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-The Project Gutenberg eBook of La cocarde rouge, by Stanley J Weyman
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you
-will have to check the laws of the country where you are located before
-using this eBook.
-
-Title: La cocarde rouge
-
-Author: Stanley J Weyman
-
-Translator: Théo Varlet
-
-Release Date: February 7, 2023 [eBook #69982]
-
-Language: French
-
-Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team
- at https://www.pgdp.net (This book was produced from
- scanned images of public domain material from the Google
- Books project.)
-
-*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA COCARDE ROUGE ***
-
-
-
-
-
-
- La Cocarde
- Rouge
-
- Par
- Stanley J. Weyman
-
- Traduit de l’anglais par
- Théo Varlet
-
-
- Paris
- Nelson, Éditeurs
- 189, rue Saint-Jacques
- Londres, Édimbourg et New-York
-
-
-
-
- STANLEY JOHN WEYMAN
- né en 1855.
- Première édition de _The Red Cockade_
- (_La Cocarde Rouge_): 1895.
-
-Cette traduction, due à M. Théo Varlet, est la seule qui soit autorisée
-par l’auteur.
-
-Tous droits de reproduction réservés.
-
-
-IMPRIMERIE NELSON, ÉDIMBOURG, ÉCOSSE
-
-PRINTED IN GREAT BRITAIN
-
-
-
-
-TABLE
-
-
- Pages
- I. Le marquis de Saint-Alais 7
- II. L’épreuve 29
- III. A l’Assemblée 49
- IV. L’Ami du Peuple 68
- V. La députation 87
- VI. Une rencontre sur la route 108
- VII. L’alarme 129
- VIII. Gargouf 148
- IX. Les trois couleurs 167
- X. Le matin qui suit la tempête 185
- XI. Les deux camps 203
- XII. Le duel 222
- XIII. «A la lanterne!» 240
- XIV. Cela tourne mal 258
- XV. A Millau 275
- XVI. A trois dans une voiture 294
- XVII. Froment de Nîmes 312
- XVIII. Je fais triste figure 331
- XIX. A Nîmes 349
- XX. La recherche 369
- XXI. Rivaux 389
- XXII. Noblesse oblige 407
- XXIII. La crise 425
- XXIV. L’âge d’or 442
- XXV. Par delà les tombeaux 461
-
-
-
-
-LA COCARDE ROUGE
-
-
-
-
-CHAPITRE PREMIER
-
-LE MARQUIS DE SAINT-ALAIS
-
-
-Nous arrivions sur la terrasse que mon père avait fait établir peu de
-temps avant sa mort, et qui se développait sous les fenêtres
-postérieures du château, entre le corps de logis et la nouvelle pelouse.
-Saint-Alais promena autour de lui un regard de dédain mal dissimulé.
-
---Qu’avez-vous fait du jardin? me demanda-t-il, avec une moue de
-désapprobation.
-
---Mon père l’a mis de l’autre côté de la maison, répondis-je.
-
---On ne le voit plus?
-
---Non. Il est derrière la roseraie.
-
---A la mode anglaise! fit le marquis, en haussant les épaules avec un
-ricanement discret. Et vous aimez avoir toute cette herbe sous vos
-fenêtres?
-
---Oui, cela me plaît.
-
---Tiens! Et cette nouvelle plantation? Elle vous cache le village, du
-château, ce me semble?
-
---En effet.
-
-Il se mit à rire.
-
---En effet, reprit-il, c’est ainsi que se comportent tous ceux qui
-exaltent sans cesse le peuple, la liberté et la fraternité. Ils aiment
-le peuple, mais ils ne l’aiment qu’à distance, de l’autre côté d’un parc
-ou d’une haie d’aubépine bien haute. Moi, à Saint-Alais, je préfère
-avoir l’œil sur mes gens, et s’ils ne marchent pas droit, gare au
-carcan!... A ce propos, qu’est donc devenu le vôtre, vicomte? Je l’avais
-toujours vu en face de l’entrée.
-
---Je l’ai fait brûler, répondis-je.
-
-Et je sentis le rouge me monter au front.
-
---Votre père l’a fait brûler, voulez-vous dire? répliqua-t-il, en me
-lançant un regard interrogatif.
-
---Non, dis-je avec résolution, tout en me reprochant d’avoir honte
-devant Saint-Alais d’un geste dont j’étais si fier lorsque j’étais seul.
-C’est moi qui l’ai fait brûler l’hiver dernier. J’estime que l’âge est
-révolu de ces instruments-là.
-
-Le marquis n’était guère mon aîné que de cinq ans, mais ces cinq ans,
-passés à Paris et à Versailles, lui donnaient sur moi un avantage
-énorme, et son regard d’étonnement méprisant me fit l’effet d’un
-soufflet. Toutefois, il s’abstint de commentaires, et après un court
-silence, il changea de sujet, et me parla de mon père. Il rappela son
-souvenir et celui d’événements rattachés à sa personne, sur un ton
-d’affectueux respect qui eut bien vite désarmé ma colère.
-
---C’est en sa compagnie que j’ai tué un oiseau au vol pour la première
-fois! me dit Saint-Alais avec ce charme irrésistible de façons qui
-l’avait caractérisé dès l’enfance.
-
---Il y a douze ans de cela, fis-je.
-
---Tout juste, monsieur, reprit-il, avec un léger salut rieur. En ce
-temps-là je connaissais un petit garçon aux jambes nues qui courait
-après moi en m’appelant Victor et me considérait comme le plus grand des
-mortels. Je ne me doutais guère qu’il en viendrait un jour à m’exposer
-les Droits de l’Homme! Et, pardieu, vicomte, il faudra que j’empêche
-Louis de vous fréquenter, car vous en feriez un aussi grand réformateur
-que vous. Mais, reprit-il, abandonnant ce sujet avec un sourire et un
-geste détaché, je ne suis pas venu ici pour vous parler de Louis,
-monsieur le vicomte, mais bien d’une personne qui vous inspire encore
-plus d’intérêt.
-
-Je sentis à nouveau le rouge me monter au front, mais pour une toute
-autre cause.
-
---Mlle de Saint-Alais est sortie du couvent? fis-je.
-
---Depuis hier. Ma mère l’emmènera demain à Cahors, où elle prendra du
-monde un premier aperçu. Et entre toutes les nouveautés qu’elle y verra,
-nulle, je pense, ne l’intéressera davantage que le vicomte de Saux.
-
---La santé de mademoiselle votre sœur est bonne? demandai-je comme un
-benêt.
-
---Excellente, répondit-il, avec la plus exquise politesse. Vous pourrez
-vous en convaincre par vous-même demain soir, ou même plus tôt si nous
-faisons route ensemble. Vois aimerez, j’imagine, monsieur le vicomte,
-disposer d’une semaine ou deux pour vous insinuer dans ses bonnes
-grâces? Puis, lorsque vous vous serez mis d’accord avec la marquise sur
-la date et les autres détails, mieux vaudra célébrer le mariage...
-pendant que je suis là.
-
-Je m’inclinai. Depuis une semaine j’attendais ce discours, mais je
-l’attendais de Louis, qui était pour moi comme un frère, et non pas de
-Victor. Ce dernier, à vrai dire, avait été l’idole de mon enfance; mais
-durant les années passées depuis lors, la vie de cour, un long séjour à
-Versailles et à Saint-Cloud, avaient fait de lui cet homme si fier qui
-se tenait devant moi; et je trouvais l’ironie de son regard aussi
-déconcertante que l’aplomb inimitable de ses manières. Je réussis
-néanmoins à me parer des sentiments qui convenaient à mon rôle et à
-manifester ce délicat mélange de dignité, de politesse et de ferveur que
-l’occasion exigeait, suivant les rites. Mais ma langue s’embarrassait,
-et il vint à mon secours.
-
---Bien, bien, fit-il amicalement, vous raconterez cela à Denise; vous
-aurez en elle, à coup sûr, une auditrice complaisante. Au début, comme
-il sied, poursuivit-il en remettant ses gants avec un léger sourire,
-elle sera un peu intimidée. Je ne doute pas que les bonnes sœurs ne
-l’aient endoctrinée à voir dans un homme quelque chose dans le genre
-d’un loup, et pis encore dans un prétendant. Mais bah! mon ami, la femme
-reste la femme, malgré tout, et en une semaine ou deux vous aurez trouvé
-le chemin de son cœur. Ainsi donc, nous pouvons compter sur vous demain
-soir, sinon plus tôt?
-
---Très certainement, monsieur le marquis.
-
---Pourquoi pas Victor? demanda-t-il, en posant la main sur mon bras par
-un rappel de notre sans-façon de jadis. Nous allons bientôt être frères,
-et par conséquent nous détester l’un l’autre. En attendant, faites-moi
-la grâce de m’accompagner jusqu’au portail. J’avais encore quelque chose
-à vous dire. Voyons... de quoi s’agissait-il?
-
-Mais soit qu’il ne pût se le rappeler sur-le-champ, soit qu’il trouvât
-quelque difficulté à entamer son sujet, nous avions déjà descendu
-presque la moitié de l’avenue de noyers qui mène au village, quand il
-reprit la parole. Et ce fut sans préambule qu’il entra dans le cœur du
-sujet:
-
---Vous êtes au courant de cette protestation?
-
---Oui, répondis-je avec contrainte, et saisi d’un pénible pressentiment.
-
---Vous allez la signer, bien entendu?
-
-Il avait hésité avant de me poser la question; j’hésitai avant d’y
-répondre. Cette protestation--si régulier que paraisse le terme, il n’en
-cachait pas moins, nous le savons aujourd’hui, et l’origine des troubles
-et celle d’un monde nouveau--était une motion que l’on voulait présenter
-à la prochaine réunion de la noblesse à Cahors, dans le but de flétrir
-la conduite de nos représentants de Versailles, qui avaient consenti à
-siéger avec le tiers état.
-
-Or, pour ma part, et en dépit de mes vues primitives sur la
-question,--car j’eusse aimé voir la réforme suivre le système anglais,
-où la chambre noble reste à part,--je considérais cette mesure, puisque
-adoptée et légalisée par le roi, comme irrévocable, et la protestation
-comme inutile. De plus, je ne pouvais ignorer que les promoteurs de
-cette dernière avaient l’intention de s’opposer à toute réforme, de se
-cramponner à tous privilèges, d’étouffer tous espoirs d’un meilleur
-gouvernement; et comme ces espoirs n’avaient cessé de grandir chaque
-jour depuis les élections, il n’était plus guère ni prudent ni facile de
-les étouffer. A moins donc de renier mes principes, qui étaient bien
-connus, je ne me croyais pas libre de signer la protestation. Et
-j’hésitais à répondre.
-
---Eh bien! dit-il enfin, comme je me taisais toujours.
-
---Je crois que cela ne m’est pas possible, répondis-je, en rougissant.
-
---Pas possible de signer?
-
---Non.
-
-Il eut un rire jovial.
-
---Peuh! fit-il, je crois que vous y viendrez. J’ai besoin de votre
-promesse, vicomte. C’est une petite affaire, une bagatelle sans
-importance, mais il nous faut de l’unanimité. C’est la seule chose
-nécessaire.
-
-Je hochai la tête. Nous avions tous deux fait halte à l’ombre des
-noyers, un peu en deçà de la grille. Le laquais de Saint-Alais promenait
-les chevaux sur la route.
-
---Voyons, insista-t-il amicalement, vous ne croyez pourtant pas qu’il
-doive rien sortir de ces chaotiques états généraux que Sa Majesté a eu
-l’insigne folie de laisser convoquer par Necker? Ils se sont réunis le 4
-mai, nous voici au 17 juillet; et jusqu’à présent ils n’ont encore rien
-fait que se chamailler! Rien! D’ici peu on va les dissoudre, et tout
-sera dit.
-
---A quoi bon protester, alors? demandai-je, sans trop d’assurance.
-
---Je vais vous l’expliquer, mon ami, répondit-il avec un sourire
-d’indulgence et se tapotant la botte de sa cravache. Savez-vous les
-dernières nouvelles?
-
---Quelles sont-elles? fis-je avec circonspection. Je vous dirai ensuite
-si je les sais.
-
---Le roi vient de renvoyer Necker!
-
---Pas possible! m’écriai-je, incapable de celer mon étonnement.
-
---Si fait, répliqua-t-il, le banquier est renvoyé. D’ici huit jours ses
-états généraux ou son Assemblée nationale, ou quel que soit le nom qu’il
-donne à la chose, cela disparaîtra aussi, et nous en serons au même
-point qu’auparavant. Mais, dans l’intervalle, et pour fortifier le roi
-dans les sages résolutions qu’il a enfin adoptées, nous devons lui faire
-voir que nous sommes encore de ce monde. Nous devons lui prouver notre
-sympathie. Nous devons agir. Nous devons protester.
-
---Mais, monsieur le marquis, dis-je, quelque peu irrité, sans doute par
-la nouvelle, êtes-vous sûr que le peuple va accepter cela
-tranquillement? Jamais on ne vit plus rude hiver que le dernier, ni
-moisson pire, ni misère semblable. Pour compléter, les espérances sont
-éveillées, les esprits surexcités depuis les élections, et...
-
---A qui en sommes-nous redevables? dit-il en me lançant un coup d’œil
-singulier. Mais n’ayez crainte, vicomte; le peuple acceptera tout. Je
-connais Paris; et je peux vous affirmer que ce n’est plus le Paris de la
-Fronde, encore que M. de Mirabeau prétende jouer au Retz. C’est un Paris
-calme et sensé, qui ne bougera pas. On n’y a vu depuis un siècle et demi
-aucun soulèvement digne de ce nom, en dehors d’une ou deux émeutes de la
-faim, dont deux compagnies de Suisses seraient venues à bout aussi
-facilement que d’Argenson a nettoyé la Cour des Miracles. Croyez-moi, il
-n’y a aucun danger de ce genre: avec un peu de doigté, tout se passera à
-merveille.
-
-Mais la nouvelle me disposait à la contradiction. Je lui tins tête avec
-plus d’assurance.
-
---J’en doute, déclarai-je froidement. L’affaire ne me paraît pas aussi
-simple que vous le dites. Il faut au roi de l’argent, ou c’est la
-banqueroute; et le peuple n’a pas d’argent à lui donner. Je ne vois pas
-comment pourrait se rétablir l’ancien ordre de choses.
-
-Un éclair de colère dans les yeux, Saint-Alais me lança:
-
---Dites plutôt, vicomte, que vous ne souhaitez pas qu’il se rétablisse!
-
---Je veux dire que cet ancien ordre de choses était absurde,
-répliquai-je âprement. Il ne pouvait durer. Il ne peut revenir.
-
-Il fut une minute sans répondre, et nous restâmes face à face à nous
-considérer. Il était juste au delà, moi juste en deçà, du portail;
-au-dessus de nous s’étalaient les fraîches ramures; derrière lui, sur la
-route, la poussière et le soleil de juillet; et son visage, dont le mien
-devait être une réplique, était empourpré, dur et menaçant. Mais en un
-clin d’œil il se transfigura; Saint-Alais s’épanouit en un rire agréable
-et courtois, et haussa les épaules avec une ombre de dédain.
-
---Bah! fit-il, nous n’allons pas nous disputer; mais j’espère que vous
-signerez. Pensez-y bien, monsieur le vicomte, pensez-y bien. Parce que
-(il s’interrompit, et me lança un regard de malice) on ne sait pas ce
-qui peut en résulter.
-
---Raison de plus, me hâtai-je de dire, pour que je réfléchisse encore
-avant de...
-
---Raison de plus pour que vous réfléchissiez encore avant de refuser,
-lança-t-il, en s’inclinant très bas, et cette fois sans sourire.
-
-Puis il s’approcha de son cheval, et s’enleva sur l’étrier que lui
-tenait son laquais. Une fois en selle, il rassembla les rênes, et pencha
-son visage vers le mien.
-
---Naturellement, me dit-il à voix basse et avec un regard scrutateur, un
-contrat est un contrat, monsieur le vicomte; et les Montaigus et
-Capulets, tout comme votre carcan, sont d’un autre âge. Mais malgré
-tout, il nous faut suivre le même chemin, comprenez-vous? le même
-chemin... ou nous séparer! Du moins c’est mon avis.
-
-Et avec un signe de tête gracieux, comme si ses paroles avaient renfermé
-non une menace mais une amabilité, il s’éloigna.
-
-Je restai d’abord sur place, frémissant d’indignation; puis à grands pas
-je rebroussai chemin, sous les ombrages. Mes pensées tourbillonnaient,
-projets et espoirs s’entre-choquaient en moi, faible image de la
-confusion qui régnait ce jour-là d’un bout de la France à l’autre.
-
-Je ne pouvais m’aveugler sur le sens de ses paroles. Avec toute sa
-politesse, en somme, il m’enjoignait de choisir entre cette alliance
-avec sa famille, que mon père m’avait ménagée, et les idées politiques
-dans lesquelles mon père m’avait instruit, idées qu’un an de séjour en
-Angleterre n’avait fait que confirmer. Resté seul au château après la
-mort de mon père, j’avais surtout vécu dans l’avenir: je rêvais à Denise
-de Saint-Alais, la charmante jeune fille destinée à être ma femme, et
-que je n’avais pas vue depuis son entrée au couvent; je rêvais aussi de
-l’œuvre à accomplir, en faisant naître autour de moi la prospérité que
-j’avais vue en Angleterre. Or, les paroles de Saint-Alais contenaient
-une menace pour l’un ou l’autre de ces idéals, ce qui eût déjà suffi à
-me troubler. Mais à vrai dire, ce n’était pas tant cela que son
-outrecuidance qui me blessait et me jetait dans un état d’énervement
-bien compréhensible, où je pestais et riais tour à tour. J’avais
-vingt-deux ans, il en avait vingt-sept; et il me commandait! Nous étions
-ici des patauds de la campagne, et lui appartenait à la haute politique,
-et il arrivait de Versailles ou de Paris pour nous mener à la baguette!
-Si je suivais son chemin, on m’autoriserait à épouser sa sœur; sinon,
-non! Telle était la situation.
-
-Naturellement, il m’avait quitté d’une demi-heure à peine que je m’étais
-résolu à lui tenir tête; et je passai en conséquence le reste de la
-journée à justifier par des raisons solides et irréfragables la ligne de
-conduite que je voulais suivre: tantôt me récitant une lettre dans
-laquelle M. de Liancourt exposait son plan de réforme, tantôt
-récapitulant les idées que M. de La Rochefoucauld avait bien voulu me
-développer lors de son dernier voyage à Luchon. Ce fut aussi en une
-demi-heure, dans l’échauffement de la colère et sans plus de réflexion,
-que dix mille autres firent comme moi, cette semaine-là, et adoptèrent
-de deux voies l’une. Gargouf, le régisseur de Saint-Alais, qui dut
-connaître ce même jour la nouvelle de la chute de Necker, s’en réjouit
-et ne prévit aucunement ce qu’elle signifiait pour lui. L’abbé Benoît,
-le curé, qui soupa le soir avec moi, et apprit les événements avec
-tristesse, lui non plus n’y discerna rien de particulier. Et le fils[1]
-de l’aubergiste de La Bastide, près Cahors, lui aussi, sans doute,
-connut la nouvelle; mais l’ombre d’un sceptre ne lui apparut pas sur son
-chemin; non plus que celle d’un bâton sur le chemin du notaire de
-l’autre La Bastide[2]. Un notaire, et un bâton! Un aubergiste, et un
-sceptre! Mon Dieu! quelle vraisemblance avaient ces rapprochements, à
-l’époque? Il eût fallu être plus sage que Daniel, et plus prudent que
-Joseph, pour prévoir de telles choses sous l’ancien régime, dans
-l’ancienne France, dans l’ancien monde, qui périrent en ce mois de
-juillet 1789!
-
- [1] Murat, le futur roi de Naples.
-
- [2] Soult, fils d’un notaire de Saint-Amand-La Bastide (Tarn).
-
-Et pourtant il y eut des signes, même alors, visibles pour tous les
-yeux, qui prophétisèrent quelque chose de l’inconcevable futur; signes
-qui se présentèrent à moi dès le lendemain, en nombre suffisant pour
-occuper mon esprit de pensées autres qu’une rancune particulière, et de
-visées plus nobles qu’une affirmation de ma personnalité. En me rendant
-à Cahors, escorté de Gilles et d’André, je vis non seulement les ravages
-causés par les grands froids de l’hiver et du printemps, non seulement
-les noyers noircis et desséchés, les vignes condamnées, le seigle
-détruit, la majeure partie des terres en friche, désertes et
-mélancoliques; non seulement ces signes habituels de la misère auxquels
-j’avais fini par m’accoutumer,--encore qu’à mon premier retour
-d’Angleterre leur vue me frappât d’horreur,--je veux dire ces cahutes de
-torchis, ces fenêtres sans carreaux, ce bétail famélique, et ces femmes
-courbées en deux, arrachant des herbes. Mais je vis d’autres symptômes
-plus significatifs; à la croisée des routes et sur les ponts, des
-hommes, par rassemblements suspects, attendaient ils ne savaient quoi:
-leur silence était sombre, leurs visages farouches, et la pire menace
-résidait dans leurs sourcils contractés et leurs joues hâves. La faim
-les avait poussés à bout, les élections leur avaient ouvert les yeux. Je
-n’osais songer à la suite, et je craignais de n’avoir rencontré que trop
-juste en faisant part à Saint-Alais de mes conjectures à propos du
-danger.
-
-Une lieue plus loin, dans la traversée des bois qui avoisinent Cahors,
-je perdis de vue ces symptômes, mais pour peu de temps. Ils réapparurent
-bientôt sous une autre forme. Le premier aspect de la ville, enserrée
-par le Lot étincelant, nichée dans son enceinte de remparts et de tours
-au pied d’une hauteur escarpée, est bien fait pour séduire les yeux; son
-pont sans rival, sa cathédrale rongée par les siècles et son château
-grandiose ne manquent guère d’exciter l’admiration de ceux-là mêmes qui
-les connaissent. Mais ce jour-là je ne vis rien de ces merveilles. Quand
-je débouchai sur la place du marché, on y vendait du grain sous la garde
-de soldats baïonnette au canon; et les visages faméliques de la foule en
-attente qui garnissait tout ce côté de la place, les accoutrements
-sordides et haillonneux, les regards sombres et les voix mornes, qui
-semblaient en contradiction avec le beau soleil, m’occupaient à
-l’exclusion de tout le reste.
-
-Ou plutôt non, pas de tout. J’avais des yeux pour autre chose encore: la
-stupéfiante indifférence avec laquelle considéraient la scène ceux que
-la curiosité, ou leurs affaires, ou l’habitude avaient amenés là. Les
-auberges étaient pleines de nobles de la province, venus à l’Assemblée.
-Ils regardaient par les fenêtres, comme au théâtre, et causaient et
-badinaient, à l’aise comme dans leurs châteaux. Sur le perron de la
-cathédrale, des ecclésiastiques et des dames déambulaient par groupes,
-et de temps à autre jetaient un regard nonchalant sur ce qui se passait;
-mais la plupart semblaient l’ignorer, ou bien s’en désintéresser. J’ai
-ouï dire depuis qu’en ce temps-là nous avions en France deux mondes,
-séparés d’aussi loin que le ciel et l’enfer; et ce que je vis cet
-après-midi-là tendrait fort à le prouver.
-
-Sur la place une boutique où l’on vendait brochures et journaux était
-assiégée d’acheteurs, mais d’autres boutiques du voisinage étaient
-fermées, leurs propriétaires craignant du tapage. Sur la lisière de la
-foule, et un peu à l’écart, j’aperçus Gargouf, le régisseur de
-Saint-Alais. Il conversait avec un villageois; et je l’entendis en
-passant lui lancer ce brocard:
-
---Eh bien! ton Assemblée nationale te donne-t-elle à manger?
-
---Pas encore, répondit le stupide manant, mais on assure que d’ici peu
-de jours elle aura contenté tout le monde.
-
---Elle? Ah ouiche! répliqua brutalement l’homme d’affaires. Voyons, tu
-ne te figures pas qu’elle va te nourrir?
-
---Oh! si fait, avec votre permission; c’est certain, dit l’autre. Et
-d’ailleurs tout un chacun s’accorde...
-
-Mais à ce moment Gargouf m’aperçut, me salua, et je n’entendis rien
-d’autre. Une minute plus tard, cependant, je découvris un de mes gens à
-moi, Buton le forgeron, au milieu d’un groupe de mécontents. Il me
-regarda, tout piteux d’être pris sur le fait; et je m’arrêtai pour lui
-administrer une bonne semonce, et veillai à ce qu’il prît le chemin du
-retour avant de gagner mon gîte.
-
-C’était aux _Trois Rois_ que je descendais régulièrement lorsque je me
-trouvais en ville; car Doury, l’aubergiste, servait à huit heures un
-souper réservé à la noblesse, pour lequel il était de règle de
-s’habiller et de se poudrer.
-
-Les Saint-Alais avaient leur hôtel particulier à Cahors, et comme le
-marquis m’en avait prévenu, ils recevaient ce soir-là. La majeure partie
-de la compagnie, en effet, se retrouva chez eux après le repas.
-J’arrivai moi-même un peu tard, dans le but d’éviter tout entretien
-privé avec le marquis. Je trouvai les salons déjà pleins et brillamment
-illuminés, l’escalier encombré de valets; et des fenêtres s’échappaient
-les accords mélodieux d’un clavecin.
-
-Mme de Saint-Alais avait su attirer chez elle la meilleure société de la
-province; et elle la recevait peut-être avec moins de somptuosité que
-certaines, mais avec tant d’aisance, de goût et de savoir-vivre, que je
-cherche en vain une autre maison de ce temps-là comparable à la sienne.
-
-Elle aimait en général à voir affluer dans ses appartements des hôtes
-aimables, dont les attitudes gracieuses donnaient à un salon cet air
-d’élégance et ce charme qui caractérisaient la toilette de l’époque:
-soies et dentelles, poudre et diamants, jupes à paniers et talons
-rouges. Mais en cette occasion le nombre et l’éclat de l’assistance me
-frappèrent dès le seuil. Ce n’était pas là une soirée ordinaire; et au
-bout de quelques pas je devinai qu’il s’agissait d’une réunion politique
-plutôt que mondaine. Tous ceux, ou presque, qui devaient figurer à
-l’Assemblée, le lendemain, étaient ici. A vrai dire, cependant que je me
-frayais un chemin à travers la foule étincelante, j’ouïs bien peu de
-propos sérieux, si peu même que je m’étonnai que l’on pût discuter les
-mérites respectifs de l’opéra italien et de l’opéra français, de Bianchi
-et de Grétry, et autres futilités, à l’heure où tant de choses étaient
-en suspens; mais je n’eus aucun doute sur les intentions de la marquise:
-en réunissant chez elle tout l’esprit et la beauté de la province, elle
-visait plus haut qu’à un simple divertissement.
-
-Sa prétention, je l’avoue, était justifiée. Du moins l’on ne pouvait se
-mêler à la foule emplissant les salons, affronter tous ces yeux vifs et
-ces langues spirituelles, respirer l’air chargé de parfums et de
-musique, sans tomber sous le charme... sans oublier. Tout à l’entrée, M.
-de Gontaut, l’un des plus anciens amis de mon père, causait avec les
-deux Harincourt. Il m’accueillit d’un sourire malicieux et me désigna
-discrètement le fond de la pièce.
-
---Avancez, monsieur, fit-il. Le salon tout au bout. Ah! mon ami, que je
-voudrais encore être jeune!
-
---Vous y gagneriez moins que je n’y perdrais, monsieur le baron, lui
-répondis-je par politesse, en le dépassant.
-
-Plus loin, il me fallut répondre à deux ou trois dames, qui
-m’adressaient avec malignité des compliments du même genre; après quoi
-je tombai sur Louis. Il m’étreignit la main, et nous restâmes quelques
-minutes ensemble. La foule nous pressait; tout voisin de lui, un sot
-rieur pérorait sur le Contrat social. Mais à sentir la main de Louis
-dans la mienne, à regarder ses yeux, il me parut qu’un souffle des
-forêts envahissait la pièce et balayait les lourds parfums.
-
-Cependant son air était soucieux. Il me demanda si j’avais vu Victor.
-
---Hier, répondis-je, comprenant très bien et son intention et ce qui
-clochait. Pas aujourd’hui.
-
---Ni Denise?
-
---Non. Je n’ai pas eu l’honneur de la voir.
-
---En ce cas, viens, reprit-il. Ma mère t’attendait plus tôt. Quelle
-impression t’a faite Victor?
-
---L’impression qu’il est parti Victor, et revenu grand personnage!
-répliquai-je en souriant.
-
-Louis eut un léger rire, et haussa les sourcils avec un air de douleur
-comique.
-
---C’est ce que je craignais, fit-il. Il ne m’a guère paru bien satisfait
-de toi. Mais nous devons tous en passer par ses volontés, n’est-ce pas?
-En attendant, viens. Ma mère est avec Denise dans le salon tout au bout.
-
-Ce disant il me fraya le chemin. Mais il nous fallait d’abord traverser
-le salon de jeu, et la foule était si dense à l’autre porte que nous ne
-pûmes tout de suite la dépasser, et tout en distribuant sourires et
-courbettes, j’eus le temps d’éprouver une légère appréhension. Nous
-arrivâmes enfin à nous faufiler et à entrer dans une pièce plus petite
-où il y avait seulement Mme la marquise,--causant debout au milieu du
-parquet avec l’abbé Mesnil,--deux ou trois dames et Denise de
-Saint-Alais.
-
-Cette dernière était placée sur un canapé auprès de l’une des dames; et
-il va de soi que mes yeux allèrent tout d’abord à elle. Elle était vêtue
-de blanc, et je fus singulièrement frappé de la voir si menue et
-enfantine. Très jolie, du teint le plus pur et d’un galbe parfait, elle
-semblait emprunter un air extravagant de dignité déplacée à sa toilette
-cérémonieuse, à l’énorme édifice de cheveux poudrés qui surmontait son
-front, et au roide brocart de sa jupe. Avec cela elle était très petite.
-J’eus le loisir de remarquer ce détail, qui me désappointa quelque peu,
-et de me figurer que modelée sur de plus grandes proportions, elle eût
-été souverainement belle. Mais la dame sa voisine, en m’apercevant, lui
-dit quelques mots, et l’enfant--elle n’était guère plus--leva vers moi
-son visage soudain empourpré. Ses yeux rencontrèrent les miens--Dieu
-merci! elle avait les yeux de Louis--et elle les rabaissa aussitôt, dans
-une extrême confusion.
-
-Je m’approchai de la marquise pour lui rendre mes devoirs, et baisai la
-main qu’elle me tendit sans interrompre tout de suite sa conversation.
-
---Mais quelle force! lui disait l’abbé, dont la réputation était plus ou
-moins celle d’un philosophe. Sans limites! Sans lacunes! Mal employée,
-madame...
-
---Aussi, le roi est trop bon, répondit la marquise, en souriant.
-
---Quand il est bien conseillé, d’accord. Toutefois, le déficit?
-
-La marquise haussa les épaules.
-
---Il faut de l’argent à Sa Majesté, dit-elle.
-
---Soit... Mais où le prendre? demanda l’abbé, avec un geste qui valait
-une réponse.
-
---Le roi a été trop bon dès le début, répliqua Mme de Saint-Alais, non
-sans une nuance de reproche. Il devait les forcer à enregistrer les
-édits[3]. Néanmoins le Parlement a toujours cédé, et il cédera encore.
-
- [3] Présentés au Parlement le 19 novembre 1787, et destinés à
- permettre le grand emprunt proposé par Brienne.
-
---Le Parlement, oui, répliqua l’abbé, avec un sourire de suffisance.
-Mais ce n’est plus du Parlement qu’il s’agit, et les états généraux...
-
---Les états généraux passent, déclara noblement la marquise. Le roi
-reste!
-
---Mais s’il se produit des troubles?
-
---Il ne s’en produira pas, trancha-t-elle sur le même ton solennel. Sa
-Majesté saura les empêcher.
-
-Puis ayant dit encore quelques mots à l’abbé, elle le congédia et revint
-à moi. Elle me donna sur l’épaule un léger coup d’éventail.
-
---Oh! le méchant! fit-elle, avec un regard où la douceur s’alliait à un
-peu de sévérité. Je ne sais comment vous qualifier! Oui, après ce que
-Victor m’a raconté hier, je me demandais presque s’il fallait vous
-attendre ou non ce soir. Êtes-vous bien sûr que ce soit ici votre place?
-
---Je m’en porte garant pour mon cœur, madame, répliquai-je, en y portant
-la main.
-
-Ses yeux clignèrent avec bienveillance.
-
---En ce cas, dit-elle, portez-le où il se doit, monsieur.
-
-Et avec un grand air de cérémonie, elle alla me présenter à sa fille:
-
---Denise, voici M. le vicomte de Saux, le fils de mon vieil et excellent
-ami, Monsieur le vicomte... ma fille. Vous voudrez bien, j’espère,
-l’entretenir, cependant que je rejoins l’abbé.
-
-Il est probable que Mlle Denise avait passé la soirée dans les affres de
-la timidité, à attendre ce moment, car elle me fit une révérence jusqu’à
-terre, et puis demeura muette et confuse. Elle oubliait même de
-s’asseoir, et je provoquai de nouveau sa rougeur en l’y invitant.
-Lorsqu’elle m’eut obéi, je pris place à côté d’elle, le chapeau à la
-main. Mais tandis que je cherchais un compliment convenable, et que je
-m’efforçais de découvrir en quoi elle ressemblait à l’enfant de treize
-ans sauvage et hâlée que j’avais connue quatre ans plus tôt, la timidité
-m’envahit moi aussi.
-
---Vous êtes revenue la semaine dernière, mademoiselle? dis-je enfin.
-
---Oui, monsieur, répondit-elle, les yeux baissés, dans un soupir.
-
---Cela doit vous faire un grand changement?
-
---Oui, monsieur.
-
-Silence. Puis je hasardai:
-
---Assurément les sœurs étaient très bonnes envers vous?
-
---Oui, monsieur.
-
---Cependant, vous n’étiez pas fâchée de les quitter?
-
---Non, monsieur.
-
-Mais alors la signification de ce qu’elle venait de dire en dernier lieu
-la frappa, ou bien elle perçut la banalité de ses réponses, car tout à
-coup elle leva vivement les yeux sur moi. Elle était pourpre, et je la
-devinai sur le point de fondre en larmes. Tout effrayé, je me penchai un
-peu plus vers elle.
-
---Mademoiselle, me hâtai-je de dire, je vous en prie, n’ayez pas peur de
-moi. Quoi qu’il arrive, vous n’aurez jamais à me redouter. Je vous
-supplie de me regarder comme un ami... comme l’ami de votre frère. Louis
-est mon...
-
-Patatras! j’avais encore le nom sur les lèvres, lorsque je reçus dans le
-dos un choc brutal qui me jeta en avant presque dans les bras de la
-jeune fille, au milieu d’une dégringolade de verre cassé, du vacillement
-des bougies et d’un chœur grandissant de cris et de lamentations. Sur le
-coup, je restai d’abord étourdi, hors d’état de comprendre ce qui venait
-de se passer. Je savais seulement que Denise se cramponnait à mon bras
-en désespérée, qu’elle levait vers moi des yeux égarés d’épouvante, et
-que la musique s’était brusquement tue. Puis comme on s’empressait
-autour de nous et que je reprenais mes sens, je vis en me retournant que
-la fenêtre située derrière moi avait été projetée à l’intérieur, et le
-plomb et les vitraux éparpillés. Parmi les débris gisait sur le parquet
-une grosse pierre. C’était le projectile qui m’avait frappé.
-
-
-
-
-CHAPITRE II
-
-L’ÉPREUVE
-
-
-Avec une promptitude fantastique le salon s’était rempli, rempli de
-visages irrités, si bien qu’avant même de savoir exactement ce qui
-s’était produit, je me vis entouré d’une foule--M. de Saint-Alais en
-tête--qui me pressait de questions. Tous parlaient à la fois, et
-reléguées aux derniers rangs, d’où elles ne voyaient rien, les dames se
-récriaient et jacassaient, en sorte que j’aurais difficilement pu
-m’expliquer. Mais la verrière brisée et la grosse pierre du parquet
-avaient leur éloquence, et racontaient plus vite qu’il ne m’eût été
-possible ce qui était arrivé.
-
-En un rien de temps, ce spectacle fit flamber les passions qui couvaient
-déjà. Une douzaine de voix crièrent: «Dehors! Sus à la canaille!»
-Aussitôt quelqu’un des derniers rangs proposa: «Vos épées, messieurs,
-vos épées!» Et en un clin d’œil la moitié des gentilshommes s’élancèrent
-tumultueusement vers la porte, sous la conduite de Saint-Alais, brûlant
-de venger l’injure faite à ses hôtes. M. de Gontaut et quelques-uns des
-plus âgés s’efforcèrent de les retenir, mais leurs exhortations furent
-vaines, et au bout d’un instant la pièce ne contenait presque plus
-d’hommes. Ils se précipitèrent dans la rue, qu’ils emplirent de lames au
-clair et d’éclats de voix. Une douzaine de laquais, accourus en hâte
-avec des flambeaux, aidaient aux recherches; durant quelques minutes, la
-rue, telle que la voyaient des fenêtres ceux qui étaient restés,
-fourmilla d’une agitation de lumières et de personnages.
-
-Mais les malandrins qui avaient lancé la pierre, à quelque mobile qu’ils
-eussent obéi, s’étaient esquivés à temps, et bientôt nos hommes s’en
-revinrent, les uns mi-honteux de leur emportement, d’autres riant et se
-plaignant d’avoir gâté leurs bas de soie et leurs souliers; mais
-quelques-uns, moins coquets ou plus belliqueux, persistaient à dénoncer
-l’outrage et à réclamer vengeance. En autre temps, le fait eût passé
-pour une injure banale, une gaminerie; mais dans l’état de tension du
-sentiment public, il prenait un caractère pénible et menaçant qui ne fut
-pas sans effet sur les plus pondérés. Pendant la sortie de notre petite
-troupe, le courant d’air de la fenêtre brisée avait poussé contre les
-bougies un rideau, qui prit feu; et l’étoffe, jetée bas sans grand
-dommage, fumait encore sur le parquet au milieu des débris. Ce détail,
-joint aux figures bouleversées des dames et aux éclats de verre, donnait
-un aspect calamiteux et désolé à un salon où quelques minutes auparavant
-tout respirait la bienséance et la joie.
-
-Je fus donc peu étonné de voir Saint-Alais, déjà grave à son entrée,
-s’assombrir en regardant autour de lui.
-
---Où est ma sœur? fit-il brusquement, et quasi brutalement.
-
---Ici, répondit sa mère.
-
-Denise avait depuis longtemps volé à son côté, et s’attachait à elle.
-
---Elle n’est pas blessée?
-
---Non, répliqua la marquise, en tapotant familièrement la jupe de la
-jeune fille. C’est M. de Saux qui a le plus de raison de se plaindre.
-
---Préservez-moi de mes amis, hein, monsieur? dit Saint-Alais, avec un
-mauvais sourire.
-
-Je tressaillis. La phrase en elle-même était peu de chose, mais l’ironie
-qui la soulignait était claire. Je ne pouvais la laisser passer.
-
---Si vous croyez, monsieur le marquis, dis-je sèchement, que je
-prévoyais en rien cet attentat...
-
---Que vous le prévoyiez en rien? Ma foi non! répliqua-t-il avec
-légèreté, en se récusant d’un geste poli. Nous n’en sommes pas encore
-tombés là. Qu’un gentilhomme de notre société s’abaisse à faire alliance
-avec ces... Non, ce n’est pas possible! Mais nous pouvons je crois tirer
-de ceci une leçon profitable, messieurs, continua-t-il, en se détournant
-de moi pour s’adresser à la compagnie. Et cette leçon est de veiller sur
-ce qui nous appartient en propre, si nous ne voulons bientôt perdre
-tout.
-
-Un murmure d’approbation parcourut la salle.
-
---De maintenir nos privilèges, si nous ne voulons perdre nos droits.
-
-Vingt voix se proclamèrent du même avis.
-
---De nous défendre maintenant, reprit-il, la face animée, le bras
-étendu, ou jamais!
-
---Maintenant! maintenant!
-
-Ce cri spontané jaillit non d’un seul mais d’une centaine de gosiers,
-masculins et féminins; en un instant la salle mise au diapason vibra
-d’enthousiasme, palpita de volonté. Les yeux étincelaient aux lueurs des
-flambeaux, on respirait vite et les joues se coloraient. Les plus
-faibles eux-mêmes subirent le magnétisme, et les niais qui s’étaient
-engoués du Contrat social et des Droits de l’Homme criaient plus fort
-que les autres. Il n’y eut qu’une seule voix:
-
---Maintenant! maintenant!
-
-De ce qui suivit je n’ai jamais su le fin mot: était-ce une scène
-préméditée ou simplement une inspiration née de la commune ivresse? Je
-l’ignore. Mais tandis que les carreaux vibraient encore de cette
-clameur, et que tous les yeux étaient sur lui, M. de Saint-Alais fit
-deux pas en avant, et, campé dans une pose de la plus parfaite élégance,
-d’un geste superbe il tira son épée.
-
---Messieurs! s’écria-t-il, nous n’avons tous qu’une même pensée, qu’une
-même voix. Soyons aussi à la mode. Rester nous seuls paisiblement sur la
-défensive, alors que tout le monde est à lutter pour prendre et tenir,
-c’est provoquer l’attaque, et voire pis, la défaite! Unissons-nous,
-puisqu’il en est encore temps, et montrons que, dans le Quercy[4] du
-moins, notre ordre veut subsister ou bien tomber avec ensemble. Le
-serment du Jeu de Paume et la journée du 20 juin vous sont familiers.
-Faisons un serment nous aussi, en ce 22 juillet, non pas à mains levées
-comme un club de bavards qui promettent tout à tous, mais à épées
-levées. Comme nobles et gentilshommes, jurons de soutenir les droits,
-les privilèges et les exemptions de notre ordre!
-
- [4] Pays de la province de Guyenne, subdivisé en Haut-Quercy
- (département actuel du Lot), capitale Cahors, et Bas-Quercy (notre
- Tarn-et-Garonne), capitale Montauban.
-
-Une clameur qui fit vaciller et sursauter les lumières, qui emplit la
-rue et parvint jusqu’à la place du Marché, accueillit cette proposition.
-Quelques-uns tirèrent aussitôt leurs épées, qu’ils brandirent par-dessus
-leurs têtes, cependant que les dames agitaient éventails et mouchoirs.
-Mais la majorité criait: «Dans la grande salle! Dans la grande salle!»
-Et à l’instant, comme pour obéir à un mot d’ordre, tout le monde fit
-face dans la même direction, et avec une hâte surexcitée, en bousculade,
-on passa l’étroite porte qui menait à la pièce voisine.
-
-Tels dans le nombre pouvaient être moins enthousiastes que d’autres;
-tels plus convaincus en apparence qu’au fond du cœur; mais nul, j’en
-suis persuadé, ne suivit la foule plus lentement que moi, plus à regret,
-avec un cœur plus serré et un plus net pressentiment de malheur. Je
-savais d’avance quel dilemme m’attendait; et furieux, le visage brûlant,
-aux abois, je ne voyais aucun moyen d’en sortir.
-
-S’il m’eût été possible de me glisser hors de la pièce et de m’esquiver,
-je l’aurais fait sans scrupule; mais l’escalier se trouvait à l’autre
-bout de la grande salle où nous entrions, et une foule compacte m’en
-séparait. D’ailleurs, Saint-Alais me surveillait, et s’il n’avait pas
-machiné cette épreuve afin de régler mon cas et de m’arracher ma
-coopération, il était du moins résolu, dans l’entraînement de l’heure, à
-ne m’y laisser point échapper.
-
-Toutefois, je ne voulais pas courir au-devant du malheur, et je restais
-dans le voisinage de l’entrée, à tout hasard; mais le marquis, arrivé au
-centre de la salle, monta sur une chaise, jeta un coup d’œil circulaire,
-et par ce moyen me tint sous son regard. Autour de lui se groupait la
-foule des gentilshommes, dont les plus jeunes et turbulents poussaient
-des cris de: «Vive la noblesse!» Un cercle de dames enfermait le tout.
-Les brillantes toilettes et les joyaux qui étincelaient aux lumières,
-les visages passionnés, les mouchoirs agités et les yeux avivés,
-faisaient un tableau inoubliable; mais sur l’instant je ne perçus que le
-regard de Saint-Alais.
-
---Messieurs! cria-t-il, veuillez tirer vos épées.
-
-Elles jaillirent sur-le-champ, avec un flamboiement d’acier que
-reflétèrent les miroirs; et M. de Saint-Alais promena les yeux à la
-ronde avec lenteur, cependant que tous attendaient le signal. Il
-s’arrêta, les yeux braqués sur moi.
-
---Monsieur de Saux, dit-il poliment, nous vous attendons.
-
-Naturellement, chacun se tourna vers moi. Je balbutiai quelques mots, et
-lui fis signe avec la main de poursuivre. Mais j’étais trop ému pour
-m’exprimer clairement; et un seul espoir me restait: qu’il cédât, par
-prudence.
-
-Il n’y songeait en aucune façon.
-
---Voulez-vous prendre votre place, monsieur? dit-il doucement.
-
-Je ne pouvais plus me dérober. Une centaine d’yeux, impatients ou
-simplement curieux, se posèrent sur moi. Le visage me brûlait.
-
---Je ne le puis, répondis-je.
-
-Un grand silence se fit d’un bout à l’autre de la salle.
-
---Et pourquoi cela, monsieur, s’il m’est permis de vous le demander?
-reprit Saint-Alais, encore plus doucement.
-
---Parce que je ne suis pas... tout à fait d’accord avec vous,
-bégayai-je, en affrontant tous ces regards le plus bravement possible.
-
---On connaît mes opinions, monsieur de Saint-Alais, continuai-je d’une
-voix plus ferme. Je ne puis jurer.
-
-Il calma d’un geste la douzaine d’hommes prêts à m’invectiver.
-
---Paix, messieurs, dit-il, les rappelant à la dignité; paix, je vous
-prie. Pas de menaces. M. de Saux est mon hôte; et j’ai trop de respect
-envers lui pour ne respecter point ses scrupules. Nous avons, je pense,
-un autre moyen. Je ne me hasarderai pas à discuter en personne avec lui.
-Mais, madame, poursuivit-il, en adressant à sa mère un sourire
-inimitable, si vous voulez bien autoriser Mlle de Saint-Alais à jouer,
-pour cette unique fois, le rôle de sergent recruteur, elle ne saurait
-manquer de combler la brèche.
-
-Une discrète ovation de rires, une palpitation d’éventails et de
-paupières féminines, accueillirent la proposition. Mais la marquise,
-souriante et sphingienne, demeura quelques instants immobile et muette.
-Puis elle se tourna vers sa fille, qui, à l’énoncé de son nom, s’était
-rejetée en arrière, comme pour se dérober aux regards.
-
---Allez, Denise, dit-elle simplement. Priez M. de Saux de vous faire
-l’honneur d’être votre recrue.
-
-La jeune fille s’avança lentement. On la voyait frissonner; et je
-n’oublierai jamais le tourment de cette minute où je l’attendis, le
-cerveau submergé tour à tour de honte et d’opiniâtreté. Un éclair de
-pensée me montra le piège dans lequel j’étais tombé, piège plus affreux
-que le dilemme prévu. Et ce ne fut pas ma moindre souffrance que de voir
-la jeune fille, martyrisée par la timidité, s’arrêter devant moi et
-balbutier son humble requête en termes presque inintelligibles.
-
-La refuser, en présence de tout ce monde, me semblait chose monstrueuse.
-Cela me semblait une chose aussi barbare que de la frapper; une action
-aussi cruelle, abjecte, et indigne d’un gentilhomme, que de fouler aux
-pieds cette créature douce et innocente! Je sentais cela, je le sentais
-profondément. Mais je sentais non moins que me laisser fléchir c’était
-tourner le dos à ma réputation et à ma vie; c’était consentir à être la
-dupe d’un stratagème, à être un lâche, même applaudi de tous ceux qui
-m’entouraient. Je voyais ces deux alternatives, et je balançai une
-minute entre la fureur et la pitié, cependant que les lumières et les
-nobles visages, curieux ou méprisants, flottaient vertigineusement
-devant les yeux. A la fin je murmurai:
-
---Mademoiselle, je ne puis... Non, je ne puis.
-
---Monsieur!
-
-L’exclamation ne venait pas de la jeune fille, mais de sa mère, et elle
-résonna haute et perçante par toute la salle. Je remerciai Dieu de cette
-intervention qui débrouillait d’un seul coup le chaos de mes pensées.
-Redevenu moi-même, je me tournai vers la marquise, et m’inclinai.
-
---Non, madame, je ne puis, dis-je avec fermeté, car, libéré de mon
-hésitation, j’étais résolu, plein d’assurance et de défi. On connaît mes
-opinions. Et je ne veux pas, même en faveur de mademoiselle, leur donner
-un démenti.
-
-Ce dernier mot sortait à peine de mes lèvres, qu’un gant, lancé par une
-main invisible, me frappa sur la joue; et pour une minute la salle
-entière parut prise de démence. Dans une tempête de huées, de
-«Malotru!... Félon!... Conspuez le traître!» une douzaine de lames
-s’agitèrent sous mon nez, une douzaine de cartels me furent jetés à la
-face. Je n’avais pas encore appris alors à quel point une foule est
-irritable et combien elle est moins accessible à la pitié que l’un
-quelconque de ceux qui la composent. Stupéfait, assourdi par le tumulte,
-que les cris perçants des dames ne contribuaient guère à diminuer, je
-reculai d’un pas.
-
-M. de Saint-Alais saisit l’instant. Il sauta à terre, et refoulant les
-épées qui me menaçaient, il se jeta devant moi.
-
---Silence, messieurs! du calme! cria-t-il, dominant le tumulte.
-Écoutez-moi, je vous prie! Ce gentilhomme est mon invité. Il ne fait
-plus partie des nôtres, mais il doit sortir d’ici sain et sauf. Place!
-Faites place, je vous prie, pour M. le vicomte de Saux!
-
-On lui obéit à contre-cœur, et se rejetant les uns à droite les autres à
-gauche, on dégagea au milieu de la salle un chemin libre jusqu’à la
-porte. Se tournant vers moi, Saint-Alais me fit un grand salut, son plus
-beau salut de cour.
-
---Par ici, monsieur le vicomte, s’il vous plaît, dit-il. Mme la marquise
-n’abusera pas davantage de votre temps.
-
-Les joues en feu, je le suivis au long de l’étroit sillon de parquet
-luisant et passai sous le lustre, entre deux files d’yeux railleurs,
-sans que personne s’y opposât. Dans un silence de mort, je le suivis
-jusqu’à la porte. Arrivé là, il s’effaça devant moi, me salua, et je le
-saluai; puis, d’un pas automatique, je gagnai la sortie, seul.
-
-Je traversai l’antichambre. La foule des valets ricaneurs qui s’y
-pressaient attirés par la curiosité, me dévoraient des yeux; mais je ne
-m’aperçus pas plus de leur insolence que de leur présence. Jusqu’à la
-minute où l’air froid de la rue me ranima, je marchai comme assommé et
-incapable de pensée, tant le coup avait été brutal et inattendu.
-
-Lorsque je revins un peu à moi, mon premier sentiment fut de la rage.
-J’étais entré ce soir même chez M. de Saint-Alais en possession de tous
-les biens de la vie; et j’en sortais privé d’amis, de réputation, et de
-ma fiancée! J’y étais entré me fiant à son amitié, à cette amitié de
-tradition dans nos familles; et il m’avait joué le tour le plus affreux.
-Cette pensée m’arracha une plainte, et je m’arrêtai en pleine rue,
-songeant à la triste figure que j’avais faite parmi eux, et envisageant
-l’avenir qui m’était réservé.
-
-Car déjà, je commençais à discerner l’étendue de ma folie... et que
-j’aurais dû céder. Je ne pouvais, planté là au milieu de la rue, prévoir
-l’avenir, ni me douter que l’ancienne France allait disparaître et qu’à
-cette heure même, dans Paris, son glas funèbre avait tinté. Je devais me
-conduire selon l’opinion des gens qui m’entouraient; je devais savoir,
-lorsque demain je passerais par les rues, quelle attitude garder
-vis-à-vis du monde, et s’il fallait me dérober ou me battre. Car dans la
-nouvelle séance de la matinée...
-
-Ah oui! l’Assemblée. Ce mot donna un nouveau cours à mes idées. C’était
-là que je trouverais ma revanche. Pour m’empêcher d’y élever une note
-discordante, ils m’avaient cajolé, puis la cajolerie échouant, ils
-m’avaient insulté. Eh bien! je leur ferais voir que ce dernier moyen ne
-valait pas mieux que le premier, et qu’en croyant éliminer un Saux, ils
-suscitaient un Mirabeau. Partant de là, je passai une nuit de fièvre. Le
-ressentiment aiguillonnait mon ambition; par haine contre ma caste je
-donnais mon amour au peuple. Tous les signes de misère et de disette que
-j’avais eus sous les yeux pendant le jour me revinrent alors, et je les
-collectionnai pour en faire usage. L’aube me surprit, toujours arpentant
-ma chambre, toujours réfléchissant, composant, déclamant. Lorsque André,
-mon vieux valet, qui avait aussi été celui de mon père, entra chez moi à
-sept heures, un billet à la main, je ne m’étais pas encore déshabillé.
-
-On avait dû lui faire en bas un récit fantaisiste de l’événement, et
-cette persuasion me fit rougir. Mais je ne m’occupai point de sa mine
-contrite, et sans mot dire je décachetai le billet. Il n’était pas
-signé, mais je reconnus l’écriture de Louis.
-
-«Retourne chez toi, disait-il, et garde-toi de paraître à l’Assemblée.
-Ils veulent te défier à tour de rôle; tu devines ce qui en résulterait.
-Quitte Cahors à l’instant, ou tu es un homme mort.»
-
-Rien de plus! Avec un sourire amer je constatai la faiblesse de cet
-homme incapable de faire plus pour son ami. J’interrogeai André:
-
---Qui t’a remis ça?
-
---Un domestique, monsieur.
-
---Domestique de qui?
-
-Mais il bougonna qu’il n’en savait rien, et je ne le pressai point. Il
-m’aida à changer de toilette. Quand ce fut fait, il me demanda pour
-quelle heure il fallait tenir prêts les chevaux.
-
---Les chevaux! Pourquoi donc? répliquai-je, en le regardant fixement.
-
---Pour vous en retourner, monsieur.
-
---Mais je ne m’en retourne pas aujourd’hui, dis-je avec une irritation
-contenue. Que me racontes-tu là? Nous ne sommes arrivés que d’hier.
-
---C’est vrai, monsieur, murmura-t-il, le dos vers moi, tout en tripotant
-mes effets. Quand même, c’est le vrai jour de s’en retourner.
-
---Tu as ouvert ce billet! m’écriai-je, courroucé. Qui t’a dit...?
-
---Toute la ville sait, répondit-il, en haussant froidement les épaules.
-Ce sont des: «André, remmenez votre maître chez lui!» et des: «André,
-vous avez pour maître un cerveau brûlé», et des André ci et des André
-ça, si bien que j’en perds la tête. Gilles a le nez en compote, pour
-s’être battu avec un garçon de l’écurie Harincourt, qui traitait
-monsieur d’imbécile; mais moi je suis trop vieux pour me battre. Et je
-suis trop vieux aussi pour autre chose, continua-t-il, en reniflant.
-
---Quelle est cette chose, faquin? m’écriai-je.
-
---C’est d’enterrer encore un maître.
-
-Je me tus un instant, puis repris:
-
---Tu crois que je serai tué?
-
---C’est le bruit qui court la ville.
-
-Je réfléchis un peu. Et:
-
---Tu as servi mon père, André.
-
---Hélas! monsieur.
-
---Et cependant tu voudrais me voir fuir?
-
-Il me regarda, et leva les bras au ciel d’un air découragé.
-
---Mon Dieu! s’écria-t-il, je ne sais plus ce que je voudrais. Nous
-périssons par ces vilains. Comme si Dieu les avait faits pour autre
-chose que travailler et labourer; comme si l’on pouvait supprimer les
-pauvres! Si vous n’aviez jamais frayé avec eux, monsieur...
-
---Tais-toi, maraud, dis-je avec sévérité. Tu n’y entends rien. Va-t’en
-plutôt en bas, et tâche une autre fois d’être plus circonspect. Tu
-parles de vilains et de pauvres! Qu’es-tu donc, toi?
-
---Moi, monsieur! s’écria-t-il, avec stupéfaction.
-
---Oui... toi!
-
-Il me considéra une minute d’un air effaré. Puis, lent et résigné, il
-hocha la tête et sortit. Il me croyait devenu fou.
-
-Je ne m’en allai pas tout de suite après son départ. Je me figurais que
-vraisemblablement, si je me montrais en public avant la réunion de
-l’Assemblée, je serais provoqué et forcé de me battre. J’attendis donc
-que l’heure de l’ouverture fût passée; j’attendis dans ma triste chambre
-d’auberge, en proie aux affres de l’isolement. Je pensais tantôt à Louis
-de Saint-Alais, qui m’avait laissé partir sans prononcer un seul mot en
-ma faveur, tantôt à l’incohérence humaine; car dans une partie des
-provinces, la moitié de la noblesse avait ma façon de voir. Je songeai
-aussi à Saux; et je ne dirai pas que je n’éprouvai aucune tentation de
-suivre l’avis qu’André m’avait donné, savoir: de me retirer
-tranquillement là-bas au château, et un peu plus tard, lorsque les
-esprits seraient calmés, d’affirmer hautement ma bravoure. Mais une
-certaine opiniâtreté que je tenais de mon père et qui provenait, selon
-certains, de la souche anglaise de ma lignée, conspirait avec le
-ressentiment à me maintenir dans la voie que je m’étais tracée. A dix
-heures un quart, donc, lorsque je crus que tous les membres de
-l’Assemblée m’y avaient précédé jusqu’au dernier, je descendis, les
-joues chaudes, mais le regard plutôt assuré: et comme Gilles et André
-m’attendaient à la porte, je leur ordonnai de me suivre jusqu’au
-Chapitre voisin de la cathédrale, où avaient lieu les séances.
-
-J’ai su plus tard que si je m’étais servi de mes yeux, j’aurais remarqué
-l’agitation qui régnait en ville, la foule dense mais silencieuse qui
-encombrait la place et toutes les rues avoisinantes; l’atmosphère
-d’expectative, les boutiques fermées, l’arrêt des affaires, les groupes
-chuchotant sous les porches ou dans les culs-de-sac. Mais j’étais
-absorbé en moi-même, tel celui qui marche à une entreprise désespérée,
-et de toutes ces circonstances une seule me frappa: comme je traversais
-la place, un homme s’écria: «Dieu vous bénisse, monsieur!» et un autre:
-«Vive Saux!» Sur quoi une bonne douzaine d’autres me tirèrent leurs
-bonnets. Ce fut là ma seule remarque, toute machinale, d’ailleurs. Un
-instant après je me trouvais dans le passage qui mène au Chapitre en
-longeant le mur de la cathédrale, et une foule de clercs et de valets,
-qui l’obstruaient quasi dans toute sa largeur, se rangeaient sur mon
-passage, non sans manifester leur étonnement et leur curiosité.
-
-Me frayant un chemin parmi eux, je pénétrai dans le vestibule, que
-maintenaient libre deux ou trois huissiers. En passant ainsi du soleil à
-l’ombre, de la vie, de l’air et de la lumière qui régnaient au dehors,
-au silence paisible de cette salle voûtée, le contraste fut tel qu’un
-frisson me pénétra jusqu’au cœur. Dans cette pénombre et ce calme,
-l’importance de la démarche que j’allais faire, la folie du cartel que
-j’étais prêt à lancer à la face de mes pairs, m’apparurent dans leur
-plénitude; et si mon âme n’eût été bandée à l’extrême par mon tenace
-ressentiment, je me serais empressé de tourner les talons. Mais déjà mes
-pas retentissaient sur les dalles sonores, et je n’avais plus le droit
-de reculer. Le bourdonnement d’une voix monotone me parvint de la salle
-des séances, à travers la porte close; et je me dirigeai vers cette
-porte, les mâchoires contractées, m’apprêtant à me conduire en homme,
-quoi qu’il dût arriver.
-
-Un instant de plus, et j’allais entrer. Ma main touchait déjà la poignée
-de la serrure, lorsqu’un homme, assis dans l’ombre sur un banc
-au-dessous de la fenêtre, bondit et s’élança pour me retenir. Je
-reconnus Louis de Saint-Alais. Sans me laisser le temps d’ouvrir la
-porte, il s’interposa entre moi et les battants auxquels il s’adossa.
-
---Arrête, ami! pour l’amour de Dieu, arrête! s’écria-t-il avec
-véhémence, bien que sans élever la voix. Que peux-tu seul contre deux
-cents? Retourne, ami, retourne, et je ferai...
-
---Vous ferez! lui lançai-je avec un mépris hautain, mais sur le même ton
-assourdi, car les huissiers nous examinaient curieusement du seuil de la
-porte par où j’étais entré. Vous ferez?... Vous en ferez, j’imagine,
-tout autant qu’hier soir, monsieur.
-
-Il fronça les sourcils et le rouge lui monta au front; mais il répliqua
-vivement:
-
---Ce n’est pas l’heure, laissons cela! Tu n’as qu’une chose à faire:
-partir! Regagner Saux, et...
-
---Ne pas intervenir!
-
---Oui, fit-il, et ne pas intervenir. Si tu consens...
-
---A ne pas intervenir? répétai-je âprement.
-
---Oui, oui; dans ce cas tout se dissipera.
-
---Merci bien! dis-je avec lenteur, quoique frémissant de colère. Mais
-puis-je vous demander combien l’on vous offre, monsieur le comte, pour
-débarrasser de moi l’Assemblée?
-
-Il me regarda, stupéfait.
-
---Adrien! s’écria-t-il.
-
-Mais je fus intraitable.
-
---Non, monsieur le comte, plus d’Adrien, dis-je altièrement; je
-n’accepte ce nom que de mes amis.
-
---Et ne suis-je donc plus ton ami?
-
-Je haussai les sourcils dédaigneusement.
-
---Après hier soir? fis-je. Après hier soir! Se peut-il, monsieur, que
-vous vous figuriez jouer le rôle d’ami? Je viens chez vous, je suis
-votre hôte, votre ami, tout sauf votre parent; et vous me tendez un
-piège, vous m’exposez à la risée et à la haine, vous...
-
---Moi, j’ai fait cela? s’écria-t-il.
-
---Non peut-être par vos paroles. Mais vous êtes resté là, pendant qu’on
-me bernait! Vous êtes resté là sans dire un mot en ma faveur! Vous êtes
-resté là sans lever un doigt pour ma défense! Si c’est ainsi que vous
-concevez l’amitié...
-
-Il m’arrêta d’un geste plein de noblesse.
-
---Vous n’oubliez qu’une chose, monsieur le vicomte, dit-il, sur un ton
-de fière réticence.
-
---Nommez-la! ripostai-je dédaigneusement.
-
---Que Mlle de Saint-Alais est ma sœur!
-
---Tiens, tiens!
-
---Et que, de votre plein gré ou non, vous l’avez hier soir traitée à la
-légère, en présence de deux cents personnes! Vous n’oubliez que cela,
-monsieur le vicomte!
-
---Je l’ai traitée à la légère? répliquai-je, dans un redoublement de
-courroux. (Comme d’un commun accord nous nous étions un peu écartés de
-la porte, et à ce moment nous nous regardions dans le blanc des yeux.)
-Et à qui la faute si cela est arrivé? A qui la faute, monsieur? Vous
-m’avez laissé le choix... Non, vous m’avez obligé à choisir entre deux
-alternatives: manquer à votre sœur, et renoncer à des opinions et
-convictions auxquelles je tiens, dans lesquelles j’ai été élevé, dans
-lesquelles...
-
---Des opinions! fit-il, d’une voix devenue dure. Et quelles sont après
-tout vos opinions? Excusez-moi, je sens que je vous importune, monsieur.
-Mais je ne suis pas un philosophe, moi, je n’ai pas été en Angleterre,
-et je ne puis comprendre...
-
---Que l’on sacrifie rien à ses opinions! exclamai-je, avec un rire
-féroce. Certes, monsieur, je le conçois aisément, que vous ne le
-puissiez pas! Celui qui ne soutient pas ses amis ne soutient pas non
-plus ses opinions. Pour faire l’un ou l’autre, monsieur le comte, il
-importe de n’être pas un lâche.
-
-Il pâlit, et me lança un regard étrange.
-
---Assez, monsieur! fit-il involontairement, me sembla-t-il.
-
-Et une contraction tirailla ses traits, comme s’il ressentait une vive
-douleur.
-
-Mais j’étais hors de moi de colère.
-
---Oui, un lâche! répétai-je. M’avez-vous compris, monsieur le comte, ou
-faut-il que j’entre dans la salle et répète le mot en présence de
-l’Assemblée?
-
---Ce n’est pas indispensable, dit-il, en devenant aussi rouge qu’il
-venait d’être pâle.
-
---Ce n’est pas indispensable, en effet, repris-je, en ricanant. Puis-je
-conclure de là que nous nous retrouverons sitôt la séance levée?
-
-Il acquiesça d’un signe muet; et alors, mais alors seulement, un je ne
-sais quoi dans son silence et son attitude pénétra la cuirasse de mon
-ire; et, je me sentis soudain le cœur pesant et glacé. Mais il était
-trop tard; j’avais prononcé ce qui n’eût jamais dû être prononcé. Le
-souvenir de sa patience, de sa bonté, de sa longanimité, ne me revint
-qu’ensuite. Je lui adressai un salut correct; il me le rendit; et
-rageusement je retournai à la porte.
-
-Mais je ne devais pas encore la franchir.
-
-J’avais pour la seconde fois saisi la poignée, et entr’ouvert la porte,
-quand une main me tira en arrière, si violemment que le pêne cliqueta en
-retombant. Furieux, je me retournai. A ma stupéfaction, je reconnus de
-nouveau Louis, mais sa face transfigurée décelait une étrange
-surexcitation. Il ne me lâchait pas.
-
---Non, dit-il entre ses dents. Vous m’avez traité de lâche, monsieur le
-vicomte, et je refuse d’attendre. Pas une heure! Vous allez vous battre
-avec moi tout de suite. Il y a un pré par là derrière, et...
-
-Mais je retrouvais mon sang-froid à mesure qu’il s’échauffait.
-
---Je ne ferai rien de tel, dis-je en l’interrompant. Après la séance...
-
-Il leva la main et délibérément me souffleta de son gant. J’eus un recul
-involontaire.
-
---Eh bien! vous laisserez-vous persuader? fit-il. Après ceci, monsieur,
-si vous êtes un gentilhomme, vous vous battrez avec moi. Il y a un pré
-par là derrière, et dans dix minutes...
-
---Dans dix minutes, la séance peut être levée.
-
---Je ne vous retiendrai pas aussi longtemps, répliqua-t-il gravement.
-Venez, monsieur. Ou faut-il que je vous soufflette de nouveau?
-
---Je viens, dis-je posément. Après vous, monsieur.
-
-
-
-
-CHAPITRE III
-
-A L’ASSEMBLÉE
-
-
-Le soufflet, et l’insulte qui l’accompagna, mirent fin provisoirement à
-mon repentir. Mais si bref que fût le trajet d’une porte à l’autre, il
-me laissa le temps de réfléchir encore. Cet homme était Louis, malgré
-tout; j’avais certes des raisons de me plaindre de lui et de le
-soupçonner de servir d’instrument à autrui; mais il s’était montré mon
-meilleur ami en faisant tout pour apaiser ma colère, et le plus loyal en
-s’efforçant de me détourner d’une entreprise insensée. Vite attendri,
-dans un revirement presque subit, je perçus avec une sorte d’effroi que
-si son intervention était due à la seule bienveillance, j’y répondais
-aussi mal que possible. Bref, avant même que la porte extérieure nous
-fût ouverte, je me repentais à nouveau. Lorsque l’huissier tira le
-battant pour me livrer passage, je lui donnai l’ordre de le refermer,
-puis faisant volte-face, je jetai à Louis quelques mots indistincts, et
-m’en fus en toute hâte, le laissant stupéfait. A peine eut-il le temps
-de pousser une exclamation, que j’avais traversé le vestibule, et
-quelques secondes plus tard, j’ouvrais la porte de l’Assemblée.
-
-Sur-le-champ--il est à croire que je manœuvrai le pêne avec bruit--je
-vis devant moi des rangées de visages surpris et tous tournés de mon
-côté. J’ouïs une rumeur d’indignation mêlée de rires, et aussitôt je me
-faufilai vers ma place. Mais le débit monotone du président m’emplissait
-les oreilles, et le contraste était tel--après mon altercation à mi-voix
-du dehors, de me trouver dans cette salle pleine de lumière et de vie,
-et l’objet de tous ces regards--que je m’abattis sur mon siège,
-vertigineux et confondu, et presque oublieux tout d’abord du dessein qui
-m’avait amené là.
-
-Un temps, et ma face s’empourpra davantage; et à juste cause. Chacun des
-bancs sur lesquels nous siégions tenait trois personnes. Je partageais
-le mien avec l’un des Harincourt et M. d’Aulnoy, qui m’avaient entre eux
-deux. Je n’étais pas assis de cinq secondes, que Harincourt se leva
-doucement, et sans m’accorder un regard, s’éloigna jusqu’au bas du
-passage; et tout en s’éventant négligemment avec son chapeau, il alla
-s’adosser à un pupitre, les yeux fixés sur le président. Au bout d’une
-demi-minute, d’Aulnoy suivit son exemple. Puis les trois qui étaient
-derrière moi se levèrent tranquillement, et sans me regarder cherchèrent
-d’autres places. Les trois devant moi les imitèrent. En quelques
-minutes, je restai seul, isolé, en butte à tous les regards de
-l’Assemblée, comme une sorte de lépreux.
-
-J’aurais dû être préparé à une manifestation de ce genre. Mais il n’en
-était rien, et la face me brûlait, sous les regards curieux, comme
-devant un foyer ardent. Pris au dépourvu, j’étais hors d’état de
-dissimuler mon trouble; mes yeux ne rencontraient de toutes parts que
-des yeux railleurs et des mines méprisantes; et l’orgueil m’interdisait
-de baisser la tête. Au cours de longues minutes, je ne discernai rien
-que ces regards outrageants. Je n’entendais pas de quoi parlait le
-président, car sa voix n’était pour moi qu’un ronron vague et indistinct
-dépourvu de signification.
-
-Mais pendant ce temps la colère et la haine endurcissaient ma volonté; à
-la fin le nuage qui couvrait mon esprit se dissipa, et je retrouvai mon
-exaltation. La lecture monotone que je venais d’écouter sans y rien
-comprendre prit fin, et fut suivie par de courtes et vives
-interrogations: une demande et une réponse, un nom et une réplique. Ce
-fut ce qui me réveilla. Le ronron avait représenté la lecture du cahier;
-à cette heure on en était au vote.
-
-Mon tour allait venir; l’instant approchait. A chaque vote--inutile de
-dire que tous étaient affirmatifs--des visages en nombre toujours
-croissant se tournaient vers la place que j’occupais; et leurs yeux,
-hostiles, triomphants, ou simplement curieux, convergeaient sur ma face.
-En d’autres circonstances j’aurais pu en être intimidé; mais il n’en fut
-rien, alors. J’étais à la hauteur pour les affronter. Les regards sans
-aménité de tant de gens qui s’étaient dits mes amis, les regards
-méprisants d’hommes nouveaux appartenant à des familles anoblies, qui
-avaient usé avec joie de l’appui de mon père, la conscience que tous
-m’abandonnaient uniquement parce que je soutenais en fait les opinions
-que la moitié d’entre eux avaient proclamées en paroles, tout cela me
-haussait à un degré de mépris qui ne le cédait en rien à celui de mes
-adversaires; et en outre je savais que fléchir à présent me couvrirait
-d’une honte indélébile, et cela fermait la porte aux velléités de
-capitulation.
-
-L’Assemblée, d’autre part, se trouvait dans une situation sans
-précédent. On n’était pas encore accoutumé aux luttes de la tribune, aux
-duels oratoires plus mortels que ceux à l’épée; et une sorte de doute,
-une hésitation, tenait la majorité des membres en suspens et attentifs à
-ce qui allait suivre. Leurs chefs, en outre, les frères de
-Saint-Alais,--qui dirigeaient, l’un le parti de la cour, plus ardent et
-plus fier, l’autre les nobles de robe et de Parlement, qui avaient
-découvert les derniers que leurs intérêts à tous étaient les mêmes,--ne
-pouvaient admettre la plus minime opposition depuis qu’une majorité
-absolue était devenue la règle. Un homme donc, un seul homme barrant le
-chemin à l’unanimité, leur apparaissait comme un obstacle qu’il
-convenait d’écarter par tous moyens.
-
---M. le comte de Cantal? appela le président.
-
-Mais c’était moi qu’il examinait, et non celui qu’il nommait.
-
---Satisfait!
-
---M. le vicomte de Marignac?
-
---Satisfait!
-
-Le nom suivant m’échappa, car dans mon exaltation il me parut que toute
-la Chambre me regardait, que la voix allait me manquer, que le moment
-venu je resterais muet et paralysé, incapable de parler, et déshonoré
-pour toujours. Je pensais à cela, et non à ce qui se passait; puis
-subitement, je me retrouvai en possession de moi-même. J’entendis le
-dernier nom avant le mien, celui de M. d’Aulnoy; j’entendis sa réponse.
-Puis mon nom à moi résonna dans un profond silence.
-
---M. de Saux?
-
-Je me levai. D’une voix rauque, et qui me parut étrangère, je déclarai:
-
---Je n’approuve pas ce cahier!
-
-Je m’attendais à une explosion de colère; elle ne vint pas. Au lieu de
-cela, un tonnerre de rires, où je distinguai la note de Saint-Alais,
-secoua la salle et me fit monter le rouge au visage. Le rire persista
-quelque temps, s’éleva et retomba, pour s’élever encore, me mettant au
-supplice. Mais ce rire produisit un résultat auquel ne s’attendaient
-guère les rieurs. Il arrive aux plus taciturnes de trouver de
-l’éloquence. J’oubliai les périodes de La Rochefoucauld et de Liancourt
-que j’avais si soigneusement préparées; j’oubliai les passages de Turgot
-dont j’avais chargé ma mémoire, et me lançai dans une improvisation que
-je n’avais ni prévue ni méditée.
-
---Messieurs, m’écriai-je d’une voix qui emplit la salle, je m’oppose à
-ce cahier parce qu’il est vain et stérile; parce que, entre autres
-raisons, le temps de son efficace est passé. Vous revendiquez vos
-privilèges: ils ne sont plus! Vos exemptions: elles ne sont plus! Vous
-protestez contre l’union de vos représentants avec ceux du peuple: mais
-ils ont siégé ensemble! Ils ont siégé ensemble, et vous ne pouvez pas
-plus l’empêcher par un décret, que vos protestations ne feraient reculer
-le flot qui monte! C’est un fait accompli. Quand vous jetez un os à un
-chien affamé, songez-vous à lui retirer l’os de la gueule, intact et
-sans déchet? Si oui, vous êtes insensés. Mais ce n’est pas la seule ni
-la plus forte de mes objections à ce cahier. La France se trouve
-aujourd’hui dénuée, acculée à la banqueroute, sans trésor, sans argent.
-Croyez-vous lui porter secours, la vêtir, l’enrichir, en maintenant vos
-privilèges, en maintenant vos exemptions, en soutenant jusqu’au plus
-minime de vos droits? Non, messieurs. Au temps jadis, ces exemptions,
-ces droits, ces privilèges dont nos ancêtres tiraient gloire et à juste
-titre, leur furent accordés parce qu’ils étaient le bouclier de la
-France. Ils équipaient des hommes d’armes et les menaient au combat; la
-communauté faisait le reste. Mais à présent le peuple combat, le peuple
-paye, le peuple fait tout. Oui, messieurs, c’est la vérité; c’est une
-vérité qui nous est familière à chacun: «Le manant paye pour tous!»
-
-Je me tus. Je m’attendais à ce que se produisît l’explosion de colère si
-longtemps retardée. Au contraire, avant que personne de la Chambre n’eût
-pris la parole, une grande clameur nous arriva par les fenêtres laissées
-ouvertes à cause de la chaleur, et donnant sur le marché. C’était
-l’acclamation du peuple de la rue, qui pour la première fois entendait
-formuler ses griefs. Mais, tout plein de bienveillance et joyeux qu’il
-fût, ce cri nous déconcerta aussi totalement que l’eût fait une attaque.
-J’en demeurai béant.
-
-Mais l’effet produit sur moi était léger, au regard de ce qu’éprouvaient
-mes adversaires. Les cris de désapprobation qu’ils s’apprêtaient à
-pousser furent coupés net par le prodige; et ils s’entre-regardèrent une
-minute, comme n’en croyant pas leurs oreilles. Au cours de cette minute,
-un silence d’étonnement irrité régna sur l’Assemblée. Puis M. de
-Saint-Alais se dressa d’un bond.
-
---Qu’est ceci? cria-t-il, son noble visage assombri de fureur. Est-ce
-qu’à nous aussi le roi nous a ordonné de siéger avec le tiers état? Nous
-a-t-il avilis à ce point? Sinon, monsieur le président, sinon, dis-je,
-reprit-il en réfrénant d’un geste bref une velléité d’applaudissements,
-et s’il ne s’agit pas ici d’un complot fomenté par quelqu’un de notre
-caste allié à la racaille afin de provoquer une nouvelle Jacquerie...
-
-Le président, homme timoré qui appartenait à une famille de robe,
-l’interrompit:
-
---Prenez garde, monsieur, les fenêtres sont encore ouvertes.
-
---Ouvertes?
-
-Le président fit un signe affirmatif.
-
---Et qu’importe ce détail? Qu’importe? répliqua fougueusement
-Saint-Alais. Qu’est-ce que cela nous fait, monsieur? reprit-il, en
-promenant à la ronde des yeux qui semblaient darder en un faisceau tout
-le mépris de son âme hautaine. Elles sont ouvertes, dites-vous? Eh bien!
-qu’elles restent ouvertes. Le peuple entendra les deux parties, et non
-plus seulement ceux qui les flagornent; ceux qui, tablant sur sa
-faiblesse et son ignorance, et arguant de ses droits et de nos torts,
-croient se hausser au niveau des Retz et des Cromwell! Oui, monsieur le
-président, continua-t-il, cependant que je cherchais en vain à
-l’interrompre, et que la moitié de l’Assemblée se mettait debout en
-tumulte, je répète ma phrase: ... qui à l’ambition d’un Cromwell ou d’un
-Retz joignent leur violence, mais non pas leurs talents!
-
-Un reproche aussi injuste me piqua au vif, et je l’interpellai
-violemment:
-
---Monsieur le marquis, si c’est à moi que vous faites allusion par cette
-phrase...
-
-Il eut un rire de mépris.
-
---Entendez-le comme il vous plaira, monsieur.
-
---Je repousse l’insinuation, je la répudie! m’écriai-je. M. de
-Saint-Alais m’appelle un Retz, un Cromwell!
-
---Excusez-moi, trancha-t-il en hâte, un prétendu Retz!
-
---Un traître, d’une façon comme de l’autre, ripostai-je, en m’évertuant
-à dominer les rires que sa répartie soulevait dans la salle. Un traître
-en tout cas! Mais je dis, moi, que le vrai traître est celui qui à cette
-heure, par ses conseils, mène le roi à sa perte.
-
---Et non celui qui vient ici avec un renfort de populace? rétorqua
-Saint-Alais, dont la violence ne le cédait pas à la mienne. Celui qui
-prétend, à lui seul, en morigéner cent autres, et dicter des ordres à
-cette Assemblée?
-
---Monsieur se répète! lançai-je, le coupant à mon tour, mais sans que ma
-saillie provoquât le moindre rire. Je nie ce qu’il avance. Je rejette
-ses imputations, je les lui renvoie! Et pour conclure, je désapprouve ce
-cahier, je m’y oppose!
-
-Mais la patience de l’Assemblée était à bout. Un tollé de «Assez! Il n’a
-pas la parole!» couvrit ma voix, et en un instant cette réunion si
-paisible quelques minutes plus tôt devint un pandémonium de frénétiques.
-Quelques-uns des membres les plus âgés restèrent assis, mais la majorité
-se leva; ceux qui d’un bond avaient été fermer les fenêtres restaient
-debout sur l’appui, dominant le tumulte. D’autres avaient gagné la
-porte, et s’y tenaient dans l’intention probable de tenir tête à un
-assaut. Le président réclamait en vain le silence. Sa voix comme la
-mienne se perdait dans le hourvari incessant qui redoublait de force à
-chaque fois que je tentais de parler, et s’apaisa seulement lorsque j’y
-eus renoncé.
-
-A la fin M. de Saint-Alais leva la main, et non sans peine il obtint le
-silence. Avant qu’il me fût possible d’en profiter, le président
-intervint.
-
---L’Assemblée de la noblesse du Quercy, dit-il précipitamment, se
-déclare en faveur de ce cahier, maintenant nos anciens droits,
-privilèges et exemptions. Seul, le vicomte de Saux proteste. Le cahier
-sera présenté.
-
---Je proteste, m’écriai-je mollement.
-
---C’est ce que je viens de dire, répliqua le président, sarcastique. (Et
-un éclat de rires moqueurs, mêlés d’acclamations, s’éleva de toute la
-Chambre.) Le cahier sera présenté. La question est vidée.
-
-Alors, tout d’un coup, et comme par enchantement, la salle reprit son
-aspect normal. Les membres qui s’étaient levés regagnèrent leurs places,
-ceux qui avaient fermé les fenêtres redescendirent, quelques-uns s’en
-allèrent, le président passa à l’ordre du jour. Toute trace de la
-tempête s’évanouit. En un clin d’œil tout se retrouva comme auparavant.
-
-Même aux abords de mon siège; car nul isolement, nulle séparation d’avec
-mes collègues ne pouvait surpasser ceux où je me trouvais précédemment.
-Mais alors que précédemment je possédais en réserve une arme et en
-perspective une revanche, il n’en était plus de même. J’avais décoché
-mon trait, et je restais misérablement à ma place, garrotté de silence
-et encerclé de regards étrangers. Envahi d’une dépression à chaque
-instant plus grande, j’aspirais à m’échapper, mais je n’osais faire un
-mouvement ni même jeter les yeux autour de moi.
-
-Tant que dura cette situation, ce ne fut pas ma moindre amertume de me
-rendre compte que je n’avais abouti à rien de sérieux, que j’avais
-souffert pour une donquichottade, et m’étais montré sans raison valable
-inflexible et têtu. Trop tard, je comprenais que j’aurais pu réserver
-mes principes tout en cédant; garder mes convictions tout en déférant à
-l’avis de la majorité. J’aurais pu...
-
-Mais hélas! peu importait ce que j’aurais pu faire, puisque je n’en
-avais rien fait. Le sort était jeté. Je m’étais déclaré contre mon
-ordre; j’avais aliéné tout ce qui m’était dû de par mon ordre. Donc je
-n’en faisais plus partie. Ce n’était nullement par caprice si déjà ceux
-qui venaient à passer devant moi ramenaient leurs basques contre eux et
-me saluaient froidement comme quelqu’un d’une autre classe.
-
-Combien de temps aurais-je subi le martyre de ces insultes et de cette
-politesse encore plus blessante avant de trouver le courage de me
-retirer, je suis incapable de le dire. Ce fut une intervention
-extérieure qui rompit le charme. Un huissier vint me présenter un
-billet. Je l’ouvris gauchement sous une salve de regards hostiles, et je
-reconnus l’écriture de Louis.
-
-«S’il vous reste une parcelle d’honneur, disait-il, vous me retrouverez
-sans perdre une minute, dans le pré qui se trouve derrière le Chapitre.
-Faites-le, et vous pourrez encore vous croire un gentilhomme. Refusez,
-ou tardez ne fût-ce que dix minutes, et je publierai votre honte d’un
-bout à l’autre du Quercy. Celui-là n’a pas le droit de s’appeler Adrien
-du Pont de Saux, qui supporterait un soufflet.»
-
-Je relus deux fois le billet pendant que l’huissier attendait. Le ton en
-était rude et sans pitié; le sardonique cartel, brutal et sans détours.
-Et néanmoins le cœur me défaillit à cette lecture, et j’eus grand’peine
-à retenir mes larmes, en présence de tous ces yeux. Car Louis ne pouvait
-me leurrer plus longtemps. Ce billet qui lui ressemblait si peu, cette
-tentative de m’attirer au dehors, et de m’arracher à des adversaires
-plus impitoyables, était une ruse trop transparente pour m’illusionner:
-la carapace glacée qui m’avait recouvert fondit à l’instant même. Je
-n’en demeurai pas moins seul, mais je ne me sentis plus aussi abandonné.
-Je me souvins qu’après tout et malgré tout, j’étais Adrien du Pont de
-Saux, coupable du seul crime de soutenir en Quercy des opinions que les
-Lamothe et les Mirabeau, les Liancourt et les La Rochefoucauld
-soutenaient dans leurs provinces; coupable, je me le répétais,
-uniquement de défendre le bon droit et la justice.
-
-Mais l’huissier attendait. Je pris sur le pupitre devant moi une feuille
-de papier où j’écrivis ma réponse: «Adrien ne se battra pas avec Louis
-parce que Saint-Alais a souffleté Saux.»
-
-Je la pliai et la remis à l’huissier. Puis je repris ma place,
-métamorphosé, en état de soutenir tous les regards, d’un courage affermi
-contre tous les malheurs.
-
-La noblesse du Quercy, les Gontaut et les Marignac, avaient beau
-répudier ces sentiments, l’amitié, la générosité, l’amour, existaient
-encore. Même si l’herbe envahissait l’avenue des noyers, même si mon
-blason ne s’écartelait jamais des armes de Saint-Alais, la vie me
-réservait encore des douceurs.
-
-Ainsi réconforté, je me levai et m’apprêtai à sortir. Mais à la même
-minute, une douzaine de membres se mirent debout eux aussi, et pendant
-que je me dirigeais vers la porte par un passage de dégagement, ils se
-groupèrent au bas du passage parallèle, sans cacher leurs intentions
-hostiles, et prêts à m’arrêter avant ma sortie. L’agitation fut si
-grande que le président s’arrêta de lire et attendit le résultat de
-l’algarade, tandis que la plupart des membres restés à leur place se
-levaient pour mieux voir. Je compris que j’allais être insulté en
-public, et une joie farouche remplaça en moi tout autre sentiment. Si je
-marchai avec lenteur, ce ne fut point par crainte. Mes passions
-comprimées depuis une heure me stimulaient, et je n’eusse pour rien au
-monde précipité le dénouement. J’arrivais au bas de l’escalier, une
-seconde de plus et nous étions peut-être aux prises, lorsqu’une soudaine
-explosion de cris, une vaste clameur qui s’élevait de la rue, traversa
-les fenêtres fermées et nous immobilisa. Nous écoutions, béants, mais
-les derniers qui n’avaient pas quitté leurs sièges se levèrent en toute
-hâte, et le président, ému et inquiet, demanda ce que cela signifiait.
-
-En guise de réponse, le bruit s’éleva de nouveau: une rauque clameur
-triomphale, continue et prolongée, qui fit trembler les carreaux. Elle
-retomba--sans cesser, mais atténuée par l’éloignement--et elle s’enfla
-une fois encore. De ma vie je n’avais entendu rien de pareil à cette
-clameur.
-
-Peu à peu des mots distincts s’en détachèrent, ou lui succédèrent;
-finalement l’air vibra au rythme martelé de ces syllabes sinistres: «A
-bas la Bastille! A bas la Bastille!»
-
-Il nous était réservé par la suite d’entendre maints cris analogues et
-de nous familiariser avec de telles alertes; comme avec les aboiements
-voraces de la rue, et le coup suprême du destin frappant à la porte.
-Mais c’était une nouveauté, alors, et les membres de l’Assemblée, aussi
-offensés qu’alarmés par cette seconde atteinte portée à leur dignité, se
-bornèrent à regarder leur président et à proférer de terribles menaces
-contre la canaille. Cette canaille qui depuis un siècle faisait le chien
-couchant, voilà-t-il pas qu’elle s’avisait, sans rime ni raison, de
-changer de posture!
-
-Les exclamations se croisaient; l’un voulait qu’on fît dégager la rue,
-l’autre qu’on envoyât chercher la troupe, ou qu’on portât plainte auprès
-de l’intendant[5]. Ils parlaient toujours lorsque la porte s’ouvrit et
-un membre entra. C’était Louis de Saint-Alais, en proie à une ardente
-surexcitation. D’ordinaire le plus modeste et le plus pacifique des
-hommes, cette fois il s’avança hardiment, et d’un geste impératif
-réclama le silence.
-
- [5] Les intendants, placés à la tête des «généralités», subdivisions
- financières des provinces, exerçaient en réalité les pouvoirs
- administratifs. Le titre de gouverneur restait purement honorifique,
- dans la plupart des cas.
-
---Messieurs! dit-il d’une voix haute et retentissante, voici d’étranges
-nouvelles. Un courrier porteur de lettres pour mon frère a parlé dans la
-rue. Il annonce des choses invraisemblables.
-
---Quoi donc? crièrent plusieurs voix.
-
---La Bastille est tombée!
-
-Personne ne comprit,--comment l’aurait-on pu?--mais tous restèrent
-silencieux. Puis:
-
---Que voulez-vous dire, monsieur de Saint-Alais, demanda enfin le
-président, abasourdi. (Et il leva la main pour faire garder le silence.)
-La Bastille est tombée? Comment? Qu’est-ce à dire?
-
---Elle a été prise mardi par la populace de Paris, répliqua nettement
-Louis, les yeux étincelants, et M. de Launay, le gouverneur, a été
-massacré de sang-froid.
-
---La Bastille prise? Par la populace? exclama le président incrédule.
-C’est impossible, monsieur. Il faut que vous ayez mal compris.
-
-Louis secoua la tête.
-
---Ce n’est que trop vrai, j’en ai peur, dit-il.
-
---Et M. de Launay?
-
---Cela aussi, je le crains, monsieur le président.
-
-Alors on s’entre-regarda, pâle et troublé; chacun posait à ses collègues
-de muettes questions, tandis qu’au dehors la rumeur de joie désordonnée
-se faisait de minute en minute plus nourrie et continue. On
-s’entre-regardait avec inquiétude, mal persuadé encore. Cette Bastille,
-qui avait traversé tant de siècles, serait donc prise? Le gouverneur
-tué? Impossible, se disait-on, impossible. Car autrement, le roi, que
-faisait-il? Et l’armée? Et le gouverneur de Paris?
-
-Le vieux M. de Gontaut, dès qu’il eut réussi à se faire écouter, exprima
-la pensée de tous en ces mots:
-
---Mais le roi? Sa Majesté n’a pu manquer de châtier les coupables.
-
-La réponse arriva d’où on ne l’attendait guère, et en termes aussi
-imprévus. M. de Saint-Alais, auquel Louis avait remis une lettre, se
-leva de son siège, un papier déployé à la main. Il est plus que probable
-que s’il eût pris le temps de réfléchir, il aurait vu l’imprudence de
-publier tout ce qu’il savait; mais les nouvelles qu’il venait de
-recevoir démentaient trop sa confiante sécurité, elles prouvaient trop
-bien que l’on reposait sur un terrain mouvant; et la surprise et la
-mortification qu’il en ressentait surmontèrent sa prudence. Il parla.
-
---J’ignore, dit-il, sur un ton ironique, ce que faisait le roi, à
-Versailles; mais je vais vous apprendre à quoi s’est occupée l’armée
-dans Paris. Ce sont les gardes-françaises qui ont dirigé l’attaque.
-Besenval[6], avec le peu de troupes restées fidèles, s’est retiré. La
-ville est au pouvoir de la populace. Flesselles, le prévôt, a été tué,
-et Bailly élu maire. Une milice a été constituée et pourvue d’armes. On
-a nommé La Fayette général. On a adopté un insigne. On a...
-
- [6] Lieutenant-général des Suisses et Grisons.
-
---Mais, mon Dieu! s’écria le président hagard. C’est une révolte!
-
---Précisément, monsieur, répondit Saint-Alais.
-
---Et que fait le roi?
-
-La réponse fut amère:
-
---Il est si bon... qu’il ne fait rien.
-
---Et les états généraux? l’Assemblée nationale de Versailles?
-
---Elle?... Elle non plus n’a rien fait.
-
---C’est Paris, alors? dit le président.
-
---Oui, monsieur, c’est Paris, répliqua le marquis.
-
---Hé quoi, Paris! exclama le président navré. Mais Paris est resté
-tranquille si longtemps.
-
-A cette question, qui était dans l’esprit de chacun, il n’y eut pas de
-réponse. Saint-Alais se rassit, et l’Assemblée demeura un instant
-frappée de stupeur, accablée sous la nouvelle de ces prodigieux
-événements. On n’eût pu trouver meilleur commentaire à la discussion
-dans laquelle ils étaient plongés quelques minutes plus tôt. Les membres
-avaient rêvé droits, privilèges, exemptions; ils s’éveillaient pour
-trouver Paris en feu, l’armée en révolte, l’ordre et la loi dans le
-dernier danger.
-
-Mais Saint-Alais n’était pas homme à délaisser longtemps son rôle, ni
-capable d’abdiquer de son plein gré l’ascendant qu’il devait à son
-énergie et à son audace. Il se dressa de nouveau, et dans une harangue
-passionnée adjura l’Assemblée de se souvenir de la Fronde. Il s’écria:
-
---Le Paris d’alors, c’est le Paris d’aujourd’hui. Versatile et
-séditieux, inaccessible aux bienfaits, mais toujours prêt à capituler
-devant la disette. Soyez assurés que le bourgeois ventru ne se passera
-pas longtemps du pain blanc de Gonesse, ni le buveur du vin blanc
-d’Arbois! Qu’on leur coupe les vivres, et les fous redeviendront sages,
-et les traîtres loyaux. Leur garde nationale? leurs insignes? leur
-maire? leur général? Croyez-vous que tout cela tiendra longtemps contre
-les forces de l’ordre légitime, contre le roi, la noblesse, le clergé,
-contre la France? Non, messieurs, c’est impossible, continua-t-il, en
-jetant à la ronde un regard assuré. Paris réclamait la déposition de
-Henri le Grand et l’exil de Mazarin; en fait il a rampé à leurs pieds.
-Il en sera de même aujourd’hui: à condition que nous restions unis, que
-nous soyons inébranlables. Il nous faut veiller à ce que ces désordres
-ne se propagent pas. C’est au roi de gouverner, et au peuple d’obéir. Il
-en a toujours été ainsi et il en sera ainsi jusqu’à la fin des temps.
-
-Son discours fut bref, mais aussi opportun et vigoureux; et il eut pour
-effet de rassurer l’Assemblée. Cette immense majorité qui dans toute
-réunion d’hommes possède l’imagination strictement nécessaire à se
-figurer l’avenir sous les couleurs du passé, trouva ses arguments tout à
-fait convaincants; et le petit nombre de ceux qui voyaient plus clair et
-qui devinaient, soit d’instinct, soit par le raisonnement, que la
-situation de la France était pour elle sans précédent historique,
-subirent néanmoins la contagion de son assurance. D’unanimes
-applaudissements saluèrent sa prosopopée, et dans un tumulte
-d’exclamations tous les assistants, qui étaient restés debout,
-s’écoulèrent par les passages et se dirigèrent vers la porte. Un désir
-de voir et d’entendre ce qui se passait au dehors les poussait à sortir
-au plus vite, sans réfléchir qu’après ce qu’ils savaient déjà, il leur
-restait peu de chose à apprendre.
-
-Je partageais moi-même ce désir, et oubliant dans la fièvre de l’instant
-quel avait été mon rôle dans le débat du jour, je me hâtai vers la
-porte. La Bastille tombée? Le gouverneur tué? Paris au pouvoir de la
-populace? De telles nouvelles suffisaient à donner le vertige et à faire
-oublier des soucis plus immédiats. Cette même préoccupation ôtait
-également la mémoire à ceux qui m’entouraient, et je gagnai la sortie
-pêle-mêle avec eux.
-
-Mais sur le seuil il m’arriva, par inadvertance, de heurter l’un des
-Harincourt. Il tourna la tête, me reconnut, et tenta de s’arrêter. Mais
-la poussée était trop forte, et il fut emporté loin de moi, tout en se
-débattant et grommelant des paroles que je ne compris pas. J’en devinai
-le sens, toutefois, en voyant ceux qui étaient à mon niveau, également
-incapables de résister, tourner la tête vers moi en ricanant. Je
-cherchais la meilleure attitude à garder dans l’altercation qui allait
-se produire; mais nous débouchions enfin de l’étroite allée sur la
-grand’place--de deux marches en contrebas--et le spectacle que je
-découvris me fit oublier aussitôt leur existence.
-
-
-
-
-CHAPITRE IV
-
-L’AMI DU PEUPLE
-
-
-Je ne fus pas le seul à m’arrêter, impressionné par ce spectacle auquel
-les nouvelles que nous venions d’apprendre--ces étourdissantes et
-sinistres nouvelles--donnaient un sens particulier. Nous n’étions pas
-encore familiarisés, en France, avec les foules. Depuis des siècles,
-l’homme isolé, l’individu, roi, cardinal, évêque ou seigneur, venait-il
-à paraître, que sur un seul regard de lui, le nombre, la multitude,
-rentrait sous terre et se dispersait en saluant bien bas.
-
-Mais voici qu’à notre vue se levait l’aube froide et lugubre d’un jour
-nouveau. Peut-être, si nous n’avions pas su ce que nous
-savions,--c’est-à-dire les nouvelles,--ou si le peuple les avait
-ignorées, l’effet produit sur nous, comme sur sa manière d’être, eussent
-été différents. Quoi qu’il en soit, la foule qui nous faisait face quand
-nous apparûmes sur la grand’place, la foule immense qui nous faisait
-face et l’emplissait dans toute sa largeur, silencieuse, aux aguets,
-menaçante, n’apparut aucunement intimidée. Ce fut nous, au contraire,
-qui demeurâmes stupides, immobilisés chacun dès sa sortie, regardant
-tour à tour et consultant son voisin des yeux pour connaître sa pensée.
-
-Au-dessus de nos têtes se dressait la majestueuse cathédrale, et nous
-émergions de son ombre. La plupart d’entre nous étaient accoutumés à
-voir cent paysans trembler au froncement de leurs sourcils. Mais d’un
-moment à l’autre, en un clin d’œil, comme si ces nouvelles de Paris
-avaient sapé les fondements de la société, tout cela était remis en
-question. La foule de la grand’place ne tremblait pas. Dans un silence
-plus sinistre que des vociférations, elle renvoyait regard pour regard.
-Et ce n’était pas tout: quand nous sortîmes, personne ne nous fit place,
-et ceux de l’Assemblée qui avaient déjà descendu le perron durent
-contourner le plus dense de la cohue pour atteindre l’auberge. Arrivant
-après eux nous vîmes ce détail, qui eut sur nous son influence. Nous
-étions les nobles de la province; mais nous n’étions que deux cents, et
-entre nous et les _Trois Rois_, entre nous et nos chevaux et valets,
-s’étendait cette barrière de sombres visages, ces milliers d’hommes
-silencieux.
-
-On ne s’étonnera point que ce spectacle, et ce qu’il renfermait d’inouï,
-détournèrent provisoirement ma pensée de M. d’Harincourt et de ses
-intentions. Je regardais ailleurs, et il m’ignorait également, ébahi, et
-les sourcils contractés. Forcément, il nous fallut descendre, un par un
-et à contre-cœur; notre grêle procession défila sous les regards de la
-foule, qui répondait par le dédain à notre muet défi. Cahors a gardé le
-souvenir de ce premier triomphe du peuple, qui fut aussi le premier pas
-des privilégiés vers leur déchéance. Quatre mots l’avaient provoqué.
-Quatre mots: «La Bastille est tombée», agglomérant les groupes épars, en
-avaient fait ce que nous voyions: le peuple.
-
-En de telles circonstances il suffisait, pour déterminer une explosion,
-de la plus légère étincelle. L’étincelle ne manqua point. M. de Gontaut,
-grand et maigre vieillard, contemporain des premiers jours du feu roi,
-me précédait de quelques pas. Étant boiteux, il s’appuyait sur une
-canne, et en règle générale sur le bras d’un serviteur. Ce matin-là, son
-laquais ne paraissait pas, et il trouvait fort gênant de contourner la
-place au lieu de la traverser. Néanmoins il ne fut pas assez sot pour se
-jeter dans la cohue; et tout se serait bien passé si un gueux du premier
-rang n’avait, par hasard peut-être, fait broncher sa canne d’un coup de
-pied. M. le baron se retourna furieux, les sourcils hérissés, et frappa
-l’individu de son bâton.
-
---Arrière, maroufle! s’écria-t-il, frémissant et prêt à redoubler le
-coup. Si je te tenais, je t’aurais vite...
-
-L’homme cracha sur lui.
-
-M. de Gontaut poussa un juron, et dans un accès d’aveugle rage, appliqua
-au malotru plusieurs coups: je ne puis dire leur nombre, bien que je
-fusse seulement à quelques pas de là. Sans faire mine de rendre les
-coups, l’homme recula, intimidé par la furie du vieux gentilhomme. Mais
-ceux qui étaient derrière lui le poussèrent en avant, aux cris de:
-«Infamie! A bas la noblesse!» et il tomba sur M. de Gontaut. A l’instant
-le baron fut par terre.
-
-La scène s’était déroulée si rapidement que ses seuls voisins immédiats,
-Saint-Alais, les Harincourt et moi, le vîmes tomber. La foule,
-apparemment, ne lui voulait pas grand mal, car elle n’avait pas encore
-perdu toute retenue. Mais j’étais alors sous l’impression de la triste
-fin de M. de Launay, et dans mon imagination surexcitée je me figurai
-qu’ils attentaient à la vie de M. de Gontaut. En voyant tomber le
-vieillard je m’élançai à son secours.
-
-Mais Saint-Alais fut plus prompt. Bondissant sur l’agresseur, avec une
-rage non moins grande que celle de Gontaut, il le rejeta d’une seule
-bourrade dans les bras de ses provocateurs. Puis aidant M. de Gontaut à
-se relever, le marquis tira son épée, et projetant de-ci de-là la pointe
-étincelante avec l’art d’un escrimeur consommé, en un clin d’œil il
-élargit le cercle autour de lui, et les plus proches reculèrent avec des
-cris perçants et des malédictions.
-
-Par malheur il atteignit quelqu’un. L’individu ne fut pas blessé
-sérieusement, mais sous la piqûre il s’effondra en beuglant, ce qui
-modifia aussitôt les dispositions de la foule. Aux cris mi-gouailleurs
-succédèrent des vociférations de rage. Un gourdin fut lancé, que le
-marquis reçut en pleine poitrine, ce qui le suffoqua momentanément. Deux
-secondes plus tard, il s’élança sur l’homme qui l’avait jeté, mais
-l’individu prit la fuite, et la foule, avec une huée de triomphe, se
-referma derrière lui. Ainsi arrêté dans sa poursuite, Saint-Alais n’eut
-plus d’autre ressource que de battre en retraite, ou de blesser des gens
-qui ne lui avaient rien fait.
-
-Il fit volte-face en lançant un sarcasme et rengaina son épée. Mais à
-peine eut-il le dos tourné qu’il reçut un caillou sur la tête, et il
-s’étala de son long. En le voyant tomber, la foule poussa un hurlement,
-et une demi-douzaine d’hommes se précipitèrent pour le fouler aux pieds.
-
-Les têtes s’échauffaient; cette fois je ne me trompais plus en lisant le
-crime dans les yeux de tous. Les beuglements de l’homme qu’il avait
-blessé, encore que celui-ci eût plus de peur que de mal, ne leur sortait
-pas des oreilles. L’un des Harincourt renversa le plus avancé, mais loin
-de les intimider, cela ne fit que les exaspérer. En un instant il fut
-roué de coups et rejeté en arrière, aux trois quarts assommé, et la
-foule se rua sur sa victime.
-
-Je m’élançai. Mais j’eus à peine le temps de couvrir Saint-Alais de mon
-corps en criant: «C’est abominable! Honte à vous!» et d’en faire reculer
-un ou deux; un cercle de visages menaçants et de bras déjà levés nous
-entouraient, et mon intervention n’allait servir à rien qu’à me faire
-partager son sort, si en cet instant critique je n’avais été reconnu.
-Buton, le forgeron de Saux, qui était aux premiers rangs, proclama mon
-nom, et se retournant refoula ses voisins de ses deux bras écartés.
-Malgré sa force prodigieuse, il ne contenait le torrent qu’avec peine,
-mais ses cris désespérés furent à la fin entendus et compris. D’autres
-me reconnurent, la foule s’écarta. Un cri s’éleva: «Vive Saux! Vive
-l’ami du peuple!» puis le cri fut repris de côté et d’autre, tant que
-bientôt toute la grand’place retentit de cette acclamation.
-
-J’ignorais encore la versatilité des foules, et qu’elles passent dans le
-cours d’un instant de «A bas!» à «Vive!» Malgré moi, et tout en me le
-reprochant, je sentis mon cœur se dilater au son de ces «Vive Saux, vive
-l’ami du peuple!» Mes égaux m’avaient bafoué, mais le peuple--ce peuple
-dont les visages offraient aujourd’hui un aspect nouveau, ce peuple à
-qui une seule phrase: «La Bastille est tombée», conférait une nouvelle
-vie--le peuple m’acclamait. Sur-le-champ, alors même que je leur criais
-à tous et leur faisais signe de se taire, je vis dans un éclair ce que
-renfermait cette popularité; elle pouvait me donner le pouvoir et le
-tribunat! «Vive Saux, vive l’ami du peuple!» Les airs retentissaient de
-ce cri; les coupoles de la cathédrale me le renvoyaient. Je me sentis
-soulevé sur ses ondes; je me sentis pendant cette minute un autre homme,
-un homme supérieur!
-
-Mais je rencontrai le regard de Saint-Alais, et je retombai sur la
-terre. Il s’était relevé, pâle de rage, et il époussetait avec son
-mouchoir la poussière de son habit. Un filet de sang coulait de la
-blessure de son crâne, mais il ne s’en souciait, tout occupé à me
-considérer fixement, comme s’il lisait mes pensées. Dès que se fut
-rétabli un silence relatif, il parla.
-
---Si vos amis en ont tout à fait terminé avec nous, monsieur de Saux,
-peut-être pourrions-nous rentrer? dit-il d’une voix mal assurée.
-
-Je balbutiai une réponse vague, et m’apprêtai à l’accompagner, bien que
-le chemin de mon auberge fût dans la direction opposée. Nous n’avions
-avec nous que les deux Harincourt et M. de Gontaut. Les autres membres
-de l’Assemblée s’étaient dépêtrés de la foule, ou bien considéraient la
-bagarre du perron du Chapitre où ils étaient restés, séparés de nous par
-une muraille de peuple. J’offris mon bras à M. de Gontaut; mais avec un
-salut glacial il le refusa pour prendre celui de Harincourt; et quand je
-me rapprochai de lui, M. le marquis me déclara, avec un froid sourire,
-qu’on ne voulait pas me retenir davantage.
-
---Nul doute que nous ne soyons en sûreté, railla-t-il, si vous voulez
-bien donner des ordres à ce sujet.
-
-Je m’inclinai sans répliquer; il s’inclina, et s’éloigna. Mais la foule
-avait trop bien compris son attitude, ou elle crut à une altercation
-entre nous, car aussitôt qu’il se mit en marche il s’éleva une huée.
-Plusieurs cailloux volèrent, en dépit des efforts de Buton pour
-l’empêcher; et la petite troupe n’avait pas fait vingt pas que la presse
-se referma sur elle, avec des cris sauvages. Gênés par la présence de
-l’invalide, les trois compagnons de M. de Gontaut ne pouvaient rien.
-J’aperçus fugitivement Saint-Alais, une joue en sang, qui couvrait
-vaillamment de son corps la personne du vieux gentilhomme. Alors je les
-suivis, la foule s’écarta avec empressement sur mon passage, des vivats
-éclatèrent de nouveau, et la grand’place sous l’ardent soleil de juillet
-semblait une mer de bras agités.
-
-Je fus accueilli par M. de Saint-Alais. Il restait souriant, et avec un
-admirable empire sur lui-même il sut à la fois surmonter son humiliation
-et changer ses batteries.
-
---Je crains bien, tout compte fait, d’avoir à vous déranger, dit-il
-poliment. M. le baron n’est plus un jeune homme, et votre peuple,
-monsieur de Saux, est quelque peu turbulent.
-
---Que puis-je faire? demandai-je avec contrainte.
-
-Je n’avais pas le cœur de les abandonner à leur sort, et en même temps
-j’étais médiocrement tenté de recevoir le fardeau qu’on allait
-m’imposer.
-
---Nous reconduire jusque chez nous, dit-il aimablement.
-
-Et il tira sa tabatière pour prendre une prise.
-
-La foule était redevenue silencieuse, mais ne perdait pas un seul de nos
-gestes.
-
---Si vous croyez que cela puisse vous être utile, répondis-je.
-
---N’en doutez pas, fit-il avec vivacité. Vous savez, monsieur le
-vicomte, que l’on naît et que l’on meurt à chaque minute? En vérité je
-vous le dis, bien que nul roi ne soit mort, il nous est né un nouveau
-roi.
-
-Je me cabrai sous le sarcasme, et le mépris railleur de ses yeux. Mais
-je ne pouvais que céder, et m’inclinant je m’apprêtai à les accompagner.
-La foule s’ouvrit devant nous, et nous nous éloignâmes parmi des
-invectives mêlées d’acclamations. Mon intention était seulement de les
-aider à franchir le plus gros de la cohue, puis d’aller par le plus
-court à mon auberge, prendre mes chevaux pour décamper. Mais un
-détachement de la foule continua de nous suivre par les rues, et
-m’empêcha de mettre mon projet à exécution. Ce fut presque à mon insu
-que nous arrivâmes à la porte de l’hôtel de Saint-Alais, toujours suivis
-de notre farouche escorte.
-
-La marquise et sa fille, en compagnie de leurs femmes, se trouvaient sur
-le balcon, aux aguets; au-dessous d’elles, à la porte, se groupaient les
-serviteurs effrayés. En nous apercevant, Mme de Saint-Alais quitta son
-poste d’observation et apparut sur le seuil, où la livrée lui fit place.
-Elle jeta les yeux avec stupeur sur nous d’abord, puis sur la canaille
-qui nous suivait. Quand elle vit du sang sur la cravate de Saint-Alais,
-elle lui demanda tout émue s’il était blessé.
-
---Pas du tout, madame, répondit-il avec insouciance. Mais M. de Gontaut
-a fait une chute.
-
---Qu’est-il donc arrivé? demanda-t-elle avec vivacité. Toute la ville
-semble devenue folle! J’ai ouï un grand bruit tout à l’heure, et la
-valetaille rapporte une histoire insensée concernant la Bastille.
-
---L’histoire est vraie.
-
---Hé quoi! La Bastille...
-
---A été prise par la lie du peuple, madame, et M. de Launay massacré.
-
---Impossible! s’écria la marquise, les yeux étincelants. Ce vieillard?
-
---Si fait, répliqua Saint-Alais, avec une suavité perfide. Messieurs du
-Peuple ne font pas acception de personnes. Par bonheur, poursuivit-il,
-en m’adressant un sourire qui me fit monter le sang à la face, ils ont
-des chefs plus prudents et judicieux qu’eux-mêmes.
-
-Mais la marquise ignora ces derniers mots. Elle n’avait de pensée que
-pour ces abasourdissantes nouvelles de Paris. Elle restait là, les joues
-en feu, les yeux pleins de larmes; elle connaissait de Launay.
-
---Oh! mais le roi va les châtier! s’écria-t-elle enfin. Les misérables!
-les ingrats! On devrait les rouer vifs! Je suis sûre que le roi les a
-déjà châtiés?
-
---Il y viendra un jour, s’il ne l’a encore fait, répondit Saint-Alais.
-Mais pour l’heure, vous comprendrez sans peine, madame, que les choses
-sont un peu désorganisées. Les gens ont la tête tournée, et ne se
-connaissent plus. Ici même nous avons eu quelque bagarre. M. de Gontaut
-a été malmené, et je ne m’en suis pas tiré tout à fait indemne. Si M. de
-Saux n’avait son peuple aussi bien en main, poursuivit-il, en me lançant
-un regard souriant, je crois bien que nous aurions vu pis.
-
-La marquise me considérait fixement, et à mesure qu’elle commençait à
-comprendre, je crus la voir se congeler devant moi. La vie se retira de
-son masque hautain. Elle me dévisagea sévèrement. Derrière elle,
-j’entr’aperçus les yeux effrayés de Denise et des serviteurs aux
-écoutes; puis elle interrogea:
-
---Ceux-là font-ils partie du peuple de M. de Saux?
-
-Et elle s’avança d’un pas, en désignant la troupe de malandrins qui
-avaient fait halte à quelque distance et nous surveillaient d’un air
-indécis.
-
---Rien qu’une poignée, madame, fit Saint-Alais d’un air détaché,
-simplement ses gardes du corps. Mais ne parlez pas trop mal de lui; car,
-étant ma mère, vous devez lui avoir de l’obligation. S’il ne m’a pas
-tout à fait sauvé la vie, il a sauvé du moins mon esthétique.
-
---Il vous a sauvé grâce à ceux-là? fit-elle méprisamment.
-
---Grâce à ceux-là ou de ceux-là, reprit-il gaiement. D’ailleurs, pour un
-jour ou deux, sa protection peut nous être utile. Je suis assuré,
-madame, que si vous la lui demandez il ne la refusera pas.
-
-Je subissais, furieux et impuissant, les coups de cravache de sa langue,
-et Mme de Saint-Alais me regardait toujours. Elle dit enfin:
-
---Se peut-il que M. de Saux se soit associé à des gredins pareils? (Et
-d’un geste de souverain mépris elle désignait la tourbe haineuse que
-j’avais derrière moi.) Avec des misérables qui...
-
---Tout doux, madame, fit M. le marquis à sa façon caustique. Vous allez
-trop loin. Actuellement ils sont nos maîtres, et M. de Saux est des
-leurs. Nous devons donc...
-
---Nous ne devons pas! répliqua-t-elle impétueusement, dressée de toute
-sa taille, tandis que ses yeux lançaient des éclairs. Comment! vous
-voudriez que j’aie des ménagements pour le rebut de la ville? Pour la
-boue de mes souliers? Pour les balayures du ruisseau? Jamais! Ni moi ni
-les miens n’avons rien de commun avec des traîtres.
-
---Madame! m’écriai-je, poussé à bout par son injustice. Vous vous
-oubliez! S’il m’a été donné de me placer entre votre fils et le danger,
-ce n’est pas grâce à la vilenie dont vous m’accusez.
-
---Dont je vous accuse? s’écria-t-elle. Mais quel besoin d’accusation, en
-présence de ces ignobles individus qui vous escortent? Est-il
-indispensable de crier «A bas le roi!» pour être un traître? Celui-là
-n’est-il pas aussi coupable, qui nourrit de faux espoirs et trompe les
-ignorants? Qui insinue ce qu’il n’ose dire, et fait entrevoir ce qu’il
-n’ose promettre? N’est-ce donc pas là la pire des traîtrises? Honte sur
-vous, monsieur! reprit-elle. Si votre père...
-
---Oh! m’écriai-je, ceci est intolérable!
-
-Elle me renvoya le mot avec une raillerie amère.
-
---Oui, intolérable! Il est intolérable que les forteresses du roi soient
-prises par la canaille, et des vieillards tués par des va-nu-pieds! Il
-est intolérable que des gentilshommes oublient leur naissance au point
-de s’abaisser jusqu’à la meute! Il est intolérable que le nom du roi
-soit vilipendé et affublé de sobriquets! Tous ces faits sont
-intolérables, mais ils ne sont pas de notre fait. C’est votre œuvre. Et
-quant à vous (et me dépassant soudain, elle apostropha la troupe de
-gueux arrêtés à quelques pas et l’écoutant d’un air farouche), quant à
-vous, pauvres sots, ne vous y trompez pas. Ce gentilhomme vous a raconté
-sans doute qu’il n’y a plus de roi en France, qu’il n’y aura plus
-d’impôts, ni de corvées; que les pauvres seront riches, et que tout le
-monde sera noble! Soit! croyez-le si cela vous amuse. Il y a eu des
-pauvres et des riches, des nobles et des roturiers, des oisifs et des
-travailleurs, depuis que le monde est monde et qu’il y a un roi en
-France. N’importe, croyez-le si cela vous amuse. Mais pour l’heure,
-allez-vous-en. Éloignez-vous de mon hôtel. Allez-vous-en, ou j’appelle
-mes valets qui vous chasseront par les rues à coups de fouet comme des
-chiens! A vos niches, ouste!
-
-Elle frappa du pied, et j’eus l’étonnement de voir ces hommes, qui
-auraient dû comprendre l’inanité de sa menace, se retirer piteusement,
-tels les chiens auxquels on les comparait. A la minute, la rue était
-vide. Je n’en croyais pas mes yeux: ces mêmes hommes qui avaient failli
-tuer M. de Gontaut, qui avaient lapidé M. de Saint-Alais, se laissaient
-dompter par une femme! Quand le dernier eut disparu, elle revint à moi,
-la face animée, les yeux pleins de mépris.
-
---Voilà, monsieur, dit-elle, retenez bien cette leçon. Voilà votre brave
-peuple! Et maintenant, monsieur, allez-vous-en aussi! Dorénavant ma
-maison n’est plus faite pour vous recevoir. Je ne veux pas abriter de
-traîtres sous mon toit; non, pas même un seul instant.
-
-Du geste elle m’ordonnait de partir, avec le même mépris altier qui
-avait maté la foule; mais avant de m’éloigner je lui dis devant tous:
-
---Vous étiez l’amie de mon père, madame.
-
-Elle me regarda durement, et ne répondit pas.
-
---Il eût donc été plus séant à vous, repris-je, de me secourir, au lieu
-de me blesser. En tout cas, fussé-je le plus loyal sujet de Sa Majesté,
-vous avez fait tout le nécessaire pour m’induire en trahison. A
-l’avenir, madame la marquise, je vous prie de ne pas l’oublier.
-
-Et je m’éloignai, frémissant de rage.
-
-La foule cependant avait diminué sur la place, mais elle refluait dans
-les rues adjacentes, où par groupes l’on discutait les événements avec
-passion, et le mot «Bastille» volait sur toutes les lèvres. A ma vue,
-l’on faisait place, et l’on se découvrait. Des «Dieu vous bénisse,
-monsieur de Saux», et des «Vous êtes un bon, vous!» me caressaient les
-oreilles. Il y avait moins de bruit et moins de fièvre que dans la
-matinée, mais il régnait un air de détermination auquel on ne pouvait se
-méprendre.
-
-Il laissait si peu de doute que les boutiquiers, midi à peine sonné,
-avaient fermé leurs échoppes et les mitrons leurs boulangeries. Un
-calme, plus menaçant que la tempête qui l’avait précédé, s’appesantit
-sur la ville. La majorité de l’Assemblée s’était dispersée en hâte, car
-je ne vis pas un seul de ses membres; mais le bruit courait qu’ils
-s’étaient rendus en corps à la caserne. Personne ne me molesta--la chute
-de la Bastille eut cela de bon pour moi--et je montai à cheval et sortis
-de la ville, sans avoir même rencontré Louis.
-
-A vrai dire, j’étais anxieux de me retrouver chez moi, anxieux de
-consulter le seul homme qui, me semblait-il, pouvait me diriger dans
-cette vicissitude. Je le voyais clairement, deux routes s’offraient à
-moi: l’une facile et unie, bien que dangereuse, l’autre âpre et
-rebutante. La marquise m’avait qualifié de tribun du peuple, de prétendu
-Retz, de prétendu Mirabeau. Le peuple avait crié mon nom, m’avait
-proclamé son sauveur. Devais-je m’affubler de ce titre? Devais-je
-accepter ce rôle? Ma caste m’avait rejeté. Saisirais-je le périlleux
-honneur que l’on m’offrait, pour triompher avec le peuple ou tomber avec
-lui?
-
-Avec le peuple? Ces mots sonnaient bien, mais ils avaient alors un sens
-plus vague qu’aujourd’hui, et je me demandai, parmi tous ceux qui
-avaient embrassé sa cause, lesquels avaient triomphé? Une émeute de la
-faim, un tumulte, une révolte locale,--celle par exemple qui coûtait la
-vie à M. de Launay,--de ces choses-là, oui, le peuple s’en était montré
-capable; mais jamais d’une victoire durable. Toujours le roi avait
-maintenu son pouvoir, toujours les nobles avaient gardé leurs
-privilèges. Pour quelles raisons aujourd’hui en serait-il autrement?
-
-Les raisons ne manquaient pas. Oui, certes; mais elles me semblèrent
-moins décisives, et les précédents militèrent plus fortement contre
-elles, lorsque j’en vins à songer, avec timidité, de m’en faire un
-levier. Surtout j’affrontais mal l’odieux de déserter mon ordre.
-Jusqu’ici j’étais demeuré innocent; c’était à tort que l’on m’avait fait
-la grimace. Mais si j’acceptais le rôle que l’on m’assignait, non
-seulement je devais m’attendre au pis en cas d’échec, mais le succès
-ferait de moi un paria. Tribun du peuple, je devenais un proscrit pour
-mes pairs!
-
-Tout en poursuivant ces pensées, je pressais mon cheval avec vigueur; et
-je ne doutais pas d’être le premier qui apportât ces nouvelles à Saux.
-Mais le plus surprenant de cette époque fut la vélocité avec laquelle
-les bruits de ce genre parcouraient le pays. Ils se transmettaient de
-bouche en bouche; un regard y suffisait; l’air même semblait les porter.
-Ils dépassaient le plus rapide voyageur.
-
-Partout donc où j’arrivai, la nouvelle était connue. Connue de ceux qui
-se tenaient depuis des jours à la croisée des chemins, dans l’attente
-d’ils ne savaient quoi; connue d’hommes aux regards torves qui sur les
-ponts des villages conversaient à voix basse en surveillant les tours du
-château; connue des régisseurs et factotums, gens de la trempe de
-Gargouf, qui l’accueillaient d’un sourire incrédule, ou vous parlaient,
-comme Mme de Saint-Alais, du roi, de sa bonté, et de tous ceux qu’il
-ferait pendre à cette occasion. Connue, enfin, de l’abbé Benoît, dont je
-voulais prendre conseil. Il m’attendait près de la grille du château, à
-l’ancienne place du carcan. Il faisait trop noir pour distinguer ses
-traits, mais je le reconnus à la coupe de sa soutane et à la forme de
-son chapeau. J’envoyai Gilles et André devant, et il remonta l’avenue à
-mon côté, la main sur l’arçon de ma selle.
-
---Eh bien! monsieur le vicomte, la chose est arrivée, pour finir,
-dit-il.
-
---Vous avez appris?
-
---Buton m’a raconté.
-
---Hé quoi! il est ici? demandai-je avec étonnement. Je l’ai vu à Cahors
-il n’y a pas trois heures.
-
---Ces nouvelles-là donnent des ailes, répondit avec force l’abbé Benoît.
-Je le répète, la chose est arrivée. Elle est arrivée, monsieur le
-vicomte.
-
---En partie, dis-je, prudemment.
-
---Tout à fait, répliqua-t-il avec confiance. La populace a pris la
-Bastille, mais qui s’est mis à sa tête? Les soldats, les
-gardes-françaises. Or, monsieur le vicomte, si l’armée n’est plus sûre,
-c’est fini des abus, fini des exemptions, des extorsions, des disettes,
-fini des Foullon et Berthier[7], fini de pressurer le pauvre, de...
-
- [7] Berthier, intendant de Paris, pendu par les vainqueurs de la
- Bastille, ainsi que son beau-père Foullon.
-
-Je coupai court à la litanie du curé.
-
---Mais si la troupe se met avec la populace, où s’arrêtera-t-on? fis-je.
-
---C’est à nous d’y veiller, répondit-il.
-
---Venez souper avec moi, dis-je. J’ai quelque chose à vous exposer, et
-aussi à vous demander.
-
-Il ne se fit pas prier.
-
---Car je ne saurais dormir cette nuit, dit-il, les yeux étincelants.
-Voilà de grandes, de superbes nouvelles, monsieur le vicomte. Votre père
-s’en serait réjoui.
-
---Et M. de Launay? lançai-je en mettant pied à terre.
-
---On ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs, répondit-il
-fermement, bien que sa mine s’allongeât un peu. Ses pères ont péché, et
-il en a subi la peine. Mais Dieu donne le repos à son âme! J’ai ouï dire
-que ce fut un juste.
-
---Et qui est mort à son poste, répliquai-je assez vertement.
-
---Amen, conclut l’abbé Benoît.
-
-Mais je ne me rendis pas pleinement compte de l’impression que les
-nouvelles avaient faite sur le curé, avant d’être installé avec lui dans
-le salon noisette,--que la livrée appelait la salle anglaise,--les
-flambeaux entre nous, au moment du dessert. Alors, tandis qu’il parlait
-ou m’écoutait, je vis l’émotion agiter ses membres longs et grêles, et
-contracter son visage émacié.
-
---C’est la fin, dit-il. N’en doutez pas, monsieur le vicomte, c’est la
-fin. Votre père m’a répété maintes fois que dans l’argent réside le nerf
-du pouvoir. C’est avec l’argent, disait-il, que l’on paye l’armée, et
-tout repose sur l’armée. Récemment, c’est l’argent qui a manqué.
-Aujourd’hui, l’armée fait défection. Il ne reste plus rien.
-
---Et le roi? fis-je, parodiant à mon insu Mme la marquise.
-
---Dieu protège Sa Majesté! répondit de bon cœur le curé. Ses intentions
-sont pures et maintenant il va pouvoir les réaliser, puisque la nation
-est avec lui. Mais sans la nation, sans argent ni armée, il n’est qu’un
-mot. Et ce mot n’a pas sauvé la Bastille.
-
-Alors, débutant par ce qui s’était passé à la soirée de Mme de
-Saint-Alais, je lui racontai tout ce qui m’était arrivé: le serment des
-épées, le débat de l’Assemblée, l’émeute sur la place, et pour finir, je
-lui rapportai en quels termes rudes la marquise m’avait donné mon congé.
-Tout. Mon récit l’agita extraordinairement. Lorsque j’en vins à décrire
-la scène de la Chambre, il ne put rester en place, et dans son
-enthousiasme, il arpentait le salon, en parlant tout seul. Et quand je
-lui dis comment la foule avait crié: «Vive Saux!» il répéta les mots
-posément et me regarda d’un air enchanté. A la fin, tout en rougissant,
-et m’interrompant de temps à autre, tout en jouant avec mon pain pour
-cacher mon trouble, je lui exposai les pensées qui m’assaillirent sur le
-chemin du retour, et l’alternative où je me voyais. Mais alors, il
-reprit son siège, et se mit lui aussi à émietter son pain en silence.
-
-
-
-
-CHAPITRE V
-
-LA DÉPUTATION
-
-
-Il resta muet si longtemps, les yeux fixés sur la table, que je finis
-par m’en formaliser, me demandant quelle mouche le piquait, et pourquoi
-il se taisait et ne me disait pas les choses que j’attendais. Je
-prévoyais si bien quel conseil il me donnerait, que dès le début j’avais
-revêtu mon récit de la couleur appropriée. J’avais laissé voir mon
-amertume; loin de taire aucune parole méprisante, je lui avais fourni
-tous les matériaux dont il pouvait avoir besoin pour me donner le
-conseil que je lui mettais d’avance sur les lèvres.
-
-Mais il ne parlait toujours pas. Cent fois je l’avais ouï affirmer sa
-sympathie envers le peuple, sa haine de la corruption, de l’égoïsme, des
-abus gouvernementaux; moins d’une heure auparavant, ses yeux
-étincelaient quand il parlait de la chute de la Bastille. C’était sur
-ses conseils que j’avais fait brûler le carcan; sur ses instances que
-j’avais consacré une forte somme à nourrir le village au cours de la
-disette, l’année précédente. Et maintenant, alors que je m’attendais à
-le voir se lever et me presser de jouer mon rôle, il se taisait!
-
-Je n’y tins plus à la fin.
-
---Eh bien? dis-je, avec irritation. N’avez-vous rien à me dire, monsieur
-le curé?
-
-Et je déplaçai l’un des flambeaux afin de mieux distinguer ses traits.
-Mais il tenait toujours les yeux baissés, évitant mon regard, l’air
-pensif, les doigts occupés avec les miettes.
-
---Monsieur le vicomte, dit-il enfin, posément, par la mère de ma mère,
-je suis, moi aussi, noble.
-
-Je tombai de mon haut, non que ce fût là une nouvelle pour moi, mais
-parce que je voyais où il voulait en venir.
-
---Et à cause de cela, dis-je, vous voudriez...
-
-Il m’arrêta d’un geste.
-
---Non, dit-il doucement. Je ne voudrais pas. Car, malgré tout, je suis
-peuple de naissance, et pauvre par vocation. Mais...
-
---Mais quoi? dis-je, agacé.
-
-Au lieu de répondre, il se leva, et s’emparant de l’un des flambeaux, se
-dirigea vers le mur que décorait un portrait en pied de mon père,
-encadré d’une curieuse guirlande de feuillage ciselé. Il épela le nom
-inscrit au-dessous:
-
---«Antoine du Pont, vicomte de Saux», fit-il comme à part lui. Ce fut un
-juste, et un ami du pauvre. Dieu l’ait en sa sainte garde!
-
-Il s’attarda un peu à rêver sur le grave et noble visage, qui lui
-rappelait sans doute beaucoup de choses; puis tenant la bougie haute, il
-passa au tableau qui faisait pendant au premier, de l’autre côté de la
-table. Il lut:
-
---«Adrien du Pont, vicomte de Saux, colonel du Royal-Flandre.» Tué, je
-crois, à Minden. «Chevalier de Saint-Louis, et de la Maison du roi.» Un
-beau gentilhomme et certes aussi vaillant. Je ne l’ai pas connu.
-
-Je ne répondis pas, mais je commençai à rougir quand il passa au
-troisième tableau, derrière moi.
-
---«Antoine du Pont, vicomte de Saux», lut-il, la bougie en main.
-«Maréchal et pair de France, chevalier des ordres royaux, colonel de la
-Maison du roi et membre du Conseil privé.» Mourut de la peste à Gênes,
-en 1710. J’ai ouï dire qu’il avait épousé une Rohan.
-
-Il le regarda longuement, puis s’approcha du quatrième lambris, et resta
-silencieux une minute.
-
---Et celui-ci? dit-il enfin. C’est, je crois, une noble figure entre
-toutes. «Antoine, seigneur du Pont de Saux, de l’ordre de saint Jean de
-Jérusalem.» Propagateur de la langue française. Mourut à La Valette,
-l’année d’après le grand siège, de ses blessures, disent les uns, de ses
-travaux et fatigues inouïs, dit l’ordre. Un soldat chrétien.
-
-Ce tableau était le dernier. Quand il l’eut considéré un peu, il
-rapporta la bougie et la reposa auprès des deux autres sur la table
-luisante. Cette surface polie, avec les panneaux des murs, absorbait
-toute la lumière, et nos visages, seuls visibles dans un halo de clarté,
-se détachaient sur un fond obscur. Il me fit une inclination.
-
---Monsieur le vicomte, prononça-t-il enfin, d’une voix légèrement émue,
-vous êtes d’une noble race.
-
-Je haussai les épaules.
-
---C’est entendu, fis-je. Et après?
-
---Je n’ose vous donner de conseils.
-
---Mais la cause est bonne! m’écriai-je.
-
---Oui, répondit-il posément, je le répète depuis toujours. Je n’ose me
-dédire aujourd’hui. Mais... la cause du peuple est celle du peuple.
-Laissez-la au peuple.
-
---C’est vous qui me parlez ainsi! répliquai-je en le considérant,
-perplexe et irrité. Vous qui m’avez cent fois déclaré que je suis du
-peuple! que la noblesse sort du peuple! qu’il n’y a en France que deux
-catégories: le roi et le peuple!
-
-Il sourit un peu tristement, et tapota des doigts sur la table:
-
---Je parlais en théorie, avoua-t-il. Au moment de mettre cette théorie
-en pratique, le cœur me fait défaut. Car moi aussi j’ai un peu de sang
-noble dans les veines, monsieur le vicomte, et je m’y connais.
-
---Je ne vous comprends plus, dis-je déconcerté. Vous soufflez le chaud
-et le froid, monsieur le curé. Je vous disais il n’y a qu’un instant que
-j’ai parlé en faveur du peuple à la séance de la noblesse, et vous
-m’approuviez.
-
---Vous avez noblement agi.
-
---Et maintenant?
-
---Je dis la même chose, répliqua l’abbé Benoît d’un air pénétré. Vous
-avez noblement agi. Combattez pour le peuple, monsieur le vicomte, mais
-parmi les vôtres. Faites entendre votre voix là où vous ne récolterez
-rien d’autre que blâme et déconsidération. Mais s’il faut en venir, si
-nous en sommes venus à une lutte entre votre classe et le vulgaire,
-entre la noblesse et la roture, si un noble doit se ranger aux côtés de
-ses pairs ou se mettre à la solde du peuple, alors (la voix de l’abbé
-Benoît hésita un peu, et sa main pâle et émaciée tambourina doucement
-sur la table) j’aimerais mieux vous voir parmi les rangs de vos pairs.
-
---Contre le peuple?
-
---Oui, contre le peuple, répondit-il, avec une légère hésitation.
-
-J’étais abasourdi.
-
---Mais, juste ciel! m’écriai-je, la plus élémentaire logique...
-
---Ah! reprit-il en hochant mélancoliquement la tête et me considérant
-avec bonté. Là-dessus vous me tenez. J’ai contre moi la logique. La
-raison également. La cause du peuple, la cause de la réforme, de
-l’honnêteté, du blé à bas prix, de la justice égale pour tous, _doit_
-être une bonne cause. Et celui qui la soutient _doit_ être dans le vrai.
-Je le concède, monsieur le marquis. Il y a plus. Si le peuple est livré
-à lui-même pour défendre sa cause, on risque des excès plus grands. Je
-m’en rends compte. Mais le sentiment ne me permet pas d’agir selon ma
-raison.
-
---Pourtant, M. de Mirabeau? fis-je. Vous l’avez devant moi qualifié de
-grand homme.
-
---C’est juste, répondit l’abbé sans détourner les yeux des miens, et
-toujours tambourinant en sourdine sur la table.
-
---Je vous ai entendu parler de lui avec admiration.
-
---Souvent.
-
---Et de M. de La Fayette?
-
---Aussi.
-
---Et des Lameth[8]?
-
- [8] Trois frères d’une famille noble de Picardie, tous trois députés
- aux états généraux ou à la Législative, et partisans d’une sage
- liberté.
-
-Le curé fit un signe d’assentiment.
-
---Tous ceux-là pourtant, insistai-je, tous ceux-là sont des nobles...
-des nobles qui mènent le peuple!
-
---Oui, fit-il.
-
---Et vous ne les blâmez pas?
-
---Non, je ne les blâme pas.
-
---Et même vous les admirez! Vous les admirez, l’abbé! répétai-je, le
-tenant sous mon regard.
-
---Je le sais bien, dit-il. Je sais que je suis faible et incohérent.
-Voire pis, monsieur le vicomte, en ce je n’ai pas le courage de mes
-convictions. Mais si j’admire ces hommes, si je les trouve grands et
-généreux, j’ai ouï parler d’eux tout différemment; et, c’est peut-être
-une faiblesse, mais je vous ai connu enfant, et je ne voudrais pas que
-l’on parlât de vous de la sorte. Il y a des choses que nous admirons à
-distance, continua-t-il en me regardant avec malice, pour cacher la
-tendresse qui perçait dans son regard, et que néanmoins nous n’aimons
-pas rencontrer chez ceux qui nous sont chers. L’odieux jeté sur un
-étranger ne nous touche pas; sur nos amis, ce serait plus cruel que la
-mort.
-
-Il s’arrêta, car la voix lui manquait; et nous restâmes une minute muets
-tous les deux. Cependant, je ne voulus pas lui laisser voir combien ses
-paroles m’avaient touché, et, comme en manière de diversion:
-
---Mais mon père? dis-je. Il était bien du parti de la réforme!
-
---Oui, de la réforme par les nobles, pour le peuple.
-
---Mais les nobles m’ont rejeté! répliquai-je. Pour m’être avancé d’un
-pas, j’ai tout perdu. N’en ferai-je pas deux, pour regagner ce tout?
-
---Regagner ce tout?... fit-il posément, et perdre combien?
-
---Même si le peuple est vainqueur? Et vous dites qu’il le sera.
-
---Même alors, répondit-il doucement. Tribun du peuple, mais proscrit!
-
-C’étaient les expressions mêmes que je m’étais appliquées durant mon
-retour; et je tressaillis. Avec une clarté soudaine leur signification
-plénière m’apparut; et je compris pourquoi l’abbé Benoît avait si
-longtemps balancé à mon sujet. Avec les plus pures intentions et le plus
-sublime courage, je ne pouvais me faire autre que je n’étais. Je
-m’élèverais, si le succès couronnait mes efforts, à un degré de superbe
-isolement: suspect au peuple, dont je serais le bienfaiteur; haï et
-maudit par les nobles, pour ma désertion.
-
-Devant cette perspective, d’autres auraient été loin de reculer; elle en
-eût même alléché certains. Mais je n’avais rien du héros, en cet instant
-de vision lucide. D’antiques préjugés s’émurent dans mes veines; de
-vieilles traditions, nées de siècles de prééminence et de privilège,
-s’éveillèrent en ma mémoire. Un frisson de doute et de méfiance--tels
-ceux qui ont dû harceler les réformateurs de la première heure, et les
-faire broncher, sauf les plus hardis--me parcourut, cependant que je
-considérais le curé à la lueur des flambeaux. Je redoutai le peuple,
-l’inconnu. La vocifération de triomphe qui avait déchiré les airs sur la
-place du Marché de Cahors, les féroces huées qui avaient accueilli la
-chute de Gontaut, retentirent de nouveau à mes oreilles. Je me rejetai
-en arrière, tel celui qui se voit sur le bord d’un précipice, et à
-travers les flots de brume entr’ouverts une seconde par le vent,
-découvre les rocs fatals aux pointes hérissées qui l’attendent au bas.
-
-Ce fut là un moment d’extraordinaire clairvoyance. Il passa bientôt, à
-vrai dire, et je n’aperçus plus autour de moi que la chambre silencieuse
-et le brave curé qui mouchait par contenance l’une des longues bougies;
-mais son effet persista en moi. Lorsque l’abbé eut pris congé et que la
-maison fut close, je me promenai durant une heure au long de l’avenue de
-noyers; tantôt arrêté à considérer la route, visible entre les grilles
-ouvertes; tantôt lui tournant le dos, pour contempler la sombre masse du
-château à toit plat flanqué de sa tour et de ses poivrières.
-
-Ma décision était prise, je resterais à l’écart. Je saluerais avec joie
-la réforme, je ferais dans mon entourage tous mes efforts pour hâter sa
-venue, mais je ne me dresserais pas une seconde fois contre mes pairs.
-J’avais eu le courage de mes opinions. Désormais, personne ne pouvait
-dire que je les avais dissimulées; mais après cela je resterais à
-l’écart et attendrais les événements.
-
-Un coq chanta derrière la maison, désheuré; et du fond des ténèbres,
-par-dessus les champs silencieux, m’arriva le lointain aboiement d’un
-chien. Comme je l’écoutais, sous le regard serein des étoiles, l’injure
-que Saint-Alais m’avait faite se réduisit peu à peu à ses véritables
-proportions. Je songeai à Denise, à ma fiancée perdue, avec un léger
-regret, nuancé presque de badinage. Que dira-t-elle de cette brusque
-rupture? me demandais-je. Cette singulière perte de son fiancé
-éveillerait-elle sa curiosité, son intérêt? Ou bien, sortie à peine du
-couvent, croirait-elle que c’est là dans le monde la marche ordinaire
-des choses, que les fiancés vont et viennent, et que les soirées ont
-comme terminaison naturelle une émeute?
-
-Je riais tout bas, heureux de m’être décidé. Mais si j’avais su, en
-écoutant le frémissement des peupliers sur la route, et les bruits qui
-me parvenaient du vaste monde ténébreux, ce qui se passait dans ce
-monde; si j’avais su cela, j’aurais éprouvé plus de satisfaction encore.
-Car on était au mercredi 22 juillet, et cette nuit-là Paris palpitait au
-sortir de singuliers spectacles. Pour la première fois Paris venait
-d’entendre le cri sinistre: «A la lanterne!» et de voir un homme, un
-vieillard à cheveux blancs, pendu et torturé jusqu’à la mort. Un autre,
-l’intendant même de la cité, venait d’être renversé, foulé aux pieds et
-mis en pièces dans les rues de son ressort, publiquement, en plein jour,
-sous les yeux de milliers de gens. Paris avait vu ces choses, en
-tremblant; et d’autres encore, des choses qui firent blêmir les
-réformateurs, et qui révélèrent à tous les êtres pensants que derrière
-La Fayette, derrière Bailly, la municipalité et le comité électoral,
-grondaient et bouillonnaient les forces en éveil des Faubourgs, tout
-Saint-Antoine et tout Saint-Marceau.
-
-Que pouvait-on, que devait-on attendre, lorsque de telles violences
-demeuraient impunies, sinon de les voir se généraliser? Dans le cours
-d’une semaine, les provinces suivirent l’exemple de Paris. Déjà, le 21,
-la populace de Strasbourg avait saccagé l’hôtel de ville et détruit les
-archives; déjà les bastilles de Bordeaux et de Caen étaient prises et
-démolies. A Rouen, à Rennes, à Lyon, à Saint-Malo, il y avait de graves
-émeutes, où le sang coulait, et plus proche de Paris, à Poissy, à
-Saint-Germain, on pendait les meuniers. Mais, en ce qui concernait
-Cahors, ce fut seulement lorsque l’étourdissante nouvelle de la
-capitulation du roi nous parvint, quelques jours plus tard,--la nouvelle
-que le 17 juillet il avait fait son entrée dans Paris insurgé, et
-ratifié bénévolement[9] la destruction de la Bastille,--ce fut seulement
-lorsque ces nouvelles nous parvinrent, suivies de près par le bruit du
-second soulèvement du 22, où périrent Foullon et Berthier, ce fut
-seulement alors, dis-je, que la contrée avoisinante commença de
-s’émouvoir. L’abbé Benoît, la stupéfaction et le doute peints sur le
-visage, m’apporta les nouvelles, et nous les discutâmes en nous
-promenant sur la terrasse. D’autres rapports, sans doute, plus ou moins
-véridiques, avaient déjà atteint la ville, et, en fournissant au monde
-d’autres sujets de réflexion, m’avaient épargné d’être provoqué ou
-molesté. Mais à la campagne, où je passai la semaine en une pénible
-agitation, à revenir le matin sur la décision prise la veille, j’ignorai
-tout jusqu’à l’arrivée du curé, dans la matinée, je crois, du 29.
-
- [9] A l’Hôtel de Ville, où La Fayette remit solennellement à Louis XVI
- la cocarde tricolore.
-
---Et que pensez-vous maintenant? dis-je tout songeur, après l’avoir
-écouté jusqu’au bout.
-
---Ce que je pensais auparavant, ni plus ni moins, répondit-il sans
-hésiter. La chose est arrivée. Sans argent et donc sans soldats disposés
-à se battre, avec un peuple mourant de faim, avec des gens à l’esprit
-bourré de théories et d’abstractions toutes également subversives, que
-peut un gouvernement?
-
---Certes, il peut cesser de gouverner, répliquai-je avec brusquerie;
-mais ce n’est pas là ce que chacun désire.
-
---Il y aura forcément une période d’agitation, reprit-il, quoique avec
-moins d’assurance. Les forces de l’ordre, néanmoins, les forces de la
-loi, finissent toujours par triompher. Je ne doute pas qu’il en soit
-ainsi une fois de plus.
-
---Après une période d’agitation?
-
---Oui, fit-il. Après une période d’agitation. Et je souhaiterais, je
-l’avoue, que nous l’ayons dépassée. Mais gardons haut les cœurs,
-monsieur le vicomte. Fions-nous au peuple: remettons-nous-en à son bon
-sens, à sa capacité de gouverner, à sa modération...
-
-Force me fut de l’interrompre.
-
---Qu’est-ce, Gilles? dis-je, en m’excusant d’un geste.
-
-Le valet venait de sortir du château et attendait pour me parler.
-
---Monsieur le vicomte, c’est M. Doury, qui arrive de Cahors,
-répondit-il.
-
---Doury, l’aubergiste?
-
---Oui, monsieur, avec Buton. Ils demandent à vous voir.
-
---Ensemble? fis-je.
-
-Cet accouplement me paraissait bizarre.
-
---Oui, monsieur.
-
---Eh bien! amène-les-moi ici, répondis-je, après avoir interrogé des
-yeux mon compagnon. Pourquoi Doury? Je lui ai payé ma note. Que peut-il
-me vouloir?
-
---Nous le verrons bien, répliqua l’abbé, les yeux fixés sur la porte.
-Les voici... Oh! oh! A cette heure, monsieur le vicomte, reprit-il plus
-bas, je n’ai plus autant de confiance.
-
-Il devinait sans doute quelque chose de la vérité; mais, pour ma part,
-je n’y compris absolument rien. Je connaissais depuis des années
-l’aubergiste comme un homme poli et obséquieux, mais je ne l’avais
-jamais approfondi, et je ne le séparais guère dans ma pensée de sa
-clientèle et de son métier. Je fus donc stupéfait de le voir s’avancer
-avec un air où l’orgueil le disputait à la bassesse, tour à tour se
-redressant et pinçant les lèvres, comme pénétré de son importance, puis
-faisant le plongeon, tout confus et piteux. Son accoutrement était aussi
-bizarre que son attitude, car au lieu de ses bourgeois effets noirs, il
-étalait un habit bleu à boutons d’or, avec un gilet canari, et il
-maniait une canne à pomme d’or; sobres magnificences qu’éclipsaient
-néanmoins deux énormes touffes de rubans bleus, blancs et rouges,
-piquées l’une sur son revers, l’autre à son chapeau.
-
-Son acolyte, dont la carrure gigantesque et le visage tanné par le
-soleil faisaient ressortir la flasque obésité du citadin, le suivait à
-trois pas, semblablement paré. Mais tout enrubanné qu’il fût et en cette
-étrange société, il n’en restait pas moins Buton le forgeron. Il rougit
-sous mon regard, et se dissimula le plus possible derrière la personne
-de Doury.
-
---Bonjour, Doury, dis-je.
-
-La gauche suffisance de l’individu m’eût fait éclater de rire, si je
-n’avais remarqué la gravité particulière du curé.
-
---Qu’est-ce qui vous amène à Saux? repris-je. Et que puis-je faire pour
-vous?
-
---Avec votre permission, monsieur le vicomte, commença-t-il.
-
-Puis il s’arrêta, et se redressant--car la force de l’habitude lui
-courbait l’échine--il reprit tout à trac:
-
---L’intérêt public, monsieur. Et pour avoir l’honneur de conférer avec
-vous à son sujet.
-
---Conférer avec moi? fis-je tout surpris. Sur l’intérêt public?
-
-Il sourit avec malaise, mais tint bon.
-
---Parfaitement, monsieur. Il s’est produit de si grands changements...
-et nous avons tellement besoin de conseils...
-
---Que je ne dois pas m’étonner, si M. Doury vient les demander à Saux.
-
---Parfaitement, monsieur.
-
-Sans chercher à dissimuler mon mépris et mon étonnement, je haussai les
-épaules et regardai le curé.
-
---Eh bien! dis-je après un instant de silence, qu’y a-t-il? Avez-vous
-été pris à vendre de mauvais vin? Ou désirez-vous savoir le nombre de
-plats fixé par décret des états généraux? Ou...
-
---Monsieur, dit-il, en rassemblant toute sa dignité, ce n’est pas
-l’heure de plaisanter. Dans la crise actuelle, l’aubergiste est aussi
-intéressé que, sauf votre respect, le gentilhomme; et déserté par ceux
-qui devraient le diriger...
-
---Qui ça, l’aubergiste? m’écriai-je.
-
-Il devint rouge comme une tomate.
-
---Monsieur le vicomte entend bien que je parle du peuple..., dit-il d’un
-ton offensé. Et déserté par ses chefs légitimes...
-
---Exemple?
-
---M. le duc d’Artois, M. le prince de Condé, M. le duc de Polignac, M...
-
---Ah bah! dis-je. Comment ont-ils déserté?
-
---Pardi, monsieur! N’avez-vous pas appris?
-
---Appris quoi?
-
---Qu’ils ont quitté la France? Que dans la nuit du 17, trois jours après
-la prise de la Bastille, les princes du sang ont quitté la France en
-catimini, et...
-
---Absurde! m’écriai-je. Absurde! Pourquoi seraient-ils partis?
-
---C’est précisément la question que l’on se pose, monsieur le vicomte,
-répondit-il avec un vif empressement. Les uns disent qu’ils
-s’éloignaient de la capitale dans l’intention de la punir. D’autres,
-qu’ils manifestaient ainsi leur désapprobation de l’amnistie que Sa
-Majesté très clémente devait accorder ce jour-là. D’autres, qu’ils
-avaient peur. D’autres même, qu’ils craignaient le sort de Foullon...
-
---Imbécile! m’écriai-je, en l’arrêtant net, car ma patience était à
-bout; vous délirez! Retournez à vos casseroles! Que savez-vous des
-affaires de l’État? Certes, au temps de mon grand’père, continuai-je,
-outré, si vous aviez parlé des princes du sang sur ce ton, vous auriez
-goûté du pain sec pour six mois, et heureux de vous en tirer sans la
-bastonnade!
-
-Je le vis lâcher pied, et les vieilles habitudes l’emportant sur son
-nouveau rôle, il balbutia des excuses. Il n’avait nulle intention
-injurieuse, à son dire. Il s’était mal exprimé. Néanmoins, je
-m’apprêtais à le semoncer, lorsque à ma stupéfaction Buton intervint.
-
---Mais, monsieur, ce que vous dites là, c’était bon il y a trente ans,
-fit-il d’un ton bourru.
-
---Hé quoi, vilain? exclamai-je, le souffle quasi coupé d’étonnement, que
-viens-tu faire dans cette galère?
-
---Je suis avec lui, répondit-il, en me désignant gravement son
-compagnon.
-
---Pour affaires d’État?
-
---Oui, monsieur!
-
---Ma parole! exclamai-je, en les considérant tous les deux, partagé
-entre l’indignation et l’incrédulité, si vous dites vrai, pourquoi
-n’avoir pas amené aussi le chien de garde? Et le bélier de Jean le
-métayer? Et le chat de mère-grand? Et le tournebroche de M. Doury? Et...
-
-Le curé me toucha le coude.
-
---Mieux vaudrait, je crois, entendre ce qu’ils ont à dire, me fit-il
-observer à mi-voix. Ensuite, monsieur le vicomte...
-
-Je cédai à regret.
-
---De quoi donc s’agit-il? fis-je. Exposez votre demande.
-
---L’intendant a pris la fuite, répondit Doury, en recouvrant une partie
-de sa dignité première, et nous voulons organiser, conformément aux
-instructions reçues de Paris, et suivant le glorieux exemple de cette
-cité, un Comité; un Comité pour administrer les affaires du district. Et
-c’est de ce Comité, monsieur, que mon bon ami ici présent et moi nous
-avons l’honneur d’être une députation.
-
---Vous, passe; mais lui? lançai-je, incapable de me contenir plus
-longtemps. Au nom du ciel, qu’a-t-il à voir avec le Comité? ou avec les
-affaires du district?
-
-Et d’un index impitoyable je désignais Buton, qui rougissait sous son
-hâle et se dandinait avec gêne, mais ne disait mot.
-
---Il en est membre, répliqua l’aubergiste, en lançant à son collègue un
-regard oblique et dépourvu de bienveillance. Monsieur le vicomte n’est
-pas sans savoir que pour être aussi parfait que possible, ce Comité doit
-représenter toutes les classes.
-
---Voire même la mienne, dis-je, ironiquement.
-
---C’est dans ce but que nous venons vous trouver, répondit-il avec
-embarras. C’est en un mot pour vous demander, monsieur le vicomte, que
-vous nous permettiez de vous élire comme membre, et non seulement comme
-membre...
-
---Quel honneur!
-
---Mais comme président du Comité.
-
-Cela revenait, tout compte fait, à ce que j’avais prévu. Cela survenait
-à l’improviste, mais en somme c’était la simple réalisation de ce que
-mon rêve me montrait. Qualifié mandat du peuple, cela eût bien sonné;
-passant par la bouche de Doury l’aubergiste, avec Buton comme assesseur,
-cela me crispa les nerfs. Certes, cela n’eût pas dû me surprendre. Alors
-que de tels événements se déroulaient dans le monde; alors qu’un roi
-acceptait de voir sa forteresse prise et ses serviteurs tués, et
-pardonnait aux rebelles; alors qu’un intendant de Paris était massacré
-dans les rues de sa juridiction; alors que les tumultes et les émeutes
-sévissaient dans chaque province, et que les princes fuyaient, et qu’on
-pendait les meuniers, cette invitation n’offrait rien de merveilleux. Et
-aujourd’hui, rétrospectivement, je la trouve toute naturelle. J’ai assez
-vécu pour voir des hommes exerçant le métier de Doury monter sur le
-trône, resplendissants de croix et de «crachats», et un artisan né dans
-une forge s’asseoir à la table des empereurs. Mais en ce jour de
-juillet, sur la terrasse de Saux, l’offre me parut de toutes les
-facéties la plus grotesque, de toutes les extravagances la plus absurde.
-
---Merci, monsieur, dis-je enfin, un peu remis de mon premier étonnement.
-Si je vous entends bien, vous me demandez de faire partie du même Comité
-que cet homme-là? (Et je désignai sévèrement Buton.) De siéger avec ce
-paysan né sur mes terres, et soumis hier encore à ma justice? Avec le
-serf que mes pères ont affranchi? Avec l’artisan qui vit à mes gages?
-
-Doury jeta un coup d’œil à son collègue.
-
---Mais, monsieur le vicomte, dit-il en s’éclaircissant la gorge, pour
-être parfait, vous le savez, un Comité doit nous représenter tous tant
-que nous sommes.
-
---Un Comité! lançai-je, incapable de contenir mon indignation. Voilà du
-nouveau en France. Et ce parfait Comité, quel est son rôle?
-
-Doury se ressaisit d’un seul coup, et se gonfla d’importance.
-
---L’intendant a fui, dit-il, et le peuple ne se fie plus aux magistrats.
-Il court aussi des histoires de brigands; et le blé fait défaut. C’est
-de tout cela que le Comité doit s’occuper. Il doit prendre des mesures
-pour maintenir la paix, approvisionner la ville, contenter la troupe,
-tenir des réunions, et délibérer sur sa conduite future. En outre,
-monsieur le vicomte, poursuivit-il, en se bouffissant les joues, il
-correspondra avec Paris; il administrera la justice; il...
-
---En un mot, dis-je tranquillement, il gouvernera. Le roi, j’imagine,
-ayant abdiqué.
-
-Doury sembla se ratatiner, et faillit perdre de ses couleurs.
-
---A Dieu ne plaise! répondit-il, un trémolo dans la voix. Le Comité
-n’agira qu’au nom de Sa Majesté.
-
---Et avec son autorisation?
-
-L’aubergiste me considéra, tout démonté, et il bafouilla quelque chose
-où je saisis le mot: peuple.
-
---Ah! ah! dis-je. C’est le peuple qui m’invite à gouverner, alors? Avec
-un aubergiste et un paysan? Et avec d’autres aubergistes et paysans,
-j’imagine? Gouverner! Usurper sur les fonctions de Sa Majesté, oui!
-Supplanter ses magistrats, corrompre sa force armée! Bref, maître Doury,
-achevai-je avec suavité, se rendre coupable de haute trahison. De haute
-trahison, vous m’entendez?
-
-Certes, il m’entendait, l’aubergiste! Il s’essuya le front d’une main
-tremblante, et resta terrifié et sans voix, à me regarder piteusement.
-Une deuxième fois le forgeron prit sur lui de me répondre.
-
---Monseigneur..., bégaya-t-il, en se passant dans la barbe son énorme
-main noire.
-
---Permettez, Buton, répliquai-je avec aménité. Pour quelqu’un qui aspire
-à gouverner le pays, vous êtes trop respectueux.
-
---Vous avez omis une chose que devra faire aussi le Comité, reprit
-l’artisan, d’une voix rauque, et sans oser, tel un chien timide mais
-hargneux, me regarder en face.
-
---Et quelle est cette chose?
-
---De protéger les seigneurs.
-
-Je l’examinai, partagé entre la colère et l’étonnement. Le point de vue
-était neuf. Après une pause:
-
---Contre qui? fis-je sèchement.
-
---Contre leurs vassaux, répliqua-t-il.
-
---Contre leurs Butons, dis-je. Je saisis. Nous allons nous réveiller
-dans les flammes, n’est-ce pas?
-
-Il garda un silence obstiné. Je repris:
-
---Grand merci, Buton. Et voilà votre reconnaissance pour le pain de tout
-un hiver! Dans ce monde, décidément, cela rapporte de faire le bien.
-
-L’homme rougit sous son hâle, et soudain me regarda pour la première
-fois.
-
---Vous savez bien que vous mentez, monsieur le vicomte! dit-il.
-
---Je mens, coquin! m’écriai-je.
-
---Oui, monsieur, reprit-il. Vous savez que je mourrais pour mon
-seigneur, tout comme si j’avais au cou le collier de fer! Que je me
-ferais brûler plutôt que de laisser le feu prendre au château de Saux!
-Que, vivant ou mort, j’appartiens à mon maître. Mais, monseigneur (et il
-prit un ton de gravité surprenante chez un homme aussi inculte), il y a
-des abus, et il convient d’y mettre fin. Il y a des tyrans, et ils
-doivent disparaître. Il y a des hommes, et des femmes, et des enfants
-qui meurent de faim, et il faut que tout cela finisse. Le pauvre est
-pressuré, monseigneur,--pas chez vous, mais partout aux environs,--et
-cela doit finir. Et c’est le pauvre qui paie les impôts, alors que le
-riche en est déchargé; c’est le pauvre qui fait les routes, dont le
-riche se sert; le pauvre ne peut payer son sel, mais le roi mange dans
-l’or. A tout cela il faut aujourd’hui mettre fin, paisiblement, si les
-seigneurs le veulent, mais il faut y mettre fin. Il le faut,
-monseigneur, dût-on brûler les châteaux, conclut-il sombrement.
-
-
-
-
-CHAPITRE VI
-
-UNE RENCONTRE SUR LA ROUTE
-
-
-L’éloquence inattendue dont vibraient les paroles du forgeron, et son
-ton assuré, non moins que le saisissant aveu de pensées que je n’avais
-jamais songé à lui attribuer, pas plus à lui qu’à nul paysan, me
-déconcertèrent tout d’abord à tel point que je restai muet. Doury
-profita de l’occasion pour intervenir.
-
---Vous voyez maintenant, monsieur le vicomte, dit-il avec suffisance, le
-besoin d’un pareil Comité. Il faut maintenir la paix du roi.
-
---Je vois, ripostai-je âprement, qu’il y a en liberté des sauvages qui
-devraient être dans les fers. Un Comité? C’est aux officiers du roi de
-maintenir la paix du roi! Le véritable mécanisme...
-
---Et s’il est détraqué?
-
-Ces mots venaient de Doury. Mais à l’instant il se repentit de sa
-hardiesse.
-
---Alors qu’on le répare! éclatai-je. Dieu! voir une bande de marmitons
-et de vils manants courir le pays pour jacasser de tout cela, et
-jusqu’en ma présence!... Allez-vous-en, je ne veux plus avoir affaire en
-rien avec vous ni votre Comité. Allez-vous-en, dis-je!
-
---Toutefois... un peu de patience, monsieur le vicomte, insista-t-il,
-d’un air navré. Toutefois, si quelqu’un de la noblesse nous donnait son
-appui, vous plus que personne...
-
---Il y aurait alors quelqu’un à pendre à la place de Doury! lui
-lançai-je tout à trac. Quelqu’un derrière qui Doury pourrait s’abriter,
-et de moindres vilains se cacher. Mais je ne veux pas être leur
-plastron.
-
---Cependant, monsieur, en d’autres provinces, reprit-il à tout hasard,
-malgré son découragement croissant, M. de Liancourt, M. de La
-Rochefoucauld, n’ont pas dédaigné...
-
---Tant pis! moi, je dédaigne! ripostai-je. Et de plus, je vous le
-déclare, et je vous conseille de vous en souvenir, vous aurez à répondre
-de ce que vous êtes en train de faire. Je vous ai dit que c’était de la
-haute trahison. Je le répète encore; et je n’y veux avoir aucune part.
-Et maintenant, retirez-vous.
-
---Il y aura du feu! murmura le forgeron.
-
---Décampez! dis-je sévèrement. Sinon...
-
---Avant demain matin on verra le ciel rouge, répondit-il. Vous l’aurez
-voulu, seigneur; ainsi soit-il!
-
-Je lui lançai un coup de ma canne; mais il le para non sans quelque
-dignité, et se retira, suivi par un Doury à mine de chien battu, qui ne
-faisait guère honneur à ses beaux ajustements. Je les regardai
-s’éloigner, puis me retournai vers le curé pour savoir ce qu’il allait
-me dire.
-
-Mais je ne le trouvai plus. Lui aussi s’était éclipsé; il avait traversé
-le château, peut-être, afin de les arrêter à la grille, et de les
-dissuader. Je l’attendis, battant le gravier de ma canne, avec
-irritation, et surveillant l’angle de la maison. Je ne tardai pas à l’en
-voir déboucher, tenant son chapeau un peu au-dessus de sa tête, seule
-partie ombragée de toute sa personne, car il était midi. Je m’aperçus
-qu’il remuait les lèvres en approchant de moi; mais quand je
-l’interpellai, il leva les yeux gaiement.
-
---Oui, fit-il en réponse à ma question, j’ai passé par le château, et je
-les ai arrêtés.
-
---C’était bien inutile, fis-je. Des hommes assez niais pour croire
-qu’ils vont remplacer le gouvernement de Sa Majesté avec un Comité
-d’artisans et de gâte-sauces...
-
---J’en suis, répliqua-t-il, avec un léger sourire.
-
---Du Comité? exclamai-je, la respiration coupée d’étonnement.
-
---Vous l’avez dit.
-
---C’est absurde!
-
---Pourquoi? fit-il tranquillement. N’ai-je pas toujours prédit ce qui
-arrive? N’est-ce pas là ce que Rousseau enseigne, dans son _Contrat
-social_, et avec lui Beaumarchais, par la bouche de son Figaro, et tous
-les philosophes qui rabâchent l’un et toutes les belles dames qui
-applaudissent l’autre? Eh bien! le jour est arrivé, et je vous ai
-conseillé, monsieur le vicomte, de défendre votre caste. Mais moi,
-pauvre homme, je défends la mienne. Et pour ce Comité où vous ne voyez,
-mon ami, que des gens ridicules, dites-moi si un gouvernement quelconque
-(il appuya sur ces mots, comme pour se persuader lui-même) ne vaut pas
-mieux que pas de gouvernement du tout? Comprenez-le, monsieur, la
-vieille machine s’en va par morceaux. L’intendant a fui. Le peuple se
-méfie des magistrats. Les soldats se mettent avec le peuple. Les
-huissiers et les collecteurs d’impôts sont... Dieu sait où!
-
---En ce cas, dis-je avec indignation, c’est l’heure pour la noblesse
-de...
-
---Prendre la tête et de gouverner? poursuivit-il. Par l’intermédiaire de
-qui? D’une poignée de valets et de gardes-chasse? Contre le peuple?
-Contre cette multitude que vous avez vue sur le marché de Cahors?
-Impossible, monsieur.
-
---Mais le monde va être sens dessus dessous, dis-je.
-
---Il n’en aura que plus grand besoin d’un soutien fort et immuable...
-Qui n’est pas de ce monde, répondit-il avec dévotion.
-
-Et se découvrant, il médita un instant. Puis il reprit:
-
---Mais voici la chose. Doury m’apprend que la noblesse se rassemble à
-Cahors, dans le but de s’associer, comme vous le proposez, et de faire
-échec au peuple. Or, cela ne peut être qu’inutile, et cela peut être
-pis. Cela peut amener les excès mêmes qu’on cherche à prévenir.
-
---Amener des excès à Cahors?
-
---Non, dans le pays. Buton, à coup sûr, n’a pas parlé à la légère. C’est
-un brave homme, mais il en connaît d’autres qui ne le sont pas, et il y
-a des châteaux bien isolés en Quercy, et de faibles femmes qui n’ont
-jamais subi le contact d’une main grossière, et des enfants...
-
---Mais, criai-je, hagard, c’est donc une Jacquerie que vous redoutez?
-
---Dieu le sait, fit-il gravement. Les pères ont mangé des fruits acides,
-et leurs fils en ont les dents agacées. Depuis combien d’années ceux de
-Versailles gaspillent-ils la sueur du paysan, son sang, sa chair, sa
-substance! Qui sait s’ils ne le paieront pas de leur vie! Mais à Dieu ne
-plaise, monsieur, à Dieu ne plaise!... Quoique, si jamais... l’heure est
-venue, à présent.
-
- * * * * *
-
-Après son départ, je n’eus plus de repos. Ses paroles m’avaient donné la
-fièvre. Quels événements ne pouvaient se passer, tandis que j’étais là
-inactif! Et, pour étancher ma soif de nouvelles, je montai à cheval et
-me mis en route vers Cahors. La journée était brûlante, l’heure mal
-choisie pour une promenade; mais l’exercice me fit du bien. Je me
-dégageai peu à peu du tourbillon de pensées où m’avaient plongé les
-craintes du curé, venant après l’avertissement de Buton. Depuis lors, je
-n’avais vu les choses que par leurs yeux; je m’étais laissé égarer par
-leurs imaginations; et la perspective d’une France gouvernée par un tas
-de maréchaux ferrants et de maîtres de poste m’avait paru moins étrange
-qu’elle ne commençait de le faire, à cette heure où j’avais tout loisir
-de l’examiner avec calme, en montant la longue côte qui se trouve à une
-lieue de Saux et deux de Cahors. La folle idée de toute une noblesse
-fuyant comme des lièvres devant ses vassaux, ne m’était pas encore
-apparue aussi folle.
-
-A la réflexion, je voyais peu à peu les choses sous leurs vraies
-dimensions, et je me qualifiais de nigaud. Une Jacquerie? Trois siècles
-et plus avaient passé depuis les âges de ténèbres où la France avait
-connu cette calamité. Qui donc, sauf un enfant perdu dans la nuit, ou
-une romanesque jeune fille enfermée dans son donjon, pouvait croire à
-leur retour? A la vérité, quand je passai devant Saint-Alais, qui est
-situé un peu à l’écart, au pied de la hauteur, je vis, à l’entrée de la
-route qui mène au village, un rassemblement de têtes qui auraient dû
-être courbées sur le hoyau, et dans ce groupe patibulaire de mécontents,
-des prunelles de braise luisaient sous des orbites creuses, en l’attente
-de Dieu sait quoi. Mais j’avais déjà vu pareils attroupements, jadis,
-dans les mauvaises années, lorsque la récolte manquait, ou lorsqu’un
-abus trop excessif de la part du seigneur poussait les paysans à se
-croiser les bras et à quitter le sillon. Et jamais ces révoltes
-n’aboutissaient à rien, si ce n’est tout au plus à quelque pendaison.
-Pourquoi irais-je croire cette fois-ci qu’il en sortirait davantage, ou
-qu’une étincelle dans Paris dût allumer un incendie chez moi?
-
-En fait, j’étais à peu près réconforté, et je riais de ma candeur. Le
-curé avait donné libre cours à ses vaticinations, et l’ignorance et la
-crédulité de Buton avaient fait le reste. Quelle absurdité sans nom, je
-le voyais maintenant, de supposer que la France, la première des
-nations, la mieux équilibrée, la plus civilisée de toutes, cette France
-où depuis deux siècles personne n’avait bravé impunément le pouvoir
-royal, pût devenir tout à coup le théâtre de sauvages excès? Quelle
-absurdité folle de supposer qu’un ramassis de roturiers et de canaille
-en ferait un jour son Petit Trianon?
-
-J’en étais là de mes pensées, lorsque leur cours fut détourné par
-l’apparition d’un carrosse qui surgit lentement au sommet de la côte où
-je m’engageais, et s’apprêta à descendre la route. Un instant il se
-profila nettement sur le ciel, avec la silhouette ventrue du cocher, et
-dépassant de la caisse, les deux têtes des laquais ballottés par
-derrière. Puis il se mit à dévaler prudemment vers moi. Les laquais
-sautèrent à bas, enrayèrent les roues, et le pesant véhicule patina en
-grinçant, retenu par les timoniers, tandis que les chevaux de volée
-secouaient leurs mors avec impatience. Là, au lieu de faire des lacets,
-la route descend tout droit entre des peupliers sur une longueur d’un
-millier de pas; et dans l’azur d’été le crissement des roues et le
-cliquetis des gourmettes arrivaient distinctement jusqu’à moi.
-
-Je ne tardai pas à reconnaître le carrosse de Mme de Saint-Alais; et je
-fus tenté de faire volte-face pour l’éviter. Mais à la même minute
-l’orgueil vint à mon aide, et, lâchant la bride, je m’avançai à sa
-rencontre.
-
-En dehors de l’abbé Benoît je n’avais vu quasi personne depuis les
-événements de Cahors, et l’appréhension m’envahit à la pensée de
-l’accueil qui m’était réservé. L’allure du carrosse me parut
-démesurément lente; mais j’arrivai enfin à sa hauteur, dépassai les
-chevaux qui retenaient, et regardai dans la voiture en mettant le
-chapeau à la main, car si je craignais de voir la marquise, ce pouvait
-aussi bien être Louis, et dans les deux cas la politesse exigeait à tout
-le moins un salut correct.
-
-Mais assise à la place d’honneur, au lieu de M. le marquis, ou de sa
-mère, ou de M. le comte, c’était une petite personne qui trônait au
-milieu de la banquette; une petite personne pâle et étonnée. Elle devint
-cramoisie en m’apercevant, ses pupilles se dilatèrent d’effroi, et ses
-lèvres tremblèrent à faire pitié: c’était Mlle Denise!
-
-Si j’avais su plus tôt qu’elle fût dans le carrosse, et seule, je
-l’aurais croisée en silence; et c’était là ce que j’avais de mieux à
-faire, après ce qui s’était passé. Il m’appartenait moins qu’à personne
-de m’imposer à elle. Mais ses gens prirent un malin plaisir à nous
-mettre en présence,--car mon aventure était sans doute la fable de la
-maison,--et ils arrêtèrent la voiture tandis que machinalement je
-retenais mon cheval. Je vis trop tard qu’elle était seule, à part deux
-soubrettes assises à reculons en face d’elle; nous étions déjà nez à nez
-à nous dévisager comme des sots.
-
---Mademoiselle! dis-je.
-
---Monsieur! répondit-elle automatiquement.
-
-Cela dit, je n’avais en somme plus le droit de rien ajouter. Je devais
-la saluer, et m’éloigner sans plus. Mais obéissant à je ne sais quelle
-impulsion, je repris:
-
---Mademoiselle s’en retourne... à Saint-Alais?
-
-Elle remua les lèvres, mais aucun son n’en sortit. Elle me regardait
-comme fascinée. Mais la plus âgée de ses femmes répondit pour elle, et
-lança d’un air déluré:
-
---Hé oui, monsieur.
-
---Et Mme de Saint-Alais?
-
---Madame est restée à Cahors, répliqua la fille sur le même ton, auprès
-de M. le marquis, lequel a affaire.
-
-Après cela je devais à coup sûr m’éloigner; mais la jeune fille me
-regardait toujours, muette et rougissante; et le tableau que je me
-formai de son arrivée seule et sans protection à Saint-Alais, joint au
-souvenir des faces patibulaires que j’avais vues à l’entrée du village,
-m’inspira le désir de rester encore, et finalement de lui révéler ma
-pensée.
-
---Mademoiselle, dis-je malgré moi, sans me soucier des serviteurs, si
-vous voulez m’en croire... vous n’irez pas plus loin.
-
-L’une des femmes murmura: «Par exemple!» L’autre dit: «C’est trop fort!»
-et hocha la tête avec impertinence. Mlle Denise recouvra la parole.
-
---Et pourquoi, monsieur? prononça-t-elle, nettement et posément, les
-yeux agrandis par une surprise qui faisait taire sa timidité.
-
---Parce que, répondis-je en hésitant (je regrettais déjà ma phrase);
-parce que la région est dans un tel état... Je veux dire que Mme la
-marquise ne se rend peut-être pas bien compte...
-
---De quoi, monsieur? demanda hautainement Mlle Denise.
-
---Qu’à Saint-Alais, balbutiai-je, il y a beaucoup de mécontents,
-mademoiselle, et...
-
---A Saint-Alais? fit-elle.
-
---Je veux dire dans les environs, me rattrapai-je gauchement. Et...
-bref, repris-je, avec un embarras croissant, mieux vaudrait, à mon
-humble avis, mademoiselle, vous en retourner, et...
-
---Accompagner monsieur, peut-être? dit l’une des femmes, avec un rire
-insolent.
-
-Mlle de Saint-Alais la foudroya du regard. Puis, toute rouge, elle
-ordonna:
-
---Fouettez!
-
-Affolé de ma maladresse, je tentai de la réparer.
-
---Je vous fais mille excuses, mademoiselle, dis-je, mais...
-
---Fouettez! répéta-t-elle, cette fois sur un ton égal et net, mais qui
-n’admettait pas de réplique.
-
-La fille qui ne l’avait pas mécontentée--car l’autre était trop
-interdite--répéta l’ordre, le carrosse se remit en mouvement et me
-laissa au milieu de la route, à cheval et le chapeau à la main, très
-sot, devant la place vide.
-
-La route toute droite entre deux files de peupliers, le carrosse
-tressautant et cahotant dans la descente, les faces narquoises des
-laquais retournés vers moi dans le nuage de poussière, je revois tout
-cela à merveille. Ce tableau est resté particulièrement vif et précis
-dans cette collection d’où tant d’autres souvenirs plus importants ont
-disparu sans retour. J’avais chaud, j’étais vexé, mécontent de moi; je
-sentais que j’avais enfreint les convenances, et plus que mérité la
-rebuffade. Mais, en dépit de ces considérations, j’étais envahi d’un
-sentiment tout nouveau. La face de Denise me hantait; ses yeux pleins
-d’une surprise délicieuse, ou d’un dédain aussi exquis, me poursuivaient
-dans ma course. J’oubliais Buton et Doury, le Comité et le curé, la
-chaleur de la route, pour ne penser qu’à elle. Je ne réfléchissais à
-rien d’autre qu’à la possibilité d’un soulèvement de paysans. Cela, cela
-seul, revêtait un aspect nouveau et des plus redoutables, et me
-paraissait de plus en plus imminent et probable. La vue du visage
-enfantin de Denise donnait aux avertissements de Buton une réalité que
-tous les arguments du curé avaient été incapables de leur conférer.
-
-Cette pensée ne tarda pas à me harceler au point que pour y échapper je
-pressai mon cheval et le mis au galop, suivi de Gilles et d’André, qui
-s’étonnaient sans doute de me voir continuer dans cette direction. Mais,
-uniquement occupé des effroyables visions que les paroles du forgeron
-m’avaient évoquées, je perdis conscience du temps, et lorsque je revins
-à moi je me vis plus qu’à mi-chemin sur la route de Cahors, qui se
-trouve à trois lieues et demie de Saux. Alors j’arrêtai mon cheval et
-restai sur place, en proie à une fiévreuse irrésolution. D’une part, en
-une demi-heure je pouvais être à Cahors, devant la porte de Mme de
-Saint-Alais, et quoi qu’il arrivât ensuite, je n’aurais rien à me
-reprocher. D’autre part, dans le même laps environ, je pouvais être chez
-moi, inglorieusement à l’abri.
-
-Lequel des deux choisir? L’instant, à mon insu, était gros de
-conséquences. D’une part, la face de Mlle Denise, sa beauté, son
-innocence, le danger où elle se trouvait, plaidaient singulièrement en
-sa faveur, et me poussaient à donner l’avis. De l’autre, l’orgueil
-m’incitait à retourner, et à éviter la réception que j’avais tout lieu
-d’appréhender.
-
-A la fin je continuai. Moins d’une demi-heure plus tard je passais le
-pont Valentré.
-
-Mais il ne faut pas se figurer que je me décidai sans lutte, ou allai de
-l’avant sans appréhension. Les brocards et les railleries dont Mme de
-Saint-Alais m’avait accablé étaient trop récents; et vingt fois
-l’orgueil et le ressentiment faillirent m’arrêter et me faire
-rétrograder vers le château. A chaque fois, néanmoins, les faces
-sinistres et les yeux féroces que j’avais vus auprès du village me
-réapparaissaient; je me rappelais quelle haine environnait Gargouf, le
-régisseur de Saint-Alais; je me représentais les scènes abominables qui
-se dérouleraient avant l’arrivée des secours de Cahors, et j’allais de
-l’avant.
-
-Mais je m’attendais si bien à voir mes craintes tournées en ridicule,
-que le spectacle de la foule emplissant les rues sur mon passage ne
-suffit pas à me dissuader. On ne pouvait toutefois se méprendre à
-l’atmosphère de surexcitation. De toutes parts des gens attroupés
-conversaient avec gravité; ici et là des individus montés sur des
-chaises--ce qui était encore pour moi une mode nouvelle--haranguaient un
-auditoire de badauds. Certaines boutiques étaient fermées, on montait la
-garde devant d’autres, ainsi que devant les boulangeries. Je notai qu’un
-grand nombre de gens avaient des journaux et des brochures entre les
-mains, et autour de ceux-là, on parlait sur un ton plus élevé. Ici et là
-encore, mon apparition créa une sensation, mais d’un caractère
-équivoque, car si un petit nombre me saluaient avec respect, la plupart
-me dévisageaient en silence. Plusieurs me demandèrent au passage si
-j’apportais des nouvelles, et parurent désappointés de ma réponse
-négative. Par deux fois un petit groupe de peuple me hua.
