murmura-t-elle -(et elle retira sa main, tout en devenant cramoisie, -mais sans détourner du mien son regard loyal). -Pas maintenant. Je dois vous parler, vous prévenir, -vous dire…</p> - -<p>— Et moi, mademoiselle, m’écriai-je sur le même -ton assourdi, je veux vous bénir, vous remercier…</p> - -<p>— Je dois vous prier de prendre garde à vous, -appuya-t-elle, en hochant la tête avec vivacité, -pour m’imposer silence. Faites attention ! On va -vous tendre un piège ! Ma mère ne voudrait pas -vous nuire, bien qu’elle soit en colère ; mais cet -homme est aux abois, et l’heure est dangereuse. -Prenez donc garde, monsieur…</p> - -<p>— N’ayez pas peur, répondis-je.</p> - -<p>— Oh ! si fait, j’ai peur, reprit-elle.</p> - -<p>Mais la manière dont elle dit cela, en me regardant -puis détournant les yeux comme un oiseau -effarouché, me combla de joie ; et, bien que la -marquise revînt à ce moment, et que nous n’échangeâmes -plus un mot ni même un regard, et fûmes -forcés de nous rejeter dans nos coins et de simuler -l’indifférence, cette joie fut si forte que je me -sentis un autre homme. J’en laissai peut-être voir -quelque chose, car la marquise, en arrivant à la -portière, me lança un regard de soupçon et presque -de haine, qu’elle reporta ensuite sur sa fille. Néanmoins -les seules paroles prononcées le furent par -Froment qui s’approcha de la portière et la referma, -quand elle fut montée. Il me tira son chapeau.</p> - -<p>— Monsieur le vicomte, dit-il, avec un peu d’amertume, -si un chien venait à ma porte comme je suis -venu à vous aujourd’hui, je le laisserais entrer.</p> - -<p>— Vous feriez comme moi, répliquai-je.</p> - -<p>— Non, dit-il avec conviction. Je le laisserais -entrer. Néanmoins si nous nous revoyons à Nîmes, -j’espère bien vous convertir.</p> - -<p>— A quoi ? demandai-je froidement.</p> - -<p>— A avoir un peu de foi, répondit-il d’un ton -sec. A avoir un peu de foi en quelque chose… et -à courir des risques pour cela, monsieur. Me voici -donc aujourd’hui, reprit-il avec un geste qui ne -manquait pas de noblesse, solitaire et sans toit ; -j’ignore où je coucherai ce soir. Et pourquoi cela, -monsieur le vicomte ? Parce que je suis seul en -France à avoir la foi ! Parce que je suis seul à -croire en quelque chose ! Parce que je suis seul à -croire en moi-même ! Vous figurez-vous donc, poursuivit-il, -avec un croissant mépris, que si vous -autres nobles croyiez en votre noblesse, vous pourriez -être dépouillés ? Jamais ! Ou que si vous, -qui dites : « Vive le roi ! » croyiez en votre roi, il -pourrait être détrôné ? Jamais ! Ou que si vous -qui professez obéir à l’Église croyiez en elle, elle -pourrait être renversée ? Jamais ! Mais vous ne -croyez en rien, vous ne respectez rien, vous ne -vénérez rien. Vous êtes donc condamnés ! Oui, -condamnés ; car même les hommes auxquels vous -vous êtes associés ont une sorte de foi bâtarde en -leurs théories, en leur philosophie, en leurs réformes, -qui doivent régénérer le monde. Mais vous, -vous ne croyez en rien ; et vous disparaîtrez, -comme vous allez maintenant disparaître à mes -yeux !</p> - -<p>Il fit de la main un geste de menace, et avant -que je pusse lui répondre, la voiture se mit en -mouvement, et le laissa là ; le paysage gris, froid -et dénudé remplaça son visage dans le cadre de la -portière. Le jour commençait à tomber ; une lieue -encore nous séparait de Villeraugues. J’étais bien -aise de sentir rouler la voiture, et de me voir délivré -de lui ; mais surtout mon cœur se délectait, -parce que j’avais en face de moi Denise, et que je -l’aimais. Les sombres regards que me jetait de -son coin la marquise, ne me troublaient guère ; et -cependant le souvenir de cet homme que j’avais -abandonné me hantait : ses paroles bourdonnaient -dans mon crâne, et m’accablaient de sinistres -pressentiments. « Condamné ! condamné ! » Il -n’avait pas prononcé le mot en vain. Je ne pouvais -plus douter de son éloquence. Je ne pouvais -plus ignorer pourquoi on l’appelait le boutefeu de -Nîmes. Le souffle ardent de la cité méridionale -s’exhalait de lui ; la passion de luttes vieilles -comme le monde s’exprimait par sa voix. Mélancoliquement -je méditai sur ce qu’il avait dit, -et me rappelai les paroles analogues prononcées -par l’abbé Benoît, et voire par de Géol ; si bien -que je restai pensif dans mon coin de berline, -cahoté parmi le crépuscule, jusqu’au moment où -nous fîmes halte dans la rue du village.</p> - -<p>J’offris à M<sup>me</sup> de Saint-Alais mon bras pour -descendre.</p> - -<p>— Non, monsieur, dit-elle, me repoussant avec -irritation ; je ne veux plus vous toucher.</p> - -<p>Elle avait, je crois, l’intention de se chambrer -avec sa fille, et de me laisser souper seul. Mais -l’auberge ne possédait qu’une grande pièce servant -de salle à manger, de cuisine et de tout ; et quant -à la petite alcôve voilée par un rideau crasseux -où les dames se retiraient pour dormir, il n’y avait -guère possibilité d’y manger. Cette auberge était, -en fait, la plus mauvaise où je fusse jamais -descendu : comme servante, une souillon qui -sentait l’écurie ; comme société, trois laboureurs ; -la terre battue en guise de parquet ; pas de vitres -aux fenêtres. Accoutumée à voyager, et soutenue -par sa colère, la marquise prenait le tout avec une -aisance de grande dame ; mais Denise, fraîche -émoulue de son couvent, s’effarouchait des éclats -de voix et des jurons qui se croisaient autour d’elle, -et se ramassait, pâle et craintive, sur son escabeau.</p> - -<p>Cent fois je me vis sur le point d’intervenir pour -lui épargner ces outrages ; mais ses yeux, quand -ils m’accordaient la joie de chercher timidement -les miens pour un instant, semblaient me prier de -n’en rien faire. Ces hommes, d’ailleurs, comme le -prouvaient leurs tirades ineptes, étaient des délégués -de Castres, qui dès le premier mot se seraient -écriés : « Aux aristocrates ! » Je me tins -donc tranquille, et je fis bien, sans doute ; mais -l’arrivée de Géol lui-même eût été une diversion -bien accueillie.</p> - -<p>J’ai dit que la marquise ne faisait guère attention -à eux ; mais je m’aperçus bientôt du contraire. -Quand nous eûmes soupé, alors que le tapage -atteignait son paroxysme, elle s’en vint me trouver -dans le coin où je m’étais réfugié, et chargeant -sa voix de toute la colère et du dégoût que ses -traits déguisaient si bien, elle me cria dans l’oreille -qu’il nous fallait partir dès l’aube.</p> - -<p>— Dès l’aube… ou même avant, chuchota-t-elle -avec âpreté. Ceci est odieux ! abominable ! Cette -auberge me tue. Je partirais même sur l’heure, en -dépit du froid et de l’obscurité, si…</p> - -<p>— Je vais leur parler, dis-je, en faisant un pas -vers la table.</p> - -<p>Elle me saisit par la manche, et me pinça le -bras à me faire crier.</p> - -<p>— Imbécile ! dit-elle. Voulez-vous nous perdre -tous ? Un seul mot nous trahirait. Il ne s’agit pas -de cela, mais de partir dès l’aube. Nous ne dormirons -pas ; et sitôt le lever du jour, en route !</p> - -<p>J’y consentis, bien entendu. Pour elle, s’approchant -du cocher, qui avait pris notre place à table, -elle l’avertit tout bas, puis revint à moi, pour me -dire de l’appeler s’il ne se levait pas. La chose -réglée, elle s’en alla vers l’alcôve, où Denise s’était -déjà réfugiée. Par malheur, ses allées et venues -avaient attiré sur elle l’attention des rustres de la -table, et l’un d’eux, se dressant soudain, l’arrêta -au passage.</p> - -<p>— Une santé, madame, une santé ! cria-t-il, -avec un hoquet immonde (et, titubant sur ses -jambes, il lui présenta un verre de vin). Buvez ! -c’est une santé que tout homme, femme ou enfant -de France doit boire, ou le diable l’emporte. Aux -trois couleurs ! Aux trois couleurs ; et à bas Madame -Veto ! Buvez, madame, buvez aux trois couleurs !</p> - -<p>L’ivrogne lui tendait le verre, au milieu des -vociférations de ses camarades.</p> - -<p>— Buvez ! buvez ! Aux trois couleurs ; et à bas -Madame Veto !</p> - -<p>Et il ajouta des plaisanteries et des blasphèmes -que ma plume se refuse à écrire.</p> - -<p>Je n’y tins plus : je me levai d’un bond pour -châtier ces infâmes. Mais la marquise, qui gardait -une présence d’esprit admirable, m’arrêta d’un -coup d’œil.</p> - -<p>— Non, dit-elle en relevant la tête avec fierté, -je ne boirai pas !</p> - -<p>— Oh ! oh ! s’écria-t-il avec un rire ignoble. -Nous sommes donc une aristocrate ? Buvez quand -même, ou bien nous vous ferons voir…</p> - -<p>— Je ne boirai pas ! répliqua-t-elle, en lui opposant -un courage hautain. Et de plus, quand M. de -Géol arrivera tantôt, vous aurez des comptes à lui -rendre.</p> - -<p>L’homme prit un air déconfit.</p> - -<p>— Vous connaissez le baron de Géol ? dit-il, -changeant de ton.</p> - -<p>— Je l’ai quitté au dernier village, et il doit -me rejoindre ici ce soir, répliqua-t-elle froidement. -Et je vous conseillerai, monsieur, de boire vos -santés vous-même et de laisser les autres tranquilles. -Car il n’est pas homme à ravaler une -injure.</p> - -<p>Le braillard haussa les épaules, pour cacher sa -mortification.</p> - -<p>— Oh ! alors, si vous êtes de ses amis, marmotta-t-il, -en se disposant à regagner sa place, -je suppose que tout va bien. C’est un brave. Il -n’y a pas d’offense. Si vous n’êtes pas une aristocrate…</p> - -<p>— Je ne suis pas plus aristocrate que M. de -Géol, répondit-elle.</p> - -<p>Et avec un léger salut, elle le laissa pour regagner -l’alcôve.</p> - -<p>Après cet incident les hommes firent un peu -moins de tapage, car la marquise avait deviné -juste : le nom de Géol était connu et respecté. -Ils ne tardèrent pas à se coucher sur le sol, enveloppés -dans leurs manteaux. Je fis de même, et -passai la nuit, somme toute, beaucoup mieux que -je ne l’attendais.</p> - -<p>Au début, il est vrai, je ne m’endormis pas tout -de suite, mais plus tard je tombai dans un sommeil -pénible, plein de cauchemars ininterrompus, et -attribuables à l’air confiné de la pièce. Lorsque -finalement je m’éveillai en sursaut, je trouvai quelqu’un -penché sur moi. D’apparence il faisait encore -nuit, car tout était silencieux ; mais les tisons rougeoyants -de l’âtre jetaient une vague lueur dans -la pièce, et me permirent de reconnaître M<sup>me</sup> de -Saint-Alais. C’était elle qui venait de m’éveiller. -Elle me désigna les autres personnages, qui ronflaient -encore.</p> - -<p>— Chut ! fit-elle, le doigt sur les lèvres. Il est -cinq heures passées. Jules est en train d’atteler. -J’ai payé la bonne femme, et dans cinq minutes -nous serons prêts.</p> - -<p>— Mais le soleil ne se lèvera que dans une heure ! -répondis-je.</p> - -<p>Cela pouvait s’appeler un départ matinal !</p> - -<p>La marquise n’en démordit pas.</p> - -<p>— Voulez-vous donc nous exposer à ce que cela -recommence ? me glissa-t-elle, dans un chuchotement -furieux. Vous tenez à nous garder ici jusqu’à -l’arrivée de Géol, peut-être ?</p> - -<p>— Je suis à votre disposition, madame, déclarai-je.</p> - -<p>Cette réponse lui suffit, et sans rien ajouter, elle -s’éclipsa et disparut derrière le rideau, où je l’entendis -chuchoter. J’enfilai mes bottes, et comme -il faisait très froid dans la salle, je m’approchai -du feu, et rassemblant du pied les tisons, je me -chauffai une minute. Puis j’ajustai ma cravate et -mon épée, que j’avais retirées, et me trouvai prêt -à partir. Il était beaucoup trop tôt, à mon avis, -et nous étions déjà partis si tôt la veille ! Mais -enfin, puisque la marquise le désirait, c’était mon -rôle de lui complaire.</p> - -<p>Elle revint au bout d’un instant, et je m’aperçus, -malgré le pâle éclairage, qu’elle trépidait d’impatience.</p> - -<p>— Oh ! dit-elle, ce cocher ne viendra donc -jamais ? Il n’en finit pas ! Allez le presser, monsieur !… -Si Géol arrivait !… Allez, de grâce, et -qu’il se dépêche !</p> - -<p>Je m’étonnais de cette hâte, que je jugeais tout -à fait vaine et ridicule, car il n’y avait guère de -chances pour que de Géol arrivât à cette heure ; -mais convaincu que la marquise était à bout de -résistance nerveuse, je crus convenable de lui -céder. Je franchis avec précaution les corps des -dormeurs, et atteignis la porte. Je soulevai le -loquet, sortis, et refermai l’huis derrière moi. La -bise glacée de l’aube, chargée d’une poussière de -neige, fouetta mes joues, et transperça mon manteau. -Je frissonnai. A l’orient, les premières lueurs -du jour se révélaient à peine ; vers tous les autres -points cardinaux, c’était encore la nuit, aussi noire -qu’à minuit.</p> - -<p>Fort mal disposé envers la marquise, je me -dirigeai comme je pus, tout grelottant, vers la -porte de l’écurie, piètre bicoque, située dans -l’alignement de la maison et environnée d’une -mer de crotte. Elle était close, mais une vague -clarté jaunâtre, s’échappant d’une fenêtre, tout -au bout, m’apprit que Jules y était occupé. Je -soulevai le loquet, et l’appelai. Il ne répondit pas. -J’entrai donc, et, passant derrière trois ou quatre -misérables haridelles — tant debout que couchées — arrivai -enfin à nos chevaux, qui se tenaient -côte à côte, les derniers, sous la lanterne suspendue -à un crochet.</p> - -<p>Cependant Jules restait invisible, et je m’étais -arrêté, me demandant où il pouvait être, car il -ne répondait toujours pas, lorsqu’une chose -noire, fouettant l’air, s’abattit sur mon visage et -m’aveugla. Tout aussitôt, je fus à me débattre -dans les plis d’un manteau, qui m’enveloppait -complètement la tête, cependant qu’une poigne de -fer me saisissait les bras et les appliquait contre -mes flancs. Pris à l’improviste, je tentai de crier, -mais l’épais tissu m’étouffait ; par un effort désespéré, -je réussis à émettre un appel indistinct, -mais d’autres mains que celles qui me maintenaient, -assujettirent plus étroitement l’étoffe sur mon -visage. A demi suffoqué, je luttais et me contorsionnais -pour me délivrer. En vain. Je sentis des -mains agiles parcourir tout mon corps, et je compris -que l’on me dépouillait. Puis, comme je résistais -toujours, l’homme qui me tenait par derrière -me donna un croc-en-jambe, et je tombai, sans -qu’il me lâchât, la face contre terre.</p> - -<p>Par bonheur, je tombai sur de la paille ; mais, -bien qu’amorti, le choc me coupa la respiration ; -et, tant par suite de ma chute que grâce au manteau, -qui dans ma nouvelle posture menaçait de -m’étrangler tout à fait, je restai une minute -inerte, et les scélérats en profitèrent pour me -garrotter les poignets et les chevilles. Ainsi ficelé, -je me sentis soulever et emporter à quelque distance, -où l’on me jeta brutalement sur une couche -molle — de foin, m’apprit mon odorat. Puis une -botte de foin s’abattit sur moi, et une seconde, et -d’autres, tant et plus. Je me crus sur le point -d’asphyxier, et fis un effort frénétique pour appeler -au secours. Mais le manteau m’entortillait la tête -à plusieurs tours, et j’eus beau m’évertuer, je -n’aboutis, en fin de compte, qu’à pousser un -grognement sourd, qui se perdit dans les épaisseurs -de l’étoffe.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="c18">CHAPITRE XVIII<br /> -<span class="small">JE FAIS TRISTE FIGURE</span></h2> - - -<p>Je ne luttai pas longtemps. Les efforts que -j’avais faits pour me libérer de mes agresseurs, -et finalement pour appeler au secours, m’avaient -porté le sang à la tête, et tellement épuisé que je -restai anéanti, le cœur oppressé comme si ses -battements allaient me suffoquer, et les poumons -aspirant à l’air libre. Je me voyais en danger -d’asphyxier pour de bon ; mais heureusement, -l’effroi de cette fin, qui une minute plus tôt avait -provoqué mes efforts désespérés, m’inspira alors -le courage suprême de rester immobile, et de me -ressaisir, pour trouver moyen d’avoir de l’air.</p> - -<p>Il était temps. Je brûlais comme feu, et suais -par tous les pores. Néanmoins l’effroyable sensation -d’étouffement s’atténua un peu quand je fus -resté une minute tranquille ; et me tournant la -tête et le buste légèrement de côté, — ce que je -réussis à faire, quoique incapable de me relever, — je -respirai plus librement. Ma situation n’en -restait pas moins affreuse. Sous la pression des -bottes de foin qui m’écrasaient irrémédiablement, -des souffrances nouvelles naquirent bientôt, en -place de celles dont j’étais soulagé. Peu à peu, les -liens de mes poignets me tuméfiaient les chairs, -la garde de mon épée me pénétrait dans le flanc, -je sentais mon échine prête à rompre sous le faix, -mes épaules devenaient horriblement douloureuses. -J’allais mourir ainsi, lentement écrasé, dans le -noir, alors qu’un appel, un seul appel, si j’avais -pu élever la voix, m’eût procuré secours et soulagement.</p> - -<p>Cette idée m’affola si bien que me figurant après -un siècle de cette torture entendre un léger bruit, -comme si l’on remuait dans l’écurie, je cessai de -me contraindre, et me remis à me débattre, m’enfonçant -les liens dans les chairs et en guise d’appels -exhalant des gémissements. Mais cette révolte ne -fit qu’ajouter à ma détresse ; l’individu, s’il existait -en effet, ne m’entendit pas, et le bruit cessa ; ou -du moins s’il persista, le tumulte de mes artères -et le gonflement excessif des veines de mon cou, -me rendirent sourd à ce bruit. Le poids effroyable -que j’avais un instant soulevé retomba. J’y renonçai, -désespéré, et m’abandonnai, quasi pâmé, -hors d’état de penser ou de me souvenir, sans -désir de secours, ni projets d’évasion, totalement -passif.</p> - -<p>Cet état durait depuis quelque temps, lorsqu’un -bruit assez fort pour faire vibrer mes tympans -obnubilés me tira de ma stupeur. Je prêtai l’oreille, -d’abord vaguement. Le bruit se renouvela ; puis, -sans autre avertissement, une douleur aiguë me -transperça le mollet. Je hurlai ; et malgré le manteau -et le foin entassé sur ma tête, qui étouffaient -mon cri, j’en perçus un faible écho. Puis plus rien.</p> - -<p>Hébété comme un homme réveillé en sursaut, -je crus tout d’abord avoir rêvé le cri aussi bien -que la douleur ; et je gémis dans ma détresse. -Mais au même instant je sentis le foin s’agiter -au-dessus de moi : le plus lourd de la masse qui -m’écrasait fut retiré, je perçus des voix et des -appels, je vis une faible lumière, et je compris -que j’étais sauvé. En un clin d’œil on m’eut empoigné -et dégagé, à grand renfort de cris et d’exclamations. -Le manteau fut arraché de ma tête, et -j’aperçus, étourdi et presque ébloui, une demi-douzaine -de figures penchées sur moi et qui m’examinaient.</p> - -<p>— Mais, doux Jésus ! c’est le monsieur qui est -parti ce matin ! s’écria une femme.</p> - -<p>Et, d’étonnement, elle jeta les bras au ciel.</p> - -<p>Je la regardai. C’était la patronne de l’auberge. -J’avais la gorge sèche et parcheminée, les lèvres -gonflées ; mais en m’y reprenant à deux fois, je -réussis à lui dire de me délier.</p> - -<p>Elle obéit, au milieu de nouvelles exclamations -de surprise et d’émerveillement ; puis, comme -j’étais roide et engourdi à ne pouvoir remuer, on -me transporta jusque sur le seuil de l’écurie, où -quelqu’un plaça une escabelle, tandis qu’un autre -m’offrait un verre d’eau. Cette eau et le grand air -me ranimèrent, et au bout de quelques minutes -je pus me tenir debout. Cependant on me pressait -de questions ; mais je restais vertigineux et confondu, -et il me fut tout d’abord impossible de -rassembler mes idées. Mais bientôt un personnage -qui s’approcha d’un air d’importance, en écartant -la foule de rustres et de valets d’écurie qui m’entouraient, -m’aida à recouvrer la parole.</p> - -<p>— Qu’est ceci ? dit-il. Qu’est ceci, monsieur ? -Comment-vous trouvez-vous dans cette écurie ?</p> - -<p>La patronne de l’auberge répondit pour moi -qu’elle l’ignorait ; que l’un des garçons en allant -querir du foin avait piqué sa fourche dans ma -jambe, et m’avait ainsi découvert.</p> - -<p>— Mais qui est-ce ? demanda le nouveau venu -d’un ton impératif.</p> - -<p>C’était un homme grand et maigre, avec une -petite figure chafouine et des yeux inquisiteurs.</p> - -<p>— Je suis le vicomte de Saux, répondis-je.</p> - -<p>— Hein ? fit-il, en traînant le monosyllabe. Et -comment, monsieur le vicomte, si tel est votre -nom, comment diantre vous trouvez-vous dans -cette écurie ?</p> - -<p>— J’ai été volé, soufflai-je.</p> - -<p>— Volé ! répliqua-t-il en reniflant. Allons donc, -monsieur ; il n’y a pas de voleurs dans notre -commune.</p> - -<p>— Pourtant, j’ai bien été volé, répliquai-je, -idiotement.</p> - -<p>Pour toute réponse, avant que je me fusse avisé -de son intention, il plongea la main, sans cérémonie -et sans un mot d’excuse, dans la poche de -mon habit, et en retira une bourse. Il la leva en -l’air à la vue de tous.</p> - -<p>— Volé ? fit-il, d’un ton ironique. J’en doute, -monsieur ; j’en doute !</p> - -<p>Je regardai la bourse avec stupéfaction ; puis -machinalement je portai la main à ma poche, et -en tirai successivement plusieurs objets. Il avait -raison. Je n’avais pas été volé. Tabatière, mouchoir -de poche, ma montre et mes breloques, mon -canif, avec un petit miroir, et un calepin, tout -y était !</p> - -<p>— Maintenant que j’y repense, dit soudain la -bonne femme, il y a dans la maison une paire de -valises : elles doivent appartenir à ce monsieur ! -Je me demandais tout à l’heure à qui elles étaient.</p> - -<p>— Elles sont à moi ! m’écriai-je, retrouvant la -mémoire et la présence d’esprit. Elles sont à moi !… -Mais dites : les dames qui étaient avec moi ? -Elles ne sont pas parties ?</p> - -<p>— Voilà trois heures qu’elles sont en route, répliqua -la femme, en me dévisageant. Et j’aurais juré -que monsieur était avec elles. Mais, à vrai dire, le -jour pointait à peine, et une erreur est bientôt faite.</p> - -<p>Une idée qui eût dû me venir plus tôt, une idée -affreuse, enfonça son dard dans mon cœur. Je plongeai -la main dans la poche intérieure de mon habit, -et la retirai vide. Le brevet, ce brevet dans lequel -je mettais tout mon espoir, avait disparu.</p> - -<p>Je poussai un cri de rage et promenai autour de -moi des yeux égarés.</p> - -<p>— Qu’y a-t-il ? dit l’individu chafouin, en rencontrant -mon regard.</p> - -<p>— Mes papiers ! exclamai-je, quasi grinçant des -dents, à me voir ainsi berné et joué, car je comprenais -enfin tout. Mes papiers !</p> - -<p>— Eh bien quoi, vos papiers ?</p> - -<p>— Ils ont disparu ! On me les a volés !</p> - -<p>— En vérité ? fit-il, d’un ton sec. C’est ce qui -reste à prouver, monsieur.</p> - -<p>Je crus d’abord qu’il voulait dire que je pouvais -me tromper comme je m’étais trompé d’abord ; et -pour plus de sûreté je retournai ma poche.</p> - -<p>— Non, dit-il, plus sec que devant. Je vois bien -qu’ils ne sont pas là. Mais la question, monsieur, -est de savoir s’ils y ont jamais été.</p> - -<p>Je le regardai.</p> - -<p>— Hé oui, fit-il, voilà précisément le hic, monsieur. -Où sont vos papiers ?</p> - -<p>— Je vous répète qu’on me les a volés ! m’écriai-je, -en fureur.</p> - -<p>— Et je vous dis, moi, que cela reste à prouver, -répliqua-t-il. En tant que cela ne sera pas prouvé, -vous ne partirez pas d’ici. Voilà tout, monsieur, -et la chose est simple.</p> - -<p>— Et qui donc, repris-je avec indignation, qui -donc êtes-vous, je voudrais le savoir, monsieur, -vous qui arrêtez les voyageurs sur la grand’route -et leur demandez leurs papiers ?</p> - -<p>— Tout bonnement le président du Comité local, -répondit-il.</p> - -<p>— Et vous imaginez-vous, dis-je, révolté par sa -bêtise, que je me sois lié les mains et étouffé moi-même -sous ce foin, tout exprès ? Exprès pour -passer par votre maudit village ?</p> - -<p>— Je ne suppose rien, monsieur, répondit-il -froidement. Mais nous sommes ici sur la route de -Turin, où M. d’Artois est en train, paraît-il, d’assembler -les mécontents ; et sur celle de Nîmes, où -des personnes malintentionnées arborent la cocarde -rouge. Et sans papiers, personne ne passe.</p> - -<p>— Mais que prétendez-vous faire de moi ? demandai-je, -voyant que les rustres qui béaient -autour de nous le considéraient à l’instar d’un -vrai Salomon.</p> - -<p>— Vous garder, monsieur le vicomte, jusqu’à ce -que vous vous soyez procuré des papiers, répondit-il.</p> - -<p>— Mais, mordieu ! fis-je. Ce n’est pas des plus -commodes, ici. Y a-t-il apparence que quelqu’un -me connaisse ?</p> - -<p>Il haussa les épaules.</p> - -<p>— Sans papiers, trancha-t-il, monsieur ne partira -pas. C’est définitif.</p> - -<p>Et il disait vrai, c’était définitif. En vain, je lui -exposai les faits, et lui demandai si quelqu’un irait -volontairement subir, dans l’unique but de cacher -son manque de papiers, ce que j’avais subi ; en -vain je lui demandai si l’état dans lequel on m’avait -trouvé n’était pas en lui-même une preuve suffisante -du vol ; si on pouvait se lier les mains à -soi-même, et empiler du foin sur sa propre personne. -J’eus beau ajouter que je connaissais mon -voleur ; cette dernière affirmation ne réussit qu’à -empirer les choses.</p> - -<p>— En vérité ? fit-il ironiquement. Eh bien donc, -je vous prie, qui est-ce ?</p> - -<p>— C’est ce bandit de Froment ! Froment de Nîmes !</p> - -<p>— Il n’est pas dans la région.</p> - -<p>— Comment ! je l’ai vu hier ! répliquai-je.</p> - -<p>— En ce cas nous voilà fixés, reprit l’homme du -Comité avec un singulier sourire (et sa petite cour -sourit également). Après cela, nous ne perdrons -certainement pas de vue monsieur le vicomte.</p> - -<p>Il tint parole : lorsque je rentrai dans l’auberge, -pour fuir le froid qui me pénétrait, et que je -m’assis devant l’âtre pour examiner ma situation, -deux des laboureurs m’accompagnèrent ; et quand -je ressortis, pour jeter un regard mélancolique -vers le haut et vers le bas de la route, j’en trouvai -deux autres à mes côtés, comme par enchantement. -Quelque part que j’allasse, il ne pouvait manquer -d’en surgir un, et si je m’écartais trop de la maison, -ils me touchaient le bras et d’un ton rogue m’ordonnaient -de revenir. Le mont Aigoual lui-même, -qui élevait sa cime nue, sévère et glacée, par-dessus -la vallée, n’était pas plus ferme que leur vigilance, -ou plus immuable.</p> - -<p>Mon agitation s’en accrut, et je tombai momentanément -dans un état voisin de la folie. Joué -par M<sup>me</sup> de Saint-Alais, volé par Froment, — qui, -j’en étais sûr, avait pris ma place, et à -cette heure roulait tout à son aise entre Sumène -et Ganges avec mon brevet dans sa poche, — j’arpentais -la route, cette route qui était ma -prison, dans une fièvre de rage et de tristesse. -L’ingratitude de la marquise, ma propre confiance, -l’ineptie des villageois, me révoltaient à tour de -rôle ; mais je détestais plus encore, peut-être, -l’inaction à laquelle je me trouvais condamné. Je -venais d’échapper à un danger mortel, et j’aurais -dû m’en féliciter ; mais personne ne se résigne à -être dupe. Et successivement, un jour, puis deux, -puis trois, s’écoulèrent : il gela et dégela, il neigea -et il fit beau ; et toujours, cependant que la voiture -filait sur la route de Nîmes, emportant ma -promise de plus en plus loin de moi, je restai -prisonnier dans ce misérable hameau. Je pris en -horreur l’infâme auberge, dans laquelle je battais -la semelle durant les heures froides, la route -boueuse qui passait devant, la piteuse rangée de -taudis qu’ils appelaient le village. Tout le jour, -et où que j’allasse au dehors, les rustres se faisaient -un jeu de me harceler et de me tarabuster ; -chaque soir le Comité venait m’interroger. Une -maison dans un sens, une maison dans l’autre, -étaient mes frontières, tandis que le monde s’agitait -par delà les montagnes, et que la France -trépidait ; et je ne pouvais savoir ce qui se brassait -en vue de m’aliéner le cœur de Denise. On ne -s’étonnera pas si je côtoyai la folie.</p> - -<p>J’avais laissé mon cheval à Millau, et l’aubergiste -avait projeté de me l’expédier à Ganges au bout -d’une couple de jours, par les soins d’une connaissance, -qui devait passer par là. Je l’attendais donc -à toute heure, et mon seul espoir était que son -convoyeur fût à même de m’identifier, car une -cinquantaine d’habitants de Millau avaient vu ou -entendu lire mon brevet. Mais le cheval n’arrivait -pas, ni personne de Millau, et la crainte que la -mise en liberté des deux dames n’y eût causé du -trouble, diminuait encore mon courage. Il m’eût -été difficile de communiquer avec Cahors, et le -Comité, dans son indépendance et son obstination -rustiques, refusait aussi bien de me laisser aller -que de me faire conduire à Nîmes, où mon identité -serait reconnue. Ce fut en vain que je les pressai.</p> - -<p>— Non, non, répondit l’homme à la mine chafouine, -la première fois que je lui posai la question. -Il passera bien quelqu’un dont vous êtes connu. -Prenez seulement patience.</p> - -<p>— Monsieur le vicomte doit être connu de beaucoup -de monde, interrompit la femme de la -maison.</p> - -<p>Et elle me regarda, les bras enroulés dans son -tablier et la tête penchée sur le côté.</p> - -<p>— C’est évident ! c’est évident ! acquiesçait la -foule, et, tout en se grattant les mollets, les membres -du Comité lui emboîtèrent le pas, et me -considérèrent avec satisfaction, comme un objet -qui leur faisait beaucoup d’honneur.</p> - -<p>Cette stupide vanité m’exaspérait ; mais à quoi -bon ?</p> - -<p>— Après tout vous êtes fort bien ici, disait -le premier interlocuteur, en haussant les épaules. -Vous êtes à merveille ici.</p> - -<p>— Vous êtes toujours mieux que sous le foin ! -ne manquait pas de répondre l’homme qui m’avait -piqué la jambe.</p> - -<p>Et là-dessus — car c’était la plaisanterie quotidienne — un -rire général s’élevait, et m’exhortant -une dernière fois à la patience, le Comité se retirait.