-
-Le dépit que j’en éprouvai fut oublié grâce à un incident beaucoup plus
-surprenant. J’allais toujours, lorsque je m’entendis appeler par mon
-nom; je me retournai, et vis M. de Gontaut qui s’avançait vers moi aussi
-vite que sa dignité et sa boiterie le lui permettaient. Il s’appuyait,
-comme à l’ordinaire, sur le bras d’un valet, et il tenait dans l’autre
-main sa canne et sa tabatière; de plus, deux hommes vigoureux
-l’escortaient. Je n’avais nulle raison de croire qu’il appréciât mieux
-le service que je lui avais rendu, ou qu’il voulût en manifester plus de
-gratitude, que le jour de l’émeute; aussi ma surprise fut-elle grande
-lorsqu’il m’aborda, la face épanouie.
-
---Cette rencontre est le plus grand plaisir que j’aie eu depuis des
-mois, dit-il, en m’accablant de politesses. Par ma foi, monsieur le
-vicomte, vous nous avez tous faits quinauds! Une fameuse réception vous
-attend là-bas! Et vous nous amenez deux solides gaillards, à ce que je
-vois. Ce n’est pas bien, reprit-il, branlant le chef en manière de
-plaisanterie sénile. Je déclare que ce n’est pas bien. Mais vous
-connaissez la parole évangélique: «Il y aura plus de joie dans le ciel
-pour un pécheur qui se repent...» Allons, allons! il ne faut pas vous en
-vouloir. Vous leur avez donné une leçon; et maintenant nous voilà unis.
-
---Mais, monsieur le baron, dis-je, confondu, tout en obéissant à son
-geste d’avancer, tandis qu’il clopinait cahin-caha à côté de mon cheval.
-Je ne vous comprends pas du tout!
-
---Vous ne me comprenez pas?
-
---Hé non!
-
---Hein! vous ne vous attendiez pas à ce que nous le sachions si tôt,
-reprit-il d’un air fin. Mais je vous assure que nous sommes bien
-renseignés. La campagne est commencée, et le service des informations ne
-chôme pas. Il ne nous en échappe guère, et nous aurons vite fait de
-mettre ces gredins à la raison. Mais, de fait, c’est ce satané maraud de
-Doury qui a jasé. Il paraît que vous leur avez rivé leur clou? Un
-Comité! les malotrus! Et à notre barbe! Mais vous les avez envoyés
-promener comme il faut, vicomte. Si vous vous en étiez mis, à cette
-heure...
-
-Il s’arrêta net. Un homme qui traversait la rue l’avait légèrement
-bousculé. Le vieux gentilhomme perdit patience, et tout aussitôt leva sa
-canne avec un furieux juron. L’homme se retira en prodiguant les
-excuses; mais elles n’apaisèrent point M. de Gontaut.
-
---Ah! malandrin! lui cria-t-il, d’une voix tremblante de fureur, tu
-voulais encore une fois me jeter par terre? Mais nous allons te mettre
-au pas, n’aie crainte. Un peu de patience. Vive Dieu! dans ma
-jeunesse...
-
---Mais, monsieur le baron, dis-je afin de détourner son attention, car
-plusieurs des assistants nous regardaient d’un mauvais œil, et je
-sentais qu’il ne faudrait pas grand’chose pour amener une bagarre,
-êtes-vous bien sûr que nous soyons de force à les tenir en échec?
-
-Le vieux gentilhomme tremblait toujours, mais il se redressa avec un
-geste de vaillance passionnée.
-
---Vous verrez ça! cria-t-il. Quand viendra le beau moment, vous verrez
-ça, monsieur... Mais nous y voici; et voilà au balcon Mme de Saint-Alais
-avec quelques-uns de ses gardes du corps.
-
-Il s’arrêta pour lui envoyer un baiser, avec la grâce d’un Polignac.
-
---Là-haut, vicomte, vous allez voir ce que vous allez voir, reprit-il.
-Et moi aussi, je serai le bienvenu, puisque je vous amène.
-
-Je croyais rêver. Quinze jours plus tôt, on m’avait ignominieusement
-expulsé de cet hôtel, avec injonction de n’y remettre jamais les pieds.
-A cette heure, sur ce balcon d’où se penchaient vers moi de charmants
-visages et des têtes poudrées, les mouchoirs s’agitaient en mon honneur.
-Au haut de l’escalier, encombré de serviteurs et de laquais, et vibrant
-sous un flot continu d’allants et venants, je fus accueilli par un
-murmure de louanges. De tous côtés on tapotait des tabatières et on
-maniait des cannes; surgis des éventails, les yeux aguichants
-rivalisaient d’éclat avec les miroirs. Et à travers tout, une large
-avenue attendait mon passage, Louis vint à ma rencontre jusqu’à la
-porte, et la marquise s’avança jusqu’au milieu du salon. Ce fut un
-triomphe, triomphe qui me parut inconcevable, incompréhensible, jusqu’au
-moment où j’appris que la rebuffade administrée par moi à la députation
-avait été amplifiée dix fois, cent fois, au point de répondre aux vœux
-des plus violents; et les plus paisibles et réfléchis furent trop
-heureux de voir dans ma solidarité une preuve de cette réaction que le
-parti royaliste, dès le premier jour des troubles, ne cessa jamais
-d’espérer.
-
-On ne peut s’étonner si, pris à l’improviste et enivré d’encens je me
-laissai aller. Parmi cette société, et encore sous l’impression des
-gracieusetés de Mme de Saint-Alais, il eût fallu un courage et une
-hardiesse dont j’étais incapable, pour déclarer que j’étais venu non me
-joindre à eux, mais dans un but bien différent, et que tout en
-repoussant les offres de la députation, je n’avais nullement l’intention
-d’agir contre elle. Et d’ailleurs certains traits de la députation,
-telle l’outrecuidance de Doury, et les allusions de Buton, pour ne rien
-dire de la violence de la population parisienne, n’avaient pas manqué de
-m’impressionner défavorablement. A l’instar de mille autres tout prêts à
-bien accueillir la réforme, je reculais devant les extrémités où elle
-aboutissait; et quoique en entrant dans Cahors rien ne fût plus loin de
-ma pensée que de me joindre à la faction Saint-Alais, je me vis dans
-l’impossibilité de repousser sur-le-champ leurs louanges, ou d’expliquer
-à brûle-pourpoint dans quelle intention réelle j’étais venu les trouver.
-
-J’étais, en fait, le jouet des circonstances; faible, dira-t-on, au
-mauvais moment, et obstiné dans mon tort; livré tantôt à une puérile
-pétulance, et tantôt à une puérile versatilité; tour à tour passif et
-brutal. Ce sera justice. Mais nous traversions une période d’épreuves;
-et tant qu’elle dura, bien d’autres que moi et de plus âgés changèrent
-d’opinions, et dans la même semaine revinrent en arrière; bien d’autres
-eurent de la difficulté à trouver une cocarde à leur goût, blanche,
-noire, rouge ou tricolore.
-
-Du reste, la flatterie est douce, et j’étais jeune; de plus, j’avais
-Denise en tête et rien ne pouvait valoir la bienveillance de sa mère.
-Elle m’estimait, je crois, davantage pour ma révolte passée, et se
-félicitait de mon amendement en proportion des facultés de résistance
-que j’avais déployées.
-
---Parlons peu mais parlons bien, monsieur le vicomte, dit-elle, avec une
-dignité qui m’honorait autant qu’elle-même. Il s’est passé beaucoup de
-choses depuis que je ne vous ai vu. Nous ne sommes pas tout à fait, vous
-et moi, de la même opinion. Pardonnez-moi. Un coup de langue d’une
-femme, pas plus qu’un coup d’épée, ne déshonore un homme.
-
-Je m’inclinai, rougissant de plaisir. Après une quinzaine passée dans la
-solitude, cette agitation mondaine de personnages saluant, souriant,
-s’entretenant à mi-voix et sérieusement d’un dessein unique, d’un seul
-but, avaient sur moi une emprise énorme. Je subis la contagion. Je
-laissai la marquise me mettre dans la confidence.
-
---Le roi... (il n’y avait que le roi pour elle), dans une semaine ou
-deux le roi se montrera. Jusqu’ici on a abusé sa confiance. Cela va
-finir. En attendant, il nous faut prendre la place qui nous revient. Il
-nous faut armer nos serviteurs et nos gardes, réprimer les désordres et
-résister aux empiétements.
-
---Et le Comité, madame?
-
-Elle me donna une petite tape, en souriant, du bout de ses doigts
-mignons.
-
---Nous le traiterons comme vous l’avez traité, dit-elle.
-
---Pensez-vous que vous serez assez forts?
-
---Nous? corrigea-t-elle.
-
---Nous, fis-je, me reprenant tout confus.
-
---Pourquoi pas? En pourrait-il être différemment? répliqua-t-elle, en
-promenant à la ronde un coup d’œil orgueilleux. Regardez autour de vous
-et dites-moi si vous en doutez, monsieur le vicomte.
-
---Mais la France? dis-je.
-
---La France, c’est nous! trancha-t-elle, avec un geste superbe.
-
-Et à coup sûr la splendeur de la foule emplissant ses salons confirmait
-presque ces paroles. J’ai rarement vu depuis ce temps-là pareille
-réunion de beaux hommes et de jolies femmes. Sans doute, ces dehors
-renfermaient bien des petitesses et de la déchéance; ils cachaient
-l’épuisement des vices, la jalousie, la rivalité, la dissension; mais la
-poudre et les mouches, les soies et les velours de l’ancien régime,
-donnaient à tous un simulacre de force, et au moins une apparence de
-dignité. Bien que les guerriers fussent en minorité, tous portaient
-l’épée, et savaient s’en servir. On ne s’était pas encore avisé que
-cette fluette épée, si redoutable dans un duel, est une arme vaine
-contre une foule munie de bâtons et de pierres. On croyait ingénument
-qu’il suffirait de deux ou trois cents hommes d’épée pour faire obéir
-une province.
-
-En tout cas je ne voyais rien d’irréalisable dans cette prétention; et
-ce fut avec bien peu de résistance quoique sans guère plus
-d’enthousiasme, que j’arborai la cocarde blanche. Abandonnant toute idée
-de réforme immédiate, je convins que l’ordre, l’ordre seul, était le
-besoin urgent de la nation.
-
-Là-dessus tous étaient d’accord, et aussi pleins d’espoir. Je n’entendis
-émettre aucune appréhension, mais beaucoup de rodomontades, auxquelles
-prit part le pauvre M. de Gontaut, en dépit de ses rhumatismes. Personne
-ne fit la moindre allusion au danger d’une révolte des campagnes. A
-moi-même, entouré de cette foule brillante, le danger finissait par
-paraître si lointain et irréel, que la délicatesse non moins que la
-crainte du ridicule, me contraignirent au silence. Et comme je ne
-pouvais sans incongruité parler de Mlle Denise, l’avis que j’étais venu
-donner ne franchit pas mes lèvres. Je voyais que l’on se moquerait de
-moi; je crus m’être abusé, et me tus.
-
-Ce fut seulement après avoir promis de revenir le lendemain, et quand
-j’étais déjà sur le seuil et prêt à sortir, que je me trouvai en tête à
-tête avec Louis et laissai échapper un mot. Non sans hésitation, je lui
-demandai s’il croyait sa sœur en sûreté à Saint-Alais.
-
---Pourquoi veux-tu que j’en doute? dit-il avec aisance, la main sur mon
-épaule.
-
---L’agitation ne se borne pas à la ville, insinuai-je. Ni peut-être le
-plus grave de l’agitation.
-
-Il haussa les épaules.
-
---Tu penses trop à tout cela, mon cher, répliqua-t-il. Crois-moi, à
-présent que nous sommes unis, les désordres sont terminés.
-
-Mais ce fut dans cette même soirée du 4 août que l’Assemblée de
-Versailles renonça en une seule séance à toutes immunités, exemptions,
-privilèges, à toutes redevances, corvées, droits féodaux, à tous péages,
-à toutes dîmes, aux gabelles, aux lois de chasse et capitaineries! En
-une seule séance, ce même soir où Louis croyait les désordres terminés!
-
-
-
-
-CHAPITRE VII
-
-L’ALARME
-
-
-En ce temps-là, un brasier sur la place du marché, cinq ou six lanternes
-aux carrefours, constituaient à peu près tout l’éclairage public de la
-ville. Aussi, quand je fis halte pour laisser souffler mon cheval au
-haut de la côte, passé le pont Valentré, et jetai un regard en arrière
-sur Cahors, je ne vis que ténèbres, interrompues çà et là d’une touche
-de clarté jaunâtre, qui montrait un pan de mur ou le bord d’un toit.
-Rien d’autre ne décelait le mystère de la cité endormie.
-
-Tout autour, la rivière recourbait sa luisance à peine discernable.
-Par-dessus, des nuages couraient dans le ciel, et un vent, froid pour la
-saison, ou du moins froid par contraste avec la chaleur du jour, me
-rafraîchissait le sang et peu à peu m’emplissait l’âme de la solennité
-de la nuit.
-
-Pendant que les chevaux reprenaient haleine, la fièvre qui m’avait
-possédé au cours des dernières heures s’apaisa, ne laissant derrière
-elle qu’un étonnement mêlé de regrets. Mon exaltation disparue, la scène
-à laquelle je venais d’assister perdit tout attrait; et je ne tardai
-guère à la juger plus sévèrement. La paix nocturne me laissait percevoir
-une fausse note dans les cyniques vantardises et dans les projets,
-égoïstes au dernier point, que je venais d’écouter durant des heures. Ce
-«La France, c’est nous» de la marquise, qui avait sonné si bien au
-milieu des lumières et des scintillements du salon, parmi les dentelles,
-les coiffures «en fripons» et les gilets fleur-de-pêcher, apparaissait
-une folie en présence de la nuit grandiose qui recélait vingt-cinq
-millions de Français.
-
-Néanmoins, ce que j’avais fait était fait. Je portais à ma boutonnière
-la cocarde blanche; j’étais voué à l’ordre, et à mon ordre. Et cela
-valait peut-être mieux ainsi. Mais, à la réflexion, mon enthousiasme
-tomba; et par un singulier mécanisme, à mesure qu’il s’affaissait, et
-que le souvenir de la scène où je venais de prendre part perdait son
-emprise, le devoir qui m’avait amené à Cahors recouvrait son importance.
-Plus s’affaiblissait l’influence de Mme de Saint-Alais, plus se
-renforçait l’image de sa fille, assise dans son carrosse, solitaire et
-effrayée. A la fin, je remontai vivement à cheval, et m’évertuai à
-oublier mes pensées dans la rapidité de ma course.
-
-Mais il n’est pas aussi aisé de s’échapper à soi-même la nuit que le
-jour. Le bruit du vent dans les châtaigniers, les nuages en fuite et le
-dur retentissement des sabots sur la route, m’imprégnaient pour ainsi
-dire d’une gravité qui ralentissait le cours de mon sang. Les gens de ma
-suite parlaient d’une voix endormie ou trottaient en silence. Je pouvais
-me croire à cent lieues de la ville. Pas une lumière sur le plateau.
-Dans le monde nocturne où nous nous enfoncions, dans ce monde de noires
-et mystérieuses silhouettes apparues soudain sur le ciel pâle, et aussi
-vite résorbées, nous étions les seuls êtres vivants.
-
-A la fin nous atteignîmes la hauteur qui domine Saint-Alais, et je
-cherchai aussitôt des lumières au fond de la vallée, oubliant qu’il
-allait être minuit dans une heure, et que depuis longtemps le village
-était plongé dans le sommeil. Cette déception, avec la lenteur de notre
-allure, car l’abrupte descente nous forçait d’aller au pas,
-m’impatientait; et quand j’ouïs derrière moi, au bout d’un instant, un
-bruit particulier, que je connaissais trop bien, j’éclatai.
-
---Arrête, imbécile! m’écriai-je, en retenant mon cheval et me retournant
-sur ma selle. Cette jument a cassé son fer encore une fois, et tu
-continues comme si de rien n’était. Descends et regardes-y. Crois-tu
-donc...
-
---Excusez, monsieur, balbutia Gilles, qui s’était endormi sur sa selle.
-
-Il se laissa glisser à bas. La jument qu’il montait, une bête de
-prix,--avait le tic de casser un de ses fers de derrière; après quoi, à
-la première occasion, elle se mettait à boiter. Buton avait essayé sur
-elle tous les modes de ferrure, mais sans succès.
-
-Je sautai à terre pendant que le valet soulevait le pied de sa bête. Mon
-oreille ne m’avait pas trompé: le fer était cassé. Gilles s’efforça
-d’enlever le fragment de métal resté sur le sabot, mais la jument était
-rétive, et il dut y renoncer.
-
---Elle ne peut aller jusqu’à Saux dans cet état, m’écriai-je avec
-colère.
-
-Les deux hommes restèrent silencieux une minute, en considérant la bête.
-Puis Gilles parla.
-
---La forge de Saint-Alais n’est pas à cent cinquante toises en
-descendant l’allée, monsieur, dit-il. Et le tournant est là-bas. Nous
-pourrions éveiller Petit-Jean, l’amener ici avec ses tenailles. Mais...
-
---Mais quoi? fis-je d’un ton bourru.
-
---Je me suis disputé avec lui à la foire de Cahors, monsieur, répondit
-Gilles piteusement, et je crains qu’il ne veuille pas venir pour nous.
-
---Très bien, dis-je avec brusquerie. C’est moi qui irai. Et toi, reste
-ici, et fais tenir cette bête tranquille.
-
-André tint l’étrier pour m’aider à monter. La maréchalerie, la première
-baraque du village, était à cinq cents pas plus loin, et
-raisonnablement, j’aurais dû y aller à cheval. Mais mon irritation me
-portait à faire tout le contraire de ce qu’on me proposait, et, refusant
-rudement son aide, je partis à pied. Au bout de cinquante pas,
-j’arrivais au chemin de traverse qui mène à Saint-Alais, et je m’y
-engageai, cessant aussitôt de percevoir l’allègre tintement des mors et
-le bruit des voix humaines.
-
-Des peupliers s’élevaient de chaque côté sur les hauts talus qui
-encaissaient l’allée; il y faisait noir comme dans un four, et je
-marchais presque à tâtons. Un faux-pas que je fis acheva de m’exaspérer,
-et je maudis les Saint-Alais pour leurs ornières et la lune pour son
-coucher prématuré. Le susurrement continuel des peupliers
-m’accompagnait, et, je ne sais pourquoi, me persécutait. Je trébuchai de
-nouveau, et pestai contre Gilles, puis je m’arrêtai, prêtant l’oreille.
-Bien qu’engagé dans ce chemin creux, le tintement des mors me parvenait
-de nouveau, comme si les chevaux me suivaient.
-
-Je m’irritai tout d’abord, croyant que les valets avaient enfreint mes
-ordres. Mais je m’aperçus que ce bruit m’arrivait de devant, et qu’il
-était plus fort et plus grave que le cliquetis d’une gourmette ou d’une
-bride. Je m’avançais péniblement, assez surpris, lorsqu’une lueur vague
-et rougeoyante, qui brillait dans les ténèbres, entre les peupliers, me
-porta à croire que l’on travaillait à la forge.
-
-Je trouvai la circonstance heureuse, quoique singulière. Mais au-delà
-d’un tournant, j’arrivai en vue de la maréchalerie. Je m’arrêtai
-stupéfait. La forge était en pleine activité. Deux marteaux
-fonctionnaient; je les voyais s’élever et retomber, et je les entendais
-battre le métal en cadence. La rouge réverbération du foyer inondait la
-route, embrasait les arbres d’en face, et projetait sur le ciel leurs
-ombres démesurées.
-
-Ce spectacle me plongea dans le dernier étonnement, car il était presque
-minuit. Par bonheur, je vis autre chose qui m’étonna davantage encore,
-et retint mes pas. Entre la forge et la haie contre laquelle je me
-trouvais, une quantité d’hommes en mouvement s’affairaient de-ci de-là,
-des hommes aux bras nus et aux têtes hirsutes, dépoitraillés, la peau
-noircie et brûlée. J’aurais pu les compter difficilement, car ils se
-déplaçaient trop vite; et je n’essayai pas de le faire. Il me suffit de
-voir qu’une moitié d’entre eux portaient des piques et des fourches,
-qu’un individu les répartissait par escouades, leur donnant des
-instructions; et que, nonobstant la manœuvre régulière des marteaux, une
-hâte sauvage caractérisait leurs mouvements.
-
-Tout d’abord je restai pétrifié. Puis instinctivement, je me rapprochai
-de la haie, dans l’ombre, et regardai de nouveau. Celui qui jouait le
-rôle de chef portait sur son épaule une cognée, dont le large fer, sous
-les lueurs de la fournaise, semblait ruisseler de sang. Cet individu ne
-tenait pas en place. Tantôt il allait d’un groupe à l’autre,
-gesticulant, prodiguant les ordres et les encouragements, ou bien il
-retirait un homme d’une escouade et l’introduisait de force dans la
-voisine; ou bien il faisait une courte harangue, dont je ne voyais que
-la mimique, car je me trouvais éloigné de cent pas; ou bien il pénétrait
-dans la forge, et sa large carrure interceptait momentanément la
-lumière. C’était Petit-Jean, le forgeron.
-
-Je mis à profit l’obscurité passagère qui résulta de l’une de ces
-occultations, pour me rapprocher un peu. Je ne doutais en rien que tout
-cela présageât du sang, du feu, des crimes, des flammes montant vers le
-ciel, des cris d’épouvante dans la nuit. Mais je voulais en savoir
-davantage. Je me rapprochai donc, tour à tour me défilant le long de la
-haie, ou me coulant dans le fossé, tant qu’à la fin cinq ou six toises
-seulement me séparèrent de la horde. Arrivé là, je restai immobile,
-tandis que Petit-Jean ressortait pour distribuer une nouvelle brassée
-d’armes, agrippées aussitôt par des poignes avides. Je pouvais entendre,
-à cette heure, et ce que j’entendis me fit frémir. Le nom de Gargouf
-volait de bouche en bouche. On dévouait à d’atroces tortures et à des
-morts lentes le régisseur de Saint-Alais; on allait lui faire expier
-enfin tous ses vieux péchés, ses attentats, ses tyrannies, hautement
-dénoncés pour la première fois.
-
-Enfin, quelqu’un donna le signal, en criant à pleine voix: «Au château!
-au château!» et à ce cri, les sentiments que m’inspirait le spectacle se
-métamorphosèrent en une terreur pressante. J’allai pour m’élancer. Je
-voulais apparaître en pleine lumière à ces hommes, les convaincre, les
-menacer, les supplier, les détourner de leur projet par un moyen
-quelconque. Mais un seul instant de réflexion me démontra la vanité de
-cette tentative. Ceux que j’avais devant moi n’étaient plus ces paysans
-que j’avais connus depuis toujours; ce n’étaient plus des croquants
-mornes et résignés, mais bien des bêtes féroces; je le lisais dans leurs
-gestes et dans la raucité de leurs voix. En me montrant je n’aboutirais
-qu’à me faire massacrer. Par cette considération je me reculai, gagnai
-le plus épais de l’ombre, et tournant les talons, m’élançai dans
-l’avenue. Les ornières et l’obscurité n’avaient plus aucune importance
-pour moi. Si je trébuchais, je ne le remarquais même pas. Si je tombais,
-je ne m’en souciais. En moins de deux minutes, j’arrivai tout hors
-d’haleine devant mes serviteurs ébahis, et m’évertuai à leur expliquer
-vite ce qu’ils devaient faire.
-
---Le village a pris les armes! haletai-je. Ils veulent brûler le
-château, et Mlle Denise y est! Toi, Gilles, monte à cheval, galope, sans
-perdre une minute, jusqu’à Cahors, et dis-le à M. le marquis. Il doit
-amener tout ce qu’il pourra de renforts. Et toi, André, va-t’en à Saux.
-Vois l’abbé Benoît. Prie-le de faire tout son possible... d’amener tout
-ce qu’il pourra.
-
-Au lieu de répondre, ils restaient bouche bée, à considérer les
-ténèbres.
-
---Et la jument, monsieur? demanda enfin l’un d’eux, niaisement.
-
---Imbécile! qu’elle aille au diable! m’écriai-je. Il est bien question
-de jument! Ne comprends-tu pas que le château...
-
---Et vous, monsieur?
-
---Je vais gagner le château par l’aile du jardin. Allons, en route! En
-route, mes amis! Cent livres à chacun de vous si l’on sauve le château!
-
-Je leur dis le château, parce que je n’osais parler de ce que j’avais en
-réalité dans l’esprit; parce que je n’osais me représenter l’innocente
-jeune fille au pouvoir de ces monstres. Mais ce fut cette pensée qui me
-stimula, ce fut elle qui me donna la force, tandis que mes gens
-s’éloignaient à peine, de me frayer un passage à travers l’épaisseur de
-la haie, comme s’il se fût agi d’une simple toile d’araignée. Une fois
-de l’autre côté, à découvert, je traversai à toute vitesse un champ,
-puis un second, côtoyai le village, et me dirigeai sur les jardins qui
-aboutissaient à l’aile orientale du château. Je les connaissais bien:
-leur partie la plus éloignée des bâtiments, et de l’accès le plus
-facile, était un taillis dans lequel j’avais joué maintes fois étant
-petit. Il n’y avait alentour, en fait de clôture, qu’une palissade de
-planches, et plus rien entre ce taillis et la partie plus soignée du
-jardin. Ouvrant sur ce jardin, une poterne donnait accès à un corridor
-qui menait au grand vestibule du château. Le bâtiment, oblong et
-régulier, agrandi par le père du marquis, comprenait deux ailes et un
-corps central. A cent pas de la façade commençait la rue du village; une
-large avenue, poudreuse et mal ombragée, allait de l’entrée principale
-au portail, dont les grilles restaient ouvertes jour et nuit.
-
-Les séditieux n’avaient donc à franchir qu’une courte distance; nul
-obstacle ne les séparait de la maison, et une fois arrivés là, ils n’en
-trouveraient d’autres que des portes et des volets sans résistance, si
-même ces derniers étaient clos. Tout courant, je songeais avec effroi à
-ce manque absolu de protection, et je voyais déjà les misérables
-enfoncer les portes, envahir les parquets cirés, et s’engouffrer dans le
-large escalier.
-
-Cette pensée me donnait des ailes. J’avais plus de chemin à faire
-qu’eux, et des haies à franchir, mais les premiers bruits de leur
-approche n’avaient pas encore atteint la maison, que je me trouvais déjà
-dans le taillis, où je me frayais un chemin, butant contre les souches
-et les buissons, tombant à plusieurs reprises, couvert de sueur et de
-poussière, mais toujours allant de l’avant.
-
-A la fin je débouchai à l’air libre du jardin, parmi les allées
-ombreuses, les nymphes et les faunes; et je regardai vers le village.
-Une sinistre lueur rouge apparaissait au loin parmi les troncs de
-l’avenue; une rumeur de voix s’élevait... Ils arrivaient! Je ne perdis
-que le temps d’un simple coup d’œil, et je descendis au galop entre les
-statues de l’allée. Dix secondes de plus, et j’entrais dans l’ombre plus
-dense du château, j’atteignais la porte... Je l’éprouvai d’un coup
-d’épaule. Elle résistait! Elle résistait, alors que chaque seconde était
-sans prix. Je ne pouvais plus voir les lueurs des torches, ni entendre
-les voix de la foule, car l’angle de la maison les interceptait; mais je
-n’imaginais que trop vivement leur approche: je les croyais déjà à la
-grande porte.
-
-Je martelai les panneaux à coups de poing; puis je cherchai à tâtons la
-poignée de la serrure et la trouvai. Elle tourna, mais la porte tint
-bon. Je la secouai. Je la secouai de nouveau, frénétiquement. A la fin,
-oubliant la prudence, j’appelai, de plus en plus haut. Alors, après un
-siècle, me sembla-t-il, où je restai à panteler parmi les ténèbres,
-j’ouïs dans le corridor des pas mal assurés qui s’approchaient, et vis
-naître et s’éclairer sous la porte une raie de lumière. Enfin, une voix
-chevrotante interrogea:
-
---Qui est là?
-
---M. de Saux, répliquai-je avec impatience, M. de Saux! Faites-moi
-entrer! Faites-moi entrer, vous dis-je!
-
-Et je heurtai les panneaux avec colère.
-
---Mais, monsieur, répondit la voix de plus en plus chevrotante, qu’y
-a-t-il donc?
-
---Ce qu’il y a? Ils vont mettre le feu au château, imbécile!
-m’écriai-je. Ouvrez! ouvrez! si vous ne voulez pas être brûlés vifs!
-
-Après une dernière hésitation, l’homme ôta la barre. En un clin d’œil,
-je me trouvai à l’intérieur, dans un étroit corridor aux murs salés et
-décrépits. Un vieil homme, édenté et sénile, un vieux valet que j’avais
-vu souvent occupé à dévider de la laine dans l’antichambre, se tenait
-devant moi, porteur d’un flambeau de fer. A ma vue, la lumière vacilla
-dans sa main, et il ouvrit une bouche démesurée. Je compris que je
-n’avais rien à attendre de lui, et je lui arrachai la barre pour
-l’assujettir de nouveau moi-même. Puis j’empoignai le flambeau.
-
---Vite! fis-je tout palpitant. Menez-moi auprès de votre maîtresse.
-
---Monsieur?
-
---A l’étage! vite! à l’étage!
-
-Il voulut parler, mais je ne m’attardai pas à l’écouter. Connaissant le
-chemin, et en possession de la lumière, je le plantai là et me
-précipitai dans le corridor. Après avoir trébuché contre plusieurs
-matelas étalés par terre, et destinés apparemment à la valetaille,
-j’arrivai dans le vestibule. Mon lumignon éclairait à peine cet antre de
-ténèbres. Mais il me suffit pour voir que la porte était barricadée, et
-je me dirigeai vers l’escalier. Je mettais le pied sur la première
-marche, quand le vieux valet, qui me suivait de toute la vitesse dont
-ses jambes flageolantes étaient susceptibles, alla donner contre un
-rouet qui se trouvait là. Le rouet se renversa à grand bruit, et
-aussitôt un chœur de cris et de lamentations s’éleva, au-dessus de nos
-têtes. J’escaladai les marches quatre à quatre, et sur le palier trouvai
-mes criards, réunis en un groupe terrifié, auprès d’une chandelle de
-suif posée sur le parquet, et dont la douteuse lueur était bien faite
-pour augmenter leurs alarmes. Les plus proches de moi étaient un vieux
-valet de pied et un galopin, dont les yeux terrifiés rencontrèrent les
-miens tandis que je montais les dernières marches. Derrière eux, et
-blotties contre une banquette de tapisserie adossée au mur, j’aperçus le
-reste: trois ou quatre femmes, qui piaillaient et se cachaient la figure
-dans les jupes de leurs voisines. Sans lever les yeux ni tenir compte de
-ma présence, elles continuèrent à pousser des cris.
-
-Le vieillard, d’un juron chevrotant, essaya de les faire taire.
-
---Où est Gargouf? lui demandai-je.
-
---Il est allé barrer les portes de derrière, monsieur, répondit-il.
-
---Et mademoiselle?
-
---La voilà.
-
-Ce disant il s’écarta, et me montra une épaisse tenture qui cachait la
-fenêtre ogive du palier. Je la vis s’agiter, et de ses plis émergea
-Denise, son petit minois puéril couvert de pâleur, mais singulièrement
-calme. Elle portait une robe claire et flottante, ajustée en hâte, et
-ses cheveux non coiffés retombaient sur ses épaules. A la faible lueur
-des deux chandelles et dans la confusion, elle ne m’aperçut pas tout
-d’abord.
-
---Gargouf est-il revenu? demanda-t-elle.
-
---Non, mademoiselle, mais...
-
-L’homme alla pour me désigner; elle l’interrompit d’une exclamation de
-colère.
-
---Faites taire ces idiotes, dit-elle. Oh! faites taire ces idiotes! Je
-ne m’entends pas moi-même! Que quelqu’un aille me chercher Gargouf!
-Êtes-vous tous incapables de rien faire?
-
-L’un des vieux valets se mit en route d’un air affairé, laissant au
-milieu du groupe affolé de terreur la frêle et pâle jeune fille qui de
-tout son pouvoir se défendait contre la crainte. La tenture sombre
-qu’elle avait derrière elle mettait bien en relief la beauté de son
-visage et de ses formes, mais l’admiration était le dernier de mes
-soucis.
-
---Mademoiselle, dis-je, vous allez fuir par la porte du jardin.
-
-Elle tressaillit et me regarda fixement, de ses yeux dilatés.
-
---Monsieur de Saux, murmura-t-elle. Vous ici? Je ne... Je ne comprends
-pas. Je croyais...
-
---Tout le village est en marche, dis-je. Dans un moment ils seront ici.
-
---Ils y sont déjà, répondit-elle d’une voix faible.
-
-Elle voulait dire seulement que par la fenêtre elle venait de les voir
-approcher; mais la sourde rumeur qui montait dans l’air, au dehors, et
-traversait les murs, à chaque instant plus haute et plus menaçante, fit
-interpréter ses paroles autrement. Les femmes pâlirent en l’écoutant et
-redoublèrent de lamentations. Un faux mouvement convulsif de l’une
-d’elles renversa l’un des flambeaux. Le vieillard qui m’avait ouvert se
-mit à pleurer.
-
---Morbleu! criai-je rudement, ces oiseaux de malheur ne se tairont-ils
-pas?
-
-Car ce vacarme m’empêchait de réfléchir, et la réflexion était plus
-nécessaire que jamais.
-
---Taisez-vous, idiotes, continuai-je, personne ne vous fera de mal, à
-vous. Et vous, mademoiselle, veuillez venir avec moi. Il n’y a pas un
-instant à perdre. Le jardin par où je suis entré...
-
-Mais elle me regarda de telle sorte que je me tus.
-
---Est-il indispensable de partir? interrogea-t-elle. N’y a-t-il plus
-d’autre moyen, monsieur?
-
-Le brouhaha, au dehors, devenait plus violent.
-
---Qu’avez-vous en fait d’hommes? dis-je.
-
---Voici Gargouf, répondit-elle. Il vous le dira.
-
-Je me tournai, et vis surgir de la cage d’escalier le régisseur, comme
-toujours dur et sévère. Il tenait un flambeau d’une main et un pistolet
-de l’autre; et je remarquai dans son regard une expression de fureur
-concentrée. A son aspect, les femmes se remirent à brailler de plus
-belle. Mais je fus bien aise de le voir, car lui du moins ne montrait
-aucun signe de faiblesse. Je lui demandai combien il avait d’hommes.
-
---Ils sont devant vous, répliqua-t-il, sèchement, sans paraître étonné
-de ma présence.
-
---C’est là tout?
-
---Il y en avait trois autres, dit-il. Mais j’ai trouvé les portes
-déverrouillées, et les oiseaux envolés. Je réserve à l’un d’eux ceci,
-reprit-il, avec un sombre regard sur son pistolet.
-
---Il faut que mademoiselle s’en aille.
-
-Il haussa les épaules avec une indifférence qui me mit hors de moi.
-
---Comment voulez-vous? fit-il.
-
---Par la porte du jardin.
-
---Ils y sont. Le château est cerné.
-
-Je jetai un cri de détresse; et au même moment, comme pour confirmer son
-dire, un coup furieux retentit sur la grande porte d’entrée, et
-réveillant tous les échos de la maison, proclama que l’heure fatale
-était venue. Un second coup suivit le premier, puis une grêle de coups.
-Tandis que les servantes braillaient en s’accrochant les unes aux
-autres, j’échangeai un regard avec Denise.
-
---Il faut vous cacher, murmurai-je.
-
---Non, non, fit-elle.
-
---Nous trouverons bien un endroit, dis-je, en jetant à la ronde un
-regard angoissé, et sans tenir compte de sa réponse. (Le fracas des
-coups devenait assourdissant.) Dans le...
-
---Je ne me cacherai pas, monsieur, déclara-t-elle.
-
-Son visage était blême, et ses yeux vacillaient à chaque coup. Mais
-celle que j’avais devant moi n’était plus la jeune vierge qui était
-restée muette en ma présence quelques jours plus tôt; c’était bien Mlle
-de Saint-Alais, dépositaire d’un long passé d’honneur.
-
---Ce sont nos vassaux. Je vais leur parler, reprit-elle en s’avançant
-avec bravoure, malgré le tremblement de ses lèvres. Et s’ils osent...
-
---Ils ont perdu le sens, répliquai-je. Ils sont fous! Mais il reste une
-chance, et je n’en vois guère d’autre. Si je m’adresse à eux avant
-qu’ils n’aient pénétré, je réussirai peut-être. Un instant,
-mademoiselle; masquez cette lumière, je vous prie.
-
-Quelqu’un m’obéit; je me retournai fiévreusement et saisis la tenture.
-Mais Gargouf me devança. Il retint mon bras, et arrêta mon geste.
-
---Qu’est-ce donc? Qu’allez-vous faire? grogna-t-il.
-
---Leur parler de la fenêtre.
-
---Ils ne vous écouteront pas.
-
---N’importe, je veux essayer. Que nous reste-t-il d’autre?
-
---Des balles et de l’acier, répondit-il, d’un ton qui me fit frémir.
-Voilà les fusils de chasse de M. le marquis; ils portent juste.
-Prenez-en un, monsieur le vicomte; je prendrai l’autre. Il en reste
-encore deux, et nos hommes savent tirer. Nous tiendrons l’escalier, à
-tout le moins.
-
-Je pris machinalement l’un des fusils, au milieu de cet affreux
-tintamarre: des lamentations et un tonnerre de coups à l’intérieur; au
-dehors, les hurlements farouches de la foule forcenée. Nul secours à
-attendre, de toute une heure; et sur le moment le cœur me défaillit dans
-cette passe désespérée. J’admirai le courage du régisseur.
-
---Vous n’avez pas peur? lui demandai-je.
-
-Je savais à quel point il avait foulé les pauvres misérables du dehors;
-combien il les avait affamés, pressurés et maltraités depuis de longues
-années.
-
-Il maudit ces brutes.
-
---Vous défendrez mademoiselle? dis-je fiévreusement.
-
-Je voulais, je crois, me fortifier de son assurance.
-
-Il m’étreignit la main dans une poigne de fer, et je n’en demandai pas
-davantage. Mais au bout d’un instant je poussai un cri.
-
---Ah! mais ils vont mettre le feu au château! exclamai-je. A quoi bon
-tenir l’escalier, s’ils nous grillent comme des rats?
-
---Nous mourrons ensemble, fut sa seule réponse.
-
-Et décochant un coup de pied à l’une des pleurardes accroupies:
-
---Te tairas-tu, carogne! dit-il. Crois-tu que ça te sauvera, de
-brailler?
-
-Mais j’entendis la porte du bas se disloquer, et bondissant à la
-fenêtre, j’écartai la tenture. Un flot de clarté rougeâtre pénétra, qui
-teignit le plafond d’une couleur de sang. Ma seule crainte était
-d’arriver trop tard, et que la porte cédât ou que la foule enfonçât la
-poterne avant que je pusse me faire entendre. Par bonheur la fenêtre ne
-résista point, je l’ouvris toute grande, une bouffée d’air frais me
-fouetta le visage, et en un clin d’œil je fus dehors, sur l’étroite
-corniche de la fenêtre surmontant la grande porte. Au-dessous de moi
-s’étalait un spectacle que, Dieu merci! bien peu de châteaux en France
-avaient vu depuis les années d’Henri III.
-
-Un peu à l’écart, le grand colombier brûlait, et projetait en l’air une
-colonne de fumée qui, se rabattant sur l’avenue, cachait tout ce qui se
-trouvait derrière sous un voile fuligineux traversé de temps à autre par
-l’ardente réverbération des flammes. Silhouettés en noir sur la clarté,
-des hommes, actifs comme des démons, attisaient le feu avec de la
-paille. Au delà du colombier flambaient une remise et une meule de foin;
-et plus près, juste devant le château, une multitude de formes mouvantes
-couraient de-ci de-là, les unes s’attaquant à la porte et aux fenêtres,
-d’autres apportant du combustible, toutes s’agitant, vociférant,
-riant--riant d’un rire de damnés, à la musique des flammes crépitantes
-et des vitres qui éclataient.
-
-Je vis au premier rang Petit-Jean qui donnait des ordres; et des hommes
-l’entouraient. Aussi acharnées que les hommes, il y avait également des
-femmes, et une entre autres, toute dépoitraillée, hurlant des
-malédictions et brandissant ses armes, qui ajoutait à la scène une note
-suprême d’atrocité. Ce fut elle qui me vit la première; et me désignant
-avec des mots infâmes, elle nous maudissait, moi et ceux du château, et
-à grands cris demandait notre sang.
-
-
-
-
-CHAPITRE VIII
-
-GARGOUF
-
-
-Les uns réclamaient le silence, les autres me considéraient stupidement,
-ou me montraient à leurs voisins; mais la plupart firent chorus à la
-femme: enragés par ma présence, ils me tendaient le poing, me criaient
-d’abjectes menaces et des injures immondes. Pour une minute l’air
-retentit d’«A bas les seigneurs! A bas les tyrans!» ce qui me parut un
-fort mauvais signe. Mais bientôt, soit qu’ils aperçurent le régisseur,
-soit qu’ils retournèrent simplement à leur haine primitive, dont mon
-apparition venait de les détourner, ce cri fut remplacé par un mugissant
-tollé de «Gargouf! Gargouf!»--tollé si plein d’avidité sanguinaire et
-accompagné de menaces si atroces, que le cœur faiblissait et que l’on
-devenait pâle à les entendre.
-
---Gargouf! Gargouf! Livrez-nous Gargouf! hurlaient-ils. Livrez-nous
-Gargouf, et il mangera de l’or fondu! Livrez-nous Gargouf, et nos filles
-n’auront plus rien à craindre de lui!
-
-Je frémis à l’idée que Denise entendait; je frémis à l’idée du péril où
-elle se trouvait. Les misérables d’en bas n’avaient plus rien d’humain;
-l’influence de cette énergumène les transformait en démentes bêtes
-fauves, ivres d’incendie et de licence. Quand la fumée du bâtiment en
-feu se rabattit dans un remous et me cacha la foule dont la rauque huée
-sortait de cette noirceur, je crus entendre, non des hommes, mais un
-sabbat de chiens enragés.
-
-La fumée s’écarta; et un coup de feu partit des derniers rangs.
-J’entendis un carreau éclater à côté de moi. Un individu plus proche me
-lança un tison enflammé qui retomba sur la corniche, flambant et
-pétillant, près de mon pied. D’un coup de talon, je le projetai à bas.
-
-Ce geste apaisa momentanément le tumulte, et je saisis l’occasion.
-
---Vils gredins! m’écriai-je, m’efforçant de dominer de la voix le
-sifflement des flammes. Retirez-vous! Les soldats de Cahors sont en
-route. Il y a une heure que je les ai envoyés chercher. Retirez-vous
-avant leur arrivée, et j’intercéderai en votre faveur. Restez pour
-commettre de nouveaux méfaits, et vous serez jugés à mort tous jusqu’au
-dernier!
-
-On me répondit par des hurlements dérisoires. Les soldats étaient avec
-eux, ajoutaient les uns. Il n’y avait plus d’aristocrates, et leurs
-châteaux appartenaient au peuple, criaient les autres. Un ivrogne
-s’obstinait stupidement à brailler: «A bas la Bastille! A bas la
-Bastille!»
-
-Un instant de plus, et je perdais ma chance. J’agitai la main.
-
---Qu’est-ce que vous voulez? proclamai-je.
-
---«Justice!» vociféra l’un; et un autre: «Vengeance!» Un troisième:
-«Gargouf!» Et tous en chœur: «Gargouf! Gargouf!» jusqu’au moment où
-Petit-Jean apaisa le tumulte.
-
---Assez! intima sa voix rauque et brutale. Sommes-nous venus ici
-simplement pour gueuler? Et quant à vous, seigneur, livrez-nous Gargouf,
-et on vous laissera partir. Sans quoi, nous brûlons le château, et vous
-tous avec.
-
---Vil manant! m’écriai-je. Nous avons des fusils, et...
-
---Les rats ont beau avoir des dents, ils grilleront! Ils grilleront!
-répliqua-t-il.
-
-Et il désigna triomphalement, de sa cognée, les bâtiments en feu.
-
---Ils grilleront!... Mais écoutez bien, seigneur, reprit-il, vous avez
-une minute pour vous décider. Livrez-nous Gargouf à discrétion, et les
-autres pourront se retirer.
-
---Tous?
-
---Oui, tous.
-
-Je frissonnai.
-
---Mais Gargouf? dis-je. Allez-vous... Qu’allez-vous faire de lui?
-
---Le faire rôtir! rugit le forgeron, avec un affreux blasphème, et les
-sacripants qui l’entouraient eurent un rire de damnés. Le faire rôtir,
-après l’avoir écorché vif!
-
-Je tremblai. De Cahors le secours ne pouvait venir avant une heure
-entière. De Saux il pouvait ne pas venir du tout. La porte au-dessous de
-moi ne résisterait plus guère longtemps, et ces brutes étaient trente
-contre un, et affolées par leur désir de vengeance. Ils avaient des
-siècles de griefs à assouvir; ils croyaient arrivé le jour du règlement
-des comptes, et cette idée changeait ces rustres en démons. Les flammes
-qu’ils venaient d’allumer augmentaient leur confiance. L’incendie
-passait dans leurs veines.
-
---A bas la Bastille! A bas les tyrans!
-
-J’hésitais.
-
---Une minute, cria le forgeron, avec un geste expressif; vous avez une
-minute. Gargouf ou tout le monde!
-
---Attendez!
-
-Je fis demi-tour et rentrai. Laissant derrière moi la clarté
-fuligineuse, les pigeons tournoyants, les hideuses formes noires,
-l’effroi et la confusion de la nuit, je retournai à cet autre spectacle,
-guère plus réconfortant; car le palier, éclairé par deux uniques
-chandelles, coulant dans leurs bobèches d’étain, n’empruntait à
-l’extérieur qu’un reflet rougeâtre du sinistre. Les femmes avaient cessé
-leurs lamentations et leurs sanglots, et se serraient en un groupe
-silencieux et terrifié. Les vieux valets et le galopin se passaient la
-langue sur les lèvres, et leurs regards allaient furtivement des armes
-qu’ils tenaient à la figure du voisin. Denise seule se maîtrisait, pâle
-et volontaire. Je lançai un bref coup d’œil à la svelte petite personne
-en robe claire, et me détournai. Je n’osais dire ce que j’avais dans
-l’esprit. Elle avait entendu, donc...
-
-Ce fut elle qui l’exprima.
-
---Vous leur avez répondu? me glissa-t-elle, en me regardant dans le
-blanc des yeux.
-
---Non, dis-je, en baissant les paupières. Ils nous ont donné une minute
-pour nous décider...
-
---Je l’ai entendu, répondit-elle, en frissonnant. Répondez-leur.
-
---Mais, mademoiselle...
-
---Répondez-leur: jamais! jamais! s’écria-t-elle fiévreusement. Vite, ou
-ils vont croire que nous pourrions céder!
-
-Néanmoins j’hésitais, tandis que les flammes crépitaient au dehors.
-Qu’importait, après tout, devant sa vie à elle, la vie de ce fripon?
-Qu’importait ce déshonnête individu, qui depuis tant d’années pressurait
-les pauvres et déshonorait des innocentes, comparé à sa jeunesse? Ce fut
-un moment redoutable d’indécision.
-
---Mademoiselle, murmurai-je à la fin, en évitant son regard, vous n’avez
-pas réfléchi, sans doute. Mais refuser cette offre, c’est vouloir nous
-sacrifier tous... sans le sauver.
-
---Si fait, j’ai réfléchi! répondit-elle, avec un geste d’impatience.
-J’ai réfléchi. Mais il a été le régisseur de mon père, et il l’est de
-mon frère; s’il a péché, c’est à leur service. C’est donc à eux d’en
-porter la peine. Et d’ailleurs, qui sait si l’on en viendra là?
-reprit-elle, les traits altérés et les yeux soudain remplis d’effroi.
-Ils n’oseront pas, dites! ils n’oseront jamais...
-
---Où est-il? demandai-je rudement.
-
-Elle montra l’encoignure derrière elle. J’y regardai, et j’en crus à
-peine mes yeux. L’homme que j’avais laissé plein du courage du
-désespoir, prêt à vendre chèrement sa vie, était à cette heure ratatiné
-sur lui-même, dans l’angle le plus sombre de la banquette de tapisserie.
-Bien que j’eusse parlé de lui à voix basse, et sans le nommer, il
-m’entendit, et relevant la tête, montra un visage digne de son attitude:
-une face livide et suante de peur, une face qui, déjà vile quand la
-dureté la rehaussait, semblait maintenant la plus abjecte de la terre.
-Se peut-il, ô ciel! que la peur réduise un homme à cet état! Il
-s’efforça de parler en rencontrant mon regard, mais aucun son ne sortit
-de ses lèvres, et il ne fit que s’effondrer davantage, vraie statue de
-la panique et de la culpabilité.
-
-Je voulus savoir des autres ce qui lui était arrivé.
-
---Qu’a-t-il donc? demandai-je.
-
-Personne ne répondit; mais la vérité m’apparut. Tant qu’il nous avait
-vus tous dans le même péril, tant qu’il s’était considéré comme une
-simple unité parmi d’autres, le courage naturel à un homme l’avait
-soutenu. Mais Dieu sait quelles voix trop familières pour lui, quels
-accents d’hommes affamés et de femmes déshonorées il avait perçus dans
-la clameur farouche qui exigeait sa vie! quelles plaintes des défunts,
-quelles malédictions d’enfants suspendus à des seins taris! En tout cas,
-et quoi qu’il eût cru y entendre, ce cri de mort réclamant son sang--son
-sang à lui--l’avait démoralisé. Sur-le-champ, d’un coup, ce cri l’avait
-rejeté, lâche et tremblant, dans son coin, où il levait des mains
-suppliantes.
-
-Une telle peur est contagieuse. J’allai à lui, outré, et le secouai.
-
---Debout! chien! dis-je. Debout, et tâche de défendre ta peau, ou, par
-le ciel, personne ne la défendra!
-
-Il se releva.
-
---Voilà, voilà, monsieur, balbutia-t-il. Je suis prêt à lutter pour
-mademoiselle. Je suis prêt...
-
-Mais je l’entendais claquer des dents, et je voyais ses yeux errer de-ci
-de-là, comme ceux d’un lièvre entouré par les chiens. Je compris que je
-n’avais rien à espérer de lui. Au même moment une huée sauvage au dehors
-m’avertit que notre délai expirait; et je le repoussai pour regagner la
-fenêtre.
-
-Trop tard. Je ne l’avais pas atteinte qu’un coup tonitruant retentit sur
-la grande porte, et fit sursauter les chandelles et piailler les femmes.
-Sur l’instant je crus que tout était perdu. Une pierre traversa la
-fenêtre, suivie d’une seconde et d’une troisième. Les débris de verre
-tombèrent sur nous; le courant d’air éteignit une chandelle; et les
-femmes, folles de terreur et poussant des cris affreux, s’enfuirent dans
-toutes les directions. Joints à cela, les rugissements de la foule
-extérieure, le luminaire lugubre et les plus lugubres reflets du feu, la
-confusion et la panique suprêmes, m’égarèrent au point que je restai une
-minute indécis, inerte, promenant autour de moi des regards affolés. La
-couardise en moi n’attendait qu’un signal. Mais quelqu’un me toucha le
-bras, et me retournant je vis à mon côté Denise, la face levée vers moi.
-
-Elle était blême, et l’épouvante qu’elle avait si longtemps contenue lui
-agrandissait les yeux. Sa main pesa plus fort; elle tituba, se
-raccrochant à mon bras.
-
---Ah! chuchota-t-elle à mon oreille, d’une voix qui m’alla droit au
-cœur. Sauvez-moi! sauvez-moi! Ne reste-t-il plus aucune ressource?
-Dites, monsieur? Est-ce qu’il nous faut mourir?
-
---Il nous faut gagner du temps, répliquai-je. (Le courage me revenait
-merveilleusement, à la sentir appuyée contre moi.) Tout n’est pas fini.
-Je vais leur parler.
-
-Et l’asseyant sur la banquette, je courus à la fenêtre et m’avançai au
-dehors. A première vue, les choses en étaient restées au même point. Les
-flammes ondulantes, la lueur, la traînée de fumée et les étincelles,
-rien n’avait changé. Mais un second coup d’œil me montra que les
-incendiaires ne couraient plus çà et là autour du feu, et se massaient
-en une troupe compacte juste au-dessous de moi, aux abords de la porte,
-attendant qu’elle leur livrât passage. Dans l’espoir de les retarder, je
-les hélai frénétiquement; j’appelai Petit-Jean par son nom. Mais le
-hourvari les empêcha de m’entendre, ou bien ils ne voulurent pas
-m’écouter; et pendant que je m’évertuais vainement, la grande porte céda
-enfin, et avec des rugissements de triomphe la foule se rua dans le
-château.
-
-Il n’y avait plus un instant à perdre. D’un bond je repassai par la
-fenêtre, tout en empoignant le fusil que Gargouf m’avait donné; mais
-j’eus la stupeur de ne plus trouver personne sur le palier. La maison
-tremblait sous les piétinements; les cris de triomphe résonnaient déjà
-dans les corridors; dans dix secondes, la tourbe infâme serait sur nous.
-Mais où donc avait passé Denise? Et Gargouf? Et les valets, les femmes
-de chambre, le galopin, que j’avais laissés ici?
-
-Confronté à l’improviste avec l’instant suprême, je demeurai tout
-d’abord paralysé, comme il arrive dans les cauchemars. Puis, un premier
-choc de pieds lourds retentit sur l’escalier, et je perçus un léger cri,
-quelque part vers ma droite. Aussitôt je courus à la porte qui, de ce
-côté, menait à l’aile gauche. Je l’ouvris précipitamment, et la
-franchis, pas une seconde trop tôt. Le moindre retard, et les plus
-avancés des révoltés m’auraient aperçu. Je n’eus que le temps de tourner
-la clef, qui se trouvait heureusement à l’intérieur.
-
-Au plus vite, je traversai la pièce, et me dirigeai vers l’autre
-extrémité où une porte ouverte laissait échapper de la lumière. Je
-traversai la pièce suivante, qui était vide, et arrivai dans la dernière
-de l’enfilade.
-
-J’y trouvai les fugitifs. Dans la précipitation de leur fuite, ils
-n’avaient même pas songé à fermer la porte derrière eux. Dans ce dernier
-refuge--le boudoir de la marquise, blanc et or--je les trouvai blottis
-parmi les chaises à dossiers dorés et les coussins à fleurs. Ils
-n’avaient apporté qu’une seule chandelle avec eux, et les soieries, les
-brimborions et les bibelots sur lesquels tombait cette sombre clarté,
-rendaient plus affreuses à voir leurs faces blanches et leurs prunelles
-hagardes. Entassés dans le coin le plus reculé, ils me regardaient
-venir.
-
-Par un excès de lâcheté, ils avaient mis Denise au premier rang; ou
-peut-être s’y plaça-t-elle dans l’attente de mon arrivée. Elle me
-reconnut donc avant eux, et les rassura. Quand je pus m’entendre parler,
-je demandai où était Gargouf.
-
-Ils ne s’étaient pas aperçus de son absence, et ils se récrièrent,
-disant qu’il avait pris lui-même ce chemin.
-
---Et vous le suiviez?
-
---Oui, monsieur.
-
-Ceci expliquait leur fuite, mais non la disparition du régisseur. Au
-fait, peu importait de savoir où il était allé, car il n’y avait guère
-de secours à attendre de lui. Je jetai autour de moi un regard de
-détresse; même les amours joufflus des lambris semblaient se railler de
-notre danger. Grâce à mon fusil, j’avais un coup à tirer, je tenais une
-vie entre mes mains. Mais à quoi bon? Dans un instant, d’ici une minute
-ou deux au maximum, les portes seraient enfoncées, la horde de bêtes
-fauves se déverserait sur nous...
-
---Oh! monsieur! l’escalier du réduit! Il s’est sauvé par l’escalier du
-réduit!
-
-C’était le galopin qui parlait. Lui seul gardait sa présence d’esprit.
-
---Où est ce réduit? dis-je.
-
-Le gamin s’élança pour me guider, mais Denise s’empara de la chandelle
-avant lui. Elle me fit retourner en arrière, dans le passage de deux ou
-trois pieds qui séparait cette pièce de la seconde de l’enfilade. Dans
-le mur de ce passage elle ouvrit la porte d’une espèce de réduit. En
-avançant la tête, j’aperçus les premières marches d’un escalier. A cette
-vue mon cœur bondit.
-
---Cela mène à l’étage supérieur? dis-je.
-
---Non, monsieur; sur le toit!
-
---Montez, montez vite! m’écriai-je, pris d’une impatience folle. Nous
-gagnerons du temps. Vite. Ils arrivent.
-
-Car la porte du bout de l’enfilade, la porte que j’avais fermée à clef,
-je l’entendais craquer et se fendre sous leurs poussées. D’un instant à
-l’autre elle pouvait leur livrer passage. D’où j’étais, en attendant de
-fermer la marche, leurs cris rauques et leurs blasphèmes parvenaient à
-mes oreilles. Mais la porte tint bon; ou du moins elle tint assez
-longtemps. Avant qu’elle ne s’abattît, nous étions sur les marches et
-j’avais fermé derrière moi la porte du réduit. Alors, me tenant aux
-jupes de la femme qui me précédait, je grimpai vivement,--toujours plus
-haut dans ces ténèbres où flottait un remugle de chauves-souris,--et
-presque avant d’oser y croire, je me trouvai sur le toit au milieu des
-fugitifs, haletant et tremblant. La lueur des communs en feu qui montait
-d’en bas éclairait, proche de nous, un grand corps de cheminées; elle
-rougissait le ciel au-dessus de nos têtes et empourprait le feuillage
-d’un noyer qui s’élevait à la hauteur de nos yeux. Mais autour de nous
-toute la déclivité inférieure de la toiture, avec les chéneaux de plomb
-qui la bordaient, restaient dans les ténèbres, épaissies par le
-contraste. Au-dessous, les flammes crépitaient, et d’épais nuages de
-fumée s’envolaient à ras du faîte; mais où nous étions, le bruit de
-l’incendie aussi bien que le tumulte de la bacchanale ne nous arrivaient
-qu’atténués. Le souffle de la nuit rafraîchit nos fronts, et je
-m’accordai une minute pour penser, reprendre haleine, regarder autour de
-moi.
-
---Y a-t-il un autre accès au toit? demandai-je avec inquiétude.
-
---Oui, monsieur, il y en a un autre.
-
---Où?... Mais non, restez ici, et gardez cette porte, dis-je, en passant
-mon fusil à l’homme qui venait de me répondre. Et que ce gamin vienne
-avec moi, pour me montrer. Mademoiselle, restez ici, je vous prie.
-
-Le galopin m’emmena jusque tout au bout du toit, et me montra une large
-trappe qui s’ouvrait dans une lame de plomb, entre les deux versants.
-Cette trappe n’avait pas de fermeture à l’extérieur, et je restai tout
-d’abord perplexe; mais j’aperçus, quelques pieds plus loin, un grand tas
-de briques, déposé là, me dit-on plus tard, au cours de réparations.
-J’entrepris de les faire passer au plus vite sur la trappe, et le gamin
-suivit mon exemple. Au bout de deux minutes nous en avions empilé une
-bonne centaine sur le panneau. J’ordonnai à mon compagnon d’en ajouter
-encore autant, puis le laissai à l’œuvre et courus rejoindre les femmes.
-
-On pouvait toujours brûler la maison sous nos pieds; cela restait trop
-certain, et il en résulterait pour nous une mort affreuse. Néanmoins je
-respirais plus librement ici. Dans le boudoir blanc et or de la
-marquise, parmi les miroirs et les amours, les capitonnages de soie et
-les Vénus peintes, le cœur me défaillait. J’étouffais, dans cette pièce
-aux lourds parfums; je m’y représentais les brutes paysannes s’élançant
-sur nous, sur les femmes hurlantes, tapies en vain derrière les chaises
-et les bergères; et cette imagination odieuse m’accablait. Ici, à
-découvert, sous le libre ciel, nous pouvions tout au moins mourir en
-combattant. Au delà des chéneaux, s’ouvrait le vide; le moins brave
-n’avait ici rien de plus à craindre que la mort. En outre nous obtenions
-un répit, car le bâtiment était vaste, et le feu ne pouvait l’envelopper
-tout de suite jusqu’au haut.
-
-Le secours aussi viendrait peut-être. Abritant mes yeux de la clarté
-inférieure, je regardai dans la direction du village et sur la route de
-Cahors. D’ici une heure au plus, le secours pouvait arriver. La lueur de
-l’incendie devait se voir de plusieurs lieues; elle aiguillonnerait les
-vengeurs. L’abbé Benoît, également, s’il trouvait de l’aide, pouvait
-être ici à tout moment. Il nous restait de l’espoir.
-
-Soudain, comme nous étions réunis, les femmes sanglotant et gémissant,
-le vieux serviteur parla.
-
---Où est M. Gargouf? chuchota-t-il tout bas.
-
---Oh! m’écriai-je, je l’avais oublié.
-
---Il est monté ici, reprit l’homme, en regardant autour de lui. Cette
-porte était ouverte, monsieur le vicomte, quand nous y sommes arrivés.
-
---Hé bien alors, où est-il?
-
-Je regardai à la ronde. Tout le toit, je l’ai déjà dit, était sombre; il
-n’était pas tout entier au même niveau; et çà et là des cheminées
-obstruaient la vue. Dans l’obscurité, le régisseur pouvait à notre insu
-se trouver caché près de nous; à moins qu’il ne se fût précipité à bas,
-de désespoir. Cependant, le gamin que j’avais laissé auprès du tas de
-briques arriva en courant.
-
---Il y a quelqu’un là-bas! dit-il.
-
-Et, terrifié, il s’accrocha au vieux valet.
-
---Ce doit être Gargouf! répliquai-je. Attendez-moi ici!
-
-Et, sans écouter les femmes qui me suppliaient de rester, je m’avançai
-rapidement sur les plombs jusqu’à l’autre trappe, et fouillai des yeux
-les ténèbres. Tout d’abord je ne vis personne, quoique la lumière
-reflétée par les arbres eût permis de distinguer un individu placé plus
-près du faîte. Mais bientôt je perçus un léger mouvement: il y avait
-quelqu’un là-bas, tout au bord du toit. Je m’avançai avec précaution, ne
-sachant à qui j’avais affaire; et contre un corps de cheminée je
-découvris Gargouf.
-
-Il était accroupi sur le faîtage, dans l’ombre la plus noire, à
-l’endroit où le mur terminal de l’aile du levant dominait le jardin par
-où j’étais entré. Ce mur terminal n’avait pas de fenêtres, et la plus
-grande partie du jardin au-dessous restait dans l’obscurité, car l’angle
-de la maison s’interposait entre lui et les bâtiments en feu. Je crus
-que le régisseur s’était enfui jusque-là, pour se cacher, et j’attribuai
-à l’obscurité qu’il ne me reconnût pas. A mon approche, il se dressa à
-genoux sur le rebord, et me fit face, en grondant comme un chien.
-
---Arrière! dit-il, d’une voix qui n’avait plus rien d’humain. Arrière,
-ou sinon...
-
---Du calme, l’ami, répliquai-je posément, et commençant à croire que la
-peur lui troublait la cervelle. C’est moi, M. de Saux.
-
---Arrière! était sa seule réponse, et bien qu’il fût accroupi si bas que
-je ne pouvais voir sa silhouette se détacher sur les arbres éclairés, je
-vis reluire le canon du pistolet dont il m’ajustait. Arrière! Donnez-moi
-une minute! rien qu’une minute (sa voix chevrotait) et je ferai la nique
-à ces démons! Si vous approchez, si vous donnez l’alarme, je ne mourrai
-pas seul! Non, je ne mourrai pas seul! Arrière!
-
---Êtes-vous fou? dis-je.
-
---Arrière, ou je fais feu! grogna-t-il. Je ne mourrai pas seul.
-
-Il était agenouillé tout au bord du toit, se retenant de la main gauche
-à la cheminée. Dans cette position, m’élancer sur lui c’était courir à
-la mort; et je n’avais rien à y gagner. Je reculai d’un pas. A l’instant
-même où j’exécutais ce geste, il passa par-dessus le bord et disparut.
-
-Avec un recul involontaire, je respirai profondément, et prêtai
-l’oreille. Mais je ne perçus aucun bruit de chute; et comme une nouvelle
-idée me venait à l’esprit, je m’avançai jusqu’au bord et regardai
-par-dessus.
-
-Le régisseur était suspendu en l’air, à une dizaine de pieds au-dessous
-de moi. Il descendait; il descendait d’un pied à la fois, lentement, par
-saccades; sa forme obscure devenait de plus en plus vague.
-Instinctivement je tâtai autour de moi; et au bout d’une seconde ma main
-rencontra la corde qui le soutenait. Elle était amarrée à la cheminée.
-Alors je compris. Ce mode d’évasion qu’il avait conçu, et en prévision
-duquel il tenait peut-être la corde toute prête, ce parfait vilain en
-avait conservé l’idée pour lui seul, afin d’améliorer ses chances, et
-pour n’avoir point à céder le pas à Denise et aux femmes. A cette
-découverte, dans le premier moment d’indignation, je fus presque tenté
-de couper la corde et de le faire choir; puis je songeai que s’il
-s’échappait, le chemin restait libre pour d’autres. Juste comme je
-pensais à cela, je vis dans le jardin au-dessous de moi briller soudain
-un éclat de lumière, et un flot d’une quinzaine de révoltés surgit du
-coin, et se dirigea vers la porte par laquelle j’avais pénétré dans le
-château.
-
-Je retins mon souffle. Le régisseur, suspendu au-dessous de moi et
-arrivé alors à mi-chemin du sol, s’arrêta, et ne fit plus un mouvement.
-Mais il balançait encore un peu de-ci de-là, et dans la vive lumière des
-torches que portaient les nouveaux venus, je distinguais chaque nœud de
-la corde, et même le bout traînant sur le sol, auquel se communiquait
-son mouvement.
-
-Les misérables, pour atteindre la porte, devaient passer à un pas de la
-corde, à un pas de ce bout traînant; mais dans leur hâte et leur
-exaltation, et aveuglés par la lumière de leurs torches, ils pouvaient
-ne pas le remarquer. Je cessai de respirer quand le chef arriva auprès;
-je crus qu’il allait le voir. Mais il passa, et disparut sous la porte.
-Trois autres à la fois dépassèrent la corde. Un cinquième, puis encore
-trois, et deux. Je commençais à respirer. Il ne restait qu’une femme,
-celle dont les imprécations m’avaient accueilli lors de mon apparition à
-la fenêtre. Il n’était pas vraisemblable qu’elle le vît. Elle courait
-pour rattraper les autres; elle tenait une torche de son poing droit, si
-bien que la clarté s’interposait entre elle et la corde. Et de plus elle
-agitait son brandon avec une frénésie d’énergumène, tout en trépignant
-et excitant les hommes au pillage.
-
-Mais, comme si la présence de celui qui leur avait fait tant de mal à
-tous eût eu sur elle une influence occulte, comme si un sens particulier
-l’avertissait de sa présence, jusqu’au milieu de ce pandémonium, elle
-s’arrêta court au-dessous de lui, prête à poser le pied sur le seuil. Je
-la vis tourner la tête avec lenteur. Elle leva les yeux, en mettant la
-lumière de côté. Elle l’aperçut!
-
-Avec un hurlement de joie elle se jeta sur l’extrémité de la corde, et
-se mit à tirer dessus comme si par ce moyen elle allait le tenir plus
-tôt. Elle emplissait l’air de ses cris de triomphe et de ses
-glapissements aigus. Les hommes qui étaient déjà dans la maison
-l’entendirent, et ressortirent, et d’autres avec eux. Agenouillé sur le
-rebord, je fus horrifié de rencontrer sous mes yeux le regard révulsé de
-leurs prunelles fauves. Quant à ce malheureux arrêté dans sa fuite
-égoïste, et suspendu là sans recours entre ciel et terre, Dieu sait
-quelles devaient être ses pensées!
-
-Il se mit à grimper, pour remonter; et il réussit à gagner, une main
-après l’autre, une douzaine de pieds. Mais il se soutenait déjà depuis
-plusieurs minutes; et arrivé à ce point la force lui manqua. Des muscles
-humains ne pouvaient faire davantage. Il tenta de se hisser jusqu’au
-nœud suivant, mais il retomba en poussant un gémissement. Puis il me
-regarda.
-
---Remontez-moi! haleta-t-il, d’une voix presque éteinte. Pour l’amour de
-Dieu! je vous en prie, remontez-moi!
-
-Mais les misérables d’en bas tenaient le bout de la corde, et il m’eût
-été impossible de le soulever, même si j’avais possédé la force
-nécessaire. Je l’en avertis, et l’exhortai à grimper, s’il tenait à la
-vie. Dans un instant il serait trop tard.
-
-Il le comprit. Spasmodiquement il s’enleva jusqu’au nœud suivant, et
-tint bon. D’un autre effort désespéré, il gagna le prochain; mais je
-croyais entendre ses muscles éclater, et son souffle était à bout. Trois
-nœuds de plus--ils étaient espacés d’un pied environ--et il atteignait
-le toit.
-
-Mais il leva vers moi son visage, et je lus dans ses yeux le désespoir.
-Il n’en pouvait plus, et tandis qu’il restait suspendu, les hommes, avec
-des éclats de rire, commencèrent à ballotter la corde de côté et
-d’autre. Il perdit prise, et avec un cri plaintif se laissa glisser de
-trois ou quatre pieds, avant de se rattraper, et de rester là, muet.
-
-A ce moment, le groupe au-dessous de lui était devenu une foule, une
-horde d’êtres en démence, poussant de folles vociférations, et
-bondissant vers lui comme des chiens vers la nourriture; et bien que les
-traits du condamné fussent alors dans l’ombre et invisibles pour moi, je
-ne pus soutenir l’horreur du spectacle. Je me relevai pour me reculer,
-frissonnant, guettant le bruit de sa chute. Au lieu de cela, je ne
-m’étais pas encore retiré, qu’un éclair de feu m’aveugla, me brûlant
-presque le visage; un coup de pistolet retentit, et le corps du
-régisseur plongea la tête la première, laissant derrière lui un petit
-nuage de fumée.
-
-Il avait trompé l’attente de ses ennemis.
-
-
-
-
-CHAPITRE IX
-
-LES TROIS COULEURS
-
-
-On sut plus tard qu’ils s’étaient jetés sur le cadavre et l’avaient mis
-en pièces, comme des chiens furieux. Mais j’en avais vu assez. Tout
-vertigineux, je restai quelques instants appuyé contre la cheminée,
-tremblant comme une femme, prêt à défaillir. L’affreuse tragédie n’avait
-eu qu’un seul spectateur: moi; et l’étrange solitude dans laquelle j’y
-avais assisté, agenouillé au bord du toit du château, enveloppé dans le
-vent de la nuit et le tumulte qui montait vers moi, m’avait secoué
-jusqu’au tréfonds de l’être. Si les bandits étaient survenus alors, je
-n’aurais pas levé un doigt; mais heureusement, si mon réveil fut prompt,
-c’est à une autre main que je le dus. J’entendis derrière moi un bruit
-de pas, et en me retournant j’aperçus dans l’ombre la silhouette de Mlle
-de Saint-Alais.
-
---Monsieur, dit-elle, venez-vous?
-
-D’un bond je me relevai, honteux et saisi de remords. Je l’avais
-oubliée, elle et tout, devant ce drame.
-
---Qu’y a-t-il? demandai-je.
-
---Le feu est au château.
-
-Elle dit cela d’un ton si calme que je crus d’abord avoir mal entendu;
-et pourtant j’avais annoncé moi-même que la chose arriverait.
-
---A quel château, mademoiselle? A celui-ci? dis-je tout hébété.
-
---Oui, répondit-elle, aussi calme que devant. La fumée sort par
-l’escalier du réduit. Je crois qu’ils ont mis le feu à l’aile orientale.
-
-Je retournai bien vite avec elle, et avant même d’avoir atteint la
-petite porte par où nous étions montés, je vis qu’elle ne se trompait
-pas. Un léger tourbillon de fumée blanchâtre, à peine visible dans la
-nuit, filtrait par le joint, entre le panneau et le chambranle. Les
-femmes étaient encore autour à examiner la chose; mais pendant que je
-les regardais, ahuri et me demandant ce qu’il convenait de faire, leur
-groupe se dispersa, et je restai seul avec Denise devant le flot de
-fumée qui devenait à chaque instant plus épais et plus noir.
-
-Quelques minutes auparavant, aussitôt après avoir quitté l’étage
-inférieur, je me croyais capable d’affronter ce danger. Tout valait
-mieux que d’être pris avec les femmes, dans l’air confiné de ces pièces
-luxueuses, parfumées d’ambre et de rose, et de jasmin entêtant,--d’y
-être pris par les fauves qui nous poursuivaient. A cette heure le danger
-qui apparaissait le plus pressant me semblait aussi le pire.
-
---Nous allons retirer les briques! m’écriai-je. Vite, il faut ouvrir
-cette trappe. Il n’y a pas d’autre voie de salut. Allons, mademoiselle,
-aidez-moi, je vous prie!
-
---Ceux-là s’en occupent, répondit-elle.
-
-Je vis alors où avaient couru femmes et laquais. Ils étaient déjà auprès
-de la trappe, se démenant avec frénésie pour la débarrasser des briques
-que nous y avions empilées. Tout aussitôt leur précipitation me gagna.
-
---Venez, mademoiselle, venez! m’écriai-je, en faisant vers le groupe un
-pas machinal. Les bandits sont apparemment occupés là-dessous à piller,
-et nous leur échapperons. D’ailleurs, c’est notre unique moyen de salut.
-
-J’étais encore agité et troublé--soit dit à ma honte--par le sort de
-Gargouf; et comme elle ne me répondit pas tout de suite, je me retournai
-avec impatience. Je fus stupéfait de me trouver seul. Dans l’obscurité,
-il était difficile de voir quelqu’un à plus de deux ou trois toises, et
-le voile de fumée s’élargissait. Pourtant, elle était à côté de moi il
-n’y avait qu’un instant, elle ne pouvait donc être bien loin. Je fis
-quelques pas de droite et de gauche, et regardai plus attentivement.
-Alors je la découvris. Elle était agenouillée contre une cheminée, la
-face ensevelie entre ses mains. Sa chevelure lui retombait sur les
-épaules et cachait en partie sa robe claire.
-
-L’heure me parut mal choisie, et je la touchai du doigt avec irritation.
-
---Mademoiselle, dis-je, il n’y a pas une minute à perdre! Venez! La
-trappe est dégagée.
-
-Elle leva les yeux, et la calme pâleur de son visage me dégrisa.
-
---Je ne viens pas, dit-elle, à voix basse. Adieu, monsieur!
-
---Vous ne venez pas? m’écriai-je.
-
---Non, monsieur; sauvez-vous, répliqua-t-elle, d’un ton ferme et
-tranquille.
-
-Et elle me regardait en tenant toujours les mains jointes, comme si elle
-n’attendait que mon départ pour se remettre en prières.
-
-Je trépignais.
-
---Mais, mademoiselle! m’écriai-je, en considérant sa forme vêtue de
-blanc, que ces ténèbres rayées de temps à autre par le trait de feu
-d’une flammèche jaillissante, faisaient paraître presque irréelle; mais,
-mademoiselle, comprenez donc! ceci n’est pas un jeu. Rester ici, c’est
-vouloir mourir! mourir! Le château est en feu. Ce toit qui nous supporte
-ne tardera pas à s’écrouler...
-
---Plutôt cela, répondit-elle, en levant la main, et Dieu sait quelle
-noblesse féminine inspirait à l’enfant cette minute suprême. Plutôt
-cela, que de tomber en leur pouvoir! Je suis une Saint-Alais, et je
-saurai mourir, continua-t-elle avec fermeté, mais je ne dois pas tomber
-vivante entre leurs mains. Vous, monsieur, sauvez votre vie. Allez, je
-prierai Dieu pour vous.
-
---Et moi pour vous, mademoiselle, répondis-je, dans un élan
-d’abnégation. Si vous restez, je reste.
-
-Elle me regarda un moment, troublée. Puis elle se remit debout avec
-lenteur. Les domestiques avaient disparu, laissant la trappe ouverte;
-personne n’était encore monté. Nous avions le toit à nous. Je la vis
-frissonner en regardant autour d’elle: et dans la même seconde je la
-soulevais entre mes bras--elle ne pesait pas plus qu’un enfant--et je
-traversais la moitié du toit. Elle poussa un léger cri de protestation,
-de reproche, et se débattit un peu. Mais je ne l’en serrai que plus
-étroitement et continuai à courir. De la trappe, une échelle menait en
-bas. Tant bien que mal, la soutenant toujours d’une main, je descendis
-jusqu’au pied de l’échelle, et me trouvai dans un corridor entièrement
-obscur. D’un côté cependant, tout au fond, brillait une lumière.
-J’emportai la jeune fille dans cette direction. Les cheveux contre mes
-lèvres, la tête sur ma poitrine, elle ne luttait plus; et j’atteignis
-bientôt le haut d’un escalier. Ce devait être un escalier de service,
-car il était nu, étroit et laid, avec des murs blanchis à la chaux et
-d’une propreté douteuse. Il n’y avait par là aucune trace d’incendie, la
-fumée elle-même n’y parvenait pas encore; mais à mi-descente des degrés,
-un flambeau renversé, mais qui brûlait encore, gisait sur une marche,
-comme si quelqu’un venait de le laisser tomber. De tout le
-rez-de-chaussée de la maison s’élevait un affreux vacarme de désordre et
-d’orgie, des cris de détresse, des encouragements, des rires. Je fis
-halte pour écouter.
-
-Denise se redressa un peu entre mes bras.
-
---Mettez-moi par terre, monsieur, chuchota-t-elle.
-
---Vous viendrez?
-
---Je ferai ce que vous me direz de faire.
-
-Je la déposai dans l’angle du corridor, au haut de l’escalier; et je lui
-demandai à voix basse ce qu’il y avait derrière la porte que
-j’apercevais au bas des degrés.
-
---La cuisine, répondit-elle.
-
---Si j’avais un manteau quelconque pour vous envelopper, dis-je, je
-crois que nous passerions. Ils ne nous cherchent plus. Ils sont occupés
-à piller et à boire.
-
---Voulez-vous prendre la lumière? chuchota-t-elle, toute tremblante.
-Dans l’une de ces pièces-ci nous trouverons peut-être quelque chose.
-
-A pas de loup, je descendis les marches nues, et, l’ayant ramassé, je
-remontai avec le flambeau en main. Comme je me rapprochais de Denise,
-nos regards se rencontrèrent, et une rougeur, qui se fonçait de plus en
-plus, envahit son visage, comme l’aurore s’étale sur l’aube grise. Cette
-rougeur une fois venue, elle demeura; la jeune fille baissa les yeux et
-s’éloigna un peu de moi, éperdue et confuse. Nous étions seuls; et pour
-la première fois de la nuit, je pense, elle s’avisa de ses cheveux en
-désordre et de sa toilette négligée: elle se rappela qu’elle était une
-femme et moi un homme.
-
-Le moment était singulier pour songer à de telles choses; alors qu’à
-tout instant la porte pouvait s’ouvrir, au bas de l’escalier devant
-nous, et livrer passage à une douzaine de bandits assoiffés de butin, et
-de pis encore. Mais cette expression et ce geste me réchauffèrent le
-cœur et firent battre mes artères avec plus de force que jamais. Le
-courage me revint à flots, et doubla mes énergies. Je me sentais capable
-de défendre l’escalier contre cent, contre mille ennemis, aussi
-longtemps qu’elle serait au haut. Par-dessus tout, j’admirais comment
-j’avais pu la porter dans mes bras une minute plus tôt, la serrer contre
-ma poitrine et sentir sur mes lèvres le contact de ses cheveux, en
-restant insensible! Dorénavant, je serais incapable de la porter sans
-que mon pouls battît plus vite. Cette certitude me pénétra tandis que
-j’étais à côté d’elle, au haut des marches nues, affectant de prêter
-l’oreille aux bruits d’en dessous, afin de lui laisser le temps de se
-remettre.
-
-Mais je ne tardai pas à écouter plus sérieusement, car le bacchanal
-redoublait dans la cuisine que nous devions traverser pour fuir; et dans
-le même temps que je faisais cette remarque, une odeur de bois brûlé me
-parvint aux narines, avec une bouffée de fumée, et m’avertit que le feu
-se propageait au corps de bâtiment dans lequel nous nous trouvions.
-Derrière nous, à l’opposé de l’escalier, il y avait une porte; le long
-du couloir à gauche par où nous étions venus, se trouvaient d’autres
-portes. Je confiai la chandelle à Denise, et la priai d’aller jeter un
-coup d’œil dans les chambres.
-
---Vous trouverez bien un manteau, ou quelque chose! dis-je vivement.
-Nous ne pouvons nous attarder. Moi, pendant ce temps-là...
-
-Un bruit me coupa la parole: la porte au bas de l’escalier s’ouvrit
-violemment, et un homme s’y précipita tête baissée, qui se mit à grimper
-les marches deux à deux. Il portait un flambeau devant lui et dans la
-main droite une grosse barre de fer. Un sauvage ouragan de vociférations
-pénétra avec lui par l’ouverture.
-
-Sa brusque apparition ne nous laissa pas le temps de faire un mouvement.
-Je vis du coin de l’œil notre luminaire prêt à s’échapper des mains de
-Denise, que paralysait la terreur. Je lui repris le flambeau, éteignis
-la chandelle, et l’arrachai du chandelier de fer, que j’empoignai à
-pleine main; puis, penché en avant, j’attendis l’homme de pied ferme.
-J’avais laissé mon épée dans l’autre aile du château et me trouvais sans
-arme; mais le chandelier pouvait en tenir lieu, grâce à l’étroitesse de
-l’escalier et sous ce plafond bas et incliné. Si personne d’autre ne
-survenait, le chandelier ferait l’affaire.
-
-L’homme était aux deux tiers du degré, tenant le lumière haute devant
-lui. Quatre ou cinq marches seulement le séparaient de nous! Mais
-soudain il trébucha, sacra, et tomba lourdement sur le nez. La lumière
-qu’il portait s’éteignit, et nous fûmes dans les ténèbres!
-
-Instinctivement j’empoignai dans ma main gauche la main de Denise pour
-arrêter le cri qu’elle allait pousser; et nous restâmes comme deux
-statues, sans oser respirer. L’homme, si proche de nous, mais toujours
-ignorant de notre présence, continuait à sacrer. Au bout d’une
-effroyable minute d’angoisse, qu’il passa, j’imagine, à chercher son
-flambeau à tâtons, ses pas pesants redescendirent les marches. On avait
-refermé la porte du bas, et il ne réussit pas tout d’abord à trouver le
-loquet. Mais il y parvint enfin, et ouvrit la porte. Alors je reculai,
-et à la faveur du vacarme qui envahit aussitôt l’escalier, j’attirai
-Denise dans la chambre derrière nous, dont je refermai la porte qui
-faisait face aux marches, et je restai aux aguets.
-
-Je croyais entendre battre son cœur. A coup sûr j’entendais battre le
-mien. Dans cette chambre, nous étions provisoirement en sûreté; mais
-comment pouvions-nous, sans lumière, trouver un déguisement pour la
-jeune fille? Et je regrettais presque d’avoir quitté l’escalier. Nous
-étions dans une obscurité complète, et tout restait invisible dans cette
-chambre, qui sentait le renfermé, ou plutôt la souris. Mais comme je
-remarquais cette odeur, le relent de bois brûlé, qui avait pénétré sans
-doute avec nous, se renforça et masqua l’autre odeur. Pareil au bruit du
-vent, le ronflement de l’incendie qui se rapprochait devenait
-perceptible, avec le crépitement lointain des flammes. Le cœur me
-manqua.
-
---Mademoiselle, dis-je à voix basse.
-
-Je la tenais toujours par la main.
-
---Oui, monsieur, murmura-t-elle d’une voix faible.
-
-Et elle me parut s’appuyer contre moi.
-
---N’y a-t-il pas de fenêtre à cette chambre?
-
---Je crois que les volets sont mis, murmura-t-elle.
-
-Je songeais à présent que le chemin de la cuisine étant coupé, il nous
-restait à fuir par les fenêtres. Je fis un pas dans leur direction. Je
-voulais lâcher la main de la jeune fille, afin de libérer la mienne pour
-me diriger à tâtons, mais je la sentis avec surprise s’accrocher à moi
-et refuser de me laisser aller. Puis je l’entendis soupirer dans les
-ténèbres; et elle s’appuya sur moi, comme prête à s’évanouir.
-
---Courage, mademoiselle; courage! dis-je, terrifié à cette seule pensée.
-
---Oh! que j’ai peur! geignit-elle à mon oreille. J’ai si peur!
-Sauvez-moi, monsieur! sauvez-moi!
-
-Elle venait de se montrer si brave un peu plus tôt que je fus stupéfait.
-J’ignorais que le courage de la femme la plus vaillante a de ces
-faiblesses-là. Mais je n’eus guère le temps d’y songer. Sa masse pesait
-entre mes bras, plus inerte à chaque instant, et le cœur me battait
-éperdument, à chercher autour de moi un secours, une pensée, une idée.
-Mais je scrutai en vain les ténèbres. Je ne me rappelais même plus où se
-trouvait la porte d’entrée. Je ne discernais pas le moindre filet de
-fumée qui m’eût révélé l’emplacement des fenêtres. J’étais seul avec
-Denise, et sans défense; nous avions la retraite coupée, et les flammes
-se rapprochaient. Je sentis sa tête retomber en arrière, et compris
-qu’elle venait de perdre connaissance. Tout ce que je pouvais faire dans
-le noir était de la soutenir, et de guetter le retour des pas de l’homme
-ou tout autre événement qui allait survenir.
-
-Pour une durée assez longue, ou qui me parut telle, il ne se produisit
-rien. Puis un soudain éclat de tapage m’apprit que la porte se rouvrait,
-au bas de l’escalier; après quoi un claquement de sabots retentit sur
-les marches nues. Je discernai alors où se trouvait la porte de la
-chambre, et vivement mais avec douceur je déposai Denise sur le
-plancher, un peu en arrière de cette porte, et me postai sur le seuil.
-Je tenais toujours mon chandelier, et j’étais prêt à toute extrémité.
-
-Je les entendis passer, avec un battement de cœur; puis ils firent
-halte, et je serrai mon arme; et soudain une voix qui m’était familière
-lança un ordre, et poussant un cri de joie je tirai brusquement la porte
-et me dressai devant eux, comme ils me le racontèrent plus tard, avec la
-mine d’un spectre sortant du tombeau. Ils étaient quatre, et le plus
-proche de nous était l’abbé Benoît.
-
-Le bon prêtre me sauta au cou et m’embrassa.
-
---Vous n’êtes pas blessé? cria-t-il.
-
---Non, dis-je, d’une voix sépulcrale. Vous voilà donc arrivé?
-
---Oui, répondit-il, assez tôt pour vous sauver, Dieu soit loué! Dieu
-soit loué! Et mademoiselle? Mademoiselle de Saint-Alais? ajouta-t-il
-avec vivacité, en me considérant comme s’il me croyait hors de mon sens.
-Ne savez-vous rien d’elle?
-
-Je lui tournai le dos sans rien dire, et rentrai dans la chambre. Il me
-suivit avec de la lumière, et les trois hommes, parmi lesquels se
-trouvait Buton, entrèrent à sa suite. Ce n’étaient que de grossiers
-paysans, mais ils se reculèrent et se découvrirent, à la vue de Denise.
-Elle gisait où je l’avais laissée, la tête reposant sur le sombre tapis
-de sa chevelure, au milieu duquel sa face enfantine, aux yeux mi-clos et
-levés au plafond, prenait la pâleur et la solennité de la mort. Pour
-moi, j’étais tellement épuisé d’émotions que je la regardai presque avec
-indifférence. Mais le curé poussa un cri.
-
---Mot Dieu! fit-il, un sanglot dans la voix. Est-ce qu’ils l’ont tuée?
-
---Non, répondis-je. Elle n’est qu’évanouie. S’il y a une femme ici...
-
---Il n’y a pas de femme ici à qui j’ose me fier, répondit-il entre ses
-dents.
-
-Et il ordonna à l’un des hommes d’aller chercher de l’eau, en ajoutant
-quelques paroles que je ne saisis pas.
-
-L’homme revint presque tout de suite, et l’abbé Benoît, l’ayant fait
-mettre à l’écart ainsi que ses compagnons, humecta les lèvres de la
-jeune fille, après lui avoir jeté quelques gouttes sur la figure. Il
-agissait avec un air de hâte qui m’intriguait; mais je m’aperçus bientôt
-que la chambre s’emplissait de fumée. En allant moi-même à la porte, je
-vis au bout du corridor la rouge réverbération du feu, et je perçus un
-lointain écroulement de pierres et de madriers. Je compris alors
-l’attitude de l’abbé Benoît, et je lui proposai d’emporter la jeune
-fille au dehors.
-
---Elle ne se ranimera jamais ici, dis-je avec un sanglot dans la gorge.
-Elle va suffoquer, si nous ne lui donnons de l’air.
-
-Une volute de fumée dense qui passait dans le couloir vint confirmer
-tout à point mes paroles.
-
---En effet, dit le prêtre avec lenteur. C’est aussi mon avis, mon fils,
-mais...
-
---Mais quoi? m’écriai-je. Il est périlleux de nous attarder!
-
---Vous avez envoyé un messager à Cahors?
-
---Qui, répondis-je. Est-ce que le marquis serait arrivé?
-
---Non pas; et sachez-le, monsieur le vicomte, je n’ai avec moi que ces
-quatre hommes, ajouta-t-il. Si j’avais cherché à en réunir davantage, je
-serais peut-être arrivé trop tard. Et avec ceux-ci seulement, je ne sais
-que faire. La moitié des pauvres misérables qui ont commis ce forfait
-sont perdus de boisson. Les autres ne me connaissent pas...
-
---Mais je croyais... je croyais que tout était fini, m’écriai-je
-stupéfait.
-
---Non, fit-il gravement. On nous a laissés passer, après discussion.
-Moi, je suis du Comité, ainsi que Buton. Mais quand ils vous verront, et
-encore plus Mlle de Saint-Alais... je ne sais ce qu’ils sont capables de
-faire, mon ami.
-
---Mais, mon Dieu! m’écriai-je. Ils n’oseront sûrement pas...
-
---Non, monseigneur, ils n’oseront pas, n’ayez crainte!
-
-Ces paroles sortaient de la fumée. C’était Buton qui les prononçait. En
-même temps, il s’avança, une pesante barre de fer au poing, et ses gros
-bras velus retroussés jusqu’aux coudes.
-
---Mais il y a une chose que vous devrez faire, dit-il.
-
---Quoi donc?
-
---Vous devrez mettre la cocarde tricolore. Avec cela ils n’oseront pas
-vous toucher.
-
-Il montrait un naïf orgueil, que je trouvai tout d’abord inintelligible.
-Je le comprends mieux à cette heure. Le lendemain, déjà, ce n’était plus
-pour moi une énigme, mais une redoutable merveille.
-
-Le prêtre saisit l’idée au vol.
-
---Parfait, dit-il. Buton a trouvé. Ils vous respecteront avec cela.
-
-Et sans me laisser le temps de parler, il détacha la large rosette
-piquée à sa soutane, et l’épingla sur ma poitrine.
-
---La vôtre, maintenant, Buton, reprit-il (et prenant celle du
-forgeron--elle n’était rien moins que propre--il l’assujettit sur
-l’épaule de Denise). Allons, monsieur le vicomte, emportez-la. Vite, ou
-nous allons étouffer. Buton et moi marcherons devant, et nos amis que
-voici vous suivront.
-
-Denise, poussant des soupirs et des sanglots, commençait à revenir à
-elle, quand je la soulevai dans mes bras; et nous toussions tous à cause
-de la fumée. Celle-ci emplissait le couloir; eussions-nous tardé une
-minute de plus, et nous n’aurions pu passer sans danger, car les flammes
-léchaient déjà la porte de la pièce voisine, et dardaient vers nous des
-langues irritées. Néanmoins, nous descendîmes tant bien que mal
-l’escalier, avec notre aide mutuelle. Au bas, la porte fermée nous
-retint un instant, et lorsqu’elle s’ouvrit nous fûmes bien aises de
-déboucher pêle-mêle dans la cuisine, où nous restâmes à reprendre
-haleine, en nous frottant les yeux.
-
-C’était la grande cuisine du château, celle qui avait vu les apprêts de
-tant de festins et contenu de tels monceaux de venaison; mais je fus
-heureux pour Denise qu’elle tînt sa figure cachée contre ma poitrine, et
-qu’elle n’en pût voir l’aspect actuel. Un grand feu, alimenté avec du
-lard et des jambons, flambait dans l’âtre, et devant ce feu, en guise de
-viande, les dépouilles de trois chiens rôtissaient à la broche et
-imprégnaient l’air d’une odeur de chair grillée. C’étaient les chiens
-favoris du marquis, tués par méchanceté pure. Au-dessous d’eux, sur le
-carreau jonché de bouteilles, le vin répandu formait un lac où les
-meubles brisés et les caisses défoncées faisaient comme des îles. Tout
-ce que les émeutiers ne pouvaient emporter ils le mettaient en pièces.
-Sous nos yeux mêmes, dans un coin, une femme emplissait son tablier à
-même un grand tas de sel piétiné, et trois ou quatre individus
-achevaient de piller le dressoir. Mais le plus grand nombre des paysans
-s’étaient retirés au dehors, et nous les entendions applaudir
-hideusement aux flammes, pousser des acclamations lorsqu’une cheminée
-tombait ou qu’une fenêtre éclatait, et jeter dans le feu tout être
-vivant qui avait le malheur de leur tomber sous la main.
-
-Les pillards, à notre vue, s’éclipsèrent avec des mines haineuses de
-loups forcés de lâcher leur proie. Ils durent répandre la nouvelle de
-notre arrivée, car dans le temps bref que nous restâmes dans la cuisine,
-le hourvari du dehors s’apaisa, et ce fut au milieu d’un effrayant
-silence que nous apparûmes à la porte.
-
-La lueur de l’incendie éclairait comme en plein jour la rangée d’êtres
-féroces qui se tenaient devant nous, à côté du vaste amas de débris qui
-témoignaient de leur fureur. Au début nous étions dans l’ombre du mur,
-et invisibles pour eux; mais quand nous eûmes avancé de quelques pas, le
-silence menaçant prit fin, et la foule, avec un hurlement de rage,
-s’élança, comme une meute de chiens déchaînés. Ces êtres au front bas et
-aux chevelures hirsutes, à demi nus et barbouillés de sang et de suie,
-ressemblaient davantage à des bêtes qu’à des hommes; et ils s’élancèrent
-comme des fauves, claquant des mâchoires, tandis que des derniers
-rangs--car ceux des premiers ne savaient plus que rugir--s’élevaient les
-cris de: «Mort aux tyrans! Mort aux accapareurs!» Mêlés au fracas de
-l’incendie, ces cris suffisaient à intimider les plus résolus.
-
-Si mon escorte avait faibli une seconde, c’en était fait de nous. Maïs
-elle resta ferme, et sa contenance assurée en imposa à la foule qui se
-retira en grognant et réclamant notre mort, à l’exception d’un seul
-homme. Celui-là s’avança pour me porter un coup de couteau. Sur-le-champ
-Buton leva sa barre de fer, et avec un cri formidable de: «Respect aux
-trois couleurs!» il l’étendit sur le sol, et mit le pied sur son corps.
-
---Respect aux trois couleurs! cria-t-il à nouveau de sa voix de
-tonnerre.
-
-Et ces mots eurent un effet magique. A leur son, la foule se rejeta en
-arrière et sur les côtés, et les yeux se fixèrent stupidement sur moi et
-mon fardeau.
-
---Respect aux trois couleurs! cria l’abbé Benoît, en levant la main.
-
-Et il fit le signe de la croix. A cette vue cent voix reprirent le cri;
-et sans me laisser le temps de me reconnaître, ceux qui une minute plus
-tôt réclamaient notre mort se rejetèrent les uns sur les autres, en
-criant d’une seule voix:
-
---Place! place aux trois couleurs!
-
-Il y avait quelque chose d’indiciblement nouveau, d’étrange, de
-redoutable, dans un tel respect accordé par ces brutes à un mot, à un
-bout de ruban, à une idée. L’impression que j’en ressentis ne s’est
-jamais complètement effacée. Mais sur le coup je m’en rendis à peine
-compte. J’entendais et voyais les choses indistinctement. Comme dans un
-songe, je m’avançai parmi la cohue, et trébuchant sous mon fardeau,
-passai entre deux rangs de faces bestiales, puis descendis l’avenue,
-jusqu’à la grille. Arrivé là, l’abbé Benoît voulut me prendre Denise,
-mais je ne le lui permis pas.
-
---A Saux! A Saux! dis-je fiévreusement.
-
-Et alors, sans bien savoir comment, je me trouvai installé sur mon
-cheval, avec la jeune fille devant moi. Et nous prîmes la route de Saux,
-éclairés chemin faisant par les flammes du château en feu.
-
-
-
-
-CHAPITRE X
-
-LE MATIN QUI SUIT LA TEMPÊTE
-
-
-Arrivés au carrefour, l’abbé Benoît eut la précaution d’y laisser un
-homme pour attendre ceux qui venaient de Cahors, et leur faire savoir
-que Mlle de Saint-Alais était sauvée. Nous avions fait à peine une
-demi-lieue quand un bruit de galopade nous annonça qu’ils nous
-suivaient. Je commençais à sortir de l’hébétude où m’avaient plongé les
-émotions de la nuit, et j’arrêtai mon cheval pour transmettre mon
-fardeau à M. de Saint-Alais, au cas où il voudrait s’en charger.
-
-Mais il ne faisait point partie de la troupe. C’était Louis qui la
-conduisait, et je fus étonné de ne voir avec lui que six ou sept
-domestiques, le vieux M. de Gontaut, l’un des Harincourt et un étranger.
-Leurs chevaux étaient haletants et fumants de leur course rapide, et les
-yeux des cavaliers étincelaient d’émotion. Nul ne parut trouver
-singulier de me voir porter Denise; mais quand tous eurent en hâte
-remercié Dieu de son salut, ils s’informèrent bien vite du nombre des
-émeutiers.
-
---Près d’une centaine, dis-je. Autant du moins que j’en puis juger. Mais
-où est M. le marquis?
-
---Il n’était pas revenu quand on nous a donné l’alarme.
-
---Vous êtes bien peu nombreux.
-
-Louis poussa un juron de dépit.
-
---C’est tout ce que j’ai pu rassembler, dit-il. Marignac apprenait au
-même moment que le feu était à son château, et il a emmené une douzaine
-de nos hôtes. Une vingtaine ont pris peur; et ils sont montés à cheval
-au plus vite pour aller voir ce qui se passait chez eux. En somme,
-conclut-il amèrement, j’ai vu que chacun pensait d’abord à soi. Réserve
-faite, bien entendu, de mes excellents amis ici présents.
-
-M. de Gontaut s’efforça de ricaner, mais il s’étrangla faute de souffle.
-
---C’est une des beautés du malheur, haleta-t-il.
-
-Le pauvre homme avait peine à se tenir en selle.
-
---Mais vous allez venir à Saux! dis-je, comme ils tournaient bride dans
-une nuée de vapeur qui se détachait vaguement sur la nuit.
-
---Non pas! répondit Louis, en sacrant de nouveau (mais je trouvai tout
-naturel qu’il fût hors de lui, et que son humeur paisible de toujours
-l’eût abandonné). C’est l’instant ou jamais! Si nous les attrapons sur
-le fait...
-
-Je n’entendis pas le reste. Ses paroles se perdirent dans le trot des
-chevaux, qu’ils poussaient de l’éperon en dévalant la route. Ils étaient
-déjà à cinquante pas, quand l’un d’eux, se détachant de la cavalcade,
-tourna bride et s’en revint vers moi. C’était l’étranger, le seul de la
-compagnie, en dehors des serviteurs, que je ne connaissais pas.
-
---Comment sont-ils armés, je vous prie? me demanda-t-il.
-
---Ils ont au moins un fusil, répondis-je, en l’examinant avec curiosité.
-Peut-être plus, à cette heure. La majorité avait des piques et des
-fourches.
-
---Et leur chef?
-
---C’est Petit-Jean, le maréchal ferrant de Saint-Alais, qui les
-commandait.
-
---Je vous remercie, monsieur le vicomte, dit-il en saluant.
-
-Puis, donnant de l’éperon à sa monture, il partit au galop pour
-rejoindre les autres.
-
-Je n’étais pas en état de les seconder, et il me tardait de remettre
-Denise aux soins des femmes. Quand donc ils eurent disparu, nous
-poursuivîmes notre chemin. L’abbé Benoît et moi nous taisions, pensifs,
-mais les autres bavardaient entre eux sans arrêt. La tête de Denise
-reposait sur mon épaule droite. Je sentais le léger battement de son
-cœur; et durant cette lente et sombre chevauchée, j’eus le loisir de
-rêver à beaucoup de choses. Quel courage, quelle volonté ferme, avait
-montrés cette pauvre petite échappée de couvent, alors qu’une quinzaine
-plus tôt elle n’avait su trouver un mot à me dire; mais aussi quelle
-faiblesse féminine, chère à mon cœur d’homme, avait finalement vaincu sa
-réserve, et l’avait jetée à mon cou, sanglotante. Le doux parfum de sa
-chevelure emplissait mes narines; j’aspirais à mettre un baiser sur son
-front mi-voilé. Mais si une heure avait suffi pour m’apprendre à
-l’aimer, j’avais appris aussi à la respecter davantage. Je refrénai mon
-désir, je le pressai avec plus de tendresse, et m’efforçai de songer à
-autre chose tant qu’elle serait dans mes bras.
-
-Si j’y éprouvai de la difficulté, ce ne fut point faute de matière à
-réflexions. La clarté de l’incendie rougissait tout le ciel, derrière
-nous; la rumeur de la foule nous poursuivait; plus d’une fois, sur notre
-chemin, nous croisâmes des formes furtives qui s’enfonçaient dans les
-ténèbres, comme pour aller se joindre aux émeutiers. L’abbé Benoît
-croyait voir un second incendie, à une lieue dans l’est; et avec le
-trouble et le bouleversement général de cette nuit, je me serais à peine
-étonné si les flammes eussent éclaté devant nous, pour nous apprendre
-qu’il y avait aussi le feu à Saux.
-
-Mais ce coup me fut épargné. Au contraire, le village tout entier vint à
-notre rencontre avec des lumières, et nous fit cortège, en poussant des
-vivats, depuis la grille jusqu’au perron du château. Une fois là, dans
-la clarté des torches, et au milieu d’un profond silence de curiosité
-sympathique, Mlle de Saint-Alais fut enlevée de ma selle et transportée
-dans la maison. Les femmes qui se pressaient devant la porte se
-penchèrent pour la suivre des yeux, mais je fus le seul à entrer
-derrière elle.
-
- * * * * *
-
-Bien des choses qui semblent belles la nuit, présentent au jour un
-aspect hideux; et d’autres que nous avons supportées sans difficulté sur
-le moment, paraissent monstrueuses et intolérables dans le recul du
-souvenir. Quand je me réveillai le matin, dans le vaste fauteuil du
-vestibule--où, suivant la tradition, Louis XIII s’était assis jadis--et
-qu’après trois heures d’un sommeil imparfait, je vis André penché sur
-moi, et le soleil entrant à flots par la porte et la fenêtre, je crus
-tout d’abord avoir rêvé ce que je me rappelais des événements de la
-nuit. Mais mon regard tomba sur la paire de pistolets que j’avais placés
-à côté de moi, et sur le plateau garni des verres qui avaient servi à
-nous désaltérer, le curé et moi, je compris que tout cela était de la
-réalité. Je me dressai d’un bond.
-
---Est-ce que M. de Saint-Alais est ici? demandai-je.
-
---Non, monsieur.
-
---Et M. le comte?
-
---Non plus, monsieur.
-
---Hé quoi! m’écriai-je. Personne de chez eux n’est donc venu?
-
-Car je m’étais endormi avec la persuasion que l’on m’éveillerait au bout
-d’une heure pour les recevoir.
-
---Non, monsieur le vicomte, répliqua le vieux valet, personne, excepté
-un monsieur qui était avec eux et qui actuellement se promène dans le
-jardin avec M. le curé. Et quant à celui-là...
-
---Eh bien? dis-je sèchement, car André, qui avait pris son air le plus
-grave et le plus entendu, se taisait et reniflait avec mépris.
-
---Celui-là ne semble pas valoir qu’on éveille monsieur le vicomte pour
-lui, répliqua-t-il d’un air entêté. Mais M. le curé l’a voulu quand
-même; et par le temps qui court, il nous faut trotter pour un forgeron
-mieux que pour un directeur de la régie.
-
---Buton est donc ici?
-
---Oui, monsieur; et il se promène sur la terrasse, comme s’il se croyait
-chez lui. Je ne sais pas où nous allons, reprit-il, d’un ton grondeur et
-élevant la voix comme je me disposais à m’éloigner, ni ce qui va sortir
-de tout cela. Mais quand monsieur le vicomte a fait enlever le carcan,
-j’ai bien vu ce qui allait arriver. Oh! oui, continua-t-il de plus en
-plus haut, avec son plateau en main, et me lançant un regard
-réprobateur, j’ai bien vu ce qui allait arriver! Je l’ai bien vu!
-
-A coup sûr, si je n’avais été jeté tout à fait en dehors de la commune
-ornière de pensée, j’aurais, moi aussi, trouvé quelque chose de
-singulier à l’assemblage des trois hommes que je trouvai faisant les
-cent pas sur la terrasse. Au milieu était l’abbé Benoît, les yeux
-baissés et les mains derrière le dos; d’un côté il avait Buton, fruste
-et balourd avec ses larges épaules et sa blouse maculée; de l’autre côté
-marchait l’étranger de la nuit, un homme de moyenne taille, correct,
-mais très simplement vêtu, avec des bottes de cheval et une épée. En me
-rappelant qu’il avait fait partie de la troupe de Louis, je m’étonnai de
-le voir porter les trois couleurs; mais j’étais surtout inquiet de
-savoir ce qu’il était advenu des autres. Sans nous arrêter aux
-cérémonies, je lui posai la question.
-
---Ils ont attaqué les émeutiers, perdu un homme, et été repoussés,
-répondit-il, précis et laconique.
-
---Et M. le comte?
-
---N’a pas été blessé. Il est retourné à Cahors, pour chercher du monde.
-Quant à moi, on semblait prendre mes avis en mauvaise part, et je suis
-venu ici.
-
-Il me parlait comme à son égal, d’une façon brusque et allant droit au
-fait, et avec l’air d’être et à la fois de n’être pas un gentilhomme.
-Voyant qu’il m’intriguait, le curé se hâta de le présenter.
-
---Monsieur le vicomte, vous avez devant vous M. le capitaine Hugues,
-sorti de l’armée américaine. Il a mis ses services à la disposition du
-Comité.
-
---Dans l’intention, poursuivit le capitaine, avant que j’eusse le temps
-de me reconnaître, d’instruire et commander un corps de volontaires à
-lever en Quercy, pour maintenir l’ordre. Appelez-les milice; appelez-les
-comme vous voudrez.
-
-J’étais passablement démonté. Cet homme, alerte, actif, pratique, dont
-la poche laissait dépasser la crosse d’un pistolet, était une nouveauté
-pour moi.
-
---Vous avez servi Sa Majesté? dis-je enfin, pour me donner le temps de
-réfléchir.
-
---Non pas, répondit-il. Il n’y a pas d’avenir dans cette armée, si l’on
-ne possède plusieurs quartiers. J’ai servi sous les ordres du général
-Washington.
-
---Mais je vous ai vu la nuit dernière avec M. de Saint-Alais?
-
---Quoi d’étonnant, monsieur le vicomte? répliqua-t-il, en me regardant
-bien en face. A peine arrivé, j’entends dire que l’on brûle un château.
-Je me suis mis à la disposition de M. le comte. Mais ces messieurs
-manquent de méthode, et ils refusent d’être conseillés.
-
---Ma foi, dis-je, ces procédés me paraissent un peu abusifs. Vous
-savez...
-
---Le château de M. de Marignac a été brûlé la nuit dernière, dit
-doucement le curé.
-
---Oh!
-
---Et nous en apprendrons d’autres, je le crains. Nous devons, je pense,
-regarder les choses en face, monsieur le vicomte.
-
---Il n’est pas question de penser ni de regarder, mais d’agir!
-interrompit rudement le capitaine. Il nous reste devant nous tout un
-long jour d’été, mais si nous n’avons pas fait quelque chose d’ici ce
-soir, c’est une triste aurore qui se lèvera demain sur le Quercy.
-
---N’y a-t-il pas les troupes du roi? dis-je.
-
---Elles refusent d’obéir. Elles sont par conséquent plus nuisibles
-qu’utiles.
-
---Et leurs officiers?
-
---Ils sont fidèles; mais haïs du peuple. Un chevalier de Saint-Louis est
-pour le peuple ce qu’est pour un taureau une étoffe rouge. Croyez-moi,
-ils ont assez à faire de maintenir leurs hommes dans les casernes, et de
-sauver leurs propres têtes.
-
-Je n’aimais pas sa familiarité, ni son langage tranchant; mais néanmoins
-j’étais incapable de reprendre le ton sur lequel j’avais parlé la
-veille. La veille, j’aurais trouvé intolérable que Buton fût là à nous
-écouter. Aujourd’hui je trouvais la chose toute naturelle. Cet officier,
-d’ailleurs, était un autre homme que Doury; des arguments qui avaient
-accablé l’un seraient restés sans effet sur l’autre. Je m’en rendis
-compte, et à tout hasard, demandai à l’abbé Benoît ce qu’il avait
-l’intention de faire.
-
-Il ne répondit pas. Ce fut le capitaine qui parla.
-
---Nous voudrions vous voir entrer dans le Comité.
-
---J’ai discuté cela hier, répondis-je avec quelque raideur. Je ne puis y
-consentir. L’abbé Benoît a dû vous l’expliquer.
-
---Ce n’est pas la réponse de l’abbé Benoît que je désire, répliqua le
-capitaine. C’est la vôtre, monsieur le vicomte.
-
---J’ai répondu hier, dis-je hautainement, et j’ai refusé.
-
---Aujourd’hui n’est plus hier, riposta-t-il. Hier, le château de M. de
-Saint-Alais était debout; ce n’est plus aujourd’hui qu’un décombre
-fumant. Celui de M. de Marignac est dans le même état. Hier, sur
-beaucoup de points, nous en restions aux conjectures. Aujourd’hui les
-faits parlent d’eux-mêmes. Quelques heures d’hésitation, et la province
-sera en feu d’un bout à l’autre.
-
-Je n’en pouvais disconvenir. Toutefois il y avait autre chose que je ne
-pouvais faire, c’était de me déjuger une fois de plus. J’avais
-solennellement pris la cocarde blanche dans le salon de Mme de
-Saint-Alais, et le courage me manquait pour exécuter une nouvelle
-volte-face. Je me refusai à la palinodie.
-
---C’est impossible, impossible dans mon cas, balbutiai-je enfin avec
-embarras et d’une façon quelque peu incohérente. Pourquoi vous adresser
-encore à moi, au lieu d’aller trouver quelqu’un d’autre? Il y en a deux
-cents dont les noms...
-
---Ne nous seraient d’aucun usage, répondit brusquement M. le capitaine.
-Le vôtre au contraire rassurerait les timides, attacherait à notre cause
-les gens modérés, et ne rebuterait pas les masses. Je veux être franc
-avec vous, monsieur le vicomte, reprit-il, sur un autre ton. J’ai besoin
-de votre concours. Je veux bien courir des risques, mais seulement les
-risques indispensables; et je voudrais tenir ma nomination aussi bien
-d’en haut que d’en bas. Donnez votre adhésion au Comité, et j’accepte
-leur nomination. Sans doute je pourrais pacifier le Quercy au nom du
-tiers état seul, mais je préférerais fusiller, pendre, écarteler, au nom
-de tous les trois réunis.
-
---Je vous le répète, il y en a d’autres...
-
---Vous oubliez que je dois mater la canaille de Cahors, répliqua-t-il
-avec impatience, non moins que ces abrutis de paysans, qui croient la
-fin du monde arrivée. Et ces autres dont vous parlez...
-
---Sont inacceptables, dit doucement l’abbé Benoît, tout en m’adressant
-un regard d’intelligence.
-
-La brise légère du matin soulevait les plis de sa soutane, et révélait
-la maigreur de ses jambes. Il tenait son tricorne au-dessus de sa tête,
-pour se protéger du soleil. Je sentais qu’il y avait un conflit dans son
-esprit tout comme dans le mien, et qu’il désirait m’avoir avec eux et ne
-m’avoir pas; et cette intuition m’encourageait à lui résister, malgré
-ses paroles.
-
---C’est impossible, dis-je.
-
---Pourquoi?
-
-La nécessité de répondre me fut épargnée. J’étais tourné vers la porte
-du château, et ce dernier mot à peine prononcé, j’en vis sortir André
-accompagné de M. de Saint-Alais. La façon dont le vieux serviteur
-annonça: «M. le marquis de Saint-Alais, qui demande à voir M. le
-vicomte!» nous scandalisa légèrement, car elle décelait un secret
-triomphe; mais de la part de Saint-Alais qui s’approchait, rien ne
-laissa voir qu’il eût remarqué ce détail. Il s’avança d’un air
-parfaitement serein, et me salua avec cordialité. Je me figurai tout
-d’abord qu’il ne savait pas ce qui s’était passé la nuit; mais ses
-premiers mots dissipèrent cette illusion.
-
---Monsieur le vicomte, dit-il, m’interpellant d’un ton à la fois
-gracieux et dégagé, nous vous devons une reconnaissance éternelle.
-J’avais affaire au dehors, hier soir, et je n’ai pu intervenir; et mon
-frère, paraît-il, est arrivé trop tard, à supposer qu’il eût pu quelque
-chose avec une si petite troupe. J’ai vu ma sœur en traversant la
-maison, et elle m’a donné quelques détails.
-
---Elle a quitté sa chambre? m’écriai-je tout surpris.
-
-Les trois autres personnages s’étaient retirés un peu à l’écart, afin de
-nous laisser nous entretenir à l’aise.
-
---Oui, répondit-il, en souriant un peu de mon étonnement. Et je puis
-vous assurer, monsieur le vicomte, qu’elle a dit de vous tout autant de
-bien qu’une jeune fille en peut dire. Du reste, ma mère sera mieux
-qualifiée que moi pour vous exprimer la gratitude de la famille. En
-attendant, j’espère que votre santé n’a pas souffert de cette algarade.
-
-Je balbutiai une réponse; mais je savais à peine ce que je disais, tant
-l’attitude de Saint-Alais était différente de ce que j’attendais, son
-calme dégagé et sa gaieté si éloignés de la rage et de l’emportement qui
-eussent semblé naturels chez qui venait d’apprendre la destruction de
-son château et l’assassinat de son régisseur. Je n’en revenais pas. Je
-le voyais paré avec son soin et son élégance habituels, et j’étais
-convaincu pourtant qu’il avait été sur pied toute la nuit; les attentats
-contre son château et celui de Marignac venaient démentir ses
-prédictions les plus confiantes; et il ne montrait aucun signe
-d’irritation!
-
-J’en restais confondu, vertigineux. Cependant il me fallait dire quelque
-chose. J’exprimai le souhait que Mlle Denise ne se ressentirait pas trop
-de ses aventures.
-
---Elle? je n’en ai pas peur, dit-il. Nous autres Saint-Alais ne sommes
-pas des femmelettes. Et après une nuit de repos... Mais je crains de
-vous avoir interrompu?
-
-Et pour la première fois il daigna jeter les yeux sur mes compagnons.
-
---C’est à l’abbé Benoît et à Buton ici présents, que doivent aller en
-réalité vos remerciements, monsieur le marquis, repris-je. Car sans leur
-aide...
-
---Tiens, tiens! en vérité? fit-il froidement. On me l’avait déjà dit.
-
---Mais vous ne savez pas tout? exclamai-je.
-
---Je pense que si, dit-il.
-
-Puis, continuant à les regarder tout en me parlant, il reprit:
-
---Permettez-moi de vous raconter une petite histoire, monsieur le
-vicomte. Il y avait une fois un homme qui en voulait à son voisin parce
-que la récolte de celui-ci était plus belle que la sienne. Il alla donc,
-nuitamment et en secret, et pas tout à la fois--pas tout à la fois,
-messieurs, mais petit à petit--il fit déborder sur les terres de son
-voisin le bras de rivière qui passait auprès de leurs domaines à tous
-les deux. Son succès fut tel que bientôt l’inondation non seulement
-couvrit la récolte, mais menaça de noyer le voisin en personne, et après
-cela sa propre récolte et lui-même! Comprenant trop tard sa folie... Cet
-apologue vous amuse, monsieur le curé?
-
---Il ne me concerne pas, répondit l’abbé Benoît, avec un pâle sourire.
-
---Je ne suis le domestique de personne, prétendait un esclave, riposta
-Saint-Alais avec un ricanement discret.
-
---C’est une indignité, monsieur le marquis! m’écriai-je, perdant
-patience. Je viens de vous dire que sans M. le curé et le forgeron que
-voici, Mlle Denise et moi...
-
---Et moi, répliqua-t-il, m’interrompant avec une jovialité feinte, je
-viens de vous dire ce que j’en pense, monsieur le vicomte. Voilà tout.
-
---Mais vous ignorez donc ce qui s’est passé? réitérai-je, exaspéré par
-son injustice. Vous ignorez, il faut que vous ignoriez, que quand l’abbé
-Benoît et ses compagnons sont arrivés, Mlle de Saint-Alais et moi nous
-trouvions dans la situation la plus critique? qu’ils ont couru les plus
-grands risques pour nous en tirer? et que notre salut final est dû en
-grande partie aux trois couleurs, qui nous ont fait respecter de ces
-misérables, mieux que tout déploiement de force en notre pouvoir.
-
---C’est donc vrai, cela aussi? fit-il, se rembrunissant. J’aurai quelque
-chose à dire là-dessus tout à l’heure. Mais d’abord, puis-je vous poser
-une question, monsieur le vicomte? Suis-je en droit de supposer que ces
-messieurs sont venus vous solliciter de la part, excusez-moi si je ne le
-qualifie pas comme il faut, de l’Honorable Comité de Salut public?
-
-Je fis un signe affirmatif.
-
---Et je présume que j’ai à les féliciter de votre acceptation?
-
---Pas le moins du monde! répliquai-je, avec fierté. Ce monsieur (et je
-désignai le capitaine Hugues) m’a exposé certaines propositions et
-certains arguments en leur faveur.
-
---Mais il ne vous a pas exposé le plus fort de tous ces arguments,
-intervint le capitaine, avec un bref salut. Je le découvre, et vous le
-verrez comme moi, monsieur le vicomte, dans M. le marquis de
-Saint-Alais!
-
-Le marquis le dévisagea froidement.
-
---Je vous suis fort obligé, fit-il avec dédain. A l’occasion, peut-être
-aurai-je quelque chose de plus à vous dire. Mais pour l’instant, je
-parle à M. le vicomte.
-
-Et il s’adressa de nouveau à moi:
-
---Ces messieurs vous ont sollicité. Dois-je entendre que vous avez
-décliné leurs propositions?
-
---Absolument! répondis-je. Mais, ajoutai-je avec chaleur, il ne s’ensuit
-pas que je manque de gratitude ou de sentiments humains.
-
---Ah, ah! dit-il.
-
-Puis, d’un air détaché:
-
---Je vois là votre valet. Pourrais-je disposer de lui un moment?
-
---Certainement.
-
-Il fit un signe du doigt à André, qui nous regardait du haut du perron.
-Le valet accourut prendre ses ordres.
-
-Saint-Alais s’adressa de nouveau à moi:
-
---J’ai bien votre autorisation?
-
-Je m’inclinai, sans comprendre.
-
---Allez, mon ami, allez trouver Mlle de Saint-Alais, dit-il. Elle est
-dans la grande salle. Priez-la de vouloir bien nous honorer de sa
-présence.
-
-André s’éloigna de son air le plus digne, et nous restâmes dans
-l’étonnement. Personne ne disait mot. J’aurais voulu consulter du regard
-l’abbé Benoît, mais je ne l’osai, car le marquis, son sourire
-impénétrable sur le visage, me me quittait pas des yeux, et je craignais
-qu’il ne me soupçonnât de faiblesse. Cette attente dura jusqu’au moment
-où Mlle Denise apparut sur le seuil du château et après une courte
-pause, vint nous rejoindre sur la terrasse.
-
-Elle portait une robe qui avait, je crois, appartenu à ma mère, et qui
-était trop longue pour elle; mais elle me sembla lui aller à ravir. Un
-fichu lui couvrait les épaules, et un autre, passant par-dessus ses
-cheveux poudrés, retombait à petits plis sur son cou et ses oreilles. A
-ce délicieux négligé, sa rougeur ajoutait un nouvel attrait, tandis
-qu’elle s’approchait de nous, en se garantissant les yeux du soleil. Je
-la revoyais pour la première fois depuis que les femmes l’avaient
-enlevée de ma selle, et elle m’apparut à cette heure, comme une divinité
-qui s’avançait sur la terrasse dans la jeune lumière du matin. Je ne
-comprenais pas comment j’avais pu renoncer à elle. Un désir absurde me
-saisit, de provoquer son frère et de l’enlever, elle, hors de cet
-affreux imbroglio de partis politiques.
-
-Mais elle ne me regarda point, et mon cœur se serra. Elle n’avait d’yeux
-que pour M. le marquis, et s’approchait de lui comme s’il l’eût attirée
-par un moyen magnétique.
-
---Mademoiselle, dit-il gravement, il paraît que vous avez échappé la
-nuit dernière grâce à votre adoption d’un emblème que je vous vois
-porter encore. C’est un de ceux que nul sujet de Sa Majesté n’a le droit
-de porter avec honneur. Voulez-vous me faire le plaisir de l’ôter?
-
-Pâlissant et rougissant tour à tour, elle nous lança un regard de
-détresse.
-
---Monsieur? murmura-t-elle, comme si elle ne comprenait pas.
-
---J’ai parlé assez clair, ce me semble, dit-il. Ayez la bonté d’enlever
-cet objet.
-
-Se courbant sous l’avanie, elle hésita, et parut un instant prête à
-fondre en larmes. Puis, les lèvres frémissantes, et avec des doigts qui
-tremblaient, elle obéit, et se mit en devoir de détacher la cocarde
-tricolore que les domestiques--à son insu, peut-être--avaient transférée
-de son autre robe sur celle qu’elle portait à cette heure. Elle mit
-longtemps à l’enlever, sous nos regards, et je bouillais d’indignation.
-Mais je n’osai intervenir; et les autres la considéraient gravement.
-
---Je vous remercie, dit M. de Saint-Alais, quand à la fin elle fut
-parvenue à défaire l’épingle. Je vois, mademoiselle, que vous êtes une
-vraie Saint-Alais, préférant mourir que devoir votre salut à une
-félonie. Ayez la bonté de jeter cela par terre, et de marcher dessus.
-
-Elle sursauta violemment à ces paroles. Nous tous aussi, je crois bien.
-Je sais que je fis un pas en avant; et, si M. le marquis n’eût levé la
-main, je l’aurais empêchée d’obéir. Mais je n’en avais pas le droit:
-nous n’étions que des spectateurs, c’était à elle de décider. Elle resta
-une minute sans souffle et sans mouvement, les yeux fixés sur son frère;
-puis, toujours fascinée par lui, avec un soupir convulsif, elle leva la
-main d’un geste lent et mécanique, et lâcha le ruban. Il tomba en
-tournoyant.
-
---Marchez dessus! dit le marquis, impitoyable.
-
-Elle tremblait de tous ses membres; son visage, son visage d’enfant,
-blêmit. Mais elle ne bougeait pas.
-
---Marchez dessus! réitéra-t-il.
-
-Alors, sans regarder à terre, elle avança un pied, et en effleura le
-ruban tricolore.
-
-
-
-
-CHAPITRE XI
-
-LES DEUX CAMPS
-
-
---Je vous remercie, mademoiselle; maintenant je ne vous retiens plus,
-dit-il.
-
-Mais il n’avait pas besoin de parler, car dès l’instant où elle lui eut
-obéi, sa sœur se détournait de nous; il n’avait pas ouvert la bouche
-qu’elle s’élançait vers le perron, torturée de douleur, les deux mains
-sur le visage, tout entière secouée de sanglots qui parvenaient jusqu’à
-nous dans le matin d’été.
-
-Ce spectacle me rendit furieux; mais pour un instant, et par un effort
-démesuré, je me contins. Je voulais d’abord laisser parler le marquis.
-
-Mais il ne voyait pas, ou refusait de voir, l’effet qu’il avait produit.
-
---C’est tout, messieurs, dit-il, légèrement pâle. Je vous suis obligé de
-votre complaisance. Vous savez désormais ce que je pense de vos trois
-couleurs et de vos bons offices. Je refuse leur sauvegarde pour les
-miens comme pour moi. Je ne parlemente pas avec des assassins.
-
-Je ne me contins plus, et bondis en avant.
-
---Et moi! m’écriai-je, moi aussi, monsieur le marquis, j’ai quelque
-chose à dire. J’ai quelque chose à déclarer. Il n’y a qu’un instant j’ai
-refusé les trois couleurs. J’ai repoussé les ouvertures de ceux qui me
-les présentaient. J’étais résolu à me ranger à vos côtés et à ceux de
-mes frères en dépit de ma raison. J’étais de votre parti, bien que sans
-y avoir foi; et vous auriez pu m’attacher à lui. Mais ce monsieur a
-raison, c’est vous qui êtes le meilleur argument contre vous-même. Et
-voici ce que je fais! voici ce que je fais! répétai-je dans un
-transport. Regardez, monsieur le marquis, et connaissez votre œuvre.
-
-A ces mots je saisis le ruban que Denise avait foulé aux pieds, et de
-mes doigts qui tremblaient presque autant que les siens lorsqu’elle le
-détacha, je l’épinglai sur ma poitrine.
-
-Il s’inclina, avec un sourire sarcastique.
-
---On change facilement de cocarde, dit-il.
-
-Mais il était livide de rage, et il m’eût volontiers tué pour cette
-nasarde que je lui infligeais.
-
---Vous voulez dire que je tourne casaque facilement? dis-je d’un ton
-agressif.
-
---Vous avez mis le doigt dessus, monsieur le vicomte, riposta-t-il.
-
-Les trois autres personnages s’étaient retirés un peu à l’écart--non
-sans manifester leur révolte--et nous laissaient face à face au même
-endroit où nous nous tenions trois semaines plus tôt, la veille de la
-soirée chez sa mère. Tout bouillant de colère au ressouvenir de sa
-conduite avec sa sœur, et dans l’intention de le blesser, je lui
-rappelai cette circonstance, avec les prophéties qu’il avait alors
-émises, prophéties qui s’étaient si mal accomplies.
-
-Il me prit au mot.
-
---Elles se sont mal accomplies? dit-il sombrement. Certes, monsieur le
-vicomte, mais pourquoi? Parce que ceux qui devraient nous soutenir, ceux
-qui d’un bout de la France à l’autre devraient soutenir le roi, sont
-comme vous: des irrésolus qui ne savent ce qu’ils veulent! Parce que les
-gentilshommes de France se révèlent indolents et couards, et indignes
-des noms qu’ils portent! Oui, mal accomplies, reprit-il amèrement, parce
-que vous, monsieur de Saux, et les gens comme vous, êtes pour ceci
-aujourd’hui, et demain pour cela, et que vous criez maintenant:
-«Réforme!» et l’heure d’après: «Ordre!»
-
-Ma colère s’affaissa. Je ravalai le démenti prêt à jaillir, et me bornai
-à lancer au marquis un regard prolongé. Il s’aperçut de mon embarras et
-en prit avantage.
-
---Mais suffit, continua-t-il d’un ton de dignité offensée d’autant plus
-mortifiante pour moi que c’était lui qui avait tort, et non moi.
-Laissons cela. Jusqu’au dernier moment, j’ai recherché votre concours,
-monsieur de Saux; et je reconnais, je ne cesse de reconnaître, et je
-serai le dernier à renier, l’obligation que nous vous devons depuis la
-nuit passée. Mais il ne peut plus y avoir de réelle amitié entre ceux
-qui portent ce machin (et il désigna la cocarde tricolore que j’avais
-adoptée) et ceux qui servent le roi à notre manière. Vous m’excuserez
-donc si je prends congé de vous, et si j’emmène ma sœur sans délai d’une
-maison où sa présence peut être mal interprétée, tout comme la mienne,
-après ce qui vient de se passer, doit être déplaisante.
-
-Sur quoi il s’inclina de nouveau, et se dirigea vers la maison. Je le
-suivis, bouche cousue et le cœur soudainement glacé. André se trouvait
-seul dans le vestibule, à muser devant l’autre porte; mais au delà de
-celle-ci, dans l’avenue, trois ou quatre domestiques montés attendaient
-M. de Saint-Alais, et un peu plus bas trois cavaliers s’en allaient vers
-le portail. Un regard me suffit pour voir que Mlle Denise était à leur
-tête, et qu’elle se tenait courbée sur sa selle, comme si elle pleurait
-encore. Je me tournai vers Saint-Alais, dans un accès de violence.
-
-Mais son regard était fixé sur moi de telle sorte que les paroles
-expirèrent sur mes lèvres. Il toussota.
-
---Ah, ah! dit-il, Mlle Denise a compris d’elle-même que la bienséance
-lui ordonnait de partir. Vous me permettrez donc, monsieur de Saux, de
-vous faire ses compliments et de prendre congé de vous à sa place.
-
-Ayant dit ces paroles, il me salua et se dirigea vers sa monture. Il
-levait le pied vers l’étrier quand je murmurai son nom.
-
-Il fit demi-tour.
-
---Pardon! dit-il. Est-ce que...
-
-Je fis signe aux valets de s’écarter. Mon accès de violence avait
-disparu, je restais douloureusement tiraillé entre la colère et la
-honte.
-
---Monsieur, dis-je, j’ai encore un mot à vous dire. Tout n’est pas fini
-pour cela entre Mlle Denise et moi. Quant à elle...
-
---Qu’il ne soit plus question d’elle! trancha-t-il.
-
-Mais je ne me laissai pas démonter.
-
---Quant à elle, je ne connais pas ses sentiments, repris-je, sans tenir
-compte de l’interruption. Mais pour ma part, monsieur de Saint-Alais, je
-vous déclare avec franchise que je l’aime; et je ne changerai pas,
-qu’elle porte la cocarde tricolore ou une autre. Par conséquent...
-
---Je ne vous dirai qu’une chose, s’écria-t-il, en levant la main pour
-m’arrêter.
-
-Je cédai, avec un grand soupir.
-
---Quoi donc? demandai-je.
-
---C’est que vos déclarations sont dignes d’un bourgeois, répliqua-t-il,
-avec un rire insultant. Ou d’un toqué d’Anglais! Et comme Mlle de
-Saint-Alais n’est pas la fille d’un mitron, pour qu’on lui fasse une
-cour de ce genre, je trouve votre cour intolérable. Cela vous suffit-il,
-ou voulez-vous en entendre davantage, monsieur le vicomte?
-
---Cela ne peut suffire à me détourner de mon chemin, répondis-je. Vous
-oubliez que j’ai apporté ici entre mes bras mademoiselle votre sœur, la
-nuit dernière. Mais moi je ne l’oublie pas, et elle non plus ne
-l’oubliera pas. Notre situation ne peut redevenir ce qu’elle était,
-monsieur le marquis.
-
---Vous vous targuez de lui avoir sauvé la vie pour prendre des droits
-sur elle? dit-il avec mépris. Voilà qui est généreux et digne d’un
-gentilhomme!
-
---Non, je ne m’en targue pas! répliquai-je avec véhémence. Mais j’ai
-tenu Mlle Denise entre mes bras, sa tête a reposé sur ma poitrine, et
-vous ne pouvez faire que l’un et l’autre n’aient pas été. J’ai par
-conséquent le droit de demander sa main, et je saurai l’obtenir.
-
---Moi vivant, vous ne l’aurez jamais! répondit-il avec âpreté. Je le
-jure; tout comme elle a foulé aux pieds ce ruban, sur un mot de moi,
-monsieur, de même elle foulera aux pieds votre amour. Mlle de
-Saint-Alais n’est pas pour vous.
-
-Je tremblais de rage.
-
---Vous savez bien, monsieur, que je ne puis me battre avec vous! dis-je.
-
---Ni moi avec vous. Je le sais. Donc, poursuivit-il, après une pause, et
-revenant avec une souplesse merveilleuse à sa courtoisie première, je
-vais vous fuir. Adieu, monsieur, je ne dis pas au revoir; car je doute
-que l’avenir nous réserve beaucoup de rencontres.
-
-Je ne trouvai absolument rien à lui répliquer, et il s’éloigna,
-descendant l’avenue. Mlle Denise et son escorte avaient disparu; ses
-serviteurs, ayant obéi à mon geste, étaient déjà près du portail. Je le
-vis s’enfoncer sous les ramures des noyers, dont la voûte laissait
-filtrer çà et là des rais de soleil qui tombaient sur lui; et dans la
-tristesse de mon cœur broyé, j’admirai l’air de vaillance qu’il
-conservait, et la grâce insoucieuse de son allure.
-
-Assurément il avait de la force de caractère; et cette force, dont
-manquaient ses amis, il la possédait à un tel degré qu’en le suivant du
-regard j’estimai faibles et sottes les paroles dont je m’étais servi
-avec lui, et puérile la résolution que je lui avais opposée. Il avait
-raison, après tout; cette manière de faire la cour, que j’avais employée
-sous l’impulsion de la colère et de l’amour, n’était ni française ni
-digne, et je ne l’aurais certes pas goûtée s’il se fût agi de ma propre
-sœur. Pourquoi donc avoir avili Denise et m’être rendu ridicule par ce
-moyen, bon pour des maîtresses, et non pour des fiancées?
-
-Je me sentais donc fort malheureux quand je quittai la place et
-réintégrai la maison. Mais dans le vestibule mon regard rencontra les
-pistolets déposés sur la table, et par un revirement soudain je m’avisai
-que je n’étais pas le seul dont les affaires n’allaient pas tout droit;
-que le château de Saint-Alais comme celui de Marignac étaient en
-cendres, que la nuit précédente j’avais arraché Denise à la mort, qu’au
-delà de l’avenue de noyers allongeant son ombre fraîche et tachetée de
-soleil, au delà de la paix de ce jour d’été, il y avait le monde
-effervescent et braillard du Quercy et de la France, un monde de paysans
-affolés et de citadins terrifiés, de soldats qui refusaient de se
-battre, et de nobles qui ne l’osaient pas.
-
-Hé bien donc, «Vivent les trois couleurs!» le sort en était jeté. Je
-traversai la maison pour aller retrouver l’abbé Benoît et ses
-compagnons, afin de risquer mon enjeu avec le leur. Mais la terrasse
-était déserte; je ne les vis nulle part. De tous les domestiques je ne
-pus découvrir que le seul André, qui s’avança vers moi d’un air affairé,
-les lèvres pincées, et prêt à récriminer. Je lui demandai où était le
-curé.
-
---Parti, monsieur le vicomte.
-
---Et Buton?
-
---Également. Et la moitié des domestiques en ont fait autant.
-
---Ils sont partis? exclamai-je. Pour où aller?
-
---Bavarder au village, répondit-il âprement. Il n’est pas aujourd’hui un
-galopin de tournebroche qui ne doive connaître les nouvelles, prendre
-son congé à sa guise et à son heure pour aller s’en informer. C’est le
-monde renversé, m’est avis. Il est temps que S. M. le roi s’en mêle.
-
---M. le curé ne t’a-t-il chargé de rien me dire?
-
-Le vieux serviteur hésita.
-
---Dame oui, fit-il en rechignant. Il m’a dit que si M. le vicomte
-restait chez lui jusque dans l’après-midi, il aurait de ses nouvelles.
-
---Mais il allait à Cahors! dis-je. Il ne va pas revenir aujourd’hui?
-
---Il a pris la petite allée qui mène au village, répondit André d’un ton
-bougon. Il ne m’a pas parlé de Cahors.
-
---Allons, va-t’en au village tout de suite, dis-je, et informe-toi si
-oui ou non il a pris la route de Cahors.
-
-Le vieux valet partit en maugréant, et je restai seul sur la terrasse.
-Une tranquillité insolite pesait sur la maison, en ce matin d’été, comme
-si l’heure de la sieste fût déjà venue. Je m’assis sur un banc de pierre
-contre le mur, et me mis en devoir de récapituler mes aventures de la
-nuit, revoyant avec une vivacité extrême des choses qui sur l’heure
-avaient à peine arrêté mon regard, et frissonnant à l’évocation des
-horreurs dont la réalité m’avait à peine ému. Insensiblement je me
-détournai de ces sujets qui faisaient battre mes artères, et je
-m’occupai de Denise. Je la revis qui s’éloignait affaissée sur sa selle
-et pleurant. Les abeilles vrombissaient dans l’air chaud, les pigeons
-roucoulaient doucement dans le colombier, les ramures bordant la
-pelouse, au-dessous de moi, simulaient un dôme d’avenue par-dessus la
-tête de la jeune fille, et, sur cette vision, je m’endormis.
-
-Après la nuit que je venais de passer, le fait n’avait rien
-d’extraordinaire. Mais quand je me réveillai et m’aperçus qu’il était
-plus de midi, je m’effarai. Je me dressai d’un bond, et jetant autour de
-moi des regards inquisiteurs, je surpris André qui s’éloignait à pas de
-loup le long du mur de l’habitation. Je le rappelai, et lui demandai
-pourquoi il m’avait laissé dormir.
-
---J’ai pensé que vous étiez fatigué, monsieur, marmotta-t-il, en
-clignant des yeux sous le soleil. Monsieur le vicomte n’est pas un
-paysan pour qu’il ne puisse dormir quand il en a envie.
-
---Et M. le curé? N’est-il pas revenu?
-
---Non, monsieur.
-
---Et il est parti... de quel côté?
-
-André nomma un village éloigné d’une demi-lieue; et il ajouta que mon
-dîner m’attendait.
-
-J’avais faim, et sans plus insister pour le moment, j’allai me mettre à
-table.
-
-Il était près de deux heures quand je la quittai. Comme j’attendais
-l’abbé Benoît d’une minute à l’autre, j’ordonnai de seller mes chevaux
-et de les tenir prêts; puis, trop agité pour rester en place, j’allai
-faire un tour dans le village. J’y trouvai tout sens dessus dessous. Les
-trois quarts des habitants étaient partis à Saint-Alais pour voir les
-ruines, et ceux qui restaient n’avaient pas la moindre velléité de
-s’occuper des travaux habituels, mais tenant des conciliabules sur le
-pas des portes, ou à la croisée des chemins, ou devant l’église, ils
-discutaient les événements. L’un prit sur lui de me demander s’il était
-vrai que le roi eût donné toutes les terres aux paysans; un autre, s’il
-y aurait encore des impôts; un troisième me posa une question encore
-plus niaise. Malgré tout, aucun ne me manqua de respect; et tous ou peu
-s’en faut m’exprimèrent leur joie de ce que j’avais échappé aux
-malandrins de _là-bas_. Mais à chaque fois que je m’approchais d’un
-groupe, je croyais voir une ombre subtile d’inquiétude, de gêne et de
-suspicion passer sur les visages qui m’étaient les plus familiers. Sur
-l’instant je n’en compris pas la raison, et même n’y attachai qu’une
-faible importance. Mais aujourd’hui, après coup, aujourd’hui qu’il est
-trop tard, je reconnais dans ces symptômes le premier indice de l’œuvre
-funeste que devait accomplir à la longue le poison social.
-
-Avec tout cela, il me fut impossible de rien savoir au sujet du curé.
-L’un prétendait qu’il était ici, l’autre là, un troisième qu’il s’était
-rendu à Cahors. A la fin, je m’en retournai au château, dans un état de
-malaise et d’agitation inexprimables. Par crainte de le manquer, je ne
-quittai plus le devant de la maison; et durant des heures j’arpentai
-l’avenue, tantôt arrêté à la grille pour interroger la route, tantôt
-marchant à grands pas sous les noyers. Le soir tomba, puis la nuit; et
-enchaîné à la maison muette, j’attendais toujours la venue du curé,
-tandis que les imaginations de ce qui se passait au dehors me
-torturaient l’esprit. L’inquiet démon de l’époque s’était emparé de moi:
-je me voyais ici à ne rien faire, tandis que le monde s’agitait, et
-cette idée intolérable m’accablait de remords. Quand à la fin André vint
-m’appeler pour souper, je lui lançai un juron; et mon repas terminé, je
-montai sur le toit du château, pour scruter la nuit, m’attendant à voir
-encore le ciel éclairé par la lueur lointaine des incendies.
-
-Tout compte fait, je ne vis rien, et le curé ne vint pas. Aussi, dès
-sept heures du matin, après une nuit de veille, j’étais à cheval, en
-route pour Cahors. André se déclara indisposé, et je ne pris avec moi
-que Gilles. Aux environs de Saint-Alais, le pays semblait désert; mais
-une demi-lieue plus loin, sur la hauteur, je rattrapai une vingtaine de
-lourds paysans qui cheminaient d’un air décidé. Je voulus savoir où ils
-allaient, et pourquoi ils n’étaient pas aux champs.
-
---Nous allons à Cahors, monseigneur, chercher des armes, me répondit-on.
-
---Des armes! Pour combattre qui?
-
---Les brigands, monseigneur. Ils sont de tous côtés, brûlant et
-massacrant. Dieu a permis que nous ne les ayons pas encore vus. Et ce
-soir nous serons armés.
-
---Les brigands! dis-je. D’où sortent-ils?
-
-Ils furent incapables de me le dire; et m’étonnant de leur crédulité, je
-les laissai là et continuai mon chemin. Mais je n’en avais pas fini
-encore avec ces brigands. Une demi-lieue avant Cahors, je traversai un
-hameau où régnait la même crainte chimérique. Là, on avait élevé une
-barricade grossière au bout de la rue regardant la campagne, et je vis
-sur la tour de l’église un homme faisant le guet. Cependant tous ceux de
-l’endroit en état de marcher étaient partis à Cahors.
-
---Comment cela? Pour quoi faire? demandai-je.
-
---Pour s’informer des nouvelles.
-
-Je commençais à voir que mon imagination ne m’avait pas leurré. Tout le
-monde était en rumeur, tout le monde était en l’air. Chacun avait hâte
-d’entendre, de savoir et de raconter; tel prenait les armes qui n’en
-avait jamais tenu, tel donnait des conseils qui avait passé sa vie à
-obéir; on faisait tout et n’importe quoi sauf la tâche quotidienne.
-Après cela, quand je trouvai Cahors en émoi comme une ruche d’abeilles
-prête à essaimer, et le pont Valentré si encombré que j’eus de la peine
-à franchir ses trois portes successives; quand je vis la queue de
-ménagères attendant leurs rations, plus longue, et ces rations plus
-exiguës que jamais; après cela, dis-je, tout ceci me parut presque
-naturel.
-
-Je ne fus non plus guère étonné, en passant à cheval par les rues, la
-rosette tricolore au chapeau, d’être accueilli çà et là par des vivats.
-Je remarquai d’ailleurs que les porteurs de cocardes blanches ne
-manquaient pas. Ils tenaient le haut du pavé, par deux ou par trois, et
-s’avançaient le menton en avant, la main sur le pommeau de l’épée,
-regardés de travers par le populaire. Quelques-uns m’étaient connus; la
-plupart étaient des étrangers; et si je rougissais sous les regards
-méprisants des premiers, qui devaient voir en moi un renégat, je me
-demandais qui étaient les seconds. Finalement, je fus heureux d’échapper
-aux uns et aux autres en descendant chez Doury, dont la porte était
-surmontée d’un vaste drapeau tricolore qui pendait au soleil.
-
-M. le curé de Saux? Tout justement il était là-haut en séance avec le
-Comité. Si M. le vicomte voulait monter?...
-
-Je montai, parmi une presse de gens bruyants, qui obstruaient
-l’escalier, les couloirs et les réduits, et parlaient et gesticulaient,
-et semblaient disposés à passer la journée là. Je réussis à me frayer un
-chemin parmi eux, la porte s’ouvrit, m’envoyant une nouvelle bouffée de
-bruit, et j’entrai. Dans la pièce, assis autour d’une longue table, je
-vis une vingtaine d’hommes, dont plusieurs se levèrent pour venir à ma
-rencontre, tandis que la plupart demeuraient à leur place. Trois ou
-quatre orateurs parlaient à la fois et mon entrée ne les arrêta point.
-Je reconnus à l’autre bout de la table l’abbé Benoît et Buton, qui
-vinrent à ma rencontre, et le capitaine Hugues, qui se leva, mais
-continua de parler. Outre ceux-ci, il y avait deux petits noblaillons,
-qui laissèrent leurs chaises, pour venir à moi tout extasiés; Doury, qui
-se leva et se rassit une demi-douzaine de fois; plus deux ou trois curés
-ou ecclésiastiques, que je connaissais de vue. Le remue-ménage fut
-grand, et non moindre la confusion. Mais en somme, après une minute
-d’agitation, je me trouvai reçu avec bienveillance, et installé dans un
-fauteuil au bout de la table, entre M. le capitaine d’un côté et de
-l’autre un notaire de Cahors. A la faveur du bruit, j’échangeai quelques
-mots avec l’abbé Benoît, qui s’attarda un instant à mon côté.
-
---Pourquoi donc n’être pas venu hier? me glissa-t-il, avec un regard
-dont je fus seul à comprendre le pathétique.
-
---Mais vous m’aviez fait dire que je devais vous attendre! répliquai-je.
-
---Moi? fit-il. Pas du tout; je vous ai fait dire que je vous priais de
-venir nous rejoindre... si vous le vouliez bien.
-
---Alors la commission ne m’a pas été faite, repris-je. André m’a dit...
-
---Ah! André! vous m’en direz tant! fit-il à voix basse.
-
-Et il hocha la tête.
-
---Le maraud! exclamai-je; il m’a donc menti. Et...
-
-Mais le curé fut prié de regagner sa place, et il fallut nous séparer. A
-la même minute la plupart des conversations cessèrent, et il ne resta
-bientôt plus que deux orateurs. Sans faire la moindre attention l’un à
-l’autre, ils s’obstinaient à tenir tête à leurs voisins, discourant,
-l’un sur le contrat social, l’autre sur les brigands, ces brigands qui
-étaient partout à brûler les moissons et à massacrer le monde!
-
-A la fin, M. le capitaine, qui attendait de prendre la parole,
-interpella le premier orateur:
-
---Ta ta ta! monsieur! L’heure de la théorie est passée. Un liard de
-faits...
-
---Vaut une livre de théorie! s’écria l’homme aux brigands (un épicier,
-je crois), et il asséna un grand coup de poing sur la table.
-
---Mais l’heure est venue!... l’heure providentielle de faire cadrer les
-faits avec la théorie! s’égosilla l’autre champion. L’heure de
-constituer un système idéal! de régénérer le monde! de...
-
---De régénérer la poudre de perlimpinpin! riposta son adversaire, avec
-une ardeur égale. Quand les brigands sont à nos portes! quand on brûle
-nos moissons et que l’on met le feu à nos demeures! quand...
-
---Monsieur, dit sèchement le capitaine, avec un sérieux qui exigeait le
-silence, permettez!
-
---Soit, monsieur.
-
---Eh bien, à parler net, je ne crois pas plus à vos brigands qu’aux
-théories de M. le tabellion.
-
-Ce fut cette fois l’épicier qui se récria.
-
---Hé quoi! exclama-t-il. Quand ils ont été vus à Figeac, à Cajarc, à
-Rodez, à...
-
---Par qui? demanda nettement le militaire, en l’interrompant.
-
---Par des centaines de personnes.
-
---Citez un nom.
-
---Mais la chose est notoire.
-
---Oui, monsieur, la chose est un notoire mensonge! répondit tout à trac
-M. le capitaine. Croyez-moi, les brigands auxquels nous avons affaire
-sont plus près d’ici. Laissez-nous d’abord nous occuper d’eux, et ne
-rabattez plus les oreilles à M. le vicomte avec vos billevesées.
-
---Écoutez-moi! s’écria l’officier ministériel.
-
-Mais c’en était trop pour l’homme aux brigands. Il repartit de plus
-belle, et d’autres firent chorus, pour lui ou contre lui. A mon
-découragement, il semblait que la dispute ne fît que commencer, et qu’il
-fallût à nouveau rétablir la paix.
-
-Inutile de dire à quel point j’étais affecté par tout ce vacarme, ce
-tohu-bohu, ce chamaillis sans l’ombre d’une politesse à laquelle j’étais
-accoutumé depuis toujours; par ces vulgaires prises de bec et ces
-braillements. Je restais étourdi, perdu dans le bacchanal, sans plus
-d’importance, pour l’heure, que Buton. Voire moins, car tandis que je
-regardais autour de moi, plongé dans la stupeur de me trouver à cette
-table avec des gens d’une classe à côté de qui je ne m’étais jamais
-assis,--sauf par hasard à l’auberge, où ma présence maintenait tout dans
-les justes limites,--ce fut Buton qui, venant à la rescousse de
-l’officier, obtint finalement le silence.
-
---Maintenant qu’on vous a laissé parler, vous me permettrez peut-être
-d’en faire autant, dit le capitaine, d’un ton acerbe, s’emparant de
-l’attention qu’on lui avait ramenée. Cela va bien pour vous, monsieur le
-notaire, et pour vous, monsieur dont j’ai oublié le nom, vous n’êtes pas
-des combattants et n’avez cure de la difficulté où je me trouve. Mais
-une demi-douzaine de ceux qui siègent à cette table sont dans la même
-situation que moi, et ils me comprennent. Vous aurez beau réorganiser,
-si vos officiers sont emportés chaque matin, vous n’irez pas loin.
-
---Emportés? comment ça? cria le tabellion, bouffissant ses joues caves.
-Membres du Comité de...
-
---Comment? reprit M. le capitaine, le coupant sans cérémonie; par la
-piqûre d’une épée de ville! Vous ne me comprenez pas, vous; mais nous
-sommes ici quelques-uns qui ne pouvons faire trois pas dans la rue sans
-risquer d’être insultés ou provoqués.
-
---C’est la vérité! déclarèrent d’une seule voix les deux noblaillons, au
-bas bout de la table.
-
---C’est la vérité, et il y a plus, poursuivit le capitaine, s’échauffant
-à mesure. Ce n’est pas là l’œuvre du hasard, mais le résultat d’un plan
-préconçu. C’est par ce moyen qu’on prétend nous réduire. J’ai vu tout à
-l’heure dans la rue trois hommes qui, j’en jurerais, sont des prévôts
-d’escrime déguisés.
-
---Des spadassins! lança le notaire avec emphase.
-
---Je veux bien, dit Hugues avec plus de sang-froid. Donnez-leur le nom
-qu’il vous plaira. Mais quel parti prendre? Si nous ne pouvons faire un
-pas sans provocation ni duel, nous voilà désarmés. On vous prendra tous
-vos chefs successivement.
-
---Le peuple vous vengera! dit le notaire, d’un ton majestueux.
-
-M. le capitaine haussa les épaules.
-
---Vous êtes trop aimable, dit-il.
-
-L’abbé Benoît intervint.
-
---Pour le moment, dit-il d’un air soucieux, je ne vois qu’une chose à
-faire. Vous avez dit, monsieur le capitaine, que plusieurs membres du
-Comité ne sont pas des combattants. Pourquoi donc, je vous le demande,
-l’un quelconque de nous se battrait-il pour faire le jeu de nos
-adversaires?
-
---Pardieu! il me semble que vous avez raison! répliqua Hugues avec
-franchise. (Et il promena les yeux autour de lui comme pour quêter des
-suffrages.) A quoi bon se battre, en effet? Je sais pour ma part que je
-n’y tiens aucunement. J’ai fait mes preuves.
-
-Il y eut un silence, au cours duquel nous nous entre-regardâmes,
-indécis.
-
---Allons, qu’est-ce qui vous retient? prononça enfin le capitaine. Ceci
-n’est pas une plaisanterie, mais une affaire sérieuse. Nous ne sommes
-plus de libres gentilshommes, mais des soldats sous le joug de la
-discipline.
-
---Oui, fis-je avec embarras, car j’étais le centre de tous les regards.
-Mais il est difficile pour des hommes d’honneur, monsieur le capitaine,
-de se dépouiller de certaines idées. Si nous cessons de relever les
-insultes, nous nous ravalons au niveau des bêtes.
-
---N’ayez crainte, monsieur le vicomte! s’écria soudainement Buton. Le
-peuple ne le souffrira pas!
-
---Non, non! le peuple ne le souffrira pas! répétèrent plusieurs voix, et
-pour une minute la salle retentit d’acclamations indignées.
-
---Eh bien! en tout cas, dit à la fin le capitaine, nous voilà tous
-avertis. Et désormais, ceux qui se battront à la légère le feront en
-pleine connaissance de cause: ils favorisent le jeu de nos adversaires.
-J’espère que tous le comprennent. Pour ma part, conclut-il en haussant
-les épaules avec un rire bref, ils peuvent bien me bâtonner; je ne serai
-pas assez sot pour me battre.
-
-
-
-
-CHAPITRE XII
-
-LE DUEL
-
-
-J’ai dit plus haut combien tout ceci me pesait; avec quels dégoûts je
-voyais autour de la table, aussi bien les traits pâles et pincés du
-notaire que le sourire suffisant de l’épicier ou le rude visage de
-Buton; j’ai dit avec quels serrements de cœur je me trouvais tout à coup
-l’égal de ces hommes, qui m’interpellaient tantôt avec une grossière
-brusquerie, et tantôt avec servilité; enfin et surtout, avec quelle
-dépression j’assistai au démêlé qui s’ensuivit, dont le capitaine se
-rendit maître par des efforts prolongés. Heureusement, la séance ne dura
-pas longtemps. Après une demi-heure de débats et de conversations,
-durant laquelle je vins en aide de mon mieux aux rares personnes qui
-entendaient quelque chose à l’affaire, l’assistance se dispersa: les uns
-s’en allèrent remplir de quelconques missions, et les autres demeurèrent
-afin de parer aux éventualités. Comme j’étais de ceux que l’on avait
-désignés pour rester, j’attirai l’abbé Benoît dans un coin, et
-dissimulant tout d’abord le sentiment de détresse qui me poignait, je
-lui demandai si d’autres émeutes avaient éclaté dans les alentours.
-
---Non, répondit-il, en me serrant la main discrètement. Nous avons du
-moins obtenu cela de bon.
-
-Puis, sur un ton différent, qui prouvait bien sa divination de mes
-pensées, il reprit à mi-voix:
-
---Ah! monsieur le vicomte, maintenons d’abord la paix! Faisons ce qui
-est en notre pouvoir. Protégeons les innocents, et ensuite peu importe
-ce qui arrivera. Hélas! j’en prévois plus que je n’en ai prédit. Il y a
-plus de choses compromises que je ne l’imaginais. Attachons-nous
-seulement...
-
-Il se tut et se retourna, surpris par l’entrée du capitaine, entrée si
-brusque et si bruyante que ceux qui restaient autour de la table se
-levèrent d’un bond. M. Hugues avait le visage en feu, ses prunelles
-étincelaient de fureur. Le notaire, qui se trouvait le plus proche de la
-porte, pâlit et balbutia une question. Mais le capitaine passa devant
-lui avec un regard méprisant, et vint droit à moi.
-
---Monsieur le vicomte, dit-il très haut, et bredouillant dans sa
-précipitation, vous qui êtes un gentilhomme, vous allez me comprendre.
-J’ai besoin de votre assistance.
-
-Je le regardai fixement.
-
---Volontiers, dis-je. Mais de quoi s’agit-il?
-
---Je viens d’être insulté! répondit-il.
-
-Et ses moustaches se hérissèrent.
-
---Comment cela?
-
---Dans la rue! Et par un de ces freluquets! Mais je lui apprendrai à
-vivre! Je suis un soldat, monsieur, et je...
-
---Mais attendez donc, monsieur le capitaine, fis-je, totalement
-déconcerté. Je croyais que l’on ne devait plus se battre. Et que
-vous-même en particulier...
-
---Ta ra ta ta!
-
---Vous laisseriez bâtonner avant d’aller sur le pré.
-
---Mille tonnerres! exclama-t-il, qu’est-ce que cela signifie?
-Croyez-vous que je ne sois pas un gentilhomme parce que j’ai servi en
-Amérique et non en France?
-
---Loin de moi cette idée, répondis-je, en refrénant avec peine un
-sourire. Mais c’est là favoriser leur jeu. Vous le disiez vous-même il y
-a une minute...
-
---Voulez-vous, oui ou non, m’assister, monsieur? s’écria-t-il d’un ton
-courroucé.
-
-Et comme le tabellion voulait intervenir:
-
---Taisez-vous, vous! reprit-il, en se retournant sur lui d’un air si
-menaçant que le gratte-papier fit un bond en arrière. Qu’est-ce que vous
-y entendez, espèce de vil petit chicaneau! espèce de...
-
---Tout doux, tout doux, monsieur le capitaine, dis-je, ému par cet éclat
-et par la crainte de nouvelles complications. M. le notaire ne fait que
-son devoir en s’efforçant de vous retenir. Il a raison...
-
---Je n’ai rien à faire avec lui. Et quant à vous... vous me refusez
-votre assistance?
-
---Je ne dis pas cela.
-
---En ce cas, si vous me l’accordez, je réclame vos services
-sur-le-champ! Sur-le-champ! répéta-t-il d’un ton plus posé. J’ai fixé
-rendez-vous derrière la cathédrale. Si vous voulez me faire cet honneur,
-je dois vous prier de venir sans retard.
-
-Je vis qu’il n’en démordrait pas, et qu’il était inutile d’insister. En
-guise de réponse, je lui tirai mon chapeau, et nous nous dirigeâmes vers
-la porte. Le notaire, l’épicier, une demi-douzaine d’autres, nous
-interpellaient, s’efforçant de nous retenir. Mais comme l’abbé Benoît
-garda le silence, je descendis l’escalier et sortis de l’auberge. Au
-dehors, il était facile de voir que la querelle et l’insulte avaient eu
-des spectateurs. Une foule inquiète, non pas massive mais formée de
-petits groupes aux aguets, emplissait toute la partie découverte et
-ensoleillée de la place. A l’opposite, la chaussée que nous devions
-prendre pour aller à la cathédrale avait comme seuls occupants une bonne
-vingtaine de gentilshommes qui arboraient des cocardes blanches et se
-promenaient de long en large par trois ou quatre de front.
-
-La foule les surveillait en silence; et eux affectaient d’ignorer la
-foule. Bien plus, ils causaient et souriaient avec insouciance, les
-paupières entre-closes; ils faisaient le moulinet avec leur canne,
-s’envoyaient des saluts, et de temps à autre s’arrêtaient pour s’offrir
-une prise. Ils dissimulaient mal un air provocateur que semblait
-justifier l’attitude silencieuse et presque couarde du populaire qui les
-surveillait du coin de l’œil.
-
-Il nous fallut affronter leurs regards, et je rougis de honte en passant
-auprès d’eux. Beaucoup de ceux que je rencontrais là m’avaient vu, deux
-jours plus tôt, prendre la cocarde blanche chez Mme de Saint-Alais; ils
-me voyaient à cette heure dans le camp opposé, sans rien savoir de mes
-motifs, et je devinais à leurs moues de mépris ce qu’ils pensaient de ce
-revirement. D’autres, qui me toisaient de haut et me laissaient à peine
-la place de passer, étaient des étrangers, porteurs d’épées d’ordonnance
-et de croix de Saint-Louis.
-
-Ce défilé, par bonheur, fut aussi bref qu’il était pénible. Nous
-longeâmes le côté nord de la cathédrale, et une petite porte nous donna
-accès dans un clos, où des citronniers tempéraient l’ardeur du soleil.
-La ville, avec sa foule et son bruit, nous parut aussitôt lointaine. Sur
-la droite s’élevaient les murs du chevet et les coupoles byzantines de
-l’église; devant nous se dressaient les remparts; à gauche, une vieille
-tour du XIVe siècle, à demi ruinée, levait un front sourcilleux revêtu
-de lierre. Au pied de cette tour, dans l’ombre, quatre personnes nous
-attendaient, réunies sur un espace de gazon ras.
-
-L’un était M. de Saint-Alais; le second, Louis; les autres m’étaient
-inconnus. Soudain une pensée me frappa d’horreur.
-
---Avec qui vous battez-vous? demandai-je tout bas.
-
---Avec M. de Saint-Alais, répondit le capitaine, sur le même ton.
-
-Et comme nous arrivions auprès des autres, je n’en pus dire davantage.
-Ils firent quelques pas à notre rencontre et nous saluèrent.
-
---M. le vicomte? dit Louis.
-
-Je l’aurais à peine reconnu, tant il était grave et soucieux.
-
-Je fis un signe machinal d’assentiment, et nous nous écartâmes de
-quelques pas.
-
---Il ne saurait être question d’arranger l’affaire, j’imagine? dit-il,
-en s’inclinant.
-
---J’en doute, répondis-je, d’une voix altérée.
-
-A la vérité, l’horreur m’ôtait presque la parole. Je découvrais peu à
-peu en quel dilemme je m’étais placé. Au cas où Saint-Alais tomberait
-sous l’épée du capitaine, que dirait de moi sa sœur, que penserait-elle
-de moi, comment pourrait-elle me tendre encore la main? Et d’autre part,
-pouvais-je souhaiter du mal à mon propre champion? L’aurais-je pu, en
-tout honneur, même si cet homme dont j’étais le témoin n’avait déjà et
-peu à peu gagné ma sympathie par son caractère ferme et pratique, uni à
-la simplicité de sa valeur?
-
-Et pourtant il fallait que l’un des deux tombât. La grosse horloge
-au-dessus de nos têtes, en égrenant avec lenteur les douze coups de
-midi, me fit pénétrer un peu plus à chaque coup cette vérité dans le
-crâne. Un vertige m’envahit: le soleil m’éblouissait, les arbres
-vacillaient devant moi, le sol ondoyait sous mes pieds. Les voix de la
-foule extérieure me bourdonnaient aux oreilles. Mais, sortant de ce
-brouillard, la voix de Louis, calme extraordinairement, agrippa mon
-attention, et mon cerveau reprit sa lucidité.
-
---Voyez-vous un inconvénient à choisir cet endroit? dit-il. Le gazon est
-sec et ne glisse pas. Ils se battront à l’ombre, et l’éclairage est bon.
-
---Cela fera l’affaire, balbutiai-je.
-
---Si vous voulez examiner le terrain? Je n’y ai constaté ni creux ni
-bosses.
-
-Je fis semblant de regarder.
-
---Je n’en vois pas non plus, dis-je.
-
---En ce cas nous allons placer nos adversaires?
-
---C’est entendu.
-
-J’ignorais l’habileté relative des deux escrimeurs, mais en allant pour
-retrouver Hugues, je fus frappé du contraste qu’ils offraient, debout à
-quelques pas l’un de l’autre, et tous deux le torse nu. Le capitaine
-était le plus petit d’une tête, et se tenait raide et ferme, l’œil clair
-et le visage attentif. M. le marquis, d’autre part, était grand et
-élancé, la longueur de son bras devait lui donner une portée dangereuse,
-et son sourire n’était guère plus rassurant. Si son art et son
-sang-froid allaient de pair avec ses dons naturels, à coup sûr M.
-Hugues... Mais à nouveau le vertige me saisit. Qu’allais-je donc
-souhaiter là?
-
---Nous sommes prêts, dit avec impatience M. Louis (et je notai que son
-regard se dirigeait non sur moi mais sur la porte du clos). Voulez-vous
-comparer les épées, monsieur le vicomte?
-
-J’obéis, et j’allais placer mon homme, quand M. le capitaine me fit
-signe qu’il voulait me parler. Sans me soucier du mécontentement des
-autres, je le tirai à part.
-
-Toute trace d’emportement avait disparu de son visage: il était pâle et
-soucieux.
-
---Voilà un tour d’idiot, dit-il d’un ton bref et à mi-voix. Si ce
-blanc-bec me transperce, je ne l’aurai pas volé. Voulez-vous me faire un
-plaisir, monsieur le vicomte?
-
-Je lui chuchotai que je ferais pour lui tout ce qui était en mon
-pouvoir.
-
---J’ai emprunté mille livres pour m’équiper en vue de cette campagne,
-reprit-il en évitant mon regard, à quelqu’un de Paris dont vous
-trouverez le nom dans ma valise qui est à l’auberge. S’il m’arrivait
-malheur, je vous serais reconnaissant de vouloir bien lui envoyer ce qui
-me reste d’argent. Voilà tout.
-
---Il sera remboursé en totalité, dis-je. J’en fais mon affaire.
-
-Il me serra la main, et alla se mettre en position. Louis et moi nous
-nous plaçâmes chacun d’un côté des deux combattants, l’épée au poing,
-prêts à intervenir en cas de nécessité. On donna le signal, les acteurs
-principaux se saluèrent, tombèrent en garde, et tout aussitôt les lames
-engagées se froissèrent et cliquetèrent, tandis que les pigeons de la
-cathédrale volaient en cercle au-dessus de nous. Au milieu du jardin, un
-petit jet d’eau gazouillait paisiblement au soleil.
-
-Dès avant la troisième reprise on put se rendre compte de l’entière
-diversité de leurs méthodes. Hugues, lui, y allait vigoureusement de
-tout son corps, il se baissait, s’avançait, se jetait de côté, ne tenant
-raide que son bras, et jouant beaucoup du poignet. A l’inverse, M. le
-marquis gardait le torse droit et immobile, et bougeait à peine le bras;
-son jeu était serré comme s’il se fût trouvé à la salle d’armes, un
-fleuret en main, et il dédaignait toutes autres parades que celles de
-l’épée. D’évidence, c’était lui le meilleur escrimeur, et le capitaine
-devait se lasser le premier des deux, car il ne restait pas en place, et
-le poignet se fatigue plus vite que le bras. En outre, je m’aperçus
-bientôt que le marquis se tenait sur la défensive et attendait, pour
-déployer tous ses moyens, d’avoir fatigué son adversaire. Mes yeux
-devenaient brûlants, ma gorge sèche, et je ne respirais plus, dans la
-crainte du coup final. Mais soudain il se produisit un incident. Le
-capitaine parut glisser du pied, mais ce n’était là qu’une feinte, et en
-un instant, baissé presque à plat ventre, sa main gauche à terre, il
-passait sous la garde de l’autre. Sa pointe effleurait la poitrine du
-marquis, quand celui-ci fit un saut en arrière, juste à temps pour son
-salut. Le capitaine ne s’était pas encore relevé, que Louis lui
-rabattait sa lame.
-
---Jeu déloyal! cria-t-il avec emportement. Jeu déloyal! Une botte en
-dessous. Ce n’est pas de règle.
-
-Le capitaine restait haletant, sa pointe baissée vers le sol.
-
---Pourquoi donc n’est-ce pas de règle, monsieur? demanda-t-il.
-
-Et il me regarda.
-
---Je ne comprends pas très bien, monsieur de Saint-Alais, dis-je d’un
-ton rogue. Ce coup...
-
---N’est pas autorisé.
-
---Dans les salles d’armes, fis-je. Mais il s’agit ici d’un duel.
-
---Je ne l’ai jamais vu employer dans un duel, affirma-t-il.
-
---Peu importe, répliquai-je avec feu. Il est ridicule d’intervenir sous
-un tel prétexte.
-
---Monsieur!
-
---C’est ridicule! répétai-je avec force. Après un pareil traitement il
-ne me reste plus qu’à faire quitter le terrain à M. le capitaine.
-
---Vous désirez peut-être prendre sa place? dit en ricanant quelqu’un
-derrière moi.
-
-Je me retournai avec vivacité, et reconnus l’un des deux personnages que
-nous avions trouvés avec Saint-Alais. Je m’inclinai, et lui demandai:
-
---Vous êtes le chirurgien?
-
---Non pas, répondit-il avec irritation. Je suis M. du Marc, et tout à
-votre service.
-
---Mais vous n’êtes pas un second, répliquai-je. Et vous n’avez nul droit
-par conséquent de vous trouver où vous êtes, ni de rester ici. Je vous
-prierai donc de vous retirer.
-
---J’ai du moins autant le droit de rester que ceux-là, reprit-il, en
-désignant le toit de la cathédrale, où l’on voyait aux balustrades une
-quantité de têtes penchées vers nous.
-
-Je restai interdit.
-
---Nos amis ont au moins autant de droit que vous, continua-t-il, en me
-narguant.
-
---Mais ils n’interviennent pas, ripostai-je avec fermeté. Vous ne le
-devez pas non plus. J’exige que vous vous retiriez.
-
-Il refusait encore, et prétendait même faire du tapage; mais c’en était
-trop pour Louis, qui intervint sèchement. Sur un mot de lui, le matamore
-haussa les épaules et s’éloigna. Nous nous regardâmes tous les quatre.
-
---Nous ferons mieux de continuer, dit le capitaine, carrément. Si mon
-coup était irrégulier, ce monsieur a eu raison d’intervenir. Sinon...
-
---Je ne demande pas mieux, dit Saint-Alais.
-
-Tous deux se remirent aussitôt en garde, et engagèrent le fer; mais plus
-âprement cette fois, et avec moins de prudence, et plus d’une fois le
-capitaine usa d’une brutale parade en demi-cercle, plus en faveur auprès
-des bretteurs professionnels que dans les salles d’armes. Ce coup, qui
-toutefois le laissait exposé à une riposte, semblait déconcerter le
-marquis, lequel maniait l’épée, à mon sens, avec moins d’habileté que
-précédemment, et parut plus d’une fois dérouté par l’attaque du
-capitaine. L’inquiétude s’empara de moi, mon cœur se remit à battre
-précipitamment, les éclairs des lames qui se rabattaient et se
-relevaient réciproquement, m’éblouissaient la vue. Je regardai un
-instant au delà, vers Louis, et en cet instant eut lieu le coup fatal.
-M. le capitaine employa de nouveau sa parade en demi-cercle, mais cette
-fois il se découvrit trop, la lame de Saint-Alais fila par-dessous la
-sienne, agile comme un serpent. Le capitaine trébucha en arrière et
-l’épée s’échappa de sa main.
-
-Comme il tombait, je le soutins dans mes bras, mais le sang jaillissait
-déjà d’une blessure ouverte sur le côté de son cou. Il put tourner les
-yeux vers moi, et fit un effort pour parler. Je saisis deux mots: «Vous
-ferez...» Mais le sang étouffa sa voix, et ses paupières retombèrent
-lentement. Il était mort, ou tout comme, avant l’arrivée du chirurgien,
-avant même que je l’eusse déposé sur le gazon.
-
-Foudroyé par la soudaineté de la catastrophe, je restai un bon moment
-agenouillé auprès de lui; et ce fut dans une sorte d’égarement que je
-vis le chirurgien lui tâter le pouls et le cœur, et s’efforcer avec son
-pouce d’obturer la blessure. Pour une minute ou deux, mon univers se
-réduisit à la face plombeuse, aux paupières palpitantes que j’avais
-devant moi; et je ne vis, n’entendis et n’imaginai rien d’autre. Je ne
-pouvais croire que cette âme vaillante se fût déjà envolée; que l’homme
-fort qui avait si rapidement conquis mon estime fût à présent un
-cadavre, ce cadavre dont la face devenait livide, tandis que les pigeons
-tournaient toujours au-dessus de ma tête, que les moineaux pépiaient, et
-que le jet d’eau gazouillait au soleil.
-
-Je poussai un cri de détresse:
-
---Il n’est pas mort? Il ne peut pas être mort si vite?
-
---Hélas! monsieur le vicomte, il a joué de malheur, répondit le
-chirurgien, en laissant retomber la tête inerte sur ce gazon taché de
-sang. Avec une blessure pareille il n’y a rien à faire.
-
-Il se releva; mais je restai agenouillé, absorbé dans ma douleur, à
-contempler ces yeux vitreux qui étaient pleins de vie et d’alacrité
-quelques minutes plus tôt. Puis avec un frisson je tournai mon regard
-sur ma propre personne. J’étais couvert de son sang: il y en avait sur
-ma poitrine, sur mes bras, sur mes mains, plein mon habit. Après quoi
-mes pensées se portèrent sur Saint-Alais, et je regardai autour de moi
-pour voir s’il était toujours là. Je sursautai. Le bourdon grave d’une
-lourde cloche tinta une fois, ébranla les airs; et tandis que sa
-vibration lugubre emplissait encore mon oreille, des pas rapides
-s’approchèrent, et j’entendis derrière moi une exclamation âpre:
-
---Mais, palsambleu! c’est un guet-apens! Ils vont nous massacrer!
-
-Je me retournai. C’était du Marc qui se plaignait, du Marc le matamore
-qui avait tenté en vain de me provoquer. Les deux Saint-Alais et le
-chirurgien étaient avec lui, et tous quatre arrivaient du côté de la
-porte par où nous étions entrés. Ils passèrent auprès de moi en
-détournant les yeux, et se dirigèrent en hâte vers une étroite poterne
-accolée à la vieille tour et qui donnait sur les remparts. Comme ils
-disparaissaient derrière un contrefort qui se trouvait là, la cloche
-retentit de nouveau, sur une note lugubre et pleine de menace.
-
-Alors la vérité m’apparut. Le bruit qui m’emplissait les oreilles
-n’était pas la vibration de la cloche comblant l’intervalle entre les
-coups sonores, mais bien le mugissement de voix furieuses sur la place,
-le hourvari d’une foule qui se rapprochait en criant: «A la lanterne! A
-la lanterne!» Aux galeries de la cathédrale, aux fenêtres des coupoles,
-à toutes les ouvertures de l’imposant et sombre édifice qui me dominait
-de sa masse sourcilleuse, des hommes faisaient des signes, et
-dirigeaient leurs mains, et tendaient leurs poings, vers moi, me
-sembla-t-il tout d’abord, ou vers le cadavre étalé à mes pieds. Mais je
-perçus à nouveau des pas, je me retournai et je vis encore une fois les
-quatre autres: les deux Saint-Alais, pâles et défaits, avaient les yeux
-étincelants; mais le matamore, non moins pâle, lançait de tous côtés des
-regards furtifs, et ses lèvres étaient blanches.
-
---Malédiction! il y en a aussi à la porte! s’écria-t-il, d’une voix
-aiguë. Nous sommes cernés. Nous allons être massacrés. Mordieu! nous
-allons être massacrés, et par cette canaille! Par ces... Je vous prends
-tous à témoins que ce fut un combat loyal! Je vous prends à témoin,
-monsieur le vicomte...
-
---Cela nous fera une belle jambe, qu’il le reconnaisse, dit Saint-Alais
-en ricanant. Ah! si seulement j’étais chez moi.
-
---Oui, mais comment y arriver? s’écria du Marc, incapable de cacher sa
-terreur. Entendez-vous, continua-t-il d’un ton geignard, en s’adressant
-à moi, nous allons être massacrés! N’y a-t-il pas d’autre issue? Que
-quelqu’un me réponde! Parlez!
-
-Ses craintes ne m’inspiraient aucune pitié. Je n’aurais pas levé un
-doigt pour le sauver. Mais je fus touché par la vue des deux
-Saint-Alais, qui restaient pâles et irrésolus, tandis que le mugissement
-des voix devenait à chaque instant plus fort et plus rapproché. Dans un
-moment la foule ferait irruption; qui sait si dans sa fureur, nous
-trouvant aux côtés de Hugues, elle ne nous sacrifierait pas tous
-indistinctement? La chose était possible; et le craquement de l’une des
-portes du jardin que l’on enfonçait vint me confirmer dans cette
-supposition. Presque sans le vouloir je criai qu’il y avait une autre
-porte, à condition qu’elle fût ouverte. Sans regarder s’ils me
-suivaient, je leur montrai le chemin, et abandonnant le cadavre, je me
-mis à courir sur le gazon vers le mur de la cathédrale.
-
-Déjà la foule se déversait dans le clos, mais à la faveur d’un bouquet
-d’arbres nous pûmes fuir sans être vus, et gagner une petite porte, une
-poterne basse, qui s’ouvrait dans le mur de l’abside, et qui--je le
-savais pour avoir fait visiter la cathédrale à un Anglais, peu de temps
-auparavant--conduisait à la sacristie, laquelle communiquait avec la
-crypte. Mon espoir de trouver cette porte ouverte était faible; me
-fussé-je arrêté pour peser nos chances, je les aurais considérées comme
-nulles. Mais j’eus la joie, en y arrivant suivi de près par les autres,
-de la voir s’ouvrir d’elle-même, et un prêtre, passant par
-l’entre-bâillement son crâne tonsuré, nous fit signe de nous hâter.
-Précaution superflue! à la seconde nous lui avions obéi, et nous étions
-auprès de lui, palpitants. Les verrous claquèrent dans leurs gâches.
-Pour l’instant nous étions en sûreté.
-
-Nous respirâmes de nouveau. Nous nous trouvions dans le demi-jour d’une
-longue salle étroite et voûtée, aux parois de pierre, où trois
-meurtrières tenaient lieu de fenêtres. Du Marc fut le premier à
-recouvrer la parole.
-
---Miséricorde! nous l’avons échappé belle! dit-il, en passant la main
-sur son front, que le jour froid revêtait d’une pâleur hideuse. Nous
-sommes...
-
---Loin d’être tirés d’affaire, répliqua gravement le chirurgien, encore
-que nous ayons bien lieu de remercier M. le vicomte. Ils nous ont
-découverts. Tenez, ils arrivent!
-
-Les gens du toit avaient dû nous voir entrer, et dénoncer notre lieu
-d’asile, car tandis qu’il parlait, nous entendîmes un bruit de pas
-précipités, un tonnerre de coups retentit sur la porte, et aux fentes
-des arbalétrières apparurent une vingtaine de visages sinistres, qui
-nous regardèrent en hurlant et nous crachant des injures. Par bonheur la
-porte de chêne, cloutée et bardée de fer, avait été façonnée aux temps
-anciens de la barbarie en prévision d’un cas semblable, et nous étions
-relativement en sûreté. Il n’en était pas moins affreux d’entendre les
-cris de la foule, de la sentir si près, de juger de sa haine, et de
-comprendre à la façon dont les forcenés frappaient les pierres de la
-muraille, comme s’ils voulaient les arracher avec leurs mains nues, ce
-qui nous attendait si nous venions à tomber en leur pouvoir.
-
-Nous nous entre-regardâmes, et--le demi-jour y contribuait peut-être--je
-ne vis aucun visage qui ne fût pâle. Mais l’attente ne dura guère. Le
-curé qui nous avait introduits déverrouillait en toute hâte une porte
-intérieure.
-
---Par ici, dit-il. (Les aboiements des fauves, à l’extérieur,
-étouffaient presque sa voix.) Si vous voulez me suivre, je vous ferai
-sortir par l’entrée sud. Mais dépêchez-vous, messieurs, dépêchez-vous!
-continua-t-il, en nous poussant devant lui, car ils pourraient deviner
-notre intention, et nous devancer.
-
-On peut imaginer que nous ne perdîmes pas de temps. Nous l’accompagnâmes
-aussi vite que possible, au long d’un étroit corridor souterrain, à
-peine éclairé, au bout duquel un degré de cinq ou six marches nous donna
-accès dans un second corridor. Nous courûmes presque, dans celui-ci, et
-bien qu’une porte fermée nous retardât un moment,--qui nous parut une
-longue minute,--la clef tourna enfin et la porte s’ouvrit. L’ayant
-dépassée, nous nous trouvâmes dans une longue pièce étroite, la réplique
-de celle où nous étions entrés d’abord. Le curé ouvrit une porte à
-l’autre extrémité, et je regardai au dehors. L’allée--celle-là même qui
-longeait la cathédrale et menait au Chapitre--l’allée était déserte.
-
---Nous arrivons à temps, dis-je, avec un soupir de soulagement à
-respirer de nouveau l’air libre.
-
-Et tout haletant de la hâte que nous avions faite, je m’apprêtai à
-remercier le curé qui nous avait sauvés.
-
-M. de Saint-Alais, qui venait après moi, et qui s’était tu jusqu’alors,
-m’imita. Puis il resta hésitant sur le seuil, alors que je m’attendais à
-le voir s’éloigner au plus vite. Enfin il s’adressa à moi:
-
---Monsieur de Saux, dit-il, en parlant avec moins d’aplomb qu’à son
-ordinaire (il est vrai que nous étions tous agités), je voudrais vous
-remercier également. Mais peut-être la situation dans laquelle nous nous
-trouvons vis-à-vis l’un de l’autre...
-
---Je n’y pense plus, répliquai-je rudement. Mais celle dans laquelle
-nous venons tout juste de nous trouver...
-
---Oh! fit-il, en haussant les épaules, si vous le prenez de la sorte...
-
---Je le prends de la sorte, répondis-je, indigné que cet homme osât me
-parler, alors que le sang du capitaine n’avait pas eu le temps de sécher
-sur son épée. Oui, je le prends de la sorte. Et je vous avertis,
-monsieur le marquis, que si vous poussez votre dessein plus loin, ce
-dessein qui a déjà coûté la vie à un homme brave, il se retournera
-contre vous, et d’une façon terrible.
-
---Du moins je ne vous demanderai pas de me protéger, répondit-il avec
-fierté.
-
-Et il s’éloigna nonchalamment, tout en rengainant son épée. La venelle
-était toujours déserte. Il n’y avait personne pour l’arrêter.
-
-Louis le suivit; du Marc et le chirurgien avaient déjà disparu. Quand
-Louis passa devant moi, je crus le voir hésiter un instant; et il m’eût
-sans doute parlé, il m’eût regardé, il m’eût tendu la main, si je lui
-avais fait la moindre avance. Mais je crus voir apparaître la face
-cadavérique de Hugues, aux yeux sombrés, et me faisant un visage de
-pierre, je me détournai.
-
-
-
-
-CHAPITRE XIII
-
-«A LA LANTERNE!»
-
-
-De tous les faits qui s’étaient produits depuis mon départ de la salle
-du Comité, la mort du capitaine resta le plus important et le plus
-profondément gravé dans mon esprit. Durant le trajet de l’auberge au
-clos, il avait partagé avec moi les petits ennuis dont je me préoccupais
-alors, il les avait affrontés avec moi, noblement. Le souvenir de cette
-tardive sympathie, l’image de celui qu’il était alors, plein de vie et
-de colère brutale, me revenaient à la mémoire, et ces pensées
-protestaient violemment contre sa mort. Sa mort me paraissait si
-affreuse, que je frémis d’horreur, et que j’abominai l’être dont la main
-avait commis ce crime.
-
-Et ce n’était pas tout. J’avais connu Hugues durant vingt-quatre heures
-à peine, mon amitié pour lui ne datait que d’une heure, mais je savais
-son histoire. Je pouvais le suivre allant emprunter la petite somme
-qu’il avait possédée. Je pouvais évoquer les espérances qu’il avait
-fondées sur elle. Je pouvais le voir venant ici plein de noble courage,
-croyant avoir trouvé la voie destinée à un homme comme lui, robuste,
-confiant, ami du progrès, plein de projets. Et de tout cela, il ne
-restait rien! Il avait espéré, il avait cru en l’avenir; et de l’autre
-côté de la cathédrale, il gisait raide mort sur le gazon.
-
-Cette fin me paraissait si triste et pitoyable, je revoyais cet homme si
-vivement, que j’accordais à peine une pensée au danger couru par
-Saint-Alais, et à son évasion. Tout cela, avec notre fuite précipitée,
-avait passé comme un songe. Je me bornai à rester un moment aux écoutes
-devant la porte de l’église; puis m’étant assuré que la rumeur de la
-foule se perdait dans le lointain, et que la ville était calme, je
-remerciai le vicaire à nouveau et avec chaleur; et prenant congé de lui
-à mon tour, je m’engageai dans l’allée.
-
-Mes pas y résonnaient, tant elle était silencieuse, et je ne tardai
-point à trouver ce silence singulier. Je me demandai pourquoi la foule,
-qui se montrait si acharnée quelques minutes plus tôt, ne s’était pas
-avisée de faire le tour de l’église, pourquoi le voisinage était devenu
-tout d’un coup si paisible. Mais quelques pas de plus devaient me
-l’apprendre: je me hâtai donc, et me trouvai peu après devant la place
-du Marché.
-
-A ma stupéfaction, elle s’étalait au soleil, tranquille, absolument
-déserte. Un chien courait de-ci de-là, la queue en trompette,
-farfouillant parmi les détritus; quelques vieilles femmes se tenaient à
-leurs éventaires; un nombre égal de commerçants s’affairaient à poser
-des volets et à fermer leurs échoppes. Mais la foule qui emplissait la
-place si peu de temps auparavant, la «queue» qui s’allongeait devant les
-mesures de grain, les cocardes blanches, tout avait disparu. J’en restai
-abasourdi.
-
-Mais je ne le restai pas longtemps. Car, au lieu du silence qui régnait
-entre les hauts murs de l’allée, un bruit sourd, lointain et grave, me
-parvint alors. Je prêtai l’oreille et tressaillis. Un instant plus tard,
-je traversais la place, et arrivais à la porte de l’auberge. Je
-m’engouffrai dans le couloir, et grimpai l’escalier, le cœur battant.
-
-Ici encore, j’avais laissé une foule dans les corridors et dans
-l’escalier. Il ne restait pas une âme. La maison semblait morte; et cela
-à midi, par un temps de soleil radieux. Je ne vis personne, n’entendis
-personne, avant d’arriver à la porte de la salle où j’avais laissé le
-Comité. J’entrai. Là, du moins, je retrouvai de la vie, mais toujours le
-même silence.
-
-Autour de la table siégeaient une douzaine de membres du Comité. A ma
-vue ils tressaillirent, comme des gens surpris à commettre une mauvaise
-action. Plusieurs restèrent assis, les coudes sur la table, piteux et me
-lançant des regards furtifs; d’autres se penchèrent à l’oreille de leurs
-voisins, pour chuchoter, ou écouter leurs réponses. Beaucoup étaient
-pâles et tous étaient sombres; et bien que la salle fût claire, et que
-l’ardent soleil de midi pénétrât par les trois fenêtres, le silence et
-l’attente que l’on sentait dans l’air avaient quelque chose de lugubre,
-qui me glaça le cœur.
-
-L’abbé Benoît n’était plus là, mais je vis Buton, et le notaire, et
-l’épicier, et les deux noblaillons, et l’un des curés, et Doury--ce
-dernier pâle et doucereux, visiblement sous le coup de la peur. J’aurais
-pu me figurer, au premier abord, qu’ils ne savaient rien de ce qui
-venait de se passer à l’extérieur; qu’ils ignoraient le duel aussi bien
-que l’émeute; mais un second coup d’œil m’apprit qu’ils étaient au
-courant de tout, et mieux que moi. Sous mon regard, beaucoup d’entre eux
-détournèrent les yeux.
-
---Qu’est-il arrivé? demandai-je, arrêté à mi-chemin entre la porte et la
-longue table.
-
---Ne le savez-vous pas, monsieur?
-
---Non, fis-je, en les examinant.
-
-Même ici, une rumeur lointaine emplissait l’air.
-
---Mais vous assistiez au duel, monsieur le vicomte? interrogea Buton.
-
---Oui, répondis-je avec nervosité. Mais ce n’est pas la question. J’ai
-vu M. le marquis s’en retourner chez lui sain et sauf, et je croyais que
-la foule s’était dispersée. Mais...
-
-Et je m’arrêtai, prêtant l’oreille.
-
---Vous vous figurez toujours l’entendre? dit-il, me regardant avec une
-attention ironique.
-
---Oui; je crains qu’elle ne se livre à quelque méfait.
-
---Nous le craignons aussi, répliqua d’un ton sec le forgeron, en posant
-les coudes sur la table, et me regardant à nouveau. Ce n’est pas
-impossible.
-
-Alors je compris. Je le lus dans les yeux de Doury, qui cherchaient à
-fuir les miens. La huée lointaine de la foule nous arriva plus haute
-dans l’air immobile d’été. A ce bruit, les visages devinrent plus
-graves, les mines s’allongèrent, plusieurs tremblèrent et baissèrent la
-tête. Je compris.
-
---Mon Dieu! m’écriai-je tout ému, tremblant moi aussi. Personne ne
-va-t-il rien faire? Voyons, allez-vous rester ici tranquilles, pendant
-que ces démons agissent à leur volonté? pendant que l’on saccage des
-maisons, et que des femmes et des enfants...
-
---Pourquoi pas? dit Buton sèchement.
-
---Pourquoi pas! m’écriai-je.
-
---Hé oui, pourquoi pas? reprit-il durement. (Et je vis alors qu’il
-dominait les autres; que lui ne voulait pas et qu’eux n’osaient pas.)
-Nous étions disposés à respecter la paix et à la faire respecter par les
-autres. Mais vos cocardes blanches, vos nobles matamores, vos officiers
-sans soldats, monsieur le vicomte, soit dit sans vous offenser, ne l’ont
-pas voulu. Ils ont entrepris de nous mater; et s’ils ne reçoivent une
-leçon ils vont recommencer. Non, monsieur, poursuivit-il en jetant les
-yeux autour de lui avec un sourire orgueilleux, car le pouvoir l’avait
-déjà singulièrement changé, laissons faire le peuple pour une
-demi-heure, et...
-
---Le peuple? m’écriai-je. Est-ce que la crapule et la lie des rues, les
-gibiers de potence, les va-nu-pieds et les forçats de la ville... est-ce
-que c’est cela, le peuple?
-
---Peu importe, dit-il, en fronçant les sourcils.
-
---Mais c’est un crime!
-
-Deux ou trois frissonnèrent, et d’autres détournèrent les yeux de moi,
-piteusement; mais le forgeron ne fit que hausser les épaules. Cependant
-je ne désespérais pas, je m’apprêtais à en dire davantage, à essayer des
-menaces, voire des prières; mais sans me laisser le temps de parler,
-l’homme le plus rapproché des fenêtres leva la main pour réclamer le
-silence. Nous entendîmes le tumulte lointain s’apaiser, et dans le calme
-momentané retentit la sèche détonation d’une arme à feu, suivie d’une
-autre, et d’une troisième. Puis un rugissement de rage, distinct,
-articulé, plein de menace.
-
---Oh Dieu! m’écriai-je, en regardant à la ronde, tout vibrant
-d’indignation; je ne puis supporter cela! Est-ce que personne ne va
-agir? Est-ce que personne ne va rien faire? Il faut qu’il y ait une
-autorité. Il faut que quelqu’un soit là pour réduire cette canaille; ou
-sinon, je vous préviens, je vous préviens tous, ils finiront par vous
-égorger aussi; vous, monsieur le tabellion, et vous, Doury!
-
---Il y avait quelqu’un, mais il est mort, répliqua Buton.
-
-Le reste du Comité paraissait au supplice.
-
---Était-il donc le seul?
-
---Ils l’ont tué, dit âprement le forgeron; qu’ils en subissent les
-conséquences!
-
---Eux? m’écriai-je, dans un élan de colère et de pitié. Oui, et vous
-aussi! Et vous tous! Je vous le répète, vous employez la lie du peuple
-pour écraser vos ennemis! Mais bientôt vous serez écrasés à votre tour!
-
-Personne ne me répondit; on se taisait obstinément, et tous les yeux
-fuyaient mon regard. Je me rendis compte enfin que rien de ce que je
-pourrais dire ne serait capable de les émouvoir; et sans ajouter un mot,
-je tournai les talons et me précipitai dans l’escalier. Je savais déjà,
-ou du moins je pouvais deviner, où la foule s’était portée, et d’où
-provenaient les clameurs et les coups de feu. Sitôt donc arrivé sur la
-place, je me dirigeai vers l’hôtel de Saint-Alais et pris ma course par
-les rues. Dans ces rues tranquilles je passai sous des fenêtres où des
-femmes pâles se penchaient curieusement, et sous les vertes persiennes
-fermées de maisons modernes; je croisai quelques badauds isolés; tout le
-quartier avait un aspect riant; mais je courais toujours, les oreilles
-pleines de cette sinistre rumeur, et le cœur serré d’une crainte atroce.
-
-On mettait à sac l’hôtel de Saint-Alais!... Et Denise? Et sa mère?...
-
-Je ne songeai à elles que tardivement; mais cette pensée une fois venue,
-rien ne put la déloger. Elle contracta mon cœur, qui semblait prêt à
-s’arrêter. N’avais-je donc sauvé Denise que pour cela? L’avais-je, au
-risque de ma vie, sauvée des rustres en démence, uniquement pour qu’elle
-allât tomber entre les mains plus odieuses de ces misérables en folie,
-de ces rebuts de la cité?
-
-Pensée affreuse! car j’aimais Denise, et tout en courant, je comprenais
-mieux que je l’aimais. Si je l’avais ignoré jusque-là, cet amour ne
-pouvait manquer de m’être révélé par l’intensité de souffrance que me
-causait l’abominable perspective. Deux cents toises au plus séparaient
-les _Trois Rois_ de l’hôtel de Saint-Alais, mais la distance me sembla
-infinie. Un siècle me parut s’écouler jusqu’au moment où je m’arrêtai
-hors d’haleine et pantelant sur la lisière de la foule, et m’efforçai de
-voir, par-dessus les têtes moutonnantes, ce qui se passait devant moi.
-
-Un coup d’œil suffit à me rassurer; et je respirai plus librement. La
-foule n’avait pas encore gain de cause. De chaque côté de l’hôtel de
-Saint-Alais, elle emplissait la rue dans toute sa largeur; mais devant
-l’hôtel même, il restait un espace, maintenu libre par le feu des
-assiégés. De temps à autre, un homme isolé ou une poignée d’hommes
-jaillissaient des rangs de la foule, et franchissant d’un trait cet
-espace libre, attaquaient la porte à coups de haches et de barres de
-fer, ou voire avec leurs poings nus; mais à chaque fois un flocon de
-fumée jaillissait des fenêtres, par les meurtrières percées dans les
-volets, puis un second coup, un troisième, et les hommes se rejetaient
-en arrière, ou s’effondraient sur les dalles, et restaient en plein
-soleil, perdant leur sang.
-
-C’était un affreux spectacle. Bien qu’elle n’osât donner l’assaut en
-masse qui aurait emporté la place, une rage de bêtes fauves secouait la
-foule, quand elle voyait tomber ses chefs, et cette rage, à elle seule,
-eût intimidé les plus braves. Mais quand à cette rage et à ces cris
-démoniaques s’adjoignaient d’autres sons non moins affreux--les plaintes
-des blessés et le crépitement de la fusillade (car plusieurs avaient des
-armes, dans la foule, et tiraient des maisons voisines sur les fenêtres
-de Saint-Alais)--l’effet devenait formidable. Je ne sais pourquoi, mais
-l’éclat du soleil, et les grandes façades blanches alignées dans la rue,
-et la distinction même du quartier, rendaient l’effusion du sang plus
-hideuse; si bien que pour un temps la foule ondulante, l’espace
-découvert jonché de blessés, les hurlements, les blasphèmes ignobles et
-les coups de feu, tout ce spectacle me parut irréel. Moi-même, qui étais
-accouru à fond de train et en risque-tout, j’hésitais. J’hésitais à me
-croire dans Cahors, dans cette ville que j’avais toujours connue si
-paisible; et je me demandais si je ne rêvais pas.
-
-Mais cette hypothèse était trop extravagante pour me retenir plus de
-quelques secondes; et avec un ahan je me jetai dans la presse, et
-m’attachai de toutes mes forces à la traverser pour gagner l’espace
-libre, sans savoir toutefois ce que je ferais une fois arrivé là, ni en
-quoi ma présence pouvait être utile. Mais à peine avais-je fait un
-mouvement, que je me sentis empoigner par le bras, et quelqu’un,
-s’accrochant à moi avec ténacité, me tira en arrière. Je me retournai,
-prêt à répondre à cette violence par des coups, car j’étais hors de moi;
-mais à la vue de l’abbé Benoît je laissai retomber ma main, pour saisir
-la sienne avec une exclamation joyeuse, et il m’entraîna hors de la
-presse.
-
-Son visage pâli était morne et consterné; mais le hasard merveilleux qui
-me l’avait fait rencontrer me rendit de l’espoir.
-
---Vous pouvez faire quelque chose! lui criai-je à l’oreille, tout en lui
-étreignant la main avec vigueur. Le Comité refuse d’agir, et ceci est un
-crime. Un crime, mon cher! Le voyez-vous bien?
-
---Qu’y puis-je? gémit-il.
-
-Et il leva l’autre bras au ciel dans un geste de désespoir.
-
---Parlez-leur.
-
---Leur parler? répondit-il. Est-ce que des chiens enragés s’arrêtent
-quand on leur parle? Est-ce que des chiens enragés écoutent? Comment
-voulez-vous agir sur eux? D’où voulez-vous leur parler? C’est
-impossible, monsieur. Ils tueraient aujourd’hui père et mère, s’ils
-rencontraient ceux-ci entre eux et leur vengeance.
-
---Alors que voulez-vous donc faire? m’écriai-je avec emportement. Que
-voulez-vous faire?
-
-Il hocha la tête; et je compris qu’il ne voulait rien, qu’il ne pouvait
-rien. A cette vue, tout mon être se révolta.
-
---Vous le devez! Il le faut! m’écriai-je âprement. Vous avez provoqué le
-diable, il vous faut l’apaiser! Est-ce donc là ces libertés dont vous
-nous entreteniez? Est-ce là le peuple en faveur de qui vous plaidiez?
-Répondez, répondez-moi, qu’allez-vous faire?
-
-Et je le secouais furieusement.
-
-Il se mit la main sur le visage.
-
---Que Dieu nous pardonne! fit-il. Que Dieu nous aide!
-
-Je le regardai, pour la première et unique fois de mon existence, avec
-mépris, avec rage.
-
---Que Dieu vous aide? exclamai-je, hors de moi. Dieu aide ceux qui
-s’aident eux-mêmes! C’est vous qui avez amené ceci! Vous, oui vous! Vous
-avez prêché ceci! A vous maintenant de le réparer!
-
-Il restait muet, tout tremblant. La passion qui m’animait en présence de
-la férocité populaire ne le soutenait pas, et le courage lui manquait.
-
---Allons, réparez-le! répétais-je avec fureur.
-
---Je ne puis arriver à eux, balbutia-t-il.
-
---En ce cas, je vais vous ouvrir le chemin! répliquai-je, impitoyable.
-Suivez-moi! Entendez-vous ce tumulte? Eh bien! nous allons y jouer un
-rôle.
-
-Une douzaine de coups de feu venaient de partir, presque en une salve.
-Nous ne pûmes voir leur résultat, ni ce qui se passait; mais le fauve
-mugissement de la populace m’enivrait. Je criai à l’abbé de me suivre,
-et me précipitai dans la cohue.
-
-De nouveau il me saisit et m’arrêta, s’agrippant à moi avec un
-entêtement irréductible.
-
---Si vous tenez à y aller, allez-y par les maisons! Passez par les
-maisons d’en face! me chuchotait-il à l’oreille.
-
-Il me restait assez de raison, quand il l’eut redit deux fois, pour le
-comprendre et lui obéir. Je me laissai mener par lui. Sitôt hors de la
-presse, nous nous élançâmes dans une venelle qui longeait le derrière
-des maisons opposées à l’hôtel de Saint-Alais. Nous n’étions pas les
-premiers à passer par là: la même idée était déjà venue à quelques-uns
-d’entre les plus actifs séditieux, qui avaient ainsi gagné les fenêtres
-d’où ils tiraient. Nous trouvâmes donc ouvertes les portes de plusieurs
-maisons, d’où nous arrivaient les cris et les blasphèmes de ceux qui en
-avaient pris possession. Mais nous n’allâmes pas loin. J’avisai la
-première porte venue, et dépassant vite un groupe terrifié de femmes et
-d’enfants--les probables occupants de la maison--qui se pressaient
-alentour, je pénétrai et me dirigeai tout droit vers la porte de la rue.
-
-Deux ou trois hommes de mauvaise mine, au visage noirci de poudre,
-tiraient par une fenêtre du rez-de-chaussée. Comme je passais, l’un
-d’eux se retourna et me vit. Avec un blasphème, il me cria de m’arrêter,
-me prévenant que si je me montrais au dehors, les aristocrates me
-tireraient dessus. Mais dans ma surexcitation je ne l’écoutai pas;
-j’ouvris la porte, et une seconde plus tard je me trouvais sur la rue,
-seul dans l’espace libre et ensoleillé. J’avais de chaque côté, à
-cinquante pas, les rangs serrés de la foule; devant moi se dressait,
-morne et blanche, la façade de l’hôtel de Saint-Alais. A mon apparition,
-il s’en échappa un petit flocon de fumée avec un coup de mousquet.
-
-Étonnée de me voir là seul et arrêté, la foule se tut, et je levai la
-main. Un coup de feu partit au-dessus de ma tête, puis un second; et un
-éclat de bois s’arracha des volets verts à la maison d’en face. Puis une
-voix dans la foule cria de cesser le feu; et pour un moment tout fut
-silencieux. Je restai au milieu de la touffeur ardente et sans un
-souffle, la main levée. C’était l’occasion pour moi, et je l’avais
-obtenue par miracle; mais je fus d’abord muet, incapable de trouver mes
-mots.
-
-Enfin, comme il naissait dans la foule un murmure confus, je parlai.
-
---Gens de Cahors! m’écriai-je. Au nom des trois couleurs, arrêtez!
-
-Et, vibrant d’émotion, comme inspiré, tout à coup je m’avançai à pas
-lents vers la maison assiégée, puis, sous les yeux de tous, je détachai
-la cocarde de mon revers et la suspendis au heurtoir de la porte.
-Ensuite je me retournai.
-
---Je prends possession, criai-je de toutes mes forces, pour être entendu
-de tous; je prends possession de cette maison et de tout ce qu’elle
-renferme, au nom des trois couleurs, de la Nation et du Comité de
-Cahors. Ceux qui s’y trouvent passeront en jugement, et justice sera
-faite. Quant à vous, je vous requiers de partir, et de retourner chez
-vous en paix. Le Comité...
-
-Je n’allai pas plus loin. Sur ce mot une balle siffla à mon oreille et
-fit sauter le plâtre du mur. Alors, comme si ce bruit avait déchaîné
-toutes les fureurs populaires, des rugissements d’indignation
-retentirent. On me sifflait, on m’injuriait, on hurlait: «A la
-lanterne!» et: «A bas le traître!» En un instant, comme si d’invisibles
-écluses avaient cédé, la foule de chaque côté se précipita tout à coup
-en avant, et roula vers la porte en une masse compacte, où je me vis
-aussitôt englouti.
-
-Je m’attendais à être mis en pièces; mais au lieu de cela je fus
-simplement bourré de coups, et rejeté de côté. On m’oublia, et tout
-aussitôt je me perdis dans les remous tournoyants de la masse
-d’individus qui se jetaient pêle-mêle sur la porte, retombaient les uns
-sur les autres, et se blessaient réciproquement, dans la furie de leur
-attaque. Les blessés de tantôt étaient foulés aux pieds, mais personne
-ne s’arrêtait à leurs appels. Par deux fois, un coup de feu partit de la
-maison, et chaque coup fut efficace; mais la presse aux abords de la
-porte était si grande, et la furie des assaillants si aveugle, que les
-gens atteints s’effondraient sans qu’on s’en aperçût, et périssaient
-écrasés sous les talons de leurs complices.
-
-Rejeté contre les balustrades de fer du perron, je m’y cramponnais, et
-protégé de la poussée par un pilier, je réussis non sans difficulté à me
-maintenir en place. Mais il m’était impossible de bouger; je dus rester
-là tandis que la foule déferlait autour de moi, et, dans un vertige
-d’horreur, j’y attendis le dénouement. Il se produisit enfin. Les
-panneaux de la porte, fendus et disloqués, s’abattirent. Les plus
-avancés des assaillants bondirent vers la brèche. Toutefois
-l’encadrement, retenu par un gond, résistait encore, et les empêchait
-d’entrer. A la longue, cet obstacle céda sous leurs coups, et la porte
-s’abattit avec fracas. Je me jetai dans le torrent, et j’eus le bonheur
-d’être porté dans l’hôtel parmi les premiers, sans tomber, comme il
-arriva à plusieurs.
-
-Mon intention était de devancer les autres, et ainsi, gagnant l’étage
-avant eux, je combattrais au moins pour Denise, si je ne pouvais la
-sauver. Car j’avais pris la contagion populaire, et le sang me
-bouillait. Personne de la foule n’était plus que moi disposé à tuer. Je
-luttai donc de vitesse avec les autres; mais quand j’arrivai au pied de
-l’escalier je vis, comme eux, un obstacle qui nous arrêta tous.
-
-C’était M. de Gontaut, qui en cette heure suprême de danger, se haussait
-au-dessus de lui-même. Il se tenait sur les marches, seul, et regardait
-de haut les envahisseurs, en souriant. Toute trace de décrépitude et de
-frivolité avait disparu de son visage qui reflétait uniquement la valeur
-de sa caste. Il voyait son monde chanceler, la lie et la canaille prêtes
-à le submerger, tout ce qui avait fait sa joie et sa raison de vivre
-prêt à disparaître; il voyait la mort qui l’attendait, sept marches plus
-bas, et il souriait. Sa fine épée suspendue au poignet, il tapotait sa
-tabatière en nous regardant de haut; non plus bavard, volage, et--avec
-ses histoires de futiles intrigues et sa foi épicurienne--quasi
-méprisable; mais fier et assuré, avec des yeux rayonnants de défi.
-
---Ah, ah! chiens! dit-il, vous voulez mériter la potence?
-
-Durant quelques secondes personne ne bougea. La présence du vieux
-gentilhomme et son intrépidité en imposaient aux plus vils; et ils
-restaient béants, domptés par son regard. Puis il remua. D’un geste
-posé, comme on salue avant un duel, il leva la garde de son épée, dont
-il nous présenta la pointe.
-
---Allons, dit-il, d’un ton plein de mépris amer, ne vous gênez pas. Qui
-de vous tient à précéder les autres en enfer? Car j’en veux dépêcher un.
-
-Le charme était rompu. Avec un hurlement, une douzaine de gredins
-escaladèrent les marches. Je vis l’acier clair flamboyer une fois, deux
-fois; et l’un d’eux retomba en arrière et roula sous les pieds de ses
-collègues. Puis une énorme barre de fer se leva et retomba sur le visage
-souriant, et le vieux gentilhomme s’affaissa sans un cri ni une plainte,
-sous une tempête de coups qui le réduisirent aussitôt à l’état de
-cadavre.
-
-Ce fut l’affaire d’un instant, et je ne pus intervenir. L’instant
-d’après une vingtaine d’hommes s’élancèrent par-dessus son corps et dans
-l’escalier, avec d’effroyables hurlements. Je les rejoignis. A droite et
-à gauche étaient des portes fermées, décorées de peintures à la Watteau.
-Elles furent enfoncées en un clin d’œil, et la horde sauvage envahit les
-appartements somptueux, balayant tout sur son passage, renversant et
-fracassant avec fureur vases, statues, cristaux, miniatures. Avec des
-clameurs de triomphe, ils emplirent ce salon qui ne connaissait depuis
-des générations que les grâces et le charme de la vie; et leurs sabots
-martelèrent les parquets cirés depuis si longtemps caressés par les
-traînes des jolies femmes. Tout ce dont ils ignoraient l’usage était
-arraché et jeté à bas; en un moment les grands miroirs de Venise furent
-en pièces, les tableaux crevés et lacérés, les livres lancés par les
-fenêtres.
-
-Je n’eus de ce spectacle qu’un bref aperçu en m’arrêtant sur le palier.
-Mais j’en vis assez pour me convaincre que les fugitifs n’étaient pas
-dans ces pièces-là, et je me précipitai dans l’escalier, vers l’étage
-supérieur. Malgré la brièveté de ma halte, d’autres m’y avaient précédé.
-En débouchant sur le palier, je me trouvai devant trois individus qui
-écoutaient à une porte. En me voyant l’un d’eux se dressa.
-
---Ils sont ici! cria-t-il. Il y a une voix de femme! Arrière!
-
-Et levant une pince de fer il s’apprêtait à enfoncer la porte.
-
---Halte! m’écriai-je, d’un ton si impérieux qu’il abaissa son outil.
-Halte! Au nom du Comité, je vous ordonne de laisser cette porte. Le
-reste de la maison est à vous. Pillez-le à votre aise.
-
-Les hommes me dévisageaient.
-
---Sacré tonnerre! lança l’un d’eux. Qui donc es-tu, toi?
-
---Je suis le Comité! répondis-je.
-
-Il m’invectiva, le poing levé.
-
---Décampez! criai-je avec fureur, sinon je vous fais pendre!
-
---Hou! hou! L’aristocrate! répliqua-t-il.
-
-Et élevant la voix:
-
---Par ici, les copains! par ici! Un aristocrate! un aristocrate!
-hurla-t-il.
-
-A ces mots une vingtaine de ses pareils surgirent de l’escalier. Je me
-vis tout aussitôt entouré de faces patibulaires et d’yeux menaçants,
-d’êtres hideux vomis par les sentines de la ville. Une seconde de plus
-et ils allaient m’empoigner; mais avec la rage du désespoir je m’élançai
-sur l’homme à la pince, et la lui arrachant à l’improviste, en un clin
-d’œil je l’abattis à mes pieds.
-
-Mais en même temps je perdis l’équilibre, et tombai. Avant que je me
-fusse relevé, quelqu’un m’envoya sur la tête un coup de sabot qui
-m’étourdit à moitié; cependant je réussis à me remettre sur pieds, et
-tapant comme un sourd je fis reculer mes adversaires, et pour un instant
-déblayai le terrain autour de moi. Mais la tête me tournait; un
-brouillard ronge couvrait ma vue, les objets dansaient devant moi; je
-n’arrivais plus à diriger mes coups, et je n’entendais plus les menaces
-et les nasardes qui m’arrivaient de tous côtés. Quelqu’un me tira par
-mon habit. Je me retournai en aveugle. Et tout aussitôt un coup
-formidable me fut porté--par qui et avec quoi, je l’ignorerai
-toujours--et je tombai comme une masse, privé de connaissance.
-
-
-
-
-CHAPITRE XIV
-
-CELA TOURNE MAL
-
-
-Le pillage de l’hôtel de Saint-Alais, à Cahors, eut lieu en août, et les
-feuilles des noyers étaient encore vertes, quand je tombai sans
-connaissance. Les frênes étaient dénudés, et les chênes avaient pris
-leur rousse toison, lorsque la conscience des choses me revint peu à
-peu, et que je retrouvai la volonté de vivre en regardant le paysage
-automnal de dessus mon oreiller. Mais il s’écoula en réalité bien des
-jours encore où je menai une vie purement animale, réduit à manger,
-boire et dormir, et prenant l’abbé Benoît agenouillé à côté de mon lit
-pour un simple phénomène de la nature. Mais vint enfin une heure, dans
-les derniers jours de novembre, où la lucidité me revint, alors que ceux
-qui me veillaient en désespéraient presque; et mes yeux venant à
-rencontrer ceux de l’excellent curé, je le vis se détourner pour verser
-des larmes de joie.
-
-Une semaine plus tard, je savais tout--l’histoire complète, publique et
-privée, de ce prodigieux automne, que j’avais passé dans mon lit, tel un
-soliveau. Tout d’abord, et en évitant les sujets qui me touchaient de
-trop près, l’abbé Benoît me raconta les événements de Paris: les dix
-semaines de suspicion et d’attente qui suivirent les émeutes de la
-Bastille, ces semaines durant lesquelles les Faubourgs, timidement
-contenus par La Fayette et ses gardes nationaux, surveillaient
-jalousement Versailles, où l’Assemblée ne perdait pas de vue le roi; la
-disette qui régna durant cette période harassante, et les bruits
-renouvelés que la cour méditait un coup de force; puis ce malencontreux
-banquet de la reine, d’où sortit l’étincelle qui mit le feu aux poudres;
-enfin, la sortie en masse des femmes de la halle sur Versailles, le 5
-octobre, qui ramenant de force à Paris le roi et l’Assemblée, et faisant
-le roi prisonnier dans son propre palais, mit fin à cette période
-d’incertitude.
-
---Et depuis lors? dis-je, en un pâle étonnement. Nous sommes au 20
-novembre, me dites-vous?
-
---Il ne s’est rien produit, répondit-il, rien que des symptômes et des
-présages.
-
---Mais encore?
-
-Il hocha la tête avec gravité.
-
---Tout le monde fait partie de la garde nationale: et d’une. Chez nous
-en Quercy, le corps que M. Hugues avait entrepris de former compte
-plusieurs milliers d’hommes. Tout le monde est armé, par conséquent.
-Puis, les lois de chasse étant abolies, tout le monde est chasseur. Et
-tant de nobles ont émigré, que l’on peut dire qu’il n’y a plus de
-nobles, ou bien que tout le monde est noble.
-
---Mais qui gouverne?
-
---Les municipalités. Et là où il n’y en a pas, les Comités.
-
-Je ne pus m’empêcher de sourire.
-
---Et le vôtre, de comité, monsieur le curé? dis-je.
-
---Je n’y vais plus, dit-il, en fronçant un peu les sourcils. A parler
-franc, ils vont trop vite pour moi. Mais j’ai pire encore à vous
-apprendre.
-
---Quoi donc?
-
---Le 4 août l’Assemblée abolissait les dîmes ecclésiastiques; avant le
-milieu du mois on proposait de confisquer les biens de l’Église.
-Actuellement ce doit être chose faite.
-
---Hé quoi! Le clergé va-t-il mourir de faim? m’écriai-je avec
-indignation.
-
---Pas tout à fait, répondit-il avec un sourire mélancolique. Nous allons
-être payés par l’État... aussi longtemps que nous resterons dans ses
-bonnes grâces.
-
-Il me quitta là-dessus; et je restai à rêver, en regardant par la
-fenêtre, et m’efforçant de me représenter sous son nouvel aspect le
-monde qui s’étendait autour de moi. Puis André vint m’apporter un
-bouillon. Je me plaignis de le trouver si fade: la grande rafale de vie
-extérieure que les nouvelles avaient fait passer dans ma chambre,
-excitaient mon appétit, et me donnaient le dégoût des tisanes et des
-drogues.
-
-Mais le vieux valet prit ma réclamation très mal.
-
---Oh bien! monsieur, grommela-t-il, à quoi peut-on s’attendre de mieux,
-lorsque les fermages ne rentrent pas, qu’on a tordu le cou à la moitié
-de vos pigeons, et qu’il ne reste pas un lièvre dans le pays? Quand on
-voit tout le monde chasser et baguenauder, et les forgerons et les
-tailleurs se pavaner à cheval--oui, et voire l’épée au côté!--quand la
-noblesse a disparu ou se cache la tête dans l’oreiller, il n’y a rien
-d’étonnant à ce que le bouillon soit fade! Si monsieur le vicomte aimait
-le bouillon fort, il aurait dû avoir la prudence de garder la vache
-lui-même, et non...
-
---Ta ta ta, mon ami, dis-je, en fronçant les sourcils à mon tour. Que
-devient Buton?
-
---Monsieur veut parler de M. le capitaine Buton? répondit le vieux valet
-en ricanant. Il est à Cahors.
-
---Et y a-t-il eu quelqu’un de puni pour... pour l’affaire de
-Saint-Alais?
-
---On ne punit plus personne, de nos jours, répliqua André, vertement.
-Sauf parfois un meunier, que l’on pend sous prétexte que le blé est
-cher.
-
---En ce cas Petit-Jean lui-même...
-
---Petit-Jean est parti à Paris. Il est probablement à l’heure qu’il est
-major ou colonel.
-
-Sur ce dernier trait le vieux valet me laissa, et je restai à la
-torture. Car je n’avais pas encore trouvé le courage de demander la
-seule chose que je désirais savoir; cette chose qui avait développé en
-moi, parallèlement au retour de mes forces, d’abord une vague
-inquiétude, transformée par degrés en une angoisse redoutable, en une
-crainte accablante qui pesait sur moi comme un cauchemar, et en dépit de
-ma jeunesse minait mon existence, et retardait ma guérison.
-
-J’ai lu qu’en certains cas l’amour s’éteint avec la fièvre, et que des
-gens se relèvent guéris non seulement de leur maladie, mais de la
-passion qui les consumait lorsqu’ils s’alitèrent. Mais tel ne devait pas
-être mon cas: dès l’instant où cette angoisse vague et sans cause prit
-forme et consistance, et où je vis sur les rideaux verts de mon lit un
-pâle visage d’enfant, un visage qui tantôt pleurait et tantôt me
-regardait triste et suppliant,--dès cet instant Denise ne resta plus une
-heure absente de mon esprit. Les pensées qu’elle me consacrait dans sa
-détresse, les muets élans de son cœur vers moi, jouèrent-ils un rôle
-dans cette hantise? Dieu le sait! Mais tel était le fait.
-
-Le lendemain cependant, je fus délivré de cette crainte opprimante.
-L’abbé Benoît, j’imagine, avait résolu d’entamer ce sujet; car sa
-première question, après s’être informé de ma santé, alla droit au fait.
-
---Vous ne m’avez jamais demandé ce qui s’est passé après que vous fûtes
-blessé, monsieur le vicomte, dit-il après une courte hésitation. Vous
-rappelez-vous?
-
---Je n’ai rien oublié, dis-je en laissant échapper une plainte.
-
-Il poussa un soupir de soulagement. Il devait craindre que je n’eusse le
-cerveau dérangé.
-
---Et pourquoi ne l’avez-vous jamais demandé? reprit-il.
-
---Ne le comprenez-vous donc pas, mon ami? exclamai-je d’une voix
-altérée, en me soulevant, et retombant dans mon fauteuil, en proie à une
-agitation incoercible. Ne comprenez-vous pas que je voulais garder
-l’espoir? Mais à présent ne me torturez pas davantage. Racontez,
-racontez-moi tout, mon ami, et alors...
-
---Je n’ai rien que d’heureux à vous raconter, répliqua-t-il joyeusement,
-afin de dissiper mes craintes dès les premiers mots. Vous savez tout le
-pis. Le pauvre M. de Gontaut fut tué dans l’escalier. Il était trop peu
-ingambe pour fuir. Les autres, jusqu’au dernier des serviteurs, ont
-gagné les toits des maisons voisines.
-
---Et ils ont échappé?
-
---Oui. La ville a été en effervescence durant plusieurs heures, mais ils
-étaient bien cachés. Je crois qu’ils ont quitté le pays.
-
---Vous ne savez donc pas où ils sont?
-
---Non. Je n’ai revu personne d’entre eux depuis l’attentat. Mais j’ai
-ouï dire qu’ils étaient dans un château ou dans l’autre, chez les
-Harincourt, ou ailleurs. Puis les Harincourt sont partis, vers la
-mi-octobre, et M. de Saint-Alais et sa famille ont dû les accompagner.
-
-Dans l’excès de ma joie je restai tout d’abord incapable de dire un mot.
-Puis:
-
---Et vous ne savez rien de plus?
-
---Rien, répondit le curé.
-
-Mais c’en fut assez pour moi. Lors de sa visite suivante, j’étais en
-état de me promener avec lui sur la terrasse. Je recouvrai mes forces
-avec rapidité. Toutefois, à mesure que l’air et l’exercice me
-revigoraient, je voyais l’excellent prêtre décliner. Son visage doux et
-sensible devenait de jour en jour plus sombre, et sa taciturnité
-croissait. Si je lui en demandais la raison:
-
---Cela tourne mal, cela tourne mal, répondait-il. Et, Dieu me pardonne,
-je n’en suis pas innocent.
-
---Qui donc l’est? disais-je, pour l’apaiser.
-
---Mais j’aurais dû prévoir! répliqua-t-il, en se tordant les mains
-ouvertement. J’aurais dû me rappeler que le premier don fait par Dieu à
-l’homme est l’ordre. L’ordre!... Et aujourd’hui, dans Cahors, les
-tribunaux sont comme inexistants: les anciens magistrats ont peur, on se
-moque des anciennes lois, et on ne peut même plus recouvrer une créance!
-L’ordre! Mais quand un criminel est jeté en prison, la pire chose qu’il
-ait à craindre aujourd’hui, c’est d’y être oublié. L’ordre! Et je ne
-vois partout que des armes; et ceux qui ne savent pas lire en remontrent
-aux plus instruits; et ceux qui ne payent pas d’impôts disposent de
-l’argent de ceux qui les payent! Je vois la ville dans la disette, et
-les paysans vont à la chasse ou se croisent les bras: quand l’avenir est
-incertain, qui donc travaillerait encore? Les hôtels des riches sont
-déserts et leurs serviteurs meurent de faim; on ne vend et on n’achète
-que le strict nécessaire, il n’y a plus ni industrie, ni commerce, ni
-trafic!... Je vois toutes ces choses, monsieur le vicomte, et je ne
-dirais pas: _Mea culpa, mea maxima culpa_?
-
---Mais la liberté, fis-je timidement. Vous-même m’avez dit une fois
-qu’une certaine rançon devait...
-
---La liberté est-elle donc la licence de faire le mal? répliqua-t-il
-avec une chaleur croissante. (Je l’avais vu rarement aussi ému.) La
-liberté est-elle la licence de voler? La tyrannie cesse-t-elle d’être
-tyrannie, quand les tyrans sont mille au lieu d’un seul? Monsieur le
-vicomte, je ne sais plus que faire, non, je ne le sais plus,
-continua-t-il. Pour un peu je m’en irais par le monde, pour dédire à
-tout prix ce que j’ai dit, et défaire ce que j’ai fait! Oui, pour un
-peu! je ne sais ce qui me retient!
-
---Serait-il arrivé encore quelque chose? dis-je, tout étonné par cette
-sortie. Quelque chose que j’ignore?
-
---L’Assemblée nous a dépouillés de nos dîmes et de nos biens,
-répondit-il avec amertume. Vous le savez, cela. En tant qu’Église on
-nous conteste le droit à l’existence. Vous savez cela. On vient
-maintenant de décréter la suppression de toutes les maisons religieuses.
-Bientôt on fermera aussi nos églises et nos cathédrales. Et on rétablira
-le paganisme!
-
---C’est insensé! m’écriai-je.
-
---Mais cela est.
-
---La suppression, oui. Mais pour les églises et les cathédrales...
-
---Pourquoi pas? répondit-il avec tristesse. Dieu sait combien il reste
-peu de foi. La chose n’est que trop possible. Je la vois venir. Notre
-témoignage à nous qui croyons est d’autant plus nécessaire.
-
-Je ne compris pas bien sur le moment ce qu’il voulait dire ou à quoi il
-faisait allusion; mais je vis que sa conscience scrupuleuse se
-tourmentait à l’idée qu’il avait hâté la catastrophe; et je me sentis
-mal à l’aise quand il n’apparut pas le lendemain à l’heure ordinaire de
-sa visite. Il vint le jour suivant; mais il était abattu et morose, et
-lors de son départ il prit congé de moi avec une douceur si navrée que
-je fus tenté de le rappeler. Le lendemain il ne vint de nouveau pas; ni
-le jour d’après. Alors j’envoyai chez lui, mais trop tard: mon messager
-s’entendit répondre par la vieille gouvernante qu’il était parti de chez
-lui brusquement, après s’être entendu avec un curé du voisinage pour se
-faire remplacer par lui durant un mois.
-
-J’étais alors en état de sortir un peu, et je fis la route à pied
-jusqu’à sa maisonnette. Je n’y appris rien de plus, si ce n’est qu’un
-père capucin avait été son hôte pendant deux nuits, et que M. le curé
-était parti pour Cahors mécontent et préoccupé. Les villageois que je
-rencontrai en chemin me saluèrent avec respect, et même avec sympathie:
-c’était la première fois que je réapparaissais dans le hameau; mais
-l’ombre de suspicion que j’avais remarquée sur leurs visages des mois
-auparavant s’était accentuée depuis lors. Ils perdaient la notion exacte
-des distances, comme de nos droits respectifs; et timides devant moi et
-doutant d’eux-mêmes, ils étaient bien aises de me voir m’éloigner.
-
-Devant le portail de l’avenue je rencontrai un homme que je connaissais;
-un marchand de vin d’Aulnoy. Je m’arrêtai pour lui demander si la
-famille était au château.
-
-Il me regarda tout surpris.
-
---Non, monsieur le vicomte, dit-il. Ils ont quitté le pays depuis
-plusieurs semaines... après que le roi s’est laissé persuader d’aller à
-Paris.
-
---Et M. le baron?
-
---Lui aussi.
-
---Ils sont partis pour Paris?
-
-L’homme, un honnête bourgeois, me fit un clin d’œil.
-
---J’ai dans l’idée que non, monsieur. Vous devez le savoir mieux que
-moi, monsieur le vicomte; mais si je disais Turin, je pense que je ne me
-tromperais pas de beaucoup.
-
---J’ai été malade, expliquai-je. Et je ne suis au courant de rien.
-
---Votre place serait plutôt à Cahors, répondit-il avec une bienveillante
-rudesse. Les nobles sont là pour la plupart, ceux qui ne sont pas partis
-au delà. Par le temps qui court, la ville est plus sûre que la campagne.
-Ah! si mon père vivait encore...
-
-Il compléta sa phrase inachevée par un haussement des sourcils et des
-épaules, me salua, et s’éloigna. Il était visible, en dépit de sa
-surprise, que la révolution lui était agréable, bien qu’il dissimulât sa
-joie, par politesse.
-
-J’éprouvai un sentiment de solitude et de tristesse en rentrant au
-château. Dépouillés du voile de verdure qui adoucissait leurs lignes, en
-été, la grande bâtisse de pierre, avec la tour seigneuriale, la
-poivrière et le pigeonnier, se découpaient crûment au fond de l’avenue;
-ils semblaient en quelque façon mystérieuse partager ma solitude et
-m’entretenir des mauvais jours qui étaient notre lot commun. En perdant
-l’abbé Benoît, je perdais mon unique compagnie, et cela juste au moment
-où le besoin de société et le désir d’une vie plus active s’éveillaient
-en moi, avec le retour de mes forces. Comme je faisais cette réflexion
-mélancolique, j’eus l’agréable surprise de voir, en m’approchant de la
-porte, un cheval attaché à l’anneau voisin de celle-ci. La selle était
-munie de fontes, et il y avait de la boue sur le harnais.
-
-Je trouvai André dans la salle, mais à mon étonnement, au lieu de
-m’informer du nom du visiteur, il continua d’épousseter une table, sans
-se retourner vers moi.
-
---Qui est ici? demandai-je d’un ton acerbe.
-
---Personne, répondit-il.
-
---Personne? Alors à qui est ce cheval?
-
---C’est celui du forgeron, monsieur.
-
---Comment? de Buton?
-
---Hé oui, de Buton! C’est une nouveauté que de l’attacher à la porte
-d’honneur, ajouta-t-il, ironiquement.
-
---Mais que fait-il? Où est-il?
-
---Il est là où il doit être, c’est-à-dire aux écuries, répliqua le vieux
-valet, d’un air revêche. Je dois dire que c’est le premier travail
-honnête qu’il ait accompli depuis longtemps.
-
---Il ferre des chevaux?
-
---Que ferait-il d’autre? Monsieur aurait-il l’intention de l’inviter à
-dîner avec lui?
-
-Sans m’arrêter à cette impertinence, je me dirigeai vers les écuries.
-J’entendis le râle du soufflet; et en tournant le coin du bâtiment je
-tombai sur Buton au travail avec deux de ses aides. Le maréchal avait
-mis bas son habit, et ceint du vaste tablier de cuir, avec ses bras nus
-et noircis, il ressemblait au Buton d’il y avait six mois. Mais sur le
-devant de la forge se trouvaient des vêtements pliés avec soin en un
-petit tas: un habit bleu à revers rouges, un long gilet bleu, surmontés
-d’un chapeau à large cocarde tricolore. Quand il laissa retomber le pied
-du cheval dont il s’occupait, il se redressa pour me saluer, et me
-regarda d’un nouvel air, où il entrait de l’humilité et du défi.
-
---Est-il possible? dis-je, le persiflant. C’est trop d’honneur, monsieur
-le capitaine! Être ferré par un membre du Comité!
-
---Monsieur le vicomte a-t-il quelque chose à me reprocher? dit-il, en
-rougissant sous son hâle.
-
---Moi? Pas du tout. Je suis seulement accablé sous l’honneur que vous me
-faites.
-
---Je suis venu ici une fois par mois pour ferrer, reprit-il avec
-obstination. Monsieur a-t-il à se plaindre que ses chevaux ont souffert?
-
---Non. Mais...
-
---Le château de monsieur le vicomte a-t-il souffert? Lui a-t-on brûlé
-une seule gerbe de blé, pris un poulain dans ses prairies, ou un œuf
-dans son poulailler?
-
---Non, dis-je.
-
-Buton hocha la tête gravement.
-
---Puisque donc monsieur n’a rien à me reprocher, reprit-il, monsieur
-voudra bien me laisser finir mon ouvrage. Ensuite, je lui ferai part du
-message que j’ai à lui transmettre. Mais c’est confidentiel, et la
-forge...
-
---Ne vaut rien pour les secrets, même ceux du forgeron, répliquai-je, en
-lui lançant par-dessus l’épaule ce trait du Parthe. Eh bien! venez me
-rejoindre sur la terrasse quand vous aurez fini.
-
-Il arriva une heure plus tard, l’air fortement empêtré dans ses beaux
-habits, et l’épée--Dieu me pardonne!--oui, l’épée au côté. Le fameux
-secret me fut bientôt révélé: il était porteur d’un brevet me nommant
-lieutenant-colonel de la garde nationale de la province.
-
---Ce brevet vous a été conféré sur ma demande, dit-il, avec une fierté
-maladroite. Il y en avait plusieurs, monsieur le vicomte, qui estimaient
-que vous ne vous étiez pas trop bien conduit dans l’affaire de l’émeute,
-mais je les ai vite remis à leur place. En outre j’ai déclaré: «Sans
-lieutenant-colonel, pas de capitaine!» Et ils ne peuvent se passer de
-moi. C’est moi qui maintiens le calme par ici.
-
-Quelle situation! En vérité je ne sais si je la trouvai d’abord plus
-ridicule ou plus humiliante! Six mois plus tôt, j’aurais déchiré cette
-feuille dans un accès de rage et lui en jetant les morceaux à la figure,
-l’aurais chassé loin de ma présence à coups de canne. Mais il s’était
-passé beaucoup de choses depuis lors; et je sus même résister à la
-tentation de donner libre cours aux éclats de rire d’une sombre gaieté.
-Je la refoulai d’un effort dicté en partie par la prudence, en partie
-par un mobile plus noble: le souvenir du fruste attachement que cet
-homme m’avait témoigné dans les pires circonstances. Je le remerciai
-donc, tout en me contenant à grand’peine, et lui dis que j’en écrirais
-au Comité.
-
-Il ne s’en allait toujours pas, se dandinant d’un de ses grands pieds
-sur l’autre; et j’attendais avec une politesse railleuse qu’il débitât
-son affaire. Enfin il grommela:
-
---Il y a encore une chose que je voulais vous dire, monsieur le vicomte.
-C’est que M. le curé a quitté Saux.
-
---Et alors?
-
---Oh! c’est un brave homme, ou plutôt c’en était un, poursuivit-il à
-contre-cœur. Mais il va se jeter dans un guêpier, et vous feriez bien de
-l’en avertir.
-
---Comment? dis-je. Savez-vous où il est?
-
---Je le devine. Il est là où il y en a d’autres aussi, et où il y aura
-bientôt du grabuge. Ce n’est pas pour rien qu’on voit ces pères capucins
-courir le pays. Quand ces corbeaux retourneront chez eux, il y aura du
-grabuge. Et je ne veux pas qu’il y soit mêlé.
-
-Le ton du forgeron était devenu sauvage et menaçant.
-
---Je n’ai pas la moindre idée du lieu où il se trouve, dis-je
-froidement. Ni de ce que vous voulez dire.
-
---Il est allé à Nîmes, répondit-il.
-
---A Nîmes? m’écriai-je, stupéfait. Comment le savez-vous? Vous êtes
-mieux renseigné que moi.
-
---Je le sais, répondit-il. Et je sais aussi ce qui se brasse là-bas. Et
-beaucoup d’autres sont au courant. Mais cette fois les Saint-Alais et
-leurs séides, monsieur le vicomte,--oui, ils y sont bien tous,--ne nous
-échapperont pas. Nous leur casserons la tête. Oui, monsieur le vicomte,
-ne vous y trompez pas, reprit-il, en fixant sur moi des prunelles
-enflammées par la méfiance et la colère, n’allez pas vous fourrer dans
-cette manigance! Nous sommes le peuple! Oui, le peuple! Et malheur à
-tous ceux qui se trouvent sur notre chemin.
-
---Allez, dis-je. J’en ai entendu assez. Retirez-vous.
-
-Il me regarda un instant comme prêt à répliquer. Mais les vieilles
-habitudes l’emportèrent, et sur un mot d’adieu bourru il s’éloigna en
-faisant le tour de la maison. Une minute plus tard j’entendis le trot de
-son cheval qui descendait l’avenue.
-
-Je lui avais moi-même coupé la parole; et néanmoins à peine était-il
-parti que j’aurais voulu le rappeler, afin de lui en demander davantage.
-Les Saint-Alais à Nîmes? L’abbé Benoît à Nîmes? Et un complot se
-brassant là-bas, auquel tous prenaient part? Tout à coup cette nouvelle
-m’ouvrit pour ainsi dire une échappée sur le monde extérieur, et en y
-regardant je cessai de me sentir claustré dans la solitude de la
-campagne, loin de toute compagnie. La grande cité du Midi, blanche et
-poussiéreuse, m’apparaissait; je voyais les troubles s’y élever, et au
-milieu de ces troubles, me regardant avec tristesse, Denise de
-Saint-Alais.
-
-L’abbé Benoît était parti là-bas. Pourquoi n’irais-je pas?
-
-Je me promenais de long en large, dans un grand trouble d’esprit. Plus
-je considérais cette idée, plus elle me séduisait; plus je songeais à la
-morne inaction où j’étais condamné à croupir chez moi, faute de
-consentir à fraterniser avec Buton et sa clique, plus j’étais séduit par
-le désir du départ.
-
-Et après tout pourquoi pas? Pourquoi n’irais-je pas?
-
-J’avais en poche mon brevet, aux termes duquel j’étais non seulement
-nommé de la garde nationale, mais désigné comme ci-devant, «président du
-Comité de Salut public de la généralité de Quercy». En me tenant lieu de
-papiers et de passeport, ce document me faciliterait le voyage. Ma
-longue maladie était un prétexte tout trouvé pour justifier un
-changement d’air, et expliquer mon absence de chez moi. J’avais au
-château plus d’argent qu’il ne m’en fallait. En un mot, je ne
-rencontrerais aucune difficulté, ni rien qui m’empêchât, si je me
-résolvais au départ. Je pouvais suivre ma fantaisie.
-
-Mon choix fut bientôt fait. Le lendemain je montai à cheval pour la
-première fois, trottai deux tiers de lieue sur la route, et rentrai chez
-moi harassé.
-
-Les jours suivants je poussai jusqu’à Saint-Alais, où je vis les ruines
-du château, et m’en revins. Cette fois j’étais moins fatigué.
-
-Le lendemain dimanche, je me reposai; et le lundi j’allai jusqu’à
-mi-chemin de Cahors, et retour. Ce soir-là, je nettoyai mes pistolets,
-et sous ma direction, Gilles fit mes valises. Je pris deux habits
-simples, l’un à mettre sur moi, et l’autre de rechange, plus un chapeau
-orné d’une petite rosette tricolore. Le matin suivant, 6 mars, je me mis
-en route; et me séparant d’André à la sortie du village, tournai bride
-vers Figeac. La sensation d’être libre et d’échapper aux difficultés et
-aux embarras, avec l’espoir de ce que j’allais trouver, me firent passer
-une première heure exquise, et ne cessèrent de me soutenir jusqu’à
-l’heure où le soleil de mars disparut et fut remplacé par cette
-obscurité glacée du soir, qui dans un endroit inconnu et nouveau est
-toujours sombre et mélancolique.
-
-
-
-
-CHAPITRE XV
-
-A MILLAU
-
-
-Je rencontrai bon nombre de singularités au cours de ce voyage. Telles,
-par exemple, de voir dans les champs des paysans armés; d’arriver dans
-chaque village sur des hommes à l’exercice; d’entrer dans les auberges
-pour y trouver une douzaine de rustres attablés devant des verres de
-vin, parfois même devant un encrier, et que l’on m’apprenait s’intituler
-un Comité. Mais vers le soir du troisième jour, je vis quelque chose de
-plus singulier que tout cela. Je commençais à remonter la vallée du Tarn
-qui, à Millau, s’enfonce dans les Cévennes; le vent soufflait du nord,
-le ciel était couvert, le paysage grisâtre et nu; à une lieue devant moi
-la montagne dressait son massif morne et bleuâtre. Soudain, comme je
-marchais fatigué à côté de mon cheval, j’ouïs un chœur de voix qui
-chantaient. Je regardai autour de moi. Le son, clair et doux comme une
-musique surnaturelle, semblait sortir de terre juste à mes pieds.
-
-Quelques pas plus loin, j’eus la clef du mystère. Je me trouvai sur le
-bord d’un petit creux de terrain, et vis devant moi les toits d’un
-hameau, et en deçà de celui-ci une réunion d’une centaine d’individus,
-hommes et femmes. Ils dansaient et chantaient alentour d’un grand arbre
-dépouillé de ses feuilles mais tout pavoisé; quelques vieillards étaient
-assis contre son tronc, à l’intérieur du cercle, et n’eussent été le
-froid et le paysage d’hiver, j’aurais pu me croire à la fête du Mai.
-
-Mon apparition fit tout d’abord cesser les chants; puis deux des vieux
-paysans traversèrent le cercle et vinrent à moi, en se tenant par la
-main.
-
---Honneur à Vlais et Giron! cria l’un.
-
---Honneur à Giron et Vlais! cria l’autre.
-
-Et sans me laisser le temps de répliquer, tous deux ajoutèrent:
-
---Vous arrivez en un jour de bonheur!
-
-Je ne pus m’empêcher de sourire.
-
---J’en suis fort aise, dis-je. Mais permettez-moi de vous demander le
-motif de cette réunion.
-
---Les communes de Giron et Vlais, de Vlais et Giron, répondirent-ils,
-mêlant leurs voix, ne font plus aujourd’hui qu’une seule. Aujourd’hui,
-citoyen, les anciennes limites disparaissent, les vieilles rivalités
-meurent. Le noble cœur de Giron, le noble cœur de Vlais, battent à
-l’unisson.
-
-J’eus peine à ne pas rire de leur naïveté; par bonheur, à ce moment, les
-chants et les danses reprirent alentour de l’arbre, et cette ronde, même
-par ce temps, avait quelque chose de gracieux, qui rappelait une fête de
-Watteau. Je félicitai les deux paysans.
-
---Mais, citoyen, ceci n’est rien, répliqua le premier avec une parfaite
-gravité. Ce ne sont pas seulement les limites des communes qui
-disparaissent; celles des provinces sont également une chose du passé. A
-Valence, au delà des montagnes, les deux rives du Rhône se sont tendu la
-main et juré une amitié éternelle. Désormais tous les Français sont
-frères; tous les Français sont de toutes les provinces.
-
---Voilà une idée superbe! fis-je.
-
---Aucun fils de la France ne versera jamais plus le sang français!
-continua-t-il.
-
---Ainsi soit-il.
-
---Catholiques et protestants, protestants et catholiques vivront en
-paix! Il n’y aura plus de procès. Le blé circulera librement, sans
-entrave de péages ou de taxes. Tous seront libres, citoyen. Tous seront
-riches.
-
-Ils continuèrent sur le même ton de simplicité ingénue et avec la même
-confiance naïve; mais mon attention dévia, attirée qu’elle fut par un
-homme assis au pied de l’arbre, entre les paysans, mais qui me parut
-être d’une classe différente. Grand et mince, avec de longs cheveux
-noirs et des traits sévères et durs, il n’y avait rien dans son aspect
-extérieur pour le différencier de ceux qui l’entouraient. Son
-habillement, un grossier costume de chasse, était vieux et rapiécé; les
-éperons de ses bottes brunes et boueuses étaient rouillés et tordus.
-Mais son port avait une aisance qui manquait aux autres; et je lus un
-paisible mépris dans le regard qu’il promenait sur la ronde rustique.
-
-Je ne remarquai pas qu’il s’aperçût de mon attention, mais je n’avais
-pas fait cent pas sur le chemin, après avoir pris congé des deux maires,
-que j’entendis un pas, et me retournant, vis l’étranger qui me suivait.
-Il me fit signe, et je m’arrêtai pour lui laisser le temps de me
-rejoindre.
-
---Vous allez à Millau? dit-il, sans préambule et avec un fort accent du
-pays, mais du ton de celui qui parle à un égal.
-
---Oui, monsieur, dis-je. Mais je doute d’y arriver ce soir.
-
---J’y vais également, répondit-il. Mon cheval est resté au village.
-
-Et sans rien ajouter il marcha à côté de moi jusqu’à ce que nous fûmes
-au hameau. Arrivé là--l’endroit était désert--il tira d’une écurie une
-piètre jument, et se mit en selle. Je le regardai faire en silence.
-
---Que pensez-vous de cette bêtise? dit-il tout à coup, quand nous eûmes
-repris notre route.
-
---Je crains qu’ils ne se fassent des illusions, répliquai-je en me
-tenant sur mes gardes.
-
-Il eut un gros rire plein de mépris.
-
---Ils se figurent que l’âge d’or est arrivé, dit-il. Et dans un mois ils
-verront leurs granges brûlées et eux-mêmes égorgés.
-
---Je souhaite que non, dis-je.
-
---Oh! moi aussi, répliqua-t-il d’un air cynique. Je souhaite bien que
-non, comme de juste. Mais dans ce cas même, _Vive la Nation! Vive la
-Révolution!_
-
---Hé quoi, si tels en doivent être les fruits? demandai-je.
-
---Et pourquoi pas? reprit-il, en fixant sur moi ses yeux sombres. C’est
-chacun pour soi, et l’ancien ordre de choses n’a pas tant fait pour moi
-que je doive craindre d’essayer le nouveau. Il me laissait à crever la
-faim sur un vieux donjon, auprès d’un vieux colombier, entre quatre murs
-de pierre nue, avec un vieux pot noirci en fait de vaisselle plate! Et
-cela tandis que des femmes et des traitants, des muguets parfumés et des
-abbés fainéants paradent devant le roi! Et pourquoi? Parce que je suis
-resté, monsieur, ce que la moitié de la nation était autrefois.
-
---Vous êtes protestant? hasardai-je.
-
---Oui, monsieur, et gentilhomme pauvre, répondit-il avec amertume. Le
-baron de Géol, à votre service.
-
-En retour de sa politesse je lui donnai mon nom.
-
---Vous portez les trois couleurs, dit-il; et pourtant vous me jugez
-excessif? Je répondrai à cela que c’est très joli pour vous, mais que
-nous sommes des gens différents. Vous êtes sans doute père de famille,
-monsieur le vicomte, avec femme...
-
---Pas le moins du monde, monsieur le baron.
-
---Alors, une mère, une sœur...
-
---Non, dis-je en souriant. Je n’ai ni l’une ni l’autre. Je suis
-absolument seul au monde.
-
---Vous avez du moins un toit, persista-t-il, de la fortune, des amis, un
-emploi, ou l’espoir d’en avoir un?
-
---Oui, dis-je, c’est exact.
-
---Tandis que moi... moi, reprit-il, d’une voix que sa surexcitation
-rendait gutturale, je n’ai rien de tout cela. Je ne puis entrer dans
-l’armée: je suis protestant! Je me vois exclu des fonctions de l’État:
-je suis protestant! Je ne puis être avocat ni juge: je suis protestant!
-Les écoles royales me sont fermées: je suis protestant! Je ne puis
-témoigner en justice: je suis protestant! Je... aux yeux de la loi, je
-n’existe pas! Moi, moi, monsieur, continua-t-il plus posément et d’un
-accent non dénué de noblesse, alors que mes ancêtres ont figuré devant
-les rois, alors que le grand-père de mon grand-père a sauvé la vie de
-Henry IV, devant Coutras, je n’existe pas!
-
---Mais maintenant? dis-je, ému par son ton d’emportement.
-
---Ah oui, maintenant, répondit-il d’un air sombre, cela ne sera plus
-pareil. Maintenant cela va être tout autre, si toutefois ces noirs
-corbeaux de prêtres ne font pas rétrograder à nouveau la marche du
-progrès. C’est pour cela que je me suis mis en route.
-
---Vous allez à Millau?
-
---J’habite près de Millau, répondit-il. Et j’ai été absent de chez moi.
-Mais ce n’est pas chez moi que je retourne à cette heure. Je vais plus
-loin, à Nîmes.
-
---A Nîmes? fis-je, avec étonnement.
-
---Oui, reprit-il, à Nîmes.
-
-Et il me jeta du coin de l’œil un regard presque menaçant, et n’ajouta
-plus rien. Le soir tombait; la vallée du Tarn, que suivait notre route,
-bien que fertile et agréable à voir en été, offrait en cette saison, et
-dans le crépuscule, un aspect farouche et désolé. A droite et à gauche,
-les montagnes nous dominaient; et lorsque la route se rapprochait de la
-rivière, le bruissement de l’eau torrentueuse et tournoyant au-dessous
-de nous parmi les rochers, aggravait la mélancolie du paysage. Je
-frissonnai. L’incertitude de mon but, l’incertitude de tout, le sombre
-silence de mon compagnon, m’oppressaient. Je fus bien aise quand il
-sortit de sa rêverie, et me montra les lumières de Millau éparpillées
-dans une petite plaine que font les montagnes en s’écartant de la
-rivière.
-
---Vous allez sans doute à l’auberge? dit-il, comme nous arrivions dans
-les faubourgs. Demain, si vous allez à Nîmes, voulez-vous... Mais vous
-préférez peut-être voyager seul?
-
---Loin de là, répondis-je.
-
---Eh bien! je partirai de la porte de l’est, vers huit heures,
-répliqua-t-il d’un air bourru. Bonne nuit, monsieur.
-
-Je lui rendis son souhait, et le quittai pour entrer dans la ville. Je
-passai par des rues étroites et laides, sous des voûtes sombres et des
-lanternes suspendues, qui grinçaient et se balançaient au vent, et
-faisaient de vains efforts pour dissiper la lugubre obscurité. Bien que
-la nuit fût complète, les gens circulaient activement, ou se tenaient
-sur le pas des portes; ce bourg, après la solitude que je venais de
-traverser, prenait des airs de grande ville. Je m’aperçus bientôt qu’une
-petite troupe suivait mon cheval. Avant que j’eusse atteint l’auberge,
-qui se trouvait sur une place à peine éclairée, cette troupe était
-devenue une foule, et menaçait de se refermer sur moi: l’individu qui
-marchait le plus près de moi examinait attentivement mes traits, tandis
-que d’autres, plus éloignés, s’adressant à leurs voisins ou à des
-personnages entrevus aux fenêtres des rez-de-chaussée, criaient que
-c’était _lui_!
-
-Je trouvai la chose assez alarmante. Mes suiveurs ne me molestaient
-toujours pas; mais quand je m’arrêtai ils s’arrêtèrent aussi, et je fus
-forcé de descendre de cheval presque dans leurs bras.
-
---Est-ce ici l’auberge? demandai-je aux plus proches, tout en
-m’efforçant de faire bonne contenance.
-
---Oui, oui, crièrent-ils d’une seule voix, c’est ici l’auberge!
-
---Mon cheval...
-
---On prendra soin du cheval. Entrez seulement! entrez!
-
-Je n’avais guère de choix, tant ils me serraient de près. Avec une
-insouciance affectée, j’obéis, comptant qu’ils ne me suivraient pas, et
-qu’à l’intérieur on m’apprendrait la raison de leur conduite. Mais j’eus
-à peine le dos tourné qu’ils entrèrent pêle-mêle derrière et autour de
-moi, et me soulevant presque de terre, me poussèrent bon gré mal gré
-dans l’étroit couloir de la maison. Je voulus résister, protester; mais
-les plus avancés étouffèrent ma voix en appelant à grands cris:
-
---M. Flandre! M. Flandre!
-
-Par bonheur, celui auquel ils s’adressaient n’était pas loin. Une porte
-vers laquelle on me poussait s’ouvrit, et il apparut. C’était un homme
-d’une obésité monstrueuse, avec une figure à l’avenant. Il nous examina
-tout d’abord, ahuri par cette invasion. Puis avec colère, il demanda de
-quoi il s’agissait.
-
---Ventrebleu! s’écria-t-il. Est-ce ici ma maison ou la vôtre,
-sacripants? Qui est cet individu?
-
---Le capucin! le capucin! crièrent une dizaine de voix.
-
---Ho! ho! répliqua-t-il, avant que j’eusse le temps de parler. Apportez
-de la lumière!
-
-Deux ou trois femmes aux bras nus, que le bruit avait attirées sur le
-seuil de la cuisine, s’approchèrent avec des chandelles, et les élevant
-au-dessus de leurs têtes, m’examinèrent avec curiosité.
-
---Ho! ho! reprit-il. Est-ce là le capucin? Vous l’avez donc attrapé?
-
---Est-ce que j’ai l’air d’un capucin? exclamai-je, furieux, en
-repoussant ceux qui me serraient de trop près. Mordieu! Est-ce ainsi que
-vous recevez vos hôtes, monsieur? Ou bien est-ce que tout le monde est
-devenu fou dans cette ville?
-
---Vous n’êtes pas le moine? dit-il, un peu démonté, à ce que je vis, par
-ma hardiesse.
-
---Ne viens-je pas de vous dire que je ne le suis pas? Est-ce que dans
-votre pays les moines ont l’habitude de voyager bottés et éperonnés?
-ripostai-je.
-
---En ce cas, vos papiers! reprit-il sèchement. Vos papiers! Il faut que
-vous sachiez, continua-t-il en se bouffissant les joues, que je suis
-maire de la ville aussi bien qu’hôtelier, et que je dirige la prison
-aussi bien que l’auberge. Vos papiers, monsieur, si vous préférez la
-seconde à la première.
-
---Devant vos amis que voilà? dis-je d’un air dégoûté.
-
---Ce sont de bons citoyens, répondit-il.
-
-Je craignais un peu, en cette extrémité, que si je tirais mon brevet de
-ma poche, il ne produisît pas tous les effets que j’en attendais. Mais
-je me voyais contraint, et ne pouvais finalement y perdre; aussi après
-une courte hésitation, je l’exhibai. Il était heureusement libellé en
-termes flatteurs et il donna au maire, je ne sais trop pourquoi, l’idée
-que j’étais réellement chargé d’une affaire d’État. Lorsqu’il l’eut
-parcouru, donc, il se répandit en excuses, sollicita l’honneur de me
-rendre ses devoirs, et déclara à la foule attentive qu’elle avait commis
-une erreur.
-
-J’estimai tout d’abord singulier que la foule ne parût pas le moins du
-monde embarrassée de sa méprise. Au contraire, tous s’empressèrent de me
-féliciter de mon innocence, et ils allèrent dans leur bonne humeur
-jusqu’à me taper sur l’épaule. D’aucuns allèrent veiller à ce qu’on mît
-mon cheval à l’écurie, ou donner des instructions en ma faveur, et les
-autres ne tardèrent pas à se disperser, me laissant tenté de croire
-qu’ils m’auraient pendu au prochain réverbère avec la même satisfaction
-stupide.
-
-Lorsqu’il n’en resta plus que deux ou trois, je demandai au maire pour
-qui l’on m’avait pris.
-
---Pour un moine déguisé, monsieur le vicomte, répondit-il. C’est un très
-dangereux individu, que l’on sait être en chemin avec deux dames, pour
-Nîmes. Et l’ordre de l’arrêter m’a été envoyé de haut lieu.
-
---Mais je suis seul! protestai-je. Je n’ai pas de dames avec moi!
-
-Il haussa les épaules.
-
---Précisément, monsieur le vicomte, répliqua-t-il. Mais nous tenons les
-deux dames. Elles ont été arrêtées hier matin, alors qu’elles tentaient
-de traverser la ville en voiture. Nous savons donc que lui également est
-seul.
-
---Oh! oh! dis-je. Ainsi donc à présent il ne vous manque plus que lui?
-Et de quoi l’accuse-t-on? repris-je, me rappelant avec un léger
-battement de cœur qu’un père capucin avait rendu visite à l’abbé Benoît
-avant son départ. Je trouvais singulier d’arriver ici sur les traces
-d’un autre moine.
-
---Il est accusé, répondit majestueusement M. Flandre, de haute trahison
-envers la nation, monsieur. Il a été vu ici et là, et ailleurs, à
-Montpellier, à Cette, à Albi, et même jusqu’à Auch, et toujours prêchant
-la guerre et la superstition, et corrompant le peuple.
-
---Et les dames? dis-je en souriant. Ont-elles aussi corrompu...
-
---Non, monsieur le vicomte. Mais l’on croit que, voulant retourner à
-Nîmes, et sachant les routes surveillées, il s’est déguisé et s’est
-joint à elles. Ce sont probablement des dévotes.
-
---Pauvres créatures! dis-je, avec un frisson de sympathie. Qu’allez-vous
-faire d’elles?
-
---Je vais demander des instructions. Dans son cas à lui, reprit-il d’un
-air dégagé, je n’en aurais pas besoin. Mais voici votre souper.
-Excusez-moi, monsieur le vicomte, si je ne vous sers pas moi-même. En
-tant que maire, je dois prendre soin de ma réputation... Mais vous le
-comprenez.
-
-Je lui répondis que je le comprenais; et le souper étant servi dans ma
-chambre, selon la coutume des petites auberges d’alors, je lui offris de
-prendre un verre de vin avec moi, et au cours du repas j’appris beaucoup
-de choses sur l’état du pays, sur la fermentation qui se propageait le
-long de la côte méridionale, sur les prêtres qui excitaient le peuple
-par des processions et des sermons. Il s’étendit avec une éloquence
-particulière sur l’agitation qui régnait à Nîmes, où les masses étaient
-des catholiques romains fanatiques, tandis que les protestants avaient
-pour eux les hardis paysans de la montagne.
-
---Il y aura du grabuge, monsieur le vicomte, il y aura du grabuge par
-ici, dit-il d’un air significatif. Les choses vont trop bien pour ceux
-de là-bas. On les arrêtera si on peut.
-
---Et cet homme?
-
---C’est un de leurs missionnaires.
-
-Je songeai à l’abbé Benoît, et soupirai.
-
---A propos, dit tout à coup le maire en me considérant d’un air rêveur,
-voilà qui est curieux!
-
---Quoi donc?
-
---Vous venez de Cahors, monsieur le vicomte?
-
---Oui, eh bien?
-
---Ces femmes aussi; ou du moins elles le prétendent. Les prisonnières.
-
---De Cahors?
-
---Oui. Cela me frappe maintenant, reprit-il, en se caressant le menton,
-mais quand j’ai lu votre brevet, je ne m’en suis pas avisé.
-
-Je haussai les épaules avec impatience.
-
---Il ne s’ensuit pas que je sois de la conspiration, dis-je. De grâce,
-monsieur le maire, ne recommençons pas. Vous avez vu mes papiers...
-
---Ta ta ta! reprit-il. Ce n’est pas cela que je veux dire. Mais vous
-connaissez peut-être ces personnes.
-
---Au fait! dis-je.
-
-Et je restai un moment la fourchette en l’air, à l’examiner à la lueur
-des chandelles. Une idée saugrenue, insensée, m’avait traversé l’esprit.
-Deux dames de Cahors? De Cahors, entre toutes les villes!
-
---Comment s’appellent-elles? demandai-je.
-
---Corvas, répondit-il.
-
---Corvas! tiens, fis-je, en me remettant à manger.
-
-Et je continuai mon souper.
-
---Oui. La femme d’un marchand, à ce qu’elle dit. Mais vous allez la
-voir.
-
---Ce nom ne me rappelle rien, répliquai-je.
-
---N’importe, vous pouvez les connaître, reprit-il, avec l’insistance
-d’un homme dénué d’idées. Il se peut à la rigueur que nous ayons commis
-une méprise, car nous n’avons pas trouvé de papiers dans la voiture,
-mais seulement un objet qui a paru suspect.
-
---Quel était cet objet?
-
---Une cocarde rouge.
-
---Une cocarde rouge?
-
---Oui, reprit-il. L’insigne des anciens Ligueurs, rappelez-vous.
-
---Mais, dis-je, je n’ai pas ouï dire qu’aucun parti l’ait adopté.
-
-D’un air dubitatif, il gratta son crâne chauve.
-
---Non, dit-il, c’est juste. Pourtant, c’est une couleur que nous
-n’aimons pas, ici. Et deux dames voyageant seules... Seules, monsieur!
-Puis, leur cocher, une sorte d’innocent, qui raconte qu’elles l’ont pris
-à Rodez, tout en niant mordicus avoir vu le capucin, a varié dans ses
-déclarations. En attendant, si vous avez fini de manger, monsieur le
-vicomte, je vais vous mener les voir. Vous aurez peut-être quelque chose
-à dire pour ou contre elles.
-
---Si vous ne croyez pas qu’il soit trop tard? dis-je, appréhendant un
-peu l’entrevue.
-
---On ne fait pas ce qu’on veut en prison, répliqua-t-il avec un mauvais
-rire.
-
-Et il cria par la porte pour réclamer une lanterne et son manteau.
-
---Les dames ne sont donc pas ici?
-
---Hé non (et il me fit un clin d’œil). Qui enferme bien retrouve bien.
-Mais elles n’ont pas à se plaindre. Comme il y a un ou deux mauvais
-garçons au violon, Babet, le geôlier, leur à donné une chambre chez lui.
-
-Cependant la lanterne arriva, et le maire ayant drapé dans un manteau
-son imposante personne, nous sortîmes de la maison. Il faisait
-absolument noir sur la place, le peu de réverbères qui l’éclairaient
-lors de mon arrivée ayant été éteints, j’imagine, par le vent qui se
-levait et tourbillonnait maintenant avec force dans cet espace resserré.
-La jaune clarté de la lanterne nous était indispensable, mais bien
-qu’elle nous fît voir à quelques pas où poser le pied sur le pavé, elle
-rendait plus noires les ténèbres d’alentour. Je ne distinguais même pas
-la silhouette des toits, et n’avais aucune idée de la direction ni de la
-distance parcourues. Tout à coup, M. Flandre fit halte, et levant son
-falot, en projeta la clarté sur un mur de pierre lisse, où une porte
-basse et cloutée de fer, profondément encastrée dans la maçonnerie, nous
-montrait son visage rébarbatif. Au milieu de cette porte il y avait un
-énorme heurtoir, et au-dessus, un petit judas.
-
---Qui enferme bien retrouve bien! répéta le maire, avec un rire opaque.
-
-Mais au lieu de soulever le heurtoir, il frappa de son bâton sur les
-barreaux du judas.
-
-Cet appel reçut vite sa réponse. Une tête regarda un instant par le
-grillage, puis la porte s’ouvrit devant nous. Le maire me précéda, et
-nous quittâmes la nuit pour pénétrer dans une atmosphère étouffante et
-chaude puant l’oignon et le mauvais tabac, plus toute une variété
-d’odeurs analogues. Sans mot dire, le geôlier reverrouilla la porte
-derrière nous, et prenant le falot des mains du maire, il nous conduisit
-par un couloir sombre et bas juste assez large pour une personne. Il fit
-halte devant la première porte à la gauche du couloir, et la poussa.
-
-M. Flandre entra le premier, et s’arrêtant pour ôter son chapeau,
-obstrua momentanément le cadre de la porte. J’eus le loisir d’entendre
-un bout de refrain obscène qui provenait d’une pièce située plus loin
-dans le couloir, et les aboiements répétés du chien de la prison, qui, à
-notre bruit, tirait sur sa chaîne, quelque part dans la même direction.
-Je remarquai aussi que les murs du couloir étaient crasseux et
-ruisselants d’humidité. Mais une voix, qui répondait aux salutations de
-M. Flandre, frappa mon oreille, et me figea sur place.
-
-C’était la voix de Mme de Saint-Alais!
-
-Il était heureux que j’eusse envisagé, même une seconde, l’idée
-extravagante et folle qui m’avait traversé au cours du souper; car elle
-me préparait dans une certaine mesure. Et je n’eus guère le loisir
-d’autres préparations, pour réfléchir et me décider. Par chance la pièce
-était obscurcie de tabac et de la vapeur du linge qui séchait devant le
-feu; et je profitai d’un accès de toux, en partie simulé, pour
-m’attarder un peu sur le seuil après que M. Flandre fut entré. Puis je
-le suivis.
-
-Outre le maire, quatre personnes occupaient la pièce, mais je négligeai
-l’homme et la femme maussades installés devant une table avec un jeu de
-cartes poisseuses. Je vis seulement la marquise et sa fille, que je
-dévorai des yeux. Elles étaient assises sur deux escabeaux, de l’autre
-côté de l’âtre: la jeune fille, les yeux à demi clos, s’adossait au mur
-d’un air de lassitude; la mère, droite et alerte, soutenait le regard du
-maire avec un sourire dédaigneux. Ni la prison, ni le danger, ni
-l’entourage de ce taudis infect, n’avaient eu le pouvoir de dompter
-cette âme hautaine; mais, lorsque ses yeux se détournant du maire
-rencontrèrent les miens, elle se leva d’un bond avec un cri étouffé, et
-resta interdite devant moi.
-
-Pour une seconde, la vue gênée par le voile de fumée, elle eut quelques
-raisons de douter. Mais il y en avait là une autre qui ne douta pas. Au
-cri poussé par sa mère, Mlle Denise avait sursauté d’effroi, et toutes
-deux échangèrent un regard instantané. Puis elle s’affaissa sur son
-escabelle et éclata en sanglots.
-
---Holà! dit le maire. Qu’y a-t-il?
-
---Il y a erreur, je le crains, répondis-je d’une voix altérée, mais déjà
-prêt à la riposte.
-
-Et adressant à la marquise un salut cérémonieux que je m’efforçai de
-rendre froid et dégagé:
-
---Je me félicite, madame, de la bonne fortune qui m’a amené dans cette
-ville.
-
-Elle n’avait pas encore surmonté son trouble, et elle balbutia une
-réponse, en s’appuyant contre la muraille.
-
---Vous connaissez donc ces dames? fit le maire, en m’interpellant d’une
-voix rude où pointait un soupçon.
-
-Et il nous examina attentivement l’un après l’autre.
-
---Je les connais très bien, répondis-je.
-
---Elles sont de Cahors?
-
---Oui, du voisinage.
-
---Mais quand je vous ai dit leur nom, vous m’avez répondu que vous ne
-les connaissiez pas, monsieur le vicomte?
-
-Je cessai de respirer: une terreur soudaine apparut sur le visage
-angoissé de la marquise. Faute de mieux, je risquai le paquet.
-
---Corvas; vous m’avez dit que cette dame s’appelait Corvas, murmurai-je.
-
---Oui, eh bien? fit-il.
-
---Mais c’est Corréas, le nom de madame!
-
---Corréas? répéta-t-il, en ouvrant la bouche toute grande.
-
---Hé oui, Corréas. Je suppose, repris-je avec une politesse affectée,
-que ces dames étaient trop émues pour parler distinctement.
-
---Alors, elles s’appellent Corréas?
-
---C’est ce que je vous avais dit, répliqua Mme de Saint-Alais, prenant
-enfin la parole, et j’ai ajouté que je ne savais rien de votre père
-capucin. Et cela, poursuivit-elle avec gravité, en m’adressant du regard
-une supplication muette à quoi je ne pouvais me méprendre, je l’affirme
-de nouveau, sur mon honneur!
-
-Je devinai à ces derniers mots ce qu’elle attendait de moi, et je
-répondis à son appel.
-
---Oui, monsieur le maire, dis-je, je crains que vous n’ayez commis une
-erreur. Je réponds de madame comme de moi-même.
-
-Le maire se gratta la tête.
-
-
-
-
-CHAPITRE XVI
-
-A TROIS DANS UNE VOITURE
-
-
---Évidemment, si madame... si madame ignore tout du moine, fit-il, en
-promenant des yeux vagues sur le misérable taudis, il est clair... il
-paraît clair qu’il y a eu erreur.
-
---Et qu’il ne vous reste plus qu’une chose à faire, insinuai-je.
-
---Mais... mais, reprit-il, avec un retour à son importance première, il
-reste un point à expliquer: la cocarde rouge, monsieur. Qu’est-ce que
-cela veut dire, monsieur le vicomte?
-
---La cocarde rouge? fis-je.
-
---Oui. Qu’est-ce que cela veut dire? demanda-t-il avec insistance.
-
-Je ne sus parer le coup, et j’adressai à la marquise un regard de
-détresse. Son astuce féminine ne pouvait manquer de trouver pour la
-cocarde une explication plausible.
-
---Avez-vous interrogé Mme Corréas? dis-je enfin, à tout hasard. Lui
-avez-vous demandé ce que signifie cette cocarde?
-
---Non, répondit-il, je n’y ai pas songé.
-
---Eh bien! que ne le lui demandez-vous? fis-je.
-
---A moi? c’est inutile: interrogez plutôt M. le vicomte, répliqua-t-elle
-d’un ton badin. Demandez-lui de quelle couleur sont les revers
-d’uniforme de la garde nationale du Quercy.
-
---Ils sont rouges! m’écriai-je, dans un élan de joie. Rouges!
-
-Je me le rappelais pour avoir vu l’habit de Buton posé à terre devant la
-forge. Mais comment Mme de Saint-Alais le savait-elle, je n’en ai pas la
-moindre idée.
-
---Bah! dit M. Flandre, l’air mal convaincu. Et c’est pour cette raison
-que madame porte la cocarde?
-
---Non, monsieur le maire, répondit-elle (et je vis à son sourire
-malicieux qu’elle allait s’amuser de lui). Ce n’est pas moi qui la
-porte, mais bien ma fille. Si vous tenez à en savoir plus, vous n’avez
-qu’à l’interroger elle-même.
-
-M. Flandre avait toute la curiosité et tout le goût du beau sexe propres
-à un bourgeois. Il minauda:
-
---Si mademoiselle voulait me faire ce plaisir extrême...
-
-Denise était restée jusqu’alors cachée derrière sa mère, mais à ces mots
-elle se montra, et à contrecœur, tel un prisonnier sur la sellette, elle
-affronta nos regards. Mais lorsqu’elle ouvrit la bouche, ou pour mieux
-dire, après qu’elle eut prononcé quelques mots, je me rendis compte du
-changement qui s’était opéré en elle. Au lieu de ce masque blême de
-fatigue qu’elle offrait quelques minutes plus tôt, je lui vis le front
-couvert de rougeur, et les yeux brillants et noyés de larmes.
-
---C’est bien simple, monsieur, dit-elle à voix basse. Mon fiancé,
-monsieur le maire, fait partie de ce régiment.
-
---Voilà donc pourquoi vous portez cette cocarde? s’écria le maire,
-charmé.
-
---C’est que je l’aime, dit-elle timidement.
-
-Et pour une seconde--ô joie!--ses yeux se posèrent sur les miens.
-
-Je ne sais lequel de nous deux, elle ou moi, rougit alors davantage. Le
-sale et ignoble taudis me parut plus beau qu’un palais, je respirai avec
-délices son atmosphère de tabagie! Je n’eusse osé rêver ce qu’elle
-venait de dire, et bien moins encore ce que ses yeux me disaient, car en
-cet instant où ils rencontrèrent les miens, ils enflammèrent tout mon
-être! J’ignorai la réponse gaillarde du maire et son gros rire; et le
-sens de l’actualité me revint seulement lorsque Denise se recula
-derrière sa mère pour cacher sa rougeur, et quand je vis à sa place la
-marquise me regardant, un doigt sur les lèvres, et des yeux me
-recommandant la prudence.
-
-La recommandation n’était pas inutile, car dans le premier feu de mon
-enthousiasme je ne sais ce que j’aurais pu dire. Et avec elle le maire
-était en meilleures mains. La petite note romanesque et sentimentale
-introduite dans l’histoire par l’aveu de Denise avait achevé de dissiper
-ses soupçons et de gagner sa sympathie. Il faisait les yeux doux à la
-marquise, et souriait à la jeune fille avec une galanterie paternelle.
-Il plaisanta sur le moine.
-
---C’est une erreur qu’il m’est difficile de regretter, madame, dit-il,
-avec une politesse balourde. Car elle m’a procuré le plaisir de faire
-votre connaissance.
-
---Oh! monsieur le maire! minauda la marquise.
-
---Mais l’état du pays est en réalité si précaire, poursuivit-il, qu’il
-n’est pas sûr pour le beau sexe d’y voyager sans compagnie. Cela
-l’expose...
-
---A des rencontres pires que celle-ci, je le crains, dit Mme de
-Saint-Alais en lui décochant une œillade. Pauvres femmes que nous
-sommes! si nous n’avions rien de pis à redouter!
-
-Et elle lui lança un nouveau regard.
-
---Ah! madame! fit-il, jubilant.
-
---Mais, hélas! nous n’avons pas d’escorte.
-
-Le gros maire soupira; il allait, je pense, s’offrir lui-même.
-
-Puis une idée lui vint:
-
---Ce monsieur, peut-être... (Et il me regarda.) Vous allez à Nîmes,
-monsieur le vicomte?
-
---Oui, dis-je. Et naturellement, si Mme Corréas...
-
---Oh! ce serait incommoder M. le vicomte, dit la marquise.
-
-Et elle fit un pas qui l’écarta de moi pour la rapprocher de M. Flandre,
-comme s’il devait comprendre son hésitation.
-
---Je vous garantis que cela ne saurait être une incommodité pour
-personne de vous accompagner! répliqua-t-il avec emphase. Mais
-néanmoins, si M. le vicomte y voit une objection (et il posa la main sur
-son cœur), je trouverai bien quelqu’un...
-
---Quelqu’un? dit la marquise, d’un air espiègle.
-
---Moi-même! répondit le maire.
-
---Oh! s’écria-t-elle. En ce cas...
-
-Mais je crus pouvoir alors m’avancer sans crainte.
-
---Non, non, dis-je. M. le maire me juge trop mal. Je puis vous affirmer,
-madame, que je serai charmé de vous être utile, et d’ailleurs nous
-suivons le même chemin. Si donc...
-
---Je vous en serai reconnaissante, répliqua la marquise avec grâce, en
-esquissant une révérence. C’est-à-dire, si M. le maire veut bien libérer
-ses pauvres prisonnières, lesquelles, il le sait maintenant, n’ont
-commis d’autre crime que de sympathiser avec la garde nationale.
-
---Je prendrai la chose sur moi, dit M. Flandre d’un air de haute
-importance. (Il était amené au degré voulu.) L’affaire est tout à fait
-claire, mais... (il fit une pause et toussota) afin d’éviter des
-complications, vous ferez mieux de partir de bonne heure. Quand vous
-serez parties j’aviserai à donner des explications. Et si vous ne voyez
-pas d’inconvénient à passer la nuit ici, conclut-il, en regardant autour
-de lui avec un peu de gêne, il me semble que...
-
---Nous nous en soucierons moins que tantôt, dit la marquise avec un
-soupir. Je suis rassurée depuis que je vous ai vu.
-
-Et elle lui tendit une main encore blanche et potelée.
-
-Le maire la porta à ses lèvres.
-
- * * * * *
-
-Quelques minutes plus tard, je traversais la place en guidant mes pas à
-la jaune lueur du falot de M. Flandre. Son manteau flottant au vent
-m’enveloppait parfois de ses plis, car le bonhomme marchait perdu dans
-ses réflexions et sans plus songer à ma présence. Moi-même je pouvais
-croire que je venais de faire un songe, tant la sale prison d’où je
-sortais me semblait irréelle, tant la présence des dames dans cette
-prison me semblait fantastique, et incroyable le rougissant aveu fait
-devant moi par Denise. Mais une horloge en grinçant au-dessus de ma tête
-sonna une heure avant minuit. Je comptai les coups: un veilleur non loin
-proclama, selon la vieille coutume, qu’il était onze heures et qu’il
-faisait beau temps. Pour achever de me persuader que je ne rêvais pas,
-je butai contre une pierre.
-
-Mais s’il me fallut alors trébucher pour admettre que j’étais éveillé,
-que dire du lendemain matin, lorsque, dès la première aube, escortant à
-pied la berline depuis l’auberge jusqu’à la prison, je vis devant la
-sinistre porte la marquise et sa fille qui m’attendaient en grelottant.
-Que dire, lorsque je tins dans ma main les doigts de Denise, pour
-l’aider à monter en voiture, et lorsque je montai à mon tour et m’assis
-en face d’elle, à cette place que je savais devoir occuper durant des
-jours, puisque j’étais son compagnon de voyage, et que nous allions à
-Nîmes ensemble?
-
-Ah! que dire, en vérité? Mais il n’existe pas de joie parfaite; il n’est
-pas d’heure où l’on puisse se dire entièrement heureux; et une ombre
-furtive de crainte assombrit ma joie, en cette matinée. Le maire
-assistait à notre départ, et ce fut sans doute l’expression inquiète de
-son visage qui donna naissance chez moi à un tel sentiment. Mais bientôt
-son visage disparut de la portière, et la berline se mit à rouler
-allégrement par les rues crépusculaires, tandis que nous nous
-rencognions tous les trois, dissimulés dans l’obscurité, invisibles même
-les uns aux autres. Toutefois il nous restait les portes à franchir, et
-le corps de garde; ou bien le guet pouvait nous arrêter, ou quelque
-citadin matinal, ou l’un quelconque de cent accidents possibles. Mon
-cœur battait à coups précipités.
-
-Mais tout se passa bien. Au bout de cinq minutes nous étions au delà des
-portes, et nous roulions en sécurité sur la route. L’aube n’avait pas
-achevé de blanchir, et les arbres se silhouettaient en noir sur le ciel,
-quand nous traversâmes le Tarn sur le grand pont, et commençâmes à
-remonter la vallée de la Dourbie.
-
-J’ai dit que nous ne pouvions nous voir. Mais tout à coup le rire de la
-marquise jaillit de son coin obscur.
-
---O Richard, ô mon roi! fredonna-t-elle.
-
-Puis:
-
---Le gros fat! exclama-t-elle, et elle repartit à rire.
-
-Je la jugeai cruelle, sinon ingrate; mais je respectai en elle la mère
-de Denise, et ne dis rien. Denise était en face de moi, et j’étais
-heureux. J’étais heureux de songer à ce qu’elle me dirait, à la façon
-dont elle me regarderait quand le jour serait venu, et qu’elle ne
-pourrait plus échapper à mes yeux; quand le jour serait venu, et que le
-joli visage qui déjà s’estompait dans le vaste coin de la vieille
-berline appartiendrait à mes regards, pour en rassasier ma vue, pour
-l’interroger et le déchiffrer, au cours des longues heures de ce voyage
-en paradis!
-
-La lumière grandissait; je n’avais plus longtemps à attendre. Une
-rougeur envahissait une moitié du ciel; l’autre moitié, d’azur pâle où
-flottaient des nuages d’or, restait derrière nous. Encore quelques
-instants, et les cimes des montagnes s’illuminèrent des premiers rayons
-du soleil, et flottèrent très haut dans l’éther d’or. Je jetai un regard
-avide sur le visage de Denise, et le vis plus rougissant que l’aurore.
-Je rencontrai un instant son regard et le vis plus resplendissant que
-l’éther, puis je me détournai, craintif. J’estimai sacrilège de la
-regarder plus longtemps.
-
-Soudain la marquise se mit de nouveau à rire dans son coin, et ce rire
-m’agaça et me donna chaud.
-
---Elle n’a guère la vocation religieuse, n’est-ce pas, monsieur le
-vicomte? dit-elle.
-
-Je sursautai sur mes coussins. L’intonation de ces paroles, d’une gaieté
-ironique, cinglait comme un coup de fouet, non moi, mais la jeune fille.
-
---En vérité, Denise, vous vous y connaissez, reprit tranquillement Mme
-de Saint-Alais. J’aime, tu aimes, vous aimez, nous aimons... c’est
-parfait, rien n’y manque. Qui vous a donné des leçons? Est-ce M. le
-directeur? Ou bien...
-
---Madame! m’écriai-je.
-
-Bien que la jeune fille eût rabattu sur son visage la cape de sa
-mantille, je me figurais sans peine sa confusion.
-
-Mais sa mère fut inexorable.
-
---En vérité, Denise, reprit-elle, je ne crois pas avoir jamais dit même
-à votre père: «Je vous aime.» J’ai du moins attendu pour cela qu’il me
-donnât un baiser sur les lèvres. Mais j’imagine que vous intervertissez
-l’ordre...
-
---Madame, balbutiai-je. Ceci est odieux!
-
---Quoi donc, monsieur? répondit-elle, prenant enfin garde à moi. Ne
-puis-je donc punir ma fille à ma façon?
-
---Pas devant moi, ripostai-je, plein de fureur. Ceci est indigne,
-ceci...
-
---Tiens, tiens, pas devant vous, monsieur le vicomte? répliqua la
-marquise, me contrefaisant. Et pourquoi pas devant vous? Je ne puis la
-ravaler plus qu’elle ne s’est abaissée elle-même!
-
---C’est faux! m’écriai-je, bouillant de rage. C’est une fausseté
-insigne.
-
---Ah! vous le voulez? Eh bien, je vais lui dire son fait! riposta Mme de
-Saint-Alais, impitoyablement ironique. Et vous, monsieur, restez assis
-et m’écoutez, je vous prie. Toutefois, ne vous y trompez pas, monsieur
-le vicomte, poursuivit-elle, en se penchant vers moi et me regardant
-dans le blanc des yeux. Parce que je la punis devant vous, n’allez pas
-vous figurer que vous êtes, ou serez jamais de la famille. Ou que cette
-dévergondée, cette impudique...
-
-Sa fille poussa un cri de douleur, et s’affaissa davantage dans son
-coin.
-
---... que cette petite bête, continua-t-elle froidement, qui, lorsqu’on
-l’amorce avec une histoire à dormir debout, au sujet de cette cocarde,
-s’avise d’ajouter: «Je l’aime»--car elle a dit: «Je l’aime», cette
-sainte-nitouche!--sera jamais pour vous quelque chose. Cet engagement
-est rompu depuis longtemps. Il a été rompu quand vos amis ont brûlé
-notre château de Saint-Alais; il l’a été quand ils ont saccagé notre
-hôtel de Cahors; il l’a été quand ils ont fait notre roi prisonnier,
-quand ils ont massacré nos amis, quand ils ont enchaîné notre Église et
-l’ont traînée comme une esclave derrière leur char triomphal; oh oui, il
-est rompu, et rompu à jamais, sans qu’y puissent rien vos héroïsmes de
-théâtre! Comprenez bien cela, monsieur le vicomte. Mais puisque vous
-l’avez vue s’abaisser, vous devez la voir punir. Elle est la première
-des Saint-Alais qui se soit jamais déclarée à un amant.
-
-Je connaissais l’histoire de sa famille assez pour donner le démenti à
-son affirmation; mais un tel conte n’était pas fait pour les oreilles de
-Denise. Je me bornai donc à me lever.
-
---Du moins, madame, dis-je en m’inclinant, je puis épargner à
-mademoiselle l’embarras de ma présence. Et c’est là ce que je vais
-faire.
-
---Non, vous ne ferez même pas cela, répondit sans bouger Mme de
-Saint-Alais. Si vous vous rasseyez, je vous dirai pourquoi.
-
-Je me rassis, contraint par son ton.
-
---Vous ne le ferez pas, continua-t-elle, en me regardant froidement en
-face, parce que je suis forcée de reconnaître, tout en vous détestant,
-que vous êtes un gentilhomme.
-
---C’est bien pour cela que je dois vous quitter.
-
---Au contraire, c’est pour cela que vous continuerez de voyager avec
-nous.
-
---Sur le siège, alors.
-
---Non, à l’intérieur, répliqua-t-elle tranquillement. Nous n’avons ni
-passeports ni papiers; sans votre compagnie nous serions arrêtées dans
-chaque ville que nous traverserions. C’est regrettable, fit-elle, en
-haussant les épaules; j’ignorais que l’état du pays fût si mauvais, sans
-quoi j’aurais pris mes précautions... c’est regrettable. Mais nous
-devons faire contre mauvaise fortune bon cœur et voyager ensemble.
-
-Je fus envahi d’une onde brûlante de joie, de triomphe et de vengeance
-prochaine.
-
---Je vous remercie, madame, fis-je en m’inclinant, de m’avoir dit cela.
-Il paraît donc que vous êtes en mon pouvoir.
-
---Ah bah?
-
---Et que pour vous rendre la peine que vous venez de causer à
-mademoiselle, je n’ai qu’à vous quitter.
-
---Allons donc!
-
---Je vois d’ici devant nous une petite ville: dans trois minutes nous y
-serons. Eh bien! madame, si vous dites un mot de plus à votre fille, si
-vous l’outragez de nouveau en ma présence, fût-ce par un monosyllabe, je
-vous quitte et m’en vais de mon côté.
-
-A mon étonnement, Mme de Saint-Alais laissa fuser un rire argentin.
-
---Vous n’en ferez rien, monsieur, dit-elle. Et je n’en traiterai pas
-moins ma fille comme il me plaira.
-
---Ne me mettez pas au défi!
-
---Je vous répète que vous n’en ferez rien.
-
---Dites-moi donc pourquoi? Pourquoi je n’en ferais rien? m’écriai-je.
-
---Parce que, répondit-elle, toujours riant, vous êtes un gentilhomme,
-monsieur le vicomte, et que vous ne pouvez pas plus nous quitter que
-nous mettre en danger. C’est pour cela, simplement.
-
-Je retombai sur mes coussins, et lui lançai un regard d’indignation
-muette, car je vis dans un éclair mon impuissance et sa force. Les
-coussins me brûlaient; mais je ne pouvais les fuir.
-
-Elle eut de nouveau un rire de délice.
-
---Là! je vous l’avais bien dit! reprit-elle. Maintenant je vais vous
-dire ce que vous allez faire. En avant de nous, paraît-il, on est fort
-soupçonneux. L’histoire de Mme Corvas, même confirmée par votre parole,
-peut ne pas suffire. Vous direz donc que je suis votre mère, et que
-mademoiselle est votre sœur. Elle préférerait, j’imagine, poursuivit la
-marquise, en jetant à sa fille un regard acéré, passer pour votre femme.
-Mais cela ne me convient pas.
-
-Je poussai un grand soupir; mais j’étais aussi désarmé qu’un prisonnier,
-aussi contraint à l’obéissance qu’un esclave. Je ne pouvais les quitter,
-pas plus que les dénoncer; mon honneur et mon amour étaient l’un et
-l’autre en jeu. Mais je prévoyais que j’aurais à subir, heure par heure
-et de lieue en lieue, des brocards aux dépens de la jeune fille, des
-épigrammes sur sa modestie, des mots plus cuisants que des lanières. Tel
-était le plan de la marquise. La jeune fille devait voyager avec moi,
-respirer le même air que moi, et pendant des heures l’ourlet de sa jupe
-effleurerait ma botte. Notre sécurité à tous en dépendait. Mais après
-ceci, après ce que nous venions d’entendre l’un et l’autre, son regard,
-s’il rencontrait le mien, ne pouvait plus que se détourner; sa main, si
-elle touchait la mienne, devait se retirer avec horreur. Il y avait
-désormais une barrière entre nous.
-
-Comme je l’avais prévu, Denise se renferma dans sa dignité, et elle
-resta sans pleurer ni gémir, et sans chercher par un regard à puiser du
-courage dans mes yeux. Sans que sa patience se démentît un seul instant,
-elle regardait par la fenêtre quand j’affectais de dormir, et elle
-regardait sa mère quand je me redressais. Elle se consolait peut-être à
-l’idée de leur salut, pour quoi elle supportait la punition en silence.
-Mais je n’y songeai pas. Peut-être aussi souffrait-elle moins que je ne
-l’imaginais; mais je doute qu’elle veuille en convenir, même
-aujourd’hui.
-
-En tout cas, et bien qu’elle m’eût entendu prendre sa défense, elle ne
-me parla pas plus que je ne lui parlai. Ce fut dans ces singulières
-conditions que fut entrepris et poursuivi le plus singulier voyage que
-l’on ait jamais fait. Nous roulions parmi d’agréables vallées
-verdoyantes; sur des plateaux stériles, où les neiges de l’hiver
-s’attardaient aux creux des rochers; sous le soleil, ou éventés par la
-bise glaciale des hauteurs; mais rien de tout cela ne nous touchait. Nos
-cœurs et nos pensées ignoraient tout, en dehors de cette voiture, où la
-marquise trônait souriante, et où nous gardions un silence lugubre.
-
-Vers midi nous fîmes halte pour nous reposer et manger à l’auberge d’un
-petit village, situé haut dans la montagne. On pouvait se croire au bout
-du monde, avec ce chaos de sommets qui s’étageaient par-dessus, et les
-pentes de schiste qui dévalaient par-dessous. Mais la démence de
-l’époque avait pénétré jusque dans ce coin perdu. Nous n’avions pas eu
-le temps d’absorber deux bouchées, que le syndic demandait à voir nos
-papiers. Je n’avais pas le choix, Dieu sait! et la marquise passa pour
-ma mère, et Denise pour ma sœur. Puis, tandis que le syndic restait
-penché sur mon brevet, tout en s’efforçant d’apprendre de moi les
-nouvelles de ce qui se passait dans la plaine, un cheval s’arrêta à la
-porte, j’entendis une voix, et, en un tournemain, M. le baron de Géol
-entrait dans l’auberge. Celle-ci ne contenait, en fait de pièce décente,
-que la salle où nous étions: il y pénétra.
-
-Il se découvrit à la vue des dames; puis me reconnaissant, il eut un
-léger haut-le-corps, et sourit, non sans amertume.
-
---Vous êtes parti de bonne heure! dit-il. Je vous ai attendu à la porte
-de l’est, mais je ne vous ai pas vu venir, monsieur.
-
-Je rougis, pris de remords, et lui présentai mille excuses. De fait, je
-l’avais totalement oublié. Pas une seule fois l’idée ne m’était venue
-que j’avais rendez-vous avec lui à la porte.
-
---Vous n’êtes pas à cheval? fit-il, en jetant sur mes compagnes un
-regard assez singulier.
-
---Non, je ne suis pas à cheval, répondis-je.
-
-Et je me trouvai incapable d’ajouter un seul mot. Prodiguant sourires et
-courbettes, le syndic était encore auprès de moi; et tout à coup
-j’aperçus l’abîme dans lequel j’étais prêt à choir.
-
---Vous avez rencontré des amies? appuya M. le baron, qui, le chapeau à
-la main, regardait la marquise.
-
---En effet, murmurai-je.
-
-La politesse eût exigé une présentation. Mais je m’en abstins.
-
-A la fin cependant, il s’aperçut de ma gêne, et il se retira en même
-temps que le syndic. A peine eurent-ils franchi le seuil que Mme de
-Saint-Alais m’apostropha, dans un élan de colère.
-
---Imbécile! fit-elle, sans détours, pourquoi ne nous l’avoir pas
-présenté? Ne voyez-vous pas que vous avez pris le vrai moyen d’éveiller
-les soupçons et de nous perdre? Un enfant aurait vu que vous aviez
-quelque chose à cacher. Si vous l’aviez dès l’abord présenté à votre
-mère...
-
---Si je l’avais présenté, madame?...
-
---Il serait parti content.
-
---J’en doute, madame, et pour une excellente raison, répondis-je avec
-ironie, vu que hier je lui ai déclaré très catégoriquement n’avoir ni
-mère ni sœur.
-
-Je prenais ma petite revanche. Mme de Saint-Alais devint de toutes les
-couleurs, et resta un moment les lèvres pincées et les yeux fixés sur la
-table.
-
---Qui est-ce? Que savez-vous de lui? demanda-t-elle enfin.
-
---C’est un gentilhomme pauvre et un protestant fanatique, répondis-je
-sèchement.
-
-Elle se mordit les lèvres.
-
---Seigneur Dieu! murmura-t-elle. Qui eût pu prévoir une telle
-mésaventure! Croyez-vous qu’il soupçonne quelque chose?
-
---Assurément. Pour commencer, je suis parti ce matin de bonne heure,
-sans tenir compte de mon engagement de faire route avec lui. Quand il
-apprendra, de surcroît, que je voyage avec une mère et une sœur dont
-j’étais dépourvu hier...
-
-Elle me regarda comme si elle allait me battre.
-
---Qu’allez-vous faire? s’écria-t-elle.
-
---C’est à ma mère de le dire, répliquai-je poliment. (Et avec le plus
-grand naturel je me servis de fromage.) C’est elle qui m’a dicté cette
-conduite.
-
-Elle était blême de fureur, et peut-être de crainte; je riais à part moi
-de la voir en cet état. Mais comme la fureur ne lui servait de rien,
-elle baissa pavillon.
-
---Que conseillez-vous? dit-elle enfin.
-
---Je ne vois qu’un moyen, répondis-je. Il nous faut payer d’audace.
-
-Elle en convint. Mais il était plus facile d’imaginer ce procédé que de
-le mettre à exécution. Je m’en aperçus, quelques minutes plus tard,
-quand je sortis pour voir si la berline était attelée, et que je trouvai
-sur le pas de la porte de Géol, les traits aussi durs que les rochers de
-ses montagnes.
-
---Vous êtes sur le départ? demanda-t-il.
-
-Je balbutiai une réponse affirmative.
-
---Il me reste donc à vous féliciter, reprit-il, avec un sourire ambigu.
-
---Me féliciter de quoi, monsieur?
-
---D’avoir découvert votre famille, répliqua-t-il, en me jetant un regard
-d’ironie amère. Ce doit être un grand bonheur, de découvrir à la fois
-une mère et une sœur dans l’espace de vingt-quatre heures. Mais...
-puis-je vous donner un avis, monsieur le vicomte?
-
---Je vous en prie, dis-je, avec la plus parfaite froideur.
-
---Eh bien donc, puisque vous avez la main heureuse en fait de
-découvertes, s’il vous arrive la prochaine fois de tomber sur M.
-Froment, le boutefeu de Nîmes, faux capucin et double traître, n’allez
-pas l’adopter aussi. Voilà tout.
-
---Je n’ai jamais fait sa connaissance, ripostai-je, glacial, tandis que
-le baron avait parlé avec passion et avec feu.
-
---Alors gardez-vous de la faire, répondit-il.
-
-Je haussai les épaules, et il n’ajouta rien. Un instant après, la
-marquise et sa fille sortirent de l’auberge, prirent place dans la
-voiture, et je me mis en marche à côté des chevaux pour gravir la côte à
-pied.
-
-La montée était roide et longue et monotone, et avant d’être arrivés au
-col il nous fallut faire halte à cinq ou six reprises, pour laisser
-souffler les bêtes; à cinq ou six reprises je jetai un regard en arrière
-sur la grisâtre petite auberge de montagne perdue dans le désert
-grisâtre du plateau. A chaque fois je revis le baron planté devant la
-porte, qui nous suivait des yeux, sévère, anguleux et immobile comme le
-reste du paysage. Et je frissonnai.
-
-
-
-
-CHAPITRE XVII
-
-FROMENT DE NÎMES
-
-
-Cette rencontre n’eut pour résultat ni d’égayer mon humeur ni de
-dissiper les appréhensions que m’inspirait notre prochaine arrivée en
-des centres plus populeux, et où le soupçon, une fois éveillé, serait
-moins facilement apaisé. Certes, de Géol ne m’avait pas trahi, mais il
-avait peut-être ses raisons pour cela, et je n’en trouvais pas plus
-agréable d’avoir derrière nous ce sinistre fantoche qui incarnait sous
-les apparences des doctrines modernes un fanatisme que j’avais cru
-défunt, et qui cherchait sous le couvert d’un nouveau parti à venger
-d’antiques injures. Les pentes dénudées et les pics déchiquetés qui nous
-dominaient, tandis que se poursuivait notre fastidieux voyage, les cols
-venteux jusqu’où les chevaux hissaient péniblement la berline vide, les
-mélancoliques champs de neige qui s’étalaient à droite et à gauche, tout
-contribuait à approfondir l’impression que cet homme avait faite sur mon
-esprit, si bien que l’associant lui-même avec ses Cévennes natales,
-j’aspirais à leur échapper, j’aspirais à sortir de cette désolation pour
-revoir le grand soleil et les terrasses d’oliviers dévalant vers la
-Méditerranée.
-
-Toutefois la mésaventure offrait son bon côté. Le péril dont je m’étais
-ému avait agi également sur Mme de Saint-Alais, et rabattu sensiblement
-son orgueil. Elle était plus calme; et tant assise à sa place que
-marchant à côté de la voiture, lorsque celle-ci contournait lentement
-quelque contrefort où s’élevait au long des interminables lacets de la
-route, elle m’abandonnait à moi-même. Voire, il ne m’échappait point que
-la distance parcourue, loin d’alléger son inquiétude, semblait
-l’aggraver; si bien que plus loin nous laissions en arrière le fâcheux
-baron, plus elle devenait nerveuse, plus elle scrutait avidement la
-route derrière nous; et moins elle m’accordait d’attention.
-
-Je n’en étais que plus libre de me servir de mes yeux à mon gré; et le
-souvenir me hante aujourd’hui encore, de cette heure écoulée en vue du
-mont Aigoual. Harassée par des jours et des nuits de fatigue, Denise
-s’était endormie dans son coin, et grâce aux secousses de la berline, sa
-mante avait glissé de dessus sa figure. Une faible rougeur avivait ses
-joues, comme si même dans son sommeil elle eût senti mes yeux fixés sur
-elle; et bien qu’une larme perlât au bout de ses longs cils, un sourire
-ingénu--et le sourire resta quand la larme fut tombée--semblait dire que
-les joies de cette singulière journée en surpassaient les peines, et que
-dans son sommeil Denise ne trouvait rien à regretter. O Dieu! comme je
-contemplai ce sourire! Combien je fis des vœux pour qu’il me fût
-destiné! avec quel élan je priai pour elle! Jamais encore je n’avais eu
-le bonheur de la considérer à loisir, comme je le faisais en ce moment;
-de rêver ainsi à l’ombre fine que mettaient sur son front lisse et blanc
-les frisons follets de sa chevelure; de repasser les chères inflexions
-de ses lèvres, de son menton, de l’exquise oreille à demi cachée; de
-poser mon regard sur les paupières veinées d’azur, partagé entre la
-crainte et l’espérance de les voir se soulever et me découvrir!
-
-Denise, ô ma Denise! Dans le secret de mon cœur je modulais ce nom:
-j’étais heureux. Malgré tout--malgré le froid, et le voyage, et de Géol,
-et la marquise--j’étais heureux. Mais voilà que soudain je retombai sur
-la terre, au son d’une voix qui prononçait nettement:
-
---Est-ce lui?
-
-Je me tournai vers Mme de Saint-Alais, car c’était elle qui venait de
-parler. Je vis avec soulagement qu’au lieu de regarder de mon côté, elle
-s’était mise debout et tenait les yeux fixés en arrière dans la
-direction d’où nous venions. Presque aussitôt, soit sur son ordre, soit
-que le cocher fît halte de sa propre initiative, la voiture s’arrêta.
-Nous étions alors dans une gorge abrupte, entre deux parois de rocher.
-
---Qu’y a-t-il? demandai-je avec surprise.
-
-Elle ne me répondit point, mais dans le silence de la route et des
-montagnes s’éleva la grêle modulation d’un air sifflé, dans lequel je
-reconnus: «O Richard, ô mon roi!» Parmi cette solitude de rocs et de
-précipices le son aigu et grêle faisait un effet bizarre et troublant.
-Je passai la tête à l’autre portière, et vis un homme à pied qui s’en
-venait tranquillement vers nous, comme si, l’ayant dépassé, nous nous
-arrêtions là pour l’attendre. Cet homme, grand et robuste, portait des
-bottes et un manteau des plus vulgaires; mais néanmoins il n’avait pas
-l’air d’être du pays.
-
---Vous allez à Ganges? lui cria la marquise, sans autre préambule.
-
---Oui, madame, répondit-il, en s’approchant paisiblement.
-
-Et il la salua.
-
---Nous pourrions vous prendre avec nous, dit-elle.
-
---Mille fois merci, répliqua-t-il, en clignant des paupières. Vous êtes
-trop bonne. Si ce monsieur n’y voit pas d’inconvénient?
-
-Et il me regarda, avec un sourire non dissimulé.
-
---Certes non! dit la marquise avec un accent ironique, ce monsieur n’y
-verra pas d’inconvénient.
-
-Mais sa raillerie, ajoutée à mon étonnement, me donna le coup de pouce
-final. Le subterfuge de la rencontre était transparent; cette apparition
-d’un individu en manteau et botté, sur une route déserte et loin de
-toute demeure, était trop évidemment préméditée: faute de consentir à
-jouer le rôle de dupe bénévole, il me fallait agir sans retard.
-
---Permettez, madame, fis-je, revenu de mon étonnement. J’ignore qui est
-ce monsieur.
-
-Elle avait repris sa place, et l’étranger s’était avancé jusqu’à la
-portière de son côté, et regardait à l’intérieur de la voiture. Ses
-traits, épais et rudes, sans être déplaisants, exprimaient une force
-d’âme peu commune; il avait le regard vif et brillant, et ses lèvres
-mobiles souriaient volontiers. La main qu’il posait sur la portière
-était énorme.
-
-La marquise ne devait guère s’attendre à mes paroles car elle me jeta un
-regard courroucé.
-
---Vous êtes ridicule, fit-elle.
-
-Et à lui:
-
---Montez donc, monsieur.
-
---Non pas, ripostai-je, me levant à moitié. Restez, je vous prie, restez
-où vous êtes, jusqu’à ce que...
-
-La marquise se retourna vers moi, furieuse.
-
---Cette voiture m’appartient! s’écria-t-elle.
-
---Incontestablement, répondis-je.
-
---Eh bien! que voulez-vous dire?
-
---Simplement que si ce monsieur monte, je descends.
-
-Nos regards se croisèrent. Elle me vit déterminé, et, se rappelant la
-force de ma position, elle baissa le ton.
-
---Hé quoi? fit-elle, respirant précipitamment. Hé quoi, parce qu’il
-entre dans la voiture, vous devriez en sortir?
-
---Madame, répliquai-je, je ne vois aucune raison de prendre avec nous un
-inconnu. Ce monsieur est peut-être tout ce qu’il y a de plus
-distingué...
-
---Ce n’est pas un inconnu! lança-t-elle. Je le connais, moi. Cela vous
-suffit-il?
-
---Cela me suffira, si vous me dites son nom, fis-je.
-
-Jusque-là il avait assisté impassible à notre discussion, en promenant
-de l’un à l’autre un regard amusé; mais à ces mots il intervint:
-
---Avec plaisir, monsieur. Je m’appelle Alibon, et suis un avocat de
-Montauban qui la semaine dernière a eu la bonne fortune...
-
-Je l’interrompis d’un ton brusque et péremptoire:
-
---C’est ce que je ne crois pas, fis-je. Vous n’êtes pas Alibon de
-Montauban. Vous êtes plutôt Froment de Nîmes, monsieur.
-
-Une plaque de neige rosée par le soleil couchant s’étalait derrière lui
-et l’irradiation m’empêchait de distinguer ses traits: je ne pus voir
-comment il prit la chose. D’ailleurs il ne me répondit pas tout de
-suite, et quand il s’y décida, ce fut d’une voix calme, où je crus
-sentir plus de vanité que d’irritation.
-
---Eh bien! monsieur, fit-il, et à supposer que je le sois? Qu’en
-résulterait-il?
-
---Si vous l’êtes, répliquai-je d’un ton ferme, et en soutenant son
-regard, je refuse de voyager avec vous.
-
---Et par conséquent, reprit-il, madame, à qui appartient cette voiture,
-n’a pas le droit de voyager avec moi?
-
---Non, puisqu’elle ne peut voyager sans moi, lui répliquai-je du tac au
-tac.
-
-Il fronça les sourcils, mais tout aussitôt il ricana:
-
---Et pourquoi cela? Ne suis-je pas digne de tenir compagnie à votre
-excellence?
-
---Il n’est pas question de dignité, ripostai-je carrément, mais de
-passeport, monsieur. Si vous voulez le savoir, je ne voyage pas avec
-vous parce que je tiens mon brevet du présent gouvernement, contre
-lequel vous travaillez, je pense. J’ai menti pour Mme de Saint-Alais et
-sa fille. C’était une femme, et je lui devais protection. Mais je ne
-veux pas mentir pour vous, ni vous servir d’égide. Est-ce assez clair,
-monsieur?
-
---Tout à fait, répondit-il avec calme. Néanmoins, c’est le roi que je
-sers. Et vous, qui servez-vous?
-
-Je restai muet.
-
---De qui est ce brevet, monsieur, qui redoute la contamination?
-
-Je regimbai sous l’ironie, mais gardai le silence.
-
---Allons, monsieur le vicomte, reprit-il avec franchise, et sur un autre
-ton. Revenez à vous, je vous en prie. Je suis Froment, vous l’avez
-deviné. Je suis de plus un fugitif, et si l’on venait à savoir mon nom,
-à Villeraugues, dans une lieue d’ici, je serais pendu aussitôt. Et à
-Ganges de même. Je suis donc à votre merci, et je vous demande de me
-protéger. Faites-moi passer à Sumène et à Ganges comme étant de votre
-société; au delà, conclut-il avec un sourire et un geste plein d’une
-fière suffisance, je puis me débrouiller tout seul.
-
-Ce qui m’étonne, ce n’est pas d’avoir balancé, mais bien d’avoir tenu
-bon. La modestie de sa requête, la gravité d’un refus, en dépit de ma
-résolution prise une demi-minute plus tôt, me jetèrent dans une pénible
-indécision. Le visage me brûlait, sous le regard de la marquise qui me
-dévorait des yeux; le silence se prolongeait; il me fallait répondre...
-Un peu plus, je cédais. Mais, tout en me contorsionnant fébrilement sur
-mes coussins pour éviter le regard de la marquise, ma main effleura
-l’enveloppe qui recélait le brevet, et ce contact produisit en moi un
-revirement. L’affaire m’apparut sous son jour primitif, et, à tort ou à
-raison, je m’insurgeai contre ce que j’allais faire.
-
---Non! m’écriai-je avec irritation. Je refuse! je refuse!
-
---Vous êtes un lâche! s’écria Mme de Saint-Alais, dans un emportement
-soudain.
-
-Et elle bondit, prête à me souffleter, puis se rassit, frémissante.
-
---Un lâche? c’est possible, dis-je. Mais je refuse.
-
---Pourquoi? pourquoi? pourquoi? cria-t-elle.
-
---Parce que je suis porteur de ce brevet: l’employer à protéger M.
-Froment serait un acte que M. Froment lui-même refuserait de commettre.
-Voilà tout.
-
-Il haussa les épaules, et garda un silence magnanime. Mais elle entra en
-furie.
-
---Espèce de don Quichotte! s’écria-t-elle. Oh! vous êtes insupportable!
-Mais vous me le paierez. Ah! certes oui, monsieur, vous me le paierez!
-
---Non, madame, ces menaces sont inutiles. Car si je le voulais, je ne le
-pourrais pas. Vous oubliez que M. de Géol nous suit à moins d’une lieue,
-qu’il va à Nîmes: nous pouvons le voir apparaître d’une minute à
-l’autre. En tout cas, il ne peut manquer de descendre au même gîte que
-nous, ce soir. S’il découvre que ma famille naissante s’est accrue d’un
-frère, je doute qu’il prenne la chose en plaisanterie.
-
-Mais ces paroles, dont elle vit certainement la justesse, ne l’émurent
-en aucune façon.
-
---Oh! vous êtes insupportable! s’écria-t-elle de nouveau.
-
-Et s’adressant à Froment:
-
---Laissez-moi descendre, monsieur! Laissez-moi descendre!
-
-Sans que je m’y opposasse, il lui ouvrit la portière, et tous deux,
-s’éloignant de quelques pas, se mirent à causer avec volubilité.
-
-Je les suivis du regard; et en le voyant à cette heure séparément, pour
-ainsi dire, et isolé dans ce lugubre paysage, voyant en lui un homme
-seul et en danger, je fus pris de compassion. Un moment de plus, et je
-revenais peut-être sur ma décision; mais un doigt se posa sur ma manche,
-je sursautai, et me retournant vis Denise qui avançait vers moi son
-visage inquiet.
-
---Monsieur, chuchota-t-elle en hâte.
-
-Elle ne put continuer, car je saisis sa main et la pressai avidement sur
-mes lèvres.
-
---Non, monsieur, non, pas cela, murmura-t-elle (et elle retira sa main,
-tout en devenant cramoisie, mais sans détourner du mien son regard
-loyal). Pas maintenant. Je dois vous parler, vous prévenir, vous dire...
-
---Et moi, mademoiselle, m’écriai-je sur le même ton assourdi, je veux
-vous bénir, vous remercier...
-
---Je dois vous prier de prendre garde à vous, appuya-t-elle, en hochant
-la tête avec vivacité, pour m’imposer silence. Faites attention! On va
-vous tendre un piège! Ma mère ne voudrait pas vous nuire, bien qu’elle
-soit en colère; mais cet homme est aux abois, et l’heure est dangereuse.
-Prenez donc garde, monsieur...
-
---N’ayez pas peur, répondis-je.
-
---Oh! si fait, j’ai peur, reprit-elle.
-
-Mais la manière dont elle dit cela, en me regardant puis détournant les
-yeux comme un oiseau effarouché, me combla de joie; et, bien que la
-marquise revînt à ce moment, et que nous n’échangeâmes plus un mot ni
-même un regard, et fûmes forcés de nous rejeter dans nos coins et de
-simuler l’indifférence, cette joie fut si forte que je me sentis un
-autre homme. J’en laissai peut-être voir quelque chose, car la marquise,
-en arrivant à la portière, me lança un regard de soupçon et presque de
-haine, qu’elle reporta ensuite sur sa fille. Néanmoins les seules
-paroles prononcées le furent par Froment qui s’approcha de la portière
-et la referma, quand elle fut montée. Il me tira son chapeau.
-
---Monsieur le vicomte, dit-il, avec un peu d’amertume, si un chien
-venait à ma porte comme je suis venu à vous aujourd’hui, je le
-laisserais entrer.
-
---Vous feriez comme moi, répliquai-je.
-
---Non, dit-il avec conviction. Je le laisserais entrer. Néanmoins si
-nous nous revoyons à Nîmes, j’espère bien vous convertir.
-
---A quoi? demandai-je froidement.
-
---A avoir un peu de foi, répondit-il d’un ton sec. A avoir un peu de foi
-en quelque chose... et à courir des risques pour cela, monsieur. Me
-voici donc aujourd’hui, reprit-il avec un geste qui ne manquait pas de
-noblesse, solitaire et sans toit; j’ignore où je coucherai ce soir. Et
-pourquoi cela, monsieur le vicomte? Parce que je suis seul en France à
-avoir la foi! Parce que je suis seul à croire en quelque chose! Parce
-que je suis seul à croire en moi-même! Vous figurez-vous donc,
-poursuivit-il, avec un croissant mépris, que si vous autres nobles
-croyiez en votre noblesse, vous pourriez être dépouillés? Jamais! Ou que
-si vous, qui dites: «Vive le roi!» croyiez en votre roi, il pourrait
-être détrôné? Jamais! Ou que si vous qui professez obéir à l’Église
-croyiez en elle, elle pourrait être renversée? Jamais! Mais vous ne
-croyez en rien, vous ne respectez rien, vous ne vénérez rien. Vous êtes
-donc condamnés! Oui, condamnés; car même les hommes auxquels vous vous
-êtes associés ont une sorte de foi bâtarde en leurs théories, en leur
-philosophie, en leurs réformes, qui doivent régénérer le monde. Mais
-vous, vous ne croyez en rien; et vous disparaîtrez, comme vous allez
-maintenant disparaître à mes yeux!
-
-Il fit de la main un geste de menace, et avant que je pusse lui
-répondre, la voiture se mit en mouvement, et le laissa là; le paysage
-gris, froid et dénudé remplaça son visage dans le cadre de la portière.
-Le jour commençait à tomber; une lieue encore nous séparait de
-Villeraugues. J’étais bien aise de sentir rouler la voiture, et de me
-voir délivré de lui; mais surtout mon cœur se délectait, parce que
-j’avais en face de moi Denise, et que je l’aimais. Les sombres regards
-que me jetait de son coin la marquise, ne me troublaient guère; et
-cependant le souvenir de cet homme que j’avais abandonné me hantait: ses
-paroles bourdonnaient dans mon crâne, et m’accablaient de sinistres
-pressentiments. «Condamné! condamné!» Il n’avait pas prononcé le mot en
-vain. Je ne pouvais plus douter de son éloquence. Je ne pouvais plus
-ignorer pourquoi on l’appelait le boutefeu de Nîmes. Le souffle ardent
-de la cité méridionale s’exhalait de lui; la passion de luttes vieilles
-comme le monde s’exprimait par sa voix. Mélancoliquement je méditai sur
-ce qu’il avait dit, et me rappelai les paroles analogues prononcées par
-l’abbé Benoît, et voire par de Géol; si bien que je restai pensif dans
-mon coin de berline, cahoté parmi le crépuscule, jusqu’au moment où nous
-fîmes halte dans la rue du village.
-
-J’offris à Mme de Saint-Alais mon bras pour descendre.
-
---Non, monsieur, dit-elle, me repoussant avec irritation; je ne veux
-plus vous toucher.
-
-Elle avait, je crois, l’intention de se chambrer avec sa fille, et de me
-laisser souper seul. Mais l’auberge ne possédait qu’une grande pièce
-servant de salle à manger, de cuisine et de tout; et quant à la petite
-alcôve voilée par un rideau crasseux où les dames se retiraient pour
-dormir, il n’y avait guère possibilité d’y manger. Cette auberge était,
-en fait, la plus mauvaise où je fusse jamais descendu: comme servante,
-une souillon qui sentait l’écurie; comme société, trois laboureurs; la
-terre battue en guise de parquet; pas de vitres aux fenêtres. Accoutumée
-à voyager, et soutenue par sa colère, la marquise prenait le tout avec
-une aisance de grande dame; mais Denise, fraîche émoulue de son couvent,
-s’effarouchait des éclats de voix et des jurons qui se croisaient autour
-d’elle, et se ramassait, pâle et craintive, sur son escabeau.
-
-Cent fois je me vis sur le point d’intervenir pour lui épargner ces
-outrages; mais ses yeux, quand ils m’accordaient la joie de chercher
-timidement les miens pour un instant, semblaient me prier de n’en rien
-faire. Ces hommes, d’ailleurs, comme le prouvaient leurs tirades
-ineptes, étaient des délégués de Castres, qui dès le premier mot se
-seraient écriés: «Aux aristocrates!» Je me tins donc tranquille, et je
-fis bien, sans doute; mais l’arrivée de Géol lui-même eût été une
-diversion bien accueillie.
-
-J’ai dit que la marquise ne faisait guère attention à eux; mais je
-m’aperçus bientôt du contraire. Quand nous eûmes soupé, alors que le
-tapage atteignait son paroxysme, elle s’en vint me trouver dans le coin
-où je m’étais réfugié, et chargeant sa voix de toute la colère et du
-dégoût que ses traits déguisaient si bien, elle me cria dans l’oreille
-qu’il nous fallait partir dès l’aube.
-
---Dès l’aube... ou même avant, chuchota-t-elle avec âpreté. Ceci est
-odieux! abominable! Cette auberge me tue. Je partirais même sur l’heure,
-en dépit du froid et de l’obscurité, si...
-
---Je vais leur parler, dis-je, en faisant un pas vers la table.
-
-Elle me saisit par la manche, et me pinça le bras à me faire crier.
-
---Imbécile! dit-elle. Voulez-vous nous perdre tous? Un seul mot nous
-trahirait. Il ne s’agit pas de cela, mais de partir dès l’aube. Nous ne
-dormirons pas; et sitôt le lever du jour, en route!
-
-J’y consentis, bien entendu. Pour elle, s’approchant du cocher, qui
-avait pris notre place à table, elle l’avertit tout bas, puis revint à
-moi, pour me dire de l’appeler s’il ne se levait pas. La chose réglée,
-elle s’en alla vers l’alcôve, où Denise s’était déjà réfugiée. Par
-malheur, ses allées et venues avaient attiré sur elle l’attention des
-rustres de la table, et l’un d’eux, se dressant soudain, l’arrêta au
-passage.
-
---Une santé, madame, une santé! cria-t-il, avec un hoquet immonde (et,
-titubant sur ses jambes, il lui présenta un verre de vin). Buvez! c’est
-une santé que tout homme, femme ou enfant de France doit boire, ou le
-diable l’emporte. Aux trois couleurs! Aux trois couleurs; et à bas
-Madame Veto! Buvez, madame, buvez aux trois couleurs!
-
-L’ivrogne lui tendait le verre, au milieu des vociférations de ses
-camarades.
-
---Buvez! buvez! Aux trois couleurs; et à bas Madame Veto!
-
-Et il ajouta des plaisanteries et des blasphèmes que ma plume se refuse
-à écrire.
-
-Je n’y tins plus: je me levai d’un bond pour châtier ces infâmes. Mais
-la marquise, qui gardait une présence d’esprit admirable, m’arrêta d’un
-coup d’œil.
-
---Non, dit-elle en relevant la tête avec fierté, je ne boirai pas!
-
---Oh! oh! s’écria-t-il avec un rire ignoble. Nous sommes donc une
-aristocrate? Buvez quand même, ou bien nous vous ferons voir...
-
---Je ne boirai pas! répliqua-t-elle, en lui opposant un courage hautain.
-Et de plus, quand M. de Géol arrivera tantôt, vous aurez des comptes à
-lui rendre.
-
-L’homme prit un air déconfit.
-
---Vous connaissez le baron de Géol? dit-il, changeant de ton.
-
---Je l’ai quitté au dernier village, et il doit me rejoindre ici ce
-soir, répliqua-t-elle froidement. Et je vous conseillerai, monsieur, de
-boire vos santés vous-même et de laisser les autres tranquilles. Car il
-n’est pas homme à ravaler une injure.
-
-Le braillard haussa les épaules, pour cacher sa mortification.
-
---Oh! alors, si vous êtes de ses amis, marmotta-t-il, en se disposant à
-regagner sa place, je suppose que tout va bien. C’est un brave. Il n’y a
-pas d’offense. Si vous n’êtes pas une aristocrate...
-
---Je ne suis pas plus aristocrate que M. de Géol, répondit-elle.
-
-Et avec un léger salut, elle le laissa pour regagner l’alcôve.
-
-Après cet incident les hommes firent un peu moins de tapage, car la
-marquise avait deviné juste: le nom de Géol était connu et respecté. Ils
-ne tardèrent pas à se coucher sur le sol, enveloppés dans leurs
-manteaux. Je fis de même, et passai la nuit, somme toute, beaucoup mieux
-que je ne l’attendais.
-
-Au début, il est vrai, je ne m’endormis pas tout de suite, mais plus
-tard je tombai dans un sommeil pénible, plein de cauchemars
-ininterrompus, et attribuables à l’air confiné de la pièce. Lorsque
-finalement je m’éveillai en sursaut, je trouvai quelqu’un penché sur
-moi. D’apparence il faisait encore nuit, car tout était silencieux; mais
-les tisons rougeoyants de l’âtre jetaient une vague lueur dans la pièce,
-et me permirent de reconnaître Mme de Saint-Alais. C’était elle qui
-venait de m’éveiller. Elle me désigna les autres personnages, qui
-ronflaient encore.
-
---Chut! fit-elle, le doigt sur les lèvres. Il est cinq heures passées.
-Jules est en train d’atteler. J’ai payé la bonne femme, et dans cinq
-minutes nous serons prêts.
-
---Mais le soleil ne se lèvera que dans une heure! répondis-je.
-
-Cela pouvait s’appeler un départ matinal!
-
-La marquise n’en démordit pas.
-
---Voulez-vous donc nous exposer à ce que cela recommence? me
-glissa-t-elle, dans un chuchotement furieux. Vous tenez à nous garder
-ici jusqu’à l’arrivée de Géol, peut-être?
-
---Je suis à votre disposition, madame, déclarai-je.
-
-Cette réponse lui suffit, et sans rien ajouter, elle s’éclipsa et
-disparut derrière le rideau, où je l’entendis chuchoter. J’enfilai mes
-bottes, et comme il faisait très froid dans la salle, je m’approchai du
-feu, et rassemblant du pied les tisons, je me chauffai une minute. Puis
-j’ajustai ma cravate et mon épée, que j’avais retirées, et me trouvai
-prêt à partir. Il était beaucoup trop tôt, à mon avis, et nous étions
-déjà partis si tôt la veille! Mais enfin, puisque la marquise le
-désirait, c’était mon rôle de lui complaire.
-
-Elle revint au bout d’un instant, et je m’aperçus, malgré le pâle
-éclairage, qu’elle trépidait d’impatience.
-
---Oh! dit-elle, ce cocher ne viendra donc jamais? Il n’en finit pas!
-Allez le presser, monsieur!... Si Géol arrivait!... Allez, de grâce, et
-qu’il se dépêche!
-
-Je m’étonnais de cette hâte, que je jugeais tout à fait vaine et
-ridicule, car il n’y avait guère de chances pour que de Géol arrivât à
-cette heure; mais convaincu que la marquise était à bout de résistance
-nerveuse, je crus convenable de lui céder. Je franchis avec précaution
-les corps des dormeurs, et atteignis la porte. Je soulevai le loquet,
-sortis, et refermai l’huis derrière moi. La bise glacée de l’aube,
-chargée d’une poussière de neige, fouetta mes joues, et transperça mon
-manteau. Je frissonnai. A l’orient, les premières lueurs du jour se
-révélaient à peine; vers tous les autres points cardinaux, c’était
-encore la nuit, aussi noire qu’à minuit.
-
-Fort mal disposé envers la marquise, je me dirigeai comme je pus, tout
-grelottant, vers la porte de l’écurie, piètre bicoque, située dans
-l’alignement de la maison et environnée d’une mer de crotte. Elle était
-close, mais une vague clarté jaunâtre, s’échappant d’une fenêtre, tout
-au bout, m’apprit que Jules y était occupé. Je soulevai le loquet, et
-l’appelai. Il ne répondit pas. J’entrai donc, et, passant derrière trois
-ou quatre misérables haridelles--tant debout que couchées--arrivai enfin
-à nos chevaux, qui se tenaient côte à côte, les derniers, sous la
-lanterne suspendue à un crochet.
-
-Cependant Jules restait invisible, et je m’étais arrêté, me demandant où
-il pouvait être, car il ne répondait toujours pas, lorsqu’une chose
-noire, fouettant l’air, s’abattit sur mon visage et m’aveugla. Tout
-aussitôt, je fus à me débattre dans les plis d’un manteau, qui
-m’enveloppait complètement la tête, cependant qu’une poigne de fer me
-saisissait les bras et les appliquait contre mes flancs. Pris à
-l’improviste, je tentai de crier, mais l’épais tissu m’étouffait; par un
-effort désespéré, je réussis à émettre un appel indistinct, mais
-d’autres mains que celles qui me maintenaient, assujettirent plus
-étroitement l’étoffe sur mon visage. A demi suffoqué, je luttais et me
-contorsionnais pour me délivrer. En vain. Je sentis des mains agiles
-parcourir tout mon corps, et je compris que l’on me dépouillait. Puis,
-comme je résistais toujours, l’homme qui me tenait par derrière me donna
-un croc-en-jambe, et je tombai, sans qu’il me lâchât, la face contre
-terre.
-
-Par bonheur, je tombai sur de la paille; mais, bien qu’amorti, le choc
-me coupa la respiration; et, tant par suite de ma chute que grâce au
-manteau, qui dans ma nouvelle posture menaçait de m’étrangler tout à
-fait, je restai une minute inerte, et les scélérats en profitèrent pour
-me garrotter les poignets et les chevilles. Ainsi ficelé, je me sentis
-soulever et emporter à quelque distance, où l’on me jeta brutalement sur
-une couche molle--de foin, m’apprit mon odorat. Puis une botte de foin
-s’abattit sur moi, et une seconde, et d’autres, tant et plus. Je me crus
-sur le point d’asphyxier, et fis un effort frénétique pour appeler au
-secours. Mais le manteau m’entortillait la tête à plusieurs tours, et
-j’eus beau m’évertuer, je n’aboutis, en fin de compte, qu’à pousser un
-grognement sourd, qui se perdit dans les épaisseurs de l’étoffe.
-
-
-
-
-CHAPITRE XVIII
-
-JE FAIS TRISTE FIGURE
-
-
-Je ne luttai pas longtemps. Les efforts que j’avais faits pour me
-libérer de mes agresseurs, et finalement pour appeler au secours,
-m’avaient porté le sang à la tête, et tellement épuisé que je restai
-anéanti, le cœur oppressé comme si ses battements allaient me suffoquer,
-et les poumons aspirant à l’air libre. Je me voyais en danger
-d’asphyxier pour de bon; mais heureusement, l’effroi de cette fin, qui
-une minute plus tôt avait provoqué mes efforts désespérés, m’inspira
-alors le courage suprême de rester immobile, et de me ressaisir, pour
-trouver moyen d’avoir de l’air.
-
-Il était temps. Je brûlais comme feu, et suais par tous les pores.
-Néanmoins l’effroyable sensation d’étouffement s’atténua un peu quand je
-fus resté une minute tranquille; et me tournant la tête et le buste
-légèrement de côté,--ce que je réussis à faire, quoique incapable de me
-relever,--je respirai plus librement. Ma situation n’en restait pas
-moins affreuse. Sous la pression des bottes de foin qui m’écrasaient
-irrémédiablement, des souffrances nouvelles naquirent bientôt, en place
-de celles dont j’étais soulagé. Peu à peu, les liens de mes poignets me
-tuméfiaient les chairs, la garde de mon épée me pénétrait dans le flanc,
-je sentais mon échine prête à rompre sous le faix, mes épaules
-devenaient horriblement douloureuses. J’allais mourir ainsi, lentement
-écrasé, dans le noir, alors qu’un appel, un seul appel, si j’avais pu
-élever la voix, m’eût procuré secours et soulagement.
-
-Cette idée m’affola si bien que me figurant après un siècle de cette
-torture entendre un léger bruit, comme si l’on remuait dans l’écurie, je
-cessai de me contraindre, et me remis à me débattre, m’enfonçant les
-liens dans les chairs et en guise d’appels exhalant des gémissements.
-Mais cette révolte ne fit qu’ajouter à ma détresse; l’individu, s’il
-existait en effet, ne m’entendit pas, et le bruit cessa; ou du moins
-s’il persista, le tumulte de mes artères et le gonflement excessif des
-veines de mon cou, me rendirent sourd à ce bruit. Le poids effroyable
-que j’avais un instant soulevé retomba. J’y renonçai, désespéré, et
-m’abandonnai, quasi pâmé, hors d’état de penser ou de me souvenir, sans
-désir de secours, ni projets d’évasion, totalement passif.
-
-Cet état durait depuis quelque temps, lorsqu’un bruit assez fort pour
-faire vibrer mes tympans obnubilés me tira de ma stupeur. Je prêtai
-l’oreille, d’abord vaguement. Le bruit se renouvela; puis, sans autre
-avertissement, une douleur aiguë me transperça le mollet. Je hurlai; et
-malgré le manteau et le foin entassé sur ma tête, qui étouffaient mon
-cri, j’en perçus un faible écho. Puis plus rien.
-
-Hébété comme un homme réveillé en sursaut, je crus tout d’abord avoir
-rêvé le cri aussi bien que la douleur; et je gémis dans ma détresse.
-Mais au même instant je sentis le foin s’agiter au-dessus de moi: le
-plus lourd de la masse qui m’écrasait fut retiré, je perçus des voix et
-des appels, je vis une faible lumière, et je compris que j’étais sauvé.
-En un clin d’œil on m’eut empoigné et dégagé, à grand renfort de cris et
-d’exclamations. Le manteau fut arraché de ma tête, et j’aperçus, étourdi
-et presque ébloui, une demi-douzaine de figures penchées sur moi et qui
-m’examinaient.
-
---Mais, doux Jésus! c’est le monsieur qui est parti ce matin! s’écria
-une femme.
-
-Et, d’étonnement, elle jeta les bras au ciel.
-
-Je la regardai. C’était la patronne de l’auberge. J’avais la gorge sèche
-et parcheminée, les lèvres gonflées; mais en m’y reprenant à deux fois,
-je réussis à lui dire de me délier.
-
-Elle obéit, au milieu de nouvelles exclamations de surprise et
-d’émerveillement; puis, comme j’étais roide et engourdi à ne pouvoir
-remuer, on me transporta jusque sur le seuil de l’écurie, où quelqu’un
-plaça une escabelle, tandis qu’un autre m’offrait un verre d’eau. Cette
-eau et le grand air me ranimèrent, et au bout de quelques minutes je pus
-me tenir debout. Cependant on me pressait de questions; mais je restais
-vertigineux et confondu, et il me fut tout d’abord impossible de
-rassembler mes idées. Mais bientôt un personnage qui s’approcha d’un air
-d’importance, en écartant la foule de rustres et de valets d’écurie qui
-m’entouraient, m’aida à recouvrer la parole.
-
---Qu’est ceci? dit-il. Qu’est ceci, monsieur? Comment-vous trouvez-vous
-dans cette écurie?
-
-La patronne de l’auberge répondit pour moi qu’elle l’ignorait; que l’un
-des garçons en allant querir du foin avait piqué sa fourche dans ma
-jambe, et m’avait ainsi découvert.
-
---Mais qui est-ce? demanda le nouveau venu d’un ton impératif.
-
-C’était un homme grand et maigre, avec une petite figure chafouine et
-des yeux inquisiteurs.
-
---Je suis le vicomte de Saux, répondis-je.
-
---Hein? fit-il, en traînant le monosyllabe. Et comment, monsieur le
-vicomte, si tel est votre nom, comment diantre vous trouvez-vous dans
-cette écurie?
-
---J’ai été volé, soufflai-je.
-
---Volé! répliqua-t-il en reniflant. Allons donc, monsieur; il n’y a pas
-de voleurs dans notre commune.
-
---Pourtant, j’ai bien été volé, répliquai-je, idiotement.
-
-Pour toute réponse, avant que je me fusse avisé de son intention, il
-plongea la main, sans cérémonie et sans un mot d’excuse, dans la poche
-de mon habit, et en retira une bourse. Il la leva en l’air à la vue de
-tous.
-
---Volé? fit-il, d’un ton ironique. J’en doute, monsieur; j’en doute!
-
-Je regardai la bourse avec stupéfaction; puis machinalement je portai la
-main à ma poche, et en tirai successivement plusieurs objets. Il avait
-raison. Je n’avais pas été volé. Tabatière, mouchoir de poche, ma montre
-et mes breloques, mon canif, avec un petit miroir, et un calepin, tout y
-était!
-
---Maintenant que j’y repense, dit soudain la bonne femme, il y a dans la
-maison une paire de valises: elles doivent appartenir à ce monsieur! Je
-me demandais tout à l’heure à qui elles étaient.
-
---Elles sont à moi! m’écriai-je, retrouvant la mémoire et la présence
-d’esprit. Elles sont à moi!... Mais dites: les dames qui étaient avec
-moi? Elles ne sont pas parties?
-
---Voilà trois heures qu’elles sont en route, répliqua la femme, en me
-dévisageant. Et j’aurais juré que monsieur était avec elles. Mais, à
-vrai dire, le jour pointait à peine, et une erreur est bientôt faite.
-
-Une idée qui eût dû me venir plus tôt, une idée affreuse, enfonça son
-dard dans mon cœur. Je plongeai la main dans la poche intérieure de mon
-habit, et la retirai vide. Le brevet, ce brevet dans lequel je mettais
-tout mon espoir, avait disparu.
-
-Je poussai un cri de rage et promenai autour de moi des yeux égarés.
-
---Qu’y a-t-il? dit l’individu chafouin, en rencontrant mon regard.
-
---Mes papiers! exclamai-je, quasi grinçant des dents, à me voir ainsi
-berné et joué, car je comprenais enfin tout. Mes papiers!
-
---Eh bien quoi, vos papiers?
-
---Ils ont disparu! On me les a volés!
-
---En vérité? fit-il, d’un ton sec. C’est ce qui reste à prouver,
-monsieur.
-
-Je crus d’abord qu’il voulait dire que je pouvais me tromper comme je
-m’étais trompé d’abord; et pour plus de sûreté je retournai ma poche.
-
---Non, dit-il, plus sec que devant. Je vois bien qu’ils ne sont pas là.
-Mais la question, monsieur, est de savoir s’ils y ont jamais été.
-
-Je le regardai.
-
---Hé oui, fit-il, voilà précisément le hic, monsieur. Où sont vos
-papiers?
-
---Je vous répète qu’on me les a volés! m’écriai-je, en fureur.
-
---Et je vous dis, moi, que cela reste à prouver, répliqua-t-il. En tant
-que cela ne sera pas prouvé, vous ne partirez pas d’ici. Voilà tout,
-monsieur, et la chose est simple.
-
---Et qui donc, repris-je avec indignation, qui donc êtes-vous, je
-voudrais le savoir, monsieur, vous qui arrêtez les voyageurs sur la
-grand’route et leur demandez leurs papiers?
-
---Tout bonnement le président du Comité local, répondit-il.
-
---Et vous imaginez-vous, dis-je, révolté par sa bêtise, que je me sois
-lié les mains et étouffé moi-même sous ce foin, tout exprès? Exprès pour
-passer par votre maudit village?
-
---Je ne suppose rien, monsieur, répondit-il froidement. Mais nous sommes
-ici sur la route de Turin, où M. d’Artois est en train, paraît-il,
-d’assembler les mécontents; et sur celle de Nîmes, où des personnes
-malintentionnées arborent la cocarde rouge. Et sans papiers, personne ne
-passe.
-
---Mais que prétendez-vous faire de moi? demandai-je, voyant que les
-rustres qui béaient autour de nous le considéraient à l’instar d’un vrai
-Salomon.
-
---Vous garder, monsieur le vicomte, jusqu’à ce que vous vous soyez
-procuré des papiers, répondit-il.
-
---Mais, mordieu! fis-je. Ce n’est pas des plus commodes, ici. Y a-t-il
-apparence que quelqu’un me connaisse?
-
-Il haussa les épaules.
-
---Sans papiers, trancha-t-il, monsieur ne partira pas. C’est définitif.
-
-Et il disait vrai, c’était définitif. En vain, je lui exposai les faits,
-et lui demandai si quelqu’un irait volontairement subir, dans l’unique
-but de cacher son manque de papiers, ce que j’avais subi; en vain je lui
-demandai si l’état dans lequel on m’avait trouvé n’était pas en lui-même
-une preuve suffisante du vol; si on pouvait se lier les mains à
-soi-même, et empiler du foin sur sa propre personne. J’eus beau ajouter
-que je connaissais mon voleur; cette dernière affirmation ne réussit
-qu’à empirer les choses.
-
---En vérité? fit-il ironiquement. Eh bien donc, je vous prie, qui
-est-ce?
-
---C’est ce bandit de Froment! Froment de Nîmes!
-
---Il n’est pas dans la région.
-
---Comment! je l’ai vu hier! répliquai-je.
-
---En ce cas nous voilà fixés, reprit l’homme du Comité avec un singulier
-sourire (et sa petite cour sourit également). Après cela, nous ne
-perdrons certainement pas de vue monsieur le vicomte.
-
-Il tint parole: lorsque je rentrai dans l’auberge, pour fuir le froid
-qui me pénétrait, et que je m’assis devant l’âtre pour examiner ma
-situation, deux des laboureurs m’accompagnèrent; et quand je ressortis,
-pour jeter un regard mélancolique vers le haut et vers le bas de la
-route, j’en trouvai deux autres à mes côtés, comme par enchantement.
-Quelque part que j’allasse, il ne pouvait manquer d’en surgir un, et si
-je m’écartais trop de la maison, ils me touchaient le bras et d’un ton
-rogue m’ordonnaient de revenir. Le mont Aigoual lui-même, qui élevait sa
-cime nue, sévère et glacée, par-dessus la vallée, n’était pas plus ferme
-que leur vigilance, ou plus immuable.
-
-Mon agitation s’en accrut, et je tombai momentanément dans un état
-voisin de la folie. Joué par Mme de Saint-Alais, volé par Froment,--qui,
-j’en étais sûr, avait pris ma place, et à cette heure roulait tout à son
-aise entre Sumène et Ganges avec mon brevet dans sa poche,--j’arpentais
-la route, cette route qui était ma prison, dans une fièvre de rage et de
-tristesse. L’ingratitude de la marquise, ma propre confiance, l’ineptie
-des villageois, me révoltaient à tour de rôle; mais je détestais plus
-encore, peut-être, l’inaction à laquelle je me trouvais condamné. Je
-venais d’échapper à un danger mortel, et j’aurais dû m’en féliciter;
-mais personne ne se résigne à être dupe. Et successivement, un jour,
-puis deux, puis trois, s’écoulèrent: il gela et dégela, il neigea et il
-fit beau; et toujours, cependant que la voiture filait sur la route de
-Nîmes, emportant ma promise de plus en plus loin de moi, je restai
-prisonnier dans ce misérable hameau. Je pris en horreur l’infâme
-auberge, dans laquelle je battais la semelle durant les heures froides,
-la route boueuse qui passait devant, la piteuse rangée de taudis qu’ils
-appelaient le village. Tout le jour, et où que j’allasse au dehors, les
-rustres se faisaient un jeu de me harceler et de me tarabuster; chaque
-soir le Comité venait m’interroger. Une maison dans un sens, une maison
-dans l’autre, étaient mes frontières, tandis que le monde s’agitait par
-delà les montagnes, et que la France trépidait; et je ne pouvais savoir
-ce qui se brassait en vue de m’aliéner le cœur de Denise. On ne
-s’étonnera pas si je côtoyai la folie.
-
-J’avais laissé mon cheval à Millau, et l’aubergiste avait projeté de me
-l’expédier à Ganges au bout d’une couple de jours, par les soins d’une
-connaissance, qui devait passer par là. Je l’attendais donc à toute
-heure, et mon seul espoir était que son convoyeur fût à même de
-m’identifier, car une cinquantaine d’habitants de Millau avaient vu ou
-entendu lire mon brevet. Mais le cheval n’arrivait pas, ni personne de
-Millau, et la crainte que la mise en liberté des deux dames n’y eût
-causé du trouble, diminuait encore mon courage. Il m’eût été difficile
-de communiquer avec Cahors, et le Comité, dans son indépendance et son
-obstination rustiques, refusait aussi bien de me laisser aller que de me
-faire conduire à Nîmes, où mon identité serait reconnue. Ce fut en vain
-que je les pressai.
-
---Non, non, répondit l’homme à la mine chafouine, la première fois que
-je lui posai la question. Il passera bien quelqu’un dont vous êtes
-connu. Prenez seulement patience.
-
---Monsieur le vicomte doit être connu de beaucoup de monde, interrompit
-la femme de la maison.
-
-Et elle me regarda, les bras enroulés dans son tablier et la tête
-penchée sur le côté.
-
---C’est évident! c’est évident! acquiesçait la foule, et, tout en se
-grattant les mollets, les membres du Comité lui emboîtèrent le pas, et
-me considérèrent avec satisfaction, comme un objet qui leur faisait
-beaucoup d’honneur.
-
-Cette stupide vanité m’exaspérait; mais à quoi bon?
-
---Après tout vous êtes fort bien ici, disait le premier interlocuteur,
-en haussant les épaules. Vous êtes à merveille ici.
-
---Vous êtes toujours mieux que sous le foin! ne manquait pas de répondre
-l’homme qui m’avait piqué la jambe.
-
-Et là-dessus--car c’était la plaisanterie quotidienne--un rire général
-s’élevait, et m’exhortant une dernière fois à la patience, le Comité se
-retirait.
-
-Parfois l’entretien dans la cuisine prenait un tour plus sévère et
-périlleux: l’un après l’autre chacun de mes geôliers rappelait pour mon
-édification les vieilles histoires des dragonnades, de Villars et de
-Berwick, histoires à glacer le sang dans les veines, d’atroces cruautés
-infligées et subies, de rudes montagnards et de vaillantes femmes qui
-affrontèrent les pires châtiments des rois, pour la cause qu’ils avaient
-embrassée; histoires d’une grande cause, abattue mais non détruite, de
-tout un peuple traîné dans la poussière et le sang, mais toujours debout
-et redevenu fort.
-
---Et croyez-vous qu’après ceci, exclamait avec des prunelles
-flamboyantes le narrateur de ce drame auquel ses grands-parents avaient
-pris part, croyez-vous qu’après ceci nous allons rester en dehors de
-cette affaire? Croyez-vous, monsieur, qu’à cette heure où, après tant
-d’années, la vengeance est à notre portée et où nos persécuteurs
-chancellent, croyez-vous que nous allons rester là sans bouger, à les
-voir se raffermir? Évêques et capitaines, chanoines et cardinaux, où
-sont-ils à cette heure? Où sont les terres qu’ils nous ont volées? Ils
-les ont perdues! Où sont les dîmes qu’ils nous prenaient avec notre
-sang? On les à reprises! Où est saint Étienne, dont ils persécutèrent le
-père? Il a le pied sur leur tête! Et après ceci, croyez-vous qu’avec
-toutes leurs processions, leurs idoles et leurs saints-sacrements, ils
-viendront nous défier et nous imposer de nouveau leur loi? Non,
-monsieur, non; et mille fois non!
-
---Mais il n’est pas question de cela! dis-je timidement.
-
---Il n’en est que trop question, me fut-il répliqué sévèrement. Dans
-Nîmes et Montauban, à Arles, en Avignon! Nous autres habitants de la
-montagne avons vu trop souvent la tempête s’amonceler dans les plaines
-pour nous y tromper. Ces prêches et ces processions et ces vierges
-pleureuses, ces prières de réparations... savez-vous ce que cela
-présage, monsieur? Du sang! du sang! et encore du sang! Il en a été
-ainsi vingt fois, il en sera de même aujourd’hui. Mais cette fois-ci le
-sang ne sera pas versé que d’un seul côté!
-
-Ces discours me donnaient à réfléchir. Je m’apercevais que la
-signification des mots différait selon la bouche qui les prononçait, et
-que la même Révolution qui s’opérait aisément et sans heurts dans le
-nord pourrait bien dans le sud mettre tout à feu et à sang. En Quercy
-nous avions perdu quatre ou cinq châteaux, une poignée d’existences, et
-pour quelques heures la populace s’était déchaînée, le tout sans grand
-enthousiasme. Ici, au contraire, je me figurais être sur le bord d’un
-énorme creuset sous lequel couvaient encore les feux de la persécution;
-je sentais sur ma joue le souffle ardent de la passion, je voyais sous
-les scories à peine refroidies la lave des vieilles inimitiés
-bouillonner à nouveau d’ambitions plus âpres, et les anciennes factions
-se rallumer au souffle de nouveaux fanatismes. Après avoir entendu
-Froment, j’entendais ses adversaires; il ne me restait plus qu’à savoir
-de quelles forces disposait le premier.
-
-Néanmoins ce genre de pronostics n’apportait guère de soulagement à ma
-réclusion. Je passai la plus grande partie d’une quinzaine à me ronger
-d’impatience. La femme de l’auberge était enchantée de m’avoir comme
-pensionnaire; car je payais, et les clients étaient rares. Le Comité,
-lui, tirait gloire de moi, car je représentais un vivant et ambulant
-témoignage de son pouvoir, et de l’importance du village. Mais quand à
-cette situation pénible et grotesque vint s’ajouter l’angoisse que les
-nouvelles de Nîmes m’inspirèrent au sujet de Denise, je n’y tins plus,
-et résolus de m’évader coûte que coûte.
-
-Le fait que je n’avais pas de cheval, et la quasi-certitude d’être
-arrêté à Sumène ou à Ganges, m’avaient jusqu’alors détourné de ce
-projet; mais la détention m’était enfin devenue intolérable, et après
-avoir supputé toutes les chances, je décidai de fuir dans la soirée, au
-coucher du soleil, et de gagner Millau à pied. Les villageois, sachant
-que je me rendais à Nîmes, ne manqueraient pas de me poursuivre dans
-cette direction, et même si une partie prenait l’autre route, j’avais
-beaucoup de chances de leur échapper à la faveur de l’obscurité. Je
-comptais atteindre Millau peu après le lever de l’aurore, et là, si le
-maire était toujours bien disposé envers moi, je pouvais récupérer mon
-cheval, et, pourvu d’un sauf-conduit, gagner Nîmes par le même chemin ou
-par un autre.
-
-Ce plan paraissait réalisable, et dès ce soir-là, le hasard me favorisa.
-L’homme qui devait me tenir compagnie se renversa sur le pied une
-marmite d’eau bouillante, et sans plus s’occuper de moi ni de son
-devoir, il retourna chez lui en se lamentant. Une minute plus tard, la
-femme de l’auberge fut appelée au dehors par un voisin, et à l’heure
-précise que j’aurais moi-même désignée, je me trouvai seul. Mais je
-n’avais pas une minute à perdre. Incontinent, je mis mon manteau, et
-prenant mes pistolets sur la tablette où on les avait déposés, je me
-munis de quelques vivres et m’éclipsai par la cour de l’auberge. Un
-chien y avait sa niche, mais il me connaissait, et à ma vue il agita la
-queue. En deux minutes, après avoir longé précautionneusement les
-derrières des maisons, je rejoignis la route de Millau, où je me trouvai
-libre et solitaire.
-
-La nuit était tombée mais il ne faisait pas encore tout à fait noir; et
-redoutant tous les yeux, je pris ma course, tour à tour sondant
-inquiètement le crépuscule devant moi, ou guettant par derrière
-l’approche d’une poursuite. Durant quelques minutes cette crainte
-m’absorba tout entier; mais enfin la seule lumière tremblotante qui
-décelait le village disparut, la nuit et le silence infini des montagnes
-se refermèrent sur moi, et une sensation de solitude, accablante,
-s’empara de moi. Denise était à Nîmes, et je me dirigeais du côté
-opposé; quels accidents ne pouvaient se produire, susceptibles
-d’ajourner mon retour? En attendant elle restait à la merci de sa mère
-et de ses frères, et toutes les traditions de sa famille, tous les
-préjugés de la virginité et de son éducation se liguaient contre mes
-désirs. Ne mettrait-on à profit cet imbroglio pour disposer de sa main?
-Ou, sans aller jusque-là, quel ne pouvait être le sort d’une jeune
-fille, dans cette cité de factions, dans cette lutte farouche que les
-paysans m’avaient fait prévoir?
-
-Aiguillonné par ces pensées, je me hâtais fébrilement, et j’avais fait
-peut-être une lieue, quand le bruit sec d’un fer de cheval heurtant une
-pierre, frappa mon oreille. Comme ce bruit venait de devant, je me jetai
-sur le côté de la route et me tapis afin de laisser passer le voyageur.
-Je crus distinguer le pas de trois chevaux, mais quand la silhouette
-vague des cavaliers m’apparut, ils étaient seulement deux.
-
-Il est probable que je me soulevai un peu trop pour mieux voir. En tout
-cas, je n’avais pas compté avec les chevaux, dont le plus proche, en
-passant devant moi, fit un écart soudain. La brusquerie de ce mouvement
-faillit démonter le cavalier, mais en un clin d’œil celui-ci maîtrisa sa
-monture, et sans me laisser le temps de me reconnaître, la poussa dans
-ma direction. Je n’osai bouger, crainte de trahir ma présence, mais la
-précaution fut vaine, car déjà le cavalier avait distingué ma
-silhouette.
-
---Holà! cria-t-il. Qui êtes-vous, qui vous embusquez afin de faire
-rompre le cou aux gens? Parlez, ou sinon...
-
-Mais j’empoignai sa bride.
-
---M. de Géol! m’écriai-je, le cœur battant à me rompre la poitrine.
-
---Arrière! cria-t-il, en m’examinant, car il ne reconnaissait pas ma
-voix. Qui êtes-vous? qui est là?
-
---C’est moi, moi M. de Saux, répondis-je avec cordialité.
-
---Hé quoi, l’ami, exclama-t-il du ton de la plus grande surprise, je
-vous croyais à Nîmes depuis plus de dix jours! Nous avons votre cheval
-avec nous.
-
---Avec vous? Mon cheval!
-
---Hé oui. Votre bon ami que voici le mène depuis Millau. Mais
-qu’êtes-vous devenu tout ce temps? Et que faites-vous ici? reprit-il
-avec méfiance.
-
---J’ai perdu mon passeport. Il m’a été volé par Froment.
-
-Il siffla.
-
---Et à Villeraugues on m’a arrêté, continuai-je. Je suis resté là
-depuis.
-
---Ah! ah! dit-il sèchement. Cela vous apprendra à voyager en mauvaise
-compagnie, monsieur le vicomte. Et ce soir je suppose que vous étiez...
-
---En train de prendre la poudre d’escampette, répliquai-je tout franc.
-Mais vous-même... je vous croyais passé depuis longtemps.
-
---Non, dit-il. J’ai été retenu. Mais puisque nous nous sommes trouvés,
-je vous conseille de monter à cheval et de revenir avec moi.
-
---Je ne demande pas mieux, fis-je vivement. Et vous pourrez leur dire
-qui je suis.
-
---Moi? répliqua-t-il. Pas du tout. Je ne sais pas qui vous êtes en
-réalité. Je sais seulement que vous m’avez dit être M. de Saux.
-
-Je tombai de mon haut, et restai un moment à le considérer dans les
-ténèbres. Mais ce moment fut bref, car une voix sortit de ces ténèbres:
-
---N’ayez crainte, monsieur le vicomte, je répondrai pour vous.
-
-Je sursautai.
-
---Palsambleu! m’écriai-je, frémissant. Qui a parlé?
-
---Moi, Buton. C’est moi qui ai votre cheval, monsieur le vicomte.
-
-C’était en effet, Buton, le forgeron; le capitaine Buton, du Comité.
-
- * * * * *
-
-Cette rencontre mit une fin provisoire à mes tribulations. Quand nous
-arrivâmes dans le village, au bout de dix minutes, le Comité, médusé par
-les sauf-conduits dont Buton était porteur, admit aussitôt ses
-explications, et n’opposa aucune entrave à mon départ. Et douze heures
-après, les trois personnages réunis par ce singulier hasard traversaient
-Sumène. Nous couchâmes à Sauve, et bientôt laissant derrière nous
-l’hiver prolongé des montagnes, avec son froid et sa neige, nous
-commençâmes à descendre sous le soleil le versant occidental de la
-vallée du Rhône. Tout le jour nous chevauchâmes dans une atmosphère
-balsamique, entre des champs, des jardins en fleur et des bois
-d’oliviers: la poussière blanche, les maisons blanches, les rochers
-blancs, témoignaient du Midi. Un peu avant le coucher du soleil nous
-arrivions en vue de Nîmes, et saluions la fin d’un voyage qui, pour ma
-part, avait été accidenté.
-
-
-
-
-CHAPITRE XIX
-
-A NÎMES
-
-
-On croira sans peine que je contemplai la ville avec une émotion peu
-ordinaire. J’en avais entendu assez à Villeraugues--sans parler des
-détails ajoutés en cours de route par M. de Géol--pour me convaincre que
-c’était ici et non dans le nord, ici dans le Gard et les
-Bouches-du-Rhône, parmi les champs d’oliviers et la poussière blanche du
-Midi, et non parmi les champs de blé et les pâturages du nord, que le
-sort de la nation allait se jouer. Ce n’était pas à Paris, où les gens
-voulaient et ne voulaient pas, où Mirabeau et La Fayette, par crainte du
-peuple, faisaient un jour un pas vers le roi, et le lendemain, par
-crainte qu’une fois rétabli sur son trône il ne vînt à sévir,
-retournaient en arrière, ce n’était pas là-haut, que la Révolution
-pouvait être arrêtée, mais bien ici! Ici, où l’ardente imagination des
-Provençaux voyait encore quelque chose de saint dans les choses naguère
-vénérées, ici où la faction rattachait les hommes à la foi.
-
-Jusqu’à présent le flot révolutionnaire n’avait pas rencontré
-d’opposition sérieuse. Les obstacles qui semblaient les plus forts, le
-roi, la noblesse, s’étaient écroulés et effondrés devant elle, presque
-sans résistance; restait à voir si le troisième et dernier des pouvoirs
-dirigeants, l’Église, se comporterait mieux. Certes, si Froment disait
-vrai, si la foi devait s’opposer à la foi, et le fanatisme à un autre
-fanatisme, c’était bien ici, dans cette vallée du Rhône, où l’Église
-maintenait encore son autorité, que se trouvaient les matériaux les plus
-propices aux desseins de l’enthousiaste. Dans cette hypothèse--et tout
-en l’examinant, je promenai un long regard méditatif sur la ville et
-l’indéfinie plaine basse qui s’étalait au delà, baignée dans les feux du
-couchant--dans cette hypothèse, c’était d’ici que peut-être jaillirait
-la flamme destinée à embraser la France. D’ici pouvait partir du jour au
-lendemain une conflagration aussi vaste que le pays; une conflagration
-qui, se propageant avec une fureur croissante, gagnerait la Vendée, la
-Bretagne, les côtes du nord, et sous peu environnerait Paris de son
-cercle de feu.
-
-Mais l’incendie s’allumerait-il? Dans ce doute, je contemplai de
-nouveau, avec une curiosité avide, cette cité de laquelle on attendait
-tant. Sa multitude de terrasses et de maisons blanches occupait la pente
-douce qui joint à la plaine du Rhône les derniers contreforts des
-Cévennes. Au nord, dans les faubourgs, s’élevaient trois collines: celle
-du milieu portait une tour, la plus orientale allongeait son ombre
-démesurée vers le fleuve lointain, et sur leurs pentes à toutes trois,
-vers l’est et le sud, la ville s’étageait. A mesure que nous en
-approchions, cet amphithéâtre, comme les routes convergentes, et la
-plaine aux verdures printanières, et les grandes manufactures qui çà et
-là s’élevaient dans les faubourgs, tout semblait bourdonner d’activité,
-d’une foule d’allants et venants, isolés ou par groupes, qui s’en
-allaient hors des murs à leurs plaisirs, ou couraient à leurs affaires.
-
-Tous sans exception, je le remarquai, portaient un insigne quelconque:
-soit la cocarde tricolore, soit, plus souvent, une rosette rouge, un
-flot de rubans rouges, une cocarde rouge, et à l’aspect de ces emblèmes
-mes compagnons se rembrunirent à vue d’œil. Un autre détail
-caractéristique, le tintement de nombreuses cloches qui appelaient aux
-vêpres les fidèles--et dont les sons me parurent harmonieux dans l’air
-du soir--était aussi peu de leur goût. Elles tintèrent plus nombreuses,
-accélérant leur rythme; et il en résulta qu’insensiblement je finis par
-rester en arrière. Lorsque nous arrivâmes dans les rues, la circulation
-plus nombreuse, et l’attention avec laquelle je regardais autour de moi,
-accrurent la distance qui nous séparait; et bientôt, un long défilé de
-charrettes venant à passer, suivi d’une compagnie de gardes nationaux,
-je me trouvai chevauchant seul, à cent pas derrière eux.
-
-Je ne le regrettai point. La nouveauté du spectacle, cette foule de
-visages renouvelés continuellement, le patois méridional, le mouvant
-défilé de soldats, de paysans, de filles, me divertissaient. Je le
-regrettai moins encore quand par hasard un objet, que je m’attendais
-plus ou moins à voir depuis mon arrivée dans Nîmes, se matérialisa, là,
-dans cette rue sinueuse, et me sauta, pour ainsi dire, aux yeux. En
-passant sous les barreaux d’une fenêtre peu élevée au-dessus du sol,
-j’entrevis une main blanche qui agitait un mouchoir: vision instantanée,
-mais le geste suffit à m’évoquer Denise! Quand je tirai sur ma bride, le
-mouchoir avait déjà disparu, la fenêtre était déserte, autour de moi la
-foule bavarde allait son chemin.
-
-Machinalement j’arrêtai mon cheval et regardai à la ronde, le cœur
-palpitant. Je ne vis proche de moi personne à qui le signal pût être
-destiné; et pourtant, la chose me paraissait bizarre. Je ne pouvais
-admettre une telle bonne fortune, pas plus que d’avoir si tôt retrouvé
-Denise. Cependant, comme mon regard incertain se dirigeait à nouveau
-vers la fenêtre, le mouchoir y flotta encore un instant. Cette fois le
-signal s’adressait à moi si indéniablement qu’au mépris de toute
-prudence, je poussai mon cheval à travers la foule jusqu’à la porte, et
-sautant à bas précipitamment, jetai la bride à un gamin qui se trouvait
-là. Je n’osai lui demander qui habitait la maison; et embrassant d’un
-coup d’œil la morne façade blanche, la rangée de fenêtres grillées qui
-couraient sous le balcon, je m’en remis à la fortune, et heurtai.
-
-A l’instant la porte s’ouvrit, et un laquais parut. Je n’avais pas
-réfléchi à ce que je lui dirais, et je restai d’abord à l’examiner
-stupidement. Puis, à tout hasard, sous le coup de la nécessité, je lui
-demandai si madame recevait.
-
-Il me répondit très poliment que oui, et tirant la porte, s’effaça
-devant moi.
-
-J’entrai, ahuri d’étonnement; et celui-ci ne fit que s’accroître quand
-après avoir traversé un vestibule spacieux, dallé de marbre noir et
-blanc, et m’être laissé guider jusqu’au haut de l’escalier, je m’aperçus
-que tout ce qui m’entourait, depuis la sobre livrée du laquais jusqu’aux
-moulures du plafond, portait le cachet de l’élégance la plus raffinée.
-Des piédouches, portant des bustes de marbre, occupaient les angles de
-l’escalier; trois orangers en caisses garnissaient le vestibule; et des
-fragments antiques ornaient les murs. Toutefois je n’y pus jeter qu’un
-coup d’œil: très vite j’arrivai au haut de l’escalier, et l’homme
-m’ouvrit une porte.
-
-Je pénétrai dans la pièce, les yeux avides: un songe, un impossible
-songe, prit possession de moi pour un instant, et me fit espérer que
-Denise--non plus Mlle de Saint-Alais, mais Denise, la jeune fille qui
-m’aimait et avec qui je n’avais jamais été seul--serait là pour me
-recevoir. A sa place, une étrangère se leva posément d’un fauteuil placé
-dans la baie d’une fenêtre, et, après une courte hésitation, s’avança à
-ma rencontre. Cette inconnue, grande, l’air sérieux et très belle,
-m’examinait curieusement de ses yeux noirs, tandis qu’un peu de rose
-montait à ses fines joues olivâtres.
-
-A la vue de cette étrangère, je me mis à balbutier des excuses pour mon
-intrusion. Elle me fit la révérence.
-
---Monsieur n’a pas à s’excuser, dit-elle, aimablement. Il était attendu,
-et le repas est servi. Si vous voulez bien suivre Gervais, il va vous
-mener à une chambre où vous pourrez vous nettoyer de la poussière du
-voyage.
-
---Mais, madame, fis-je, encore hésitant. Je crains d’abuser...
-
-Elle secoua la tête d’un air mutin.
-
---Je vous en prie, dit-elle, en agitant sa main vers la porte.
-
---Mais mon cheval, dis-je, immobile d’ahurissement, je l’ai laissé sur
-la rue.
-
---On en prendra soin. Veuillez me faire le plaisir...
-
-Et elle me montra la porte d’un petit geste impérieux.
-
-Je sortis complètement abasourdi. L’homme qui m’avait conduit à l’étage
-m’attendait. Par un corridor large et spacieux, il me conduisit à une
-chambre à coucher, où je trouvai tout le nécessaire pour rafraîchir ma
-toilette. Il prit mon habit et mon chapeau, et s’occupa de moi avec la
-dextérité d’un valet de chambre consommé. Dans mon ahurissement, je le
-laissai faire. Mais lorsque, revenu un peu de mon trouble, j’ouvris la
-bouche pour lui poser une question, il me pria de l’excuser: madame
-m’expliquerait.
-
---Madame...? fis-je.
-
-Et mon regard interrogatif attendait qu’il remplît la lacune.
-
---Oui, monsieur, madame vous expliquera, répondit-il, sans broncher.