</p> - -<p>Parfois l’entretien dans la cuisine prenait un -tour plus sévère et périlleux : l’un après l’autre -chacun de mes geôliers rappelait pour mon édification -les vieilles histoires des dragonnades, de -Villars et de Berwick, histoires à glacer le sang -dans les veines, d’atroces cruautés infligées et -subies, de rudes montagnards et de vaillantes -femmes qui affrontèrent les pires châtiments des -rois, pour la cause qu’ils avaient embrassée ; -histoires d’une grande cause, abattue mais non -détruite, de tout un peuple traîné dans la poussière -et le sang, mais toujours debout et redevenu fort.</p> - -<p>— Et croyez-vous qu’après ceci, exclamait -avec des prunelles flamboyantes le narrateur de -ce drame auquel ses grands-parents avaient pris -part, croyez-vous qu’après ceci nous allons -rester en dehors de cette affaire ? Croyez-vous, -monsieur, qu’à cette heure où, après tant d’années, -la vengeance est à notre portée et où nos persécuteurs -chancellent, croyez-vous que nous allons -rester là sans bouger, à les voir se raffermir ? -Évêques et capitaines, chanoines et cardinaux, -où sont-ils à cette heure ? Où sont les terres qu’ils -nous ont volées ? Ils les ont perdues ! Où sont les -dîmes qu’ils nous prenaient avec notre sang ? On -les à reprises ! Où est saint Étienne, dont ils -persécutèrent le père ? Il a le pied sur leur tête ! -Et après ceci, croyez-vous qu’avec toutes leurs -processions, leurs idoles et leurs saints-sacrements, -ils viendront nous défier et nous imposer de nouveau -leur loi ? Non, monsieur, non ; et mille fois non !</p> - -<p>— Mais il n’est pas question de cela ! dis-je -timidement.</p> - -<p>— Il n’en est que trop question, me fut-il répliqué -sévèrement. Dans Nîmes et Montauban, à -Arles, en Avignon ! Nous autres habitants de la -montagne avons vu trop souvent la tempête -s’amonceler dans les plaines pour nous y tromper. -Ces prêches et ces processions et ces vierges pleureuses, -ces prières de réparations… savez-vous ce -que cela présage, monsieur ? Du sang ! du sang ! -et encore du sang ! Il en a été ainsi vingt fois, il -en sera de même aujourd’hui. Mais cette fois-ci -le sang ne sera pas versé que d’un seul côté !</p> - -<p>Ces discours me donnaient à réfléchir. Je m’apercevais -que la signification des mots différait -selon la bouche qui les prononçait, et que la même -Révolution qui s’opérait aisément et sans heurts -dans le nord pourrait bien dans le sud mettre tout -à feu et à sang. En Quercy nous avions perdu -quatre ou cinq châteaux, une poignée d’existences, -et pour quelques heures la populace s’était déchaînée, -le tout sans grand enthousiasme. Ici, -au contraire, je me figurais être sur le bord d’un -énorme creuset sous lequel couvaient encore les -feux de la persécution ; je sentais sur ma joue le -souffle ardent de la passion, je voyais sous les -scories à peine refroidies la lave des vieilles inimitiés -bouillonner à nouveau d’ambitions plus -âpres, et les anciennes factions se rallumer au -souffle de nouveaux fanatismes. Après avoir entendu -Froment, j’entendais ses adversaires ; il ne -me restait plus qu’à savoir de quelles forces disposait -le premier.</p> - -<p>Néanmoins ce genre de pronostics n’apportait -guère de soulagement à ma réclusion. Je passai la -plus grande partie d’une quinzaine à me ronger -d’impatience. La femme de l’auberge était enchantée -de m’avoir comme pensionnaire ; car je -payais, et les clients étaient rares. Le Comité, lui, -tirait gloire de moi, car je représentais un vivant -et ambulant témoignage de son pouvoir, et de -l’importance du village. Mais quand à cette situation -pénible et grotesque vint s’ajouter l’angoisse -que les nouvelles de Nîmes m’inspirèrent au sujet -de Denise, je n’y tins plus, et résolus de m’évader -coûte que coûte.</p> - -<p>Le fait que je n’avais pas de cheval, et la quasi-certitude -d’être arrêté à Sumène ou à Ganges, -m’avaient jusqu’alors détourné de ce projet ; mais -la détention m’était enfin devenue intolérable, et -après avoir supputé toutes les chances, je décidai -de fuir dans la soirée, au coucher du soleil, et de -gagner Millau à pied. Les villageois, sachant que -je me rendais à Nîmes, ne manqueraient pas de -me poursuivre dans cette direction, et même si -une partie prenait l’autre route, j’avais beaucoup -de chances de leur échapper à la faveur de l’obscurité. -Je comptais atteindre Millau peu après le -lever de l’aurore, et là, si le maire était toujours -bien disposé envers moi, je pouvais récupérer mon -cheval, et, pourvu d’un sauf-conduit, gagner Nîmes -par le même chemin ou par un autre.</p> - -<p>Ce plan paraissait réalisable, et dès ce soir-là, le -hasard me favorisa. L’homme qui devait me tenir -compagnie se renversa sur le pied une marmite -d’eau bouillante, et sans plus s’occuper de moi ni -de son devoir, il retourna chez lui en se lamentant. -Une minute plus tard, la femme de l’auberge fut -appelée au dehors par un voisin, et à l’heure précise -que j’aurais moi-même désignée, je me trouvai -seul. Mais je n’avais pas une minute à perdre. -Incontinent, je mis mon manteau, et prenant mes -pistolets sur la tablette où on les avait déposés, je -me munis de quelques vivres et m’éclipsai par la -cour de l’auberge. Un chien y avait sa niche, mais -il me connaissait, et à ma vue il agita la queue. -En deux minutes, après avoir longé précautionneusement -les derrières des maisons, je rejoignis la -route de Millau, où je me trouvai libre et solitaire.</p> - -<p>La nuit était tombée mais il ne faisait pas -encore tout à fait noir ; et redoutant tous les -yeux, je pris ma course, tour à tour sondant inquiètement -le crépuscule devant moi, ou guettant -par derrière l’approche d’une poursuite. Durant -quelques minutes cette crainte m’absorba tout -entier ; mais enfin la seule lumière tremblotante -qui décelait le village disparut, la nuit et le silence -infini des montagnes se refermèrent sur moi, et -une sensation de solitude, accablante, s’empara de -moi. Denise était à Nîmes, et je me dirigeais du -côté opposé ; quels accidents ne pouvaient se produire, -susceptibles d’ajourner mon retour ? En -attendant elle restait à la merci de sa mère et de -ses frères, et toutes les traditions de sa famille, -tous les préjugés de la virginité et de son éducation -se liguaient contre mes désirs. Ne mettrait-on -à profit cet imbroglio pour disposer de sa main ? -Ou, sans aller jusque-là, quel ne pouvait être le -sort d’une jeune fille, dans cette cité de factions, -dans cette lutte farouche que les paysans m’avaient -fait prévoir ?</p> - -<p>Aiguillonné par ces pensées, je me hâtais fébrilement, -et j’avais fait peut-être une lieue, quand -le bruit sec d’un fer de cheval heurtant une pierre, -frappa mon oreille. Comme ce bruit venait de -devant, je me jetai sur le côté de la route et me -tapis afin de laisser passer le voyageur. Je crus -distinguer le pas de trois chevaux, mais quand -la silhouette vague des cavaliers m’apparut, ils -étaient seulement deux.</p> - -<p>Il est probable que je me soulevai un peu trop -pour mieux voir. En tout cas, je n’avais pas -compté avec les chevaux, dont le plus proche, en -passant devant moi, fit un écart soudain. La brusquerie -de ce mouvement faillit démonter le cavalier, -mais en un clin d’œil celui-ci maîtrisa sa -monture, et sans me laisser le temps de me reconnaître, -la poussa dans ma direction. Je n’osai -bouger, crainte de trahir ma présence, mais la -précaution fut vaine, car déjà le cavalier avait -distingué ma silhouette.</p> - -<p>— Holà ! cria-t-il. Qui êtes-vous, qui vous embusquez -afin de faire rompre le cou aux gens ? -Parlez, ou sinon…</p> - -<p>Mais j’empoignai sa bride.</p> - -<p>— M. de Géol ! m’écriai-je, le cœur battant à me -rompre la poitrine.</p> - -<p>— Arrière ! cria-t-il, en m’examinant, car il ne -reconnaissait pas ma voix. Qui êtes-vous ? qui est -là ?</p> - -<p>— C’est moi, moi M. de Saux, répondis-je avec -cordialité.</p> - -<p>— Hé quoi, l’ami, exclama-t-il du ton de la -plus grande surprise, je vous croyais à Nîmes -depuis plus de dix jours ! Nous avons votre cheval -avec nous.</p> - -<p>— Avec vous ? Mon cheval !</p> - -<p>— Hé oui. Votre bon ami que voici le mène -depuis Millau. Mais qu’êtes-vous devenu tout ce -temps ? Et que faites-vous ici ? reprit-il avec méfiance.</p> - -<p>— J’ai perdu mon passeport. Il m’a été volé par -Froment.</p> - -<p>Il siffla.</p> - -<p>— Et à Villeraugues on m’a arrêté, continuai-je. -Je suis resté là depuis.</p> - -<p>— Ah ! ah ! dit-il sèchement. Cela vous apprendra -à voyager en mauvaise compagnie, monsieur le -vicomte. Et ce soir je suppose que vous étiez…</p> - -<p>— En train de prendre la poudre d’escampette, -répliquai-je tout franc. Mais vous-même… je vous -croyais passé depuis longtemps.</p> - -<p>— Non, dit-il. J’ai été retenu. Mais puisque nous -nous sommes trouvés, je vous conseille de monter -à cheval et de revenir avec moi.</p> - -<p>— Je ne demande pas mieux, fis-je vivement. -Et vous pourrez leur dire qui je suis.</p> - -<p>— Moi ? répliqua-t-il. Pas du tout. Je ne sais -pas qui vous êtes en réalité. Je sais seulement que -vous m’avez dit être M. de Saux.</p> - -<p>Je tombai de mon haut, et restai un moment à -le considérer dans les ténèbres. Mais ce moment -fut bref, car une voix sortit de ces ténèbres :</p> - -<p>— N’ayez crainte, monsieur le vicomte, je répondrai -pour vous.</p> - -<p>Je sursautai.</p> - -<p>— Palsambleu ! m’écriai-je, frémissant. Qui a -parlé ?</p> - -<p>— Moi, Buton. C’est moi qui ai votre cheval, -monsieur le vicomte.</p> - -<p>C’était en effet, Buton, le forgeron ; le capitaine -Buton, du Comité.</p> - -<hr /> - - -<p>Cette rencontre mit une fin provisoire à mes -tribulations. Quand nous arrivâmes dans le village, -au bout de dix minutes, le Comité, médusé par -les sauf-conduits dont Buton était porteur, admit -aussitôt ses explications, et n’opposa aucune entrave -à mon départ. Et douze heures après, les -trois personnages réunis par ce singulier hasard -traversaient Sumène. Nous couchâmes à Sauve, -et bientôt laissant derrière nous l’hiver prolongé -des montagnes, avec son froid et sa neige, nous -commençâmes à descendre sous le soleil le versant -occidental de la vallée du Rhône. Tout le jour -nous chevauchâmes dans une atmosphère balsamique, -entre des champs, des jardins en fleur et -des bois d’oliviers : la poussière blanche, les maisons -blanches, les rochers blancs, témoignaient du -Midi. Un peu avant le coucher du soleil nous -arrivions en vue de Nîmes, et saluions la fin d’un -voyage qui, pour ma part, avait été accidenté.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="c19">CHAPITRE XIX<br /> -<span class="small">A NÎMES</span></h2> - - -<p>On croira sans peine que je contemplai la ville -avec une émotion peu ordinaire. J’en avais entendu -assez à Villeraugues — sans parler des détails -ajoutés en cours de route par M. de Géol — pour -me convaincre que c’était ici et non dans le nord, -ici dans le Gard et les Bouches-du-Rhône, parmi -les champs d’oliviers et la poussière blanche du -Midi, et non parmi les champs de blé et les pâturages -du nord, que le sort de la nation allait se -jouer. Ce n’était pas à Paris, où les gens voulaient -et ne voulaient pas, où Mirabeau et La Fayette, -par crainte du peuple, faisaient un jour un pas -vers le roi, et le lendemain, par crainte qu’une -fois rétabli sur son trône il ne vînt à sévir, retournaient -en arrière, ce n’était pas là-haut, que -la Révolution pouvait être arrêtée, mais bien ici ! -Ici, où l’ardente imagination des Provençaux -voyait encore quelque chose de saint dans les -choses naguère vénérées, ici où la faction rattachait -les hommes à la foi.</p> - -<p>Jusqu’à présent le flot révolutionnaire n’avait -pas rencontré d’opposition sérieuse. Les obstacles -qui semblaient les plus forts, le roi, la noblesse, -s’étaient écroulés et effondrés devant elle, presque -sans résistance ; restait à voir si le troisième et -dernier des pouvoirs dirigeants, l’Église, se comporterait -mieux. Certes, si Froment disait vrai, -si la foi devait s’opposer à la foi, et le fanatisme -à un autre fanatisme, c’était bien ici, dans cette -vallée du Rhône, où l’Église maintenait encore son -autorité, que se trouvaient les matériaux les plus -propices aux desseins de l’enthousiaste. Dans cette -hypothèse — et tout en l’examinant, je promenai -un long regard méditatif sur la ville et l’indéfinie -plaine basse qui s’étalait au delà, baignée dans les -feux du couchant — dans cette hypothèse, c’était -d’ici que peut-être jaillirait la flamme destinée à -embraser la France. D’ici pouvait partir du jour -au lendemain une conflagration aussi vaste que le -pays ; une conflagration qui, se propageant avec -une fureur croissante, gagnerait la Vendée, la Bretagne, -les côtes du nord, et sous peu environnerait -Paris de son cercle de feu.</p> - -<p>Mais l’incendie s’allumerait-il ? Dans ce doute, -je contemplai de nouveau, avec une curiosité avide, -cette cité de laquelle on attendait tant. Sa multitude -de terrasses et de maisons blanches occupait -la pente douce qui joint à la plaine du Rhône les -derniers contreforts des Cévennes. Au nord, dans -les faubourgs, s’élevaient trois collines : celle du -milieu portait une tour, la plus orientale allongeait -son ombre démesurée vers le fleuve lointain, -et sur leurs pentes à toutes trois, vers l’est et le -sud, la ville s’étageait. A mesure que nous en -approchions, cet amphithéâtre, comme les routes -convergentes, et la plaine aux verdures printanières, -et les grandes manufactures qui çà et là -s’élevaient dans les faubourgs, tout semblait -bourdonner d’activité, d’une foule d’allants et -venants, isolés ou par groupes, qui s’en allaient -hors des murs à leurs plaisirs, ou couraient à -leurs affaires.</p> - -<p>Tous sans exception, je le remarquai, portaient -un insigne quelconque : soit la cocarde tricolore, -soit, plus souvent, une rosette rouge, un flot de -rubans rouges, une cocarde rouge, et à l’aspect -de ces emblèmes mes compagnons se rembrunirent -à vue d’œil. Un autre détail caractéristique, le -tintement de nombreuses cloches qui appelaient -aux vêpres les fidèles — et dont les sons me parurent -harmonieux dans l’air du soir — était aussi -peu de leur goût. Elles tintèrent plus nombreuses, -accélérant leur rythme ; et il en résulta qu’insensiblement -je finis par rester en arrière. Lorsque nous -arrivâmes dans les rues, la circulation plus nombreuse, -et l’attention avec laquelle je regardais -autour de moi, accrurent la distance qui nous séparait ; -et bientôt, un long défilé de charrettes venant -à passer, suivi d’une compagnie de gardes nationaux, -je me trouvai chevauchant seul, à cent pas -derrière eux.</p> - -<p>Je ne le regrettai point. La nouveauté du spectacle, -cette foule de visages renouvelés continuellement, -le patois méridional, le mouvant défilé de -soldats, de paysans, de filles, me divertissaient. Je -le regrettai moins encore quand par hasard un -objet, que je m’attendais plus ou moins à voir -depuis mon arrivée dans Nîmes, se matérialisa, -là, dans cette rue sinueuse, et me sauta, pour ainsi -dire, aux yeux. En passant sous les barreaux d’une -fenêtre peu élevée au-dessus du sol, j’entrevis une -main blanche qui agitait un mouchoir : vision -instantanée, mais le geste suffit à m’évoquer Denise ! -Quand je tirai sur ma bride, le mouchoir -avait déjà disparu, la fenêtre était déserte, autour -de moi la foule bavarde allait son chemin.</p> - -<p>Machinalement j’arrêtai mon cheval et regardai -à la ronde, le cœur palpitant. Je ne vis proche de -moi personne à qui le signal pût être destiné ; et -pourtant, la chose me paraissait bizarre. Je ne -pouvais admettre une telle bonne fortune, pas plus -que d’avoir si tôt retrouvé Denise. Cependant, -comme mon regard incertain se dirigeait à nouveau -vers la fenêtre, le mouchoir y flotta encore -un instant. Cette fois le signal s’adressait à moi si -indéniablement qu’au mépris de toute prudence, -je poussai mon cheval à travers la foule jusqu’à -la porte, et sautant à bas précipitamment, jetai -la bride à un gamin qui se trouvait là. Je n’osai -lui demander qui habitait la maison ; et embrassant -d’un coup d’œil la morne façade blanche, la -rangée de fenêtres grillées qui couraient sous le -balcon, je m’en remis à la fortune, et heurtai.</p> - -<p>A l’instant la porte s’ouvrit, et un laquais parut. -Je n’avais pas réfléchi à ce que je lui dirais, et je -restai d’abord à l’examiner stupidement. Puis, à -tout hasard, sous le coup de la nécessité, je lui -demandai si madame recevait.</p> - -<p>Il me répondit très poliment que oui, et tirant -la porte, s’effaça devant moi.</p> - -<p>J’entrai, ahuri d’étonnement ; et celui-ci ne fit -que s’accroître quand après avoir traversé un vestibule -spacieux, dallé de marbre noir et blanc, et -m’être laissé guider jusqu’au haut de l’escalier, je -m’aperçus que tout ce qui m’entourait, depuis la -sobre livrée du laquais jusqu’aux moulures du -plafond, portait le cachet de l’élégance la plus -raffinée. Des piédouches, portant des bustes de -marbre, occupaient les angles de l’escalier ; trois -orangers en caisses garnissaient le vestibule ; et -des fragments antiques ornaient les murs. Toutefois -je n’y pus jeter qu’un coup d’œil : très vite -j’arrivai au haut de l’escalier, et l’homme m’ouvrit -une porte.</p> - -<p>Je pénétrai dans la pièce, les yeux avides : un -songe, un impossible songe, prit possession de moi -pour un instant, et me fit espérer que Denise — non -plus M<sup>lle</sup> de Saint-Alais, mais Denise, la jeune -fille qui m’aimait et avec qui je n’avais jamais -été seul — serait là pour me recevoir. A sa place, -une étrangère se leva posément d’un fauteuil placé -dans la baie d’une fenêtre, et, après une courte -hésitation, s’avança à ma rencontre. Cette inconnue, -grande, l’air sérieux et très belle, m’examinait -curieusement de ses yeux noirs, tandis qu’un -peu de rose montait à ses fines joues olivâtres.</p> - -<p>A la vue de cette étrangère, je me mis à balbutier -des excuses pour mon intrusion. Elle me fit -la révérence.</p> - -<p>— Monsieur n’a pas à s’excuser, dit-elle, aimablement. -Il était attendu, et le repas est servi. Si -vous voulez bien suivre Gervais, il va vous mener -à une chambre où vous pourrez vous nettoyer de -la poussière du voyage.</p> - -<p>— Mais, madame, fis-je, encore hésitant. Je -crains d’abuser…</p> - -<p>Elle secoua la tête d’un air mutin.</p> - -<p>— Je vous en prie, dit-elle, en agitant sa main -vers la porte.</p> - -<p>— Mais mon cheval, dis-je, immobile d’ahurissement, -je l’ai laissé sur la rue.</p> - -<p>— On en prendra soin. Veuillez me faire le -plaisir…</p> - -<p>Et elle me montra la porte d’un petit geste -impérieux.</p> - -<p>Je sortis complètement abasourdi. L’homme qui -m’avait conduit à l’étage m’attendait. Par un -corridor large et spacieux, il me conduisit à une -chambre à coucher, où je trouvai tout le nécessaire -pour rafraîchir ma toilette. Il prit mon habit -et mon chapeau, et s’occupa de moi avec la dextérité -d’un valet de chambre consommé. Dans -mon ahurissement, je le laissai faire. Mais lorsque, -revenu un peu de mon trouble, j’ouvris la bouche -pour lui poser une question, il me pria de l’excuser : -madame m’expliquerait.</p> - -<p>— Madame…? fis-je.</p> - -<p>Et mon regard interrogatif attendait qu’il remplît -la lacune.</p> - -<p>— Oui, monsieur, madame vous expliquera, -répondit-il, sans broncher.</p> - -<p>Puis, voyant que j’étais prêt, il me reconduisit, -non plus à la chambre que je venais de quitter, -mais à une autre.</p> - -<p>Je crus rêver, en y entrant ; car je ne doutais -pas que l’énigme dût m’y être expliquée. Mais je -ne trouvai personne. La pièce était spacieuse, et -parquetée, avec trois hautes fenêtres étroites, dont -l’une, entr’ouverte, donnait accès aux bruits de la -rue. Un petit feu de bois brûlait dans une vaste -cheminée à colonnes de marbre sculpté ; et dans -un coin de la pièce se trouvaient un clavecin, une -harpe et un pupitre à musique. Plus près du feu, -une petite table ronde, coquettement dressée et -éclairée par des bougies disposées dans de vieux -candélabres d’argent, formait un tableau enchanteur : -devant cette table la dame était assise.</p> - -<p>— Avez-vous froid ? dit-elle, en m’accueillant -d’un air plein d’affabilité.</p> - -<p>— Non, madame, je vous remercie.</p> - -<p>— En ce cas, nous pouvons nous mettre à table -immédiatement, reprit-elle.</p> - -<p>Et elle me désigna ma place.</p> - -<p>En m’y installant, je découvris avec ébahissement -qu’il n’y avait que deux couverts. La dame -s’aperçut de mon trouble, elle rougit légèrement, -et ses lèvres se contractèrent comme si elle refrénait -un sourire. Mais elle ne dit mot. Quant à -concevoir d’elle une opinion peu flatteuse, ce me -fut dès l’abord interdit, aussi bien par l’aisance -tranquille de ses manières, que par l’aspect de son -appartement, le luxe et l’opulence déployés autour -d’elle, et la respectabilité même du maître d’hôtel -qui nous servait.</p> - -<p>— Avez-vous fait une longue traite aujourd’hui ? -interrogea-t-elle, tout en morcelant un petit pain -avec des doigts qui ne me parurent pas exempts -de nervosité, et tour à tour baissant les yeux vers -la table et les relevant vers moi d’une façon presque -suppliante.</p> - -<p>— Je suis venu de Sauve, madame, répondis-je.</p> - -<p>— Tiens ! Et vous vous proposez d’aller ?</p> - -<p>— Je ne vais pas plus loin.</p> - -<p>— Je suis heureuse de l’apprendre, fit-elle, avec -un charmant sourire. Vous ne connaissez pas Nîmes ?</p> - -<p>— Je ne la connaissais pas. Mais j’ai l’impression -qu’il n’en est plus de même à cette heure.</p> - -<p>— Vous êtes trop aimable, dit-elle, en fixant -mon regard sans la moindre gêne. Afin de vous -mettre plus à l’aise, je m’en vais vous dire mon -nom. Le vôtre, je ne vous le demande pas.</p> - -<p>— Vous l’ignorez donc ? m’écriai-je.</p> - -<p>— Mais oui ! fit-elle, en riant.</p> - -<p>Et ce rire me révéla son extrême jeunesse. -Elle était encore presque une petite fille.</p> - -<p>— Mais bien entendu, vous pouvez me le dire si -cela vous amuse, conclut-elle, avec détachement.</p> - -<p>— Alors, madame, j’aurai ce plaisir, répondis-je -galamment. Je suis le vicomte de Saux, de Saux -près Cahors, et tout à votre service.</p> - -<p>Elle resta la main en l’air, et me dévisagea une -minute avec un ébahissement véritable. Je crus -même lire dans ses yeux un peu d’effroi. Puis elle -reprit :</p> - -<p>— De Saux près Cahors ?</p> - -<p>— Oui, madame. Et je suis amené à craindre, -ajoutai-je, voyant l’effet produit par mes paroles, -que l’on m’ait pris ici pour un autre.</p> - -<p>— Pas du tout ! fit-elle.</p> - -<p>Puis, donnant libre cours à ses sentiments, elle -rit et battit des mains.</p> - -<p>— Non, monsieur, cria-t-elle joyeusement, il n’y -a aucune erreur, je vous l’assure. Au contraire, -maintenant que je sais qui vous êtes, je veux -boire à votre santé. Alphonse ! emplissez le verre -de M. le vicomte, reprit-elle, il faut que vous -buviez avec moi, à la santé…</p> - -<p>Elle s’arrêta, et me regarda malicieusement.</p> - -<p>— Je vous écoute, madame, dis-je, en m’inclinant.</p> - -<p>— De la belle Denise ! acheva-t-elle.</p> - -<p>Ce fut mon tour de sursauter et de rester béant, -aussi confus que surpris. Mais elle n’en fit que -rire de plus belle, et, battant des mains avec un -laisser-aller puéril, elle m’ordonna :</p> - -<p>— Buvez, monsieur, buvez !</p> - -<p>Je lui obéis, tout en rougissant sous son regard.</p> - -<p>— Voilà qui est parfait, dit-elle, quand j’eus reposé -le verre. Maintenant, monsieur, je vais pouvoir, -à qui de droit, rapporter que vous n’êtes pas félon.</p> - -<p>— Mais, madame, fis-je, d’où connaissez-vous ce -qui de droit ?</p> - -<p>— D’où je le connais ? reprit-elle avec ingénuité. -Ah ! voilà la question !</p> - -<p>Elle s’abstint d’y répondre ; mais je m’aperçus -que dès lors elle prit avec moi un ton nouveau. -Elle se départit grandement de la réserve qu’elle -avait gardée jusque-là, et se mit à déverser sur -moi un feu roulant de spirituel badinage et d’aimables -épigrammes, contre quoi j’avais peine à -me défendre, car elle avait l’avantage d’en savoir -plus que moi. Une telle passe d’armes avec une -aussi jolie adversaire ne manquait pas d’attraits, -d’autant que Denise et mes relations avec elle -formaient les sujets principaux de ses railleries ; -pourtant je ne fus pas fâché lorsqu’une horloge, en -sonnant huit heures, produisit en elle un brusque -silence et une modification aussi grande que la -première. Son visage s’assombrit, elle soupira, et -resta à regarder devant elle avec gravité. J’osai -lui demander si quelque chose la tracassait.</p> - -<p>— En effet, monsieur, répondit-elle. Je dois -maintenant vous mettre à l’épreuve ; et vous -pourriez y succomber.</p> - -<p>— Que désirez-vous que je fasse ?</p> - -<p>— Je désire que vous m’escortiez, répondit-elle, -pour aller à un certain endroit et en revenir.</p> - -<p>— Je suis prêt, m’écriai-je, en me levant avec -empressement. C’est dans le cas contraire que je -serais félon. Mais il me semble, madame, que vous -alliez vous nommer.</p> - -<p>— Je suis M<sup>me</sup> Catinot, répondit-elle.</p> - -<p>Et je ne sais ce qu’elle lut sur mon visage, car -elle ajouta, en rougissant très fort :</p> - -<p>— Je suis veuve. Mais vous n’en êtes pas plus -avancé.</p> - -<p>— Je n’en reste pas moins à votre service, -madame.</p> - -<p>— Soit, monsieur de Saux, reprit-elle simplement. -Si vous voulez bien aller m’attendre dans le vestibule, -je vous y retrouverai tout de suite.</p> - -<p>Je lui ouvris la porte, et elle sortit ; après quoi, -songeur et intrigué au delà de toute expression -par la singularité de l’aventure, j’arpentai la chambre -une minute, et me décidai enfin à la suivre. -A la lumière d’une lampe suspendue éclairant le -vestibule, je la vis qui m’attendait au pied de -l’escalier ; ses cheveux disparaissaient sous un -bonnet de guipure noire, et sa robe sous une mante -également sombre. L’homme qui m’avait reçu me -tendit en silence mon manteau et mon couvre-chef ; -et sans une parole M<sup>me</sup> Catinot me précéda -le long d’un corridor.</p> - -<p>Au-dessus d’une porte située à l’extrémité du -corridor se trouvait une seconde lumière. Elle -éclaira mon chapeau, que précisément j’allais mettre -sur ma tête, et je m’arrêtai, stupéfait. Une petite -cocarde rouge remplaçait la rosette tricolore -que j’y portais d’habitude.</p> - -<p>N’entendant plus mes pas la dame se retourna, -et vit de quoi il s’agissait. Elle me posa sa main -sur le bras ; et cette main tremblait.</p> - -<p>— Pour une heure, monsieur ; rien que pour une -heure, me souffla-t-elle dans l’oreille. Donnez-moi -votre bras.</p> - -<p>Passablement troublé, et commençant à flairer -de dangereuses complications, je mis mon chapeau -et lui offris le bras. Presque aussitôt nous débouchâmes -à l’air libre, dans une venelle sombre et -resserrée entre de hautes murailles. Mon guide -tourna tout de suite à gauche, et nous parcourûmes -en silence à peu près cent cinquante pas, qui nous -amenèrent devant une arcade surbaissée, à gauche -également, et par où s’échappait de la lumière. -La dame m’y engagea, d’une légère pression ; nous -dépassâmes l’arcade, puis au delà un porche étroit ; -et tout aussitôt j’eus la stupéfaction de me trouver -dans une église, à moitié remplie d’une assistance -muette.</p> - -<p>La dame m’ordonna le silence en posant un -doigt sur ses lèvres, et je la suivis dans l’ombre -de l’un des bas-côtés. Quand nous fûmes arrivés -à une chaise vacante derrière une colonne, elle -me fit signe de rester contre celle-ci, et elle-même -s’agenouilla.</p> - -<p>Me trouvant libre de jeter un coup d’œil sur la -scène, et d’en tirer mes conclusions, je regardai -autour de moi, croyant rêver. Le vaisseau de l’église, -éclairé à peine, était encore assombri par les -mantes et les voiles noirs de la foule agenouillée -qui emplissait la nef et s’augmentait à chaque -instant. Les hommes pour la plupart restaient debout -auprès des colonnes, ou au fond de l’église ; -et de ces endroits-là, s’élevait par intervalle un -murmure bas et grave, l’unique son qui rompît le -lourd silence. Une veilleuse rouge allumée devant -l’autel posait sur l’ensemble une touche de couleur -sinistre.</p> - -<p>Je ne tardai guère à m’apercevoir que le silence, -et la foule, et la vastitude béante au-dessus de -nous, m’oppressaient de plus en plus ; et mon -cœur se mit à battre précipitamment dans l’attente -de l’inconnu. Cette sensation me devenait -quasi intolérable, lorsque enfin, d’auprès de l’autel -monta dans le silence, en lugubres accords, la lamentation -rythmique du psaume <i lang="la" xml:lang="la">Miserere Domine !</i></p> - -<p>Avec une solennité prodigieuse, ses modulations -emplissaient les ténèbres, par-dessus les têtes de -la multitude agenouillée qui semblait tour à tour -apparaître et se résorber, selon la palpitation des -lumières, dans cette noirceur du vide et dans cette -harmonie plaintive. A mesure que les accents de -la prière, devenus des sanglots, refluaient au long -des bas-côtés, faisant vibrer les cœurs angoissés -des fidèles, une invisible main serrait les gorges, -les yeux se brouillaient, les têtes de ces hommes -robustes s’abaissaient davantage, et les mains viriles -frémissaient. <i lang="la" xml:lang="la">Miserere Deus ! Miserere Domine !</i></p> - -<p>Cette scène douloureuse prit fin. Le psaume -s’éteignit, et dans les ténèbres à nouveau mornes -et muettes la clarté d’un cierge, avivée soudain, -révéla une figure pâle et dont les prunelles ardentes -fixaient non pas la foule obscure, mais -l’espace vide des voûtes, où d’affreux mascarons -grimaçaient vaguement… Et le prédicateur se mit -à prêcher.</p> - -<p>Sur un ton modéré, tout d’abord, et à peine ému, -il dit les voies de Dieu vis-à-vis de ses créatures, -l’infinité du passé et la petitesse du présent, l’Omnipotence -devant qui le temps et l’espace et les -hommes ne sont que néant ; la certitude que tout -se réalise ainsi que Dieu, le Très-Haut, l’Éternel, -l’Infini, l’a décrété. Puis, enflant la voix, il parla -de l’Église, agent de Dieu sur la terre, et de l’œuvre -qu’elle a accompli dans les siècles passés, convertissant, -protégeant les faibles, leur donnant asile, -domptant les forts, présidant aux baptêmes, aux -mariages, aux enterrements. L’Église : servante de -Dieu, vicaire de Dieu. « Grâce à elle seule, continua -le prédicateur, usant du geste, et dont la -voix plus haute et sonore emplissait toute l’église ; -grâce à elle seule, nous valons mieux que les -animaux ; elle nous apprend ce qu’il y a derrière -le voile, nous ne redoutons plus les malheurs temporels, -et ne croyons plus, comme les incrédules, -qu’il n’y a rien de pire au monde que la mort : -mais ayant mis notre confiance en dehors et au -delà du monde, nous voyons sans trembler le -monde se liguer contre nous. Nous croyons : c’est -pourquoi nous sommes forts. Nous croyons en -Dieu : c’est pourquoi nous sommes de Dieu et -non du monde. Nous sommes au-dessus du monde ! -nous sommes au delà du monde, et participant à -la force de Dieu, qui est le Dieu des Armées, nous -subjuguerons le monde ! »</p> - -<p>Il fit une pause, qui tint la foule en suspens ; -après quoi, baissant le ton, il reprit : « Quel est -donc le délire des païens, lorsqu’ils se représentent -leurs vanités ? C’est qu’ils rejettent Dieu ! Ils -disent : ceci existe, puisque je le vois ; cela existe, -puisque je l’entends. Cet objet encore existe, puisque -je le touche. Et il n’y a rien d’autre, absolument -rien. Mais est-elle dans ce que nous voyons, -entendons et touchons, la cause qui pousse cet -homme à mourir pour son frère ? Est-ce ce que -nous voyons, entendons et touchons, ce qui fait -que l’on meurt pour une idée ? Que l’on meurt -pour sa foi ? ou même pour son honneur ? Que, -bref, on meurt pour rien, pour rien !… alors -qu’on pourrait vivre ? Non, j’en suis sûr. Ce ne -sont pas les objets des sens, c’est Dieu qui en est -la cause, et Dieu seul !</p> - -<p>« Et ils Le rejettent. Peuple, sénateurs, hauts -dignitaires. Et Il prononce : Qui est avec Moi ?… -Mes enfants, mes frères, nous avons connu longtemps -un âge facile et sûr ; depuis longtemps nos -seules épreuves étaient les inconvénients ordinaires -de l’existence, et non plus des questions de -vie et de mort. A cette heure, en ces derniers jours -du monde, il a plu au Tout-Puissant de nous -éprouver. Or, qui est avec Lui ? Qui est disposé à -préférer l’invisible au visible, l’honneur à la vie, -Dieu à l’homme, la chevalerie à la vilenie, l’Église -au monde ? Qui est pour Lui ? Bafoué dans cette -infime province de Sa création, meurtri, ensanglanté -et foulé aux pieds, quoique maître de la -terre et du ciel, de la vie et de la mort, du jugement -et de l’éternité, dominateur de tous les innombrables -univers de l’infini, Le voici qui vient ! -Il vient ! il vient, le Dieu tout-puissant, qui fut, -qui est, et qui sera ! Et qui donc est pour Lui ? »</p> - -<p>Comme il achevait ces mots, le cierge placé au-dessus -de sa tête s’éteignit soudain, et l’obscurité -tomba sur les centaines d’auditeurs suspendus à -ses lèvres. Une onde d’émotion indescriptible -passa sur la foule. Les hommes s’agitèrent, et leur -piétinement fit une rumeur sinistrement répercutée -par les voûtes en un sourd grondement de -tonnerre ; les femmes, elles, sanglotaient, et plusieurs -lançaient au ciel des exclamations aiguës ou -des prières. D’une voix qui tremblait d’émotion, -le prêtre de l’autel bénit l’assemblée ; puis, comme -je m’éveillais de mon attention extatique, M<sup>me</sup> Catinot -me toucha le bras, me fit signe de la suivre, et -se faufilant prestement parmi la foule, me guida -au long du bas-côté. Avant que les derniers mots du -prédicateur eussent cessé de vibrer à mes oreilles, -avant que l’étreinte de mon cœur se fût desserrée, -nous marchions déjà sous les étoiles, et l’air de la -nuit rafraîchissait nos tempes. Quelques secondes -plus tard, nous étions dans la maison et nous -retrouvions dans le salon illuminé où j’avais vu -pour la première fois M<sup>me</sup> Catinot.</p> - -<p>Sans me laisser le temps de me reconnaître, -elle s’approcha de moi vivement, et posa sur mon -bras ses deux mains dégantées. Je vis que des -larmes roulaient sur ses joues.</p> - -<p>— Qui est pour Moi ? s’écria-t-elle, d’une voix -qui me pénétra jusqu’à l’âme et me fit tressaillir. -Qui est pour Moi ? Oh vous, sûrement ! Sûrement -vous, monsieur, vous dont les pères ont combattu -pour leur Dieu et leur roi ! Né pour dominer, -vous êtes sûrement du côté de la lumière ! Gentilhomme, -vous n’abandonnerez jamais à la tourbe -la tâche de gouverner ! O…</p> - -<p>Et alors, sans attendre ma réponse, elle se détourna -de moi, en se cachant le visage à deux mains.</p> - -<p>— O Dieu ! s’écria-t-elle d’une voix entrecoupée -de sanglots, donne-moi cet homme pour Ton -service !</p> - -<p>J’étais troublé au delà de toute expression ; -touché par le spectacle de cette femme en pleurs, -agité par le conflit de mon âme, démoralisé, peut-être, -par ce que je venais de voir. Je restai d’abord -incapable de parler. Enfin, je réussis à dire d’une -voix mal assurée :</p> - -<p>— Madame, si j’avais prévu de quoi il s’agissait… -Vous m’avez montré tant de bienveillance… et je -ne puis vous payer de retour.</p> - -<p>— Ne dites pas cela ! s’écria-t-elle, suppliante. -Ne dites pas cela !</p> - -<p>Et elle posa sur mon bras ses deux mains jointes -en me considérant, puis aussitôt sourit à travers -ses larmes.</p> - -<p>— Pardonnez-moi, dit-elle humblement, pardonnez-moi. -Je m’y suis mal prise. Je sens trop -profondément. Je vous l’ai demandé trop vite. -Mais vous acceptez, monsieur. Dites que vous acceptez ! -que vous vous montrerez digne de vous-même !…</p> - -<p>Je poussai un gémissement.</p> - -<p>— J’ai leur brevet, fis-je.</p> - -<p>— Renvoyez-le-leur.</p> - -<p>— Mais je n’en serai pas quitte avec ma conscience !</p> - -<p>— Qui est pour Moi ? reprit-elle à mi-voix. Qui -est avec Moi ?</p> - -<p>J’exhalai un profond soupir. Dans le silence de -la pièce les tisons s’éboulèrent dans l’âtre, et une -horloge sonna.</p> - -<p>— Pour Dieu ! Pour Dieu et pour le roi ! dit-elle, -les mains jointes, en levant vers moi ses -yeux étincelants.</p> - -<p>Cette torture faillit m’arracher un juron.</p> - -<p>— Dans quel but ? m’écriai-je, presque brutalement. -Si je vous disais oui, ce serait dans quel -but, madame ? De quelle utilité puis-je vous être ? -A quoi puis-je me rendre bon ?</p> - -<p>— A tout ! à tout ! Vous êtes un homme de plus ! -s’écria-t-elle. Un homme de plus pour la bonne -cause. Écoutez-moi, monsieur. Vous ne savez pas -ce qui se prépare, ni dans quelle nécessité nous…</p> - -<p>Elle s’arrêta brusquement, tout net, me regarda, -prêtant l’oreille, et son visage changea d’expression. -La porte n’était pas fermée, et la voix d’un -homme qui parlait dans le vestibule d’en bas nous -arrivait par l’escalier ; un instant plus tard, un -pas rapide traversa le vestibule, et résonna sur les -degrés. L’homme montait.</p> - -<p>Nous restions face à face. M<sup>me</sup> Catinot, muette -et les yeux dilatés par l’attention, sembla tout -d’abord prise au dépourvu. A la fin, avec un geste -qui m’ordonnait le silence, elle se glissa vers la -porte et disparut, en la refermant, mais non tout -à fait, derrière elle.</p> - -<p>L’homme y était presque arrivé, car il poussa -une exclamation de surprise à la voir apparaître -ainsi soudainement, puis il prononça quelques -mots, si bas que je ne les distinguai point. Sa -réponse à elle m’échappa aussi, mais ce qu’elle dit -ensuite me parvint.</p> - -<p>— Vous refusez de m’ouvrir cette porte ? cria-t-il.</p> - -<p>— Pas dans cette chambre, répliqua-t-elle audacieusement. -Nous pouvons nous voir dans l’autre, -mon ami.</p> - -<p>Un silence. Je croyais ouïr leur respiration. Je -me les imaginai se regardant avec défi. Je brûlais -d’intervenir.</p> - -<p>— Mais c’est intolérable ! s’écria-t-il enfin. C’est -inadmissible. Allez-vous recevoir tous les étrangers -qui arrivent dans la ville ? Allez-vous vous chambrer -avec eux, rester à causer avec eux, tandis que -je me ronge le cœur loin de vous ? Dois-je… Mais -je veux entrer !</p> - -<p>— Vous n’entrerez pas ! cria-t-elle.</p> - -<p>Mais la colère de son ton me parut simulée.</p> - -<p>— C’en est déjà trop que vous m’insultiez, reprit-elle -fièrement. Mais si vous osez porter la main -sur moi, ou si vous l’insultez, lui…</p> - -<p>— Lui ! s’écria-t-il, furibond. Lui, en vérité ! -Madame, je vous le dis une fois pour toutes, je -n’en ai supporté que trop. J’ai souffert ceci plus -d’une fois, mais…</p> - -<p>Mais il ne me restait plus aucun doute, et avant -qu’il pût ajouter un mot, j’étais à la porte ; je -l’avais tirée toute grande, et me dressais devant -lui. La dame se recula en poussant une exclamation -à la fois craintive et joyeuse, et nous nous -entre-regardâmes.</p> - -<p>Cet homme était Louis de Saint-Alais.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="c20">CHAPITRE XX<br /> -<span class="small">LA RECHERCHE</span></h2> - - -<p>Je n’avais pas revu Louis depuis le jour du -duel, à Cahors, ce jour où, me séparant de lui à -la porte du corridor de la cathédrale, j’avais refusé -de lui prendre la main. J’étais mortellement fâché -contre lui, alors. Mais depuis le temps, nos souvenirs -d’autrefois et de multiples événements -avaient fini par apaiser ma rancune ; et dans ma -joie de le retrouver, surtout sous les espèces de -l’étranger inattendu, rien n’était plus éloigné de -ma pensée que de réveiller d’anciens griefs. Aussi, -je lui tendis la main, avec un mot de badinage.</p> - -<p>— C’est donc toi, l’inconnu, mon cher ? fis-je, -en m’inclinant. Je suis venu à Nîmes pour te chercher, -et voilà que je te trouve !</p> - -<p>A ma vue, il resta tout d’abord pétrifié de surprise, -puis, s’emparant de ma main avec un élan -spontané, il la garda entre les siennes, et fixa sur -moi un long regard, où revivait l’affection d’autrefois.</p> - -<p>— Adrien ! Adrien ! fit-il, très ému. Est-il possible -que ce soit toi ?</p> - -<p>— Oui, c’est moi, en chair et en os, mon bon -Louis.</p> - -<p>— Et toi ici ?</p> - -<p>— Ici même.</p> - -<p>Alors, à ma stupeur, il laissa lentement retomber -ma main, et il changea d’allures et de visage, -comme change l’aspect d’une maison lorsqu’on -ferme ses volets.</p> - -<p>— J’en suis fâché, fit-il d’un ton morne, et après -une longue pause.</p> - -<p>Puis, dans un éclat de colère indéniable :</p> - -<p>— Morbleu, monsieur ! Pourquoi êtes-vous venu ? -s’écria-t-il.</p> - -<p>— Pourquoi je suis venu ?</p> - -<p>— Oui, pourquoi ? répéta-t-il avec amertume. -Pourquoi ? Pourquoi êtes-vous venu… nous déranger ? -Vous ne savez pas quel mal vous nous -faites ! Vous ne le savez pas, mon ami !</p> - -<p>— Je sais du moins quel bien je cherche, répliquai-je, -entièrement abasourdi de cette volte -soudaine et inexplicable. Je n’en ai jamais fait -secret, et je n’en fais pas secret non plus à cette -heure. Personne ne fut jamais plus mal traité que -moi par vos parents. Votre attitude présente me -force à vous le dire. Mais quand je verrai M<sup>me</sup> la -marquise, demain, je saurai lui dire qu’il en faudrait -bien davantage encore pour me faire changer. -Je lui dirai…</p> - -<p>— Si vous la voyiez !… Mais vous ne la verrez -pas ! répliqua-t-il.</p> - -<p>— Que si fait, je la verrai !</p> - -<p>— Je vous dis que non !</p> - -<p>M<sup>me</sup> Catinot intervint.</p> - -<p>— Oh ! n’ajoutez rien ! exclama-t-elle, d’une -voix qui dénotait trop bien son angoisse. Je -croyais que vous étiez une paire d’amis, monsieur -Louis ? Et maintenant… maintenant que le hasard -vous remet en présence…</p> - -<p>— Plût au ciel qu’il ne l’eût pas fait ! s’écria-t-il, -en laissant retomber les bras d’un geste désespéré.</p> - -<p>Et il fit quelques pas désordonnés par la chambre.</p> - -<p>Elle le considéra.</p> - -<p>— Je ne crois pas que vous m’ayez jamais -encore parlé sur ce ton, monsieur, dit-elle, d’un -air de vif reproche. Si je l’ai mérité… ou plutôt, -veux-je dire, reprit-elle sans élever la voix, mais -les yeux étincelants, si c’est parce que vous avez -trouvé M. le vicomte avec moi, il s’ensuit que vous -en concluez des indignités. Vous nous outragez, moi -comme votre ami.</p> - -<p>— Le ciel m’est témoin du contraire ! exclama-t-il.</p> - -<p>Mais elle était montée.</p> - -<p>— Cela ne me suffit pas, reprit-elle d’un ton ferme -et hardi. De toute une semaine, cette maison est à -moi, monsieur Louis. Ensuite seulement vous y -serez chez vous. Et alors peut-être… peut-être, -reprit-elle, d’une voix soudain brisée de tristesse, je -vous pardonnerai votre conduite de ce soir. Alors -peut-être, monsieur, un mot tendre de vous saura -effacer vos paroles brutales d’aujourd’hui.</p> - -<p>Il ne put résister à son accent navré. Il tomba à -genoux devant elle et lui prit les mains.</p> - -<p>— O mon amie ! chère Catherine ! pardonnez-moi ! -s’écria-t-il avec feu, lui baisant les mains sans -relâche et sans le moindre souci de ma présence. -Pardonnez-moi ! je suis un misérable ! Vous êtes -mon réconfort unique, ma seule consolation. Depuis -que je l’ai vu, je ne sais plus ce que je dis. -Pardonnez-moi !</p> - -<p>— Je vous pardonne ! dit-elle avec empressement. -Relevez-vous, monsieur !</p> - -<p>Et elle essuya une larme furtive, puis me regarda -en rougissant, mais de joie.</p> - -<p>— Oui, je vous pardonne, reprit-elle. Quoique en -vérité, mon cher, je ne vous comprenne plus. L’autre -jour vous parliez si affectueusement de M. de Saux, -et aussi, excusez-moi, de votre sœur, et d’autres -sujets encore. Aujourd’hui que M. de Saux est -présent, vous voilà malheureux.</p> - -<p>— Et il y a de quoi ! fit-il, en me jetant un coup -d’œil hagard et désolé.</p> - -<p>Je haussai les épaules et pris la parole.</p> - -<p>— Soit, fis-je d’un ton cassant. Mais parce que je -perds un ami, monsieur, il ne s’ensuit pas que je -doive aussi perdre ma fiancée. Je suis venu à Nîmes -pour briguer la main de M<sup>lle</sup> de Saint-Alais. Je n’en -repartirai pas avant de l’avoir obtenue.</p> - -<p>— C’est de la démence ! fit-il avec un soupir.</p> - -<p>— De la démence ! Pourquoi ?</p> - -<p>— Parce que vous demandez l’impossible. Parce -que M<sup>me</sup> de Saint-Alais n’est plus à Nîmes… pour -vous du moins.</p> - -<p>— Je sais qu’elle est à Nîmes.</p> - -<p>— Trouvez-la.</p> - -<p>— C’est de l’enfantillage ! répliquai-je. Comme -si au premier hôtel où j’entrerai, on n’allait pas -m’apprendre où votre mère est logée.</p> - -<p>— Ni au premier ni au dernier.</p> - -<p>— Elle est donc cloîtrée ?</p> - -<p>— Je ne vous le dirai pas.</p> - -<p>Après quoi nous restâmes à nous dévisager, -tandis que M<sup>me</sup> Catinot nous surveillait du coin -de l’œil. A coup sûr les événements des derniers -mois, qui avaient si fort changé et durci M<sup>me</sup> de -Saint-Alais, n’avaient pas eu moins d’influence sur -Louis. Je croyais presque avoir en face de moi, -au lieu du frère cadet, M. le marquis l’aîné, qui -me bravait ; et cependant, sous le masque farouche -revêtu par Louis, j’entrevoyais, me semblait-il, -son ancien visage, irrésolu et navré.</p> - -<p>J’essayai de cette corde.</p> - -<p>— Allons, fis-je, m’efforçant de ravaler mon -courroux et de parler raison, ce ne peut être -sérieux, ce que vous me dites là, monsieur le comte, -et nous nous sommes échauffés tous les deux. Il fut -un temps où nous nous accordions, et où vous ne -répugniez pas à m’avoir comme beau-frère. Allons-nous, -à cause de ces malheureuses divergences -d’opinion…</p> - -<p>— Des divergences d’opinion ! s’écria-t-il, m’interrompant -avec rudesse. L’hôtel de ma mère, à -Cahors, ne possède plus que les quatre murs. Le -château de mon frère, à Saint-Alais, n’est plus -qu’un amas de cendres. Et vous parlez de divergences -d’opinion !</p> - -<p>— Eh bien ! appelez-les comme il vous plaira.</p> - -<p>— En outre, interrompit vivement M<sup>me</sup> Catinot, -excusez-moi, monsieur, en outre, monsieur de Saint-Alais, -vous connaissez notre besoin de nouveaux -convertis. M. le vicomte est un gentilhomme, et il -est sensé et religieux. Il s’en faut de peu, de -bien peu, ajouta-t-elle, en m’adressant un léger -sourire, qu’il ne soit persuadé. Que diriez-vous, si -la main de votre sœur achevait la besogne, et si -M<sup>me</sup> votre mère y consentait ?</p> - -<p>— Même alors il ne l’obtiendrait pas ! répliqua-t-il, -d’un ton farouche et les yeux détournés de -moi.</p> - -<p>— Mais il y a huit jours, reprit la jeune dame, -tout étonnée, vous me disiez…</p> - -<p>— Il y a huit jours n’est pas aujourd’hui, fit-il. -D’ailleurs je n’ajouterai plus qu’un mot. Je suis -fâché de vous voir à Nîmes, monsieur le vicomte, et -je vous prie de vous en retourner chez vous. Vous -ne pouvez faire aucun bien ici, et vous pouvez -faire du mal et en éprouver. Par aucun moyen -vous n’arriverez à vos fins.</p> - -<p>— C’est ce qui reste à savoir, répliquai-je avec -entêtement, courroucé à mon tour. Et d’abord, -puisque vous dites que je ne puis trouver M<sup>lle</sup> -Denise, j’emploierai un moyen bien simple. Je -vais attendre ici votre départ, monsieur, et alors -je vous suivrai jusque chez vous.</p> - -<p>— Vous ne ferez pas cela ! fit-il.</p> - -<p>— Je vous assure bien que je n’y manquerai -pas, ripostai-je, sur un ton de défi.</p> - -<p>Mais M<sup>me</sup> Catinot intervint.</p> - -<p>— Non, monsieur de Saux, dit-elle avec noblesse. -Vous ne ferez pas cela ; j’en suis assurée ; ce serait -abuser de mon hospitalité.</p> - -<p>— Vous me le défendez ?</p> - -<p>— Je vous le défends.</p> - -<p>— En ce cas, madame, j’y renonce. Mais…</p> - -<p>— Pas de mais ! Faites trêve maintenant, je -vous prie, dit-elle avec fermeté. Si vous devez être -en guerre tous les deux, ne commencez pas ici. -Mieux vaut d’ailleurs, il me semble… que je vous -prie de vous retirer, conclut-elle, en me jetant un -regard suppliant.</p> - -<p>Je regardai Louis. Mais il s’était détourné, et -affectait de m’ignorer. Ce fut le coup de grâce -pour moi. Il m’était impossible de répliquer à -M<sup>me</sup> Catinot, lorsqu’elle me parlait sur ce ton ; -et impossible également de rester chez elle contre -sa volonté. Je la saluai donc en silence ; et d’aussi -bonne grâce qu’il me fut possible, malgré ma -tristesse et mon dépit, j’allai prendre mon manteau -et mon chapeau sur la chaise où je les avais -posés.</p> - -<p>— Je suis désolée, fit-elle avec grâce.</p> - -<p>Et elle me tendit la main.</p> - -<p>Je la portai à mes lèvres.</p> - -<p>— Demain… à midi… ici, chuchota-t-elle.</p> - -<p>Je tressaillis. Sa voix était si basse qu’il me -fallut presque deviner le sens de ses paroles ; mais -ses yeux en disaient long, et je compris leur muet -langage. Ce fut l’affaire d’un instant ; puis elle -s’éloigna, et moi-même, jetant un dernier regard attristé -à Louis qui me tournait le dos, je me retirai.</p> - -<p>L’homme qui m’avait introduit se tenait dans -le vestibule.</p> - -<p>— Votre cheval est à l’auberge du Louvre, -monsieur, dit-il, en m’ouvrant la porte.</p> - -<p>Je lui donnai la pièce, et sortis, sans savoir le -moins du monde où j’allais. Je suivis la rue, plongé -dans mes réflexions, tant et si bien que j’allai -donner tête baissée en plein contre quelqu’un. -Réveillé du coup, je regardai autour de moi. -J’avais passé un peu plus de trois heures dans -cette maison, et mon arrivée dans Nîmes ne datait -guère de plus longtemps ; mais ce court espace -avait été rempli de telle sorte que je m’étonnai -de voir des rues inconnues, et de m’y trouver seul, -ne sachant par où me diriger. Il était au moins -dix heures du soir, et de rares lanternes se balançant -çà et là mettaient aux carrefours un rond de -clarté fuligineuse ; et néanmoins il y avait encore -beaucoup de monde dehors : quelques-uns s’arrêtaient -à causer, mais la plupart allaient dans une -même direction, les hommes emmitouflés jusqu’aux -yeux, les femmes un voile sur le visage.</p> - -<p>La nécessité de trouver un gîte me fit oublier -pour l’heure ma préoccupation dominante, à savoir : -ce que signifiait la conduite de Louis. J’arrêtai -un homme qui ne suivait pas le flot, et lui demandai -le chemin de l’hôtel du Louvre. J’appris de lui, non -seulement ce chemin, mais le motif de ce concours -de peuple.</p> - -<p>— Il vient d’y avoir une procession, me lança-t-il, -d’un ton rêche. J’aurais cru que vous saviez -cela ! ajouta-t-il, avec un coup d’œil à mon chapeau.</p> - -<p>Et il tourna les talons.</p> - -<p>Je me souvins de ma cocarde rouge, et avant de -faire un pas de plus, je pris soin de m’en débarrasser. -Comme je me remettais en marche, un individu -me dépassa, et tout en courant il me fourra un -papier dans la main. Je n’eus pas le temps d’ouvrir -la bouche, qu’il était déjà loin ; mais cet -incident, joint à l’animation des rues, singulière -vu l’heure tardive, contribua encore à me distraire -de mes pensées. Je ne fus pas surpris, en arrivant -à l’auberge, de m’entendre dire qu’il ne restait -plus une seule chambre.</p> - -<p>— Mon cheval est déjà chez vous, insistai-je, -car je me figurais que le patron, me voyant à pied, -se méfiait peut-être du poids de ma bourse.</p> - -<p>— Je le sais, monsieur ; mais tout ce que je puis -vous offrir, c’est de coucher dans la salle à manger, -répondit-il très poliment. Et croyez-moi, vous ne -serez pas mieux ailleurs. C’est comme s’il y avait -la foire à Beaucaire. La ville est pleine d’étrangers. -Il y en a presque autant que de ces machins-là ! -conclut-il d’un air agacé, en désignant le papier -que je tenais toujours.</p> - -<p>J’y jetai un coup d’œil : c’était un manifeste -intitulé : « Sacrilège ! La Sainte Vierge pleure ! »</p> - -<p>— On vient de me le fourrer dans la main à la -minute, dis-je.</p> - -<p>— Bien entendu, fit-il. Un matin en nous levant -nous en avons trouvé les murs tout couverts. Une -autre fois il en volait des nuées par les rues.</p> - -<p>— Savez-vous, hasardai-je, comprenant qu’il -avait soupé et qu’il ne demandait qu’à parler, où -loge le marquis de Saint-Alais ?</p> - -<p>— Non, monsieur, répondit-il. Je ne connais pas -ce gentilhomme.</p> - -<p>— Il est pourtant ici avec sa famille.</p> - -<p>— Il y a tant de monde ici ! répliqua-t-il en -haussant les épaules.</p> - -<p>Puis, baissant la voix :</p> - -<p>— Est-il rouge, ou… le contraire, monsieur ?</p> - -<p>— Rouge, fis-je sans hésiter.</p> - -<p>— Ah ! ah ! Eh bien ! il y a quelques gentilshommes -qui font la navette entre notre M. Froment -et Turin ou Montpellier. On dit que notre -maire aurait eu le devoir de les faire arrêter depuis -longtemps. Mais lui aussi est rouge, comme la -plupart des conseillers. Je n’affirme rien, du reste, -n’étant d’aucun parti. Le gentilhomme que vous -cherchez est peut-être de ceux-là ?</p> - -<p>— C’est fort probable, dis-je. Ainsi donc M. Froment -est ici ?</p> - -<p>— Monsieur le connaît ?</p> - -<p>— Oui, fis-je d’un ton bref, un peu.</p> - -<p>— Ma foi, j’ignore s’il est ici ou non, reprit -l’hôtelier, en hochant la tête. On ne peut jamais -le savoir.</p> - -<p>— Pourquoi ? demandai-je. N’habite-t-il pas -dans Nîmes ?</p> - -<p>— Si fait, il habite la Porte d’Auguste, sur les -vieux remparts, auprès du couvent des Capucins. -Mais (il jeta un regard circulaire, puis continua -d’un air mystérieux) on le voit sortir d’endroits -où il n’est jamais entré, monsieur ! De la maison -qu’il a dans les Arènes, par exemple. On prétend -même que le couvent des Capucins est une de ses -retraites. Et si vous allez au <i>Cabaret de la Vierge</i>, -en vous réclamant de lui, vous boirez sans payer.</p> - -<p>Il souligna ces paroles de plusieurs hochements -de tête, puis, comme s’avisant tout à coup qu’il -en avait trop dit, il s’éloigna en hâte. M’étant -informé de M. de Géol et de Buton, j’appris que -faute de place ici, ils étaient allés à l’<i>Écu de -France</i> ; mais je ne fus pas trop fâché d’être débarrassé -d’eux pour le moment, et acceptant -l’offre de l’hôtelier, je me rendis à la salle à manger, -où je m’accommodai aussi bien que me le permirent -et la dureté des chaises et ma préoccupation -d’esprit.</p> - -<p>L’unique souci, l’unique problème qui m’absorbât, -était l’attitude de Louis, et ce changement -singulier et sans transition que j’y avais remarqué. -D’abord il paraissait tout heureux de me voir, sa -main s’offrait spontanément à la mienne, je lisais -dans ses yeux l’affection d’autrefois ; et voilà que -tout à coup, en un instant, il se roidit en une -hostilité âcre et obstinée qui surprit M<sup>me</sup> Catinot, -et n’alla point sans une ombre de remords, et -presque d’horreur. Serait-il possible qu’<i>elle</i> fût -morte ? Serait-il possible que Denise… Mon esprit -refusa de s’arrêter sur cette pensée. Je me relevai, -frémissant, et parcourus ma chambre jusqu’au -jour ; attentif au cri du veilleur de nuit, aux -lugubres heures, et de temps à autre aux bruits -de pas précipités qui rappelaient l’agitation de la -ville. Mais Froment, et les rouges, les blancs ou -les tricolores, le veto ou le non veto, ne m’importaient -guère : j’avais autre chose à penser !</p> - -<p>La maison s’éveilla enfin, mais il ne m’en fallait -pas moins attendre jusqu’à midi pour revoir -M<sup>me</sup> Catinot. J’occupai l’intervalle à errer par la -ville, au hasard. Je visitai les vieux monuments : les -antiques Arènes, élevant leurs arches sourcilleuses -bien plus haut que les abjectes masures adossées -contre elles ; ces Arènes encombrées par tout une -pouillerie d’autres cabanes occupant la place où -trônaient jadis les consuls de Rome, tandis que -les couleurs de l’Empereur flottaient victorieuses -autour de la piste ; je vis la Maison Carrée, la -Tour Magne, le Temple de Diane. Mais ces objets -qui, en d’autres temps, m’auraient comblé d’admiration, -avaient peine à retenir mon regard ; je ne -faisais guère plus attention à la foule dense qui -s’affairait dans les rues, et s’arrêtait devant les -cabarets ou devant les affiches des murs. Ma -pensée ne se préoccupait que de Louis, de mon -amour, et de la lenteur des minutes. Au premier -coup de midi je heurtais à la porte de M<sup>me</sup> Catinot ; -au dernier, je me trouvais devant elle.</p> - -<p>Je ne jetai qu’un regard sur ses traits, et mon -cœur défaillit : les paroles de remerciement expirèrent -sur mes lèvres. De son côté elle-même était -troublée. Nous restâmes tout d’abord silencieux -l’un et l’autre.</p> - -<p>M’efforçant de sourire et de faire bonne contenance, -je prononçai enfin :</p> - -<p>— Je vois, madame, que vous avez de tristes -nouvelles à m’apprendre.</p> - -<p>— Je crains en effet qu’elles ne soient des pires, -répondit-elle, d’un air apitoyé. Car je n’en ai aucune -à vous donner, monsieur.</p> - -<p>— Le proverbe dit pourtant : « Pas de nouvelles, -bonnes nouvelles », fis-je, sans comprendre.</p> - -<p>Ses lèvres frémirent, mais elle garda les yeux -baissés.</p> - -<p>— Allons, madame, insistai-je, le cœur défaillant. -Vous ne pouvez manquer d’avoir autre chose à -m’annoncer. A tout le moins vous pouvez m’apprendre -où je verrai M<sup>me</sup> de Saint-Alais.</p> - -<p>— Non, monsieur, je ne puis vous l’apprendre, -fit-elle, à voix basse.</p> - -<p>— Ni pourquoi M. Louis a pris si soudainement -cet air d’hostilité à mon égard ?</p> - -<p>— Non, monsieur, cela non plus. Et je vous -prierai, si vous êtes un gentilhomme, ajouta-t-elle -avec vivacité, de m’épargner vos questions. Je -croyais pouvoir vous aider, quand je vous ai prié -de venir me trouver aujourd’hui. Je m’aperçois -que je puis seulement vous faire de la peine.</p> - -<p>— Et voilà tout, madame ?</p> - -<p>— Voilà tout, fit-elle, avec un geste plus expressif -que ses paroles.</p> - -<p>J’embrassai d’un regard la pièce muette, et fis -quelques pas vers la porte. Puis je me ravisai.</p> - -<p>— Non ! m’écriai-je avec force. Je ne m’en irai -pas sans savoir ! Qu’avez-vous donc appris, madame, -qui vous ferme ainsi la bouche ? Qu’est-ce -qui se trame contre elle… pour que vous craigniez -tellement de le dire ? Parlez, madame ! C’est pour -entendre autre chose que vous m’avez fait venir -ici ! Je n’en puis douter.</p> - -<p>Mais elle se contenta de me jeter un regard de -reproche.</p> - -<p>— Monsieur, fit-elle, je ne me tais que pour -votre bien. Est-ce donc là ma récompense ?</p> - -<p>J’étais vaincu. Je me retirai sans mot dire, et -quittai l’appartement.</p> - -<p>Une fois hors de la maison, je me sentis comme -un enfant perdu dans les ténèbres, qui vient de -voir se fermer devant lui la seule porte menant -à la vie et à la liberté. J’éprouvais un morne et -glacial désappointement, qui ne tarda pas à se -changer en une douleur aiguë. Cette transformation -de M<sup>me</sup> Catinot, qui ressemblait si exactement à -celle de Louis, quelle pouvait donc en être la cause ? -Que lui avait-on révélé ? Quel était le mystère, la -trame, le danger, qui les faisait tous se détourner -de moi, comme d’un pestiféré ?</p> - -<p>Je restai un moment abîmé dans le désespoir. -Puis l’éclat du soleil inondant les rues, précurseur -du renouveau, m’inspira de moins sombres pensées. -Après tout il ne saurait être si difficile de découvrir -quelqu’un dans Nîmes ! J’avais bien rencontré -Louis ! Et nous étions au <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle, et non plus -au <small>XVI</small><sup>e</sup>. Les femmes n’étaient plus soumises à la -contrainte de jadis, ni les hommes à la violence des -âges féodaux.