-
-Puis, voyant que j’étais prêt, il me reconduisit, non plus à la chambre
-que je venais de quitter, mais à une autre.
-
-Je crus rêver, en y entrant; car je ne doutais pas que l’énigme dût m’y
-être expliquée. Mais je ne trouvai personne. La pièce était spacieuse,
-et parquetée, avec trois hautes fenêtres étroites, dont l’une,
-entr’ouverte, donnait accès aux bruits de la rue. Un petit feu de bois
-brûlait dans une vaste cheminée à colonnes de marbre sculpté; et dans un
-coin de la pièce se trouvaient un clavecin, une harpe et un pupitre à
-musique. Plus près du feu, une petite table ronde, coquettement dressée
-et éclairée par des bougies disposées dans de vieux candélabres
-d’argent, formait un tableau enchanteur: devant cette table la dame
-était assise.
-
---Avez-vous froid? dit-elle, en m’accueillant d’un air plein
-d’affabilité.
-
---Non, madame, je vous remercie.
-
---En ce cas, nous pouvons nous mettre à table immédiatement,
-reprit-elle.
-
-Et elle me désigna ma place.
-
-En m’y installant, je découvris avec ébahissement qu’il n’y avait que
-deux couverts. La dame s’aperçut de mon trouble, elle rougit légèrement,
-et ses lèvres se contractèrent comme si elle refrénait un sourire. Mais
-elle ne dit mot. Quant à concevoir d’elle une opinion peu flatteuse, ce
-me fut dès l’abord interdit, aussi bien par l’aisance tranquille de ses
-manières, que par l’aspect de son appartement, le luxe et l’opulence
-déployés autour d’elle, et la respectabilité même du maître d’hôtel qui
-nous servait.
-
---Avez-vous fait une longue traite aujourd’hui? interrogea-t-elle, tout
-en morcelant un petit pain avec des doigts qui ne me parurent pas
-exempts de nervosité, et tour à tour baissant les yeux vers la table et
-les relevant vers moi d’une façon presque suppliante.
-
---Je suis venu de Sauve, madame, répondis-je.
-
---Tiens! Et vous vous proposez d’aller?
-
---Je ne vais pas plus loin.
-
---Je suis heureuse de l’apprendre, fit-elle, avec un charmant sourire.
-Vous ne connaissez pas Nîmes?
-
---Je ne la connaissais pas. Mais j’ai l’impression qu’il n’en est plus
-de même à cette heure.
-
---Vous êtes trop aimable, dit-elle, en fixant mon regard sans la moindre
-gêne. Afin de vous mettre plus à l’aise, je m’en vais vous dire mon nom.
-Le vôtre, je ne vous le demande pas.
-
---Vous l’ignorez donc? m’écriai-je.
-
---Mais oui! fit-elle, en riant.
-
-Et ce rire me révéla son extrême jeunesse. Elle était encore presque une
-petite fille.
-
---Mais bien entendu, vous pouvez me le dire si cela vous amuse,
-conclut-elle, avec détachement.
-
---Alors, madame, j’aurai ce plaisir, répondis-je galamment. Je suis le
-vicomte de Saux, de Saux près Cahors, et tout à votre service.
-
-Elle resta la main en l’air, et me dévisagea une minute avec un
-ébahissement véritable. Je crus même lire dans ses yeux un peu d’effroi.
-Puis elle reprit:
-
---De Saux près Cahors?
-
---Oui, madame. Et je suis amené à craindre, ajoutai-je, voyant l’effet
-produit par mes paroles, que l’on m’ait pris ici pour un autre.
-
---Pas du tout! fit-elle.
-
-Puis, donnant libre cours à ses sentiments, elle rit et battit des
-mains.
-
---Non, monsieur, cria-t-elle joyeusement, il n’y a aucune erreur, je
-vous l’assure. Au contraire, maintenant que je sais qui vous êtes, je
-veux boire à votre santé. Alphonse! emplissez le verre de M. le vicomte,
-reprit-elle, il faut que vous buviez avec moi, à la santé...
-
-Elle s’arrêta, et me regarda malicieusement.
-
---Je vous écoute, madame, dis-je, en m’inclinant.
-
---De la belle Denise! acheva-t-elle.
-
-Ce fut mon tour de sursauter et de rester béant, aussi confus que
-surpris. Mais elle n’en fit que rire de plus belle, et, battant des
-mains avec un laisser-aller puéril, elle m’ordonna:
-
---Buvez, monsieur, buvez!
-
-Je lui obéis, tout en rougissant sous son regard.
-
---Voilà qui est parfait, dit-elle, quand j’eus reposé le verre.
-Maintenant, monsieur, je vais pouvoir, à qui de droit, rapporter que
-vous n’êtes pas félon.
-
---Mais, madame, fis-je, d’où connaissez-vous ce qui de droit?
-
---D’où je le connais? reprit-elle avec ingénuité. Ah! voilà la question!
-
-Elle s’abstint d’y répondre; mais je m’aperçus que dès lors elle prit
-avec moi un ton nouveau. Elle se départit grandement de la réserve
-qu’elle avait gardée jusque-là, et se mit à déverser sur moi un feu
-roulant de spirituel badinage et d’aimables épigrammes, contre quoi
-j’avais peine à me défendre, car elle avait l’avantage d’en savoir plus
-que moi. Une telle passe d’armes avec une aussi jolie adversaire ne
-manquait pas d’attraits, d’autant que Denise et mes relations avec elle
-formaient les sujets principaux de ses railleries; pourtant je ne fus
-pas fâché lorsqu’une horloge, en sonnant huit heures, produisit en elle
-un brusque silence et une modification aussi grande que la première. Son
-visage s’assombrit, elle soupira, et resta à regarder devant elle avec
-gravité. J’osai lui demander si quelque chose la tracassait.
-
---En effet, monsieur, répondit-elle. Je dois maintenant vous mettre à
-l’épreuve; et vous pourriez y succomber.
-
---Que désirez-vous que je fasse?
-
---Je désire que vous m’escortiez, répondit-elle, pour aller à un certain
-endroit et en revenir.
-
---Je suis prêt, m’écriai-je, en me levant avec empressement. C’est dans
-le cas contraire que je serais félon. Mais il me semble, madame, que
-vous alliez vous nommer.
-
---Je suis Mme Catinot, répondit-elle.
-
-Et je ne sais ce qu’elle lut sur mon visage, car elle ajouta, en
-rougissant très fort:
-
---Je suis veuve. Mais vous n’en êtes pas plus avancé.
-
---Je n’en reste pas moins à votre service, madame.
-
---Soit, monsieur de Saux, reprit-elle simplement. Si vous voulez bien
-aller m’attendre dans le vestibule, je vous y retrouverai tout de suite.
-
-Je lui ouvris la porte, et elle sortit; après quoi, songeur et intrigué
-au delà de toute expression par la singularité de l’aventure, j’arpentai
-la chambre une minute, et me décidai enfin à la suivre. A la lumière
-d’une lampe suspendue éclairant le vestibule, je la vis qui m’attendait
-au pied de l’escalier; ses cheveux disparaissaient sous un bonnet de
-guipure noire, et sa robe sous une mante également sombre. L’homme qui
-m’avait reçu me tendit en silence mon manteau et mon couvre-chef; et
-sans une parole Mme Catinot me précéda le long d’un corridor.
-
-Au-dessus d’une porte située à l’extrémité du corridor se trouvait une
-seconde lumière. Elle éclaira mon chapeau, que précisément j’allais
-mettre sur ma tête, et je m’arrêtai, stupéfait. Une petite cocarde rouge
-remplaçait la rosette tricolore que j’y portais d’habitude.
-
-N’entendant plus mes pas la dame se retourna, et vit de quoi il
-s’agissait. Elle me posa sa main sur le bras; et cette main tremblait.
-
---Pour une heure, monsieur; rien que pour une heure, me souffla-t-elle
-dans l’oreille. Donnez-moi votre bras.
-
-Passablement troublé, et commençant à flairer de dangereuses
-complications, je mis mon chapeau et lui offris le bras. Presque
-aussitôt nous débouchâmes à l’air libre, dans une venelle sombre et
-resserrée entre de hautes murailles. Mon guide tourna tout de suite à
-gauche, et nous parcourûmes en silence à peu près cent cinquante pas,
-qui nous amenèrent devant une arcade surbaissée, à gauche également, et
-par où s’échappait de la lumière. La dame m’y engagea, d’une légère
-pression; nous dépassâmes l’arcade, puis au delà un porche étroit; et
-tout aussitôt j’eus la stupéfaction de me trouver dans une église, à
-moitié remplie d’une assistance muette.
-
-La dame m’ordonna le silence en posant un doigt sur ses lèvres, et je la
-suivis dans l’ombre de l’un des bas-côtés. Quand nous fûmes arrivés à
-une chaise vacante derrière une colonne, elle me fit signe de rester
-contre celle-ci, et elle-même s’agenouilla.
-
-Me trouvant libre de jeter un coup d’œil sur la scène, et d’en tirer mes
-conclusions, je regardai autour de moi, croyant rêver. Le vaisseau de
-l’église, éclairé à peine, était encore assombri par les mantes et les
-voiles noirs de la foule agenouillée qui emplissait la nef et
-s’augmentait à chaque instant. Les hommes pour la plupart restaient
-debout auprès des colonnes, ou au fond de l’église; et de ces
-endroits-là, s’élevait par intervalle un murmure bas et grave, l’unique
-son qui rompît le lourd silence. Une veilleuse rouge allumée devant
-l’autel posait sur l’ensemble une touche de couleur sinistre.
-
-Je ne tardai guère à m’apercevoir que le silence, et la foule, et la
-vastitude béante au-dessus de nous, m’oppressaient de plus en plus; et
-mon cœur se mit à battre précipitamment dans l’attente de l’inconnu.
-Cette sensation me devenait quasi intolérable, lorsque enfin, d’auprès
-de l’autel monta dans le silence, en lugubres accords, la lamentation
-rythmique du psaume _Miserere Domine!_
-
-Avec une solennité prodigieuse, ses modulations emplissaient les
-ténèbres, par-dessus les têtes de la multitude agenouillée qui semblait
-tour à tour apparaître et se résorber, selon la palpitation des
-lumières, dans cette noirceur du vide et dans cette harmonie plaintive.
-A mesure que les accents de la prière, devenus des sanglots, refluaient
-au long des bas-côtés, faisant vibrer les cœurs angoissés des fidèles,
-une invisible main serrait les gorges, les yeux se brouillaient, les
-têtes de ces hommes robustes s’abaissaient davantage, et les mains
-viriles frémissaient. _Miserere Deus! Miserere Domine!_
-
-Cette scène douloureuse prit fin. Le psaume s’éteignit, et dans les
-ténèbres à nouveau mornes et muettes la clarté d’un cierge, avivée
-soudain, révéla une figure pâle et dont les prunelles ardentes fixaient
-non pas la foule obscure, mais l’espace vide des voûtes, où d’affreux
-mascarons grimaçaient vaguement... Et le prédicateur se mit à prêcher.
-
-Sur un ton modéré, tout d’abord, et à peine ému, il dit les voies de
-Dieu vis-à-vis de ses créatures, l’infinité du passé et la petitesse du
-présent, l’Omnipotence devant qui le temps et l’espace et les hommes ne
-sont que néant; la certitude que tout se réalise ainsi que Dieu, le
-Très-Haut, l’Éternel, l’Infini, l’a décrété. Puis, enflant la voix, il
-parla de l’Église, agent de Dieu sur la terre, et de l’œuvre qu’elle a
-accompli dans les siècles passés, convertissant, protégeant les faibles,
-leur donnant asile, domptant les forts, présidant aux baptêmes, aux
-mariages, aux enterrements. L’Église: servante de Dieu, vicaire de Dieu.
-«Grâce à elle seule, continua le prédicateur, usant du geste, et dont la
-voix plus haute et sonore emplissait toute l’église; grâce à elle seule,
-nous valons mieux que les animaux; elle nous apprend ce qu’il y a
-derrière le voile, nous ne redoutons plus les malheurs temporels, et ne
-croyons plus, comme les incrédules, qu’il n’y a rien de pire au monde
-que la mort: mais ayant mis notre confiance en dehors et au delà du
-monde, nous voyons sans trembler le monde se liguer contre nous. Nous
-croyons: c’est pourquoi nous sommes forts. Nous croyons en Dieu: c’est
-pourquoi nous sommes de Dieu et non du monde. Nous sommes au-dessus du
-monde! nous sommes au delà du monde, et participant à la force de Dieu,
-qui est le Dieu des Armées, nous subjuguerons le monde!»
-
-Il fit une pause, qui tint la foule en suspens; après quoi, baissant le
-ton, il reprit: «Quel est donc le délire des païens, lorsqu’ils se
-représentent leurs vanités? C’est qu’ils rejettent Dieu! Ils disent:
-ceci existe, puisque je le vois; cela existe, puisque je l’entends. Cet
-objet encore existe, puisque je le touche. Et il n’y a rien d’autre,
-absolument rien. Mais est-elle dans ce que nous voyons, entendons et
-touchons, la cause qui pousse cet homme à mourir pour son frère? Est-ce
-ce que nous voyons, entendons et touchons, ce qui fait que l’on meurt
-pour une idée? Que l’on meurt pour sa foi? ou même pour son honneur?
-Que, bref, on meurt pour rien, pour rien!... alors qu’on pourrait vivre?
-Non, j’en suis sûr. Ce ne sont pas les objets des sens, c’est Dieu qui
-en est la cause, et Dieu seul!
-
-«Et ils Le rejettent. Peuple, sénateurs, hauts dignitaires. Et Il
-prononce: Qui est avec Moi?... Mes enfants, mes frères, nous avons connu
-longtemps un âge facile et sûr; depuis longtemps nos seules épreuves
-étaient les inconvénients ordinaires de l’existence, et non plus des
-questions de vie et de mort. A cette heure, en ces derniers jours du
-monde, il a plu au Tout-Puissant de nous éprouver. Or, qui est avec Lui?
-Qui est disposé à préférer l’invisible au visible, l’honneur à la vie,
-Dieu à l’homme, la chevalerie à la vilenie, l’Église au monde? Qui est
-pour Lui? Bafoué dans cette infime province de Sa création, meurtri,
-ensanglanté et foulé aux pieds, quoique maître de la terre et du ciel,
-de la vie et de la mort, du jugement et de l’éternité, dominateur de
-tous les innombrables univers de l’infini, Le voici qui vient! Il vient!
-il vient, le Dieu tout-puissant, qui fut, qui est, et qui sera! Et qui
-donc est pour Lui?»
-
-Comme il achevait ces mots, le cierge placé au-dessus de sa tête
-s’éteignit soudain, et l’obscurité tomba sur les centaines d’auditeurs
-suspendus à ses lèvres. Une onde d’émotion indescriptible passa sur la
-foule. Les hommes s’agitèrent, et leur piétinement fit une rumeur
-sinistrement répercutée par les voûtes en un sourd grondement de
-tonnerre; les femmes, elles, sanglotaient, et plusieurs lançaient au
-ciel des exclamations aiguës ou des prières. D’une voix qui tremblait
-d’émotion, le prêtre de l’autel bénit l’assemblée; puis, comme je
-m’éveillais de mon attention extatique, Mme Catinot me toucha le bras,
-me fit signe de la suivre, et se faufilant prestement parmi la foule, me
-guida au long du bas-côté. Avant que les derniers mots du prédicateur
-eussent cessé de vibrer à mes oreilles, avant que l’étreinte de mon cœur
-se fût desserrée, nous marchions déjà sous les étoiles, et l’air de la
-nuit rafraîchissait nos tempes. Quelques secondes plus tard, nous étions
-dans la maison et nous retrouvions dans le salon illuminé où j’avais vu
-pour la première fois Mme Catinot.
-
-Sans me laisser le temps de me reconnaître, elle s’approcha de moi
-vivement, et posa sur mon bras ses deux mains dégantées. Je vis que des
-larmes roulaient sur ses joues.
-
---Qui est pour Moi? s’écria-t-elle, d’une voix qui me pénétra jusqu’à
-l’âme et me fit tressaillir. Qui est pour Moi? Oh vous, sûrement!
-Sûrement vous, monsieur, vous dont les pères ont combattu pour leur Dieu
-et leur roi! Né pour dominer, vous êtes sûrement du côté de la lumière!
-Gentilhomme, vous n’abandonnerez jamais à la tourbe la tâche de
-gouverner! O...
-
-Et alors, sans attendre ma réponse, elle se détourna de moi, en se
-cachant le visage à deux mains.
-
---O Dieu! s’écria-t-elle d’une voix entrecoupée de sanglots, donne-moi
-cet homme pour Ton service!
-
-J’étais troublé au delà de toute expression; touché par le spectacle de
-cette femme en pleurs, agité par le conflit de mon âme, démoralisé,
-peut-être, par ce que je venais de voir. Je restai d’abord incapable de
-parler. Enfin, je réussis à dire d’une voix mal assurée:
-
---Madame, si j’avais prévu de quoi il s’agissait... Vous m’avez montré
-tant de bienveillance... et je ne puis vous payer de retour.
-
---Ne dites pas cela! s’écria-t-elle, suppliante. Ne dites pas cela!
-
-Et elle posa sur mon bras ses deux mains jointes en me considérant, puis
-aussitôt sourit à travers ses larmes.
-
---Pardonnez-moi, dit-elle humblement, pardonnez-moi. Je m’y suis mal
-prise. Je sens trop profondément. Je vous l’ai demandé trop vite. Mais
-vous acceptez, monsieur. Dites que vous acceptez! que vous vous
-montrerez digne de vous-même!...
-
-Je poussai un gémissement.
-
---J’ai leur brevet, fis-je.
-
---Renvoyez-le-leur.
-
---Mais je n’en serai pas quitte avec ma conscience!
-
---Qui est pour Moi? reprit-elle à mi-voix. Qui est avec Moi?
-
-J’exhalai un profond soupir. Dans le silence de la pièce les tisons
-s’éboulèrent dans l’âtre, et une horloge sonna.
-
---Pour Dieu! Pour Dieu et pour le roi! dit-elle, les mains jointes, en
-levant vers moi ses yeux étincelants.
-
-Cette torture faillit m’arracher un juron.
-
---Dans quel but? m’écriai-je, presque brutalement. Si je vous disais
-oui, ce serait dans quel but, madame? De quelle utilité puis-je vous
-être? A quoi puis-je me rendre bon?
-
---A tout! à tout! Vous êtes un homme de plus! s’écria-t-elle. Un homme
-de plus pour la bonne cause. Écoutez-moi, monsieur. Vous ne savez pas ce
-qui se prépare, ni dans quelle nécessité nous...
-
-Elle s’arrêta brusquement, tout net, me regarda, prêtant l’oreille, et
-son visage changea d’expression. La porte n’était pas fermée, et la voix
-d’un homme qui parlait dans le vestibule d’en bas nous arrivait par
-l’escalier; un instant plus tard, un pas rapide traversa le vestibule,
-et résonna sur les degrés. L’homme montait.
-
-Nous restions face à face. Mme Catinot, muette et les yeux dilatés par
-l’attention, sembla tout d’abord prise au dépourvu. A la fin, avec un
-geste qui m’ordonnait le silence, elle se glissa vers la porte et
-disparut, en la refermant, mais non tout à fait, derrière elle.
-
-L’homme y était presque arrivé, car il poussa une exclamation de
-surprise à la voir apparaître ainsi soudainement, puis il prononça
-quelques mots, si bas que je ne les distinguai point. Sa réponse à elle
-m’échappa aussi, mais ce qu’elle dit ensuite me parvint.
-
---Vous refusez de m’ouvrir cette porte? cria-t-il.
-
---Pas dans cette chambre, répliqua-t-elle audacieusement. Nous pouvons
-nous voir dans l’autre, mon ami.
-
-Un silence. Je croyais ouïr leur respiration. Je me les imaginai se
-regardant avec défi. Je brûlais d’intervenir.
-
---Mais c’est intolérable! s’écria-t-il enfin. C’est inadmissible.
-Allez-vous recevoir tous les étrangers qui arrivent dans la ville?
-Allez-vous vous chambrer avec eux, rester à causer avec eux, tandis que
-je me ronge le cœur loin de vous? Dois-je... Mais je veux entrer!
-
---Vous n’entrerez pas! cria-t-elle.
-
-Mais la colère de son ton me parut simulée.
-
---C’en est déjà trop que vous m’insultiez, reprit-elle fièrement. Mais
-si vous osez porter la main sur moi, ou si vous l’insultez, lui...
-
---Lui! s’écria-t-il, furibond. Lui, en vérité! Madame, je vous le dis
-une fois pour toutes, je n’en ai supporté que trop. J’ai souffert ceci
-plus d’une fois, mais...
-
-Mais il ne me restait plus aucun doute, et avant qu’il pût ajouter un
-mot, j’étais à la porte; je l’avais tirée toute grande, et me dressais
-devant lui. La dame se recula en poussant une exclamation à la fois
-craintive et joyeuse, et nous nous entre-regardâmes.
-
-Cet homme était Louis de Saint-Alais.
-
-
-
-
-CHAPITRE XX
-
-LA RECHERCHE
-
-
-Je n’avais pas revu Louis depuis le jour du duel, à Cahors, ce jour où,
-me séparant de lui à la porte du corridor de la cathédrale, j’avais
-refusé de lui prendre la main. J’étais mortellement fâché contre lui,
-alors. Mais depuis le temps, nos souvenirs d’autrefois et de multiples
-événements avaient fini par apaiser ma rancune; et dans ma joie de le
-retrouver, surtout sous les espèces de l’étranger inattendu, rien
-n’était plus éloigné de ma pensée que de réveiller d’anciens griefs.
-Aussi, je lui tendis la main, avec un mot de badinage.
-
---C’est donc toi, l’inconnu, mon cher? fis-je, en m’inclinant. Je suis
-venu à Nîmes pour te chercher, et voilà que je te trouve!
-
-A ma vue, il resta tout d’abord pétrifié de surprise, puis, s’emparant
-de ma main avec un élan spontané, il la garda entre les siennes, et fixa
-sur moi un long regard, où revivait l’affection d’autrefois.
-
---Adrien! Adrien! fit-il, très ému. Est-il possible que ce soit toi?
-
---Oui, c’est moi, en chair et en os, mon bon Louis.
-
---Et toi ici?
-
---Ici même.
-
-Alors, à ma stupeur, il laissa lentement retomber ma main, et il changea
-d’allures et de visage, comme change l’aspect d’une maison lorsqu’on
-ferme ses volets.
-
---J’en suis fâché, fit-il d’un ton morne, et après une longue pause.
-
-Puis, dans un éclat de colère indéniable:
-
---Morbleu, monsieur! Pourquoi êtes-vous venu? s’écria-t-il.
-
---Pourquoi je suis venu?
-
---Oui, pourquoi? répéta-t-il avec amertume. Pourquoi? Pourquoi êtes-vous
-venu... nous déranger? Vous ne savez pas quel mal vous nous faites! Vous
-ne le savez pas, mon ami!
-
---Je sais du moins quel bien je cherche, répliquai-je, entièrement
-abasourdi de cette volte soudaine et inexplicable. Je n’en ai jamais
-fait secret, et je n’en fais pas secret non plus à cette heure. Personne
-ne fut jamais plus mal traité que moi par vos parents. Votre attitude
-présente me force à vous le dire. Mais quand je verrai Mme la marquise,
-demain, je saurai lui dire qu’il en faudrait bien davantage encore pour
-me faire changer. Je lui dirai...
-
---Si vous la voyiez!... Mais vous ne la verrez pas! répliqua-t-il.
-
---Que si fait, je la verrai!
-
---Je vous dis que non!
-
-Mme Catinot intervint.
-
---Oh! n’ajoutez rien! exclama-t-elle, d’une voix qui dénotait trop bien
-son angoisse. Je croyais que vous étiez une paire d’amis, monsieur
-Louis? Et maintenant... maintenant que le hasard vous remet en
-présence...
-
---Plût au ciel qu’il ne l’eût pas fait! s’écria-t-il, en laissant
-retomber les bras d’un geste désespéré.
-
-Et il fit quelques pas désordonnés par la chambre.
-
-Elle le considéra.
-
---Je ne crois pas que vous m’ayez jamais encore parlé sur ce ton,
-monsieur, dit-elle, d’un air de vif reproche. Si je l’ai mérité... ou
-plutôt, veux-je dire, reprit-elle sans élever la voix, mais les yeux
-étincelants, si c’est parce que vous avez trouvé M. le vicomte avec moi,
-il s’ensuit que vous en concluez des indignités. Vous nous outragez, moi
-comme votre ami.
-
---Le ciel m’est témoin du contraire! exclama-t-il.
-
-Mais elle était montée.
-
---Cela ne me suffit pas, reprit-elle d’un ton ferme et hardi. De toute
-une semaine, cette maison est à moi, monsieur Louis. Ensuite seulement
-vous y serez chez vous. Et alors peut-être... peut-être, reprit-elle,
-d’une voix soudain brisée de tristesse, je vous pardonnerai votre
-conduite de ce soir. Alors peut-être, monsieur, un mot tendre de vous
-saura effacer vos paroles brutales d’aujourd’hui.
-
-Il ne put résister à son accent navré. Il tomba à genoux devant elle et
-lui prit les mains.
-
---O mon amie! chère Catherine! pardonnez-moi! s’écria-t-il avec feu, lui
-baisant les mains sans relâche et sans le moindre souci de ma présence.
-Pardonnez-moi! je suis un misérable! Vous êtes mon réconfort unique, ma
-seule consolation. Depuis que je l’ai vu, je ne sais plus ce que je dis.
-Pardonnez-moi!
-
---Je vous pardonne! dit-elle avec empressement. Relevez-vous, monsieur!
-
-Et elle essuya une larme furtive, puis me regarda en rougissant, mais de
-joie.
-
---Oui, je vous pardonne, reprit-elle. Quoique en vérité, mon cher, je ne
-vous comprenne plus. L’autre jour vous parliez si affectueusement de M.
-de Saux, et aussi, excusez-moi, de votre sœur, et d’autres sujets
-encore. Aujourd’hui que M. de Saux est présent, vous voilà malheureux.
-
---Et il y a de quoi! fit-il, en me jetant un coup d’œil hagard et
-désolé.
-
-Je haussai les épaules et pris la parole.
-
---Soit, fis-je d’un ton cassant. Mais parce que je perds un ami,
-monsieur, il ne s’ensuit pas que je doive aussi perdre ma fiancée. Je
-suis venu à Nîmes pour briguer la main de Mlle de Saint-Alais. Je n’en
-repartirai pas avant de l’avoir obtenue.
-
---C’est de la démence! fit-il avec un soupir.
-
---De la démence! Pourquoi?
-
---Parce que vous demandez l’impossible. Parce que Mme de Saint-Alais
-n’est plus à Nîmes... pour vous du moins.
-
---Je sais qu’elle est à Nîmes.
-
---Trouvez-la.
-
---C’est de l’enfantillage! répliquai-je. Comme si au premier hôtel où
-j’entrerai, on n’allait pas m’apprendre où votre mère est logée.
-
---Ni au premier ni au dernier.
-
---Elle est donc cloîtrée?
-
---Je ne vous le dirai pas.
-
-Après quoi nous restâmes à nous dévisager, tandis que Mme Catinot nous
-surveillait du coin de l’œil. A coup sûr les événements des derniers
-mois, qui avaient si fort changé et durci Mme de Saint-Alais, n’avaient
-pas eu moins d’influence sur Louis. Je croyais presque avoir en face de
-moi, au lieu du frère cadet, M. le marquis l’aîné, qui me bravait; et
-cependant, sous le masque farouche revêtu par Louis, j’entrevoyais, me
-semblait-il, son ancien visage, irrésolu et navré.
-
-J’essayai de cette corde.
-
---Allons, fis-je, m’efforçant de ravaler mon courroux et de parler
-raison, ce ne peut être sérieux, ce que vous me dites là, monsieur le
-comte, et nous nous sommes échauffés tous les deux. Il fut un temps où
-nous nous accordions, et où vous ne répugniez pas à m’avoir comme
-beau-frère. Allons-nous, à cause de ces malheureuses divergences
-d’opinion...
-
---Des divergences d’opinion! s’écria-t-il, m’interrompant avec rudesse.
-L’hôtel de ma mère, à Cahors, ne possède plus que les quatre murs. Le
-château de mon frère, à Saint-Alais, n’est plus qu’un amas de cendres.
-Et vous parlez de divergences d’opinion!
-
---Eh bien! appelez-les comme il vous plaira.
-
---En outre, interrompit vivement Mme Catinot, excusez-moi, monsieur, en
-outre, monsieur de Saint-Alais, vous connaissez notre besoin de nouveaux
-convertis. M. le vicomte est un gentilhomme, et il est sensé et
-religieux. Il s’en faut de peu, de bien peu, ajouta-t-elle, en
-m’adressant un léger sourire, qu’il ne soit persuadé. Que diriez-vous,
-si la main de votre sœur achevait la besogne, et si Mme votre mère y
-consentait?
-
---Même alors il ne l’obtiendrait pas! répliqua-t-il, d’un ton farouche
-et les yeux détournés de moi.
-
---Mais il y a huit jours, reprit la jeune dame, tout étonnée, vous me
-disiez...
-
---Il y a huit jours n’est pas aujourd’hui, fit-il. D’ailleurs je
-n’ajouterai plus qu’un mot. Je suis fâché de vous voir à Nîmes, monsieur
-le vicomte, et je vous prie de vous en retourner chez vous. Vous ne
-pouvez faire aucun bien ici, et vous pouvez faire du mal et en éprouver.
-Par aucun moyen vous n’arriverez à vos fins.
-
---C’est ce qui reste à savoir, répliquai-je avec entêtement, courroucé à
-mon tour. Et d’abord, puisque vous dites que je ne puis trouver Mlle
-Denise, j’emploierai un moyen bien simple. Je vais attendre ici votre
-départ, monsieur, et alors je vous suivrai jusque chez vous.
-
---Vous ne ferez pas cela! fit-il.
-
---Je vous assure bien que je n’y manquerai pas, ripostai-je, sur un ton
-de défi.
-
-Mais Mme Catinot intervint.
-
---Non, monsieur de Saux, dit-elle avec noblesse. Vous ne ferez pas cela;
-j’en suis assurée; ce serait abuser de mon hospitalité.
-
---Vous me le défendez?
-
---Je vous le défends.
-
---En ce cas, madame, j’y renonce. Mais...
-
---Pas de mais! Faites trêve maintenant, je vous prie, dit-elle avec
-fermeté. Si vous devez être en guerre tous les deux, ne commencez pas
-ici. Mieux vaut d’ailleurs, il me semble... que je vous prie de vous
-retirer, conclut-elle, en me jetant un regard suppliant.
-
-Je regardai Louis. Mais il s’était détourné, et affectait de m’ignorer.
-Ce fut le coup de grâce pour moi. Il m’était impossible de répliquer à
-Mme Catinot, lorsqu’elle me parlait sur ce ton; et impossible également
-de rester chez elle contre sa volonté. Je la saluai donc en silence; et
-d’aussi bonne grâce qu’il me fut possible, malgré ma tristesse et mon
-dépit, j’allai prendre mon manteau et mon chapeau sur la chaise où je
-les avais posés.
-
---Je suis désolée, fit-elle avec grâce.
-
-Et elle me tendit la main.
-
-Je la portai à mes lèvres.
-
---Demain... à midi... ici, chuchota-t-elle.
-
-Je tressaillis. Sa voix était si basse qu’il me fallut presque deviner
-le sens de ses paroles; mais ses yeux en disaient long, et je compris
-leur muet langage. Ce fut l’affaire d’un instant; puis elle s’éloigna,
-et moi-même, jetant un dernier regard attristé à Louis qui me tournait
-le dos, je me retirai.
-
-L’homme qui m’avait introduit se tenait dans le vestibule.
-
---Votre cheval est à l’auberge du Louvre, monsieur, dit-il, en m’ouvrant
-la porte.
-
-Je lui donnai la pièce, et sortis, sans savoir le moins du monde où
-j’allais. Je suivis la rue, plongé dans mes réflexions, tant et si bien
-que j’allai donner tête baissée en plein contre quelqu’un. Réveillé du
-coup, je regardai autour de moi. J’avais passé un peu plus de trois
-heures dans cette maison, et mon arrivée dans Nîmes ne datait guère de
-plus longtemps; mais ce court espace avait été rempli de telle sorte que
-je m’étonnai de voir des rues inconnues, et de m’y trouver seul, ne
-sachant par où me diriger. Il était au moins dix heures du soir, et de
-rares lanternes se balançant çà et là mettaient aux carrefours un rond
-de clarté fuligineuse; et néanmoins il y avait encore beaucoup de monde
-dehors: quelques-uns s’arrêtaient à causer, mais la plupart allaient
-dans une même direction, les hommes emmitouflés jusqu’aux yeux, les
-femmes un voile sur le visage.
-
-La nécessité de trouver un gîte me fit oublier pour l’heure ma
-préoccupation dominante, à savoir: ce que signifiait la conduite de
-Louis. J’arrêtai un homme qui ne suivait pas le flot, et lui demandai le
-chemin de l’hôtel du Louvre. J’appris de lui, non seulement ce chemin,
-mais le motif de ce concours de peuple.
-
---Il vient d’y avoir une procession, me lança-t-il, d’un ton rêche.
-J’aurais cru que vous saviez cela! ajouta-t-il, avec un coup d’œil à mon
-chapeau.
-
-Et il tourna les talons.
-
-Je me souvins de ma cocarde rouge, et avant de faire un pas de plus, je
-pris soin de m’en débarrasser. Comme je me remettais en marche, un
-individu me dépassa, et tout en courant il me fourra un papier dans la
-main. Je n’eus pas le temps d’ouvrir la bouche, qu’il était déjà loin;
-mais cet incident, joint à l’animation des rues, singulière vu l’heure
-tardive, contribua encore à me distraire de mes pensées. Je ne fus pas
-surpris, en arrivant à l’auberge, de m’entendre dire qu’il ne restait
-plus une seule chambre.
-
---Mon cheval est déjà chez vous, insistai-je, car je me figurais que le
-patron, me voyant à pied, se méfiait peut-être du poids de ma bourse.
-
---Je le sais, monsieur; mais tout ce que je puis vous offrir, c’est de
-coucher dans la salle à manger, répondit-il très poliment. Et
-croyez-moi, vous ne serez pas mieux ailleurs. C’est comme s’il y avait
-la foire à Beaucaire. La ville est pleine d’étrangers. Il y en a presque
-autant que de ces machins-là! conclut-il d’un air agacé, en désignant le
-papier que je tenais toujours.
-
-J’y jetai un coup d’œil: c’était un manifeste intitulé: «Sacrilège! La
-Sainte Vierge pleure!»
-
---On vient de me le fourrer dans la main à la minute, dis-je.
-
---Bien entendu, fit-il. Un matin en nous levant nous en avons trouvé les
-murs tout couverts. Une autre fois il en volait des nuées par les rues.
-
---Savez-vous, hasardai-je, comprenant qu’il avait soupé et qu’il ne
-demandait qu’à parler, où loge le marquis de Saint-Alais?
-
---Non, monsieur, répondit-il. Je ne connais pas ce gentilhomme.
-
---Il est pourtant ici avec sa famille.
-
---Il y a tant de monde ici! répliqua-t-il en haussant les épaules.
-
-Puis, baissant la voix:
-
---Est-il rouge, ou... le contraire, monsieur?
-
---Rouge, fis-je sans hésiter.
-
---Ah! ah! Eh bien! il y a quelques gentilshommes qui font la navette
-entre notre M. Froment et Turin ou Montpellier. On dit que notre maire
-aurait eu le devoir de les faire arrêter depuis longtemps. Mais lui
-aussi est rouge, comme la plupart des conseillers. Je n’affirme rien, du
-reste, n’étant d’aucun parti. Le gentilhomme que vous cherchez est
-peut-être de ceux-là?
-
---C’est fort probable, dis-je. Ainsi donc M. Froment est ici?
-
---Monsieur le connaît?
-
---Oui, fis-je d’un ton bref, un peu.
-
---Ma foi, j’ignore s’il est ici ou non, reprit l’hôtelier, en hochant la
-tête. On ne peut jamais le savoir.
-
---Pourquoi? demandai-je. N’habite-t-il pas dans Nîmes?
-
---Si fait, il habite la Porte d’Auguste, sur les vieux remparts, auprès
-du couvent des Capucins. Mais (il jeta un regard circulaire, puis
-continua d’un air mystérieux) on le voit sortir d’endroits où il n’est
-jamais entré, monsieur! De la maison qu’il a dans les Arènes, par
-exemple. On prétend même que le couvent des Capucins est une de ses
-retraites. Et si vous allez au _Cabaret de la Vierge_, en vous réclamant
-de lui, vous boirez sans payer.
-
-Il souligna ces paroles de plusieurs hochements de tête, puis, comme
-s’avisant tout à coup qu’il en avait trop dit, il s’éloigna en hâte.
-M’étant informé de M. de Géol et de Buton, j’appris que faute de place
-ici, ils étaient allés à l’_Écu de France_; mais je ne fus pas trop
-fâché d’être débarrassé d’eux pour le moment, et acceptant l’offre de
-l’hôtelier, je me rendis à la salle à manger, où je m’accommodai aussi
-bien que me le permirent et la dureté des chaises et ma préoccupation
-d’esprit.
-
-L’unique souci, l’unique problème qui m’absorbât, était l’attitude de
-Louis, et ce changement singulier et sans transition que j’y avais
-remarqué. D’abord il paraissait tout heureux de me voir, sa main
-s’offrait spontanément à la mienne, je lisais dans ses yeux l’affection
-d’autrefois; et voilà que tout à coup, en un instant, il se roidit en
-une hostilité âcre et obstinée qui surprit Mme Catinot, et n’alla point
-sans une ombre de remords, et presque d’horreur. Serait-il possible
-qu’_elle_ fût morte? Serait-il possible que Denise... Mon esprit refusa
-de s’arrêter sur cette pensée. Je me relevai, frémissant, et parcourus
-ma chambre jusqu’au jour; attentif au cri du veilleur de nuit, aux
-lugubres heures, et de temps à autre aux bruits de pas précipités qui
-rappelaient l’agitation de la ville. Mais Froment, et les rouges, les
-blancs ou les tricolores, le veto ou le non veto, ne m’importaient
-guère: j’avais autre chose à penser!
-
-La maison s’éveilla enfin, mais il ne m’en fallait pas moins attendre
-jusqu’à midi pour revoir Mme Catinot. J’occupai l’intervalle à errer par
-la ville, au hasard. Je visitai les vieux monuments: les antiques
-Arènes, élevant leurs arches sourcilleuses bien plus haut que les
-abjectes masures adossées contre elles; ces Arènes encombrées par tout
-une pouillerie d’autres cabanes occupant la place où trônaient jadis les
-consuls de Rome, tandis que les couleurs de l’Empereur flottaient
-victorieuses autour de la piste; je vis la Maison Carrée, la Tour Magne,
-le Temple de Diane. Mais ces objets qui, en d’autres temps, m’auraient
-comblé d’admiration, avaient peine à retenir mon regard; je ne faisais
-guère plus attention à la foule dense qui s’affairait dans les rues, et
-s’arrêtait devant les cabarets ou devant les affiches des murs. Ma
-pensée ne se préoccupait que de Louis, de mon amour, et de la lenteur
-des minutes. Au premier coup de midi je heurtais à la porte de Mme
-Catinot; au dernier, je me trouvais devant elle.
-
-Je ne jetai qu’un regard sur ses traits, et mon cœur défaillit: les
-paroles de remerciement expirèrent sur mes lèvres. De son côté elle-même
-était troublée. Nous restâmes tout d’abord silencieux l’un et l’autre.
-
-M’efforçant de sourire et de faire bonne contenance, je prononçai enfin:
-
---Je vois, madame, que vous avez de tristes nouvelles à m’apprendre.
-
---Je crains en effet qu’elles ne soient des pires, répondit-elle, d’un
-air apitoyé. Car je n’en ai aucune à vous donner, monsieur.
-
---Le proverbe dit pourtant: «Pas de nouvelles, bonnes nouvelles»,
-fis-je, sans comprendre.
-
-Ses lèvres frémirent, mais elle garda les yeux baissés.
-
---Allons, madame, insistai-je, le cœur défaillant. Vous ne pouvez
-manquer d’avoir autre chose à m’annoncer. A tout le moins vous pouvez
-m’apprendre où je verrai Mme de Saint-Alais.
-
---Non, monsieur, je ne puis vous l’apprendre, fit-elle, à voix basse.
-
---Ni pourquoi M. Louis a pris si soudainement cet air d’hostilité à mon
-égard?
-
---Non, monsieur, cela non plus. Et je vous prierai, si vous êtes un
-gentilhomme, ajouta-t-elle avec vivacité, de m’épargner vos questions.
-Je croyais pouvoir vous aider, quand je vous ai prié de venir me trouver
-aujourd’hui. Je m’aperçois que je puis seulement vous faire de la peine.
-
---Et voilà tout, madame?
-
---Voilà tout, fit-elle, avec un geste plus expressif que ses paroles.
-
-J’embrassai d’un regard la pièce muette, et fis quelques pas vers la
-porte. Puis je me ravisai.
-
---Non! m’écriai-je avec force. Je ne m’en irai pas sans savoir!
-Qu’avez-vous donc appris, madame, qui vous ferme ainsi la bouche?
-Qu’est-ce qui se trame contre elle... pour que vous craigniez tellement
-de le dire? Parlez, madame! C’est pour entendre autre chose que vous
-m’avez fait venir ici! Je n’en puis douter.
-
-Mais elle se contenta de me jeter un regard de reproche.
-
---Monsieur, fit-elle, je ne me tais que pour votre bien. Est-ce donc là
-ma récompense?
-
-J’étais vaincu. Je me retirai sans mot dire, et quittai l’appartement.
-
-Une fois hors de la maison, je me sentis comme un enfant perdu dans les
-ténèbres, qui vient de voir se fermer devant lui la seule porte menant à
-la vie et à la liberté. J’éprouvais un morne et glacial désappointement,
-qui ne tarda pas à se changer en une douleur aiguë. Cette transformation
-de Mme Catinot, qui ressemblait si exactement à celle de Louis, quelle
-pouvait donc en être la cause? Que lui avait-on révélé? Quel était le
-mystère, la trame, le danger, qui les faisait tous se détourner de moi,
-comme d’un pestiféré?
-
-Je restai un moment abîmé dans le désespoir. Puis l’éclat du soleil
-inondant les rues, précurseur du renouveau, m’inspira de moins sombres
-pensées. Après tout il ne saurait être si difficile de découvrir
-quelqu’un dans Nîmes! J’avais bien rencontré Louis! Et nous étions au
-XVIIIe siècle, et non plus au XVIe. Les femmes n’étaient plus soumises à
-la contrainte de jadis, ni les hommes à la violence des âges féodaux.
-
-Je m’efforçais de tirer de cette idée quelque réconfort, quand un bruit
-s’éleva dans la rue, derrière moi: une clameur de voix et la brusque
-ruée de centaines de pieds. Je me retournai, et vis une foule épaisse
-d’hommes qui s’avançaient en agitant des bannières bleues, des crucifix,
-et des oriflammes ornées des Cinq Plaies. Les uns chantaient, les autres
-vociféraient, et tous brandissaient des gourdins et des armes. Le
-cortège s’avançait à une vive allure, occupant la rue dans toute sa
-largeur: pour l’éviter je me réfugiai sous une voûte, qui s’offrit à moi
-tout à propos.
-
-Ils arrivèrent bientôt à ma hauteur, et défilèrent avec
-d’assourdissantes vociférations. Je ne pus guère distinguer qu’une forêt
-de bras s’agitant au-dessus de faces basanées; mais par une éclaircie je
-pus entrevoir trois hommes marchant au plus dense de la cohue, d’un air
-tranquille, bien qu’ils fussent le centre et la cause de tout ce fracas.
-L’un de ces trois hommes, celui du milieu, était Froment. L’un de ses
-deux acolytes portait la soutane, et l’autre, à l’air de risque-tout,
-avait le chapeau sur l’oreille, d’une façon martiale. Hors cela, je ne
-vis que des rangées successives et pressées d’hommes vociférants. Après
-eux venaient trois ou quatre cents individus, la lie de la cité,
-mendiants, malandrins de toute espèce, et autres gens sans aveu.
-
-Quand j’eus cessé de les regarder, je trouvai à côté de moi un homme en
-qui je reconnus par un singulier hasard le passant qui, la veille au
-soir, m’avait indiqué l’hôtel du Louvre. Je lui demandai si ce n’était
-pas M. Froment que je venais de voir.
-
---Si fait, répondit-il en ricanant. C’est bien lui, avec son frère.
-
---Tiens, son frère? Comment s’appelle-t-il, monsieur?
-
---Il y en a qui l’appellent Froment le Matamore.
-
---Et que vont-ils faire?
-
---Pousser des huées devant une église protestante aujourd’hui,
-répondit-il avec âpreté. Demain ils casseront les carreaux. Le jour
-suivant, ou du moins aussitôt qu’ils en auront trouvé le courage, ils
-expulseront les fidèles, et les remplaceront par leur garnison de
-Montpellier. Après quoi les réfugiés de Turin arriveront, nous serons en
-pleine révolte, et nous reverrons les dragonnades. Et alors, si les
-Cévenols ne s’en mêlent pas, vous verrez du nouveau.
-
---Mais le maire? fis-je. Et les gardes nationaux? Laisseront-ils faire?
-
---Le premier est un rouge, répondit-il laconiquement, ainsi que les deux
-tiers de l’autre. Vous verrez ça.
-
-Et avec une froide inclination, il poursuivit son chemin, tandis que je
-restais à suivre vaguement des yeux le cortège. A ce moment, je m’avisai
-tout à coup que là où se trouvait Froment on avait bien des chances de
-rencontrer Saint-Alais; et m’attachant à cette idée, que je m’étonnai
-beaucoup de n’avoir pas eue plus tôt, je me mis à courir pour rejoindre
-la foule. Son dernier remous achevait de s’enfoncer derrière un tournant
-lointain; mais eût-il disparu plus tôt, le parcours restait suffisamment
-jalonné par les persiennes closes et par les têtes effarées qui se
-montraient aux fenêtres. J’entendis la foule faire halte une fois, et
-pousser des huées menaçantes; mais je ne l’avais pas encore rejointe,
-qu’elle était repartie, et lorsque je la rattrapai, à l’endroit où l’une
-des rues, avant de s’étrangler au passage d’une vieille porte,
-s’élargissait en une petite place, qu’entouraient de hautes bâtisses
-sombres, et où aboutissait un fouillis de ruelles, le cortège principal
-avait disparu, et son arrière-garde achevait de se disloquer.
-
-J’avais donc manqué mon but, qui était de retrouver Froment. Mais je
-n’eus qu’un instant d’indécision, car en fouillant du regard les groupes
-qui regagnaient la ville, je découvris un maigre personnage à l’échine
-voûtée et à la soutane râpée. Comme il se disposait à traverser la rue,
-il s’arrêta une seconde avant de s’engager dans le flot des passants. Un
-coup d’œil me suffit: avec un cri de joie, je fendis la presse et fus à
-son côté.
-
-C’était l’abbé Benoît! Tout d’abord, l’émotion nous rendit muets. Puis,
-échangés en hâte les premiers mots de bienvenue, nous nous examinâmes
-l’un l’autre, et je vis poindre sur son visage le même malaise et la
-même altération que j’avais remarqués chez Louis de Saint-Alais. Il
-murmura tout bas: «O mon Dieu! mon Dieu!» et ses mains se crispèrent
-furtivement.
-
-Mais j’étais excédé de ce mystère, et je le lui déclarai en termes
-violents.
-
---Vous du moins, l’abbé, vous allez me l’expliquer! m’écriai-je.
-
-Deux ou trois passants m’entendirent, et nous dévisagèrent avec
-curiosité. Il m’entraîna, loin d’eux, sous un porche; mais un individu
-s’obstinait à nous suivre.
-
---Entrons, me glissa le prêtre, nous serons plus tranquilles là-haut.
-
-Et il me fit monter un escalier de pierre, vieux et malpropre, qui
-servait à beaucoup de gens, et dont nul ne prenait soin.
-
---C’est ici que vous logez? lui demandai-je.
-
---Oui, c’est ici, fit-il, et il s’arrêta court, en me regardant d’un air
-gêné. Mais il y fait bien triste, monsieur le vicomte, ajouta-t-il, en
-allant pour redescendre, et mieux vaudrait peut-être...
-
---Non, non! m’écriai-je, brûlant d’impatience. Allons chez vous, mon
-ami! Chez vous! puisque vous logez dans la maison! Je ne puis attendre.
-Je vous ai découvert, et il ne se passera pas une minute de plus sans
-que je sache la vérité.
-
-Il balançait encore, et même il alla pour balbutier une défaite. Mais je
-ne voulus rien entendre, et il dut se résigner à me guider lentement
-jusqu’au plus haut de la maison, où il avait sous les tuiles une petite
-chambre garnie d’un matelas et d’une chaise, avec deux ou trois volumes
-et un crucifix. Une petite lucarne donnait accès à la lumière, et non
-seulement à elle, car à notre entrée un pigeon s’envola du carreau et
-prit son essor par l’ouverture.
-
-Il eut une exclamation d’ennui, et m’avoua qu’il leur donnait parfois à
-manger.
-
---Ils me tiennent compagnie, fit-il tristement. Et je n’en ai guère
-trouvé d’autre ici.
-
---Vous y êtes pourtant venu de votre plein gré, ripostai-je brutalement.
-
-Je n’en pouvais plus d’angoisse, et ce fut de la sorte qu’elle se
-traduisit.
-
---J’y suis venu perdre mes dernières illusions, répondit-il. Depuis des
-années, vous le savez, monsieur le vicomte, j’attendais la réforme, la
-liberté, la délivrance. Et je communiquais à autrui mon espoir. Eh bien!
-nous avons obtenu tout cela, vous le savez, et pour user de sa liberté,
-le peuple n’a rien eu de plus pressé que d’attenter à la religion.
-D’ailleurs je suis venu ici parce que l’on m’avait dit qu’ici les
-défenseurs de l’Église sauraient résister; qu’ici l’Église était forte,
-la religion en honneur, la foi toujours vivace. Je suis venu pour
-retremper mon espoir à l’espoir d’autrui. Or, je n’aperçois d’un côté
-comme de l’autre que mensonge, traîtrise et chicane. Et la violence
-règne partout.
-
---Mais alors, au nom du ciel! dites-moi donc, mon ami, pourquoi
-n’êtes-vous pas retourné chez vous? m’écriai-je.
-
---J’allais y retourner voici huit jours, répondit-il. Mais je ne suis
-pas parti. Et...
-
---Laissons cela, m’écriai-je avec rudesse. Ce n’est pas mon affaire.
-J’ai vu Louis de Saint-Alais, et je sais qu’il y a quelque chose qui
-cloche. Il refuse de me revoir. Il refuse de me dire où est la marquise.
-Il refuse de plus rien avoir de commun avec moi. Il me regarde comme si
-j’étais la tête de Méduse! Voyons, qu’est-ce que cela signifie? Vous le
-savez, il faut que je le sache. Parlez.
-
---Mon Dieu! répondit-il.
-
-Et il me regarda les larmes aux yeux. Puis il ajouta:
-
---C’est bien ce que je craignais.
-
---Ce que vous craigniez? Vous craigniez quoi? m’écriai-je.
-
---Que votre cœur n’en souffrît, monsieur le vicomte.
-
---Mon cœur souffrir? De quoi? Exprimez-vous plus clairement!
-
---Du prochain mariage... de Mlle de Saint-Alais, lâcha-t-il.
-
-Je restai béant une seconde.
-
---Elle se marie? haletai-je. Avec qui?
-
---Avec M. Froment, répondit-il.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXI
-
-RIVAUX
-
-
---C’est impossible! fis-je, à mi-voix. Froment! c’est impossible!
-
-Mais j’avais beau dire, je me rendais compte que c’était trop possible;
-et je me mis à la lucarne afin de cacher mon visage à l’abbé Benoît...
-Froment! Ce seul nom, maintenant que j’étais sur la voie, faisait la
-lumière. Compagnon de voyage, associé-conspirateur, protégé d’abord,
-puis protecteur, sa figure, telle que je l’avais vue à la portière de la
-berline dans la gorge voisine de Villeraugues, me revint à la mémoire,
-et je m’étonnai de n’avoir pas plus vite pénétré le mystère. Ce
-bourgeois ambitieux, une fois mis en présence de Denise, n’était-il pas
-évident que, tôt ou tard, il lèverait les yeux sur elle? N’était-il pas
-vraisemblable que Mme de Saint-Alais, appauvrie et abreuvée d’amertumes,
-lancée dans la tourmente révolutionnaire, consentirait à lui donner la
-main de sa fille, en récompense de son audace? Il était déjà riche, et
-le succès l’anoblirait! Cet homme, d’ailleurs, fort alors que tant
-d’autres étaient faibles, résolu alors que cent autres fléchissaient,
-conscient de son but et acharné à le poursuivre alors que les autres
-n’en avaient pas, cet homme ne pouvait manquer de séduire des yeux
-féminins. De rage, je grinçai des dents.
-
-Tout en remuant ces pensées, j’avais les yeux fixés sur une petite cour
-sale et pareille à un puits, que dominait la fenêtre, et de l’autre côté
-de laquelle, mais beaucoup plus bas, une arcade d’allure monastique et
-surmontée d’une statuette concentrait mon attention. Sans y penser, car
-j’aurais pu jurer avoir l’esprit occupé de tout autre chose, je vis deux
-hommes entrer dans la cour et s’enfoncer sous le porche. Ils ne
-heurtèrent ni n’appelèrent, mais l’un d’eux frappa deux coups de son
-gourdin sur les dalles; la porte s’ouvrit aussitôt, comme d’elle-même,
-et les deux personnages disparurent.
-
-J’avais suivi leurs gestes inconsciemment; et ce fut sans nul doute le
-bruit de la porte refermée qui me tira de ma rêverie.
-
---Froment! prononçai-je. Froment!
-
-Puis je me détournai de la fenêtre.
-
---Où est-elle? demandai-je d’une voix rauque.
-
-L’abbé Benoît fit un signe négatif.
-
---Vous devez le savoir! m’écriai-je, car indéniablement il le savait.
-Vous devez le savoir!
-
---Je le sais, répondit-il lentement, les yeux attachés sur les miens.
-Mais je ne puis vous le révéler. Je ne le pourrais pas, fût-ce pour vous
-sauver la vie, monsieur le vicomte. Je l’ai appris en confession.
-
-Je le regardai fixement, désemparé. Sa réponse, plus qu’aucune autre,
-abattit mon courage. Je le savais: contre cette porte d’airain, cette
-porte massive et sans serrure, je pouvais frapper du poing et exercer ma
-fureur sans résultat jusqu’à la fin des siècles. A la fin cependant je
-m’écriai:
-
---Mais alors, pourquoi, pourquoi donc m’en avez-vous dit autant?
-Pourquoi m’avoir dit quelque chose?
-
-Et j’éclatai d’un rire amer.
-
---Parce que je voulais vous faire quitter Nîmes, répondit
-affectueusement l’abbé Benoît, en posant la main sur mon bras, avec un
-regard significatif. Mlle Denise est fiancée, et hors de votre portée.
-Dans quelques heures, à tout le moins dès que les élections auront lieu,
-il va se produire ici un soulèvement. Je vous connais, et je sais que
-vos sympathies n’iront à aucun des deux partis. Pourquoi donc rester,
-monsieur le vicomte?
-
---Parce que, dis-je, si vivement que sa main retomba de mon bras comme
-si je l’avais frappé; parce que tant que Mlle Denise ne sera pas mariée,
-je la suivrai, fût-ce à Turin. Parce que M. Froment à tort de mêler les
-choses de l’amour à celles de la guerre, et que mes sympathies sont à
-présent d’un côté, et que ce côté n’est pas le sien! Oh non! ce n’est
-pas le sien!... Pourquoi? me demandez-vous. Parce que vous ne pouvez pas
-parler; mais il y en a d’autres qui le peuvent, et je vais aller les
-trouver!
-
-Et sans écouter sa réponse ni ses protestations, malgré ses appels et
-ses efforts pour me retenir, j’attrapai mon chapeau et m’élançai dans
-l’escalier. Une fois hors de la maison et dans la rue, je pris mes
-jambes à mon cou et regagnai le quartier de la ville d’où j’étais parti.
-Les rues que je traversai étaient encore encombrées, mais le désordre
-s’y atténuait, comme si la procession que j’avais suivie eût laissé
-derrière elle un sillage de recueillement. A plusieurs reprises je vis
-des soldats en patrouille, qui exhortaient le peuple au calme, et à
-chaque pas des groupes inquiétants de citoyens qui chuchotaient et me
-lançaient au passage des regards soupçonneux. Sur dix individus mâles il
-y avait un moine, dominicain ou capucin, et malgré ma préoccupation
-exclusive de retrouver M. de Géol et Buton, pour leur demander ce qu’ils
-savaient, comme ennemis de Froment, de ses plans et de ses forces, je
-m’aperçus qu’il régnait par la ville une atmosphère insolite: si je
-voulais faire quelque chose avant que la convulsion ne se déchaînât, il
-me fallait agir sans retard.
-
-Je fus assez heureux pour rencontrer M. de Géol et Buton à leur auberge.
-Le premier, que je n’avais pas revu depuis notre arrivée, et qui était
-probablement édifié sur la cause de ma disparition soudaine,
-m’accueillit les sourcils froncés, avec un air sarcastique; mais quand
-je lui eus posé une ou deux questions, il s’aperçut que je parlais
-sérieusement, et changea d’attitude.
-
---Mettez-le donc au courant, fit-il, en adressant un signe de tête à
-Buton.
-
-Je m’aperçus alors de leur surexcitation, qu’ils cherchaient en vain à
-dissimuler.
-
---Que se passe-t-il? demandai-je.
-
---Il se passe, répondit le forgeron avec vivacité, que le parti de M.
-Froment s’est soulevé hier en Avignon. Prématurément. Et il a été
-écrasé, avec de lourdes pertes. Nous venons d’en recevoir la nouvelle.
-Cela peut précipiter les choses.
-
---J’ai vu des soldats dans les rues, dis-je.
-
---En effet, les calvinistes ont réclamé leur protection. Mais ces
-soldats et leurs patrouilles ne sont que de la farce, fit de Géol avec
-un sombre sourire. Le régiment de Guyenne est patriote et disposé à nous
-donner une aide qui serait efficace, mais ses officiers le retiennent
-dans les casernes; le maire et la municipalité sont rouges, et quoi
-qu’il advienne, ils ne hisseront pas le signal d’alarme qui ferait
-sortir la troupe. Les cabarets catholiques regorgent d’individus en
-armes; et bref, mon cher, si Froment réussit à s’emparer de la ville et
-à en rester maître durant trois jours, M. d’Artois, gouverneur de
-Montpellier, nous arrivera ici avec sa garnison, et...
-
---Et?
-
---Et ce qui était une émeute deviendra une insurrection, reprit-il d’une
-voix éclatante. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres, et il n’habite
-pas que des brebis dans les monts Cévennes!
-
-Comme il achevait ces mots, un homme entra précipitamment, nous regarda,
-et lui fit un geste d’intelligence.
-
---Excusez-moi, dit vivement M. de Géol.
-
-Et tout en lui parlant à voix basse, il entraîna l’homme hors de la
-pièce. Buton le suivit de près. Je restai seul.
-
-Je croyais les voir revenir, et je les attendis avec impatience; mais
-plusieurs minutes s’écoulèrent, et ils ne réapparurent point. A la
-longue, fatigué d’attendre, et inquiet de ce qui se préparait, je passai
-dans la cour de l’auberge, et de là dans la rue. Je ne les y trouvai
-pas; mais rassemblés devant la porte je vis un groupe de domestiques et
-autres gens de la maison. Tous restaient silencieux, aux écoutes, et
-quand je m’approchai, l’un d’eux me lança un coup d’œil hargneux, et me
-fit signe de me tenir tranquille.
-
-Je n’eus pas le temps de le questionner: un coup de feu lointain éclata,
-qui me fit battre le cœur, puis un second, et un troisième. Un bruit
-sourd leur succéda, la clameur d’une foule, peut-être, ou le roulement
-d’un lourd chariot; puis une nouvelle série de détonations, nettes et
-sèches. Nous écoutions toujours. Alors, comme le dernier rayon du rouge
-soleil couchant s’effaçait sur les larmiers du toit, une cloche se mit à
-tinter, par coups précipités; et un homme, débouchant du coin le plus
-proche, s’élança vers nous.
-
-Mais le patron de l’_Écu_ ne l’attendit pas.
-
---Rentrez vite tous! cria-t-il à son monde, et fermez la grande porte!
-Toi, Pierre, barre les contrevents. Et vous, monsieur, poursuivit-il en
-hâte, s’adressant à moi, vous ferez bien de rentrer avec nous. La ville
-se soulève, et il ne fait pas bon au dehors pour les étrangers.
-
-Mais je m’éloignais déjà dans la rue. Je croisai le fuyard, qui me cria
-en passant que l’émeute arrivait. Je croisai un cheval sans cavalier,
-fou d’épouvante, qui descendait la chaussée au galop: il fit un écart
-pour m’éviter, et faillit tomber sur les dalles glissantes. Mais je ne
-m’occupai ni de l’un ni de l’autre. Je continuai à courir; tant et si
-bien qu’à deux cents pas devant moi j’aperçus un nuage de poussière et
-de fumée, à travers lequel on distinguait de dos une rangée de soldats
-qui battaient en retraite, refoulés lentement par la poussée d’une foule
-compacte. Au bout d’un instant, ils furent débordés et engloutis dans la
-foule, qui força le barrage, en poussant des clameurs de triomphe.
-
-J’eus l’esprit de voir l’impossibilité de me frayer un chemin au travers
-de cette foule; et je plongeai dans une venelle latérale, étroite et
-enténébrée par la large saillie des larmiers qui cachaient presque le
-pâle ciel crépusculaire. Cette venelle me conduisit à une petite rue
-pleine de femmes qui d’un air terrifié prêtaient l’oreille au tumulte.
-En hâte je traversai leurs rangs, et lorsque je me jugeai parvenu assez
-loin pour prendre l’émeute à revers, j’avisai une ruelle qui me sembla
-mener dans la direction du gîte de l’abbé Benoît. Par bonheur, la foule
-n’occupait que les grandes artères, les rues latérales étaient
-relativement désertes, et j’atteignis sans encombre la petite place
-voisine de la porte.
-
-C’était là que la troupe avait dû commencer d’attaquer, ou tout proche,
-car un mousquet rompu en deux gisait sur le pavé, et des faces blêmes,
-aux fenêtres des étages supérieurs, me suivirent des yeux, en un silence
-étrangement hagard, tandis que je traversais la place. Mais je ne
-rencontrai personne, et arrivai enfin à la porte de la maison où
-demeurait l’abbé Benoît. Je m’engageai dans l’escalier.
-
-Au dehors il restait un peu de lumière, mais dans l’intérieur il faisait
-obscur, et je n’avais pas gravi deux marches que je trébuchai et tombai
-la tête la première sur un objet qui me barrait le passage. Ma chute fut
-rude, et je me relevai en geignant; mais je cessai de geindre et
-demeurai sans souffle, lorsque dans le demi-jour de l’entrée je vis
-l’objet sur quoi j’avais buté. C’était le corps d’un homme.
-
-L’homme était un moine, vêtu de la robe blanche et noire de son ordre;
-et il était mort. Il me fallut un moment pour surmonter l’horreur de
-cette découverte, mais quand j’y eus réussi, je n’eus pas de peine à
-comprendre comment le corps se trouvait là. L’homme avait dû recevoir
-une balle dans la rue au début de l’émeute, si même il n’avait des
-premiers attaqué la patrouille; et l’on avait traîné son corps sous
-cette voûte, tandis que son parti courait à la vengeance.
-
-Je me penchai pour rabattre pieusement la cagoule que mon pied avait
-dérangée; puis, comme ce n’était pas l’heure des sentiments, je
-m’éloignai de lui, et m’élançai dans l’escalier... Hélas! quand
-j’arrivai à la chambre de l’abbé Benoît, elle était vide!
-
-Indécis sur la conduite à tenir, je restai là une minute dans le jour
-tombant. Que pouvais-je faire?... Presque à mon insu, je me dirigeai
-vers la fenêtre, et regardai au dehors. Dans la muraille nue et quasi
-aveugle que j’avais sous les yeux de l’autre côté de la cour, se
-trouvait une fenêtre au même niveau que la mienne, mais un peu de côté.
-Soudain, comme je fixais vaguement la muraille dans cette direction, une
-vive clarté jaillit de la fenêtre. On venait d’allumer une lampe dans la
-chambre; et profilées en noir sur le fond lumineux apparurent la tête et
-les épaules d’une femme.
-
-Je faillis crier son nom: c’était Denise!
-
-Avant que j’eusse repris ma respiration, elle quitta la fenêtre, un
-rideau se tira, et tout fut sombre. Il ne resta plus que les grandes
-lignes de la croisée, qui s’évanouirent bientôt dans l’obscurité; cela
-seul, et la morne cour pareille à un puits, qui me séparait d’elle.
-
-Je m’accoudai un moment sur l’appui, le cœur bondissant. Les idées se
-succédaient en moi avec une rapidité fantastique. Elle était là, dans la
-maison d’en face! La rencontre me parut merveilleuse, inexplicable. Puis
-je songeai que la maison était toute proche de la vieille porte que
-j’avais vue de la rue; et ne m’avait-on pas dit que Froment habitait la
-Porte d’Auguste?
-
-Nul doute: il tenait la jeune fille en son pouvoir dans cette maison
-accolée à la porte et ne faisant qu’un avec elle. Je me penchai un peu
-plus, tant pour rafraîchir mon visage en feu que pour mieux voir.
-Parcourant avidement du regard la morne façade, je suivis la rangée de
-meurtrières qui marquaient le trajet de l’escalier. Je la suivis
-jusqu’au bas: elle se terminait à côté du porche surmonté d’une
-statuette, où j’avais vu entrer deux hommes.
-
-On se battait toujours par la ville. J’entendais les sourds déchirements
-de la lointaine fusillade, et le tocsin des cloches; et de temps à autre
-une bouffée tumultueuse de cris et de hurlements passait dans l’air du
-soir. Mais je ne quittais pas des yeux le porche inférieur, et il finit
-par me venir une idée. Cette fois je suivis en remontant la file des
-meurtrières--on ne les distinguait presque plus dans la nuit de la
-cour--et je notai avec soin la position de la fenêtre où Denise s’était
-montrée. Puis je me détournai, traversai la chambre, et descendis
-l’escalier.
-
-Je manquais de lumière, et il me fallut tâtonner d’une main le long du
-mur; mais je savais où se trouvait le cadavre du moine, et je le
-franchis sans difficulté. Arrivé à la porte, j’y passai la tête et
-regardai au dehors.
-
-Deux hommes, tout justement, traversaient d’un pas rapide la petite
-place: avant d’arriver à la porte, ils s’enfoncèrent dans une entrée sur
-la droite, et disparurent. Par-dessus le toit de la plus haute maison,
-qui me dominait de sa sombre masse, vacillait une vague lueur rougeâtre.
-J’entendis des voix qui provenaient, me sembla-t-il, de la tour
-surmontant la porte; et, là aussi, je crus voir un personnage se
-silhouetter sur le ciel. A part cela, tout était calme dans les
-environs, et je rentrai à l’intérieur.
-
-Je ne dirai pas ce que je fis dans l’obscurité, au pied de l’escalier:
-ce souvenir m’est odieux. Mais au bout de deux minutes je sortis
-transformé en moine, cagoule rabattue et ceinture de corde. Puis, à mon
-tour, je m’enfonçai dans l’entrée, et ne tardai pas à me trouver dans la
-cour. Devant moi était le porche, et à l’aide du canon de mousquet
-brisé, que j’avais ramassé en passant, je frappai deux coups sur les
-dalles.
-
-Je n’eus pas le temps de songer à ce qui allait se produire ou à
-l’accueil qui m’attendait. La porte s’ouvrit aussitôt, et j’entrai.
-Comme par enchantement la porte se referma sans bruit derrière moi.
-
-Je me trouvai dans un long corridor ou vestibule, nu et sans un meuble,
-qui avait dû autrefois servir de cloître. Une lampe allumée était
-accrochée à un mur, et devant moi, assis sur un banc de pierre, deux
-personnages conversaient. Trois ou quatre autres allaient et venaient de
-long en large. Tous se turent à mon entrée, et me regardèrent
-attentivement.
-
---D’où venez-vous, mon frère? me demanda l’un d’eux, en s’approchant de
-moi.
-
---Du _Cabaret de la Vierge_, répondis-je à tout hasard.
-
-Et comme la lumière m’éblouissait, je levai la main afin de m’en
-préserver.
-
---C’est pour le chef?
-
---Pour lui-même.
-
---En ce cas, venez vite, reprit l’homme, il est sur le toit. Tout va
-bien? reprit-il, en regardant mon arme avec un sourire.
-
---Tout va bien, répondis-je, sans lever la tête, afin de cacher mes
-traits dans l’ombre de la cagoule.
-
---Ça commence à chauffer, paraît-il.
-
---Ça commence.
-
-Il prit un lampion, et ouvrant une porte dans une espèce d’arc-boutant
-où s’appuyait l’une des arcades, il m’y précéda, et me fit monter un
-étroit escalier à vis, pris dans l’épaisseur de la muraille. Nous
-dépassâmes une porte ouverte, que je repérai mentalement. Elle donnait
-accès aux pièces du premier étage à compter du sol. Vingt marches plus
-haut, je vis une autre porte--fermée, celle-ci. Encore quinze marches,
-et c’en fut une troisième. Cet étage-là me tenait à cœur, et avec
-l’avidité du désespoir je cherchai des yeux un moyen de fausser
-compagnie à mon guide et de m’y arrêter. Mais je ne vis que les pierres
-lisses du mur; et il continuait à monter.
-
-Une douzaine de marches plus haut, je fis halte.
-
---Qu’est-ce qui se passe? demanda-t-il, en abaissant les yeux vers moi.
-
---Je viens de perdre un billet, répondis-je, et je me mis à tâtonner sur
-les degrés.
-
---Un billet pour le chef?
-
---Oui.
-
---Tenez, voici la lumière! répliqua-t-il avec impatience. Et ne traînez
-pas! Quand il s’agit de nouvelles sérieuses... Sacré tonnerre! qu’est-ce
-que vous fichez donc!
-
-Je venais de lâcher la lampe, qui s’éteignit en roulant à bas des
-degrés, et nous étions dans les ténèbres. Durant le silence qui suivit,
-je pus entendre les voix des gens au-dessus de nous, et le bruit de
-leurs pas sur le toit en terrasse; puis une bouffée d’air frais
-m’arriva. Mais mon compagnon, remis de sa surprise, poussa un nouveau
-juron.
-
---Descendez! descendez! s’écria-t-il en colère, et laissez-moi passer.
-Vous êtes un fameux messager!... Attendez-moi là, je vais chercher une
-autre lumière.
-
-Il se faufila entre le mur et moi, et me laissa planté à l’endroit même
-que j’aurais choisi, dans l’angle de la porte que nous venions de
-dépasser. Il n’avait pas descendu six marches que je posais le doigt sur
-le loquet. O bonheur! la porte que je m’attendais à trouver fermée, céda
-sous mon genou. Je la franchis, et la refermai derrière moi. Puis
-tournant à droite, toujours dans l’obscurité, je m’avançai à tâtons le
-long du mur. C’était, je le savais, le mur extérieur, et devant moi je
-distinguais vaguement la clarté d’une fenêtre. En cet instant, qui
-allait être celui de l’épreuve décisive, je recouvrai tout mon
-sang-froid. Je comptai dix pas, et arrivai, selon mes prévisions, à la
-fenêtre. Dix pas plus loin, je trouvai mon chemin barré par une porte.
-Ici devait être la chambre,--la dernière de ce côté. Tout en prêtant
-l’oreille aux premiers bruits de poursuite ou d’alerte, je cherchai à
-tâtons le loquet, le trouvai, et le fis jouer. De nouveau la chance me
-favorisa: la porte céda sous ma poussée; mais au lieu de lumière je ne
-trouvai que l’obscurité, comme devant: j’en compris la raison, lorsque
-je me heurtai avec une certaine violence contre une deuxième porte.
-
-Un cri étouffé d’intonation féminine s’éleva par derrière, et quelqu’un
-demanda vivement:
-
---Qui est là?
-
-Au lieu de répondre, je cherchai le loquet, je le trouvai, et la porte
-s’ouvrit. La lumière qui s’en échappa m’éblouit quelques secondes, mais
-tout en clignant des yeux sur le seuil, j’aperçus sous la lampe deux
-jeunes femmes aux abois, l’une derrière l’autre, et dont la plus proche
-était Denise.
-
-Avec un cri de joie je fis un pas vers elle; elle recula, l’horreur
-peinte sur son visage.
-
---Que voulez-vous? bégaya-t-elle. Vous faites erreur, monsieur. Nous...
-
-Je m’avisai alors de mon accoutrement, et que je tenais toujours mon
-canon de mousquet. Je rabattis la cagoule, découvrant mon visage, et
-tout aussitôt--la surprise fut des plus délicieuses, car je n’avais pas
-revu Denise depuis notre vis-à-vis de la voiture, et c’est à peine si
-alors nous avions échangé quatre mots--tout aussitôt elle fut dans mes
-bras, sanglotant la tête cachée sur ma poitrine, et ses cheveux sous mes
-lèvres.
-
---On m’avait dit que vous étiez mort! s’écria-t-elle.
-
-Je compris tout. Je la serrai contre moi, de plus en plus étroitement,
-et lui dis... Mais Dieu sait ce que je lui dis! Et pour un moment elle
-ne résista pas, et nous oubliâmes tout le reste, le danger actuel, le
-sombre avenir, et jusqu’à la femme qui se trouvait là. Naguère, on nous
-destinait l’un à l’autre, mais cela ne comptait pas pour nous, tandis
-qu’à présent, mes lèvres sur les siennes, et ses bras autour de mon cou,
-je compris que c’était pour toujours, et que la mort seule pourrait nous
-désunir.
-
-La mort, hélas! rôdait autour de nous, et nous ne devions plus l’ignorer
-longtemps! Au bout d’une minute, Denise se dégagea, et me repoussant
-loin d’elle, pâlissant et rougissant tour à tour, les yeux humides et
-brillants, sous la lumière de la lampe.
-
---Qu’êtes-vous venu faire ici, monsieur? s’écria-t-elle. Et dans ce
-costume!
-
---Je suis venu pour vous voir, répondis-je.
-
-Et ce disant je m’avançai d’un pas et voulus la ressaisir dans mes bras.
-
-Mais elle me repoussa.
-
---Oh! non, non! s’écria-t-elle, frissonnante. Pas maintenant! Savez-vous
-bien qu’ils vous tueraient! Ils vous tueraient s’ils vous trouvaient
-ici! Allez-vous-en! vite, avant qu’il ne soit trop tard!
-
---Faut-il donc que je vous quitte?
-
---Oui, répondit-elle avec un geste de détresse, il le faut. Je vous en
-conjure.
-
---Et que je vous abandonne à Froment? exclamai-je encore.
-
-Elle me regarda d’une façon nouvelle, et avec un léger sursaut.
-
---Vous savez donc cela? fit-elle.
-
---Oui, je le sais, répliquai-je.
-
---Eh bien! sachez encore ceci, monsieur, reprit-elle en relevant la tête
-et soutenant mon regard avec un air de parfaite intrépidité; sachez
-encore ceci: quoi qu’il advienne, je refuse de l’épouser, lui, ou tout
-autre que vous.
-
-J’allai pour me jeter à genoux et baiser la frange de sa robe, mais elle
-se recula et me pria instamment de me retirer.
-
---Vous n’êtes pas en sûreté dans cette maison, fit-elle. La mort vous y
-guette, monsieur, la mort! Ma mère est sans pitié, mon frère est ici; et
-quant à _lui_... la maison est pleine de ses âmes damnées. Une fois déjà
-vous lui avez échappé de près; mais s’il vous retrouve ici maintenant il
-vous tuera!
-
---Mais si je dois le craindre tellement, répondis-je d’un air
-sombre,--car depuis qu’elle avait cessé de rougir je voyais son extrême
-pâleur, et les cernes bistrés que la crainte avait appliqués sous ses
-yeux,--si je dois le craindre tellement, qu’en est-il pour vous? Pour
-vous, mademoiselle!... Dois-je donc vous abandonner à sa merci?
-
-Elle tourna vers moi un visage empreint d’un sérieux extraordinaire, et
-je n’oublierai jamais sa réponse:
-
---Monsieur, ai-je eu peur sur le toit du château de Saint-Alais? Et je
-n’ai pas davantage à sauver maintenant. Ne craignez rien, il y a un toit
-ici aussi, et je m’y promène: mon mari n’aura jamais à rougir de moi.
-
---Mais à Saint-Alais j’y étais, répliquai-je vivement.
-
-Dieu sait pourtant si la réplique était singulière. Mais elle n’en jugea
-pas ainsi.
-
---C’est vrai, fit-elle.
-
-Et elle eut un sourire, et avec ce sourire son visage s’embrasa, et ses
-yeux s’humectèrent, et toute sa dignité disparut d’un seul coup, et elle
-me regarda, pensive. Et dans le même instant elle se jeta dans mes bras.
-
-Elle n’y resta que quelques secondes. Puis elle s’en arracha avec une
-sorte de colère.
-
---Oh! allez! allez-vous-en, monsieur, s’écria-t-elle. Si vous m’aimez,
-allez-vous-en!
-
---Jurez-moi, dis-je, de mettre un mouchoir à votre fenêtre si vous avez
-besoin de secours!
-
---Comment? A ma fenêtre?
-
---Je puis la voir de chez l’abbé Benoît.
-
-Un éclair de bonheur illumina son visage.
-
---Je n’y manquerai pas, dit-elle. Oh! Dieu soit loué de ce que vous êtes
-si près! Mais j’ai Françoise également, qui m’est dévouée. Aussi
-longtemps que je l’ai...
-
-Elle s’arrêta, les lèvres entr’ouvertes et les joues soudainement
-exsangues. Nous nous regardâmes... Hélas! j’avais tardé trop longtemps.
-Un bruit de pas se rapprochait dans le couloir; on entendit des voix
-confuses, et une porte claqua, refermée précipitamment. Nous respirions
-à peine; et ce fut la camériste qui au bout d’une minute fit le premier
-geste. Sans bruit elle courut à la porte et lui donna un tour de clef.
-
---Cela ne sert à rien! chuchota Denise d’une voix altérée, et, pâle
-comme la neige, elle s’appuya contre la table. Ils vont prévenir ma
-mère, et ils vous tueront.
-
---Il n’y a pas d’autre porte? balbutiai-je, en promenant autour de moi
-des yeux de bête traquée, et saisissant pour la première fois dans sa
-plénitude le danger de ma conduite.
-
-Elle secoua la tête.
-
---Et cela, qu’est-ce que c’est? fis-je, en désignant l’autre extrémité
-de la pièce, où l’on voyait un lit au fond d’une alcôve.
-
---C’est un cabinet, répondit la femme, avec un hoquet de joie. C’est
-cela, monsieur, c’est cela, ils s’abstiendront peut-être d’y fouiller.
-Vite, que je puisse vous enfermer.
-
-En pareil cas, l’on n’obéit qu’à l’instinct. J’entendis manœuvrer le
-loquet de la porte, après quoi on frappa un coup impérieux. J’hésitais
-toujours. Mais un second coup succéda au premier, et une voix familière
-cria impérativement:
-
---Ouvrez, Françoise, ouvrez!
-
-Alors, je me dirigeai vers le cabinet. La fille éperdue de terreur
-hésita un instant entre moi et la porte de la chambre; mais elle se
-décida enfin pour cette dernière, si bien que je tirai simplement sur
-moi la porte du cabinet.
-
-A l’instant même je m’avisai que, si l’on me découvrait là, je
-compromettais Denise. Si j’étais pris à me cacher derrière cette porte
-close et parmi ses objets féminins, je lui ferais cent fois plus de tort
-qu’en restant au milieu de la chambre pour affronter le péril. Et le
-visage en feu à cette seule pensée, je rouvris la porte et m’avançai
-d’un pas. Il n’était que temps: car à la même seconde la porte de la
-chambre s’ouvrait, et M. de Saint-Alais y pénétrait. Son premier coup
-d’œil fut pour moi.
-
-Trois ou quatre hommes l’accompagnaient, entre autres celui auquel
-j’avais faussé compagnie dans l’escalier. Mais je rencontrai le regard
-de M. de Saint-Alais tout flamboyant de colère, et n’en pus détacher mes
-yeux: dès lors les autres n’existèrent plus pour moi.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXII
-
-NOBLESSE OBLIGE
-
-
-Il ne fut pourtant pas le premier à parler. L’un de ses acolytes fit un
-pas en avant, et s’écria:
-
---C’est lui! Voyez, il tient encore son canon de mousquet.
-
---Eh bien, saisissez-vous de lui, répliqua M. de Saint-Alais. Et
-emmenez-le hors d’ici! Monsieur, continua-t-il, en s’adressant à moi
-d’un ton et d’un air féroces, qui que vous soyez, lorsque vous avez
-entrepris le métier d’espion, vous en avez pesé les conséquences,
-j’imagine? Emmenez-le, mes amis!
-
-Deux des individus s’avancèrent, et m’empoignèrent par les bras. La
-surprise que me causaient l’apparition et le discours de M. de
-Saint-Alais m’empêcha de faire aucune résistance. Mais en de pareils cas
-la pensée devient prompte, et en un clin d’œil je me ressaisis.
-
---Voilà qui est absurde, monsieur de Saint-Alais, fis-je. Vous savez
-bien que je ne suis pas un espion. Vous savez pourquoi je suis ici. Et
-quant à ce déguis...
-
---Je ne veux rien savoir! répliqua-t-il.
-
---Mais...
-
---Je ne veux rien savoir, vous dis-je! répéta-t-il, avec un geste
-gouailleur. Si ce n’est, monsieur, que nous vous trouvons ici, vêtu en
-moine, ce que vous n’êtes évidemment pas. Vous auriez mieux fait de
-tenter à la nage la traversée du Rhône en pleine crue, que de pénétrer
-ce soir dans cette maison, je vous le garantis... Et maintenant, dehors!
-On lui réglera son procès en bas.
-
-Mais je n’y tins plus. Je repoussai les hommes qui me maintenaient, et
-fis un bond en arrière.
-
---Vous en avez menti! m’écriai-je. Vous savez qui je suis, et pourquoi
-je suis ici!
-
---Je ne vous connais pas, répondit-il sans broncher. Et j’ignore
-également pourquoi vous êtes ici. J’ai connu autrefois un homme qui vous
-ressemblait, il est vrai. Mais celui-là était un gentilhomme, et il eût
-préféré mourir plutôt que devoir son salut à un mensonge, à une fausseté
-aussi évidente. Emmenez-le. Il a fait une peur mortelle à Mlle Denise.
-Je suppose qu’il aura trouvé la porte ouverte, et se sera introduit,
-croyant se mettre en sûreté.
-
-Je compris enfin son intention: dans sa fureur il voulait me sacrifier
-pour garder intact l’honneur de sa sœur. Je dirai plus: il envisageait
-avec une joie féroce le dilemme en présence duquel il me mettait. Mon
-front devint moite, et je promenai autour de moi des yeux égarés, en
-m’efforçant de résoudre le problème. Les bruits du combat des rues
-m’emplissaient encore les oreilles; les gens qui risquent leur vie dans
-une pareille lutte, je ne l’ignorais pas, sont dépourvus de scrupules
-autant que de pitié. Cet homme en particulier était visiblement affolé
-par les pertes et les humiliations qu’il avait subies, et j’entravais
-ses desseins. Le risque était réel, et il ne s’agissait pas d’une simple
-menace. Il y avait générosité à courir ce risque.
-
-Et néanmoins j’hésitais. Je me laissai même entraîner jusqu’à mi-chemin
-de la porte; mais alors--Dieu sait ce que j’aurais fait si mon devoir me
-fût apparu plus clairement--une intervention extérieure trancha la
-question. Avec un grand cri, Denise, qui depuis l’arrivée de son frère
-était restée appuyée contre le mur, prête à défaillir, s’élança en
-avant, et lui saisit le bras.
-
---Non, je ne veux pas! s’écria-t-elle d’une voix étranglée. Non! vous ne
-ferez pas cela! Grâce! pitié! Je...
-
---Mademoiselle! fit-il, en lui coupant tranquillement la parole, mais
-avec un éclair de rage dans les yeux. Vous êtes épuisée de fatigue, et
-ne vous connaissez plus. Cette scène vous a achevée. Allons!
-poursuivit-il, s’adressant à la camériste, prenez soin de votre
-maîtresse. Cet homme est un espion, indigne de sa pitié.
-
-Mais Denise s’accrocha à lui.
-
---Ce n’est pas un espion! s’écria-t-elle, d’une voix qui m’alla droit au
-cœur. Ce n’est pas un espion, vous le savez bien!
-
---Assez, jeune fille! taisez-vous! répliqua-t-il furibond.
-
-Mais il ne s’attendait pas au changement qui s’opéra en elle, changement
-auprès duquel le sien à lui était minime.
-
---Je ne veux pas! exclama-t-elle, je ne veux pas!
-
-Et à ma surprise, lâchant le bras auquel elle s’agrippait, et d’une
-secousse rejetant en arrière ses cheveux dérangés par ses brusques
-mouvements, elle se redressa d’un air provocateur.
-
---Je ne veux pas! reprit-elle. Ce n’est pas un espion, et vous le savez
-bien, monsieur. Il m’aime, poursuivit-elle, avec un geste orgueilleux,
-et il est venu pour me voir. M’entendez-vous? C’est mon fiancé, qui est
-venu me rendre visite.
-
---Jeune fille, êtes-vous folle? grinça-t-il, dans le silence général.
-
-Et dans le même silence tous les yeux se fixèrent sur elle.
-
---Je ne suis pas folle, répondit-elle, pâle et les yeux flamboyants.
-
---Insensible à la honte, le serez-vous aussi à la crainte? lui
-lança-t-il, d’une voix terrible.
-
---La crainte? Quand je vous dis que j’aime! Et que je l’aime, lui!
-
-Je ne saurais décrire les sentiments que cet aveu m’inspira. D’une part,
-j’étais dans une fureur telle que je me connaissais à peine; et d’autre
-part, la jeune fille n’eut pas plus tôt prononcé ces paroles que M. le
-marquis la saisit brutalement par la taille et l’entraîna, malgré ses
-cris et sa résistance, jusqu’à l’autre bout de la pièce.
-
-Ce fut le signal d’une scène innommable. Je m’élançai pour lui porter
-secours; aussitôt les trois hommes se jetèrent sur moi, et leur commune
-poussée me refoula vers la porte. Saint-Alais, écumant de rage, leur
-hurlait de m’emmener, tandis que je le traitais de lâche, l’invectivais,
-et m’efforçais vainement de l’atteindre. Un instant je réussis à leur
-tenir tête à tous trois, malgré leur nombre. Les cris de la jeune fille
-augmentaient le tumulte. Puis la force des choses l’emporta; ils
-finirent par m’entraîner hors de la chambre, dont la porte se referma
-sur Denise et sur ses appels.
-
-J’étais pantelant, hors d’haleine, frénétique. Mais aussitôt la lutte
-terminée et la porte close un calme relatif nous envahit. Mes gardiens
-desserrèrent leur étreinte, et se mirent à m’examiner en silence. Pour
-moi, appuyé contre le mur, je roulais des yeux farouches. Puis l’un
-d’eux me dit assez civilement:
-
---Allons, monsieur, en voilà assez. Tenez-vous tranquille, et nous vous
-traiterons bien; sinon...
-
---C’est un lâche infâme! criai-je dans un sanglot.
-
---Tout doux, monsieur, tout doux!
-
-Ils étaient cinq à présent, avec les deux hommes restés sur le palier.
-Le corridor était sombre, mais ils avaient un falot, et nous attendîmes
-en silence deux ou trois minutes. Puis la porte s’entre-bâilla de
-quelques pouces, l’homme qui paraissait les commander s’approcha de
-l’ouverture, et ayant reçu ses instructions, s’en revint.
-
---En route! fit-il. Au nº 6. Toi, Petitot, va chercher la clef.
-
-Le dénommé Petitot s’éloigna en hâte, et nous le suivîmes plus lentement
-au long du corridor: mes gardiens m’encadraient, et leurs pas pesants
-éveillaient des échos sonores qui se répercutaient au loin devant nous.
-La jaunâtre lumière du falot nous montrait de chaque côté des murs au
-badigeon grossier; et dans celui de droite une lugubre enfilade de
-portes pareilles à des portes de cachots. Nous fîmes halte devant l’une
-d’elles, et je crus qu’on allait m’enfermer là: je repris courage, car
-je n’y serais pas loin de Denise. Mais la porte, en s’ouvrant, ne laissa
-voir qu’un petit escalier, que nous descendîmes à la queue leu-leu, et
-qui nous mena dans un corridor pareil à celui d’au-dessus. Arrivés à la
-moitié de ce nouveau corridor, nous fîmes halte derechef, auprès d’une
-fenêtre ouverte, par où le vent de la nuit s’engouffrait avec violence,
-au point d’agiter les cheveux et d’obliger le porteur du falot à
-l’abriter sous ses basques. Et le vent de la nuit n’entrait pas seul; il
-nous apportait tous les bruits nocturnes de la ville en émoi: des
-clameurs farouches, des acclamations, avec le sempiternel brimbalement
-des cloches, et de temps à autre un coup de pistolet, bruits trop
-révélateurs de ce qui se passait sous le voile de ténèbres nous cachant
-le labyrinthe des maisons et des rues. Même, en un point, ce voile était
-déchiré, et par la trouée, une colonne rougeâtre jaillissait des toits,
-projetant des étincelles: ardente réverbération d’un vaste incendie qui,
-dévorant le cœur de la cité, semblait faire participer le ciel aux
-crimes et aux abominations qui se perpétraient sous sa voûte.
-
-Mes compagnons se pressèrent à la fenêtre et s’y penchèrent, tout yeux
-et tout oreilles. Je ne m’en étonnai pas, non plus que d’entendre
-l’homme responsable de tout, l’homme qui avait tout engagé dans cette
-partie, se promener d’un pas inlassable sur le toit, au-dessus de nos
-têtes. Car ce conflit de là-bas était l’unique grand conflit du monde,
-celui qui n’a jamais cessé depuis l’antiquité la plus reculée; et on s’y
-adonnait comme il était de règle dans Nîmes depuis des siècles, avec une
-ardeur sauvage et sans merci, parmi des ruisseaux de sang. L’on n’en
-pouvait prédire l’issue; mais selon toute apparence, tel il se déroulait
-ici, tel il faisait rage par la moitié de la France. De cette fenêtre,
-nous regardions dans la nuit avec nos yeux matériels; mais par delà la
-frontière, à Turin, et plus près de nous, à Sommières, à Montpellier,
-des milliers de Français, la fleur de l’armorial de France, le suivaient
-également, tournés vers Nîmes, et d’un cœur aussi angoissé que les
-nôtres.
-
-Aux propos de ceux qui m’entouraient, je compris que M. Froment s’était
-emparé des Arènes, et s’y était retranché. Les flammes que nous voyions
-s’élevaient de l’une des églises réformées. J’appris aussi que les
-patriotes, attaqués à l’improviste, avaient fait peu de résistance, et
-que si les Rouges tenaient vingt-quatre heures encore, l’arrivée des
-troupes de Montpellier assurerait leur succès, et du même coup mettrait
-le mouvement sous l’égide des plus hauts personnages.
-
---Mais il s’en est fallu de peu, chuchota l’un des hommes. Si nous ne
-leur avions sauté à la gorge ce soir, ils nous en faisaient autant
-demain.
-
---Et cependant il n’y a pas la moitié de nos cohortes qui aient répondu
-à l’appel.
-
---Les villages seront là dans la matinée, s’écria vivement un troisième.
-On va mettre en branle toutes les cloches d’ici au Rhône.
-
---Oui, mais si les Cévenols arrivent les premiers? Que se passera-t-il,
-camarade?
-
-Personne ne sut que répondre, et tous restèrent aux aguets. Un bruit de
-pas qui se rapprochait dans le couloir leur fit rentrer la tête.
-
---C’est Petitot avec les clefs, dit le chef. Allons, monsieur!
-
-Mais il se trompait. Le nouvel arrivant était un personnage de très
-haute taille, enveloppé d’un manteau, et le chapeau sur la tête, qui
-s’approchait à grands pas dans le corridor, suivi de trois ou quatre
-individus. Arrivé auprès de nous, il interpella:
-
---Est-ce que Buzeaud est ici?
-
-L’homme qui venait de parler s’avança respectueusement:
-
---Oui, monsieur, le voici.
-
---Prenez six hommes, les plus vigoureux que vous ayez en bas, répondit
-le nouveau venu (c’était Froment lui-même) et allez en chercher autant à
-la _Vierge_, pour barricader la rue qui longe les casernes et mène à
-l’arsenal. Vous trouverez facilement de l’aide. Occupez aussi quelques
-maisons, afin de commander la rue. Et...
-
-Mais il s’interrompit, car ses yeux, qu’il promenait à la ronde,
-venaient de se poser sur moi.
-
---Qu’est-ce que cela signifie? reprit-il. Que fait ici ce monsieur? Et
-dans ce costume?
-
---M. le marquis l’a surpris... là-haut.
-
---M. le marquis?
-
---Oui, monsieur, et il nous a donné l’ordre de l’enfermer au nº 6, en
-attendant.
-
---Ah bah!
-
---Comme espion.
-
-M. Froment sifflota, et nous nous entre-regardâmes tout d’abord. La
-lumière incertaine des falots, et peut-être aussi sa préoccupation,
-durcissaient les traits de son visage massif et ombraient fortement ses
-orbites et sa bouche; mais il poussa un profond soupir, et sourit, comme
-s’il appréciait l’étrangeté de la situation.
-
---Nous voilà donc de nouveau en présence, monsieur le vicomte, fit-il.
-Cela me rappelle que j’ai ici quelque chose qui vous appartient. Vous
-êtes venu pour me le réclamer, j’imagine?
-
---Oui, monsieur, je suis venu pour vous la réclamer, fis-je d’un ton
-hautain, en lui renvoyant regard pour regard, et je vis qu’il me
-comprenait.
-
---Et M. le marquis vous a trouvé là-haut?
-
---Oui, là-haut.
-
---Tiens!
-
-Il resta songeur un instant. Puis, s’adressant aux hommes:
-
---C’est bon. Vous pouvez aller, Buzeaud. Je prends sous ma
-responsabilité ce monsieur... qui fera bien de quitter cette mascarade.
-Quant à vous, ajouta-t-il pour les trois ou quatre individus qui
-l’accompagnaient, allez m’attendre là-haut. Dites à M. Flandrin--et
-c’est mon dernier mot--que quoi qu’il arrive le maire ne doit pas hisser
-le signal pour réclamer la troupe. Il lui dira de ma part tout ce qu’il
-voudra... par exemple que je le ferai pendre aux plus hauts créneaux de
-la tour... mais qu’on se garde bien de mettre cette menace à exécution.
-C’est compris?
-
---Oui, monsieur.
-
---Allez. Je vous rejoins dans un instant.
-
-Ils sortirent, laissant une lanterne sur le carreau, et je restai seul
-avec Froment. J’attendais qu’il me parlât, mais il ne me regardait même
-pas. Au contraire, allant à la fenêtre ouverte, il s’y accouda,
-considéra la nuit, et resta ainsi quelques minutes sans mot dire. Les
-ordres qu’il venait de donner avaient-ils modifié réellement le cours de
-ses idées, ou bien ne savait-il encore de quelle façon me traiter? c’est
-un point qui m’échappe. A plusieurs reprises, je l’ouïs soupirer, et à
-la fin il me dit à brûle-pourpoint:
-
---Trois cohortes seulement ont répondu à l’appel!
-
-Je ne sais ce qui me poussa, mais je le suivis sur ce terrain:
-
---Trois cohortes seulement sur combien? demandai-je froidement.
-
---Sur treize. Ils ont la supériorité numérique. Mais notre offensive
-nous a valu le dessus, et il s’agira de le garder. Si les gens des
-campagnes arrivent demain...
-
---Et les Cévenols pas.
-
---Exact. Si de plus les officiers parviennent à maintenir le régiment de
-Guyenne dans les casernes, si le maire ne hisse pas le signal pour les
-appeler, et si les Calvinistes ne s’emparent pas de l’arsenal... je
-crois que nous pourrons y arriver.
-
---Mais les chances sont?...
-
---Contre nous, monsieur. Raison de plus (il se retourna enfin vers moi
-et me montra son visage qui rayonnait d’un sombre orgueil); raison de
-plus pour qu’il faille un homme! Car, le savez-vous? le prix de la lutte
-qui se déroule là-bas, c’est la France! Oui, la France! répéta-t-il avec
-amertume, et laissant paraître son émotion. Et je n’ai pour accomplir
-cette besogne que quelques centaines de coupe-jarrets, de bandits et de
-moines, cependant que vos jolis messieurs restent bien tranquilles à se
-chauffer de l’autre côté de la frontière, en attendant de voir ce qui va
-arriver! C’est moi qui cours les risques, et ce sont eux qui tiennent
-les enjeux! Je tue l’ours, et ils en prennent la peau. Ils sont à
-l’abri, et si j’échoue, me voilà pendu comme Favras!... Pouah! ce serait
-à se faire patriote et à crier: «Vive la Nation!»
-
-Sans attendre ma réponse, il attrapa vivement la lanterne, me fit signe
-de le suivre, et me précéda au long du corridor. Il n’avait pas dit un
-mot de ma présence dans la maison, ni de ma situation, ni de Mlle de
-Saint-Alais, ni de la façon dont il prétendait me traiter; aussi, arrivé
-à la porte, comme j’ignorais ses intentions, je lui touchai l’épaule et
-l’arrêtai.
-
---Excusez-moi, monsieur, dis-je, avec toute la dignité dont je
-disposais; mais j’aimerais savoir ce que vous allez faire de moi. Je
-n’ai pas besoin de vous dire que je ne suis pas entré dans cette maison
-comme espion...
-
---Vous n’avez besoin de me dire rien du tout, trancha-t-il avec rudesse.
-Et quant à ce que je vais faire de vous, cela tient en quatre mots. Je
-vais vous garder auprès de moi, afin que si les choses en viennent au
-pis, auquel cas il est peu probable que je voie la fin de cette semaine,
-vous puissiez protéger Mlle de Saint-Alais et la conduire en lieu sûr. A
-cette fin votre brevet, que je détiens, vous sera restitué. Si, d’autre
-part, nous gardons l’avantage et allumons l’incendie qui doit enflammer
-ces pédants à sang-froid, alors, monsieur le vicomte, j’aurai deux mots
-à vous dire. Et nous causerons de la chose en gentilshommes.
-
-Tout d’abord la surprise me rendit muet. Nous étions alors devant la
-porte du petit escalier par où j’étais descendu; et son dernier mot
-prononcé, comme s’il n’attendait pas de réponse, il l’ouvrit et posa le
-pied sur la première marche, en projetant devant lui la clarté de son
-falot. Je l’arrêtai par la manche, et il se retourna vers moi.
-
---Monsieur Froment...! murmurai-je.
-
-Mais il me fut impossible d’ajouter un mot.
-
---Inutile de faire des phrases, dit-il majestueusement.
-
---Êtes-vous bien certain... que vous savez tout? balbutiai-je.
-
---Je suis certain qu’elle vous aime, et qu’elle ne m’aime pas,
-répliqua-t-il, en fronçant la lèvre et d’une voix où vibrait le dépit.
-En dehors de cela, je ne suis certain que d’une chose.
-
---Laquelle?
-
---C’est que d’ici vingt-quatre heures le sang va couler à flots dans
-toutes les rues de Nîmes, et que le bourgeois Froment sera le baron
-Froment... ou qu’il n’existera plus! Dans le premier cas, nous
-causerons. Dans le second (et il haussa les épaules d’une façon tant
-soit peu théâtrale), cela n’a plus d’importance.
-
-Là-dessus il se mit à gravir les marches, et je le suivis. Au haut de
-l’escalier, il prit le corridor supérieur, puis l’escalier extérieur, où
-j’avais faussé compagnie à mon guide; et enfin sur le toit, une courte
-échelle de bois menant jusque sur les plombs d’une tour. De là, nous
-dominions, étalé confusément sous nos pieds, tout le ténébreux chaos de
-Nîmes, ici offrant à l’imagination un amas de formes titanesques, et là
-un fouillis de rouges lueurs et d’ombres qui se découpaient en noir sur
-la clarté de l’église en feu. En trois points différents j’aperçus des
-falots piquetant le ciel comme des étoiles: l’un sur le couronnement des
-Arènes, un autre plus loin sur le clocher d’une église, le troisième sur
-une tour, en dehors des remparts. Mais la plus grande partie de la ville
-était à cette heure plongée dans le sommeil. L’émeute avait expiré, les
-cloches se taisaient; la brise de la mer, chargée de sel, rafraîchissait
-nos fronts.
-
-Sur les plombs une douzaine de personnages enveloppés de manteaux
-contemplaient pensivement le panorama, ou bien marchaient de long en
-large, tout en causant; mais l’obscurité m’empêcha d’en reconnaître un
-seul. Après avoir reçu deux ou trois messages, Froment s’éloigna jusqu’à
-l’extrême bord de la tour qui donnait sur la campagne, et s’y promena
-seul, la tête basse, les mains derrière le dos. Il y avait là-dedans,
-j’imagine, plutôt un désir de sauvegarder sa dignité qu’un réel besoin
-de solitude. Mais les autres respectèrent ses volontés; et, suivant leur
-exemple, je m’assis dans un des créneaux, d’où l’on apercevait
-l’incendie, alors sur son déclin.
-
-J’ignore quelles étaient les pensées des autres. Un mot entendu par
-hasard m’apprit que Louis de Saint-Alais commandait aux Arènes, et que
-M. le marquis attendait seulement que le succès fût assuré pour partir à
-Sommières, dont le gouverneur avait promis un régiment de cavalerie au
-cas où Froment pourrait triompher sans son aide. La combinaison me parut
-des plus singulières; mais les Émigrés, par crainte de compromettre le
-roi, et mis en garde par le sort de Favras,--lequel, abandonné des
-siens, avait été fusillé quelques mois plus tôt à la suite d’une
-conspiration analogue,--n’avaient guère que de la timidité. Et si ceux
-qui m’entouraient en ressentaient de l’indignation, ils n’eurent garde
-de l’exprimer.
-
-La plupart néanmoins se taisaient, sauf lorsqu’un mouvement dans la
-ville, ou un appel au secours, leur arrachaient quelques paroles vives.
-Quant à moi, mes pensées n’avaient rien à voir avec cette lutte où les
-deux partis s’observaient l’un l’autre en attendant le jour: je ne
-m’occupais ni du lendemain, ni de Denise, mais bien de Froment lui-même.
-Si le but de cet homme avait été de faire impression sur moi, il l’avait
-atteint. Assis là dans les ténèbres, je sentais peser sur moi son
-influence; j’étais ému par la crise comme lui et parce que lui-même
-l’était. Je vibrais de cette angoisse qui saisit le joueur à son dernier
-enjeu, du seul fait qu’il avait jeté les dés. Je me trouvais avec lui
-sur un même pinacle vertigineux, et à l’idée du menaçant avenir, je
-tremblais pour lui et avec lui. Mon regard se détournait des autres, et
-cherchait instinctivement sa haute taille dans l’ombre où il se
-promenait solitaire. Sans la moindre volonté de ma part je lui rendais
-l’hommage dû à celui qui se tient sur la brèche, impassible, et maître
-de soi devant la mort qui le guette.
-
-Vers minuit eut lieu un mouvement général de descente. Je n’avais rien
-absorbé depuis douze heures, et j’avais beaucoup agi; nonobstant la
-situation ambiguë où je me trouvais, la faim m’incitait à faire comme
-les autres. Je me mêlai donc à eux, et me trouvai une minute plus tard
-sur le seuil d’une pièce oblongue, brillamment éclairée par des
-lampadaires, et garnie de tables apprêtées pour une soixantaine de
-convives. Par une trouée de la foule masculine, il me sembla entrevoir
-dans un coup d’œil, à l’autre bout de la salle, des femmes, des bijoux,
-des regards étincelants, et un battement d’éventail: vision bien propre
-à augmenter l’effet ahurissant du contraste au sortir de l’obscurité des
-plombs balayés par le vent! Mais je n’eus guère le loisir de la
-réflexion. Je m’étais à peine avancé de quelques pas dans la salle,
-lorsque la presse qui me dérobait l’autre bout acheva de se dissiper, à
-mesure que chacun prenait son siège, parmi le bourdonnement des
-conversations. Au bout d’une minute mes regards avides se fixaient sans
-contrainte sur Denise,--pâle et languissante, l’air navré,--placée
-auprès de sa mère au haut bout de la table, comme une statue de la
-désolation. Elles avaient auprès d’elles Mme Catinot, deux ou trois
-dames et un nombre égal de gentilshommes.
-
-Soit par une attraction sympathique, soit simple effet du hasard, elle
-ne tarda pas à jeter les yeux sur moi, et se leva toute droite en
-poussant une exclamation étouffée. Il n’en fallut pas plus: Mme de
-Saint-Alais me regarda, et elle poussa également un cri. En un clin
-d’œil, tandis qu’une faible partie des convives intermédiaires causaient
-encore sans s’apercevoir de rien, et que les domestiques circulaient à
-pas feutrés, tous les yeux se levèrent sur moi, à l’autre bout de la
-table, et me prirent pour point de mire. Juste à ce moment, par malheur,
-M. de Saint-Alais, un peu en retard, entrait: il ne manqua point de me
-voir, lui aussi. Un juron éclata derrière moi, mais je ne m’occupais que
-de l’autre bout de la table et de Denise, et ce fut seulement lorsqu’il
-posa la main sur mon bras que je me retournai tout d’une pièce et que je
-l’aperçus.
-
---Monsieur! s’écria-t-il, avec un nouveau juron (il étouffait presque de
-rage et de surprise). C’en est trop.
-
-Je le regardai en silence. La situation était inextricable, et je m’y
-perdais.
-
---Comment se fait-il que je vous retrouve ici? reprit-il avec fureur et
-d’un ton qui acheva d’attirer sur moi tous les regards.
-
-Il était blême de colère. Il m’avait laissé prisonnier et me retrouvait
-son hôte.
-
---Je n’en sais rien moi-même, fis-je. Mais...
-
---Je le sais, moi, prononça quelqu’un, dans le dos de M. de Saint-Alais.
-Si vous tenez à le savoir, marquis, c’est sur mon invitation que M. de
-Saux est ici.
-
-C’était Froment, qui venait tout juste d’arriver. Saint-Alais se
-retourna, comme si on l’eût poignardé.
-
---En ce cas, c’est moi qui ne suis pas à ma place ici! exclama-t-il.
-
---Comme il vous plaira, dit Froment avec calme.
-
---Mais il ne me plaît pas! riposta le marquis, lui jetant un regard de
-dédain, et d’une voix qui emplit la salle. Il ne me plaît pas!
-
-En l’entendant, et me voyant, sous les lumières, le centre de tous les
-regards, je pouvais me croire de nouveau dans le salon de Saint-Alais,
-lors du vain serment des épées; comme si les trois quarts d’un an ne
-s’étaient pas écoulés depuis le début de la révolution. Mais la voix de
-Froment me tira de cette rêverie.
-
---Fort bien, dit-il gravement. Il me semble, toutefois, que vous
-oubliez...
-
---C’est vous qui oubliez, s’écria Saint-Alais avec emportement. Ou vous
-ne comprenez pas, ou vous ignorez, que ce gentilhomme...
-
---Je n’oublie rien! répliqua Froment, dont le visage s’assombrit. Rien,
-si ce n’est que nous faisons attendre nos hôtes. Moins que tout,
-j’oublie les services, monsieur, que vous m’avez jusqu’ici rendus. Mais,
-monsieur le marquis, reprit-il avec dignité, c’est mon tour de commander
-ce soir, et c’est à moi de prendre des mesures. Je les ai prises, et je
-dois vous prier de vous y soumettre. Je sais que vous ne me ferez pas
-défaut en cette extrémité. Je sais, et ces gentilshommes savent, qu’en
-cas de malheur vous me secourriez; mais je crois aussi que, tout allant
-bien, comme c’est le cas, vous ne me susciterez pas d’obstacles
-inutiles. Allons, monsieur; ce gentilhomme ne refusera pas de s’asseoir
-à cette place. Et nous serons tous les invités de madame votre mère.
-Faites-moi ce plaisir.
-
-La face de Saint-Alais était sombre comme la nuit, mais l’autre était un
-homme, et il usait d’un ton courtois mais énergique. Avec une
-nonchalance hautaine, M. le marquis céda--pour la première fois de sa
-vie, je pense--et je l’accompagnai jusqu’au haut bout de la table. Resté
-seul, je m’assis à la première place venue, sous les regards scandalisés
-de mes voisins. Mais plus qu’eux encore, j’étais scandalisé par ce
-festin étrange, à l’heure où Nîmes veillait, par cette joyeuse
-médianoche, à l’heure où les morts gisaient encore dans les rues, où
-l’air frémissait, où la nuit entière se taisait, dans l’attente de ce
-qui allait survenir.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXIII
-
-LA CRISE
-
-
-Quand l’aube grise, à laquelle tant d’hommes aspiraient, se leva
-lentement sur la cité en éveil, elle trouva sur les plombs de la tour de
-Froment des visages pâles, sinon des cœurs défaillants. Cette heure, où
-toute la nature manque de couleur, où toutes choses, le ciel excepté,
-paraissent ternes et grises, met le courage d’un homme à une rude
-épreuve, tout comme le vent froid qui l’accompagne s’acharne sur son
-corps. Les yeux qui une heure auparavant pétillaient de la gaieté du
-vin--car nous nous étions attardés à boire au roi, à l’Église, à la
-cocarde rouge et à M. d’Artois--devinrent pensifs; les hommes qui, un
-peu plus tôt, montraient des visages vermeils, frissonnèrent en sondant
-la brume, et s’enveloppèrent plus étroitement de leurs manteaux. S’il en
-était un parmi eux qui considérât l’issue de la journée avec une entière
-égalité d’âme, ce phénix ne s’offrit point à mes regards.
-
-Froment avait prêché la foi, mais c’était dans la rue que la foi se
-trouvait presque toute. Dans la rue, j’en suis sûr, il y avait maints
-croyants, tout prêts à courir à la mort, ou à tuer sans miséricorde. Et
-de ceux-là, peut-être, s’en trouvait-il aussi un ou deux parmi nous.
-Mais en général les hommes qui surveillaient avec moi le panorama de
-Nîmes ce matin-là, étaient de hardis aventuriers, ou des partisans
-locaux de Froment, ou des officiers expulsés par leurs régiments, ou
-encore, mais en petit nombre, des gentilshommes, tel Saint-Alais. Tous
-gens braves, et quelques-uns échauffés par le vin; mais Froment n’était
-pas seul à savoir que Favras avait été pendu, de Launay massacré, et le
-prévôt Flesselles fusillé de sang-froid! D’autres que lui pouvaient
-augurer à quel genre de vengeance ce bizarre être nouveau, la Nation,
-saurait recourir, si on l’outrageait! Aussi, quand après une longue
-attente l’aurore parut enfin, rosissant les nuages de l’est, et que
-jaillissant par-dessus la mer de brume qui emplissait la vallée du
-Rhône, elle teignit de sa rose lumière les cimes de l’occident, et nous
-trouva debout, je ne vis autour de moi que des hommes aux faces graves,
-et portant plus ou moins sur leurs traits hagards et défaits la marque
-de leur condition mortelle.
-
-Le seul Froment excepté. Celui-ci, pour une raison quelconque, offrait à
-l’apparition du jour une contenance non seulement résolue, mais joyeuse.
-Renonçant à l’attitude solitaire qu’il avait gardée toute la nuit, il
-s’avança vers les créneaux dominant la ville, et causa et voire
-plaisanta, raillant les cœurs faibles, et prenant la victoire comme
-acquise. J’ai ouï dire à ses ennemis que cette conduite fut le résultat
-de sa nature, et qu’il n’y avait aucun mérite; que l’orgueil l’élevait
-non seulement au-dessus des vulgaires passions de l’humanité, mais
-au-dessus de la crainte; que dans la ferme volonté de jouer son rôle à
-l’admiration de chacun, il oubliait que ce fût là autre chose qu’un
-rôle, et qu’il affrontait tous les hasards et courait tous les risques
-avec aussi peu d’émotion que l’acteur qui représente le Cid, ou qui boit
-le poison dans le rôle de Mithridate.
-
-Mais cette prétention revient tout bonnement à affirmer que cet homme
-était non seulement très vain, mais encore très brave. J’admets l’un et
-l’autre. Aucun de ceux, en effet, qui l’ont vu ce matin-là n’en pourrait
-douter: ils savent aussi que, entre un million d’hommes, le plus digne
-de commander en une telle occurrence était bien cet homme résolu,
-inflexible, gai même, qui ne revenait jamais sur ses décisions, pas plus
-qu’il n’avouait de craintes. Lorsque la brume se dissipa--un peu après
-quatre heures--et découvrit la plaine riante, la ville et les hauteurs,
-et quand de la direction du Rhône le premier brimbalement des cloches
-frappa les oreilles et fit taire le chant du rossignol, il tourna vers
-ses partisans un visage presque joyeux.
-
---Allons, messieurs, fit-il d’un ton cordial et la tête haute.
-Remuons-nous! Il ne doit pas être dit que nous nous cachons et que nous
-n’osons nous montrer au dehors, ou qu’ayant poussé autrui en avant, nous
-restons en arrière--comme ces bavards et songe-creux de leur lâche
-Assemblée qui, prêts à s’emparer de leur roi, mirent au premier rang des
-femmes pour se préserver du danger! Allons, messieurs! Ils l’ont emmené
-de Versailles à Paris. Nous l’escorterons à son retour! C’est
-aujourd’hui que nous faisons le premier pas!
-
-L’enthousiasme est de tous les sentiments le plus contagieux. Un murmure
-d’approbation accueillit ses paroles; les yeux qui une minute plus tôt
-étaient mornes, redevinrent brillants.
-
---A bas les traîtres! cria l’un.
-
---A bas les trois couleurs! cria un autre.
-
-Du geste, Froment réclama le silence.
-
---Non, monsieur, dit-il vivement. Au contraire, nous aussi, nous aurons
-nos trois couleurs: Vive le Roi! vive la Foi! vive la Loi! Vivent les
-Trois!
-
-L’idée eut du succès. Cent voix en chœur crièrent: «Vivent les Trois!»
-On répéta les mots sur les toits inférieurs et aux fenêtres, et jusque
-dans les rues; tant et si bien qu’ils se perdirent _decrescendo_, tel un
-feu de file, dans le lointain.
-
-D’un grand geste chevaleresque, Froment leva son chapeau.
-
---Merci, messieurs, fit-il. Au nom du roi, au nom de Sa Majesté, je vous
-remercie. Avant que nous ayons fini, l’Atlantique ouïra ce cri, et les
-échos de la Manche le répéteront! Oui, le Rhône délivrera ce que la
-Seine a emprisonné! Sur Nîmes et sur vous, toute la France aujourd’hui a
-les yeux fixés! Pour la liberté! Pour la liberté de vivre: de lâches
-scribes l’étrangleront-ils? Pour la liberté de prier: ils spolient Dieu
-et profanent ses temples! Pour la liberté de circuler: le roi de France
-est prisonnier! En dirai-je davantage?
-
---Non, non! s’écrièrent-ils, agitant leurs chapeaux et leurs épées.
-
---Je n’ajouterai donc rien, reprit-il. Je n’userai plus de mots! Mais je
-veux montrer qu’ici du moins, à Nîmes, on honore Dieu et le roi, et on
-laisse libres leurs fidèles! Suivez-moi, messieurs, et nous ferons le
-tour de la ville pour visiter les postes du roi et voir si quelqu’un ose
-crier: «A bas le roi!»
-
-Ils lui répondirent par une clameur d’approbation et de menace qui fit
-trembler la vieille tour; et aussitôt, se pressant sur l’échelle, ils se
-mirent à descendre jusqu’au toit de la maison et de là dans l’escalier.
-Assis sur l’embrasure de la tour, je vis leur long défilé traverser les
-plombs au-dessous de moi; leurs cuivres et leurs buffleteries
-reluisaient au soleil, leurs rubans voltigeaient à la brise, leurs voix
-sonnaient haut et clair. Ils me parurent, alors, une troupe valeureuse:
-la plupart étaient jeunes, et tous avaient bel air; ma sympathie les
-accompagna lorsqu’ils s’enfoncèrent un par un dans le capot de
-l’escalier par lequel j’étais monté. Une moitié avait disparu, lorsque
-je sentis que l’on me touchait le bras, et je trouvai Froment, le
-dernier à partir, arrêté auprès de moi.
-
---Vous resterez ici, monsieur, me dit-il, d’un ton significatif, les
-yeux abaissés vers les miens. Si les choses en viennent au pis, je n’ai
-pas besoin de vous recommander de veiller sur Mlle de Saint-Alais.
-
---Dans la mauvaise comme dans la bonne fortune, je veillerai sur elle,
-répondis-je.
-
---Merci, fit-il, la lèvre hautaine et une lueur mauvaise dans le regard.
-Mais en ce dernier cas, c’est moi qui veillerai sur elle. Ne l’oubliez
-pas, si je suis vainqueur, nous avons encore à causer, monsieur!
-
---Soit! Dieu vous donne la victoire! exclamai-je involontairement.
-
---Vous avez foi dans votre habileté à l’épée? répliqua-t-il, légèrement
-ironique.
-
-Puis, changeant de ton, il poursuivit:
-
---Mais non, je me trompe. Votre souhait procède d’un vrai gentilhomme
-français. Et c’est en cette qualité que je vous confie Mlle Denise sans
-la moindre crainte. Dieu vous garde!
-
---Et vous de même, fis-je.
-
-Et il suivit les autres.
-
-Il était environ cinq heures. Le soleil était levé, et la plate-forme de
-la tour, restée silencieuse et en ma seule possession, semblait si
-rapprochée du ciel, si lumineuse, paisible et tranquille, de cette
-tranquillité du matin qui s’apparente à l’innocence, que je regardai
-autour de moi, ébahi. Je me trouvais sur un autre plan que le monde
-inférieur, d’où s’élevait sauvagement la clameur d’allégresse qui
-saluait l’apparition de Froment. Une autre acclamation suivit, et une
-autre, qui firent s’envoler les pigeons effarouchés en une nuée
-tournoyante, bien plus haut que les toits; puis l’onde de bruit
-s’éloigna peu à peu, propageant son indicible menace vers le sud de la
-ville. Et je restai sur ma tour, seul et au-dessus de la mêlée.
-
-Une fois seul, j’eus le loisir de réfléchir; et mes réflexions furent
-d’une teinte sinistre. Qu’était devenue aujourd’hui la douce concorde
-dont la moitié de la nation avait rêvé durant des semaines? Où était
-l’âge d’or de paix et de fraternité que l’abbé Benoît, avec les syndics
-de Giron et Vlais, avaient prévu? Et l’abolition des frontières? Et les
-droits de l’homme? Et les autres dix mille béatitudes que philosophes et
-théoriciens avaient entrepris de créer--sans tenir compte de la nature
-humaine--moyennant l’adoption de leurs systèmes? Oui, qu’étaient-elles
-devenues? De tout le riant paysage qui m’entourait s’éleva, en guise de
-réponse, le brimbalement des cloches obsédantes. Du fond des rues
-montaient des bruits de combat et de victoire. Le long d’une route,
-serpentant capricieusement à travers la plaine, se hâtaient de petites
-troupes d’hommes--que je n’avais pas encore aperçues--avec des armes
-reluisantes; et enfin, symptôme le plus grave, au bout d’une demi-heure
-de mon guet, vers un lointain faubourg de l’ouest éclata une salve
-soudaine, suivie de coups de feu isolés. Les pigeons tournoyaient
-toujours par-dessus les toits, nuée de flocons blancs, et les pierrots
-sautillaient à mes pieds; sur la tour, sur le toit inférieur, où
-s’étaient rassemblés quelques domestiques, régnaient le soleil et le
-calme de la paix. Mais au fond des rues, là-bas, je sentais la mort à
-l’œuvre.
-
-Au début cependant, je n’éprouvai qu’une émotion médiocre. Le jour était
-peu avancé; je n’attendais pas une issue immédiate; et je rêvais presque
-indolemment, suivant le cours des pensées que je viens d’indiquer, et
-comparant avec tristesse cette scène de carnage aux brillantes promesses
-des mois révolus. Mais peu à peu l’anxiété des domestiques que je voyais
-sur le toit inférieur me gagna. Je me mis à écouter plus attentivement,
-et j’imaginai que la marée du combat se rapprochait, que les cris et les
-coups de feu arrivaient plus vite et plus fort à mon oreille. Pour
-finir, sur un lieu voisin des casernes, et assez proche de moi,
-j’aperçus de légers flocons de fumée blanche qui s’élevaient des toits,
-et à deux reprises une salve de mousqueterie partant du même point fit
-trembler les vitres. Puis dans l’une des rues immédiatement au-dessous
-de moi, que j’apercevais dans toute sa longueur, je vis une foule
-accourir--dans ma direction.
-
-J’interpellai les domestiques pour savoir ce que cela signifiait.
-
---On vient d’attaquer l’arsenal, monsieur, répondit l’un d’eux, en
-s’abritant les yeux du soleil.
-
---Qui a attaqué? demandai-je.
-
-Mais il se contenta de hausser les épaules et de regarder plus
-attentivement au loin. Je suivis son exemple. Pour un temps rien ne se
-produisit; mais tout à coup, aussi brusquement que si s’ouvrait une
-porte qui eût jusque-là étouffé le bruit, un tonnerre de vociférations
-éclata, et une foule énorme se déversa par l’extrémité la plus proche
-dans la rue au-dessous de moi, et refluant dans toute sa longueur à
-grands renforts de hurlements et d’armes brandies--qui entouraient au
-centre un crucifix et un peloton de moines--tourna le coin à l’autre
-bout et disparut. Quelque temps je continuai d’entendre le gros de leurs
-cris, et le suivis du côté des casernes, d’où arrivait par intervalles
-le déchirement de la fusillade. J’en conclus que c’était un renfort venu
-à l’appel de Froment. Après quoi, regardant par hasard au-dessous, je
-vis que la moitié des domestiques avaient disparu, et que des formes
-humaines commençaient à se glisser par les rues jusqu’alors désertes. Je
-me mis à trembler. Le dénouement se produisait plus tôt que je l’avais
-cru.
-
-Je hélai l’un des hommes et lui demandai où étaient les dames.
-
-Il leva vers moi une face blême.
-
---Je ne sais pas, monsieur, répondit-il brièvement, et il détourna
-aussitôt les yeux.
-
---Elles sont en bas?
-
-Mais il guettait avec trop d’attention pour me répondre, et ne fit que
-secouer la tête avec impatience. Je ne voulais pas quitter la
-plate-forme, et je lui donnai l’ordre de porter mes compliments à Mme de
-Saint-Alais et de la prier de monter. Je trouvais singulier qu’elle ne
-l’eût pas encore fait, car les femmes ne résistent guère à la tentation
-de voir.
-
-Mais l’homme était trop effrayé pour s’occuper de nul autre que de
-lui-même--c’était, je pense, l’un des cuisiniers--et il ne bougea pas;
-tandis que ses compagnons se bornaient à crier:
-
---Tout à l’heure, monsieur, tout à l’heure.
-
-Je perdis patience; et courant à l’échelle, je la descendis et marchai
-droit à eux.
-
---Tas de gredins! exclamai-je. Où sont les dames?
-
-Quelques-uns se retournèrent vers moi en sursautant.
-
---Vous dites, monsieur?
-
---Où sont les dames? répétai-je avec irritation.
-
---Oh! je n’avais pas saisi, répliqua ironiquement le plus voisin. Elles
-sont allées prier dans la chapelle, monsieur.
-
---Dans la chapelle?
-
---Mais oui: chez les Capucins.
-
---Elles ne sont donc plus ici?
-
---Non, monsieur, répondit-il, les yeux détournés. Mais... que se
-passe-t-il?
-
-Et, attiré par le bruit, il s’éloigna de moi, pâlissant encore. Je le
-suivis jusqu’au parapet, où je me penchai. La vue, sans être aussi
-étendue que de la tour, découvrait la rue principale orientée vers le
-midi: elle était pleine d’une foule qui la remontait dans notre
-direction, en désordre et par détachements, les uns lancés à fond de
-train, les autres au pas de course, par quatre ou cinq de front; et tous
-à chaque instant regardaient derrière eux.
-
-Les domestiques comprirent bien vite ce que cela signifiait. En un clin
-d’œil leur groupe se dispersa. Courant pêle-mêle, et répétant: «Nous
-sommes vaincus!» ils traversèrent les plombs, gagnèrent l’escalier et se
-mirent à descendre. Je restai une minute encore aux aguets; mais le
-torrent des fuyards, loin de tarir, grossissait toujours, leur allure
-s’accélérait, les derniers venus regardaient plus fréquemment derrière
-eux en serrant leurs armes; le fracas de la lutte, les hurlements, les
-appels, les détonations, se rapprochaient: ma décision fut bientôt
-prise. L’escalier à présent était libre; je le dégringolai jusqu’à la
-porte de l’étage supérieur, par où j’avais pénétré dans la maison, la
-veille au soir. Je soulevai le loquet, mais reculai: la porte était
-fermée à clef! Avec une exclamation déçue, et pris d’une hâte
-fébrile,--car dans les ténèbres de l’escalier j’ignorais alors ce qui se
-passait, et me représentais des catastrophes,--je me remis à descendre
-la spirale, au bas de laquelle j’arrivai dans le cloître formant
-vestibule.
-
-Je le trouvai encombré d’hommes en armes, sombres et exaspérés; et
-assiégé au dehors par d’autres individus, qui s’efforçaient d’y
-pénétrer. Un instant de plus, et j’aurais trouvé l’escalier obstrué par
-le flot de ceux qui le remontaient; et j’aurais été bloqué sur le toit.
-En fait, je dus attendre plusieurs minutes avant de pouvoir me frayer un
-chemin dans la presse, refoulé que je fus contre la muraille, où me
-cloua la ruée vers l’intérieur. Proche de moi, cependant, j’avisai l’un
-des domestiques dans la même situation, et je le tirai par la manche.
-
---Où sont les dames? fis-je. Sont-elles revenues? Sont-elles ici?
-
---Je n’en sais rien, dit-il, le regard fuyant.
-
---Sont-elles encore dans la chapelle?
-
---Je l’ignore, monsieur, répliqua-t-il avec impatience.
-
-Et apercevant, je suppose, celui qu’il cherchait, il me repoussa, avec
-la brutalité de la peur, et, se jetant parmi la foule, disparut.
-
-Il régnait dans la place un tel tohu-bohu d’hommes entrant et sortant,
-criant des ordres ou fendant la presse, que je ne savais que faire. Les
-uns réclamaient Froment, d’autres voulaient que l’on fermât les portes;
-celui-ci criait que tout était perdu, celui-là que l’on montât la poudre
-de la cave. C’était une confusion à perdre la tête, et je restai
-plusieurs minutes en son centre, coudoyé, bousculé, ballotté de côté et
-d’autre. Où étaient les femmes? Où étaient-elles? Ce doute m’affolait.
-Je m’accrochai à une demi-douzaine de mes plus proches voisins, et le
-leur demandai; mais tous se récrièrent farouchement qu’ils
-l’ignoraient--comment l’auraient-ils su?--et se dégageant de moi
-sauvagement ils m’échappèrent comme le domestique. Tous ceux-là, en
-effet, étaient de l’espèce la plus vulgaire. Il n’y avait là ni Froment,
-ni Saint-Alais, ni les chefs, mais un ou deux seulement des braves qui
-étaient partis avec eux.
-
-Je ne crois pas m’être jamais trouvé en plus pénible situation. Denise
-était-elle encore dans la chapelle, ou bien dans les rues, exposée à des
-périls auxquels je n’osais songer? ou d’autre part serait-elle sauve
-dans la chambre voisine, ou à l’étage supérieur, sur le toit? Dans
-l’inouïe confusion, il m’était impossible de l’apprendre, tout comme de
-faire un mouvement. Mon seul espoir semblait être dans le retour de
-Froment. Mais après une minute de vaine attente, qui me parut durer un
-siècle, je perdis patience, et refoulant la presse, gagnai une porte qui
-devait mener au corps de logis principal.
-
-L’ayant dépassée, je retrouvai le même désordre: ceux-ci, remontant la
-poudre des caves, obstruaient le passage; ceux-là se mettaient en devoir
-de piller la maison. A ce rez-de-chaussée, j’avais peu d’espoir de
-trouver celles que je cherchais; et après avoir regardé en vain de tous
-côtés, j’avisai un escalier, et montant rapidement jusqu’au second
-étage, m’élançai vers la chambre de Denise... La porte était fermée à
-clef.
-
-Je la martelai follement, j’appelai, j’attendis, aux écoutes, et
-j’appelai encore; mais je ne perçus aucun bruit à l’intérieur! Convaincu
-enfin, j’y renonçai et passai aux portes voisines. Les deux premières
-étaient closes également; la troisième et la quatrième chambre étaient
-ouvertes et vacantes. La dernière où je pénétrai était celle d’un homme.
-
-Cette besogne ne fut pas longue, et ne me prit qu’une minute. Mais tout
-le temps que j’employai à frapper, à écouter et à appeler,--bien que
-dans le corridor où je circulais régnât un silence de mort où mes pas se
-répercutaient,--le bas de la maison retentissait de cris, d’appels et de
-bruits de pas précipités. Je trépignais. La marquise était peut-être sur
-le toit. Je me mis en devoir d’y monter. Puis je réfléchis que si j’y
-grimpais je pourrais bien au moment de redescendre trouver l’escalier
-bloqué; et, maudissant ma folie d’avoir quitté le cloître,--pour la
-seule raison que mes recherches n’avaient pas abouti,--je retournai
-précipitamment à l’escalier, m’y élançai, et divisant de mon mieux les
-flots humains qui tournoyaient et déferlaient plein l’étage inférieur,
-je parvins de haute lutte à regagner le vestibule.
-
-J’arrivai juste à temps. Comme j’entrais par une porte, Froment y
-pénétrait par l’autre, avec un petit peloton de ses séides, dont
-plusieurs, je le vis alors, portaient le ruban vert, les couleurs
-d’Artois. Sa haute stature dominait toutes les têtes, et je vis qu’il
-était blessé: un filet de sang découlait sur sa joue, et ses yeux
-luisaient d’un éclat quasi dément. Mais il gardait son calme: il avait
-encore un tel empire, non seulement sur lui-même, mais sur ceux qui
-l’entouraient, que l’agitation s’apaisait et tombait sous son regard. En
-un instant ces hommes, qui ne savaient plus que se jeter les uns sur les
-autres et s’embarrasser mutuellement, coururent à leurs postes. On
-entendait au bout de la rue les hurlements d’une foule hostile, et il
-était clair qu’il avait battu en retraite devant des forces écrasantes.
-Néanmoins la résolution parut tout à coup prendre la place de la
-panique, et l’espérance celle du désespoir.
-
-Campé sur le seuil et pointant de côté et d’autre le pistolet déchargé
-qu’il tenait à la main, il ordonna en quelques mots brefs et nets de
-barricader la porte, et cet ordre exécuté, il envoya ses hommes à leurs
-différents postes. La foule qui avait jusque-là encombré la place se
-dissipa comme par enchantement, et il m’aperçut. Il me fit signe
-d’approcher.
-
-S’il jouait un rôle, qu’il me soit permis de déclarer, pour n’y plus
-revenir, qu’il le jouait noblement. Même à cette heure, où je devinais
-que tout était perdu, son visage n’exprimait ni crainte, ni envie; et il
-n’y eut dans ses paroles aucune ostentation.
-
---Sortez vite, me glissa-t-il à voix basse, m’interdisant d’un geste
-prompt les questions que j’étais prêt à lui poser, par cette porte-là,
-et par la poterne au bas de l’autre escalier. Allez à la porte de l’est,
-vous y trouverez des chevaux devant Sainte-Geneviève. Ici, tout est
-fini! conclut-il, en m’étreignant la main et me poussant vers la sortie.
-
---Mais Mlle Denise, m’écriai-je. Elle n’est pas dans la maison!
-
---Hé quoi! fit-il, s’arrêtant pour me considérer, d’un visage assombri.
-Êtes-vous fou? Est-ce à dire qu’elle est sortie?
-
---Elle n’est pas ici, répondis-je. On m’a dit qu’elle était allée à la
-chapelle avec Mme de Saint-Alais, et elle n’en est pas revenue.
-
---Quel Charenton! lança-t-il, avec un affreux blasphème. Dieu les
-protège! répéta-t-il par deux fois.
-
-Et après un silence, rencontrant mon regard où il lut de l’horreur, il
-eut un rire rauque.
-
---Après tout, qu’importe? fit-il avec agitation. Nous voilà tous dans le
-même sac! Comportons-nous en gentilshommes. J’ai fait mon possible pour
-ma part. Entendez-vous cela?
-
-Il leva la main: une salve de mousqueterie fit trembler la maison; et il
-cria un ordre. Les petites fenêtres avaient été bouchées à l’aide de
-pavés, la porte étançonnée à bloc; et la lumière du jour manquant, on
-avait allumé des lampes, qui donnaient à la longue salle de pierre,
-blanchie à la chaux, un aspect singulièrement lugubre. A moins que cet
-effet ne résultât des sombres visages que je voyais autour de moi.
-
---Je crains fort que les Saint-Alais ne soient assiégés dans les Arènes,
-dit-il froidement. Et ils n’ont pas assez de monde pour garnir les
-remparts. Ces maudits Cévenols sont trop nombreux pour nous. Quant à vos
-amis... c’est bien ce que j’attendais: ils me laissent mourir comme un
-taureau dans l’arène. Mais notre mort sera du moins sanglante.
-
-Tandis que j’admirais son courage, une sorte de revirement se produisit
-en moi.
-
---Et Denise? exclamai-je, lui agrippant le bras avec violence. La
-laisserons-nous périr?
-
-Il me regarda d’un air féroce.
-
---C’est juste, fit-il, avec un ricanement. J’oublie que vous n’êtes pas
-des nôtres.
-
---Je pense à elle, moi! m’écriai-je, furieux.
-
-Et, pour un instant, je le haïs.
-
-Mais son attitude se modifia rapidement.
-
---Vous avez raison, monsieur, dit-il, sur un ton nouveau. Allez! Il
-reste peut-être une chance. La chapelle est aux Capucins, et ces chiens
-hurlaient alentour quand nous avons battu en retraite. Ils sont dix
-contre un... mais il reste peut-être une chance. Allez, et si vous la
-retrouvez, et que vous échappiez avec elle, n’oubliez pas Froment de
-Nîmes.
-
---Par la poterne? demandai-je.
-
---Oui, prenez par là, répondit-il, et tirant tout à coup un pistolet de
-sa poche, il me le mit dans la main. Allez, il faut que j’aille aussi.
-Bonne chance, monsieur, et adieu... Quant à vous, chiens! je vais vous
-apprendre à aboyer! conclut-il avec amertume, s’adressant à la foule
-inconsciente. Le taureau est encore sur pied, et fera mordre la
-poussière à plusieurs d’entre vous avant la fin de la corrida!
-
-
-
-
-CHAPITRE XXIV
-
-L’ÂGE D’OR
-
-
-Ayant dit ces mots, il me poussa vers la porte qui conduisait au
-vestibule intérieur et à la poterne. Un instant de retard, je ne
-l’ignorais pas, pouvait coûter une existence, et d’ailleurs avant peu
-les derrières du bâtiment seraient occupés, et ma sortie interdite: on
-ne pouvait donc s’attendre à me voir balancer.
-
-Et néanmoins je balançai. Le corps principal des partisans de Froment
-avait reflué aux étages, et nous pouvions les entendre tirer des toits
-et des fenêtres. Leur chef restait presque seul au milieu du carreau,
-dans une attitude vigilante et pensive; tandis qu’un petit groupe de
-rubans verts, les plus résolus de ses hommes, se pressaient en grognant
-devant la porte barricadée. Parmi la lugubre illumination de ce cloître
-et le désordre des fenêtres bouchées, la solitude qui entourait sa
-personne éveilla en moi presque de la pitié: je fis même un pas vers
-lui. Mais il levait précisément son regard devenu sombre, et il
-m’éloigna d’un geste irrité. Je compris alors que j’étais bien loin de
-ses pensées, et qu’à ce moment où l’édifice élevé au prix de tant de
-soins et à de si grands risques, allait s’écrouler sur lui, ce n’était
-pas à nous qu’il songeait, mais bien à ceux qui se dérobaient, lui ayant
-promis leur concours, à ceux qui lui avaient prodigué les bonnes
-paroles, et le laissaient succomber. Je sortis.
-
-Ce simple moment d’hésitation faillit me coûter cher. En dix enjambées
-j’atteignis la poterne en question, qui s’ouvrait dans l’épaisseur du
-mur, au bas de l’escalier principal. Mais déjà un homme y assujettissait
-la dernière barre. Je lui criai d’ouvrir.
-
---Ouvrez! il faut que je sorte!
-
---Mordieu! Il est trop tard! fit-il, en me jetant un coup d’œil
-sinistre.
-
-Mon cœur se serra: je craignais qu’il ne dît vrai. Pourtant il se mit à
-retirer les barres, tout en maugréant; et au bout d’une demi-minute la
-porte fut libérée. Le pistolet au poing, il l’ouvrit, sans ôter la
-chaîne, et regarda au dehors. Elle donnait sur une étroite allée, qui,
-Dieu merci, était encore déserte. Il laissa retomber la chaîne, et me
-jeta presque dehors, en s’écriant:
-
---Prenez à gauche!
-
-Tout ébloui par l’éclat du soleil je tournai dans cette direction, et
-aussitôt j’entendis la porte claquer derrière moi, et la chaîne grincer
-dans son emboîture.
-
-Les maisons qui s’élevaient à droite et à gauche amortissaient le bruit
-de la foule et de la fusillade; mais comme je descendais l’allée,
-nu-tête et serrant le pistolet que m’avait donné Froment, une nouvelle
-bouffée de bruit s’éleva derrière moi, et m’apprit que les assaillants
-venaient de pénétrer dans la ruelle par l’extrémité opposée, et que si
-j’avais tardé un instant de plus, je serais arrivé trop tard.
-
-En fait, ma situation était peu réconfortante, sinon désespérée.
-Étranger solitaire, sans chapeau ni insigne, connaissant mal la
-topographie de la ville, je pouvais à chaque tournant me jeter dans les
-bras de l’un des partis--qui me massacrerait. J’avais l’idée que la
-chapelle des Capucins était l’église où m’avait conduit Mme Catinot; et
-mon premier soin fut de gagner la rue principale, qui menait dans cette
-direction. Mais la chose n’était pas facile: au bout de l’allée je ne
-trouvai qu’un second passage également rectiligne et sans ouvertures.
-Lorsque j’y fus entré, je tournai après un instant d’hésitation sur ma
-gauche; mais avant d’avoir fait dix pas, j’entendis des clameurs devant
-moi, et je fis halte et revins sur mes pas. M’élançant dans l’autre
-direction je débouchai dans une petite cour sombre et pareille à un
-puits, qui n’offrait pas d’autre issue. J’y restai un moment pantelant
-et indécis, rendu frénétique et presque désespéré par l’idée que, tandis
-que je restais là à balancer, le dé peut-être était jeté et ceux que je
-cherchais périssaient faute de mon secours.
-
-J’allais rebrousser chemin, décidé coûte que coûte à affronter la bande
-d’émeutiers que j’entendais venir derrière moi, lorsqu’une croisée
-ouverte au rez-de-chaussée de l’une des maisons environnant la cour
-attira mon regard. Elle était à portée du sol, et sa vue me détermina.
-La maison devait posséder une sortie sur la rue. En dix enjambées je
-traversai la cour, et appuyant une main sur le cadre de la croisée,
-m’enlevai par-dessus, retombai de travers sur un tabouret, et m’abattis
-lourdement sur le parquet.
-
-Je me relevai aussitôt, sans mal, mais un cri féminin me perça les
-oreilles, et une femme, une jeune fille, se blottit loin de moi, pâle,
-adossée à la porte. Je l’avais surprise agenouillée, en prières, et
-j’avais failli m’abattre sur elle. Lorsque je la regardai elle poussa de
-nouveau un cri; je l’objurguai, au nom du ciel, de se taire.
-
---La porte! indiquez-moi seulement la porte! exclamai-je.
-Montrez-la-moi: je ne veux de mal à personne.
-
---Qui êtes-vous? balbutia-t-elle.
-
-Et toujours s’écartant de moi, elle me considérait de ses yeux élargis.
-
---Morbleu! qu’est-ce que cela peut vous faire? répliquai-je
-farouchement. La porte, femme! la porte de la rue!
-
-Je m’avançai sur elle, et le même effroi qui venait de la paralyser lui
-rendit ses sens. Elle ouvrit la porte derrière elle, et me désigna
-muettement un couloir. Je m’y précipitai, heureux de mon succès, mais je
-n’avais pas encore débarré la porte que je trouvai devant moi, qu’une
-seconde femme surgit d’une chambre latérale, et à ma vue jeta les bras
-au ciel avec un cri d’effroi.
-
---Par où va-t-on à la chapelle des Capucins? lui demandai-je.
-
-Elle comprimait d’une main les battements de son cœur. Pourtant elle me
-répondit:
-
---Prenez à gauche! Et puis à droite... Est-ce qu’ils arrivent?
-
-Je ne m’arrêtai pas à lui demander de qui elle parlait. Ayant réussi à
-ouvrir la porte, je franchis le seuil d’un bond. Mais après un coup
-d’œil des deux côtés de la rue, je rentrai précipitamment, et refermai
-la porte. La femme et moi nous nous regardâmes, et sans mot dire elle
-attrapa la barre que j’avais laissée tomber et l’assujettit dans ses
-crochets. Puis elle fit volte-face et s’élança dans l’escalier, où je la
-suivis. Quand nous passâmes devant elle, la fille que j’avais surprise
-dans sa chambre disparut comme un lapin dans son trou.
-
-La femme me conduisit à la fenêtre d’une chambre de l’étage supérieur,
-et nous regardâmes au dehors sans nous laisser voir, et les yeux
-prudemment à hauteur de la boiserie. Je n’ai pas besoin de dire pourquoi
-j’étais rentré si vivement. Le brouhaha de voix nombreuses avait en un
-instant rempli toute la rue, tandis que la croisée tremblait du
-piétinement de milliers d’individus en marche. Par rangs successifs
-balayant toute la largeur de la chaussée, le peuple, ou du moins une
-partie, défila, les premiers pelotons formés en bon ordre, coude à
-coude, le mousquet sur l’épaule et vêtus d’une espèce d’uniforme.
-L’arrière-garde n’était qu’un farouche ramassis de va-nu-pieds, armés de
-piques et de haches, qui lançaient des regards aux fenêtres,
-brandissaient les poings, trépignaient et s’avançaient par sauts et par
-bonds avec une grande clameur:
-
---Aux Arènes! aux Arènes!
-
-Cette seule vue était suffisante pour glacer le sang des plus braves;
-mais quand elle vit ce qu’il y avait au milieu du cortège, la femme se
-cramponna à mon bras, en poussant des cris d’horreur. Sur six longues
-piques, élevées par-dessus la foule, s’agitaient six têtes coupées,
-l’une, la première, chauve et grosse, et hideusement grimaçante. Ils les
-présentaient aux fenêtres, et secouaient en manière de jeu leurs
-chevelures ensanglantées. Ils passèrent, et en un moment la rue fut de
-nouveau silencieuse.
-
-La femme, prostrée dans un fauteuil, murmura qu’ils avaient mis à sac le
-_Cabaret de la Vierge_, et que la tête chauve avait appartenu à un
-conseiller municipal, son voisin. Mais je ne m’attardai pas à l’écouter.
-Je la laissai là, et redescendant au plus vite, débarrai la porte et
-sortis. Tout était de nouveau singulièrement tranquille, au dehors. Le
-soleil matinal brillait, clair et chaud, sur la longueur de la rue
-déserte, et semblait démentir ce que je venais de voir. Nulle part aucun
-signe de vie, ni aucune tête aux fenêtres. Je m’arrêtai un instant au
-milieu du pavé, décontenancé, ahuri par la sérénité paisible du jour, et
-incertain de la direction à prendre. A la fin je me rappelai les
-indications de la femme, et suivis les traces du peuple jusqu’à la
-première rue à droite. Je m’y engageai, et je n’avais pas fait cinquante
-toises que je reconnus, un peu en avant de moi, la maison de Mme
-Catinot.
-
-Sa large façade aveugle étalait au soleil de longues rangées de fenêtres
-aux volets clos, et sans nul signe de vie. Néanmoins, j’étais en pays de
-connaissance, et je la vis avec joie. Me jetant sur la porte, je heurtai
-longtemps avec obstination. Je faisais un tapage à réveiller les morts,
-dont résonnait chaque porte de cette rue déserte, qui le soir de mon
-arrivée grouillait de circulation. Je frémis au bruit, je frémis d’être
-exposé à tous les yeux sur les marches du perron, et m’attendis à voir
-une vingtaine de croisées s’ouvrir et se garnir de têtes.
-
-Mais j’en étais encore à apprendre combien l’extrême panique rend sourd,
-et quelle force a l’instinct de lâcheté qui retient les gens pacifiques
-à leur foyer lorsque le sang coule à flots dans les rues. Pas un seul
-visage ne se montra aux fenêtres, pas une seule porte ne s’ouvrit; pis
-même, j’eus beau frapper indéfiniment, la demeure que je prétendais
-éveiller resta morne et muette. Je reculai pour la contempler, puis
-revins à la charge, et heurtai de nouveau, sans plus me soucier de mon
-danger personnel.
-
-Sans résultat. Ou plutôt non, pas tout à fait. L’écho de mes coups parut
-se prolonger vers le bout de la rue, puis il se renforça, devint une
-rumeur ample et grave, une rumeur trop familière: la foule s’en
-revenait!
-
-Je maudis ma folie de m’être attardé. Je songeai au passage de derrière
-la maison, qui menait à la chapelle; j’en trouvai l’entrée, et m’y
-précipitai. La rumeur lointaine devenait plus proche et plus haute, mais
-déjà je pouvais voir la porte basse de l’église, et je ralentis un peu
-ma course. A ce moment la porte s’ouvrit devant moi, et un homme y passa
-la tête. Je le vis le premier, et lisant sur ses traits vils l’effroi,
-la honte et la fureur, j’eus comme l’intuition de ce qu’il allait faire.
-Tout d’abord il inspecta le lointain, clignotant et s’abritant les yeux
-du soleil, puis il m’aperçut, et, me lançant un coup d’œil indiciblement
-traître, il prit la fuite.
-
-Il laissa la porte entre-bâillée--je le soupçonnai d’être le sacristain
-qui désertait son poste--et j’en profitai pour pénétrer dans l’église.
-Je me trouvai en face d’un spectacle dont je me souviendrai toute ma
-vie; car ce qui se passait au dehors, ce que je venais de voir au cours
-des minutes précédentes, lui conférait une solennité encore supérieure à
-celle de l’étrange service divin auquel j’avais là même assisté
-auparavant.
-
-Le soleil brillait au dehors, quelques lampes d’autel à verre rubis
-projetaient une obscure clarté sur les colonnes, les tableaux, les
-voûtes perdues dans l’ombre, et en particulier sur la foule emplissant
-la nef: une foule de femmes agenouillées, dont les têtes dodelinaient et
-dont les voix lamentables chantaient les litanies de la Vierge.
-
-Il y en avait plusieurs, principalement sur les confins de l’assemblée,
-qui se balançaient de-ci de-là, pleurant en silence, ou restaient
-immobiles comme des statues, le front appliqué sur les froides dalles.
-Les autres lançaient à droite et à gauche des coups d’œil furtifs,
-sursautaient au moindre bruit, et vagissaient des prières de leurs
-lèvres blêmes. Mais de plus en plus, les éclats passionnés des âmes plus
-braves tenaient les autres captives; de plus en plus haut le rythme
-martelé des _Ora pro nobis! ora pro nobis!_ s’élevait et s’enflait sous
-les voûtes de l’église; il devenait de plus en plus fervent, de plus en
-plus obsédant, et plus farouche aussi l’abandon de la supplique, tant et
-si bien qu’à la fin je sentis les sanglots me monter à la gorge, et mon
-sein se gonfler de piété et d’enthousiasme... Ce fut alors que j’aperçus
-Denise.
-
-Elle était agenouillée entre Mme Catinot et sa mère, aux premiers rangs
-de celles qui regardaient l’autel principal. De ma place je la voyais de
-profil, les yeux levés au ciel en une extase adoratrice. A l’idée
-qu’elle priait peut-être pour moi; à l’idée que cette jeune fille si
-pure et si brave, que cette enfant douce, aimable et virginale pouvait
-affronter sans l’ombre de crainte ce danger mortel; à l’idée qu’elle
-m’aimait et priait pour moi, je me sentis plus ou moins qu’un homme. Les
-pleurs me vinrent aux yeux, ma poitrine se souleva, et j’allais tomber à
-genoux, lorsque le grand portail, tout au fond de l’église, résonna sous
-un heurt tonitruant, suivi d’une grêle de coups et d’appels qui
-exigeaient l’entrée.
-
-Un frisson d’épouvante courut parmi la foule agenouillée, et plusieurs
-femmes bondirent en hurlant et promenèrent autour d’elles des yeux
-égarés. Cependant la psalmodie monotone emplissait toujours les voûtes;
-de plus en plus haut le rythme régulier des _Ora pro nobis! ora pro
-nobis!_ s’élevait et retombait pour s’élever encore avec une véhémence
-de supplication, une force de répétition qui décelait des cœurs prêts à
-éclater. Mais à la fin, l’un des battants de la porte s’ouvrit au large.
-C’en était trop: les trois quarts des fidèles se dressèrent en poussant
-des cris; seuls quelques-uns chantaient encore. A ce moment j’étais
-arrivé au milieu de la foule, et j’approchais de Denise; j’allais
-l’atteindre, quand l’autre porte céda, et une dizaine d’hommes se
-ruèrent tumultueusement à l’intérieur. J’entrevis un prêtre, l’abbé
-Benoît, comme je le sus plus tard, qui s’efforçait de les arrêter en
-leur opposant un crucifix; puis, dans la pénombre qui pour eux n’était
-que ténèbres, je m’aperçus--ô joie indicible!--que les envahisseurs
-n’étaient pas l’avant-garde du peuple: au premier rang s’avançaient les
-deux Saint-Alais, souillés de sang et noirs de poudre, l’épée au poing
-et les vêtements en lambeaux, et derrière eux une vingtaine de leurs
-partisans.
-
-Dans la joie de la délivrance les femmes se jetèrent au cou des hommes,
-et les plus éloignées éclatèrent en pleurs et en sanglots. Mais les
-hommes, après avoir assujetti les portes derrière eux, se mirent
-aussitôt en marche à travers l’église vers la petite sortie donnant sur
-l’allée: l’un criait que tout était perdu, un autre que la porte
-orientale était ouverte, et un troisième exhortait les femmes à se
-retirer, ajoutant que dans les maisons voisines elles seraient en
-sûreté, au lieu que l’église allait être saccagée: dès à présent les
-Calvinistes enfonçaient les portes du monastère par où les fugitifs
-avaient battu en retraite, après avoir été chassés des Arènes.
-
-Tout ne fut plus aussitôt que panique, lamentations et confusion. J’ai
-ouï dire depuis que les hommes avaient très mal fait de prendre par
-l’église dans leur fuite, car s’ils avaient passé au large les femmes
-eussent été épargnées; et il est de fait qu’en réalité, l’église ne fut
-pas mise à sac. Mais dans le pandémonium qu’était Nîmes ce matin-là,
-alors que les ruisseaux roulaient du sang, alors que les esprits étaient
-confondus par la brusque défaite, on ne saurait décider ce qui valait le
-mieux; et je n’ai garde de blâmer personne.
-
-La poussée générale vers la porte, qui suivit le discours de cet homme,
-me ramena un peu plus loin de Denise; mais celle-ci, avec ses proches
-voisines, resta en place et laissa passer d’abord les plus timides ou
-égoïstes. J’eus le temps d’arriver à son côté. Elle avait rabattu jusque
-sur son visage la cape de sa mantille, et il me fallut lui toucher le
-bras pour qu’elle s’aperçût de ma présence. Alors, sans un mot, elle
-m’enlaça en relevant la tête: et d’apercevoir son visage sous la cape,
-ce fut pour moi le bonheur. O Dieu! ce fut le bonheur, parmi cette scène
-d’épouvante.
-
-Mme de Saint-Alais, tout en m’accueillant d’un sourire glacial, n’eut
-pas l’énergie de me repousser.
-
---Vous êtes prompt, monsieur, à profiter de la victoire, fit-elle, d’un
-ton cassant.
-
-Et ce fut tout. Sans me laisser abattre, j’entourai de mon bras la
-taille de Denise, et suivis de près Louis et Mme Catinot. M. le marquis,
-après avoir échangé quelques mots avec sa mère, nous rejoignit. Dans ce
-mouvement, il jeta les yeux sur moi, mais se contenta de sourire, et à
-une question de sa mère, il répondit à haute voix:
-
---Mon Dieu, madame, qu’importe? Nous avons joué notre va-tout, et nous
-avons perdu. Quittons la table!
-
-Elle rabattit sa cape sur son visage; et malgré la crainte et
-l’agitation de l’heure, ce geste me parut de sinistre augure, et une
-soudaine pitié m’envahit. Mais ce n’était pas l’heure des sentiments ni
-de la pitié: les poursuivants talonnaient de près les poursuivis. Nous
-étions encore dans l’église et à quelques pas du perron donnant sur la
-venelle, quand une ruée de piétinements se fit entendre derrière nous, à
-l’extérieur du grand portail, et tout aussitôt les portes retentirent
-sous une grêle de coups. Je me demandai si elles résisteraient jusqu’à
-ce que nous fussions dehors, et je sentis la petite personne que
-j’enlaçais frémir et se presser plus étroitement contre moi. Mais elles
-résistèrent, et une seconde plus tard la foule qui nous précédait nous
-fit place, et nous arrivâmes au grand jour extérieur, dans la venelle,
-que nous descendîmes en courant vers la maison de Mme Catinot.
-
-Il me semblait que nous étions sauvés, ou presque, tant j’étais heureux
-de me trouver à l’air libre et hors du monument. Le sol était en
-déclivité, je voyais les têtes du cortège moutonner devant nous, et
-parmi elles des faces pâles retournées pour jeter un regard en arrière.
-Les hautes murailles de l’allée amortissaient le bruit de l’émeute.
-J’avais derrière moi M. le marquis et sa mère, que suivaient eux-mêmes
-quatre ou cinq partisans du marquis, lesquels fermaient la marche. Je me
-retournai: derrière eux la venelle était encore déserte, à hauteur de
-l’église, que nos poursuivants n’avaient pas encore traversée. Je
-m’arrêtai pour glisser à Denise quelques paroles de réconfort. Je me
-penchai vers elle un peu plus longtemps peut-être qu’il n’était besoin,
-car sans m’en apercevoir je marchai sur les talons de Louis. Un
-mouvement de reflux balayant la venelle l’avait refoulé et rejeté contre
-nous. Tandis que ce mouvement de recul nous entre-choquait tous, des
-cris de désolation naquirent au loin devant nous et remontèrent l’allée,
-entre les hautes murailles; et j’espère bien ne plus jamais ouïr pareil
-mélange de gémissements et de cris lamentables. Les uns luttaient de
-toutes leurs forces pour revenir vers l’église, et d’autres, sans
-comprendre, s’efforçaient de continuer; plusieurs tombèrent, et furent
-foulés aux pieds. Durant quelques secondes une folie de panique ondula
-et bouillonna dans toute la longueur de l’étroite venelle.
-
-Occupé à protéger Denise contre la poussée et à la maintenir debout, je
-ne compris pas tout de suite. Ma première pensée fut que les femmes--il
-y en avait trois pour un homme--étaient devenues folles ou
-s’abandonnaient à une égoïste et abjecte terreur. Puis, comme nos
-compagnes trébuchantes et hurlantes refluaient sur nous, au point de
-n’occuper plus que la moitié de la longueur de l’allée, je perçus en
-avant une explosion de rires sauvages et vis par-dessus les têtes qui
-m’en séparaient une masse hérissée de pointes de piques emplissant
-l’extrémité de la venelle, en face la maison de Mme Catinot. Alors je
-compris, et mon cœur s’arrêta: les Calvinistes nous avaient tournés!
-
-Plus de retraite possible! Je regardai derrière moi, et vis l’allée,
-devant le porche de l’église, obstruée d’hommes qui avaient traversé
-cette dernière pour y arriver, grouillante de faces sauvagement
-joyeuses, d’yeux menaçants et de piques sanguinaires. Nous étions
-bloqués: dans toute l’étendue de ces hautes murailles, qu’il était
-impossible d’escalader, il n’y avait d’autre issue que par la maison de
-Mme Catinot, et celle-ci était gardée... Devant nous comme derrière il y
-avait les piques.
-
-Aujourd’hui encore cette scène hante mes rêves. Je revois le grand
-soleil éclairant la lividité spectrale des visages défigurés par la
-peur; je revois des femmes tombées à genoux et levant les bras au
-hasard, d’autres jetant des cris ou priant avec frénésie, ou se
-suspendant au cou des hommes; je revois cette longue file d’humanité
-torturée par la crainte qui se faisait jour sous toutes ses formes; je
-revois surtout les rires démoniaques des vainqueurs, qui criaient aux
-hommes de sortir, ou lançaient aux femmes des obscénités. Nîmes
-elle-même, la mère des factions, la génératrice de cent luttes sans
-quartier, n’avait jamais vu scène plus atrocement infernale. Tout
-d’abord, dans la surprise de cette embûche, dans la soudaine horreur de
-nous trouver, alors que tout semblait sauvé, aux prises avec la mort, je
-ne pus rien sinon serrer plus étroitement Denise contre moi, et lui
-cacher le visage dans ma poitrine, tout en m’appuyant contre le mur et
-exhalant des plaintes de mes lèvres pâles. Seigneur! pensais-je, les
-femmes!... Les femmes, hélas! En pareille occurrence on donnerait tout
-au monde pour qu’il n’en existât aucune, ou pour n’en avoir jamais aimé!
-
-Saint-Alais fut le premier à recouvrer sa présence d’esprit et à agir,
-si l’on peut appeler action ce qui fut simplement oratoire, puisque nous
-étions pris sans remède et écrasés par le nombre. Plaçant sa mère
-derrière lui il présenta un mouchoir blanc aux hommes--qui étaient à
-trente pas de nous, devant la porte de l’église--et les adjura de
-laisser passer les femmes. Comme ils refusaient il alla jusqu’à les
-provoquer et les traita de lâches, qui n’osaient pas affronter des
-hommes libres de leurs mouvements.
-
-Mais ils ne lui répondaient que par des railleries et des menaces, et
-des rires sauvages:
-
---Non, non, monsieur le prêtre! criaient-ils. Non, non, sortez, et venez
-goûter du fer. Alors, il se peut que nous laissions aller les femmes.
-Mais ce n’est pas sûr!
-
---Tas de lâches! lança-t-il.
-
-Mais ils se contentèrent de brandir leurs armes en riant, et hurlant:
-
---A bas les traîtres! A bas les prêtres! Sortez de là, sortez,
-messieurs! ou nous viendrons vous tirer des jupes de vos femmes!
-
-Il leur décocha un regard de fureur indicible. Puis un homme sortit de
-leurs rangs et apaisa le tumulte.
-
---Et maintenant attention! dit l’homme, une espèce de géant, aux longs
-cheveux noirs retombant sur une face livide. Nous vous donnons trois
-minutes pour venir vous présenter aux piques. Si oui, les femmes s’en
-iront. Si vous restez là derrière elles, nous tirons dans le tas, et que
-leur sang retombe sur vos têtes!
-
-Saint-Alais resta muet. Enfin, d’une voix horrifiée, il s’écria:
-
---Vous nous tueriez sous leurs yeux?
-
---Oui, tout comme dans leur giron! répliqua l’homme, parmi un tonnerre
-de rires. Décidez-vous donc, et vite! reprit-il, en esquissant un
-entrechat maladroit et faisant voltiger une demi-pique autour de sa
-tête. Trois minutes à l’horloge qui est là. Sortez, ou on tire dans le
-tas. Ça fera une fameuse chair à pâté! Une chair à pâté catholique,
-messieurs!
-
-Saint-Alais me regarda, pâle et les yeux fixes. Il voulut parler, mais
-la voix lui manqua.
-
-De ce qui se passa ensuite, je ne puis rien dire; car, pour une minute,
-tout se confondit. Je me rappelle seulement ce détail, que le soleil
-éclatant donnait sur le mur derrière lui, où les lignes plus sombres du
-ciment romain apparaissaient entre les vieilles briques minces. Nous
-étions environ vingt hommes et peut-être cinquante femmes, rassemblés
-pêle-mêle dans un espace de vingt toises de longueur. Des soupirs
-s’échappaient des lèvres des hommes, et ceux qui tenaient des femmes
-dans leurs bras--et ils étaient nombreux--s’appuyaient au mur et
-s’efforçaient de les consoler ou de se détacher d’elles. Un homme
-lançait des imprécations aux misérables qui voulaient nous massacrer, et
-leur montrait les deux poings; d’autres accablaient de baisers les têtes
-pâles et insensibles reposant sur leurs poitrines, car, Dieu merci, la
-plupart des femmes étaient en pâmoison. D’autres, enfin, tel
-Saint-Alais, adressaient un regard de muette détresse à des yeux qui
-leur parlaient le même langage, ou serraient la main d’un ami, et
-imploraient le ciel impitoyablement bleu et serein. Quant à moi...
-j’ignore ce que je fis, sauf contempler Denise dans les yeux,
-indéfiniment! Ces yeux n’avaient plus rien d’insensible.
-
-Il faut se souvenir que le soleil illuminait toute cette scène, que les
-oiseaux sautillaient et pépiaient dans les jardins, par delà les murs;
-qu’il allait être midi, dans une heure, et un midi méridional; que dans
-le creux de la vallée le Rhône étincelait entre ses rives, et qu’un peu
-plus loin la mer battait de ses vaguelettes écumeuses les plages de la
-Camargue. Toute la nature était en joie; et nous seuls, nous, tassés
-entre ces effroyables murailles, entre ces faces menaçantes, nous
-voyions la mort toute proche, la sombre mort qui termine tout.
-
-Une main m’effleura: celle de Saint-Alais. Je crois, ou plutôt je sais,
-car je le lus dans ses yeux, qu’il voulait se réconcilier avec moi. Mais
-quand je le regardai--ou peut-être fut-il troublé en voyant la muette
-détresse de sa sœur--il se ravisa. Comme le géant aux cheveux noirs
-proclamait: «Une minute de passée!» et que ses partisans vociféraient,
-M. le marquis leva la main.
-
---Arrêtez! s’écria-t-il, avec son ancien geste autoritaire. Halte. Il y
-a ici un homme qui n’est pas des nôtres. Il doit passer le premier, et
-se retirer (et il me désignait). Il n’a rien de commun avec nous. Je le
-jure.
-
-Une huée de rires barbares lui répondit. Puis le géant eut l’impiété de
-citer la parole sacrée:
-
---Celui qui n’est pas pour moi est contre moi.
-
-Et le rire recommença.
-
-Je ne revendique pas l’honneur de ce que je fis ensuite. En ces moments
-d’exaltation, nous ne sommes pas responsables, et d’ailleurs je savais
-qu’ils n’écouteraient pas Saint-Alais, et je ne risquais rien.
-Frémissant de rage, je renvoyai au géant ses mots:
-
---Je suis contre vous! m’écriai-je. Je préfère mourir ici avec eux,
-plutôt que de vivre avec vous! Vous déshonorez la terre! Vous polluez
-l’air! Vous êtes des démons...
-
-Je m’en tins là, car avec un rire strident mon voisin, un tout jeune
-homme, affolé, je suppose, et celui-là même qui les avait invectivés, me
-dépassa d’un bond et se précipita sur les piques. Une demi-douzaine de
-pointes convergèrent dans sa poitrine sous nos yeux à tous, et avec un
-cri affreux il leva les bras au ciel et fut rejeté en arrière contre le
-mur latéral, mort et ruisselant de sang.
-
-Instinctivement j’avais voilé la face de Denise pour l’empêcher de voir.
-Et je fis bien; car là-dessus--par une sorte de grâce, et qu’il me soit
-permis de n’y pas insister--les monstres à la vue du sang se
-déchaînèrent et s’élancèrent sur nous. Je vis Saint-Alais rejeter sa
-mère derrière lui, et presque du même geste se précipiter sur les
-piques. Pour moi, repoussant Denise dans l’encoignure de la muraille,
-malgré ses enlacements et ses prières,--je tuai avec le pistolet de
-Froment le premier qui arriva sur moi, puis le second, à bout portant du
-second coup, ne ressentant, au lieu de crainte, qu’une ivresse de
-fureur. Le troisième m’abattit sous sa pique entrée dans mon épaule, et
-pour un instant je ne vis plus que le ciel, sur lequel se détachait en
-noir sa face hideuse; et je fermai les yeux dans l’attente du coup
-final.
-
-Mais il ne vint pas. Ce fut à sa place un poids qui s’abattit sur moi,
-et je me mis à me débattre, cependant que toute une armée, semblait-il,
-me passait sur le corps, dans cet affreux abattoir de l’allée, où l’on
-arrachait les hommes des bras des femmes, pour les pousser, hurlants,
-contre le mur, et les y mettre à mort sans miséricorde; dans cette
-géhenne où se commirent des forfaits que je n’ose raconter.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXV
-
-PAR DELÀ LES TOMBEAUX
-
-
-Je rends grâces à Dieu de n’en avoir pas vu beaucoup plus que je ne
-viens d’en raconter. A une vingtaine de reprises les assassins
-trébuchèrent sur moi; et je fus foulé aux pieds, meurtri et couvert d’un
-sang qui ne m’appartenait pas. J’ouïs aussi des cris d’hommes à
-l’agonie, de déchirants cris de femmes qui glaçaient les moelles et
-arrêtaient le souffle, des rires déments, tous les bruits de l’enfer.
-Mais dans ma position, se lever c’était vouloir la mort immédiate, et
-bien que privé d’espérance et n’osant regarder l’avenir, mon ivresse
-passagère s’était épuisée: je restai donc immobile, car toute résistance
-était vaine.
-
-A la fin je crus mon dernier instant venu. Le corps qui m’écrasait et me
-cachait à moitié fut brutalement retiré; je revis la lumière, et une
-voix s’écria avec vivacité:
-
---En voilà encore un! Il est vivant!
-
-Je me mis debout tant bien que mal, niaisement obstiné à mourir avec une
-certaine dignité. L’exclamation provenait d’un inconnu, mais auprès de
-lui était Buton, derrière qui se tenait de Géol; et je vis encore
-d’autres visages, qui tous me regardaient. Mais je ne pouvais croire à
-mon salut.
-
---Si vous voulez m’expédier, faites vite, murmurai-je, en écartant les
-bras.
-
---Dieu nous en préserve, répondit bien vite Buton. On n’en a fait déjà
-que trop! Monsieur le vicomte, appuyez-vous sur moi! Appuyez-vous, et
-venez par ici. Mordieu! il était temps que j’arrive! S’ils vous avaient
-tué...
-
---Cela fait le cinquième, prononça de Géol.
-
-Sans lui répondre, Buton me prit par le bras, et m’entraîna doucement,
-tandis que de Géol me soutenait de l’autre côté. Grâce à leur aide, je
-m’avançai entre deux rangées de peuple qui m’examinaient avec une sorte
-d’émerveillement stupide, deux rangées de visages que le grand soleil
-faisait paraître singulièrement pâles. J’avais perdu mon chapeau, et le
-soleil m’aveuglait et me troublait la tête, mais Buton me conduisait par
-la main, et je tournai pour franchir une porte qui s’ouvrait dans la
-muraille. A ce moment je laissai tomber un mouchoir que l’on m’avait
-donné pour me panser l’épaule. Un individu qui se tenait devant la
-porte, le dernier à droite de la rangée de peuple, le ramassa et me le
-rendit avec un empressement cordial. Il tenait une pique, et ses mains
-couvertes de sang me firent reconnaître en lui un des assassins.
-
-Deux hommes en transportaient un autre dans la maison d’en face, et à la
-vue du cadavre inerte et de la tête pendante, je recouvrai d’un seul
-coup la raison et la mémoire. J’empoignai Buton par le revers de son
-habit et le secouai comme un prunier.
-
---Et Mlle de Saint-Alais! m’écriai-je. Qu’as-tu fait d’elle, misérable?
-Si tu lui as...
-
---Chut, monsieur, chut! répliqua-t-il, d’un ton de reproche. Et soyez
-vous-même. Elle est sauvée, je vous en donne ma parole, et vous allez la
-voir. On l’a transportée ici l’une des premières. On n’a pas touché à un
-cheveu de sa tête.
-
---On l’a transportée ici? fis-je.
-
---Oui, monsieur le vicomte.
-
---Saine et sauve?
-
---Oui, oui, saine et sauve.
-
-A cette nouvelle, je versai des larmes que je ne crois pas indignes d’un
-homme, car c’étaient des larmes de joie et de reconnaissance. On ne me
-les reprochera pas, si l’on songe à tout ce que j’avais traversé, et à
-tout le sang que j’avais perdu, bien que ma blessure au bras fût légère.
-Je n’étais d’ailleurs pas le seul à pleurer, ce jour-là. J’ai appris
-depuis que l’un des massacreurs eux-mêmes, un de ceux qui furent les
-plus ardents à la besogne, versa des larmes amères quand il revint à lui
-et comprit ce qu’il avait fait.
-
-Au cours de cette journée-là et des deux suivantes, on tua dans Nîmes
-trois cents hommes environ, principalement dans le couvent des
-Capucins,--où Froment avait installé une imprimerie et le quartier
-général de sa propagande--dans le _Cabaret Rouge_, et dans la propre
-demeure de Froment, qu’il fallut réduire au moyen du canon. Une moitié à
-peine de ces victimes tombèrent les armes à la main et dans l’ivresse du
-combat; les autres furent pourchassés dans les venelles, les maisons,
-les cachettes, et tués sur place, ou, s’étant rendus à discrétion,
-furent collés au mur le plus proche et fusillés.
-
-Par la suite, aussi bien à Paris qu’en province, on commenta cette
-rigueur, et on la prôna comme un réel bienfait; en se basant sur ce
-principe qu’elle éteignit le feu de la révolte prête à éclater, et
-l’empêcha de gagner le reste de la France. Mais, rétrospectivement, je
-vois en elle tout autre chose: j’y vois, non un bienfait, mais l’un des
-premiers exemples de ce singulier mépris de la vie humaine qui distingua
-la Révolution dans ses dernières phases; de ce délire de férocité qui
-trois ans plus tard paralysa la société et frappa l’univers de stupeur,
-et qui, par les abominables excès où il aboutit, démontra aux
-philosophes humanitaires que la France, aux derniers jours du XVIIIe
-siècle, pouvait accomplir au grand jour, à Arras, Nantes et Paris, des
-forfaits que les tyrans de jadis reléguaient au fond ténébreux de leurs
-salles de tortures; des forfaits, je rougis de l’écrire, que nul autre
-pays civilisé n’a égalés dans notre ère.
-
-Mais ces crimes--et bien entendu je ne parle pas ici de la besogne
-accomplie par la guillotine--n’ont, grâces à Dieu, rien à voir avec mon
-présent récit. Ils ont laissé leurs traces sur les pages ultérieures de
-ma vie, comme sur la vie de tout autre Français, et il se peut que j’y
-revienne un jour. Mais je m’en tairai pour cette fois. Il me suffit de
-dire que des dix-huit hommes qui partagèrent avec moi les affres de la
-venelle des Capucins, quatre seulement survécurent. Ils doivent comme
-moi leur vie, d’une part à l’arrivée opportune de Buton et de quelques
-autres représentants qui ne partageaient pas le fanatisme des Cévenols,
-et d’autre part à la lassitude finale des massacreurs eux-mêmes.
-
-Parmi ces quatre survivants se trouvaient l’abbé Benoît et Louis de
-Saint-Alais, et ce fut une rencontre singulière, lorsque tous trois, si
-miraculeusement sauvés, avec nos vêtements en lambeaux et nos visages
-éclaboussés de sang, nous pénétrâmes dans le salon de Mme Catinot. Les
-volets, à l’exception d’une persienne d’angle, étaient encore fermés; il
-restait des cendres blanchies et refroidies dans cet âtre qui avait si
-joyeusement flambé en mon honneur le soir où je soupai avec la maîtresse
-de céans. La pièce était sombre et glaciale, les meubles projetaient au
-loin leurs ombres, et par l’escalier montait la clameur du peuple, qui
-nous ayant vus entrer dans la maison, flânait sur la scène du carnage,
-avec une insatiable curiosité.
-
-J’ai dit: une rencontre singulière, car nous avions eu tous trois les
-uns pour les autres une amitié que la rigueur des temps avait dissoute.
-Nous nous retrouvions à cette heure comme sortis du tombeau, l’air de
-spectres, hâves, grelottants, les mains agitées d’un tremblement et les
-yeux allumés d’un éclat fébrile; mais il ne subsistait rien de toutes
-nos querelles. «Mon frère!--Oui, ton frère!» et les mains de Louis se
-joignirent aux miennes, comme si le défunt, celui qui était mort avec
-l’intrépidité de sa race, les eût réunies; cependant que l’abbé Benoît,
-incapable de refréner sa douleur, se tordait les mains ou marchait par
-la pièce, en gémissant:
-
---Mes pauvres enfants! Oh! mes pauvres enfants! Dieu ait pitié de notre
-pays!
-
-De la chambre voisine arrivait un murmure étouffé de voix et de pleurs
-féminins, avec un bruit d’allées et venues rapides et assourdies; et ce
-fut là, je pense, ce qui nous calma. La douleur de Louis s’exhalait bien
-encore de temps à autre, mais il nous devint possible de converser
-raisonnablement. J’appris qu’il y avait là, couchée derrière la cloison,
-Mme de Saint-Alais, grièvement blessée dans la bagarre, soit par sa
-chute, soit par un coup de pied; et que Denise, Mme Catinot et un
-médecin se tenaient à son chevet. Le salon même avec sa pénombre était
-funèbre, et nos propos échangés à voix basse s’entre-coupaient de
-silences. Bientôt le bruit de la fusillade nous parvint aux oreilles, et
-nous oubliâmes un instant nos soucis pour parler de Froment et des
-chances de salut qui lui restaient. Dans les intervalles de silence nous
-prêtions l’oreille aux hurlements qui s’élevaient de la foule. Mais nous
-savions qu’ils ne nous concernaient plus: c’était comme si la mort nous
-eût libérés des communes obligations.
-
-Puis on vint chercher Louis de la part de sa mère. Après un autre
-intervalle, ce fut l’abbé Benoît qui sortit, et je restai seul à
-arpenter la pièce. Le silence après de telles émotions, la solitude
-alors qu’une heure plus tôt j’avais vu la mort en face dans cet enfer,
-la sécurité après un danger aussi pressant, tout remuait mon cœur
-profondément. Lorsque, de plus, je songeai à la mort de Saint-Alais, et
-me rappelais les brillantes promesses, l’audace, l’éclat de cet esprit
-hautain aujourd’hui disparu pour toujours, je sentis à nouveau les
-larmes m’envahir. Je marchai par la pièce, en proie à une émotion
-irrésistible, trop heureux que l’obscurité me permît de lui donner libre
-cours. Le passé, les souvenirs, les affections de jadis, s’évoquaient à
-ma mémoire, avec mon enfance; le rappel de nos jeux d’alors me faisait
-oublier que, depuis, nos chemins avaient divergé.
-
-Après un long temps, après des heures et des heures, peu avant la fin du
-jour, Louis rentra.
-
---Veux-tu venir? me demanda-t-il sans préambule.
-
---Auprès de ta mère?
-
---Oui, elle désire te voir, répondit-il, sans quitter la porte, et sa
-voix morne et atone disait qu’il n’y avait plus d’espoir.
-
-Je subissais la réaction inévitable après de telles scènes d’horreur. A
-bout de forces, je l’accompagnai machinalement, plus occupé du passé que
-du présent. Mais dès le seuil de la chambre voisine, toute transformée
-depuis que je ne l’avais vue, par sa brillante illumination, car les
-volets étaient clos, je me réveillai comme en sursaut. De l’autre côté
-de la pièce, où je la découvris tout d’abord, Mme de Saint-Alais
-reposait sur un lit, soutenue par des oreillers. Je m’arrêtai. Sa pâleur
-était rehaussée à chaque pommette par une tache rouge dont l’éclat
-rivalisait avec celui de ses yeux; mais ce ne furent pas ces détails qui
-me saisirent brusquement, ni de la voir tirailler ses draps tout en
-parlant avec un geste de mauvais augure. Ce fut un je ne sais quoi dans
-son expression, si peu appropriée à la circonstance, si bizarre et
-folâtre, que j’en restai médusé.
-
-Elle remarqua mon hésitation, et d’un ton joyeux et quelque peu maniéré,
-qui me révéla sur-le-champ toute la vérité, d’un ton plus terrifiant vu
-l’occurrence que les plus pathétiques éclats, elle m’en fit le reproche.
-
---Vous êtes le bienvenu, monsieur le vicomte, avancez, dit-elle.
-N’importe, je vois avec plaisir que vous avez quelque pudeur. Mais nous
-ne serons pas trop sévères pour vous. Un repentir, même tardif, a ses
-mérites... Mais où donc est mon éventail, Denise? Petite, mon éventail!
-
-Denise, étouffant un sanglot, se leva d’un siège voisin du lit, et je
-crus que sa douleur allait éclater. Mais Mme Catinot sauva la situation.
-Bien vite elle prit un éventail sur une console, et d’une main ferme
-obligea la jeune fille à se rasseoir.