</p> - -<p>Je m’efforçais de tirer de cette idée quelque -réconfort, quand un bruit s’éleva dans la rue, -derrière moi : une clameur de voix et la brusque -ruée de centaines de pieds. Je me retournai, et vis -une foule épaisse d’hommes qui s’avançaient en -agitant des bannières bleues, des crucifix, et des -oriflammes ornées des Cinq Plaies. Les uns chantaient, -les autres vociféraient, et tous brandissaient -des gourdins et des armes. Le cortège -s’avançait à une vive allure, occupant la rue dans -toute sa largeur : pour l’éviter je me réfugiai sous -une voûte, qui s’offrit à moi tout à propos.</p> - -<p>Ils arrivèrent bientôt à ma hauteur, et défilèrent -avec d’assourdissantes vociférations. Je ne pus guère -distinguer qu’une forêt de bras s’agitant au-dessus -de faces basanées ; mais par une éclaircie je pus -entrevoir trois hommes marchant au plus dense de -la cohue, d’un air tranquille, bien qu’ils fussent le -centre et la cause de tout ce fracas. L’un de ces -trois hommes, celui du milieu, était Froment. L’un -de ses deux acolytes portait la soutane, et l’autre, -à l’air de risque-tout, avait le chapeau sur l’oreille, -d’une façon martiale. Hors cela, je ne vis que des -rangées successives et pressées d’hommes vociférants. -Après eux venaient trois ou quatre cents -individus, la lie de la cité, mendiants, malandrins -de toute espèce, et autres gens sans aveu.</p> - -<p>Quand j’eus cessé de les regarder, je trouvai à -côté de moi un homme en qui je reconnus par un -singulier hasard le passant qui, la veille au soir, -m’avait indiqué l’hôtel du Louvre. Je lui demandai -si ce n’était pas M. Froment que je venais de voir.</p> - -<p>— Si fait, répondit-il en ricanant. C’est bien lui, -avec son frère.</p> - -<p>— Tiens, son frère ? Comment s’appelle-t-il, -monsieur ?</p> - -<p>— Il y en a qui l’appellent Froment le Matamore.</p> - -<p>— Et que vont-ils faire ?</p> - -<p>— Pousser des huées devant une église protestante -aujourd’hui, répondit-il avec âpreté. Demain -ils casseront les carreaux. Le jour suivant, ou du -moins aussitôt qu’ils en auront trouvé le courage, -ils expulseront les fidèles, et les remplaceront par -leur garnison de Montpellier. Après quoi les réfugiés -de Turin arriveront, nous serons en pleine révolte, -et nous reverrons les dragonnades. Et alors, -si les Cévenols ne s’en mêlent pas, vous verrez du -nouveau.</p> - -<p>— Mais le maire ? fis-je. Et les gardes nationaux ? -Laisseront-ils faire ?</p> - -<p>— Le premier est un rouge, répondit-il laconiquement, -ainsi que les deux tiers de l’autre. Vous -verrez ça.</p> - -<p>Et avec une froide inclination, il poursuivit son -chemin, tandis que je restais à suivre vaguement -des yeux le cortège. A ce moment, je m’avisai tout -à coup que là où se trouvait Froment on avait -bien des chances de rencontrer Saint-Alais ; et -m’attachant à cette idée, que je m’étonnai beaucoup -de n’avoir pas eue plus tôt, je me mis à -courir pour rejoindre la foule. Son dernier remous -achevait de s’enfoncer derrière un tournant lointain ; -mais eût-il disparu plus tôt, le parcours -restait suffisamment jalonné par les persiennes -closes et par les têtes effarées qui se montraient -aux fenêtres. J’entendis la foule faire halte une -fois, et pousser des huées menaçantes ; mais je ne -l’avais pas encore rejointe, qu’elle était repartie, -et lorsque je la rattrapai, à l’endroit où l’une des -rues, avant de s’étrangler au passage d’une vieille -porte, s’élargissait en une petite place, qu’entouraient -de hautes bâtisses sombres, et où aboutissait -un fouillis de ruelles, le cortège principal -avait disparu, et son arrière-garde achevait de se -disloquer.</p> - -<p>J’avais donc manqué mon but, qui était de -retrouver Froment. Mais je n’eus qu’un instant -d’indécision, car en fouillant du regard les groupes -qui regagnaient la ville, je découvris un maigre -personnage à l’échine voûtée et à la soutane râpée. -Comme il se disposait à traverser la rue, il s’arrêta -une seconde avant de s’engager dans le flot des -passants. Un coup d’œil me suffit : avec un cri de -joie, je fendis la presse et fus à son côté.</p> - -<p>C’était l’abbé Benoît ! Tout d’abord, l’émotion -nous rendit muets. Puis, échangés en hâte les -premiers mots de bienvenue, nous nous examinâmes -l’un l’autre, et je vis poindre sur son visage -le même malaise et la même altération que j’avais -remarqués chez Louis de Saint-Alais. Il murmura -tout bas : « O mon Dieu ! mon Dieu ! » et ses mains -se crispèrent furtivement.</p> - -<p>Mais j’étais excédé de ce mystère, et je le lui -déclarai en termes violents.</p> - -<p>— Vous du moins, l’abbé, vous allez me l’expliquer ! -m’écriai-je.</p> - -<p>Deux ou trois passants m’entendirent, et nous -dévisagèrent avec curiosité. Il m’entraîna, loin -d’eux, sous un porche ; mais un individu s’obstinait -à nous suivre.</p> - -<p>— Entrons, me glissa le prêtre, nous serons plus -tranquilles là-haut.</p> - -<p>Et il me fit monter un escalier de pierre, vieux -et malpropre, qui servait à beaucoup de gens, et -dont nul ne prenait soin.</p> - -<p>— C’est ici que vous logez ? lui demandai-je.</p> - -<p>— Oui, c’est ici, fit-il, et il s’arrêta court, en me -regardant d’un air gêné. Mais il y fait bien triste, -monsieur le vicomte, ajouta-t-il, en allant pour redescendre, -et mieux vaudrait peut-être…</p> - -<p>— Non, non ! m’écriai-je, brûlant d’impatience. -Allons chez vous, mon ami ! Chez vous ! puisque -vous logez dans la maison ! Je ne puis attendre. -Je vous ai découvert, et il ne se passera pas une -minute de plus sans que je sache la vérité.</p> - -<p>Il balançait encore, et même il alla pour balbutier -une défaite. Mais je ne voulus rien entendre, -et il dut se résigner à me guider lentement jusqu’au -plus haut de la maison, où il avait sous les tuiles -une petite chambre garnie d’un matelas et d’une -chaise, avec deux ou trois volumes et un crucifix. -Une petite lucarne donnait accès à la lumière, -et non seulement à elle, car à notre entrée un -pigeon s’envola du carreau et prit son essor par -l’ouverture.</p> - -<p>Il eut une exclamation d’ennui, et m’avoua qu’il -leur donnait parfois à manger.</p> - -<p>— Ils me tiennent compagnie, fit-il tristement. -Et je n’en ai guère trouvé d’autre ici.</p> - -<p>— Vous y êtes pourtant venu de votre plein gré, -ripostai-je brutalement.</p> - -<p>Je n’en pouvais plus d’angoisse, et ce fut de la -sorte qu’elle se traduisit.</p> - -<p>— J’y suis venu perdre mes dernières illusions, -répondit-il. Depuis des années, vous le savez, monsieur -le vicomte, j’attendais la réforme, la liberté, -la délivrance. Et je communiquais à autrui mon -espoir. Eh bien ! nous avons obtenu tout cela, vous -le savez, et pour user de sa liberté, le peuple n’a -rien eu de plus pressé que d’attenter à la religion. -D’ailleurs je suis venu ici parce que l’on m’avait -dit qu’ici les défenseurs de l’Église sauraient résister ; -qu’ici l’Église était forte, la religion en -honneur, la foi toujours vivace. Je suis venu pour -retremper mon espoir à l’espoir d’autrui. Or, je -n’aperçois d’un côté comme de l’autre que mensonge, -traîtrise et chicane. Et la violence règne -partout.</p> - -<p>— Mais alors, au nom du ciel ! dites-moi donc, -mon ami, pourquoi n’êtes-vous pas retourné chez -vous ? m’écriai-je.</p> - -<p>— J’allais y retourner voici huit jours, répondit-il. -Mais je ne suis pas parti. Et…</p> - -<p>— Laissons cela, m’écriai-je avec rudesse. Ce -n’est pas mon affaire. J’ai vu Louis de Saint-Alais, -et je sais qu’il y a quelque chose qui cloche. Il -refuse de me revoir. Il refuse de me dire où est la -marquise. Il refuse de plus rien avoir de commun -avec moi. Il me regarde comme si j’étais la tête -de Méduse ! Voyons, qu’est-ce que cela signifie ? -Vous le savez, il faut que je le sache. Parlez.</p> - -<p>— Mon Dieu ! répondit-il.</p> - -<p>Et il me regarda les larmes aux yeux. Puis il -ajouta :</p> - -<p>— C’est bien ce que je craignais.</p> - -<p>— Ce que vous craigniez ? Vous craigniez quoi ? -m’écriai-je.</p> - -<p>— Que votre cœur n’en souffrît, monsieur le -vicomte.</p> - -<p>— Mon cœur souffrir ? De quoi ? Exprimez-vous -plus clairement !</p> - -<p>— Du prochain mariage… de M<sup>lle</sup> de Saint-Alais, -lâcha-t-il.</p> - -<p>Je restai béant une seconde.</p> - -<p>— Elle se marie ? haletai-je. Avec qui ?</p> - -<p>— Avec M. Froment, répondit-il.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="c21">CHAPITRE XXI<br /> -<span class="small">RIVAUX</span></h2> - - -<p>— C’est impossible ! fis-je, à mi-voix. Froment ! -c’est impossible !</p> - -<p>Mais j’avais beau dire, je me rendais compte -que c’était trop possible ; et je me mis à la lucarne -afin de cacher mon visage à l’abbé Benoît… Froment ! -Ce seul nom, maintenant que j’étais sur la -voie, faisait la lumière. Compagnon de voyage, -associé-conspirateur, protégé d’abord, puis protecteur, -sa figure, telle que je l’avais vue à la -portière de la berline dans la gorge voisine de -Villeraugues, me revint à la mémoire, et je m’étonnai -de n’avoir pas plus vite pénétré le mystère. Ce -bourgeois ambitieux, une fois mis en présence de -Denise, n’était-il pas évident que, tôt ou tard, il -lèverait les yeux sur elle ? N’était-il pas vraisemblable -que M<sup>me</sup> de Saint-Alais, appauvrie et -abreuvée d’amertumes, lancée dans la tourmente -révolutionnaire, consentirait à lui donner la main -de sa fille, en récompense de son audace ? Il était -déjà riche, et le succès l’anoblirait ! Cet homme, -d’ailleurs, fort alors que tant d’autres étaient -faibles, résolu alors que cent autres fléchissaient, -conscient de son but et acharné à le poursuivre -alors que les autres n’en avaient pas, cet homme -ne pouvait manquer de séduire des yeux féminins. -De rage, je grinçai des dents.</p> - -<p>Tout en remuant ces pensées, j’avais les yeux -fixés sur une petite cour sale et pareille à un puits, -que dominait la fenêtre, et de l’autre côté de -laquelle, mais beaucoup plus bas, une arcade -d’allure monastique et surmontée d’une statuette -concentrait mon attention. Sans y penser, car -j’aurais pu jurer avoir l’esprit occupé de tout -autre chose, je vis deux hommes entrer dans la -cour et s’enfoncer sous le porche. Ils ne heurtèrent -ni n’appelèrent, mais l’un d’eux frappa deux coups -de son gourdin sur les dalles ; la porte s’ouvrit -aussitôt, comme d’elle-même, et les deux personnages -disparurent.</p> - -<p>J’avais suivi leurs gestes inconsciemment ; et -ce fut sans nul doute le bruit de la porte refermée -qui me tira de ma rêverie.</p> - -<p>— Froment ! prononçai-je. Froment !</p> - -<p>Puis je me détournai de la fenêtre.</p> - -<p>— Où est-elle ? demandai-je d’une voix rauque.</p> - -<p>L’abbé Benoît fit un signe négatif.</p> - -<p>— Vous devez le savoir ! m’écriai-je, car indéniablement -il le savait. Vous devez le savoir !</p> - -<p>— Je le sais, répondit-il lentement, les yeux -attachés sur les miens. Mais je ne puis vous le -révéler. Je ne le pourrais pas, fût-ce pour vous -sauver la vie, monsieur le vicomte. Je l’ai appris -en confession.</p> - -<p>Je le regardai fixement, désemparé. Sa réponse, -plus qu’aucune autre, abattit mon courage. Je le -savais : contre cette porte d’airain, cette porte -massive et sans serrure, je pouvais frapper du -poing et exercer ma fureur sans résultat jusqu’à -la fin des siècles. A la fin cependant je m’écriai :</p> - -<p>— Mais alors, pourquoi, pourquoi donc m’en -avez-vous dit autant ? Pourquoi m’avoir dit quelque -chose ?</p> - -<p>Et j’éclatai d’un rire amer.</p> - -<p>— Parce que je voulais vous faire quitter Nîmes, -répondit affectueusement l’abbé Benoît, en posant -la main sur mon bras, avec un regard significatif. -M<sup>lle</sup> Denise est fiancée, et hors de votre portée. -Dans quelques heures, à tout le moins dès que -les élections auront lieu, il va se produire ici un -soulèvement. Je vous connais, et je sais que vos -sympathies n’iront à aucun des deux partis. -Pourquoi donc rester, monsieur le vicomte ?</p> - -<p>— Parce que, dis-je, si vivement que sa main -retomba de mon bras comme si je l’avais frappé ; -parce que tant que M<sup>lle</sup> Denise ne sera pas mariée, -je la suivrai, fût-ce à Turin. Parce que M. Froment -à tort de mêler les choses de l’amour à celles de la -guerre, et que mes sympathies sont à présent d’un -côté, et que ce côté n’est pas le sien ! Oh non ! ce -n’est pas le sien !… Pourquoi ? me demandez-vous. -Parce que vous ne pouvez pas parler ; mais il y en -a d’autres qui le peuvent, et je vais aller les trouver !</p> - -<p>Et sans écouter sa réponse ni ses protestations, -malgré ses appels et ses efforts pour me retenir, -j’attrapai mon chapeau et m’élançai dans l’escalier. -Une fois hors de la maison et dans la rue, je pris -mes jambes à mon cou et regagnai le quartier de -la ville d’où j’étais parti. Les rues que je traversai -étaient encore encombrées, mais le désordre s’y -atténuait, comme si la procession que j’avais -suivie eût laissé derrière elle un sillage de recueillement. -A plusieurs reprises je vis des soldats en -patrouille, qui exhortaient le peuple au calme, et -à chaque pas des groupes inquiétants de citoyens -qui chuchotaient et me lançaient au passage des -regards soupçonneux. Sur dix individus mâles il y -avait un moine, dominicain ou capucin, et malgré -ma préoccupation exclusive de retrouver M. de -Géol et Buton, pour leur demander ce qu’ils -savaient, comme ennemis de Froment, de ses -plans et de ses forces, je m’aperçus qu’il régnait -par la ville une atmosphère insolite : si je voulais -faire quelque chose avant que la convulsion ne se -déchaînât, il me fallait agir sans retard.</p> - -<p>Je fus assez heureux pour rencontrer M. de -Géol et Buton à leur auberge. Le premier, que je -n’avais pas revu depuis notre arrivée, et qui était -probablement édifié sur la cause de ma disparition -soudaine, m’accueillit les sourcils froncés, avec un -air sarcastique ; mais quand je lui eus posé une -ou deux questions, il s’aperçut que je parlais sérieusement, -et changea d’attitude.</p> - -<p>— Mettez-le donc au courant, fit-il, en adressant -un signe de tête à Buton.</p> - -<p>Je m’aperçus alors de leur surexcitation, qu’ils -cherchaient en vain à dissimuler.</p> - -<p>— Que se passe-t-il ? demandai-je.</p> - -<p>— Il se passe, répondit le forgeron avec vivacité, -que le parti de M. Froment s’est soulevé hier en -Avignon. Prématurément. Et il a été écrasé, avec -de lourdes pertes. Nous venons d’en recevoir la -nouvelle. Cela peut précipiter les choses.</p> - -<p>— J’ai vu des soldats dans les rues, dis-je.</p> - -<p>— En effet, les calvinistes ont réclamé leur -protection. Mais ces soldats et leurs patrouilles -ne sont que de la farce, fit de Géol avec un sombre -sourire. Le régiment de Guyenne est patriote et -disposé à nous donner une aide qui serait efficace, -mais ses officiers le retiennent dans les casernes ; -le maire et la municipalité sont rouges, et quoi -qu’il advienne, ils ne hisseront pas le signal d’alarme -qui ferait sortir la troupe. Les cabarets catholiques -regorgent d’individus en armes ; et bref, -mon cher, si Froment réussit à s’emparer de la ville -et à en rester maître durant trois jours, M. d’Artois, -gouverneur de Montpellier, nous arrivera ici avec -sa garnison, et…</p> - -<p>— Et ?</p> - -<p>— Et ce qui était une émeute deviendra une -insurrection, reprit-il d’une voix éclatante. Mais -il y a loin de la coupe aux lèvres, et il n’habite -pas que des brebis dans les monts Cévennes !</p> - -<p>Comme il achevait ces mots, un homme entra -précipitamment, nous regarda, et lui fit un geste -d’intelligence.</p> - -<p>— Excusez-moi, dit vivement M. de Géol.</p> - -<p>Et tout en lui parlant à voix basse, il entraîna -l’homme hors de la pièce. Buton le suivit de près. -Je restai seul.</p> - -<p>Je croyais les voir revenir, et je les attendis -avec impatience ; mais plusieurs minutes s’écoulèrent, -et ils ne réapparurent point. A la longue, -fatigué d’attendre, et inquiet de ce qui se préparait, -je passai dans la cour de l’auberge, et de là -dans la rue. Je ne les y trouvai pas ; mais rassemblés -devant la porte je vis un groupe de domestiques -et autres gens de la maison. Tous restaient silencieux, -aux écoutes, et quand je m’approchai, l’un -d’eux me lança un coup d’œil hargneux, et me fit -signe de me tenir tranquille.</p> - -<p>Je n’eus pas le temps de le questionner : un -coup de feu lointain éclata, qui me fit battre le -cœur, puis un second, et un troisième. Un bruit -sourd leur succéda, la clameur d’une foule, peut-être, -ou le roulement d’un lourd chariot ; puis -une nouvelle série de détonations, nettes et sèches. -Nous écoutions toujours. Alors, comme le dernier -rayon du rouge soleil couchant s’effaçait sur les -larmiers du toit, une cloche se mit à tinter, par -coups précipités ; et un homme, débouchant du -coin le plus proche, s’élança vers nous.</p> - -<p>Mais le patron de l’<i>Écu</i> ne l’attendit pas.</p> - -<p>— Rentrez vite tous ! cria-t-il à son monde, et -fermez la grande porte ! Toi, Pierre, barre les contrevents. -Et vous, monsieur, poursuivit-il en hâte, -s’adressant à moi, vous ferez bien de rentrer avec -nous. La ville se soulève, et il ne fait pas bon au -dehors pour les étrangers.</p> - -<p>Mais je m’éloignais déjà dans la rue. Je croisai -le fuyard, qui me cria en passant que l’émeute -arrivait. Je croisai un cheval sans cavalier, fou -d’épouvante, qui descendait la chaussée au galop : -il fit un écart pour m’éviter, et faillit tomber sur -les dalles glissantes. Mais je ne m’occupai ni de -l’un ni de l’autre. Je continuai à courir ; tant et -si bien qu’à deux cents pas devant moi j’aperçus -un nuage de poussière et de fumée, à travers -lequel on distinguait de dos une rangée de soldats -qui battaient en retraite, refoulés lentement par -la poussée d’une foule compacte. Au bout d’un -instant, ils furent débordés et engloutis dans la -foule, qui força le barrage, en poussant des clameurs -de triomphe.</p> - -<p>J’eus l’esprit de voir l’impossibilité de me -frayer un chemin au travers de cette foule ; et -je plongeai dans une venelle latérale, étroite et -enténébrée par la large saillie des larmiers qui -cachaient presque le pâle ciel crépusculaire. Cette -venelle me conduisit à une petite rue pleine de -femmes qui d’un air terrifié prêtaient l’oreille au -tumulte. En hâte je traversai leurs rangs, et lorsque -je me jugeai parvenu assez loin pour prendre -l’émeute à revers, j’avisai une ruelle qui me sembla -mener dans la direction du gîte de l’abbé Benoît. -Par bonheur, la foule n’occupait que les grandes -artères, les rues latérales étaient relativement -désertes, et j’atteignis sans encombre la petite -place voisine de la porte.</p> - -<p>C’était là que la troupe avait dû commencer -d’attaquer, ou tout proche, car un mousquet -rompu en deux gisait sur le pavé, et des faces -blêmes, aux fenêtres des étages supérieurs, me -suivirent des yeux, en un silence étrangement -hagard, tandis que je traversais la place. Mais je -ne rencontrai personne, et arrivai enfin à la porte -de la maison où demeurait l’abbé Benoît. Je m’engageai -dans l’escalier.</p> - -<p>Au dehors il restait un peu de lumière, mais -dans l’intérieur il faisait obscur, et je n’avais pas -gravi deux marches que je trébuchai et tombai -la tête la première sur un objet qui me barrait le -passage. Ma chute fut rude, et je me relevai en -geignant ; mais je cessai de geindre et demeurai -sans souffle, lorsque dans le demi-jour de l’entrée -je vis l’objet sur quoi j’avais buté. C’était le corps -d’un homme.</p> - -<p>L’homme était un moine, vêtu de la robe blanche -et noire de son ordre ; et il était mort. Il me fallut -un moment pour surmonter l’horreur de cette -découverte, mais quand j’y eus réussi, je n’eus -pas de peine à comprendre comment le corps se -trouvait là. L’homme avait dû recevoir une balle -dans la rue au début de l’émeute, si même il -n’avait des premiers attaqué la patrouille ; et l’on -avait traîné son corps sous cette voûte, tandis -que son parti courait à la vengeance.</p> - -<p>Je me penchai pour rabattre pieusement la cagoule -que mon pied avait dérangée ; puis, comme -ce n’était pas l’heure des sentiments, je m’éloignai -de lui, et m’élançai dans l’escalier… Hélas ! -quand j’arrivai à la chambre de l’abbé Benoît, -elle était vide !</p> - -<p>Indécis sur la conduite à tenir, je restai là une -minute dans le jour tombant. Que pouvais-je -faire ?… Presque à mon insu, je me dirigeai vers -la fenêtre, et regardai au dehors. Dans la muraille -nue et quasi aveugle que j’avais sous les yeux de -l’autre côté de la cour, se trouvait une fenêtre au -même niveau que la mienne, mais un peu de côté. -Soudain, comme je fixais vaguement la muraille -dans cette direction, une vive clarté jaillit de la -fenêtre. On venait d’allumer une lampe dans la -chambre ; et profilées en noir sur le fond lumineux -apparurent la tête et les épaules d’une femme.</p> - -<p>Je faillis crier son nom : c’était Denise !</p> - -<p>Avant que j’eusse repris ma respiration, elle -quitta la fenêtre, un rideau se tira, et tout fut -sombre. Il ne resta plus que les grandes lignes de -la croisée, qui s’évanouirent bientôt dans l’obscurité ; -cela seul, et la morne cour pareille à un -puits, qui me séparait d’elle.</p> - -<p>Je m’accoudai un moment sur l’appui, le cœur -bondissant. Les idées se succédaient en moi avec -une rapidité fantastique. Elle était là, dans la -maison d’en face ! La rencontre me parut merveilleuse, -inexplicable. Puis je songeai que la maison -était toute proche de la vieille porte que -j’avais vue de la rue ; et ne m’avait-on pas dit -que Froment habitait la Porte d’Auguste ?</p> - -<p>Nul doute : il tenait la jeune fille en son pouvoir -dans cette maison accolée à la porte et ne faisant -qu’un avec elle. Je me penchai un peu plus, tant -pour rafraîchir mon visage en feu que pour mieux -voir. Parcourant avidement du regard la morne -façade, je suivis la rangée de meurtrières qui marquaient -le trajet de l’escalier. Je la suivis jusqu’au -bas : elle se terminait à côté du porche surmonté -d’une statuette, où j’avais vu entrer deux hommes.</p> - -<p>On se battait toujours par la ville. J’entendais -les sourds déchirements de la lointaine fusillade, -et le tocsin des cloches ; et de temps à autre une -bouffée tumultueuse de cris et de hurlements passait -dans l’air du soir. Mais je ne quittais pas des -yeux le porche inférieur, et il finit par me venir -une idée. Cette fois je suivis en remontant la file -des meurtrières — on ne les distinguait presque -plus dans la nuit de la cour — et je notai avec -soin la position de la fenêtre où Denise s’était -montrée. Puis je me détournai, traversai la chambre, -et descendis l’escalier.</p> - -<p>Je manquais de lumière, et il me fallut tâtonner -d’une main le long du mur ; mais je savais où se -trouvait le cadavre du moine, et je le franchis sans -difficulté. Arrivé à la porte, j’y passai la tête et -regardai au dehors.</p> - -<p>Deux hommes, tout justement, traversaient -d’un pas rapide la petite place : avant d’arriver -à la porte, ils s’enfoncèrent dans une entrée sur la -droite, et disparurent. Par-dessus le toit de la -plus haute maison, qui me dominait de sa sombre -masse, vacillait une vague lueur rougeâtre. J’entendis -des voix qui provenaient, me sembla-t-il, -de la tour surmontant la porte ; et, là aussi, je -crus voir un personnage se silhouetter sur le ciel. -A part cela, tout était calme dans les environs, et -je rentrai à l’intérieur.</p> - -<p>Je ne dirai pas ce que je fis dans l’obscurité, au -pied de l’escalier : ce souvenir m’est odieux. Mais -au bout de deux minutes je sortis transformé en -moine, cagoule rabattue et ceinture de corde. Puis, -à mon tour, je m’enfonçai dans l’entrée, et ne -tardai pas à me trouver dans la cour. Devant moi -était le porche, et à l’aide du canon de mousquet -brisé, que j’avais ramassé en passant, je frappai -deux coups sur les dalles.</p> - -<p>Je n’eus pas le temps de songer à ce qui allait -se produire ou à l’accueil qui m’attendait. La -porte s’ouvrit aussitôt, et j’entrai. Comme par -enchantement la porte se referma sans bruit derrière -moi.</p> - -<p>Je me trouvai dans un long corridor ou vestibule, -nu et sans un meuble, qui avait dû autrefois -servir de cloître. Une lampe allumée était accrochée -à un mur, et devant moi, assis sur un banc de -pierre, deux personnages conversaient. Trois ou -quatre autres allaient et venaient de long en large. -Tous se turent à mon entrée, et me regardèrent -attentivement.</p> - -<p>— D’où venez-vous, mon frère ? me demanda -l’un d’eux, en s’approchant de moi.</p> - -<p>— Du <i>Cabaret de la Vierge</i>, répondis-je à tout -hasard.</p> - -<p>Et comme la lumière m’éblouissait, je levai la -main afin de m’en préserver.</p> - -<p>— C’est pour le chef ?</p> - -<p>— Pour lui-même.</p> - -<p>— En ce cas, venez vite, reprit l’homme, il est -sur le toit. Tout va bien ? reprit-il, en regardant -mon arme avec un sourire.</p> - -<p>— Tout va bien, répondis-je, sans lever la tête, -afin de cacher mes traits dans l’ombre de la cagoule.</p> - -<p>— Ça commence à chauffer, paraît-il.</p> - -<p>— Ça commence.</p> - -<p>Il prit un lampion, et ouvrant une porte dans -une espèce d’arc-boutant où s’appuyait l’une des -arcades, il m’y précéda, et me fit monter un étroit -escalier à vis, pris dans l’épaisseur de la muraille. -Nous dépassâmes une porte ouverte, que je repérai -mentalement. Elle donnait accès aux pièces -du premier étage à compter du sol. Vingt marches -plus haut, je vis une autre porte — fermée, celle-ci. -Encore quinze marches, et c’en fut une troisième. -Cet étage-là me tenait à cœur, et avec l’avidité du -désespoir je cherchai des yeux un moyen de fausser -compagnie à mon guide et de m’y arrêter. Mais je -ne vis que les pierres lisses du mur ; et il continuait -à monter.</p> - -<p>Une douzaine de marches plus haut, je fis halte.</p> - -<p>— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il, en -abaissant les yeux vers moi.</p> - -<p>— Je viens de perdre un billet, répondis-je, et -je me mis à tâtonner sur les degrés.</p> - -<p>— Un billet pour le chef ?</p> - -<p>— Oui.</p> - -<p>— Tenez, voici la lumière ! répliqua-t-il avec -impatience. Et ne traînez pas ! Quand il s’agit de -nouvelles sérieuses… Sacré tonnerre ! qu’est-ce que -vous fichez donc !</p> - -<p>Je venais de lâcher la lampe, qui s’éteignit en -roulant à bas des degrés, et nous étions dans les -ténèbres. Durant le silence qui suivit, je pus entendre -les voix des gens au-dessus de nous, et le -bruit de leurs pas sur le toit en terrasse ; puis une -bouffée d’air frais m’arriva. Mais mon compagnon, -remis de sa surprise, poussa un nouveau juron.</p> - -<p>— Descendez ! descendez ! s’écria-t-il en colère, et -laissez-moi passer. Vous êtes un fameux messager !… -Attendez-moi là, je vais chercher une autre lumière.</p> - -<p>Il se faufila entre le mur et moi, et me laissa -planté à l’endroit même que j’aurais choisi, dans -l’angle de la porte que nous venions de dépasser. -Il n’avait pas descendu six marches que je posais -le doigt sur le loquet. O bonheur ! la porte que je -m’attendais à trouver fermée, céda sous mon -genou. Je la franchis, et la refermai derrière moi. -Puis tournant à droite, toujours dans l’obscurité, -je m’avançai à tâtons le long du mur. C’était, je -le savais, le mur extérieur, et devant moi je distinguais -vaguement la clarté d’une fenêtre. En cet -instant, qui allait être celui de l’épreuve décisive, -je recouvrai tout mon sang-froid. Je comptai dix -pas, et arrivai, selon mes prévisions, à la fenêtre. -Dix pas plus loin, je trouvai mon chemin barré -par une porte. Ici devait être la chambre, — la -dernière de ce côté. Tout en prêtant l’oreille aux -premiers bruits de poursuite ou d’alerte, je cherchai -à tâtons le loquet, le trouvai, et le fis jouer. -De nouveau la chance me favorisa : la porte céda -sous ma poussée ; mais au lieu de lumière je ne -trouvai que l’obscurité, comme devant : j’en compris -la raison, lorsque je me heurtai avec une certaine -violence contre une deuxième porte.</p> - -<p>Un cri étouffé d’intonation féminine s’éleva par -derrière, et quelqu’un demanda vivement :</p> - -<p>— Qui est là ?</p> - -<p>Au lieu de répondre, je cherchai le loquet, je le -trouvai, et la porte s’ouvrit. La lumière qui s’en -échappa m’éblouit quelques secondes, mais tout -en clignant des yeux sur le seuil, j’aperçus sous la -lampe deux jeunes femmes aux abois, l’une derrière -l’autre, et dont la plus proche était Denise.</p> - -<p>Avec un cri de joie je fis un pas vers elle ; elle -recula, l’horreur peinte sur son visage.</p> - -<p>— Que voulez-vous ? bégaya-t-elle. Vous faites -erreur, monsieur. Nous…</p> - -<p>Je m’avisai alors de mon accoutrement, et que -je tenais toujours mon canon de mousquet. Je rabattis -la cagoule, découvrant mon visage, et tout -aussitôt — la surprise fut des plus délicieuses, car -je n’avais pas revu Denise depuis notre vis-à-vis -de la voiture, et c’est à peine si alors nous avions -échangé quatre mots — tout aussitôt elle fut dans -mes bras, sanglotant la tête cachée sur ma poitrine, -et ses cheveux sous mes lèvres.</p> - -<p>— On m’avait dit que vous étiez mort ! s’écria-t-elle.</p> - -<p>Je compris tout. Je la serrai contre moi, de plus -en plus étroitement, et lui dis… Mais Dieu sait ce -que je lui dis ! Et pour un moment elle ne résista -pas, et nous oubliâmes tout le reste, le danger -actuel, le sombre avenir, et jusqu’à la femme qui -se trouvait là. Naguère, on nous destinait l’un à -l’autre, mais cela ne comptait pas pour nous, tandis -qu’à présent, mes lèvres sur les siennes, et ses bras -autour de mon cou, je compris que c’était pour toujours, -et que la mort seule pourrait nous désunir.</p> - -<p>La mort, hélas ! rôdait autour de nous, et nous -ne devions plus l’ignorer longtemps ! Au bout d’une -minute, Denise se dégagea, et me repoussant loin -d’elle, pâlissant et rougissant tour à tour, les yeux -humides et brillants, sous la lumière de la lampe.</p> - -<p>— Qu’êtes-vous venu faire ici, monsieur ? s’écria-t-elle. -Et dans ce costume !</p> - -<p>— Je suis venu pour vous voir, répondis-je.</p> - -<p>Et ce disant je m’avançai d’un pas et voulus -la ressaisir dans mes bras.</p> - -<p>Mais elle me repoussa.</p> - -<p>— Oh ! non, non ! s’écria-t-elle, frissonnante. -Pas maintenant ! Savez-vous bien qu’ils vous tueraient ! -Ils vous tueraient s’ils vous trouvaient ici ! -Allez-vous-en ! vite, avant qu’il ne soit trop tard !</p> - -<p>— Faut-il donc que je vous quitte ?</p> - -<p>— Oui, répondit-elle avec un geste de détresse, -il le faut. Je vous en conjure.</p> - -<p>— Et que je vous abandonne à Froment ? exclamai-je -encore.</p> - -<p>Elle me regarda d’une façon nouvelle, et avec -un léger sursaut.</p> - -<p>— Vous savez donc cela ? fit-elle.</p> - -<p>— Oui, je le sais, répliquai-je.</p> - -<p>— Eh bien ! sachez encore ceci, monsieur, reprit-elle -en relevant la tête et soutenant mon regard -avec un air de parfaite intrépidité ; sachez encore -ceci : quoi qu’il advienne, je refuse de l’épouser, -lui, ou tout autre que vous.</p> - -<p>J’allai pour me jeter à genoux et baiser la frange -de sa robe, mais elle se recula et me pria instamment -de me retirer.</p> - -<p>— Vous n’êtes pas en sûreté dans cette maison, -fit-elle. La mort vous y guette, monsieur, la mort ! -Ma mère est sans pitié, mon frère est ici ; et quant -à <i>lui</i>… la maison est pleine de ses âmes damnées. -Une fois déjà vous lui avez échappé de près ; mais -s’il vous retrouve ici maintenant il vous tuera !</p> - -<p>— Mais si je dois le craindre tellement, répondis-je -d’un air sombre, — car depuis qu’elle avait cessé -de rougir je voyais son extrême pâleur, et les cernes -bistrés que la crainte avait appliqués sous ses yeux, — si -je dois le craindre tellement, qu’en est-il pour -vous ? Pour vous, mademoiselle !… Dois-je donc -vous abandonner à sa merci ?</p> - -<p>Elle tourna vers moi un visage empreint d’un -sérieux extraordinaire, et je n’oublierai jamais sa -réponse :</p> - -<p>— Monsieur, ai-je eu peur sur le toit du château -de Saint-Alais ? Et je n’ai pas davantage à sauver -maintenant. Ne craignez rien, il y a un toit ici -aussi, et je m’y promène : mon mari n’aura jamais -à rougir de moi.</p> - -<p>— Mais à Saint-Alais j’y étais, répliquai-je vivement.</p> - -<p>Dieu sait pourtant si la réplique était singulière. -Mais elle n’en jugea pas ainsi.</p> - -<p>— C’est vrai, fit-elle.</p> - -<p>Et elle eut un sourire, et avec ce sourire son -visage s’embrasa, et ses yeux s’humectèrent, et -toute sa dignité disparut d’un seul coup, et elle me -regarda, pensive. Et dans le même instant elle se -jeta dans mes bras.</p> - -<p>Elle n’y resta que quelques secondes. Puis elle -s’en arracha avec une sorte de colère.</p> - -<p>— Oh ! allez ! allez-vous-en, monsieur, s’écria-t-elle. -Si vous m’aimez, allez-vous-en !</p> - -<p>— Jurez-moi, dis-je, de mettre un mouchoir à -votre fenêtre si vous avez besoin de secours !</p> - -<p>— Comment ? A ma fenêtre ?</p> - -<p>— Je puis la voir de chez l’abbé Benoît.</p> - -<p>Un éclair de bonheur illumina son visage.</p> - -<p>— Je n’y manquerai pas, dit-elle. Oh ! Dieu soit -loué de ce que vous êtes si près ! Mais j’ai Françoise -également, qui m’est dévouée. Aussi longtemps que -je l’ai…</p> - -<p>Elle s’arrêta, les lèvres entr’ouvertes et les joues -soudainement exsangues. Nous nous regardâmes… -Hélas ! j’avais tardé trop longtemps. Un bruit de -pas se rapprochait dans le couloir ; on entendit des -voix confuses, et une porte claqua, refermée précipitamment. -Nous respirions à peine ; et ce fut -la camériste qui au bout d’une minute fit le premier -geste. Sans bruit elle courut à la porte et lui -donna un tour de clef.</p> - -<p>— Cela ne sert à rien ! chuchota Denise d’une -voix altérée, et, pâle comme la neige, elle s’appuya -contre la table. Ils vont prévenir ma mère, -et ils vous tueront.</p> - -<p>— Il n’y a pas d’autre porte ? balbutiai-je, en -promenant autour de moi des yeux de bête traquée, -et saisissant pour la première fois dans sa -plénitude le danger de ma conduite.</p> - -<p>Elle secoua la tête.</p> - -<p>— Et cela, qu’est-ce que c’est ? fis-je, en désignant -l’autre extrémité de la pièce, où l’on voyait -un lit au fond d’une alcôve.</p> - -<p>— C’est un cabinet, répondit la femme, avec un -hoquet de joie. C’est cela, monsieur, c’est cela, -ils s’abstiendront peut-être d’y fouiller. Vite, que -je puisse vous enfermer.</p> - -<p>En pareil cas, l’on n’obéit qu’à l’instinct. J’entendis -manœuvrer le loquet de la porte, après -quoi on frappa un coup impérieux. J’hésitais toujours. -Mais un second coup succéda au premier, -et une voix familière cria impérativement :</p> - -<p>— Ouvrez, Françoise, ouvrez !</p> - -<p>Alors, je me dirigeai vers le cabinet. La fille -éperdue de terreur hésita un instant entre moi et -la porte de la chambre ; mais elle se décida enfin -pour cette dernière, si bien que je tirai simplement -sur moi la porte du cabinet.</p> - -<p>A l’instant même je m’avisai que, si l’on me -découvrait là, je compromettais Denise. Si j’étais -pris à me cacher derrière cette porte close et parmi -ses objets féminins, je lui ferais cent fois plus de -tort qu’en restant au milieu de la chambre pour -affronter le péril. Et le visage en feu à cette seule -pensée, je rouvris la porte et m’avançai d’un pas. -Il n’était que temps : car à la même seconde la -porte de la chambre s’ouvrait, et M. de Saint-Alais -y pénétrait. Son premier coup d’œil fut pour moi.</p> - -<p>Trois ou quatre hommes l’accompagnaient, entre -autres celui auquel j’avais faussé compagnie dans -l’escalier. Mais je rencontrai le regard de M. de -Saint-Alais tout flamboyant de colère, et n’en pus -détacher mes yeux : dès lors les autres n’existèrent -plus pour moi.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="c22">CHAPITRE XXII<br /> -<span class="small">NOBLESSE OBLIGE</span></h2> - - -<p>Il ne fut pourtant pas le premier à parler. L’un -de ses acolytes fit un pas en avant, et s’écria :</p> - -<p>— C’est lui ! Voyez, il tient encore son canon de -mousquet.</p> - -<p>— Eh bien, saisissez-vous de lui, répliqua M. de -Saint-Alais. Et emmenez-le hors d’ici ! Monsieur, -continua-t-il, en s’adressant à moi d’un ton et -d’un air féroces, qui que vous soyez, lorsque vous -avez entrepris le métier d’espion, vous en avez -pesé les conséquences, j’imagine ? Emmenez-le, -mes amis !</p> - -<p>Deux des individus s’avancèrent, et m’empoignèrent -par les bras. La surprise que me causaient -l’apparition et le discours de M. de Saint-Alais -m’empêcha de faire aucune résistance. Mais -en de pareils cas la pensée devient prompte, et en -un clin d’œil je me ressaisis.</p> - -<p>— Voilà qui est absurde, monsieur de Saint-Alais, -fis-je. Vous savez bien que je ne suis pas un espion. -Vous savez pourquoi je suis ici. Et quant à ce -déguis…</p> - -<p>— Je ne veux rien savoir ! répliqua-t-il.</p> - -<p>— Mais…</p> - -<p>— Je ne veux rien savoir, vous dis-je ! répéta-t-il, -avec un geste gouailleur. Si ce n’est, monsieur, -que nous vous trouvons ici, vêtu en moine, ce que -vous n’êtes évidemment pas. Vous auriez mieux -fait de tenter à la nage la traversée du Rhône en -pleine crue, que de pénétrer ce soir dans cette -maison, je vous le garantis… Et maintenant, -dehors ! On lui réglera son procès en bas.</p> - -<p>Mais je n’y tins plus. Je repoussai les hommes -qui me maintenaient, et fis un bond en arrière.</p> - -<p>— Vous en avez menti ! m’écriai-je. Vous savez -qui je suis, et pourquoi je suis ici !</p> - -<p>— Je ne vous connais pas, répondit-il sans -broncher. Et j’ignore également pourquoi vous -êtes ici. J’ai connu autrefois un homme qui vous -ressemblait, il est vrai. Mais celui-là était un gentilhomme, -et il eût préféré mourir plutôt que devoir -son salut à un mensonge, à une fausseté -aussi évidente. Emmenez-le. Il a fait une peur -mortelle à M<sup>lle</sup> Denise. Je suppose qu’il aura -trouvé la porte ouverte, et se sera introduit, -croyant se mettre en sûreté.</p> - -<p>Je compris enfin son intention : dans sa fureur -il voulait me sacrifier pour garder intact l’honneur -de sa sœur. Je dirai plus : il envisageait avec une -joie féroce le dilemme en présence duquel il me -mettait. Mon front devint moite, et je promenai -autour de moi des yeux égarés, en m’efforçant -de résoudre le problème. Les bruits du combat des -rues m’emplissaient encore les oreilles ; les gens -qui risquent leur vie dans une pareille lutte, je -ne l’ignorais pas, sont dépourvus de scrupules -autant que de pitié. Cet homme en particulier était -visiblement affolé par les pertes et les humiliations -qu’il avait subies, et j’entravais ses desseins. Le -risque était réel, et il ne s’agissait pas d’une simple -menace. Il y avait générosité à courir ce risque.</p> - -<p>Et néanmoins j’hésitais. Je me laissai même -entraîner jusqu’à mi-chemin de la porte ; mais -alors — Dieu sait ce que j’aurais fait si mon devoir -me fût apparu plus clairement — une intervention -extérieure trancha la question. Avec un grand -cri, Denise, qui depuis l’arrivée de son frère était -restée appuyée contre le mur, prête à défaillir, -s’élança en avant, et lui saisit le bras.</p> - -<p>— Non, je ne veux pas ! s’écria-t-elle d’une voix -étranglée. Non ! vous ne ferez pas cela ! Grâce ! -pitié ! Je…</p> - -<p>— Mademoiselle ! fit-il, en lui coupant tranquillement -la parole, mais avec un éclair de rage -dans les yeux. Vous êtes épuisée de fatigue, et ne -vous connaissez plus. Cette scène vous a achevée. -Allons ! poursuivit-il, s’adressant à la camériste, -prenez soin de votre maîtresse. Cet homme est -un espion, indigne de sa pitié.</p> - -<p>Mais Denise s’accrocha à lui.</p> - -<p>— Ce n’est pas un espion ! s’écria-t-elle, d’une -voix qui m’alla droit au cœur. Ce n’est pas un -espion, vous le savez bien !</p> - -<p>— Assez, jeune fille ! taisez-vous ! répliqua-t-il -furibond.</p> - -<p>Mais il ne s’attendait pas au changement qui -s’opéra en elle, changement auprès duquel le sien -à lui était minime.</p> - -<p>— Je ne veux pas ! exclama-t-elle, je ne veux pas !</p> - -<p>Et à ma surprise, lâchant le bras auquel elle -s’agrippait, et d’une secousse rejetant en arrière -ses cheveux dérangés par ses brusques mouvements, -elle se redressa d’un air provocateur.</p> - -<p>— Je ne veux pas ! reprit-elle. Ce n’est pas un -espion, et vous le savez bien, monsieur. Il m’aime, -poursuivit-elle, avec un geste orgueilleux, et il est -venu pour me voir. M’entendez-vous ? C’est mon -fiancé, qui est venu me rendre visite.</p> - -<p>— Jeune fille, êtes-vous folle ? grinça-t-il, dans -le silence général.</p> - -<p>Et dans le même silence tous les yeux se fixèrent -sur elle.</p> - -<p>— Je ne suis pas folle, répondit-elle, pâle et les -yeux flamboyants.</p> - -<p>— Insensible à la honte, le serez-vous aussi à la -crainte ? lui lança-t-il, d’une voix terrible.</p> - -<p>— La crainte ? Quand je vous dis que j’aime ! -Et que je l’aime, lui !</p> - -<p>Je ne saurais décrire les sentiments que cet aveu -m’inspira. D’une part, j’étais dans une fureur telle -que je me connaissais à peine ; et d’autre part, la -jeune fille n’eut pas plus tôt prononcé ces paroles -que M. le marquis la saisit brutalement par la taille -et l’entraîna, malgré ses cris et sa résistance, jusqu’à -l’autre bout de la pièce.</p> - -<p>Ce fut le signal d’une scène innommable. Je m’élançai -pour lui porter secours ; aussitôt les trois -hommes se jetèrent sur moi, et leur commune -poussée me refoula vers la porte. Saint-Alais, écumant -de rage, leur hurlait de m’emmener, tandis -que je le traitais de lâche, l’invectivais, et m’efforçais -vainement de l’atteindre. Un instant je réussis -à leur tenir tête à tous trois, malgré leur nombre. -Les cris de la jeune fille augmentaient le tumulte. -Puis la force des choses l’emporta ; ils finirent par -m’entraîner hors de la chambre, dont la porte se -referma sur Denise et sur ses appels.</p> - -<p>J’étais pantelant, hors d’haleine, frénétique. -Mais aussitôt la lutte terminée et la porte close -un calme relatif nous envahit. Mes gardiens desserrèrent -leur étreinte, et se mirent à m’examiner -en silence. Pour moi, appuyé contre le mur, je -roulais des yeux farouches. Puis l’un d’eux me -dit assez civilement :</p> - -<p>— Allons, monsieur, en voilà assez. Tenez-vous -tranquille, et nous vous traiterons bien ; sinon…</p> - -<p>— C’est un lâche infâme ! criai-je dans un sanglot.</p> - -<p>— Tout doux, monsieur, tout doux !</p> - -<p>Ils étaient cinq à présent, avec les deux hommes -restés sur le palier. Le corridor était sombre, mais -ils avaient un falot, et nous attendîmes en silence -deux ou trois minutes. Puis la porte s’entre-bâilla -de quelques pouces, l’homme qui paraissait les -commander s’approcha de l’ouverture, et ayant -reçu ses instructions, s’en revint.</p> - -<p>— En route ! fit-il. Au n<sup>o</sup> 6. Toi, Petitot, va -chercher la clef.</p> - -<p>Le dénommé Petitot s’éloigna en hâte, et nous -le suivîmes plus lentement au long du corridor : -mes gardiens m’encadraient, et leurs pas pesants -éveillaient des échos sonores qui se répercutaient -au loin devant nous. La jaunâtre lumière du falot -nous montrait de chaque côté des murs au badigeon -grossier ; et dans celui de droite une lugubre -enfilade de portes pareilles à des portes de cachots. -Nous fîmes halte devant l’une d’elles, et je crus -qu’on allait m’enfermer là : je repris courage, car -je n’y serais pas loin de Denise. Mais la porte, en -s’ouvrant, ne laissa voir qu’un petit escalier, que -nous descendîmes à la queue leu-leu, et qui nous -mena dans un corridor pareil à celui d’au-dessus. -Arrivés à la moitié de ce nouveau corridor, nous -fîmes halte derechef, auprès d’une fenêtre ouverte, -par où le vent de la nuit s’engouffrait avec violence, -au point d’agiter les cheveux et d’obliger le -porteur du falot à l’abriter sous ses basques. Et le -vent de la nuit n’entrait pas seul ; il nous apportait -tous les bruits nocturnes de la ville en émoi : -des clameurs farouches, des acclamations, avec le -sempiternel brimbalement des cloches, et de temps -à autre un coup de pistolet, bruits trop révélateurs -de ce qui se passait sous le voile de ténèbres -nous cachant le labyrinthe des maisons et des rues. -Même, en un point, ce voile était déchiré, et par -la trouée, une colonne rougeâtre jaillissait des toits, -projetant des étincelles : ardente réverbération -d’un vaste incendie qui, dévorant le cœur de la -cité, semblait faire participer le ciel aux crimes -et aux abominations qui se perpétraient sous sa -voûte.</p> - -<p>Mes compagnons se pressèrent à la fenêtre et -s’y penchèrent, tout yeux et tout oreilles. Je ne -m’en étonnai pas, non plus que d’entendre l’homme -responsable de tout, l’homme qui avait tout engagé -dans cette partie, se promener d’un pas inlassable -sur le toit, au-dessus de nos têtes. Car ce -conflit de là-bas était l’unique grand conflit du -monde, celui qui n’a jamais cessé depuis l’antiquité -la plus reculée ; et on s’y adonnait comme il était -de règle dans Nîmes depuis des siècles, avec une -ardeur sauvage et sans merci, parmi des ruisseaux -de sang. L’on n’en pouvait prédire l’issue ; mais -selon toute apparence, tel il se déroulait ici, tel il -faisait rage par la moitié de la France. De cette -fenêtre, nous regardions dans la nuit avec nos yeux -matériels ; mais par delà la frontière, à Turin, et -plus près de nous, à Sommières, à Montpellier, des -milliers de Français, la fleur de l’armorial de France, -le suivaient également, tournés vers Nîmes, et d’un -cœur aussi angoissé que les nôtres.</p> - -<p>Aux propos de ceux qui m’entouraient, je compris -que M. Froment s’était emparé des Arènes, -et s’y était retranché. Les flammes que nous -voyions s’élevaient de l’une des églises réformées. -J’appris aussi que les patriotes, attaqués à l’improviste, -avaient fait peu de résistance, et que -si les Rouges tenaient vingt-quatre heures encore, -l’arrivée des troupes de Montpellier assurerait -leur succès, et du même coup mettrait le mouvement -sous l’égide des plus hauts personnages.</p> - -<p>— Mais il s’en est fallu de peu, chuchota l’un -des hommes. Si nous ne leur avions sauté à la -gorge ce soir, ils nous en faisaient autant demain.</p> - -<p>— Et cependant il n’y a pas la moitié de nos -cohortes qui aient répondu à l’appel.</p> - -<p>— Les villages seront là dans la matinée, s’écria -vivement un troisième. On va mettre en branle -toutes les cloches d’ici au Rhône.</p> - -<p>— Oui, mais si les Cévenols arrivent les premiers ? -Que se passera-t-il, camarade ?</p> - -<p>Personne ne sut que répondre, et tous restèrent -aux aguets. Un bruit de pas qui se rapprochait -dans le couloir leur fit rentrer la tête.</p> - -<p>— C’est Petitot avec les clefs, dit le chef. Allons, -monsieur !</p> - -<p>Mais il se trompait. Le nouvel arrivant était un -personnage de très haute taille, enveloppé d’un -manteau, et le chapeau sur la tête, qui s’approchait -à grands pas dans le corridor, suivi de trois -ou quatre individus. Arrivé auprès de nous, il -interpella :</p> - -<p>— Est-ce que Buzeaud est ici ?</p> - -<p>L’homme qui venait de parler s’avança respectueusement :</p> - -<p>— Oui, monsieur, le voici.</p> - -<p>— Prenez six hommes, les plus vigoureux que -vous ayez en bas, répondit le nouveau venu (c’était -Froment lui-même) et allez en chercher autant à -la <i>Vierge</i>, pour barricader la rue qui longe les -casernes et mène à l’arsenal. Vous trouverez -facilement de l’aide. Occupez aussi quelques maisons, -afin de commander la rue. Et…</p> - -<p>Mais il s’interrompit, car ses yeux, qu’il promenait -à la ronde, venaient de se poser sur moi.</p> - -<p>— Qu’est-ce que cela signifie ? reprit-il. Que fait ici -ce monsieur ? Et dans ce costume ?</p> - -<p>— M. le marquis l’a surpris… là-haut.</p> - -<p>— M. le marquis ?</p> - -<p>— Oui, monsieur, et il nous a donné l’ordre de -l’enfermer au n<sup>o</sup> 6, en attendant.</p> - -<p>— Ah bah !</p> - -<p>— Comme espion.</p> - -<p>M. Froment sifflota, et nous nous entre-regardâmes -tout d’abord. La lumière incertaine des falots, -et peut-être aussi sa préoccupation, durcissaient les -traits de son visage massif et ombraient fortement -ses orbites et sa bouche ; mais il poussa un -profond soupir, et sourit, comme s’il appréciait -l’étrangeté de la situation.</p> - -<p>— Nous voilà donc de nouveau en présence, -monsieur le vicomte, fit-il. Cela me rappelle que -j’ai ici quelque chose qui vous appartient. Vous -êtes venu pour me le réclamer, j’imagine ?</p> - -<p>— Oui, monsieur, je suis venu pour vous la -réclamer, fis-je d’un ton hautain, en lui renvoyant -regard pour regard, et je vis qu’il me comprenait.</p> - -<p>— Et M. le marquis vous a trouvé là-haut ?</p> - -<p>— Oui, là-haut.</p> - -<p>— Tiens !</p> - -<p>Il resta songeur un instant. Puis, s’adressant -aux hommes :</p> - -<p>— C’est bon. Vous pouvez aller, Buzeaud. Je -prends sous ma responsabilité ce monsieur… qui -fera bien de quitter cette mascarade. Quant à vous, -ajouta-t-il pour les trois ou quatre individus qui -l’accompagnaient, allez m’attendre là-haut. Dites à -M. Flandrin — et c’est mon dernier mot — que quoi -qu’il arrive le maire ne doit pas hisser le signal -pour réclamer la troupe. Il lui dira de ma part tout -ce qu’il voudra… par exemple que je le ferai pendre -aux plus hauts créneaux de la tour… mais qu’on -se garde bien de mettre cette menace à exécution. -C’est compris ?</p> - -<p>— Oui, monsieur.</p> - -<p>— Allez. Je vous rejoins dans un instant.</p> - -<p>Ils sortirent, laissant une lanterne sur le carreau, -et je restai seul avec Froment. J’attendais qu’il me -parlât, mais il ne me regardait même pas. Au contraire, -allant à la fenêtre ouverte, il s’y accouda, -considéra la nuit, et resta ainsi quelques minutes -sans mot dire. Les ordres qu’il venait de donner -avaient-ils modifié réellement le cours de ses idées, -ou bien ne savait-il encore de quelle façon me traiter ? -c’est un point qui m’échappe. A plusieurs -reprises, je l’ouïs soupirer, et à la fin il me dit à -brûle-pourpoint :</p> - -<p>— Trois cohortes seulement ont répondu à l’appel !</p> - -<p>Je ne sais ce qui me poussa, mais je le suivis sur -ce terrain :</p> - -<p>— Trois cohortes seulement sur combien ? demandai-je -froidement.</p> - -<p>— Sur treize. Ils ont la supériorité numérique. -Mais notre offensive nous a valu le dessus, et il -s’agira de le garder. Si les gens des campagnes -arrivent demain…</p> - -<p>— Et les Cévenols pas.</p> - -<p>— Exact. Si de plus les officiers parviennent à -maintenir le régiment de Guyenne dans les casernes, -si le maire ne hisse pas le signal pour les -appeler, et si les Calvinistes ne s’emparent pas de -l’arsenal… je crois que nous pourrons y arriver.</p> - -<p>— Mais les chances sont ?…</p> - -<p>— Contre nous, monsieur. Raison de plus (il se -retourna enfin vers moi et me montra son visage -qui rayonnait d’un sombre orgueil) ; raison de -plus pour qu’il faille un homme ! Car, le savez-vous ? -le prix de la lutte qui se déroule là-bas, -c’est la France ! Oui, la France ! répéta-t-il avec -amertume, et laissant paraître son émotion. Et je -n’ai pour accomplir cette besogne que quelques -centaines de coupe-jarrets, de bandits et de moines, -cependant que vos jolis messieurs restent bien -tranquilles à se chauffer de l’autre côté de la frontière, -en attendant de voir ce qui va arriver ! -C’est moi qui cours les risques, et ce sont eux -qui tiennent les enjeux ! Je tue l’ours, et ils en -prennent la peau. Ils sont à l’abri, et si j’échoue, -me voilà pendu comme Favras !… Pouah ! ce serait -à se faire patriote et à crier : « Vive la Nation ! »</p> - -<p>Sans attendre ma réponse, il attrapa vivement -la lanterne, me fit signe de le suivre, et me précéda -au long du corridor. Il n’avait pas dit un mot de -ma présence dans la maison, ni de ma situation, -ni de M<sup>lle</sup> de Saint-Alais, ni de la façon dont il -prétendait me traiter ; aussi, arrivé à la porte, -comme j’ignorais ses intentions, je lui touchai -l’épaule et l’arrêtai.</p> - -<p>— Excusez-moi, monsieur, dis-je, avec toute la -dignité dont je disposais ; mais j’aimerais savoir -ce que vous allez faire de moi. Je n’ai pas besoin -de vous dire que je ne suis pas entré dans cette -maison comme espion…</p> - -<p>— Vous n’avez besoin de me dire rien du tout, -trancha-t-il avec rudesse. Et quant à ce que je -vais faire de vous, cela tient en quatre mots. Je -vais vous garder auprès de moi, afin que si les -choses en viennent au pis, auquel cas il est peu -probable que je voie la fin de cette semaine, vous -puissiez protéger M<sup>lle</sup> de Saint-Alais et la conduire -en lieu sûr. A cette fin votre brevet, que je détiens, -vous sera restitué. Si, d’autre part, nous -gardons l’avantage et allumons l’incendie qui doit -enflammer ces pédants à sang-froid, alors, monsieur -le vicomte, j’aurai deux mots à vous dire. -Et nous causerons de la chose en gentilshommes.</p> - -<p>Tout d’abord la surprise me rendit muet. Nous -étions alors devant la porte du petit escalier par -où j’étais descendu ; et son dernier mot prononcé, -comme s’il n’attendait pas de réponse, il l’ouvrit -et posa le pied sur la première marche, en projetant -devant lui la clarté de son falot. Je l’arrêtai -par la manche, et il se retourna vers moi.</p> - -<p>— Monsieur Froment…! murmurai-je.</p> - -<p>Mais il me fut impossible d’ajouter un mot.</p> - -<p>— Inutile de faire des phrases, dit-il majestueusement.</p> - -<p>— Êtes-vous bien certain… que vous savez -tout ? balbutiai-je.</p> - -<p>— Je suis certain qu’elle vous aime, et qu’elle -ne m’aime pas, répliqua-t-il, en fronçant la lèvre -et d’une voix où vibrait le dépit. En dehors de -cela, je ne suis certain que d’une chose.</p> - -<p>— Laquelle ?</p> - -<p>— C’est que d’ici vingt-quatre heures le sang va -couler à flots dans toutes les rues de Nîmes, et -que le bourgeois Froment sera le baron Froment… -ou qu’il n’existera plus ! Dans le premier cas, nous -causerons. Dans le second (et il haussa les épaules -d’une façon tant soit peu théâtrale), cela n’a plus -d’importance.</p> - -<p>Là-dessus il se mit à gravir les marches, et je le -suivis. Au haut de l’escalier, il prit le corridor -supérieur, puis l’escalier extérieur, où j’avais faussé -compagnie à mon guide ; et enfin sur le toit, une -courte échelle de bois menant jusque sur les plombs -d’une tour. De là, nous dominions, étalé confusément -sous nos pieds, tout le ténébreux chaos de -Nîmes, ici offrant à l’imagination un amas de -formes titanesques, et là un fouillis de rouges lueurs -et d’ombres qui se découpaient en noir sur la -clarté de l’église en feu. En trois points différents -j’aperçus des falots piquetant le ciel comme des -étoiles : l’un sur le couronnement des Arènes, un -autre plus loin sur le clocher d’une église, le troisième -sur une tour, en dehors des remparts. Mais -la plus grande partie de la ville était à cette heure -plongée dans le sommeil. L’émeute avait expiré, -les cloches se taisaient ; la brise de la mer, chargée -de sel, rafraîchissait nos fronts.</p> - -<p>Sur les plombs une douzaine de personnages -enveloppés de manteaux contemplaient pensivement -le panorama, ou bien marchaient de long en -large, tout en causant ; mais l’obscurité m’empêcha -d’en reconnaître un seul. Après avoir reçu deux -ou trois messages, Froment s’éloigna jusqu’à -l’extrême bord de la tour qui donnait sur la campagne, -et s’y promena seul, la tête basse, les mains -derrière le dos. Il y avait là-dedans, j’imagine, -plutôt un désir de sauvegarder sa dignité qu’un -réel besoin de solitude. Mais les autres respectèrent -ses volontés ; et, suivant leur exemple, je m’assis -dans un des créneaux, d’où l’on apercevait l’incendie, -alors sur son déclin.</p> - -<p>J’ignore quelles étaient les pensées des autres. -Un mot entendu par hasard m’apprit que Louis -de Saint-Alais commandait aux Arènes, et que -M. le marquis attendait seulement que le succès -fût assuré pour partir à Sommières, dont le gouverneur -avait promis un régiment de cavalerie au -cas où Froment pourrait triompher sans son aide. -La combinaison me parut des plus singulières ; -mais les Émigrés, par crainte de compromettre le -roi, et mis en garde par le sort de Favras, — lequel, -abandonné des siens, avait été fusillé quelques -mois plus tôt à la suite d’une conspiration -analogue, — n’avaient guère que de la timidité. -Et si ceux qui m’entouraient en ressentaient de -l’indignation, ils n’eurent garde de l’exprimer.</p> - -<p>La plupart néanmoins se taisaient, sauf lorsqu’un -mouvement dans la ville, ou un appel au secours, -leur arrachaient quelques paroles vives. Quant à -moi, mes pensées n’avaient rien à voir avec cette -lutte où les deux partis s’observaient l’un l’autre -en attendant le jour : je ne m’occupais ni du lendemain, -ni de Denise, mais bien de Froment lui-même. -Si le but de cet homme avait été de faire -impression sur moi, il l’avait atteint. Assis là dans -les ténèbres, je sentais peser sur moi son influence ; -j’étais ému par la crise comme lui et parce que -lui-même l’était. Je vibrais de cette angoisse qui -saisit le joueur à son dernier enjeu, du seul fait -qu’il avait jeté les dés. Je me trouvais avec lui -sur un même pinacle vertigineux, et à l’idée du -menaçant avenir, je tremblais pour lui et avec lui. -Mon regard se détournait des autres, et cherchait -instinctivement sa haute taille dans l’ombre où -il se promenait solitaire. Sans la moindre volonté -de ma part je lui rendais l’hommage dû à celui qui -se tient sur la brèche, impassible, et maître de soi -devant la mort qui le guette.</p> - -<p>Vers minuit eut lieu un mouvement général de -descente. Je n’avais rien absorbé depuis douze -heures, et j’avais beaucoup agi ; nonobstant la -situation ambiguë où je me trouvais, la faim -m’incitait à faire comme les autres. Je me mêlai -donc à eux, et me trouvai une minute plus tard -sur le seuil d’une pièce oblongue, brillamment -éclairée par des lampadaires, et garnie de tables -apprêtées pour une soixantaine de convives. Par -une trouée de la foule masculine, il me sembla -entrevoir dans un coup d’œil, à l’autre bout de la -salle, des femmes, des bijoux, des regards étincelants, -et un battement d’éventail : vision bien -propre à augmenter l’effet ahurissant du contraste -au sortir de l’obscurité des plombs balayés par le -vent ! Mais je n’eus guère le loisir de la réflexion. -Je m’étais à peine avancé de quelques pas dans -la salle, lorsque la presse qui me dérobait l’autre -bout acheva de se dissiper, à mesure que chacun -prenait son siège, parmi le bourdonnement des -conversations. Au bout d’une minute mes regards -avides se fixaient sans contrainte sur Denise, — pâle -et languissante, l’air navré, — placée auprès -de sa mère au haut bout de la table, comme une -statue de la désolation. Elles avaient auprès d’elles -M<sup>me</sup> Catinot, deux ou trois dames et un nombre -égal de gentilshommes.