-
---Merci, ma chère, fit Mme de Saint-Alais, qui s’éventa une minute et
-sourit de toutes ses dents, comme je l’avais vue sourire mille fois dans
-son salon. Et maintenant, monsieur le vicomte, reprit-elle avec une
-espièglerie navrante, vous allez me faire le plaisir d’avouer que
-j’étais bon prophète.
-
-Je murmurai quelques mots vagues; la mine souriante de la marquise et
-l’attitude accablée des autres faisaient un contraste déchirant.
-
---Je le savais bien, que vous finiriez par nous revenir,
-continua-t-elle, en se rengorgeant. Et si j’étais sévère, je vous en
-dirais jusqu’à demain. Mais puisque vous êtes rentré au bercail avant
-qu’il ne soit trop tard, oublions le passé. Sa Majesté est si bonne
-que... Mais où sont les autres? Nous ne pouvons nous passer d’eux pour
-la suite.
-
-Elle nous parcourut du regard; puis, à sa manière tranchante de jadis:
-
---Où donc est M. de Gontaut? reprit-elle. Dites-moi, Louis, M. de
-Gontaut n’est-il pas arrivé? Il m’a promis d’assister comme témoin à la
-signature du contrat.
-
-Louis, debout à l’une des fenêtres closes, entre l’abbé Benoît et le
-médecin, répondit de sa place, et d’une voix contrainte, qu’il n’était
-pas encore là.
-
-La marquise perçut quelque chose d’anormal dans le ton et l’attitude de
-son fils, et elle nous examina à tour de rôle avec défiance.
-
---Vous ne me cachez rien, j’espère? fit-elle, en agitant plus vivement
-son éventail. Il ne lui est rien arrivé?
-
---Non, non, madame, absolument rien, répondit Louis, pour la calmer. On
-l’attend d’une minute à l’autre.
-
-Mais une ombre d’inquiétude voilait encore les traits de la marquise.
-
---Et Victor? demanda-t-elle. Il n’est pas venu non plus? Louis, vous
-m’assurez qu’il ne leur est rien arrivé?
-
---Je vous assure, madame, que vous ne tarderez pas à les voir,
-répondit-il, en étouffant un sanglot.
-
-Et il se détourna avec un geste navré, que sa mère eût vu sans l’un des
-rideaux de son alcôve.
-
-Elle ne s’aperçut de rien, bien qu’il y eût dans l’air de son fils de
-quoi mettre en garde une personne lucide. Mais tandis qu’il parlait, les
-yeux de la marquise se posèrent sur moi, et l’inquiète sollicitude qui
-venait d’assombrir ses traits s’évanouit, aussi vite qu’un nuage dans un
-matin d’avril. Elle reprit son éventail, et me lança un regard joyeux.
-
---Savez-vous bien, monsieur le vicomte, fit-elle, que j’ai eu le rêve le
-plus singulier, la nuit dernière?... ou bien était-ce pendant ma
-maladie, Denise?... Peu importe... Bref, j’ai rêvé toutes sortes de
-vilaines choses: que notre château avait brûlé, ainsi que notre hôtel de
-Cahors, et qu’il nous avait fallu fuir et nous réfugier à Montauban, et
-ensuite à Nîmes, je crois. Et M. de Gontaut était tué, et toute la
-canaille se levait en armes! Comme si, reprit-elle avec un petit rire,
-que coupa un halètement de douleur, comme si le roi allait permettre de
-telles choses, ou comme si elles étaient possibles! Mais il y avait
-encore un détail plus absurde concernant l’Église. (Elle se tut, les
-sourcils froncés; puis, d’un coup d’éventail, écarta le sujet.) Mais
-j’ai oublié... tout à fait. Et au moment où cela devenait le plus
-affreux, je me suis réveillée. Un cauchemar absolument ridicule. Au
-point que ce serait à vous faire tous mourir de rire si je pouvais me le
-rappeler. Je me figurais qu’une paire de talons rouges valait quasi un
-arrêt de mort, et que la poudre et les mouches vous condamnaient sans
-rémission.
-
-Elle se tut. L’éventail s’échappa de ses doigts, et elle eut un regard
-d’angoisse.
-
---Il me semble... que je ne suis pas très bien, fit-elle, d’une voix
-changée, la face tiraillée d’une contraction.
-
-Hélas! on ne le voyait que trop, qu’elle souffrait!
-
---Louis! reprit-elle avec pétulance, où donc est le notaire? Il pourrait
-toujours nous lire le contrat. Victor et M. de Gontaut ne sauraient
-manquer d’être ici avant longtemps... Où est ce notaire? fit-elle d’un
-ton acerbe.
-
-On se demande peut-être ce qui nous empêchait de jouer nos rôles; mais
-cette scène pitoyable et navrante, s’imposant à des cœurs déjà torturés
-par celles de la journée, nous démoralisait entièrement. Denise se
-cachait le visage, et tremblait au point d’agiter son fauteuil; et
-tandis que Louis se détournait en frissonnant, je restai debout au pied
-du lit, pétrifié. Cette fois, ce fut le médecin, frêle jeune homme au
-teint bistré, qui prit sur lui de répondre.
-
---Les papiers sont dans la pièce à côté, madame, fit-il avec sérieux.
-
---Vous n’êtes donc pas M. Pettifer? répliqua-t-elle, d’un ton chagrin.
-
---Non, madame, il s’est trouvé indisposé, et n’a pu sortir de chez lui.
-
---Il n’a pas le droit d’être indisposé, répartit la marquise d’un ton
-sévère. Pettifer indisposé, le jour de signer le contrat de Mlle de
-Saint-Alais! Mais vous avez quand même les papiers?
-
---Dans la pièce à côté, oui, madame.
-
---Allez les chercher! allez vite! reprit-elle, promenant de l’un à
-l’autre son regard inquiet.
-
-Elle s’agita sur son lit, et poussa un soupir douloureux. Puis elle
-demanda avec impatience:
-
---Où est Victor? Pourquoi ne vient-il pas?
-
---Je crois l’entendre, fit tout à coup Louis.
-
-C’était la première fois qu’il parlait de son propre mouvement, et je
-perçus dans sa voix une intonation nouvelle.
-
---Je vais voir, reprit-il, et se dirigeant vers la porte, il me fit
-signe, en passant, de le suivre.
-
-Je le suivis, balbutiant une excuse. Dans le salon où j’avais attendu,
-dans cette pièce aux volets presque tous fermés, aux ombres lugubres, où
-Louis était venu me prendre, nous trouvâmes le médecin qui cherchait de
-tous côtés avec agitation.
-
---Du papier, monsieur, fit-il, en levant les yeux impatiemment à notre
-entrée. Du papier, n’importe lequel fera l’affaire.
-
---Arrêtez! dit Louis, d’une voix rendue rauque par la douleur. Cette
-comédie n’a que trop duré. Je veux qu’elle cesse.
-
---Vous dites, monsieur?
-
---Je dis que cela suffit! riposta Louis d’un ton farouche, un sanglot
-dans la gorge. Avouez-lui la vérité.
-
---Elle ne me croira pas.
-
---C’est égal, tout vaut mieux que ceci.
-
---Parlez-vous sérieusement, monsieur? interrogea le médecin avec
-gravité, en le regardant.
-
---Tout à fait sérieusement.
-
---Alors je ne m’en mêle plus, reprit l’homme de l’art. Je décline toute
-responsabilité. Mais je ne vous laisserai pas intervenir, monsieur,
-avant de vous exposer les conséquences inévitables qui en résulteront.
-
---Ma mère ne peut guérir! fit Louis avec obstination.
-
---Non, monsieur, elle ne peut guérir; et elle ne vivra plus, à mon avis,
-que peu d’heures. Lorsque la fièvre qui la soutient viendra à tomber, ce
-sera le coma, puis la mort. A vous de voir si elle fermera les yeux,
-ignorante du malheur qui la frappe dans la personne de son fils, ou si
-elle mourra...
-
---C’est affreux!
-
---A vous de décider, reprit le médecin, inexorable.
-
-Louis regarda autour de lui.
-
---Voilà du papier, fit-il brusquement.
-
-Notre absence avait duré tout au plus trois minutes, mais quand nous
-revînmes auprès de Mme de Saint-Alais, elle nous réclamait avec
-impatience, ainsi que Victor.
-
---Où est-il donc? où est-il? répétait-elle fiévreusement. Pourquoi donc
-choisit-il ce jour-ci pour être en retard? Il n’y a pas eu... de
-querelle entre vous?
-
-Et elle me jeta un regard défiant.
-
---Pas la moindre, madame, répondis-je d’une voix mouillée de larmes.
-J’en fais le serment.
-
---Alors pourquoi n’est-il pas ici? Et M. de Gontaut?
-
-Ses yeux restaient brillants, la tache rouge brûlait encore sur ses
-pommettes; mais ses traits se tiraient, elle changeait à vue d’œil, et
-elle ne cessait de remuer les doigts. Sa voix était rauque et
-méconnaissable, et de temps à autre elle promenait autour d’elle un
-regard attristé.
-
---Je ne me sens pas bien aujourd’hui, soupira-t-elle, au bout d’un
-moment, avec un effort douloureux pour se ressaisir. Et je n’arrive pas
-à être joyeuse comme je le devrais. Mademoiselle, allez rejoindre M. le
-vicomte, et dites-lui quelques gentillesses pour distraire son
-attente... Mais vous rêvez, monsieur le vicomte! Dans mon jeune temps,
-les fiancés avaient coutume d’embrasser leur promise en ces
-occasions-là. Fi, monsieur, vous devriez rougir de votre indifférence!
-Vous m’avez tout l’air d’un triste amoureux!
-
-Denise se leva, et sous les regards de tous s’approcha de moi à pas
-lents; mais de ses lèvres pâles il ne sortit aucun son, et elle ne leva
-pas ses yeux vers les miens. Elle resta inerte lorsque suivant
-l’autorisation de sa mère je me penchai vers elle et mis un baiser sur
-sa joue froide: cette joue ne s’échauffa point, ces yeux ne
-s’illuminèrent point. Cependant j’eus lieu d’être satisfait, plus que
-satisfait, même; car en me penchant sur elle je sentis ses mains,--ces
-mignonnes mains que j’aspirais à retenir dans les miennes pour l’abriter
-et la protéger,--je les sentis agripper solidement le revers de mon
-habit, comme les enfants se pendent au cou de leur mère. Devant tous, je
-lui passai mon bras autour de la taille, et nous restâmes enlacés au
-pied du lit de Mme de Saint-Alais, qui nous considérait.
-
---Pauvre petite souris! fit-elle avec un rire gracieux. Elle est encore
-timide. Soyez bon pour elle, mon gendre, car c’est un morceau délicat,
-et... Je ne me sens pas bien, pas bien du tout! redit-elle,
-s’interrompant soudain.
-
-Et elle se souleva sur sa couche, en portant avec difficulté une main à
-son front.
-
---Je ne... Qu’est-ce que j’ai? reprit-elle, et son visage blêmit à vue
-d’œil, et ses traits se décomposèrent, tandis que ses yeux révélaient un
-effroi soudain. Qu’est-ce qui me prend? Allez chercher... Quelqu’un,
-vite, le docteur! Et aussi Victor.
-
-Denise s’échappa de mes bras, pour voler à son chevet. Je restai là,
-jusqu’au moment où le médecin me toucha l’épaule.
-
---Allez! me souffla-t-il. Allez. Laissez-la avec les femmes. La fin est
-proche.
-
-Ce fut ainsi que Mme de Saint-Alais m’accorda enfin Denise; ce fut ainsi
-que s’accomplit notre mariage, qu’elle avait depuis tant d’années
-projeté avec mon père.
-
- * * * * *
-
-La marquise mourut le lendemain matin, ce qui lui épargna non seulement
-les maux à venir, mais ceux du présent, qui mugissaient en tourbillons
-par les rues de Nîmes autour du cadavre non enterré de son fils. Elle
-mourut sans s’éveiller du délire qui suivit sa blessure. J’entrai pour
-la voir couchée sur son lit de mort. Elle paraissait dormir, et dans la
-paix recueillie de la chapelle ardente je songeai avec respect au
-changement produit par une année, une brève année, qui venait à la fin
-de cinquante ans de prospérité. Il me parut déplorable, tandis que je me
-penchais pour baiser sa main cireuse, bien déplorable; mais aujourd’hui,
-instruit de ce que l’avenir lui réservait, je la juge heureuse, quand je
-me rappelle les vingt années d’exil et d’espoirs trompés qui devaient
-être le lot de tant de ses amis, de tant de ceux qui avaient fait
-l’ornement de ses salons, à Saint-Alais et à Cahors. Doués d’énergie
-aussi bien que d’orgueil, assemblage peu répandu dans notre caste, elle
-et les siens osèrent beaucoup et perdirent beaucoup; ils jouèrent le
-tout et perdirent le tout. Mieux valait encore cette fin que la prison
-ou la guillotine; ou que devenir vieille et décrépite en terre
-étrangère, pour revoir une patrie qui les avait oubliés depuis
-longtemps, et des concitoyens qui riaient sur leur passage, des vieilles
-berlines, des jupes et des coiffures à la mode du temps des Polignacs.
-
-J’ai dit que les émeutes de Nîmes durèrent trois jours. Le dernier,
-Buton vint me trouver pour nous engager à partir. Afin d’éviter des
-malheurs plus grands nous devions quitter la ville sans retard, ou bien
-lui et le parti modéré qui nous avait sauvés ne répondraient plus de
-rien. Louis était d’avis de se retirer à Montpellier, et de là chez les
-émigrés de Turin; et pendant quelques heures je partageai son point de
-vue, désireux avant tout de mettre les femmes en sûreté.
-
-Je suis redevable à Buton de n’avoir pas pris cette décision, que
-j’aurais sans nul doute regrettée plus tard. Il me demanda carrément si
-je partais, et sur ma réponse affirmative, il alla s’adosser à la porte.
-
---A Dieu ne plaise! fit-il. Tant pis pour ceux qui s’en vont. Il n’en
-reviendra guère.
-
-Je lui répliquai avec fougue:
-
---Jamais de la vie! Dans moins d’un an vous nous prierez à deux genoux
-de revenir.
-
---Et pourquoi cela? fit-il.
-
---Vous ne sauriez maintenir l’ordre sans nous!
-
---Avec facilité, répliqua-t-il froidement.
-
---Voyez plutôt où en sont les choses ici!
-
---Ce n’est que passager.
-
---Mais qui gouvernera?
-
---Les plus dignes, répliqua-t-il avec obstination. Comment pouvez-vous
-encore croire, monsieur le vicomte, après tout ce qui s’est passé, que
-pour faire des lois il faille posséder un titre, sauf votre respect?
-Vous figurez-vous donc que le blé ne poussera plus, que les poules ne
-pondront plus, dès que l’ombre du seigneur ne sera plus sur elles? Vous
-figurez-vous que pour se battre il faille avoir de la poudre sur la tête
-aussi bien que dans son mousquet?
-
---Je crois, ripostai-je, que quand ceux qui ne connaissent pas la mer se
-font pilotes, il est temps de quitter le navire.
-
---Le pilote apprendra son métier, reprit-il. Et pour ce qui est de
-quitter le navire, libre à ceux qui n’ont rien à faire à son bord. Soyez
-raisonnable, monseigneur, poursuivit-il sur un ton différent. Soyez
-raisonnable. On a tué dans Nîmes trois cents personnes en trois jours.
-
---Et vous me conseillez de rester?
-
---Oui, car il y a du sang entre nous, répondit-il d’un air tragique. On
-ne pardonnera pas aisément ce qui vient de se passer ici. Allez à
-l’étranger après cela, et restez-y. Mais non, vous n’irez pas, vous
-serez raisonnable, reprit-il, d’une voix rude et affectueuse. Retournez
-chez vous au château, monsieur, et tenez-vous tranquille: personne ne
-vous fera de mal.
-
-Il parlait fort sensément. Du moins l’avis me parut si bon, que, après
-un peu d’hésitation, je me déterminai à le suivre, et donnai le même
-conseil aux autres. Mais Louis refusa de m’écouter. Il avait pris la
-France en horreur depuis sa fuite, et il voulait partir. Il n’éleva pas
-d’objection, toutefois, lorsque je le sollicitai de me laisser Denise;
-et moins de vingt-quatre heures après le décès de sa mère, l’abbé Benoît
-nous unit, dans cette sombre maison aux volets clos de la venelle des
-Capucins. En même temps Louis épousa Mme Catinot, qui allait partager
-son exil. Inutile d’ajouter que ces noces furent exemptes de
-réjouissances: ni festin, ni joyeuses sonneries de cloches, ni toilette
-de gala, mais des pleurs et des sanglots, des lèvres pâles et des mains
-inertes.
-
-Mais une aurore en pleurs précède parfois un beau jour. Durant trois
-années au moins, il est vrai, notre vie connut des périls nombreux et
-quelques chagrins--dont je conterai peut-être l’histoire un jour--et
-nous partageâmes le sort de tous les Français en ces temps de honte et
-d’opprobre; mais jamais, ni pour un jour ni pour une heure, je n’eus
-lieu de regretter ce qui s’était accompli si hâtivement à Nîmes. Des
-mains fidèles et des lèvres ardentes, des yeux qui brillèrent aussi
-clairs dans une prison que dans un palais, me réconfortèrent durant les
-mauvais jours; et lorsque vinrent des temps meilleurs, et avec eux les
-cheveux gris et une France nouvelle, ma femme sut encore embellir ma vie
-et la partager de plus en plus étroitement.
-
-Un dernier mot de l’homme à qui après Dieu je dus de l’obtenir. Il
-survécut, mais je ne revis jamais Froment de Nîmes. Le troisième jour
-des émeutes on amena du canon pour réduire sa tour: elle fut emportée
-d’assaut et la garnison passée au fil de l’épée. Un seul homme, je
-crois, s’en tira avec la vie. Ce fut Froment, l’indomptable, le chef le
-plus habile que possédèrent jamais les Royalistes de France. Il gagna la
-frontière sain et sauf, et passa à Turin, où il fut reçu honorablement
-par ceux dont l’aide un peu plus active lui eût donné la victoire. Mais
-celui qui échoue ne doit s’attendre qu’à des camouflets. On ne tarda
-point à lui battre froid; il tomba dans l’estime, et avec les années ses
-maux empirèrent. Une fois je tentai de le découvrir et de l’assister;
-mais il était alors engagé dans une expédition sur la côte barbaresque,
-et mes moyens ne m’auraient pas permis de faire grand’chose pour lui si
-je l’avais retrouvé. On dit qu’il mourut peu après, mais je n’en ai
-jamais eu la certitude. N’importe, mort ou vivant, je lui dois de la
-reconnaissance, du respect et d’autres choses, parmi lesquelles je place
-le plus grand bonheur de ma vie.
-
-
-FIN
-
-
-IMPRIMERIE NELSON, ÉDIMBOURG, ÉCOSSE
-
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-
-
-*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA COCARDE ROUGE ***
-
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- La cocarde rouge | Project Gutenberg
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-<body>
-<div lang='en' xml:lang='en'>
-<p style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of <span lang='fr' xml:lang='fr'>La cocarde rouge</span>, by Stanley J Weyman</p>
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
-at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. If you
-are not located in the United States, you will have to check the laws of the
-country where you are located before using this eBook.
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-</div>
-
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: <span lang='fr' xml:lang='fr'>La cocarde rouge</span></p>
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Stanley J Weyman</p>
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Translator: Théo Varlet</p>
-<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Release Date: February 7, 2023 [eBook #69982]</p>
-<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Language: French</p>
- <p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em; text-align:left'>Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)</p>
-<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>LA COCARDE ROUGE</span> ***</div>
-<h1 class="i top2em">La Cocarde<br />
-Rouge</h1>
-
-<p class="c i">Par<br />
-<span class="large">Stanley J. Weyman</span></p>
-
-<p class="c i"><span class="small">Traduit de l’anglais par</span><br />
-Théo Varlet</p>
-
-
-<p class="c gap i">Paris<br />
-<span class="large">Nelson, Éditeurs</span><br />
-<span class="rm">189,</span> rue Saint-Jacques<br />
-<span class="xsmall">Londres, Édimbourg et New-York</span></p>
-
-<div class="break"></div>
-
-
-<p class="c top4em i">STANLEY JOHN WEYMAN<br />
-né en 1855.<br />
-Première édition de <i lang="en" xml:lang="en">The Red Cockade</i><br />
-<span class="rm">(</span><i>La Cocarde Rouge</i><span class="rm">) :</span> 1895.</p>
-
-
-<p class="c i">Cette traduction, due à M. Théo Varlet, est
-la seule qui soit autorisée par l’auteur.<br />
-Tous droits de reproduction réservés.</p>
-
-
-<p class="c gap"><span class="small">IMPRIMERIE NELSON, ÉDIMBOURG, ÉCOSSE</span><br />
-<span class="xsmall">PRINTED IN GREAT BRITAIN</span></p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">TABLE</h2>
-
-
-<table summary="">
-<tr><td colspan="2">&nbsp;</td>
-<td class="bot r small i"><div>Pages</div></td></tr>
-<tr><td class="r i"><div>I.</div></td>
-<td class="drap i">Le marquis de Saint-Alais</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c1">7</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r i"><div>II.</div></td>
-<td class="drap i">L’épreuve</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c2">29</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r i"><div>III.</div></td>
-<td class="drap i">A l’Assemblée</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c3">49</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r i"><div>IV.</div></td>
-<td class="drap i">L’Ami du Peuple</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c4">68</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r i"><div>V.</div></td>
-<td class="drap i">La députation</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c5">87</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r i"><div>VI.</div></td>
-<td class="drap i">Une rencontre sur la route</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c6">108</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r i"><div>VII.</div></td>
-<td class="drap i">L’alarme</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c7">129</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r i"><div>VIII.</div></td>
-<td class="drap i">Gargouf</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c8">148</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r i"><div>IX.</div></td>
-<td class="drap i">Les trois couleurs</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c9">167</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r i"><div>X.</div></td>
-<td class="drap i">Le matin qui suit la tempête</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c10">185</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r i"><div>XI.</div></td>
-<td class="drap i">Les deux camps</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c11">203</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r i"><div>XII.</div></td>
-<td class="drap i">Le duel</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c12">222</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r i"><div>XIII.</div></td>
-<td class="drap i">« A la lanterne ! »</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c13">240</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r i"><div>XIV.</div></td>
-<td class="drap i">Cela tourne mal</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c14">258</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r i"><div>XV.</div></td>
-<td class="drap i">A Millau</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c15">275</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r i"><div>XVI.</div></td>
-<td class="drap i">A trois dans une voiture</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c16">294</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r i"><div>XVII.</div></td>
-<td class="drap i">Froment de Nîmes</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c17">312</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r i"><div>XVIII.</div></td>
-<td class="drap i">Je fais triste figure</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c18">331</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r i"><div>XIX.</div></td>
-<td class="drap i">A Nîmes</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c19">349</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r i"><div>XX.</div></td>
-<td class="drap i">La recherche</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c20">369</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r i"><div>XXI.</div></td>
-<td class="drap i">Rivaux</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c21">389</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r i"><div>XXII.</div></td>
-<td class="drap i">Noblesse oblige</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c22">407</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r i"><div>XXIII.</div></td>
-<td class="drap i">La crise</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c23">425</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r i"><div>XXIV.</div></td>
-<td class="drap i">L’âge d’or</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c24">442</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r i"><div>XXV.</div></td>
-<td class="drap i">Par delà les tombeaux</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c25">461</a></div></td></tr>
-</table>
-<div class="chapter"></div>
-
-<p class="c xlarge">LA COCARDE ROUGE</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="c1">CHAPITRE PREMIER<br />
-<span class="small">LE MARQUIS DE SAINT-ALAIS</span></h2>
-
-
-<p>Nous arrivions sur la terrasse que mon père
-avait fait établir peu de temps avant sa mort, et
-qui se développait sous les fenêtres postérieures du
-château, entre le corps de logis et la nouvelle pelouse.
-Saint-Alais promena autour de lui un regard
-de dédain mal dissimulé.</p>
-
-<p>— Qu’avez-vous fait du jardin ? me demanda-t-il,
-avec une moue de désapprobation.</p>
-
-<p>— Mon père l’a mis de l’autre côté de la maison,
-répondis-je.</p>
-
-<p>— On ne le voit plus ?</p>
-
-<p>— Non. Il est derrière la roseraie.</p>
-
-<p>— A la mode anglaise ! fit le marquis, en haussant
-les épaules avec un ricanement discret. Et vous
-aimez avoir toute cette herbe sous vos fenêtres ?</p>
-
-<p>— Oui, cela me plaît.</p>
-
-<p>— Tiens ! Et cette nouvelle plantation ? Elle
-vous cache le village, du château, ce me semble ?</p>
-
-<p>— En effet.</p>
-
-<p>Il se mit à rire.</p>
-
-<p>— En effet, reprit-il, c’est ainsi que se comportent
-tous ceux qui exaltent sans cesse le peuple, la
-liberté et la fraternité. Ils aiment le peuple, mais
-ils ne l’aiment qu’à distance, de l’autre côté d’un
-parc ou d’une haie d’aubépine bien haute. Moi, à
-Saint-Alais, je préfère avoir l’œil sur mes gens, et
-s’ils ne marchent pas droit, gare au carcan !… A ce
-propos, qu’est donc devenu le vôtre, vicomte ? Je
-l’avais toujours vu en face de l’entrée.</p>
-
-<p>— Je l’ai fait brûler, répondis-je.</p>
-
-<p>Et je sentis le rouge me monter au front.</p>
-
-<p>— Votre père l’a fait brûler, voulez-vous dire ?
-répliqua-t-il, en me lançant un regard interrogatif.</p>
-
-<p>— Non, dis-je avec résolution, tout en me reprochant
-d’avoir honte devant Saint-Alais d’un
-geste dont j’étais si fier lorsque j’étais seul. C’est
-moi qui l’ai fait brûler l’hiver dernier. J’estime que
-l’âge est révolu de ces instruments-là.</p>
-
-<p>Le marquis n’était guère mon aîné que de cinq
-ans, mais ces cinq ans, passés à Paris et à Versailles,
-lui donnaient sur moi un avantage énorme, et son
-regard d’étonnement méprisant me fit l’effet d’un
-soufflet. Toutefois, il s’abstint de commentaires, et
-après un court silence, il changea de sujet, et me
-parla de mon père. Il rappela son souvenir et celui
-d’événements rattachés à sa personne, sur un ton
-d’affectueux respect qui eut bien vite désarmé ma
-colère.</p>
-
-<p>— C’est en sa compagnie que j’ai tué un oiseau
-au vol pour la première fois ! me dit Saint-Alais
-avec ce charme irrésistible de façons qui l’avait
-caractérisé dès l’enfance.</p>
-
-<p>— Il y a douze ans de cela, fis-je.</p>
-
-<p>— Tout juste, monsieur, reprit-il, avec un léger
-salut rieur. En ce temps-là je connaissais un petit
-garçon aux jambes nues qui courait après moi en
-m’appelant Victor et me considérait comme le
-plus grand des mortels. Je ne me doutais guère
-qu’il en viendrait un jour à m’exposer les Droits de
-l’Homme ! Et, pardieu, vicomte, il faudra que
-j’empêche Louis de vous fréquenter, car vous en
-feriez un aussi grand réformateur que vous. Mais,
-reprit-il, abandonnant ce sujet avec un sourire et
-un geste détaché, je ne suis pas venu ici pour vous
-parler de Louis, monsieur le vicomte, mais bien
-d’une personne qui vous inspire encore plus d’intérêt.</p>
-
-<p>Je sentis à nouveau le rouge me monter au front,
-mais pour une toute autre cause.</p>
-
-<p>— M<sup>lle</sup> de Saint-Alais est sortie du couvent ? fis-je.</p>
-
-<p>— Depuis hier. Ma mère l’emmènera demain à
-Cahors, où elle prendra du monde un premier
-aperçu. Et entre toutes les nouveautés qu’elle y
-verra, nulle, je pense, ne l’intéressera davantage
-que le vicomte de Saux.</p>
-
-<p>— La santé de mademoiselle votre sœur est
-bonne ? demandai-je comme un benêt.</p>
-
-<p>— Excellente, répondit-il, avec la plus exquise
-politesse. Vous pourrez vous en convaincre par
-vous-même demain soir, ou même plus tôt si nous
-faisons route ensemble. Vois aimerez, j’imagine,
-monsieur le vicomte, disposer d’une semaine ou
-deux pour vous insinuer dans ses bonnes grâces ?
-Puis, lorsque vous vous serez mis d’accord avec la
-marquise sur la date et les autres détails, mieux
-vaudra célébrer le mariage… pendant que je suis là.</p>
-
-<p>Je m’inclinai. Depuis une semaine j’attendais ce
-discours, mais je l’attendais de Louis, qui était
-pour moi comme un frère, et non pas de Victor.
-Ce dernier, à vrai dire, avait été l’idole de mon
-enfance ; mais durant les années passées depuis
-lors, la vie de cour, un long séjour à Versailles et à
-Saint-Cloud, avaient fait de lui cet homme si fier
-qui se tenait devant moi ; et je trouvais l’ironie de
-son regard aussi déconcertante que l’aplomb inimitable
-de ses manières. Je réussis néanmoins à me
-parer des sentiments qui convenaient à mon rôle
-et à manifester ce délicat mélange de dignité, de
-politesse et de ferveur que l’occasion exigeait,
-suivant les rites. Mais ma langue s’embarrassait,
-et il vint à mon secours.</p>
-
-<p>— Bien, bien, fit-il amicalement, vous raconterez
-cela à Denise ; vous aurez en elle, à coup sûr, une
-auditrice complaisante. Au début, comme il sied,
-poursuivit-il en remettant ses gants avec un léger
-sourire, elle sera un peu intimidée. Je ne doute
-pas que les bonnes sœurs ne l’aient endoctrinée à
-voir dans un homme quelque chose dans le genre
-d’un loup, et pis encore dans un prétendant. Mais
-bah ! mon ami, la femme reste la femme, malgré
-tout, et en une semaine ou deux vous aurez trouvé
-le chemin de son cœur. Ainsi donc, nous pouvons
-compter sur vous demain soir, sinon plus tôt ?</p>
-
-<p>— Très certainement, monsieur le marquis.</p>
-
-<p>— Pourquoi pas Victor ? demanda-t-il, en posant
-la main sur mon bras par un rappel de notre sans-façon
-de jadis. Nous allons bientôt être frères, et
-par conséquent nous détester l’un l’autre. En attendant,
-faites-moi la grâce de m’accompagner jusqu’au
-portail. J’avais encore quelque chose à vous dire.
-Voyons… de quoi s’agissait-il ?</p>
-
-<p>Mais soit qu’il ne pût se le rappeler sur-le-champ,
-soit qu’il trouvât quelque difficulté à entamer son
-sujet, nous avions déjà descendu presque la moitié
-de l’avenue de noyers qui mène au village, quand
-il reprit la parole. Et ce fut sans préambule qu’il
-entra dans le cœur du sujet :</p>
-
-<p>— Vous êtes au courant de cette protestation ?</p>
-
-<p>— Oui, répondis-je avec contrainte, et saisi d’un
-pénible pressentiment.</p>
-
-<p>— Vous allez la signer, bien entendu ?</p>
-
-<p>Il avait hésité avant de me poser la question ;
-j’hésitai avant d’y répondre. Cette protestation — si
-régulier que paraisse le terme, il n’en cachait pas
-moins, nous le savons aujourd’hui, et l’origine des
-troubles et celle d’un monde nouveau — était une
-motion que l’on voulait présenter à la prochaine
-réunion de la noblesse à Cahors, dans le but de
-flétrir la conduite de nos représentants de Versailles,
-qui avaient consenti à siéger avec le tiers état.</p>
-
-<p>Or, pour ma part, et en dépit de mes vues primitives
-sur la question, — car j’eusse aimé voir la
-réforme suivre le système anglais, où la chambre
-noble reste à part, — je considérais cette mesure,
-puisque adoptée et légalisée par le roi, comme
-irrévocable, et la protestation comme inutile. De
-plus, je ne pouvais ignorer que les promoteurs de
-cette dernière avaient l’intention de s’opposer à
-toute réforme, de se cramponner à tous privilèges,
-d’étouffer tous espoirs d’un meilleur gouvernement ;
-et comme ces espoirs n’avaient cessé de grandir chaque
-jour depuis les élections, il n’était plus guère ni
-prudent ni facile de les étouffer. A moins donc de
-renier mes principes, qui étaient bien connus, je ne
-me croyais pas libre de signer la protestation. Et
-j’hésitais à répondre.</p>
-
-<p>— Eh bien ! dit-il enfin, comme je me taisais
-toujours.</p>
-
-<p>— Je crois que cela ne m’est pas possible, répondis-je,
-en rougissant.</p>
-
-<p>— Pas possible de signer ?</p>
-
-<p>— Non.</p>
-
-<p>Il eut un rire jovial.</p>
-
-<p>— Peuh ! fit-il, je crois que vous y viendrez.
-J’ai besoin de votre promesse, vicomte. C’est une
-petite affaire, une bagatelle sans importance, mais
-il nous faut de l’unanimité. C’est la seule chose
-nécessaire.</p>
-
-<p>Je hochai la tête. Nous avions tous deux fait
-halte à l’ombre des noyers, un peu en deçà de la
-grille. Le laquais de Saint-Alais promenait les chevaux
-sur la route.</p>
-
-<p>— Voyons, insista-t-il amicalement, vous ne
-croyez pourtant pas qu’il doive rien sortir de ces
-chaotiques états généraux que Sa Majesté a eu
-l’insigne folie de laisser convoquer par Necker ?
-Ils se sont réunis le 4 mai, nous voici au 17 juillet ;
-et jusqu’à présent ils n’ont encore rien fait que se
-chamailler ! Rien ! D’ici peu on va les dissoudre, et
-tout sera dit.</p>
-
-<p>— A quoi bon protester, alors ? demandai-je,
-sans trop d’assurance.</p>
-
-<p>— Je vais vous l’expliquer, mon ami, répondit-il
-avec un sourire d’indulgence et se tapotant la
-botte de sa cravache. Savez-vous les dernières nouvelles ?</p>
-
-<p>— Quelles sont-elles ? fis-je avec circonspection.
-Je vous dirai ensuite si je les sais.</p>
-
-<p>— Le roi vient de renvoyer Necker !</p>
-
-<p>— Pas possible ! m’écriai-je, incapable de celer
-mon étonnement.</p>
-
-<p>— Si fait, répliqua-t-il, le banquier est renvoyé.
-D’ici huit jours ses états généraux ou son Assemblée
-nationale, ou quel que soit le nom qu’il donne
-à la chose, cela disparaîtra aussi, et nous en serons
-au même point qu’auparavant. Mais, dans l’intervalle,
-et pour fortifier le roi dans les sages résolutions
-qu’il a enfin adoptées, nous devons lui faire
-voir que nous sommes encore de ce monde. Nous
-devons lui prouver notre sympathie. Nous devons
-agir. Nous devons protester.</p>
-
-<p>— Mais, monsieur le marquis, dis-je, quelque
-peu irrité, sans doute par la nouvelle, êtes-vous sûr
-que le peuple va accepter cela tranquillement ?
-Jamais on ne vit plus rude hiver que le dernier, ni
-moisson pire, ni misère semblable. Pour compléter,
-les espérances sont éveillées, les esprits surexcités
-depuis les élections, et…</p>
-
-<p>— A qui en sommes-nous redevables ? dit-il en
-me lançant un coup d’œil singulier. Mais n’ayez
-crainte, vicomte ; le peuple acceptera tout. Je
-connais Paris ; et je peux vous affirmer que ce
-n’est plus le Paris de la Fronde, encore que M. de
-Mirabeau prétende jouer au Retz. C’est un Paris
-calme et sensé, qui ne bougera pas. On n’y a vu
-depuis un siècle et demi aucun soulèvement digne
-de ce nom, en dehors d’une ou deux émeutes de la
-faim, dont deux compagnies de Suisses seraient
-venues à bout aussi facilement que d’Argenson a
-nettoyé la Cour des Miracles. Croyez-moi, il n’y a
-aucun danger de ce genre : avec un peu de doigté,
-tout se passera à merveille.</p>
-
-<p>Mais la nouvelle me disposait à la contradiction.
-Je lui tins tête avec plus d’assurance.</p>
-
-<p>— J’en doute, déclarai-je froidement. L’affaire
-ne me paraît pas aussi simple que vous le dites. Il
-faut au roi de l’argent, ou c’est la banqueroute ;
-et le peuple n’a pas d’argent à lui donner. Je ne
-vois pas comment pourrait se rétablir l’ancien ordre
-de choses.</p>
-
-<p>Un éclair de colère dans les yeux, Saint-Alais me
-lança :</p>
-
-<p>— Dites plutôt, vicomte, que vous ne souhaitez
-pas qu’il se rétablisse !</p>
-
-<p>— Je veux dire que cet ancien ordre de choses
-était absurde, répliquai-je âprement. Il ne pouvait
-durer. Il ne peut revenir.</p>
-
-<p>Il fut une minute sans répondre, et nous restâmes
-face à face à nous considérer. Il était juste au delà,
-moi juste en deçà, du portail ; au-dessus de nous
-s’étalaient les fraîches ramures ; derrière lui, sur
-la route, la poussière et le soleil de juillet ; et son
-visage, dont le mien devait être une réplique, était
-empourpré, dur et menaçant. Mais en un clin d’œil
-il se transfigura ; Saint-Alais s’épanouit en un rire
-agréable et courtois, et haussa les épaules avec une
-ombre de dédain.</p>
-
-<p>— Bah ! fit-il, nous n’allons pas nous disputer ;
-mais j’espère que vous signerez. Pensez-y bien,
-monsieur le vicomte, pensez-y bien. Parce que (il
-s’interrompit, et me lança un regard de malice) on
-ne sait pas ce qui peut en résulter.</p>
-
-<p>— Raison de plus, me hâtai-je de dire, pour que
-je réfléchisse encore avant de…</p>
-
-<p>— Raison de plus pour que vous réfléchissiez
-encore avant de refuser, lança-t-il, en s’inclinant
-très bas, et cette fois sans sourire.</p>
-
-<p>Puis il s’approcha de son cheval, et s’enleva sur
-l’étrier que lui tenait son laquais. Une fois en selle,
-il rassembla les rênes, et pencha son visage vers le
-mien.</p>
-
-<p>— Naturellement, me dit-il à voix basse et avec
-un regard scrutateur, un contrat est un contrat,
-monsieur le vicomte ; et les Montaigus et Capulets,
-tout comme votre carcan, sont d’un autre âge.
-Mais malgré tout, il nous faut suivre le même
-chemin, comprenez-vous ? le même chemin… ou
-nous séparer ! Du moins c’est mon avis.</p>
-
-<p>Et avec un signe de tête gracieux, comme si ses
-paroles avaient renfermé non une menace mais une
-amabilité, il s’éloigna.</p>
-
-<p>Je restai d’abord sur place, frémissant d’indignation ;
-puis à grands pas je rebroussai chemin, sous
-les ombrages. Mes pensées tourbillonnaient, projets
-et espoirs s’entre-choquaient en moi, faible image
-de la confusion qui régnait ce jour-là d’un bout de
-la France à l’autre.</p>
-
-<p>Je ne pouvais m’aveugler sur le sens de ses
-paroles. Avec toute sa politesse, en somme, il m’enjoignait
-de choisir entre cette alliance avec sa famille,
-que mon père m’avait ménagée, et les idées
-politiques dans lesquelles mon père m’avait instruit,
-idées qu’un an de séjour en Angleterre n’avait
-fait que confirmer. Resté seul au château après la
-mort de mon père, j’avais surtout vécu dans l’avenir :
-je rêvais à Denise de Saint-Alais, la charmante
-jeune fille destinée à être ma femme, et que
-je n’avais pas vue depuis son entrée au couvent ;
-je rêvais aussi de l’œuvre à accomplir, en faisant
-naître autour de moi la prospérité que j’avais vue
-en Angleterre. Or, les paroles de Saint-Alais contenaient
-une menace pour l’un ou l’autre de ces
-idéals, ce qui eût déjà suffi à me troubler. Mais à
-vrai dire, ce n’était pas tant cela que son outrecuidance
-qui me blessait et me jetait dans un
-état d’énervement bien compréhensible, où je
-pestais et riais tour à tour. J’avais vingt-deux
-ans, il en avait vingt-sept ; et il me commandait !
-Nous étions ici des patauds de la campagne, et
-lui appartenait à la haute politique, et il arrivait
-de Versailles ou de Paris pour nous mener à la
-baguette ! Si je suivais son chemin, on m’autoriserait
-à épouser sa sœur ; sinon, non ! Telle était
-la situation.</p>
-
-<p>Naturellement, il m’avait quitté d’une demi-heure
-à peine que je m’étais résolu à lui tenir tête ;
-et je passai en conséquence le reste de la journée
-à justifier par des raisons solides et irréfragables la
-ligne de conduite que je voulais suivre : tantôt me
-récitant une lettre dans laquelle M. de Liancourt
-exposait son plan de réforme, tantôt récapitulant
-les idées que M. de La Rochefoucauld avait bien
-voulu me développer lors de son dernier voyage à
-Luchon. Ce fut aussi en une demi-heure, dans
-l’échauffement de la colère et sans plus de réflexion,
-que dix mille autres firent comme moi, cette
-semaine-là, et adoptèrent de deux voies l’une.
-Gargouf, le régisseur de Saint-Alais, qui dut connaître
-ce même jour la nouvelle de la chute de
-Necker, s’en réjouit et ne prévit aucunement ce
-qu’elle signifiait pour lui. L’abbé Benoît, le curé, qui
-soupa le soir avec moi, et apprit les événements
-avec tristesse, lui non plus n’y discerna rien de
-particulier. Et le fils<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a> de l’aubergiste de La Bastide,
-près Cahors, lui aussi, sans doute, connut la
-nouvelle ; mais l’ombre d’un sceptre ne lui apparut
-pas sur son chemin ; non plus que celle d’un bâton
-sur le chemin du notaire de l’autre La Bastide<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>.
-Un notaire, et un bâton ! Un aubergiste, et un
-sceptre ! Mon Dieu ! quelle vraisemblance avaient
-ces rapprochements, à l’époque ? Il eût fallu être
-plus sage que Daniel, et plus prudent que Joseph,
-pour prévoir de telles choses sous l’ancien régime,
-dans l’ancienne France, dans l’ancien monde, qui
-périrent en ce mois de juillet 1789 !</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> Murat, le futur roi de Naples.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> Soult, fils d’un notaire de Saint-Amand-La Bastide (Tarn).</p>
-</div>
-<p>Et pourtant il y eut des signes, même alors,
-visibles pour tous les yeux, qui prophétisèrent quelque
-chose de l’inconcevable futur ; signes qui se
-présentèrent à moi dès le lendemain, en nombre
-suffisant pour occuper mon esprit de pensées autres
-qu’une rancune particulière, et de visées plus nobles
-qu’une affirmation de ma personnalité. En me rendant
-à Cahors, escorté de Gilles et d’André, je vis
-non seulement les ravages causés par les grands
-froids de l’hiver et du printemps, non seulement les
-noyers noircis et desséchés, les vignes condamnées,
-le seigle détruit, la majeure partie des terres en
-friche, désertes et mélancoliques ; non seulement
-ces signes habituels de la misère auxquels j’avais
-fini par m’accoutumer, — encore qu’à mon premier
-retour d’Angleterre leur vue me frappât d’horreur, — je
-veux dire ces cahutes de torchis, ces fenêtres
-sans carreaux, ce bétail famélique, et ces femmes
-courbées en deux, arrachant des herbes. Mais je
-vis d’autres symptômes plus significatifs ; à la
-croisée des routes et sur les ponts, des hommes, par
-rassemblements suspects, attendaient ils ne savaient
-quoi : leur silence était sombre, leurs visages
-farouches, et la pire menace résidait dans leurs
-sourcils contractés et leurs joues hâves. La faim
-les avait poussés à bout, les élections leur avaient
-ouvert les yeux. Je n’osais songer à la suite, et je
-craignais de n’avoir rencontré que trop juste en
-faisant part à Saint-Alais de mes conjectures à
-propos du danger.</p>
-
-<p>Une lieue plus loin, dans la traversée des bois qui
-avoisinent Cahors, je perdis de vue ces symptômes,
-mais pour peu de temps. Ils réapparurent bientôt
-sous une autre forme. Le premier aspect de la ville,
-enserrée par le Lot étincelant, nichée dans son
-enceinte de remparts et de tours au pied d’une
-hauteur escarpée, est bien fait pour séduire les
-yeux ; son pont sans rival, sa cathédrale rongée par
-les siècles et son château grandiose ne manquent
-guère d’exciter l’admiration de ceux-là mêmes qui
-les connaissent. Mais ce jour-là je ne vis rien de ces
-merveilles. Quand je débouchai sur la place du
-marché, on y vendait du grain sous la garde de
-soldats baïonnette au canon ; et les visages faméliques
-de la foule en attente qui garnissait tout ce
-côté de la place, les accoutrements sordides et
-haillonneux, les regards sombres et les voix mornes,
-qui semblaient en contradiction avec le beau soleil,
-m’occupaient à l’exclusion de tout le reste.</p>
-
-<p>Ou plutôt non, pas de tout. J’avais des yeux pour
-autre chose encore : la stupéfiante indifférence avec
-laquelle considéraient la scène ceux que la curiosité,
-ou leurs affaires, ou l’habitude avaient amenés là.
-Les auberges étaient pleines de nobles de la province,
-venus à l’Assemblée. Ils regardaient par les
-fenêtres, comme au théâtre, et causaient et badinaient,
-à l’aise comme dans leurs châteaux. Sur le
-perron de la cathédrale, des ecclésiastiques et des
-dames déambulaient par groupes, et de temps à
-autre jetaient un regard nonchalant sur ce qui se
-passait ; mais la plupart semblaient l’ignorer, ou
-bien s’en désintéresser. J’ai ouï dire depuis qu’en ce
-temps-là nous avions en France deux mondes, séparés
-d’aussi loin que le ciel et l’enfer ; et ce que je
-vis cet après-midi-là tendrait fort à le prouver.</p>
-
-<p>Sur la place une boutique où l’on vendait brochures
-et journaux était assiégée d’acheteurs, mais
-d’autres boutiques du voisinage étaient fermées,
-leurs propriétaires craignant du tapage. Sur la
-lisière de la foule, et un peu à l’écart, j’aperçus
-Gargouf, le régisseur de Saint-Alais. Il conversait
-avec un villageois ; et je l’entendis en passant lui
-lancer ce brocard :</p>
-
-<p>— Eh bien ! ton Assemblée nationale te donne-t-elle
-à manger ?</p>
-
-<p>— Pas encore, répondit le stupide manant, mais
-on assure que d’ici peu de jours elle aura contenté
-tout le monde.</p>
-
-<p>— Elle ? Ah ouiche ! répliqua brutalement
-l’homme d’affaires. Voyons, tu ne te figures pas
-qu’elle va te nourrir ?</p>
-
-<p>— Oh ! si fait, avec votre permission ; c’est certain,
-dit l’autre. Et d’ailleurs tout un chacun s’accorde…</p>
-
-<p>Mais à ce moment Gargouf m’aperçut, me salua,
-et je n’entendis rien d’autre. Une minute plus tard,
-cependant, je découvris un de mes gens à moi,
-Buton le forgeron, au milieu d’un groupe de mécontents.
-Il me regarda, tout piteux d’être pris sur
-le fait ; et je m’arrêtai pour lui administrer une
-bonne semonce, et veillai à ce qu’il prît le chemin
-du retour avant de gagner mon gîte.</p>
-
-<p>C’était aux <i>Trois Rois</i> que je descendais régulièrement
-lorsque je me trouvais en ville ; car Doury,
-l’aubergiste, servait à huit heures un souper réservé
-à la noblesse, pour lequel il était de règle de s’habiller
-et de se poudrer.</p>
-
-<p>Les Saint-Alais avaient leur hôtel particulier à
-Cahors, et comme le marquis m’en avait prévenu,
-ils recevaient ce soir-là. La majeure partie de la
-compagnie, en effet, se retrouva chez eux après le
-repas. J’arrivai moi-même un peu tard, dans le
-but d’éviter tout entretien privé avec le marquis.
-Je trouvai les salons déjà pleins et brillamment
-illuminés, l’escalier encombré de valets ; et des
-fenêtres s’échappaient les accords mélodieux d’un
-clavecin.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> de Saint-Alais avait su attirer chez elle la
-meilleure société de la province ; et elle la recevait
-peut-être avec moins de somptuosité que certaines,
-mais avec tant d’aisance, de goût et de
-savoir-vivre, que je cherche en vain une autre
-maison de ce temps-là comparable à la sienne.</p>
-
-<p>Elle aimait en général à voir affluer dans ses appartements
-des hôtes aimables, dont les attitudes
-gracieuses donnaient à un salon cet air d’élégance
-et ce charme qui caractérisaient la toilette de l’époque :
-soies et dentelles, poudre et diamants, jupes à
-paniers et talons rouges. Mais en cette occasion le
-nombre et l’éclat de l’assistance me frappèrent dès
-le seuil. Ce n’était pas là une soirée ordinaire ; et
-au bout de quelques pas je devinai qu’il s’agissait
-d’une réunion politique plutôt que mondaine. Tous
-ceux, ou presque, qui devaient figurer à l’Assemblée,
-le lendemain, étaient ici. A vrai dire, cependant
-que je me frayais un chemin à travers la foule
-étincelante, j’ouïs bien peu de propos sérieux, si
-peu même que je m’étonnai que l’on pût discuter
-les mérites respectifs de l’opéra italien et de l’opéra
-français, de Bianchi et de Grétry, et autres futilités,
-à l’heure où tant de choses étaient en suspens ;
-mais je n’eus aucun doute sur les intentions de la
-marquise : en réunissant chez elle tout l’esprit et
-la beauté de la province, elle visait plus haut qu’à
-un simple divertissement.</p>
-
-<p>Sa prétention, je l’avoue, était justifiée. Du
-moins l’on ne pouvait se mêler à la foule emplissant
-les salons, affronter tous ces yeux vifs et ces
-langues spirituelles, respirer l’air chargé de parfums
-et de musique, sans tomber sous le charme… sans
-oublier. Tout à l’entrée, M. de Gontaut, l’un des
-plus anciens amis de mon père, causait avec les deux
-Harincourt. Il m’accueillit d’un sourire malicieux et
-me désigna discrètement le fond de la pièce.</p>
-
-<p>— Avancez, monsieur, fit-il. Le salon tout au
-bout. Ah ! mon ami, que je voudrais encore être
-jeune !</p>
-
-<p>— Vous y gagneriez moins que je n’y perdrais,
-monsieur le baron, lui répondis-je par politesse, en
-le dépassant.</p>
-
-<p>Plus loin, il me fallut répondre à deux ou trois
-dames, qui m’adressaient avec malignité des compliments
-du même genre ; après quoi je tombai sur
-Louis. Il m’étreignit la main, et nous restâmes quelques
-minutes ensemble. La foule nous pressait ;
-tout voisin de lui, un sot rieur pérorait sur le Contrat
-social. Mais à sentir la main de Louis dans
-la mienne, à regarder ses yeux, il me parut qu’un
-souffle des forêts envahissait la pièce et balayait
-les lourds parfums.</p>
-
-<p>Cependant son air était soucieux. Il me demanda
-si j’avais vu Victor.</p>
-
-<p>— Hier, répondis-je, comprenant très bien et
-son intention et ce qui clochait. Pas aujourd’hui.</p>
-
-<p>— Ni Denise ?</p>
-
-<p>— Non. Je n’ai pas eu l’honneur de la voir.</p>
-
-<p>— En ce cas, viens, reprit-il. Ma mère t’attendait
-plus tôt. Quelle impression t’a faite Victor ?</p>
-
-<p>— L’impression qu’il est parti Victor, et revenu
-grand personnage ! répliquai-je en souriant.</p>
-
-<p>Louis eut un léger rire, et haussa les sourcils
-avec un air de douleur comique.</p>
-
-<p>— C’est ce que je craignais, fit-il. Il ne m’a
-guère paru bien satisfait de toi. Mais nous devons
-tous en passer par ses volontés, n’est-ce pas ? En
-attendant, viens. Ma mère est avec Denise dans le
-salon tout au bout.</p>
-
-<p>Ce disant il me fraya le chemin. Mais il nous
-fallait d’abord traverser le salon de jeu, et la foule
-était si dense à l’autre porte que nous ne pûmes
-tout de suite la dépasser, et tout en distribuant
-sourires et courbettes, j’eus le temps d’éprouver
-une légère appréhension. Nous arrivâmes enfin à
-nous faufiler et à entrer dans une pièce plus petite
-où il y avait seulement M<sup>me</sup> la marquise, — causant
-debout au milieu du parquet avec l’abbé Mesnil, — deux
-ou trois dames et Denise de Saint-Alais.</p>
-
-<p>Cette dernière était placée sur un canapé auprès
-de l’une des dames ; et il va de soi que mes yeux
-allèrent tout d’abord à elle. Elle était vêtue de
-blanc, et je fus singulièrement frappé de la voir si
-menue et enfantine. Très jolie, du teint le plus pur
-et d’un galbe parfait, elle semblait emprunter un
-air extravagant de dignité déplacée à sa toilette
-cérémonieuse, à l’énorme édifice de cheveux poudrés
-qui surmontait son front, et au roide brocart de sa
-jupe. Avec cela elle était très petite. J’eus le loisir
-de remarquer ce détail, qui me désappointa quelque
-peu, et de me figurer que modelée sur de plus
-grandes proportions, elle eût été souverainement
-belle. Mais la dame sa voisine, en m’apercevant,
-lui dit quelques mots, et l’enfant — elle n’était
-guère plus — leva vers moi son visage soudain
-empourpré. Ses yeux rencontrèrent les miens — Dieu
-merci ! elle avait les yeux de Louis — et elle
-les rabaissa aussitôt, dans une extrême confusion.</p>
-
-<p>Je m’approchai de la marquise pour lui rendre
-mes devoirs, et baisai la main qu’elle me tendit
-sans interrompre tout de suite sa conversation.</p>
-
-<p>— Mais quelle force ! lui disait l’abbé, dont la
-réputation était plus ou moins celle d’un philosophe.
-Sans limites ! Sans lacunes ! Mal employée,
-madame…</p>
-
-<p>— Aussi, le roi est trop bon, répondit la marquise,
-en souriant.</p>
-
-<p>— Quand il est bien conseillé, d’accord. Toutefois,
-le déficit ?</p>
-
-<p>La marquise haussa les épaules.</p>
-
-<p>— Il faut de l’argent à Sa Majesté, dit-elle.</p>
-
-<p>— Soit… Mais où le prendre ? demanda l’abbé,
-avec un geste qui valait une réponse.</p>
-
-<p>— Le roi a été trop bon dès le début, répliqua
-M<sup>me</sup> de Saint-Alais, non sans une nuance de reproche.
-Il devait les forcer à enregistrer les édits<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>.
-Néanmoins le Parlement a toujours cédé, et il
-cédera encore.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> Présentés au Parlement le 19 novembre 1787, et destinés à
-permettre le grand emprunt proposé par Brienne.</p>
-</div>
-<p>— Le Parlement, oui, répliqua l’abbé, avec un
-sourire de suffisance. Mais ce n’est plus du Parlement
-qu’il s’agit, et les états généraux…</p>
-
-<p>— Les états généraux passent, déclara noblement
-la marquise. Le roi reste !</p>
-
-<p>— Mais s’il se produit des troubles ?</p>
-
-<p>— Il ne s’en produira pas, trancha-t-elle sur le
-même ton solennel. Sa Majesté saura les empêcher.</p>
-
-<p>Puis ayant dit encore quelques mots à l’abbé,
-elle le congédia et revint à moi. Elle me donna sur
-l’épaule un léger coup d’éventail.</p>
-
-<p>— Oh ! le méchant ! fit-elle, avec un regard où
-la douceur s’alliait à un peu de sévérité. Je ne sais
-comment vous qualifier ! Oui, après ce que Victor
-m’a raconté hier, je me demandais presque s’il
-fallait vous attendre ou non ce soir. Êtes-vous bien
-sûr que ce soit ici votre place ?</p>
-
-<p>— Je m’en porte garant pour mon cœur, madame,
-répliquai-je, en y portant la main.</p>
-
-<p>Ses yeux clignèrent avec bienveillance.</p>
-
-<p>— En ce cas, dit-elle, portez-le où il se doit,
-monsieur.</p>
-
-<p>Et avec un grand air de cérémonie, elle alla me
-présenter à sa fille :</p>
-
-<p>— Denise, voici M. le vicomte de Saux, le fils de
-mon vieil et excellent ami, Monsieur le vicomte…
-ma fille. Vous voudrez bien, j’espère, l’entretenir,
-cependant que je rejoins l’abbé.</p>
-
-<p>Il est probable que M<sup>lle</sup> Denise avait passé la
-soirée dans les affres de la timidité, à attendre
-ce moment, car elle me fit une révérence jusqu’à
-terre, et puis demeura muette et confuse. Elle
-oubliait même de s’asseoir, et je provoquai de
-nouveau sa rougeur en l’y invitant. Lorsqu’elle
-m’eut obéi, je pris place à côté d’elle, le chapeau
-à la main. Mais tandis que je cherchais un compliment
-convenable, et que je m’efforçais de découvrir
-en quoi elle ressemblait à l’enfant de
-treize ans sauvage et hâlée que j’avais connue
-quatre ans plus tôt, la timidité m’envahit moi
-aussi.</p>
-
-<p>— Vous êtes revenue la semaine dernière, mademoiselle ?
-dis-je enfin.</p>
-
-<p>— Oui, monsieur, répondit-elle, les yeux baissés,
-dans un soupir.</p>
-
-<p>— Cela doit vous faire un grand changement ?</p>
-
-<p>— Oui, monsieur.</p>
-
-<p>Silence. Puis je hasardai :</p>
-
-<p>— Assurément les sœurs étaient très bonnes
-envers vous ?</p>
-
-<p>— Oui, monsieur.</p>
-
-<p>— Cependant, vous n’étiez pas fâchée de les
-quitter ?</p>
-
-<p>— Non, monsieur.</p>
-
-<p>Mais alors la signification de ce qu’elle venait de
-dire en dernier lieu la frappa, ou bien elle perçut
-la banalité de ses réponses, car tout à coup elle
-leva vivement les yeux sur moi. Elle était pourpre,
-et je la devinai sur le point de fondre en larmes.
-Tout effrayé, je me penchai un peu plus vers elle.</p>
-
-<p>— Mademoiselle, me hâtai-je de dire, je vous en
-prie, n’ayez pas peur de moi. Quoi qu’il arrive,
-vous n’aurez jamais à me redouter. Je vous supplie
-de me regarder comme un ami… comme l’ami de
-votre frère. Louis est mon…</p>
-
-<p>Patatras ! j’avais encore le nom sur les lèvres,
-lorsque je reçus dans le dos un choc brutal qui me
-jeta en avant presque dans les bras de la jeune
-fille, au milieu d’une dégringolade de verre cassé,
-du vacillement des bougies et d’un chœur grandissant
-de cris et de lamentations. Sur le coup, je
-restai d’abord étourdi, hors d’état de comprendre
-ce qui venait de se passer. Je savais seulement
-que Denise se cramponnait à mon bras en désespérée,
-qu’elle levait vers moi des yeux égarés
-d’épouvante, et que la musique s’était brusquement
-tue. Puis comme on s’empressait autour de
-nous et que je reprenais mes sens, je vis en me
-retournant que la fenêtre située derrière moi avait
-été projetée à l’intérieur, et le plomb et les vitraux
-éparpillés. Parmi les débris gisait sur le parquet
-une grosse pierre. C’était le projectile qui m’avait
-frappé.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c2">CHAPITRE II<br />
-<span class="small">L’ÉPREUVE</span></h2>
-
-
-<p>Avec une promptitude fantastique le salon s’était
-rempli, rempli de visages irrités, si bien qu’avant
-même de savoir exactement ce qui s’était produit,
-je me vis entouré d’une foule — M. de Saint-Alais
-en tête — qui me pressait de questions. Tous parlaient
-à la fois, et reléguées aux derniers rangs,
-d’où elles ne voyaient rien, les dames se récriaient
-et jacassaient, en sorte que j’aurais difficilement
-pu m’expliquer. Mais la verrière brisée et la grosse
-pierre du parquet avaient leur éloquence, et racontaient
-plus vite qu’il ne m’eût été possible ce
-qui était arrivé.</p>
-
-<p>En un rien de temps, ce spectacle fit flamber les
-passions qui couvaient déjà. Une douzaine de voix
-crièrent : « Dehors ! Sus à la canaille ! » Aussitôt
-quelqu’un des derniers rangs proposa : « Vos épées,
-messieurs, vos épées ! » Et en un clin d’œil la
-moitié des gentilshommes s’élancèrent tumultueusement
-vers la porte, sous la conduite de Saint-Alais,
-brûlant de venger l’injure faite à ses hôtes.
-M. de Gontaut et quelques-uns des plus âgés
-s’efforcèrent de les retenir, mais leurs exhortations
-furent vaines, et au bout d’un instant la pièce ne
-contenait presque plus d’hommes. Ils se précipitèrent
-dans la rue, qu’ils emplirent de lames au clair
-et d’éclats de voix. Une douzaine de laquais, accourus
-en hâte avec des flambeaux, aidaient aux
-recherches ; durant quelques minutes, la rue, telle
-que la voyaient des fenêtres ceux qui étaient restés,
-fourmilla d’une agitation de lumières et de
-personnages.</p>
-
-<p>Mais les malandrins qui avaient lancé la pierre,
-à quelque mobile qu’ils eussent obéi, s’étaient
-esquivés à temps, et bientôt nos hommes s’en revinrent,
-les uns mi-honteux de leur emportement,
-d’autres riant et se plaignant d’avoir gâté leurs
-bas de soie et leurs souliers ; mais quelques-uns,
-moins coquets ou plus belliqueux, persistaient à
-dénoncer l’outrage et à réclamer vengeance. En
-autre temps, le fait eût passé pour une injure
-banale, une gaminerie ; mais dans l’état de tension
-du sentiment public, il prenait un caractère
-pénible et menaçant qui ne fut pas sans effet sur
-les plus pondérés. Pendant la sortie de notre petite
-troupe, le courant d’air de la fenêtre brisée avait
-poussé contre les bougies un rideau, qui prit feu ;
-et l’étoffe, jetée bas sans grand dommage, fumait
-encore sur le parquet au milieu des débris. Ce
-détail, joint aux figures bouleversées des dames
-et aux éclats de verre, donnait un aspect calamiteux
-et désolé à un salon où quelques minutes
-auparavant tout respirait la bienséance et la joie.</p>
-
-<p>Je fus donc peu étonné de voir Saint-Alais, déjà
-grave à son entrée, s’assombrir en regardant autour
-de lui.</p>
-
-<p>— Où est ma sœur ? fit-il brusquement, et quasi
-brutalement.</p>
-
-<p>— Ici, répondit sa mère.</p>
-
-<p>Denise avait depuis longtemps volé à son côté,
-et s’attachait à elle.</p>
-
-<p>— Elle n’est pas blessée ?</p>
-
-<p>— Non, répliqua la marquise, en tapotant familièrement
-la jupe de la jeune fille. C’est M. de
-Saux qui a le plus de raison de se plaindre.</p>
-
-<p>— Préservez-moi de mes amis, hein, monsieur ?
-dit Saint-Alais, avec un mauvais sourire.</p>
-
-<p>Je tressaillis. La phrase en elle-même était peu
-de chose, mais l’ironie qui la soulignait était claire.
-Je ne pouvais la laisser passer.</p>
-
-<p>— Si vous croyez, monsieur le marquis, dis-je
-sèchement, que je prévoyais en rien cet attentat…</p>
-
-<p>— Que vous le prévoyiez en rien ? Ma foi non !
-répliqua-t-il avec légèreté, en se récusant d’un geste
-poli. Nous n’en sommes pas encore tombés là.
-Qu’un gentilhomme de notre société s’abaisse à
-faire alliance avec ces… Non, ce n’est pas possible !
-Mais nous pouvons je crois tirer de ceci une leçon
-profitable, messieurs, continua-t-il, en se détournant
-de moi pour s’adresser à la compagnie. Et
-cette leçon est de veiller sur ce qui nous appartient
-en propre, si nous ne voulons bientôt perdre tout.</p>
-
-<p>Un murmure d’approbation parcourut la salle.</p>
-
-<p>— De maintenir nos privilèges, si nous ne voulons
-perdre nos droits.</p>
-
-<p>Vingt voix se proclamèrent du même avis.</p>
-
-<p>— De nous défendre maintenant, reprit-il, la face
-animée, le bras étendu, ou jamais !</p>
-
-<p>— Maintenant ! maintenant !</p>
-
-<p>Ce cri spontané jaillit non d’un seul mais d’une
-centaine de gosiers, masculins et féminins ; en
-un instant la salle mise au diapason vibra d’enthousiasme,
-palpita de volonté. Les yeux étincelaient
-aux lueurs des flambeaux, on respirait vite
-et les joues se coloraient. Les plus faibles eux-mêmes
-subirent le magnétisme, et les niais qui
-s’étaient engoués du Contrat social et des Droits
-de l’Homme criaient plus fort que les autres. Il
-n’y eut qu’une seule voix :</p>
-
-<p>— Maintenant ! maintenant !</p>
-
-<p>De ce qui suivit je n’ai jamais su le fin mot :
-était-ce une scène préméditée ou simplement
-une inspiration née de la commune ivresse ? Je
-l’ignore. Mais tandis que les carreaux vibraient
-encore de cette clameur, et que tous les yeux
-étaient sur lui, M. de Saint-Alais fit deux pas
-en avant, et, campé dans une pose de la plus
-parfaite élégance, d’un geste superbe il tira son
-épée.</p>
-
-<p>— Messieurs ! s’écria-t-il, nous n’avons tous
-qu’une même pensée, qu’une même voix. Soyons
-aussi à la mode. Rester nous seuls paisiblement sur
-la défensive, alors que tout le monde est à lutter
-pour prendre et tenir, c’est provoquer l’attaque,
-et voire pis, la défaite ! Unissons-nous, puisqu’il
-en est encore temps, et montrons que, dans le
-Quercy<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a> du moins, notre ordre veut subsister ou
-bien tomber avec ensemble. Le serment du Jeu
-de Paume et la journée du 20 juin vous sont
-familiers. Faisons un serment nous aussi, en ce
-22 juillet, non pas à mains levées comme un club
-de bavards qui promettent tout à tous, mais à
-épées levées. Comme nobles et gentilshommes,
-jurons de soutenir les droits, les privilèges et les
-exemptions de notre ordre !</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> Pays de la province de Guyenne, subdivisé en Haut-Quercy
-(département actuel du Lot), capitale Cahors, et Bas-Quercy
-(notre Tarn-et-Garonne), capitale Montauban.</p>
-</div>
-<p>Une clameur qui fit vaciller et sursauter les
-lumières, qui emplit la rue et parvint jusqu’à la
-place du Marché, accueillit cette proposition.
-Quelques-uns tirèrent aussitôt leurs épées, qu’ils
-brandirent par-dessus leurs têtes, cependant que les
-dames agitaient éventails et mouchoirs. Mais la
-majorité criait : « Dans la grande salle ! Dans la
-grande salle ! » Et à l’instant, comme pour obéir à
-un mot d’ordre, tout le monde fit face dans la
-même direction, et avec une hâte surexcitée, en
-bousculade, on passa l’étroite porte qui menait à
-la pièce voisine.</p>
-
-<p>Tels dans le nombre pouvaient être moins enthousiastes
-que d’autres ; tels plus convaincus en
-apparence qu’au fond du cœur ; mais nul, j’en
-suis persuadé, ne suivit la foule plus lentement que
-moi, plus à regret, avec un cœur plus serré et un
-plus net pressentiment de malheur. Je savais d’avance
-quel dilemme m’attendait ; et furieux, le
-visage brûlant, aux abois, je ne voyais aucun moyen
-d’en sortir.</p>
-
-<p>S’il m’eût été possible de me glisser hors de la
-pièce et de m’esquiver, je l’aurais fait sans scrupule ;
-mais l’escalier se trouvait à l’autre bout de
-la grande salle où nous entrions, et une foule compacte
-m’en séparait. D’ailleurs, Saint-Alais me
-surveillait, et s’il n’avait pas machiné cette épreuve
-afin de régler mon cas et de m’arracher ma coopération,
-il était du moins résolu, dans l’entraînement
-de l’heure, à ne m’y laisser point échapper.</p>
-
-<p>Toutefois, je ne voulais pas courir au-devant du
-malheur, et je restais dans le voisinage de l’entrée,
-à tout hasard ; mais le marquis, arrivé au centre
-de la salle, monta sur une chaise, jeta un coup
-d’œil circulaire, et par ce moyen me tint sous son
-regard. Autour de lui se groupait la foule des gentilshommes,
-dont les plus jeunes et turbulents
-poussaient des cris de : « Vive la noblesse ! » Un
-cercle de dames enfermait le tout. Les brillantes
-toilettes et les joyaux qui étincelaient aux lumières,
-les visages passionnés, les mouchoirs agités et les
-yeux avivés, faisaient un tableau inoubliable ;
-mais sur l’instant je ne perçus que le regard de
-Saint-Alais.</p>
-
-<p>— Messieurs ! cria-t-il, veuillez tirer vos épées.</p>
-
-<p>Elles jaillirent sur-le-champ, avec un flamboiement
-d’acier que reflétèrent les miroirs ; et M. de
-Saint-Alais promena les yeux à la ronde avec
-lenteur, cependant que tous attendaient le signal.
-Il s’arrêta, les yeux braqués sur moi.</p>
-
-<p>— Monsieur de Saux, dit-il poliment, nous vous
-attendons.</p>
-
-<p>Naturellement, chacun se tourna vers moi. Je
-balbutiai quelques mots, et lui fis signe avec la
-main de poursuivre. Mais j’étais trop ému pour
-m’exprimer clairement ; et un seul espoir me restait :
-qu’il cédât, par prudence.</p>
-
-<p>Il n’y songeait en aucune façon.</p>
-
-<p>— Voulez-vous prendre votre place, monsieur ?
-dit-il doucement.</p>
-
-<p>Je ne pouvais plus me dérober. Une centaine
-d’yeux, impatients ou simplement curieux, se posèrent
-sur moi. Le visage me brûlait.</p>
-
-<p>— Je ne le puis, répondis-je.</p>
-
-<p>Un grand silence se fit d’un bout à l’autre de la
-salle.</p>
-
-<p>— Et pourquoi cela, monsieur, s’il m’est permis
-de vous le demander ? reprit Saint-Alais, encore
-plus doucement.</p>
-
-<p>— Parce que je ne suis pas… tout à fait d’accord
-avec vous, bégayai-je, en affrontant tous ces regards
-le plus bravement possible.</p>
-
-<p>— On connaît mes opinions, monsieur de Saint-Alais,
-continuai-je d’une voix plus ferme. Je ne
-puis jurer.</p>
-
-<p>Il calma d’un geste la douzaine d’hommes prêts
-à m’invectiver.</p>
-
-<p>— Paix, messieurs, dit-il, les rappelant à la dignité ;
-paix, je vous prie. Pas de menaces. M. de
-Saux est mon hôte ; et j’ai trop de respect envers
-lui pour ne respecter point ses scrupules. Nous
-avons, je pense, un autre moyen. Je ne me hasarderai
-pas à discuter en personne avec lui. Mais,
-madame, poursuivit-il, en adressant à sa mère un
-sourire inimitable, si vous voulez bien autoriser
-M<sup>lle</sup> de Saint-Alais à jouer, pour cette unique fois,
-le rôle de sergent recruteur, elle ne saurait manquer
-de combler la brèche.</p>
-
-<p>Une discrète ovation de rires, une palpitation
-d’éventails et de paupières féminines, accueillirent
-la proposition. Mais la marquise, souriante et
-sphingienne, demeura quelques instants immobile
-et muette. Puis elle se tourna vers sa fille, qui, à
-l’énoncé de son nom, s’était rejetée en arrière,
-comme pour se dérober aux regards.</p>
-
-<p>— Allez, Denise, dit-elle simplement. Priez M. de
-Saux de vous faire l’honneur d’être votre recrue.</p>
-
-<p>La jeune fille s’avança lentement. On la voyait
-frissonner ; et je n’oublierai jamais le tourment
-de cette minute où je l’attendis, le cerveau submergé
-tour à tour de honte et d’opiniâtreté. Un
-éclair de pensée me montra le piège dans lequel
-j’étais tombé, piège plus affreux que le dilemme
-prévu. Et ce ne fut pas ma moindre souffrance que
-de voir la jeune fille, martyrisée par la timidité,
-s’arrêter devant moi et balbutier son humble
-requête en termes presque inintelligibles.</p>
-
-<p>La refuser, en présence de tout ce monde, me
-semblait chose monstrueuse. Cela me semblait une
-chose aussi barbare que de la frapper ; une action
-aussi cruelle, abjecte, et indigne d’un gentilhomme,
-que de fouler aux pieds cette créature douce et
-innocente ! Je sentais cela, je le sentais profondément.
-Mais je sentais non moins que me laisser
-fléchir c’était tourner le dos à ma réputation et à
-ma vie ; c’était consentir à être la dupe d’un stratagème,
-à être un lâche, même applaudi de tous
-ceux qui m’entouraient. Je voyais ces deux alternatives,
-et je balançai une minute entre la fureur
-et la pitié, cependant que les lumières et les nobles
-visages, curieux ou méprisants, flottaient vertigineusement
-devant les yeux. A la fin je murmurai :</p>
-
-<p>— Mademoiselle, je ne puis… Non, je ne puis.</p>
-
-<p>— Monsieur !</p>
-
-<p>L’exclamation ne venait pas de la jeune fille,
-mais de sa mère, et elle résonna haute et perçante
-par toute la salle. Je remerciai Dieu de cette intervention
-qui débrouillait d’un seul coup le chaos
-de mes pensées. Redevenu moi-même, je me tournai
-vers la marquise, et m’inclinai.</p>
-
-<p>— Non, madame, je ne puis, dis-je avec fermeté,
-car, libéré de mon hésitation, j’étais résolu, plein
-d’assurance et de défi. On connaît mes opinions.
-Et je ne veux pas, même en faveur de mademoiselle,
-leur donner un démenti.</p>
-
-<p>Ce dernier mot sortait à peine de mes lèvres,
-qu’un gant, lancé par une main invisible, me frappa
-sur la joue ; et pour une minute la salle entière
-parut prise de démence. Dans une tempête de
-huées, de « Malotru !… Félon !… Conspuez le
-traître ! » une douzaine de lames s’agitèrent sous
-mon nez, une douzaine de cartels me furent jetés
-à la face. Je n’avais pas encore appris alors à quel
-point une foule est irritable et combien elle est
-moins accessible à la pitié que l’un quelconque de
-ceux qui la composent. Stupéfait, assourdi par le
-tumulte, que les cris perçants des dames ne contribuaient
-guère à diminuer, je reculai d’un pas.</p>
-
-<p>M. de Saint-Alais saisit l’instant. Il sauta à terre,
-et refoulant les épées qui me menaçaient, il se jeta
-devant moi.</p>
-
-<p>— Silence, messieurs ! du calme ! cria-t-il, dominant
-le tumulte. Écoutez-moi, je vous prie ! Ce
-gentilhomme est mon invité. Il ne fait plus partie
-des nôtres, mais il doit sortir d’ici sain et sauf.
-Place ! Faites place, je vous prie, pour M. le vicomte
-de Saux !</p>
-
-<p>On lui obéit à contre-cœur, et se rejetant les
-uns à droite les autres à gauche, on dégagea au
-milieu de la salle un chemin libre jusqu’à la porte.
-Se tournant vers moi, Saint-Alais me fit un grand
-salut, son plus beau salut de cour.</p>
-
-<p>— Par ici, monsieur le vicomte, s’il vous plaît,
-dit-il. M<sup>me</sup> la marquise n’abusera pas davantage
-de votre temps.</p>
-
-<p>Les joues en feu, je le suivis au long de l’étroit
-sillon de parquet luisant et passai sous le lustre,
-entre deux files d’yeux railleurs, sans que personne
-s’y opposât. Dans un silence de mort, je le suivis
-jusqu’à la porte. Arrivé là, il s’effaça devant moi,
-me salua, et je le saluai ; puis, d’un pas automatique,
-je gagnai la sortie, seul.</p>
-
-<p>Je traversai l’antichambre. La foule des valets
-ricaneurs qui s’y pressaient attirés par la curiosité,
-me dévoraient des yeux ; mais je ne m’aperçus pas
-plus de leur insolence que de leur présence. Jusqu’à
-la minute où l’air froid de la rue me ranima, je
-marchai comme assommé et incapable de pensée,
-tant le coup avait été brutal et inattendu.</p>
-
-<p>Lorsque je revins un peu à moi, mon premier
-sentiment fut de la rage. J’étais entré ce soir même
-chez M. de Saint-Alais en possession de tous les
-biens de la vie ; et j’en sortais privé d’amis, de
-réputation, et de ma fiancée ! J’y étais entré me
-fiant à son amitié, à cette amitié de tradition dans
-nos familles ; et il m’avait joué le tour le plus
-affreux. Cette pensée m’arracha une plainte, et je
-m’arrêtai en pleine rue, songeant à la triste figure
-que j’avais faite parmi eux, et envisageant l’avenir
-qui m’était réservé.</p>
-
-<p>Car déjà, je commençais à discerner l’étendue de
-ma folie… et que j’aurais dû céder. Je ne pouvais,
-planté là au milieu de la rue, prévoir l’avenir, ni
-me douter que l’ancienne France allait disparaître
-et qu’à cette heure même, dans Paris, son glas
-funèbre avait tinté. Je devais me conduire selon
-l’opinion des gens qui m’entouraient ; je devais
-savoir, lorsque demain je passerais par les rues,
-quelle attitude garder vis-à-vis du monde, et s’il
-fallait me dérober ou me battre. Car dans la nouvelle
-séance de la matinée…</p>
-
-<p>Ah oui ! l’Assemblée. Ce mot donna un nouveau
-cours à mes idées. C’était là que je trouverais ma
-revanche. Pour m’empêcher d’y élever une note
-discordante, ils m’avaient cajolé, puis la cajolerie
-échouant, ils m’avaient insulté. Eh bien ! je leur
-ferais voir que ce dernier moyen ne valait pas mieux
-que le premier, et qu’en croyant éliminer un Saux,
-ils suscitaient un Mirabeau. Partant de là, je passai
-une nuit de fièvre. Le ressentiment aiguillonnait
-mon ambition ; par haine contre ma caste je donnais
-mon amour au peuple. Tous les signes de misère
-et de disette que j’avais eus sous les yeux pendant
-le jour me revinrent alors, et je les collectionnai pour
-en faire usage. L’aube me surprit, toujours arpentant
-ma chambre, toujours réfléchissant, composant,
-déclamant. Lorsque André, mon vieux valet,
-qui avait aussi été celui de mon père, entra chez
-moi à sept heures, un billet à la main, je ne m’étais
-pas encore déshabillé.</p>
-
-<p>On avait dû lui faire en bas un récit fantaisiste
-de l’événement, et cette persuasion me fit rougir.
-Mais je ne m’occupai point de sa mine contrite, et
-sans mot dire je décachetai le billet. Il n’était pas
-signé, mais je reconnus l’écriture de Louis.</p>
-
-<p>« Retourne chez toi, disait-il, et garde-toi de
-paraître à l’Assemblée. Ils veulent te défier à tour
-de rôle ; tu devines ce qui en résulterait. Quitte
-Cahors à l’instant, ou tu es un homme mort. »</p>
-
-<p>Rien de plus ! Avec un sourire amer je constatai
-la faiblesse de cet homme incapable de faire plus
-pour son ami. J’interrogeai André :</p>
-
-<p>— Qui t’a remis ça ?</p>
-
-<p>— Un domestique, monsieur.</p>
-
-<p>— Domestique de qui ?</p>
-
-<p>Mais il bougonna qu’il n’en savait rien, et je ne
-le pressai point. Il m’aida à changer de toilette.
-Quand ce fut fait, il me demanda pour quelle heure
-il fallait tenir prêts les chevaux.</p>
-
-<p>— Les chevaux ! Pourquoi donc ? répliquai-je, en
-le regardant fixement.</p>
-
-<p>— Pour vous en retourner, monsieur.</p>
-
-<p>— Mais je ne m’en retourne pas aujourd’hui,
-dis-je avec une irritation contenue. Que me racontes-tu
-là ? Nous ne sommes arrivés que d’hier.</p>
-
-<p>— C’est vrai, monsieur, murmura-t-il, le dos vers
-moi, tout en tripotant mes effets. Quand même,
-c’est le vrai jour de s’en retourner.</p>
-
-<p>— Tu as ouvert ce billet ! m’écriai-je, courroucé.
-Qui t’a dit…?</p>
-
-<p>— Toute la ville sait, répondit-il, en haussant
-froidement les épaules. Ce sont des : « André, remmenez
-votre maître chez lui ! » et des : « André, vous
-avez pour maître un cerveau brûlé », et des André
-ci et des André ça, si bien que j’en perds la tête.
-Gilles a le nez en compote, pour s’être battu avec
-un garçon de l’écurie Harincourt, qui traitait monsieur
-d’imbécile ; mais moi je suis trop vieux pour
-me battre. Et je suis trop vieux aussi pour autre
-chose, continua-t-il, en reniflant.</p>
-
-<p>— Quelle est cette chose, faquin ? m’écriai-je.</p>
-
-<p>— C’est d’enterrer encore un maître.</p>
-
-<p>Je me tus un instant, puis repris :</p>
-
-<p>— Tu crois que je serai tué ?</p>
-
-<p>— C’est le bruit qui court la ville.</p>
-
-<p>Je réfléchis un peu. Et :</p>
-
-<p>— Tu as servi mon père, André.</p>
-
-<p>— Hélas ! monsieur.</p>
-
-<p>— Et cependant tu voudrais me voir fuir ?</p>
-
-<p>Il me regarda, et leva les bras au ciel d’un air
-découragé.</p>
-
-<p>— Mon Dieu ! s’écria-t-il, je ne sais plus ce que je
-voudrais. Nous périssons par ces vilains. Comme si
-Dieu les avait faits pour autre chose que travailler
-et labourer ; comme si l’on pouvait supprimer les
-pauvres ! Si vous n’aviez jamais frayé avec eux,
-monsieur…</p>
-
-<p>— Tais-toi, maraud, dis-je avec sévérité. Tu n’y
-entends rien. Va-t’en plutôt en bas, et tâche une
-autre fois d’être plus circonspect. Tu parles de
-vilains et de pauvres ! Qu’es-tu donc, toi ?</p>
-
-<p>— Moi, monsieur ! s’écria-t-il, avec stupéfaction.</p>
-
-<p>— Oui… toi !</p>
-
-<p>Il me considéra une minute d’un air effaré. Puis,
-lent et résigné, il hocha la tête et sortit. Il me croyait
-devenu fou.</p>
-
-<p>Je ne m’en allai pas tout de suite après son départ.
-Je me figurais que vraisemblablement, si je
-me montrais en public avant la réunion de l’Assemblée,
-je serais provoqué et forcé de me battre.
-J’attendis donc que l’heure de l’ouverture fût
-passée ; j’attendis dans ma triste chambre d’auberge,
-en proie aux affres de l’isolement. Je pensais
-tantôt à Louis de Saint-Alais, qui m’avait laissé
-partir sans prononcer un seul mot en ma faveur,
-tantôt à l’incohérence humaine ; car dans une
-partie des provinces, la moitié de la noblesse avait
-ma façon de voir. Je songeai aussi à Saux ; et je ne
-dirai pas que je n’éprouvai aucune tentation de
-suivre l’avis qu’André m’avait donné, savoir : de
-me retirer tranquillement là-bas au château, et un
-peu plus tard, lorsque les esprits seraient calmés,
-d’affirmer hautement ma bravoure. Mais une certaine
-opiniâtreté que je tenais de mon père et qui
-provenait, selon certains, de la souche anglaise de
-ma lignée, conspirait avec le ressentiment à me
-maintenir dans la voie que je m’étais tracée. A dix
-heures un quart, donc, lorsque je crus que tous les
-membres de l’Assemblée m’y avaient précédé jusqu’au
-dernier, je descendis, les joues chaudes, mais
-le regard plutôt assuré : et comme Gilles et André
-m’attendaient à la porte, je leur ordonnai de me
-suivre jusqu’au Chapitre voisin de la cathédrale,
-où avaient lieu les séances.</p>
-
-<p>J’ai su plus tard que si je m’étais servi de mes
-yeux, j’aurais remarqué l’agitation qui régnait en
-ville, la foule dense mais silencieuse qui encombrait
-la place et toutes les rues avoisinantes ; l’atmosphère
-d’expectative, les boutiques fermées, l’arrêt
-des affaires, les groupes chuchotant sous les porches
-ou dans les culs-de-sac. Mais j’étais absorbé en
-moi-même, tel celui qui marche à une entreprise
-désespérée, et de toutes ces circonstances une seule
-me frappa : comme je traversais la place, un
-homme s’écria : « Dieu vous bénisse, monsieur ! »
-et un autre : « Vive Saux ! » Sur quoi une bonne
-douzaine d’autres me tirèrent leurs bonnets. Ce
-fut là ma seule remarque, toute machinale, d’ailleurs.
-Un instant après je me trouvais dans le
-passage qui mène au Chapitre en longeant le mur
-de la cathédrale, et une foule de clercs et de valets,
-qui l’obstruaient quasi dans toute sa largeur, se
-rangeaient sur mon passage, non sans manifester
-leur étonnement et leur curiosité.</p>
-
-<p>Me frayant un chemin parmi eux, je pénétrai
-dans le vestibule, que maintenaient libre deux ou
-trois huissiers. En passant ainsi du soleil à l’ombre,
-de la vie, de l’air et de la lumière qui régnaient au
-dehors, au silence paisible de cette salle voûtée, le
-contraste fut tel qu’un frisson me pénétra jusqu’au
-cœur. Dans cette pénombre et ce calme, l’importance
-de la démarche que j’allais faire, la folie du
-cartel que j’étais prêt à lancer à la face de mes pairs,
-m’apparurent dans leur plénitude ; et si mon âme
-n’eût été bandée à l’extrême par mon tenace ressentiment,
-je me serais empressé de tourner les
-talons. Mais déjà mes pas retentissaient sur les
-dalles sonores, et je n’avais plus le droit de reculer.
-Le bourdonnement d’une voix monotone me parvint
-de la salle des séances, à travers la porte close ;
-et je me dirigeai vers cette porte, les mâchoires
-contractées, m’apprêtant à me conduire en homme,
-quoi qu’il dût arriver.</p>
-
-<p>Un instant de plus, et j’allais entrer. Ma main
-touchait déjà la poignée de la serrure, lorsqu’un
-homme, assis dans l’ombre sur un banc au-dessous
-de la fenêtre, bondit et s’élança pour me retenir. Je
-reconnus Louis de Saint-Alais. Sans me laisser le
-temps d’ouvrir la porte, il s’interposa entre moi
-et les battants auxquels il s’adossa.</p>
-
-<p>— Arrête, ami ! pour l’amour de Dieu, arrête !
-s’écria-t-il avec véhémence, bien que sans élever
-la voix. Que peux-tu seul contre deux cents ?
-Retourne, ami, retourne, et je ferai…</p>
-
-<p>— Vous ferez ! lui lançai-je avec un mépris
-hautain, mais sur le même ton assourdi, car les
-huissiers nous examinaient curieusement du seuil
-de la porte par où j’étais entré. Vous ferez ?… Vous
-en ferez, j’imagine, tout autant qu’hier soir, monsieur.</p>
-
-<p>Il fronça les sourcils et le rouge lui monta au
-front ; mais il répliqua vivement :</p>
-
-<p>— Ce n’est pas l’heure, laissons cela ! Tu n’as
-qu’une chose à faire : partir ! Regagner Saux, et…</p>
-
-<p>— Ne pas intervenir !</p>
-
-<p>— Oui, fit-il, et ne pas intervenir. Si tu consens…</p>
-
-<p>— A ne pas intervenir ? répétai-je âprement.</p>
-
-<p>— Oui, oui ; dans ce cas tout se dissipera.</p>
-
-<p>— Merci bien ! dis-je avec lenteur, quoique frémissant
-de colère. Mais puis-je vous demander
-combien l’on vous offre, monsieur le comte, pour
-débarrasser de moi l’Assemblée ?</p>
-
-<p>Il me regarda, stupéfait.</p>
-
-<p>— Adrien ! s’écria-t-il.</p>
-
-<p>Mais je fus intraitable.</p>
-
-<p>— Non, monsieur le comte, plus d’Adrien, dis-je
-altièrement ; je n’accepte ce nom que de mes amis.</p>
-
-<p>— Et ne suis-je donc plus ton ami ?</p>
-
-<p>Je haussai les sourcils dédaigneusement.</p>
-
-<p>— Après hier soir ? fis-je. Après hier soir ! Se
-peut-il, monsieur, que vous vous figuriez jouer le
-rôle d’ami ? Je viens chez vous, je suis votre hôte,
-votre ami, tout sauf votre parent ; et vous me
-tendez un piège, vous m’exposez à la risée et à
-la haine, vous…</p>
-
-<p>— Moi, j’ai fait cela ? s’écria-t-il.</p>
-
-<p>— Non peut-être par vos paroles. Mais vous êtes
-resté là, pendant qu’on me bernait ! Vous êtes resté
-là sans dire un mot en ma faveur ! Vous êtes resté
-là sans lever un doigt pour ma défense ! Si c’est
-ainsi que vous concevez l’amitié…</p>
-
-<p>Il m’arrêta d’un geste plein de noblesse.</p>
-
-<p>— Vous n’oubliez qu’une chose, monsieur le
-vicomte, dit-il, sur un ton de fière réticence.</p>
-
-<p>— Nommez-la ! ripostai-je dédaigneusement.</p>
-
-<p>— Que M<sup>lle</sup> de Saint-Alais est ma sœur !</p>
-
-<p>— Tiens, tiens !</p>
-
-<p>— Et que, de votre plein gré ou non, vous l’avez
-hier soir traitée à la légère, en présence de deux
-cents personnes ! Vous n’oubliez que cela, monsieur
-le vicomte !</p>
-
-<p>— Je l’ai traitée à la légère ? répliquai-je, dans
-un redoublement de courroux. (Comme d’un commun
-accord nous nous étions un peu écartés de la
-porte, et à ce moment nous nous regardions dans
-le blanc des yeux.) Et à qui la faute si cela est
-arrivé ? A qui la faute, monsieur ? Vous m’avez
-laissé le choix… Non, vous m’avez obligé à choisir
-entre deux alternatives : manquer à votre sœur,
-et renoncer à des opinions et convictions auxquelles
-je tiens, dans lesquelles j’ai été élevé, dans
-lesquelles…</p>
-
-<p>— Des opinions ! fit-il, d’une voix devenue dure.
-Et quelles sont après tout vos opinions ? Excusez-moi,
-je sens que je vous importune, monsieur. Mais
-je ne suis pas un philosophe, moi, je n’ai pas été en
-Angleterre, et je ne puis comprendre…</p>
-
-<p>— Que l’on sacrifie rien à ses opinions ! exclamai-je,
-avec un rire féroce. Certes, monsieur, je le conçois
-aisément, que vous ne le puissiez pas ! Celui qui
-ne soutient pas ses amis ne soutient pas non plus
-ses opinions. Pour faire l’un ou l’autre, monsieur
-le comte, il importe de n’être pas un lâche.</p>
-
-<p>Il pâlit, et me lança un regard étrange.</p>
-
-<p>— Assez, monsieur ! fit-il involontairement, me
-sembla-t-il.</p>
-
-<p>Et une contraction tirailla ses traits, comme s’il
-ressentait une vive douleur.</p>
-
-<p>Mais j’étais hors de moi de colère.</p>
-
-<p>— Oui, un lâche ! répétai-je. M’avez-vous compris,
-monsieur le comte, ou faut-il que j’entre dans
-la salle et répète le mot en présence de l’Assemblée ?</p>
-
-<p>— Ce n’est pas indispensable, dit-il, en devenant
-aussi rouge qu’il venait d’être pâle.</p>
-
-<p>— Ce n’est pas indispensable, en effet, repris-je,
-en ricanant. Puis-je conclure de là que nous nous
-retrouverons sitôt la séance levée ?</p>
-
-<p>Il acquiesça d’un signe muet ; et alors, mais alors
-seulement, un je ne sais quoi dans son silence et son
-attitude pénétra la cuirasse de mon ire ; et, je me
-sentis soudain le cœur pesant et glacé. Mais il était
-trop tard ; j’avais prononcé ce qui n’eût jamais dû
-être prononcé. Le souvenir de sa patience, de sa
-bonté, de sa longanimité, ne me revint qu’ensuite.
-Je lui adressai un salut correct ; il me le rendit ;
-et rageusement je retournai à la porte.</p>
-
-<p>Mais je ne devais pas encore la franchir.</p>
-
-<p>J’avais pour la seconde fois saisi la poignée, et
-entr’ouvert la porte, quand une main me tira en
-arrière, si violemment que le pêne cliqueta en retombant.
-Furieux, je me retournai. A ma stupéfaction,
-je reconnus de nouveau Louis, mais sa face
-transfigurée décelait une étrange surexcitation. Il
-ne me lâchait pas.</p>
-
-<p>— Non, dit-il entre ses dents. Vous m’avez traité
-de lâche, monsieur le vicomte, et je refuse d’attendre.
-Pas une heure ! Vous allez vous battre avec
-moi tout de suite. Il y a un pré par là derrière, et…</p>
-
-<p>Mais je retrouvais mon sang-froid à mesure qu’il
-s’échauffait.</p>
-
-<p>— Je ne ferai rien de tel, dis-je en l’interrompant.
-Après la séance…</p>
-
-<p>Il leva la main et délibérément me souffleta de
-son gant. J’eus un recul involontaire.</p>
-
-<p>— Eh bien ! vous laisserez-vous persuader ? fit-il.
-Après ceci, monsieur, si vous êtes un gentilhomme,
-vous vous battrez avec moi. Il y a un pré par là
-derrière, et dans dix minutes…</p>
-
-<p>— Dans dix minutes, la séance peut être levée.</p>
-
-<p>— Je ne vous retiendrai pas aussi longtemps,
-répliqua-t-il gravement. Venez, monsieur. Ou faut-il
-que je vous soufflette de nouveau ?</p>
-
-<p>— Je viens, dis-je posément. Après vous, monsieur.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c3">CHAPITRE III<br />
-<span class="small">A L’ASSEMBLÉE</span></h2>
-
-
-<p>Le soufflet, et l’insulte qui l’accompagna, mirent
-fin provisoirement à mon repentir. Mais si bref que
-fût le trajet d’une porte à l’autre, il me laissa le
-temps de réfléchir encore. Cet homme était Louis,
-malgré tout ; j’avais certes des raisons de me
-plaindre de lui et de le soupçonner de servir d’instrument
-à autrui ; mais il s’était montré mon meilleur
-ami en faisant tout pour apaiser ma colère, et
-le plus loyal en s’efforçant de me détourner d’une
-entreprise insensée. Vite attendri, dans un revirement
-presque subit, je perçus avec une sorte d’effroi
-que si son intervention était due à la seule bienveillance,
-j’y répondais aussi mal que possible.
-Bref, avant même que la porte extérieure nous fût
-ouverte, je me repentais à nouveau. Lorsque
-l’huissier tira le battant pour me livrer passage, je
-lui donnai l’ordre de le refermer, puis faisant volte-face,
-je jetai à Louis quelques mots indistincts, et
-m’en fus en toute hâte, le laissant stupéfait. A
-peine eut-il le temps de pousser une exclamation,
-que j’avais traversé le vestibule, et quelques secondes
-plus tard, j’ouvrais la porte de l’Assemblée.</p>
-
-<p>Sur-le-champ — il est à croire que je manœuvrai
-le pêne avec bruit — je vis devant moi des rangées
-de visages surpris et tous tournés de mon côté.
-J’ouïs une rumeur d’indignation mêlée de rires, et
-aussitôt je me faufilai vers ma place. Mais le débit
-monotone du président m’emplissait les oreilles,
-et le contraste était tel — après mon altercation
-à mi-voix du dehors, de me trouver dans cette
-salle pleine de lumière et de vie, et l’objet de tous
-ces regards — que je m’abattis sur mon siège,
-vertigineux et confondu, et presque oublieux tout
-d’abord du dessein qui m’avait amené là.</p>
-
-<p>Un temps, et ma face s’empourpra davantage ;
-et à juste cause. Chacun des bancs sur lesquels nous
-siégions tenait trois personnes. Je partageais le
-mien avec l’un des Harincourt et M. d’Aulnoy, qui
-m’avaient entre eux deux. Je n’étais pas assis de
-cinq secondes, que Harincourt se leva doucement,
-et sans m’accorder un regard, s’éloigna jusqu’au bas
-du passage ; et tout en s’éventant négligemment
-avec son chapeau, il alla s’adosser à un pupitre,
-les yeux fixés sur le président. Au bout d’une demi-minute,
-d’Aulnoy suivit son exemple. Puis les trois
-qui étaient derrière moi se levèrent tranquillement,
-et sans me regarder cherchèrent d’autres places.
-Les trois devant moi les imitèrent. En quelques
-minutes, je restai seul, isolé, en butte à tous les
-regards de l’Assemblée, comme une sorte de lépreux.</p>
-
-<p>J’aurais dû être préparé à une manifestation de
-ce genre. Mais il n’en était rien, et la face me
-brûlait, sous les regards curieux, comme devant un
-foyer ardent. Pris au dépourvu, j’étais hors d’état
-de dissimuler mon trouble ; mes yeux ne rencontraient
-de toutes parts que des yeux railleurs et
-des mines méprisantes ; et l’orgueil m’interdisait
-de baisser la tête. Au cours de longues minutes, je
-ne discernai rien que ces regards outrageants. Je
-n’entendais pas de quoi parlait le président, car sa
-voix n’était pour moi qu’un ronron vague et indistinct
-dépourvu de signification.</p>
-
-<p>Mais pendant ce temps la colère et la haine endurcissaient
-ma volonté ; à la fin le nuage qui
-couvrait mon esprit se dissipa, et je retrouvai mon
-exaltation. La lecture monotone que je venais
-d’écouter sans y rien comprendre prit fin, et fut
-suivie par de courtes et vives interrogations : une
-demande et une réponse, un nom et une réplique.
-Ce fut ce qui me réveilla. Le ronron avait représenté
-la lecture du cahier ; à cette heure on en était au
-vote.</p>
-
-<p>Mon tour allait venir ; l’instant approchait. A
-chaque vote — inutile de dire que tous étaient
-affirmatifs — des visages en nombre toujours croissant
-se tournaient vers la place que j’occupais ; et
-leurs yeux, hostiles, triomphants, ou simplement
-curieux, convergeaient sur ma face. En d’autres
-circonstances j’aurais pu en être intimidé ; mais il
-n’en fut rien, alors. J’étais à la hauteur pour les
-affronter. Les regards sans aménité de tant de gens
-qui s’étaient dits mes amis, les regards méprisants
-d’hommes nouveaux appartenant à des familles
-anoblies, qui avaient usé avec joie de l’appui de
-mon père, la conscience que tous m’abandonnaient
-uniquement parce que je soutenais en fait les opinions
-que la moitié d’entre eux avaient proclamées
-en paroles, tout cela me haussait à un degré de
-mépris qui ne le cédait en rien à celui de mes
-adversaires ; et en outre je savais que fléchir à présent
-me couvrirait d’une honte indélébile, et cela
-fermait la porte aux velléités de capitulation.</p>
-
-<p>L’Assemblée, d’autre part, se trouvait dans une
-situation sans précédent. On n’était pas encore
-accoutumé aux luttes de la tribune, aux duels
-oratoires plus mortels que ceux à l’épée ; et une
-sorte de doute, une hésitation, tenait la majorité
-des membres en suspens et attentifs à ce qui allait
-suivre. Leurs chefs, en outre, les frères de Saint-Alais, — qui
-dirigeaient, l’un le parti de la cour,
-plus ardent et plus fier, l’autre les nobles de robe
-et de Parlement, qui avaient découvert les derniers
-que leurs intérêts à tous étaient les mêmes, — ne
-pouvaient admettre la plus minime opposition
-depuis qu’une majorité absolue était devenue la
-règle. Un homme donc, un seul homme barrant
-le chemin à l’unanimité, leur apparaissait comme
-un obstacle qu’il convenait d’écarter par tous
-moyens.</p>
-
-<p>— M. le comte de Cantal ? appela le président.</p>
-
-<p>Mais c’était moi qu’il examinait, et non celui
-qu’il nommait.</p>
-
-<p>— Satisfait !</p>
-
-<p>— M. le vicomte de Marignac ?</p>
-
-<p>— Satisfait !</p>
-
-<p>Le nom suivant m’échappa, car dans mon exaltation
-il me parut que toute la Chambre me regardait,
-que la voix allait me manquer, que le moment venu
-je resterais muet et paralysé, incapable de parler,
-et déshonoré pour toujours. Je pensais à cela, et
-non à ce qui se passait ; puis subitement, je me
-retrouvai en possession de moi-même. J’entendis le
-dernier nom avant le mien, celui de M. d’Aulnoy ;
-j’entendis sa réponse. Puis mon nom à moi résonna
-dans un profond silence.</p>
-
-<p>— M. de Saux ?</p>
-
-<p>Je me levai. D’une voix rauque, et qui me parut
-étrangère, je déclarai :</p>
-
-<p>— Je n’approuve pas ce cahier !</p>
-
-<p>Je m’attendais à une explosion de colère ; elle
-ne vint pas. Au lieu de cela, un tonnerre de rires,
-où je distinguai la note de Saint-Alais, secoua la
-salle et me fit monter le rouge au visage. Le rire
-persista quelque temps, s’éleva et retomba, pour
-s’élever encore, me mettant au supplice. Mais ce
-rire produisit un résultat auquel ne s’attendaient
-guère les rieurs. Il arrive aux plus taciturnes de
-trouver de l’éloquence. J’oubliai les périodes de La
-Rochefoucauld et de Liancourt que j’avais si
-soigneusement préparées ; j’oubliai les passages de
-Turgot dont j’avais chargé ma mémoire, et me
-lançai dans une improvisation que je n’avais ni
-prévue ni méditée.</p>
-
-<p>— Messieurs, m’écriai-je d’une voix qui emplit
-la salle, je m’oppose à ce cahier parce qu’il est vain
-et stérile ; parce que, entre autres raisons, le temps
-de son efficace est passé. Vous revendiquez vos
-privilèges : ils ne sont plus ! Vos exemptions : elles
-ne sont plus ! Vous protestez contre l’union de vos
-représentants avec ceux du peuple : mais ils ont
-siégé ensemble ! Ils ont siégé ensemble, et vous ne
-pouvez pas plus l’empêcher par un décret, que vos
-protestations ne feraient reculer le flot qui monte !
-C’est un fait accompli. Quand vous jetez un os à
-un chien affamé, songez-vous à lui retirer l’os de la
-gueule, intact et sans déchet ? Si oui, vous êtes
-insensés. Mais ce n’est pas la seule ni la plus forte
-de mes objections à ce cahier. La France se trouve
-aujourd’hui dénuée, acculée à la banqueroute, sans
-trésor, sans argent. Croyez-vous lui porter secours,
-la vêtir, l’enrichir, en maintenant vos privilèges, en
-maintenant vos exemptions, en soutenant jusqu’au
-plus minime de vos droits ? Non, messieurs. Au
-temps jadis, ces exemptions, ces droits, ces privilèges
-dont nos ancêtres tiraient gloire et à juste
-titre, leur furent accordés parce qu’ils étaient le
-bouclier de la France. Ils équipaient des hommes
-d’armes et les menaient au combat ; la communauté
-faisait le reste. Mais à présent le peuple combat, le
-peuple paye, le peuple fait tout. Oui, messieurs,
-c’est la vérité ; c’est une vérité qui nous est familière
-à chacun : « Le manant paye pour tous ! »</p>
-
-<p>Je me tus. Je m’attendais à ce que se produisît
-l’explosion de colère si longtemps retardée. Au
-contraire, avant que personne de la Chambre
-n’eût pris la parole, une grande clameur nous
-arriva par les fenêtres laissées ouvertes à cause de
-la chaleur, et donnant sur le marché. C’était l’acclamation
-du peuple de la rue, qui pour la première
-fois entendait formuler ses griefs. Mais, tout plein
-de bienveillance et joyeux qu’il fût, ce cri nous
-déconcerta aussi totalement que l’eût fait une
-attaque. J’en demeurai béant.</p>
-
-<p>Mais l’effet produit sur moi était léger, au regard
-de ce qu’éprouvaient mes adversaires. Les cris de
-désapprobation qu’ils s’apprêtaient à pousser furent
-coupés net par le prodige ; et ils s’entre-regardèrent
-une minute, comme n’en croyant pas leurs oreilles.
-Au cours de cette minute, un silence d’étonnement
-irrité régna sur l’Assemblée. Puis M. de Saint-Alais
-se dressa d’un bond.</p>
-
-<p>— Qu’est ceci ? cria-t-il, son noble visage assombri
-de fureur. Est-ce qu’à nous aussi le roi nous
-a ordonné de siéger avec le tiers état ? Nous a-t-il
-avilis à ce point ? Sinon, monsieur le président,
-sinon, dis-je, reprit-il en réfrénant d’un geste
-bref une velléité d’applaudissements, et s’il ne
-s’agit pas ici d’un complot fomenté par quelqu’un
-de notre caste allié à la racaille afin de provoquer
-une nouvelle Jacquerie…</p>
-
-<p>Le président, homme timoré qui appartenait à
-une famille de robe, l’interrompit :</p>
-
-<p>— Prenez garde, monsieur, les fenêtres sont encore
-ouvertes.</p>
-
-<p>— Ouvertes ?</p>
-
-<p>Le président fit un signe affirmatif.</p>
-
-<p>— Et qu’importe ce détail ? Qu’importe ? répliqua
-fougueusement Saint-Alais. Qu’est-ce que cela
-nous fait, monsieur ? reprit-il, en promenant à la
-ronde des yeux qui semblaient darder en un faisceau
-tout le mépris de son âme hautaine. Elles
-sont ouvertes, dites-vous ? Eh bien ! qu’elles restent
-ouvertes. Le peuple entendra les deux parties, et
-non plus seulement ceux qui les flagornent ; ceux
-qui, tablant sur sa faiblesse et son ignorance, et
-arguant de ses droits et de nos torts, croient se
-hausser au niveau des Retz et des Cromwell !
-Oui, monsieur le président, continua-t-il, cependant
-que je cherchais en vain à l’interrompre, et que la
-moitié de l’Assemblée se mettait debout en tumulte,
-je répète ma phrase : … qui à l’ambition
-d’un Cromwell ou d’un Retz joignent leur violence,
-mais non pas leurs talents !</p>
-
-<p>Un reproche aussi injuste me piqua au vif, et
-je l’interpellai violemment :</p>
-
-<p>— Monsieur le marquis, si c’est à moi que vous
-faites allusion par cette phrase…</p>
-
-<p>Il eut un rire de mépris.</p>
-
-<p>— Entendez-le comme il vous plaira, monsieur.</p>
-
-<p>— Je repousse l’insinuation, je la répudie ! m’écriai-je.
-M. de Saint-Alais m’appelle un Retz, un
-Cromwell !</p>
-
-<p>— Excusez-moi, trancha-t-il en hâte, un prétendu
-Retz !</p>
-
-<p>— Un traître, d’une façon comme de l’autre,
-ripostai-je, en m’évertuant à dominer les rires que
-sa répartie soulevait dans la salle. Un traître en
-tout cas ! Mais je dis, moi, que le vrai traître est
-celui qui à cette heure, par ses conseils, mène le
-roi à sa perte.</p>
-
-<p>— Et non celui qui vient ici avec un renfort de
-populace ? rétorqua Saint-Alais, dont la violence
-ne le cédait pas à la mienne. Celui qui prétend, à
-lui seul, en morigéner cent autres, et dicter des
-ordres à cette Assemblée ?</p>
-
-<p>— Monsieur se répète ! lançai-je, le coupant à
-mon tour, mais sans que ma saillie provoquât le
-moindre rire. Je nie ce qu’il avance. Je rejette ses
-imputations, je les lui renvoie ! Et pour conclure,
-je désapprouve ce cahier, je m’y oppose !</p>
-
-<p>Mais la patience de l’Assemblée était à bout. Un
-tollé de « Assez ! Il n’a pas la parole ! » couvrit ma
-voix, et en un instant cette réunion si paisible
-quelques minutes plus tôt devint un pandémonium
-de frénétiques. Quelques-uns des membres les plus
-âgés restèrent assis, mais la majorité se leva ;
-ceux qui d’un bond avaient été fermer les fenêtres
-restaient debout sur l’appui, dominant le tumulte.
-D’autres avaient gagné la porte, et s’y tenaient
-dans l’intention probable de tenir tête à un assaut.
-Le président réclamait en vain le silence. Sa voix
-comme la mienne se perdait dans le hourvari incessant
-qui redoublait de force à chaque fois que
-je tentais de parler, et s’apaisa seulement lorsque
-j’y eus renoncé.</p>
-
-<p>A la fin M. de Saint-Alais leva la main, et non
-sans peine il obtint le silence. Avant qu’il me fût
-possible d’en profiter, le président intervint.</p>
-
-<p>— L’Assemblée de la noblesse du Quercy, dit-il
-précipitamment, se déclare en faveur de ce cahier,
-maintenant nos anciens droits, privilèges et exemptions.
-Seul, le vicomte de Saux proteste. Le cahier
-sera présenté.</p>
-
-<p>— Je proteste, m’écriai-je mollement.</p>
-
-<p>— C’est ce que je viens de dire, répliqua le président,
-sarcastique. (Et un éclat de rires moqueurs,
-mêlés d’acclamations, s’éleva de toute la Chambre.)
-Le cahier sera présenté. La question est vidée.</p>
-
-<p>Alors, tout d’un coup, et comme par enchantement,
-la salle reprit son aspect normal. Les membres
-qui s’étaient levés regagnèrent leurs places,
-ceux qui avaient fermé les fenêtres redescendirent,
-quelques-uns s’en allèrent, le président passa à l’ordre
-du jour. Toute trace de la tempête s’évanouit. En
-un clin d’œil tout se retrouva comme auparavant.</p>
-
-<p>Même aux abords de mon siège ; car nul isolement,
-nulle séparation d’avec mes collègues ne
-pouvait surpasser ceux où je me trouvais précédemment.
-Mais alors que précédemment je possédais
-en réserve une arme et en perspective une revanche,
-il n’en était plus de même. J’avais décoché mon
-trait, et je restais misérablement à ma place, garrotté
-de silence et encerclé de regards étrangers.
-Envahi d’une dépression à chaque instant plus
-grande, j’aspirais à m’échapper, mais je n’osais
-faire un mouvement ni même jeter les yeux autour
-de moi.</p>
-
-<p>Tant que dura cette situation, ce ne fut pas ma
-moindre amertume de me rendre compte que je
-n’avais abouti à rien de sérieux, que j’avais souffert
-pour une donquichottade, et m’étais montré
-sans raison valable inflexible et têtu. Trop tard, je
-comprenais que j’aurais pu réserver mes principes
-tout en cédant ; garder mes convictions tout en
-déférant à l’avis de la majorité. J’aurais pu…</p>
-
-<p>Mais hélas ! peu importait ce que j’aurais pu
-faire, puisque je n’en avais rien fait. Le sort était
-jeté. Je m’étais déclaré contre mon ordre ; j’avais
-aliéné tout ce qui m’était dû de par mon ordre.
-Donc je n’en faisais plus partie. Ce n’était nullement
-par caprice si déjà ceux qui venaient à passer
-devant moi ramenaient leurs basques contre eux
-et me saluaient froidement comme quelqu’un d’une
-autre classe.</p>
-
-<p>Combien de temps aurais-je subi le martyre de
-ces insultes et de cette politesse encore plus blessante
-avant de trouver le courage de me retirer,
-je suis incapable de le dire. Ce fut une intervention
-extérieure qui rompit le charme. Un huissier vint
-me présenter un billet. Je l’ouvris gauchement
-sous une salve de regards hostiles, et je reconnus
-l’écriture de Louis.</p>
-
-<p>« S’il vous reste une parcelle d’honneur, disait-il,
-vous me retrouverez sans perdre une minute,
-dans le pré qui se trouve derrière le Chapitre.
-Faites-le, et vous pourrez encore vous croire un
-gentilhomme. Refusez, ou tardez ne fût-ce que
-dix minutes, et je publierai votre honte d’un bout
-à l’autre du Quercy. Celui-là n’a pas le droit de
-s’appeler Adrien du Pont de Saux, qui supporterait
-un soufflet. »</p>
-
-<p>Je relus deux fois le billet pendant que l’huissier
-attendait. Le ton en était rude et sans pitié ; le
-sardonique cartel, brutal et sans détours. Et néanmoins
-le cœur me défaillit à cette lecture, et j’eus
-grand’peine à retenir mes larmes, en présence de
-tous ces yeux. Car Louis ne pouvait me leurrer
-plus longtemps. Ce billet qui lui ressemblait si
-peu, cette tentative de m’attirer au dehors, et de
-m’arracher à des adversaires plus impitoyables,
-était une ruse trop transparente pour m’illusionner :
-la carapace glacée qui m’avait recouvert fondit à
-l’instant même. Je n’en demeurai pas moins seul,
-mais je ne me sentis plus aussi abandonné. Je me
-souvins qu’après tout et malgré tout, j’étais Adrien
-du Pont de Saux, coupable du seul crime de soutenir
-en Quercy des opinions que les Lamothe et
-les Mirabeau, les Liancourt et les La Rochefoucauld
-soutenaient dans leurs provinces ; coupable,
-je me le répétais, uniquement de défendre le bon
-droit et la justice.</p>
-
-<p>Mais l’huissier attendait. Je pris sur le pupitre
-devant moi une feuille de papier où j’écrivis ma
-réponse : « Adrien ne se battra pas avec Louis
-parce que Saint-Alais a souffleté Saux. »</p>
-
-<p>Je la pliai et la remis à l’huissier. Puis je repris
-ma place, métamorphosé, en état de soutenir tous
-les regards, d’un courage affermi contre tous les
-malheurs.</p>
-
-<p>La noblesse du Quercy, les Gontaut et les Marignac,
-avaient beau répudier ces sentiments, l’amitié,
-la générosité, l’amour, existaient encore. Même
-si l’herbe envahissait l’avenue des noyers, même si
-mon blason ne s’écartelait jamais des armes de Saint-Alais,
-la vie me réservait encore des douceurs.</p>
-
-<p>Ainsi réconforté, je me levai et m’apprêtai à sortir.
-Mais à la même minute, une douzaine de membres
-se mirent debout eux aussi, et pendant que je
-me dirigeais vers la porte par un passage de dégagement,
-ils se groupèrent au bas du passage parallèle,
-sans cacher leurs intentions hostiles, et prêts à
-m’arrêter avant ma sortie. L’agitation fut si grande
-que le président s’arrêta de lire et attendit le
-résultat de l’algarade, tandis que la plupart des
-membres restés à leur place se levaient pour mieux
-voir. Je compris que j’allais être insulté en public,
-et une joie farouche remplaça en moi tout autre
-sentiment. Si je marchai avec lenteur, ce ne fut
-point par crainte. Mes passions comprimées depuis
-une heure me stimulaient, et je n’eusse pour rien
-au monde précipité le dénouement. J’arrivais au
-bas de l’escalier, une seconde de plus et nous
-étions peut-être aux prises, lorsqu’une soudaine
-explosion de cris, une vaste clameur qui s’élevait
-de la rue, traversa les fenêtres fermées et nous immobilisa.
-Nous écoutions, béants, mais les derniers
-qui n’avaient pas quitté leurs sièges se levèrent en
-toute hâte, et le président, ému et inquiet, demanda
-ce que cela signifiait.</p>
-
-<p>En guise de réponse, le bruit s’éleva de nouveau :
-une rauque clameur triomphale, continue
-et prolongée, qui fit trembler les carreaux. Elle retomba — sans
-cesser, mais atténuée par l’éloignement — et
-elle s’enfla une fois encore. De ma vie
-je n’avais entendu rien de pareil à cette clameur.</p>
-
-<p>Peu à peu des mots distincts s’en détachèrent,
-ou lui succédèrent ; finalement l’air vibra au rythme
-martelé de ces syllabes sinistres : « A bas la Bastille !
-A bas la Bastille ! »</p>
-
-<p>Il nous était réservé par la suite d’entendre
-maints cris analogues et de nous familiariser avec
-de telles alertes ; comme avec les aboiements
-voraces de la rue, et le coup suprême du destin
-frappant à la porte. Mais c’était une nouveauté,
-alors, et les membres de l’Assemblée, aussi offensés
-qu’alarmés par cette seconde atteinte portée à
-leur dignité, se bornèrent à regarder leur président
-et à proférer de terribles menaces contre la canaille.
-Cette canaille qui depuis un siècle faisait le chien
-couchant, voilà-t-il pas qu’elle s’avisait, sans rime
-ni raison, de changer de posture !</p>
-
-<p>Les exclamations se croisaient ; l’un voulait
-qu’on fît dégager la rue, l’autre qu’on envoyât
-chercher la troupe, ou qu’on portât plainte auprès
-de l’intendant<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a>. Ils parlaient toujours lorsque la
-porte s’ouvrit et un membre entra. C’était Louis de
-Saint-Alais, en proie à une ardente surexcitation.
-D’ordinaire le plus modeste et le plus pacifique
-des hommes, cette fois il s’avança hardiment, et
-d’un geste impératif réclama le silence.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> Les intendants, placés à la tête des « généralités », subdivisions
-financières des provinces, exerçaient en réalité les pouvoirs
-administratifs. Le titre de gouverneur restait purement honorifique,
-dans la plupart des cas.</p>
-</div>
-<p>— Messieurs ! dit-il d’une voix haute et retentissante,
-voici d’étranges nouvelles. Un courrier
-porteur de lettres pour mon frère a parlé dans la
-rue. Il annonce des choses invraisemblables.</p>
-
-<p>— Quoi donc ? crièrent plusieurs voix.</p>
-
-<p>— La Bastille est tombée !</p>
-
-<p>Personne ne comprit, — comment l’aurait-on
-pu ? — mais tous restèrent silencieux. Puis :</p>
-
-<p>— Que voulez-vous dire, monsieur de Saint-Alais,
-demanda enfin le président, abasourdi. (Et
-il leva la main pour faire garder le silence.) La
-Bastille est tombée ? Comment ? Qu’est-ce à dire ?</p>
-
-<p>— Elle a été prise mardi par la populace de
-Paris, répliqua nettement Louis, les yeux étincelants,
-et M. de Launay, le gouverneur, a été massacré
-de sang-froid.</p>
-
-<p>— La Bastille prise ? Par la populace ? exclama
-le président incrédule. C’est impossible, monsieur.
-Il faut que vous ayez mal compris.</p>
-
-<p>Louis secoua la tête.</p>
-
-<p>— Ce n’est que trop vrai, j’en ai peur, dit-il.</p>
-
-<p>— Et M. de Launay ?</p>
-
-<p>— Cela aussi, je le crains, monsieur le président.</p>
-
-<p>Alors on s’entre-regarda, pâle et troublé ; chacun
-posait à ses collègues de muettes questions, tandis
-qu’au dehors la rumeur de joie désordonnée se
-faisait de minute en minute plus nourrie et continue.
-On s’entre-regardait avec inquiétude, mal
-persuadé encore. Cette Bastille, qui avait traversé
-tant de siècles, serait donc prise ? Le gouverneur
-tué ? Impossible, se disait-on, impossible. Car autrement,
-le roi, que faisait-il ? Et l’armée ? Et le
-gouverneur de Paris ?</p>
-
-<p>Le vieux M. de Gontaut, dès qu’il eut réussi à se
-faire écouter, exprima la pensée de tous en ces mots :</p>
-
-<p>— Mais le roi ? Sa Majesté n’a pu manquer de
-châtier les coupables.</p>
-
-<p>La réponse arriva d’où on ne l’attendait guère,
-et en termes aussi imprévus. M. de Saint-Alais,
-auquel Louis avait remis une lettre, se leva de son
-siège, un papier déployé à la main. Il est plus que
-probable que s’il eût pris le temps de réfléchir, il
-aurait vu l’imprudence de publier tout ce qu’il
-savait ; mais les nouvelles qu’il venait de recevoir
-démentaient trop sa confiante sécurité, elles prouvaient
-trop bien que l’on reposait sur un terrain
-mouvant ; et la surprise et la mortification qu’il
-en ressentait surmontèrent sa prudence. Il parla.</p>
-
-<p>— J’ignore, dit-il, sur un ton ironique, ce que
-faisait le roi, à Versailles ; mais je vais vous apprendre
-à quoi s’est occupée l’armée dans Paris.
-Ce sont les gardes-françaises qui ont dirigé l’attaque.
-Besenval<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>, avec le peu de troupes restées
-fidèles, s’est retiré. La ville est au pouvoir de la
-populace. Flesselles, le prévôt, a été tué, et Bailly
-élu maire. Une milice a été constituée et pourvue
-d’armes. On a nommé La Fayette général. On a
-adopté un insigne. On a…</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> Lieutenant-général des Suisses et Grisons.</p>
-</div>
-<p>— Mais, mon Dieu ! s’écria le président hagard.
-C’est une révolte !</p>
-
-<p>— Précisément, monsieur, répondit Saint-Alais.</p>
-
-<p>— Et que fait le roi ?</p>
-
-<p>La réponse fut amère :</p>
-
-<p>— Il est si bon… qu’il ne fait rien.</p>
-
-<p>— Et les états généraux ? l’Assemblée nationale
-de Versailles ?</p>
-
-<p>— Elle ?… Elle non plus n’a rien fait.</p>
-
-<p>— C’est Paris, alors ? dit le président.</p>
-
-<p>— Oui, monsieur, c’est Paris, répliqua le marquis.</p>
-
-<p>— Hé quoi, Paris ! exclama le président navré.
-Mais Paris est resté tranquille si longtemps.</p>
-
-<p>A cette question, qui était dans l’esprit de
-chacun, il n’y eut pas de réponse. Saint-Alais se
-rassit, et l’Assemblée demeura un instant frappée
-de stupeur, accablée sous la nouvelle de ces prodigieux
-événements. On n’eût pu trouver meilleur
-commentaire à la discussion dans laquelle ils
-étaient plongés quelques minutes plus tôt. Les
-membres avaient rêvé droits, privilèges, exemptions ;
-ils s’éveillaient pour trouver Paris en feu,
-l’armée en révolte, l’ordre et la loi dans le dernier
-danger.</p>
-
-<p>Mais Saint-Alais n’était pas homme à délaisser
-longtemps son rôle, ni capable d’abdiquer de son
-plein gré l’ascendant qu’il devait à son énergie
-et à son audace. Il se dressa de nouveau, et dans
-une harangue passionnée adjura l’Assemblée de
-se souvenir de la Fronde. Il s’écria :</p>
-
-<p>— Le Paris d’alors, c’est le Paris d’aujourd’hui.
-Versatile et séditieux, inaccessible aux bienfaits,
-mais toujours prêt à capituler devant la disette.
-Soyez assurés que le bourgeois ventru ne se passera
-pas longtemps du pain blanc de Gonesse, ni le buveur
-du vin blanc d’Arbois ! Qu’on leur coupe les
-vivres, et les fous redeviendront sages, et les traîtres
-loyaux. Leur garde nationale ? leurs insignes ?
-leur maire ? leur général ? Croyez-vous que tout
-cela tiendra longtemps contre les forces de l’ordre
-légitime, contre le roi, la noblesse, le clergé, contre
-la France ? Non, messieurs, c’est impossible, continua-t-il,
-en jetant à la ronde un regard assuré.
-Paris réclamait la déposition de Henri le Grand
-et l’exil de Mazarin ; en fait il a rampé à leurs
-pieds. Il en sera de même aujourd’hui : à condition
-que nous restions unis, que nous soyons inébranlables.
-Il nous faut veiller à ce que ces désordres
-ne se propagent pas. C’est au roi de gouverner,
-et au peuple d’obéir. Il en a toujours été ainsi et
-il en sera ainsi jusqu’à la fin des temps.</p>
-
-<p>Son discours fut bref, mais aussi opportun et
-vigoureux ; et il eut pour effet de rassurer l’Assemblée.
-Cette immense majorité qui dans toute
-réunion d’hommes possède l’imagination strictement
-nécessaire à se figurer l’avenir sous les couleurs
-du passé, trouva ses arguments tout à fait
-convaincants ; et le petit nombre de ceux qui
-voyaient plus clair et qui devinaient, soit d’instinct,
-soit par le raisonnement, que la situation
-de la France était pour elle sans précédent historique,
-subirent néanmoins la contagion de son
-assurance. D’unanimes applaudissements saluèrent
-sa prosopopée, et dans un tumulte d’exclamations
-tous les assistants, qui étaient restés debout,
-s’écoulèrent par les passages et se dirigèrent vers
-la porte. Un désir de voir et d’entendre ce qui se
-passait au dehors les poussait à sortir au plus
-vite, sans réfléchir qu’après ce qu’ils savaient
-déjà, il leur restait peu de chose à apprendre.</p>
-
-<p>Je partageais moi-même ce désir, et oubliant
-dans la fièvre de l’instant quel avait été mon rôle
-dans le débat du jour, je me hâtai vers la porte.
-La Bastille tombée ? Le gouverneur tué ? Paris au
-pouvoir de la populace ? De telles nouvelles suffisaient
-à donner le vertige et à faire oublier des
-soucis plus immédiats. Cette même préoccupation
-ôtait également la mémoire à ceux qui m’entouraient,
-et je gagnai la sortie pêle-mêle avec eux.</p>
-
-<p>Mais sur le seuil il m’arriva, par inadvertance,
-de heurter l’un des Harincourt. Il tourna la tête,
-me reconnut, et tenta de s’arrêter. Mais la poussée
-était trop forte, et il fut emporté loin de moi, tout
-en se débattant et grommelant des paroles que je
-ne compris pas. J’en devinai le sens, toutefois, en
-voyant ceux qui étaient à mon niveau, également
-incapables de résister, tourner la tête vers moi en
-ricanant. Je cherchais la meilleure attitude à
-garder dans l’altercation qui allait se produire ;
-mais nous débouchions enfin de l’étroite allée
-sur la grand’place — de deux marches en contrebas — et
-le spectacle que je découvris me fit oublier
-aussitôt leur existence.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c4">CHAPITRE IV<br />
-<span class="small">L’AMI DU PEUPLE</span></h2>
-
-
-<p>Je ne fus pas le seul à m’arrêter, impressionné
-par ce spectacle auquel les nouvelles que nous
-venions d’apprendre — ces étourdissantes et
-sinistres nouvelles — donnaient un sens particulier.
-Nous n’étions pas encore familiarisés, en
-France, avec les foules. Depuis des siècles, l’homme
-isolé, l’individu, roi, cardinal, évêque ou seigneur,
-venait-il à paraître, que sur un seul regard de lui,
-le nombre, la multitude, rentrait sous terre et se
-dispersait en saluant bien bas.</p>
-
-<p>Mais voici qu’à notre vue se levait l’aube froide
-et lugubre d’un jour nouveau. Peut-être, si nous
-n’avions pas su ce que nous savions, — c’est-à-dire
-les nouvelles, — ou si le peuple les avait ignorées,
-l’effet produit sur nous, comme sur sa manière
-d’être, eussent été différents. Quoi qu’il en soit,
-la foule qui nous faisait face quand nous apparûmes
-sur la grand’place, la foule immense qui
-nous faisait face et l’emplissait dans toute sa largeur,
-silencieuse, aux aguets, menaçante, n’apparut
-aucunement intimidée. Ce fut nous, au contraire,
-qui demeurâmes stupides, immobilisés chacun dès
-sa sortie, regardant tour à tour et consultant son
-voisin des yeux pour connaître sa pensée.</p>
-
-<p>Au-dessus de nos têtes se dressait la majestueuse
-cathédrale, et nous émergions de son ombre. La
-plupart d’entre nous étaient accoutumés à voir
-cent paysans trembler au froncement de leurs
-sourcils. Mais d’un moment à l’autre, en un clin
-d’œil, comme si ces nouvelles de Paris avaient
-sapé les fondements de la société, tout cela était
-remis en question. La foule de la grand’place ne
-tremblait pas. Dans un silence plus sinistre que
-des vociférations, elle renvoyait regard pour regard.
-Et ce n’était pas tout : quand nous sortîmes, personne
-ne nous fit place, et ceux de l’Assemblée
-qui avaient déjà descendu le perron durent contourner
-le plus dense de la cohue pour atteindre
-l’auberge. Arrivant après eux nous vîmes ce détail,
-qui eut sur nous son influence. Nous étions les
-nobles de la province ; mais nous n’étions que deux
-cents, et entre nous et les <i>Trois Rois</i>, entre nous
-et nos chevaux et valets, s’étendait cette barrière
-de sombres visages, ces milliers d’hommes silencieux.</p>
-
-<p>On ne s’étonnera point que ce spectacle, et ce
-qu’il renfermait d’inouï, détournèrent provisoirement
-ma pensée de M. d’Harincourt et de ses
-intentions. Je regardais ailleurs, et il m’ignorait
-également, ébahi, et les sourcils contractés. Forcément,
-il nous fallut descendre, un par un et à
-contre-cœur ; notre grêle procession défila sous les
-regards de la foule, qui répondait par le dédain à
-notre muet défi. Cahors a gardé le souvenir de ce
-premier triomphe du peuple, qui fut aussi le premier
-pas des privilégiés vers leur déchéance. Quatre mots
-l’avaient provoqué. Quatre mots : « La Bastille est
-tombée », agglomérant les groupes épars, en avaient
-fait ce que nous voyions : le peuple.</p>
-
-<p>En de telles circonstances il suffisait, pour déterminer
-une explosion, de la plus légère étincelle.
-L’étincelle ne manqua point. M. de Gontaut, grand
-et maigre vieillard, contemporain des premiers
-jours du feu roi, me précédait de quelques pas.
-Étant boiteux, il s’appuyait sur une canne, et en
-règle générale sur le bras d’un serviteur. Ce matin-là,
-son laquais ne paraissait pas, et il trouvait fort
-gênant de contourner la place au lieu de la traverser.
-Néanmoins il ne fut pas assez sot pour se jeter dans
-la cohue ; et tout se serait bien passé si un gueux
-du premier rang n’avait, par hasard peut-être, fait
-broncher sa canne d’un coup de pied. M. le baron
-se retourna furieux, les sourcils hérissés, et frappa
-l’individu de son bâton.</p>
-
-<p>— Arrière, maroufle ! s’écria-t-il, frémissant et
-prêt à redoubler le coup. Si je te tenais, je t’aurais
-vite…</p>
-
-<p>L’homme cracha sur lui.</p>
-
-<p>M. de Gontaut poussa un juron, et dans un accès
-d’aveugle rage, appliqua au malotru plusieurs
-coups : je ne puis dire leur nombre, bien que je
-fusse seulement à quelques pas de là. Sans faire
-mine de rendre les coups, l’homme recula, intimidé
-par la furie du vieux gentilhomme. Mais ceux
-qui étaient derrière lui le poussèrent en avant, aux
-cris de : « Infamie ! A bas la noblesse ! » et il tomba
-sur M. de Gontaut. A l’instant le baron fut par
-terre.</p>
-
-<p>La scène s’était déroulée si rapidement que ses
-seuls voisins immédiats, Saint-Alais, les Harincourt
-et moi, le vîmes tomber. La foule, apparemment,
-ne lui voulait pas grand mal, car elle n’avait
-pas encore perdu toute retenue. Mais j’étais alors
-sous l’impression de la triste fin de M. de Launay,
-et dans mon imagination surexcitée je me figurai
-qu’ils attentaient à la vie de M. de Gontaut. En
-voyant tomber le vieillard je m’élançai à son secours.</p>
-
-<p>Mais Saint-Alais fut plus prompt. Bondissant
-sur l’agresseur, avec une rage non moins grande
-que celle de Gontaut, il le rejeta d’une seule bourrade
-dans les bras de ses provocateurs. Puis aidant
-M. de Gontaut à se relever, le marquis tira son
-épée, et projetant de-ci de-là la pointe étincelante
-avec l’art d’un escrimeur consommé, en un clin
-d’œil il élargit le cercle autour de lui, et les plus
-proches reculèrent avec des cris perçants et des
-malédictions.</p>
-
-<p>Par malheur il atteignit quelqu’un. L’individu
-ne fut pas blessé sérieusement, mais sous la piqûre
-il s’effondra en beuglant, ce qui modifia aussitôt
-les dispositions de la foule. Aux cris mi-gouailleurs
-succédèrent des vociférations de rage. Un gourdin
-fut lancé, que le marquis reçut en pleine poitrine,
-ce qui le suffoqua momentanément. Deux secondes
-plus tard, il s’élança sur l’homme qui l’avait jeté,
-mais l’individu prit la fuite, et la foule, avec une
-huée de triomphe, se referma derrière lui. Ainsi
-arrêté dans sa poursuite, Saint-Alais n’eut plus
-d’autre ressource que de battre en retraite, ou de
-blesser des gens qui ne lui avaient rien fait.</p>
-
-<p>Il fit volte-face en lançant un sarcasme et rengaina
-son épée. Mais à peine eut-il le dos tourné
-qu’il reçut un caillou sur la tête, et il s’étala de son
-long. En le voyant tomber, la foule poussa un hurlement,
-et une demi-douzaine d’hommes se précipitèrent
-pour le fouler aux pieds.</p>
-
-<p>Les têtes s’échauffaient ; cette fois je ne me trompais
-plus en lisant le crime dans les yeux de tous.
-Les beuglements de l’homme qu’il avait blessé,
-encore que celui-ci eût plus de peur que de mal,
-ne leur sortait pas des oreilles. L’un des Harincourt
-renversa le plus avancé, mais loin de les
-intimider, cela ne fit que les exaspérer. En un
-instant il fut roué de coups et rejeté en arrière,
-aux trois quarts assommé, et la foule se rua sur
-sa victime.</p>
-
-<p>Je m’élançai. Mais j’eus à peine le temps de
-couvrir Saint-Alais de mon corps en criant : « C’est
-abominable ! Honte à vous ! » et d’en faire reculer
-un ou deux ; un cercle de visages menaçants et de
-bras déjà levés nous entouraient, et mon intervention
-n’allait servir à rien qu’à me faire partager
-son sort, si en cet instant critique je n’avais été
-reconnu. Buton, le forgeron de Saux, qui était aux
-premiers rangs, proclama mon nom, et se retournant
-refoula ses voisins de ses deux bras écartés.
-Malgré sa force prodigieuse, il ne contenait le
-torrent qu’avec peine, mais ses cris désespérés
-furent à la fin entendus et compris. D’autres me
-reconnurent, la foule s’écarta. Un cri s’éleva :
-« Vive Saux ! Vive l’ami du peuple ! » puis le cri
-fut repris de côté et d’autre, tant que bientôt
-toute la grand’place retentit de cette acclamation.</p>
-
-<p>J’ignorais encore la versatilité des foules, et
-qu’elles passent dans le cours d’un instant de « A
-bas ! » à « Vive ! » Malgré moi, et tout en me le
-reprochant, je sentis mon cœur se dilater au son
-de ces « Vive Saux, vive l’ami du peuple ! » Mes
-égaux m’avaient bafoué, mais le peuple — ce
-peuple dont les visages offraient aujourd’hui un
-aspect nouveau, ce peuple à qui une seule phrase :
-« La Bastille est tombée », conférait une nouvelle
-vie — le peuple m’acclamait. Sur-le-champ, alors
-même que je leur criais à tous et leur faisais signe
-de se taire, je vis dans un éclair ce que renfermait
-cette popularité ; elle pouvait me donner le pouvoir
-et le tribunat ! « Vive Saux, vive l’ami du
-peuple ! » Les airs retentissaient de ce cri ; les
-coupoles de la cathédrale me le renvoyaient. Je
-me sentis soulevé sur ses ondes ; je me sentis pendant
-cette minute un autre homme, un homme
-supérieur !</p>
-
-<p>Mais je rencontrai le regard de Saint-Alais, et
-je retombai sur la terre. Il s’était relevé, pâle de
-rage, et il époussetait avec son mouchoir la poussière
-de son habit. Un filet de sang coulait de la
-blessure de son crâne, mais il ne s’en souciait, tout
-occupé à me considérer fixement, comme s’il lisait
-mes pensées. Dès que se fut rétabli un silence relatif,
-il parla.</p>
-
-<p>— Si vos amis en ont tout à fait terminé avec
-nous, monsieur de Saux, peut-être pourrions-nous
-rentrer ? dit-il d’une voix mal assurée.</p>
-
-<p>Je balbutiai une réponse vague, et m’apprêtai à
-l’accompagner, bien que le chemin de mon auberge
-fût dans la direction opposée. Nous n’avions avec
-nous que les deux Harincourt et M. de Gontaut.
-Les autres membres de l’Assemblée s’étaient dépêtrés
-de la foule, ou bien considéraient la bagarre
-du perron du Chapitre où ils étaient restés, séparés
-de nous par une muraille de peuple. J’offris mon
-bras à M. de Gontaut ; mais avec un salut glacial
-il le refusa pour prendre celui de Harincourt ; et
-quand je me rapprochai de lui, M. le marquis me
-déclara, avec un froid sourire, qu’on ne voulait pas
-me retenir davantage.</p>
-
-<p>— Nul doute que nous ne soyons en sûreté, railla-t-il,
-si vous voulez bien donner des ordres à ce
-sujet.</p>
-
-<p>Je m’inclinai sans répliquer ; il s’inclina, et s’éloigna.
-Mais la foule avait trop bien compris son
-attitude, ou elle crut à une altercation entre nous,
-car aussitôt qu’il se mit en marche il s’éleva une
-huée. Plusieurs cailloux volèrent, en dépit des
-efforts de Buton pour l’empêcher ; et la petite
-troupe n’avait pas fait vingt pas que la presse se
-referma sur elle, avec des cris sauvages. Gênés par
-la présence de l’invalide, les trois compagnons de
-M. de Gontaut ne pouvaient rien. J’aperçus fugitivement
-Saint-Alais, une joue en sang, qui couvrait
-vaillamment de son corps la personne du
-vieux gentilhomme. Alors je les suivis, la foule
-s’écarta avec empressement sur mon passage, des
-vivats éclatèrent de nouveau, et la grand’place
-sous l’ardent soleil de juillet semblait une mer de
-bras agités.</p>
-
-<p>Je fus accueilli par M. de Saint-Alais. Il restait
-souriant, et avec un admirable empire sur lui-même
-il sut à la fois surmonter son humiliation
-et changer ses batteries.</p>
-
-<p>— Je crains bien, tout compte fait, d’avoir à
-vous déranger, dit-il poliment. M. le baron n’est
-plus un jeune homme, et votre peuple, monsieur de
-Saux, est quelque peu turbulent.</p>
-
-<p>— Que puis-je faire ? demandai-je avec contrainte.</p>
-
-<p>Je n’avais pas le cœur de les abandonner à leur
-sort, et en même temps j’étais médiocrement tenté
-de recevoir le fardeau qu’on allait m’imposer.</p>
-
-<p>— Nous reconduire jusque chez nous, dit-il aimablement.</p>
-
-<p>Et il tira sa tabatière pour prendre une prise.</p>
-
-<p>La foule était redevenue silencieuse, mais ne
-perdait pas un seul de nos gestes.</p>
-
-<p>— Si vous croyez que cela puisse vous être utile,
-répondis-je.</p>
-
-<p>— N’en doutez pas, fit-il avec vivacité. Vous
-savez, monsieur le vicomte, que l’on naît et que
-l’on meurt à chaque minute ? En vérité je vous le
-dis, bien que nul roi ne soit mort, il nous est né un
-nouveau roi.</p>
-
-<p>Je me cabrai sous le sarcasme, et le mépris railleur
-de ses yeux. Mais je ne pouvais que céder, et
-m’inclinant je m’apprêtai à les accompagner. La
-foule s’ouvrit devant nous, et nous nous éloignâmes
-parmi des invectives mêlées d’acclamations. Mon
-intention était seulement de les aider à franchir
-le plus gros de la cohue, puis d’aller par le plus
-court à mon auberge, prendre mes chevaux pour
-décamper. Mais un détachement de la foule continua
-de nous suivre par les rues, et m’empêcha
-de mettre mon projet à exécution. Ce fut presque
-à mon insu que nous arrivâmes à la porte de l’hôtel
-de Saint-Alais, toujours suivis de notre farouche
-escorte.</p>
-
-<p>La marquise et sa fille, en compagnie de leurs
-femmes, se trouvaient sur le balcon, aux aguets ;
-au-dessous d’elles, à la porte, se groupaient les serviteurs
-effrayés. En nous apercevant, M<sup>me</sup> de
-Saint-Alais quitta son poste d’observation et apparut
-sur le seuil, où la livrée lui fit place. Elle jeta
-les yeux avec stupeur sur nous d’abord, puis sur la
-canaille qui nous suivait. Quand elle vit du sang
-sur la cravate de Saint-Alais, elle lui demanda tout
-émue s’il était blessé.</p>
-
-<p>— Pas du tout, madame, répondit-il avec insouciance.
-Mais M. de Gontaut a fait une chute.</p>
-
-<p>— Qu’est-il donc arrivé ? demanda-t-elle avec
-vivacité. Toute la ville semble devenue folle ! J’ai
-ouï un grand bruit tout à l’heure, et la valetaille
-rapporte une histoire insensée concernant la Bastille.</p>
-
-<p>— L’histoire est vraie.</p>
-
-<p>— Hé quoi ! La Bastille…</p>
-
-<p>— A été prise par la lie du peuple, madame, et
-M. de Launay massacré.</p>
-
-<p>— Impossible ! s’écria la marquise, les yeux étincelants.
-Ce vieillard ?</p>
-
-<p>— Si fait, répliqua Saint-Alais, avec une suavité
-perfide. Messieurs du Peuple ne font pas acception
-de personnes. Par bonheur, poursuivit-il, en m’adressant
-un sourire qui me fit monter le sang à la
-face, ils ont des chefs plus prudents et judicieux
-qu’eux-mêmes.</p>
-
-<p>Mais la marquise ignora ces derniers mots. Elle
-n’avait de pensée que pour ces abasourdissantes
-nouvelles de Paris. Elle restait là, les joues en feu,
-les yeux pleins de larmes ; elle connaissait de Launay.</p>
-
-<p>— Oh ! mais le roi va les châtier ! s’écria-t-elle
-enfin. Les misérables ! les ingrats ! On devrait les
-rouer vifs ! Je suis sûre que le roi les a déjà châtiés ?</p>
-
-<p>— Il y viendra un jour, s’il ne l’a encore fait,
-répondit Saint-Alais. Mais pour l’heure, vous comprendrez
-sans peine, madame, que les choses sont
-un peu désorganisées. Les gens ont la tête tournée,
-et ne se connaissent plus. Ici même nous avons eu
-quelque bagarre. M. de Gontaut a été malmené, et
-je ne m’en suis pas tiré tout à fait indemne. Si
-M. de Saux n’avait son peuple aussi bien en main,
-poursuivit-il, en me lançant un regard souriant,
-je crois bien que nous aurions vu pis.</p>
-
-<p>La marquise me considérait fixement, et à mesure
-qu’elle commençait à comprendre, je crus la
-voir se congeler devant moi. La vie se retira de
-son masque hautain. Elle me dévisagea sévèrement.
-Derrière elle, j’entr’aperçus les yeux effrayés
-de Denise et des serviteurs aux écoutes ; puis elle
-interrogea :</p>
-
-<p>— Ceux-là font-ils partie du peuple de M. de
-Saux ?</p>
-
-<p>Et elle s’avança d’un pas, en désignant la troupe
-de malandrins qui avaient fait halte à quelque distance
-et nous surveillaient d’un air indécis.</p>
-
-<p>— Rien qu’une poignée, madame, fit Saint-Alais
-d’un air détaché, simplement ses gardes du corps.
-Mais ne parlez pas trop mal de lui ; car, étant ma
-mère, vous devez lui avoir de l’obligation. S’il ne
-m’a pas tout à fait sauvé la vie, il a sauvé du
-moins mon esthétique.</p>
-
-<p>— Il vous a sauvé grâce à ceux-là ? fit-elle méprisamment.</p>
-
-<p>— Grâce à ceux-là ou de ceux-là, reprit-il gaiement.
-D’ailleurs, pour un jour ou deux, sa protection
-peut nous être utile. Je suis assuré, madame,
-que si vous la lui demandez il ne la refusera pas.</p>
-
-<p>Je subissais, furieux et impuissant, les coups de
-cravache de sa langue, et M<sup>me</sup> de Saint-Alais me
-regardait toujours. Elle dit enfin :</p>
-
-<p>— Se peut-il que M. de Saux se soit associé à
-des gredins pareils ? (Et d’un geste de souverain
-mépris elle désignait la tourbe haineuse que j’avais
-derrière moi.) Avec des misérables qui…</p>
-
-<p>— Tout doux, madame, fit M. le marquis à sa
-façon caustique. Vous allez trop loin. Actuellement
-ils sont nos maîtres, et M. de Saux est des leurs.
-Nous devons donc…</p>
-
-<p>— Nous ne devons pas ! répliqua-t-elle impétueusement,
-dressée de toute sa taille, tandis que
-ses yeux lançaient des éclairs. Comment ! vous
-voudriez que j’aie des ménagements pour le rebut
-de la ville ? Pour la boue de mes souliers ? Pour les
-balayures du ruisseau ? Jamais ! Ni moi ni les
-miens n’avons rien de commun avec des traîtres.</p>
-
-<p>— Madame ! m’écriai-je, poussé à bout par son
-injustice. Vous vous oubliez ! S’il m’a été donné
-de me placer entre votre fils et le danger, ce n’est
-pas grâce à la vilenie dont vous m’accusez.</p>
-
-<p>— Dont je vous accuse ? s’écria-t-elle. Mais quel
-besoin d’accusation, en présence de ces ignobles
-individus qui vous escortent ? Est-il indispensable
-de crier « A bas le roi ! » pour être un traître ?
-Celui-là n’est-il pas aussi coupable, qui nourrit de
-faux espoirs et trompe les ignorants ? Qui insinue
-ce qu’il n’ose dire, et fait entrevoir ce qu’il n’ose
-promettre ? N’est-ce donc pas là la pire des traîtrises ?
-Honte sur vous, monsieur ! reprit-elle. Si
-votre père…</p>
-
-<p>— Oh ! m’écriai-je, ceci est intolérable !</p>
-
-<p>Elle me renvoya le mot avec une raillerie amère.</p>
-
-<p>— Oui, intolérable ! Il est intolérable que les
-forteresses du roi soient prises par la canaille, et
-des vieillards tués par des va-nu-pieds ! Il est intolérable
-que des gentilshommes oublient leur naissance
-au point de s’abaisser jusqu’à la meute ! Il
-est intolérable que le nom du roi soit vilipendé et
-affublé de sobriquets ! Tous ces faits sont intolérables,
-mais ils ne sont pas de notre fait. C’est votre
-œuvre. Et quant à vous (et me dépassant soudain,
-elle apostropha la troupe de gueux arrêtés
-à quelques pas et l’écoutant d’un air farouche),
-quant à vous, pauvres sots, ne vous y trompez
-pas. Ce gentilhomme vous a raconté sans doute
-qu’il n’y a plus de roi en France, qu’il n’y aura
-plus d’impôts, ni de corvées ; que les pauvres seront
-riches, et que tout le monde sera noble ! Soit !
-croyez-le si cela vous amuse. Il y a eu des pauvres
-et des riches, des nobles et des roturiers, des oisifs
-et des travailleurs, depuis que le monde est monde
-et qu’il y a un roi en France. N’importe, croyez-le
-si cela vous amuse. Mais pour l’heure, allez-vous-en.
-Éloignez-vous de mon hôtel. Allez-vous-en, ou
-j’appelle mes valets qui vous chasseront par les
-rues à coups de fouet comme des chiens ! A vos
-niches, ouste !</p>
-
-<p>Elle frappa du pied, et j’eus l’étonnement de
-voir ces hommes, qui auraient dû comprendre l’inanité
-de sa menace, se retirer piteusement, tels les
-chiens auxquels on les comparait. A la minute, la
-rue était vide. Je n’en croyais pas mes yeux : ces
-mêmes hommes qui avaient failli tuer M. de Gontaut,
-qui avaient lapidé M. de Saint-Alais, se laissaient
-dompter par une femme ! Quand le dernier
-eut disparu, elle revint à moi, la face animée, les
-yeux pleins de mépris.</p>
-
-<p>— Voilà, monsieur, dit-elle, retenez bien cette
-leçon. Voilà votre brave peuple ! Et maintenant,
-monsieur, allez-vous-en aussi ! Dorénavant ma
-maison n’est plus faite pour vous recevoir. Je ne
-veux pas abriter de traîtres sous mon toit ; non,
-pas même un seul instant.</p>
-
-<p>Du geste elle m’ordonnait de partir, avec le
-même mépris altier qui avait maté la foule ; mais
-avant de m’éloigner je lui dis devant tous :</p>
-
-<p>— Vous étiez l’amie de mon père, madame.</p>
-
-<p>Elle me regarda durement, et ne répondit pas.</p>
-
-<p>— Il eût donc été plus séant à vous, repris-je,
-de me secourir, au lieu de me blesser. En tout cas,
-fussé-je le plus loyal sujet de Sa Majesté, vous avez
-fait tout le nécessaire pour m’induire en trahison.
-A l’avenir, madame la marquise, je vous prie de
-ne pas l’oublier.</p>
-
-<p>Et je m’éloignai, frémissant de rage.</p>
-
-<p>La foule cependant avait diminué sur la place,
-mais elle refluait dans les rues adjacentes, où par
-groupes l’on discutait les événements avec passion,
-et le mot « Bastille » volait sur toutes les lèvres. A
-ma vue, l’on faisait place, et l’on se découvrait. Des
-« Dieu vous bénisse, monsieur de Saux », et des « Vous
-êtes un bon, vous ! » me caressaient les oreilles. Il
-y avait moins de bruit et moins de fièvre que dans
-la matinée, mais il régnait un air de détermination
-auquel on ne pouvait se méprendre.</p>
-
-<p>Il laissait si peu de doute que les boutiquiers,
-midi à peine sonné, avaient fermé leurs échoppes
-et les mitrons leurs boulangeries. Un calme, plus
-menaçant que la tempête qui l’avait précédé,
-s’appesantit sur la ville. La majorité de l’Assemblée
-s’était dispersée en hâte, car je ne vis pas
-un seul de ses membres ; mais le bruit courait
-qu’ils s’étaient rendus en corps à la caserne. Personne
-ne me molesta — la chute de la Bastille eut
-cela de bon pour moi — et je montai à cheval et
-sortis de la ville, sans avoir même rencontré Louis.</p>
-
-<p>A vrai dire, j’étais anxieux de me retrouver chez
-moi, anxieux de consulter le seul homme qui, me
-semblait-il, pouvait me diriger dans cette vicissitude.
-Je le voyais clairement, deux routes s’offraient
-à moi : l’une facile et unie, bien que dangereuse,
-l’autre âpre et rebutante. La marquise
-m’avait qualifié de tribun du peuple, de prétendu
-Retz, de prétendu Mirabeau. Le peuple avait crié
-mon nom, m’avait proclamé son sauveur. Devais-je
-m’affubler de ce titre ? Devais-je accepter ce
-rôle ? Ma caste m’avait rejeté. Saisirais-je le périlleux
-honneur que l’on m’offrait, pour triompher
-avec le peuple ou tomber avec lui ?</p>
-
-<p>Avec le peuple ? Ces mots sonnaient bien, mais
-ils avaient alors un sens plus vague qu’aujourd’hui,
-et je me demandai, parmi tous ceux qui avaient
-embrassé sa cause, lesquels avaient triomphé ?
-Une émeute de la faim, un tumulte, une révolte
-locale, — celle par exemple qui coûtait la vie à
-M. de Launay, — de ces choses-là, oui, le peuple
-s’en était montré capable ; mais jamais d’une victoire
-durable. Toujours le roi avait maintenu son
-pouvoir, toujours les nobles avaient gardé leurs
-privilèges. Pour quelles raisons aujourd’hui en serait-il
-autrement ?</p>
-
-<p>Les raisons ne manquaient pas. Oui, certes ; mais
-elles me semblèrent moins décisives, et les précédents
-militèrent plus fortement contre elles, lorsque
-j’en vins à songer, avec timidité, de m’en faire un
-levier. Surtout j’affrontais mal l’odieux de déserter
-mon ordre. Jusqu’ici j’étais demeuré innocent ;
-c’était à tort que l’on m’avait fait la grimace. Mais
-si j’acceptais le rôle que l’on m’assignait, non seulement
-je devais m’attendre au pis en cas d’échec,
-mais le succès ferait de moi un paria. Tribun du
-peuple, je devenais un proscrit pour mes pairs !</p>
-
-<p>Tout en poursuivant ces pensées, je pressais mon
-cheval avec vigueur ; et je ne doutais pas d’être le
-premier qui apportât ces nouvelles à Saux. Mais
-le plus surprenant de cette époque fut la vélocité
-avec laquelle les bruits de ce genre parcouraient le
-pays. Ils se transmettaient de bouche en bouche ;
-un regard y suffisait ; l’air même semblait les porter.
-Ils dépassaient le plus rapide voyageur.</p>
-
-<p>Partout donc où j’arrivai, la nouvelle était connue.
-Connue de ceux qui se tenaient depuis des
-jours à la croisée des chemins, dans l’attente d’ils
-ne savaient quoi ; connue d’hommes aux regards
-torves qui sur les ponts des villages conversaient
-à voix basse en surveillant les tours du château ;
-connue des régisseurs et factotums, gens de la
-trempe de Gargouf, qui l’accueillaient d’un sourire
-incrédule, ou vous parlaient, comme M<sup>me</sup> de Saint-Alais,
-du roi, de sa bonté, et de tous ceux qu’il
-ferait pendre à cette occasion. Connue, enfin, de
-l’abbé Benoît, dont je voulais prendre conseil. Il
-m’attendait près de la grille du château, à l’ancienne
-place du carcan. Il faisait trop noir pour
-distinguer ses traits, mais je le reconnus à la coupe
-de sa soutane et à la forme de son chapeau. J’envoyai
-Gilles et André devant, et il remonta l’avenue
-à mon côté, la main sur l’arçon de ma selle.</p>
-
-<p>— Eh bien ! monsieur le vicomte, la chose est
-arrivée, pour finir, dit-il.</p>
-
-<p>— Vous avez appris ?</p>
-
-<p>— Buton m’a raconté.</p>
-
-<p>— Hé quoi ! il est ici ? demandai-je avec étonnement.
-Je l’ai vu à Cahors il n’y a pas trois heures.</p>
-
-<p>— Ces nouvelles-là donnent des ailes, répondit
-avec force l’abbé Benoît. Je le répète, la chose est
-arrivée. Elle est arrivée, monsieur le vicomte.</p>
-
-<p>— En partie, dis-je, prudemment.</p>
-
-<p>— Tout à fait, répliqua-t-il avec confiance. La
-populace a pris la Bastille, mais qui s’est mis à sa
-tête ? Les soldats, les gardes-françaises. Or, monsieur
-le vicomte, si l’armée n’est plus sûre, c’est
-fini des abus, fini des exemptions, des extorsions,
-des disettes, fini des Foullon et Berthier<a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a>, fini de
-pressurer le pauvre, de…</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> Berthier, intendant de Paris, pendu par les vainqueurs de
-la Bastille, ainsi que son beau-père Foullon.</p>
-</div>
-<p>Je coupai court à la litanie du curé.</p>
-
-<p>— Mais si la troupe se met avec la populace, où
-s’arrêtera-t-on ? fis-je.</p>
-
-<p>— C’est à nous d’y veiller, répondit-il.</p>
-
-<p>— Venez souper avec moi, dis-je. J’ai quelque
-chose à vous exposer, et aussi à vous demander.</p>
-
-<p>Il ne se fit pas prier.</p>
-
-<p>— Car je ne saurais dormir cette nuit, dit-il, les
-yeux étincelants. Voilà de grandes, de superbes
-nouvelles, monsieur le vicomte. Votre père s’en
-serait réjoui.</p>
-
-<p>— Et M. de Launay ? lançai-je en mettant pied
-à terre.</p>
-
-<p>— On ne fait pas d’omelettes sans casser des
-œufs, répondit-il fermement, bien que sa mine
-s’allongeât un peu. Ses pères ont péché, et il en a
-subi la peine. Mais Dieu donne le repos à son âme !
-J’ai ouï dire que ce fut un juste.</p>
-
-<p>— Et qui est mort à son poste, répliquai-je assez
-vertement.</p>
-
-<p>— Amen, conclut l’abbé Benoît.</p>
-
-<p>Mais je ne me rendis pas pleinement compte de
-l’impression que les nouvelles avaient faite sur le
-curé, avant d’être installé avec lui dans le salon
-noisette, — que la livrée appelait la salle anglaise, — les
-flambeaux entre nous, au moment du dessert.
-Alors, tandis qu’il parlait ou m’écoutait, je
-vis l’émotion agiter ses membres longs et grêles, et
-contracter son visage émacié.</p>
-
-<p>— C’est la fin, dit-il. N’en doutez pas, monsieur
-le vicomte, c’est la fin. Votre père m’a répété
-maintes fois que dans l’argent réside le nerf du
-pouvoir. C’est avec l’argent, disait-il, que l’on paye
-l’armée, et tout repose sur l’armée. Récemment,
-c’est l’argent qui a manqué. Aujourd’hui, l’armée
-fait défection. Il ne reste plus rien.</p>
-
-<p>— Et le roi ? fis-je, parodiant à mon insu M<sup>me</sup> la
-marquise.</p>
-
-<p>— Dieu protège Sa Majesté ! répondit de bon cœur
-le curé. Ses intentions sont pures et maintenant il
-va pouvoir les réaliser, puisque la nation est avec
-lui. Mais sans la nation, sans argent ni armée, il n’est
-qu’un mot. Et ce mot n’a pas sauvé la Bastille.</p>
-
-<p>Alors, débutant par ce qui s’était passé à la
-soirée de M<sup>me</sup> de Saint-Alais, je lui racontai tout
-ce qui m’était arrivé : le serment des épées, le
-débat de l’Assemblée, l’émeute sur la place, et
-pour finir, je lui rapportai en quels termes rudes la
-marquise m’avait donné mon congé. Tout. Mon
-récit l’agita extraordinairement. Lorsque j’en vins
-à décrire la scène de la Chambre, il ne put rester
-en place, et dans son enthousiasme, il arpentait le
-salon, en parlant tout seul. Et quand je lui dis
-comment la foule avait crié : « Vive Saux ! » il
-répéta les mots posément et me regarda d’un air
-enchanté. A la fin, tout en rougissant, et m’interrompant
-de temps à autre, tout en jouant avec
-mon pain pour cacher mon trouble, je lui exposai les
-pensées qui m’assaillirent sur le chemin du retour,
-et l’alternative où je me voyais. Mais alors, il reprit
-son siège, et se mit lui aussi à émietter son pain en
-silence.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c5">CHAPITRE V<br />
-<span class="small">LA DÉPUTATION</span></h2>
-
-
-<p>Il resta muet si longtemps, les yeux fixés sur la
-table, que je finis par m’en formaliser, me demandant
-quelle mouche le piquait, et pourquoi il se
-taisait et ne me disait pas les choses que j’attendais.
-Je prévoyais si bien quel conseil il me donnerait,
-que dès le début j’avais revêtu mon récit de la
-couleur appropriée. J’avais laissé voir mon amertume ;
-loin de taire aucune parole méprisante, je
-lui avais fourni tous les matériaux dont il pouvait
-avoir besoin pour me donner le conseil que je lui
-mettais d’avance sur les lèvres.</p>
-
-<p>Mais il ne parlait toujours pas. Cent fois je l’avais
-ouï affirmer sa sympathie envers le peuple, sa haine
-de la corruption, de l’égoïsme, des abus gouvernementaux ;
-moins d’une heure auparavant, ses yeux
-étincelaient quand il parlait de la chute de la
-Bastille. C’était sur ses conseils que j’avais fait
-brûler le carcan ; sur ses instances que j’avais consacré
-une forte somme à nourrir le village au cours
-de la disette, l’année précédente. Et maintenant,
-alors que je m’attendais à le voir se lever et me
-presser de jouer mon rôle, il se taisait !</p>
-
-<p>Je n’y tins plus à la fin.</p>
-
-<p>— Eh bien ? dis-je, avec irritation. N’avez-vous
-rien à me dire, monsieur le curé ?</p>
-
-<p>Et je déplaçai l’un des flambeaux afin de mieux
-distinguer ses traits. Mais il tenait toujours les yeux
-baissés, évitant mon regard, l’air pensif, les doigts
-occupés avec les miettes.</p>
-
-<p>— Monsieur le vicomte, dit-il enfin, posément,
-par la mère de ma mère, je suis, moi aussi, noble.</p>
-
-<p>Je tombai de mon haut, non que ce fût là une
-nouvelle pour moi, mais parce que je voyais où il
-voulait en venir.</p>
-
-<p>— Et à cause de cela, dis-je, vous voudriez…</p>
-
-<p>Il m’arrêta d’un geste.</p>
-
-<p>— Non, dit-il doucement. Je ne voudrais pas.
-Car, malgré tout, je suis peuple de naissance, et
-pauvre par vocation. Mais…</p>
-
-<p>— Mais quoi ? dis-je, agacé.</p>
-
-<p>Au lieu de répondre, il se leva, et s’emparant de
-l’un des flambeaux, se dirigea vers le mur que
-décorait un portrait en pied de mon père, encadré
-d’une curieuse guirlande de feuillage ciselé. Il épela
-le nom inscrit au-dessous :</p>
-
-<p>— « Antoine du Pont, vicomte de Saux », fit-il
-comme à part lui. Ce fut un juste, et un ami du
-pauvre. Dieu l’ait en sa sainte garde !</p>
-
-<p>Il s’attarda un peu à rêver sur le grave et
-noble visage, qui lui rappelait sans doute beaucoup
-de choses ; puis tenant la bougie haute, il
-passa au tableau qui faisait pendant au premier,
-de l’autre côté de la table. Il lut :</p>
-
-<p>— « Adrien du Pont, vicomte de Saux, colonel
-du Royal-Flandre. » Tué, je crois, à Minden.
-« Chevalier de Saint-Louis, et de la Maison du roi. »
-Un beau gentilhomme et certes aussi vaillant. Je
-ne l’ai pas connu.</p>
-
-<p>Je ne répondis pas, mais je commençai à rougir
-quand il passa au troisième tableau, derrière moi.</p>
-
-<p>— « Antoine du Pont, vicomte de Saux », lut-il, la
-bougie en main. « Maréchal et pair de France, chevalier
-des ordres royaux, colonel de la Maison du roi
-et membre du Conseil privé. » Mourut de la peste à
-Gênes, en 1710. J’ai ouï dire qu’il avait épousé une
-Rohan.</p>
-
-<p>Il le regarda longuement, puis s’approcha du
-quatrième lambris, et resta silencieux une minute.</p>
-
-<p>— Et celui-ci ? dit-il enfin. C’est, je crois, une noble
-figure entre toutes. « Antoine, seigneur du Pont de
-Saux, de l’ordre de saint Jean de Jérusalem. »
-Propagateur de la langue française. Mourut à La
-Valette, l’année d’après le grand siège, de ses
-blessures, disent les uns, de ses travaux et fatigues
-inouïs, dit l’ordre. Un soldat chrétien.</p>
-
-<p>Ce tableau était le dernier. Quand il l’eut considéré
-un peu, il rapporta la bougie et la reposa
-auprès des deux autres sur la table luisante. Cette
-surface polie, avec les panneaux des murs, absorbait
-toute la lumière, et nos visages, seuls visibles dans
-un halo de clarté, se détachaient sur un fond obscur.
-Il me fit une inclination.</p>
-
-<p>— Monsieur le vicomte, prononça-t-il enfin, d’une
-voix légèrement émue, vous êtes d’une noble race.</p>
-
-<p>Je haussai les épaules.</p>
-
-<p>— C’est entendu, fis-je. Et après ?</p>
-
-<p>— Je n’ose vous donner de conseils.</p>
-
-<p>— Mais la cause est bonne ! m’écriai-je.</p>
-
-<p>— Oui, répondit-il posément, je le répète depuis
-toujours. Je n’ose me dédire aujourd’hui. Mais… la
-cause du peuple est celle du peuple. Laissez-la au
-peuple.</p>
-
-<p>— C’est vous qui me parlez ainsi ! répliquai-je
-en le considérant, perplexe et irrité. Vous qui
-m’avez cent fois déclaré que je suis du peuple !
-que la noblesse sort du peuple ! qu’il n’y a en France
-que deux catégories : le roi et le peuple !</p>
-
-<p>Il sourit un peu tristement, et tapota des doigts
-sur la table :</p>
-
-<p>— Je parlais en théorie, avoua-t-il. Au moment
-de mettre cette théorie en pratique, le cœur me fait
-défaut. Car moi aussi j’ai un peu de sang noble dans
-les veines, monsieur le vicomte, et je m’y connais.</p>
-
-<p>— Je ne vous comprends plus, dis-je déconcerté.
-Vous soufflez le chaud et le froid, monsieur le curé.
-Je vous disais il n’y a qu’un instant que j’ai parlé
-en faveur du peuple à la séance de la noblesse, et
-vous m’approuviez.</p>
-
-<p>— Vous avez noblement agi.</p>
-
-<p>— Et maintenant ?</p>
-
-<p>— Je dis la même chose, répliqua l’abbé Benoît
-d’un air pénétré. Vous avez noblement agi. Combattez
-pour le peuple, monsieur le vicomte, mais
-parmi les vôtres. Faites entendre votre voix là où
-vous ne récolterez rien d’autre que blâme et déconsidération.
-Mais s’il faut en venir, si nous en sommes
-venus à une lutte entre votre classe et le vulgaire,
-entre la noblesse et la roture, si un noble doit se
-ranger aux côtés de ses pairs ou se mettre à la
-solde du peuple, alors (la voix de l’abbé Benoît
-hésita un peu, et sa main pâle et émaciée tambourina
-doucement sur la table) j’aimerais mieux
-vous voir parmi les rangs de vos pairs.</p>
-
-<p>— Contre le peuple ?</p>
-
-<p>— Oui, contre le peuple, répondit-il, avec une
-légère hésitation.</p>
-
-<p>J’étais abasourdi.</p>
-
-<p>— Mais, juste ciel ! m’écriai-je, la plus élémentaire
-logique…</p>
-
-<p>— Ah ! reprit-il en hochant mélancoliquement la
-tête et me considérant avec bonté. Là-dessus vous
-me tenez. J’ai contre moi la logique. La raison
-également. La cause du peuple, la cause de la
-réforme, de l’honnêteté, du blé à bas prix, de la
-justice égale pour tous, <i>doit</i> être une bonne cause.
-Et celui qui la soutient <i>doit</i> être dans le vrai. Je le
-concède, monsieur le marquis. Il y a plus. Si le
-peuple est livré à lui-même pour défendre sa cause,
-on risque des excès plus grands. Je m’en rends
-compte. Mais le sentiment ne me permet pas d’agir
-selon ma raison.</p>
-
-<p>— Pourtant, M. de Mirabeau ? fis-je. Vous l’avez
-devant moi qualifié de grand homme.</p>
-
-<p>— C’est juste, répondit l’abbé sans détourner les
-yeux des miens, et toujours tambourinant en sourdine
-sur la table.</p>
-
-<p>— Je vous ai entendu parler de lui avec admiration.</p>
-
-<p>— Souvent.</p>
-
-<p>— Et de M. de La Fayette ?</p>
-
-<p>— Aussi.</p>
-
-<p>— Et des Lameth<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a> ?</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> Trois frères d’une famille noble de Picardie, tous trois
-députés aux états généraux ou à la Législative, et partisans
-d’une sage liberté.</p>
-</div>
-<p>Le curé fit un signe d’assentiment.</p>
-
-<p>— Tous ceux-là pourtant, insistai-je, tous ceux-là
-sont des nobles… des nobles qui mènent le peuple !</p>
-
-<p>— Oui, fit-il.</p>
-
-<p>— Et vous ne les blâmez pas ?</p>
-
-<p>— Non, je ne les blâme pas.</p>
-
-<p>— Et même vous les admirez ! Vous les admirez,
-l’abbé ! répétai-je, le tenant sous mon regard.</p>
-
-<p>— Je le sais bien, dit-il. Je sais que je suis faible
-et incohérent. Voire pis, monsieur le vicomte, en
-ce je n’ai pas le courage de mes convictions. Mais
-si j’admire ces hommes, si je les trouve grands et
-généreux, j’ai ouï parler d’eux tout différemment ;
-et, c’est peut-être une faiblesse, mais je vous ai
-connu enfant, et je ne voudrais pas que l’on parlât
-de vous de la sorte. Il y a des choses que nous
-admirons à distance, continua-t-il en me regardant
-avec malice, pour cacher la tendresse qui perçait
-dans son regard, et que néanmoins nous n’aimons
-pas rencontrer chez ceux qui nous sont chers.
-L’odieux jeté sur un étranger ne nous touche pas ;
-sur nos amis, ce serait plus cruel que la mort.</p>
-
-<p>Il s’arrêta, car la voix lui manquait ; et nous
-restâmes une minute muets tous les deux. Cependant,
-je ne voulus pas lui laisser voir combien ses
-paroles m’avaient touché, et, comme en manière
-de diversion :</p>
-
-<p>— Mais mon père ? dis-je. Il était bien du parti
-de la réforme !</p>
-
-<p>— Oui, de la réforme par les nobles, pour le
-peuple.</p>
-
-<p>— Mais les nobles m’ont rejeté ! répliquai-je.
-Pour m’être avancé d’un pas, j’ai tout perdu. N’en
-ferai-je pas deux, pour regagner ce tout ?</p>
-
-<p>— Regagner ce tout ?… fit-il posément, et perdre
-combien ?</p>
-
-<p>— Même si le peuple est vainqueur ? Et vous dites
-qu’il le sera.</p>
-
-<p>— Même alors, répondit-il doucement. Tribun
-du peuple, mais proscrit !</p>
-
-<p>C’étaient les expressions mêmes que je m’étais
-appliquées durant mon retour ; et je tressaillis.
-Avec une clarté soudaine leur signification plénière
-m’apparut ; et je compris pourquoi l’abbé Benoît
-avait si longtemps balancé à mon sujet. Avec les
-plus pures intentions et le plus sublime courage,
-je ne pouvais me faire autre que je n’étais. Je
-m’élèverais, si le succès couronnait mes efforts, à
-un degré de superbe isolement : suspect au peuple,
-dont je serais le bienfaiteur ; haï et maudit par les
-nobles, pour ma désertion.</p>
-
-<p>Devant cette perspective, d’autres auraient été
-loin de reculer ; elle en eût même alléché certains.
-Mais je n’avais rien du héros, en cet instant de
-vision lucide. D’antiques préjugés s’émurent dans
-mes veines ; de vieilles traditions, nées de siècles de
-prééminence et de privilège, s’éveillèrent en ma
-mémoire. Un frisson de doute et de méfiance — tels
-ceux qui ont dû harceler les réformateurs de
-la première heure, et les faire broncher, sauf les
-plus hardis — me parcourut, cependant que je
-considérais le curé à la lueur des flambeaux. Je
-redoutai le peuple, l’inconnu. La vocifération de
-triomphe qui avait déchiré les airs sur la place du
-Marché de Cahors, les féroces huées qui avaient accueilli
-la chute de Gontaut, retentirent de nouveau
-à mes oreilles. Je me rejetai en arrière, tel celui qui
-se voit sur le bord d’un précipice, et à travers les
-flots de brume entr’ouverts une seconde par le
-vent, découvre les rocs fatals aux pointes hérissées
-qui l’attendent au bas.</p>
-
-<p>Ce fut là un moment d’extraordinaire clairvoyance.
-Il passa bientôt, à vrai dire, et je n’aperçus
-plus autour de moi que la chambre silencieuse et
-le brave curé qui mouchait par contenance l’une
-des longues bougies ; mais son effet persista en moi.
-Lorsque l’abbé eut pris congé et que la maison fut
-close, je me promenai durant une heure au long de
-l’avenue de noyers ; tantôt arrêté à considérer la
-route, visible entre les grilles ouvertes ; tantôt lui
-tournant le dos, pour contempler la sombre masse
-du château à toit plat flanqué de sa tour et de ses
-poivrières.</p>
-
-<p>Ma décision était prise, je resterais à l’écart. Je
-saluerais avec joie la réforme, je ferais dans mon
-entourage tous mes efforts pour hâter sa venue,
-mais je ne me dresserais pas une seconde fois contre
-mes pairs. J’avais eu le courage de mes opinions.
-Désormais, personne ne pouvait dire que je les
-avais dissimulées ; mais après cela je resterais à
-l’écart et attendrais les événements.</p>
-
-<p>Un coq chanta derrière la maison, désheuré ;
-et du fond des ténèbres, par-dessus les champs
-silencieux, m’arriva le lointain aboiement d’un
-chien. Comme je l’écoutais, sous le regard serein
-des étoiles, l’injure que Saint-Alais m’avait faite
-se réduisit peu à peu à ses véritables proportions.
-Je songeai à Denise, à ma fiancée perdue, avec un
-léger regret, nuancé presque de badinage. Que dira-t-elle
-de cette brusque rupture ? me demandais-je.
-Cette singulière perte de son fiancé éveillerait-elle
-sa curiosité, son intérêt ? Ou bien, sortie à peine du
-couvent, croirait-elle que c’est là dans le monde la
-marche ordinaire des choses, que les fiancés vont
-et viennent, et que les soirées ont comme terminaison
-naturelle une émeute ?</p>
-
-<p>Je riais tout bas, heureux de m’être décidé. Mais
-si j’avais su, en écoutant le frémissement des
-peupliers sur la route, et les bruits qui me parvenaient
-du vaste monde ténébreux, ce qui se
-passait dans ce monde ; si j’avais su cela, j’aurais
-éprouvé plus de satisfaction encore. Car on était
-au mercredi 22 juillet, et cette nuit-là Paris palpitait
-au sortir de singuliers spectacles. Pour la
-première fois Paris venait d’entendre le cri sinistre :
-« A la lanterne ! » et de voir un homme, un vieillard
-à cheveux blancs, pendu et torturé jusqu’à la
-mort. Un autre, l’intendant même de la cité, venait
-d’être renversé, foulé aux pieds et mis en pièces
-dans les rues de son ressort, publiquement, en plein
-jour, sous les yeux de milliers de gens. Paris avait
-vu ces choses, en tremblant ; et d’autres encore,
-des choses qui firent blêmir les réformateurs, et qui
-révélèrent à tous les êtres pensants que derrière
-La Fayette, derrière Bailly, la municipalité et le
-comité électoral, grondaient et bouillonnaient les
-forces en éveil des Faubourgs, tout Saint-Antoine
-et tout Saint-Marceau.</p>
-
-<p>Que pouvait-on, que devait-on attendre, lorsque
-de telles violences demeuraient impunies, sinon de
-les voir se généraliser ? Dans le cours d’une semaine,
-les provinces suivirent l’exemple de Paris. Déjà, le
-21, la populace de Strasbourg avait saccagé l’hôtel
-de ville et détruit les archives ; déjà les bastilles de
-Bordeaux et de Caen étaient prises et démolies. A
-Rouen, à Rennes, à Lyon, à Saint-Malo, il y avait
-de graves émeutes, où le sang coulait, et plus proche
-de Paris, à Poissy, à Saint-Germain, on pendait les
-meuniers. Mais, en ce qui concernait Cahors, ce fut
-seulement lorsque l’étourdissante nouvelle de la
-capitulation du roi nous parvint, quelques jours
-plus tard, — la nouvelle que le 17 juillet il avait fait
-son entrée dans Paris insurgé, et ratifié bénévolement<a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a>
-la destruction de la Bastille, — ce fut seulement
-lorsque ces nouvelles nous parvinrent, suivies
-de près par le bruit du second soulèvement du 22,
-où périrent Foullon et Berthier, ce fut seulement
-alors, dis-je, que la contrée avoisinante commença
-de s’émouvoir. L’abbé Benoît, la stupéfaction et le
-doute peints sur le visage, m’apporta les nouvelles,
-et nous les discutâmes en nous promenant sur la
-terrasse. D’autres rapports, sans doute, plus ou
-moins véridiques, avaient déjà atteint la ville, et, en
-fournissant au monde d’autres sujets de réflexion,
-m’avaient épargné d’être provoqué ou molesté.
-Mais à la campagne, où je passai la semaine en une
-pénible agitation, à revenir le matin sur la décision
-prise la veille, j’ignorai tout jusqu’à l’arrivée du
-curé, dans la matinée, je crois, du 29.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_9" href="#FNanchor_9"><span class="label">[9]</span></a> A l’Hôtel de Ville, où La Fayette remit solennellement à
-Louis XVI la cocarde tricolore.</p>
-</div>
-<p>— Et que pensez-vous maintenant ? dis-je tout
-songeur, après l’avoir écouté jusqu’au bout.</p>
-
-<p>— Ce que je pensais auparavant, ni plus ni moins,
-répondit-il sans hésiter. La chose est arrivée. Sans
-argent et donc sans soldats disposés à se battre,
-avec un peuple mourant de faim, avec des gens à
-l’esprit bourré de théories et d’abstractions toutes
-également subversives, que peut un gouvernement ?</p>
-
-<p>— Certes, il peut cesser de gouverner, répliquai-je
-avec brusquerie ; mais ce n’est pas là ce que chacun
-désire.</p>
-
-<p>— Il y aura forcément une période d’agitation,
-reprit-il, quoique avec moins d’assurance. Les forces
-de l’ordre, néanmoins, les forces de la loi, finissent
-toujours par triompher. Je ne doute pas qu’il
-en soit ainsi une fois de plus.</p>
-
-<p>— Après une période d’agitation ?</p>
-
-<p>— Oui, fit-il. Après une période d’agitation. Et
-je souhaiterais, je l’avoue, que nous l’ayons dépassée.