</p> - -<p>Soit par une attraction sympathique, soit simple -effet du hasard, elle ne tarda pas à jeter les yeux -sur moi, et se leva toute droite en poussant une -exclamation étouffée. Il n’en fallut pas plus : -M<sup>me</sup> de Saint-Alais me regarda, et elle poussa -également un cri. En un clin d’œil, tandis qu’une -faible partie des convives intermédiaires causaient -encore sans s’apercevoir de rien, et que les domestiques -circulaient à pas feutrés, tous les yeux -se levèrent sur moi, à l’autre bout de la table, et -me prirent pour point de mire. Juste à ce moment, -par malheur, M. de Saint-Alais, un peu en retard, -entrait : il ne manqua point de me voir, lui aussi. -Un juron éclata derrière moi, mais je ne m’occupais -que de l’autre bout de la table et de Denise, -et ce fut seulement lorsqu’il posa la main sur mon -bras que je me retournai tout d’une pièce et que -je l’aperçus.</p> - -<p>— Monsieur ! s’écria-t-il, avec un nouveau juron -(il étouffait presque de rage et de surprise). C’en -est trop.</p> - -<p>Je le regardai en silence. La situation était inextricable, -et je m’y perdais.</p> - -<p>— Comment se fait-il que je vous retrouve ici ? -reprit-il avec fureur et d’un ton qui acheva d’attirer -sur moi tous les regards.</p> - -<p>Il était blême de colère. Il m’avait laissé prisonnier -et me retrouvait son hôte.</p> - -<p>— Je n’en sais rien moi-même, fis-je. Mais…</p> - -<p>— Je le sais, moi, prononça quelqu’un, dans le -dos de M. de Saint-Alais. Si vous tenez à le savoir, -marquis, c’est sur mon invitation que M. de Saux -est ici.</p> - -<p>C’était Froment, qui venait tout juste d’arriver. -Saint-Alais se retourna, comme si on l’eût poignardé.</p> - -<p>— En ce cas, c’est moi qui ne suis pas à ma -place ici ! exclama-t-il.</p> - -<p>— Comme il vous plaira, dit Froment avec -calme.</p> - -<p>— Mais il ne me plaît pas ! riposta le marquis, -lui jetant un regard de dédain, et d’une voix qui -emplit la salle. Il ne me plaît pas !</p> - -<p>En l’entendant, et me voyant, sous les lumières, -le centre de tous les regards, je pouvais me croire -de nouveau dans le salon de Saint-Alais, lors du -vain serment des épées ; comme si les trois quarts -d’un an ne s’étaient pas écoulés depuis le début -de la révolution. Mais la voix de Froment me tira -de cette rêverie.</p> - -<p>— Fort bien, dit-il gravement. Il me semble, -toutefois, que vous oubliez…</p> - -<p>— C’est vous qui oubliez, s’écria Saint-Alais -avec emportement. Ou vous ne comprenez pas, ou -vous ignorez, que ce gentilhomme…</p> - -<p>— Je n’oublie rien ! répliqua Froment, dont le -visage s’assombrit. Rien, si ce n’est que nous faisons -attendre nos hôtes. Moins que tout, j’oublie -les services, monsieur, que vous m’avez jusqu’ici -rendus. Mais, monsieur le marquis, reprit-il avec -dignité, c’est mon tour de commander ce soir, et -c’est à moi de prendre des mesures. Je les ai -prises, et je dois vous prier de vous y soumettre. -Je sais que vous ne me ferez pas défaut en cette -extrémité. Je sais, et ces gentilshommes savent, -qu’en cas de malheur vous me secourriez ; mais -je crois aussi que, tout allant bien, comme c’est -le cas, vous ne me susciterez pas d’obstacles inutiles. -Allons, monsieur ; ce gentilhomme ne refusera -pas de s’asseoir à cette place. Et nous serons -tous les invités de madame votre mère. Faites-moi -ce plaisir.</p> - -<p>La face de Saint-Alais était sombre comme la -nuit, mais l’autre était un homme, et il usait d’un -ton courtois mais énergique. Avec une nonchalance -hautaine, M. le marquis céda — pour la première -fois de sa vie, je pense — et je l’accompagnai -jusqu’au haut bout de la table. Resté seul, je -m’assis à la première place venue, sous les regards -scandalisés de mes voisins. Mais plus qu’eux encore, -j’étais scandalisé par ce festin étrange, à l’heure -où Nîmes veillait, par cette joyeuse médianoche, -à l’heure où les morts gisaient encore dans les -rues, où l’air frémissait, où la nuit entière se -taisait, dans l’attente de ce qui allait survenir.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="c23">CHAPITRE XXIII<br /> -<span class="small">LA CRISE</span></h2> - - -<p>Quand l’aube grise, à laquelle tant d’hommes -aspiraient, se leva lentement sur la cité en éveil, -elle trouva sur les plombs de la tour de Froment -des visages pâles, sinon des cœurs défaillants. -Cette heure, où toute la nature manque de couleur, -où toutes choses, le ciel excepté, paraissent -ternes et grises, met le courage d’un homme à une -rude épreuve, tout comme le vent froid qui l’accompagne -s’acharne sur son corps. Les yeux qui -une heure auparavant pétillaient de la gaieté du -vin — car nous nous étions attardés à boire au -roi, à l’Église, à la cocarde rouge et à M. d’Artois — devinrent -pensifs ; les hommes qui, un peu plus -tôt, montraient des visages vermeils, frissonnèrent -en sondant la brume, et s’enveloppèrent plus -étroitement de leurs manteaux. S’il en était un -parmi eux qui considérât l’issue de la journée avec -une entière égalité d’âme, ce phénix ne s’offrit -point à mes regards.</p> - -<p>Froment avait prêché la foi, mais c’était dans -la rue que la foi se trouvait presque toute. Dans -la rue, j’en suis sûr, il y avait maints croyants, -tout prêts à courir à la mort, ou à tuer sans miséricorde. -Et de ceux-là, peut-être, s’en trouvait-il -aussi un ou deux parmi nous. Mais en général les -hommes qui surveillaient avec moi le panorama -de Nîmes ce matin-là, étaient de hardis aventuriers, -ou des partisans locaux de Froment, ou des -officiers expulsés par leurs régiments, ou encore, -mais en petit nombre, des gentilshommes, tel Saint-Alais. -Tous gens braves, et quelques-uns échauffés -par le vin ; mais Froment n’était pas seul à -savoir que Favras avait été pendu, de Launay -massacré, et le prévôt Flesselles fusillé de sang-froid ! -D’autres que lui pouvaient augurer à quel -genre de vengeance ce bizarre être nouveau, la -Nation, saurait recourir, si on l’outrageait ! Aussi, -quand après une longue attente l’aurore parut -enfin, rosissant les nuages de l’est, et que jaillissant -par-dessus la mer de brume qui emplissait la vallée -du Rhône, elle teignit de sa rose lumière les cimes -de l’occident, et nous trouva debout, je ne vis -autour de moi que des hommes aux faces graves, -et portant plus ou moins sur leurs traits hagards -et défaits la marque de leur condition mortelle.</p> - -<p>Le seul Froment excepté. Celui-ci, pour une raison -quelconque, offrait à l’apparition du jour une -contenance non seulement résolue, mais joyeuse. -Renonçant à l’attitude solitaire qu’il avait gardée -toute la nuit, il s’avança vers les créneaux dominant -la ville, et causa et voire plaisanta, raillant -les cœurs faibles, et prenant la victoire comme -acquise. J’ai ouï dire à ses ennemis que cette conduite -fut le résultat de sa nature, et qu’il n’y avait -aucun mérite ; que l’orgueil l’élevait non seulement -au-dessus des vulgaires passions de l’humanité, -mais au-dessus de la crainte ; que dans la -ferme volonté de jouer son rôle à l’admiration de -chacun, il oubliait que ce fût là autre chose qu’un -rôle, et qu’il affrontait tous les hasards et courait -tous les risques avec aussi peu d’émotion que l’acteur -qui représente le Cid, ou qui boit le poison -dans le rôle de Mithridate.</p> - -<p>Mais cette prétention revient tout bonnement -à affirmer que cet homme était non seulement très -vain, mais encore très brave. J’admets l’un et -l’autre. Aucun de ceux, en effet, qui l’ont vu ce -matin-là n’en pourrait douter : ils savent aussi -que, entre un million d’hommes, le plus digne de -commander en une telle occurrence était bien cet -homme résolu, inflexible, gai même, qui ne revenait -jamais sur ses décisions, pas plus qu’il n’avouait -de craintes. Lorsque la brume se dissipa — un -peu après quatre heures — et découvrit -la plaine riante, la ville et les hauteurs, et quand -de la direction du Rhône le premier brimbalement -des cloches frappa les oreilles et fit taire le chant -du rossignol, il tourna vers ses partisans un visage -presque joyeux.</p> - -<p>— Allons, messieurs, fit-il d’un ton cordial et la -tête haute. Remuons-nous ! Il ne doit pas être dit -que nous nous cachons et que nous n’osons nous -montrer au dehors, ou qu’ayant poussé autrui en -avant, nous restons en arrière — comme ces bavards -et songe-creux de leur lâche Assemblée qui, -prêts à s’emparer de leur roi, mirent au premier -rang des femmes pour se préserver du danger ! -Allons, messieurs ! Ils l’ont emmené de Versailles -à Paris. Nous l’escorterons à son retour ! C’est -aujourd’hui que nous faisons le premier pas !</p> - -<p>L’enthousiasme est de tous les sentiments le -plus contagieux. Un murmure d’approbation accueillit -ses paroles ; les yeux qui une minute plus -tôt étaient mornes, redevinrent brillants.</p> - -<p>— A bas les traîtres ! cria l’un.</p> - -<p>— A bas les trois couleurs ! cria un autre.</p> - -<p>Du geste, Froment réclama le silence.</p> - -<p>— Non, monsieur, dit-il vivement. Au contraire, -nous aussi, nous aurons nos trois couleurs : Vive le -Roi ! vive la Foi ! vive la Loi ! Vivent les Trois !</p> - -<p>L’idée eut du succès. Cent voix en chœur crièrent : -« Vivent les Trois ! » On répéta les mots sur -les toits inférieurs et aux fenêtres, et jusque dans -les rues ; tant et si bien qu’ils se perdirent <i lang="it" xml:lang="it">decrescendo</i>, -tel un feu de file, dans le lointain.</p> - -<p>D’un grand geste chevaleresque, Froment leva -son chapeau.</p> - -<p>— Merci, messieurs, fit-il. Au nom du roi, au -nom de Sa Majesté, je vous remercie. Avant que -nous ayons fini, l’Atlantique ouïra ce cri, et les -échos de la Manche le répéteront ! Oui, le Rhône -délivrera ce que la Seine a emprisonné ! Sur -Nîmes et sur vous, toute la France aujourd’hui -a les yeux fixés ! Pour la liberté ! Pour la liberté -de vivre : de lâches scribes l’étrangleront-ils ? -Pour la liberté de prier : ils spolient Dieu et -profanent ses temples ! Pour la liberté de circuler : -le roi de France est prisonnier ! En dirai-je davantage ?</p> - -<p>— Non, non ! s’écrièrent-ils, agitant leurs chapeaux -et leurs épées.</p> - -<p>— Je n’ajouterai donc rien, reprit-il. Je n’userai -plus de mots ! Mais je veux montrer qu’ici du -moins, à Nîmes, on honore Dieu et le roi, et on -laisse libres leurs fidèles ! Suivez-moi, messieurs, -et nous ferons le tour de la ville pour visiter les -postes du roi et voir si quelqu’un ose crier : -« A bas le roi ! »</p> - -<p>Ils lui répondirent par une clameur d’approbation -et de menace qui fit trembler la vieille tour ; -et aussitôt, se pressant sur l’échelle, ils se mirent à -descendre jusqu’au toit de la maison et de là dans -l’escalier. Assis sur l’embrasure de la tour, je vis -leur long défilé traverser les plombs au-dessous de -moi ; leurs cuivres et leurs buffleteries reluisaient -au soleil, leurs rubans voltigeaient à la brise, leurs -voix sonnaient haut et clair. Ils me parurent, -alors, une troupe valeureuse : la plupart étaient -jeunes, et tous avaient bel air ; ma sympathie les -accompagna lorsqu’ils s’enfoncèrent un par un -dans le capot de l’escalier par lequel j’étais monté. -Une moitié avait disparu, lorsque je sentis que -l’on me touchait le bras, et je trouvai Froment, -le dernier à partir, arrêté auprès de moi.</p> - -<p>— Vous resterez ici, monsieur, me dit-il, d’un -ton significatif, les yeux abaissés vers les miens. -Si les choses en viennent au pis, je n’ai pas besoin -de vous recommander de veiller sur M<sup>lle</sup> de Saint-Alais.</p> - -<p>— Dans la mauvaise comme dans la bonne fortune, -je veillerai sur elle, répondis-je.</p> - -<p>— Merci, fit-il, la lèvre hautaine et une lueur -mauvaise dans le regard. Mais en ce dernier cas, -c’est moi qui veillerai sur elle. Ne l’oubliez pas, -si je suis vainqueur, nous avons encore à causer, -monsieur !</p> - -<p>— Soit ! Dieu vous donne la victoire ! exclamai-je -involontairement.</p> - -<p>— Vous avez foi dans votre habileté à l’épée ? -répliqua-t-il, légèrement ironique.</p> - -<p>Puis, changeant de ton, il poursuivit :</p> - -<p>— Mais non, je me trompe. Votre souhait procède -d’un vrai gentilhomme français. Et c’est en -cette qualité que je vous confie M<sup>lle</sup> Denise sans -la moindre crainte. Dieu vous garde !</p> - -<p>— Et vous de même, fis-je.</p> - -<p>Et il suivit les autres.</p> - -<p>Il était environ cinq heures. Le soleil était levé, -et la plate-forme de la tour, restée silencieuse et -en ma seule possession, semblait si rapprochée du -ciel, si lumineuse, paisible et tranquille, de cette -tranquillité du matin qui s’apparente à l’innocence, -que je regardai autour de moi, ébahi. Je me trouvais -sur un autre plan que le monde inférieur, -d’où s’élevait sauvagement la clameur d’allégresse -qui saluait l’apparition de Froment. Une autre -acclamation suivit, et une autre, qui firent s’envoler -les pigeons effarouchés en une nuée tournoyante, -bien plus haut que les toits ; puis l’onde -de bruit s’éloigna peu à peu, propageant son indicible -menace vers le sud de la ville. Et je restai -sur ma tour, seul et au-dessus de la mêlée.</p> - -<p>Une fois seul, j’eus le loisir de réfléchir ; et mes -réflexions furent d’une teinte sinistre. Qu’était -devenue aujourd’hui la douce concorde dont la -moitié de la nation avait rêvé durant des semaines ? -Où était l’âge d’or de paix et de fraternité que -l’abbé Benoît, avec les syndics de Giron et Vlais, -avaient prévu ? Et l’abolition des frontières ? Et -les droits de l’homme ? Et les autres dix mille -béatitudes que philosophes et théoriciens avaient -entrepris de créer — sans tenir compte de la -nature humaine — moyennant l’adoption de leurs -systèmes ? Oui, qu’étaient-elles devenues ? De tout -le riant paysage qui m’entourait s’éleva, en guise -de réponse, le brimbalement des cloches obsédantes. -Du fond des rues montaient des bruits de -combat et de victoire. Le long d’une route, serpentant -capricieusement à travers la plaine, se -hâtaient de petites troupes d’hommes — que je -n’avais pas encore aperçues — avec des armes -reluisantes ; et enfin, symptôme le plus grave, au -bout d’une demi-heure de mon guet, vers un -lointain faubourg de l’ouest éclata une salve soudaine, -suivie de coups de feu isolés. Les pigeons -tournoyaient toujours par-dessus les toits, nuée de -flocons blancs, et les pierrots sautillaient à mes -pieds ; sur la tour, sur le toit inférieur, où s’étaient -rassemblés quelques domestiques, régnaient le -soleil et le calme de la paix. Mais au fond des rues, -là-bas, je sentais la mort à l’œuvre.</p> - -<p>Au début cependant, je n’éprouvai qu’une émotion -médiocre. Le jour était peu avancé ; je n’attendais -pas une issue immédiate ; et je rêvais -presque indolemment, suivant le cours des pensées -que je viens d’indiquer, et comparant avec -tristesse cette scène de carnage aux brillantes -promesses des mois révolus. Mais peu à peu -l’anxiété des domestiques que je voyais sur le -toit inférieur me gagna. Je me mis à écouter plus -attentivement, et j’imaginai que la marée du combat -se rapprochait, que les cris et les coups de feu -arrivaient plus vite et plus fort à mon oreille. -Pour finir, sur un lieu voisin des casernes, et assez -proche de moi, j’aperçus de légers flocons de fumée -blanche qui s’élevaient des toits, et à deux reprises -une salve de mousqueterie partant du même -point fit trembler les vitres. Puis dans l’une des -rues immédiatement au-dessous de moi, que j’apercevais -dans toute sa longueur, je vis une foule -accourir — dans ma direction.</p> - -<p>J’interpellai les domestiques pour savoir ce que -cela signifiait.</p> - -<p>— On vient d’attaquer l’arsenal, monsieur, répondit -l’un d’eux, en s’abritant les yeux du soleil.</p> - -<p>— Qui a attaqué ? demandai-je.</p> - -<p>Mais il se contenta de hausser les épaules et de -regarder plus attentivement au loin. Je suivis son -exemple. Pour un temps rien ne se produisit ; -mais tout à coup, aussi brusquement que si s’ouvrait -une porte qui eût jusque-là étouffé le bruit, -un tonnerre de vociférations éclata, et une foule -énorme se déversa par l’extrémité la plus proche -dans la rue au-dessous de moi, et refluant dans -toute sa longueur à grands renforts de hurlements -et d’armes brandies — qui entouraient au centre -un crucifix et un peloton de moines — tourna le -coin à l’autre bout et disparut. Quelque temps je -continuai d’entendre le gros de leurs cris, et le suivis -du côté des casernes, d’où arrivait par intervalles -le déchirement de la fusillade. J’en conclus -que c’était un renfort venu à l’appel de Froment. -Après quoi, regardant par hasard au-dessous, -je vis que la moitié des domestiques avaient disparu, -et que des formes humaines commençaient à -se glisser par les rues jusqu’alors désertes. Je me -mis à trembler. Le dénouement se produisait plus -tôt que je l’avais cru.</p> - -<p>Je hélai l’un des hommes et lui demandai où -étaient les dames.</p> - -<p>Il leva vers moi une face blême.</p> - -<p>— Je ne sais pas, monsieur, répondit-il brièvement, -et il détourna aussitôt les yeux.</p> - -<p>— Elles sont en bas ?</p> - -<p>Mais il guettait avec trop d’attention pour me -répondre, et ne fit que secouer la tête avec impatience. -Je ne voulais pas quitter la plate-forme, et -je lui donnai l’ordre de porter mes compliments à -M<sup>me</sup> de Saint-Alais et de la prier de monter. Je -trouvais singulier qu’elle ne l’eût pas encore fait, -car les femmes ne résistent guère à la tentation -de voir.</p> - -<p>Mais l’homme était trop effrayé pour s’occuper -de nul autre que de lui-même — c’était, je pense, -l’un des cuisiniers — et il ne bougea pas ; tandis -que ses compagnons se bornaient à crier :</p> - -<p>— Tout à l’heure, monsieur, tout à l’heure.</p> - -<p>Je perdis patience ; et courant à l’échelle, je la -descendis et marchai droit à eux.</p> - -<p>— Tas de gredins ! exclamai-je. Où sont les -dames ?</p> - -<p>Quelques-uns se retournèrent vers moi en sursautant.</p> - -<p>— Vous dites, monsieur ?</p> - -<p>— Où sont les dames ? répétai-je avec irritation.</p> - -<p>— Oh ! je n’avais pas saisi, répliqua ironiquement -le plus voisin. Elles sont allées prier dans -la chapelle, monsieur.</p> - -<p>— Dans la chapelle ?</p> - -<p>— Mais oui : chez les Capucins.</p> - -<p>— Elles ne sont donc plus ici ?</p> - -<p>— Non, monsieur, répondit-il, les yeux détournés. -Mais… que se passe-t-il ?</p> - -<p>Et, attiré par le bruit, il s’éloigna de moi, pâlissant -encore. Je le suivis jusqu’au parapet, où je -me penchai. La vue, sans être aussi étendue que -de la tour, découvrait la rue principale orientée -vers le midi : elle était pleine d’une foule qui la -remontait dans notre direction, en désordre et par -détachements, les uns lancés à fond de train, les -autres au pas de course, par quatre ou cinq de -front ; et tous à chaque instant regardaient derrière -eux.</p> - -<p>Les domestiques comprirent bien vite ce que -cela signifiait. En un clin d’œil leur groupe se dispersa. -Courant pêle-mêle, et répétant : « Nous -sommes vaincus ! » ils traversèrent les plombs, -gagnèrent l’escalier et se mirent à descendre. Je -restai une minute encore aux aguets ; mais le -torrent des fuyards, loin de tarir, grossissait toujours, -leur allure s’accélérait, les derniers venus -regardaient plus fréquemment derrière eux en -serrant leurs armes ; le fracas de la lutte, les -hurlements, les appels, les détonations, se rapprochaient : -ma décision fut bientôt prise. L’escalier -à présent était libre ; je le dégringolai jusqu’à -la porte de l’étage supérieur, par où j’avais -pénétré dans la maison, la veille au soir. Je -soulevai le loquet, mais reculai : la porte était -fermée à clef ! Avec une exclamation déçue, et -pris d’une hâte fébrile, — car dans les ténèbres -de l’escalier j’ignorais alors ce qui se passait, et -me représentais des catastrophes, — je me remis -à descendre la spirale, au bas de laquelle j’arrivai -dans le cloître formant vestibule.</p> - -<p>Je le trouvai encombré d’hommes en armes, -sombres et exaspérés ; et assiégé au dehors par -d’autres individus, qui s’efforçaient d’y pénétrer. -Un instant de plus, et j’aurais trouvé l’escalier -obstrué par le flot de ceux qui le remontaient ; -et j’aurais été bloqué sur le toit. En fait, je dus -attendre plusieurs minutes avant de pouvoir me -frayer un chemin dans la presse, refoulé que je -fus contre la muraille, où me cloua la ruée vers -l’intérieur. Proche de moi, cependant, j’avisai l’un -des domestiques dans la même situation, et je le -tirai par la manche.</p> - -<p>— Où sont les dames ? fis-je. Sont-elles revenues ? -Sont-elles ici ?</p> - -<p>— Je n’en sais rien, dit-il, le regard fuyant.</p> - -<p>— Sont-elles encore dans la chapelle ?</p> - -<p>— Je l’ignore, monsieur, répliqua-t-il avec impatience.</p> - -<p>Et apercevant, je suppose, celui qu’il cherchait, -il me repoussa, avec la brutalité de la peur, et, -se jetant parmi la foule, disparut.</p> - -<p>Il régnait dans la place un tel tohu-bohu d’hommes -entrant et sortant, criant des ordres ou -fendant la presse, que je ne savais que faire. Les -uns réclamaient Froment, d’autres voulaient que -l’on fermât les portes ; celui-ci criait que tout était -perdu, celui-là que l’on montât la poudre de la -cave. C’était une confusion à perdre la tête, et je -restai plusieurs minutes en son centre, coudoyé, -bousculé, ballotté de côté et d’autre. Où étaient -les femmes ? Où étaient-elles ? Ce doute m’affolait. -Je m’accrochai à une demi-douzaine de mes -plus proches voisins, et le leur demandai ; mais -tous se récrièrent farouchement qu’ils l’ignoraient — comment -l’auraient-ils su ? — et se dégageant -de moi sauvagement ils m’échappèrent comme le -domestique. Tous ceux-là, en effet, étaient de l’espèce -la plus vulgaire. Il n’y avait là ni Froment, -ni Saint-Alais, ni les chefs, mais un ou deux seulement -des braves qui étaient partis avec eux.</p> - -<p>Je ne crois pas m’être jamais trouvé en plus -pénible situation. Denise était-elle encore dans la -chapelle, ou bien dans les rues, exposée à des -périls auxquels je n’osais songer ? ou d’autre part -serait-elle sauve dans la chambre voisine, ou à -l’étage supérieur, sur le toit ? Dans l’inouïe confusion, -il m’était impossible de l’apprendre, tout -comme de faire un mouvement. Mon seul espoir -semblait être dans le retour de Froment. Mais -après une minute de vaine attente, qui me parut -durer un siècle, je perdis patience, et refoulant la -presse, gagnai une porte qui devait mener au corps -de logis principal.</p> - -<p>L’ayant dépassée, je retrouvai le même désordre : -ceux-ci, remontant la poudre des caves, -obstruaient le passage ; ceux-là se mettaient en -devoir de piller la maison. A ce rez-de-chaussée, -j’avais peu d’espoir de trouver celles que je cherchais ; -et après avoir regardé en vain de tous côtés, -j’avisai un escalier, et montant rapidement jusqu’au -second étage, m’élançai vers la chambre de -Denise… La porte était fermée à clef.</p> - -<p>Je la martelai follement, j’appelai, j’attendis, -aux écoutes, et j’appelai encore ; mais je ne perçus -aucun bruit à l’intérieur ! Convaincu enfin, j’y renonçai -et passai aux portes voisines. Les deux -premières étaient closes également ; la troisième -et la quatrième chambre étaient ouvertes et vacantes. -La dernière où je pénétrai était celle d’un -homme.</p> - -<p>Cette besogne ne fut pas longue, et ne me prit -qu’une minute. Mais tout le temps que j’employai -à frapper, à écouter et à appeler, — bien que dans -le corridor où je circulais régnât un silence de -mort où mes pas se répercutaient, — le bas de la -maison retentissait de cris, d’appels et de bruits -de pas précipités. Je trépignais. La marquise était -peut-être sur le toit. Je me mis en devoir d’y -monter. Puis je réfléchis que si j’y grimpais je -pourrais bien au moment de redescendre trouver -l’escalier bloqué ; et, maudissant ma folie d’avoir -quitté le cloître, — pour la seule raison que mes -recherches n’avaient pas abouti, — je retournai -précipitamment à l’escalier, m’y élançai, et divisant -de mon mieux les flots humains qui tournoyaient -et déferlaient plein l’étage inférieur, je -parvins de haute lutte à regagner le vestibule.</p> - -<p>J’arrivai juste à temps. Comme j’entrais par -une porte, Froment y pénétrait par l’autre, avec -un petit peloton de ses séides, dont plusieurs, je -le vis alors, portaient le ruban vert, les couleurs -d’Artois. Sa haute stature dominait toutes -les têtes, et je vis qu’il était blessé : un filet de -sang découlait sur sa joue, et ses yeux luisaient -d’un éclat quasi dément. Mais il gardait son calme : -il avait encore un tel empire, non seulement sur -lui-même, mais sur ceux qui l’entouraient, que -l’agitation s’apaisait et tombait sous son regard. -En un instant ces hommes, qui ne savaient plus -que se jeter les uns sur les autres et s’embarrasser -mutuellement, coururent à leurs postes. On entendait -au bout de la rue les hurlements d’une -foule hostile, et il était clair qu’il avait battu en -retraite devant des forces écrasantes. Néanmoins -la résolution parut tout à coup prendre la place -de la panique, et l’espérance celle du désespoir.</p> - -<p>Campé sur le seuil et pointant de côté et d’autre -le pistolet déchargé qu’il tenait à la main, il -ordonna en quelques mots brefs et nets de barricader -la porte, et cet ordre exécuté, il envoya ses -hommes à leurs différents postes. La foule qui -avait jusque-là encombré la place se dissipa comme -par enchantement, et il m’aperçut. Il me fit signe -d’approcher.</p> - -<p>S’il jouait un rôle, qu’il me soit permis de déclarer, -pour n’y plus revenir, qu’il le jouait noblement. -Même à cette heure, où je devinais que tout -était perdu, son visage n’exprimait ni crainte, ni -envie ; et il n’y eut dans ses paroles aucune ostentation.</p> - -<p>— Sortez vite, me glissa-t-il à voix basse, m’interdisant -d’un geste prompt les questions que -j’étais prêt à lui poser, par cette porte-là, et par -la poterne au bas de l’autre escalier. Allez à la -porte de l’est, vous y trouverez des chevaux devant -Sainte-Geneviève. Ici, tout est fini ! conclut-il, -en m’étreignant la main et me poussant vers la -sortie.</p> - -<p>— Mais M<sup>lle</sup> Denise, m’écriai-je. Elle n’est pas -dans la maison !</p> - -<p>— Hé quoi ! fit-il, s’arrêtant pour me considérer, -d’un visage assombri. Êtes-vous fou ? Est-ce à -dire qu’elle est sortie ?</p> - -<p>— Elle n’est pas ici, répondis-je. On m’a dit -qu’elle était allée à la chapelle avec M<sup>me</sup> de Saint-Alais, -et elle n’en est pas revenue.</p> - -<p>— Quel Charenton ! lança-t-il, avec un affreux -blasphème. Dieu les protège ! répéta-t-il par deux -fois.</p> - -<p>Et après un silence, rencontrant mon regard où -il lut de l’horreur, il eut un rire rauque.</p> - -<p>— Après tout, qu’importe ? fit-il avec agitation. -Nous voilà tous dans le même sac ! Comportons-nous -en gentilshommes. J’ai fait mon possible pour -ma part. Entendez-vous cela ?</p> - -<p>Il leva la main : une salve de mousqueterie fit -trembler la maison ; et il cria un ordre. Les petites -fenêtres avaient été bouchées à l’aide de pavés, -la porte étançonnée à bloc ; et la lumière du jour -manquant, on avait allumé des lampes, qui donnaient -à la longue salle de pierre, blanchie à la -chaux, un aspect singulièrement lugubre. A moins -que cet effet ne résultât des sombres visages que -je voyais autour de moi.</p> - -<p>— Je crains fort que les Saint-Alais ne soient -assiégés dans les Arènes, dit-il froidement. Et ils -n’ont pas assez de monde pour garnir les remparts. -Ces maudits Cévenols sont trop nombreux pour -nous. Quant à vos amis… c’est bien ce que j’attendais : -ils me laissent mourir comme un taureau dans -l’arène. Mais notre mort sera du moins sanglante.</p> - -<p>Tandis que j’admirais son courage, une sorte de -revirement se produisit en moi.</p> - -<p>— Et Denise ? exclamai-je, lui agrippant le bras -avec violence. La laisserons-nous périr ?</p> - -<p>Il me regarda d’un air féroce.</p> - -<p>— C’est juste, fit-il, avec un ricanement. J’oublie -que vous n’êtes pas des nôtres.</p> - -<p>— Je pense à elle, moi ! m’écriai-je, furieux.</p> - -<p>Et, pour un instant, je le haïs.</p> - -<p>Mais son attitude se modifia rapidement.</p> - -<p>— Vous avez raison, monsieur, dit-il, sur un ton -nouveau. Allez ! Il reste peut-être une chance. La -chapelle est aux Capucins, et ces chiens hurlaient -alentour quand nous avons battu en retraite. Ils sont -dix contre un… mais il reste peut-être une chance. -Allez, et si vous la retrouvez, et que vous échappiez -avec elle, n’oubliez pas Froment de Nîmes.</p> - -<p>— Par la poterne ? demandai-je.</p> - -<p>— Oui, prenez par là, répondit-il, et tirant tout -à coup un pistolet de sa poche, il me le mit dans -la main. Allez, il faut que j’aille aussi. Bonne -chance, monsieur, et adieu… Quant à vous, chiens ! -je vais vous apprendre à aboyer ! conclut-il avec -amertume, s’adressant à la foule inconsciente. Le -taureau est encore sur pied, et fera mordre la -poussière à plusieurs d’entre vous avant la fin de -la corrida !</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="c24">CHAPITRE XXIV<br /> -<span class="small">L’ÂGE D’OR</span></h2> - - -<p>Ayant dit ces mots, il me poussa vers la porte -qui conduisait au vestibule intérieur et à la poterne. -Un instant de retard, je ne l’ignorais pas, -pouvait coûter une existence, et d’ailleurs avant -peu les derrières du bâtiment seraient occupés, et -ma sortie interdite : on ne pouvait donc s’attendre -à me voir balancer.</p> - -<p>Et néanmoins je balançai. Le corps principal -des partisans de Froment avait reflué aux étages, -et nous pouvions les entendre tirer des toits et des -fenêtres. Leur chef restait presque seul au milieu -du carreau, dans une attitude vigilante et pensive ; -tandis qu’un petit groupe de rubans verts, les plus -résolus de ses hommes, se pressaient en grognant -devant la porte barricadée. Parmi la lugubre illumination -de ce cloître et le désordre des fenêtres -bouchées, la solitude qui entourait sa personne -éveilla en moi presque de la pitié : je fis même un -pas vers lui. Mais il levait précisément son regard -devenu sombre, et il m’éloigna d’un geste irrité. -Je compris alors que j’étais bien loin de ses pensées, -et qu’à ce moment où l’édifice élevé au prix -de tant de soins et à de si grands risques, allait -s’écrouler sur lui, ce n’était pas à nous qu’il songeait, -mais bien à ceux qui se dérobaient, lui ayant -promis leur concours, à ceux qui lui avaient -prodigué les bonnes paroles, et le laissaient succomber. -Je sortis.</p> - -<p>Ce simple moment d’hésitation faillit me coûter -cher. En dix enjambées j’atteignis la poterne en -question, qui s’ouvrait dans l’épaisseur du mur, au -bas de l’escalier principal. Mais déjà un homme y -assujettissait la dernière barre. Je lui criai d’ouvrir.</p> - -<p>— Ouvrez ! il faut que je sorte !</p> - -<p>— Mordieu ! Il est trop tard ! fit-il, en me jetant -un coup d’œil sinistre.</p> - -<p>Mon cœur se serra : je craignais qu’il ne dît -vrai. Pourtant il se mit à retirer les barres, tout -en maugréant ; et au bout d’une demi-minute la -porte fut libérée. Le pistolet au poing, il l’ouvrit, -sans ôter la chaîne, et regarda au dehors. Elle -donnait sur une étroite allée, qui, Dieu merci, -était encore déserte. Il laissa retomber la chaîne, -et me jeta presque dehors, en s’écriant :</p> - -<p>— Prenez à gauche !</p> - -<p>Tout ébloui par l’éclat du soleil je tournai dans -cette direction, et aussitôt j’entendis la porte -claquer derrière moi, et la chaîne grincer dans son -emboîture.</p> - -<p>Les maisons qui s’élevaient à droite et à gauche -amortissaient le bruit de la foule et de la fusillade ; -mais comme je descendais l’allée, nu-tête et -serrant le pistolet que m’avait donné Froment, -une nouvelle bouffée de bruit s’éleva derrière moi, -et m’apprit que les assaillants venaient de pénétrer -dans la ruelle par l’extrémité opposée, et que -si j’avais tardé un instant de plus, je serais arrivé -trop tard.</p> - -<p>En fait, ma situation était peu réconfortante, -sinon désespérée. Étranger solitaire, sans chapeau -ni insigne, connaissant mal la topographie de la -ville, je pouvais à chaque tournant me jeter dans -les bras de l’un des partis — qui me massacrerait. -J’avais l’idée que la chapelle des Capucins était -l’église où m’avait conduit M<sup>me</sup> Catinot ; et mon -premier soin fut de gagner la rue principale, qui -menait dans cette direction. Mais la chose n’était -pas facile : au bout de l’allée je ne trouvai qu’un -second passage également rectiligne et sans ouvertures. -Lorsque j’y fus entré, je tournai après un -instant d’hésitation sur ma gauche ; mais avant -d’avoir fait dix pas, j’entendis des clameurs devant -moi, et je fis halte et revins sur mes pas. M’élançant -dans l’autre direction je débouchai dans une -petite cour sombre et pareille à un puits, qui -n’offrait pas d’autre issue. J’y restai un moment -pantelant et indécis, rendu frénétique et presque -désespéré par l’idée que, tandis que je restais là à -balancer, le dé peut-être était jeté et ceux que je -cherchais périssaient faute de mon secours.</p> - -<p>J’allais rebrousser chemin, décidé coûte que -coûte à affronter la bande d’émeutiers que j’entendais -venir derrière moi, lorsqu’une croisée ouverte -au rez-de-chaussée de l’une des maisons -environnant la cour attira mon regard. Elle était -à portée du sol, et sa vue me détermina. La maison -devait posséder une sortie sur la rue. En dix enjambées -je traversai la cour, et appuyant une -main sur le cadre de la croisée, m’enlevai par-dessus, -retombai de travers sur un tabouret, et -m’abattis lourdement sur le parquet.</p> - -<p>Je me relevai aussitôt, sans mal, mais un cri -féminin me perça les oreilles, et une femme, une -jeune fille, se blottit loin de moi, pâle, adossée à -la porte. Je l’avais surprise agenouillée, en prières, -et j’avais failli m’abattre sur elle. Lorsque je la -regardai elle poussa de nouveau un cri ; je l’objurguai, -au nom du ciel, de se taire.</p> - -<p>— La porte ! indiquez-moi seulement la porte ! -exclamai-je. Montrez-la-moi : je ne veux de mal à -personne.</p> - -<p>— Qui êtes-vous ? balbutia-t-elle.</p> - -<p>Et toujours s’écartant de moi, elle me considérait -de ses yeux élargis.</p> - -<p>— Morbleu ! qu’est-ce que cela peut vous faire ? -répliquai-je farouchement. La porte, femme ! la -porte de la rue !</p> - -<p>Je m’avançai sur elle, et le même effroi qui -venait de la paralyser lui rendit ses sens. Elle -ouvrit la porte derrière elle, et me désigna muettement -un couloir. Je m’y précipitai, heureux de -mon succès, mais je n’avais pas encore débarré la -porte que je trouvai devant moi, qu’une seconde -femme surgit d’une chambre latérale, et à ma vue -jeta les bras au ciel avec un cri d’effroi.</p> - -<p>— Par où va-t-on à la chapelle des Capucins ? -lui demandai-je.</p> - -<p>Elle comprimait d’une main les battements de -son cœur. Pourtant elle me répondit :</p> - -<p>— Prenez à gauche ! Et puis à droite… Est-ce -qu’ils arrivent ?</p> - -<p>Je ne m’arrêtai pas à lui demander de qui elle -parlait. Ayant réussi à ouvrir la porte, je franchis -le seuil d’un bond. Mais après un coup d’œil des -deux côtés de la rue, je rentrai précipitamment, -et refermai la porte. La femme et moi nous nous -regardâmes, et sans mot dire elle attrapa la barre -que j’avais laissée tomber et l’assujettit dans ses -crochets. Puis elle fit volte-face et s’élança dans -l’escalier, où je la suivis. Quand nous passâmes -devant elle, la fille que j’avais surprise dans sa -chambre disparut comme un lapin dans son trou.</p> - -<p>La femme me conduisit à la fenêtre d’une -chambre de l’étage supérieur, et nous regardâmes -au dehors sans nous laisser voir, et les yeux prudemment -à hauteur de la boiserie. Je n’ai pas -besoin de dire pourquoi j’étais rentré si vivement. -Le brouhaha de voix nombreuses avait en un -instant rempli toute la rue, tandis que la croisée -tremblait du piétinement de milliers d’individus -en marche. Par rangs successifs balayant toute la -largeur de la chaussée, le peuple, ou du moins une -partie, défila, les premiers pelotons formés en bon -ordre, coude à coude, le mousquet sur l’épaule et -vêtus d’une espèce d’uniforme. L’arrière-garde -n’était qu’un farouche ramassis de va-nu-pieds, -armés de piques et de haches, qui lançaient des -regards aux fenêtres, brandissaient les poings, -trépignaient et s’avançaient par sauts et par bonds -avec une grande clameur :</p> - -<p>— Aux Arènes ! aux Arènes !</p> - -<p>Cette seule vue était suffisante pour glacer le -sang des plus braves ; mais quand elle vit ce qu’il -y avait au milieu du cortège, la femme se cramponna -à mon bras, en poussant des cris d’horreur. -Sur six longues piques, élevées par-dessus la foule, -s’agitaient six têtes coupées, l’une, la première, -chauve et grosse, et hideusement grimaçante. Ils -les présentaient aux fenêtres, et secouaient en -manière de jeu leurs chevelures ensanglantées. -Ils passèrent, et en un moment la rue fut de nouveau -silencieuse.</p> - -<p>La femme, prostrée dans un fauteuil, murmura -qu’ils avaient mis à sac le <i>Cabaret de la Vierge</i>, et -que la tête chauve avait appartenu à un conseiller -municipal, son voisin. Mais je ne m’attardai pas à -l’écouter. Je la laissai là, et redescendant au plus -vite, débarrai la porte et sortis. Tout était de -nouveau singulièrement tranquille, au dehors. Le -soleil matinal brillait, clair et chaud, sur la longueur -de la rue déserte, et semblait démentir ce que je -venais de voir. Nulle part aucun signe de vie, ni -aucune tête aux fenêtres. Je m’arrêtai un instant -au milieu du pavé, décontenancé, ahuri par la -sérénité paisible du jour, et incertain de la direction -à prendre. A la fin je me rappelai les indications -de la femme, et suivis les traces du peuple -jusqu’à la première rue à droite. Je m’y engageai, -et je n’avais pas fait cinquante toises que je reconnus, -un peu en avant de moi, la maison de -M<sup>me</sup> Catinot.</p> - -<p>Sa large façade aveugle étalait au soleil de -longues rangées de fenêtres aux volets clos, et -sans nul signe de vie. Néanmoins, j’étais en pays -de connaissance, et je la vis avec joie. Me jetant -sur la porte, je heurtai longtemps avec obstination. -Je faisais un tapage à réveiller les morts, dont -résonnait chaque porte de cette rue déserte, qui -le soir de mon arrivée grouillait de circulation. -Je frémis au bruit, je frémis d’être exposé à -tous les yeux sur les marches du perron, et m’attendis -à voir une vingtaine de croisées s’ouvrir et -se garnir de têtes.</p> - -<p>Mais j’en étais encore à apprendre combien -l’extrême panique rend sourd, et quelle force a -l’instinct de lâcheté qui retient les gens pacifiques -à leur foyer lorsque le sang coule à flots dans les -rues. Pas un seul visage ne se montra aux fenêtres, -pas une seule porte ne s’ouvrit ; pis même, j’eus -beau frapper indéfiniment, la demeure que je prétendais -éveiller resta morne et muette. Je reculai -pour la contempler, puis revins à la charge, et -heurtai de nouveau, sans plus me soucier de mon -danger personnel.</p> - -<p>Sans résultat. Ou plutôt non, pas tout à fait. -L’écho de mes coups parut se prolonger vers le -bout de la rue, puis il se renforça, devint une -rumeur ample et grave, une rumeur trop familière : -la foule s’en revenait !</p> - -<p>Je maudis ma folie de m’être attardé. Je songeai -au passage de derrière la maison, qui menait à la -chapelle ; j’en trouvai l’entrée, et m’y précipitai. -La rumeur lointaine devenait plus proche et plus -haute, mais déjà je pouvais voir la porte basse de -l’église, et je ralentis un peu ma course. A ce -moment la porte s’ouvrit devant moi, et un homme -y passa la tête. Je le vis le premier, et lisant sur ses -traits vils l’effroi, la honte et la fureur, j’eus comme -l’intuition de ce qu’il allait faire. Tout d’abord il -inspecta le lointain, clignotant et s’abritant les -yeux du soleil, puis il m’aperçut, et, me lançant -un coup d’œil indiciblement traître, il prit la fuite.</p> - -<p>Il laissa la porte entre-bâillée — je le soupçonnai -d’être le sacristain qui désertait son poste — et j’en -profitai pour pénétrer dans l’église. Je me trouvai -en face d’un spectacle dont je me souviendrai -toute ma vie ; car ce qui se passait au dehors, ce -que je venais de voir au cours des minutes précédentes, -lui conférait une solennité encore supérieure -à celle de l’étrange service divin auquel j’avais là -même assisté auparavant.</p> - -<p>Le soleil brillait au dehors, quelques lampes -d’autel à verre rubis projetaient une obscure -clarté sur les colonnes, les tableaux, les voûtes -perdues dans l’ombre, et en particulier sur la -foule emplissant la nef : une foule de femmes -agenouillées, dont les têtes dodelinaient et dont -les voix lamentables chantaient les litanies de la -Vierge.</p> - -<p>Il y en avait plusieurs, principalement sur les -confins de l’assemblée, qui se balançaient de-ci -de-là, pleurant en silence, ou restaient immobiles -comme des statues, le front appliqué sur les froides -dalles. Les autres lançaient à droite et à gauche -des coups d’œil furtifs, sursautaient au moindre -bruit, et vagissaient des prières de leurs lèvres -blêmes. Mais de plus en plus, les éclats passionnés -des âmes plus braves tenaient les autres captives ; -de plus en plus haut le rythme martelé des <i lang="la" xml:lang="la">Ora -pro nobis ! ora pro nobis !</i> s’élevait et s’enflait sous -les voûtes de l’église ; il devenait de plus en plus -fervent, de plus en plus obsédant, et plus farouche -aussi l’abandon de la supplique, tant et si bien -qu’à la fin je sentis les sanglots me monter à la -gorge, et mon sein se gonfler de piété et d’enthousiasme… -Ce fut alors que j’aperçus Denise.</p> - -<p>Elle était agenouillée entre M<sup>me</sup> Catinot et sa -mère, aux premiers rangs de celles qui regardaient -l’autel principal. De ma place je la voyais de profil, -les yeux levés au ciel en une extase adoratrice. -A l’idée qu’elle priait peut-être pour moi ; à -l’idée que cette jeune fille si pure et si brave, que -cette enfant douce, aimable et virginale pouvait -affronter sans l’ombre de crainte ce danger mortel ; -à l’idée qu’elle m’aimait et priait pour moi, je -me sentis plus ou moins qu’un homme. Les pleurs -me vinrent aux yeux, ma poitrine se souleva, et -j’allais tomber à genoux, lorsque le grand portail, -tout au fond de l’église, résonna sous un heurt -tonitruant, suivi d’une grêle de coups et d’appels -qui exigeaient l’entrée.</p> - -<p>Un frisson d’épouvante courut parmi la foule -agenouillée, et plusieurs femmes bondirent en -hurlant et promenèrent autour d’elles des yeux -égarés. Cependant la psalmodie monotone emplissait -toujours les voûtes ; de plus en plus haut le -rythme régulier des <i lang="la" xml:lang="la">Ora pro nobis ! ora pro nobis !</i> -s’élevait et retombait pour s’élever encore avec -une véhémence de supplication, une force de répétition -qui décelait des cœurs prêts à éclater. Mais -à la fin, l’un des battants de la porte s’ouvrit au -large. C’en était trop : les trois quarts des fidèles -se dressèrent en poussant des cris ; seuls quelques-uns -chantaient encore. A ce moment j’étais -arrivé au milieu de la foule, et j’approchais de -Denise ; j’allais l’atteindre, quand l’autre porte -céda, et une dizaine d’hommes se ruèrent tumultueusement -à l’intérieur. J’entrevis un prêtre, -l’abbé Benoît, comme je le sus plus tard, qui -s’efforçait de les arrêter en leur opposant un crucifix ; -puis, dans la pénombre qui pour eux n’était -que ténèbres, je m’aperçus — ô joie indicible ! — que -les envahisseurs n’étaient pas l’avant-garde -du peuple : au premier rang s’avançaient les deux -Saint-Alais, souillés de sang et noirs de poudre, -l’épée au poing et les vêtements en lambeaux, et -derrière eux une vingtaine de leurs partisans.</p> - -<p>Dans la joie de la délivrance les femmes se -jetèrent au cou des hommes, et les plus éloignées -éclatèrent en pleurs et en sanglots. Mais les hommes, -après avoir assujetti les portes derrière eux, se -mirent aussitôt en marche à travers l’église vers -la petite sortie donnant sur l’allée : l’un criait que -tout était perdu, un autre que la porte orientale -était ouverte, et un troisième exhortait les femmes -à se retirer, ajoutant que dans les maisons voisines -elles seraient en sûreté, au lieu que l’église -allait être saccagée : dès à présent les Calvinistes -enfonçaient les portes du monastère par où les -fugitifs avaient battu en retraite, après avoir été -chassés des Arènes.</p> - -<p>Tout ne fut plus aussitôt que panique, lamentations -et confusion. J’ai ouï dire depuis que les -hommes avaient très mal fait de prendre par -l’église dans leur fuite, car s’ils avaient passé au -large les femmes eussent été épargnées ; et il est -de fait qu’en réalité, l’église ne fut pas mise à sac. -Mais dans le pandémonium qu’était Nîmes ce -matin-là, alors que les ruisseaux roulaient du sang, -alors que les esprits étaient confondus par la -brusque défaite, on ne saurait décider ce qui valait -le mieux ; et je n’ai garde de blâmer personne.</p> - -<p>La poussée générale vers la porte, qui suivit le -discours de cet homme, me ramena un peu plus -loin de Denise ; mais celle-ci, avec ses proches -voisines, resta en place et laissa passer d’abord -les plus timides ou égoïstes. J’eus le temps d’arriver -à son côté. Elle avait rabattu jusque sur son -visage la cape de sa mantille, et il me fallut lui -toucher le bras pour qu’elle s’aperçût de ma présence. -Alors, sans un mot, elle m’enlaça en relevant -la tête : et d’apercevoir son visage sous la cape, -ce fut pour moi le bonheur. O Dieu ! ce fut le -bonheur, parmi cette scène d’épouvante.</p> - -<p>M<sup>me</sup> de Saint-Alais, tout en m’accueillant d’un -sourire glacial, n’eut pas l’énergie de me repousser.</p> - -<p>— Vous êtes prompt, monsieur, à profiter de la -victoire, fit-elle, d’un ton cassant.</p> - -<p>Et ce fut tout. Sans me laisser abattre, j’entourai -de mon bras la taille de Denise, et suivis -de près Louis et M<sup>me</sup> Catinot. M. le marquis, après -avoir échangé quelques mots avec sa mère, nous -rejoignit. Dans ce mouvement, il jeta les yeux sur -moi, mais se contenta de sourire, et à une question -de sa mère, il répondit à haute voix :</p> - -<p>— Mon Dieu, madame, qu’importe ? Nous avons -joué notre va-tout, et nous avons perdu. Quittons -la table !</p> - -<p>Elle rabattit sa cape sur son visage ; et malgré -la crainte et l’agitation de l’heure, ce geste me -parut de sinistre augure, et une soudaine pitié -m’envahit. Mais ce n’était pas l’heure des sentiments -ni de la pitié : les poursuivants talonnaient -de près les poursuivis. Nous étions encore dans -l’église et à quelques pas du perron donnant sur -la venelle, quand une ruée de piétinements se fit -entendre derrière nous, à l’extérieur du grand -portail, et tout aussitôt les portes retentirent sous -une grêle de coups. Je me demandai si elles résisteraient -jusqu’à ce que nous fussions dehors, et -je sentis la petite personne que j’enlaçais frémir -et se presser plus étroitement contre moi. Mais -elles résistèrent, et une seconde plus tard la foule -qui nous précédait nous fit place, et nous arrivâmes -au grand jour extérieur, dans la venelle, que nous -descendîmes en courant vers la maison de M<sup>me</sup> Catinot.</p> - -<p>Il me semblait que nous étions sauvés, ou presque, -tant j’étais heureux de me trouver à l’air -libre et hors du monument. Le sol était en déclivité, -je voyais les têtes du cortège moutonner devant -nous, et parmi elles des faces pâles retournées -pour jeter un regard en arrière. Les hautes murailles -de l’allée amortissaient le bruit de l’émeute. J’avais -derrière moi M. le marquis et sa mère, que suivaient -eux-mêmes quatre ou cinq partisans du -marquis, lesquels fermaient la marche. Je me retournai : -derrière eux la venelle était encore déserte, -à hauteur de l’église, que nos poursuivants -n’avaient pas encore traversée. Je m’arrêtai pour -glisser à Denise quelques paroles de réconfort. Je -me penchai vers elle un peu plus longtemps peut-être -qu’il n’était besoin, car sans m’en apercevoir -je marchai sur les talons de Louis. Un mouvement -de reflux balayant la venelle l’avait refoulé et -rejeté contre nous. Tandis que ce mouvement de -recul nous entre-choquait tous, des cris de désolation -naquirent au loin devant nous et remontèrent -l’allée, entre les hautes murailles ; et j’espère -bien ne plus jamais ouïr pareil mélange de gémissements -et de cris lamentables. Les uns luttaient -de toutes leurs forces pour revenir vers -l’église, et d’autres, sans comprendre, s’efforçaient -de continuer ; plusieurs tombèrent, et furent foulés -aux pieds. Durant quelques secondes une folie de -panique ondula et bouillonna dans toute la longueur -de l’étroite venelle.</p> - -<p>Occupé à protéger Denise contre la poussée et -à la maintenir debout, je ne compris pas tout de -suite. Ma première pensée fut que les femmes — il -y en avait trois pour un homme — étaient devenues -folles ou s’abandonnaient à une égoïste et abjecte -terreur. Puis, comme nos compagnes trébuchantes -et hurlantes refluaient sur nous, au point de n’occuper -plus que la moitié de la longueur de l’allée, -je perçus en avant une explosion de rires sauvages -et vis par-dessus les têtes qui m’en séparaient une -masse hérissée de pointes de piques emplissant -l’extrémité de la venelle, en face la maison de -M<sup>me</sup> Catinot. Alors je compris, et mon cœur -s’arrêta : les Calvinistes nous avaient tournés !</p> - -<p>Plus de retraite possible ! Je regardai derrière -moi, et vis l’allée, devant le porche de l’église, -obstruée d’hommes qui avaient traversé cette -dernière pour y arriver, grouillante de faces sauvagement -joyeuses, d’yeux menaçants et de piques -sanguinaires. Nous étions bloqués : dans toute -l’étendue de ces hautes murailles, qu’il était impossible -d’escalader, il n’y avait d’autre issue que -par la maison de M<sup>me</sup> Catinot, et celle-ci était -gardée… Devant nous comme derrière il y avait -les piques.</p> - -<p>Aujourd’hui encore cette scène hante mes rêves. -Je revois le grand soleil éclairant la lividité spectrale -des visages défigurés par la peur ; je revois -des femmes tombées à genoux et levant les bras -au hasard, d’autres jetant des cris ou priant avec -frénésie, ou se suspendant au cou des hommes ; je -revois cette longue file d’humanité torturée par la -crainte qui se faisait jour sous toutes ses formes ; -je revois surtout les rires démoniaques des vainqueurs, -qui criaient aux hommes de sortir, ou -lançaient aux femmes des obscénités. Nîmes elle-même, -la mère des factions, la génératrice de cent -luttes sans quartier, n’avait jamais vu scène plus -atrocement infernale. Tout d’abord, dans la surprise -de cette embûche, dans la soudaine horreur -de nous trouver, alors que tout semblait sauvé, -aux prises avec la mort, je ne pus rien sinon serrer -plus étroitement Denise contre moi, et lui cacher -le visage dans ma poitrine, tout en m’appuyant -contre le mur et exhalant des plaintes de mes -lèvres pâles. Seigneur ! pensais-je, les femmes !… -Les femmes, hélas ! En pareille occurrence on -donnerait tout au monde pour qu’il n’en existât -aucune, ou pour n’en avoir jamais aimé !</p> - -<p>Saint-Alais fut le premier à recouvrer sa présence -d’esprit et à agir, si l’on peut appeler -action ce qui fut simplement oratoire, puisque -nous étions pris sans remède et écrasés par le -nombre. Plaçant sa mère derrière lui il présenta -un mouchoir blanc aux hommes — qui étaient à -trente pas de nous, devant la porte de l’église — et -les adjura de laisser passer les femmes. Comme -ils refusaient il alla jusqu’à les provoquer et les -traita de lâches, qui n’osaient pas affronter des -hommes libres de leurs mouvements.</p> - -<p>Mais ils ne lui répondaient que par des railleries -et des menaces, et des rires sauvages :</p> - -<p>— Non, non, monsieur le prêtre ! criaient-ils. -Non, non, sortez, et venez goûter du fer. Alors, -il se peut que nous laissions aller les femmes. Mais -ce n’est pas sûr !</p> - -<p>— Tas de lâches ! lança-t-il.</p> - -<p>Mais ils se contentèrent de brandir leurs armes -en riant, et hurlant :</p> - -<p>— A bas les traîtres ! A bas les prêtres ! Sortez -de là, sortez, messieurs ! ou nous viendrons vous -tirer des jupes de vos femmes !</p> - -<p>Il leur décocha un regard de fureur indicible. Puis -un homme sortit de leurs rangs et apaisa le tumulte.</p> - -<p>— Et maintenant attention ! dit l’homme, une -espèce de géant, aux longs cheveux noirs retombant -sur une face livide. Nous vous donnons trois -minutes pour venir vous présenter aux piques. Si -oui, les femmes s’en iront. Si vous restez là derrière -elles, nous tirons dans le tas, et que leur -sang retombe sur vos têtes !</p> - -<p>Saint-Alais resta muet. Enfin, d’une voix horrifiée, -il s’écria :</p> - -<p>— Vous nous tueriez sous leurs yeux ?</p> - -<p>— Oui, tout comme dans leur giron ! répliqua -l’homme, parmi un tonnerre de rires. Décidez-vous -donc, et vite ! reprit-il, en esquissant un entrechat -maladroit et faisant voltiger une demi-pique autour -de sa tête. Trois minutes à l’horloge qui est -là. Sortez, ou on tire dans le tas. Ça fera une fameuse -chair à pâté ! Une chair à pâté catholique, -messieurs !</p> - -<p>Saint-Alais me regarda, pâle et les yeux fixes. -Il voulut parler, mais la voix lui manqua.</p> - -<p>De ce qui se passa ensuite, je ne puis rien dire ; -car, pour une minute, tout se confondit. Je me -rappelle seulement ce détail, que le soleil éclatant -donnait sur le mur derrière lui, où les lignes plus -sombres du ciment romain apparaissaient entre -les vieilles briques minces. Nous étions environ -vingt hommes et peut-être cinquante femmes, -rassemblés pêle-mêle dans un espace de vingt -toises de longueur. Des soupirs s’échappaient des -lèvres des hommes, et ceux qui tenaient des femmes -dans leurs bras — et ils étaient nombreux — s’appuyaient -au mur et s’efforçaient de les consoler -ou de se détacher d’elles. Un homme lançait -des imprécations aux misérables qui voulaient -nous massacrer, et leur montrait les deux poings ; -d’autres accablaient de baisers les têtes pâles et -insensibles reposant sur leurs poitrines, car, Dieu -merci, la plupart des femmes étaient en pâmoison. -D’autres, enfin, tel Saint-Alais, adressaient -un regard de muette détresse à des yeux qui leur -parlaient le même langage, ou serraient la main -d’un ami, et imploraient le ciel impitoyablement -bleu et serein. Quant à moi… j’ignore ce que je -fis, sauf contempler Denise dans les yeux, indéfiniment ! -Ces yeux n’avaient plus rien d’insensible.</p> - -<p>Il faut se souvenir que le soleil illuminait toute -cette scène, que les oiseaux sautillaient et pépiaient -dans les jardins, par delà les murs ; qu’il allait être -midi, dans une heure, et un midi méridional ; que -dans le creux de la vallée le Rhône étincelait entre -ses rives, et qu’un peu plus loin la mer battait de -ses vaguelettes écumeuses les plages de la Camargue. -Toute la nature était en joie ; et nous seuls, nous, -tassés entre ces effroyables murailles, entre ces faces -menaçantes, nous voyions la mort toute proche, la -sombre mort qui termine tout.</p> - -<p>Une main m’effleura : celle de Saint-Alais. Je -crois, ou plutôt je sais, car je le lus dans ses yeux, -qu’il voulait se réconcilier avec moi. Mais quand -je le regardai — ou peut-être fut-il troublé en -voyant la muette détresse de sa sœur — il se -ravisa. Comme le géant aux cheveux noirs proclamait : -« Une minute de passée ! » et que ses -partisans vociféraient, M. le marquis leva la main.</p> - -<p>— Arrêtez ! s’écria-t-il, avec son ancien geste -autoritaire. Halte. Il y a ici un homme qui n’est -pas des nôtres. Il doit passer le premier, et se retirer -(et il me désignait). Il n’a rien de commun -avec nous. Je le jure.</p> - -<p>Une huée de rires barbares lui répondit. Puis le -géant eut l’impiété de citer la parole sacrée :</p> - -<p>— Celui qui n’est pas pour moi est contre moi.</p> - -<p>Et le rire recommença.</p> - -<p>Je ne revendique pas l’honneur de ce que je fis -ensuite. En ces moments d’exaltation, nous ne -sommes pas responsables, et d’ailleurs je savais -qu’ils n’écouteraient pas Saint-Alais, et je ne risquais -rien. Frémissant de rage, je renvoyai au -géant ses mots :</p> - -<p>— Je suis contre vous ! m’écriai-je. Je préfère -mourir ici avec eux, plutôt que de vivre avec -vous ! Vous déshonorez la terre ! Vous polluez -l’air ! Vous êtes des démons…</p> - -<p>Je m’en tins là, car avec un rire strident mon -voisin, un tout jeune homme, affolé, je suppose, -et celui-là même qui les avait invectivés, me dépassa -d’un bond et se précipita sur les piques. -Une demi-douzaine de pointes convergèrent dans -sa poitrine sous nos yeux à tous, et avec un cri -affreux il leva les bras au ciel et fut rejeté en arrière -contre le mur latéral, mort et ruisselant de -sang.</p> - -<p>Instinctivement j’avais voilé la face de Denise -pour l’empêcher de voir. Et je fis bien ; car là-dessus — par -une sorte de grâce, et qu’il me soit -permis de n’y pas insister — les monstres à la vue -du sang se déchaînèrent et s’élancèrent sur nous. -Je vis Saint-Alais rejeter sa mère derrière lui, et -presque du même geste se précipiter sur les piques. -Pour moi, repoussant Denise dans l’encoignure de -la muraille, malgré ses enlacements et ses prières, — je -tuai avec le pistolet de Froment le premier -qui arriva sur moi, puis le second, à bout portant -du second coup, ne ressentant, au lieu de crainte, -qu’une ivresse de fureur. Le troisième m’abattit -sous sa pique entrée dans mon épaule, et pour un -instant je ne vis plus que le ciel, sur lequel se -détachait en noir sa face hideuse ; et je fermai -les yeux dans l’attente du coup final.</p> - -<p>Mais il ne vint pas. Ce fut à sa place un poids -qui s’abattit sur moi, et je me mis à me débattre, -cependant que toute une armée, semblait-il, me -passait sur le corps, dans cet affreux abattoir de -l’allée, où l’on arrachait les hommes des bras -des femmes, pour les pousser, hurlants, contre le -mur, et les y mettre à mort sans miséricorde ; -dans cette géhenne où se commirent des forfaits -que je n’ose raconter.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="c25">CHAPITRE XXV<br /> -<span class="small">PAR DELÀ LES TOMBEAUX</span></h2> - - -<p>Je rends grâces à Dieu de n’en avoir pas vu -beaucoup plus que je ne viens d’en raconter. A -une vingtaine de reprises les assassins trébuchèrent -sur moi ; et je fus foulé aux pieds, meurtri -et couvert d’un sang qui ne m’appartenait pas. -J’ouïs aussi des cris d’hommes à l’agonie, de déchirants -cris de femmes qui glaçaient les moelles -et arrêtaient le souffle, des rires déments, tous les -bruits de l’enfer. Mais dans ma position, se lever -c’était vouloir la mort immédiate, et bien que -privé d’espérance et n’osant regarder l’avenir, mon -ivresse passagère s’était épuisée : je restai donc -immobile, car toute résistance était vaine.</p> - -<p>A la fin je crus mon dernier instant venu. Le -corps qui m’écrasait et me cachait à moitié fut -brutalement retiré ; je revis la lumière, et une -voix s’écria avec vivacité :</p> - -<p>— En voilà encore un ! Il est vivant !</p> - -<p>Je me mis debout tant bien que mal, niaisement -obstiné à mourir avec une certaine dignité. L’exclamation -provenait d’un inconnu, mais auprès -de lui était Buton, derrière qui se tenait de Géol ; -et je vis encore d’autres visages, qui tous me regardaient. -Mais je ne pouvais croire à mon salut.</p> - -<p>— Si vous voulez m’expédier, faites vite, murmurai-je, -en écartant les bras.