-Mais gardons haut les cœurs, monsieur le
-vicomte. Fions-nous au peuple : remettons-nous-en
-à son bon sens, à sa capacité de gouverner, à sa
-modération…</p>
-
-<p>Force me fut de l’interrompre.</p>
-
-<p>— Qu’est-ce, Gilles ? dis-je, en m’excusant d’un
-geste.</p>
-
-<p>Le valet venait de sortir du château et attendait
-pour me parler.</p>
-
-<p>— Monsieur le vicomte, c’est M. Doury, qui arrive
-de Cahors, répondit-il.</p>
-
-<p>— Doury, l’aubergiste ?</p>
-
-<p>— Oui, monsieur, avec Buton. Ils demandent à
-vous voir.</p>
-
-<p>— Ensemble ? fis-je.</p>
-
-<p>Cet accouplement me paraissait bizarre.</p>
-
-<p>— Oui, monsieur.</p>
-
-<p>— Eh bien ! amène-les-moi ici, répondis-je, après
-avoir interrogé des yeux mon compagnon. Pourquoi
-Doury ? Je lui ai payé ma note. Que peut-il me
-vouloir ?</p>
-
-<p>— Nous le verrons bien, répliqua l’abbé, les yeux
-fixés sur la porte. Les voici… Oh ! oh ! A cette
-heure, monsieur le vicomte, reprit-il plus bas, je
-n’ai plus autant de confiance.</p>
-
-<p>Il devinait sans doute quelque chose de la vérité ;
-mais, pour ma part, je n’y compris absolument rien.
-Je connaissais depuis des années l’aubergiste comme
-un homme poli et obséquieux, mais je ne l’avais
-jamais approfondi, et je ne le séparais guère dans
-ma pensée de sa clientèle et de son métier. Je fus
-donc stupéfait de le voir s’avancer avec un air où
-l’orgueil le disputait à la bassesse, tour à tour se
-redressant et pinçant les lèvres, comme pénétré de
-son importance, puis faisant le plongeon, tout confus
-et piteux. Son accoutrement était aussi bizarre
-que son attitude, car au lieu de ses bourgeois effets
-noirs, il étalait un habit bleu à boutons d’or, avec
-un gilet canari, et il maniait une canne à pomme
-d’or ; sobres magnificences qu’éclipsaient néanmoins
-deux énormes touffes de rubans bleus, blancs et
-rouges, piquées l’une sur son revers, l’autre à son
-chapeau.</p>
-
-<p>Son acolyte, dont la carrure gigantesque et le
-visage tanné par le soleil faisaient ressortir la
-flasque obésité du citadin, le suivait à trois pas,
-semblablement paré. Mais tout enrubanné qu’il
-fût et en cette étrange société, il n’en restait pas
-moins Buton le forgeron. Il rougit sous mon regard,
-et se dissimula le plus possible derrière la personne
-de Doury.</p>
-
-<p>— Bonjour, Doury, dis-je.</p>
-
-<p>La gauche suffisance de l’individu m’eût fait
-éclater de rire, si je n’avais remarqué la gravité
-particulière du curé.</p>
-
-<p>— Qu’est-ce qui vous amène à Saux ? repris-je.
-Et que puis-je faire pour vous ?</p>
-
-<p>— Avec votre permission, monsieur le vicomte,
-commença-t-il.</p>
-
-<p>Puis il s’arrêta, et se redressant — car la force
-de l’habitude lui courbait l’échine — il reprit tout
-à trac :</p>
-
-<p>— L’intérêt public, monsieur. Et pour avoir
-l’honneur de conférer avec vous à son sujet.</p>
-
-<p>— Conférer avec moi ? fis-je tout surpris. Sur
-l’intérêt public ?</p>
-
-<p>Il sourit avec malaise, mais tint bon.</p>
-
-<p>— Parfaitement, monsieur. Il s’est produit de
-si grands changements… et nous avons tellement
-besoin de conseils…</p>
-
-<p>— Que je ne dois pas m’étonner, si M. Doury
-vient les demander à Saux.</p>
-
-<p>— Parfaitement, monsieur.</p>
-
-<p>Sans chercher à dissimuler mon mépris et mon
-étonnement, je haussai les épaules et regardai le
-curé.</p>
-
-<p>— Eh bien ! dis-je après un instant de silence,
-qu’y a-t-il ? Avez-vous été pris à vendre de mauvais
-vin ? Ou désirez-vous savoir le nombre de plats
-fixé par décret des états généraux ? Ou…</p>
-
-<p>— Monsieur, dit-il, en rassemblant toute sa dignité,
-ce n’est pas l’heure de plaisanter. Dans la
-crise actuelle, l’aubergiste est aussi intéressé que,
-sauf votre respect, le gentilhomme ; et déserté par
-ceux qui devraient le diriger…</p>
-
-<p>— Qui ça, l’aubergiste ? m’écriai-je.</p>
-
-<p>Il devint rouge comme une tomate.</p>
-
-<p>— Monsieur le vicomte entend bien que je parle
-du peuple…, dit-il d’un ton offensé. Et déserté par
-ses chefs légitimes…</p>
-
-<p>— Exemple ?</p>
-
-<p>— M. le duc d’Artois, M. le prince de Condé,
-M. le duc de Polignac, M…</p>
-
-<p>— Ah bah ! dis-je. Comment ont-ils déserté ?</p>
-
-<p>— Pardi, monsieur ! N’avez-vous pas appris ?</p>
-
-<p>— Appris quoi ?</p>
-
-<p>— Qu’ils ont quitté la France ? Que dans la nuit
-du 17, trois jours après la prise de la Bastille, les
-princes du sang ont quitté la France en catimini,
-et…</p>
-
-<p>— Absurde ! m’écriai-je. Absurde ! Pourquoi seraient-ils
-partis ?</p>
-
-<p>— C’est précisément la question que l’on se
-pose, monsieur le vicomte, répondit-il avec un vif
-empressement. Les uns disent qu’ils s’éloignaient
-de la capitale dans l’intention de la punir. D’autres,
-qu’ils manifestaient ainsi leur désapprobation
-de l’amnistie que Sa Majesté très clémente devait
-accorder ce jour-là. D’autres, qu’ils avaient peur.
-D’autres même, qu’ils craignaient le sort de Foullon…</p>
-
-<p>— Imbécile ! m’écriai-je, en l’arrêtant net, car
-ma patience était à bout ; vous délirez ! Retournez
-à vos casseroles ! Que savez-vous des affaires de
-l’État ? Certes, au temps de mon grand’père, continuai-je,
-outré, si vous aviez parlé des princes du
-sang sur ce ton, vous auriez goûté du pain sec pour
-six mois, et heureux de vous en tirer sans la
-bastonnade !</p>
-
-<p>Je le vis lâcher pied, et les vieilles habitudes
-l’emportant sur son nouveau rôle, il balbutia des
-excuses. Il n’avait nulle intention injurieuse, à son
-dire. Il s’était mal exprimé. Néanmoins, je m’apprêtais
-à le semoncer, lorsque à ma stupéfaction Buton
-intervint.</p>
-
-<p>— Mais, monsieur, ce que vous dites là, c’était
-bon il y a trente ans, fit-il d’un ton bourru.</p>
-
-<p>— Hé quoi, vilain ? exclamai-je, le souffle quasi
-coupé d’étonnement, que viens-tu faire dans cette
-galère ?</p>
-
-<p>— Je suis avec lui, répondit-il, en me désignant
-gravement son compagnon.</p>
-
-<p>— Pour affaires d’État ?</p>
-
-<p>— Oui, monsieur !</p>
-
-<p>— Ma parole ! exclamai-je, en les considérant
-tous les deux, partagé entre l’indignation et l’incrédulité,
-si vous dites vrai, pourquoi n’avoir pas
-amené aussi le chien de garde ? Et le bélier de
-Jean le métayer ? Et le chat de mère-grand ? Et
-le tournebroche de M. Doury ? Et…</p>
-
-<p>Le curé me toucha le coude.</p>
-
-<p>— Mieux vaudrait, je crois, entendre ce qu’ils
-ont à dire, me fit-il observer à mi-voix. Ensuite,
-monsieur le vicomte…</p>
-
-<p>Je cédai à regret.</p>
-
-<p>— De quoi donc s’agit-il ? fis-je. Exposez votre
-demande.</p>
-
-<p>— L’intendant a pris la fuite, répondit Doury,
-en recouvrant une partie de sa dignité première,
-et nous voulons organiser, conformément aux
-instructions reçues de Paris, et suivant le glorieux
-exemple de cette cité, un Comité ; un Comité pour
-administrer les affaires du district. Et c’est de ce
-Comité, monsieur, que mon bon ami ici présent et
-moi nous avons l’honneur d’être une députation.</p>
-
-<p>— Vous, passe ; mais lui ? lançai-je, incapable
-de me contenir plus longtemps. Au nom du ciel,
-qu’a-t-il à voir avec le Comité ? ou avec les affaires
-du district ?</p>
-
-<p>Et d’un index impitoyable je désignais Buton,
-qui rougissait sous son hâle et se dandinait avec
-gêne, mais ne disait mot.</p>
-
-<p>— Il en est membre, répliqua l’aubergiste, en
-lançant à son collègue un regard oblique et dépourvu
-de bienveillance. Monsieur le vicomte n’est
-pas sans savoir que pour être aussi parfait que
-possible, ce Comité doit représenter toutes les
-classes.</p>
-
-<p>— Voire même la mienne, dis-je, ironiquement.</p>
-
-<p>— C’est dans ce but que nous venons vous
-trouver, répondit-il avec embarras. C’est en un
-mot pour vous demander, monsieur le vicomte,
-que vous nous permettiez de vous élire comme
-membre, et non seulement comme membre…</p>
-
-<p>— Quel honneur !</p>
-
-<p>— Mais comme président du Comité.</p>
-
-<p>Cela revenait, tout compte fait, à ce que j’avais
-prévu. Cela survenait à l’improviste, mais en somme
-c’était la simple réalisation de ce que mon rêve
-me montrait. Qualifié mandat du peuple, cela eût
-bien sonné ; passant par la bouche de Doury
-l’aubergiste, avec Buton comme assesseur, cela
-me crispa les nerfs. Certes, cela n’eût pas dû me
-surprendre. Alors que de tels événements se déroulaient
-dans le monde ; alors qu’un roi acceptait
-de voir sa forteresse prise et ses serviteurs
-tués, et pardonnait aux rebelles ; alors qu’un
-intendant de Paris était massacré dans les rues
-de sa juridiction ; alors que les tumultes et les
-émeutes sévissaient dans chaque province, et que
-les princes fuyaient, et qu’on pendait les meuniers,
-cette invitation n’offrait rien de merveilleux.
-Et aujourd’hui, rétrospectivement, je la trouve
-toute naturelle. J’ai assez vécu pour voir des
-hommes exerçant le métier de Doury monter sur
-le trône, resplendissants de croix et de « crachats »,
-et un artisan né dans une forge s’asseoir à la table
-des empereurs. Mais en ce jour de juillet, sur la
-terrasse de Saux, l’offre me parut de toutes les
-facéties la plus grotesque, de toutes les extravagances
-la plus absurde.</p>
-
-<p>— Merci, monsieur, dis-je enfin, un peu remis
-de mon premier étonnement. Si je vous entends
-bien, vous me demandez de faire partie du même
-Comité que cet homme-là ? (Et je désignai sévèrement
-Buton.) De siéger avec ce paysan né sur mes
-terres, et soumis hier encore à ma justice ? Avec le
-serf que mes pères ont affranchi ? Avec l’artisan
-qui vit à mes gages ?</p>
-
-<p>Doury jeta un coup d’œil à son collègue.</p>
-
-<p>— Mais, monsieur le vicomte, dit-il en s’éclaircissant
-la gorge, pour être parfait, vous le savez, un
-Comité doit nous représenter tous tant que nous
-sommes.</p>
-
-<p>— Un Comité ! lançai-je, incapable de contenir
-mon indignation. Voilà du nouveau en France. Et
-ce parfait Comité, quel est son rôle ?</p>
-
-<p>Doury se ressaisit d’un seul coup, et se gonfla
-d’importance.</p>
-
-<p>— L’intendant a fui, dit-il, et le peuple ne se
-fie plus aux magistrats. Il court aussi des histoires
-de brigands ; et le blé fait défaut. C’est de tout
-cela que le Comité doit s’occuper. Il doit prendre
-des mesures pour maintenir la paix, approvisionner
-la ville, contenter la troupe, tenir des réunions, et
-délibérer sur sa conduite future. En outre, monsieur
-le vicomte, poursuivit-il, en se bouffissant les
-joues, il correspondra avec Paris ; il administrera
-la justice ; il…</p>
-
-<p>— En un mot, dis-je tranquillement, il gouvernera.
-Le roi, j’imagine, ayant abdiqué.</p>
-
-<p>Doury sembla se ratatiner, et faillit perdre de
-ses couleurs.</p>
-
-<p>— A Dieu ne plaise ! répondit-il, un trémolo
-dans la voix. Le Comité n’agira qu’au nom de
-Sa Majesté.</p>
-
-<p>— Et avec son autorisation ?</p>
-
-<p>L’aubergiste me considéra, tout démonté, et il
-bafouilla quelque chose où je saisis le mot : peuple.</p>
-
-<p>— Ah ! ah ! dis-je. C’est le peuple qui m’invite à
-gouverner, alors ? Avec un aubergiste et un paysan ?
-Et avec d’autres aubergistes et paysans, j’imagine ?
-Gouverner ! Usurper sur les fonctions de Sa Majesté,
-oui ! Supplanter ses magistrats, corrompre
-sa force armée ! Bref, maître Doury, achevai-je
-avec suavité, se rendre coupable de haute trahison.
-De haute trahison, vous m’entendez ?</p>
-
-<p>Certes, il m’entendait, l’aubergiste ! Il s’essuya
-le front d’une main tremblante, et resta terrifié
-et sans voix, à me regarder piteusement. Une
-deuxième fois le forgeron prit sur lui de me répondre.</p>
-
-<p>— Monseigneur…, bégaya-t-il, en se passant dans
-la barbe son énorme main noire.</p>
-
-<p>— Permettez, Buton, répliquai-je avec aménité.
-Pour quelqu’un qui aspire à gouverner le pays,
-vous êtes trop respectueux.</p>
-
-<p>— Vous avez omis une chose que devra faire
-aussi le Comité, reprit l’artisan, d’une voix rauque,
-et sans oser, tel un chien timide mais hargneux,
-me regarder en face.</p>
-
-<p>— Et quelle est cette chose ?</p>
-
-<p>— De protéger les seigneurs.</p>
-
-<p>Je l’examinai, partagé entre la colère et l’étonnement.
-Le point de vue était neuf. Après une
-pause :</p>
-
-<p>— Contre qui ? fis-je sèchement.</p>
-
-<p>— Contre leurs vassaux, répliqua-t-il.</p>
-
-<p>— Contre leurs Butons, dis-je. Je saisis. Nous
-allons nous réveiller dans les flammes, n’est-ce pas ?</p>
-
-<p>Il garda un silence obstiné. Je repris :</p>
-
-<p>— Grand merci, Buton. Et voilà votre reconnaissance
-pour le pain de tout un hiver ! Dans ce
-monde, décidément, cela rapporte de faire le bien.</p>
-
-<p>L’homme rougit sous son hâle, et soudain me
-regarda pour la première fois.</p>
-
-<p>— Vous savez bien que vous mentez, monsieur
-le vicomte ! dit-il.</p>
-
-<p>— Je mens, coquin ! m’écriai-je.</p>
-
-<p>— Oui, monsieur, reprit-il. Vous savez que je
-mourrais pour mon seigneur, tout comme si j’avais
-au cou le collier de fer ! Que je me ferais brûler
-plutôt que de laisser le feu prendre au château
-de Saux ! Que, vivant ou mort, j’appartiens à mon
-maître. Mais, monseigneur (et il prit un ton de
-gravité surprenante chez un homme aussi inculte),
-il y a des abus, et il convient d’y mettre fin. Il
-y a des tyrans, et ils doivent disparaître. Il y a
-des hommes, et des femmes, et des enfants qui
-meurent de faim, et il faut que tout cela finisse.
-Le pauvre est pressuré, monseigneur, — pas chez
-vous, mais partout aux environs, — et cela doit
-finir. Et c’est le pauvre qui paie les impôts, alors
-que le riche en est déchargé ; c’est le pauvre qui
-fait les routes, dont le riche se sert ; le pauvre ne
-peut payer son sel, mais le roi mange dans l’or. A
-tout cela il faut aujourd’hui mettre fin, paisiblement,
-si les seigneurs le veulent, mais il faut y
-mettre fin. Il le faut, monseigneur, dût-on brûler
-les châteaux, conclut-il sombrement.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c6">CHAPITRE VI<br />
-<span class="small">UNE RENCONTRE SUR LA ROUTE</span></h2>
-
-
-<p>L’éloquence inattendue dont vibraient les paroles
-du forgeron, et son ton assuré, non moins
-que le saisissant aveu de pensées que je n’avais
-jamais songé à lui attribuer, pas plus à lui qu’à
-nul paysan, me déconcertèrent tout d’abord à tel
-point que je restai muet. Doury profita de l’occasion
-pour intervenir.</p>
-
-<p>— Vous voyez maintenant, monsieur le vicomte,
-dit-il avec suffisance, le besoin d’un pareil Comité.
-Il faut maintenir la paix du roi.</p>
-
-<p>— Je vois, ripostai-je âprement, qu’il y a en
-liberté des sauvages qui devraient être dans les
-fers. Un Comité ? C’est aux officiers du roi de
-maintenir la paix du roi ! Le véritable mécanisme…</p>
-
-<p>— Et s’il est détraqué ?</p>
-
-<p>Ces mots venaient de Doury. Mais à l’instant
-il se repentit de sa hardiesse.</p>
-
-<p>— Alors qu’on le répare ! éclatai-je. Dieu ! voir
-une bande de marmitons et de vils manants courir
-le pays pour jacasser de tout cela, et jusqu’en
-ma présence !… Allez-vous-en, je ne veux plus
-avoir affaire en rien avec vous ni votre Comité.
-Allez-vous-en, dis-je !</p>
-
-<p>— Toutefois… un peu de patience, monsieur le
-vicomte, insista-t-il, d’un air navré. Toutefois, si
-quelqu’un de la noblesse nous donnait son appui,
-vous plus que personne…</p>
-
-<p>— Il y aurait alors quelqu’un à pendre à la
-place de Doury ! lui lançai-je tout à trac. Quelqu’un
-derrière qui Doury pourrait s’abriter, et de moindres
-vilains se cacher. Mais je ne veux pas être
-leur plastron.</p>
-
-<p>— Cependant, monsieur, en d’autres provinces,
-reprit-il à tout hasard, malgré son découragement
-croissant, M. de Liancourt, M. de La Rochefoucauld,
-n’ont pas dédaigné…</p>
-
-<p>— Tant pis ! moi, je dédaigne ! ripostai-je. Et
-de plus, je vous le déclare, et je vous conseille de
-vous en souvenir, vous aurez à répondre de ce que
-vous êtes en train de faire. Je vous ai dit que
-c’était de la haute trahison. Je le répète encore ;
-et je n’y veux avoir aucune part. Et maintenant,
-retirez-vous.</p>
-
-<p>— Il y aura du feu ! murmura le forgeron.</p>
-
-<p>— Décampez ! dis-je sévèrement. Sinon…</p>
-
-<p>— Avant demain matin on verra le ciel rouge,
-répondit-il. Vous l’aurez voulu, seigneur ; ainsi
-soit-il !</p>
-
-<p>Je lui lançai un coup de ma canne ; mais il le
-para non sans quelque dignité, et se retira, suivi
-par un Doury à mine de chien battu, qui ne faisait
-guère honneur à ses beaux ajustements. Je les
-regardai s’éloigner, puis me retournai vers le curé
-pour savoir ce qu’il allait me dire.</p>
-
-<p>Mais je ne le trouvai plus. Lui aussi s’était
-éclipsé ; il avait traversé le château, peut-être,
-afin de les arrêter à la grille, et de les dissuader.
-Je l’attendis, battant le gravier de ma canne, avec
-irritation, et surveillant l’angle de la maison. Je
-ne tardai pas à l’en voir déboucher, tenant son
-chapeau un peu au-dessus de sa tête, seule partie
-ombragée de toute sa personne, car il était midi.
-Je m’aperçus qu’il remuait les lèvres en approchant
-de moi ; mais quand je l’interpellai, il leva les yeux
-gaiement.</p>
-
-<p>— Oui, fit-il en réponse à ma question, j’ai passé
-par le château, et je les ai arrêtés.</p>
-
-<p>— C’était bien inutile, fis-je. Des hommes assez
-niais pour croire qu’ils vont remplacer le gouvernement
-de Sa Majesté avec un Comité d’artisans et
-de gâte-sauces…</p>
-
-<p>— J’en suis, répliqua-t-il, avec un léger sourire.</p>
-
-<p>— Du Comité ? exclamai-je, la respiration coupée
-d’étonnement.</p>
-
-<p>— Vous l’avez dit.</p>
-
-<p>— C’est absurde !</p>
-
-<p>— Pourquoi ? fit-il tranquillement. N’ai-je pas
-toujours prédit ce qui arrive ? N’est-ce pas là ce
-que Rousseau enseigne, dans son <i>Contrat social</i>,
-et avec lui Beaumarchais, par la bouche de son
-Figaro, et tous les philosophes qui rabâchent l’un
-et toutes les belles dames qui applaudissent l’autre ?
-Eh bien ! le jour est arrivé, et je vous ai conseillé,
-monsieur le vicomte, de défendre votre caste. Mais
-moi, pauvre homme, je défends la mienne. Et pour
-ce Comité où vous ne voyez, mon ami, que des gens
-ridicules, dites-moi si un gouvernement quelconque
-(il appuya sur ces mots, comme pour se persuader
-lui-même) ne vaut pas mieux que pas de gouvernement
-du tout ? Comprenez-le, monsieur, la vieille
-machine s’en va par morceaux. L’intendant a fui.
-Le peuple se méfie des magistrats. Les soldats se
-mettent avec le peuple. Les huissiers et les collecteurs
-d’impôts sont… Dieu sait où !</p>
-
-<p>— En ce cas, dis-je avec indignation, c’est
-l’heure pour la noblesse de…</p>
-
-<p>— Prendre la tête et de gouverner ? poursuivit-il.
-Par l’intermédiaire de qui ? D’une poignée de
-valets et de gardes-chasse ? Contre le peuple ?
-Contre cette multitude que vous avez vue sur le
-marché de Cahors ? Impossible, monsieur.</p>
-
-<p>— Mais le monde va être sens dessus dessous,
-dis-je.</p>
-
-<p>— Il n’en aura que plus grand besoin d’un
-soutien fort et immuable… Qui n’est pas de ce
-monde, répondit-il avec dévotion.</p>
-
-<p>Et se découvrant, il médita un instant. Puis il
-reprit :</p>
-
-<p>— Mais voici la chose. Doury m’apprend que la
-noblesse se rassemble à Cahors, dans le but de
-s’associer, comme vous le proposez, et de faire
-échec au peuple. Or, cela ne peut être qu’inutile,
-et cela peut être pis. Cela peut amener les excès
-mêmes qu’on cherche à prévenir.</p>
-
-<p>— Amener des excès à Cahors ?</p>
-
-<p>— Non, dans le pays. Buton, à coup sûr, n’a pas
-parlé à la légère. C’est un brave homme, mais il
-en connaît d’autres qui ne le sont pas, et il y a des
-châteaux bien isolés en Quercy, et de faibles
-femmes qui n’ont jamais subi le contact d’une
-main grossière, et des enfants…</p>
-
-<p>— Mais, criai-je, hagard, c’est donc une Jacquerie
-que vous redoutez ?</p>
-
-<p>— Dieu le sait, fit-il gravement. Les pères ont
-mangé des fruits acides, et leurs fils en ont les
-dents agacées. Depuis combien d’années ceux de
-Versailles gaspillent-ils la sueur du paysan, son
-sang, sa chair, sa substance ! Qui sait s’ils ne le
-paieront pas de leur vie ! Mais à Dieu ne plaise,
-monsieur, à Dieu ne plaise !… Quoique, si jamais…
-l’heure est venue, à présent.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Après son départ, je n’eus plus de repos. Ses
-paroles m’avaient donné la fièvre. Quels événements
-ne pouvaient se passer, tandis que j’étais là
-inactif ! Et, pour étancher ma soif de nouvelles,
-je montai à cheval et me mis en route vers Cahors.
-La journée était brûlante, l’heure mal choisie pour
-une promenade ; mais l’exercice me fit du bien.
-Je me dégageai peu à peu du tourbillon de pensées
-où m’avaient plongé les craintes du curé, venant
-après l’avertissement de Buton. Depuis lors, je
-n’avais vu les choses que par leurs yeux ; je m’étais
-laissé égarer par leurs imaginations ; et la perspective
-d’une France gouvernée par un tas de
-maréchaux ferrants et de maîtres de poste m’avait
-paru moins étrange qu’elle ne commençait de le
-faire, à cette heure où j’avais tout loisir de l’examiner
-avec calme, en montant la longue côte qui
-se trouve à une lieue de Saux et deux de Cahors.
-La folle idée de toute une noblesse fuyant comme
-des lièvres devant ses vassaux, ne m’était pas
-encore apparue aussi folle.</p>
-
-<p>A la réflexion, je voyais peu à peu les choses
-sous leurs vraies dimensions, et je me qualifiais
-de nigaud. Une Jacquerie ? Trois siècles et
-plus avaient passé depuis les âges de ténèbres
-où la France avait connu cette calamité. Qui donc,
-sauf un enfant perdu dans la nuit, ou une romanesque
-jeune fille enfermée dans son donjon, pouvait
-croire à leur retour ? A la vérité, quand je passai
-devant Saint-Alais, qui est situé un peu à l’écart,
-au pied de la hauteur, je vis, à l’entrée de la route
-qui mène au village, un rassemblement de têtes qui
-auraient dû être courbées sur le hoyau, et dans ce
-groupe patibulaire de mécontents, des prunelles de
-braise luisaient sous des orbites creuses, en l’attente
-de Dieu sait quoi. Mais j’avais déjà vu pareils attroupements,
-jadis, dans les mauvaises années, lorsque
-la récolte manquait, ou lorsqu’un abus trop excessif
-de la part du seigneur poussait les paysans à se croiser
-les bras et à quitter le sillon. Et jamais ces révoltes
-n’aboutissaient à rien, si ce n’est tout au plus
-à quelque pendaison. Pourquoi irais-je croire cette
-fois-ci qu’il en sortirait davantage, ou qu’une étincelle
-dans Paris dût allumer un incendie chez moi ?</p>
-
-<p>En fait, j’étais à peu près réconforté, et je riais
-de ma candeur. Le curé avait donné libre cours
-à ses vaticinations, et l’ignorance et la crédulité
-de Buton avaient fait le reste. Quelle absurdité
-sans nom, je le voyais maintenant, de supposer
-que la France, la première des nations, la mieux
-équilibrée, la plus civilisée de toutes, cette France
-où depuis deux siècles personne n’avait bravé impunément
-le pouvoir royal, pût devenir tout à coup
-le théâtre de sauvages excès ? Quelle absurdité
-folle de supposer qu’un ramassis de roturiers et de
-canaille en ferait un jour son Petit Trianon ?</p>
-
-<p>J’en étais là de mes pensées, lorsque leur cours
-fut détourné par l’apparition d’un carrosse qui
-surgit lentement au sommet de la côte où je m’engageais,
-et s’apprêta à descendre la route. Un
-instant il se profila nettement sur le ciel, avec la
-silhouette ventrue du cocher, et dépassant de la
-caisse, les deux têtes des laquais ballottés par
-derrière. Puis il se mit à dévaler prudemment
-vers moi. Les laquais sautèrent à bas, enrayèrent
-les roues, et le pesant véhicule patina en grinçant,
-retenu par les timoniers, tandis que les chevaux
-de volée secouaient leurs mors avec impatience.
-Là, au lieu de faire des lacets, la route descend
-tout droit entre des peupliers sur une longueur
-d’un millier de pas ; et dans l’azur d’été le crissement
-des roues et le cliquetis des gourmettes arrivaient
-distinctement jusqu’à moi.</p>
-
-<p>Je ne tardai pas à reconnaître le carrosse de
-M<sup>me</sup> de Saint-Alais ; et je fus tenté de faire volte-face
-pour l’éviter. Mais à la même minute l’orgueil
-vint à mon aide, et, lâchant la bride, je m’avançai
-à sa rencontre.</p>
-
-<p>En dehors de l’abbé Benoît je n’avais vu quasi
-personne depuis les événements de Cahors, et
-l’appréhension m’envahit à la pensée de l’accueil
-qui m’était réservé. L’allure du carrosse me parut
-démesurément lente ; mais j’arrivai enfin à sa
-hauteur, dépassai les chevaux qui retenaient, et
-regardai dans la voiture en mettant le chapeau
-à la main, car si je craignais de voir la marquise,
-ce pouvait aussi bien être Louis, et dans les deux
-cas la politesse exigeait à tout le moins un salut
-correct.</p>
-
-<p>Mais assise à la place d’honneur, au lieu de
-M. le marquis, ou de sa mère, ou de M. le comte,
-c’était une petite personne qui trônait au milieu
-de la banquette ; une petite personne pâle et
-étonnée. Elle devint cramoisie en m’apercevant,
-ses pupilles se dilatèrent d’effroi, et ses lèvres
-tremblèrent à faire pitié : c’était M<sup>lle</sup> Denise !</p>
-
-<p>Si j’avais su plus tôt qu’elle fût dans le carrosse,
-et seule, je l’aurais croisée en silence ; et c’était
-là ce que j’avais de mieux à faire, après ce qui
-s’était passé. Il m’appartenait moins qu’à personne
-de m’imposer à elle. Mais ses gens prirent
-un malin plaisir à nous mettre en présence, — car
-mon aventure était sans doute la fable de la maison, — et
-ils arrêtèrent la voiture tandis que machinalement
-je retenais mon cheval. Je vis trop tard
-qu’elle était seule, à part deux soubrettes assises
-à reculons en face d’elle ; nous étions déjà nez à
-nez à nous dévisager comme des sots.</p>
-
-<p>— Mademoiselle ! dis-je.</p>
-
-<p>— Monsieur ! répondit-elle automatiquement.</p>
-
-<p>Cela dit, je n’avais en somme plus le droit de
-rien ajouter. Je devais la saluer, et m’éloigner
-sans plus. Mais obéissant à je ne sais quelle impulsion,
-je repris :</p>
-
-<p>— Mademoiselle s’en retourne… à Saint-Alais ?</p>
-
-<p>Elle remua les lèvres, mais aucun son n’en sortit.
-Elle me regardait comme fascinée. Mais la plus
-âgée de ses femmes répondit pour elle, et lança
-d’un air déluré :</p>
-
-<p>— Hé oui, monsieur.</p>
-
-<p>— Et M<sup>me</sup> de Saint-Alais ?</p>
-
-<p>— Madame est restée à Cahors, répliqua la
-fille sur le même ton, auprès de M. le marquis,
-lequel a affaire.</p>
-
-<p>Après cela je devais à coup sûr m’éloigner ;
-mais la jeune fille me regardait toujours, muette
-et rougissante ; et le tableau que je me formai de
-son arrivée seule et sans protection à Saint-Alais,
-joint au souvenir des faces patibulaires que j’avais
-vues à l’entrée du village, m’inspira le désir de rester
-encore, et finalement de lui révéler ma pensée.</p>
-
-<p>— Mademoiselle, dis-je malgré moi, sans me soucier
-des serviteurs, si vous voulez m’en croire…
-vous n’irez pas plus loin.</p>
-
-<p>L’une des femmes murmura : « Par exemple ! »
-L’autre dit : « C’est trop fort ! » et hocha la tête
-avec impertinence. M<sup>lle</sup> Denise recouvra la parole.</p>
-
-<p>— Et pourquoi, monsieur ? prononça-t-elle, nettement
-et posément, les yeux agrandis par une surprise
-qui faisait taire sa timidité.</p>
-
-<p>— Parce que, répondis-je en hésitant (je regrettais
-déjà ma phrase) ; parce que la région est
-dans un tel état… Je veux dire que M<sup>me</sup> la marquise
-ne se rend peut-être pas bien compte…</p>
-
-<p>— De quoi, monsieur ? demanda hautainement
-M<sup>lle</sup> Denise.</p>
-
-<p>— Qu’à Saint-Alais, balbutiai-je, il y a beaucoup
-de mécontents, mademoiselle, et…</p>
-
-<p>— A Saint-Alais ? fit-elle.</p>
-
-<p>— Je veux dire dans les environs, me rattrapai-je
-gauchement. Et… bref, repris-je, avec un embarras
-croissant, mieux vaudrait, à mon humble
-avis, mademoiselle, vous en retourner, et…</p>
-
-<p>— Accompagner monsieur, peut-être ? dit l’une
-des femmes, avec un rire insolent.</p>
-
-<p>M<sup>lle</sup> de Saint-Alais la foudroya du regard. Puis,
-toute rouge, elle ordonna :</p>
-
-<p>— Fouettez !</p>
-
-<p>Affolé de ma maladresse, je tentai de la réparer.</p>
-
-<p>— Je vous fais mille excuses, mademoiselle, dis-je,
-mais…</p>
-
-<p>— Fouettez ! répéta-t-elle, cette fois sur un ton
-égal et net, mais qui n’admettait pas de réplique.</p>
-
-<p>La fille qui ne l’avait pas mécontentée — car
-l’autre était trop interdite — répéta l’ordre, le
-carrosse se remit en mouvement et me laissa au
-milieu de la route, à cheval et le chapeau à la main,
-très sot, devant la place vide.</p>
-
-<p>La route toute droite entre deux files de peupliers,
-le carrosse tressautant et cahotant dans la
-descente, les faces narquoises des laquais retournés
-vers moi dans le nuage de poussière, je revois
-tout cela à merveille. Ce tableau est resté particulièrement
-vif et précis dans cette collection d’où
-tant d’autres souvenirs plus importants ont disparu
-sans retour. J’avais chaud, j’étais vexé, mécontent
-de moi ; je sentais que j’avais enfreint les
-convenances, et plus que mérité la rebuffade. Mais,
-en dépit de ces considérations, j’étais envahi d’un
-sentiment tout nouveau. La face de Denise me
-hantait ; ses yeux pleins d’une surprise délicieuse,
-ou d’un dédain aussi exquis, me poursuivaient dans
-ma course. J’oubliais Buton et Doury, le Comité
-et le curé, la chaleur de la route, pour ne penser
-qu’à elle. Je ne réfléchissais à rien d’autre qu’à la
-possibilité d’un soulèvement de paysans. Cela, cela
-seul, revêtait un aspect nouveau et des plus redoutables,
-et me paraissait de plus en plus imminent
-et probable. La vue du visage enfantin de
-Denise donnait aux avertissements de Buton une
-réalité que tous les arguments du curé avaient été
-incapables de leur conférer.</p>
-
-<p>Cette pensée ne tarda pas à me harceler au point
-que pour y échapper je pressai mon cheval et le
-mis au galop, suivi de Gilles et d’André, qui s’étonnaient
-sans doute de me voir continuer dans cette
-direction. Mais, uniquement occupé des effroyables
-visions que les paroles du forgeron m’avaient évoquées,
-je perdis conscience du temps, et lorsque je
-revins à moi je me vis plus qu’à mi-chemin sur la
-route de Cahors, qui se trouve à trois lieues et
-demie de Saux. Alors j’arrêtai mon cheval et restai
-sur place, en proie à une fiévreuse irrésolution. D’une
-part, en une demi-heure je pouvais être à Cahors,
-devant la porte de M<sup>me</sup> de Saint-Alais, et quoi
-qu’il arrivât ensuite, je n’aurais rien à me reprocher.
-D’autre part, dans le même laps environ, je pouvais
-être chez moi, inglorieusement à l’abri.</p>
-
-<p>Lequel des deux choisir ? L’instant, à mon insu,
-était gros de conséquences. D’une part, la face de
-M<sup>lle</sup> Denise, sa beauté, son innocence, le danger
-où elle se trouvait, plaidaient singulièrement en
-sa faveur, et me poussaient à donner l’avis. De
-l’autre, l’orgueil m’incitait à retourner, et à éviter
-la réception que j’avais tout lieu d’appréhender.</p>
-
-<p>A la fin je continuai. Moins d’une demi-heure
-plus tard je passais le pont Valentré.</p>
-
-<p>Mais il ne faut pas se figurer que je me décidai
-sans lutte, ou allai de l’avant sans appréhension.
-Les brocards et les railleries dont M<sup>me</sup> de Saint-Alais
-m’avait accablé étaient trop récents ; et
-vingt fois l’orgueil et le ressentiment faillirent m’arrêter
-et me faire rétrograder vers le château. A
-chaque fois, néanmoins, les faces sinistres et les
-yeux féroces que j’avais vus auprès du village me
-réapparaissaient ; je me rappelais quelle haine environnait
-Gargouf, le régisseur de Saint-Alais ; je
-me représentais les scènes abominables qui se dérouleraient
-avant l’arrivée des secours de Cahors,
-et j’allais de l’avant.</p>
-
-<p>Mais je m’attendais si bien à voir mes craintes
-tournées en ridicule, que le spectacle de la foule
-emplissant les rues sur mon passage ne suffit pas
-à me dissuader. On ne pouvait toutefois se méprendre
-à l’atmosphère de surexcitation. De toutes
-parts des gens attroupés conversaient avec gravité ;
-ici et là des individus montés sur des chaises — ce
-qui était encore pour moi une mode nouvelle — haranguaient
-un auditoire de badauds. Certaines
-boutiques étaient fermées, on montait la garde devant
-d’autres, ainsi que devant les boulangeries.
-Je notai qu’un grand nombre de gens avaient des
-journaux et des brochures entre les mains, et autour
-de ceux-là, on parlait sur un ton plus élevé. Ici et là
-encore, mon apparition créa une sensation, mais
-d’un caractère équivoque, car si un petit nombre
-me saluaient avec respect, la plupart me dévisageaient
-en silence. Plusieurs me demandèrent au
-passage si j’apportais des nouvelles, et parurent
-désappointés de ma réponse négative. Par deux
-fois un petit groupe de peuple me hua.</p>
-
-<p>Le dépit que j’en éprouvai fut oublié grâce à un
-incident beaucoup plus surprenant. J’allais toujours,
-lorsque je m’entendis appeler par mon nom ;
-je me retournai, et vis M. de Gontaut qui s’avançait
-vers moi aussi vite que sa dignité et sa boiterie
-le lui permettaient. Il s’appuyait, comme à
-l’ordinaire, sur le bras d’un valet, et il tenait dans
-l’autre main sa canne et sa tabatière ; de plus,
-deux hommes vigoureux l’escortaient. Je n’avais
-nulle raison de croire qu’il appréciât mieux le
-service que je lui avais rendu, ou qu’il voulût en
-manifester plus de gratitude, que le jour de l’émeute ;
-aussi ma surprise fut-elle grande lorsqu’il
-m’aborda, la face épanouie.</p>
-
-<p>— Cette rencontre est le plus grand plaisir que
-j’aie eu depuis des mois, dit-il, en m’accablant de
-politesses. Par ma foi, monsieur le vicomte, vous
-nous avez tous faits quinauds ! Une fameuse réception
-vous attend là-bas ! Et vous nous amenez deux
-solides gaillards, à ce que je vois. Ce n’est pas bien,
-reprit-il, branlant le chef en manière de plaisanterie
-sénile. Je déclare que ce n’est pas bien. Mais
-vous connaissez la parole évangélique : « Il y aura
-plus de joie dans le ciel pour un pécheur qui se
-repent… » Allons, allons ! il ne faut pas vous en
-vouloir. Vous leur avez donné une leçon ; et maintenant
-nous voilà unis.</p>
-
-<p>— Mais, monsieur le baron, dis-je, confondu, tout
-en obéissant à son geste d’avancer, tandis qu’il clopinait
-cahin-caha à côté de mon cheval. Je ne vous
-comprends pas du tout !</p>
-
-<p>— Vous ne me comprenez pas ?</p>
-
-<p>— Hé non !</p>
-
-<p>— Hein ! vous ne vous attendiez pas à ce que
-nous le sachions si tôt, reprit-il d’un air fin. Mais
-je vous assure que nous sommes bien renseignés.
-La campagne est commencée, et le service des informations
-ne chôme pas. Il ne nous en échappe
-guère, et nous aurons vite fait de mettre ces gredins
-à la raison. Mais, de fait, c’est ce satané maraud
-de Doury qui a jasé. Il paraît que vous leur
-avez rivé leur clou ? Un Comité ! les malotrus ! Et
-à notre barbe ! Mais vous les avez envoyés promener
-comme il faut, vicomte. Si vous vous en
-étiez mis, à cette heure…</p>
-
-<p>Il s’arrêta net. Un homme qui traversait la rue
-l’avait légèrement bousculé. Le vieux gentilhomme
-perdit patience, et tout aussitôt leva sa canne avec
-un furieux juron. L’homme se retira en prodiguant
-les excuses ; mais elles n’apaisèrent point M. de
-Gontaut.</p>
-
-<p>— Ah ! malandrin ! lui cria-t-il, d’une voix tremblante
-de fureur, tu voulais encore une fois me
-jeter par terre ? Mais nous allons te mettre au pas,
-n’aie crainte. Un peu de patience. Vive Dieu ! dans
-ma jeunesse…</p>
-
-<p>— Mais, monsieur le baron, dis-je afin de détourner
-son attention, car plusieurs des assistants nous
-regardaient d’un mauvais œil, et je sentais qu’il ne
-faudrait pas grand’chose pour amener une bagarre,
-êtes-vous bien sûr que nous soyons de force à les
-tenir en échec ?</p>
-
-<p>Le vieux gentilhomme tremblait toujours, mais
-il se redressa avec un geste de vaillance passionnée.</p>
-
-<p>— Vous verrez ça ! cria-t-il. Quand viendra le
-beau moment, vous verrez ça, monsieur… Mais
-nous y voici ; et voilà au balcon M<sup>me</sup> de Saint-Alais
-avec quelques-uns de ses gardes du corps.</p>
-
-<p>Il s’arrêta pour lui envoyer un baiser, avec la
-grâce d’un Polignac.</p>
-
-<p>— Là-haut, vicomte, vous allez voir ce que vous
-allez voir, reprit-il. Et moi aussi, je serai le bienvenu,
-puisque je vous amène.</p>
-
-<p>Je croyais rêver. Quinze jours plus tôt, on m’avait
-ignominieusement expulsé de cet hôtel, avec
-injonction de n’y remettre jamais les pieds. A
-cette heure, sur ce balcon d’où se penchaient vers
-moi de charmants visages et des têtes poudrées,
-les mouchoirs s’agitaient en mon honneur. Au haut
-de l’escalier, encombré de serviteurs et de laquais,
-et vibrant sous un flot continu d’allants et venants,
-je fus accueilli par un murmure de louanges. De
-tous côtés on tapotait des tabatières et on maniait
-des cannes ; surgis des éventails, les yeux aguichants
-rivalisaient d’éclat avec les miroirs. Et à
-travers tout, une large avenue attendait mon passage,
-Louis vint à ma rencontre jusqu’à la porte,
-et la marquise s’avança jusqu’au milieu du salon.
-Ce fut un triomphe, triomphe qui me parut inconcevable,
-incompréhensible, jusqu’au moment où
-j’appris que la rebuffade administrée par moi à la
-députation avait été amplifiée dix fois, cent fois,
-au point de répondre aux vœux des plus violents ;
-et les plus paisibles et réfléchis furent trop heureux
-de voir dans ma solidarité une preuve de cette
-réaction que le parti royaliste, dès le premier jour
-des troubles, ne cessa jamais d’espérer.</p>
-
-<p>On ne peut s’étonner si, pris à l’improviste et
-enivré d’encens je me laissai aller. Parmi cette
-société, et encore sous l’impression des gracieusetés
-de M<sup>me</sup> de Saint-Alais, il eût fallu un courage et
-une hardiesse dont j’étais incapable, pour déclarer
-que j’étais venu non me joindre à eux, mais dans
-un but bien différent, et que tout en repoussant
-les offres de la députation, je n’avais nullement
-l’intention d’agir contre elle. Et d’ailleurs certains
-traits de la députation, telle l’outrecuidance de
-Doury, et les allusions de Buton, pour ne rien dire
-de la violence de la population parisienne, n’avaient
-pas manqué de m’impressionner défavorablement.
-A l’instar de mille autres tout prêts à bien accueillir
-la réforme, je reculais devant les extrémités où
-elle aboutissait ; et quoique en entrant dans Cahors
-rien ne fût plus loin de ma pensée que de me
-joindre à la faction Saint-Alais, je me vis dans
-l’impossibilité de repousser sur-le-champ leurs
-louanges, ou d’expliquer à brûle-pourpoint dans
-quelle intention réelle j’étais venu les trouver.</p>
-
-<p>J’étais, en fait, le jouet des circonstances ; faible,
-dira-t-on, au mauvais moment, et obstiné dans
-mon tort ; livré tantôt à une puérile pétulance, et
-tantôt à une puérile versatilité ; tour à tour passif
-et brutal. Ce sera justice. Mais nous traversions
-une période d’épreuves ; et tant qu’elle dura, bien
-d’autres que moi et de plus âgés changèrent d’opinions,
-et dans la même semaine revinrent en
-arrière ; bien d’autres eurent de la difficulté à
-trouver une cocarde à leur goût, blanche, noire,
-rouge ou tricolore.</p>
-
-<p>Du reste, la flatterie est douce, et j’étais jeune ;
-de plus, j’avais Denise en tête et rien ne pouvait
-valoir la bienveillance de sa mère. Elle m’estimait,
-je crois, davantage pour ma révolte passée, et se
-félicitait de mon amendement en proportion des
-facultés de résistance que j’avais déployées.</p>
-
-<p>— Parlons peu mais parlons bien, monsieur le
-vicomte, dit-elle, avec une dignité qui m’honorait
-autant qu’elle-même. Il s’est passé beaucoup de
-choses depuis que je ne vous ai vu. Nous ne sommes
-pas tout à fait, vous et moi, de la même
-opinion. Pardonnez-moi. Un coup de langue d’une
-femme, pas plus qu’un coup d’épée, ne déshonore
-un homme.</p>
-
-<p>Je m’inclinai, rougissant de plaisir. Après une
-quinzaine passée dans la solitude, cette agitation
-mondaine de personnages saluant, souriant, s’entretenant
-à mi-voix et sérieusement d’un dessein
-unique, d’un seul but, avaient sur moi une emprise
-énorme. Je subis la contagion. Je laissai la
-marquise me mettre dans la confidence.</p>
-
-<p>— Le roi… (il n’y avait que le roi pour elle),
-dans une semaine ou deux le roi se montrera.
-Jusqu’ici on a abusé sa confiance. Cela va finir.
-En attendant, il nous faut prendre la place qui
-nous revient. Il nous faut armer nos serviteurs et
-nos gardes, réprimer les désordres et résister aux
-empiétements.</p>
-
-<p>— Et le Comité, madame ?</p>
-
-<p>Elle me donna une petite tape, en souriant, du
-bout de ses doigts mignons.</p>
-
-<p>— Nous le traiterons comme vous l’avez traité,
-dit-elle.</p>
-
-<p>— Pensez-vous que vous serez assez forts ?</p>
-
-<p>— Nous ? corrigea-t-elle.</p>
-
-<p>— Nous, fis-je, me reprenant tout confus.</p>
-
-<p>— Pourquoi pas ? En pourrait-il être différemment ?
-répliqua-t-elle, en promenant à la ronde un
-coup d’œil orgueilleux. Regardez autour de vous
-et dites-moi si vous en doutez, monsieur le vicomte.</p>
-
-<p>— Mais la France ? dis-je.</p>
-
-<p>— La France, c’est nous ! trancha-t-elle, avec
-un geste superbe.</p>
-
-<p>Et à coup sûr la splendeur de la foule emplissant
-ses salons confirmait presque ces paroles. J’ai rarement
-vu depuis ce temps-là pareille réunion de
-beaux hommes et de jolies femmes. Sans doute,
-ces dehors renfermaient bien des petitesses et de
-la déchéance ; ils cachaient l’épuisement des vices,
-la jalousie, la rivalité, la dissension ; mais la
-poudre et les mouches, les soies et les velours de
-l’ancien régime, donnaient à tous un simulacre de
-force, et au moins une apparence de dignité. Bien
-que les guerriers fussent en minorité, tous portaient
-l’épée, et savaient s’en servir. On ne s’était
-pas encore avisé que cette fluette épée, si redoutable
-dans un duel, est une arme vaine contre une
-foule munie de bâtons et de pierres. On croyait
-ingénument qu’il suffirait de deux ou trois cents
-hommes d’épée pour faire obéir une province.</p>
-
-<p>En tout cas je ne voyais rien d’irréalisable dans
-cette prétention ; et ce fut avec bien peu de résistance
-quoique sans guère plus d’enthousiasme, que
-j’arborai la cocarde blanche. Abandonnant toute
-idée de réforme immédiate, je convins que l’ordre,
-l’ordre seul, était le besoin urgent de la nation.</p>
-
-<p>Là-dessus tous étaient d’accord, et aussi pleins
-d’espoir. Je n’entendis émettre aucune appréhension,
-mais beaucoup de rodomontades, auxquelles
-prit part le pauvre M. de Gontaut, en dépit de
-ses rhumatismes. Personne ne fit la moindre allusion
-au danger d’une révolte des campagnes. A
-moi-même, entouré de cette foule brillante, le
-danger finissait par paraître si lointain et irréel,
-que la délicatesse non moins que la crainte du ridicule,
-me contraignirent au silence. Et comme je
-ne pouvais sans incongruité parler de M<sup>lle</sup> Denise,
-l’avis que j’étais venu donner ne franchit pas mes
-lèvres. Je voyais que l’on se moquerait de moi ;
-je crus m’être abusé, et me tus.</p>
-
-<p>Ce fut seulement après avoir promis de revenir
-le lendemain, et quand j’étais déjà sur le seuil et
-prêt à sortir, que je me trouvai en tête à tête avec
-Louis et laissai échapper un mot. Non sans hésitation,
-je lui demandai s’il croyait sa sœur en sûreté
-à Saint-Alais.</p>
-
-<p>— Pourquoi veux-tu que j’en doute ? dit-il avec
-aisance, la main sur mon épaule.</p>
-
-<p>— L’agitation ne se borne pas à la ville, insinuai-je.
-Ni peut-être le plus grave de l’agitation.</p>
-
-<p>Il haussa les épaules.</p>
-
-<p>— Tu penses trop à tout cela, mon cher, répliqua-t-il.
-Crois-moi, à présent que nous sommes
-unis, les désordres sont terminés.</p>
-
-<p>Mais ce fut dans cette même soirée du 4 août
-que l’Assemblée de Versailles renonça en une seule
-séance à toutes immunités, exemptions, privilèges,
-à toutes redevances, corvées, droits féodaux, à
-tous péages, à toutes dîmes, aux gabelles, aux
-lois de chasse et capitaineries ! En une seule
-séance, ce même soir où Louis croyait les désordres
-terminés !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c7">CHAPITRE VII<br />
-<span class="small">L’ALARME</span></h2>
-
-
-<p>En ce temps-là, un brasier sur la place du marché,
-cinq ou six lanternes aux carrefours, constituaient
-à peu près tout l’éclairage public de la ville. Aussi,
-quand je fis halte pour laisser souffler mon cheval
-au haut de la côte, passé le pont Valentré, et jetai
-un regard en arrière sur Cahors, je ne vis que
-ténèbres, interrompues çà et là d’une touche de
-clarté jaunâtre, qui montrait un pan de mur ou
-le bord d’un toit. Rien d’autre ne décelait le
-mystère de la cité endormie.</p>
-
-<p>Tout autour, la rivière recourbait sa luisance à
-peine discernable. Par-dessus, des nuages couraient
-dans le ciel, et un vent, froid pour la saison, ou du
-moins froid par contraste avec la chaleur du jour,
-me rafraîchissait le sang et peu à peu m’emplissait
-l’âme de la solennité de la nuit.</p>
-
-<p>Pendant que les chevaux reprenaient haleine, la
-fièvre qui m’avait possédé au cours des dernières
-heures s’apaisa, ne laissant derrière elle qu’un
-étonnement mêlé de regrets. Mon exaltation disparue,
-la scène à laquelle je venais d’assister perdit
-tout attrait ; et je ne tardai guère à la juger plus
-sévèrement. La paix nocturne me laissait percevoir
-une fausse note dans les cyniques vantardises
-et dans les projets, égoïstes au dernier point, que
-je venais d’écouter durant des heures. Ce « La
-France, c’est nous » de la marquise, qui avait sonné
-si bien au milieu des lumières et des scintillements
-du salon, parmi les dentelles, les coiffures « en
-fripons » et les gilets fleur-de-pêcher, apparaissait
-une folie en présence de la nuit grandiose qui
-recélait vingt-cinq millions de Français.</p>
-
-<p>Néanmoins, ce que j’avais fait était fait. Je
-portais à ma boutonnière la cocarde blanche ;
-j’étais voué à l’ordre, et à mon ordre. Et cela
-valait peut-être mieux ainsi. Mais, à la réflexion,
-mon enthousiasme tomba ; et par un singulier
-mécanisme, à mesure qu’il s’affaissait, et que le
-souvenir de la scène où je venais de prendre part
-perdait son emprise, le devoir qui m’avait amené
-à Cahors recouvrait son importance. Plus s’affaiblissait
-l’influence de M<sup>me</sup> de Saint-Alais, plus se
-renforçait l’image de sa fille, assise dans son carrosse,
-solitaire et effrayée. A la fin, je remontai
-vivement à cheval, et m’évertuai à oublier mes
-pensées dans la rapidité de ma course.</p>
-
-<p>Mais il n’est pas aussi aisé de s’échapper à soi-même
-la nuit que le jour. Le bruit du vent dans
-les châtaigniers, les nuages en fuite et le dur retentissement
-des sabots sur la route, m’imprégnaient
-pour ainsi dire d’une gravité qui ralentissait le
-cours de mon sang. Les gens de ma suite parlaient
-d’une voix endormie ou trottaient en silence. Je
-pouvais me croire à cent lieues de la ville. Pas une
-lumière sur le plateau. Dans le monde nocturne
-où nous nous enfoncions, dans ce monde de noires
-et mystérieuses silhouettes apparues soudain sur
-le ciel pâle, et aussi vite résorbées, nous étions les
-seuls êtres vivants.</p>
-
-<p>A la fin nous atteignîmes la hauteur qui domine
-Saint-Alais, et je cherchai aussitôt des lumières
-au fond de la vallée, oubliant qu’il allait être
-minuit dans une heure, et que depuis longtemps
-le village était plongé dans le sommeil. Cette déception,
-avec la lenteur de notre allure, car
-l’abrupte descente nous forçait d’aller au pas,
-m’impatientait ; et quand j’ouïs derrière moi, au
-bout d’un instant, un bruit particulier, que je
-connaissais trop bien, j’éclatai.</p>
-
-<p>— Arrête, imbécile ! m’écriai-je, en retenant
-mon cheval et me retournant sur ma selle. Cette
-jument a cassé son fer encore une fois, et tu continues
-comme si de rien n’était. Descends et regardes-y.
-Crois-tu donc…</p>
-
-<p>— Excusez, monsieur, balbutia Gilles, qui s’était
-endormi sur sa selle.</p>
-
-<p>Il se laissa glisser à bas. La jument qu’il montait,
-une bête de prix, — avait le tic de casser un de
-ses fers de derrière ; après quoi, à la première occasion,
-elle se mettait à boiter. Buton avait essayé
-sur elle tous les modes de ferrure, mais sans succès.</p>
-
-<p>Je sautai à terre pendant que le valet soulevait
-le pied de sa bête. Mon oreille ne m’avait pas
-trompé : le fer était cassé. Gilles s’efforça d’enlever
-le fragment de métal resté sur le sabot, mais la
-jument était rétive, et il dut y renoncer.</p>
-
-<p>— Elle ne peut aller jusqu’à Saux dans cet état,
-m’écriai-je avec colère.</p>
-
-<p>Les deux hommes restèrent silencieux une minute,
-en considérant la bête. Puis Gilles parla.</p>
-
-<p>— La forge de Saint-Alais n’est pas à cent cinquante
-toises en descendant l’allée, monsieur, dit-il.
-Et le tournant est là-bas. Nous pourrions éveiller
-Petit-Jean, l’amener ici avec ses tenailles. Mais…</p>
-
-<p>— Mais quoi ? fis-je d’un ton bourru.</p>
-
-<p>— Je me suis disputé avec lui à la foire de
-Cahors, monsieur, répondit Gilles piteusement, et
-je crains qu’il ne veuille pas venir pour nous.</p>
-
-<p>— Très bien, dis-je avec brusquerie. C’est moi
-qui irai. Et toi, reste ici, et fais tenir cette bête
-tranquille.</p>
-
-<p>André tint l’étrier pour m’aider à monter. La
-maréchalerie, la première baraque du village, était
-à cinq cents pas plus loin, et raisonnablement,
-j’aurais dû y aller à cheval. Mais mon irritation
-me portait à faire tout le contraire de ce qu’on
-me proposait, et, refusant rudement son aide, je
-partis à pied. Au bout de cinquante pas, j’arrivais
-au chemin de traverse qui mène à Saint-Alais, et
-je m’y engageai, cessant aussitôt de percevoir
-l’allègre tintement des mors et le bruit des voix
-humaines.</p>
-
-<p>Des peupliers s’élevaient de chaque côté sur les
-hauts talus qui encaissaient l’allée ; il y faisait noir
-comme dans un four, et je marchais presque à
-tâtons. Un faux-pas que je fis acheva de m’exaspérer,
-et je maudis les Saint-Alais pour leurs ornières
-et la lune pour son coucher prématuré. Le
-susurrement continuel des peupliers m’accompagnait,
-et, je ne sais pourquoi, me persécutait.
-Je trébuchai de nouveau, et pestai contre Gilles,
-puis je m’arrêtai, prêtant l’oreille. Bien qu’engagé
-dans ce chemin creux, le tintement des mors me
-parvenait de nouveau, comme si les chevaux me
-suivaient.</p>
-
-<p>Je m’irritai tout d’abord, croyant que les valets
-avaient enfreint mes ordres. Mais je m’aperçus que
-ce bruit m’arrivait de devant, et qu’il était plus
-fort et plus grave que le cliquetis d’une gourmette
-ou d’une bride. Je m’avançais péniblement, assez
-surpris, lorsqu’une lueur vague et rougeoyante, qui
-brillait dans les ténèbres, entre les peupliers, me
-porta à croire que l’on travaillait à la forge.</p>
-
-<p>Je trouvai la circonstance heureuse, quoique
-singulière. Mais au-delà d’un tournant, j’arrivai
-en vue de la maréchalerie. Je m’arrêtai stupéfait.
-La forge était en pleine activité. Deux marteaux
-fonctionnaient ; je les voyais s’élever et retomber,
-et je les entendais battre le métal en cadence. La
-rouge réverbération du foyer inondait la route,
-embrasait les arbres d’en face, et projetait sur le
-ciel leurs ombres démesurées.</p>
-
-<p>Ce spectacle me plongea dans le dernier étonnement,
-car il était presque minuit. Par bonheur, je
-vis autre chose qui m’étonna davantage encore,
-et retint mes pas. Entre la forge et la haie contre
-laquelle je me trouvais, une quantité d’hommes en
-mouvement s’affairaient de-ci de-là, des hommes
-aux bras nus et aux têtes hirsutes, dépoitraillés, la
-peau noircie et brûlée. J’aurais pu les compter difficilement,
-car ils se déplaçaient trop vite ; et je n’essayai
-pas de le faire. Il me suffit de voir qu’une
-moitié d’entre eux portaient des piques et des
-fourches, qu’un individu les répartissait par escouades,
-leur donnant des instructions ; et que,
-nonobstant la manœuvre régulière des marteaux,
-une hâte sauvage caractérisait leurs mouvements.</p>
-
-<p>Tout d’abord je restai pétrifié. Puis instinctivement,
-je me rapprochai de la haie, dans l’ombre,
-et regardai de nouveau. Celui qui jouait le rôle de
-chef portait sur son épaule une cognée, dont le
-large fer, sous les lueurs de la fournaise, semblait
-ruisseler de sang. Cet individu ne tenait pas en
-place. Tantôt il allait d’un groupe à l’autre, gesticulant,
-prodiguant les ordres et les encouragements,
-ou bien il retirait un homme d’une escouade et
-l’introduisait de force dans la voisine ; ou bien il
-faisait une courte harangue, dont je ne voyais que
-la mimique, car je me trouvais éloigné de cent
-pas ; ou bien il pénétrait dans la forge, et sa large
-carrure interceptait momentanément la lumière.
-C’était Petit-Jean, le forgeron.</p>
-
-<p>Je mis à profit l’obscurité passagère qui résulta
-de l’une de ces occultations, pour me rapprocher un
-peu. Je ne doutais en rien que tout cela présageât
-du sang, du feu, des crimes, des flammes montant
-vers le ciel, des cris d’épouvante dans la nuit.
-Mais je voulais en savoir davantage. Je me rapprochai
-donc, tour à tour me défilant le long de la
-haie, ou me coulant dans le fossé, tant qu’à la fin
-cinq ou six toises seulement me séparèrent de la
-horde. Arrivé là, je restai immobile, tandis que
-Petit-Jean ressortait pour distribuer une nouvelle
-brassée d’armes, agrippées aussitôt par des poignes
-avides. Je pouvais entendre, à cette heure, et ce
-que j’entendis me fit frémir. Le nom de Gargouf
-volait de bouche en bouche. On dévouait à d’atroces
-tortures et à des morts lentes le régisseur de Saint-Alais ;
-on allait lui faire expier enfin tous ses vieux
-péchés, ses attentats, ses tyrannies, hautement dénoncés
-pour la première fois.</p>
-
-<p>Enfin, quelqu’un donna le signal, en criant à
-pleine voix : « Au château ! au château ! » et à ce
-cri, les sentiments que m’inspirait le spectacle se
-métamorphosèrent en une terreur pressante. J’allai
-pour m’élancer. Je voulais apparaître en pleine
-lumière à ces hommes, les convaincre, les menacer,
-les supplier, les détourner de leur projet par un
-moyen quelconque. Mais un seul instant de réflexion
-me démontra la vanité de cette tentative.
-Ceux que j’avais devant moi n’étaient plus ces
-paysans que j’avais connus depuis toujours ; ce
-n’étaient plus des croquants mornes et résignés,
-mais bien des bêtes féroces ; je le lisais dans leurs
-gestes et dans la raucité de leurs voix. En me
-montrant je n’aboutirais qu’à me faire massacrer.
-Par cette considération je me reculai, gagnai le
-plus épais de l’ombre, et tournant les talons,
-m’élançai dans l’avenue. Les ornières et l’obscurité
-n’avaient plus aucune importance pour moi. Si je
-trébuchais, je ne le remarquais même pas. Si je
-tombais, je ne m’en souciais. En moins de deux
-minutes, j’arrivai tout hors d’haleine devant mes
-serviteurs ébahis, et m’évertuai à leur expliquer
-vite ce qu’ils devaient faire.</p>
-
-<p>— Le village a pris les armes ! haletai-je. Ils
-veulent brûler le château, et M<sup>lle</sup> Denise y est !
-Toi, Gilles, monte à cheval, galope, sans perdre une
-minute, jusqu’à Cahors, et dis-le à M. le marquis.
-Il doit amener tout ce qu’il pourra de renforts.
-Et toi, André, va-t’en à Saux. Vois l’abbé Benoît.
-Prie-le de faire tout son possible… d’amener tout
-ce qu’il pourra.</p>
-
-<p>Au lieu de répondre, ils restaient bouche bée, à
-considérer les ténèbres.</p>
-
-<p>— Et la jument, monsieur ? demanda enfin l’un
-d’eux, niaisement.</p>
-
-<p>— Imbécile ! qu’elle aille au diable ! m’écriai-je.
-Il est bien question de jument ! Ne comprends-tu
-pas que le château…</p>
-
-<p>— Et vous, monsieur ?</p>
-
-<p>— Je vais gagner le château par l’aile du jardin.
-Allons, en route ! En route, mes amis ! Cent livres
-à chacun de vous si l’on sauve le château !</p>
-
-<p>Je leur dis le château, parce que je n’osais parler
-de ce que j’avais en réalité dans l’esprit ; parce que
-je n’osais me représenter l’innocente jeune fille au
-pouvoir de ces monstres. Mais ce fut cette pensée
-qui me stimula, ce fut elle qui me donna la force,
-tandis que mes gens s’éloignaient à peine, de me
-frayer un passage à travers l’épaisseur de la haie,
-comme s’il se fût agi d’une simple toile d’araignée.
-Une fois de l’autre côté, à découvert, je traversai à
-toute vitesse un champ, puis un second, côtoyai le
-village, et me dirigeai sur les jardins qui aboutissaient
-à l’aile orientale du château. Je les connaissais
-bien : leur partie la plus éloignée des bâtiments,
-et de l’accès le plus facile, était un taillis dans
-lequel j’avais joué maintes fois étant petit. Il n’y
-avait alentour, en fait de clôture, qu’une palissade
-de planches, et plus rien entre ce taillis et la partie
-plus soignée du jardin. Ouvrant sur ce jardin, une
-poterne donnait accès à un corridor qui menait au
-grand vestibule du château. Le bâtiment, oblong et
-régulier, agrandi par le père du marquis, comprenait
-deux ailes et un corps central. A cent pas
-de la façade commençait la rue du village ; une
-large avenue, poudreuse et mal ombragée, allait de
-l’entrée principale au portail, dont les grilles restaient
-ouvertes jour et nuit.</p>
-
-<p>Les séditieux n’avaient donc à franchir qu’une
-courte distance ; nul obstacle ne les séparait de la
-maison, et une fois arrivés là, ils n’en trouveraient
-d’autres que des portes et des volets sans résistance,
-si même ces derniers étaient clos. Tout
-courant, je songeais avec effroi à ce manque absolu
-de protection, et je voyais déjà les misérables
-enfoncer les portes, envahir les parquets cirés, et
-s’engouffrer dans le large escalier.</p>
-
-<p>Cette pensée me donnait des ailes. J’avais plus
-de chemin à faire qu’eux, et des haies à franchir,
-mais les premiers bruits de leur approche n’avaient
-pas encore atteint la maison, que je me trouvais
-déjà dans le taillis, où je me frayais un chemin,
-butant contre les souches et les buissons, tombant
-à plusieurs reprises, couvert de sueur et de poussière,
-mais toujours allant de l’avant.</p>
-
-<p>A la fin je débouchai à l’air libre du jardin, parmi
-les allées ombreuses, les nymphes et les faunes ;
-et je regardai vers le village. Une sinistre lueur
-rouge apparaissait au loin parmi les troncs de
-l’avenue ; une rumeur de voix s’élevait… Ils arrivaient !
-Je ne perdis que le temps d’un simple coup
-d’œil, et je descendis au galop entre les statues
-de l’allée. Dix secondes de plus, et j’entrais dans
-l’ombre plus dense du château, j’atteignais la
-porte… Je l’éprouvai d’un coup d’épaule. Elle
-résistait ! Elle résistait, alors que chaque seconde
-était sans prix. Je ne pouvais plus voir les lueurs
-des torches, ni entendre les voix de la foule, car
-l’angle de la maison les interceptait ; mais je n’imaginais
-que trop vivement leur approche : je les
-croyais déjà à la grande porte.</p>
-
-<p>Je martelai les panneaux à coups de poing ; puis
-je cherchai à tâtons la poignée de la serrure et la
-trouvai. Elle tourna, mais la porte tint bon. Je
-la secouai. Je la secouai de nouveau, frénétiquement.
-A la fin, oubliant la prudence, j’appelai,
-de plus en plus haut. Alors, après un siècle, me
-sembla-t-il, où je restai à panteler parmi les ténèbres,
-j’ouïs dans le corridor des pas mal assurés qui
-s’approchaient, et vis naître et s’éclairer sous la
-porte une raie de lumière. Enfin, une voix chevrotante
-interrogea :</p>
-
-<p>— Qui est là ?</p>
-
-<p>— M. de Saux, répliquai-je avec impatience,
-M. de Saux ! Faites-moi entrer ! Faites-moi entrer,
-vous dis-je !</p>
-
-<p>Et je heurtai les panneaux avec colère.</p>
-
-<p>— Mais, monsieur, répondit la voix de plus en
-plus chevrotante, qu’y a-t-il donc ?</p>
-
-<p>— Ce qu’il y a ? Ils vont mettre le feu au château,
-imbécile ! m’écriai-je. Ouvrez ! ouvrez ! si vous ne
-voulez pas être brûlés vifs !</p>
-
-<p>Après une dernière hésitation, l’homme ôta la
-barre. En un clin d’œil, je me trouvai à l’intérieur,
-dans un étroit corridor aux murs salés et décrépits.
-Un vieil homme, édenté et sénile, un vieux valet
-que j’avais vu souvent occupé à dévider de la laine
-dans l’antichambre, se tenait devant moi, porteur
-d’un flambeau de fer. A ma vue, la lumière vacilla
-dans sa main, et il ouvrit une bouche démesurée.
-Je compris que je n’avais rien à attendre de lui, et
-je lui arrachai la barre pour l’assujettir de nouveau
-moi-même. Puis j’empoignai le flambeau.</p>
-
-<p>— Vite ! fis-je tout palpitant. Menez-moi auprès
-de votre maîtresse.</p>
-
-<p>— Monsieur ?</p>
-
-<p>— A l’étage ! vite ! à l’étage !</p>
-
-<p>Il voulut parler, mais je ne m’attardai pas à
-l’écouter. Connaissant le chemin, et en possession
-de la lumière, je le plantai là et me précipitai dans
-le corridor. Après avoir trébuché contre plusieurs
-matelas étalés par terre, et destinés apparemment
-à la valetaille, j’arrivai dans le vestibule. Mon
-lumignon éclairait à peine cet antre de ténèbres.
-Mais il me suffit pour voir que la porte était barricadée,
-et je me dirigeai vers l’escalier. Je mettais
-le pied sur la première marche, quand le vieux valet,
-qui me suivait de toute la vitesse dont ses jambes
-flageolantes étaient susceptibles, alla donner
-contre un rouet qui se trouvait là. Le rouet se renversa
-à grand bruit, et aussitôt un chœur de cris
-et de lamentations s’éleva, au-dessus de nos têtes.
-J’escaladai les marches quatre à quatre, et sur le
-palier trouvai mes criards, réunis en un groupe
-terrifié, auprès d’une chandelle de suif posée sur le
-parquet, et dont la douteuse lueur était bien faite
-pour augmenter leurs alarmes. Les plus proches de
-moi étaient un vieux valet de pied et un galopin,
-dont les yeux terrifiés rencontrèrent les miens tandis
-que je montais les dernières marches. Derrière eux,
-et blotties contre une banquette de tapisserie
-adossée au mur, j’aperçus le reste : trois ou quatre
-femmes, qui piaillaient et se cachaient la figure
-dans les jupes de leurs voisines. Sans lever les yeux
-ni tenir compte de ma présence, elles continuèrent
-à pousser des cris.</p>
-
-<p>Le vieillard, d’un juron chevrotant, essaya de les
-faire taire.</p>
-
-<p>— Où est Gargouf ? lui demandai-je.</p>
-
-<p>— Il est allé barrer les portes de derrière, monsieur,
-répondit-il.</p>
-
-<p>— Et mademoiselle ?</p>
-
-<p>— La voilà.</p>
-
-<p>Ce disant il s’écarta, et me montra une épaisse
-tenture qui cachait la fenêtre ogive du palier. Je
-la vis s’agiter, et de ses plis émergea Denise, son
-petit minois puéril couvert de pâleur, mais singulièrement
-calme. Elle portait une robe claire et
-flottante, ajustée en hâte, et ses cheveux non
-coiffés retombaient sur ses épaules. A la faible lueur
-des deux chandelles et dans la confusion, elle ne
-m’aperçut pas tout d’abord.</p>
-
-<p>— Gargouf est-il revenu ? demanda-t-elle.</p>
-
-<p>— Non, mademoiselle, mais…</p>
-
-<p>L’homme alla pour me désigner ; elle l’interrompit
-d’une exclamation de colère.</p>
-
-<p>— Faites taire ces idiotes, dit-elle. Oh ! faites
-taire ces idiotes ! Je ne m’entends pas moi-même !
-Que quelqu’un aille me chercher Gargouf ! Êtes-vous
-tous incapables de rien faire ?</p>
-
-<p>L’un des vieux valets se mit en route d’un
-air affairé, laissant au milieu du groupe affolé
-de terreur la frêle et pâle jeune fille qui de tout
-son pouvoir se défendait contre la crainte. La
-tenture sombre qu’elle avait derrière elle mettait
-bien en relief la beauté de son visage et de ses
-formes, mais l’admiration était le dernier de mes
-soucis.</p>
-
-<p>— Mademoiselle, dis-je, vous allez fuir par la
-porte du jardin.</p>
-
-<p>Elle tressaillit et me regarda fixement, de ses
-yeux dilatés.</p>
-
-<p>— Monsieur de Saux, murmura-t-elle. Vous ici ?
-Je ne… Je ne comprends pas. Je croyais…</p>
-
-<p>— Tout le village est en marche, dis-je. Dans un
-moment ils seront ici.</p>
-
-<p>— Ils y sont déjà, répondit-elle d’une voix faible.</p>
-
-<p>Elle voulait dire seulement que par la fenêtre
-elle venait de les voir approcher ; mais la sourde
-rumeur qui montait dans l’air, au dehors, et traversait
-les murs, à chaque instant plus haute et plus
-menaçante, fit interpréter ses paroles autrement.
-Les femmes pâlirent en l’écoutant et redoublèrent
-de lamentations. Un faux mouvement convulsif de
-l’une d’elles renversa l’un des flambeaux. Le vieillard
-qui m’avait ouvert se mit à pleurer.</p>
-
-<p>— Morbleu ! criai-je rudement, ces oiseaux de
-malheur ne se tairont-ils pas ?</p>
-
-<p>Car ce vacarme m’empêchait de réfléchir, et la
-réflexion était plus nécessaire que jamais.</p>
-
-<p>— Taisez-vous, idiotes, continuai-je, personne ne
-vous fera de mal, à vous. Et vous, mademoiselle,
-veuillez venir avec moi. Il n’y a pas un instant à
-perdre. Le jardin par où je suis entré…</p>
-
-<p>Mais elle me regarda de telle sorte que je me tus.</p>
-
-<p>— Est-il indispensable de partir ? interrogea-t-elle.
-N’y a-t-il plus d’autre moyen, monsieur ?</p>
-
-<p>Le brouhaha, au dehors, devenait plus violent.</p>
-
-<p>— Qu’avez-vous en fait d’hommes ? dis-je.</p>
-
-<p>— Voici Gargouf, répondit-elle. Il vous le dira.</p>
-
-<p>Je me tournai, et vis surgir de la cage d’escalier
-le régisseur, comme toujours dur et sévère. Il tenait
-un flambeau d’une main et un pistolet de l’autre ;
-et je remarquai dans son regard une expression de
-fureur concentrée. A son aspect, les femmes se
-remirent à brailler de plus belle. Mais je fus bien
-aise de le voir, car lui du moins ne montrait aucun
-signe de faiblesse. Je lui demandai combien il avait
-d’hommes.</p>
-
-<p>— Ils sont devant vous, répliqua-t-il, sèchement,
-sans paraître étonné de ma présence.</p>
-
-<p>— C’est là tout ?</p>
-
-<p>— Il y en avait trois autres, dit-il. Mais j’ai trouvé
-les portes déverrouillées, et les oiseaux envolés. Je
-réserve à l’un d’eux ceci, reprit-il, avec un sombre
-regard sur son pistolet.</p>
-
-<p>— Il faut que mademoiselle s’en aille.</p>
-
-<p>Il haussa les épaules avec une indifférence qui me
-mit hors de moi.</p>
-
-<p>— Comment voulez-vous ? fit-il.</p>
-
-<p>— Par la porte du jardin.</p>
-
-<p>— Ils y sont. Le château est cerné.</p>
-
-<p>Je jetai un cri de détresse ; et au même moment,
-comme pour confirmer son dire, un coup furieux
-retentit sur la grande porte d’entrée, et réveillant
-tous les échos de la maison, proclama que l’heure
-fatale était venue. Un second coup suivit le premier,
-puis une grêle de coups. Tandis que les servantes
-braillaient en s’accrochant les unes aux autres,
-j’échangeai un regard avec Denise.</p>
-
-<p>— Il faut vous cacher, murmurai-je.</p>
-
-<p>— Non, non, fit-elle.</p>
-
-<p>— Nous trouverons bien un endroit, dis-je, en
-jetant à la ronde un regard angoissé, et sans tenir
-compte de sa réponse. (Le fracas des coups devenait
-assourdissant.) Dans le…</p>
-
-<p>— Je ne me cacherai pas, monsieur, déclara-t-elle.</p>
-
-<p>Son visage était blême, et ses yeux vacillaient
-à chaque coup. Mais celle que j’avais devant moi
-n’était plus la jeune vierge qui était restée muette
-en ma présence quelques jours plus tôt ; c’était
-bien M<sup>lle</sup> de Saint-Alais, dépositaire d’un long
-passé d’honneur.</p>
-
-<p>— Ce sont nos vassaux. Je vais leur parler,
-reprit-elle en s’avançant avec bravoure, malgré le
-tremblement de ses lèvres. Et s’ils osent…</p>
-
-<p>— Ils ont perdu le sens, répliquai-je. Ils sont
-fous ! Mais il reste une chance, et je n’en vois guère
-d’autre. Si je m’adresse à eux avant qu’ils n’aient
-pénétré, je réussirai peut-être. Un instant, mademoiselle ;
-masquez cette lumière, je vous prie.</p>
-
-<p>Quelqu’un m’obéit ; je me retournai fiévreusement
-et saisis la tenture. Mais Gargouf me devança.
-Il retint mon bras, et arrêta mon geste.</p>
-
-<p>— Qu’est-ce donc ? Qu’allez-vous faire ? grogna-t-il.</p>
-
-<p>— Leur parler de la fenêtre.</p>
-
-<p>— Ils ne vous écouteront pas.</p>
-
-<p>— N’importe, je veux essayer. Que nous reste-t-il
-d’autre ?</p>
-
-<p>— Des balles et de l’acier, répondit-il, d’un ton
-qui me fit frémir. Voilà les fusils de chasse de M. le
-marquis ; ils portent juste. Prenez-en un, monsieur
-le vicomte ; je prendrai l’autre. Il en reste encore
-deux, et nos hommes savent tirer. Nous tiendrons
-l’escalier, à tout le moins.</p>
-
-<p>Je pris machinalement l’un des fusils, au milieu
-de cet affreux tintamarre : des lamentations et
-un tonnerre de coups à l’intérieur ; au dehors, les
-hurlements farouches de la foule forcenée. Nul
-secours à attendre, de toute une heure ; et sur le
-moment le cœur me défaillit dans cette passe
-désespérée. J’admirai le courage du régisseur.</p>
-
-<p>— Vous n’avez pas peur ? lui demandai-je.</p>
-
-<p>Je savais à quel point il avait foulé les pauvres
-misérables du dehors ; combien il les avait affamés,
-pressurés et maltraités depuis de longues années.</p>
-
-<p>Il maudit ces brutes.</p>
-
-<p>— Vous défendrez mademoiselle ? dis-je fiévreusement.</p>
-
-<p>Je voulais, je crois, me fortifier de son assurance.</p>
-
-<p>Il m’étreignit la main dans une poigne de fer, et
-je n’en demandai pas davantage. Mais au bout d’un
-instant je poussai un cri.</p>
-
-<p>— Ah ! mais ils vont mettre le feu au château !
-exclamai-je. A quoi bon tenir l’escalier, s’ils nous
-grillent comme des rats ?</p>
-
-<p>— Nous mourrons ensemble, fut sa seule réponse.</p>
-
-<p>Et décochant un coup de pied à l’une des
-pleurardes accroupies :</p>
-
-<p>— Te tairas-tu, carogne ! dit-il. Crois-tu que ça
-te sauvera, de brailler ?</p>
-
-<p>Mais j’entendis la porte du bas se disloquer, et
-bondissant à la fenêtre, j’écartai la tenture. Un
-flot de clarté rougeâtre pénétra, qui teignit le plafond
-d’une couleur de sang. Ma seule crainte était
-d’arriver trop tard, et que la porte cédât ou que
-la foule enfonçât la poterne avant que je pusse me
-faire entendre. Par bonheur la fenêtre ne résista
-point, je l’ouvris toute grande, une bouffée d’air
-frais me fouetta le visage, et en un clin d’œil je
-fus dehors, sur l’étroite corniche de la fenêtre surmontant
-la grande porte. Au-dessous de moi s’étalait
-un spectacle que, Dieu merci ! bien peu de
-châteaux en France avaient vu depuis les années
-d’Henri III.</p>
-
-<p>Un peu à l’écart, le grand colombier brûlait, et
-projetait en l’air une colonne de fumée qui, se
-rabattant sur l’avenue, cachait tout ce qui se
-trouvait derrière sous un voile fuligineux traversé
-de temps à autre par l’ardente réverbération des
-flammes. Silhouettés en noir sur la clarté, des hommes,
-actifs comme des démons, attisaient le feu avec
-de la paille. Au delà du colombier flambaient une
-remise et une meule de foin ; et plus près, juste
-devant le château, une multitude de formes mouvantes
-couraient de-ci de-là, les unes s’attaquant à
-la porte et aux fenêtres, d’autres apportant du
-combustible, toutes s’agitant, vociférant, riant — riant
-d’un rire de damnés, à la musique des flammes
-crépitantes et des vitres qui éclataient.</p>
-
-<p>Je vis au premier rang Petit-Jean qui donnait
-des ordres ; et des hommes l’entouraient. Aussi
-acharnées que les hommes, il y avait également des
-femmes, et une entre autres, toute dépoitraillée,
-hurlant des malédictions et brandissant ses armes,
-qui ajoutait à la scène une note suprême d’atrocité.
-Ce fut elle qui me vit la première ; et me désignant
-avec des mots infâmes, elle nous maudissait, moi
-et ceux du château, et à grands cris demandait
-notre sang.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c8">CHAPITRE VIII<br />
-<span class="small">GARGOUF</span></h2>
-
-
-<p>Les uns réclamaient le silence, les autres me
-considéraient stupidement, ou me montraient à
-leurs voisins ; mais la plupart firent chorus à la
-femme : enragés par ma présence, ils me tendaient
-le poing, me criaient d’abjectes menaces et des
-injures immondes. Pour une minute l’air retentit
-d’« A bas les seigneurs ! A bas les tyrans ! » ce qui
-me parut un fort mauvais signe. Mais bientôt, soit
-qu’ils aperçurent le régisseur, soit qu’ils retournèrent
-simplement à leur haine primitive, dont mon
-apparition venait de les détourner, ce cri fut remplacé
-par un mugissant tollé de « Gargouf ! Gargouf ! » — tollé
-si plein d’avidité sanguinaire et
-accompagné de menaces si atroces, que le cœur
-faiblissait et que l’on devenait pâle à les entendre.</p>
-
-<p>— Gargouf ! Gargouf ! Livrez-nous Gargouf ! hurlaient-ils.
-Livrez-nous Gargouf, et il mangera de
-l’or fondu ! Livrez-nous Gargouf, et nos filles n’auront
-plus rien à craindre de lui !</p>
-
-<p>Je frémis à l’idée que Denise entendait ; je frémis
-à l’idée du péril où elle se trouvait. Les misérables
-d’en bas n’avaient plus rien d’humain ; l’influence
-de cette énergumène les transformait en démentes
-bêtes fauves, ivres d’incendie et de licence. Quand
-la fumée du bâtiment en feu se rabattit dans un
-remous et me cacha la foule dont la rauque huée
-sortait de cette noirceur, je crus entendre, non des
-hommes, mais un sabbat de chiens enragés.</p>
-
-<p>La fumée s’écarta ; et un coup de feu partit des
-derniers rangs. J’entendis un carreau éclater à côté
-de moi. Un individu plus proche me lança un tison
-enflammé qui retomba sur la corniche, flambant et
-pétillant, près de mon pied. D’un coup de talon, je le
-projetai à bas.</p>
-
-<p>Ce geste apaisa momentanément le tumulte, et je
-saisis l’occasion.</p>
-
-<p>— Vils gredins ! m’écriai-je, m’efforçant de
-dominer de la voix le sifflement des flammes.
-Retirez-vous ! Les soldats de Cahors sont en route.
-Il y a une heure que je les ai envoyés chercher.
-Retirez-vous avant leur arrivée, et j’intercéderai
-en votre faveur. Restez pour commettre de nouveaux
-méfaits, et vous serez jugés à mort tous
-jusqu’au dernier !</p>
-
-<p>On me répondit par des hurlements dérisoires.
-Les soldats étaient avec eux, ajoutaient les uns.
-Il n’y avait plus d’aristocrates, et leurs châteaux
-appartenaient au peuple, criaient les autres. Un
-ivrogne s’obstinait stupidement à brailler : « A
-bas la Bastille ! A bas la Bastille ! »</p>
-
-<p>Un instant de plus, et je perdais ma chance.
-J’agitai la main.</p>
-
-<p>— Qu’est-ce que vous voulez ? proclamai-je.</p>
-
-<p>— « Justice ! » vociféra l’un ; et un autre : « Vengeance ! »
-Un troisième : « Gargouf ! » Et tous en
-chœur : « Gargouf ! Gargouf ! » jusqu’au moment
-où Petit-Jean apaisa le tumulte.</p>
-
-<p>— Assez ! intima sa voix rauque et brutale.
-Sommes-nous venus ici simplement pour gueuler ?
-Et quant à vous, seigneur, livrez-nous Gargouf,
-et on vous laissera partir. Sans quoi, nous brûlons
-le château, et vous tous avec.</p>
-
-<p>— Vil manant ! m’écriai-je. Nous avons des fusils,
-et…</p>
-
-<p>— Les rats ont beau avoir des dents, ils grilleront !
-Ils grilleront ! répliqua-t-il.</p>
-
-<p>Et il désigna triomphalement, de sa cognée, les
-bâtiments en feu.</p>
-
-<p>— Ils grilleront !… Mais écoutez bien, seigneur,
-reprit-il, vous avez une minute pour vous décider.
-Livrez-nous Gargouf à discrétion, et les autres
-pourront se retirer.</p>
-
-<p>— Tous ?</p>
-
-<p>— Oui, tous.</p>
-
-<p>Je frissonnai.</p>
-
-<p>— Mais Gargouf ? dis-je. Allez-vous… Qu’allez-vous
-faire de lui ?</p>
-
-<p>— Le faire rôtir ! rugit le forgeron, avec un
-affreux blasphème, et les sacripants qui l’entouraient
-eurent un rire de damnés. Le faire rôtir,
-après l’avoir écorché vif !</p>
-
-<p>Je tremblai. De Cahors le secours ne pouvait
-venir avant une heure entière. De Saux il pouvait
-ne pas venir du tout. La porte au-dessous de moi
-ne résisterait plus guère longtemps, et ces brutes
-étaient trente contre un, et affolées par leur désir
-de vengeance. Ils avaient des siècles de griefs à
-assouvir ; ils croyaient arrivé le jour du règlement
-des comptes, et cette idée changeait ces rustres en
-démons. Les flammes qu’ils venaient d’allumer augmentaient
-leur confiance. L’incendie passait dans
-leurs veines.</p>
-
-<p>— A bas la Bastille ! A bas les tyrans !</p>
-
-<p>J’hésitais.</p>
-
-<p>— Une minute, cria le forgeron, avec un geste
-expressif ; vous avez une minute. Gargouf ou tout
-le monde !</p>
-
-<p>— Attendez !</p>
-
-<p>Je fis demi-tour et rentrai. Laissant derrière
-moi la clarté fuligineuse, les pigeons tournoyants,
-les hideuses formes noires, l’effroi et la confusion
-de la nuit, je retournai à cet autre spectacle, guère
-plus réconfortant ; car le palier, éclairé par deux
-uniques chandelles, coulant dans leurs bobèches
-d’étain, n’empruntait à l’extérieur qu’un reflet
-rougeâtre du sinistre. Les femmes avaient cessé
-leurs lamentations et leurs sanglots, et se serraient
-en un groupe silencieux et terrifié. Les vieux valets
-et le galopin se passaient la langue sur les lèvres,
-et leurs regards allaient furtivement des armes
-qu’ils tenaient à la figure du voisin. Denise seule se
-maîtrisait, pâle et volontaire. Je lançai un bref coup
-d’œil à la svelte petite personne en robe claire, et
-me détournai. Je n’osais dire ce que j’avais dans
-l’esprit. Elle avait entendu, donc…</p>
-
-<p>Ce fut elle qui l’exprima.</p>
-
-<p>— Vous leur avez répondu ? me glissa-t-elle, en
-me regardant dans le blanc des yeux.</p>
-
-<p>— Non, dis-je, en baissant les paupières. Ils nous
-ont donné une minute pour nous décider…</p>
-
-<p>— Je l’ai entendu, répondit-elle, en frissonnant.
-Répondez-leur.</p>
-
-<p>— Mais, mademoiselle…</p>
-
-<p>— Répondez-leur : jamais ! jamais ! s’écria-t-elle
-fiévreusement. Vite, ou ils vont croire que nous
-pourrions céder !</p>
-
-<p>Néanmoins j’hésitais, tandis que les flammes
-crépitaient au dehors. Qu’importait, après tout,
-devant sa vie à elle, la vie de ce fripon ? Qu’importait
-ce déshonnête individu, qui depuis tant
-d’années pressurait les pauvres et déshonorait
-des innocentes, comparé à sa jeunesse ? Ce fut
-un moment redoutable d’indécision.</p>
-
-<p>— Mademoiselle, murmurai-je à la fin, en évitant
-son regard, vous n’avez pas réfléchi, sans doute.
-Mais refuser cette offre, c’est vouloir nous sacrifier
-tous… sans le sauver.</p>
-
-<p>— Si fait, j’ai réfléchi ! répondit-elle, avec un
-geste d’impatience. J’ai réfléchi. Mais il a été le
-régisseur de mon père, et il l’est de mon frère ; s’il
-a péché, c’est à leur service. C’est donc à eux d’en
-porter la peine. Et d’ailleurs, qui sait si l’on en
-viendra là ? reprit-elle, les traits altérés et les yeux
-soudain remplis d’effroi. Ils n’oseront pas, dites !
-ils n’oseront jamais…</p>
-
-<p>— Où est-il ? demandai-je rudement.</p>
-
-<p>Elle montra l’encoignure derrière elle. J’y regardai,
-et j’en crus à peine mes yeux. L’homme
-que j’avais laissé plein du courage du désespoir,
-prêt à vendre chèrement sa vie, était à cette heure
-ratatiné sur lui-même, dans l’angle le plus sombre
-de la banquette de tapisserie. Bien que j’eusse
-parlé de lui à voix basse, et sans le nommer, il
-m’entendit, et relevant la tête, montra un visage
-digne de son attitude : une face livide et suante
-de peur, une face qui, déjà vile quand la dureté
-la rehaussait, semblait maintenant la plus abjecte
-de la terre. Se peut-il, ô ciel ! que la peur réduise
-un homme à cet état ! Il s’efforça de parler en rencontrant
-mon regard, mais aucun son ne sortit de
-ses lèvres, et il ne fit que s’effondrer davantage,
-vraie statue de la panique et de la culpabilité.</p>
-
-<p>Je voulus savoir des autres ce qui lui était arrivé.</p>
-
-<p>— Qu’a-t-il donc ? demandai-je.</p>
-
-<p>Personne ne répondit ; mais la vérité m’apparut.
-Tant qu’il nous avait vus tous dans le
-même péril, tant qu’il s’était considéré comme une
-simple unité parmi d’autres, le courage naturel à
-un homme l’avait soutenu. Mais Dieu sait quelles
-voix trop familières pour lui, quels accents d’hommes
-affamés et de femmes déshonorées il avait
-perçus dans la clameur farouche qui exigeait sa
-vie ! quelles plaintes des défunts, quelles malédictions
-d’enfants suspendus à des seins taris ! En
-tout cas, et quoi qu’il eût cru y entendre, ce cri
-de mort réclamant son sang — son sang à lui — l’avait
-démoralisé. Sur-le-champ, d’un coup, ce cri
-l’avait rejeté, lâche et tremblant, dans son coin,
-où il levait des mains suppliantes.</p>
-
-<p>Une telle peur est contagieuse. J’allai à lui,
-outré, et le secouai.</p>
-
-<p>— Debout ! chien ! dis-je. Debout, et tâche de
-défendre ta peau, ou, par le ciel, personne ne la
-défendra !</p>
-
-<p>Il se releva.</p>
-
-<p>— Voilà, voilà, monsieur, balbutia-t-il. Je suis
-prêt à lutter pour mademoiselle. Je suis prêt…</p>
-
-<p>Mais je l’entendais claquer des dents, et je
-voyais ses yeux errer de-ci de-là, comme ceux d’un
-lièvre entouré par les chiens. Je compris que je
-n’avais rien à espérer de lui. Au même moment une
-huée sauvage au dehors m’avertit que notre délai
-expirait ; et je le repoussai pour regagner la fenêtre.</p>
-
-<p>Trop tard. Je ne l’avais pas atteinte qu’un coup
-tonitruant retentit sur la grande porte, et fit sursauter
-les chandelles et piailler les femmes. Sur
-l’instant je crus que tout était perdu. Une pierre
-traversa la fenêtre, suivie d’une seconde et d’une
-troisième. Les débris de verre tombèrent sur nous ;
-le courant d’air éteignit une chandelle ; et les
-femmes, folles de terreur et poussant des cris
-affreux, s’enfuirent dans toutes les directions.
-Joints à cela, les rugissements de la foule extérieure,
-le luminaire lugubre et les plus lugubres
-reflets du feu, la confusion et la panique suprêmes,
-m’égarèrent au point que je restai une minute
-indécis, inerte, promenant autour de moi des
-regards affolés. La couardise en moi n’attendait
-qu’un signal. Mais quelqu’un me toucha le bras,
-et me retournant je vis à mon côté Denise, la face
-levée vers moi.</p>
-
-<p>Elle était blême, et l’épouvante qu’elle avait
-si longtemps contenue lui agrandissait les yeux.
-Sa main pesa plus fort ; elle tituba, se raccrochant
-à mon bras.</p>
-
-<p>— Ah ! chuchota-t-elle à mon oreille, d’une
-voix qui m’alla droit au cœur. Sauvez-moi !
-sauvez-moi ! Ne reste-t-il plus aucune ressource ?
-Dites, monsieur ? Est-ce qu’il nous faut mourir ?</p>
-
-<p>— Il nous faut gagner du temps, répliquai-je.
-(Le courage me revenait merveilleusement, à la
-sentir appuyée contre moi.) Tout n’est pas fini.
-Je vais leur parler.</p>
-
-<p>Et l’asseyant sur la banquette, je courus à la
-fenêtre et m’avançai au dehors. A première vue,
-les choses en étaient restées au même point. Les
-flammes ondulantes, la lueur, la traînée de fumée
-et les étincelles, rien n’avait changé. Mais un
-second coup d’œil me montra que les incendiaires
-ne couraient plus çà et là autour du feu, et se
-massaient en une troupe compacte juste au-dessous
-de moi, aux abords de la porte, attendant qu’elle
-leur livrât passage. Dans l’espoir de les retarder,
-je les hélai frénétiquement ; j’appelai Petit-Jean
-par son nom. Mais le hourvari les empêcha de
-m’entendre, ou bien ils ne voulurent pas m’écouter ;
-et pendant que je m’évertuais vainement, la
-grande porte céda enfin, et avec des rugissements
-de triomphe la foule se rua dans le château.</p>
-
-<p>Il n’y avait plus un instant à perdre. D’un bond
-je repassai par la fenêtre, tout en empoignant le
-fusil que Gargouf m’avait donné ; mais j’eus la
-stupeur de ne plus trouver personne sur le palier.
-La maison tremblait sous les piétinements ; les
-cris de triomphe résonnaient déjà dans les corridors ;
-dans dix secondes, la tourbe infâme serait
-sur nous. Mais où donc avait passé Denise ? Et
-Gargouf ? Et les valets, les femmes de chambre,
-le galopin, que j’avais laissés ici ?</p>
-
-<p>Confronté à l’improviste avec l’instant suprême,
-je demeurai tout d’abord paralysé, comme il arrive
-dans les cauchemars. Puis, un premier choc
-de pieds lourds retentit sur l’escalier, et je perçus
-un léger cri, quelque part vers ma droite. Aussitôt
-je courus à la porte qui, de ce côté, menait à l’aile
-gauche. Je l’ouvris précipitamment, et la franchis,
-pas une seconde trop tôt. Le moindre retard, et
-les plus avancés des révoltés m’auraient aperçu.
-Je n’eus que le temps de tourner la clef, qui se
-trouvait heureusement à l’intérieur.</p>
-
-<p>Au plus vite, je traversai la pièce, et me dirigeai
-vers l’autre extrémité où une porte ouverte laissait
-échapper de la lumière. Je traversai la pièce suivante,
-qui était vide, et arrivai dans la dernière
-de l’enfilade.</p>
-
-<p>J’y trouvai les fugitifs. Dans la précipitation de
-leur fuite, ils n’avaient même pas songé à fermer
-la porte derrière eux. Dans ce dernier refuge — le
-boudoir de la marquise, blanc et or — je les
-trouvai blottis parmi les chaises à dossiers dorés
-et les coussins à fleurs. Ils n’avaient apporté
-qu’une seule chandelle avec eux, et les soieries,
-les brimborions et les bibelots sur lesquels tombait
-cette sombre clarté, rendaient plus affreuses
-à voir leurs faces blanches et leurs prunelles hagardes.
-Entassés dans le coin le plus reculé, ils
-me regardaient venir.</p>
-
-<p>Par un excès de lâcheté, ils avaient mis Denise
-au premier rang ; ou peut-être s’y plaça-t-elle dans
-l’attente de mon arrivée. Elle me reconnut donc
-avant eux, et les rassura. Quand je pus m’entendre
-parler, je demandai où était Gargouf.</p>
-
-<p>Ils ne s’étaient pas aperçus de son absence, et
-ils se récrièrent, disant qu’il avait pris lui-même
-ce chemin.</p>
-
-<p>— Et vous le suiviez ?</p>
-
-<p>— Oui, monsieur.</p>
-
-<p>Ceci expliquait leur fuite, mais non la disparition
-du régisseur. Au fait, peu importait de savoir où il
-était allé, car il n’y avait guère de secours à attendre
-de lui. Je jetai autour de moi un regard de détresse ;
-même les amours joufflus des lambris semblaient se
-railler de notre danger. Grâce à mon fusil, j’avais
-un coup à tirer, je tenais une vie entre mes mains.
-Mais à quoi bon ? Dans un instant, d’ici une minute
-ou deux au maximum, les portes seraient enfoncées,
-la horde de bêtes fauves se déverserait sur nous…</p>
-
-<p>— Oh ! monsieur ! l’escalier du réduit ! Il s’est
-sauvé par l’escalier du réduit !</p>
-
-<p>C’était le galopin qui parlait. Lui seul gardait
-sa présence d’esprit.</p>
-
-<p>— Où est ce réduit ? dis-je.</p>
-
-<p>Le gamin s’élança pour me guider, mais Denise
-s’empara de la chandelle avant lui. Elle me fit
-retourner en arrière, dans le passage de deux ou
-trois pieds qui séparait cette pièce de la seconde
-de l’enfilade. Dans le mur de ce passage elle ouvrit
-la porte d’une espèce de réduit. En avançant la
-tête, j’aperçus les premières marches d’un escalier.
-A cette vue mon cœur bondit.</p>
-
-<p>— Cela mène à l’étage supérieur ? dis-je.</p>
-
-<p>— Non, monsieur ; sur le toit !</p>
-
-<p>— Montez, montez vite ! m’écriai-je, pris d’une
-impatience folle. Nous gagnerons du temps. Vite.
-Ils arrivent.</p>
-
-<p>Car la porte du bout de l’enfilade, la porte que
-j’avais fermée à clef, je l’entendais craquer et se
-fendre sous leurs poussées. D’un instant à l’autre
-elle pouvait leur livrer passage. D’où j’étais, en
-attendant de fermer la marche, leurs cris rauques
-et leurs blasphèmes parvenaient à mes oreilles.
-Mais la porte tint bon ; ou du moins elle tint assez
-longtemps. Avant qu’elle ne s’abattît, nous étions
-sur les marches et j’avais fermé derrière moi la
-porte du réduit. Alors, me tenant aux jupes de la
-femme qui me précédait, je grimpai vivement, — toujours
-plus haut dans ces ténèbres où flottait
-un remugle de chauves-souris, — et presque avant
-d’oser y croire, je me trouvai sur le toit au milieu
-des fugitifs, haletant et tremblant. La lueur des
-communs en feu qui montait d’en bas éclairait,
-proche de nous, un grand corps de cheminées ;
-elle rougissait le ciel au-dessus de nos têtes et
-empourprait le feuillage d’un noyer qui s’élevait
-à la hauteur de nos yeux. Mais autour de nous
-toute la déclivité inférieure de la toiture, avec les
-chéneaux de plomb qui la bordaient, restaient
-dans les ténèbres, épaissies par le contraste. Au-dessous,
-les flammes crépitaient, et d’épais nuages
-de fumée s’envolaient à ras du faîte ; mais où
-nous étions, le bruit de l’incendie aussi bien que le
-tumulte de la bacchanale ne nous arrivaient qu’atténués.
-Le souffle de la nuit rafraîchit nos fronts,
-et je m’accordai une minute pour penser, reprendre
-haleine, regarder autour de moi.</p>
-
-<p>— Y a-t-il un autre accès au toit ? demandai-je
-avec inquiétude.</p>
-
-<p>— Oui, monsieur, il y en a un autre.</p>
-
-<p>— Où ?… Mais non, restez ici, et gardez cette
-porte, dis-je, en passant mon fusil à l’homme qui
-venait de me répondre. Et que ce gamin vienne
-avec moi, pour me montrer. Mademoiselle, restez
-ici, je vous prie.</p>
-
-<p>Le galopin m’emmena jusque tout au bout du
-toit, et me montra une large trappe qui s’ouvrait
-dans une lame de plomb, entre les deux versants.
-Cette trappe n’avait pas de fermeture à l’extérieur,
-et je restai tout d’abord perplexe ; mais j’aperçus,
-quelques pieds plus loin, un grand tas de briques,
-déposé là, me dit-on plus tard, au cours de réparations.
-J’entrepris de les faire passer au plus vite
-sur la trappe, et le gamin suivit mon exemple.
-Au bout de deux minutes nous en avions empilé
-une bonne centaine sur le panneau. J’ordonnai à
-mon compagnon d’en ajouter encore autant, puis
-le laissai à l’œuvre et courus rejoindre les femmes.</p>
-
-<p>On pouvait toujours brûler la maison sous nos
-pieds ; cela restait trop certain, et il en résulterait
-pour nous une mort affreuse. Néanmoins je respirais
-plus librement ici. Dans le boudoir blanc et
-or de la marquise, parmi les miroirs et les amours,
-les capitonnages de soie et les Vénus peintes, le
-cœur me défaillait. J’étouffais, dans cette pièce
-aux lourds parfums ; je m’y représentais les brutes
-paysannes s’élançant sur nous, sur les femmes
-hurlantes, tapies en vain derrière les chaises et les
-bergères ; et cette imagination odieuse m’accablait.
-Ici, à découvert, sous le libre ciel, nous pouvions
-tout au moins mourir en combattant. Au
-delà des chéneaux, s’ouvrait le vide ; le moins brave
-n’avait ici rien de plus à craindre que la mort.
-En outre nous obtenions un répit, car le bâtiment
-était vaste, et le feu ne pouvait l’envelopper tout
-de suite jusqu’au haut.</p>
-
-<p>Le secours aussi viendrait peut-être. Abritant
-mes yeux de la clarté inférieure, je regardai dans
-la direction du village et sur la route de Cahors.
-D’ici une heure au plus, le secours pouvait arriver.
-La lueur de l’incendie devait se voir de plusieurs
-lieues ; elle aiguillonnerait les vengeurs. L’abbé
-Benoît, également, s’il trouvait de l’aide, pouvait
-être ici à tout moment. Il nous restait de l’espoir.</p>
-
-<p>Soudain, comme nous étions réunis, les femmes
-sanglotant et gémissant, le vieux serviteur parla.</p>
-
-<p>— Où est M. Gargouf ? chuchota-t-il tout bas.</p>
-
-<p>— Oh ! m’écriai-je, je l’avais oublié.</p>
-
-<p>— Il est monté ici, reprit l’homme, en regardant
-autour de lui. Cette porte était ouverte, monsieur
-le vicomte, quand nous y sommes arrivés.</p>
-
-<p>— Hé bien alors, où est-il ?</p>
-
-<p>Je regardai à la ronde. Tout le toit, je l’ai déjà
-dit, était sombre ; il n’était pas tout entier au
-même niveau ; et çà et là des cheminées obstruaient
-la vue. Dans l’obscurité, le régisseur pouvait à
-notre insu se trouver caché près de nous ; à moins
-qu’il ne se fût précipité à bas, de désespoir. Cependant,
-le gamin que j’avais laissé auprès du tas de
-briques arriva en courant.</p>
-
-<p>— Il y a quelqu’un là-bas ! dit-il.</p>
-
-<p>Et, terrifié, il s’accrocha au vieux valet.</p>
-
-<p>— Ce doit être Gargouf ! répliquai-je. Attendez-moi
-ici !</p>
-
-<p>Et, sans écouter les femmes qui me suppliaient
-de rester, je m’avançai rapidement sur les plombs
-jusqu’à l’autre trappe, et fouillai des yeux les ténèbres.
-Tout d’abord je ne vis personne, quoique la lumière
-reflétée par les arbres eût permis de distinguer
-un individu placé plus près du faîte. Mais bientôt
-je perçus un léger mouvement : il y avait quelqu’un
-là-bas, tout au bord du toit. Je m’avançai avec
-précaution, ne sachant à qui j’avais affaire ; et
-contre un corps de cheminée je découvris Gargouf.</p>
-
-<p>Il était accroupi sur le faîtage, dans l’ombre la
-plus noire, à l’endroit où le mur terminal de l’aile
-du levant dominait le jardin par où j’étais entré.
-Ce mur terminal n’avait pas de fenêtres, et la plus
-grande partie du jardin au-dessous restait dans
-l’obscurité, car l’angle de la maison s’interposait
-entre lui et les bâtiments en feu. Je crus que le
-régisseur s’était enfui jusque-là, pour se cacher, et
-j’attribuai à l’obscurité qu’il ne me reconnût pas.
-A mon approche, il se dressa à genoux sur le rebord,
-et me fit face, en grondant comme un chien.</p>
-
-<p>— Arrière ! dit-il, d’une voix qui n’avait plus
-rien d’humain. Arrière, ou sinon…</p>
-
-<p>— Du calme, l’ami, répliquai-je posément, et
-commençant à croire que la peur lui troublait la
-cervelle. C’est moi, M. de Saux.</p>
-
-<p>— Arrière ! était sa seule réponse, et bien qu’il
-fût accroupi si bas que je ne pouvais voir sa silhouette
-se détacher sur les arbres éclairés, je vis
-reluire le canon du pistolet dont il m’ajustait. Arrière !
-Donnez-moi une minute ! rien qu’une minute
-(sa voix chevrotait) et je ferai la nique à ces démons !
-Si vous approchez, si vous donnez l’alarme,
-je ne mourrai pas seul ! Non, je ne mourrai pas
-seul ! Arrière !</p>
-
-<p>— Êtes-vous fou ? dis-je.</p>
-
-<p>— Arrière, ou je fais feu ! grogna-t-il. Je ne
-mourrai pas seul.</p>
-
-<p>Il était agenouillé tout au bord du toit, se retenant
-de la main gauche à la cheminée. Dans cette
-position, m’élancer sur lui c’était courir à la mort ;
-et je n’avais rien à y gagner. Je reculai d’un pas.
-A l’instant même où j’exécutais ce geste, il passa
-par-dessus le bord et disparut.</p>
-
-<p>Avec un recul involontaire, je respirai profondément,
-et prêtai l’oreille. Mais je ne perçus aucun
-bruit de chute ; et comme une nouvelle idée me
-venait à l’esprit, je m’avançai jusqu’au bord et
-regardai par-dessus.</p>
-
-<p>Le régisseur était suspendu en l’air, à une dizaine
-de pieds au-dessous de moi. Il descendait ;
-il descendait d’un pied à la fois, lentement, par saccades ;
-sa forme obscure devenait de plus en plus
-vague. Instinctivement je tâtai autour de moi ; et
-au bout d’une seconde ma main rencontra la corde
-qui le soutenait. Elle était amarrée à la cheminée.
-Alors je compris. Ce mode d’évasion qu’il avait
-conçu, et en prévision duquel il tenait peut-être
-la corde toute prête, ce parfait vilain en avait
-conservé l’idée pour lui seul, afin d’améliorer ses
-chances, et pour n’avoir point à céder le pas à
-Denise et aux femmes. A cette découverte, dans
-le premier moment d’indignation, je fus presque
-tenté de couper la corde et de le faire choir ; puis
-je songeai que s’il s’échappait, le chemin restait
-libre pour d’autres. Juste comme je pensais à cela,
-je vis dans le jardin au-dessous de moi briller soudain
-un éclat de lumière, et un flot d’une quinzaine
-de révoltés surgit du coin, et se dirigea vers
-la porte par laquelle j’avais pénétré dans le château.</p>
-
-<p>Je retins mon souffle. Le régisseur, suspendu au-dessous
-de moi et arrivé alors à mi-chemin du sol,
-s’arrêta, et ne fit plus un mouvement. Mais il balançait
-encore un peu de-ci de-là, et dans la vive
-lumière des torches que portaient les nouveaux
-venus, je distinguais chaque nœud de la corde, et
-même le bout traînant sur le sol, auquel se communiquait
-son mouvement.</p>
-
-<p>Les misérables, pour atteindre la porte, devaient
-passer à un pas de la corde, à un pas de ce bout
-traînant ; mais dans leur hâte et leur exaltation,
-et aveuglés par la lumière de leurs torches, ils
-pouvaient ne pas le remarquer. Je cessai de respirer
-quand le chef arriva auprès ; je crus qu’il allait
-le voir. Mais il passa, et disparut sous la porte.
-Trois autres à la fois dépassèrent la corde. Un
-cinquième, puis encore trois, et deux. Je commençais
-à respirer. Il ne restait qu’une femme,
-celle dont les imprécations m’avaient accueilli lors
-de mon apparition à la fenêtre. Il n’était pas vraisemblable
-qu’elle le vît. Elle courait pour rattraper
-les autres ; elle tenait une torche de son poing
-droit, si bien que la clarté s’interposait entre elle
-et la corde. Et de plus elle agitait son brandon
-avec une frénésie d’énergumène, tout en trépignant
-et excitant les hommes au pillage.</p>
-
-<p>Mais, comme si la présence de celui qui leur
-avait fait tant de mal à tous eût eu sur elle une
-influence occulte, comme si un sens particulier
-l’avertissait de sa présence, jusqu’au milieu de ce
-pandémonium, elle s’arrêta court au-dessous de
-lui, prête à poser le pied sur le seuil. Je la vis
-tourner la tête avec lenteur. Elle leva les yeux, en
-mettant la lumière de côté. Elle l’aperçut !</p>
-
-<p>Avec un hurlement de joie elle se jeta sur l’extrémité
-de la corde, et se mit à tirer dessus comme
-si par ce moyen elle allait le tenir plus tôt. Elle
-emplissait l’air de ses cris de triomphe et de ses
-glapissements aigus. Les hommes qui étaient déjà
-dans la maison l’entendirent, et ressortirent, et
-d’autres avec eux. Agenouillé sur le rebord, je fus
-horrifié de rencontrer sous mes yeux le regard
-révulsé de leurs prunelles fauves. Quant à ce malheureux
-arrêté dans sa fuite égoïste, et suspendu
-là sans recours entre ciel et terre, Dieu sait quelles
-devaient être ses pensées !</p>
-
-<p>Il se mit à grimper, pour remonter ; et il réussit
-à gagner, une main après l’autre, une douzaine
-de pieds. Mais il se soutenait déjà depuis plusieurs
-minutes ; et arrivé à ce point la force lui manqua.
-Des muscles humains ne pouvaient faire davantage.
-Il tenta de se hisser jusqu’au nœud suivant, mais
-il retomba en poussant un gémissement. Puis il
-me regarda.</p>
-
-<p>— Remontez-moi ! haleta-t-il, d’une voix presque
-éteinte. Pour l’amour de Dieu ! je vous en
-prie, remontez-moi !</p>
-
-<p>Mais les misérables d’en bas tenaient le bout de
-la corde, et il m’eût été impossible de le soulever,
-même si j’avais possédé la force nécessaire. Je
-l’en avertis, et l’exhortai à grimper, s’il tenait à
-la vie. Dans un instant il serait trop tard.</p>
-
-<p>Il le comprit. Spasmodiquement il s’enleva jusqu’au
-nœud suivant, et tint bon. D’un autre effort
-désespéré, il gagna le prochain ; mais je croyais
-entendre ses muscles éclater, et son souffle était
-à bout. Trois nœuds de plus — ils étaient espacés
-d’un pied environ — et il atteignait le toit.</p>
-
-<p>Mais il leva vers moi son visage, et je lus dans
-ses yeux le désespoir. Il n’en pouvait plus, et tandis
-qu’il restait suspendu, les hommes, avec des éclats
-de rire, commencèrent à ballotter la corde de côté
-et d’autre. Il perdit prise, et avec un cri plaintif
-se laissa glisser de trois ou quatre pieds, avant de
-se rattraper, et de rester là, muet.</p>
-
-<p>A ce moment, le groupe au-dessous de lui était
-devenu une foule, une horde d’êtres en démence,
-poussant de folles vociférations, et bondissant vers
-lui comme des chiens vers la nourriture ; et bien
-que les traits du condamné fussent alors dans
-l’ombre et invisibles pour moi, je ne pus soutenir
-l’horreur du spectacle. Je me relevai pour me reculer,
-frissonnant, guettant le bruit de sa chute.
-Au lieu de cela, je ne m’étais pas encore retiré,
-qu’un éclair de feu m’aveugla, me brûlant presque
-le visage ; un coup de pistolet retentit, et le corps
-du régisseur plongea la tête la première, laissant
-derrière lui un petit nuage de fumée.</p>
-
-<p>Il avait trompé l’attente de ses ennemis.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c9">CHAPITRE IX<br />
-<span class="small">LES TROIS COULEURS</span></h2>
-
-
-<p>On sut plus tard qu’ils s’étaient jetés sur le
-cadavre et l’avaient mis en pièces, comme des
-chiens furieux. Mais j’en avais vu assez. Tout
-vertigineux, je restai quelques instants appuyé
-contre la cheminée, tremblant comme une femme,
-prêt à défaillir. L’affreuse tragédie n’avait eu qu’un
-seul spectateur : moi ; et l’étrange solitude dans
-laquelle j’y avais assisté, agenouillé au bord du
-toit du château, enveloppé dans le vent de la nuit
-et le tumulte qui montait vers moi, m’avait secoué
-jusqu’au tréfonds de l’être. Si les bandits étaient
-survenus alors, je n’aurais pas levé un doigt ; mais
-heureusement, si mon réveil fut prompt, c’est à
-une autre main que je le dus. J’entendis derrière
-moi un bruit de pas, et en me retournant j’aperçus
-dans l’ombre la silhouette de M<sup>lle</sup> de Saint-Alais.</p>
-
-<p>— Monsieur, dit-elle, venez-vous ?</p>
-
-<p>D’un bond je me relevai, honteux et saisi de
-remords. Je l’avais oubliée, elle et tout, devant ce
-drame.</p>
-
-<p>— Qu’y a-t-il ? demandai-je.</p>
-
-<p>— Le feu est au château.</p>
-
-<p>Elle dit cela d’un ton si calme que je crus d’abord
-avoir mal entendu ; et pourtant j’avais annoncé
-moi-même que la chose arriverait.</p>
-
-<p>— A quel château, mademoiselle ? A celui-ci ?
-dis-je tout hébété.</p>
-
-<p>— Oui, répondit-elle, aussi calme que devant. La
-fumée sort par l’escalier du réduit. Je crois qu’ils
-ont mis le feu à l’aile orientale.</p>
-
-<p>Je retournai bien vite avec elle, et avant même
-d’avoir atteint la petite porte par où nous étions
-montés, je vis qu’elle ne se trompait pas. Un léger
-tourbillon de fumée blanchâtre, à peine visible dans
-la nuit, filtrait par le joint, entre le panneau et le
-chambranle. Les femmes étaient encore autour à
-examiner la chose ; mais pendant que je les regardais,
-ahuri et me demandant ce qu’il convenait
-de faire, leur groupe se dispersa, et je restai seul
-avec Denise devant le flot de fumée qui devenait
-à chaque instant plus épais et plus noir.</p>
-
-<p>Quelques minutes auparavant, aussitôt après
-avoir quitté l’étage inférieur, je me croyais capable
-d’affronter ce danger. Tout valait mieux que d’être
-pris avec les femmes, dans l’air confiné de ces
-pièces luxueuses, parfumées d’ambre et de rose, et
-de jasmin entêtant, — d’y être pris par les fauves
-qui nous poursuivaient. A cette heure le danger
-qui apparaissait le plus pressant me semblait aussi
-le pire.</p>
-
-<p>— Nous allons retirer les briques ! m’écriai-je.
-Vite, il faut ouvrir cette trappe. Il n’y a pas d’autre
-voie de salut. Allons, mademoiselle, aidez-moi, je
-vous prie !</p>
-
-<p>— Ceux-là s’en occupent, répondit-elle.</p>
-
-<p>Je vis alors où avaient couru femmes et laquais.
-Ils étaient déjà auprès de la trappe, se démenant
-avec frénésie pour la débarrasser des briques que
-nous y avions empilées. Tout aussitôt leur précipitation
-me gagna.</p>
-
-<p>— Venez, mademoiselle, venez ! m’écriai-je, en
-faisant vers le groupe un pas machinal. Les bandits
-sont apparemment occupés là-dessous à piller, et
-nous leur échapperons. D’ailleurs, c’est notre unique
-moyen de salut.</p>
-
-<p>J’étais encore agité et troublé — soit dit à ma
-honte — par le sort de Gargouf ; et comme elle ne
-me répondit pas tout de suite, je me retournai
-avec impatience. Je fus stupéfait de me trouver
-seul. Dans l’obscurité, il était difficile de voir
-quelqu’un à plus de deux ou trois toises, et le voile
-de fumée s’élargissait. Pourtant, elle était à côté
-de moi il n’y avait qu’un instant, elle ne pouvait
-donc être bien loin. Je fis quelques pas de droite
-et de gauche, et regardai plus attentivement.
-Alors je la découvris. Elle était agenouillée contre
-une cheminée, la face ensevelie entre ses mains.
-Sa chevelure lui retombait sur les épaules et cachait
-en partie sa robe claire.</p>
-
-<p>L’heure me parut mal choisie, et je la touchai
-du doigt avec irritation.</p>
-
-<p>— Mademoiselle, dis-je, il n’y a pas une minute
-à perdre ! Venez ! La trappe est dégagée.</p>
-
-<p>Elle leva les yeux, et la calme pâleur de son
-visage me dégrisa.</p>
-
-<p>— Je ne viens pas, dit-elle, à voix basse. Adieu,
-monsieur !</p>
-
-<p>— Vous ne venez pas ? m’écriai-je.</p>
-
-<p>— Non, monsieur ; sauvez-vous, répliqua-t-elle,
-d’un ton ferme et tranquille.</p>
-
-<p>Et elle me regardait en tenant toujours les mains
-jointes, comme si elle n’attendait que mon départ
-pour se remettre en prières.</p>
-
-<p>Je trépignais.</p>
-
-<p>— Mais, mademoiselle ! m’écriai-je, en considérant
-sa forme vêtue de blanc, que ces ténèbres
-rayées de temps à autre par le trait de feu d’une
-flammèche jaillissante, faisaient paraître presque
-irréelle ; mais, mademoiselle, comprenez donc ! ceci
-n’est pas un jeu. Rester ici, c’est vouloir mourir !
-mourir ! Le château est en feu. Ce toit qui nous
-supporte ne tardera pas à s’écrouler…</p>
-
-<p>— Plutôt cela, répondit-elle, en levant la main,
-et Dieu sait quelle noblesse féminine inspirait à
-l’enfant cette minute suprême. Plutôt cela, que de
-tomber en leur pouvoir ! Je suis une Saint-Alais,
-et je saurai mourir, continua-t-elle avec fermeté,
-mais je ne dois pas tomber vivante entre leurs
-mains. Vous, monsieur, sauvez votre vie. Allez, je
-prierai Dieu pour vous.</p>
-
-<p>— Et moi pour vous, mademoiselle, répondis-je,
-dans un élan d’abnégation. Si vous restez, je reste.</p>
-
-<p>Elle me regarda un moment, troublée. Puis elle
-se remit debout avec lenteur. Les domestiques
-avaient disparu, laissant la trappe ouverte ; personne
-n’était encore monté. Nous avions le toit à
-nous. Je la vis frissonner en regardant autour
-d’elle : et dans la même seconde je la soulevais
-entre mes bras — elle ne pesait pas plus qu’un enfant — et
-je traversais la moitié du toit. Elle poussa
-un léger cri de protestation, de reproche, et se
-débattit un peu. Mais je ne l’en serrai que plus
-étroitement et continuai à courir. De la trappe,
-une échelle menait en bas. Tant bien que mal, la
-soutenant toujours d’une main, je descendis jusqu’au
-pied de l’échelle, et me trouvai dans un
-corridor entièrement obscur. D’un côté cependant,
-tout au fond, brillait une lumière. J’emportai la
-jeune fille dans cette direction. Les cheveux contre
-mes lèvres, la tête sur ma poitrine, elle ne luttait
-plus ; et j’atteignis bientôt le haut d’un escalier.
-Ce devait être un escalier de service, car il était
-nu, étroit et laid, avec des murs blanchis à la
-chaux et d’une propreté douteuse. Il n’y avait
-par là aucune trace d’incendie, la fumée elle-même
-n’y parvenait pas encore ; mais à mi-descente des
-degrés, un flambeau renversé, mais qui brûlait encore,
-gisait sur une marche, comme si quelqu’un
-venait de le laisser tomber. De tout le rez-de-chaussée
-de la maison s’élevait un affreux vacarme de
-désordre et d’orgie, des cris de détresse, des encouragements,
-des rires. Je fis halte pour écouter.</p>
-
-<p>Denise se redressa un peu entre mes bras.</p>
-
-<p>— Mettez-moi par terre, monsieur, chuchota-t-elle.</p>
-
-<p>— Vous viendrez ?</p>
-
-<p>— Je ferai ce que vous me direz de faire.</p>
-
-<p>Je la déposai dans l’angle du corridor, au haut
-de l’escalier ; et je lui demandai à voix basse ce
-qu’il y avait derrière la porte que j’apercevais au
-bas des degrés.</p>
-
-<p>— La cuisine, répondit-elle.</p>
-
-<p>— Si j’avais un manteau quelconque pour vous
-envelopper, dis-je, je crois que nous passerions. Ils
-ne nous cherchent plus. Ils sont occupés à piller
-et à boire.</p>
-
-<p>— Voulez-vous prendre la lumière ? chuchota-t-elle,
-toute tremblante. Dans l’une de ces pièces-ci
-nous trouverons peut-être quelque chose.</p>
-
-<p>A pas de loup, je descendis les marches nues,
-et, l’ayant ramassé, je remontai avec le flambeau
-en main. Comme je me rapprochais de Denise,
-nos regards se rencontrèrent, et une rougeur, qui
-se fonçait de plus en plus, envahit son visage,
-comme l’aurore s’étale sur l’aube grise. Cette rougeur
-une fois venue, elle demeura ; la jeune fille
-baissa les yeux et s’éloigna un peu de moi, éperdue
-et confuse. Nous étions seuls ; et pour la première
-fois de la nuit, je pense, elle s’avisa de ses cheveux
-en désordre et de sa toilette négligée : elle se rappela
-qu’elle était une femme et moi un homme.</p>
-
-<p>Le moment était singulier pour songer à de
-telles choses ; alors qu’à tout instant la porte pouvait
-s’ouvrir, au bas de l’escalier devant nous, et
-livrer passage à une douzaine de bandits assoiffés
-de butin, et de pis encore. Mais cette expression et
-ce geste me réchauffèrent le cœur et firent battre
-mes artères avec plus de force que jamais. Le
-courage me revint à flots, et doubla mes énergies.
-Je me sentais capable de défendre l’escalier contre
-cent, contre mille ennemis, aussi longtemps qu’elle
-serait au haut. Par-dessus tout, j’admirais comment
-j’avais pu la porter dans mes bras une minute
-plus tôt, la serrer contre ma poitrine et sentir sur
-mes lèvres le contact de ses cheveux, en restant
-insensible ! Dorénavant, je serais incapable de la
-porter sans que mon pouls battît plus vite. Cette
-certitude me pénétra tandis que j’étais à côté
-d’elle, au haut des marches nues, affectant de
-prêter l’oreille aux bruits d’en dessous, afin de lui
-laisser le temps de se remettre.</p>
-
-<p>Mais je ne tardai pas à écouter plus sérieusement,
-car le bacchanal redoublait dans la cuisine que
-nous devions traverser pour fuir ; et dans le même
-temps que je faisais cette remarque, une odeur de
-bois brûlé me parvint aux narines, avec une bouffée
-de fumée, et m’avertit que le feu se propageait au
-corps de bâtiment dans lequel nous nous trouvions.
-Derrière nous, à l’opposé de l’escalier, il y avait
-une porte ; le long du couloir à gauche par où nous
-étions venus, se trouvaient d’autres portes. Je
-confiai la chandelle à Denise, et la priai d’aller
-jeter un coup d’œil dans les chambres.</p>
-
-<p>— Vous trouverez bien un manteau, ou quelque
-chose ! dis-je vivement. Nous ne pouvons nous
-attarder. Moi, pendant ce temps-là…</p>
-
-<p>Un bruit me coupa la parole : la porte au bas
-de l’escalier s’ouvrit violemment, et un homme s’y
-précipita tête baissée, qui se mit à grimper les
-marches deux à deux. Il portait un flambeau devant
-lui et dans la main droite une grosse barre de fer.
-Un sauvage ouragan de vociférations pénétra avec
-lui par l’ouverture.</p>
-
-<p>Sa brusque apparition ne nous laissa pas le
-temps de faire un mouvement. Je vis du coin de
-l’œil notre luminaire prêt à s’échapper des mains
-de Denise, que paralysait la terreur. Je lui repris
-le flambeau, éteignis la chandelle, et l’arrachai du
-chandelier de fer, que j’empoignai à pleine main ;
-puis, penché en avant, j’attendis l’homme de pied
-ferme. J’avais laissé mon épée dans l’autre aile du
-château et me trouvais sans arme ; mais le chandelier
-pouvait en tenir lieu, grâce à l’étroitesse
-de l’escalier et sous ce plafond bas et incliné. Si
-personne d’autre ne survenait, le chandelier ferait
-l’affaire.</p>
-
-<p>L’homme était aux deux tiers du degré, tenant
-le lumière haute devant lui. Quatre ou cinq marches
-seulement le séparaient de nous ! Mais soudain il
-trébucha, sacra, et tomba lourdement sur le nez.
-La lumière qu’il portait s’éteignit, et nous fûmes
-dans les ténèbres !</p>
-
-<p>Instinctivement j’empoignai dans ma main
-gauche la main de Denise pour arrêter le cri
-qu’elle allait pousser ; et nous restâmes comme
-deux statues, sans oser respirer. L’homme, si
-proche de nous, mais toujours ignorant de notre
-présence, continuait à sacrer. Au bout d’une
-effroyable minute d’angoisse, qu’il passa, j’imagine,
-à chercher son flambeau à tâtons, ses pas
-pesants redescendirent les marches. On avait refermé
-la porte du bas, et il ne réussit pas tout
-d’abord à trouver le loquet. Mais il y parvint enfin,
-et ouvrit la porte. Alors je reculai, et à la faveur
-du vacarme qui envahit aussitôt l’escalier, j’attirai
-Denise dans la chambre derrière nous, dont je
-refermai la porte qui faisait face aux marches, et
-je restai aux aguets.</p>
-
-<p>Je croyais entendre battre son cœur. A coup sûr
-j’entendais battre le mien. Dans cette chambre,
-nous étions provisoirement en sûreté ; mais comment
-pouvions-nous, sans lumière, trouver un
-déguisement pour la jeune fille ? Et je regrettais
-presque d’avoir quitté l’escalier. Nous étions dans
-une obscurité complète, et tout restait invisible
-dans cette chambre, qui sentait le renfermé, ou
-plutôt la souris. Mais comme je remarquais cette
-odeur, le relent de bois brûlé, qui avait pénétré
-sans doute avec nous, se renforça et masqua l’autre
-odeur. Pareil au bruit du vent, le ronflement de
-l’incendie qui se rapprochait devenait perceptible,
-avec le crépitement lointain des flammes. Le cœur
-me manqua.</p>
-
-<p>— Mademoiselle, dis-je à voix basse.</p>
-
-<p>Je la tenais toujours par la main.</p>
-
-<p>— Oui, monsieur, murmura-t-elle d’une voix
-faible.</p>
-
-<p>Et elle me parut s’appuyer contre moi.</p>
-
-<p>— N’y a-t-il pas de fenêtre à cette chambre ?</p>
-
-<p>— Je crois que les volets sont mis, murmura-t-elle.</p>
-
-<p>Je songeais à présent que le chemin de la cuisine
-étant coupé, il nous restait à fuir par les fenêtres.
-Je fis un pas dans leur direction. Je voulais lâcher
-la main de la jeune fille, afin de libérer la mienne
-pour me diriger à tâtons, mais je la sentis avec
-surprise s’accrocher à moi et refuser de me laisser
-aller. Puis je l’entendis soupirer dans les ténèbres ;
-et elle s’appuya sur moi, comme prête à s’évanouir.</p>
-
-<p>— Courage, mademoiselle ; courage ! dis-je, terrifié
-à cette seule pensée.</p>
-
-<p>— Oh ! que j’ai peur ! geignit-elle à mon oreille.
-J’ai si peur ! Sauvez-moi, monsieur ! sauvez-moi !</p>
-
-<p>Elle venait de se montrer si brave un peu plus
-tôt que je fus stupéfait. J’ignorais que le courage
-de la femme la plus vaillante a de ces faiblesses-là.
-Mais je n’eus guère le temps d’y songer. Sa masse
-pesait entre mes bras, plus inerte à chaque instant,
-et le cœur me battait éperdument, à chercher
-autour de moi un secours, une pensée, une idée.
-Mais je scrutai en vain les ténèbres. Je ne me
-rappelais même plus où se trouvait la porte d’entrée.
-Je ne discernais pas le moindre filet de fumée
-qui m’eût révélé l’emplacement des fenêtres. J’étais
-seul avec Denise, et sans défense ; nous avions
-la retraite coupée, et les flammes se rapprochaient.
-Je sentis sa tête retomber en arrière, et compris
-qu’elle venait de perdre connaissance. Tout ce que
-je pouvais faire dans le noir était de la soutenir,
-et de guetter le retour des pas de l’homme ou tout
-autre événement qui allait survenir.</p>
-
-<p>Pour une durée assez longue, ou qui me parut
-telle, il ne se produisit rien. Puis un soudain éclat
-de tapage m’apprit que la porte se rouvrait, au
-bas de l’escalier ; après quoi un claquement de
-sabots retentit sur les marches nues. Je discernai
-alors où se trouvait la porte de la chambre, et
-vivement mais avec douceur je déposai Denise
-sur le plancher, un peu en arrière de cette porte,
-et me postai sur le seuil. Je tenais toujours mon
-chandelier, et j’étais prêt à toute extrémité.</p>
-
-<p>Je les entendis passer, avec un battement de
-cœur ; puis ils firent halte, et je serrai mon arme ;
-et soudain une voix qui m’était familière lança un
-ordre, et poussant un cri de joie je tirai brusquement
-la porte et me dressai devant eux, comme ils
-me le racontèrent plus tard, avec la mine d’un
-spectre sortant du tombeau. Ils étaient quatre,
-et le plus proche de nous était l’abbé Benoît.</p>
-
-<p>Le bon prêtre me sauta au cou et m’embrassa.</p>
-
-<p>— Vous n’êtes pas blessé ? cria-t-il.</p>
-
-<p>— Non, dis-je, d’une voix sépulcrale. Vous voilà
-donc arrivé ?</p>
-
-<p>— Oui, répondit-il, assez tôt pour vous sauver,
-Dieu soit loué ! Dieu soit loué ! Et mademoiselle ?
-Mademoiselle de Saint-Alais ? ajouta-t-il avec vivacité,
-en me considérant comme s’il me croyait hors
-de mon sens. Ne savez-vous rien d’elle ?</p>
-
-<p>Je lui tournai le dos sans rien dire, et rentrai
-dans la chambre. Il me suivit avec de la lumière,
-et les trois hommes, parmi lesquels se trouvait
-Buton, entrèrent à sa suite. Ce n’étaient que de
-grossiers paysans, mais ils se reculèrent et se découvrirent,
-à la vue de Denise. Elle gisait où je
-l’avais laissée, la tête reposant sur le sombre tapis
-de sa chevelure, au milieu duquel sa face enfantine,
-aux yeux mi-clos et levés au plafond, prenait la
-pâleur et la solennité de la mort. Pour moi, j’étais
-tellement épuisé d’émotions que je la regardai presque
-avec indifférence. Mais le curé poussa un cri.</p>
-
-<p>— Mot Dieu ! fit-il, un sanglot dans la voix.
-Est-ce qu’ils l’ont tuée ?</p>
-
-<p>— Non, répondis-je. Elle n’est qu’évanouie. S’il
-y a une femme ici…</p>
-
-<p>— Il n’y a pas de femme ici à qui j’ose me fier,
-répondit-il entre ses dents.</p>
-
-<p>Et il ordonna à l’un des hommes d’aller chercher
-de l’eau, en ajoutant quelques paroles que je
-ne saisis pas.</p>
-
-<p>L’homme revint presque tout de suite, et l’abbé
-Benoît, l’ayant fait mettre à l’écart ainsi que ses
-compagnons, humecta les lèvres de la jeune fille,
-après lui avoir jeté quelques gouttes sur la figure.
-Il agissait avec un air de hâte qui m’intriguait ;
-mais je m’aperçus bientôt que la chambre s’emplissait
-de fumée. En allant moi-même à la porte,
-je vis au bout du corridor la rouge réverbération
-du feu, et je perçus un lointain écroulement de
-pierres et de madriers. Je compris alors l’attitude
-de l’abbé Benoît, et je lui proposai d’emporter la
-jeune fille au dehors.</p>
-
-<p>— Elle ne se ranimera jamais ici, dis-je avec un
-sanglot dans la gorge. Elle va suffoquer, si nous
-ne lui donnons de l’air.</p>
-
-<p>Une volute de fumée dense qui passait dans le
-couloir vint confirmer tout à point mes paroles.</p>
-
-<p>— En effet, dit le prêtre avec lenteur. C’est
-aussi mon avis, mon fils, mais…</p>
-
-<p>— Mais quoi ? m’écriai-je. Il est périlleux de
-nous attarder !</p>
-
-<p>— Vous avez envoyé un messager à Cahors ?</p>
-
-<p>— Qui, répondis-je. Est-ce que le marquis serait
-arrivé ?</p>
-
-<p>— Non pas ; et sachez-le, monsieur le vicomte, je
-n’ai avec moi que ces quatre hommes, ajouta-t-il.
-Si j’avais cherché à en réunir davantage, je serais
-peut-être arrivé trop tard. Et avec ceux-ci seulement,
-je ne sais que faire. La moitié des pauvres
-misérables qui ont commis ce forfait sont perdus
-de boisson. Les autres ne me connaissent pas…</p>
-
-<p>— Mais je croyais… je croyais que tout était
-fini, m’écriai-je stupéfait.</p>
-
-<p>— Non, fit-il gravement. On nous a laissés passer,
-après discussion. Moi, je suis du Comité, ainsi que
-Buton. Mais quand ils vous verront, et encore plus
-M<sup>lle</sup> de Saint-Alais… je ne sais ce qu’ils sont capables
-de faire, mon ami.</p>
-
-<p>— Mais, mon Dieu ! m’écriai-je. Ils n’oseront
-sûrement pas…</p>
-
-<p>— Non, monseigneur, ils n’oseront pas, n’ayez
-crainte !</p>
-
-<p>Ces paroles sortaient de la fumée. C’était Buton
-qui les prononçait. En même temps, il s’avança,
-une pesante barre de fer au poing, et ses gros bras
-velus retroussés jusqu’aux coudes.</p>
-
-<p>— Mais il y a une chose que vous devrez faire,
-dit-il.</p>
-
-<p>— Quoi donc ?</p>
-
-<p>— Vous devrez mettre la cocarde tricolore.
-Avec cela ils n’oseront pas vous toucher.</p>
-
-<p>Il montrait un naïf orgueil, que je trouvai tout
-d’abord inintelligible. Je le comprends mieux à
-cette heure. Le lendemain, déjà, ce n’était plus
-pour moi une énigme, mais une redoutable merveille.</p>
-
-<p>Le prêtre saisit l’idée au vol.</p>
-
-<p>— Parfait, dit-il. Buton a trouvé. Ils vous respecteront
-avec cela.</p>
-
-<p>Et sans me laisser le temps de parler, il détacha
-la large rosette piquée à sa soutane, et l’épingla
-sur ma poitrine.</p>
-
-<p>— La vôtre, maintenant, Buton, reprit-il (et
-prenant celle du forgeron — elle n’était rien moins
-que propre — il l’assujettit sur l’épaule de Denise).
-Allons, monsieur le vicomte, emportez-la. Vite, ou
-nous allons étouffer. Buton et moi marcherons devant,
-et nos amis que voici vous suivront.</p>
-
-<p>Denise, poussant des soupirs et des sanglots,
-commençait à revenir à elle, quand je la soulevai
-dans mes bras ; et nous toussions tous à cause de
-la fumée. Celle-ci emplissait le couloir ; eussions-nous
-tardé une minute de plus, et nous n’aurions
-pu passer sans danger, car les flammes léchaient
-déjà la porte de la pièce voisine, et dardaient vers
-nous des langues irritées. Néanmoins, nous descendîmes
-tant bien que mal l’escalier, avec notre aide
-mutuelle. Au bas, la porte fermée nous retint un
-instant, et lorsqu’elle s’ouvrit nous fûmes bien
-aises de déboucher pêle-mêle dans la cuisine, où
-nous restâmes à reprendre haleine, en nous frottant
-les yeux.</p>
-
-<p>C’était la grande cuisine du château, celle qui
-avait vu les apprêts de tant de festins et contenu
-de tels monceaux de venaison ; mais je fus heureux
-pour Denise qu’elle tînt sa figure cachée contre ma
-poitrine, et qu’elle n’en pût voir l’aspect actuel.
-Un grand feu, alimenté avec du lard et des jambons,
-flambait dans l’âtre, et devant ce feu, en
-guise de viande, les dépouilles de trois chiens rôtissaient
-à la broche et imprégnaient l’air d’une odeur
-de chair grillée. C’étaient les chiens favoris du marquis,
-tués par méchanceté pure. Au-dessous d’eux,
-sur le carreau jonché de bouteilles, le vin répandu
-formait un lac où les meubles brisés et les caisses
-défoncées faisaient comme des îles. Tout ce que
-les émeutiers ne pouvaient emporter ils le mettaient
-en pièces. Sous nos yeux mêmes, dans un
-coin, une femme emplissait son tablier à même
-un grand tas de sel piétiné, et trois ou quatre
-individus achevaient de piller le dressoir. Mais le
-plus grand nombre des paysans s’étaient retirés
-au dehors, et nous les entendions applaudir hideusement
-aux flammes, pousser des acclamations
-lorsqu’une cheminée tombait ou qu’une fenêtre
-éclatait, et jeter dans le feu tout être vivant qui
-avait le malheur de leur tomber sous la main.</p>
-
-<p>Les pillards, à notre vue, s’éclipsèrent avec des
-mines haineuses de loups forcés de lâcher leur
-proie. Ils durent répandre la nouvelle de notre
-arrivée, car dans le temps bref que nous restâmes
-dans la cuisine, le hourvari du dehors s’apaisa,
-et ce fut au milieu d’un effrayant silence que nous
-apparûmes à la porte.</p>
-
-<p>La lueur de l’incendie éclairait comme en plein
-jour la rangée d’êtres féroces qui se tenaient devant
-nous, à côté du vaste amas de débris qui
-témoignaient de leur fureur. Au début nous étions
-dans l’ombre du mur, et invisibles pour eux ; mais
-quand nous eûmes avancé de quelques pas, le
-silence menaçant prit fin, et la foule, avec un
-hurlement de rage, s’élança, comme une meute de
-chiens déchaînés. Ces êtres au front bas et aux
-chevelures hirsutes, à demi nus et barbouillés de
-sang et de suie, ressemblaient davantage à des
-bêtes qu’à des hommes ; et ils s’élancèrent comme
-des fauves, claquant des mâchoires, tandis que des
-derniers rangs — car ceux des premiers ne savaient
-plus que rugir — s’élevaient les cris de : « Mort aux
-tyrans ! Mort aux accapareurs ! » Mêlés au fracas
-de l’incendie, ces cris suffisaient à intimider les
-plus résolus.</p>
-
-<p>Si mon escorte avait faibli une seconde, c’en
-était fait de nous. Maïs elle resta ferme, et sa contenance
-assurée en imposa à la foule qui se retira
-en grognant et réclamant notre mort, à l’exception
-d’un seul homme. Celui-là s’avança pour me
-porter un coup de couteau. Sur-le-champ Buton
-leva sa barre de fer, et avec un cri formidable de :
-« Respect aux trois couleurs ! » il l’étendit sur le sol,
-et mit le pied sur son corps.</p>
-
-<p>— Respect aux trois couleurs ! cria-t-il à nouveau
-de sa voix de tonnerre.</p>
-
-<p>Et ces mots eurent un effet magique. A leur son,
-la foule se rejeta en arrière et sur les côtés, et
-les yeux se fixèrent stupidement sur moi et mon
-fardeau.</p>
-
-<p>— Respect aux trois couleurs ! cria l’abbé Benoît,
-en levant la main.</p>
-
-<p>Et il fit le signe de la croix. A cette vue cent
-voix reprirent le cri ; et sans me laisser le temps
-de me reconnaître, ceux qui une minute plus tôt
-réclamaient notre mort se rejetèrent les uns sur
-les autres, en criant d’une seule voix :</p>
-
-<p>— Place ! place aux trois couleurs !</p>
-
-<p>Il y avait quelque chose d’indiciblement nouveau,
-d’étrange, de redoutable, dans un tel respect accordé
-par ces brutes à un mot, à un bout de ruban,
-à une idée. L’impression que j’en ressentis ne s’est
-jamais complètement effacée. Mais sur le coup je
-m’en rendis à peine compte. J’entendais et voyais
-les choses indistinctement. Comme dans un songe,
-je m’avançai parmi la cohue, et trébuchant sous
-mon fardeau, passai entre deux rangs de faces
-bestiales, puis descendis l’avenue, jusqu’à la grille.
-Arrivé là, l’abbé Benoît voulut me prendre Denise,
-mais je ne le lui permis pas.</p>
-
-<p>— A Saux ! A Saux ! dis-je fiévreusement.</p>
-
-<p>Et alors, sans bien savoir comment, je me trouvai
-installé sur mon cheval, avec la jeune fille devant
-moi. Et nous prîmes la route de Saux, éclairés
-chemin faisant par les flammes du château en feu.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c10">CHAPITRE X<br />
-<span class="small">LE MATIN QUI SUIT LA TEMPÊTE</span></h2>
-
-
-<p>Arrivés au carrefour, l’abbé Benoît eut la précaution
-d’y laisser un homme pour attendre ceux
-qui venaient de Cahors, et leur faire savoir que
-M<sup>lle</sup> de Saint-Alais était sauvée. Nous avions fait
-à peine une demi-lieue quand un bruit de galopade
-nous annonça qu’ils nous suivaient. Je commençais
-à sortir de l’hébétude où m’avaient plongé les
-émotions de la nuit, et j’arrêtai mon cheval pour
-transmettre mon fardeau à M. de Saint-Alais, au
-cas où il voudrait s’en charger.</p>
-
-<p>Mais il ne faisait point partie de la troupe.
-C’était Louis qui la conduisait, et je fus étonné de
-ne voir avec lui que six ou sept domestiques, le
-vieux M. de Gontaut, l’un des Harincourt et un
-étranger. Leurs chevaux étaient haletants et fumants
-de leur course rapide, et les yeux des cavaliers
-étincelaient d’émotion. Nul ne parut trouver
-singulier de me voir porter Denise ; mais quand tous
-eurent en hâte remercié Dieu de son salut, ils s’informèrent
-bien vite du nombre des émeutiers.</p>
-
-<p>— Près d’une centaine, dis-je. Autant du moins
-que j’en puis juger. Mais où est M. le marquis ?</p>
-
-<p>— Il n’était pas revenu quand on nous a donné
-l’alarme.</p>
-
-<p>— Vous êtes bien peu nombreux.</p>
-
-<p>Louis poussa un juron de dépit.</p>
-
-<p>— C’est tout ce que j’ai pu rassembler, dit-il.
-Marignac apprenait au même moment que le feu
-était à son château, et il a emmené une douzaine
-de nos hôtes. Une vingtaine ont pris peur ; et ils
-sont montés à cheval au plus vite pour aller voir
-ce qui se passait chez eux. En somme, conclut-il
-amèrement, j’ai vu que chacun pensait d’abord à
-soi. Réserve faite, bien entendu, de mes excellents
-amis ici présents.</p>
-
-<p>M. de Gontaut s’efforça de ricaner, mais il s’étrangla
-faute de souffle.</p>
-
-<p>— C’est une des beautés du malheur, haleta-t-il.</p>
-
-<p>Le pauvre homme avait peine à se tenir en
-selle.</p>
-
-<p>— Mais vous allez venir à Saux ! dis-je, comme
-ils tournaient bride dans une nuée de vapeur qui
-se détachait vaguement sur la nuit.</p>
-
-<p>— Non pas ! répondit Louis, en sacrant de nouveau
-(mais je trouvai tout naturel qu’il fût hors
-de lui, et que son humeur paisible de toujours
-l’eût abandonné). C’est l’instant ou jamais ! Si
-nous les attrapons sur le fait…</p>
-
-<p>Je n’entendis pas le reste. Ses paroles se perdirent
-dans le trot des chevaux, qu’ils poussaient de l’éperon
-en dévalant la route. Ils étaient déjà à cinquante
-pas, quand l’un d’eux, se détachant de la
-cavalcade, tourna bride et s’en revint vers moi.
-C’était l’étranger, le seul de la compagnie, en
-dehors des serviteurs, que je ne connaissais pas.</p>
-
-<p>— Comment sont-ils armés, je vous prie ? me
-demanda-t-il.</p>
-
-<p>— Ils ont au moins un fusil, répondis-je, en
-l’examinant avec curiosité. Peut-être plus, à cette
-heure. La majorité avait des piques et des fourches.</p>
-
-<p>— Et leur chef ?</p>
-
-<p>— C’est Petit-Jean, le maréchal ferrant de Saint-Alais,
-qui les commandait.</p>
-
-<p>— Je vous remercie, monsieur le vicomte, dit-il
-en saluant.</p>
-
-<p>Puis, donnant de l’éperon à sa monture, il partit
-au galop pour rejoindre les autres.</p>
-
-<p>Je n’étais pas en état de les seconder, et il me
-tardait de remettre Denise aux soins des femmes.
-Quand donc ils eurent disparu, nous poursuivîmes
-notre chemin. L’abbé Benoît et moi nous taisions,
-pensifs, mais les autres bavardaient entre eux sans
-arrêt. La tête de Denise reposait sur mon épaule
-droite. Je sentais le léger battement de son cœur ;
-et durant cette lente et sombre chevauchée, j’eus le
-loisir de rêver à beaucoup de choses. Quel courage,
-quelle volonté ferme, avait montrés cette pauvre
-petite échappée de couvent, alors qu’une quinzaine
-plus tôt elle n’avait su trouver un mot à me dire ;
-mais aussi quelle faiblesse féminine, chère à mon
-cœur d’homme, avait finalement vaincu sa réserve,
-et l’avait jetée à mon cou, sanglotante. Le doux
-parfum de sa chevelure emplissait mes narines ;
-j’aspirais à mettre un baiser sur son front mi-voilé.
-Mais si une heure avait suffi pour m’apprendre à
-l’aimer, j’avais appris aussi à la respecter davantage.
-Je refrénai mon désir, je le pressai avec plus
-de tendresse, et m’efforçai de songer à autre chose
-tant qu’elle serait dans mes bras.</p>
-
-<p>Si j’y éprouvai de la difficulté, ce ne fut point
-faute de matière à réflexions. La clarté de l’incendie
-rougissait tout le ciel, derrière nous ; la
-rumeur de la foule nous poursuivait ; plus d’une
-fois, sur notre chemin, nous croisâmes des formes
-furtives qui s’enfonçaient dans les ténèbres, comme
-pour aller se joindre aux émeutiers. L’abbé Benoît
-croyait voir un second incendie, à une lieue dans
-l’est ; et avec le trouble et le bouleversement
-général de cette nuit, je me serais à peine étonné si
-les flammes eussent éclaté devant nous, pour nous
-apprendre qu’il y avait aussi le feu à Saux.</p>
-
-<p>Mais ce coup me fut épargné. Au contraire, le
-village tout entier vint à notre rencontre avec des
-lumières, et nous fit cortège, en poussant des vivats,
-depuis la grille jusqu’au perron du château.
-Une fois là, dans la clarté des torches, et au milieu
-d’un profond silence de curiosité sympathique,
-M<sup>lle</sup> de Saint-Alais fut enlevée de ma selle et
-transportée dans la maison. Les femmes qui se
-pressaient devant la porte se penchèrent pour la
-suivre des yeux, mais je fus le seul à entrer derrière
-elle.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Bien des choses qui semblent belles la nuit,
-présentent au jour un aspect hideux ; et d’autres
-que nous avons supportées sans difficulté sur le
-moment, paraissent monstrueuses et intolérables
-dans le recul du souvenir. Quand je me réveillai le
-matin, dans le vaste fauteuil du vestibule — où,
-suivant la tradition, Louis XIII s’était assis jadis — et
-qu’après trois heures d’un sommeil imparfait,
-je vis André penché sur moi, et le soleil entrant
-à flots par la porte et la fenêtre, je crus tout d’abord
-avoir rêvé ce que je me rappelais des événements de
-la nuit. Mais mon regard tomba sur la paire de
-pistolets que j’avais placés à côté de moi, et sur le
-plateau garni des verres qui avaient servi à nous
-désaltérer, le curé et moi, je compris que tout cela
-était de la réalité. Je me dressai d’un bond.</p>
-
-<p>— Est-ce que M. de Saint-Alais est ici ? demandai-je.</p>
-
-<p>— Non, monsieur.</p>
-
-<p>— Et M. le comte ?</p>
-
-<p>— Non plus, monsieur.</p>
-
-<p>— Hé quoi ! m’écriai-je. Personne de chez eux
-n’est donc venu ?</p>
-
-<p>Car je m’étais endormi avec la persuasion que
-l’on m’éveillerait au bout d’une heure pour les
-recevoir.</p>
-
-<p>— Non, monsieur le vicomte, répliqua le vieux
-valet, personne, excepté un monsieur qui était avec
-eux et qui actuellement se promène dans le jardin
-avec M. le curé. Et quant à celui-là…</p>
-
-<p>— Eh bien ? dis-je sèchement, car André, qui
-avait pris son air le plus grave et le plus entendu,
-se taisait et reniflait avec mépris.</p>
-
-<p>— Celui-là ne semble pas valoir qu’on éveille
-monsieur le vicomte pour lui, répliqua-t-il d’un air
-entêté. Mais M. le curé l’a voulu quand même ;
-et par le temps qui court, il nous faut trotter pour
-un forgeron mieux que pour un directeur de la
-régie.</p>
-
-<p>— Buton est donc ici ?</p>
-
-<p>— Oui, monsieur ; et il se promène sur la terrasse,
-comme s’il se croyait chez lui. Je ne sais pas où
-nous allons, reprit-il, d’un ton grondeur et élevant
-la voix comme je me disposais à m’éloigner, ni
-ce qui va sortir de tout cela. Mais quand monsieur
-le vicomte a fait enlever le carcan, j’ai bien vu
-ce qui allait arriver. Oh ! oui, continua-t-il de plus
-en plus haut, avec son plateau en main, et me
-lançant un regard réprobateur, j’ai bien vu ce
-qui allait arriver ! Je l’ai bien vu !</p>
-
-<p>A coup sûr, si je n’avais été jeté tout à fait en
-dehors de la commune ornière de pensée, j’aurais,
-moi aussi, trouvé quelque chose de singulier à l’assemblage
-des trois hommes que je trouvai faisant
-les cent pas sur la terrasse. Au milieu était l’abbé
-Benoît, les yeux baissés et les mains derrière le
-dos ; d’un côté il avait Buton, fruste et balourd avec
-ses larges épaules et sa blouse maculée ; de l’autre
-côté marchait l’étranger de la nuit, un homme de
-moyenne taille, correct, mais très simplement vêtu,
-avec des bottes de cheval et une épée. En me
-rappelant qu’il avait fait partie de la troupe de
-Louis, je m’étonnai de le voir porter les trois couleurs ;
-mais j’étais surtout inquiet de savoir ce
-qu’il était advenu des autres. Sans nous arrêter
-aux cérémonies, je lui posai la question.</p>
-
-<p>— Ils ont attaqué les émeutiers, perdu un homme,
-et été repoussés, répondit-il, précis et laconique.</p>
-
-<p>— Et M. le comte ?</p>
-
-<p>— N’a pas été blessé. Il est retourné à Cahors,
-pour chercher du monde. Quant à moi, on semblait
-prendre mes avis en mauvaise part, et je suis venu
-ici.</p>
-
-<p>Il me parlait comme à son égal, d’une façon
-brusque et allant droit au fait, et avec l’air d’être
-et à la fois de n’être pas un gentilhomme. Voyant
-qu’il m’intriguait, le curé se hâta de le présenter.</p>
-
-<p>— Monsieur le vicomte, vous avez devant vous
-M. le capitaine Hugues, sorti de l’armée américaine.
-Il a mis ses services à la disposition du Comité.</p>
-
-<p>— Dans l’intention, poursuivit le capitaine,
-avant que j’eusse le temps de me reconnaître,
-d’instruire et commander un corps de volontaires
-à lever en Quercy, pour maintenir l’ordre. Appelez-les
-milice ; appelez-les comme vous voudrez.</p>
-
-<p>J’étais passablement démonté. Cet homme,
-alerte, actif, pratique, dont la poche laissait dépasser
-la crosse d’un pistolet, était une nouveauté
-pour moi.</p>
-
-<p>— Vous avez servi Sa Majesté ? dis-je enfin, pour
-me donner le temps de réfléchir.</p>
-
-<p>— Non pas, répondit-il. Il n’y a pas d’avenir
-dans cette armée, si l’on ne possède plusieurs
-quartiers. J’ai servi sous les ordres du général
-Washington.</p>
-
-<p>— Mais je vous ai vu la nuit dernière avec M. de
-Saint-Alais ?</p>
-
-<p>— Quoi d’étonnant, monsieur le vicomte ? répliqua-t-il,
-en me regardant bien en face. A peine
-arrivé, j’entends dire que l’on brûle un château. Je
-me suis mis à la disposition de M. le comte. Mais
-ces messieurs manquent de méthode, et ils refusent
-d’être conseillés.</p>
-
-<p>— Ma foi, dis-je, ces procédés me paraissent un
-peu abusifs. Vous savez…</p>
-
-<p>— Le château de M. de Marignac a été brûlé la
-nuit dernière, dit doucement le curé.</p>
-
-<p>— Oh !</p>
-
-<p>— Et nous en apprendrons d’autres, je le crains.
-Nous devons, je pense, regarder les choses en face,
-monsieur le vicomte.</p>
-
-<p>— Il n’est pas question de penser ni de regarder,
-mais d’agir ! interrompit rudement le capitaine. Il
-nous reste devant nous tout un long jour d’été,
-mais si nous n’avons pas fait quelque chose d’ici
-ce soir, c’est une triste aurore qui se lèvera demain
-sur le Quercy.</p>
-
-<p>— N’y a-t-il pas les troupes du roi ? dis-je.</p>
-
-<p>— Elles refusent d’obéir. Elles sont par conséquent
-plus nuisibles qu’utiles.</p>
-
-<p>— Et leurs officiers ?</p>
-
-<p>— Ils sont fidèles ; mais haïs du peuple. Un
-chevalier de Saint-Louis est pour le peuple ce
-qu’est pour un taureau une étoffe rouge. Croyez-moi,
-ils ont assez à faire de maintenir leurs hommes
-dans les casernes, et de sauver leurs propres têtes.</p>
-
-<p>Je n’aimais pas sa familiarité, ni son langage
-tranchant ; mais néanmoins j’étais incapable de
-reprendre le ton sur lequel j’avais parlé la veille.
-La veille, j’aurais trouvé intolérable que Buton fût
-là à nous écouter. Aujourd’hui je trouvais la chose
-toute naturelle. Cet officier, d’ailleurs, était un autre
-homme que Doury ; des arguments qui avaient
-accablé l’un seraient restés sans effet sur l’autre.
-Je m’en rendis compte, et à tout hasard, demandai
-à l’abbé Benoît ce qu’il avait l’intention de faire.</p>
-
-<p>Il ne répondit pas. Ce fut le capitaine qui parla.</p>
-
-<p>— Nous voudrions vous voir entrer dans le
-Comité.</p>
-
-<p>— J’ai discuté cela hier, répondis-je avec quelque
-raideur. Je ne puis y consentir. L’abbé Benoît a
-dû vous l’expliquer.</p>
-
-<p>— Ce n’est pas la réponse de l’abbé Benoît que
-je désire, répliqua le capitaine. C’est la vôtre, monsieur
-le vicomte.</p>
-
-<p>— J’ai répondu hier, dis-je hautainement, et j’ai
-refusé.</p>
-
-<p>— Aujourd’hui n’est plus hier, riposta-t-il. Hier,
-le château de M. de Saint-Alais était debout ; ce
-n’est plus aujourd’hui qu’un décombre fumant.
-Celui de M. de Marignac est dans le même état.
-Hier, sur beaucoup de points, nous en restions aux
-conjectures. Aujourd’hui les faits parlent d’eux-mêmes.
-Quelques heures d’hésitation, et la province
-sera en feu d’un bout à l’autre.</p>
-
-<p>Je n’en pouvais disconvenir. Toutefois il y avait
-autre chose que je ne pouvais faire, c’était de me
-déjuger une fois de plus. J’avais solennellement
-pris la cocarde blanche dans le salon de M<sup>me</sup> de
-Saint-Alais, et le courage me manquait pour exécuter
-une nouvelle volte-face. Je me refusai à la
-palinodie.</p>
-
-<p>— C’est impossible, impossible dans mon cas,
-balbutiai-je enfin avec embarras et d’une façon
-quelque peu incohérente. Pourquoi vous adresser
-encore à moi, au lieu d’aller trouver quelqu’un
-d’autre ? Il y en a deux cents dont les noms…</p>
-
-<p>— Ne nous seraient d’aucun usage, répondit
-brusquement M. le capitaine. Le vôtre au contraire
-rassurerait les timides, attacherait à notre cause
-les gens modérés, et ne rebuterait pas les masses.
-Je veux être franc avec vous, monsieur le vicomte,
-reprit-il, sur un autre ton. J’ai besoin de votre concours.
-Je veux bien courir des risques, mais seulement
-les risques indispensables ; et je voudrais
-tenir ma nomination aussi bien d’en haut que d’en
-bas. Donnez votre adhésion au Comité, et j’accepte
-leur nomination. Sans doute je pourrais pacifier
-le Quercy au nom du tiers état seul, mais je préférerais
-fusiller, pendre, écarteler, au nom de tous
-les trois réunis.</p>
-
-<p>— Je vous le répète, il y en a d’autres…</p>
-
-<p>— Vous oubliez que je dois mater la canaille de
-Cahors, répliqua-t-il avec impatience, non moins
-que ces abrutis de paysans, qui croient la fin du
-monde arrivée. Et ces autres dont vous parlez…</p>
-
-<p>— Sont inacceptables, dit doucement l’abbé Benoît,
-tout en m’adressant un regard d’intelligence.</p>
-
-<p>La brise légère du matin soulevait les plis de sa
-soutane, et révélait la maigreur de ses jambes. Il
-tenait son tricorne au-dessus de sa tête, pour se
-protéger du soleil. Je sentais qu’il y avait un conflit
-dans son esprit tout comme dans le mien, et
-qu’il désirait m’avoir avec eux et ne m’avoir pas ; et
-cette intuition m’encourageait à lui résister, malgré
-ses paroles.</p>
-
-<p>— C’est impossible, dis-je.</p>
-
-<p>— Pourquoi ?</p>
-
-<p>La nécessité de répondre me fut épargnée. J’étais
-tourné vers la porte du château, et ce dernier mot
-à peine prononcé, j’en vis sortir André accompagné
-de M. de Saint-Alais. La façon dont le vieux serviteur
-annonça : « M. le marquis de Saint-Alais, qui
-demande à voir M. le vicomte ! » nous scandalisa
-légèrement, car elle décelait un secret triomphe ;
-mais de la part de Saint-Alais qui s’approchait,
-rien ne laissa voir qu’il eût remarqué ce détail.
-Il s’avança d’un air parfaitement serein, et me
-salua avec cordialité. Je me figurai tout d’abord
-qu’il ne savait pas ce qui s’était passé la nuit ; mais
-ses premiers mots dissipèrent cette illusion.</p>
-
-<p>— Monsieur le vicomte, dit-il, m’interpellant d’un
-ton à la fois gracieux et dégagé, nous vous devons
-une reconnaissance éternelle. J’avais affaire au dehors,
-hier soir, et je n’ai pu intervenir ; et mon
-frère, paraît-il, est arrivé trop tard, à supposer qu’il
-eût pu quelque chose avec une si petite troupe. J’ai
-vu ma sœur en traversant la maison, et elle m’a
-donné quelques détails.</p>
-
-<p>— Elle a quitté sa chambre ? m’écriai-je tout
-surpris.</p>
-
-<p>Les trois autres personnages s’étaient retirés un
-peu à l’écart, afin de nous laisser nous entretenir
-à l’aise.</p>
-
-<p>— Oui, répondit-il, en souriant un peu de mon
-étonnement. Et je puis vous assurer, monsieur le
-vicomte, qu’elle a dit de vous tout autant de bien
-qu’une jeune fille en peut dire. Du reste, ma mère
-sera mieux qualifiée que moi pour vous exprimer
-la gratitude de la famille. En attendant, j’espère
-que votre santé n’a pas souffert de cette algarade.</p>
-
-<p>Je balbutiai une réponse ; mais je savais à peine
-ce que je disais, tant l’attitude de Saint-Alais
-était différente de ce que j’attendais, son calme
-dégagé et sa gaieté si éloignés de la rage et de
-l’emportement qui eussent semblé naturels chez
-qui venait d’apprendre la destruction de son
-château et l’assassinat de son régisseur. Je n’en
-revenais pas. Je le voyais paré avec son soin et son
-élégance habituels, et j’étais convaincu pourtant
-qu’il avait été sur pied toute la nuit ; les attentats
-contre son château et celui de Marignac venaient
-démentir ses prédictions les plus confiantes ; et il
-ne montrait aucun signe d’irritation !</p>
-
-<p>J’en restais confondu, vertigineux. Cependant il
-me fallait dire quelque chose. J’exprimai le souhait
-que M<sup>lle</sup> Denise ne se ressentirait pas trop de ses
-aventures.</p>
-
-<p>— Elle ? je n’en ai pas peur, dit-il. Nous autres
-Saint-Alais ne sommes pas des femmelettes. Et
-après une nuit de repos… Mais je crains de vous
-avoir interrompu ?</p>
-
-<p>Et pour la première fois il daigna jeter les yeux
-sur mes compagnons.</p>
-
-<p>— C’est à l’abbé Benoît et à Buton ici présents,
-que doivent aller en réalité vos remerciements,
-monsieur le marquis, repris-je. Car sans leur
-aide…</p>
-
-<p>— Tiens, tiens ! en vérité ? fit-il froidement. On
-me l’avait déjà dit.</p>
-
-<p>— Mais vous ne savez pas tout ? exclamai-je.</p>
-
-<p>— Je pense que si, dit-il.</p>
-
-<p>Puis, continuant à les regarder tout en me parlant,
-il reprit :</p>
-
-<p>— Permettez-moi de vous raconter une petite
-histoire, monsieur le vicomte. Il y avait une fois un
-homme qui en voulait à son voisin parce que la
-récolte de celui-ci était plus belle que la sienne. Il
-alla donc, nuitamment et en secret, et pas tout à
-la fois — pas tout à la fois, messieurs, mais petit à
-petit — il fit déborder sur les terres de son voisin le
-bras de rivière qui passait auprès de leurs domaines
-à tous les deux. Son succès fut tel que bientôt
-l’inondation non seulement couvrit la récolte, mais
-menaça de noyer le voisin en personne, et après
-cela sa propre récolte et lui-même ! Comprenant
-trop tard sa folie… Cet apologue vous amuse, monsieur
-le curé ?</p>
-
-<p>— Il ne me concerne pas, répondit l’abbé Benoît,
-avec un pâle sourire.</p>
-
-<p>— Je ne suis le domestique de personne, prétendait
-un esclave, riposta Saint-Alais avec un ricanement
-discret.</p>
-
-<p>— C’est une indignité, monsieur le marquis !
-m’écriai-je, perdant patience. Je viens de vous
-dire que sans M. le curé et le forgeron que voici,
-M<sup>lle</sup> Denise et moi…</p>
-
-<p>— Et moi, répliqua-t-il, m’interrompant avec
-une jovialité feinte, je viens de vous dire ce que
-j’en pense, monsieur le vicomte. Voilà tout.</p>
-
-<p>— Mais vous ignorez donc ce qui s’est passé ?
-réitérai-je, exaspéré par son injustice. Vous ignorez,
-il faut que vous ignoriez, que quand l’abbé Benoît
-et ses compagnons sont arrivés, M<sup>lle</sup> de Saint-Alais
-et moi nous trouvions dans la situation la plus
-critique ? qu’ils ont couru les plus grands risques
-pour nous en tirer ? et que notre salut final est dû
-en grande partie aux trois couleurs, qui nous ont
-fait respecter de ces misérables, mieux que tout
-déploiement de force en notre pouvoir.</p>
-
-<p>— C’est donc vrai, cela aussi ? fit-il, se rembrunissant.
-J’aurai quelque chose à dire là-dessus tout
-à l’heure. Mais d’abord, puis-je vous poser une
-question, monsieur le vicomte ? Suis-je en droit de
-supposer que ces messieurs sont venus vous solliciter
-de la part, excusez-moi si je ne le qualifie pas
-comme il faut, de l’Honorable Comité de Salut
-public ?</p>
-
-<p>Je fis un signe affirmatif.</p>
-
-<p>— Et je présume que j’ai à les féliciter de votre
-acceptation ?</p>
-
-<p>— Pas le moins du monde ! répliquai-je, avec
-fierté. Ce monsieur (et je désignai le capitaine Hugues)
-m’a exposé certaines propositions et certains
-arguments en leur faveur.</p>
-
-<p>— Mais il ne vous a pas exposé le plus fort de
-tous ces arguments, intervint le capitaine, avec
-un bref salut. Je le découvre, et vous le verrez
-comme moi, monsieur le vicomte, dans M. le marquis
-de Saint-Alais !</p>
-
-<p>Le marquis le dévisagea froidement.</p>
-
-<p>— Je vous suis fort obligé, fit-il avec dédain. A
-l’occasion, peut-être aurai-je quelque chose de plus
-à vous dire. Mais pour l’instant, je parle à M. le
-vicomte.</p>
-
-<p>Et il s’adressa de nouveau à moi :</p>
-
-<p>— Ces messieurs vous ont sollicité. Dois-je entendre
-que vous avez décliné leurs propositions ?</p>
-
-<p>— Absolument ! répondis-je. Mais, ajoutai-je avec
-chaleur, il ne s’ensuit pas que je manque de gratitude
-ou de sentiments humains.</p>
-
-<p>— Ah, ah ! dit-il.</p>
-
-<p>Puis, d’un air détaché :</p>
-
-<p>— Je vois là votre valet. Pourrais-je disposer de
-lui un moment ?</p>
-
-<p>— Certainement.</p>
-
-<p>Il fit un signe du doigt à André, qui nous regardait
-du haut du perron. Le valet accourut prendre
-ses ordres.</p>
-
-<p>Saint-Alais s’adressa de nouveau à moi :</p>
-
-<p>— J’ai bien votre autorisation ?</p>
-
-<p>Je m’inclinai, sans comprendre.</p>
-
-<p>— Allez, mon ami, allez trouver M<sup>lle</sup> de Saint-Alais,
-dit-il. Elle est dans la grande salle. Priez-la
-de vouloir bien nous honorer de sa présence.</p>
-
-<p>André s’éloigna de son air le plus digne, et nous
-restâmes dans l’étonnement. Personne ne disait
-mot. J’aurais voulu consulter du regard l’abbé
-Benoît, mais je ne l’osai, car le marquis, son sourire
-impénétrable sur le visage, me me quittait pas
-des yeux, et je craignais qu’il ne me soupçonnât
-de faiblesse. Cette attente dura jusqu’au moment
-où M<sup>lle</sup> Denise apparut sur le seuil du château et
-après une courte pause, vint nous rejoindre sur la
-terrasse.</p>
-
-<p>Elle portait une robe qui avait, je crois, appartenu
-à ma mère, et qui était trop longue pour
-elle ; mais elle me sembla lui aller à ravir. Un
-fichu lui couvrait les épaules, et un autre, passant
-par-dessus ses cheveux poudrés, retombait à petits
-plis sur son cou et ses oreilles. A ce délicieux
-négligé, sa rougeur ajoutait un nouvel attrait,
-tandis qu’elle s’approchait de nous, en se garantissant
-les yeux du soleil. Je la revoyais pour la
-première fois depuis que les femmes l’avaient
-enlevée de ma selle, et elle m’apparut à cette
-heure, comme une divinité qui s’avançait sur la
-terrasse dans la jeune lumière du matin. Je ne
-comprenais pas comment j’avais pu renoncer à
-elle. Un désir absurde me saisit, de provoquer
-son frère et de l’enlever, elle, hors de cet affreux
-imbroglio de partis politiques.</p>
-
-<p>Mais elle ne me regarda point, et mon cœur
-se serra. Elle n’avait d’yeux que pour M. le marquis,
-et s’approchait de lui comme s’il l’eût attirée
-par un moyen magnétique.</p>
-
-<p>— Mademoiselle, dit-il gravement, il paraît que
-vous avez échappé la nuit dernière grâce à votre
-adoption d’un emblème que je vous vois porter
-encore. C’est un de ceux que nul sujet de Sa Majesté
-n’a le droit de porter avec honneur. Voulez-vous
-me faire le plaisir de l’ôter ?</p>
-
-<p>Pâlissant et rougissant tour à tour, elle nous
-lança un regard de détresse.</p>
-
-<p>— Monsieur ? murmura-t-elle, comme si elle ne
-comprenait pas.</p>
-
-<p>— J’ai parlé assez clair, ce me semble, dit-il.
-Ayez la bonté d’enlever cet objet.</p>
-
-<p>Se courbant sous l’avanie, elle hésita, et parut
-un instant prête à fondre en larmes. Puis, les
-lèvres frémissantes, et avec des doigts qui tremblaient,
-elle obéit, et se mit en devoir de détacher
-la cocarde tricolore que les domestiques — à son
-insu, peut-être — avaient transférée de son autre
-robe sur celle qu’elle portait à cette heure. Elle
-mit longtemps à l’enlever, sous nos regards, et je
-bouillais d’indignation. Mais je n’osai intervenir ;
-et les autres la considéraient gravement.</p>
-
-<p>— Je vous remercie, dit M. de Saint-Alais, quand
-à la fin elle fut parvenue à défaire l’épingle. Je
-vois, mademoiselle, que vous êtes une vraie Saint-Alais,
-préférant mourir que devoir votre salut à
-une félonie. Ayez la bonté de jeter cela par terre,
-et de marcher dessus.</p>
-
-<p>Elle sursauta violemment à ces paroles. Nous
-tous aussi, je crois bien. Je sais que je fis un pas
-en avant ; et, si M. le marquis n’eût levé la main,
-je l’aurais empêchée d’obéir. Mais je n’en avais
-pas le droit : nous n’étions que des spectateurs,
-c’était à elle de décider. Elle resta une minute
-sans souffle et sans mouvement, les yeux fixés sur
-son frère ; puis, toujours fascinée par lui, avec
-un soupir convulsif, elle leva la main d’un geste
-lent et mécanique, et lâcha le ruban. Il tomba en
-tournoyant.</p>
-
-<p>— Marchez dessus ! dit le marquis, impitoyable.</p>
-
-<p>Elle tremblait de tous ses membres ; son visage,
-son visage d’enfant, blêmit. Mais elle ne bougeait
-pas.</p>
-
-<p>— Marchez dessus ! réitéra-t-il.</p>
-
-<p>Alors, sans regarder à terre, elle avança un pied,
-et en effleura le ruban tricolore.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c11">CHAPITRE XI<br />
-<span class="small">LES DEUX CAMPS</span></h2>
-
-
-<p>— Je vous remercie, mademoiselle ; maintenant
-je ne vous retiens plus, dit-il.</p>
-
-<p>Mais il n’avait pas besoin de parler, car dès
-l’instant où elle lui eut obéi, sa sœur se détournait
-de nous ; il n’avait pas ouvert la bouche qu’elle
-s’élançait vers le perron, torturée de douleur, les
-deux mains sur le visage, tout entière secouée de
-sanglots qui parvenaient jusqu’à nous dans le
-matin d’été.</p>
-
-<p>Ce spectacle me rendit furieux ; mais pour un
-instant, et par un effort démesuré, je me contins.
-Je voulais d’abord laisser parler le marquis.</p>
-
-<p>Mais il ne voyait pas, ou refusait de voir, l’effet
-qu’il avait produit.</p>
-
-<p>— C’est tout, messieurs, dit-il, légèrement pâle.
-Je vous suis obligé de votre complaisance. Vous
-savez désormais ce que je pense de vos trois couleurs
-et de vos bons offices. Je refuse leur sauvegarde
-pour les miens comme pour moi. Je ne parlemente
-pas avec des assassins.</p>
-
-<p>Je ne me contins plus, et bondis en avant.</p>
-
-<p>— Et moi ! m’écriai-je, moi aussi, monsieur le
-marquis, j’ai quelque chose à dire. J’ai quelque chose
-à déclarer. Il n’y a qu’un instant j’ai refusé les trois
-couleurs. J’ai repoussé les ouvertures de ceux qui me
-les présentaient. J’étais résolu à me ranger à vos
-côtés et à ceux de mes frères en dépit de ma raison.
-J’étais de votre parti, bien que sans y avoir foi ; et
-vous auriez pu m’attacher à lui. Mais ce monsieur
-a raison, c’est vous qui êtes le meilleur argument
-contre vous-même. Et voici ce que je fais ! voici ce
-que je fais ! répétai-je dans un transport. Regardez,
-monsieur le marquis, et connaissez votre œuvre.</p>
-
-<p>A ces mots je saisis le ruban que Denise avait
-foulé aux pieds, et de mes doigts qui tremblaient
-presque autant que les siens lorsqu’elle le détacha,
-je l’épinglai sur ma poitrine.</p>
-
-<p>Il s’inclina, avec un sourire sarcastique.</p>
-
-<p>— On change facilement de cocarde, dit-il.</p>
-
-<p>Mais il était livide de rage, et il m’eût volontiers
-tué pour cette nasarde que je lui infligeais.</p>
-
-<p>— Vous voulez dire que je tourne casaque facilement ?
-dis-je d’un ton agressif.</p>
-
-<p>— Vous avez mis le doigt dessus, monsieur le
-vicomte, riposta-t-il.</p>
-
-<p>Les trois autres personnages s’étaient retirés
-un peu à l’écart — non sans manifester leur révolte — et
-nous laissaient face à face au même
-endroit où nous nous tenions trois semaines plus
-tôt, la veille de la soirée chez sa mère. Tout bouillant
-de colère au ressouvenir de sa conduite avec
-sa sœur, et dans l’intention de le blesser, je lui
-rappelai cette circonstance, avec les prophéties
-qu’il avait alors émises, prophéties qui s’étaient
-si mal accomplies.</p>
-
-<p>Il me prit au mot.</p>
-
-<p>— Elles se sont mal accomplies ? dit-il sombrement.
-Certes, monsieur le vicomte, mais pourquoi ?
-Parce que ceux qui devraient nous soutenir, ceux
-qui d’un bout de la France à l’autre devraient
-soutenir le roi, sont comme vous : des irrésolus qui
-ne savent ce qu’ils veulent ! Parce que les gentilshommes
-de France se révèlent indolents et couards,
-et indignes des noms qu’ils portent ! Oui, mal accomplies,
-reprit-il amèrement, parce que vous,
-monsieur de Saux, et les gens comme vous, êtes
-pour ceci aujourd’hui, et demain pour cela, et que
-vous criez maintenant : « Réforme ! » et l’heure
-d’après : « Ordre ! »</p>
-
-<p>Ma colère s’affaissa. Je ravalai le démenti prêt à
-jaillir, et me bornai à lancer au marquis un regard
-prolongé. Il s’aperçut de mon embarras et en prit
-avantage.</p>
-
-<p>— Mais suffit, continua-t-il d’un ton de dignité
-offensée d’autant plus mortifiante pour moi que
-c’était lui qui avait tort, et non moi. Laissons
-cela. Jusqu’au dernier moment, j’ai recherché votre
-concours, monsieur de Saux ; et je reconnais,
-je ne cesse de reconnaître, et je serai le dernier
-à renier, l’obligation que nous vous devons depuis
-la nuit passée. Mais il ne peut plus y avoir de
-réelle amitié entre ceux qui portent ce machin
-(et il désigna la cocarde tricolore que j’avais
-adoptée) et ceux qui servent le roi à notre manière.
-Vous m’excuserez donc si je prends congé de vous,
-et si j’emmène ma sœur sans délai d’une maison
-où sa présence peut être mal interprétée, tout
-comme la mienne, après ce qui vient de se passer,
-doit être déplaisante.</p>
-
-<p>Sur quoi il s’inclina de nouveau, et se dirigea vers
-la maison. Je le suivis, bouche cousue et le cœur
-soudainement glacé. André se trouvait seul dans
-le vestibule, à muser devant l’autre porte ; mais
-au delà de celle-ci, dans l’avenue, trois ou quatre
-domestiques montés attendaient M. de Saint-Alais,
-et un peu plus bas trois cavaliers s’en allaient
-vers le portail. Un regard me suffit pour
-voir que M<sup>lle</sup> Denise était à leur tête, et qu’elle se
-tenait courbée sur sa selle, comme si elle pleurait
-encore. Je me tournai vers Saint-Alais, dans un
-accès de violence.</p>
-
-<p>Mais son regard était fixé sur moi de telle sorte
-que les paroles expirèrent sur mes lèvres. Il toussota.</p>
-
-<p>— Ah, ah ! dit-il, M<sup>lle</sup> Denise a compris d’elle-même
-que la bienséance lui ordonnait de partir.
-Vous me permettrez donc, monsieur de Saux, de
-vous faire ses compliments et de prendre congé de
-vous à sa place.</p>
-
-<p>Ayant dit ces paroles, il me salua et se dirigea
-vers sa monture. Il levait le pied vers l’étrier quand
-je murmurai son nom.</p>
-
-<p>Il fit demi-tour.</p>
-
-<p>— Pardon ! dit-il. Est-ce que…</p>
-
-<p>Je fis signe aux valets de s’écarter. Mon accès de
-violence avait disparu, je restais douloureusement
-tiraillé entre la colère et la honte.</p>
-
-<p>— Monsieur, dis-je, j’ai encore un mot à vous
-dire. Tout n’est pas fini pour cela entre M<sup>lle</sup> Denise
-et moi. Quant à elle…</p>
-
-<p>— Qu’il ne soit plus question d’elle ! trancha-t-il.</p>
-
-<p>Mais je ne me laissai pas démonter.</p>
-
-<p>— Quant à elle, je ne connais pas ses sentiments,
-repris-je, sans tenir compte de l’interruption. Mais
-pour ma part, monsieur de Saint-Alais, je vous
-déclare avec franchise que je l’aime ; et je ne
-changerai pas, qu’elle porte la cocarde tricolore ou
-une autre. Par conséquent…</p>
-
-<p>— Je ne vous dirai qu’une chose, s’écria-t-il, en
-levant la main pour m’arrêter.</p>
-
-<p>Je cédai, avec un grand soupir.</p>
-
-<p>— Quoi donc ? demandai-je.</p>
-
-<p>— C’est que vos déclarations sont dignes d’un
-bourgeois, répliqua-t-il, avec un rire insultant. Ou
-d’un toqué d’Anglais ! Et comme M<sup>lle</sup> de Saint-Alais
-n’est pas la fille d’un mitron, pour qu’on lui
-fasse une cour de ce genre, je trouve votre cour
-intolérable. Cela vous suffit-il, ou voulez-vous en
-entendre davantage, monsieur le vicomte ?</p>
-
-<p>— Cela ne peut suffire à me détourner de mon
-chemin, répondis-je. Vous oubliez que j’ai apporté
-ici entre mes bras mademoiselle votre sœur, la
-nuit dernière. Mais moi je ne l’oublie pas, et elle
-non plus ne l’oubliera pas. Notre situation ne
-peut redevenir ce qu’elle était, monsieur le marquis.</p>
-
-<p>— Vous vous targuez de lui avoir sauvé la vie
-pour prendre des droits sur elle ? dit-il avec mépris.
-Voilà qui est généreux et digne d’un gentilhomme !</p>
-
-<p>— Non, je ne m’en targue pas ! répliquai-je
-avec véhémence. Mais j’ai tenu M<sup>lle</sup> Denise entre
-mes bras, sa tête a reposé sur ma poitrine, et vous
-ne pouvez faire que l’un et l’autre n’aient pas été.
-J’ai par conséquent le droit de demander sa main,
-et je saurai l’obtenir.</p>
-
-<p>— Moi vivant, vous ne l’aurez jamais ! répondit-il
-avec âpreté. Je le jure ; tout comme elle a foulé
-aux pieds ce ruban, sur un mot de moi, monsieur,
-de même elle foulera aux pieds votre amour. M<sup>lle</sup> de
-Saint-Alais n’est pas pour vous.</p>
-
-<p>Je tremblais de rage.</p>
-
-<p>— Vous savez bien, monsieur, que je ne puis me
-battre avec vous ! dis-je.</p>
-
-<p>— Ni moi avec vous. Je le sais. Donc, poursuivit-il,
-après une pause, et revenant avec une
-souplesse merveilleuse à sa courtoisie première,
-je vais vous fuir. Adieu, monsieur, je ne dis pas
-au revoir ; car je doute que l’avenir nous réserve
-beaucoup de rencontres.</p>
-
-<p>Je ne trouvai absolument rien à lui répliquer,
-et il s’éloigna, descendant l’avenue. M<sup>lle</sup> Denise et
-son escorte avaient disparu ; ses serviteurs, ayant
-obéi à mon geste, étaient déjà près du portail.
-Je le vis s’enfoncer sous les ramures des noyers,
-dont la voûte laissait filtrer çà et là des rais de
-soleil qui tombaient sur lui ; et dans la tristesse
-de mon cœur broyé, j’admirai l’air de vaillance
-qu’il conservait, et la grâce insoucieuse de son
-allure.</p>
-
-<p>Assurément il avait de la force de caractère ; et
-cette force, dont manquaient ses amis, il la possédait
-à un tel degré qu’en le suivant du regard
-j’estimai faibles et sottes les paroles dont je m’étais
-servi avec lui, et puérile la résolution que je lui
-avais opposée. Il avait raison, après tout ; cette
-manière de faire la cour, que j’avais employée
-sous l’impulsion de la colère et de l’amour, n’était
-ni française ni digne, et je ne l’aurais certes pas
-goûtée s’il se fût agi de ma propre sœur. Pourquoi
-donc avoir avili Denise et m’être rendu ridicule
-par ce moyen, bon pour des maîtresses, et non
-pour des fiancées ?</p>
-
-<p>Je me sentais donc fort malheureux quand je
-quittai la place et réintégrai la maison. Mais dans
-le vestibule mon regard rencontra les pistolets déposés
-sur la table, et par un revirement soudain je
-m’avisai que je n’étais pas le seul dont les affaires
-n’allaient pas tout droit ; que le château de Saint-Alais
-comme celui de Marignac étaient en cendres,
-que la nuit précédente j’avais arraché Denise à
-la mort, qu’au delà de l’avenue de noyers allongeant
-son ombre fraîche et tachetée de soleil, au
-delà de la paix de ce jour d’été, il y avait le monde
-effervescent et braillard du Quercy et de la France,
-un monde de paysans affolés et de citadins terrifiés,
-de soldats qui refusaient de se battre, et de
-nobles qui ne l’osaient pas.</p>
-
-<p>Hé bien donc, « Vivent les trois couleurs ! » le
-sort en était jeté. Je traversai la maison pour
-aller retrouver l’abbé Benoît et ses compagnons,
-afin de risquer mon enjeu avec le leur. Mais la
-terrasse était déserte ; je ne les vis nulle part. De
-tous les domestiques je ne pus découvrir que le
-seul André, qui s’avança vers moi d’un air affairé,
-les lèvres pincées, et prêt à récriminer. Je lui demandai
-où était le curé.</p>
-
-<p>— Parti, monsieur le vicomte.</p>
-
-<p>— Et Buton ?</p>
-
-<p>— Également. Et la moitié des domestiques en
-ont fait autant.</p>
-
-<p>— Ils sont partis ? exclamai-je. Pour où aller ?</p>
-
-<p>— Bavarder au village, répondit-il âprement. Il
-n’est pas aujourd’hui un galopin de tournebroche
-qui ne doive connaître les nouvelles, prendre son
-congé à sa guise et à son heure pour aller s’en
-informer. C’est le monde renversé, m’est avis. Il
-est temps que S. M. le roi s’en mêle.</p>
-
-<p>— M. le curé ne t’a-t-il chargé de rien me dire ?</p>
-
-<p>Le vieux serviteur hésita.</p>
-
-<p>— Dame oui, fit-il en rechignant. Il m’a dit que
-si M. le vicomte restait chez lui jusque dans l’après-midi,
-il aurait de ses nouvelles.</p>
-
-<p>— Mais il allait à Cahors ! dis-je. Il ne va pas
-revenir aujourd’hui ?</p>
-
-<p>— Il a pris la petite allée qui mène au village,
-répondit André d’un ton bougon. Il ne m’a pas
-parlé de Cahors.</p>
-
-<p>— Allons, va-t’en au village tout de suite, dis-je, et
-informe-toi si oui ou non il a pris la route de Cahors.</p>
-
-<p>Le vieux valet partit en maugréant, et je restai
-seul sur la terrasse. Une tranquillité insolite pesait
-sur la maison, en ce matin d’été, comme si l’heure
-de la sieste fût déjà venue. Je m’assis sur un banc
-de pierre contre le mur, et me mis en devoir de
-récapituler mes aventures de la nuit, revoyant
-avec une vivacité extrême des choses qui sur
-l’heure avaient à peine arrêté mon regard, et
-frissonnant à l’évocation des horreurs dont la réalité
-m’avait à peine ému. Insensiblement je me
-détournai de ces sujets qui faisaient battre mes
-artères, et je m’occupai de Denise. Je la revis qui
-s’éloignait affaissée sur sa selle et pleurant. Les
-abeilles vrombissaient dans l’air chaud, les pigeons
-roucoulaient doucement dans le colombier, les ramures
-bordant la pelouse, au-dessous de moi, simulaient
-un dôme d’avenue par-dessus la tête de
-la jeune fille, et, sur cette vision, je m’endormis.</p>
-
-<p>Après la nuit que je venais de passer, le fait
-n’avait rien d’extraordinaire. Mais quand je me
-réveillai et m’aperçus qu’il était plus de midi, je
-m’effarai. Je me dressai d’un bond, et jetant autour
-de moi des regards inquisiteurs, je surpris André
-qui s’éloignait à pas de loup le long du mur de
-l’habitation. Je le rappelai, et lui demandai pourquoi
-il m’avait laissé dormir.</p>
-
-<p>— J’ai pensé que vous étiez fatigué, monsieur,
-marmotta-t-il, en clignant des yeux sous le soleil.
-Monsieur le vicomte n’est pas un paysan pour qu’il
-ne puisse dormir quand il en a envie.</p>
-
-<p>— Et M. le curé ? N’est-il pas revenu ?</p>
-
-<p>— Non, monsieur.</p>
-
-<p>— Et il est parti… de quel côté ?</p>
-
-<p>André nomma un village éloigné d’une demi-lieue ;
-et il ajouta que mon dîner m’attendait.</p>
-
-<p>J’avais faim, et sans plus insister pour le moment,
-j’allai me mettre à table.</p>
-
-<p>Il était près de deux heures quand je la quittai.
-Comme j’attendais l’abbé Benoît d’une minute à
-l’autre, j’ordonnai de seller mes chevaux et de les
-tenir prêts ; puis, trop agité pour rester en place,
-j’allai faire un tour dans le village. J’y trouvai tout
-sens dessus dessous. Les trois quarts des habitants
-étaient partis à Saint-Alais pour voir les ruines, et
-ceux qui restaient n’avaient pas la moindre velléité
-de s’occuper des travaux habituels, mais tenant des
-conciliabules sur le pas des portes, ou à la croisée
-des chemins, ou devant l’église, ils discutaient les
-événements. L’un prit sur lui de me demander s’il
-était vrai que le roi eût donné toutes les terres
-aux paysans ; un autre, s’il y aurait encore des
-impôts ; un troisième me posa une question encore
-plus niaise. Malgré tout, aucun ne me manqua de
-respect ; et tous ou peu s’en faut m’exprimèrent
-leur joie de ce que j’avais échappé aux malandrins
-de <i>là-bas</i>. Mais à chaque fois que je m’approchais
-d’un groupe, je croyais voir une ombre subtile
-d’inquiétude, de gêne et de suspicion passer sur
-les visages qui m’étaient les plus familiers. Sur
-l’instant je n’en compris pas la raison, et même
-n’y attachai qu’une faible importance. Mais aujourd’hui,
-après coup, aujourd’hui qu’il est trop
-tard, je reconnais dans ces symptômes le premier
-indice de l’œuvre funeste que devait accomplir à
-la longue le poison social.</p>
-
-<p>Avec tout cela, il me fut impossible de rien savoir
-au sujet du curé. L’un prétendait qu’il était
-ici, l’autre là, un troisième qu’il s’était rendu à
-Cahors. A la fin, je m’en retournai au château, dans
-un état de malaise et d’agitation inexprimables.
-Par crainte de le manquer, je ne quittai plus le
-devant de la maison ; et durant des heures j’arpentai
-l’avenue, tantôt arrêté à la grille pour
-interroger la route, tantôt marchant à grands pas
-sous les noyers. Le soir tomba, puis la nuit ; et
-enchaîné à la maison muette, j’attendais toujours
-la venue du curé, tandis que les imaginations de
-ce qui se passait au dehors me torturaient l’esprit.
-L’inquiet démon de l’époque s’était emparé de
-moi : je me voyais ici à ne rien faire, tandis que le
-monde s’agitait, et cette idée intolérable m’accablait
-de remords. Quand à la fin André vint
-m’appeler pour souper, je lui lançai un juron ; et
-mon repas terminé, je montai sur le toit du château,
-pour scruter la nuit, m’attendant à voir encore le
-ciel éclairé par la lueur lointaine des incendies.</p>
-
-<p>Tout compte fait, je ne vis rien, et le curé ne
-vint pas. Aussi, dès sept heures du matin, après
-une nuit de veille, j’étais à cheval, en route pour
-Cahors. André se déclara indisposé, et je ne pris
-avec moi que Gilles. Aux environs de Saint-Alais,
-le pays semblait désert ; mais une demi-lieue plus
-loin, sur la hauteur, je rattrapai une vingtaine de
-lourds paysans qui cheminaient d’un air décidé. Je
-voulus savoir où ils allaient, et pourquoi ils n’étaient
-pas aux champs.</p>
-
-<p>— Nous allons à Cahors, monseigneur, chercher
-des armes, me répondit-on.</p>
-
-<p>— Des armes ! Pour combattre qui ?</p>
-
-<p>— Les brigands, monseigneur. Ils sont de tous
-côtés, brûlant et massacrant. Dieu a permis que
-nous ne les ayons pas encore vus. Et ce soir nous
-serons armés.</p>
-
-<p>— Les brigands ! dis-je. D’où sortent-ils ?</p>
-
-<p>Ils furent incapables de me le dire ; et m’étonnant
-de leur crédulité, je les laissai là et continuai
-mon chemin. Mais je n’en avais pas fini encore
-avec ces brigands. Une demi-lieue avant Cahors, je
-traversai un hameau où régnait la même crainte
-chimérique. Là, on avait élevé une barricade grossière
-au bout de la rue regardant la campagne, et
-je vis sur la tour de l’église un homme faisant le
-guet. Cependant tous ceux de l’endroit en état de
-marcher étaient partis à Cahors.</p>
-
-<p>— Comment cela ? Pour quoi faire ? demandai-je.</p>
-
-<p>— Pour s’informer des nouvelles.</p>
-
-<p>Je commençais à voir que mon imagination ne
-m’avait pas leurré. Tout le monde était en rumeur,
-tout le monde était en l’air. Chacun avait hâte
-d’entendre, de savoir et de raconter ; tel prenait
-les armes qui n’en avait jamais tenu, tel donnait des
-conseils qui avait passé sa vie à obéir ; on faisait
-tout et n’importe quoi sauf la tâche quotidienne.
-Après cela, quand je trouvai Cahors en émoi comme
-une ruche d’abeilles prête à essaimer, et le pont
-Valentré si encombré que j’eus de la peine à franchir
-ses trois portes successives ; quand je vis la
-queue de ménagères attendant leurs rations, plus
-longue, et ces rations plus exiguës que jamais ;
-après cela, dis-je, tout ceci me parut presque naturel.</p>
-
-<p>Je ne fus non plus guère étonné, en passant à
-cheval par les rues, la rosette tricolore au chapeau,
-d’être accueilli çà et là par des vivats. Je remarquai
-d’ailleurs que les porteurs de cocardes blanches ne
-manquaient pas. Ils tenaient le haut du pavé, par
-deux ou par trois, et s’avançaient le menton en
-avant, la main sur le pommeau de l’épée, regardés
-de travers par le populaire. Quelques-uns m’étaient
-connus ; la plupart étaient des étrangers ; et si je
-rougissais sous les regards méprisants des premiers,
-qui devaient voir en moi un renégat, je me demandais
-qui étaient les seconds. Finalement, je fus
-heureux d’échapper aux uns et aux autres en
-descendant chez Doury, dont la porte était surmontée
-d’un vaste drapeau tricolore qui pendait
-au soleil.</p>
-
-<p>M. le curé de Saux ? Tout justement il était là-haut
-en séance avec le Comité. Si M. le vicomte
-voulait monter ?…</p>
-
-<p>Je montai, parmi une presse de gens bruyants,
-qui obstruaient l’escalier, les couloirs et les réduits,
-et parlaient et gesticulaient, et semblaient disposés
-à passer la journée là. Je réussis à me frayer un
-chemin parmi eux, la porte s’ouvrit, m’envoyant
-une nouvelle bouffée de bruit, et j’entrai. Dans la
-pièce, assis autour d’une longue table, je vis une
-vingtaine d’hommes, dont plusieurs se levèrent
-pour venir à ma rencontre, tandis que la plupart
-demeuraient à leur place. Trois ou quatre orateurs
-parlaient à la fois et mon entrée ne les arrêta point.
-Je reconnus à l’autre bout de la table l’abbé Benoît
-et Buton, qui vinrent à ma rencontre, et le capitaine
-Hugues, qui se leva, mais continua de parler.
-Outre ceux-ci, il y avait deux petits noblaillons, qui
-laissèrent leurs chaises, pour venir à moi tout
-extasiés ; Doury, qui se leva et se rassit une demi-douzaine
-de fois ; plus deux ou trois curés ou
-ecclésiastiques, que je connaissais de vue. Le remue-ménage
-fut grand, et non moindre la confusion.
-Mais en somme, après une minute d’agitation, je
-me trouvai reçu avec bienveillance, et installé dans
-un fauteuil au bout de la table, entre M. le capitaine
-d’un côté et de l’autre un notaire de Cahors. A la
-faveur du bruit, j’échangeai quelques mots avec
-l’abbé Benoît, qui s’attarda un instant à mon côté.</p>
-
-<p>— Pourquoi donc n’être pas venu hier ? me glissa-t-il,
-avec un regard dont je fus seul à comprendre
-le pathétique.</p>
-
-<p>— Mais vous m’aviez fait dire que je devais vous
-attendre ! répliquai-je.</p>
-
-<p>— Moi ? fit-il. Pas du tout ; je vous ai fait dire
-que je vous priais de venir nous rejoindre… si vous
-le vouliez bien.</p>
-
-<p>— Alors la commission ne m’a pas été faite,
-repris-je. André m’a dit…</p>
-
-<p>— Ah ! André ! vous m’en direz tant ! fit-il à
-voix basse.</p>
-
-<p>Et il hocha la tête.</p>
-
-<p>— Le maraud ! exclamai-je ; il m’a donc menti.
-Et…</p>
-
-<p>Mais le curé fut prié de regagner sa place, et il
-fallut nous séparer. A la même minute la plupart
-des conversations cessèrent, et il ne resta bientôt
-plus que deux orateurs. Sans faire la moindre
-attention l’un à l’autre, ils s’obstinaient à tenir tête
-à leurs voisins, discourant, l’un sur le contrat social,
-l’autre sur les brigands, ces brigands qui étaient partout
-à brûler les moissons et à massacrer le monde !</p>
-
-<p>A la fin, M. le capitaine, qui attendait de prendre
-la parole, interpella le premier orateur :</p>
-
-<p>— Ta ta ta ! monsieur ! L’heure de la théorie est
-passée. Un liard de faits…</p>
-
-<p>— Vaut une livre de théorie ! s’écria l’homme aux
-brigands (un épicier, je crois), et il asséna un grand
-coup de poing sur la table.</p>
-
-<p>— Mais l’heure est venue !… l’heure providentielle
-de faire cadrer les faits avec la théorie !
-s’égosilla l’autre champion. L’heure de constituer
-un système idéal ! de régénérer le monde ! de…</p>
-
-<p>— De régénérer la poudre de perlimpinpin !
-riposta son adversaire, avec une ardeur égale.
-Quand les brigands sont à nos portes ! quand on
-brûle nos moissons et que l’on met le feu à nos
-demeures ! quand…</p>
-
-<p>— Monsieur, dit sèchement le capitaine, avec un
-sérieux qui exigeait le silence, permettez !</p>
-
-<p>— Soit, monsieur.</p>
-
-<p>— Eh bien, à parler net, je ne crois pas plus à
-vos brigands qu’aux théories de M. le tabellion.</p>
-
-<p>Ce fut cette fois l’épicier qui se récria.</p>
-
-<p>— Hé quoi ! exclama-t-il. Quand ils ont été vus
-à Figeac, à Cajarc, à Rodez, à…</p>
-
-<p>— Par qui ? demanda nettement le militaire, en
-l’interrompant.</p>
-
-<p>— Par des centaines de personnes.</p>
-
-<p>— Citez un nom.</p>
-
-<p>— Mais la chose est notoire.</p>
-
-<p>— Oui, monsieur, la chose est un notoire mensonge !
-répondit tout à trac M. le capitaine. Croyez-moi,
-les brigands auxquels nous avons affaire sont
-plus près d’ici. Laissez-nous d’abord nous occuper
-d’eux, et ne rabattez plus les oreilles à M. le vicomte
-avec vos billevesées.</p>
-
-<p>— Écoutez-moi ! s’écria l’officier ministériel.</p>
-
-<p>Mais c’en était trop pour l’homme aux brigands.
-Il repartit de plus belle, et d’autres firent chorus,
-pour lui ou contre lui. A mon découragement, il
-semblait que la dispute ne fît que commencer, et
-qu’il fallût à nouveau rétablir la paix.</p>
-
-<p>Inutile de dire à quel point j’étais affecté par
-tout ce vacarme, ce tohu-bohu, ce chamaillis sans
-l’ombre d’une politesse à laquelle j’étais accoutumé
-depuis toujours ; par ces vulgaires prises de bec
-et ces braillements. Je restais étourdi, perdu dans
-le bacchanal, sans plus d’importance, pour l’heure,
-que Buton. Voire moins, car tandis que je regardais
-autour de moi, plongé dans la stupeur de me trouver
-à cette table avec des gens d’une classe à côté de
-qui je ne m’étais jamais assis, — sauf par hasard à
-l’auberge, où ma présence maintenait tout dans les
-justes limites, — ce fut Buton qui, venant à la rescousse
-de l’officier, obtint finalement le silence.</p>
-
-<p>— Maintenant qu’on vous a laissé parler, vous
-me permettrez peut-être d’en faire autant, dit le
-capitaine, d’un ton acerbe, s’emparant de l’attention
-qu’on lui avait ramenée. Cela va bien pour
-vous, monsieur le notaire, et pour vous, monsieur
-dont j’ai oublié le nom, vous n’êtes pas des combattants
-et n’avez cure de la difficulté où je me
-trouve. Mais une demi-douzaine de ceux qui siègent
-à cette table sont dans la même situation que
-moi, et ils me comprennent. Vous aurez beau réorganiser,
-si vos officiers sont emportés chaque
-matin, vous n’irez pas loin.</p>
-
-<p>— Emportés ? comment ça ? cria le tabellion,
-bouffissant ses joues caves. Membres du Comité
-de…</p>
-
-<p>— Comment ? reprit M. le capitaine, le coupant
-sans cérémonie ; par la piqûre d’une épée de ville !
-Vous ne me comprenez pas, vous ; mais nous sommes
-ici quelques-uns qui ne pouvons faire trois pas
-dans la rue sans risquer d’être insultés ou provoqués.</p>
-
-<p>— C’est la vérité ! déclarèrent d’une seule voix les
-deux noblaillons, au bas bout de la table.</p>
-
-<p>— C’est la vérité, et il y a plus, poursuivit le
-capitaine, s’échauffant à mesure. Ce n’est pas là
-l’œuvre du hasard, mais le résultat d’un plan préconçu.
-C’est par ce moyen qu’on prétend nous
-réduire. J’ai vu tout à l’heure dans la rue trois
-hommes qui, j’en jurerais, sont des prévôts d’escrime
-déguisés.</p>
-
-<p>— Des spadassins ! lança le notaire avec emphase.</p>
-
-<p>— Je veux bien, dit Hugues avec plus de sang-froid.
-Donnez-leur le nom qu’il vous plaira. Mais
-quel parti prendre ? Si nous ne pouvons faire un
-pas sans provocation ni duel, nous voilà désarmés.
-On vous prendra tous vos chefs successivement.</p>
-
-<p>— Le peuple vous vengera ! dit le notaire, d’un
-ton majestueux.</p>
-
-<p>M. le capitaine haussa les épaules.</p>
-
-<p>— Vous êtes trop aimable, dit-il.</p>
-
-<p>L’abbé Benoît intervint.</p>
-
-<p>— Pour le moment, dit-il d’un air soucieux, je
-ne vois qu’une chose à faire. Vous avez dit, monsieur
-le capitaine, que plusieurs membres du Comité
-ne sont pas des combattants. Pourquoi donc, je
-vous le demande, l’un quelconque de nous se battrait-il
-pour faire le jeu de nos adversaires ?</p>
-
-<p>— Pardieu ! il me semble que vous avez raison !
-répliqua Hugues avec franchise. (Et il promena les
-yeux autour de lui comme pour quêter des suffrages.)
-A quoi bon se battre, en effet ? Je sais pour
-ma part que je n’y tiens aucunement. J’ai fait mes
-preuves.</p>
-
-<p>Il y eut un silence, au cours duquel nous nous
-entre-regardâmes, indécis.</p>
-
-<p>— Allons, qu’est-ce qui vous retient ? prononça
-enfin le capitaine. Ceci n’est pas une plaisanterie,
-mais une affaire sérieuse. Nous ne sommes plus de
-libres gentilshommes, mais des soldats sous le joug
-de la discipline.</p>
-
-<p>— Oui, fis-je avec embarras, car j’étais le centre
-de tous les regards. Mais il est difficile pour des
-hommes d’honneur, monsieur le capitaine, de se
-dépouiller de certaines idées. Si nous cessons de
-relever les insultes, nous nous ravalons au niveau
-des bêtes.</p>
-
-<p>— N’ayez crainte, monsieur le vicomte ! s’écria
-soudainement Buton. Le peuple ne le souffrira pas !</p>
-
-<p>— Non, non ! le peuple ne le souffrira pas ! répétèrent
-plusieurs voix, et pour une minute la
-salle retentit d’acclamations indignées.</p>
-
-<p>— Eh bien ! en tout cas, dit à la fin le capitaine,
-nous voilà tous avertis. Et désormais, ceux qui se
-battront à la légère le feront en pleine connaissance
-de cause : ils favorisent le jeu de nos adversaires.
-J’espère que tous le comprennent. Pour ma
-part, conclut-il en haussant les épaules avec un
-rire bref, ils peuvent bien me bâtonner ; je ne serai
-pas assez sot pour me battre.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c12">CHAPITRE XII<br />
-<span class="small">LE DUEL</span></h2>
-
-
-<p>J’ai dit plus haut combien tout ceci me pesait ;
-avec quels dégoûts je voyais autour de la table,
-aussi bien les traits pâles et pincés du notaire que
-le sourire suffisant de l’épicier ou le rude visage de
-Buton ; j’ai dit avec quels serrements de cœur je
-me trouvais tout à coup l’égal de ces hommes, qui
-m’interpellaient tantôt avec une grossière brusquerie,
-et tantôt avec servilité ; enfin et surtout,
-avec quelle dépression j’assistai au démêlé qui
-s’ensuivit, dont le capitaine se rendit maître par
-des efforts prolongés. Heureusement, la séance ne
-dura pas longtemps. Après une demi-heure de
-débats et de conversations, durant laquelle je vins
-en aide de mon mieux aux rares personnes qui entendaient
-quelque chose à l’affaire, l’assistance se
-dispersa : les uns s’en allèrent remplir de quelconques
-missions, et les autres demeurèrent afin de
-parer aux éventualités. Comme j’étais de ceux que
-l’on avait désignés pour rester, j’attirai l’abbé Benoît
-dans un coin, et dissimulant tout d’abord le
-sentiment de détresse qui me poignait, je lui demandai
-si d’autres émeutes avaient éclaté dans les
-alentours.</p>
-
-<p>— Non, répondit-il, en me serrant la main discrètement.
-Nous avons du moins obtenu cela de bon.</p>
-
-<p>Puis, sur un ton différent, qui prouvait bien sa
-divination de mes pensées, il reprit à mi-voix :</p>
-
-<p>— Ah ! monsieur le vicomte, maintenons d’abord
-la paix ! Faisons ce qui est en notre pouvoir. Protégeons
-les innocents, et ensuite peu importe ce
-qui arrivera. Hélas ! j’en prévois plus que je n’en
-ai prédit. Il y a plus de choses compromises que je
-ne l’imaginais. Attachons-nous seulement…</p>
-
-<p>Il se tut et se retourna, surpris par l’entrée du
-capitaine, entrée si brusque et si bruyante que
-ceux qui restaient autour de la table se levèrent
-d’un bond. M. Hugues avait le visage en feu, ses
-prunelles étincelaient de fureur. Le notaire, qui
-se trouvait le plus proche de la porte, pâlit et balbutia
-une question. Mais le capitaine passa devant
-lui avec un regard méprisant, et vint droit à moi.</p>
-
-<p>— Monsieur le vicomte, dit-il très haut, et bredouillant
-dans sa précipitation, vous qui êtes un
-gentilhomme, vous allez me comprendre. J’ai besoin
-de votre assistance.</p>
-
-<p>Je le regardai fixement.</p>
-
-<p>— Volontiers, dis-je. Mais de quoi s’agit-il ?</p>
-
-<p>— Je viens d’être insulté ! répondit-il.</p>
-
-<p>Et ses moustaches se hérissèrent.</p>
-
-<p>— Comment cela ?</p>
-
-<p>— Dans la rue ! Et par un de ces freluquets !
-Mais je lui apprendrai à vivre ! Je suis un soldat,
-monsieur, et je…</p>
-
-<p>— Mais attendez donc, monsieur le capitaine,
-fis-je, totalement déconcerté. Je croyais que l’on
-ne devait plus se battre. Et que vous-même en
-particulier…</p>
-
-<p>— Ta ra ta ta !</p>
-
-<p>— Vous laisseriez bâtonner avant d’aller sur le
-pré.</p>
-
-<p>— Mille tonnerres ! exclama-t-il, qu’est-ce que
-cela signifie ? Croyez-vous que je ne sois pas un
-gentilhomme parce que j’ai servi en Amérique et
-non en France ?</p>
-
-<p>— Loin de moi cette idée, répondis-je, en refrénant
-avec peine un sourire. Mais c’est là favoriser
-leur jeu. Vous le disiez vous-même il y a une
-minute…</p>
-
-<p>— Voulez-vous, oui ou non, m’assister, monsieur ?
-s’écria-t-il d’un ton courroucé.</p>
-
-<p>Et comme le tabellion voulait intervenir :</p>
-
-<p>— Taisez-vous, vous ! reprit-il, en se retournant
-sur lui d’un air si menaçant que le gratte-papier fit
-un bond en arrière. Qu’est-ce que vous y entendez,
-espèce de vil petit chicaneau ! espèce de…</p>
-
-<p>— Tout doux, tout doux, monsieur le capitaine,
-dis-je, ému par cet éclat et par la crainte de nouvelles
-complications. M. le notaire ne fait que son
-devoir en s’efforçant de vous retenir. Il a raison…</p>
-
-<p>— Je n’ai rien à faire avec lui. Et quant à vous…
-vous me refusez votre assistance ?</p>
-
-<p>— Je ne dis pas cela.</p>
-
-<p>— En ce cas, si vous me l’accordez, je réclame
-vos services sur-le-champ ! Sur-le-champ ! répéta-t-il
-d’un ton plus posé. J’ai fixé rendez-vous derrière
-la cathédrale. Si vous voulez me faire cet
-honneur, je dois vous prier de venir sans retard.</p>
-
-<p>Je vis qu’il n’en démordrait pas, et qu’il était
-inutile d’insister. En guise de réponse, je lui tirai
-mon chapeau, et nous nous dirigeâmes vers la
-porte. Le notaire, l’épicier, une demi-douzaine
-d’autres, nous interpellaient, s’efforçant de nous
-retenir. Mais comme l’abbé Benoît garda le silence,
-je descendis l’escalier et sortis de l’auberge. Au
-dehors, il était facile de voir que la querelle et
-l’insulte avaient eu des spectateurs. Une foule
-inquiète, non pas massive mais formée de petits
-groupes aux aguets, emplissait toute la partie
-découverte et ensoleillée de la place. A l’opposite,
-la chaussée que nous devions prendre pour aller
-à la cathédrale avait comme seuls occupants une
-bonne vingtaine de gentilshommes qui arboraient
-des cocardes blanches et se promenaient de long
-en large par trois ou quatre de front.</p>
-
-<p>La foule les surveillait en silence ; et eux affectaient
-d’ignorer la foule. Bien plus, ils causaient et
-souriaient avec insouciance, les paupières entre-closes ;
-ils faisaient le moulinet avec leur canne,
-s’envoyaient des saluts, et de temps à autre s’arrêtaient
-pour s’offrir une prise. Ils dissimulaient mal
-un air provocateur que semblait justifier l’attitude
-silencieuse et presque couarde du populaire qui les
-surveillait du coin de l’œil.</p>
-
-<p>Il nous fallut affronter leurs regards, et je rougis
-de honte en passant auprès d’eux. Beaucoup de
-ceux que je rencontrais là m’avaient vu, deux jours
-plus tôt, prendre la cocarde blanche chez M<sup>me</sup> de
-Saint-Alais ; ils me voyaient à cette heure dans le
-camp opposé, sans rien savoir de mes motifs, et je
-devinais à leurs moues de mépris ce qu’ils pensaient
-de ce revirement. D’autres, qui me toisaient de
-haut et me laissaient à peine la place de passer,
-étaient des étrangers, porteurs d’épées d’ordonnance
-et de croix de Saint-Louis.</p>
-
-<p>Ce défilé, par bonheur, fut aussi bref qu’il était
-pénible. Nous longeâmes le côté nord de la cathédrale,
-et une petite porte nous donna accès dans un
-clos, où des citronniers tempéraient l’ardeur du
-soleil. La ville, avec sa foule et son bruit, nous parut
-aussitôt lointaine. Sur la droite s’élevaient les murs
-du chevet et les coupoles byzantines de l’église ;
-devant nous se dressaient les remparts ; à gauche,
-une vieille tour du <small>XIV</small><sup>e</sup> siècle, à demi ruinée, levait
-un front sourcilleux revêtu de lierre. Au pied de
-cette tour, dans l’ombre, quatre personnes nous
-attendaient, réunies sur un espace de gazon ras.</p>
-
-<p>L’un était M. de Saint-Alais ; le second, Louis ;
-les autres m’étaient inconnus. Soudain une pensée
-me frappa d’horreur.</p>
-
-<p>— Avec qui vous battez-vous ? demandai-je tout
-bas.</p>
-
-<p>— Avec M. de Saint-Alais, répondit le capitaine,
-sur le même ton.</p>
-
-<p>Et comme nous arrivions auprès des autres, je
-n’en pus dire davantage. Ils firent quelques pas à
-notre rencontre et nous saluèrent.</p>
-
-<p>— M. le vicomte ? dit Louis.</p>
-
-<p>Je l’aurais à peine reconnu, tant il était grave
-et soucieux.</p>
-
-<p>Je fis un signe machinal d’assentiment, et nous
-nous écartâmes de quelques pas.</p>
-
-<p>— Il ne saurait être question d’arranger l’affaire,
-j’imagine ? dit-il, en s’inclinant.</p>
-
-<p>— J’en doute, répondis-je, d’une voix altérée.</p>
-
-<p>A la vérité, l’horreur m’ôtait presque la parole.
-Je découvrais peu à peu en quel dilemme je m’étais
-placé. Au cas où Saint-Alais tomberait sous l’épée
-du capitaine, que dirait de moi sa sœur, que penserait-elle
-de moi, comment pourrait-elle me tendre
-encore la main ? Et d’autre part, pouvais-je souhaiter
-du mal à mon propre champion ? L’aurais-je pu,
-en tout honneur, même si cet homme dont j’étais
-le témoin n’avait déjà et peu à peu gagné ma sympathie
-par son caractère ferme et pratique, uni à
-la simplicité de sa valeur ?</p>
-
-<p>Et pourtant il fallait que l’un des deux tombât.
-La grosse horloge au-dessus de nos têtes, en égrenant
-avec lenteur les douze coups de midi, me fit pénétrer
-un peu plus à chaque coup cette vérité dans le crâne.
-Un vertige m’envahit : le soleil m’éblouissait, les
-arbres vacillaient devant moi, le sol ondoyait sous
-mes pieds. Les voix de la foule extérieure me bourdonnaient
-aux oreilles. Mais, sortant de ce brouillard,
-la voix de Louis, calme extraordinairement, agrippa
-mon attention, et mon cerveau reprit sa lucidité.</p>
-
-<p>— Voyez-vous un inconvénient à choisir cet
-endroit ? dit-il. Le gazon est sec et ne glisse pas.
-Ils se battront à l’ombre, et l’éclairage est bon.</p>
-
-<p>— Cela fera l’affaire, balbutiai-je.</p>
-
-<p>— Si vous voulez examiner le terrain ? Je n’y ai
-constaté ni creux ni bosses.</p>
-
-<p>Je fis semblant de regarder.</p>
-
-<p>— Je n’en vois pas non plus, dis-je.</p>
-
-<p>— En ce cas nous allons placer nos adversaires ?</p>
-
-<p>— C’est entendu.</p>
-
-<p>J’ignorais l’habileté relative des deux escrimeurs,
-mais en allant pour retrouver Hugues, je fus frappé
-du contraste qu’ils offraient, debout à quelques pas
-l’un de l’autre, et tous deux le torse nu. Le capitaine
-était le plus petit d’une tête, et se tenait raide
-et ferme, l’œil clair et le visage attentif. M. le marquis,
-d’autre part, était grand et élancé, la longueur
-de son bras devait lui donner une portée dangereuse,
-et son sourire n’était guère plus rassurant.
-Si son art et son sang-froid allaient de pair avec
-ses dons naturels, à coup sûr M. Hugues… Mais
-à nouveau le vertige me saisit. Qu’allais-je donc
-souhaiter là ?</p>
-
-<p>— Nous sommes prêts, dit avec impatience
-M. Louis (et je notai que son regard se dirigeait
-non sur moi mais sur la porte du clos). Voulez-vous
-comparer les épées, monsieur le vicomte ?</p>
-
-<p>J’obéis, et j’allais placer mon homme, quand
-M. le capitaine me fit signe qu’il voulait me parler.
-Sans me soucier du mécontentement des autres,
-je le tirai à part.</p>
-
-<p>Toute trace d’emportement avait disparu de son
-visage : il était pâle et soucieux.</p>
-
-<p>— Voilà un tour d’idiot, dit-il d’un ton bref et
-à mi-voix. Si ce blanc-bec me transperce, je ne
-l’aurai pas volé. Voulez-vous me faire un plaisir,
-monsieur le vicomte ?</p>
-
-<p>Je lui chuchotai que je ferais pour lui tout ce
-qui était en mon pouvoir.</p>
-
-<p>— J’ai emprunté mille livres pour m’équiper en
-vue de cette campagne, reprit-il en évitant mon
-regard, à quelqu’un de Paris dont vous trouverez le
-nom dans ma valise qui est à l’auberge. S’il m’arrivait
-malheur, je vous serais reconnaissant de vouloir
-bien lui envoyer ce qui me reste d’argent.
-Voilà tout.</p>
-
-<p>— Il sera remboursé en totalité, dis-je. J’en fais
-mon affaire.</p>
-
-<p>Il me serra la main, et alla se mettre en position.
-Louis et moi nous nous plaçâmes chacun d’un côté
-des deux combattants, l’épée au poing, prêts à
-intervenir en cas de nécessité. On donna le signal,
-les acteurs principaux se saluèrent, tombèrent en
-garde, et tout aussitôt les lames engagées se froissèrent
-et cliquetèrent, tandis que les pigeons de la
-cathédrale volaient en cercle au-dessus de nous. Au
-milieu du jardin, un petit jet d’eau gazouillait
-paisiblement au soleil.</p>
-
-<p>Dès avant la troisième reprise on put se rendre
-compte de l’entière diversité de leurs méthodes.
-Hugues, lui, y allait vigoureusement de tout son
-corps, il se baissait, s’avançait, se jetait de côté, ne
-tenant raide que son bras, et jouant beaucoup du
-poignet. A l’inverse, M. le marquis gardait le torse
-droit et immobile, et bougeait à peine le bras ; son
-jeu était serré comme s’il se fût trouvé à la salle
-d’armes, un fleuret en main, et il dédaignait toutes
-autres parades que celles de l’épée. D’évidence,
-c’était lui le meilleur escrimeur, et le capitaine
-devait se lasser le premier des deux, car il ne restait
-pas en place, et le poignet se fatigue plus vite
-que le bras. En outre, je m’aperçus bientôt que le
-marquis se tenait sur la défensive et attendait, pour
-déployer tous ses moyens, d’avoir fatigué son adversaire.
-Mes yeux devenaient brûlants, ma gorge
-sèche, et je ne respirais plus, dans la crainte du coup
-final. Mais soudain il se produisit un incident. Le
-capitaine parut glisser du pied, mais ce n’était là
-qu’une feinte, et en un instant, baissé presque à
-plat ventre, sa main gauche à terre, il passait sous
-la garde de l’autre. Sa pointe effleurait la poitrine
-du marquis, quand celui-ci fit un saut en arrière,
-juste à temps pour son salut. Le capitaine ne s’était
-pas encore relevé, que Louis lui rabattait sa lame.</p>
-
-<p>— Jeu déloyal ! cria-t-il avec emportement. Jeu
-déloyal ! Une botte en dessous. Ce n’est pas de règle.</p>
-
-<p>Le capitaine restait haletant, sa pointe baissée
-vers le sol.</p>
-
-<p>— Pourquoi donc n’est-ce pas de règle, monsieur ?
-demanda-t-il.</p>
-
-<p>Et il me regarda.</p>
-
-<p>— Je ne comprends pas très bien, monsieur de
-Saint-Alais, dis-je d’un ton rogue. Ce coup…</p>
-
-<p>— N’est pas autorisé.</p>
-
-<p>— Dans les salles d’armes, fis-je. Mais il s’agit
-ici d’un duel.</p>
-
-<p>— Je ne l’ai jamais vu employer dans un duel,
-affirma-t-il.</p>
-
-<p>— Peu importe, répliquai-je avec feu. Il est ridicule
-d’intervenir sous un tel prétexte.</p>
-
-<p>— Monsieur !</p>
-
-<p>— C’est ridicule ! répétai-je avec force. Après un
-pareil traitement il ne me reste plus qu’à faire
-quitter le terrain à M. le capitaine.</p>
-
-<p>— Vous désirez peut-être prendre sa place ? dit
-en ricanant quelqu’un derrière moi.</p>
-
-<p>Je me retournai avec vivacité, et reconnus l’un
-des deux personnages que nous avions trouvés
-avec Saint-Alais. Je m’inclinai, et lui demandai :</p>
-
-<p>— Vous êtes le chirurgien ?</p>
-
-<p>— Non pas, répondit-il avec irritation. Je suis
-M. du Marc, et tout à votre service.</p>
-
-<p>— Mais vous n’êtes pas un second, répliquai-je.
-Et vous n’avez nul droit par conséquent de vous
-trouver où vous êtes, ni de rester ici. Je vous
-prierai donc de vous retirer.</p>
-
-<p>— J’ai du moins autant le droit de rester que
-ceux-là, reprit-il, en désignant le toit de la cathédrale,
-où l’on voyait aux balustrades une quantité
-de têtes penchées vers nous.</p>
-
-<p>Je restai interdit.</p>
-
-<p>— Nos amis ont au moins autant de droit que
-vous, continua-t-il, en me narguant.</p>
-
-<p>— Mais ils n’interviennent pas, ripostai-je avec
-fermeté. Vous ne le devez pas non plus. J’exige
-que vous vous retiriez.</p>
-
-<p>Il refusait encore, et prétendait même faire du
-tapage ; mais c’en était trop pour Louis, qui intervint
-sèchement. Sur un mot de lui, le matamore
-haussa les épaules et s’éloigna. Nous nous regardâmes
-tous les quatre.</p>
-
-<p>— Nous ferons mieux de continuer, dit le capitaine,
-carrément. Si mon coup était irrégulier, ce
-monsieur a eu raison d’intervenir. Sinon…</p>
-
-<p>— Je ne demande pas mieux, dit Saint-Alais.</p>
-
-<p>Tous deux se remirent aussitôt en garde, et
-engagèrent le fer ; mais plus âprement cette fois,
-et avec moins de prudence, et plus d’une fois le
-capitaine usa d’une brutale parade en demi-cercle,
-plus en faveur auprès des bretteurs professionnels
-que dans les salles d’armes. Ce coup,
-qui toutefois le laissait exposé à une riposte, semblait
-déconcerter le marquis, lequel maniait l’épée,
-à mon sens, avec moins d’habileté que précédemment,
-et parut plus d’une fois dérouté par l’attaque
-du capitaine. L’inquiétude s’empara de moi,
-mon cœur se remit à battre précipitamment, les
-éclairs des lames qui se rabattaient et se relevaient
-réciproquement, m’éblouissaient la vue. Je regardai
-un instant au delà, vers Louis, et en cet
-instant eut lieu le coup fatal. M. le capitaine employa
-de nouveau sa parade en demi-cercle, mais
-cette fois il se découvrit trop, la lame de Saint-Alais
-fila par-dessous la sienne, agile comme un
-serpent. Le capitaine trébucha en arrière et l’épée
-s’échappa de sa main.</p>
-
-<p>Comme il tombait, je le soutins dans mes bras,
-mais le sang jaillissait déjà d’une blessure ouverte
-sur le côté de son cou. Il put tourner les yeux vers
-moi, et fit un effort pour parler. Je saisis deux mots :
-« Vous ferez… » Mais le sang étouffa sa voix, et ses
-paupières retombèrent lentement. Il était mort, ou
-tout comme, avant l’arrivée du chirurgien, avant
-même que je l’eusse déposé sur le gazon.</p>
-
-<p>Foudroyé par la soudaineté de la catastrophe, je
-restai un bon moment agenouillé auprès de lui ; et
-ce fut dans une sorte d’égarement que je vis le
-chirurgien lui tâter le pouls et le cœur, et s’efforcer
-avec son pouce d’obturer la blessure. Pour une
-minute ou deux, mon univers se réduisit à la face
-plombeuse, aux paupières palpitantes que j’avais
-devant moi ; et je ne vis, n’entendis et n’imaginai
-rien d’autre. Je ne pouvais croire que cette âme
-vaillante se fût déjà envolée ; que l’homme fort qui
-avait si rapidement conquis mon estime fût à présent
-un cadavre, ce cadavre dont la face devenait
-livide, tandis que les pigeons tournaient toujours
-au-dessus de ma tête, que les moineaux pépiaient,
-et que le jet d’eau gazouillait au soleil.</p>
-
-<p>Je poussai un cri de détresse :</p>
-
-<p>— Il n’est pas mort ? Il ne peut pas être mort
-si vite ?</p>
-
-<p>— Hélas ! monsieur le vicomte, il a joué de malheur,
-répondit le chirurgien, en laissant retomber
-la tête inerte sur ce gazon taché de sang. Avec une
-blessure pareille il n’y a rien à faire.</p>
-
-<p>Il se releva ; mais je restai agenouillé, absorbé
-dans ma douleur, à contempler ces yeux vitreux
-qui étaient pleins de vie et d’alacrité quelques
-minutes plus tôt. Puis avec un frisson je tournai
-mon regard sur ma propre personne. J’étais couvert
-de son sang : il y en avait sur ma poitrine, sur
-mes bras, sur mes mains, plein mon habit. Après
-quoi mes pensées se portèrent sur Saint-Alais, et
-je regardai autour de moi pour voir s’il était toujours
-là. Je sursautai. Le bourdon grave d’une
-lourde cloche tinta une fois, ébranla les airs ; et
-tandis que sa vibration lugubre emplissait encore
-mon oreille, des pas rapides s’approchèrent, et
-j’entendis derrière moi une exclamation âpre :</p>
-
-<p>— Mais, palsambleu ! c’est un guet-apens ! Ils
-vont nous massacrer !</p>
-
-<p>Je me retournai. C’était du Marc qui se plaignait,
-du Marc le matamore qui avait tenté en vain de
-me provoquer. Les deux Saint-Alais et le chirurgien
-étaient avec lui, et tous quatre arrivaient
-du côté de la porte par où nous étions entrés. Ils
-passèrent auprès de moi en détournant les yeux,
-et se dirigèrent en hâte vers une étroite poterne
-accolée à la vieille tour et qui donnait sur les remparts.
-Comme ils disparaissaient derrière un contrefort
-qui se trouvait là, la cloche retentit de nouveau,
-sur une note lugubre et pleine de menace.</p>
-
-<p>Alors la vérité m’apparut. Le bruit qui m’emplissait
-les oreilles n’était pas la vibration de la cloche
-comblant l’intervalle entre les coups sonores, mais
-bien le mugissement de voix furieuses sur la place,
-le hourvari d’une foule qui se rapprochait en criant :
-« A la lanterne ! A la lanterne ! » Aux galeries de la
-cathédrale, aux fenêtres des coupoles, à toutes les
-ouvertures de l’imposant et sombre édifice qui
-me dominait de sa masse sourcilleuse, des hommes
-faisaient des signes, et dirigeaient leurs mains,
-et tendaient leurs poings, vers moi, me sembla-t-il
-tout d’abord, ou vers le cadavre étalé à mes
-pieds. Mais je perçus à nouveau des pas, je me retournai
-et je vis encore une fois les quatre autres :
-les deux Saint-Alais, pâles et défaits, avaient les
-yeux étincelants ; mais le matamore, non moins
-pâle, lançait de tous côtés des regards furtifs, et
-ses lèvres étaient blanches.</p>
-
-<p>— Malédiction ! il y en a aussi à la porte ! s’écria-t-il,
-d’une voix aiguë. Nous sommes cernés. Nous
-allons être massacrés. Mordieu ! nous allons être
-massacrés, et par cette canaille ! Par ces… Je vous
-prends tous à témoins que ce fut un combat loyal !
-Je vous prends à témoin, monsieur le vicomte…</p>
-
-<p>— Cela nous fera une belle jambe, qu’il le reconnaisse,
-dit Saint-Alais en ricanant. Ah ! si
-seulement j’étais chez moi.</p>
-
-<p>— Oui, mais comment y arriver ? s’écria du
-Marc, incapable de cacher sa terreur. Entendez-vous,
-continua-t-il d’un ton geignard, en s’adressant
-à moi, nous allons être massacrés ! N’y a-t-il pas
-d’autre issue ? Que quelqu’un me réponde ! Parlez !</p>
-
-<p>Ses craintes ne m’inspiraient aucune pitié. Je
-n’aurais pas levé un doigt pour le sauver. Mais je
-fus touché par la vue des deux Saint-Alais, qui
-restaient pâles et irrésolus, tandis que le mugissement
-des voix devenait à chaque instant plus fort
-et plus rapproché. Dans un moment la foule ferait
-irruption ; qui sait si dans sa fureur, nous trouvant
-aux côtés de Hugues, elle ne nous sacrifierait pas
-tous indistinctement ? La chose était possible ;
-et le craquement de l’une des portes du jardin
-que l’on enfonçait vint me confirmer dans cette
-supposition. Presque sans le vouloir je criai qu’il y
-avait une autre porte, à condition qu’elle fût ouverte.
-Sans regarder s’ils me suivaient, je leur montrai le
-chemin, et abandonnant le cadavre, je me mis à
-courir sur le gazon vers le mur de la cathédrale.</p>
-
-<p>Déjà la foule se déversait dans le clos, mais à
-la faveur d’un bouquet d’arbres nous pûmes fuir
-sans être vus, et gagner une petite porte, une
-poterne basse, qui s’ouvrait dans le mur de l’abside,
-et qui — je le savais pour avoir fait visiter
-la cathédrale à un Anglais, peu de temps auparavant — conduisait
-à la sacristie, laquelle communiquait
-avec la crypte. Mon espoir de trouver cette
-porte ouverte était faible ; me fussé-je arrêté pour
-peser nos chances, je les aurais considérées comme
-nulles. Mais j’eus la joie, en y arrivant suivi de près
-par les autres, de la voir s’ouvrir d’elle-même, et
-un prêtre, passant par l’entre-bâillement son crâne
-tonsuré, nous fit signe de nous hâter. Précaution
-superflue ! à la seconde nous lui avions obéi, et
-nous étions auprès de lui, palpitants. Les verrous
-claquèrent dans leurs gâches. Pour l’instant nous
-étions en sûreté.</p>
-
-<p>Nous respirâmes de nouveau. Nous nous trouvions
-dans le demi-jour d’une longue salle étroite
-et voûtée, aux parois de pierre, où trois meurtrières
-tenaient lieu de fenêtres. Du Marc fut le premier
-à recouvrer la parole.</p>
-
-<p>— Miséricorde ! nous l’avons échappé belle ! dit-il,
-en passant la main sur son front, que le jour
-froid revêtait d’une pâleur hideuse. Nous sommes…</p>
-
-<p>— Loin d’être tirés d’affaire, répliqua gravement
-le chirurgien, encore que nous ayons bien
-lieu de remercier M. le vicomte. Ils nous ont découverts.
-Tenez, ils arrivent !</p>
-
-<p>Les gens du toit avaient dû nous voir entrer,
-et dénoncer notre lieu d’asile, car tandis qu’il parlait,
-nous entendîmes un bruit de pas précipités, un
-tonnerre de coups retentit sur la porte, et aux
-fentes des arbalétrières apparurent une vingtaine
-de visages sinistres, qui nous regardèrent en hurlant
-et nous crachant des injures. Par bonheur la porte
-de chêne, cloutée et bardée de fer, avait été façonnée
-aux temps anciens de la barbarie en prévision
-d’un cas semblable, et nous étions relativement en
-sûreté. Il n’en était pas moins affreux d’entendre les
-cris de la foule, de la sentir si près, de juger de sa
-haine, et de comprendre à la façon dont les forcenés
-frappaient les pierres de la muraille, comme s’ils
-voulaient les arracher avec leurs mains nues, ce
-qui nous attendait si nous venions à tomber en
-leur pouvoir.</p>
-
-<p>Nous nous entre-regardâmes, et — le demi-jour
-y contribuait peut-être — je ne vis aucun visage
-qui ne fût pâle. Mais l’attente ne dura guère. Le
-curé qui nous avait introduits déverrouillait en
-toute hâte une porte intérieure.</p>
-
-<p>— Par ici, dit-il. (Les aboiements des fauves, à
-l’extérieur, étouffaient presque sa voix.) Si vous
-voulez me suivre, je vous ferai sortir par l’entrée
-sud. Mais dépêchez-vous, messieurs, dépêchez-vous !
-continua-t-il, en nous poussant devant lui, car ils
-pourraient deviner notre intention, et nous devancer.</p>
-
-<p>On peut imaginer que nous ne perdîmes pas de
-temps. Nous l’accompagnâmes aussi vite que possible,
-au long d’un étroit corridor souterrain, à
-peine éclairé, au bout duquel un degré de cinq
-ou six marches nous donna accès dans un second
-corridor. Nous courûmes presque, dans celui-ci, et
-bien qu’une porte fermée nous retardât un moment, — qui
-nous parut une longue minute, — la clef
-tourna enfin et la porte s’ouvrit. L’ayant dépassée,
-nous nous trouvâmes dans une longue pièce étroite,
-la réplique de celle où nous étions entrés d’abord.
-Le curé ouvrit une porte à l’autre extrémité, et je
-regardai au dehors. L’allée — celle-là même qui
-longeait la cathédrale et menait au Chapitre — l’allée
-était déserte.</p>
-
-<p>— Nous arrivons à temps, dis-je, avec un soupir
-de soulagement à respirer de nouveau l’air libre.</p>
-
-<p>Et tout haletant de la hâte que nous avions faite,
-je m’apprêtai à remercier le curé qui nous avait
-sauvés.</p>
-
-<p>M. de Saint-Alais, qui venait après moi, et qui
-s’était tu jusqu’alors, m’imita. Puis il resta hésitant
-sur le seuil, alors que je m’attendais à le voir
-s’éloigner au plus vite. Enfin il s’adressa à moi :</p>
-
-<p>— Monsieur de Saux, dit-il, en parlant avec moins
-d’aplomb qu’à son ordinaire (il est vrai que nous
-étions tous agités), je voudrais vous remercier
-également. Mais peut-être la situation dans laquelle
-nous nous trouvons vis-à-vis l’un de l’autre…</p>
-
-<p>— Je n’y pense plus, répliquai-je rudement.
-Mais celle dans laquelle nous venons tout juste de
-nous trouver…</p>
-
-<p>— Oh ! fit-il, en haussant les épaules, si vous le
-prenez de la sorte…</p>
-
-<p>— Je le prends de la sorte, répondis-je, indigné
-que cet homme osât me parler, alors que le sang
-du capitaine n’avait pas eu le temps de sécher
-sur son épée. Oui, je le prends de la sorte. Et je vous
-avertis, monsieur le marquis, que si vous poussez
-votre dessein plus loin, ce dessein qui a déjà coûté
-la vie à un homme brave, il se retournera contre
-vous, et d’une façon terrible.</p>
-
-<p>— Du moins je ne vous demanderai pas de me
-protéger, répondit-il avec fierté.</p>
-
-<p>Et il s’éloigna nonchalamment, tout en rengainant
-son épée. La venelle était toujours déserte.
-Il n’y avait personne pour l’arrêter.</p>
-
-<p>Louis le suivit ; du Marc et le chirurgien avaient
-déjà disparu. Quand Louis passa devant moi, je
-crus le voir hésiter un instant ; et il m’eût sans
-doute parlé, il m’eût regardé, il m’eût tendu la
-main, si je lui avais fait la moindre avance. Mais
-je crus voir apparaître la face cadavérique de
-Hugues, aux yeux sombrés, et me faisant un visage
-de pierre, je me détournai.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c13">CHAPITRE XIII<br />
-<span class="small">« A LA LANTERNE ! »</span></h2>
-
-
-<p>De tous les faits qui s’étaient produits depuis mon
-départ de la salle du Comité, la mort du capitaine
-resta le plus important et le plus profondément
-gravé dans mon esprit. Durant le trajet de l’auberge
-au clos, il avait partagé avec moi les petits ennuis
-dont je me préoccupais alors, il les avait affrontés
-avec moi, noblement. Le souvenir de cette tardive
-sympathie, l’image de celui qu’il était alors, plein
-de vie et de colère brutale, me revenaient à la
-mémoire, et ces pensées protestaient violemment
-contre sa mort. Sa mort me paraissait si affreuse,
-que je frémis d’horreur, et que j’abominai l’être
-dont la main avait commis ce crime.</p>
-
-<p>Et ce n’était pas tout. J’avais connu Hugues
-durant vingt-quatre heures à peine, mon amitié
-pour lui ne datait que d’une heure, mais je savais
-son histoire. Je pouvais le suivre allant emprunter
-la petite somme qu’il avait possédée. Je pouvais
-évoquer les espérances qu’il avait fondées sur elle.
-Je pouvais le voir venant ici plein de noble courage,
-croyant avoir trouvé la voie destinée à un homme
-comme lui, robuste, confiant, ami du progrès, plein
-de projets. Et de tout cela, il ne restait rien ! Il
-avait espéré, il avait cru en l’avenir ; et de l’autre
-côté de la cathédrale, il gisait raide mort sur le
-gazon.</p>
-
-<p>Cette fin me paraissait si triste et pitoyable, je
-revoyais cet homme si vivement, que j’accordais
-à peine une pensée au danger couru par Saint-Alais,
-et à son évasion. Tout cela, avec notre fuite
-précipitée, avait passé comme un songe. Je me
-bornai à rester un moment aux écoutes devant la
-porte de l’église ; puis m’étant assuré que la rumeur
-de la foule se perdait dans le lointain, et que la
-ville était calme, je remerciai le vicaire à nouveau
-et avec chaleur ; et prenant congé de lui à mon
-tour, je m’engageai dans l’allée.</p>
-
-<p>Mes pas y résonnaient, tant elle était silencieuse,
-et je ne tardai point à trouver ce silence singulier.
-Je me demandai pourquoi la foule, qui se montrait
-si acharnée quelques minutes plus tôt, ne s’était
-pas avisée de faire le tour de l’église, pourquoi le
-voisinage était devenu tout d’un coup si paisible.
-Mais quelques pas de plus devaient me l’apprendre :
-je me hâtai donc, et me trouvai peu après devant
-la place du Marché.</p>
-
-<p>A ma stupéfaction, elle s’étalait au soleil, tranquille,
-absolument déserte. Un chien courait de-ci
-de-là, la queue en trompette, farfouillant parmi
-les détritus ; quelques vieilles femmes se tenaient
-à leurs éventaires ; un nombre égal de commerçants
-s’affairaient à poser des volets et à fermer
-leurs échoppes. Mais la foule qui emplissait la
-place si peu de temps auparavant, la « queue »
-qui s’allongeait devant les mesures de grain, les
-cocardes blanches, tout avait disparu. J’en restai
-abasourdi.</p>
-
-<p>Mais je ne le restai pas longtemps. Car, au lieu
-du silence qui régnait entre les hauts murs de l’allée,
-un bruit sourd, lointain et grave, me parvint alors.
-Je prêtai l’oreille et tressaillis. Un instant plus
-tard, je traversais la place, et arrivais à la porte
-de l’auberge. Je m’engouffrai dans le couloir, et
-grimpai l’escalier, le cœur battant.</p>
-
-<p>Ici encore, j’avais laissé une foule dans les corridors
-et dans l’escalier. Il ne restait pas une âme.
-La maison semblait morte ; et cela à midi, par un
-temps de soleil radieux. Je ne vis personne, n’entendis
-personne, avant d’arriver à la porte de la
-salle où j’avais laissé le Comité. J’entrai. Là, du
-moins, je retrouvai de la vie, mais toujours le
-même silence.</p>
-
-<p>Autour de la table siégeaient une douzaine de
-membres du Comité. A ma vue ils tressaillirent,
-comme des gens surpris à commettre une mauvaise
-action. Plusieurs restèrent assis, les coudes sur la
-table, piteux et me lançant des regards furtifs ;
-d’autres se penchèrent à l’oreille de leurs voisins,
-pour chuchoter, ou écouter leurs réponses. Beaucoup
-étaient pâles et tous étaient sombres ; et
-bien que la salle fût claire, et que l’ardent soleil
-de midi pénétrât par les trois fenêtres, le silence
-et l’attente que l’on sentait dans l’air avaient
-quelque chose de lugubre, qui me glaça le cœur.</p>
-
-<p>L’abbé Benoît n’était plus là, mais je vis Buton,
-et le notaire, et l’épicier, et les deux noblaillons, et
-l’un des curés, et Doury — ce dernier pâle et doucereux,
-visiblement sous le coup de la peur. J’aurais
-pu me figurer, au premier abord, qu’ils ne savaient
-rien de ce qui venait de se passer à l’extérieur ;
-qu’ils ignoraient le duel aussi bien que l’émeute ;
-mais un second coup d’œil m’apprit qu’ils étaient
-au courant de tout, et mieux que moi. Sous mon
-regard, beaucoup d’entre eux détournèrent les
-yeux.</p>
-
-<p>— Qu’est-il arrivé ? demandai-je, arrêté à mi-chemin
-entre la porte et la longue table.</p>
-
-<p>— Ne le savez-vous pas, monsieur ?</p>
-
-<p>— Non, fis-je, en les examinant.</p>
-
-<p>Même ici, une rumeur lointaine emplissait l’air.</p>
-
-<p>— Mais vous assistiez au duel, monsieur le vicomte ?
-interrogea Buton.</p>
-
-<p>— Oui, répondis-je avec nervosité. Mais ce n’est
-pas la question. J’ai vu M. le marquis s’en retourner
-chez lui sain et sauf, et je croyais que la foule
-s’était dispersée. Mais…</p>
-
-<p>Et je m’arrêtai, prêtant l’oreille.</p>
-
-<p>— Vous vous figurez toujours l’entendre ? dit-il,
-me regardant avec une attention ironique.</p>
-
-<p>— Oui ; je crains qu’elle ne se livre à quelque
-méfait.</p>
-
-<p>— Nous le craignons aussi, répliqua d’un ton
-sec le forgeron, en posant les coudes sur la table,
-et me regardant à nouveau. Ce n’est pas impossible.</p>
-
-<p>Alors je compris. Je le lus dans les yeux de
-Doury, qui cherchaient à fuir les miens. La huée
-lointaine de la foule nous arriva plus haute dans
-l’air immobile d’été. A ce bruit, les visages devinrent
-plus graves, les mines s’allongèrent, plusieurs
-tremblèrent et baissèrent la tête. Je compris.</p>
-
-<p>— Mon Dieu ! m’écriai-je tout ému, tremblant
-moi aussi. Personne ne va-t-il rien faire ? Voyons,
-allez-vous rester ici tranquilles, pendant que ces
-démons agissent à leur volonté ? pendant que l’on
-saccage des maisons, et que des femmes et des
-enfants…</p>
-
-<p>— Pourquoi pas ? dit Buton sèchement.</p>
-
-<p>— Pourquoi pas ! m’écriai-je.</p>
-
-<p>— Hé oui, pourquoi pas ? reprit-il durement. (Et
-je vis alors qu’il dominait les autres ; que lui ne
-voulait pas et qu’eux n’osaient pas.) Nous étions
-disposés à respecter la paix et à la faire respecter
-par les autres. Mais vos cocardes blanches, vos
-nobles matamores, vos officiers sans soldats, monsieur
-le vicomte, soit dit sans vous offenser, ne
-l’ont pas voulu. Ils ont entrepris de nous mater ;
-et s’ils ne reçoivent une leçon ils vont recommencer.
-Non, monsieur, poursuivit-il en jetant les yeux
-autour de lui avec un sourire orgueilleux, car le
-pouvoir l’avait déjà singulièrement changé, laissons
-faire le peuple pour une demi-heure, et…</p>
-
-<p>— Le peuple ? m’écriai-je. Est-ce que la crapule
-et la lie des rues, les gibiers de potence, les va-nu-pieds
-et les forçats de la ville… est-ce que c’est
-cela, le peuple ?</p>
-
-<p>— Peu importe, dit-il, en fronçant les sourcils.</p>
-
-<p>— Mais c’est un crime !</p>
-
-<p>Deux ou trois frissonnèrent, et d’autres détournèrent
-les yeux de moi, piteusement ; mais le forgeron
-ne fit que hausser les épaules. Cependant
-je ne désespérais pas, je m’apprêtais à en dire davantage,
-à essayer des menaces, voire des prières ;
-mais sans me laisser le temps de parler, l’homme
-le plus rapproché des fenêtres leva la main pour
-réclamer le silence. Nous entendîmes le tumulte
-lointain s’apaiser, et dans le calme momentané retentit
-la sèche détonation d’une arme à feu, suivie
-d’une autre, et d’une troisième. Puis un rugissement
-de rage, distinct, articulé, plein de menace.</p>
-
-<p>— Oh Dieu ! m’écriai-je, en regardant à la ronde,
-tout vibrant d’indignation ; je ne puis supporter
-cela ! Est-ce que personne ne va agir ? Est-ce que
-personne ne va rien faire ? Il faut qu’il y ait une
-autorité. Il faut que quelqu’un soit là pour réduire
-cette canaille ; ou sinon, je vous préviens, je vous
-préviens tous, ils finiront par vous égorger aussi ;
-vous, monsieur le tabellion, et vous, Doury !</p>
-
-<p>— Il y avait quelqu’un, mais il est mort, répliqua
-Buton.</p>
-
-<p>Le reste du Comité paraissait au supplice.</p>
-
-<p>— Était-il donc le seul ?</p>
-
-<p>— Ils l’ont tué, dit âprement le forgeron ; qu’ils
-en subissent les conséquences !</p>
-
-<p>— Eux ? m’écriai-je, dans un élan de colère et
-de pitié. Oui, et vous aussi ! Et vous tous ! Je vous
-le répète, vous employez la lie du peuple pour
-écraser vos ennemis ! Mais bientôt vous serez
-écrasés à votre tour !</p>
-
-<p>Personne ne me répondit ; on se taisait obstinément,
-et tous les yeux fuyaient mon regard. Je me
-rendis compte enfin que rien de ce que je pourrais
-dire ne serait capable de les émouvoir ; et sans
-ajouter un mot, je tournai les talons et me précipitai
-dans l’escalier. Je savais déjà, ou du moins je
-pouvais deviner, où la foule s’était portée, et d’où
-provenaient les clameurs et les coups de feu. Sitôt
-donc arrivé sur la place, je me dirigeai vers l’hôtel
-de Saint-Alais et pris ma course par les rues. Dans
-ces rues tranquilles je passai sous des fenêtres où
-des femmes pâles se penchaient curieusement, et
-sous les vertes persiennes fermées de maisons modernes ;
-je croisai quelques badauds isolés ; tout le
-quartier avait un aspect riant ; mais je courais
-toujours, les oreilles pleines de cette sinistre rumeur,
-et le cœur serré d’une crainte atroce.</p>
-
-<p>On mettait à sac l’hôtel de Saint-Alais !… Et
-Denise ? Et sa mère ?…</p>
-
-<p>Je ne songeai à elles que tardivement ; mais
-cette pensée une fois venue, rien ne put la déloger.
-Elle contracta mon cœur, qui semblait prêt à
-s’arrêter. N’avais-je donc sauvé Denise que pour
-cela ? L’avais-je, au risque de ma vie, sauvée des
-rustres en démence, uniquement pour qu’elle allât
-tomber entre les mains plus odieuses de ces misérables
-en folie, de ces rebuts de la cité ?</p>
-
-<p>Pensée affreuse ! car j’aimais Denise, et tout en
-courant, je comprenais mieux que je l’aimais. Si
-je l’avais ignoré jusque-là, cet amour ne pouvait
-manquer de m’être révélé par l’intensité de souffrance
-que me causait l’abominable perspective.
-Deux cents toises au plus séparaient les <i>Trois Rois</i>
-de l’hôtel de Saint-Alais, mais la distance me
-sembla infinie. Un siècle me parut s’écouler jusqu’au
-moment où je m’arrêtai hors d’haleine et
-pantelant sur la lisière de la foule, et m’efforçai de
-voir, par-dessus les têtes moutonnantes, ce qui se
-passait devant moi.</p>
-
-<p>Un coup d’œil suffit à me rassurer ; et je respirai
-plus librement. La foule n’avait pas encore gain de
-cause. De chaque côté de l’hôtel de Saint-Alais, elle
-emplissait la rue dans toute sa largeur ; mais devant
-l’hôtel même, il restait un espace, maintenu libre
-par le feu des assiégés. De temps à autre, un homme
-isolé ou une poignée d’hommes jaillissaient des
-rangs de la foule, et franchissant d’un trait cet
-espace libre, attaquaient la porte à coups de haches
-et de barres de fer, ou voire avec leurs poings nus ;
-mais à chaque fois un flocon de fumée jaillissait des
-fenêtres, par les meurtrières percées dans les volets,
-puis un second coup, un troisième, et les hommes
-se rejetaient en arrière, ou s’effondraient sur les
-dalles, et restaient en plein soleil, perdant leur sang.</p>
-
-<p>C’était un affreux spectacle. Bien qu’elle n’osât
-donner l’assaut en masse qui aurait emporté la
-place, une rage de bêtes fauves secouait la foule,
-quand elle voyait tomber ses chefs, et cette rage, à
-elle seule, eût intimidé les plus braves. Mais quand
-à cette rage et à ces cris démoniaques s’adjoignaient
-d’autres sons non moins affreux — les plaintes des
-blessés et le crépitement de la fusillade (car plusieurs
-avaient des armes, dans la foule, et tiraient
-des maisons voisines sur les fenêtres de Saint-Alais) — l’effet
-devenait formidable. Je ne sais pourquoi,
-mais l’éclat du soleil, et les grandes façades blanches
-alignées dans la rue, et la distinction même du
-quartier, rendaient l’effusion du sang plus hideuse ;
-si bien que pour un temps la foule ondulante, l’espace
-découvert jonché de blessés, les hurlements,
-les blasphèmes ignobles et les coups de feu, tout
-ce spectacle me parut irréel. Moi-même, qui étais
-accouru à fond de train et en risque-tout, j’hésitais.
-J’hésitais à me croire dans Cahors, dans cette ville
-que j’avais toujours connue si paisible ; et je me
-demandais si je ne rêvais pas.</p>
-
-<p>Mais cette hypothèse était trop extravagante
-pour me retenir plus de quelques secondes ; et avec
-un ahan je me jetai dans la presse, et m’attachai
-de toutes mes forces à la traverser pour gagner
-l’espace libre, sans savoir toutefois ce que je ferais
-une fois arrivé là, ni en quoi ma présence pouvait
-être utile. Mais à peine avais-je fait un mouvement,
-que je me sentis empoigner par le bras, et
-quelqu’un, s’accrochant à moi avec ténacité, me
-tira en arrière. Je me retournai, prêt à répondre
-à cette violence par des coups, car j’étais hors
-de moi ; mais à la vue de l’abbé Benoît je laissai
-retomber ma main, pour saisir la sienne avec une
-exclamation joyeuse, et il m’entraîna hors de la
-presse.</p>
-
-<p>Son visage pâli était morne et consterné ; mais le
-hasard merveilleux qui me l’avait fait rencontrer
-me rendit de l’espoir.</p>
-
-<p>— Vous pouvez faire quelque chose ! lui criai-je
-à l’oreille, tout en lui étreignant la main avec
-vigueur. Le Comité refuse d’agir, et ceci est un
-crime. Un crime, mon cher ! Le voyez-vous bien ?</p>
-
-<p>— Qu’y puis-je ? gémit-il.</p>
-
-<p>Et il leva l’autre bras au ciel dans un geste de
-désespoir.</p>
-
-<p>— Parlez-leur.</p>
-
-<p>— Leur parler ? répondit-il. Est-ce que des chiens
-enragés s’arrêtent quand on leur parle ? Est-ce que
-des chiens enragés écoutent ? Comment voulez-vous
-agir sur eux ? D’où voulez-vous leur parler ? C’est
-impossible, monsieur. Ils tueraient aujourd’hui père
-et mère, s’ils rencontraient ceux-ci entre eux et
-leur vengeance.</p>
-
-<p>— Alors que voulez-vous donc faire ? m’écriai-je
-avec emportement. Que voulez-vous faire ?</p>
-
-<p>Il hocha la tête ; et je compris qu’il ne voulait
-rien, qu’il ne pouvait rien. A cette vue, tout mon
-être se révolta.</p>
-
-<p>— Vous le devez ! Il le faut ! m’écriai-je âprement.
-Vous avez provoqué le diable, il vous faut
-l’apaiser ! Est-ce donc là ces libertés dont vous
-nous entreteniez ? Est-ce là le peuple en faveur
-de qui vous plaidiez ? Répondez, répondez-moi,
-qu’allez-vous faire ?</p>
-
-<p>Et je le secouais furieusement.</p>
-
-<p>Il se mit la main sur le visage.</p>
-
-<p>— Que Dieu nous pardonne ! fit-il. Que Dieu
-nous aide !</p>
-
-<p>Je le regardai, pour la première et unique fois
-de mon existence, avec mépris, avec rage.</p>
-
-<p>— Que Dieu vous aide ? exclamai-je, hors de
-moi. Dieu aide ceux qui s’aident eux-mêmes ! C’est
-vous qui avez amené ceci ! Vous, oui vous ! Vous
-avez prêché ceci ! A vous maintenant de le réparer !</p>
-
-<p>Il restait muet, tout tremblant. La passion qui
-m’animait en présence de la férocité populaire ne
-le soutenait pas, et le courage lui manquait.</p>
-
-<p>— Allons, réparez-le ! répétais-je avec fureur.</p>
-
-<p>— Je ne puis arriver à eux, balbutia-t-il.</p>
-
-<p>— En ce cas, je vais vous ouvrir le chemin !
-répliquai-je, impitoyable. Suivez-moi ! Entendez-vous
-ce tumulte ? Eh bien ! nous allons y jouer un
-rôle.</p>
-
-<p>Une douzaine de coups de feu venaient de partir,
-presque en une salve. Nous ne pûmes voir leur résultat,
-ni ce qui se passait ; mais le fauve mugissement
-de la populace m’enivrait. Je criai à l’abbé
-de me suivre, et me précipitai dans la cohue.</p>
-
-<p>De nouveau il me saisit et m’arrêta, s’agrippant
-à moi avec un entêtement irréductible.</p>
-
-<p>— Si vous tenez à y aller, allez-y par les maisons !
-Passez par les maisons d’en face ! me chuchotait-il
-à l’oreille.</p>
-
-<p>Il me restait assez de raison, quand il l’eut redit
-deux fois, pour le comprendre et lui obéir. Je me
-laissai mener par lui. Sitôt hors de la presse, nous
-nous élançâmes dans une venelle qui longeait le
-derrière des maisons opposées à l’hôtel de Saint-Alais.
-Nous n’étions pas les premiers à passer par
-là : la même idée était déjà venue à quelques-uns
-d’entre les plus actifs séditieux, qui avaient ainsi
-gagné les fenêtres d’où ils tiraient. Nous trouvâmes
-donc ouvertes les portes de plusieurs maisons, d’où
-nous arrivaient les cris et les blasphèmes de ceux
-qui en avaient pris possession. Mais nous n’allâmes
-pas loin. J’avisai la première porte venue, et dépassant
-vite un groupe terrifié de femmes et d’enfants — les
-probables occupants de la maison — qui
-se pressaient alentour, je pénétrai et me dirigeai
-tout droit vers la porte de la rue.</p>
-
-<p>Deux ou trois hommes de mauvaise mine, au
-visage noirci de poudre, tiraient par une fenêtre du
-rez-de-chaussée. Comme je passais, l’un d’eux se
-retourna et me vit. Avec un blasphème, il me cria
-de m’arrêter, me prévenant que si je me montrais
-au dehors, les aristocrates me tireraient dessus.
-Mais dans ma surexcitation je ne l’écoutai pas ;
-j’ouvris la porte, et une seconde plus tard je me
-trouvais sur la rue, seul dans l’espace libre et ensoleillé.
-J’avais de chaque côté, à cinquante pas, les
-rangs serrés de la foule ; devant moi se dressait,
-morne et blanche, la façade de l’hôtel de Saint-Alais.
-A mon apparition, il s’en échappa un petit
-flocon de fumée avec un coup de mousquet.</p>
-
-<p>Étonnée de me voir là seul et arrêté, la foule se
-tut, et je levai la main. Un coup de feu partit au-dessus
-de ma tête, puis un second ; et un éclat de
-bois s’arracha des volets verts à la maison d’en face.
-Puis une voix dans la foule cria de cesser le feu ;
-et pour un moment tout fut silencieux. Je restai au
-milieu de la touffeur ardente et sans un souffle, la
-main levée. C’était l’occasion pour moi, et je l’avais
-obtenue par miracle ; mais je fus d’abord muet,
-incapable de trouver mes mots.</p>
-
-<p>Enfin, comme il naissait dans la foule un murmure
-confus, je parlai.</p>
-
-<p>— Gens de Cahors ! m’écriai-je. Au nom des trois
-couleurs, arrêtez !</p>
-
-<p>Et, vibrant d’émotion, comme inspiré, tout à
-coup je m’avançai à pas lents vers la maison assiégée,
-puis, sous les yeux de tous, je détachai la
-cocarde de mon revers et la suspendis au heurtoir
-de la porte. Ensuite je me retournai.</p>
-
-<p>— Je prends possession, criai-je de toutes mes
-forces, pour être entendu de tous ; je prends possession
-de cette maison et de tout ce qu’elle renferme,
-au nom des trois couleurs, de la Nation et du
-Comité de Cahors. Ceux qui s’y trouvent passeront
-en jugement, et justice sera faite. Quant à vous,
-je vous requiers de partir, et de retourner chez
-vous en paix. Le Comité…</p>
-
-<p>Je n’allai pas plus loin. Sur ce mot une balle
-siffla à mon oreille et fit sauter le plâtre du mur.
-Alors, comme si ce bruit avait déchaîné toutes les
-fureurs populaires, des rugissements d’indignation
-retentirent. On me sifflait, on m’injuriait, on hurlait :
-« A la lanterne ! » et : « A bas le traître ! » En
-un instant, comme si d’invisibles écluses avaient
-cédé, la foule de chaque côté se précipita tout à coup
-en avant, et roula vers la porte en une masse compacte,
-où je me vis aussitôt englouti.</p>
-
-<p>Je m’attendais à être mis en pièces ; mais au lieu
-de cela je fus simplement bourré de coups, et rejeté
-de côté. On m’oublia, et tout aussitôt je me perdis
-dans les remous tournoyants de la masse d’individus
-qui se jetaient pêle-mêle sur la porte, retombaient
-les uns sur les autres, et se blessaient réciproquement,
-dans la furie de leur attaque. Les
-blessés de tantôt étaient foulés aux pieds, mais personne
-ne s’arrêtait à leurs appels. Par deux fois,
-un coup de feu partit de la maison, et chaque coup
-fut efficace ; mais la presse aux abords de la porte
-était si grande, et la furie des assaillants si aveugle,
-que les gens atteints s’effondraient sans qu’on s’en
-aperçût, et périssaient écrasés sous les talons de
-leurs complices.</p>
-
-<p>Rejeté contre les balustrades de fer du perron, je
-m’y cramponnais, et protégé de la poussée par un
-pilier, je réussis non sans difficulté à me maintenir
-en place. Mais il m’était impossible de bouger ; je
-dus rester là tandis que la foule déferlait autour de
-moi, et, dans un vertige d’horreur, j’y attendis le
-dénouement. Il se produisit enfin. Les panneaux de
-la porte, fendus et disloqués, s’abattirent. Les plus
-avancés des assaillants bondirent vers la brèche.
-Toutefois l’encadrement, retenu par un gond, résistait
-encore, et les empêchait d’entrer. A la longue,
-cet obstacle céda sous leurs coups, et la porte
-s’abattit avec fracas. Je me jetai dans le torrent, et
-j’eus le bonheur d’être porté dans l’hôtel parmi les
-premiers, sans tomber, comme il arriva à plusieurs.</p>
-
-<p>Mon intention était de devancer les autres, et
-ainsi, gagnant l’étage avant eux, je combattrais au
-moins pour Denise, si je ne pouvais la sauver. Car
-j’avais pris la contagion populaire, et le sang me
-bouillait. Personne de la foule n’était plus que moi
-disposé à tuer. Je luttai donc de vitesse avec les
-autres ; mais quand j’arrivai au pied de l’escalier
-je vis, comme eux, un obstacle qui nous arrêta tous.</p>
-
-<p>C’était M. de Gontaut, qui en cette heure suprême
-de danger, se haussait au-dessus de lui-même. Il se
-tenait sur les marches, seul, et regardait de haut les
-envahisseurs, en souriant. Toute trace de décrépitude
-et de frivolité avait disparu de son visage qui
-reflétait uniquement la valeur de sa caste. Il voyait
-son monde chanceler, la lie et la canaille prêtes à
-le submerger, tout ce qui avait fait sa joie et
-sa raison de vivre prêt à disparaître ; il voyait la
-mort qui l’attendait, sept marches plus bas, et
-il souriait. Sa fine épée suspendue au poignet, il
-tapotait sa tabatière en nous regardant de haut ;
-non plus bavard, volage, et — avec ses histoires de
-futiles intrigues et sa foi épicurienne — quasi méprisable ;
-mais fier et assuré, avec des yeux rayonnants
-de défi.</p>
-
-<p>— Ah, ah ! chiens ! dit-il, vous voulez mériter la
-potence ?</p>
-
-<p>Durant quelques secondes personne ne bougea.
-La présence du vieux gentilhomme et son intrépidité
-en imposaient aux plus vils ; et ils restaient
-béants, domptés par son regard. Puis il remua.
-D’un geste posé, comme on salue avant un duel, il
-leva la garde de son épée, dont il nous présenta la
-pointe.</p>
-
-<p>— Allons, dit-il, d’un ton plein de mépris amer,
-ne vous gênez pas. Qui de vous tient à précéder
-les autres en enfer ? Car j’en veux dépêcher un.</p>
-
-<p>Le charme était rompu. Avec un hurlement, une
-douzaine de gredins escaladèrent les marches. Je vis
-l’acier clair flamboyer une fois, deux fois ; et l’un
-d’eux retomba en arrière et roula sous les pieds de
-ses collègues. Puis une énorme barre de fer se leva
-et retomba sur le visage souriant, et le vieux gentilhomme
-s’affaissa sans un cri ni une plainte, sous
-une tempête de coups qui le réduisirent aussitôt à
-l’état de cadavre.</p>
-
-<p>Ce fut l’affaire d’un instant, et je ne pus intervenir.
-L’instant d’après une vingtaine d’hommes
-s’élancèrent par-dessus son corps et dans l’escalier,
-avec d’effroyables hurlements. Je les rejoignis. A
-droite et à gauche étaient des portes fermées, décorées
-de peintures à la Watteau. Elles furent enfoncées
-en un clin d’œil, et la horde sauvage envahit
-les appartements somptueux, balayant tout sur son
-passage, renversant et fracassant avec fureur vases,
-statues, cristaux, miniatures. Avec des clameurs de
-triomphe, ils emplirent ce salon qui ne connaissait
-depuis des générations que les grâces et le charme
-de la vie ; et leurs sabots martelèrent les parquets
-cirés depuis si longtemps caressés par les traînes
-des jolies femmes. Tout ce dont ils ignoraient l’usage
-était arraché et jeté à bas ; en un moment les grands
-miroirs de Venise furent en pièces, les tableaux
-crevés et lacérés, les livres lancés par les fenêtres.</p>
-
-<p>Je n’eus de ce spectacle qu’un bref aperçu en
-m’arrêtant sur le palier. Mais j’en vis assez pour me
-convaincre que les fugitifs n’étaient pas dans ces
-pièces-là, et je me précipitai dans l’escalier, vers
-l’étage supérieur. Malgré la brièveté de ma halte,
-d’autres m’y avaient précédé. En débouchant sur
-le palier, je me trouvai devant trois individus qui
-écoutaient à une porte. En me voyant l’un d’eux se
-dressa.</p>
-
-<p>— Ils sont ici ! cria-t-il. Il y a une voix de
-femme ! Arrière !</p>
-
-<p>Et levant une pince de fer il s’apprêtait à enfoncer
-la porte.</p>
-
-<p>— Halte ! m’écriai-je, d’un ton si impérieux qu’il
-abaissa son outil. Halte ! Au nom du Comité, je
-vous ordonne de laisser cette porte. Le reste de la
-maison est à vous. Pillez-le à votre aise.</p>
-
-<p>Les hommes me dévisageaient.</p>
-
-<p>— Sacré tonnerre ! lança l’un d’eux. Qui donc
-es-tu, toi ?</p>
-
-<p>— Je suis le Comité ! répondis-je.</p>
-
-<p>Il m’invectiva, le poing levé.</p>
-
-<p>— Décampez ! criai-je avec fureur, sinon je vous
-fais pendre !</p>
-
-<p>— Hou ! hou ! L’aristocrate ! répliqua-t-il.</p>
-
-<p>Et élevant la voix :</p>
-
-<p>— Par ici, les copains ! par ici ! Un aristocrate !
-un aristocrate ! hurla-t-il.</p>
-
-<p>A ces mots une vingtaine de ses pareils surgirent
-de l’escalier. Je me vis tout aussitôt entouré de
-faces patibulaires et d’yeux menaçants, d’êtres
-hideux vomis par les sentines de la ville. Une seconde
-de plus et ils allaient m’empoigner ; mais avec
-la rage du désespoir je m’élançai sur l’homme à la
-pince, et la lui arrachant à l’improviste, en un clin
-d’œil je l’abattis à mes pieds.</p>
-
-<p>Mais en même temps je perdis l’équilibre, et
-tombai. Avant que je me fusse relevé, quelqu’un
-m’envoya sur la tête un coup de sabot qui m’étourdit
-à moitié ; cependant je réussis à me remettre sur
-pieds, et tapant comme un sourd je fis reculer mes
-adversaires, et pour un instant déblayai le terrain
-autour de moi. Mais la tête me tournait ; un brouillard
-ronge couvrait ma vue, les objets dansaient
-devant moi ; je n’arrivais plus à diriger mes coups,
-et je n’entendais plus les menaces et les nasardes
-qui m’arrivaient de tous côtés. Quelqu’un me tira
-par mon habit. Je me retournai en aveugle. Et tout
-aussitôt un coup formidable me fut porté — par qui
-et avec quoi, je l’ignorerai toujours — et je tombai
-comme une masse, privé de connaissance.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c14">CHAPITRE XIV<br />
-<span class="small">CELA TOURNE MAL</span></h2>
-
-
-<p>Le pillage de l’hôtel de Saint-Alais, à Cahors, eut
-lieu en août, et les feuilles des noyers étaient encore
-vertes, quand je tombai sans connaissance. Les
-frênes étaient dénudés, et les chênes avaient pris
-leur rousse toison, lorsque la conscience des choses
-me revint peu à peu, et que je retrouvai la volonté
-de vivre en regardant le paysage automnal de
-dessus mon oreiller. Mais il s’écoula en réalité bien
-des jours encore où je menai une vie purement animale,
-réduit à manger, boire et dormir, et prenant
-l’abbé Benoît agenouillé à côté de mon lit pour un
-simple phénomène de la nature. Mais vint enfin
-une heure, dans les derniers jours de novembre, où
-la lucidité me revint, alors que ceux qui me veillaient
-en désespéraient presque ; et mes yeux venant
-à rencontrer ceux de l’excellent curé, je le vis se
-détourner pour verser des larmes de joie.</p>
-
-<p>Une semaine plus tard, je savais tout — l’histoire
-complète, publique et privée, de ce prodigieux automne,
-que j’avais passé dans mon lit, tel un soliveau.
-Tout d’abord, et en évitant les sujets qui me
-touchaient de trop près, l’abbé Benoît me raconta
-les événements de Paris : les dix semaines de suspicion
-et d’attente qui suivirent les émeutes de la
-Bastille, ces semaines durant lesquelles les Faubourgs,
-timidement contenus par La Fayette et
-ses gardes nationaux, surveillaient jalousement
-Versailles, où l’Assemblée ne perdait pas de vue le
-roi ; la disette qui régna durant cette période harassante,
-et les bruits renouvelés que la cour méditait
-un coup de force ; puis ce malencontreux banquet
-de la reine, d’où sortit l’étincelle qui mit le
-feu aux poudres ; enfin, la sortie en masse des
-femmes de la halle sur Versailles, le 5 octobre, qui
-ramenant de force à Paris le roi et l’Assemblée,
-et faisant le roi prisonnier dans son propre palais,
-mit fin à cette période d’incertitude.</p>
-
-<p>— Et depuis lors ? dis-je, en un pâle étonnement.
-Nous sommes au 20 novembre, me dites-vous ?</p>
-
-<p>— Il ne s’est rien produit, répondit-il, rien que
-des symptômes et des présages.</p>
-
-<p>— Mais encore ?</p>
-
-<p>Il hocha la tête avec gravité.</p>
-
-<p>— Tout le monde fait partie de la garde nationale :
-et d’une. Chez nous en Quercy, le corps
-que M. Hugues avait entrepris de former compte
-plusieurs milliers d’hommes. Tout le monde est
-armé, par conséquent. Puis, les lois de chasse étant
-abolies, tout le monde est chasseur. Et tant de
-nobles ont émigré, que l’on peut dire qu’il n’y a
-plus de nobles, ou bien que tout le monde est noble.</p>
-
-<p>— Mais qui gouverne ?</p>
-
-<p>— Les municipalités. Et là où il n’y en a pas, les
-Comités.</p>
-
-<p>Je ne pus m’empêcher de sourire.</p>
-
-<p>— Et le vôtre, de comité, monsieur le curé ?
-dis-je.</p>
-
-<p>— Je n’y vais plus, dit-il, en fronçant un peu les
-sourcils. A parler franc, ils vont trop vite pour moi.
-Mais j’ai pire encore à vous apprendre.</p>
-
-<p>— Quoi donc ?</p>
-
-<p>— Le 4 août l’Assemblée abolissait les dîmes
-ecclésiastiques ; avant le milieu du mois on proposait
-de confisquer les biens de l’Église. Actuellement
-ce doit être chose faite.</p>
-
-<p>— Hé quoi ! Le clergé va-t-il mourir de faim ?
-m’écriai-je avec indignation.</p>
-
-<p>— Pas tout à fait, répondit-il avec un sourire
-mélancolique. Nous allons être payés par l’État…
-aussi longtemps que nous resterons dans ses bonnes
-grâces.</p>
-
-<p>Il me quitta là-dessus ; et je restai à rêver, en
-regardant par la fenêtre, et m’efforçant de me représenter
-sous son nouvel aspect le monde qui s’étendait
-autour de moi. Puis André vint m’apporter un
-bouillon. Je me plaignis de le trouver si fade : la
-grande rafale de vie extérieure que les nouvelles
-avaient fait passer dans ma chambre, excitaient
-mon appétit, et me donnaient le dégoût des tisanes
-et des drogues.</p>
-
-<p>Mais le vieux valet prit ma réclamation très mal.</p>
-
-<p>— Oh bien ! monsieur, grommela-t-il, à quoi peut-on
-s’attendre de mieux, lorsque les fermages ne
-rentrent pas, qu’on a tordu le cou à la moitié de vos
-pigeons, et qu’il ne reste pas un lièvre dans le pays ?
-Quand on voit tout le monde chasser et baguenauder,
-et les forgerons et les tailleurs se pavaner à
-cheval — oui, et voire l’épée au côté ! — quand la
-noblesse a disparu ou se cache la tête dans l’oreiller,
-il n’y a rien d’étonnant à ce que le bouillon soit
-fade ! Si monsieur le vicomte aimait le bouillon fort,
-il aurait dû avoir la prudence de garder la vache
-lui-même, et non…</p>
-
-<p>— Ta ta ta, mon ami, dis-je, en fronçant les
-sourcils à mon tour. Que devient Buton ?</p>
-
-<p>— Monsieur veut parler de M. le capitaine
-Buton ? répondit le vieux valet en ricanant. Il est à
-Cahors.</p>
-
-<p>— Et y a-t-il eu quelqu’un de puni pour… pour
-l’affaire de Saint-Alais ?</p>
-
-<p>— On ne punit plus personne, de nos jours, répliqua
-André, vertement. Sauf parfois un meunier,
-que l’on pend sous prétexte que le blé est cher.</p>
-
-<p>— En ce cas Petit-Jean lui-même…</p>
-
-<p>— Petit-Jean est parti à Paris. Il est probablement
-à l’heure qu’il est major ou colonel.</p>
-
-<p>Sur ce dernier trait le vieux valet me laissa,
-et je restai à la torture. Car je n’avais pas encore
-trouvé le courage de demander la seule chose que
-je désirais savoir ; cette chose qui avait développé
-en moi, parallèlement au retour de mes forces,
-d’abord une vague inquiétude, transformée par
-degrés en une angoisse redoutable, en une crainte
-accablante qui pesait sur moi comme un cauchemar,
-et en dépit de ma jeunesse minait mon existence,
-et retardait ma guérison.</p>
-
-<p>J’ai lu qu’en certains cas l’amour s’éteint avec
-la fièvre, et que des gens se relèvent guéris non
-seulement de leur maladie, mais de la passion qui
-les consumait lorsqu’ils s’alitèrent. Mais tel ne
-devait pas être mon cas : dès l’instant où cette
-angoisse vague et sans cause prit forme et consistance,
-et où je vis sur les rideaux verts de mon
-lit un pâle visage d’enfant, un visage qui tantôt
-pleurait et tantôt me regardait triste et suppliant, — dès
-cet instant Denise ne resta plus une heure
-absente de mon esprit. Les pensées qu’elle me
-consacrait dans sa détresse, les muets élans de
-son cœur vers moi, jouèrent-ils un rôle dans cette
-hantise ? Dieu le sait ! Mais tel était le fait.</p>
-
-<p>Le lendemain cependant, je fus délivré de cette
-crainte opprimante. L’abbé Benoît, j’imagine,
-avait résolu d’entamer ce sujet ; car sa première
-question, après s’être informé de ma santé, alla
-droit au fait.</p>
-
-<p>— Vous ne m’avez jamais demandé ce qui s’est
-passé après que vous fûtes blessé, monsieur le
-vicomte, dit-il après une courte hésitation. Vous
-rappelez-vous ?</p>
-
-<p>— Je n’ai rien oublié, dis-je en laissant échapper
-une plainte.</p>
-
-<p>Il poussa un soupir de soulagement. Il devait
-craindre que je n’eusse le cerveau dérangé.</p>
-
-<p>— Et pourquoi ne l’avez-vous jamais demandé ?
-reprit-il.</p>
-
-<p>— Ne le comprenez-vous donc pas, mon ami ?
-exclamai-je d’une voix altérée, en me soulevant,
-et retombant dans mon fauteuil, en proie à une
-agitation incoercible. Ne comprenez-vous pas que
-je voulais garder l’espoir ? Mais à présent ne me
-torturez pas davantage. Racontez, racontez-moi
-tout, mon ami, et alors…</p>
-
-<p>— Je n’ai rien que d’heureux à vous raconter,
-répliqua-t-il joyeusement, afin de dissiper mes
-craintes dès les premiers mots. Vous savez tout
-le pis. Le pauvre M. de Gontaut fut tué dans
-l’escalier. Il était trop peu ingambe pour fuir. Les
-autres, jusqu’au dernier des serviteurs, ont gagné
-les toits des maisons voisines.</p>
-
-<p>— Et ils ont échappé ?</p>
-
-<p>— Oui. La ville a été en effervescence durant
-plusieurs heures, mais ils étaient bien cachés. Je
-crois qu’ils ont quitté le pays.</p>
-
-<p>— Vous ne savez donc pas où ils sont ?</p>
-
-<p>— Non. Je n’ai revu personne d’entre eux
-depuis l’attentat. Mais j’ai ouï dire qu’ils étaient
-dans un château ou dans l’autre, chez les Harincourt,
-ou ailleurs. Puis les Harincourt sont partis,
-vers la mi-octobre, et M. de Saint-Alais et sa
-famille ont dû les accompagner.</p>
-
-<p>Dans l’excès de ma joie je restai tout d’abord
-incapable de dire un mot. Puis :</p>
-
-<p>— Et vous ne savez rien de plus ?</p>
-
-<p>— Rien, répondit le curé.</p>
-
-<p>Mais c’en fut assez pour moi. Lors de sa visite
-suivante, j’étais en état de me promener avec lui
-sur la terrasse. Je recouvrai mes forces avec rapidité.
-Toutefois, à mesure que l’air et l’exercice
-me revigoraient, je voyais l’excellent prêtre décliner.
-Son visage doux et sensible devenait de
-jour en jour plus sombre, et sa taciturnité croissait.
-Si je lui en demandais la raison :</p>
-
-<p>— Cela tourne mal, cela tourne mal, répondait-il.
-Et, Dieu me pardonne, je n’en suis pas innocent.</p>
-
-<p>— Qui donc l’est ? disais-je, pour l’apaiser.</p>
-
-<p>— Mais j’aurais dû prévoir ! répliqua-t-il, en se
-tordant les mains ouvertement. J’aurais dû me
-rappeler que le premier don fait par Dieu à l’homme
-est l’ordre. L’ordre !… Et aujourd’hui, dans Cahors,
-les tribunaux sont comme inexistants : les
-anciens magistrats ont peur, on se moque des
-anciennes lois, et on ne peut même plus recouvrer
-une créance ! L’ordre ! Mais quand un criminel est
-jeté en prison, la pire chose qu’il ait à craindre
-aujourd’hui, c’est d’y être oublié. L’ordre ! Et je ne
-vois partout que des armes ; et ceux qui ne savent
-pas lire en remontrent aux plus instruits ; et ceux
-qui ne payent pas d’impôts disposent de l’argent
-de ceux qui les payent ! Je vois la ville dans la
-disette, et les paysans vont à la chasse ou se
-croisent les bras : quand l’avenir est incertain,
-qui donc travaillerait encore ? Les hôtels des riches
-sont déserts et leurs serviteurs meurent de faim ;
-on ne vend et on n’achète que le strict nécessaire,
-il n’y a plus ni industrie, ni commerce, ni trafic !…
-Je vois toutes ces choses, monsieur le vicomte, et
-je ne dirais pas : <i lang="la" xml:lang="la">Mea culpa, mea maxima culpa</i> ?</p>
-
-<p>— Mais la liberté, fis-je timidement. Vous-même
-m’avez dit une fois qu’une certaine rançon devait…</p>
-
-<p>— La liberté est-elle donc la licence de faire le
-mal ? répliqua-t-il avec une chaleur croissante.
-(Je l’avais vu rarement aussi ému.) La liberté
-est-elle la licence de voler ? La tyrannie cesse-t-elle
-d’être tyrannie, quand les tyrans sont mille au lieu
-d’un seul ? Monsieur le vicomte, je ne sais plus que
-faire, non, je ne le sais plus, continua-t-il. Pour un
-peu je m’en irais par le monde, pour dédire à tout
-prix ce que j’ai dit, et défaire ce que j’ai fait !
-Oui, pour un peu ! je ne sais ce qui me retient !</p>
-
-<p>— Serait-il arrivé encore quelque chose ? dis-je,
-tout étonné par cette sortie. Quelque chose que
-j’ignore ?</p>
-
-<p>— L’Assemblée nous a dépouillés de nos dîmes
-et de nos biens, répondit-il avec amertume. Vous
-le savez, cela. En tant qu’Église on nous conteste
-le droit à l’existence. Vous savez cela. On vient
-maintenant de décréter la suppression de toutes
-les maisons religieuses. Bientôt on fermera aussi
-nos églises et nos cathédrales. Et on rétablira le
-paganisme !</p>
-
-<p>— C’est insensé ! m’écriai-je.</p>
-
-<p>— Mais cela est.</p>
-
-<p>— La suppression, oui. Mais pour les églises et
-les cathédrales…</p>
-
-<p>— Pourquoi pas ? répondit-il avec tristesse.
-Dieu sait combien il reste peu de foi. La chose
-n’est que trop possible. Je la vois venir. Notre
-témoignage à nous qui croyons est d’autant plus
-nécessaire.</p>
-
-<p>Je ne compris pas bien sur le moment ce qu’il
-voulait dire ou à quoi il faisait allusion ; mais je
-vis que sa conscience scrupuleuse se tourmentait
-à l’idée qu’il avait hâté la catastrophe ; et je me
-sentis mal à l’aise quand il n’apparut pas le lendemain
-à l’heure ordinaire de sa visite. Il vint le
-jour suivant ; mais il était abattu et morose, et
-lors de son départ il prit congé de moi avec une
-douceur si navrée que je fus tenté de le rappeler.
-Le lendemain il ne vint de nouveau pas ; ni le jour
-d’après. Alors j’envoyai chez lui, mais trop tard :
-mon messager s’entendit répondre par la vieille gouvernante
-qu’il était parti de chez lui brusquement,
-après s’être entendu avec un curé du voisinage pour
-se faire remplacer par lui durant un mois.</p>
-
-<p>J’étais alors en état de sortir un peu, et je fis
-la route à pied jusqu’à sa maisonnette. Je n’y
-appris rien de plus, si ce n’est qu’un père capucin
-avait été son hôte pendant deux nuits, et que
-M. le curé était parti pour Cahors mécontent et
-préoccupé. Les villageois que je rencontrai en
-chemin me saluèrent avec respect, et même avec
-sympathie : c’était la première fois que je réapparaissais
-dans le hameau ; mais l’ombre de
-suspicion que j’avais remarquée sur leurs visages
-des mois auparavant s’était accentuée depuis lors.
-Ils perdaient la notion exacte des distances, comme
-de nos droits respectifs ; et timides devant moi et
-doutant d’eux-mêmes, ils étaient bien aises de me
-voir m’éloigner.</p>
-
-<p>Devant le portail de l’avenue je rencontrai un
-homme que je connaissais ; un marchand de vin
-d’Aulnoy. Je m’arrêtai pour lui demander si la
-famille était au château.</p>
-
-<p>Il me regarda tout surpris.</p>
-
-<p>— Non, monsieur le vicomte, dit-il. Ils ont quitté
-le pays depuis plusieurs semaines… après que le roi
-s’est laissé persuader d’aller à Paris.</p>
-
-<p>— Et M. le baron ?</p>
-
-<p>— Lui aussi.</p>
-
-<p>— Ils sont partis pour Paris ?</p>
-
-<p>L’homme, un honnête bourgeois, me fit un clin
-d’œil.</p>
-
-<p>— J’ai dans l’idée que non, monsieur. Vous devez
-le savoir mieux que moi, monsieur le vicomte ;
-mais si je disais Turin, je pense que je ne me
-tromperais pas de beaucoup.</p>
-
-<p>— J’ai été malade, expliquai-je. Et je ne suis
-au courant de rien.</p>
-
-<p>— Votre place serait plutôt à Cahors, répondit-il
-avec une bienveillante rudesse. Les nobles sont là
-pour la plupart, ceux qui ne sont pas partis au
-delà. Par le temps qui court, la ville est plus sûre
-que la campagne. Ah ! si mon père vivait encore…</p>
-
-<p>Il compléta sa phrase inachevée par un haussement
-des sourcils et des épaules, me salua, et
-s’éloigna. Il était visible, en dépit de sa surprise,
-que la révolution lui était agréable, bien qu’il
-dissimulât sa joie, par politesse.</p>
-
-<p>J’éprouvai un sentiment de solitude et de tristesse
-en rentrant au château. Dépouillés du voile
-de verdure qui adoucissait leurs lignes, en été, la
-grande bâtisse de pierre, avec la tour seigneuriale,
-la poivrière et le pigeonnier, se découpaient crûment
-au fond de l’avenue ; ils semblaient en quelque
-façon mystérieuse partager ma solitude et
-m’entretenir des mauvais jours qui étaient notre
-lot commun. En perdant l’abbé Benoît, je perdais
-mon unique compagnie, et cela juste au moment
-où le besoin de société et le désir d’une vie plus
-active s’éveillaient en moi, avec le retour de mes
-forces. Comme je faisais cette réflexion mélancolique,
-j’eus l’agréable surprise de voir, en m’approchant
-de la porte, un cheval attaché à l’anneau
-voisin de celle-ci. La selle était munie de fontes,
-et il y avait de la boue sur le harnais.</p>
-
-<p>Je trouvai André dans la salle, mais à mon
-étonnement, au lieu de m’informer du nom du
-visiteur, il continua d’épousseter une table, sans
-se retourner vers moi.</p>
-
-<p>— Qui est ici ? demandai-je d’un ton acerbe.</p>
-
-<p>— Personne, répondit-il.</p>
-
-<p>— Personne ? Alors à qui est ce cheval ?</p>
-
-<p>— C’est celui du forgeron, monsieur.</p>
-
-<p>— Comment ? de Buton ?</p>
-
-<p>— Hé oui, de Buton ! C’est une nouveauté que
-de l’attacher à la porte d’honneur, ajouta-t-il, ironiquement.</p>
-
-<p>— Mais que fait-il ? Où est-il ?</p>
-
-<p>— Il est là où il doit être, c’est-à-dire aux écuries,
-répliqua le vieux valet, d’un air revêche. Je
-dois dire que c’est le premier travail honnête qu’il
-ait accompli depuis longtemps.</p>
-
-<p>— Il ferre des chevaux ?</p>
-
-<p>— Que ferait-il d’autre ? Monsieur aurait-il l’intention
-de l’inviter à dîner avec lui ?</p>
-
-<p>Sans m’arrêter à cette impertinence, je me dirigeai
-vers les écuries. J’entendis le râle du soufflet ;
-et en tournant le coin du bâtiment je tombai sur
-Buton au travail avec deux de ses aides. Le maréchal
-avait mis bas son habit, et ceint du vaste
-tablier de cuir, avec ses bras nus et noircis, il ressemblait
-au Buton d’il y avait six mois. Mais sur
-le devant de la forge se trouvaient des vêtements
-pliés avec soin en un petit tas : un habit bleu à
-revers rouges, un long gilet bleu, surmontés d’un
-chapeau à large cocarde tricolore. Quand il laissa
-retomber le pied du cheval dont il s’occupait, il se
-redressa pour me saluer, et me regarda d’un nouvel
-air, où il entrait de l’humilité et du défi.</p>
-
-<p>— Est-il possible ? dis-je, le persiflant. C’est
-trop d’honneur, monsieur le capitaine ! Être ferré
-par un membre du Comité !</p>
-
-<p>— Monsieur le vicomte a-t-il quelque chose à me
-reprocher ? dit-il, en rougissant sous son hâle.</p>
-
-<p>— Moi ? Pas du tout. Je suis seulement accablé
-sous l’honneur que vous me faites.</p>
-
-<p>— Je suis venu ici une fois par mois pour ferrer,
-reprit-il avec obstination. Monsieur a-t-il à se
-plaindre que ses chevaux ont souffert ?</p>
-
-<p>— Non. Mais…</p>
-
-<p>— Le château de monsieur le vicomte a-t-il
-souffert ? Lui a-t-on brûlé une seule gerbe de blé,
-pris un poulain dans ses prairies, ou un œuf dans
-son poulailler ?</p>
-
-<p>— Non, dis-je.</p>
-
-<p>Buton hocha la tête gravement.</p>
-
-<p>— Puisque donc monsieur n’a rien à me reprocher,
-reprit-il, monsieur voudra bien me laisser
-finir mon ouvrage. Ensuite, je lui ferai part du
-message que j’ai à lui transmettre. Mais c’est confidentiel,
-et la forge…</p>
-
-<p>— Ne vaut rien pour les secrets, même ceux du
-forgeron, répliquai-je, en lui lançant par-dessus
-l’épaule ce trait du Parthe. Eh bien ! venez me
-rejoindre sur la terrasse quand vous aurez fini.</p>
-
-<p>Il arriva une heure plus tard, l’air fortement
-empêtré dans ses beaux habits, et l’épée — Dieu
-me pardonne ! — oui, l’épée au côté. Le fameux
-secret me fut bientôt révélé : il était porteur d’un
-brevet me nommant lieutenant-colonel de la garde
-nationale de la province.</p>
-
-<p>— Ce brevet vous a été conféré sur ma demande,
-dit-il, avec une fierté maladroite. Il y en avait
-plusieurs, monsieur le vicomte, qui estimaient que
-vous ne vous étiez pas trop bien conduit dans
-l’affaire de l’émeute, mais je les ai vite remis à
-leur place. En outre j’ai déclaré : « Sans lieutenant-colonel,
-pas de capitaine ! » Et ils ne peuvent se
-passer de moi. C’est moi qui maintiens le calme
-par ici.</p>
-
-<p>Quelle situation ! En vérité je ne sais si je la
-trouvai d’abord plus ridicule ou plus humiliante !
-Six mois plus tôt, j’aurais déchiré cette feuille
-dans un accès de rage et lui en jetant les morceaux
-à la figure, l’aurais chassé loin de ma présence à
-coups de canne. Mais il s’était passé beaucoup de
-choses depuis lors ; et je sus même résister à la
-tentation de donner libre cours aux éclats de rire
-d’une sombre gaieté. Je la refoulai d’un effort dicté
-en partie par la prudence, en partie par un mobile
-plus noble : le souvenir du fruste attachement
-que cet homme m’avait témoigné dans les pires
-circonstances. Je le remerciai donc, tout en me
-contenant à grand’peine, et lui dis que j’en écrirais
-au Comité.</p>
-
-<p>Il ne s’en allait toujours pas, se dandinant d’un
-de ses grands pieds sur l’autre ; et j’attendais avec
-une politesse railleuse qu’il débitât son affaire.
-Enfin il grommela :</p>
-
-<p>— Il y a encore une chose que je voulais vous
-dire, monsieur le vicomte. C’est que M. le curé a
-quitté Saux.</p>
-
-<p>— Et alors ?</p>
-
-<p>— Oh ! c’est un brave homme, ou plutôt c’en
-était un, poursuivit-il à contre-cœur. Mais il va se
-jeter dans un guêpier, et vous feriez bien de l’en
-avertir.</p>
-
-<p>— Comment ? dis-je. Savez-vous où il est ?</p>
-
-<p>— Je le devine. Il est là où il y en a d’autres
-aussi, et où il y aura bientôt du grabuge. Ce n’est
-pas pour rien qu’on voit ces pères capucins courir
-le pays. Quand ces corbeaux retourneront chez
-eux, il y aura du grabuge. Et je ne veux pas qu’il
-y soit mêlé.</p>
-
-<p>Le ton du forgeron était devenu sauvage et
-menaçant.</p>
-
-<p>— Je n’ai pas la moindre idée du lieu où il se
-trouve, dis-je froidement. Ni de ce que vous voulez
-dire.</p>
-
-<p>— Il est allé à Nîmes, répondit-il.</p>
-
-<p>— A Nîmes ? m’écriai-je, stupéfait. Comment le
-savez-vous ? Vous êtes mieux renseigné que moi.</p>
-
-<p>— Je le sais, répondit-il. Et je sais aussi ce qui
-se brasse là-bas. Et beaucoup d’autres sont au
-courant. Mais cette fois les Saint-Alais et leurs
-séides, monsieur le vicomte, — oui, ils y sont bien
-tous, — ne nous échapperont pas. Nous leur casserons
-la tête. Oui, monsieur le vicomte, ne vous y
-trompez pas, reprit-il, en fixant sur moi des prunelles
-enflammées par la méfiance et la colère, n’allez
-pas vous fourrer dans cette manigance ! Nous
-sommes le peuple ! Oui, le peuple ! Et malheur à
-tous ceux qui se trouvent sur notre chemin.</p>
-
-<p>— Allez, dis-je. J’en ai entendu assez. Retirez-vous.</p>
-
-<p>Il me regarda un instant comme prêt à répliquer.
-Mais les vieilles habitudes l’emportèrent, et sur un
-mot d’adieu bourru il s’éloigna en faisant le tour
-de la maison. Une minute plus tard j’entendis le
-trot de son cheval qui descendait l’avenue.</p>
-
-<p>Je lui avais moi-même coupé la parole ; et
-néanmoins à peine était-il parti que j’aurais voulu
-le rappeler, afin de lui en demander davantage.
-Les Saint-Alais à Nîmes ? L’abbé Benoît à Nîmes ?
-Et un complot se brassant là-bas, auquel tous
-prenaient part ? Tout à coup cette nouvelle m’ouvrit
-pour ainsi dire une échappée sur le monde
-extérieur, et en y regardant je cessai de me sentir
-claustré dans la solitude de la campagne, loin de
-toute compagnie. La grande cité du Midi, blanche
-et poussiéreuse, m’apparaissait ; je voyais les troubles
-s’y élever, et au milieu de ces troubles, me
-regardant avec tristesse, Denise de Saint-Alais.</p>
-
-<p>L’abbé Benoît était parti là-bas. Pourquoi
-n’irais-je pas ?</p>
-
-<p>Je me promenais de long en large, dans un
-grand trouble d’esprit. Plus je considérais cette
-idée, plus elle me séduisait ; plus je songeais à la
-morne inaction où j’étais condamné à croupir chez
-moi, faute de consentir à fraterniser avec Buton
-et sa clique, plus j’étais séduit par le désir du
-départ.</p>
-
-<p>Et après tout pourquoi pas ? Pourquoi n’irais-je
-pas ?</p>
-
-<p>J’avais en poche mon brevet, aux termes duquel
-j’étais non seulement nommé de la garde
-nationale, mais désigné comme ci-devant, « président
-du Comité de Salut public de la généralité
-de Quercy ». En me tenant lieu de papiers et de
-passeport, ce document me faciliterait le voyage.
-Ma longue maladie était un prétexte tout trouvé
-pour justifier un changement d’air, et expliquer
-mon absence de chez moi. J’avais au château plus
-d’argent qu’il ne m’en fallait. En un mot, je ne
-rencontrerais aucune difficulté, ni rien qui m’empêchât,
-si je me résolvais au départ. Je pouvais
-suivre ma fantaisie.</p>
-
-<p>Mon choix fut bientôt fait. Le lendemain je
-montai à cheval pour la première fois, trottai deux
-tiers de lieue sur la route, et rentrai chez moi
-harassé.</p>
-
-<p>Les jours suivants je poussai jusqu’à Saint-Alais,
-où je vis les ruines du château, et m’en
-revins. Cette fois j’étais moins fatigué.</p>
-
-<p>Le lendemain dimanche, je me reposai ; et le
-lundi j’allai jusqu’à mi-chemin de Cahors, et retour.
-Ce soir-là, je nettoyai mes pistolets, et sous
-ma direction, Gilles fit mes valises. Je pris deux
-habits simples, l’un à mettre sur moi, et l’autre
-de rechange, plus un chapeau orné d’une petite
-rosette tricolore. Le matin suivant, 6 mars, je me
-mis en route ; et me séparant d’André à la sortie
-du village, tournai bride vers Figeac. La sensation
-d’être libre et d’échapper aux difficultés et aux
-embarras, avec l’espoir de ce que j’allais trouver,
-me firent passer une première heure exquise, et ne
-cessèrent de me soutenir jusqu’à l’heure où le
-soleil de mars disparut et fut remplacé par cette
-obscurité glacée du soir, qui dans un endroit
-inconnu et nouveau est toujours sombre et mélancolique.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c15">CHAPITRE XV<br />
-<span class="small">A MILLAU</span></h2>
-
-
-<p>Je rencontrai bon nombre de singularités au
-cours de ce voyage. Telles, par exemple, de voir
-dans les champs des paysans armés ; d’arriver
-dans chaque village sur des hommes à l’exercice ;
-d’entrer dans les auberges pour y trouver une
-douzaine de rustres attablés devant des verres de
-vin, parfois même devant un encrier, et que l’on
-m’apprenait s’intituler un Comité. Mais vers le
-soir du troisième jour, je vis quelque chose de
-plus singulier que tout cela. Je commençais à
-remonter la vallée du Tarn qui, à Millau, s’enfonce
-dans les Cévennes ; le vent soufflait du nord, le
-ciel était couvert, le paysage grisâtre et nu ; à une
-lieue devant moi la montagne dressait son massif
-morne et bleuâtre. Soudain, comme je marchais
-fatigué à côté de mon cheval, j’ouïs un chœur de
-voix qui chantaient. Je regardai autour de moi.
-Le son, clair et doux comme une musique surnaturelle,
-semblait sortir de terre juste à mes pieds.</p>
-
-<p>Quelques pas plus loin, j’eus la clef du mystère.
-Je me trouvai sur le bord d’un petit creux de
-terrain, et vis devant moi les toits d’un hameau,
-et en deçà de celui-ci une réunion d’une centaine
-d’individus, hommes et femmes. Ils dansaient et
-chantaient alentour d’un grand arbre dépouillé de
-ses feuilles mais tout pavoisé ; quelques vieillards
-étaient assis contre son tronc, à l’intérieur du
-cercle, et n’eussent été le froid et le paysage d’hiver,
-j’aurais pu me croire à la fête du Mai.</p>
-
-<p>Mon apparition fit tout d’abord cesser les chants ;
-puis deux des vieux paysans traversèrent le cercle
-et vinrent à moi, en se tenant par la main.</p>
-
-<p>— Honneur à Vlais et Giron ! cria l’un.</p>
-
-<p>— Honneur à Giron et Vlais ! cria l’autre.</p>
-
-<p>Et sans me laisser le temps de répliquer, tous
-deux ajoutèrent :</p>
-
-<p>— Vous arrivez en un jour de bonheur !</p>
-
-<p>Je ne pus m’empêcher de sourire.</p>
-
-<p>— J’en suis fort aise, dis-je. Mais permettez-moi
-de vous demander le motif de cette réunion.</p>
-
-<p>— Les communes de Giron et Vlais, de Vlais et
-Giron, répondirent-ils, mêlant leurs voix, ne font
-plus aujourd’hui qu’une seule. Aujourd’hui, citoyen,
-les anciennes limites disparaissent, les vieilles
-rivalités meurent. Le noble cœur de Giron, le
-noble cœur de Vlais, battent à l’unisson.</p>
-
-<p>J’eus peine à ne pas rire de leur naïveté ; par
-bonheur, à ce moment, les chants et les danses
-reprirent alentour de l’arbre, et cette ronde, même
-par ce temps, avait quelque chose de gracieux,
-qui rappelait une fête de Watteau. Je félicitai les
-deux paysans.</p>
-
-<p>— Mais, citoyen, ceci n’est rien, répliqua le
-premier avec une parfaite gravité. Ce ne sont pas
-seulement les limites des communes qui disparaissent ;
-celles des provinces sont également une chose
-du passé. A Valence, au delà des montagnes, les
-deux rives du Rhône se sont tendu la main et
-juré une amitié éternelle. Désormais tous les
-Français sont frères ; tous les Français sont de
-toutes les provinces.</p>
-
-<p>— Voilà une idée superbe ! fis-je.</p>
-
-<p>— Aucun fils de la France ne versera jamais plus
-le sang français ! continua-t-il.</p>
-
-<p>— Ainsi soit-il.</p>
-
-<p>— Catholiques et protestants, protestants et catholiques
-vivront en paix ! Il n’y aura plus de
-procès. Le blé circulera librement, sans entrave
-de péages ou de taxes. Tous seront libres, citoyen.
-Tous seront riches.</p>
-
-<p>Ils continuèrent sur le même ton de simplicité
-ingénue et avec la même confiance naïve ; mais mon
-attention dévia, attirée qu’elle fut par un homme
-assis au pied de l’arbre, entre les paysans, mais
-qui me parut être d’une classe différente. Grand
-et mince, avec de longs cheveux noirs et des traits
-sévères et durs, il n’y avait rien dans son aspect
-extérieur pour le différencier de ceux qui l’entouraient.
-Son habillement, un grossier costume
-de chasse, était vieux et rapiécé ; les éperons de
-ses bottes brunes et boueuses étaient rouillés et
-tordus. Mais son port avait une aisance qui manquait
-aux autres ; et je lus un paisible mépris dans
-le regard qu’il promenait sur la ronde rustique.</p>
-
-<p>Je ne remarquai pas qu’il s’aperçût de mon
-attention, mais je n’avais pas fait cent pas sur
-le chemin, après avoir pris congé des deux maires,
-que j’entendis un pas, et me retournant, vis l’étranger
-qui me suivait. Il me fit signe, et je m’arrêtai
-pour lui laisser le temps de me rejoindre.</p>
-
-<p>— Vous allez à Millau ? dit-il, sans préambule et
-avec un fort accent du pays, mais du ton de celui
-qui parle à un égal.</p>
-
-<p>— Oui, monsieur, dis-je. Mais je doute d’y arriver
-ce soir.</p>
-
-<p>— J’y vais également, répondit-il. Mon cheval est
-resté au village.</p>
-
-<p>Et sans rien ajouter il marcha à côté de moi
-jusqu’à ce que nous fûmes au hameau. Arrivé là — l’endroit
-était désert — il tira d’une écurie
-une piètre jument, et se mit en selle. Je le regardai
-faire en silence.</p>
-
-<p>— Que pensez-vous de cette bêtise ? dit-il tout
-à coup, quand nous eûmes repris notre route.</p>
-
-<p>— Je crains qu’ils ne se fassent des illusions,
-répliquai-je en me tenant sur mes gardes.</p>
-
-<p>Il eut un gros rire plein de mépris.</p>
-
-<p>— Ils se figurent que l’âge d’or est arrivé, dit-il.
-Et dans un mois ils verront leurs granges brûlées
-et eux-mêmes égorgés.</p>
-
-<p>— Je souhaite que non, dis-je.</p>
-
-<p>— Oh ! moi aussi, répliqua-t-il d’un air cynique.
-Je souhaite bien que non, comme de juste. Mais
-dans ce cas même, <i>Vive la Nation ! Vive la Révolution !</i></p>
-
-<p>— Hé quoi, si tels en doivent être les fruits ?
-demandai-je.</p>
-
-<p>— Et pourquoi pas ? reprit-il, en fixant sur moi
-ses yeux sombres. C’est chacun pour soi, et l’ancien
-ordre de choses n’a pas tant fait pour moi que je
-doive craindre d’essayer le nouveau. Il me laissait à
-crever la faim sur un vieux donjon, auprès d’un
-vieux colombier, entre quatre murs de pierre nue,
-avec un vieux pot noirci en fait de vaisselle plate !
-Et cela tandis que des femmes et des traitants, des
-muguets parfumés et des abbés fainéants paradent
-devant le roi ! Et pourquoi ? Parce que je suis
-resté, monsieur, ce que la moitié de la nation était
-autrefois.</p>
-
-<p>— Vous êtes protestant ? hasardai-je.</p>
-
-<p>— Oui, monsieur, et gentilhomme pauvre, répondit-il
-avec amertume. Le baron de Géol, à
-votre service.</p>
-
-<p>En retour de sa politesse je lui donnai mon nom.</p>
-
-<p>— Vous portez les trois couleurs, dit-il ; et pourtant
-vous me jugez excessif ? Je répondrai à cela
-que c’est très joli pour vous, mais que nous sommes
-des gens différents. Vous êtes sans doute père de
-famille, monsieur le vicomte, avec femme…</p>
-
-<p>— Pas le moins du monde, monsieur le baron.</p>
-
-<p>— Alors, une mère, une sœur…</p>
-
-<p>— Non, dis-je en souriant. Je n’ai ni l’une ni
-l’autre. Je suis absolument seul au monde.</p>
-
-<p>— Vous avez du moins un toit, persista-t-il, de
-la fortune, des amis, un emploi, ou l’espoir d’en
-avoir un ?</p>
-
-<p>— Oui, dis-je, c’est exact.</p>
-
-<p>— Tandis que moi… moi, reprit-il, d’une voix
-que sa surexcitation rendait gutturale, je n’ai
-rien de tout cela. Je ne puis entrer dans l’armée :
-je suis protestant ! Je me vois exclu des fonctions
-de l’État : je suis protestant ! Je ne puis être
-avocat ni juge : je suis protestant ! Les écoles
-royales me sont fermées : je suis protestant !
-Je ne puis témoigner en justice : je suis protestant !
-Je… aux yeux de la loi, je n’existe pas ! Moi,
-moi, monsieur, continua-t-il plus posément et
-d’un accent non dénué de noblesse, alors que mes
-ancêtres ont figuré devant les rois, alors que le
-grand-père de mon grand-père a sauvé la vie de
-Henry IV, devant Coutras, je n’existe pas !</p>
-
-<p>— Mais maintenant ? dis-je, ému par son ton
-d’emportement.</p>
-
-<p>— Ah oui, maintenant, répondit-il d’un air
-sombre, cela ne sera plus pareil. Maintenant cela
-va être tout autre, si toutefois ces noirs corbeaux
-de prêtres ne font pas rétrograder à nouveau la
-marche du progrès. C’est pour cela que je me
-suis mis en route.</p>
-
-<p>— Vous allez à Millau ?</p>
-
-<p>— J’habite près de Millau, répondit-il. Et j’ai
-été absent de chez moi. Mais ce n’est pas chez moi
-que je retourne à cette heure. Je vais plus loin,
-à Nîmes.</p>
-
-<p>— A Nîmes ? fis-je, avec étonnement.</p>
-
-<p>— Oui, reprit-il, à Nîmes.</p>
-
-<p>Et il me jeta du coin de l’œil un regard presque
-menaçant, et n’ajouta plus rien. Le soir tombait ;
-la vallée du Tarn, que suivait notre route, bien
-que fertile et agréable à voir en été, offrait en
-cette saison, et dans le crépuscule, un aspect
-farouche et désolé. A droite et à gauche, les
-montagnes nous dominaient ; et lorsque la route
-se rapprochait de la rivière, le bruissement de
-l’eau torrentueuse et tournoyant au-dessous de
-nous parmi les rochers, aggravait la mélancolie
-du paysage. Je frissonnai. L’incertitude de mon
-but, l’incertitude de tout, le sombre silence de
-mon compagnon, m’oppressaient. Je fus bien aise
-quand il sortit de sa rêverie, et me montra les
-lumières de Millau éparpillées dans une petite
-plaine que font les montagnes en s’écartant de la
-rivière.</p>
-
-<p>— Vous allez sans doute à l’auberge ? dit-il,
-comme nous arrivions dans les faubourgs. Demain,
-si vous allez à Nîmes, voulez-vous… Mais vous préférez
-peut-être voyager seul ?</p>
-
-<p>— Loin de là, répondis-je.</p>
-
-<p>— Eh bien ! je partirai de la porte de l’est, vers
-huit heures, répliqua-t-il d’un air bourru. Bonne
-nuit, monsieur.</p>
-
-<p>Je lui rendis son souhait, et le quittai pour
-entrer dans la ville. Je passai par des rues étroites
-et laides, sous des voûtes sombres et des lanternes
-suspendues, qui grinçaient et se balançaient au
-vent, et faisaient de vains efforts pour dissiper la
-lugubre obscurité. Bien que la nuit fût complète, les
-gens circulaient activement, ou se tenaient sur le
-pas des portes ; ce bourg, après la solitude que je
-venais de traverser, prenait des airs de grande ville.
-Je m’aperçus bientôt qu’une petite troupe suivait
-mon cheval. Avant que j’eusse atteint l’auberge,
-qui se trouvait sur une place à peine éclairée, cette
-troupe était devenue une foule, et menaçait de se
-refermer sur moi : l’individu qui marchait le plus
-près de moi examinait attentivement mes traits,
-tandis que d’autres, plus éloignés, s’adressant à leurs
-voisins ou à des personnages entrevus aux fenêtres
-des rez-de-chaussée, criaient que c’était <i>lui</i> !</p>
-
-<p>Je trouvai la chose assez alarmante. Mes suiveurs
-ne me molestaient toujours pas ; mais quand je
-m’arrêtai ils s’arrêtèrent aussi, et je fus forcé de
-descendre de cheval presque dans leurs bras.</p>
-
-<p>— Est-ce ici l’auberge ? demandai-je aux plus
-proches, tout en m’efforçant de faire bonne contenance.</p>
-
-<p>— Oui, oui, crièrent-ils d’une seule voix, c’est ici
-l’auberge !</p>
-
-<p>— Mon cheval…</p>
-
-<p>— On prendra soin du cheval. Entrez seulement !
-entrez !</p>
-
-<p>Je n’avais guère de choix, tant ils me serraient
-de près. Avec une insouciance affectée, j’obéis,
-comptant qu’ils ne me suivraient pas, et qu’à
-l’intérieur on m’apprendrait la raison de leur
-conduite. Mais j’eus à peine le dos tourné qu’ils
-entrèrent pêle-mêle derrière et autour de moi, et
-me soulevant presque de terre, me poussèrent bon
-gré mal gré dans l’étroit couloir de la maison. Je
-voulus résister, protester ; mais les plus avancés
-étouffèrent ma voix en appelant à grands cris :</p>
-
-<p>— M. Flandre ! M. Flandre !</p>
-
-<p>Par bonheur, celui auquel ils s’adressaient n’était
-pas loin. Une porte vers laquelle on me poussait
-s’ouvrit, et il apparut. C’était un homme d’une
-obésité monstrueuse, avec une figure à l’avenant.
-Il nous examina tout d’abord, ahuri par cette invasion.
-Puis avec colère, il demanda de quoi il
-s’agissait.</p>
-
-<p>— Ventrebleu ! s’écria-t-il. Est-ce ici ma maison
-ou la vôtre, sacripants ? Qui est cet individu ?</p>
-
-<p>— Le capucin ! le capucin ! crièrent une dizaine
-de voix.</p>
-
-<p>— Ho ! ho ! répliqua-t-il, avant que j’eusse le
-temps de parler. Apportez de la lumière !</p>
-
-<p>Deux ou trois femmes aux bras nus, que le
-bruit avait attirées sur le seuil de la cuisine, s’approchèrent
-avec des chandelles, et les élevant
-au-dessus de leurs têtes, m’examinèrent avec curiosité.</p>
-
-<p>— Ho ! ho ! reprit-il. Est-ce là le capucin ? Vous
-l’avez donc attrapé ?</p>
-
-<p>— Est-ce que j’ai l’air d’un capucin ? exclamai-je,
-furieux, en repoussant ceux qui me serraient
-de trop près. Mordieu ! Est-ce ainsi que vous
-recevez vos hôtes, monsieur ? Ou bien est-ce que
-tout le monde est devenu fou dans cette ville ?</p>
-
-<p>— Vous n’êtes pas le moine ? dit-il, un peu
-démonté, à ce que je vis, par ma hardiesse.</p>
-
-<p>— Ne viens-je pas de vous dire que je ne le suis
-pas ? Est-ce que dans votre pays les moines ont
-l’habitude de voyager bottés et éperonnés ? ripostai-je.</p>
-
-<p>— En ce cas, vos papiers ! reprit-il sèchement.
-Vos papiers ! Il faut que vous sachiez, continua-t-il
-en se bouffissant les joues, que je suis maire
-de la ville aussi bien qu’hôtelier, et que je dirige la
-prison aussi bien que l’auberge. Vos papiers, monsieur,
-si vous préférez la seconde à la première.</p>
-
-<p>— Devant vos amis que voilà ? dis-je d’un air
-dégoûté.</p>
-
-<p>— Ce sont de bons citoyens, répondit-il.</p>
-
-<p>Je craignais un peu, en cette extrémité, que si je
-tirais mon brevet de ma poche, il ne produisît
-pas tous les effets que j’en attendais. Mais je me
-voyais contraint, et ne pouvais finalement y perdre ;
-aussi après une courte hésitation, je l’exhibai. Il
-était heureusement libellé en termes flatteurs et
-il donna au maire, je ne sais trop pourquoi, l’idée
-que j’étais réellement chargé d’une affaire d’État.
-Lorsqu’il l’eut parcouru, donc, il se répandit en
-excuses, sollicita l’honneur de me rendre ses devoirs,
-et déclara à la foule attentive qu’elle avait
-commis une erreur.</p>
-
-<p>J’estimai tout d’abord singulier que la foule ne
-parût pas le moins du monde embarrassée de sa
-méprise. Au contraire, tous s’empressèrent de me
-féliciter de mon innocence, et ils allèrent dans leur
-bonne humeur jusqu’à me taper sur l’épaule.
-D’aucuns allèrent veiller à ce qu’on mît mon cheval
-à l’écurie, ou donner des instructions en ma faveur,
-et les autres ne tardèrent pas à se disperser, me
-laissant tenté de croire qu’ils m’auraient pendu
-au prochain réverbère avec la même satisfaction
-stupide.</p>
-
-<p>Lorsqu’il n’en resta plus que deux ou trois, je
-demandai au maire pour qui l’on m’avait pris.</p>
-
-<p>— Pour un moine déguisé, monsieur le vicomte,
-répondit-il. C’est un très dangereux individu, que
-l’on sait être en chemin avec deux dames, pour
-Nîmes. Et l’ordre de l’arrêter m’a été envoyé de
-haut lieu.</p>
-
-<p>— Mais je suis seul ! protestai-je. Je n’ai pas de
-dames avec moi !</p>
-
-<p>Il haussa les épaules.</p>
-
-<p>— Précisément, monsieur le vicomte, répliqua-t-il.
-Mais nous tenons les deux dames. Elles ont
-été arrêtées hier matin, alors qu’elles tentaient de
-traverser la ville en voiture. Nous savons donc
-que lui également est seul.</p>
-
-<p>— Oh ! oh ! dis-je. Ainsi donc à présent il ne vous
-manque plus que lui ? Et de quoi l’accuse-t-on ?
-repris-je, me rappelant avec un léger battement
-de cœur qu’un père capucin avait rendu visite à
-l’abbé Benoît avant son départ. Je trouvais singulier
-d’arriver ici sur les traces d’un autre moine.</p>
-
-<p>— Il est accusé, répondit majestueusement
-M. Flandre, de haute trahison envers la nation,
-monsieur. Il a été vu ici et là, et ailleurs, à Montpellier,
-à Cette, à Albi, et même jusqu’à Auch, et
-toujours prêchant la guerre et la superstition, et
-corrompant le peuple.</p>
-
-<p>— Et les dames ? dis-je en souriant. Ont-elles
-aussi corrompu…</p>
-
-<p>— Non, monsieur le vicomte. Mais l’on croit que,
-voulant retourner à Nîmes, et sachant les routes
-surveillées, il s’est déguisé et s’est joint à elles. Ce
-sont probablement des dévotes.</p>
-
-<p>— Pauvres créatures ! dis-je, avec un frisson de
-sympathie. Qu’allez-vous faire d’elles ?</p>
-
-<p>— Je vais demander des instructions. Dans son
-cas à lui, reprit-il d’un air dégagé, je n’en aurais
-pas besoin. Mais voici votre souper. Excusez-moi,
-monsieur le vicomte, si je ne vous sers pas moi-même.
-En tant que maire, je dois prendre soin de
-ma réputation… Mais vous le comprenez.</p>
-
-<p>Je lui répondis que je le comprenais ; et le souper
-étant servi dans ma chambre, selon la coutume des
-petites auberges d’alors, je lui offris de prendre un
-verre de vin avec moi, et au cours du repas j’appris
-beaucoup de choses sur l’état du pays, sur la
-fermentation qui se propageait le long de la côte
-méridionale, sur les prêtres qui excitaient le peuple
-par des processions et des sermons. Il s’étendit
-avec une éloquence particulière sur l’agitation qui
-régnait à Nîmes, où les masses étaient des catholiques
-romains fanatiques, tandis que les protestants
-avaient pour eux les hardis paysans de la
-montagne.</p>
-
-<p>— Il y aura du grabuge, monsieur le vicomte, il y
-aura du grabuge par ici, dit-il d’un air significatif.
-Les choses vont trop bien pour ceux de là-bas.
-On les arrêtera si on peut.</p>
-
-<p>— Et cet homme ?</p>
-
-<p>— C’est un de leurs missionnaires.</p>
-
-<p>Je songeai à l’abbé Benoît, et soupirai.</p>
-
-<p>— A propos, dit tout à coup le maire en me considérant
-d’un air rêveur, voilà qui est curieux !</p>
-
-<p>— Quoi donc ?</p>
-
-<p>— Vous venez de Cahors, monsieur le vicomte ?</p>
-
-<p>— Oui, eh bien ?</p>
-
-<p>— Ces femmes aussi ; ou du moins elles le prétendent.
-Les prisonnières.</p>
-
-<p>— De Cahors ?</p>
-
-<p>— Oui. Cela me frappe maintenant, reprit-il,
-en se caressant le menton, mais quand j’ai lu
-votre brevet, je ne m’en suis pas avisé.</p>
-
-<p>Je haussai les épaules avec impatience.</p>
-
-<p>— Il ne s’ensuit pas que je sois de la conspiration,
-dis-je. De grâce, monsieur le maire, ne recommençons
-pas. Vous avez vu mes papiers…</p>
-
-<p>— Ta ta ta ! reprit-il. Ce n’est pas cela que je
-veux dire. Mais vous connaissez peut-être ces personnes.</p>
-
-<p>— Au fait ! dis-je.</p>
-
-<p>Et je restai un moment la fourchette en l’air,
-à l’examiner à la lueur des chandelles. Une idée
-saugrenue, insensée, m’avait traversé l’esprit. Deux
-dames de Cahors ? De Cahors, entre toutes les villes !</p>
-
-<p>— Comment s’appellent-elles ? demandai-je.</p>
-
-<p>— Corvas, répondit-il.</p>
-
-<p>— Corvas ! tiens, fis-je, en me remettant à
-manger.</p>
-
-<p>Et je continuai mon souper.</p>
-
-<p>— Oui. La femme d’un marchand, à ce qu’elle
-dit. Mais vous allez la voir.</p>
-
-<p>— Ce nom ne me rappelle rien, répliquai-je.</p>
-
-<p>— N’importe, vous pouvez les connaître, reprit-il,
-avec l’insistance d’un homme dénué d’idées. Il se
-peut à la rigueur que nous ayons commis une méprise,
-car nous n’avons pas trouvé de papiers dans la
-voiture, mais seulement un objet qui a paru suspect.</p>
-
-<p>— Quel était cet objet ?</p>
-
-<p>— Une cocarde rouge.</p>
-
-<p>— Une cocarde rouge ?</p>
-
-<p>— Oui, reprit-il. L’insigne des anciens Ligueurs,
-rappelez-vous.</p>
-
-<p>— Mais, dis-je, je n’ai pas ouï dire qu’aucun
-parti l’ait adopté.</p>
-
-<p>D’un air dubitatif, il gratta son crâne chauve.</p>
-
-<p>— Non, dit-il, c’est juste. Pourtant, c’est une
-couleur que nous n’aimons pas, ici. Et deux dames
-voyageant seules… Seules, monsieur ! Puis, leur
-cocher, une sorte d’innocent, qui raconte qu’elles
-l’ont pris à Rodez, tout en niant mordicus avoir
-vu le capucin, a varié dans ses déclarations. En
-attendant, si vous avez fini de manger, monsieur
-le vicomte, je vais vous mener les voir. Vous aurez
-peut-être quelque chose à dire pour ou contre elles.</p>
-
-<p>— Si vous ne croyez pas qu’il soit trop tard ?
-dis-je, appréhendant un peu l’entrevue.</p>
-
-<p>— On ne fait pas ce qu’on veut en prison, répliqua-t-il
-avec un mauvais rire.</p>
-
-<p>Et il cria par la porte pour réclamer une lanterne
-et son manteau.</p>
-
-<p>— Les dames ne sont donc pas ici ?</p>
-
-<p>— Hé non (et il me fit un clin d’œil). Qui enferme
-bien retrouve bien. Mais elles n’ont pas à se
-plaindre. Comme il y a un ou deux mauvais garçons
-au violon, Babet, le geôlier, leur à donné une
-chambre chez lui.</p>
-
-<p>Cependant la lanterne arriva, et le maire ayant
-drapé dans un manteau son imposante personne,
-nous sortîmes de la maison. Il faisait absolument
-noir sur la place, le peu de réverbères qui l’éclairaient
-lors de mon arrivée ayant été éteints, j’imagine,
-par le vent qui se levait et tourbillonnait
-maintenant avec force dans cet espace resserré.
-La jaune clarté de la lanterne nous était indispensable,
-mais bien qu’elle nous fît voir à quelques
-pas où poser le pied sur le pavé, elle rendait
-plus noires les ténèbres d’alentour. Je ne distinguais
-même pas la silhouette des toits, et n’avais
-aucune idée de la direction ni de la distance parcourues.
-Tout à coup, M. Flandre fit halte, et levant
-son falot, en projeta la clarté sur un mur de
-pierre lisse, où une porte basse et cloutée de fer,
-profondément encastrée dans la maçonnerie, nous
-montrait son visage rébarbatif. Au milieu de cette
-porte il y avait un énorme heurtoir, et au-dessus,
-un petit judas.</p>
-
-<p>— Qui enferme bien retrouve bien ! répéta le
-maire, avec un rire opaque.</p>
-
-<p>Mais au lieu de soulever le heurtoir, il frappa de
-son bâton sur les barreaux du judas.</p>
-
-<p>Cet appel reçut vite sa réponse. Une tête regarda
-un instant par le grillage, puis la porte s’ouvrit
-devant nous. Le maire me précéda, et nous quittâmes
-la nuit pour pénétrer dans une atmosphère
-étouffante et chaude puant l’oignon et le mauvais
-tabac, plus toute une variété d’odeurs analogues.
-Sans mot dire, le geôlier reverrouilla la porte derrière
-nous, et prenant le falot des mains du maire,
-il nous conduisit par un couloir sombre et bas juste
-assez large pour une personne. Il fit halte devant
-la première porte à la gauche du couloir, et la
-poussa.</p>
-
-<p>M. Flandre entra le premier, et s’arrêtant pour
-ôter son chapeau, obstrua momentanément le
-cadre de la porte. J’eus le loisir d’entendre un
-bout de refrain obscène qui provenait d’une pièce
-située plus loin dans le couloir, et les aboiements
-répétés du chien de la prison, qui, à notre bruit,
-tirait sur sa chaîne, quelque part dans la même
-direction. Je remarquai aussi que les murs du
-couloir étaient crasseux et ruisselants d’humidité.
-Mais une voix, qui répondait aux salutations de
-M. Flandre, frappa mon oreille, et me figea sur
-place.</p>
-
-<p>C’était la voix de M<sup>me</sup> de Saint-Alais !</p>
-
-<p>Il était heureux que j’eusse envisagé, même une
-seconde, l’idée extravagante et folle qui m’avait traversé
-au cours du souper ; car elle me préparait
-dans une certaine mesure. Et je n’eus guère le
-loisir d’autres préparations, pour réfléchir et me
-décider. Par chance la pièce était obscurcie de
-tabac et de la vapeur du linge qui séchait devant
-le feu ; et je profitai d’un accès de toux, en partie
-simulé, pour m’attarder un peu sur le seuil après que
-M. Flandre fut entré. Puis je le suivis.</p>
-
-<p>Outre le maire, quatre personnes occupaient la
-pièce, mais je négligeai l’homme et la femme maussades
-installés devant une table avec un jeu de
-cartes poisseuses. Je vis seulement la marquise et
-sa fille, que je dévorai des yeux. Elles étaient
-assises sur deux escabeaux, de l’autre côté de
-l’âtre : la jeune fille, les yeux à demi clos, s’adossait
-au mur d’un air de lassitude ; la mère, droite et
-alerte, soutenait le regard du maire avec un sourire
-dédaigneux. Ni la prison, ni le danger, ni l’entourage
-de ce taudis infect, n’avaient eu le pouvoir de
-dompter cette âme hautaine ; mais, lorsque ses yeux
-se détournant du maire rencontrèrent les miens,
-elle se leva d’un bond avec un cri étouffé, et resta
-interdite devant moi.</p>
-
-<p>Pour une seconde, la vue gênée par le voile de
-fumée, elle eut quelques raisons de douter. Mais
-il y en avait là une autre qui ne douta pas. Au cri
-poussé par sa mère, M<sup>lle</sup> Denise avait sursauté
-d’effroi, et toutes deux échangèrent un regard
-instantané. Puis elle s’affaissa sur son escabelle
-et éclata en sanglots.</p>
-
-<p>— Holà ! dit le maire. Qu’y a-t-il ?</p>
-
-<p>— Il y a erreur, je le crains, répondis-je d’une
-voix altérée, mais déjà prêt à la riposte.</p>
-
-<p>Et adressant à la marquise un salut cérémonieux
-que je m’efforçai de rendre froid et
-dégagé :</p>
-
-<p>— Je me félicite, madame, de la bonne fortune
-qui m’a amené dans cette ville.</p>
-
-<p>Elle n’avait pas encore surmonté son trouble,
-et elle balbutia une réponse, en s’appuyant contre
-la muraille.</p>
-
-<p>— Vous connaissez donc ces dames ? fit le maire,
-en m’interpellant d’une voix rude où pointait un
-soupçon.</p>
-
-<p>Et il nous examina attentivement l’un après
-l’autre.</p>
-
-<p>— Je les connais très bien, répondis-je.</p>
-
-<p>— Elles sont de Cahors ?</p>
-
-<p>— Oui, du voisinage.</p>
-
-<p>— Mais quand je vous ai dit leur nom, vous
-m’avez répondu que vous ne les connaissiez pas,
-monsieur le vicomte ?</p>
-
-<p>Je cessai de respirer : une terreur soudaine apparut
-sur le visage angoissé de la marquise. Faute de
-mieux, je risquai le paquet.</p>
-
-<p>— Corvas ; vous m’avez dit que cette dame
-s’appelait Corvas, murmurai-je.</p>
-
-<p>— Oui, eh bien ? fit-il.</p>
-
-<p>— Mais c’est Corréas, le nom de madame !</p>
-
-<p>— Corréas ? répéta-t-il, en ouvrant la bouche
-toute grande.</p>
-
-<p>— Hé oui, Corréas. Je suppose, repris-je avec une
-politesse affectée, que ces dames étaient trop émues
-pour parler distinctement.</p>
-
-<p>— Alors, elles s’appellent Corréas ?</p>
-
-<p>— C’est ce que je vous avais dit, répliqua M<sup>me</sup> de
-Saint-Alais, prenant enfin la parole, et j’ai ajouté
-que je ne savais rien de votre père capucin. Et
-cela, poursuivit-elle avec gravité, en m’adressant
-du regard une supplication muette à quoi je ne
-pouvais me méprendre, je l’affirme de nouveau, sur
-mon honneur !</p>
-
-<p>Je devinai à ces derniers mots ce qu’elle attendait
-de moi, et je répondis à son appel.</p>
-
-<p>— Oui, monsieur le maire, dis-je, je crains que
-vous n’ayez commis une erreur. Je réponds de
-madame comme de moi-même.</p>
-
-<p>Le maire se gratta la tête.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c16">CHAPITRE XVI<br />
-<span class="small">A TROIS DANS UNE VOITURE</span></h2>
-
-
-<p>— Évidemment, si madame… si madame ignore
-tout du moine, fit-il, en promenant des yeux vagues
-sur le misérable taudis, il est clair… il paraît clair
-qu’il y a eu erreur.</p>
-
-<p>— Et qu’il ne vous reste plus qu’une chose à faire,
-insinuai-je.</p>
-
-<p>— Mais… mais, reprit-il, avec un retour à son
-importance première, il reste un point à expliquer :
-la cocarde rouge, monsieur. Qu’est-ce que cela veut
-dire, monsieur le vicomte ?</p>
-
-<p>— La cocarde rouge ? fis-je.</p>
-
-<p>— Oui. Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda-t-il
-avec insistance.</p>
-
-<p>Je ne sus parer le coup, et j’adressai à la marquise
-un regard de détresse. Son astuce féminine ne pouvait
-manquer de trouver pour la cocarde une explication
-plausible.</p>
-
-<p>— Avez-vous interrogé M<sup>me</sup> Corréas ? dis-je enfin,
-à tout hasard. Lui avez-vous demandé ce que
-signifie cette cocarde ?</p>
-
-<p>— Non, répondit-il, je n’y ai pas songé.</p>
-
-<p>— Eh bien ! que ne le lui demandez-vous ? fis-je.</p>
-
-<p>— A moi ? c’est inutile : interrogez plutôt M. le
-vicomte, répliqua-t-elle d’un ton badin. Demandez-lui
-de quelle couleur sont les revers d’uniforme de la
-garde nationale du Quercy.</p>
-
-<p>— Ils sont rouges ! m’écriai-je, dans un élan de
-joie. Rouges !</p>
-
-<p>Je me le rappelais pour avoir vu l’habit de
-Buton posé à terre devant la forge. Mais comment
-M<sup>me</sup> de Saint-Alais le savait-elle, je n’en ai pas la
-moindre idée.</p>
-
-<p>— Bah ! dit M. Flandre, l’air mal convaincu.
-Et c’est pour cette raison que madame porte la cocarde ?</p>
-
-<p>— Non, monsieur le maire, répondit-elle (et je
-vis à son sourire malicieux qu’elle allait s’amuser de
-lui). Ce n’est pas moi qui la porte, mais bien ma
-fille. Si vous tenez à en savoir plus, vous n’avez qu’à
-l’interroger elle-même.</p>
-
-<p>M. Flandre avait toute la curiosité et tout le
-goût du beau sexe propres à un bourgeois. Il minauda :</p>
-
-<p>— Si mademoiselle voulait me faire ce plaisir
-extrême…</p>
-
-<p>Denise était restée jusqu’alors cachée derrière sa
-mère, mais à ces mots elle se montra, et à contrecœur,
-tel un prisonnier sur la sellette, elle affronta
-nos regards. Mais lorsqu’elle ouvrit la bouche, ou
-pour mieux dire, après qu’elle eut prononcé quelques
-mots, je me rendis compte du changement qui
-s’était opéré en elle. Au lieu de ce masque blême
-de fatigue qu’elle offrait quelques minutes plus tôt,
-je lui vis le front couvert de rougeur, et les yeux
-brillants et noyés de larmes.</p>
-
-<p>— C’est bien simple, monsieur, dit-elle à voix
-basse. Mon fiancé, monsieur le maire, fait partie
-de ce régiment.</p>
-
-<p>— Voilà donc pourquoi vous portez cette cocarde ?
-s’écria le maire, charmé.</p>
-
-<p>— C’est que je l’aime, dit-elle timidement.</p>
-
-<p>Et pour une seconde — ô joie ! — ses yeux se
-posèrent sur les miens.</p>
-
-<p>Je ne sais lequel de nous deux, elle ou moi, rougit
-alors davantage. Le sale et ignoble taudis me parut
-plus beau qu’un palais, je respirai avec délices son
-atmosphère de tabagie ! Je n’eusse osé rêver ce
-qu’elle venait de dire, et bien moins encore ce que
-ses yeux me disaient, car en cet instant où ils rencontrèrent
-les miens, ils enflammèrent tout mon
-être ! J’ignorai la réponse gaillarde du maire et son
-gros rire ; et le sens de l’actualité me revint seulement
-lorsque Denise se recula derrière sa mère
-pour cacher sa rougeur, et quand je vis à sa place
-la marquise me regardant, un doigt sur les lèvres,
-et des yeux me recommandant la prudence.</p>
-
-<p>La recommandation n’était pas inutile, car dans
-le premier feu de mon enthousiasme je ne sais ce
-que j’aurais pu dire. Et avec elle le maire était en
-meilleures mains. La petite note romanesque et
-sentimentale introduite dans l’histoire par l’aveu
-de Denise avait achevé de dissiper ses soupçons
-et de gagner sa sympathie. Il faisait les yeux
-doux à la marquise, et souriait à la jeune fille
-avec une galanterie paternelle. Il plaisanta sur le
-moine.</p>
-
-<p>— C’est une erreur qu’il m’est difficile de regretter,
-madame, dit-il, avec une politesse balourde.
-Car elle m’a procuré le plaisir de faire votre connaissance.</p>
-
-<p>— Oh ! monsieur le maire ! minauda la marquise.</p>
-
-<p>— Mais l’état du pays est en réalité si précaire,
-poursuivit-il, qu’il n’est pas sûr pour le beau sexe
-d’y voyager sans compagnie. Cela l’expose…</p>
-
-<p>— A des rencontres pires que celle-ci, je le crains,
-dit M<sup>me</sup> de Saint-Alais en lui décochant une œillade.
-Pauvres femmes que nous sommes ! si nous
-n’avions rien de pis à redouter !</p>
-
-<p>Et elle lui lança un nouveau regard.</p>
-
-<p>— Ah ! madame ! fit-il, jubilant.</p>
-
-<p>— Mais, hélas ! nous n’avons pas d’escorte.</p>
-
-<p>Le gros maire soupira ; il allait, je pense, s’offrir
-lui-même.</p>
-
-<p>Puis une idée lui vint :</p>
-
-<p>— Ce monsieur, peut-être… (Et il me regarda.)
-Vous allez à Nîmes, monsieur le vicomte ?</p>
-
-<p>— Oui, dis-je. Et naturellement, si M<sup>me</sup> Corréas…</p>
-
-<p>— Oh ! ce serait incommoder M. le vicomte, dit
-la marquise.</p>
-
-<p>Et elle fit un pas qui l’écarta de moi pour la
-rapprocher de M. Flandre, comme s’il devait comprendre
-son hésitation.</p>
-
-<p>— Je vous garantis que cela ne saurait être une
-incommodité pour personne de vous accompagner !
-répliqua-t-il avec emphase. Mais néanmoins, si
-M. le vicomte y voit une objection (et il posa
-la main sur son cœur), je trouverai bien quelqu’un…</p>
-
-<p>— Quelqu’un ? dit la marquise, d’un air espiègle.</p>
-
-<p>— Moi-même ! répondit le maire.</p>
-
-<p>— Oh ! s’écria-t-elle. En ce cas…</p>
-
-<p>Mais je crus pouvoir alors m’avancer sans crainte.</p>
-
-<p>— Non, non, dis-je. M. le maire me juge trop
-mal. Je puis vous affirmer, madame, que je serai
-charmé de vous être utile, et d’ailleurs nous
-suivons le même chemin. Si donc…</p>
-
-<p>— Je vous en serai reconnaissante, répliqua la
-marquise avec grâce, en esquissant une révérence.
-C’est-à-dire, si M. le maire veut bien libérer ses
-pauvres prisonnières, lesquelles, il le sait maintenant,
-n’ont commis d’autre crime que de sympathiser
-avec la garde nationale.</p>
-
-<p>— Je prendrai la chose sur moi, dit M. Flandre
-d’un air de haute importance. (Il était amené au
-degré voulu.) L’affaire est tout à fait claire, mais…
-(il fit une pause et toussota) afin d’éviter des complications,
-vous ferez mieux de partir de bonne
-heure. Quand vous serez parties j’aviserai à donner
-des explications. Et si vous ne voyez pas d’inconvénient
-à passer la nuit ici, conclut-il, en regardant
-autour de lui avec un peu de gêne, il me
-semble que…</p>
-
-<p>— Nous nous en soucierons moins que tantôt,
-dit la marquise avec un soupir. Je suis rassurée
-depuis que je vous ai vu.</p>
-
-<p>Et elle lui tendit une main encore blanche et
-potelée.</p>
-
-<p>Le maire la porta à ses lèvres.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Quelques minutes plus tard, je traversais la
-place en guidant mes pas à la jaune lueur du falot
-de M. Flandre. Son manteau flottant au vent m’enveloppait
-parfois de ses plis, car le bonhomme
-marchait perdu dans ses réflexions et sans plus
-songer à ma présence. Moi-même je pouvais croire
-que je venais de faire un songe, tant la sale prison
-d’où je sortais me semblait irréelle, tant la présence
-des dames dans cette prison me semblait fantastique,
-et incroyable le rougissant aveu fait devant
-moi par Denise. Mais une horloge en grinçant au-dessus
-de ma tête sonna une heure avant minuit.
-Je comptai les coups : un veilleur non loin proclama,
-selon la vieille coutume, qu’il était onze
-heures et qu’il faisait beau temps. Pour achever
-de me persuader que je ne rêvais pas, je butai
-contre une pierre.</p>
-
-<p>Mais s’il me fallut alors trébucher pour admettre
-que j’étais éveillé, que dire du lendemain matin,
-lorsque, dès la première aube, escortant à pied la
-berline depuis l’auberge jusqu’à la prison, je vis
-devant la sinistre porte la marquise et sa fille qui
-m’attendaient en grelottant. Que dire, lorsque je
-tins dans ma main les doigts de Denise, pour l’aider
-à monter en voiture, et lorsque je montai à mon
-tour et m’assis en face d’elle, à cette place que je
-savais devoir occuper durant des jours, puisque
-j’étais son compagnon de voyage, et que nous
-allions à Nîmes ensemble ?</p>
-
-<p>Ah ! que dire, en vérité ? Mais il n’existe pas de
-joie parfaite ; il n’est pas d’heure où l’on puisse se
-dire entièrement heureux ; et une ombre furtive
-de crainte assombrit ma joie, en cette matinée. Le
-maire assistait à notre départ, et ce fut sans doute
-l’expression inquiète de son visage qui donna naissance
-chez moi à un tel sentiment. Mais bientôt
-son visage disparut de la portière, et la berline se
-mit à rouler allégrement par les rues crépusculaires,
-tandis que nous nous rencognions tous les trois,
-dissimulés dans l’obscurité, invisibles même les
-uns aux autres. Toutefois il nous restait les portes
-à franchir, et le corps de garde ; ou bien le guet
-pouvait nous arrêter, ou quelque citadin matinal,
-ou l’un quelconque de cent accidents possibles.
-Mon cœur battait à coups précipités.</p>
-
-<p>Mais tout se passa bien. Au bout de cinq minutes
-nous étions au delà des portes, et nous roulions en
-sécurité sur la route. L’aube n’avait pas achevé de
-blanchir, et les arbres se silhouettaient en noir sur
-le ciel, quand nous traversâmes le Tarn sur le grand
-pont, et commençâmes à remonter la vallée de la
-Dourbie.</p>
-
-<p>J’ai dit que nous ne pouvions nous voir. Mais
-tout à coup le rire de la marquise jaillit de son
-coin obscur.</p>
-
-<p>— O Richard, ô mon roi ! fredonna-t-elle.</p>
-
-<p>Puis :</p>
-
-<p>— Le gros fat ! exclama-t-elle, et elle repartit à
-rire.</p>
-
-<p>Je la jugeai cruelle, sinon ingrate ; mais je
-respectai en elle la mère de Denise, et ne dis rien.
-Denise était en face de moi, et j’étais heureux.
-J’étais heureux de songer à ce qu’elle me dirait, à
-la façon dont elle me regarderait quand le jour
-serait venu, et qu’elle ne pourrait plus échapper
-à mes yeux ; quand le jour serait venu, et que le
-joli visage qui déjà s’estompait dans le vaste coin
-de la vieille berline appartiendrait à mes regards,
-pour en rassasier ma vue, pour l’interroger et le
-déchiffrer, au cours des longues heures de ce voyage
-en paradis !</p>
-
-<p>La lumière grandissait ; je n’avais plus longtemps
-à attendre. Une rougeur envahissait une moitié du
-ciel ; l’autre moitié, d’azur pâle où flottaient des
-nuages d’or, restait derrière nous. Encore quelques
-instants, et les cimes des montagnes s’illuminèrent
-des premiers rayons du soleil, et flottèrent très haut
-dans l’éther d’or. Je jetai un regard avide sur le
-visage de Denise, et le vis plus rougissant que
-l’aurore. Je rencontrai un instant son regard et le
-vis plus resplendissant que l’éther, puis je me détournai,
-craintif. J’estimai sacrilège de la regarder
-plus longtemps.</p>
-
-<p>Soudain la marquise se mit de nouveau à rire
-dans son coin, et ce rire m’agaça et me donna chaud.</p>
-
-<p>— Elle n’a guère la vocation religieuse, n’est-ce
-pas, monsieur le vicomte ? dit-elle.</p>
-
-<p>Je sursautai sur mes coussins. L’intonation de
-ces paroles, d’une gaieté ironique, cinglait comme
-un coup de fouet, non moi, mais la jeune fille.</p>
-
-<p>— En vérité, Denise, vous vous y connaissez,
-reprit tranquillement M<sup>me</sup> de Saint-Alais. J’aime,
-tu aimes, vous aimez, nous aimons… c’est parfait,
-rien n’y manque. Qui vous a donné des leçons ?
-Est-ce M. le directeur ? Ou bien…</p>
-
-<p>— Madame ! m’écriai-je.</p>
-
-<p>Bien que la jeune fille eût rabattu sur son visage
-la cape de sa mantille, je me figurais sans peine sa
-confusion.</p>
-
-<p>Mais sa mère fut inexorable.</p>
-
-<p>— En vérité, Denise, reprit-elle, je ne crois pas
-avoir jamais dit même à votre père : « Je vous
-aime. » J’ai du moins attendu pour cela qu’il me
-donnât un baiser sur les lèvres. Mais j’imagine que
-vous intervertissez l’ordre…</p>
-
-<p>— Madame, balbutiai-je. Ceci est odieux !</p>
-
-<p>— Quoi donc, monsieur ? répondit-elle, prenant
-enfin garde à moi. Ne puis-je donc punir ma fille
-à ma façon ?</p>
-
-<p>— Pas devant moi, ripostai-je, plein de fureur.
-Ceci est indigne, ceci…</p>
-
-<p>— Tiens, tiens, pas devant vous, monsieur le
-vicomte ? répliqua la marquise, me contrefaisant.
-Et pourquoi pas devant vous ? Je ne puis la ravaler
-plus qu’elle ne s’est abaissée elle-même !</p>
-
-<p>— C’est faux ! m’écriai-je, bouillant de rage.
-C’est une fausseté insigne.</p>
-
-<p>— Ah ! vous le voulez ? Eh bien, je vais lui dire
-son fait ! riposta M<sup>me</sup> de Saint-Alais, impitoyablement
-ironique. Et vous, monsieur, restez assis et
-m’écoutez, je vous prie. Toutefois, ne vous y trompez
-pas, monsieur le vicomte, poursuivit-elle, en
-se penchant vers moi et me regardant dans le blanc
-des yeux. Parce que je la punis devant vous, n’allez
-pas vous figurer que vous êtes, ou serez jamais de
-la famille. Ou que cette dévergondée, cette impudique…</p>
-
-<p>Sa fille poussa un cri de douleur, et s’affaissa
-davantage dans son coin.</p>
-
-<p>— … que cette petite bête, continua-t-elle froidement,
-qui, lorsqu’on l’amorce avec une histoire à
-dormir debout, au sujet de cette cocarde, s’avise
-d’ajouter : « Je l’aime » — car elle a dit : « Je l’aime »,
-cette sainte-nitouche ! — sera jamais pour vous
-quelque chose. Cet engagement est rompu depuis
-longtemps. Il a été rompu quand vos amis ont
-brûlé notre château de Saint-Alais ; il l’a été quand
-ils ont saccagé notre hôtel de Cahors ; il l’a été
-quand ils ont fait notre roi prisonnier, quand ils
-ont massacré nos amis, quand ils ont enchaîné notre
-Église et l’ont traînée comme une esclave derrière
-leur char triomphal ; oh oui, il est rompu, et rompu
-à jamais, sans qu’y puissent rien vos héroïsmes de
-théâtre ! Comprenez bien cela, monsieur le vicomte.
-Mais puisque vous l’avez vue s’abaisser, vous devez
-la voir punir. Elle est la première des Saint-Alais
-qui se soit jamais déclarée à un amant.</p>
-
-<p>Je connaissais l’histoire de sa famille assez pour
-donner le démenti à son affirmation ; mais un tel
-conte n’était pas fait pour les oreilles de Denise.
-Je me bornai donc à me lever.</p>
-
-<p>— Du moins, madame, dis-je en m’inclinant, je
-puis épargner à mademoiselle l’embarras de ma
-présence. Et c’est là ce que je vais faire.</p>
-
-<p>— Non, vous ne ferez même pas cela, répondit
-sans bouger M<sup>me</sup> de Saint-Alais. Si vous vous rasseyez,
-je vous dirai pourquoi.</p>
-
-<p>Je me rassis, contraint par son ton.</p>
-
-<p>— Vous ne le ferez pas, continua-t-elle, en me
-regardant froidement en face, parce que je suis
-forcée de reconnaître, tout en vous détestant, que
-vous êtes un gentilhomme.</p>
-
-<p>— C’est bien pour cela que je dois vous quitter.</p>
-
-<p>— Au contraire, c’est pour cela que vous continuerez
-de voyager avec nous.</p>
-
-<p>— Sur le siège, alors.</p>
-
-<p>— Non, à l’intérieur, répliqua-t-elle tranquillement.
-Nous n’avons ni passeports ni papiers ; sans
-votre compagnie nous serions arrêtées dans chaque
-ville que nous traverserions. C’est regrettable, fit-elle,
-en haussant les épaules ; j’ignorais que l’état
-du pays fût si mauvais, sans quoi j’aurais pris mes
-précautions… c’est regrettable. Mais nous devons
-faire contre mauvaise fortune bon cœur et voyager
-ensemble.</p>
-
-<p>Je fus envahi d’une onde brûlante de joie, de
-triomphe et de vengeance prochaine.</p>
-
-<p>— Je vous remercie, madame, fis-je en m’inclinant,
-de m’avoir dit cela. Il paraît donc que vous
-êtes en mon pouvoir.</p>
-
-<p>— Ah bah ?</p>
-
-<p>— Et que pour vous rendre la peine que vous
-venez de causer à mademoiselle, je n’ai qu’à vous
-quitter.</p>
-
-<p>— Allons donc !</p>
-
-<p>— Je vois d’ici devant nous une petite ville :
-dans trois minutes nous y serons. Eh bien ! madame,
-si vous dites un mot de plus à votre fille, si vous
-l’outragez de nouveau en ma présence, fût-ce par
-un monosyllabe, je vous quitte et m’en vais de mon
-côté.</p>
-
-<p>A mon étonnement, M<sup>me</sup> de Saint-Alais laissa
-fuser un rire argentin.</p>
-
-<p>— Vous n’en ferez rien, monsieur, dit-elle. Et
-je n’en traiterai pas moins ma fille comme il me
-plaira.</p>
-
-<p>— Ne me mettez pas au défi !</p>
-
-<p>— Je vous répète que vous n’en ferez rien.</p>
-
-<p>— Dites-moi donc pourquoi ? Pourquoi je n’en
-ferais rien ? m’écriai-je.</p>
-
-<p>— Parce que, répondit-elle, toujours riant, vous
-êtes un gentilhomme, monsieur le vicomte, et que
-vous ne pouvez pas plus nous quitter que nous
-mettre en danger. C’est pour cela, simplement.</p>
-
-<p>Je retombai sur mes coussins, et lui lançai un
-regard d’indignation muette, car je vis dans un
-éclair mon impuissance et sa force. Les coussins me
-brûlaient ; mais je ne pouvais les fuir.</p>
-
-<p>Elle eut de nouveau un rire de délice.</p>
-
-<p>— Là ! je vous l’avais bien dit ! reprit-elle.
-Maintenant je vais vous dire ce que vous allez
-faire. En avant de nous, paraît-il, on est fort
-soupçonneux. L’histoire de M<sup>me</sup> Corvas, même
-confirmée par votre parole, peut ne pas suffire.
-Vous direz donc que je suis votre mère, et que mademoiselle
-est votre sœur. Elle préférerait, j’imagine,
-poursuivit la marquise, en jetant à sa fille
-un regard acéré, passer pour votre femme. Mais
-cela ne me convient pas.</p>
-
-<p>Je poussai un grand soupir ; mais j’étais aussi
-désarmé qu’un prisonnier, aussi contraint à l’obéissance
-qu’un esclave. Je ne pouvais les quitter, pas
-plus que les dénoncer ; mon honneur et mon amour
-étaient l’un et l’autre en jeu. Mais je prévoyais que
-j’aurais à subir, heure par heure et de lieue en
-lieue, des brocards aux dépens de la jeune fille, des
-épigrammes sur sa modestie, des mots plus cuisants
-que des lanières. Tel était le plan de la marquise.
-La jeune fille devait voyager avec moi, respirer le
-même air que moi, et pendant des heures l’ourlet
-de sa jupe effleurerait ma botte. Notre sécurité à
-tous en dépendait. Mais après ceci, après ce que
-nous venions d’entendre l’un et l’autre, son regard,
-s’il rencontrait le mien, ne pouvait plus que se
-détourner ; sa main, si elle touchait la mienne,
-devait se retirer avec horreur. Il y avait désormais
-une barrière entre nous.</p>
-
-<p>Comme je l’avais prévu, Denise se renferma dans
-sa dignité, et elle resta sans pleurer ni gémir, et
-sans chercher par un regard à puiser du courage
-dans mes yeux. Sans que sa patience se démentît
-un seul instant, elle regardait par la fenêtre quand
-j’affectais de dormir, et elle regardait sa mère
-quand je me redressais. Elle se consolait peut-être
-à l’idée de leur salut, pour quoi elle supportait la
-punition en silence. Mais je n’y songeai pas. Peut-être
-aussi souffrait-elle moins que je ne l’imaginais ;
-mais je doute qu’elle veuille en convenir, même
-aujourd’hui.</p>
-
-<p>En tout cas, et bien qu’elle m’eût entendu
-prendre sa défense, elle ne me parla pas plus que
-je ne lui parlai. Ce fut dans ces singulières conditions
-que fut entrepris et poursuivi le plus singulier
-voyage que l’on ait jamais fait. Nous roulions
-parmi d’agréables vallées verdoyantes ; sur des
-plateaux stériles, où les neiges de l’hiver s’attardaient
-aux creux des rochers ; sous le soleil, ou
-éventés par la bise glaciale des hauteurs ; mais rien
-de tout cela ne nous touchait. Nos cœurs et nos
-pensées ignoraient tout, en dehors de cette voiture,
-où la marquise trônait souriante, et où nous gardions
-un silence lugubre.</p>
-
-<p>Vers midi nous fîmes halte pour nous reposer
-et manger à l’auberge d’un petit village, situé haut
-dans la montagne. On pouvait se croire au bout
-du monde, avec ce chaos de sommets qui s’étageaient
-par-dessus, et les pentes de schiste qui
-dévalaient par-dessous. Mais la démence de l’époque
-avait pénétré jusque dans ce coin perdu. Nous
-n’avions pas eu le temps d’absorber deux bouchées,
-que le syndic demandait à voir nos papiers. Je
-n’avais pas le choix, Dieu sait ! et la marquise passa
-pour ma mère, et Denise pour ma sœur. Puis, tandis
-que le syndic restait penché sur mon brevet,
-tout en s’efforçant d’apprendre de moi les nouvelles
-de ce qui se passait dans la plaine, un cheval
-s’arrêta à la porte, j’entendis une voix, et, en un
-tournemain, M. le baron de Géol entrait dans l’auberge.
-Celle-ci ne contenait, en fait de pièce décente,
-que la salle où nous étions : il y pénétra.</p>
-
-<p>Il se découvrit à la vue des dames ; puis me
-reconnaissant, il eut un léger haut-le-corps, et
-sourit, non sans amertume.</p>
-
-<p>— Vous êtes parti de bonne heure ! dit-il. Je
-vous ai attendu à la porte de l’est, mais je ne
-vous ai pas vu venir, monsieur.</p>
-
-<p>Je rougis, pris de remords, et lui présentai mille
-excuses. De fait, je l’avais totalement oublié. Pas
-une seule fois l’idée ne m’était venue que j’avais
-rendez-vous avec lui à la porte.</p>
-
-<p>— Vous n’êtes pas à cheval ? fit-il, en jetant sur
-mes compagnes un regard assez singulier.</p>
-
-<p>— Non, je ne suis pas à cheval, répondis-je.</p>
-
-<p>Et je me trouvai incapable d’ajouter un seul
-mot. Prodiguant sourires et courbettes, le syndic
-était encore auprès de moi ; et tout à coup j’aperçus
-l’abîme dans lequel j’étais prêt à choir.</p>
-
-<p>— Vous avez rencontré des amies ? appuya
-M. le baron, qui, le chapeau à la main, regardait
-la marquise.</p>
-
-<p>— En effet, murmurai-je.</p>
-
-<p>La politesse eût exigé une présentation. Mais je
-m’en abstins.</p>
-
-<p>A la fin cependant, il s’aperçut de ma gêne, et
-il se retira en même temps que le syndic. A peine
-eurent-ils franchi le seuil que M<sup>me</sup> de Saint-Alais
-m’apostropha, dans un élan de colère.</p>
-
-<p>— Imbécile ! fit-elle, sans détours, pourquoi ne
-nous l’avoir pas présenté ? Ne voyez-vous pas que
-vous avez pris le vrai moyen d’éveiller les soupçons
-et de nous perdre ? Un enfant aurait vu que vous
-aviez quelque chose à cacher. Si vous l’aviez dès
-l’abord présenté à votre mère…</p>
-
-<p>— Si je l’avais présenté, madame ?…</p>
-
-<p>— Il serait parti content.</p>
-
-<p>— J’en doute, madame, et pour une excellente
-raison, répondis-je avec ironie, vu que hier je lui
-ai déclaré très catégoriquement n’avoir ni mère ni
-sœur.</p>
-
-<p>Je prenais ma petite revanche. M<sup>me</sup> de Saint-Alais
-devint de toutes les couleurs, et resta un moment
-les lèvres pincées et les yeux fixés sur la table.</p>
-
-<p>— Qui est-ce ? Que savez-vous de lui ? demanda-t-elle enfin.</p>
-
-<p>— C’est un gentilhomme pauvre et un protestant
-fanatique, répondis-je sèchement.</p>
-
-<p>Elle se mordit les lèvres.</p>
-
-<p>— Seigneur Dieu ! murmura-t-elle. Qui eût pu
-prévoir une telle mésaventure ! Croyez-vous qu’il
-soupçonne quelque chose ?</p>
-
-<p>— Assurément. Pour commencer, je suis parti
-ce matin de bonne heure, sans tenir compte de
-mon engagement de faire route avec lui. Quand
-il apprendra, de surcroît, que je voyage avec une
-mère et une sœur dont j’étais dépourvu hier…</p>
-
-<p>Elle me regarda comme si elle allait me battre.</p>
-
-<p>— Qu’allez-vous faire ? s’écria-t-elle.</p>
-
-<p>— C’est à ma mère de le dire, répliquai-je poliment.
-(Et avec le plus grand naturel je me servis de
-fromage.) C’est elle qui m’a dicté cette conduite.</p>
-
-<p>Elle était blême de fureur, et peut-être de
-crainte ; je riais à part moi de la voir en cet état.