</p> - -<p>— Dieu nous en préserve, répondit bien vite -Buton. On n’en a fait déjà que trop ! Monsieur le -vicomte, appuyez-vous sur moi ! Appuyez-vous, et -venez par ici. Mordieu ! il était temps que j’arrive ! -S’ils vous avaient tué…</p> - -<p>— Cela fait le cinquième, prononça de Géol.</p> - -<p>Sans lui répondre, Buton me prit par le bras, -et m’entraîna doucement, tandis que de Géol me -soutenait de l’autre côté. Grâce à leur aide, je -m’avançai entre deux rangées de peuple qui m’examinaient -avec une sorte d’émerveillement stupide, -deux rangées de visages que le grand soleil faisait -paraître singulièrement pâles. J’avais perdu mon -chapeau, et le soleil m’aveuglait et me troublait la -tête, mais Buton me conduisait par la main, et je -tournai pour franchir une porte qui s’ouvrait dans -la muraille. A ce moment je laissai tomber un -mouchoir que l’on m’avait donné pour me panser -l’épaule. Un individu qui se tenait devant la porte, -le dernier à droite de la rangée de peuple, le ramassa -et me le rendit avec un empressement cordial. -Il tenait une pique, et ses mains couvertes -de sang me firent reconnaître en lui un des assassins.</p> - -<p>Deux hommes en transportaient un autre dans -la maison d’en face, et à la vue du cadavre -inerte et de la tête pendante, je recouvrai d’un -seul coup la raison et la mémoire. J’empoignai -Buton par le revers de son habit et le secouai -comme un prunier.</p> - -<p>— Et M<sup>lle</sup> de Saint-Alais ! m’écriai-je. Qu’as-tu -fait d’elle, misérable ? Si tu lui as…</p> - -<p>— Chut, monsieur, chut ! répliqua-t-il, d’un ton -de reproche. Et soyez vous-même. Elle est sauvée, -je vous en donne ma parole, et vous allez la voir. -On l’a transportée ici l’une des premières. On n’a -pas touché à un cheveu de sa tête.</p> - -<p>— On l’a transportée ici ? fis-je.</p> - -<p>— Oui, monsieur le vicomte.</p> - -<p>— Saine et sauve ?</p> - -<p>— Oui, oui, saine et sauve.</p> - -<p>A cette nouvelle, je versai des larmes que je -ne crois pas indignes d’un homme, car c’étaient -des larmes de joie et de reconnaissance. On ne me -les reprochera pas, si l’on songe à tout ce que -j’avais traversé, et à tout le sang que j’avais perdu, -bien que ma blessure au bras fût légère. Je n’étais -d’ailleurs pas le seul à pleurer, ce jour-là. J’ai -appris depuis que l’un des massacreurs eux-mêmes, -un de ceux qui furent les plus ardents à la besogne, -versa des larmes amères quand il revint à lui et -comprit ce qu’il avait fait.</p> - -<p>Au cours de cette journée-là et des deux suivantes, -on tua dans Nîmes trois cents hommes -environ, principalement dans le couvent des Capucins, — où -Froment avait installé une imprimerie -et le quartier général de sa propagande — dans -le <i>Cabaret Rouge</i>, et dans la propre demeure -de Froment, qu’il fallut réduire au moyen du -canon. Une moitié à peine de ces victimes tombèrent -les armes à la main et dans l’ivresse du -combat ; les autres furent pourchassés dans les -venelles, les maisons, les cachettes, et tués sur -place, ou, s’étant rendus à discrétion, furent collés -au mur le plus proche et fusillés.</p> - -<p>Par la suite, aussi bien à Paris qu’en province, -on commenta cette rigueur, et on la prôna comme -un réel bienfait ; en se basant sur ce principe -qu’elle éteignit le feu de la révolte prête à éclater, -et l’empêcha de gagner le reste de la France. Mais, -rétrospectivement, je vois en elle tout autre chose : -j’y vois, non un bienfait, mais l’un des premiers -exemples de ce singulier mépris de la vie humaine -qui distingua la Révolution dans ses dernières -phases ; de ce délire de férocité qui trois ans plus -tard paralysa la société et frappa l’univers de -stupeur, et qui, par les abominables excès où il -aboutit, démontra aux philosophes humanitaires -que la France, aux derniers jours du <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle, -pouvait accomplir au grand jour, à Arras, Nantes -et Paris, des forfaits que les tyrans de jadis reléguaient -au fond ténébreux de leurs salles de tortures ; -des forfaits, je rougis de l’écrire, que nul -autre pays civilisé n’a égalés dans notre ère.</p> - -<p>Mais ces crimes — et bien entendu je ne parle -pas ici de la besogne accomplie par la guillotine — n’ont, -grâces à Dieu, rien à voir avec mon -présent récit. Ils ont laissé leurs traces sur les -pages ultérieures de ma vie, comme sur la vie -de tout autre Français, et il se peut que j’y -revienne un jour. Mais je m’en tairai pour cette -fois. Il me suffit de dire que des dix-huit hommes -qui partagèrent avec moi les affres de la venelle -des Capucins, quatre seulement survécurent. Ils -doivent comme moi leur vie, d’une part à l’arrivée -opportune de Buton et de quelques autres représentants -qui ne partageaient pas le fanatisme des -Cévenols, et d’autre part à la lassitude finale -des massacreurs eux-mêmes.</p> - -<p>Parmi ces quatre survivants se trouvaient l’abbé -Benoît et Louis de Saint-Alais, et ce fut une rencontre -singulière, lorsque tous trois, si miraculeusement -sauvés, avec nos vêtements en lambeaux -et nos visages éclaboussés de sang, nous -pénétrâmes dans le salon de M<sup>me</sup> Catinot. Les -volets, à l’exception d’une persienne d’angle, -étaient encore fermés ; il restait des cendres blanchies -et refroidies dans cet âtre qui avait si joyeusement -flambé en mon honneur le soir où je soupai -avec la maîtresse de céans. La pièce était sombre -et glaciale, les meubles projetaient au loin leurs -ombres, et par l’escalier montait la clameur du -peuple, qui nous ayant vus entrer dans la maison, -flânait sur la scène du carnage, avec une insatiable -curiosité.</p> - -<p>J’ai dit : une rencontre singulière, car nous -avions eu tous trois les uns pour les autres une -amitié que la rigueur des temps avait dissoute. -Nous nous retrouvions à cette heure comme sortis -du tombeau, l’air de spectres, hâves, grelottants, -les mains agitées d’un tremblement et les yeux -allumés d’un éclat fébrile ; mais il ne subsistait -rien de toutes nos querelles. « Mon frère ! — Oui, -ton frère ! » et les mains de Louis se joignirent -aux miennes, comme si le défunt, celui qui était -mort avec l’intrépidité de sa race, les eût réunies ; -cependant que l’abbé Benoît, incapable de refréner -sa douleur, se tordait les mains ou marchait -par la pièce, en gémissant :</p> - -<p>— Mes pauvres enfants ! Oh ! mes pauvres -enfants ! Dieu ait pitié de notre pays !</p> - -<p>De la chambre voisine arrivait un murmure -étouffé de voix et de pleurs féminins, avec un bruit -d’allées et venues rapides et assourdies ; et ce fut -là, je pense, ce qui nous calma. La douleur de -Louis s’exhalait bien encore de temps à autre, -mais il nous devint possible de converser raisonnablement. -J’appris qu’il y avait là, couchée derrière -la cloison, M<sup>me</sup> de Saint-Alais, grièvement -blessée dans la bagarre, soit par sa chute, soit par -un coup de pied ; et que Denise, M<sup>me</sup> Catinot et -un médecin se tenaient à son chevet. Le salon -même avec sa pénombre était funèbre, et nos propos -échangés à voix basse s’entre-coupaient de silences. -Bientôt le bruit de la fusillade nous parvint aux -oreilles, et nous oubliâmes un instant nos soucis -pour parler de Froment et des chances de salut -qui lui restaient. Dans les intervalles de silence -nous prêtions l’oreille aux hurlements qui s’élevaient -de la foule. Mais nous savions qu’ils ne -nous concernaient plus : c’était comme si la mort -nous eût libérés des communes obligations.</p> - -<p>Puis on vint chercher Louis de la part de sa -mère. Après un autre intervalle, ce fut l’abbé -Benoît qui sortit, et je restai seul à arpenter la -pièce. Le silence après de telles émotions, la solitude -alors qu’une heure plus tôt j’avais vu la -mort en face dans cet enfer, la sécurité après un -danger aussi pressant, tout remuait mon cœur -profondément. Lorsque, de plus, je songeai à la -mort de Saint-Alais, et me rappelais les brillantes -promesses, l’audace, l’éclat de cet esprit hautain -aujourd’hui disparu pour toujours, je sentis à -nouveau les larmes m’envahir. Je marchai par -la pièce, en proie à une émotion irrésistible, trop -heureux que l’obscurité me permît de lui donner -libre cours. Le passé, les souvenirs, les affections -de jadis, s’évoquaient à ma mémoire, avec mon -enfance ; le rappel de nos jeux d’alors me faisait -oublier que, depuis, nos chemins avaient divergé.</p> - -<p>Après un long temps, après des heures et des -heures, peu avant la fin du jour, Louis rentra.</p> - -<p>— Veux-tu venir ? me demanda-t-il sans préambule.</p> - -<p>— Auprès de ta mère ?</p> - -<p>— Oui, elle désire te voir, répondit-il, sans quitter -la porte, et sa voix morne et atone disait qu’il -n’y avait plus d’espoir.</p> - -<p>Je subissais la réaction inévitable après de telles -scènes d’horreur. A bout de forces, je l’accompagnai -machinalement, plus occupé du passé que du présent. -Mais dès le seuil de la chambre voisine, toute -transformée depuis que je ne l’avais vue, par sa -brillante illumination, car les volets étaient clos, je -me réveillai comme en sursaut. De l’autre côté de -la pièce, où je la découvris tout d’abord, M<sup>me</sup> de -Saint-Alais reposait sur un lit, soutenue par des -oreillers. Je m’arrêtai. Sa pâleur était rehaussée -à chaque pommette par une tache rouge dont -l’éclat rivalisait avec celui de ses yeux ; mais ce -ne furent pas ces détails qui me saisirent brusquement, -ni de la voir tirailler ses draps tout en parlant -avec un geste de mauvais augure. Ce fut un -je ne sais quoi dans son expression, si peu appropriée -à la circonstance, si bizarre et folâtre, que -j’en restai médusé.</p> - -<p>Elle remarqua mon hésitation, et d’un ton -joyeux et quelque peu maniéré, qui me révéla -sur-le-champ toute la vérité, d’un ton plus terrifiant -vu l’occurrence que les plus pathétiques -éclats, elle m’en fit le reproche.</p> - -<p>— Vous êtes le bienvenu, monsieur le vicomte, -avancez, dit-elle. N’importe, je vois avec plaisir que -vous avez quelque pudeur. Mais nous ne serons pas -trop sévères pour vous. Un repentir, même tardif, -a ses mérites… Mais où donc est mon éventail, -Denise ? Petite, mon éventail !</p> - -<p>Denise, étouffant un sanglot, se leva d’un siège -voisin du lit, et je crus que sa douleur allait éclater. -Mais M<sup>me</sup> Catinot sauva la situation. Bien vite -elle prit un éventail sur une console, et d’une main -ferme obligea la jeune fille à se rasseoir.</p> - -<p>— Merci, ma chère, fit M<sup>me</sup> de Saint-Alais, qui -s’éventa une minute et sourit de toutes ses dents, -comme je l’avais vue sourire mille fois dans son -salon. Et maintenant, monsieur le vicomte, reprit-elle -avec une espièglerie navrante, vous allez -me faire le plaisir d’avouer que j’étais bon prophète.</p> - -<p>Je murmurai quelques mots vagues ; la mine -souriante de la marquise et l’attitude accablée des -autres faisaient un contraste déchirant.</p> - -<p>— Je le savais bien, que vous finiriez par nous -revenir, continua-t-elle, en se rengorgeant. Et si -j’étais sévère, je vous en dirais jusqu’à demain. -Mais puisque vous êtes rentré au bercail avant -qu’il ne soit trop tard, oublions le passé. Sa Majesté -est si bonne que… Mais où sont les autres ? -Nous ne pouvons nous passer d’eux pour la suite.</p> - -<p>Elle nous parcourut du regard ; puis, à sa manière -tranchante de jadis :</p> - -<p>— Où donc est M. de Gontaut ? reprit-elle. -Dites-moi, Louis, M. de Gontaut n’est-il pas arrivé ? -Il m’a promis d’assister comme témoin à la signature -du contrat.</p> - -<p>Louis, debout à l’une des fenêtres closes, entre -l’abbé Benoît et le médecin, répondit de sa place, -et d’une voix contrainte, qu’il n’était pas encore là.</p> - -<p>La marquise perçut quelque chose d’anormal -dans le ton et l’attitude de son fils, et elle nous -examina à tour de rôle avec défiance.</p> - -<p>— Vous ne me cachez rien, j’espère ? fit-elle, en -agitant plus vivement son éventail. Il ne lui est -rien arrivé ?</p> - -<p>— Non, non, madame, absolument rien, répondit -Louis, pour la calmer. On l’attend d’une minute -à l’autre.</p> - -<p>Mais une ombre d’inquiétude voilait encore les -traits de la marquise.</p> - -<p>— Et Victor ? demanda-t-elle. Il n’est pas venu -non plus ? Louis, vous m’assurez qu’il ne leur est -rien arrivé ?</p> - -<p>— Je vous assure, madame, que vous ne tarderez -pas à les voir, répondit-il, en étouffant un sanglot.</p> - -<p>Et il se détourna avec un geste navré, que sa -mère eût vu sans l’un des rideaux de son alcôve.</p> - -<p>Elle ne s’aperçut de rien, bien qu’il y eût dans -l’air de son fils de quoi mettre en garde une personne -lucide. Mais tandis qu’il parlait, les yeux de -la marquise se posèrent sur moi, et l’inquiète sollicitude -qui venait d’assombrir ses traits s’évanouit, -aussi vite qu’un nuage dans un matin d’avril. Elle -reprit son éventail, et me lança un regard joyeux.</p> - -<p>— Savez-vous bien, monsieur le vicomte, fit-elle, -que j’ai eu le rêve le plus singulier, la nuit dernière ?… -ou bien était-ce pendant ma maladie, -Denise ?… Peu importe… Bref, j’ai rêvé toutes -sortes de vilaines choses : que notre château avait -brûlé, ainsi que notre hôtel de Cahors, et qu’il nous -avait fallu fuir et nous réfugier à Montauban, et -ensuite à Nîmes, je crois. Et M. de Gontaut était tué, -et toute la canaille se levait en armes ! Comme si, -reprit-elle avec un petit rire, que coupa un halètement -de douleur, comme si le roi allait permettre -de telles choses, ou comme si elles étaient -possibles ! Mais il y avait encore un détail plus -absurde concernant l’Église. (Elle se tut, les sourcils -froncés ; puis, d’un coup d’éventail, écarta le sujet.) -Mais j’ai oublié… tout à fait. Et au moment où -cela devenait le plus affreux, je me suis réveillée. -Un cauchemar absolument ridicule. Au point que ce -serait à vous faire tous mourir de rire si je pouvais -me le rappeler. Je me figurais qu’une paire de talons -rouges valait quasi un arrêt de mort, et que la -poudre et les mouches vous condamnaient sans -rémission.</p> - -<p>Elle se tut. L’éventail s’échappa de ses doigts, -et elle eut un regard d’angoisse.</p> - -<p>— Il me semble… que je ne suis pas très bien, fit-elle, -d’une voix changée, la face tiraillée d’une -contraction.</p> - -<p>Hélas ! on ne le voyait que trop, qu’elle souffrait !</p> - -<p>— Louis ! reprit-elle avec pétulance, où donc est -le notaire ? Il pourrait toujours nous lire le contrat. -Victor et M. de Gontaut ne sauraient manquer -d’être ici avant longtemps… Où est ce notaire ? fit-elle -d’un ton acerbe.</p> - -<p>On se demande peut-être ce qui nous empêchait -de jouer nos rôles ; mais cette scène pitoyable et -navrante, s’imposant à des cœurs déjà torturés par -celles de la journée, nous démoralisait entièrement. -Denise se cachait le visage, et tremblait au point -d’agiter son fauteuil ; et tandis que Louis se détournait -en frissonnant, je restai debout au pied -du lit, pétrifié. Cette fois, ce fut le médecin, frêle -jeune homme au teint bistré, qui prit sur lui de -répondre.</p> - -<p>— Les papiers sont dans la pièce à côté, madame, -fit-il avec sérieux.</p> - -<p>— Vous n’êtes donc pas M. Pettifer ? répliqua-t-elle, -d’un ton chagrin.</p> - -<p>— Non, madame, il s’est trouvé indisposé, et -n’a pu sortir de chez lui.</p> - -<p>— Il n’a pas le droit d’être indisposé, répartit la -marquise d’un ton sévère. Pettifer indisposé, le -jour de signer le contrat de M<sup>lle</sup> de Saint-Alais ! -Mais vous avez quand même les papiers ?</p> - -<p>— Dans la pièce à côté, oui, madame.</p> - -<p>— Allez les chercher ! allez vite ! reprit-elle, -promenant de l’un à l’autre son regard inquiet.</p> - -<p>Elle s’agita sur son lit, et poussa un soupir douloureux. -Puis elle demanda avec impatience :</p> - -<p>— Où est Victor ? Pourquoi ne vient-il pas ?</p> - -<p>— Je crois l’entendre, fit tout à coup Louis.</p> - -<p>C’était la première fois qu’il parlait de son propre -mouvement, et je perçus dans sa voix une intonation -nouvelle.</p> - -<p>— Je vais voir, reprit-il, et se dirigeant vers la -porte, il me fit signe, en passant, de le suivre.</p> - -<p>Je le suivis, balbutiant une excuse. Dans le -salon où j’avais attendu, dans cette pièce aux -volets presque tous fermés, aux ombres lugubres, -où Louis était venu me prendre, nous trouvâmes -le médecin qui cherchait de tous côtés avec agitation.</p> - -<p>— Du papier, monsieur, fit-il, en levant les yeux -impatiemment à notre entrée. Du papier, n’importe -lequel fera l’affaire.</p> - -<p>— Arrêtez ! dit Louis, d’une voix rendue rauque -par la douleur. Cette comédie n’a que trop duré. -Je veux qu’elle cesse.</p> - -<p>— Vous dites, monsieur ?</p> - -<p>— Je dis que cela suffit ! riposta Louis d’un ton -farouche, un sanglot dans la gorge. Avouez-lui la -vérité.</p> - -<p>— Elle ne me croira pas.</p> - -<p>— C’est égal, tout vaut mieux que ceci.</p> - -<p>— Parlez-vous sérieusement, monsieur ? interrogea -le médecin avec gravité, en le regardant.</p> - -<p>— Tout à fait sérieusement.</p> - -<p>— Alors je ne m’en mêle plus, reprit l’homme -de l’art. Je décline toute responsabilité. Mais je -ne vous laisserai pas intervenir, monsieur, avant -de vous exposer les conséquences inévitables qui -en résulteront.</p> - -<p>— Ma mère ne peut guérir ! fit Louis avec obstination.</p> - -<p>— Non, monsieur, elle ne peut guérir ; et elle ne -vivra plus, à mon avis, que peu d’heures. Lorsque -la fièvre qui la soutient viendra à tomber, ce sera -le coma, puis la mort. A vous de voir si elle fermera -les yeux, ignorante du malheur qui la frappe dans -la personne de son fils, ou si elle mourra…</p> - -<p>— C’est affreux !</p> - -<p>— A vous de décider, reprit le médecin, inexorable.</p> - -<p>Louis regarda autour de lui.</p> - -<p>— Voilà du papier, fit-il brusquement.</p> - -<p>Notre absence avait duré tout au plus trois -minutes, mais quand nous revînmes auprès de -M<sup>me</sup> de Saint-Alais, elle nous réclamait avec impatience, -ainsi que Victor.</p> - -<p>— Où est-il donc ? où est-il ? répétait-elle fiévreusement. -Pourquoi donc choisit-il ce jour-ci pour -être en retard ? Il n’y a pas eu… de querelle entre -vous ?</p> - -<p>Et elle me jeta un regard défiant.</p> - -<p>— Pas la moindre, madame, répondis-je d’une -voix mouillée de larmes. J’en fais le serment.</p> - -<p>— Alors pourquoi n’est-il pas ici ? Et M. de -Gontaut ?</p> - -<p>Ses yeux restaient brillants, la tache rouge brûlait -encore sur ses pommettes ; mais ses traits -se tiraient, elle changeait à vue d’œil, et elle ne -cessait de remuer les doigts. Sa voix était rauque -et méconnaissable, et de temps à autre elle promenait -autour d’elle un regard attristé.</p> - -<p>— Je ne me sens pas bien aujourd’hui, soupira-t-elle, -au bout d’un moment, avec un effort douloureux -pour se ressaisir. Et je n’arrive pas à être -joyeuse comme je le devrais. Mademoiselle, allez -rejoindre M. le vicomte, et dites-lui quelques -gentillesses pour distraire son attente… Mais vous -rêvez, monsieur le vicomte ! Dans mon jeune -temps, les fiancés avaient coutume d’embrasser -leur promise en ces occasions-là. Fi, monsieur, -vous devriez rougir de votre indifférence ! Vous -m’avez tout l’air d’un triste amoureux !</p> - -<p>Denise se leva, et sous les regards de tous s’approcha -de moi à pas lents ; mais de ses lèvres pâles -il ne sortit aucun son, et elle ne leva pas ses yeux -vers les miens. Elle resta inerte lorsque suivant -l’autorisation de sa mère je me penchai vers elle -et mis un baiser sur sa joue froide : cette joue ne -s’échauffa point, ces yeux ne s’illuminèrent point. -Cependant j’eus lieu d’être satisfait, plus que satisfait, -même ; car en me penchant sur elle je -sentis ses mains, — ces mignonnes mains que -j’aspirais à retenir dans les miennes pour l’abriter -et la protéger, — je les sentis agripper solidement -le revers de mon habit, comme les enfants se -pendent au cou de leur mère. Devant tous, je lui -passai mon bras autour de la taille, et nous restâmes -enlacés au pied du lit de M<sup>me</sup> de Saint-Alais, -qui nous considérait.</p> - -<p>— Pauvre petite souris ! fit-elle avec un rire -gracieux. Elle est encore timide. Soyez bon pour -elle, mon gendre, car c’est un morceau délicat, -et… Je ne me sens pas bien, pas bien du tout ! -redit-elle, s’interrompant soudain.</p> - -<p>Et elle se souleva sur sa couche, en portant -avec difficulté une main à son front.</p> - -<p>— Je ne… Qu’est-ce que j’ai ? reprit-elle, et -son visage blêmit à vue d’œil, et ses traits se -décomposèrent, tandis que ses yeux révélaient -un effroi soudain. Qu’est-ce qui me prend ? Allez -chercher… Quelqu’un, vite, le docteur ! Et aussi -Victor.</p> - -<p>Denise s’échappa de mes bras, pour voler à son -chevet. Je restai là, jusqu’au moment où le médecin -me toucha l’épaule.</p> - -<p>— Allez ! me souffla-t-il. Allez. Laissez-la avec -les femmes. La fin est proche.</p> - -<p>Ce fut ainsi que M<sup>me</sup> de Saint-Alais m’accorda -enfin Denise ; ce fut ainsi que s’accomplit notre -mariage, qu’elle avait depuis tant d’années projeté -avec mon père.</p> - -<hr /> - - -<p>La marquise mourut le lendemain matin, ce qui -lui épargna non seulement les maux à venir, mais -ceux du présent, qui mugissaient en tourbillons -par les rues de Nîmes autour du cadavre non -enterré de son fils. Elle mourut sans s’éveiller du -délire qui suivit sa blessure. J’entrai pour la voir -couchée sur son lit de mort. Elle paraissait dormir, -et dans la paix recueillie de la chapelle ardente je -songeai avec respect au changement produit par -une année, une brève année, qui venait à la fin -de cinquante ans de prospérité. Il me parut déplorable, -tandis que je me penchais pour baiser sa -main cireuse, bien déplorable ; mais aujourd’hui, -instruit de ce que l’avenir lui réservait, je la juge -heureuse, quand je me rappelle les vingt années -d’exil et d’espoirs trompés qui devaient être le lot -de tant de ses amis, de tant de ceux qui avaient -fait l’ornement de ses salons, à Saint-Alais et à -Cahors. Doués d’énergie aussi bien que d’orgueil, -assemblage peu répandu dans notre caste, elle et -les siens osèrent beaucoup et perdirent beaucoup ; -ils jouèrent le tout et perdirent le tout. Mieux -valait encore cette fin que la prison ou la guillotine ; -ou que devenir vieille et décrépite en terre -étrangère, pour revoir une patrie qui les avait -oubliés depuis longtemps, et des concitoyens qui -riaient sur leur passage, des vieilles berlines, des -jupes et des coiffures à la mode du temps des -Polignacs.</p> - -<p>J’ai dit que les émeutes de Nîmes durèrent trois -jours. Le dernier, Buton vint me trouver pour nous -engager à partir. Afin d’éviter des malheurs plus -grands nous devions quitter la ville sans retard, -ou bien lui et le parti modéré qui nous avait -sauvés ne répondraient plus de rien. Louis était -d’avis de se retirer à Montpellier, et de là chez les -émigrés de Turin ; et pendant quelques heures je -partageai son point de vue, désireux avant tout -de mettre les femmes en sûreté.</p> - -<p>Je suis redevable à Buton de n’avoir pas pris -cette décision, que j’aurais sans nul doute regrettée -plus tard. Il me demanda carrément si je partais, -et sur ma réponse affirmative, il alla s’adosser à la -porte.</p> - -<p>— A Dieu ne plaise ! fit-il. Tant pis pour ceux -qui s’en vont. Il n’en reviendra guère.</p> - -<p>Je lui répliquai avec fougue :</p> - -<p>— Jamais de la vie ! Dans moins d’un an vous -nous prierez à deux genoux de revenir.</p> - -<p>— Et pourquoi cela ? fit-il.</p> - -<p>— Vous ne sauriez maintenir l’ordre sans nous !</p> - -<p>— Avec facilité, répliqua-t-il froidement.</p> - -<p>— Voyez plutôt où en sont les choses ici !</p> - -<p>— Ce n’est que passager.</p> - -<p>— Mais qui gouvernera ?</p> - -<p>— Les plus dignes, répliqua-t-il avec obstination. -Comment pouvez-vous encore croire, monsieur -le vicomte, après tout ce qui s’est passé, que pour -faire des lois il faille posséder un titre, sauf votre -respect ? Vous figurez-vous donc que le blé ne -poussera plus, que les poules ne pondront plus, -dès que l’ombre du seigneur ne sera plus sur elles ? -Vous figurez-vous que pour se battre il faille avoir -de la poudre sur la tête aussi bien que dans son -mousquet ?</p> - -<p>— Je crois, ripostai-je, que quand ceux qui ne -connaissent pas la mer se font pilotes, il est temps -de quitter le navire.</p> - -<p>— Le pilote apprendra son métier, reprit-il. Et -pour ce qui est de quitter le navire, libre à ceux -qui n’ont rien à faire à son bord. Soyez raisonnable, -monseigneur, poursuivit-il sur un ton différent. -Soyez raisonnable. On a tué dans Nîmes trois -cents personnes en trois jours.</p> - -<p>— Et vous me conseillez de rester ?</p> - -<p>— Oui, car il y a du sang entre nous, répondit-il -d’un air tragique. On ne pardonnera pas aisément -ce qui vient de se passer ici. Allez à l’étranger -après cela, et restez-y. Mais non, vous n’irez pas, -vous serez raisonnable, reprit-il, d’une voix rude -et affectueuse. Retournez chez vous au château, -monsieur, et tenez-vous tranquille : personne ne -vous fera de mal.</p> - -<p>Il parlait fort sensément. Du moins l’avis me -parut si bon, que, après un peu d’hésitation, je -me déterminai à le suivre, et donnai le même -conseil aux autres. Mais Louis refusa de m’écouter. -Il avait pris la France en horreur depuis sa -fuite, et il voulait partir. Il n’éleva pas d’objection, -toutefois, lorsque je le sollicitai de me laisser Denise ; -et moins de vingt-quatre heures après le décès -de sa mère, l’abbé Benoît nous unit, dans cette -sombre maison aux volets clos de la venelle des -Capucins. En même temps Louis épousa M<sup>me</sup> Catinot, -qui allait partager son exil. Inutile d’ajouter -que ces noces furent exemptes de réjouissances : -ni festin, ni joyeuses sonneries de cloches, ni toilette -de gala, mais des pleurs et des sanglots, des -lèvres pâles et des mains inertes.</p> - -<p>Mais une aurore en pleurs précède parfois un -beau jour. Durant trois années au moins, il est -vrai, notre vie connut des périls nombreux et -quelques chagrins — dont je conterai peut-être -l’histoire un jour — et nous partageâmes le sort -de tous les Français en ces temps de honte et -d’opprobre ; mais jamais, ni pour un jour ni pour -une heure, je n’eus lieu de regretter ce qui s’était -accompli si hâtivement à Nîmes. Des mains fidèles -et des lèvres ardentes, des yeux qui brillèrent aussi -clairs dans une prison que dans un palais, me -réconfortèrent durant les mauvais jours ; et lorsque -vinrent des temps meilleurs, et avec eux les -cheveux gris et une France nouvelle, ma femme -sut encore embellir ma vie et la partager de plus -en plus étroitement.</p> - -<p>Un dernier mot de l’homme à qui après Dieu -je dus de l’obtenir. Il survécut, mais je ne revis -jamais Froment de Nîmes. Le troisième jour des -émeutes on amena du canon pour réduire sa tour : -elle fut emportée d’assaut et la garnison passée -au fil de l’épée. Un seul homme, je crois, s’en tira -avec la vie. Ce fut Froment, l’indomptable, le chef -le plus habile que possédèrent jamais les Royalistes -de France. Il gagna la frontière sain et sauf, et -passa à Turin, où il fut reçu honorablement par -ceux dont l’aide un peu plus active lui eût donné -la victoire. Mais celui qui échoue ne doit s’attendre -qu’à des camouflets. On ne tarda point à lui -battre froid ; il tomba dans l’estime, et avec les -années ses maux empirèrent. Une fois je tentai de -le découvrir et de l’assister ; mais il était alors -engagé dans une expédition sur la côte barbaresque, -et mes moyens ne m’auraient pas permis de faire -grand’chose pour lui si je l’avais retrouvé. On dit -qu’il mourut peu après, mais je n’en ai jamais eu -la certitude. N’importe, mort ou vivant, je lui -dois de la reconnaissance, du respect et d’autres -choses, parmi lesquelles je place le plus grand -bonheur de ma vie.</p> - - -<p class="c gap small">FIN</p> - - -<p class="c gap"><span class="small">IMPRIMERIE NELSON, ÉDIMBOURG, ÉCOSSE</span><br /> -<span class="xsmall" lang="en" xml:lang="en">PRINTED IN GREAT BRITAIN</span></p> - - -<div lang='en' xml:lang='en'> -<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>LA COCARDE ROUGE</span> ***</div> -<div style='text-align:left'> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Updated editions will replace the previous one—the old editions will -be renamed. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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Redistribution is subject to the trademark -license, especially commercial redistribution. -</div> - -<div style='margin-top:1em; font-size:1.1em; text-align:center'>START: FULL LICENSE</div> -<div style='text-align:center;font-size:0.9em'>THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE</div> -<div style='text-align:center;font-size:0.9em'>PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase “Project -Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg™ License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 1. 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Information about the Mission of Project Gutenberg™ -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s -goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg™ and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state’s laws. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, -Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up -to date contact information can be found at the Foundation’s website -and official page at www.gutenberg.org/contact -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread -public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine-readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. 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