-Mais comme la fureur ne lui servait de rien, elle
-baissa pavillon.</p>
-
-<p>— Que conseillez-vous ? dit-elle enfin.</p>
-
-<p>— Je ne vois qu’un moyen, répondis-je. Il nous
-faut payer d’audace.</p>
-
-<p>Elle en convint. Mais il était plus facile d’imaginer
-ce procédé que de le mettre à exécution. Je
-m’en aperçus, quelques minutes plus tard, quand
-je sortis pour voir si la berline était attelée, et
-que je trouvai sur le pas de la porte de Géol, les
-traits aussi durs que les rochers de ses montagnes.</p>
-
-<p>— Vous êtes sur le départ ? demanda-t-il.</p>
-
-<p>Je balbutiai une réponse affirmative.</p>
-
-<p>— Il me reste donc à vous féliciter, reprit-il,
-avec un sourire ambigu.</p>
-
-<p>— Me féliciter de quoi, monsieur ?</p>
-
-<p>— D’avoir découvert votre famille, répliqua-t-il,
-en me jetant un regard d’ironie amère. Ce doit
-être un grand bonheur, de découvrir à la fois une
-mère et une sœur dans l’espace de vingt-quatre
-heures. Mais… puis-je vous donner un avis, monsieur
-le vicomte ?</p>
-
-<p>— Je vous en prie, dis-je, avec la plus parfaite
-froideur.</p>
-
-<p>— Eh bien donc, puisque vous avez la main
-heureuse en fait de découvertes, s’il vous arrive
-la prochaine fois de tomber sur M. Froment, le
-boutefeu de Nîmes, faux capucin et double traître,
-n’allez pas l’adopter aussi. Voilà tout.</p>
-
-<p>— Je n’ai jamais fait sa connaissance, ripostai-je,
-glacial, tandis que le baron avait parlé avec passion
-et avec feu.</p>
-
-<p>— Alors gardez-vous de la faire, répondit-il.</p>
-
-<p>Je haussai les épaules, et il n’ajouta rien. Un
-instant après, la marquise et sa fille sortirent de
-l’auberge, prirent place dans la voiture, et je me
-mis en marche à côté des chevaux pour gravir
-la côte à pied.</p>
-
-<p>La montée était roide et longue et monotone, et
-avant d’être arrivés au col il nous fallut faire halte
-à cinq ou six reprises, pour laisser souffler les
-bêtes ; à cinq ou six reprises je jetai un regard en
-arrière sur la grisâtre petite auberge de montagne
-perdue dans le désert grisâtre du plateau. A chaque
-fois je revis le baron planté devant la porte, qui
-nous suivait des yeux, sévère, anguleux et immobile
-comme le reste du paysage. Et je frissonnai.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c17">CHAPITRE XVII<br />
-<span class="small">FROMENT DE NÎMES</span></h2>
-
-
-<p>Cette rencontre n’eut pour résultat ni d’égayer
-mon humeur ni de dissiper les appréhensions que
-m’inspirait notre prochaine arrivée en des centres
-plus populeux, et où le soupçon, une fois éveillé,
-serait moins facilement apaisé. Certes, de Géol ne
-m’avait pas trahi, mais il avait peut-être ses raisons
-pour cela, et je n’en trouvais pas plus agréable
-d’avoir derrière nous ce sinistre fantoche qui
-incarnait sous les apparences des doctrines modernes
-un fanatisme que j’avais cru défunt, et
-qui cherchait sous le couvert d’un nouveau parti
-à venger d’antiques injures. Les pentes dénudées
-et les pics déchiquetés qui nous dominaient, tandis
-que se poursuivait notre fastidieux voyage, les
-cols venteux jusqu’où les chevaux hissaient péniblement
-la berline vide, les mélancoliques champs
-de neige qui s’étalaient à droite et à gauche,
-tout contribuait à approfondir l’impression que
-cet homme avait faite sur mon esprit, si bien que
-l’associant lui-même avec ses Cévennes natales,
-j’aspirais à leur échapper, j’aspirais à sortir de
-cette désolation pour revoir le grand soleil et les
-terrasses d’oliviers dévalant vers la Méditerranée.</p>
-
-<p>Toutefois la mésaventure offrait son bon côté.
-Le péril dont je m’étais ému avait agi également
-sur M<sup>me</sup> de Saint-Alais, et rabattu sensiblement
-son orgueil. Elle était plus calme ; et tant assise à
-sa place que marchant à côté de la voiture, lorsque
-celle-ci contournait lentement quelque contrefort
-où s’élevait au long des interminables lacets de
-la route, elle m’abandonnait à moi-même. Voire,
-il ne m’échappait point que la distance parcourue,
-loin d’alléger son inquiétude, semblait l’aggraver ;
-si bien que plus loin nous laissions en arrière le
-fâcheux baron, plus elle devenait nerveuse, plus
-elle scrutait avidement la route derrière nous ; et
-moins elle m’accordait d’attention.</p>
-
-<p>Je n’en étais que plus libre de me servir de mes
-yeux à mon gré ; et le souvenir me hante aujourd’hui
-encore, de cette heure écoulée en vue du mont
-Aigoual. Harassée par des jours et des nuits de fatigue,
-Denise s’était endormie dans son coin, et
-grâce aux secousses de la berline, sa mante avait
-glissé de dessus sa figure. Une faible rougeur
-avivait ses joues, comme si même dans son sommeil
-elle eût senti mes yeux fixés sur elle ; et bien
-qu’une larme perlât au bout de ses longs cils, un
-sourire ingénu — et le sourire resta quand la larme
-fut tombée — semblait dire que les joies de cette
-singulière journée en surpassaient les peines, et
-que dans son sommeil Denise ne trouvait rien à
-regretter. O Dieu ! comme je contemplai ce sourire !
-Combien je fis des vœux pour qu’il me fût destiné !
-avec quel élan je priai pour elle ! Jamais encore je
-n’avais eu le bonheur de la considérer à loisir,
-comme je le faisais en ce moment ; de rêver ainsi à
-l’ombre fine que mettaient sur son front lisse et
-blanc les frisons follets de sa chevelure ; de repasser
-les chères inflexions de ses lèvres, de son menton,
-de l’exquise oreille à demi cachée ; de poser mon
-regard sur les paupières veinées d’azur, partagé
-entre la crainte et l’espérance de les voir se soulever
-et me découvrir !</p>
-
-<p>Denise, ô ma Denise ! Dans le secret de mon cœur
-je modulais ce nom : j’étais heureux. Malgré tout — malgré
-le froid, et le voyage, et de Géol, et la
-marquise — j’étais heureux. Mais voilà que soudain
-je retombai sur la terre, au son d’une voix qui
-prononçait nettement :</p>
-
-<p>— Est-ce lui ?</p>
-
-<p>Je me tournai vers M<sup>me</sup> de Saint-Alais, car
-c’était elle qui venait de parler. Je vis avec soulagement
-qu’au lieu de regarder de mon côté, elle
-s’était mise debout et tenait les yeux fixés en
-arrière dans la direction d’où nous venions. Presque
-aussitôt, soit sur son ordre, soit que le cocher
-fît halte de sa propre initiative, la voiture s’arrêta.
-Nous étions alors dans une gorge abrupte, entre
-deux parois de rocher.</p>
-
-<p>— Qu’y a-t-il ? demandai-je avec surprise.</p>
-
-<p>Elle ne me répondit point, mais dans le silence
-de la route et des montagnes s’éleva la grêle modulation
-d’un air sifflé, dans lequel je reconnus :
-« O Richard, ô mon roi ! » Parmi cette solitude de
-rocs et de précipices le son aigu et grêle faisait un
-effet bizarre et troublant. Je passai la tête à l’autre
-portière, et vis un homme à pied qui s’en venait
-tranquillement vers nous, comme si, l’ayant dépassé,
-nous nous arrêtions là pour l’attendre. Cet
-homme, grand et robuste, portait des bottes et un
-manteau des plus vulgaires ; mais néanmoins il
-n’avait pas l’air d’être du pays.</p>
-
-<p>— Vous allez à Ganges ? lui cria la marquise,
-sans autre préambule.</p>
-
-<p>— Oui, madame, répondit-il, en s’approchant
-paisiblement.</p>
-
-<p>Et il la salua.</p>
-
-<p>— Nous pourrions vous prendre avec nous, dit-elle.</p>
-
-<p>— Mille fois merci, répliqua-t-il, en clignant des
-paupières. Vous êtes trop bonne. Si ce monsieur
-n’y voit pas d’inconvénient ?</p>
-
-<p>Et il me regarda, avec un sourire non dissimulé.</p>
-
-<p>— Certes non ! dit la marquise avec un accent
-ironique, ce monsieur n’y verra pas d’inconvénient.</p>
-
-<p>Mais sa raillerie, ajoutée à mon étonnement, me
-donna le coup de pouce final. Le subterfuge de la
-rencontre était transparent ; cette apparition d’un
-individu en manteau et botté, sur une route déserte
-et loin de toute demeure, était trop évidemment
-préméditée : faute de consentir à jouer le rôle
-de dupe bénévole, il me fallait agir sans retard.</p>
-
-<p>— Permettez, madame, fis-je, revenu de mon
-étonnement. J’ignore qui est ce monsieur.</p>
-
-<p>Elle avait repris sa place, et l’étranger s’était
-avancé jusqu’à la portière de son côté, et regardait
-à l’intérieur de la voiture. Ses traits, épais et rudes,
-sans être déplaisants, exprimaient une force d’âme
-peu commune ; il avait le regard vif et brillant, et
-ses lèvres mobiles souriaient volontiers. La main
-qu’il posait sur la portière était énorme.</p>
-
-<p>La marquise ne devait guère s’attendre à mes
-paroles car elle me jeta un regard courroucé.</p>
-
-<p>— Vous êtes ridicule, fit-elle.</p>
-
-<p>Et à lui :</p>
-
-<p>— Montez donc, monsieur.</p>
-
-<p>— Non pas, ripostai-je, me levant à moitié. Restez,
-je vous prie, restez où vous êtes, jusqu’à ce que…</p>
-
-<p>La marquise se retourna vers moi, furieuse.</p>
-
-<p>— Cette voiture m’appartient ! s’écria-t-elle.</p>
-
-<p>— Incontestablement, répondis-je.</p>
-
-<p>— Eh bien ! que voulez-vous dire ?</p>
-
-<p>— Simplement que si ce monsieur monte, je
-descends.</p>
-
-<p>Nos regards se croisèrent. Elle me vit déterminé,
-et, se rappelant la force de ma position, elle baissa
-le ton.</p>
-
-<p>— Hé quoi ? fit-elle, respirant précipitamment.
-Hé quoi, parce qu’il entre dans la voiture, vous
-devriez en sortir ?</p>
-
-<p>— Madame, répliquai-je, je ne vois aucune raison
-de prendre avec nous un inconnu. Ce monsieur
-est peut-être tout ce qu’il y a de plus distingué…</p>
-
-<p>— Ce n’est pas un inconnu ! lança-t-elle. Je le
-connais, moi. Cela vous suffit-il ?</p>
-
-<p>— Cela me suffira, si vous me dites son nom,
-fis-je.</p>
-
-<p>Jusque-là il avait assisté impassible à notre discussion,
-en promenant de l’un à l’autre un regard
-amusé ; mais à ces mots il intervint :</p>
-
-<p>— Avec plaisir, monsieur. Je m’appelle Alibon,
-et suis un avocat de Montauban qui la semaine
-dernière a eu la bonne fortune…</p>
-
-<p>Je l’interrompis d’un ton brusque et péremptoire :</p>
-
-<p>— C’est ce que je ne crois pas, fis-je. Vous
-n’êtes pas Alibon de Montauban. Vous êtes plutôt
-Froment de Nîmes, monsieur.</p>
-
-<p>Une plaque de neige rosée par le soleil couchant
-s’étalait derrière lui et l’irradiation m’empêchait de
-distinguer ses traits : je ne pus voir comment il prit
-la chose. D’ailleurs il ne me répondit pas tout de
-suite, et quand il s’y décida, ce fut d’une voix calme,
-où je crus sentir plus de vanité que d’irritation.</p>
-
-<p>— Eh bien ! monsieur, fit-il, et à supposer que je
-le sois ? Qu’en résulterait-il ?</p>
-
-<p>— Si vous l’êtes, répliquai-je d’un ton ferme, et
-en soutenant son regard, je refuse de voyager avec
-vous.</p>
-
-<p>— Et par conséquent, reprit-il, madame, à qui
-appartient cette voiture, n’a pas le droit de voyager
-avec moi ?</p>
-
-<p>— Non, puisqu’elle ne peut voyager sans moi,
-lui répliquai-je du tac au tac.</p>
-
-<p>Il fronça les sourcils, mais tout aussitôt il ricana :</p>
-
-<p>— Et pourquoi cela ? Ne suis-je pas digne de
-tenir compagnie à votre excellence ?</p>
-
-<p>— Il n’est pas question de dignité, ripostai-je
-carrément, mais de passeport, monsieur. Si vous
-voulez le savoir, je ne voyage pas avec vous parce
-que je tiens mon brevet du présent gouvernement,
-contre lequel vous travaillez, je pense. J’ai menti
-pour M<sup>me</sup> de Saint-Alais et sa fille. C’était une
-femme, et je lui devais protection. Mais je ne veux
-pas mentir pour vous, ni vous servir d’égide. Est-ce
-assez clair, monsieur ?</p>
-
-<p>— Tout à fait, répondit-il avec calme. Néanmoins,
-c’est le roi que je sers. Et vous, qui servez-vous ?</p>
-
-<p>Je restai muet.</p>
-
-<p>— De qui est ce brevet, monsieur, qui redoute la
-contamination ?</p>
-
-<p>Je regimbai sous l’ironie, mais gardai le silence.</p>
-
-<p>— Allons, monsieur le vicomte, reprit-il avec
-franchise, et sur un autre ton. Revenez à vous, je
-vous en prie. Je suis Froment, vous l’avez deviné.
-Je suis de plus un fugitif, et si l’on venait à savoir
-mon nom, à Villeraugues, dans une lieue d’ici, je
-serais pendu aussitôt. Et à Ganges de même. Je
-suis donc à votre merci, et je vous demande de me
-protéger. Faites-moi passer à Sumène et à Ganges
-comme étant de votre société ; au delà, conclut-il
-avec un sourire et un geste plein d’une fière suffisance,
-je puis me débrouiller tout seul.</p>
-
-<p>Ce qui m’étonne, ce n’est pas d’avoir balancé,
-mais bien d’avoir tenu bon. La modestie de sa
-requête, la gravité d’un refus, en dépit de ma résolution
-prise une demi-minute plus tôt, me jetèrent
-dans une pénible indécision. Le visage me brûlait,
-sous le regard de la marquise qui me dévorait
-des yeux ; le silence se prolongeait ; il me fallait
-répondre… Un peu plus, je cédais. Mais, tout en
-me contorsionnant fébrilement sur mes coussins
-pour éviter le regard de la marquise, ma main
-effleura l’enveloppe qui recélait le brevet, et ce
-contact produisit en moi un revirement. L’affaire
-m’apparut sous son jour primitif, et, à tort ou à
-raison, je m’insurgeai contre ce que j’allais faire.</p>
-
-<p>— Non ! m’écriai-je avec irritation. Je refuse !
-je refuse !</p>
-
-<p>— Vous êtes un lâche ! s’écria M<sup>me</sup> de Saint-Alais,
-dans un emportement soudain.</p>
-
-<p>Et elle bondit, prête à me souffleter, puis se
-rassit, frémissante.</p>
-
-<p>— Un lâche ? c’est possible, dis-je. Mais je refuse.</p>
-
-<p>— Pourquoi ? pourquoi ? pourquoi ? cria-t-elle.</p>
-
-<p>— Parce que je suis porteur de ce brevet : l’employer
-à protéger M. Froment serait un acte que
-M. Froment lui-même refuserait de commettre.
-Voilà tout.</p>
-
-<p>Il haussa les épaules, et garda un silence magnanime.
-Mais elle entra en furie.</p>
-
-<p>— Espèce de don Quichotte ! s’écria-t-elle. Oh !
-vous êtes insupportable ! Mais vous me le paierez.
-Ah ! certes oui, monsieur, vous me le paierez !</p>
-
-<p>— Non, madame, ces menaces sont inutiles.
-Car si je le voulais, je ne le pourrais pas. Vous
-oubliez que M. de Géol nous suit à moins d’une
-lieue, qu’il va à Nîmes : nous pouvons le voir apparaître
-d’une minute à l’autre. En tout cas, il ne
-peut manquer de descendre au même gîte que nous,
-ce soir. S’il découvre que ma famille naissante s’est
-accrue d’un frère, je doute qu’il prenne la chose
-en plaisanterie.</p>
-
-<p>Mais ces paroles, dont elle vit certainement la
-justesse, ne l’émurent en aucune façon.</p>
-
-<p>— Oh ! vous êtes insupportable ! s’écria-t-elle de
-nouveau.</p>
-
-<p>Et s’adressant à Froment :</p>
-
-<p>— Laissez-moi descendre, monsieur ! Laissez-moi
-descendre !</p>
-
-<p>Sans que je m’y opposasse, il lui ouvrit la portière,
-et tous deux, s’éloignant de quelques pas,
-se mirent à causer avec volubilité.</p>
-
-<p>Je les suivis du regard ; et en le voyant à cette
-heure séparément, pour ainsi dire, et isolé dans ce
-lugubre paysage, voyant en lui un homme seul
-et en danger, je fus pris de compassion. Un moment
-de plus, et je revenais peut-être sur ma décision ;
-mais un doigt se posa sur ma manche, je
-sursautai, et me retournant vis Denise qui avançait
-vers moi son visage inquiet.</p>
-
-<p>— Monsieur, chuchota-t-elle en hâte.</p>
-
-<p>Elle ne put continuer, car je saisis sa main et la
-pressai avidement sur mes lèvres.</p>
-
-<p>— Non, monsieur, non, pas cela, murmura-t-elle
-(et elle retira sa main, tout en devenant cramoisie,
-mais sans détourner du mien son regard loyal).
-Pas maintenant. Je dois vous parler, vous prévenir,
-vous dire…</p>
-
-<p>— Et moi, mademoiselle, m’écriai-je sur le même
-ton assourdi, je veux vous bénir, vous remercier…</p>
-
-<p>— Je dois vous prier de prendre garde à vous,
-appuya-t-elle, en hochant la tête avec vivacité,
-pour m’imposer silence. Faites attention ! On va
-vous tendre un piège ! Ma mère ne voudrait pas
-vous nuire, bien qu’elle soit en colère ; mais cet
-homme est aux abois, et l’heure est dangereuse.
-Prenez donc garde, monsieur…</p>
-
-<p>— N’ayez pas peur, répondis-je.</p>
-
-<p>— Oh ! si fait, j’ai peur, reprit-elle.</p>
-
-<p>Mais la manière dont elle dit cela, en me regardant
-puis détournant les yeux comme un oiseau
-effarouché, me combla de joie ; et, bien que la
-marquise revînt à ce moment, et que nous n’échangeâmes
-plus un mot ni même un regard, et fûmes
-forcés de nous rejeter dans nos coins et de simuler
-l’indifférence, cette joie fut si forte que je me
-sentis un autre homme. J’en laissai peut-être voir
-quelque chose, car la marquise, en arrivant à la
-portière, me lança un regard de soupçon et presque
-de haine, qu’elle reporta ensuite sur sa fille. Néanmoins
-les seules paroles prononcées le furent par
-Froment qui s’approcha de la portière et la referma,
-quand elle fut montée. Il me tira son chapeau.</p>
-
-<p>— Monsieur le vicomte, dit-il, avec un peu d’amertume,
-si un chien venait à ma porte comme je suis
-venu à vous aujourd’hui, je le laisserais entrer.</p>
-
-<p>— Vous feriez comme moi, répliquai-je.</p>
-
-<p>— Non, dit-il avec conviction. Je le laisserais
-entrer. Néanmoins si nous nous revoyons à Nîmes,
-j’espère bien vous convertir.</p>
-
-<p>— A quoi ? demandai-je froidement.</p>
-
-<p>— A avoir un peu de foi, répondit-il d’un ton
-sec. A avoir un peu de foi en quelque chose… et
-à courir des risques pour cela, monsieur. Me voici
-donc aujourd’hui, reprit-il avec un geste qui ne
-manquait pas de noblesse, solitaire et sans toit ;
-j’ignore où je coucherai ce soir. Et pourquoi cela,
-monsieur le vicomte ? Parce que je suis seul en
-France à avoir la foi ! Parce que je suis seul à
-croire en quelque chose ! Parce que je suis seul à
-croire en moi-même ! Vous figurez-vous donc, poursuivit-il,
-avec un croissant mépris, que si vous
-autres nobles croyiez en votre noblesse, vous pourriez
-être dépouillés ? Jamais ! Ou que si vous,
-qui dites : « Vive le roi ! » croyiez en votre roi, il
-pourrait être détrôné ? Jamais ! Ou que si vous
-qui professez obéir à l’Église croyiez en elle, elle
-pourrait être renversée ? Jamais ! Mais vous ne
-croyez en rien, vous ne respectez rien, vous ne
-vénérez rien. Vous êtes donc condamnés ! Oui,
-condamnés ; car même les hommes auxquels vous
-vous êtes associés ont une sorte de foi bâtarde en
-leurs théories, en leur philosophie, en leurs réformes,
-qui doivent régénérer le monde. Mais vous,
-vous ne croyez en rien ; et vous disparaîtrez,
-comme vous allez maintenant disparaître à mes
-yeux !</p>
-
-<p>Il fit de la main un geste de menace, et avant
-que je pusse lui répondre, la voiture se mit en
-mouvement, et le laissa là ; le paysage gris, froid
-et dénudé remplaça son visage dans le cadre de la
-portière. Le jour commençait à tomber ; une lieue
-encore nous séparait de Villeraugues. J’étais bien
-aise de sentir rouler la voiture, et de me voir délivré
-de lui ; mais surtout mon cœur se délectait,
-parce que j’avais en face de moi Denise, et que je
-l’aimais. Les sombres regards que me jetait de
-son coin la marquise, ne me troublaient guère ; et
-cependant le souvenir de cet homme que j’avais
-abandonné me hantait : ses paroles bourdonnaient
-dans mon crâne, et m’accablaient de sinistres
-pressentiments. « Condamné ! condamné ! » Il
-n’avait pas prononcé le mot en vain. Je ne pouvais
-plus douter de son éloquence. Je ne pouvais
-plus ignorer pourquoi on l’appelait le boutefeu de
-Nîmes. Le souffle ardent de la cité méridionale
-s’exhalait de lui ; la passion de luttes vieilles
-comme le monde s’exprimait par sa voix. Mélancoliquement
-je méditai sur ce qu’il avait dit,
-et me rappelai les paroles analogues prononcées
-par l’abbé Benoît, et voire par de Géol ; si bien
-que je restai pensif dans mon coin de berline,
-cahoté parmi le crépuscule, jusqu’au moment où
-nous fîmes halte dans la rue du village.</p>
-
-<p>J’offris à M<sup>me</sup> de Saint-Alais mon bras pour
-descendre.</p>
-
-<p>— Non, monsieur, dit-elle, me repoussant avec
-irritation ; je ne veux plus vous toucher.</p>
-
-<p>Elle avait, je crois, l’intention de se chambrer
-avec sa fille, et de me laisser souper seul. Mais
-l’auberge ne possédait qu’une grande pièce servant
-de salle à manger, de cuisine et de tout ; et quant
-à la petite alcôve voilée par un rideau crasseux
-où les dames se retiraient pour dormir, il n’y avait
-guère possibilité d’y manger. Cette auberge était,
-en fait, la plus mauvaise où je fusse jamais
-descendu : comme servante, une souillon qui
-sentait l’écurie ; comme société, trois laboureurs ;
-la terre battue en guise de parquet ; pas de vitres
-aux fenêtres. Accoutumée à voyager, et soutenue
-par sa colère, la marquise prenait le tout avec une
-aisance de grande dame ; mais Denise, fraîche
-émoulue de son couvent, s’effarouchait des éclats
-de voix et des jurons qui se croisaient autour d’elle,
-et se ramassait, pâle et craintive, sur son escabeau.</p>
-
-<p>Cent fois je me vis sur le point d’intervenir pour
-lui épargner ces outrages ; mais ses yeux, quand
-ils m’accordaient la joie de chercher timidement
-les miens pour un instant, semblaient me prier de
-n’en rien faire. Ces hommes, d’ailleurs, comme le
-prouvaient leurs tirades ineptes, étaient des délégués
-de Castres, qui dès le premier mot se seraient
-écriés : « Aux aristocrates ! » Je me tins
-donc tranquille, et je fis bien, sans doute ; mais
-l’arrivée de Géol lui-même eût été une diversion
-bien accueillie.</p>
-
-<p>J’ai dit que la marquise ne faisait guère attention
-à eux ; mais je m’aperçus bientôt du contraire.
-Quand nous eûmes soupé, alors que le tapage
-atteignait son paroxysme, elle s’en vint me trouver
-dans le coin où je m’étais réfugié, et chargeant
-sa voix de toute la colère et du dégoût que ses
-traits déguisaient si bien, elle me cria dans l’oreille
-qu’il nous fallait partir dès l’aube.</p>
-
-<p>— Dès l’aube… ou même avant, chuchota-t-elle
-avec âpreté. Ceci est odieux ! abominable ! Cette
-auberge me tue. Je partirais même sur l’heure, en
-dépit du froid et de l’obscurité, si…</p>
-
-<p>— Je vais leur parler, dis-je, en faisant un pas
-vers la table.</p>
-
-<p>Elle me saisit par la manche, et me pinça le
-bras à me faire crier.</p>
-
-<p>— Imbécile ! dit-elle. Voulez-vous nous perdre
-tous ? Un seul mot nous trahirait. Il ne s’agit pas
-de cela, mais de partir dès l’aube. Nous ne dormirons
-pas ; et sitôt le lever du jour, en route !</p>
-
-<p>J’y consentis, bien entendu. Pour elle, s’approchant
-du cocher, qui avait pris notre place à table,
-elle l’avertit tout bas, puis revint à moi, pour me
-dire de l’appeler s’il ne se levait pas. La chose
-réglée, elle s’en alla vers l’alcôve, où Denise s’était
-déjà réfugiée. Par malheur, ses allées et venues
-avaient attiré sur elle l’attention des rustres de la
-table, et l’un d’eux, se dressant soudain, l’arrêta
-au passage.</p>
-
-<p>— Une santé, madame, une santé ! cria-t-il,
-avec un hoquet immonde (et, titubant sur ses
-jambes, il lui présenta un verre de vin). Buvez !
-c’est une santé que tout homme, femme ou enfant
-de France doit boire, ou le diable l’emporte. Aux
-trois couleurs ! Aux trois couleurs ; et à bas Madame
-Veto ! Buvez, madame, buvez aux trois couleurs !</p>
-
-<p>L’ivrogne lui tendait le verre, au milieu des
-vociférations de ses camarades.</p>
-
-<p>— Buvez ! buvez ! Aux trois couleurs ; et à bas
-Madame Veto !</p>
-
-<p>Et il ajouta des plaisanteries et des blasphèmes
-que ma plume se refuse à écrire.</p>
-
-<p>Je n’y tins plus : je me levai d’un bond pour
-châtier ces infâmes. Mais la marquise, qui gardait
-une présence d’esprit admirable, m’arrêta d’un
-coup d’œil.</p>
-
-<p>— Non, dit-elle en relevant la tête avec fierté,
-je ne boirai pas !</p>
-
-<p>— Oh ! oh ! s’écria-t-il avec un rire ignoble.
-Nous sommes donc une aristocrate ? Buvez quand
-même, ou bien nous vous ferons voir…</p>
-
-<p>— Je ne boirai pas ! répliqua-t-elle, en lui opposant
-un courage hautain. Et de plus, quand M. de
-Géol arrivera tantôt, vous aurez des comptes à lui
-rendre.</p>
-
-<p>L’homme prit un air déconfit.</p>
-
-<p>— Vous connaissez le baron de Géol ? dit-il,
-changeant de ton.</p>
-
-<p>— Je l’ai quitté au dernier village, et il doit
-me rejoindre ici ce soir, répliqua-t-elle froidement.
-Et je vous conseillerai, monsieur, de boire vos
-santés vous-même et de laisser les autres tranquilles.
-Car il n’est pas homme à ravaler une
-injure.</p>
-
-<p>Le braillard haussa les épaules, pour cacher sa
-mortification.</p>
-
-<p>— Oh ! alors, si vous êtes de ses amis, marmotta-t-il,
-en se disposant à regagner sa place,
-je suppose que tout va bien. C’est un brave. Il
-n’y a pas d’offense. Si vous n’êtes pas une aristocrate…</p>
-
-<p>— Je ne suis pas plus aristocrate que M. de
-Géol, répondit-elle.</p>
-
-<p>Et avec un léger salut, elle le laissa pour regagner
-l’alcôve.</p>
-
-<p>Après cet incident les hommes firent un peu
-moins de tapage, car la marquise avait deviné
-juste : le nom de Géol était connu et respecté.
-Ils ne tardèrent pas à se coucher sur le sol, enveloppés
-dans leurs manteaux. Je fis de même, et
-passai la nuit, somme toute, beaucoup mieux que
-je ne l’attendais.</p>
-
-<p>Au début, il est vrai, je ne m’endormis pas tout
-de suite, mais plus tard je tombai dans un sommeil
-pénible, plein de cauchemars ininterrompus, et
-attribuables à l’air confiné de la pièce. Lorsque
-finalement je m’éveillai en sursaut, je trouvai quelqu’un
-penché sur moi. D’apparence il faisait encore
-nuit, car tout était silencieux ; mais les tisons rougeoyants
-de l’âtre jetaient une vague lueur dans
-la pièce, et me permirent de reconnaître M<sup>me</sup> de
-Saint-Alais. C’était elle qui venait de m’éveiller.
-Elle me désigna les autres personnages, qui ronflaient
-encore.</p>
-
-<p>— Chut ! fit-elle, le doigt sur les lèvres. Il est
-cinq heures passées. Jules est en train d’atteler.
-J’ai payé la bonne femme, et dans cinq minutes
-nous serons prêts.</p>
-
-<p>— Mais le soleil ne se lèvera que dans une heure !
-répondis-je.</p>
-
-<p>Cela pouvait s’appeler un départ matinal !</p>
-
-<p>La marquise n’en démordit pas.</p>
-
-<p>— Voulez-vous donc nous exposer à ce que cela
-recommence ? me glissa-t-elle, dans un chuchotement
-furieux. Vous tenez à nous garder ici jusqu’à
-l’arrivée de Géol, peut-être ?</p>
-
-<p>— Je suis à votre disposition, madame, déclarai-je.</p>
-
-<p>Cette réponse lui suffit, et sans rien ajouter, elle
-s’éclipsa et disparut derrière le rideau, où je l’entendis
-chuchoter. J’enfilai mes bottes, et comme
-il faisait très froid dans la salle, je m’approchai
-du feu, et rassemblant du pied les tisons, je me
-chauffai une minute. Puis j’ajustai ma cravate et
-mon épée, que j’avais retirées, et me trouvai prêt
-à partir. Il était beaucoup trop tôt, à mon avis,
-et nous étions déjà partis si tôt la veille ! Mais
-enfin, puisque la marquise le désirait, c’était mon
-rôle de lui complaire.</p>
-
-<p>Elle revint au bout d’un instant, et je m’aperçus,
-malgré le pâle éclairage, qu’elle trépidait d’impatience.</p>
-
-<p>— Oh ! dit-elle, ce cocher ne viendra donc
-jamais ? Il n’en finit pas ! Allez le presser, monsieur !…
-Si Géol arrivait !… Allez, de grâce, et
-qu’il se dépêche !</p>
-
-<p>Je m’étonnais de cette hâte, que je jugeais tout
-à fait vaine et ridicule, car il n’y avait guère de
-chances pour que de Géol arrivât à cette heure ;
-mais convaincu que la marquise était à bout de
-résistance nerveuse, je crus convenable de lui
-céder. Je franchis avec précaution les corps des
-dormeurs, et atteignis la porte. Je soulevai le
-loquet, sortis, et refermai l’huis derrière moi. La
-bise glacée de l’aube, chargée d’une poussière de
-neige, fouetta mes joues, et transperça mon manteau.
-Je frissonnai. A l’orient, les premières lueurs
-du jour se révélaient à peine ; vers tous les autres
-points cardinaux, c’était encore la nuit, aussi noire
-qu’à minuit.</p>
-
-<p>Fort mal disposé envers la marquise, je me
-dirigeai comme je pus, tout grelottant, vers la
-porte de l’écurie, piètre bicoque, située dans
-l’alignement de la maison et environnée d’une
-mer de crotte. Elle était close, mais une vague
-clarté jaunâtre, s’échappant d’une fenêtre, tout
-au bout, m’apprit que Jules y était occupé. Je
-soulevai le loquet, et l’appelai. Il ne répondit pas.
-J’entrai donc, et, passant derrière trois ou quatre
-misérables haridelles — tant debout que couchées — arrivai
-enfin à nos chevaux, qui se tenaient
-côte à côte, les derniers, sous la lanterne suspendue
-à un crochet.</p>
-
-<p>Cependant Jules restait invisible, et je m’étais
-arrêté, me demandant où il pouvait être, car il
-ne répondait toujours pas, lorsqu’une chose
-noire, fouettant l’air, s’abattit sur mon visage et
-m’aveugla. Tout aussitôt, je fus à me débattre
-dans les plis d’un manteau, qui m’enveloppait
-complètement la tête, cependant qu’une poigne de
-fer me saisissait les bras et les appliquait contre
-mes flancs. Pris à l’improviste, je tentai de crier,
-mais l’épais tissu m’étouffait ; par un effort désespéré,
-je réussis à émettre un appel indistinct,
-mais d’autres mains que celles qui me maintenaient,
-assujettirent plus étroitement l’étoffe sur mon
-visage. A demi suffoqué, je luttais et me contorsionnais
-pour me délivrer. En vain. Je sentis des
-mains agiles parcourir tout mon corps, et je compris
-que l’on me dépouillait. Puis, comme je résistais
-toujours, l’homme qui me tenait par derrière
-me donna un croc-en-jambe, et je tombai, sans
-qu’il me lâchât, la face contre terre.</p>
-
-<p>Par bonheur, je tombai sur de la paille ; mais,
-bien qu’amorti, le choc me coupa la respiration ;
-et, tant par suite de ma chute que grâce au manteau,
-qui dans ma nouvelle posture menaçait de
-m’étrangler tout à fait, je restai une minute
-inerte, et les scélérats en profitèrent pour me
-garrotter les poignets et les chevilles. Ainsi ficelé,
-je me sentis soulever et emporter à quelque distance,
-où l’on me jeta brutalement sur une couche
-molle — de foin, m’apprit mon odorat. Puis une
-botte de foin s’abattit sur moi, et une seconde, et
-d’autres, tant et plus. Je me crus sur le point
-d’asphyxier, et fis un effort frénétique pour appeler
-au secours. Mais le manteau m’entortillait la tête
-à plusieurs tours, et j’eus beau m’évertuer, je
-n’aboutis, en fin de compte, qu’à pousser un
-grognement sourd, qui se perdit dans les épaisseurs
-de l’étoffe.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c18">CHAPITRE XVIII<br />
-<span class="small">JE FAIS TRISTE FIGURE</span></h2>
-
-
-<p>Je ne luttai pas longtemps. Les efforts que
-j’avais faits pour me libérer de mes agresseurs,
-et finalement pour appeler au secours, m’avaient
-porté le sang à la tête, et tellement épuisé que je
-restai anéanti, le cœur oppressé comme si ses
-battements allaient me suffoquer, et les poumons
-aspirant à l’air libre. Je me voyais en danger
-d’asphyxier pour de bon ; mais heureusement,
-l’effroi de cette fin, qui une minute plus tôt avait
-provoqué mes efforts désespérés, m’inspira alors
-le courage suprême de rester immobile, et de me
-ressaisir, pour trouver moyen d’avoir de l’air.</p>
-
-<p>Il était temps. Je brûlais comme feu, et suais
-par tous les pores. Néanmoins l’effroyable sensation
-d’étouffement s’atténua un peu quand je fus
-resté une minute tranquille ; et me tournant la
-tête et le buste légèrement de côté, — ce que je
-réussis à faire, quoique incapable de me relever, — je
-respirai plus librement. Ma situation n’en
-restait pas moins affreuse. Sous la pression des
-bottes de foin qui m’écrasaient irrémédiablement,
-des souffrances nouvelles naquirent bientôt, en
-place de celles dont j’étais soulagé. Peu à peu, les
-liens de mes poignets me tuméfiaient les chairs,
-la garde de mon épée me pénétrait dans le flanc,
-je sentais mon échine prête à rompre sous le faix,
-mes épaules devenaient horriblement douloureuses.
-J’allais mourir ainsi, lentement écrasé, dans le
-noir, alors qu’un appel, un seul appel, si j’avais
-pu élever la voix, m’eût procuré secours et soulagement.</p>
-
-<p>Cette idée m’affola si bien que me figurant après
-un siècle de cette torture entendre un léger bruit,
-comme si l’on remuait dans l’écurie, je cessai de
-me contraindre, et me remis à me débattre, m’enfonçant
-les liens dans les chairs et en guise d’appels
-exhalant des gémissements. Mais cette révolte ne
-fit qu’ajouter à ma détresse ; l’individu, s’il existait
-en effet, ne m’entendit pas, et le bruit cessa ; ou
-du moins s’il persista, le tumulte de mes artères
-et le gonflement excessif des veines de mon cou,
-me rendirent sourd à ce bruit. Le poids effroyable
-que j’avais un instant soulevé retomba. J’y renonçai,
-désespéré, et m’abandonnai, quasi pâmé,
-hors d’état de penser ou de me souvenir, sans
-désir de secours, ni projets d’évasion, totalement
-passif.</p>
-
-<p>Cet état durait depuis quelque temps, lorsqu’un
-bruit assez fort pour faire vibrer mes tympans
-obnubilés me tira de ma stupeur. Je prêtai l’oreille,
-d’abord vaguement. Le bruit se renouvela ; puis,
-sans autre avertissement, une douleur aiguë me
-transperça le mollet. Je hurlai ; et malgré le manteau
-et le foin entassé sur ma tête, qui étouffaient
-mon cri, j’en perçus un faible écho. Puis plus rien.</p>
-
-<p>Hébété comme un homme réveillé en sursaut,
-je crus tout d’abord avoir rêvé le cri aussi bien
-que la douleur ; et je gémis dans ma détresse.
-Mais au même instant je sentis le foin s’agiter
-au-dessus de moi : le plus lourd de la masse qui
-m’écrasait fut retiré, je perçus des voix et des
-appels, je vis une faible lumière, et je compris
-que j’étais sauvé. En un clin d’œil on m’eut empoigné
-et dégagé, à grand renfort de cris et d’exclamations.
-Le manteau fut arraché de ma tête, et
-j’aperçus, étourdi et presque ébloui, une demi-douzaine
-de figures penchées sur moi et qui m’examinaient.</p>
-
-<p>— Mais, doux Jésus ! c’est le monsieur qui est
-parti ce matin ! s’écria une femme.</p>
-
-<p>Et, d’étonnement, elle jeta les bras au ciel.</p>
-
-<p>Je la regardai. C’était la patronne de l’auberge.
-J’avais la gorge sèche et parcheminée, les lèvres
-gonflées ; mais en m’y reprenant à deux fois, je
-réussis à lui dire de me délier.</p>
-
-<p>Elle obéit, au milieu de nouvelles exclamations
-de surprise et d’émerveillement ; puis, comme
-j’étais roide et engourdi à ne pouvoir remuer, on
-me transporta jusque sur le seuil de l’écurie, où
-quelqu’un plaça une escabelle, tandis qu’un autre
-m’offrait un verre d’eau. Cette eau et le grand air
-me ranimèrent, et au bout de quelques minutes
-je pus me tenir debout. Cependant on me pressait
-de questions ; mais je restais vertigineux et confondu,
-et il me fut tout d’abord impossible de
-rassembler mes idées. Mais bientôt un personnage
-qui s’approcha d’un air d’importance, en écartant
-la foule de rustres et de valets d’écurie qui m’entouraient,
-m’aida à recouvrer la parole.</p>
-
-<p>— Qu’est ceci ? dit-il. Qu’est ceci, monsieur ?
-Comment-vous trouvez-vous dans cette écurie ?</p>
-
-<p>La patronne de l’auberge répondit pour moi
-qu’elle l’ignorait ; que l’un des garçons en allant
-querir du foin avait piqué sa fourche dans ma
-jambe, et m’avait ainsi découvert.</p>
-
-<p>— Mais qui est-ce ? demanda le nouveau venu
-d’un ton impératif.</p>
-
-<p>C’était un homme grand et maigre, avec une
-petite figure chafouine et des yeux inquisiteurs.</p>
-
-<p>— Je suis le vicomte de Saux, répondis-je.</p>
-
-<p>— Hein ? fit-il, en traînant le monosyllabe. Et
-comment, monsieur le vicomte, si tel est votre
-nom, comment diantre vous trouvez-vous dans
-cette écurie ?</p>
-
-<p>— J’ai été volé, soufflai-je.</p>
-
-<p>— Volé ! répliqua-t-il en reniflant. Allons donc,
-monsieur ; il n’y a pas de voleurs dans notre
-commune.</p>
-
-<p>— Pourtant, j’ai bien été volé, répliquai-je,
-idiotement.</p>
-
-<p>Pour toute réponse, avant que je me fusse avisé
-de son intention, il plongea la main, sans cérémonie
-et sans un mot d’excuse, dans la poche de
-mon habit, et en retira une bourse. Il la leva en
-l’air à la vue de tous.</p>
-
-<p>— Volé ? fit-il, d’un ton ironique. J’en doute,
-monsieur ; j’en doute !</p>
-
-<p>Je regardai la bourse avec stupéfaction ; puis
-machinalement je portai la main à ma poche, et
-en tirai successivement plusieurs objets. Il avait
-raison. Je n’avais pas été volé. Tabatière, mouchoir
-de poche, ma montre et mes breloques, mon
-canif, avec un petit miroir, et un calepin, tout
-y était !</p>
-
-<p>— Maintenant que j’y repense, dit soudain la
-bonne femme, il y a dans la maison une paire de
-valises : elles doivent appartenir à ce monsieur !
-Je me demandais tout à l’heure à qui elles étaient.</p>
-
-<p>— Elles sont à moi ! m’écriai-je, retrouvant la
-mémoire et la présence d’esprit. Elles sont à moi !…
-Mais dites : les dames qui étaient avec moi ?
-Elles ne sont pas parties ?</p>
-
-<p>— Voilà trois heures qu’elles sont en route, répliqua
-la femme, en me dévisageant. Et j’aurais juré
-que monsieur était avec elles. Mais, à vrai dire, le
-jour pointait à peine, et une erreur est bientôt faite.</p>
-
-<p>Une idée qui eût dû me venir plus tôt, une idée
-affreuse, enfonça son dard dans mon cœur. Je plongeai
-la main dans la poche intérieure de mon habit,
-et la retirai vide. Le brevet, ce brevet dans lequel
-je mettais tout mon espoir, avait disparu.</p>
-
-<p>Je poussai un cri de rage et promenai autour de
-moi des yeux égarés.</p>
-
-<p>— Qu’y a-t-il ? dit l’individu chafouin, en rencontrant
-mon regard.</p>
-
-<p>— Mes papiers ! exclamai-je, quasi grinçant des
-dents, à me voir ainsi berné et joué, car je comprenais
-enfin tout. Mes papiers !</p>
-
-<p>— Eh bien quoi, vos papiers ?</p>
-
-<p>— Ils ont disparu ! On me les a volés !</p>
-
-<p>— En vérité ? fit-il, d’un ton sec. C’est ce qui
-reste à prouver, monsieur.</p>
-
-<p>Je crus d’abord qu’il voulait dire que je pouvais
-me tromper comme je m’étais trompé d’abord ; et
-pour plus de sûreté je retournai ma poche.</p>
-
-<p>— Non, dit-il, plus sec que devant. Je vois bien
-qu’ils ne sont pas là. Mais la question, monsieur,
-est de savoir s’ils y ont jamais été.</p>
-
-<p>Je le regardai.</p>
-
-<p>— Hé oui, fit-il, voilà précisément le hic, monsieur.
-Où sont vos papiers ?</p>
-
-<p>— Je vous répète qu’on me les a volés ! m’écriai-je,
-en fureur.</p>
-
-<p>— Et je vous dis, moi, que cela reste à prouver,
-répliqua-t-il. En tant que cela ne sera pas prouvé,
-vous ne partirez pas d’ici. Voilà tout, monsieur,
-et la chose est simple.</p>
-
-<p>— Et qui donc, repris-je avec indignation, qui
-donc êtes-vous, je voudrais le savoir, monsieur,
-vous qui arrêtez les voyageurs sur la grand’route
-et leur demandez leurs papiers ?</p>
-
-<p>— Tout bonnement le président du Comité local,
-répondit-il.</p>
-
-<p>— Et vous imaginez-vous, dis-je, révolté par sa
-bêtise, que je me sois lié les mains et étouffé moi-même
-sous ce foin, tout exprès ? Exprès pour
-passer par votre maudit village ?</p>
-
-<p>— Je ne suppose rien, monsieur, répondit-il
-froidement. Mais nous sommes ici sur la route de
-Turin, où M. d’Artois est en train, paraît-il, d’assembler
-les mécontents ; et sur celle de Nîmes, où
-des personnes malintentionnées arborent la cocarde
-rouge. Et sans papiers, personne ne passe.</p>
-
-<p>— Mais que prétendez-vous faire de moi ? demandai-je,
-voyant que les rustres qui béaient
-autour de nous le considéraient à l’instar d’un
-vrai Salomon.</p>
-
-<p>— Vous garder, monsieur le vicomte, jusqu’à ce
-que vous vous soyez procuré des papiers, répondit-il.</p>
-
-<p>— Mais, mordieu ! fis-je. Ce n’est pas des plus
-commodes, ici. Y a-t-il apparence que quelqu’un
-me connaisse ?</p>
-
-<p>Il haussa les épaules.</p>
-
-<p>— Sans papiers, trancha-t-il, monsieur ne partira
-pas. C’est définitif.</p>
-
-<p>Et il disait vrai, c’était définitif. En vain, je lui
-exposai les faits, et lui demandai si quelqu’un irait
-volontairement subir, dans l’unique but de cacher
-son manque de papiers, ce que j’avais subi ; en
-vain je lui demandai si l’état dans lequel on m’avait
-trouvé n’était pas en lui-même une preuve suffisante
-du vol ; si on pouvait se lier les mains à
-soi-même, et empiler du foin sur sa propre personne.
-J’eus beau ajouter que je connaissais mon
-voleur ; cette dernière affirmation ne réussit qu’à
-empirer les choses.</p>
-
-<p>— En vérité ? fit-il ironiquement. Eh bien donc,
-je vous prie, qui est-ce ?</p>
-
-<p>— C’est ce bandit de Froment ! Froment de Nîmes !</p>
-
-<p>— Il n’est pas dans la région.</p>
-
-<p>— Comment ! je l’ai vu hier ! répliquai-je.</p>
-
-<p>— En ce cas nous voilà fixés, reprit l’homme du
-Comité avec un singulier sourire (et sa petite cour
-sourit également). Après cela, nous ne perdrons
-certainement pas de vue monsieur le vicomte.</p>
-
-<p>Il tint parole : lorsque je rentrai dans l’auberge,
-pour fuir le froid qui me pénétrait, et que je
-m’assis devant l’âtre pour examiner ma situation,
-deux des laboureurs m’accompagnèrent ; et quand
-je ressortis, pour jeter un regard mélancolique
-vers le haut et vers le bas de la route, j’en trouvai
-deux autres à mes côtés, comme par enchantement.
-Quelque part que j’allasse, il ne pouvait manquer
-d’en surgir un, et si je m’écartais trop de la maison,
-ils me touchaient le bras et d’un ton rogue m’ordonnaient
-de revenir. Le mont Aigoual lui-même,
-qui élevait sa cime nue, sévère et glacée, par-dessus
-la vallée, n’était pas plus ferme que leur vigilance,
-ou plus immuable.</p>
-
-<p>Mon agitation s’en accrut, et je tombai momentanément
-dans un état voisin de la folie. Joué
-par M<sup>me</sup> de Saint-Alais, volé par Froment, — qui,
-j’en étais sûr, avait pris ma place, et à
-cette heure roulait tout à son aise entre Sumène
-et Ganges avec mon brevet dans sa poche, — j’arpentais
-la route, cette route qui était ma
-prison, dans une fièvre de rage et de tristesse.
-L’ingratitude de la marquise, ma propre confiance,
-l’ineptie des villageois, me révoltaient à tour de
-rôle ; mais je détestais plus encore, peut-être,
-l’inaction à laquelle je me trouvais condamné. Je
-venais d’échapper à un danger mortel, et j’aurais
-dû m’en féliciter ; mais personne ne se résigne à
-être dupe. Et successivement, un jour, puis deux,
-puis trois, s’écoulèrent : il gela et dégela, il neigea
-et il fit beau ; et toujours, cependant que la voiture
-filait sur la route de Nîmes, emportant ma
-promise de plus en plus loin de moi, je restai
-prisonnier dans ce misérable hameau. Je pris en
-horreur l’infâme auberge, dans laquelle je battais
-la semelle durant les heures froides, la route
-boueuse qui passait devant, la piteuse rangée de
-taudis qu’ils appelaient le village. Tout le jour,
-et où que j’allasse au dehors, les rustres se faisaient
-un jeu de me harceler et de me tarabuster ;
-chaque soir le Comité venait m’interroger. Une
-maison dans un sens, une maison dans l’autre,
-étaient mes frontières, tandis que le monde s’agitait
-par delà les montagnes, et que la France
-trépidait ; et je ne pouvais savoir ce qui se brassait
-en vue de m’aliéner le cœur de Denise. On ne
-s’étonnera pas si je côtoyai la folie.</p>
-
-<p>J’avais laissé mon cheval à Millau, et l’aubergiste
-avait projeté de me l’expédier à Ganges au bout
-d’une couple de jours, par les soins d’une connaissance,
-qui devait passer par là. Je l’attendais donc
-à toute heure, et mon seul espoir était que son
-convoyeur fût à même de m’identifier, car une
-cinquantaine d’habitants de Millau avaient vu ou
-entendu lire mon brevet. Mais le cheval n’arrivait
-pas, ni personne de Millau, et la crainte que la
-mise en liberté des deux dames n’y eût causé du
-trouble, diminuait encore mon courage. Il m’eût
-été difficile de communiquer avec Cahors, et le
-Comité, dans son indépendance et son obstination
-rustiques, refusait aussi bien de me laisser aller
-que de me faire conduire à Nîmes, où mon identité
-serait reconnue. Ce fut en vain que je les pressai.</p>
-
-<p>— Non, non, répondit l’homme à la mine chafouine,
-la première fois que je lui posai la question.
-Il passera bien quelqu’un dont vous êtes connu.
-Prenez seulement patience.</p>
-
-<p>— Monsieur le vicomte doit être connu de beaucoup
-de monde, interrompit la femme de la
-maison.</p>
-
-<p>Et elle me regarda, les bras enroulés dans son
-tablier et la tête penchée sur le côté.</p>
-
-<p>— C’est évident ! c’est évident ! acquiesçait la
-foule, et, tout en se grattant les mollets, les membres
-du Comité lui emboîtèrent le pas, et me
-considérèrent avec satisfaction, comme un objet
-qui leur faisait beaucoup d’honneur.</p>
-
-<p>Cette stupide vanité m’exaspérait ; mais à quoi
-bon ?</p>
-
-<p>— Après tout vous êtes fort bien ici, disait
-le premier interlocuteur, en haussant les épaules.
-Vous êtes à merveille ici.</p>
-
-<p>— Vous êtes toujours mieux que sous le foin !
-ne manquait pas de répondre l’homme qui m’avait
-piqué la jambe.</p>
-
-<p>Et là-dessus — car c’était la plaisanterie quotidienne — un
-rire général s’élevait, et m’exhortant
-une dernière fois à la patience, le Comité se retirait.</p>
-
-<p>Parfois l’entretien dans la cuisine prenait un
-tour plus sévère et périlleux : l’un après l’autre
-chacun de mes geôliers rappelait pour mon édification
-les vieilles histoires des dragonnades, de
-Villars et de Berwick, histoires à glacer le sang
-dans les veines, d’atroces cruautés infligées et
-subies, de rudes montagnards et de vaillantes
-femmes qui affrontèrent les pires châtiments des
-rois, pour la cause qu’ils avaient embrassée ;
-histoires d’une grande cause, abattue mais non
-détruite, de tout un peuple traîné dans la poussière
-et le sang, mais toujours debout et redevenu fort.</p>
-
-<p>— Et croyez-vous qu’après ceci, exclamait
-avec des prunelles flamboyantes le narrateur de
-ce drame auquel ses grands-parents avaient pris
-part, croyez-vous qu’après ceci nous allons
-rester en dehors de cette affaire ? Croyez-vous,
-monsieur, qu’à cette heure où, après tant d’années,
-la vengeance est à notre portée et où nos persécuteurs
-chancellent, croyez-vous que nous allons
-rester là sans bouger, à les voir se raffermir ?
-Évêques et capitaines, chanoines et cardinaux,
-où sont-ils à cette heure ? Où sont les terres qu’ils
-nous ont volées ? Ils les ont perdues ! Où sont les
-dîmes qu’ils nous prenaient avec notre sang ? On
-les à reprises ! Où est saint Étienne, dont ils
-persécutèrent le père ? Il a le pied sur leur tête !
-Et après ceci, croyez-vous qu’avec toutes leurs
-processions, leurs idoles et leurs saints-sacrements,
-ils viendront nous défier et nous imposer de nouveau
-leur loi ? Non, monsieur, non ; et mille fois non !</p>
-
-<p>— Mais il n’est pas question de cela ! dis-je
-timidement.</p>
-
-<p>— Il n’en est que trop question, me fut-il répliqué
-sévèrement. Dans Nîmes et Montauban, à
-Arles, en Avignon ! Nous autres habitants de la
-montagne avons vu trop souvent la tempête
-s’amonceler dans les plaines pour nous y tromper.
-Ces prêches et ces processions et ces vierges pleureuses,
-ces prières de réparations… savez-vous ce
-que cela présage, monsieur ? Du sang ! du sang !
-et encore du sang ! Il en a été ainsi vingt fois, il
-en sera de même aujourd’hui. Mais cette fois-ci
-le sang ne sera pas versé que d’un seul côté !</p>
-
-<p>Ces discours me donnaient à réfléchir. Je m’apercevais
-que la signification des mots différait
-selon la bouche qui les prononçait, et que la même
-Révolution qui s’opérait aisément et sans heurts
-dans le nord pourrait bien dans le sud mettre tout
-à feu et à sang. En Quercy nous avions perdu
-quatre ou cinq châteaux, une poignée d’existences,
-et pour quelques heures la populace s’était déchaînée,
-le tout sans grand enthousiasme. Ici,
-au contraire, je me figurais être sur le bord d’un
-énorme creuset sous lequel couvaient encore les
-feux de la persécution ; je sentais sur ma joue le
-souffle ardent de la passion, je voyais sous les
-scories à peine refroidies la lave des vieilles inimitiés
-bouillonner à nouveau d’ambitions plus
-âpres, et les anciennes factions se rallumer au
-souffle de nouveaux fanatismes. Après avoir entendu
-Froment, j’entendais ses adversaires ; il ne
-me restait plus qu’à savoir de quelles forces disposait
-le premier.</p>
-
-<p>Néanmoins ce genre de pronostics n’apportait
-guère de soulagement à ma réclusion. Je passai la
-plus grande partie d’une quinzaine à me ronger
-d’impatience. La femme de l’auberge était enchantée
-de m’avoir comme pensionnaire ; car je
-payais, et les clients étaient rares. Le Comité, lui,
-tirait gloire de moi, car je représentais un vivant
-et ambulant témoignage de son pouvoir, et de
-l’importance du village. Mais quand à cette situation
-pénible et grotesque vint s’ajouter l’angoisse
-que les nouvelles de Nîmes m’inspirèrent au sujet
-de Denise, je n’y tins plus, et résolus de m’évader
-coûte que coûte.</p>
-
-<p>Le fait que je n’avais pas de cheval, et la quasi-certitude
-d’être arrêté à Sumène ou à Ganges,
-m’avaient jusqu’alors détourné de ce projet ; mais
-la détention m’était enfin devenue intolérable, et
-après avoir supputé toutes les chances, je décidai
-de fuir dans la soirée, au coucher du soleil, et de
-gagner Millau à pied. Les villageois, sachant que
-je me rendais à Nîmes, ne manqueraient pas de
-me poursuivre dans cette direction, et même si
-une partie prenait l’autre route, j’avais beaucoup
-de chances de leur échapper à la faveur de l’obscurité.
-Je comptais atteindre Millau peu après le
-lever de l’aurore, et là, si le maire était toujours
-bien disposé envers moi, je pouvais récupérer mon
-cheval, et, pourvu d’un sauf-conduit, gagner Nîmes
-par le même chemin ou par un autre.</p>
-
-<p>Ce plan paraissait réalisable, et dès ce soir-là, le
-hasard me favorisa. L’homme qui devait me tenir
-compagnie se renversa sur le pied une marmite
-d’eau bouillante, et sans plus s’occuper de moi ni
-de son devoir, il retourna chez lui en se lamentant.
-Une minute plus tard, la femme de l’auberge fut
-appelée au dehors par un voisin, et à l’heure précise
-que j’aurais moi-même désignée, je me trouvai
-seul. Mais je n’avais pas une minute à perdre.
-Incontinent, je mis mon manteau, et prenant mes
-pistolets sur la tablette où on les avait déposés, je
-me munis de quelques vivres et m’éclipsai par la
-cour de l’auberge. Un chien y avait sa niche, mais
-il me connaissait, et à ma vue il agita la queue.
-En deux minutes, après avoir longé précautionneusement
-les derrières des maisons, je rejoignis la
-route de Millau, où je me trouvai libre et solitaire.</p>
-
-<p>La nuit était tombée mais il ne faisait pas
-encore tout à fait noir ; et redoutant tous les
-yeux, je pris ma course, tour à tour sondant inquiètement
-le crépuscule devant moi, ou guettant
-par derrière l’approche d’une poursuite. Durant
-quelques minutes cette crainte m’absorba tout
-entier ; mais enfin la seule lumière tremblotante
-qui décelait le village disparut, la nuit et le silence
-infini des montagnes se refermèrent sur moi, et
-une sensation de solitude, accablante, s’empara de
-moi. Denise était à Nîmes, et je me dirigeais du
-côté opposé ; quels accidents ne pouvaient se produire,
-susceptibles d’ajourner mon retour ? En
-attendant elle restait à la merci de sa mère et de
-ses frères, et toutes les traditions de sa famille,
-tous les préjugés de la virginité et de son éducation
-se liguaient contre mes désirs. Ne mettrait-on
-à profit cet imbroglio pour disposer de sa main ?
-Ou, sans aller jusque-là, quel ne pouvait être le
-sort d’une jeune fille, dans cette cité de factions,
-dans cette lutte farouche que les paysans m’avaient
-fait prévoir ?</p>
-
-<p>Aiguillonné par ces pensées, je me hâtais fébrilement,
-et j’avais fait peut-être une lieue, quand
-le bruit sec d’un fer de cheval heurtant une pierre,
-frappa mon oreille. Comme ce bruit venait de
-devant, je me jetai sur le côté de la route et me
-tapis afin de laisser passer le voyageur. Je crus
-distinguer le pas de trois chevaux, mais quand
-la silhouette vague des cavaliers m’apparut, ils
-étaient seulement deux.</p>
-
-<p>Il est probable que je me soulevai un peu trop
-pour mieux voir. En tout cas, je n’avais pas
-compté avec les chevaux, dont le plus proche, en
-passant devant moi, fit un écart soudain. La brusquerie
-de ce mouvement faillit démonter le cavalier,
-mais en un clin d’œil celui-ci maîtrisa sa
-monture, et sans me laisser le temps de me reconnaître,
-la poussa dans ma direction. Je n’osai
-bouger, crainte de trahir ma présence, mais la
-précaution fut vaine, car déjà le cavalier avait
-distingué ma silhouette.</p>
-
-<p>— Holà ! cria-t-il. Qui êtes-vous, qui vous embusquez
-afin de faire rompre le cou aux gens ?
-Parlez, ou sinon…</p>
-
-<p>Mais j’empoignai sa bride.</p>
-
-<p>— M. de Géol ! m’écriai-je, le cœur battant à me
-rompre la poitrine.</p>
-
-<p>— Arrière ! cria-t-il, en m’examinant, car il ne
-reconnaissait pas ma voix. Qui êtes-vous ? qui est
-là ?</p>
-
-<p>— C’est moi, moi M. de Saux, répondis-je avec
-cordialité.</p>
-
-<p>— Hé quoi, l’ami, exclama-t-il du ton de la
-plus grande surprise, je vous croyais à Nîmes
-depuis plus de dix jours ! Nous avons votre cheval
-avec nous.</p>
-
-<p>— Avec vous ? Mon cheval !</p>
-
-<p>— Hé oui. Votre bon ami que voici le mène
-depuis Millau. Mais qu’êtes-vous devenu tout ce
-temps ? Et que faites-vous ici ? reprit-il avec méfiance.</p>
-
-<p>— J’ai perdu mon passeport. Il m’a été volé par
-Froment.</p>
-
-<p>Il siffla.</p>
-
-<p>— Et à Villeraugues on m’a arrêté, continuai-je.
-Je suis resté là depuis.</p>
-
-<p>— Ah ! ah ! dit-il sèchement. Cela vous apprendra
-à voyager en mauvaise compagnie, monsieur le
-vicomte. Et ce soir je suppose que vous étiez…</p>
-
-<p>— En train de prendre la poudre d’escampette,
-répliquai-je tout franc. Mais vous-même… je vous
-croyais passé depuis longtemps.</p>
-
-<p>— Non, dit-il. J’ai été retenu. Mais puisque nous
-nous sommes trouvés, je vous conseille de monter
-à cheval et de revenir avec moi.</p>
-
-<p>— Je ne demande pas mieux, fis-je vivement.
-Et vous pourrez leur dire qui je suis.</p>
-
-<p>— Moi ? répliqua-t-il. Pas du tout. Je ne sais
-pas qui vous êtes en réalité. Je sais seulement que
-vous m’avez dit être M. de Saux.</p>
-
-<p>Je tombai de mon haut, et restai un moment à
-le considérer dans les ténèbres. Mais ce moment
-fut bref, car une voix sortit de ces ténèbres :</p>
-
-<p>— N’ayez crainte, monsieur le vicomte, je répondrai
-pour vous.</p>
-
-<p>Je sursautai.</p>
-
-<p>— Palsambleu ! m’écriai-je, frémissant. Qui a
-parlé ?</p>
-
-<p>— Moi, Buton. C’est moi qui ai votre cheval,
-monsieur le vicomte.</p>
-
-<p>C’était en effet, Buton, le forgeron ; le capitaine
-Buton, du Comité.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Cette rencontre mit une fin provisoire à mes
-tribulations. Quand nous arrivâmes dans le village,
-au bout de dix minutes, le Comité, médusé par
-les sauf-conduits dont Buton était porteur, admit
-aussitôt ses explications, et n’opposa aucune entrave
-à mon départ. Et douze heures après, les
-trois personnages réunis par ce singulier hasard
-traversaient Sumène. Nous couchâmes à Sauve,
-et bientôt laissant derrière nous l’hiver prolongé
-des montagnes, avec son froid et sa neige, nous
-commençâmes à descendre sous le soleil le versant
-occidental de la vallée du Rhône. Tout le jour
-nous chevauchâmes dans une atmosphère balsamique,
-entre des champs, des jardins en fleur et
-des bois d’oliviers : la poussière blanche, les maisons
-blanches, les rochers blancs, témoignaient du
-Midi. Un peu avant le coucher du soleil nous
-arrivions en vue de Nîmes, et saluions la fin d’un
-voyage qui, pour ma part, avait été accidenté.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c19">CHAPITRE XIX<br />
-<span class="small">A NÎMES</span></h2>
-
-
-<p>On croira sans peine que je contemplai la ville
-avec une émotion peu ordinaire. J’en avais entendu
-assez à Villeraugues — sans parler des détails
-ajoutés en cours de route par M. de Géol — pour
-me convaincre que c’était ici et non dans le nord,
-ici dans le Gard et les Bouches-du-Rhône, parmi
-les champs d’oliviers et la poussière blanche du
-Midi, et non parmi les champs de blé et les pâturages
-du nord, que le sort de la nation allait se
-jouer. Ce n’était pas à Paris, où les gens voulaient
-et ne voulaient pas, où Mirabeau et La Fayette,
-par crainte du peuple, faisaient un jour un pas
-vers le roi, et le lendemain, par crainte qu’une
-fois rétabli sur son trône il ne vînt à sévir, retournaient
-en arrière, ce n’était pas là-haut, que
-la Révolution pouvait être arrêtée, mais bien ici !
-Ici, où l’ardente imagination des Provençaux
-voyait encore quelque chose de saint dans les
-choses naguère vénérées, ici où la faction rattachait
-les hommes à la foi.</p>
-
-<p>Jusqu’à présent le flot révolutionnaire n’avait
-pas rencontré d’opposition sérieuse. Les obstacles
-qui semblaient les plus forts, le roi, la noblesse,
-s’étaient écroulés et effondrés devant elle, presque
-sans résistance ; restait à voir si le troisième et
-dernier des pouvoirs dirigeants, l’Église, se comporterait
-mieux. Certes, si Froment disait vrai,
-si la foi devait s’opposer à la foi, et le fanatisme
-à un autre fanatisme, c’était bien ici, dans cette
-vallée du Rhône, où l’Église maintenait encore son
-autorité, que se trouvaient les matériaux les plus
-propices aux desseins de l’enthousiaste. Dans cette
-hypothèse — et tout en l’examinant, je promenai
-un long regard méditatif sur la ville et l’indéfinie
-plaine basse qui s’étalait au delà, baignée dans les
-feux du couchant — dans cette hypothèse, c’était
-d’ici que peut-être jaillirait la flamme destinée à
-embraser la France. D’ici pouvait partir du jour
-au lendemain une conflagration aussi vaste que le
-pays ; une conflagration qui, se propageant avec
-une fureur croissante, gagnerait la Vendée, la Bretagne,
-les côtes du nord, et sous peu environnerait
-Paris de son cercle de feu.</p>
-
-<p>Mais l’incendie s’allumerait-il ? Dans ce doute,
-je contemplai de nouveau, avec une curiosité avide,
-cette cité de laquelle on attendait tant. Sa multitude
-de terrasses et de maisons blanches occupait
-la pente douce qui joint à la plaine du Rhône les
-derniers contreforts des Cévennes. Au nord, dans
-les faubourgs, s’élevaient trois collines : celle du
-milieu portait une tour, la plus orientale allongeait
-son ombre démesurée vers le fleuve lointain,
-et sur leurs pentes à toutes trois, vers l’est et le
-sud, la ville s’étageait. A mesure que nous en
-approchions, cet amphithéâtre, comme les routes
-convergentes, et la plaine aux verdures printanières,
-et les grandes manufactures qui çà et là
-s’élevaient dans les faubourgs, tout semblait
-bourdonner d’activité, d’une foule d’allants et
-venants, isolés ou par groupes, qui s’en allaient
-hors des murs à leurs plaisirs, ou couraient à
-leurs affaires.</p>
-
-<p>Tous sans exception, je le remarquai, portaient
-un insigne quelconque : soit la cocarde tricolore,
-soit, plus souvent, une rosette rouge, un flot de
-rubans rouges, une cocarde rouge, et à l’aspect
-de ces emblèmes mes compagnons se rembrunirent
-à vue d’œil. Un autre détail caractéristique, le
-tintement de nombreuses cloches qui appelaient
-aux vêpres les fidèles — et dont les sons me parurent
-harmonieux dans l’air du soir — était aussi
-peu de leur goût. Elles tintèrent plus nombreuses,
-accélérant leur rythme ; et il en résulta qu’insensiblement
-je finis par rester en arrière. Lorsque nous
-arrivâmes dans les rues, la circulation plus nombreuse,
-et l’attention avec laquelle je regardais
-autour de moi, accrurent la distance qui nous séparait ;
-et bientôt, un long défilé de charrettes venant
-à passer, suivi d’une compagnie de gardes nationaux,
-je me trouvai chevauchant seul, à cent pas
-derrière eux.</p>
-
-<p>Je ne le regrettai point. La nouveauté du spectacle,
-cette foule de visages renouvelés continuellement,
-le patois méridional, le mouvant défilé de
-soldats, de paysans, de filles, me divertissaient. Je
-le regrettai moins encore quand par hasard un
-objet, que je m’attendais plus ou moins à voir
-depuis mon arrivée dans Nîmes, se matérialisa,
-là, dans cette rue sinueuse, et me sauta, pour ainsi
-dire, aux yeux. En passant sous les barreaux d’une
-fenêtre peu élevée au-dessus du sol, j’entrevis une
-main blanche qui agitait un mouchoir : vision
-instantanée, mais le geste suffit à m’évoquer Denise !
-Quand je tirai sur ma bride, le mouchoir
-avait déjà disparu, la fenêtre était déserte, autour
-de moi la foule bavarde allait son chemin.</p>
-
-<p>Machinalement j’arrêtai mon cheval et regardai
-à la ronde, le cœur palpitant. Je ne vis proche de
-moi personne à qui le signal pût être destiné ; et
-pourtant, la chose me paraissait bizarre. Je ne
-pouvais admettre une telle bonne fortune, pas plus
-que d’avoir si tôt retrouvé Denise. Cependant,
-comme mon regard incertain se dirigeait à nouveau
-vers la fenêtre, le mouchoir y flotta encore
-un instant. Cette fois le signal s’adressait à moi si
-indéniablement qu’au mépris de toute prudence,
-je poussai mon cheval à travers la foule jusqu’à
-la porte, et sautant à bas précipitamment, jetai
-la bride à un gamin qui se trouvait là. Je n’osai
-lui demander qui habitait la maison ; et embrassant
-d’un coup d’œil la morne façade blanche, la
-rangée de fenêtres grillées qui couraient sous le
-balcon, je m’en remis à la fortune, et heurtai.</p>
-
-<p>A l’instant la porte s’ouvrit, et un laquais parut.
-Je n’avais pas réfléchi à ce que je lui dirais, et je
-restai d’abord à l’examiner stupidement. Puis, à
-tout hasard, sous le coup de la nécessité, je lui
-demandai si madame recevait.</p>
-
-<p>Il me répondit très poliment que oui, et tirant
-la porte, s’effaça devant moi.</p>
-
-<p>J’entrai, ahuri d’étonnement ; et celui-ci ne fit
-que s’accroître quand après avoir traversé un vestibule
-spacieux, dallé de marbre noir et blanc, et
-m’être laissé guider jusqu’au haut de l’escalier, je
-m’aperçus que tout ce qui m’entourait, depuis la
-sobre livrée du laquais jusqu’aux moulures du
-plafond, portait le cachet de l’élégance la plus
-raffinée. Des piédouches, portant des bustes de
-marbre, occupaient les angles de l’escalier ; trois
-orangers en caisses garnissaient le vestibule ; et
-des fragments antiques ornaient les murs. Toutefois
-je n’y pus jeter qu’un coup d’œil : très vite
-j’arrivai au haut de l’escalier, et l’homme m’ouvrit
-une porte.</p>
-
-<p>Je pénétrai dans la pièce, les yeux avides : un
-songe, un impossible songe, prit possession de moi
-pour un instant, et me fit espérer que Denise — non
-plus M<sup>lle</sup> de Saint-Alais, mais Denise, la jeune
-fille qui m’aimait et avec qui je n’avais jamais
-été seul — serait là pour me recevoir. A sa place,
-une étrangère se leva posément d’un fauteuil placé
-dans la baie d’une fenêtre, et, après une courte
-hésitation, s’avança à ma rencontre. Cette inconnue,
-grande, l’air sérieux et très belle, m’examinait
-curieusement de ses yeux noirs, tandis qu’un
-peu de rose montait à ses fines joues olivâtres.</p>
-
-<p>A la vue de cette étrangère, je me mis à balbutier
-des excuses pour mon intrusion. Elle me fit
-la révérence.</p>
-
-<p>— Monsieur n’a pas à s’excuser, dit-elle, aimablement.
-Il était attendu, et le repas est servi. Si
-vous voulez bien suivre Gervais, il va vous mener
-à une chambre où vous pourrez vous nettoyer de
-la poussière du voyage.</p>
-
-<p>— Mais, madame, fis-je, encore hésitant. Je
-crains d’abuser…</p>
-
-<p>Elle secoua la tête d’un air mutin.</p>
-
-<p>— Je vous en prie, dit-elle, en agitant sa main
-vers la porte.</p>
-
-<p>— Mais mon cheval, dis-je, immobile d’ahurissement,
-je l’ai laissé sur la rue.</p>
-
-<p>— On en prendra soin. Veuillez me faire le
-plaisir…</p>
-
-<p>Et elle me montra la porte d’un petit geste
-impérieux.</p>
-
-<p>Je sortis complètement abasourdi. L’homme qui
-m’avait conduit à l’étage m’attendait. Par un
-corridor large et spacieux, il me conduisit à une
-chambre à coucher, où je trouvai tout le nécessaire
-pour rafraîchir ma toilette. Il prit mon habit
-et mon chapeau, et s’occupa de moi avec la dextérité
-d’un valet de chambre consommé. Dans
-mon ahurissement, je le laissai faire. Mais lorsque,
-revenu un peu de mon trouble, j’ouvris la bouche
-pour lui poser une question, il me pria de l’excuser :
-madame m’expliquerait.</p>
-
-<p>— Madame…? fis-je.</p>
-
-<p>Et mon regard interrogatif attendait qu’il remplît
-la lacune.</p>
-
-<p>— Oui, monsieur, madame vous expliquera,
-répondit-il, sans broncher.</p>
-
-<p>Puis, voyant que j’étais prêt, il me reconduisit,
-non plus à la chambre que je venais de quitter,
-mais à une autre.</p>
-
-<p>Je crus rêver, en y entrant ; car je ne doutais
-pas que l’énigme dût m’y être expliquée. Mais je
-ne trouvai personne. La pièce était spacieuse, et
-parquetée, avec trois hautes fenêtres étroites, dont
-l’une, entr’ouverte, donnait accès aux bruits de la
-rue. Un petit feu de bois brûlait dans une vaste
-cheminée à colonnes de marbre sculpté ; et dans
-un coin de la pièce se trouvaient un clavecin, une
-harpe et un pupitre à musique. Plus près du feu,
-une petite table ronde, coquettement dressée et
-éclairée par des bougies disposées dans de vieux
-candélabres d’argent, formait un tableau enchanteur :
-devant cette table la dame était assise.</p>
-
-<p>— Avez-vous froid ? dit-elle, en m’accueillant
-d’un air plein d’affabilité.</p>
-
-<p>— Non, madame, je vous remercie.</p>
-
-<p>— En ce cas, nous pouvons nous mettre à table
-immédiatement, reprit-elle.</p>
-
-<p>Et elle me désigna ma place.</p>
-
-<p>En m’y installant, je découvris avec ébahissement
-qu’il n’y avait que deux couverts. La dame
-s’aperçut de mon trouble, elle rougit légèrement,
-et ses lèvres se contractèrent comme si elle refrénait
-un sourire. Mais elle ne dit mot. Quant à
-concevoir d’elle une opinion peu flatteuse, ce me
-fut dès l’abord interdit, aussi bien par l’aisance
-tranquille de ses manières, que par l’aspect de son
-appartement, le luxe et l’opulence déployés autour
-d’elle, et la respectabilité même du maître d’hôtel
-qui nous servait.</p>
-
-<p>— Avez-vous fait une longue traite aujourd’hui ?
-interrogea-t-elle, tout en morcelant un petit pain
-avec des doigts qui ne me parurent pas exempts
-de nervosité, et tour à tour baissant les yeux vers
-la table et les relevant vers moi d’une façon presque
-suppliante.</p>
-
-<p>— Je suis venu de Sauve, madame, répondis-je.</p>
-
-<p>— Tiens ! Et vous vous proposez d’aller ?</p>
-
-<p>— Je ne vais pas plus loin.</p>
-
-<p>— Je suis heureuse de l’apprendre, fit-elle, avec
-un charmant sourire. Vous ne connaissez pas Nîmes ?</p>
-
-<p>— Je ne la connaissais pas. Mais j’ai l’impression
-qu’il n’en est plus de même à cette heure.</p>
-
-<p>— Vous êtes trop aimable, dit-elle, en fixant
-mon regard sans la moindre gêne. Afin de vous
-mettre plus à l’aise, je m’en vais vous dire mon
-nom. Le vôtre, je ne vous le demande pas.</p>
-
-<p>— Vous l’ignorez donc ? m’écriai-je.</p>
-
-<p>— Mais oui ! fit-elle, en riant.</p>
-
-<p>Et ce rire me révéla son extrême jeunesse.
-Elle était encore presque une petite fille.</p>
-
-<p>— Mais bien entendu, vous pouvez me le dire si
-cela vous amuse, conclut-elle, avec détachement.</p>
-
-<p>— Alors, madame, j’aurai ce plaisir, répondis-je
-galamment. Je suis le vicomte de Saux, de Saux
-près Cahors, et tout à votre service.</p>
-
-<p>Elle resta la main en l’air, et me dévisagea une
-minute avec un ébahissement véritable. Je crus
-même lire dans ses yeux un peu d’effroi. Puis elle
-reprit :</p>
-
-<p>— De Saux près Cahors ?</p>
-
-<p>— Oui, madame. Et je suis amené à craindre,
-ajoutai-je, voyant l’effet produit par mes paroles,
-que l’on m’ait pris ici pour un autre.</p>
-
-<p>— Pas du tout ! fit-elle.</p>
-
-<p>Puis, donnant libre cours à ses sentiments, elle
-rit et battit des mains.</p>
-
-<p>— Non, monsieur, cria-t-elle joyeusement, il n’y
-a aucune erreur, je vous l’assure. Au contraire,
-maintenant que je sais qui vous êtes, je veux
-boire à votre santé. Alphonse ! emplissez le verre
-de M. le vicomte, reprit-elle, il faut que vous
-buviez avec moi, à la santé…</p>
-
-<p>Elle s’arrêta, et me regarda malicieusement.</p>
-
-<p>— Je vous écoute, madame, dis-je, en m’inclinant.</p>
-
-<p>— De la belle Denise ! acheva-t-elle.</p>
-
-<p>Ce fut mon tour de sursauter et de rester béant,
-aussi confus que surpris. Mais elle n’en fit que
-rire de plus belle, et, battant des mains avec un
-laisser-aller puéril, elle m’ordonna :</p>
-
-<p>— Buvez, monsieur, buvez !</p>
-
-<p>Je lui obéis, tout en rougissant sous son regard.</p>
-
-<p>— Voilà qui est parfait, dit-elle, quand j’eus reposé
-le verre. Maintenant, monsieur, je vais pouvoir,
-à qui de droit, rapporter que vous n’êtes pas félon.</p>
-
-<p>— Mais, madame, fis-je, d’où connaissez-vous ce
-qui de droit ?</p>
-
-<p>— D’où je le connais ? reprit-elle avec ingénuité.
-Ah ! voilà la question !</p>
-
-<p>Elle s’abstint d’y répondre ; mais je m’aperçus
-que dès lors elle prit avec moi un ton nouveau.
-Elle se départit grandement de la réserve qu’elle
-avait gardée jusque-là, et se mit à déverser sur
-moi un feu roulant de spirituel badinage et d’aimables
-épigrammes, contre quoi j’avais peine à
-me défendre, car elle avait l’avantage d’en savoir
-plus que moi. Une telle passe d’armes avec une
-aussi jolie adversaire ne manquait pas d’attraits,
-d’autant que Denise et mes relations avec elle
-formaient les sujets principaux de ses railleries ;
-pourtant je ne fus pas fâché lorsqu’une horloge, en
-sonnant huit heures, produisit en elle un brusque
-silence et une modification aussi grande que la
-première. Son visage s’assombrit, elle soupira, et
-resta à regarder devant elle avec gravité. J’osai
-lui demander si quelque chose la tracassait.</p>
-
-<p>— En effet, monsieur, répondit-elle. Je dois
-maintenant vous mettre à l’épreuve ; et vous
-pourriez y succomber.</p>
-
-<p>— Que désirez-vous que je fasse ?</p>
-
-<p>— Je désire que vous m’escortiez, répondit-elle,
-pour aller à un certain endroit et en revenir.</p>
-
-<p>— Je suis prêt, m’écriai-je, en me levant avec
-empressement. C’est dans le cas contraire que je
-serais félon. Mais il me semble, madame, que vous
-alliez vous nommer.</p>
-
-<p>— Je suis M<sup>me</sup> Catinot, répondit-elle.</p>
-
-<p>Et je ne sais ce qu’elle lut sur mon visage, car
-elle ajouta, en rougissant très fort :</p>
-
-<p>— Je suis veuve. Mais vous n’en êtes pas plus
-avancé.</p>
-
-<p>— Je n’en reste pas moins à votre service,
-madame.</p>
-
-<p>— Soit, monsieur de Saux, reprit-elle simplement.
-Si vous voulez bien aller m’attendre dans le vestibule,
-je vous y retrouverai tout de suite.</p>
-
-<p>Je lui ouvris la porte, et elle sortit ; après quoi,
-songeur et intrigué au delà de toute expression
-par la singularité de l’aventure, j’arpentai la chambre
-une minute, et me décidai enfin à la suivre.
-A la lumière d’une lampe suspendue éclairant le
-vestibule, je la vis qui m’attendait au pied de
-l’escalier ; ses cheveux disparaissaient sous un
-bonnet de guipure noire, et sa robe sous une mante
-également sombre. L’homme qui m’avait reçu me
-tendit en silence mon manteau et mon couvre-chef ;
-et sans une parole M<sup>me</sup> Catinot me précéda
-le long d’un corridor.</p>
-
-<p>Au-dessus d’une porte située à l’extrémité du
-corridor se trouvait une seconde lumière. Elle
-éclaira mon chapeau, que précisément j’allais mettre
-sur ma tête, et je m’arrêtai, stupéfait. Une petite
-cocarde rouge remplaçait la rosette tricolore
-que j’y portais d’habitude.</p>
-
-<p>N’entendant plus mes pas la dame se retourna,
-et vit de quoi il s’agissait. Elle me posa sa main
-sur le bras ; et cette main tremblait.</p>
-
-<p>— Pour une heure, monsieur ; rien que pour une
-heure, me souffla-t-elle dans l’oreille. Donnez-moi
-votre bras.</p>
-
-<p>Passablement troublé, et commençant à flairer
-de dangereuses complications, je mis mon chapeau
-et lui offris le bras. Presque aussitôt nous débouchâmes
-à l’air libre, dans une venelle sombre et
-resserrée entre de hautes murailles. Mon guide
-tourna tout de suite à gauche, et nous parcourûmes
-en silence à peu près cent cinquante pas, qui nous
-amenèrent devant une arcade surbaissée, à gauche
-également, et par où s’échappait de la lumière.
-La dame m’y engagea, d’une légère pression ; nous
-dépassâmes l’arcade, puis au delà un porche étroit ;
-et tout aussitôt j’eus la stupéfaction de me trouver
-dans une église, à moitié remplie d’une assistance
-muette.</p>
-
-<p>La dame m’ordonna le silence en posant un
-doigt sur ses lèvres, et je la suivis dans l’ombre
-de l’un des bas-côtés. Quand nous fûmes arrivés
-à une chaise vacante derrière une colonne, elle
-me fit signe de rester contre celle-ci, et elle-même
-s’agenouilla.</p>
-
-<p>Me trouvant libre de jeter un coup d’œil sur la
-scène, et d’en tirer mes conclusions, je regardai
-autour de moi, croyant rêver. Le vaisseau de l’église,
-éclairé à peine, était encore assombri par les
-mantes et les voiles noirs de la foule agenouillée
-qui emplissait la nef et s’augmentait à chaque
-instant. Les hommes pour la plupart restaient debout
-auprès des colonnes, ou au fond de l’église ;
-et de ces endroits-là, s’élevait par intervalle un
-murmure bas et grave, l’unique son qui rompît le
-lourd silence. Une veilleuse rouge allumée devant
-l’autel posait sur l’ensemble une touche de couleur
-sinistre.</p>
-
-<p>Je ne tardai guère à m’apercevoir que le silence,
-et la foule, et la vastitude béante au-dessus de
-nous, m’oppressaient de plus en plus ; et mon
-cœur se mit à battre précipitamment dans l’attente
-de l’inconnu. Cette sensation me devenait
-quasi intolérable, lorsque enfin, d’auprès de l’autel
-monta dans le silence, en lugubres accords, la lamentation
-rythmique du psaume <i lang="la" xml:lang="la">Miserere Domine !</i></p>
-
-<p>Avec une solennité prodigieuse, ses modulations
-emplissaient les ténèbres, par-dessus les têtes de
-la multitude agenouillée qui semblait tour à tour
-apparaître et se résorber, selon la palpitation des
-lumières, dans cette noirceur du vide et dans cette
-harmonie plaintive. A mesure que les accents de
-la prière, devenus des sanglots, refluaient au long
-des bas-côtés, faisant vibrer les cœurs angoissés
-des fidèles, une invisible main serrait les gorges,
-les yeux se brouillaient, les têtes de ces hommes
-robustes s’abaissaient davantage, et les mains viriles
-frémissaient. <i lang="la" xml:lang="la">Miserere Deus ! Miserere Domine !</i></p>
-
-<p>Cette scène douloureuse prit fin. Le psaume
-s’éteignit, et dans les ténèbres à nouveau mornes
-et muettes la clarté d’un cierge, avivée soudain,
-révéla une figure pâle et dont les prunelles ardentes
-fixaient non pas la foule obscure, mais
-l’espace vide des voûtes, où d’affreux mascarons
-grimaçaient vaguement… Et le prédicateur se mit
-à prêcher.</p>
-
-<p>Sur un ton modéré, tout d’abord, et à peine ému,
-il dit les voies de Dieu vis-à-vis de ses créatures,
-l’infinité du passé et la petitesse du présent, l’Omnipotence
-devant qui le temps et l’espace et les
-hommes ne sont que néant ; la certitude que tout
-se réalise ainsi que Dieu, le Très-Haut, l’Éternel,
-l’Infini, l’a décrété. Puis, enflant la voix, il parla
-de l’Église, agent de Dieu sur la terre, et de l’œuvre
-qu’elle a accompli dans les siècles passés, convertissant,
-protégeant les faibles, leur donnant asile,
-domptant les forts, présidant aux baptêmes, aux
-mariages, aux enterrements. L’Église : servante de
-Dieu, vicaire de Dieu. « Grâce à elle seule, continua
-le prédicateur, usant du geste, et dont la
-voix plus haute et sonore emplissait toute l’église ;
-grâce à elle seule, nous valons mieux que les
-animaux ; elle nous apprend ce qu’il y a derrière
-le voile, nous ne redoutons plus les malheurs temporels,
-et ne croyons plus, comme les incrédules,
-qu’il n’y a rien de pire au monde que la mort :
-mais ayant mis notre confiance en dehors et au
-delà du monde, nous voyons sans trembler le
-monde se liguer contre nous. Nous croyons : c’est
-pourquoi nous sommes forts. Nous croyons en
-Dieu : c’est pourquoi nous sommes de Dieu et
-non du monde. Nous sommes au-dessus du monde !
-nous sommes au delà du monde, et participant à
-la force de Dieu, qui est le Dieu des Armées, nous
-subjuguerons le monde ! »</p>
-
-<p>Il fit une pause, qui tint la foule en suspens ;
-après quoi, baissant le ton, il reprit : « Quel est
-donc le délire des païens, lorsqu’ils se représentent
-leurs vanités ? C’est qu’ils rejettent Dieu ! Ils
-disent : ceci existe, puisque je le vois ; cela existe,
-puisque je l’entends. Cet objet encore existe, puisque
-je le touche. Et il n’y a rien d’autre, absolument
-rien. Mais est-elle dans ce que nous voyons,
-entendons et touchons, la cause qui pousse cet
-homme à mourir pour son frère ? Est-ce ce que
-nous voyons, entendons et touchons, ce qui fait
-que l’on meurt pour une idée ? Que l’on meurt
-pour sa foi ? ou même pour son honneur ? Que,
-bref, on meurt pour rien, pour rien !… alors
-qu’on pourrait vivre ? Non, j’en suis sûr. Ce ne
-sont pas les objets des sens, c’est Dieu qui en est
-la cause, et Dieu seul !</p>
-
-<p>« Et ils Le rejettent. Peuple, sénateurs, hauts
-dignitaires. Et Il prononce : Qui est avec Moi ?…
-Mes enfants, mes frères, nous avons connu longtemps
-un âge facile et sûr ; depuis longtemps nos
-seules épreuves étaient les inconvénients ordinaires
-de l’existence, et non plus des questions de
-vie et de mort. A cette heure, en ces derniers jours
-du monde, il a plu au Tout-Puissant de nous
-éprouver. Or, qui est avec Lui ? Qui est disposé à
-préférer l’invisible au visible, l’honneur à la vie,
-Dieu à l’homme, la chevalerie à la vilenie, l’Église
-au monde ? Qui est pour Lui ? Bafoué dans cette
-infime province de Sa création, meurtri, ensanglanté
-et foulé aux pieds, quoique maître de la
-terre et du ciel, de la vie et de la mort, du jugement
-et de l’éternité, dominateur de tous les innombrables
-univers de l’infini, Le voici qui vient !
-Il vient ! il vient, le Dieu tout-puissant, qui fut,
-qui est, et qui sera ! Et qui donc est pour Lui ? »</p>
-
-<p>Comme il achevait ces mots, le cierge placé au-dessus
-de sa tête s’éteignit soudain, et l’obscurité
-tomba sur les centaines d’auditeurs suspendus à
-ses lèvres. Une onde d’émotion indescriptible
-passa sur la foule. Les hommes s’agitèrent, et leur
-piétinement fit une rumeur sinistrement répercutée
-par les voûtes en un sourd grondement de
-tonnerre ; les femmes, elles, sanglotaient, et plusieurs
-lançaient au ciel des exclamations aiguës ou
-des prières. D’une voix qui tremblait d’émotion,
-le prêtre de l’autel bénit l’assemblée ; puis, comme
-je m’éveillais de mon attention extatique, M<sup>me</sup> Catinot
-me toucha le bras, me fit signe de la suivre, et
-se faufilant prestement parmi la foule, me guida
-au long du bas-côté. Avant que les derniers mots du
-prédicateur eussent cessé de vibrer à mes oreilles,
-avant que l’étreinte de mon cœur se fût desserrée,
-nous marchions déjà sous les étoiles, et l’air de la
-nuit rafraîchissait nos tempes. Quelques secondes
-plus tard, nous étions dans la maison et nous
-retrouvions dans le salon illuminé où j’avais vu
-pour la première fois M<sup>me</sup> Catinot.</p>
-
-<p>Sans me laisser le temps de me reconnaître,
-elle s’approcha de moi vivement, et posa sur mon
-bras ses deux mains dégantées. Je vis que des
-larmes roulaient sur ses joues.</p>
-
-<p>— Qui est pour Moi ? s’écria-t-elle, d’une voix
-qui me pénétra jusqu’à l’âme et me fit tressaillir.
-Qui est pour Moi ? Oh vous, sûrement ! Sûrement
-vous, monsieur, vous dont les pères ont combattu
-pour leur Dieu et leur roi ! Né pour dominer,
-vous êtes sûrement du côté de la lumière ! Gentilhomme,
-vous n’abandonnerez jamais à la tourbe
-la tâche de gouverner ! O…</p>
-
-<p>Et alors, sans attendre ma réponse, elle se détourna
-de moi, en se cachant le visage à deux mains.</p>
-
-<p>— O Dieu ! s’écria-t-elle d’une voix entrecoupée
-de sanglots, donne-moi cet homme pour Ton
-service !</p>
-
-<p>J’étais troublé au delà de toute expression ;
-touché par le spectacle de cette femme en pleurs,
-agité par le conflit de mon âme, démoralisé, peut-être,
-par ce que je venais de voir. Je restai d’abord
-incapable de parler. Enfin, je réussis à dire d’une
-voix mal assurée :</p>
-
-<p>— Madame, si j’avais prévu de quoi il s’agissait…
-Vous m’avez montré tant de bienveillance… et je
-ne puis vous payer de retour.</p>
-
-<p>— Ne dites pas cela ! s’écria-t-elle, suppliante.
-Ne dites pas cela !</p>
-
-<p>Et elle posa sur mon bras ses deux mains jointes
-en me considérant, puis aussitôt sourit à travers
-ses larmes.</p>
-
-<p>— Pardonnez-moi, dit-elle humblement, pardonnez-moi.
-Je m’y suis mal prise. Je sens trop
-profondément. Je vous l’ai demandé trop vite.
-Mais vous acceptez, monsieur. Dites que vous acceptez !
-que vous vous montrerez digne de vous-même !…</p>
-
-<p>Je poussai un gémissement.</p>
-
-<p>— J’ai leur brevet, fis-je.</p>
-
-<p>— Renvoyez-le-leur.</p>
-
-<p>— Mais je n’en serai pas quitte avec ma conscience !</p>
-
-<p>— Qui est pour Moi ? reprit-elle à mi-voix. Qui
-est avec Moi ?</p>
-
-<p>J’exhalai un profond soupir. Dans le silence de
-la pièce les tisons s’éboulèrent dans l’âtre, et une
-horloge sonna.</p>
-
-<p>— Pour Dieu ! Pour Dieu et pour le roi ! dit-elle,
-les mains jointes, en levant vers moi ses
-yeux étincelants.</p>
-
-<p>Cette torture faillit m’arracher un juron.</p>
-
-<p>— Dans quel but ? m’écriai-je, presque brutalement.
-Si je vous disais oui, ce serait dans quel
-but, madame ? De quelle utilité puis-je vous être ?
-A quoi puis-je me rendre bon ?</p>
-
-<p>— A tout ! à tout ! Vous êtes un homme de plus !
-s’écria-t-elle. Un homme de plus pour la bonne
-cause. Écoutez-moi, monsieur. Vous ne savez pas
-ce qui se prépare, ni dans quelle nécessité nous…</p>
-
-<p>Elle s’arrêta brusquement, tout net, me regarda,
-prêtant l’oreille, et son visage changea d’expression.
-La porte n’était pas fermée, et la voix d’un
-homme qui parlait dans le vestibule d’en bas nous
-arrivait par l’escalier ; un instant plus tard, un
-pas rapide traversa le vestibule, et résonna sur les
-degrés. L’homme montait.</p>
-
-<p>Nous restions face à face. M<sup>me</sup> Catinot, muette
-et les yeux dilatés par l’attention, sembla tout
-d’abord prise au dépourvu. A la fin, avec un geste
-qui m’ordonnait le silence, elle se glissa vers la
-porte et disparut, en la refermant, mais non tout
-à fait, derrière elle.</p>
-
-<p>L’homme y était presque arrivé, car il poussa
-une exclamation de surprise à la voir apparaître
-ainsi soudainement, puis il prononça quelques
-mots, si bas que je ne les distinguai point. Sa
-réponse à elle m’échappa aussi, mais ce qu’elle dit
-ensuite me parvint.</p>
-
-<p>— Vous refusez de m’ouvrir cette porte ? cria-t-il.</p>
-
-<p>— Pas dans cette chambre, répliqua-t-elle audacieusement.
-Nous pouvons nous voir dans l’autre,
-mon ami.</p>
-
-<p>Un silence. Je croyais ouïr leur respiration. Je
-me les imaginai se regardant avec défi. Je brûlais
-d’intervenir.</p>
-
-<p>— Mais c’est intolérable ! s’écria-t-il enfin. C’est
-inadmissible. Allez-vous recevoir tous les étrangers
-qui arrivent dans la ville ? Allez-vous vous chambrer
-avec eux, rester à causer avec eux, tandis que
-je me ronge le cœur loin de vous ? Dois-je… Mais
-je veux entrer !</p>
-
-<p>— Vous n’entrerez pas ! cria-t-elle.</p>
-
-<p>Mais la colère de son ton me parut simulée.</p>
-
-<p>— C’en est déjà trop que vous m’insultiez, reprit-elle
-fièrement. Mais si vous osez porter la main
-sur moi, ou si vous l’insultez, lui…</p>
-
-<p>— Lui ! s’écria-t-il, furibond. Lui, en vérité !
-Madame, je vous le dis une fois pour toutes, je
-n’en ai supporté que trop. J’ai souffert ceci plus
-d’une fois, mais…</p>
-
-<p>Mais il ne me restait plus aucun doute, et avant
-qu’il pût ajouter un mot, j’étais à la porte ; je
-l’avais tirée toute grande, et me dressais devant
-lui. La dame se recula en poussant une exclamation
-à la fois craintive et joyeuse, et nous nous
-entre-regardâmes.</p>
-
-<p>Cet homme était Louis de Saint-Alais.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c20">CHAPITRE XX<br />
-<span class="small">LA RECHERCHE</span></h2>
-
-
-<p>Je n’avais pas revu Louis depuis le jour du
-duel, à Cahors, ce jour où, me séparant de lui à
-la porte du corridor de la cathédrale, j’avais refusé
-de lui prendre la main. J’étais mortellement fâché
-contre lui, alors. Mais depuis le temps, nos souvenirs
-d’autrefois et de multiples événements
-avaient fini par apaiser ma rancune ; et dans ma
-joie de le retrouver, surtout sous les espèces de
-l’étranger inattendu, rien n’était plus éloigné de
-ma pensée que de réveiller d’anciens griefs. Aussi,
-je lui tendis la main, avec un mot de badinage.</p>
-
-<p>— C’est donc toi, l’inconnu, mon cher ? fis-je,
-en m’inclinant. Je suis venu à Nîmes pour te chercher,
-et voilà que je te trouve !</p>
-
-<p>A ma vue, il resta tout d’abord pétrifié de surprise,
-puis, s’emparant de ma main avec un élan
-spontané, il la garda entre les siennes, et fixa sur
-moi un long regard, où revivait l’affection d’autrefois.</p>
-
-<p>— Adrien ! Adrien ! fit-il, très ému. Est-il possible
-que ce soit toi ?</p>
-
-<p>— Oui, c’est moi, en chair et en os, mon bon
-Louis.</p>
-
-<p>— Et toi ici ?</p>
-
-<p>— Ici même.</p>
-
-<p>Alors, à ma stupeur, il laissa lentement retomber
-ma main, et il changea d’allures et de visage,
-comme change l’aspect d’une maison lorsqu’on
-ferme ses volets.</p>
-
-<p>— J’en suis fâché, fit-il d’un ton morne, et après
-une longue pause.</p>
-
-<p>Puis, dans un éclat de colère indéniable :</p>
-
-<p>— Morbleu, monsieur ! Pourquoi êtes-vous venu ?
-s’écria-t-il.</p>
-
-<p>— Pourquoi je suis venu ?</p>
-
-<p>— Oui, pourquoi ? répéta-t-il avec amertume.
-Pourquoi ? Pourquoi êtes-vous venu… nous déranger ?
-Vous ne savez pas quel mal vous nous
-faites ! Vous ne le savez pas, mon ami !</p>
-
-<p>— Je sais du moins quel bien je cherche, répliquai-je,
-entièrement abasourdi de cette volte
-soudaine et inexplicable. Je n’en ai jamais fait
-secret, et je n’en fais pas secret non plus à cette
-heure. Personne ne fut jamais plus mal traité que
-moi par vos parents. Votre attitude présente me
-force à vous le dire. Mais quand je verrai M<sup>me</sup> la
-marquise, demain, je saurai lui dire qu’il en faudrait
-bien davantage encore pour me faire changer.
-Je lui dirai…</p>
-
-<p>— Si vous la voyiez !… Mais vous ne la verrez
-pas ! répliqua-t-il.</p>
-
-<p>— Que si fait, je la verrai !</p>
-
-<p>— Je vous dis que non !</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Catinot intervint.</p>
-
-<p>— Oh ! n’ajoutez rien ! exclama-t-elle, d’une
-voix qui dénotait trop bien son angoisse. Je
-croyais que vous étiez une paire d’amis, monsieur
-Louis ? Et maintenant… maintenant que le hasard
-vous remet en présence…</p>
-
-<p>— Plût au ciel qu’il ne l’eût pas fait ! s’écria-t-il,
-en laissant retomber les bras d’un geste désespéré.</p>
-
-<p>Et il fit quelques pas désordonnés par la chambre.</p>
-
-<p>Elle le considéra.</p>
-
-<p>— Je ne crois pas que vous m’ayez jamais
-encore parlé sur ce ton, monsieur, dit-elle, d’un
-air de vif reproche. Si je l’ai mérité… ou plutôt,
-veux-je dire, reprit-elle sans élever la voix, mais
-les yeux étincelants, si c’est parce que vous avez
-trouvé M. le vicomte avec moi, il s’ensuit que vous
-en concluez des indignités. Vous nous outragez, moi
-comme votre ami.</p>
-
-<p>— Le ciel m’est témoin du contraire ! exclama-t-il.</p>
-
-<p>Mais elle était montée.</p>
-
-<p>— Cela ne me suffit pas, reprit-elle d’un ton ferme
-et hardi. De toute une semaine, cette maison est à
-moi, monsieur Louis. Ensuite seulement vous y
-serez chez vous. Et alors peut-être… peut-être,
-reprit-elle, d’une voix soudain brisée de tristesse, je
-vous pardonnerai votre conduite de ce soir. Alors
-peut-être, monsieur, un mot tendre de vous saura
-effacer vos paroles brutales d’aujourd’hui.</p>
-
-<p>Il ne put résister à son accent navré. Il tomba à
-genoux devant elle et lui prit les mains.</p>
-
-<p>— O mon amie ! chère Catherine ! pardonnez-moi !
-s’écria-t-il avec feu, lui baisant les mains sans
-relâche et sans le moindre souci de ma présence.
-Pardonnez-moi ! je suis un misérable ! Vous êtes
-mon réconfort unique, ma seule consolation. Depuis
-que je l’ai vu, je ne sais plus ce que je dis.
-Pardonnez-moi !</p>
-
-<p>— Je vous pardonne ! dit-elle avec empressement.
-Relevez-vous, monsieur !</p>
-
-<p>Et elle essuya une larme furtive, puis me regarda
-en rougissant, mais de joie.</p>
-
-<p>— Oui, je vous pardonne, reprit-elle. Quoique en
-vérité, mon cher, je ne vous comprenne plus. L’autre
-jour vous parliez si affectueusement de M. de Saux,
-et aussi, excusez-moi, de votre sœur, et d’autres
-sujets encore. Aujourd’hui que M. de Saux est
-présent, vous voilà malheureux.</p>
-
-<p>— Et il y a de quoi ! fit-il, en me jetant un coup
-d’œil hagard et désolé.</p>
-
-<p>Je haussai les épaules et pris la parole.</p>
-
-<p>— Soit, fis-je d’un ton cassant. Mais parce que je
-perds un ami, monsieur, il ne s’ensuit pas que je
-doive aussi perdre ma fiancée. Je suis venu à Nîmes
-pour briguer la main de M<sup>lle</sup> de Saint-Alais. Je n’en
-repartirai pas avant de l’avoir obtenue.</p>
-
-<p>— C’est de la démence ! fit-il avec un soupir.</p>
-
-<p>— De la démence ! Pourquoi ?</p>
-
-<p>— Parce que vous demandez l’impossible. Parce
-que M<sup>me</sup> de Saint-Alais n’est plus à Nîmes… pour
-vous du moins.</p>
-
-<p>— Je sais qu’elle est à Nîmes.</p>
-
-<p>— Trouvez-la.</p>
-
-<p>— C’est de l’enfantillage ! répliquai-je. Comme
-si au premier hôtel où j’entrerai, on n’allait pas
-m’apprendre où votre mère est logée.</p>
-
-<p>— Ni au premier ni au dernier.</p>
-
-<p>— Elle est donc cloîtrée ?</p>
-
-<p>— Je ne vous le dirai pas.</p>
-
-<p>Après quoi nous restâmes à nous dévisager,
-tandis que M<sup>me</sup> Catinot nous surveillait du coin
-de l’œil. A coup sûr les événements des derniers
-mois, qui avaient si fort changé et durci M<sup>me</sup> de
-Saint-Alais, n’avaient pas eu moins d’influence sur
-Louis. Je croyais presque avoir en face de moi,
-au lieu du frère cadet, M. le marquis l’aîné, qui
-me bravait ; et cependant, sous le masque farouche
-revêtu par Louis, j’entrevoyais, me semblait-il,
-son ancien visage, irrésolu et navré.</p>
-
-<p>J’essayai de cette corde.</p>
-
-<p>— Allons, fis-je, m’efforçant de ravaler mon
-courroux et de parler raison, ce ne peut être
-sérieux, ce que vous me dites là, monsieur le comte,
-et nous nous sommes échauffés tous les deux. Il fut
-un temps où nous nous accordions, et où vous ne
-répugniez pas à m’avoir comme beau-frère. Allons-nous,
-à cause de ces malheureuses divergences
-d’opinion…</p>
-
-<p>— Des divergences d’opinion ! s’écria-t-il, m’interrompant
-avec rudesse. L’hôtel de ma mère, à
-Cahors, ne possède plus que les quatre murs. Le
-château de mon frère, à Saint-Alais, n’est plus
-qu’un amas de cendres. Et vous parlez de divergences
-d’opinion !</p>
-
-<p>— Eh bien ! appelez-les comme il vous plaira.</p>
-
-<p>— En outre, interrompit vivement M<sup>me</sup> Catinot,
-excusez-moi, monsieur, en outre, monsieur de Saint-Alais,
-vous connaissez notre besoin de nouveaux
-convertis. M. le vicomte est un gentilhomme, et il
-est sensé et religieux. Il s’en faut de peu, de
-bien peu, ajouta-t-elle, en m’adressant un léger
-sourire, qu’il ne soit persuadé. Que diriez-vous, si
-la main de votre sœur achevait la besogne, et si
-M<sup>me</sup> votre mère y consentait ?</p>
-
-<p>— Même alors il ne l’obtiendrait pas ! répliqua-t-il,
-d’un ton farouche et les yeux détournés de
-moi.</p>
-
-<p>— Mais il y a huit jours, reprit la jeune dame,
-tout étonnée, vous me disiez…</p>
-
-<p>— Il y a huit jours n’est pas aujourd’hui, fit-il.
-D’ailleurs je n’ajouterai plus qu’un mot. Je suis
-fâché de vous voir à Nîmes, monsieur le vicomte, et
-je vous prie de vous en retourner chez vous. Vous
-ne pouvez faire aucun bien ici, et vous pouvez
-faire du mal et en éprouver. Par aucun moyen
-vous n’arriverez à vos fins.</p>
-
-<p>— C’est ce qui reste à savoir, répliquai-je avec
-entêtement, courroucé à mon tour. Et d’abord,
-puisque vous dites que je ne puis trouver M<sup>lle</sup>
-Denise, j’emploierai un moyen bien simple. Je
-vais attendre ici votre départ, monsieur, et alors
-je vous suivrai jusque chez vous.</p>
-
-<p>— Vous ne ferez pas cela ! fit-il.</p>
-
-<p>— Je vous assure bien que je n’y manquerai
-pas, ripostai-je, sur un ton de défi.</p>
-
-<p>Mais M<sup>me</sup> Catinot intervint.</p>
-
-<p>— Non, monsieur de Saux, dit-elle avec noblesse.
-Vous ne ferez pas cela ; j’en suis assurée ; ce serait
-abuser de mon hospitalité.</p>
-
-<p>— Vous me le défendez ?</p>
-
-<p>— Je vous le défends.</p>
-
-<p>— En ce cas, madame, j’y renonce. Mais…</p>
-
-<p>— Pas de mais ! Faites trêve maintenant, je
-vous prie, dit-elle avec fermeté. Si vous devez être
-en guerre tous les deux, ne commencez pas ici.
-Mieux vaut d’ailleurs, il me semble… que je vous
-prie de vous retirer, conclut-elle, en me jetant un
-regard suppliant.</p>
-
-<p>Je regardai Louis. Mais il s’était détourné, et
-affectait de m’ignorer. Ce fut le coup de grâce
-pour moi. Il m’était impossible de répliquer à
-M<sup>me</sup> Catinot, lorsqu’elle me parlait sur ce ton ;
-et impossible également de rester chez elle contre
-sa volonté. Je la saluai donc en silence ; et d’aussi
-bonne grâce qu’il me fut possible, malgré ma
-tristesse et mon dépit, j’allai prendre mon manteau
-et mon chapeau sur la chaise où je les avais
-posés.</p>
-
-<p>— Je suis désolée, fit-elle avec grâce.</p>
-
-<p>Et elle me tendit la main.</p>
-
-<p>Je la portai à mes lèvres.</p>
-
-<p>— Demain… à midi… ici, chuchota-t-elle.</p>
-
-<p>Je tressaillis. Sa voix était si basse qu’il me
-fallut presque deviner le sens de ses paroles ; mais
-ses yeux en disaient long, et je compris leur muet
-langage. Ce fut l’affaire d’un instant ; puis elle
-s’éloigna, et moi-même, jetant un dernier regard attristé
-à Louis qui me tournait le dos, je me retirai.</p>
-
-<p>L’homme qui m’avait introduit se tenait dans
-le vestibule.</p>
-
-<p>— Votre cheval est à l’auberge du Louvre,
-monsieur, dit-il, en m’ouvrant la porte.</p>
-
-<p>Je lui donnai la pièce, et sortis, sans savoir le
-moins du monde où j’allais. Je suivis la rue, plongé
-dans mes réflexions, tant et si bien que j’allai
-donner tête baissée en plein contre quelqu’un.
-Réveillé du coup, je regardai autour de moi.
-J’avais passé un peu plus de trois heures dans
-cette maison, et mon arrivée dans Nîmes ne datait
-guère de plus longtemps ; mais ce court espace
-avait été rempli de telle sorte que je m’étonnai
-de voir des rues inconnues, et de m’y trouver seul,
-ne sachant par où me diriger. Il était au moins
-dix heures du soir, et de rares lanternes se balançant
-çà et là mettaient aux carrefours un rond de
-clarté fuligineuse ; et néanmoins il y avait encore
-beaucoup de monde dehors : quelques-uns s’arrêtaient
-à causer, mais la plupart allaient dans une
-même direction, les hommes emmitouflés jusqu’aux
-yeux, les femmes un voile sur le visage.</p>
-
-<p>La nécessité de trouver un gîte me fit oublier
-pour l’heure ma préoccupation dominante, à savoir :
-ce que signifiait la conduite de Louis. J’arrêtai
-un homme qui ne suivait pas le flot, et lui demandai
-le chemin de l’hôtel du Louvre. J’appris de lui, non
-seulement ce chemin, mais le motif de ce concours
-de peuple.</p>
-
-<p>— Il vient d’y avoir une procession, me lança-t-il,
-d’un ton rêche. J’aurais cru que vous saviez
-cela ! ajouta-t-il, avec un coup d’œil à mon chapeau.</p>
-
-<p>Et il tourna les talons.</p>
-
-<p>Je me souvins de ma cocarde rouge, et avant de
-faire un pas de plus, je pris soin de m’en débarrasser.
-Comme je me remettais en marche, un individu
-me dépassa, et tout en courant il me fourra un
-papier dans la main. Je n’eus pas le temps d’ouvrir
-la bouche, qu’il était déjà loin ; mais cet
-incident, joint à l’animation des rues, singulière
-vu l’heure tardive, contribua encore à me distraire
-de mes pensées. Je ne fus pas surpris, en arrivant
-à l’auberge, de m’entendre dire qu’il ne restait
-plus une seule chambre.</p>
-
-<p>— Mon cheval est déjà chez vous, insistai-je,
-car je me figurais que le patron, me voyant à pied,
-se méfiait peut-être du poids de ma bourse.</p>
-
-<p>— Je le sais, monsieur ; mais tout ce que je puis
-vous offrir, c’est de coucher dans la salle à manger,
-répondit-il très poliment. Et croyez-moi, vous ne
-serez pas mieux ailleurs. C’est comme s’il y avait
-la foire à Beaucaire. La ville est pleine d’étrangers.
-Il y en a presque autant que de ces machins-là !
-conclut-il d’un air agacé, en désignant le papier
-que je tenais toujours.</p>
-
-<p>J’y jetai un coup d’œil : c’était un manifeste
-intitulé : « Sacrilège ! La Sainte Vierge pleure ! »</p>
-
-<p>— On vient de me le fourrer dans la main à la
-minute, dis-je.</p>
-
-<p>— Bien entendu, fit-il. Un matin en nous levant
-nous en avons trouvé les murs tout couverts. Une
-autre fois il en volait des nuées par les rues.</p>
-
-<p>— Savez-vous, hasardai-je, comprenant qu’il
-avait soupé et qu’il ne demandait qu’à parler, où
-loge le marquis de Saint-Alais ?</p>
-
-<p>— Non, monsieur, répondit-il. Je ne connais pas
-ce gentilhomme.</p>
-
-<p>— Il est pourtant ici avec sa famille.</p>
-
-<p>— Il y a tant de monde ici ! répliqua-t-il en
-haussant les épaules.</p>
-
-<p>Puis, baissant la voix :</p>
-
-<p>— Est-il rouge, ou… le contraire, monsieur ?</p>
-
-<p>— Rouge, fis-je sans hésiter.</p>
-
-<p>— Ah ! ah ! Eh bien ! il y a quelques gentilshommes
-qui font la navette entre notre M. Froment
-et Turin ou Montpellier. On dit que notre
-maire aurait eu le devoir de les faire arrêter depuis
-longtemps. Mais lui aussi est rouge, comme la
-plupart des conseillers. Je n’affirme rien, du reste,
-n’étant d’aucun parti. Le gentilhomme que vous
-cherchez est peut-être de ceux-là ?</p>
-
-<p>— C’est fort probable, dis-je. Ainsi donc M. Froment
-est ici ?</p>
-
-<p>— Monsieur le connaît ?</p>
-
-<p>— Oui, fis-je d’un ton bref, un peu.</p>
-
-<p>— Ma foi, j’ignore s’il est ici ou non, reprit
-l’hôtelier, en hochant la tête. On ne peut jamais
-le savoir.</p>
-
-<p>— Pourquoi ? demandai-je. N’habite-t-il pas
-dans Nîmes ?</p>
-
-<p>— Si fait, il habite la Porte d’Auguste, sur les
-vieux remparts, auprès du couvent des Capucins.
-Mais (il jeta un regard circulaire, puis continua
-d’un air mystérieux) on le voit sortir d’endroits
-où il n’est jamais entré, monsieur ! De la maison
-qu’il a dans les Arènes, par exemple. On prétend
-même que le couvent des Capucins est une de ses
-retraites. Et si vous allez au <i>Cabaret de la Vierge</i>,
-en vous réclamant de lui, vous boirez sans payer.</p>
-
-<p>Il souligna ces paroles de plusieurs hochements
-de tête, puis, comme s’avisant tout à coup qu’il
-en avait trop dit, il s’éloigna en hâte. M’étant
-informé de M. de Géol et de Buton, j’appris que
-faute de place ici, ils étaient allés à l’<i>Écu de
-France</i> ; mais je ne fus pas trop fâché d’être débarrassé
-d’eux pour le moment, et acceptant
-l’offre de l’hôtelier, je me rendis à la salle à manger,
-où je m’accommodai aussi bien que me le permirent
-et la dureté des chaises et ma préoccupation
-d’esprit.</p>
-
-<p>L’unique souci, l’unique problème qui m’absorbât,
-était l’attitude de Louis, et ce changement
-singulier et sans transition que j’y avais remarqué.
-D’abord il paraissait tout heureux de me voir, sa
-main s’offrait spontanément à la mienne, je lisais
-dans ses yeux l’affection d’autrefois ; et voilà que
-tout à coup, en un instant, il se roidit en une
-hostilité âcre et obstinée qui surprit M<sup>me</sup> Catinot,
-et n’alla point sans une ombre de remords, et
-presque d’horreur. Serait-il possible qu’<i>elle</i> fût
-morte ? Serait-il possible que Denise… Mon esprit
-refusa de s’arrêter sur cette pensée. Je me relevai,
-frémissant, et parcourus ma chambre jusqu’au
-jour ; attentif au cri du veilleur de nuit, aux
-lugubres heures, et de temps à autre aux bruits
-de pas précipités qui rappelaient l’agitation de la
-ville. Mais Froment, et les rouges, les blancs ou
-les tricolores, le veto ou le non veto, ne m’importaient
-guère : j’avais autre chose à penser !</p>
-
-<p>La maison s’éveilla enfin, mais il ne m’en fallait
-pas moins attendre jusqu’à midi pour revoir
-M<sup>me</sup> Catinot. J’occupai l’intervalle à errer par la
-ville, au hasard. Je visitai les vieux monuments : les
-antiques Arènes, élevant leurs arches sourcilleuses
-bien plus haut que les abjectes masures adossées
-contre elles ; ces Arènes encombrées par tout une
-pouillerie d’autres cabanes occupant la place où
-trônaient jadis les consuls de Rome, tandis que
-les couleurs de l’Empereur flottaient victorieuses
-autour de la piste ; je vis la Maison Carrée, la
-Tour Magne, le Temple de Diane. Mais ces objets
-qui, en d’autres temps, m’auraient comblé d’admiration,
-avaient peine à retenir mon regard ; je ne
-faisais guère plus attention à la foule dense qui
-s’affairait dans les rues, et s’arrêtait devant les
-cabarets ou devant les affiches des murs. Ma
-pensée ne se préoccupait que de Louis, de mon
-amour, et de la lenteur des minutes. Au premier
-coup de midi je heurtais à la porte de M<sup>me</sup> Catinot ;
-au dernier, je me trouvais devant elle.</p>
-
-<p>Je ne jetai qu’un regard sur ses traits, et mon
-cœur défaillit : les paroles de remerciement expirèrent
-sur mes lèvres. De son côté elle-même était
-troublée. Nous restâmes tout d’abord silencieux
-l’un et l’autre.</p>
-
-<p>M’efforçant de sourire et de faire bonne contenance,
-je prononçai enfin :</p>
-
-<p>— Je vois, madame, que vous avez de tristes
-nouvelles à m’apprendre.</p>
-
-<p>— Je crains en effet qu’elles ne soient des pires,
-répondit-elle, d’un air apitoyé. Car je n’en ai aucune
-à vous donner, monsieur.</p>
-
-<p>— Le proverbe dit pourtant : « Pas de nouvelles,
-bonnes nouvelles », fis-je, sans comprendre.</p>
-
-<p>Ses lèvres frémirent, mais elle garda les yeux
-baissés.</p>
-
-<p>— Allons, madame, insistai-je, le cœur défaillant.
-Vous ne pouvez manquer d’avoir autre chose à
-m’annoncer. A tout le moins vous pouvez m’apprendre
-où je verrai M<sup>me</sup> de Saint-Alais.</p>
-
-<p>— Non, monsieur, je ne puis vous l’apprendre,
-fit-elle, à voix basse.</p>
-
-<p>— Ni pourquoi M. Louis a pris si soudainement
-cet air d’hostilité à mon égard ?</p>
-
-<p>— Non, monsieur, cela non plus. Et je vous
-prierai, si vous êtes un gentilhomme, ajouta-t-elle
-avec vivacité, de m’épargner vos questions. Je
-croyais pouvoir vous aider, quand je vous ai prié
-de venir me trouver aujourd’hui. Je m’aperçois
-que je puis seulement vous faire de la peine.</p>
-
-<p>— Et voilà tout, madame ?</p>
-
-<p>— Voilà tout, fit-elle, avec un geste plus expressif
-que ses paroles.</p>
-
-<p>J’embrassai d’un regard la pièce muette, et fis
-quelques pas vers la porte. Puis je me ravisai.</p>
-
-<p>— Non ! m’écriai-je avec force. Je ne m’en irai
-pas sans savoir ! Qu’avez-vous donc appris, madame,
-qui vous ferme ainsi la bouche ? Qu’est-ce
-qui se trame contre elle… pour que vous craigniez
-tellement de le dire ? Parlez, madame ! C’est pour
-entendre autre chose que vous m’avez fait venir
-ici ! Je n’en puis douter.</p>
-
-<p>Mais elle se contenta de me jeter un regard de
-reproche.</p>
-
-<p>— Monsieur, fit-elle, je ne me tais que pour
-votre bien. Est-ce donc là ma récompense ?</p>
-
-<p>J’étais vaincu. Je me retirai sans mot dire, et
-quittai l’appartement.</p>
-
-<p>Une fois hors de la maison, je me sentis comme
-un enfant perdu dans les ténèbres, qui vient de
-voir se fermer devant lui la seule porte menant
-à la vie et à la liberté. J’éprouvais un morne et
-glacial désappointement, qui ne tarda pas à se
-changer en une douleur aiguë. Cette transformation
-de M<sup>me</sup> Catinot, qui ressemblait si exactement à
-celle de Louis, quelle pouvait donc en être la cause ?
-Que lui avait-on révélé ? Quel était le mystère, la
-trame, le danger, qui les faisait tous se détourner
-de moi, comme d’un pestiféré ?</p>
-
-<p>Je restai un moment abîmé dans le désespoir.
-Puis l’éclat du soleil inondant les rues, précurseur
-du renouveau, m’inspira de moins sombres pensées.
-Après tout il ne saurait être si difficile de découvrir
-quelqu’un dans Nîmes ! J’avais bien rencontré
-Louis ! Et nous étions au <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle, et non plus
-au <small>XVI</small><sup>e</sup>. Les femmes n’étaient plus soumises à la
-contrainte de jadis, ni les hommes à la violence des
-âges féodaux.</p>
-
-<p>Je m’efforçais de tirer de cette idée quelque
-réconfort, quand un bruit s’éleva dans la rue,
-derrière moi : une clameur de voix et la brusque
-ruée de centaines de pieds. Je me retournai, et vis
-une foule épaisse d’hommes qui s’avançaient en
-agitant des bannières bleues, des crucifix, et des
-oriflammes ornées des Cinq Plaies. Les uns chantaient,
-les autres vociféraient, et tous brandissaient
-des gourdins et des armes. Le cortège
-s’avançait à une vive allure, occupant la rue dans
-toute sa largeur : pour l’éviter je me réfugiai sous
-une voûte, qui s’offrit à moi tout à propos.</p>
-
-<p>Ils arrivèrent bientôt à ma hauteur, et défilèrent
-avec d’assourdissantes vociférations. Je ne pus guère
-distinguer qu’une forêt de bras s’agitant au-dessus
-de faces basanées ; mais par une éclaircie je pus
-entrevoir trois hommes marchant au plus dense de
-la cohue, d’un air tranquille, bien qu’ils fussent le
-centre et la cause de tout ce fracas. L’un de ces
-trois hommes, celui du milieu, était Froment. L’un
-de ses deux acolytes portait la soutane, et l’autre,
-à l’air de risque-tout, avait le chapeau sur l’oreille,
-d’une façon martiale. Hors cela, je ne vis que des
-rangées successives et pressées d’hommes vociférants.
-Après eux venaient trois ou quatre cents
-individus, la lie de la cité, mendiants, malandrins
-de toute espèce, et autres gens sans aveu.</p>
-
-<p>Quand j’eus cessé de les regarder, je trouvai à
-côté de moi un homme en qui je reconnus par un
-singulier hasard le passant qui, la veille au soir,
-m’avait indiqué l’hôtel du Louvre. Je lui demandai
-si ce n’était pas M. Froment que je venais de voir.</p>
-
-<p>— Si fait, répondit-il en ricanant. C’est bien lui,
-avec son frère.</p>
-
-<p>— Tiens, son frère ? Comment s’appelle-t-il,
-monsieur ?</p>
-
-<p>— Il y en a qui l’appellent Froment le Matamore.</p>
-
-<p>— Et que vont-ils faire ?</p>
-
-<p>— Pousser des huées devant une église protestante
-aujourd’hui, répondit-il avec âpreté. Demain
-ils casseront les carreaux. Le jour suivant, ou du
-moins aussitôt qu’ils en auront trouvé le courage,
-ils expulseront les fidèles, et les remplaceront par
-leur garnison de Montpellier. Après quoi les réfugiés
-de Turin arriveront, nous serons en pleine révolte,
-et nous reverrons les dragonnades. Et alors,
-si les Cévenols ne s’en mêlent pas, vous verrez du
-nouveau.</p>
-
-<p>— Mais le maire ? fis-je. Et les gardes nationaux ?
-Laisseront-ils faire ?</p>
-
-<p>— Le premier est un rouge, répondit-il laconiquement,
-ainsi que les deux tiers de l’autre. Vous
-verrez ça.</p>
-
-<p>Et avec une froide inclination, il poursuivit son
-chemin, tandis que je restais à suivre vaguement
-des yeux le cortège. A ce moment, je m’avisai tout
-à coup que là où se trouvait Froment on avait
-bien des chances de rencontrer Saint-Alais ; et
-m’attachant à cette idée, que je m’étonnai beaucoup
-de n’avoir pas eue plus tôt, je me mis à
-courir pour rejoindre la foule. Son dernier remous
-achevait de s’enfoncer derrière un tournant lointain ;
-mais eût-il disparu plus tôt, le parcours
-restait suffisamment jalonné par les persiennes
-closes et par les têtes effarées qui se montraient
-aux fenêtres. J’entendis la foule faire halte une
-fois, et pousser des huées menaçantes ; mais je ne
-l’avais pas encore rejointe, qu’elle était repartie,
-et lorsque je la rattrapai, à l’endroit où l’une des
-rues, avant de s’étrangler au passage d’une vieille
-porte, s’élargissait en une petite place, qu’entouraient
-de hautes bâtisses sombres, et où aboutissait
-un fouillis de ruelles, le cortège principal
-avait disparu, et son arrière-garde achevait de se
-disloquer.</p>
-
-<p>J’avais donc manqué mon but, qui était de
-retrouver Froment. Mais je n’eus qu’un instant
-d’indécision, car en fouillant du regard les groupes
-qui regagnaient la ville, je découvris un maigre
-personnage à l’échine voûtée et à la soutane râpée.
-Comme il se disposait à traverser la rue, il s’arrêta
-une seconde avant de s’engager dans le flot des
-passants. Un coup d’œil me suffit : avec un cri de
-joie, je fendis la presse et fus à son côté.</p>
-
-<p>C’était l’abbé Benoît ! Tout d’abord, l’émotion
-nous rendit muets. Puis, échangés en hâte les
-premiers mots de bienvenue, nous nous examinâmes
-l’un l’autre, et je vis poindre sur son visage
-le même malaise et la même altération que j’avais
-remarqués chez Louis de Saint-Alais. Il murmura
-tout bas : « O mon Dieu ! mon Dieu ! » et ses mains
-se crispèrent furtivement.</p>
-
-<p>Mais j’étais excédé de ce mystère, et je le lui
-déclarai en termes violents.</p>
-
-<p>— Vous du moins, l’abbé, vous allez me l’expliquer !
-m’écriai-je.</p>
-
-<p>Deux ou trois passants m’entendirent, et nous
-dévisagèrent avec curiosité. Il m’entraîna, loin
-d’eux, sous un porche ; mais un individu s’obstinait
-à nous suivre.</p>
-
-<p>— Entrons, me glissa le prêtre, nous serons plus
-tranquilles là-haut.</p>
-
-<p>Et il me fit monter un escalier de pierre, vieux
-et malpropre, qui servait à beaucoup de gens, et
-dont nul ne prenait soin.</p>
-
-<p>— C’est ici que vous logez ? lui demandai-je.</p>
-
-<p>— Oui, c’est ici, fit-il, et il s’arrêta court, en me
-regardant d’un air gêné. Mais il y fait bien triste,
-monsieur le vicomte, ajouta-t-il, en allant pour redescendre,
-et mieux vaudrait peut-être…</p>
-
-<p>— Non, non ! m’écriai-je, brûlant d’impatience.
-Allons chez vous, mon ami ! Chez vous ! puisque
-vous logez dans la maison ! Je ne puis attendre.
-Je vous ai découvert, et il ne se passera pas une
-minute de plus sans que je sache la vérité.</p>
-
-<p>Il balançait encore, et même il alla pour balbutier
-une défaite. Mais je ne voulus rien entendre,
-et il dut se résigner à me guider lentement jusqu’au
-plus haut de la maison, où il avait sous les tuiles
-une petite chambre garnie d’un matelas et d’une
-chaise, avec deux ou trois volumes et un crucifix.
-Une petite lucarne donnait accès à la lumière,
-et non seulement à elle, car à notre entrée un
-pigeon s’envola du carreau et prit son essor par
-l’ouverture.</p>
-
-<p>Il eut une exclamation d’ennui, et m’avoua qu’il
-leur donnait parfois à manger.</p>
-
-<p>— Ils me tiennent compagnie, fit-il tristement.
-Et je n’en ai guère trouvé d’autre ici.</p>
-
-<p>— Vous y êtes pourtant venu de votre plein gré,
-ripostai-je brutalement.</p>
-
-<p>Je n’en pouvais plus d’angoisse, et ce fut de la
-sorte qu’elle se traduisit.</p>
-
-<p>— J’y suis venu perdre mes dernières illusions,
-répondit-il. Depuis des années, vous le savez, monsieur
-le vicomte, j’attendais la réforme, la liberté,
-la délivrance. Et je communiquais à autrui mon
-espoir. Eh bien ! nous avons obtenu tout cela, vous
-le savez, et pour user de sa liberté, le peuple n’a
-rien eu de plus pressé que d’attenter à la religion.
-D’ailleurs je suis venu ici parce que l’on m’avait
-dit qu’ici les défenseurs de l’Église sauraient résister ;
-qu’ici l’Église était forte, la religion en
-honneur, la foi toujours vivace. Je suis venu pour
-retremper mon espoir à l’espoir d’autrui. Or, je
-n’aperçois d’un côté comme de l’autre que mensonge,
-traîtrise et chicane. Et la violence règne
-partout.</p>
-
-<p>— Mais alors, au nom du ciel ! dites-moi donc,
-mon ami, pourquoi n’êtes-vous pas retourné chez
-vous ? m’écriai-je.</p>
-
-<p>— J’allais y retourner voici huit jours, répondit-il.
-Mais je ne suis pas parti. Et…</p>
-
-<p>— Laissons cela, m’écriai-je avec rudesse. Ce
-n’est pas mon affaire. J’ai vu Louis de Saint-Alais,
-et je sais qu’il y a quelque chose qui cloche. Il
-refuse de me revoir. Il refuse de me dire où est la
-marquise. Il refuse de plus rien avoir de commun
-avec moi. Il me regarde comme si j’étais la tête
-de Méduse ! Voyons, qu’est-ce que cela signifie ?
-Vous le savez, il faut que je le sache. Parlez.</p>
-
-<p>— Mon Dieu ! répondit-il.</p>
-
-<p>Et il me regarda les larmes aux yeux. Puis il
-ajouta :</p>
-
-<p>— C’est bien ce que je craignais.</p>
-
-<p>— Ce que vous craigniez ? Vous craigniez quoi ?
-m’écriai-je.</p>
-
-<p>— Que votre cœur n’en souffrît, monsieur le
-vicomte.</p>
-
-<p>— Mon cœur souffrir ? De quoi ? Exprimez-vous
-plus clairement !</p>
-
-<p>— Du prochain mariage… de M<sup>lle</sup> de Saint-Alais,
-lâcha-t-il.</p>
-
-<p>Je restai béant une seconde.</p>
-
-<p>— Elle se marie ? haletai-je. Avec qui ?</p>
-
-<p>— Avec M. Froment, répondit-il.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c21">CHAPITRE XXI<br />
-<span class="small">RIVAUX</span></h2>
-
-
-<p>— C’est impossible ! fis-je, à mi-voix. Froment !
-c’est impossible !</p>
-
-<p>Mais j’avais beau dire, je me rendais compte
-que c’était trop possible ; et je me mis à la lucarne
-afin de cacher mon visage à l’abbé Benoît… Froment !
-Ce seul nom, maintenant que j’étais sur la
-voie, faisait la lumière. Compagnon de voyage,
-associé-conspirateur, protégé d’abord, puis protecteur,
-sa figure, telle que je l’avais vue à la
-portière de la berline dans la gorge voisine de
-Villeraugues, me revint à la mémoire, et je m’étonnai
-de n’avoir pas plus vite pénétré le mystère. Ce
-bourgeois ambitieux, une fois mis en présence de
-Denise, n’était-il pas évident que, tôt ou tard, il
-lèverait les yeux sur elle ? N’était-il pas vraisemblable
-que M<sup>me</sup> de Saint-Alais, appauvrie et
-abreuvée d’amertumes, lancée dans la tourmente
-révolutionnaire, consentirait à lui donner la main
-de sa fille, en récompense de son audace ? Il était
-déjà riche, et le succès l’anoblirait ! Cet homme,
-d’ailleurs, fort alors que tant d’autres étaient
-faibles, résolu alors que cent autres fléchissaient,
-conscient de son but et acharné à le poursuivre
-alors que les autres n’en avaient pas, cet homme
-ne pouvait manquer de séduire des yeux féminins.
-De rage, je grinçai des dents.</p>
-
-<p>Tout en remuant ces pensées, j’avais les yeux
-fixés sur une petite cour sale et pareille à un puits,
-que dominait la fenêtre, et de l’autre côté de
-laquelle, mais beaucoup plus bas, une arcade
-d’allure monastique et surmontée d’une statuette
-concentrait mon attention. Sans y penser, car
-j’aurais pu jurer avoir l’esprit occupé de tout
-autre chose, je vis deux hommes entrer dans la
-cour et s’enfoncer sous le porche. Ils ne heurtèrent
-ni n’appelèrent, mais l’un d’eux frappa deux coups
-de son gourdin sur les dalles ; la porte s’ouvrit
-aussitôt, comme d’elle-même, et les deux personnages
-disparurent.</p>
-
-<p>J’avais suivi leurs gestes inconsciemment ; et
-ce fut sans nul doute le bruit de la porte refermée
-qui me tira de ma rêverie.</p>
-
-<p>— Froment ! prononçai-je. Froment !</p>
-
-<p>Puis je me détournai de la fenêtre.</p>
-
-<p>— Où est-elle ? demandai-je d’une voix rauque.</p>
-
-<p>L’abbé Benoît fit un signe négatif.</p>
-
-<p>— Vous devez le savoir ! m’écriai-je, car indéniablement
-il le savait. Vous devez le savoir !</p>
-
-<p>— Je le sais, répondit-il lentement, les yeux
-attachés sur les miens. Mais je ne puis vous le
-révéler. Je ne le pourrais pas, fût-ce pour vous
-sauver la vie, monsieur le vicomte. Je l’ai appris
-en confession.</p>
-
-<p>Je le regardai fixement, désemparé. Sa réponse,
-plus qu’aucune autre, abattit mon courage. Je le
-savais : contre cette porte d’airain, cette porte
-massive et sans serrure, je pouvais frapper du
-poing et exercer ma fureur sans résultat jusqu’à
-la fin des siècles. A la fin cependant je m’écriai :</p>
-
-<p>— Mais alors, pourquoi, pourquoi donc m’en
-avez-vous dit autant ? Pourquoi m’avoir dit quelque
-chose ?</p>
-
-<p>Et j’éclatai d’un rire amer.</p>
-
-<p>— Parce que je voulais vous faire quitter Nîmes,
-répondit affectueusement l’abbé Benoît, en posant
-la main sur mon bras, avec un regard significatif.
-M<sup>lle</sup> Denise est fiancée, et hors de votre portée.
-Dans quelques heures, à tout le moins dès que
-les élections auront lieu, il va se produire ici un
-soulèvement. Je vous connais, et je sais que vos
-sympathies n’iront à aucun des deux partis.
-Pourquoi donc rester, monsieur le vicomte ?</p>
-
-<p>— Parce que, dis-je, si vivement que sa main
-retomba de mon bras comme si je l’avais frappé ;
-parce que tant que M<sup>lle</sup> Denise ne sera pas mariée,
-je la suivrai, fût-ce à Turin. Parce que M. Froment
-à tort de mêler les choses de l’amour à celles de la
-guerre, et que mes sympathies sont à présent d’un
-côté, et que ce côté n’est pas le sien ! Oh non ! ce
-n’est pas le sien !… Pourquoi ? me demandez-vous.
-Parce que vous ne pouvez pas parler ; mais il y en
-a d’autres qui le peuvent, et je vais aller les trouver !</p>
-
-<p>Et sans écouter sa réponse ni ses protestations,
-malgré ses appels et ses efforts pour me retenir,
-j’attrapai mon chapeau et m’élançai dans l’escalier.
-Une fois hors de la maison et dans la rue, je pris
-mes jambes à mon cou et regagnai le quartier de
-la ville d’où j’étais parti. Les rues que je traversai
-étaient encore encombrées, mais le désordre s’y
-atténuait, comme si la procession que j’avais
-suivie eût laissé derrière elle un sillage de recueillement.
-A plusieurs reprises je vis des soldats en
-patrouille, qui exhortaient le peuple au calme, et
-à chaque pas des groupes inquiétants de citoyens
-qui chuchotaient et me lançaient au passage des
-regards soupçonneux. Sur dix individus mâles il y
-avait un moine, dominicain ou capucin, et malgré
-ma préoccupation exclusive de retrouver M. de
-Géol et Buton, pour leur demander ce qu’ils
-savaient, comme ennemis de Froment, de ses
-plans et de ses forces, je m’aperçus qu’il régnait
-par la ville une atmosphère insolite : si je voulais
-faire quelque chose avant que la convulsion ne se
-déchaînât, il me fallait agir sans retard.</p>
-
-<p>Je fus assez heureux pour rencontrer M. de
-Géol et Buton à leur auberge. Le premier, que je
-n’avais pas revu depuis notre arrivée, et qui était
-probablement édifié sur la cause de ma disparition
-soudaine, m’accueillit les sourcils froncés, avec un
-air sarcastique ; mais quand je lui eus posé une
-ou deux questions, il s’aperçut que je parlais sérieusement,
-et changea d’attitude.</p>
-
-<p>— Mettez-le donc au courant, fit-il, en adressant
-un signe de tête à Buton.</p>
-
-<p>Je m’aperçus alors de leur surexcitation, qu’ils
-cherchaient en vain à dissimuler.</p>
-
-<p>— Que se passe-t-il ? demandai-je.</p>
-
-<p>— Il se passe, répondit le forgeron avec vivacité,
-que le parti de M. Froment s’est soulevé hier en
-Avignon. Prématurément. Et il a été écrasé, avec
-de lourdes pertes. Nous venons d’en recevoir la
-nouvelle. Cela peut précipiter les choses.</p>
-
-<p>— J’ai vu des soldats dans les rues, dis-je.</p>
-
-<p>— En effet, les calvinistes ont réclamé leur
-protection. Mais ces soldats et leurs patrouilles
-ne sont que de la farce, fit de Géol avec un sombre
-sourire. Le régiment de Guyenne est patriote et
-disposé à nous donner une aide qui serait efficace,
-mais ses officiers le retiennent dans les casernes ;
-le maire et la municipalité sont rouges, et quoi
-qu’il advienne, ils ne hisseront pas le signal d’alarme
-qui ferait sortir la troupe. Les cabarets catholiques
-regorgent d’individus en armes ; et bref,
-mon cher, si Froment réussit à s’emparer de la ville
-et à en rester maître durant trois jours, M. d’Artois,
-gouverneur de Montpellier, nous arrivera ici avec
-sa garnison, et…</p>
-
-<p>— Et ?</p>
-
-<p>— Et ce qui était une émeute deviendra une
-insurrection, reprit-il d’une voix éclatante. Mais
-il y a loin de la coupe aux lèvres, et il n’habite
-pas que des brebis dans les monts Cévennes !</p>
-
-<p>Comme il achevait ces mots, un homme entra
-précipitamment, nous regarda, et lui fit un geste
-d’intelligence.</p>
-
-<p>— Excusez-moi, dit vivement M. de Géol.</p>
-
-<p>Et tout en lui parlant à voix basse, il entraîna
-l’homme hors de la pièce. Buton le suivit de près.
-Je restai seul.</p>
-
-<p>Je croyais les voir revenir, et je les attendis
-avec impatience ; mais plusieurs minutes s’écoulèrent,
-et ils ne réapparurent point. A la longue,
-fatigué d’attendre, et inquiet de ce qui se préparait,
-je passai dans la cour de l’auberge, et de là
-dans la rue. Je ne les y trouvai pas ; mais rassemblés
-devant la porte je vis un groupe de domestiques
-et autres gens de la maison. Tous restaient silencieux,
-aux écoutes, et quand je m’approchai, l’un
-d’eux me lança un coup d’œil hargneux, et me fit
-signe de me tenir tranquille.</p>
-
-<p>Je n’eus pas le temps de le questionner : un
-coup de feu lointain éclata, qui me fit battre le
-cœur, puis un second, et un troisième. Un bruit
-sourd leur succéda, la clameur d’une foule, peut-être,
-ou le roulement d’un lourd chariot ; puis
-une nouvelle série de détonations, nettes et sèches.
-Nous écoutions toujours. Alors, comme le dernier
-rayon du rouge soleil couchant s’effaçait sur les
-larmiers du toit, une cloche se mit à tinter, par
-coups précipités ; et un homme, débouchant du
-coin le plus proche, s’élança vers nous.</p>
-
-<p>Mais le patron de l’<i>Écu</i> ne l’attendit pas.</p>
-
-<p>— Rentrez vite tous ! cria-t-il à son monde, et
-fermez la grande porte ! Toi, Pierre, barre les contrevents.
-Et vous, monsieur, poursuivit-il en hâte,
-s’adressant à moi, vous ferez bien de rentrer avec
-nous. La ville se soulève, et il ne fait pas bon au
-dehors pour les étrangers.</p>
-
-<p>Mais je m’éloignais déjà dans la rue. Je croisai
-le fuyard, qui me cria en passant que l’émeute
-arrivait. Je croisai un cheval sans cavalier, fou
-d’épouvante, qui descendait la chaussée au galop :
-il fit un écart pour m’éviter, et faillit tomber sur
-les dalles glissantes. Mais je ne m’occupai ni de
-l’un ni de l’autre. Je continuai à courir ; tant et
-si bien qu’à deux cents pas devant moi j’aperçus
-un nuage de poussière et de fumée, à travers
-lequel on distinguait de dos une rangée de soldats
-qui battaient en retraite, refoulés lentement par
-la poussée d’une foule compacte. Au bout d’un
-instant, ils furent débordés et engloutis dans la
-foule, qui força le barrage, en poussant des clameurs
-de triomphe.</p>
-
-<p>J’eus l’esprit de voir l’impossibilité de me
-frayer un chemin au travers de cette foule ; et
-je plongeai dans une venelle latérale, étroite et
-enténébrée par la large saillie des larmiers qui
-cachaient presque le pâle ciel crépusculaire. Cette
-venelle me conduisit à une petite rue pleine de
-femmes qui d’un air terrifié prêtaient l’oreille au
-tumulte. En hâte je traversai leurs rangs, et lorsque
-je me jugeai parvenu assez loin pour prendre
-l’émeute à revers, j’avisai une ruelle qui me sembla
-mener dans la direction du gîte de l’abbé Benoît.
-Par bonheur, la foule n’occupait que les grandes
-artères, les rues latérales étaient relativement
-désertes, et j’atteignis sans encombre la petite
-place voisine de la porte.</p>
-
-<p>C’était là que la troupe avait dû commencer
-d’attaquer, ou tout proche, car un mousquet
-rompu en deux gisait sur le pavé, et des faces
-blêmes, aux fenêtres des étages supérieurs, me
-suivirent des yeux, en un silence étrangement
-hagard, tandis que je traversais la place. Mais je
-ne rencontrai personne, et arrivai enfin à la porte
-de la maison où demeurait l’abbé Benoît. Je m’engageai
-dans l’escalier.</p>
-
-<p>Au dehors il restait un peu de lumière, mais
-dans l’intérieur il faisait obscur, et je n’avais pas
-gravi deux marches que je trébuchai et tombai
-la tête la première sur un objet qui me barrait le
-passage. Ma chute fut rude, et je me relevai en
-geignant ; mais je cessai de geindre et demeurai
-sans souffle, lorsque dans le demi-jour de l’entrée
-je vis l’objet sur quoi j’avais buté. C’était le corps
-d’un homme.</p>
-
-<p>L’homme était un moine, vêtu de la robe blanche
-et noire de son ordre ; et il était mort. Il me fallut
-un moment pour surmonter l’horreur de cette
-découverte, mais quand j’y eus réussi, je n’eus
-pas de peine à comprendre comment le corps se
-trouvait là. L’homme avait dû recevoir une balle
-dans la rue au début de l’émeute, si même il
-n’avait des premiers attaqué la patrouille ; et l’on
-avait traîné son corps sous cette voûte, tandis
-que son parti courait à la vengeance.</p>
-
-<p>Je me penchai pour rabattre pieusement la cagoule
-que mon pied avait dérangée ; puis, comme
-ce n’était pas l’heure des sentiments, je m’éloignai
-de lui, et m’élançai dans l’escalier… Hélas !
-quand j’arrivai à la chambre de l’abbé Benoît,
-elle était vide !</p>
-
-<p>Indécis sur la conduite à tenir, je restai là une
-minute dans le jour tombant. Que pouvais-je
-faire ?… Presque à mon insu, je me dirigeai vers
-la fenêtre, et regardai au dehors. Dans la muraille
-nue et quasi aveugle que j’avais sous les yeux de
-l’autre côté de la cour, se trouvait une fenêtre au
-même niveau que la mienne, mais un peu de côté.
-Soudain, comme je fixais vaguement la muraille
-dans cette direction, une vive clarté jaillit de la
-fenêtre. On venait d’allumer une lampe dans la
-chambre ; et profilées en noir sur le fond lumineux
-apparurent la tête et les épaules d’une femme.</p>
-
-<p>Je faillis crier son nom : c’était Denise !</p>
-
-<p>Avant que j’eusse repris ma respiration, elle
-quitta la fenêtre, un rideau se tira, et tout fut
-sombre. Il ne resta plus que les grandes lignes de
-la croisée, qui s’évanouirent bientôt dans l’obscurité ;
-cela seul, et la morne cour pareille à un
-puits, qui me séparait d’elle.</p>
-
-<p>Je m’accoudai un moment sur l’appui, le cœur
-bondissant. Les idées se succédaient en moi avec
-une rapidité fantastique. Elle était là, dans la
-maison d’en face ! La rencontre me parut merveilleuse,
-inexplicable. Puis je songeai que la maison
-était toute proche de la vieille porte que
-j’avais vue de la rue ; et ne m’avait-on pas dit
-que Froment habitait la Porte d’Auguste ?</p>
-
-<p>Nul doute : il tenait la jeune fille en son pouvoir
-dans cette maison accolée à la porte et ne faisant
-qu’un avec elle. Je me penchai un peu plus, tant
-pour rafraîchir mon visage en feu que pour mieux
-voir. Parcourant avidement du regard la morne
-façade, je suivis la rangée de meurtrières qui marquaient
-le trajet de l’escalier. Je la suivis jusqu’au
-bas : elle se terminait à côté du porche surmonté
-d’une statuette, où j’avais vu entrer deux hommes.</p>
-
-<p>On se battait toujours par la ville. J’entendais
-les sourds déchirements de la lointaine fusillade,
-et le tocsin des cloches ; et de temps à autre une
-bouffée tumultueuse de cris et de hurlements passait
-dans l’air du soir. Mais je ne quittais pas des
-yeux le porche inférieur, et il finit par me venir
-une idée. Cette fois je suivis en remontant la file
-des meurtrières — on ne les distinguait presque
-plus dans la nuit de la cour — et je notai avec
-soin la position de la fenêtre où Denise s’était
-montrée. Puis je me détournai, traversai la chambre,
-et descendis l’escalier.</p>
-
-<p>Je manquais de lumière, et il me fallut tâtonner
-d’une main le long du mur ; mais je savais où se
-trouvait le cadavre du moine, et je le franchis sans
-difficulté. Arrivé à la porte, j’y passai la tête et
-regardai au dehors.</p>
-
-<p>Deux hommes, tout justement, traversaient
-d’un pas rapide la petite place : avant d’arriver
-à la porte, ils s’enfoncèrent dans une entrée sur la
-droite, et disparurent. Par-dessus le toit de la
-plus haute maison, qui me dominait de sa sombre
-masse, vacillait une vague lueur rougeâtre. J’entendis
-des voix qui provenaient, me sembla-t-il,
-de la tour surmontant la porte ; et, là aussi, je
-crus voir un personnage se silhouetter sur le ciel.
-A part cela, tout était calme dans les environs, et
-je rentrai à l’intérieur.</p>
-
-<p>Je ne dirai pas ce que je fis dans l’obscurité, au
-pied de l’escalier : ce souvenir m’est odieux. Mais
-au bout de deux minutes je sortis transformé en
-moine, cagoule rabattue et ceinture de corde. Puis,
-à mon tour, je m’enfonçai dans l’entrée, et ne
-tardai pas à me trouver dans la cour. Devant moi
-était le porche, et à l’aide du canon de mousquet
-brisé, que j’avais ramassé en passant, je frappai
-deux coups sur les dalles.</p>
-
-<p>Je n’eus pas le temps de songer à ce qui allait
-se produire ou à l’accueil qui m’attendait. La
-porte s’ouvrit aussitôt, et j’entrai. Comme par
-enchantement la porte se referma sans bruit derrière
-moi.</p>
-
-<p>Je me trouvai dans un long corridor ou vestibule,
-nu et sans un meuble, qui avait dû autrefois
-servir de cloître. Une lampe allumée était accrochée
-à un mur, et devant moi, assis sur un banc de
-pierre, deux personnages conversaient. Trois ou
-quatre autres allaient et venaient de long en large.
-Tous se turent à mon entrée, et me regardèrent
-attentivement.</p>
-
-<p>— D’où venez-vous, mon frère ? me demanda
-l’un d’eux, en s’approchant de moi.</p>
-
-<p>— Du <i>Cabaret de la Vierge</i>, répondis-je à tout
-hasard.</p>
-
-<p>Et comme la lumière m’éblouissait, je levai la
-main afin de m’en préserver.</p>
-
-<p>— C’est pour le chef ?</p>
-
-<p>— Pour lui-même.</p>
-
-<p>— En ce cas, venez vite, reprit l’homme, il est
-sur le toit. Tout va bien ? reprit-il, en regardant
-mon arme avec un sourire.</p>
-
-<p>— Tout va bien, répondis-je, sans lever la tête,
-afin de cacher mes traits dans l’ombre de la cagoule.</p>
-
-<p>— Ça commence à chauffer, paraît-il.</p>
-
-<p>— Ça commence.</p>
-
-<p>Il prit un lampion, et ouvrant une porte dans
-une espèce d’arc-boutant où s’appuyait l’une des
-arcades, il m’y précéda, et me fit monter un étroit
-escalier à vis, pris dans l’épaisseur de la muraille.
-Nous dépassâmes une porte ouverte, que je repérai
-mentalement. Elle donnait accès aux pièces
-du premier étage à compter du sol. Vingt marches
-plus haut, je vis une autre porte — fermée, celle-ci.
-Encore quinze marches, et c’en fut une troisième.
-Cet étage-là me tenait à cœur, et avec l’avidité du
-désespoir je cherchai des yeux un moyen de fausser
-compagnie à mon guide et de m’y arrêter. Mais je
-ne vis que les pierres lisses du mur ; et il continuait
-à monter.</p>
-
-<p>Une douzaine de marches plus haut, je fis halte.</p>
-
-<p>— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il, en
-abaissant les yeux vers moi.</p>
-
-<p>— Je viens de perdre un billet, répondis-je, et
-je me mis à tâtonner sur les degrés.</p>
-
-<p>— Un billet pour le chef ?</p>
-
-<p>— Oui.</p>
-
-<p>— Tenez, voici la lumière ! répliqua-t-il avec
-impatience. Et ne traînez pas ! Quand il s’agit de
-nouvelles sérieuses… Sacré tonnerre ! qu’est-ce que
-vous fichez donc !</p>
-
-<p>Je venais de lâcher la lampe, qui s’éteignit en
-roulant à bas des degrés, et nous étions dans les
-ténèbres. Durant le silence qui suivit, je pus entendre
-les voix des gens au-dessus de nous, et le
-bruit de leurs pas sur le toit en terrasse ; puis une
-bouffée d’air frais m’arriva. Mais mon compagnon,
-remis de sa surprise, poussa un nouveau juron.</p>
-
-<p>— Descendez ! descendez ! s’écria-t-il en colère, et
-laissez-moi passer. Vous êtes un fameux messager !…
-Attendez-moi là, je vais chercher une autre lumière.</p>
-
-<p>Il se faufila entre le mur et moi, et me laissa
-planté à l’endroit même que j’aurais choisi, dans
-l’angle de la porte que nous venions de dépasser.
-Il n’avait pas descendu six marches que je posais
-le doigt sur le loquet. O bonheur ! la porte que je
-m’attendais à trouver fermée, céda sous mon
-genou. Je la franchis, et la refermai derrière moi.
-Puis tournant à droite, toujours dans l’obscurité,
-je m’avançai à tâtons le long du mur. C’était, je
-le savais, le mur extérieur, et devant moi je distinguais
-vaguement la clarté d’une fenêtre. En cet
-instant, qui allait être celui de l’épreuve décisive,
-je recouvrai tout mon sang-froid. Je comptai dix
-pas, et arrivai, selon mes prévisions, à la fenêtre.
-Dix pas plus loin, je trouvai mon chemin barré
-par une porte. Ici devait être la chambre, — la
-dernière de ce côté. Tout en prêtant l’oreille aux
-premiers bruits de poursuite ou d’alerte, je cherchai
-à tâtons le loquet, le trouvai, et le fis jouer.
-De nouveau la chance me favorisa : la porte céda
-sous ma poussée ; mais au lieu de lumière je ne
-trouvai que l’obscurité, comme devant : j’en compris
-la raison, lorsque je me heurtai avec une certaine
-violence contre une deuxième porte.</p>
-
-<p>Un cri étouffé d’intonation féminine s’éleva par
-derrière, et quelqu’un demanda vivement :</p>
-
-<p>— Qui est là ?</p>
-
-<p>Au lieu de répondre, je cherchai le loquet, je le
-trouvai, et la porte s’ouvrit. La lumière qui s’en
-échappa m’éblouit quelques secondes, mais tout
-en clignant des yeux sur le seuil, j’aperçus sous la
-lampe deux jeunes femmes aux abois, l’une derrière
-l’autre, et dont la plus proche était Denise.</p>
-
-<p>Avec un cri de joie je fis un pas vers elle ; elle
-recula, l’horreur peinte sur son visage.</p>
-
-<p>— Que voulez-vous ? bégaya-t-elle. Vous faites
-erreur, monsieur. Nous…</p>
-
-<p>Je m’avisai alors de mon accoutrement, et que
-je tenais toujours mon canon de mousquet. Je rabattis
-la cagoule, découvrant mon visage, et tout
-aussitôt — la surprise fut des plus délicieuses, car
-je n’avais pas revu Denise depuis notre vis-à-vis
-de la voiture, et c’est à peine si alors nous avions
-échangé quatre mots — tout aussitôt elle fut dans
-mes bras, sanglotant la tête cachée sur ma poitrine,
-et ses cheveux sous mes lèvres.</p>
-
-<p>— On m’avait dit que vous étiez mort ! s’écria-t-elle.</p>
-
-<p>Je compris tout. Je la serrai contre moi, de plus
-en plus étroitement, et lui dis… Mais Dieu sait ce
-que je lui dis ! Et pour un moment elle ne résista
-pas, et nous oubliâmes tout le reste, le danger
-actuel, le sombre avenir, et jusqu’à la femme qui
-se trouvait là. Naguère, on nous destinait l’un à
-l’autre, mais cela ne comptait pas pour nous, tandis
-qu’à présent, mes lèvres sur les siennes, et ses bras
-autour de mon cou, je compris que c’était pour toujours,
-et que la mort seule pourrait nous désunir.</p>
-
-<p>La mort, hélas ! rôdait autour de nous, et nous
-ne devions plus l’ignorer longtemps ! Au bout d’une
-minute, Denise se dégagea, et me repoussant loin
-d’elle, pâlissant et rougissant tour à tour, les yeux
-humides et brillants, sous la lumière de la lampe.</p>
-
-<p>— Qu’êtes-vous venu faire ici, monsieur ? s’écria-t-elle.
-Et dans ce costume !</p>
-
-<p>— Je suis venu pour vous voir, répondis-je.</p>
-
-<p>Et ce disant je m’avançai d’un pas et voulus
-la ressaisir dans mes bras.</p>
-
-<p>Mais elle me repoussa.</p>
-
-<p>— Oh ! non, non ! s’écria-t-elle, frissonnante.
-Pas maintenant ! Savez-vous bien qu’ils vous tueraient !
-Ils vous tueraient s’ils vous trouvaient ici !
-Allez-vous-en ! vite, avant qu’il ne soit trop tard !</p>
-
-<p>— Faut-il donc que je vous quitte ?</p>
-
-<p>— Oui, répondit-elle avec un geste de détresse,
-il le faut. Je vous en conjure.</p>
-
-<p>— Et que je vous abandonne à Froment ? exclamai-je
-encore.</p>
-
-<p>Elle me regarda d’une façon nouvelle, et avec
-un léger sursaut.</p>
-
-<p>— Vous savez donc cela ? fit-elle.</p>
-
-<p>— Oui, je le sais, répliquai-je.</p>
-
-<p>— Eh bien ! sachez encore ceci, monsieur, reprit-elle
-en relevant la tête et soutenant mon regard
-avec un air de parfaite intrépidité ; sachez encore
-ceci : quoi qu’il advienne, je refuse de l’épouser,
-lui, ou tout autre que vous.</p>
-
-<p>J’allai pour me jeter à genoux et baiser la frange
-de sa robe, mais elle se recula et me pria instamment
-de me retirer.</p>
-
-<p>— Vous n’êtes pas en sûreté dans cette maison,
-fit-elle. La mort vous y guette, monsieur, la mort !
-Ma mère est sans pitié, mon frère est ici ; et quant
-à <i>lui</i>… la maison est pleine de ses âmes damnées.
-Une fois déjà vous lui avez échappé de près ; mais
-s’il vous retrouve ici maintenant il vous tuera !</p>
-
-<p>— Mais si je dois le craindre tellement, répondis-je
-d’un air sombre, — car depuis qu’elle avait cessé
-de rougir je voyais son extrême pâleur, et les cernes
-bistrés que la crainte avait appliqués sous ses yeux, — si
-je dois le craindre tellement, qu’en est-il pour
-vous ? Pour vous, mademoiselle !… Dois-je donc
-vous abandonner à sa merci ?</p>
-
-<p>Elle tourna vers moi un visage empreint d’un
-sérieux extraordinaire, et je n’oublierai jamais sa
-réponse :</p>
-
-<p>— Monsieur, ai-je eu peur sur le toit du château
-de Saint-Alais ? Et je n’ai pas davantage à sauver
-maintenant. Ne craignez rien, il y a un toit ici
-aussi, et je m’y promène : mon mari n’aura jamais
-à rougir de moi.</p>
-
-<p>— Mais à Saint-Alais j’y étais, répliquai-je vivement.</p>
-
-<p>Dieu sait pourtant si la réplique était singulière.
-Mais elle n’en jugea pas ainsi.</p>
-
-<p>— C’est vrai, fit-elle.</p>
-
-<p>Et elle eut un sourire, et avec ce sourire son
-visage s’embrasa, et ses yeux s’humectèrent, et
-toute sa dignité disparut d’un seul coup, et elle me
-regarda, pensive. Et dans le même instant elle se
-jeta dans mes bras.</p>
-
-<p>Elle n’y resta que quelques secondes. Puis elle
-s’en arracha avec une sorte de colère.</p>
-
-<p>— Oh ! allez ! allez-vous-en, monsieur, s’écria-t-elle.
-Si vous m’aimez, allez-vous-en !</p>
-
-<p>— Jurez-moi, dis-je, de mettre un mouchoir à
-votre fenêtre si vous avez besoin de secours !</p>
-
-<p>— Comment ? A ma fenêtre ?</p>
-
-<p>— Je puis la voir de chez l’abbé Benoît.</p>
-
-<p>Un éclair de bonheur illumina son visage.</p>
-
-<p>— Je n’y manquerai pas, dit-elle. Oh ! Dieu soit
-loué de ce que vous êtes si près ! Mais j’ai Françoise
-également, qui m’est dévouée. Aussi longtemps que
-je l’ai…</p>
-
-<p>Elle s’arrêta, les lèvres entr’ouvertes et les joues
-soudainement exsangues. Nous nous regardâmes…
-Hélas ! j’avais tardé trop longtemps. Un bruit de
-pas se rapprochait dans le couloir ; on entendit des
-voix confuses, et une porte claqua, refermée précipitamment.
-Nous respirions à peine ; et ce fut
-la camériste qui au bout d’une minute fit le premier
-geste. Sans bruit elle courut à la porte et lui
-donna un tour de clef.</p>
-
-<p>— Cela ne sert à rien ! chuchota Denise d’une
-voix altérée, et, pâle comme la neige, elle s’appuya
-contre la table. Ils vont prévenir ma mère,
-et ils vous tueront.</p>
-
-<p>— Il n’y a pas d’autre porte ? balbutiai-je, en
-promenant autour de moi des yeux de bête traquée,
-et saisissant pour la première fois dans sa
-plénitude le danger de ma conduite.</p>
-
-<p>Elle secoua la tête.</p>
-
-<p>— Et cela, qu’est-ce que c’est ? fis-je, en désignant
-l’autre extrémité de la pièce, où l’on voyait
-un lit au fond d’une alcôve.</p>
-
-<p>— C’est un cabinet, répondit la femme, avec un
-hoquet de joie. C’est cela, monsieur, c’est cela,
-ils s’abstiendront peut-être d’y fouiller. Vite, que
-je puisse vous enfermer.</p>
-
-<p>En pareil cas, l’on n’obéit qu’à l’instinct. J’entendis
-manœuvrer le loquet de la porte, après
-quoi on frappa un coup impérieux. J’hésitais toujours.
-Mais un second coup succéda au premier,
-et une voix familière cria impérativement :</p>
-
-<p>— Ouvrez, Françoise, ouvrez !</p>
-
-<p>Alors, je me dirigeai vers le cabinet. La fille
-éperdue de terreur hésita un instant entre moi et
-la porte de la chambre ; mais elle se décida enfin
-pour cette dernière, si bien que je tirai simplement
-sur moi la porte du cabinet.</p>
-
-<p>A l’instant même je m’avisai que, si l’on me
-découvrait là, je compromettais Denise. Si j’étais
-pris à me cacher derrière cette porte close et parmi
-ses objets féminins, je lui ferais cent fois plus de
-tort qu’en restant au milieu de la chambre pour
-affronter le péril. Et le visage en feu à cette seule
-pensée, je rouvris la porte et m’avançai d’un pas.
-Il n’était que temps : car à la même seconde la
-porte de la chambre s’ouvrait, et M. de Saint-Alais
-y pénétrait. Son premier coup d’œil fut pour moi.</p>
-
-<p>Trois ou quatre hommes l’accompagnaient, entre
-autres celui auquel j’avais faussé compagnie dans
-l’escalier. Mais je rencontrai le regard de M. de
-Saint-Alais tout flamboyant de colère, et n’en pus
-détacher mes yeux : dès lors les autres n’existèrent
-plus pour moi.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c22">CHAPITRE XXII<br />
-<span class="small">NOBLESSE OBLIGE</span></h2>
-
-
-<p>Il ne fut pourtant pas le premier à parler. L’un
-de ses acolytes fit un pas en avant, et s’écria :</p>
-
-<p>— C’est lui ! Voyez, il tient encore son canon de
-mousquet.</p>
-
-<p>— Eh bien, saisissez-vous de lui, répliqua M. de
-Saint-Alais. Et emmenez-le hors d’ici ! Monsieur,
-continua-t-il, en s’adressant à moi d’un ton et
-d’un air féroces, qui que vous soyez, lorsque vous
-avez entrepris le métier d’espion, vous en avez
-pesé les conséquences, j’imagine ? Emmenez-le,
-mes amis !</p>
-
-<p>Deux des individus s’avancèrent, et m’empoignèrent
-par les bras. La surprise que me causaient
-l’apparition et le discours de M. de Saint-Alais
-m’empêcha de faire aucune résistance. Mais
-en de pareils cas la pensée devient prompte, et en
-un clin d’œil je me ressaisis.</p>
-
-<p>— Voilà qui est absurde, monsieur de Saint-Alais,
-fis-je. Vous savez bien que je ne suis pas un espion.
-Vous savez pourquoi je suis ici. Et quant à ce
-déguis…</p>
-
-<p>— Je ne veux rien savoir ! répliqua-t-il.</p>
-
-<p>— Mais…</p>
-
-<p>— Je ne veux rien savoir, vous dis-je ! répéta-t-il,
-avec un geste gouailleur. Si ce n’est, monsieur,
-que nous vous trouvons ici, vêtu en moine, ce que
-vous n’êtes évidemment pas. Vous auriez mieux
-fait de tenter à la nage la traversée du Rhône en
-pleine crue, que de pénétrer ce soir dans cette
-maison, je vous le garantis… Et maintenant,
-dehors ! On lui réglera son procès en bas.</p>
-
-<p>Mais je n’y tins plus. Je repoussai les hommes
-qui me maintenaient, et fis un bond en arrière.</p>
-
-<p>— Vous en avez menti ! m’écriai-je. Vous savez
-qui je suis, et pourquoi je suis ici !</p>
-
-<p>— Je ne vous connais pas, répondit-il sans
-broncher. Et j’ignore également pourquoi vous
-êtes ici. J’ai connu autrefois un homme qui vous
-ressemblait, il est vrai. Mais celui-là était un gentilhomme,
-et il eût préféré mourir plutôt que devoir
-son salut à un mensonge, à une fausseté
-aussi évidente. Emmenez-le. Il a fait une peur
-mortelle à M<sup>lle</sup> Denise. Je suppose qu’il aura
-trouvé la porte ouverte, et se sera introduit,
-croyant se mettre en sûreté.</p>
-
-<p>Je compris enfin son intention : dans sa fureur
-il voulait me sacrifier pour garder intact l’honneur
-de sa sœur. Je dirai plus : il envisageait avec une
-joie féroce le dilemme en présence duquel il me
-mettait. Mon front devint moite, et je promenai
-autour de moi des yeux égarés, en m’efforçant
-de résoudre le problème. Les bruits du combat des
-rues m’emplissaient encore les oreilles ; les gens
-qui risquent leur vie dans une pareille lutte, je
-ne l’ignorais pas, sont dépourvus de scrupules
-autant que de pitié. Cet homme en particulier était
-visiblement affolé par les pertes et les humiliations
-qu’il avait subies, et j’entravais ses desseins. Le
-risque était réel, et il ne s’agissait pas d’une simple
-menace. Il y avait générosité à courir ce risque.</p>
-
-<p>Et néanmoins j’hésitais. Je me laissai même
-entraîner jusqu’à mi-chemin de la porte ; mais
-alors — Dieu sait ce que j’aurais fait si mon devoir
-me fût apparu plus clairement — une intervention
-extérieure trancha la question. Avec un grand
-cri, Denise, qui depuis l’arrivée de son frère était
-restée appuyée contre le mur, prête à défaillir,
-s’élança en avant, et lui saisit le bras.</p>
-
-<p>— Non, je ne veux pas ! s’écria-t-elle d’une voix
-étranglée. Non ! vous ne ferez pas cela ! Grâce !
-pitié ! Je…</p>
-
-<p>— Mademoiselle ! fit-il, en lui coupant tranquillement
-la parole, mais avec un éclair de rage
-dans les yeux. Vous êtes épuisée de fatigue, et ne
-vous connaissez plus. Cette scène vous a achevée.
-Allons ! poursuivit-il, s’adressant à la camériste,
-prenez soin de votre maîtresse. Cet homme est
-un espion, indigne de sa pitié.</p>
-
-<p>Mais Denise s’accrocha à lui.</p>
-
-<p>— Ce n’est pas un espion ! s’écria-t-elle, d’une
-voix qui m’alla droit au cœur. Ce n’est pas un
-espion, vous le savez bien !</p>
-
-<p>— Assez, jeune fille ! taisez-vous ! répliqua-t-il
-furibond.</p>
-
-<p>Mais il ne s’attendait pas au changement qui
-s’opéra en elle, changement auprès duquel le sien
-à lui était minime.</p>
-
-<p>— Je ne veux pas ! exclama-t-elle, je ne veux pas !</p>
-
-<p>Et à ma surprise, lâchant le bras auquel elle
-s’agrippait, et d’une secousse rejetant en arrière
-ses cheveux dérangés par ses brusques mouvements,
-elle se redressa d’un air provocateur.</p>
-
-<p>— Je ne veux pas ! reprit-elle. Ce n’est pas un
-espion, et vous le savez bien, monsieur. Il m’aime,
-poursuivit-elle, avec un geste orgueilleux, et il est
-venu pour me voir. M’entendez-vous ? C’est mon
-fiancé, qui est venu me rendre visite.</p>
-
-<p>— Jeune fille, êtes-vous folle ? grinça-t-il, dans
-le silence général.</p>
-
-<p>Et dans le même silence tous les yeux se fixèrent
-sur elle.</p>
-
-<p>— Je ne suis pas folle, répondit-elle, pâle et les
-yeux flamboyants.</p>
-
-<p>— Insensible à la honte, le serez-vous aussi à la
-crainte ? lui lança-t-il, d’une voix terrible.</p>
-
-<p>— La crainte ? Quand je vous dis que j’aime !
-Et que je l’aime, lui !</p>
-
-<p>Je ne saurais décrire les sentiments que cet aveu
-m’inspira. D’une part, j’étais dans une fureur telle
-que je me connaissais à peine ; et d’autre part, la
-jeune fille n’eut pas plus tôt prononcé ces paroles
-que M. le marquis la saisit brutalement par la taille
-et l’entraîna, malgré ses cris et sa résistance, jusqu’à
-l’autre bout de la pièce.</p>
-
-<p>Ce fut le signal d’une scène innommable. Je m’élançai
-pour lui porter secours ; aussitôt les trois
-hommes se jetèrent sur moi, et leur commune
-poussée me refoula vers la porte. Saint-Alais, écumant
-de rage, leur hurlait de m’emmener, tandis
-que je le traitais de lâche, l’invectivais, et m’efforçais
-vainement de l’atteindre. Un instant je réussis
-à leur tenir tête à tous trois, malgré leur nombre.
-Les cris de la jeune fille augmentaient le tumulte.
-Puis la force des choses l’emporta ; ils finirent par
-m’entraîner hors de la chambre, dont la porte se
-referma sur Denise et sur ses appels.</p>
-
-<p>J’étais pantelant, hors d’haleine, frénétique.
-Mais aussitôt la lutte terminée et la porte close
-un calme relatif nous envahit. Mes gardiens desserrèrent
-leur étreinte, et se mirent à m’examiner
-en silence. Pour moi, appuyé contre le mur, je
-roulais des yeux farouches. Puis l’un d’eux me
-dit assez civilement :</p>
-
-<p>— Allons, monsieur, en voilà assez. Tenez-vous
-tranquille, et nous vous traiterons bien ; sinon…</p>
-
-<p>— C’est un lâche infâme ! criai-je dans un sanglot.</p>
-
-<p>— Tout doux, monsieur, tout doux !</p>
-
-<p>Ils étaient cinq à présent, avec les deux hommes
-restés sur le palier. Le corridor était sombre, mais
-ils avaient un falot, et nous attendîmes en silence
-deux ou trois minutes. Puis la porte s’entre-bâilla
-de quelques pouces, l’homme qui paraissait les
-commander s’approcha de l’ouverture, et ayant
-reçu ses instructions, s’en revint.</p>
-
-<p>— En route ! fit-il. Au n<sup>o</sup> 6. Toi, Petitot, va
-chercher la clef.</p>
-
-<p>Le dénommé Petitot s’éloigna en hâte, et nous
-le suivîmes plus lentement au long du corridor :
-mes gardiens m’encadraient, et leurs pas pesants
-éveillaient des échos sonores qui se répercutaient
-au loin devant nous. La jaunâtre lumière du falot
-nous montrait de chaque côté des murs au badigeon
-grossier ; et dans celui de droite une lugubre
-enfilade de portes pareilles à des portes de cachots.
-Nous fîmes halte devant l’une d’elles, et je crus
-qu’on allait m’enfermer là : je repris courage, car
-je n’y serais pas loin de Denise. Mais la porte, en
-s’ouvrant, ne laissa voir qu’un petit escalier, que
-nous descendîmes à la queue leu-leu, et qui nous
-mena dans un corridor pareil à celui d’au-dessus.
-Arrivés à la moitié de ce nouveau corridor, nous
-fîmes halte derechef, auprès d’une fenêtre ouverte,
-par où le vent de la nuit s’engouffrait avec violence,
-au point d’agiter les cheveux et d’obliger le
-porteur du falot à l’abriter sous ses basques. Et le
-vent de la nuit n’entrait pas seul ; il nous apportait
-tous les bruits nocturnes de la ville en émoi :
-des clameurs farouches, des acclamations, avec le
-sempiternel brimbalement des cloches, et de temps
-à autre un coup de pistolet, bruits trop révélateurs
-de ce qui se passait sous le voile de ténèbres
-nous cachant le labyrinthe des maisons et des rues.
-Même, en un point, ce voile était déchiré, et par
-la trouée, une colonne rougeâtre jaillissait des toits,
-projetant des étincelles : ardente réverbération
-d’un vaste incendie qui, dévorant le cœur de la
-cité, semblait faire participer le ciel aux crimes
-et aux abominations qui se perpétraient sous sa
-voûte.</p>
-
-<p>Mes compagnons se pressèrent à la fenêtre et
-s’y penchèrent, tout yeux et tout oreilles. Je ne
-m’en étonnai pas, non plus que d’entendre l’homme
-responsable de tout, l’homme qui avait tout engagé
-dans cette partie, se promener d’un pas inlassable
-sur le toit, au-dessus de nos têtes. Car ce
-conflit de là-bas était l’unique grand conflit du
-monde, celui qui n’a jamais cessé depuis l’antiquité
-la plus reculée ; et on s’y adonnait comme il était
-de règle dans Nîmes depuis des siècles, avec une
-ardeur sauvage et sans merci, parmi des ruisseaux
-de sang. L’on n’en pouvait prédire l’issue ; mais
-selon toute apparence, tel il se déroulait ici, tel il
-faisait rage par la moitié de la France. De cette
-fenêtre, nous regardions dans la nuit avec nos yeux
-matériels ; mais par delà la frontière, à Turin, et
-plus près de nous, à Sommières, à Montpellier, des
-milliers de Français, la fleur de l’armorial de France,
-le suivaient également, tournés vers Nîmes, et d’un
-cœur aussi angoissé que les nôtres.</p>
-
-<p>Aux propos de ceux qui m’entouraient, je compris
-que M. Froment s’était emparé des Arènes,
-et s’y était retranché. Les flammes que nous
-voyions s’élevaient de l’une des églises réformées.
-J’appris aussi que les patriotes, attaqués à l’improviste,
-avaient fait peu de résistance, et que
-si les Rouges tenaient vingt-quatre heures encore,
-l’arrivée des troupes de Montpellier assurerait
-leur succès, et du même coup mettrait le mouvement
-sous l’égide des plus hauts personnages.</p>
-
-<p>— Mais il s’en est fallu de peu, chuchota l’un
-des hommes. Si nous ne leur avions sauté à la
-gorge ce soir, ils nous en faisaient autant demain.</p>
-
-<p>— Et cependant il n’y a pas la moitié de nos
-cohortes qui aient répondu à l’appel.</p>
-
-<p>— Les villages seront là dans la matinée, s’écria
-vivement un troisième. On va mettre en branle
-toutes les cloches d’ici au Rhône.</p>
-
-<p>— Oui, mais si les Cévenols arrivent les premiers ?
-Que se passera-t-il, camarade ?</p>
-
-<p>Personne ne sut que répondre, et tous restèrent
-aux aguets. Un bruit de pas qui se rapprochait
-dans le couloir leur fit rentrer la tête.</p>
-
-<p>— C’est Petitot avec les clefs, dit le chef. Allons,
-monsieur !</p>
-
-<p>Mais il se trompait. Le nouvel arrivant était un
-personnage de très haute taille, enveloppé d’un
-manteau, et le chapeau sur la tête, qui s’approchait
-à grands pas dans le corridor, suivi de trois
-ou quatre individus. Arrivé auprès de nous, il
-interpella :</p>
-
-<p>— Est-ce que Buzeaud est ici ?</p>
-
-<p>L’homme qui venait de parler s’avança respectueusement :</p>
-
-<p>— Oui, monsieur, le voici.</p>
-
-<p>— Prenez six hommes, les plus vigoureux que
-vous ayez en bas, répondit le nouveau venu (c’était
-Froment lui-même) et allez en chercher autant à
-la <i>Vierge</i>, pour barricader la rue qui longe les
-casernes et mène à l’arsenal. Vous trouverez
-facilement de l’aide. Occupez aussi quelques maisons,
-afin de commander la rue. Et…</p>
-
-<p>Mais il s’interrompit, car ses yeux, qu’il promenait
-à la ronde, venaient de se poser sur moi.</p>
-
-<p>— Qu’est-ce que cela signifie ? reprit-il. Que fait ici
-ce monsieur ? Et dans ce costume ?</p>
-
-<p>— M. le marquis l’a surpris… là-haut.</p>
-
-<p>— M. le marquis ?</p>
-
-<p>— Oui, monsieur, et il nous a donné l’ordre de
-l’enfermer au n<sup>o</sup> 6, en attendant.</p>
-
-<p>— Ah bah !</p>
-
-<p>— Comme espion.</p>
-
-<p>M. Froment sifflota, et nous nous entre-regardâmes
-tout d’abord. La lumière incertaine des falots,
-et peut-être aussi sa préoccupation, durcissaient les
-traits de son visage massif et ombraient fortement
-ses orbites et sa bouche ; mais il poussa un
-profond soupir, et sourit, comme s’il appréciait
-l’étrangeté de la situation.</p>
-
-<p>— Nous voilà donc de nouveau en présence,
-monsieur le vicomte, fit-il. Cela me rappelle que
-j’ai ici quelque chose qui vous appartient. Vous
-êtes venu pour me le réclamer, j’imagine ?</p>
-
-<p>— Oui, monsieur, je suis venu pour vous la
-réclamer, fis-je d’un ton hautain, en lui renvoyant
-regard pour regard, et je vis qu’il me comprenait.</p>
-
-<p>— Et M. le marquis vous a trouvé là-haut ?</p>
-
-<p>— Oui, là-haut.</p>
-
-<p>— Tiens !</p>
-
-<p>Il resta songeur un instant. Puis, s’adressant
-aux hommes :</p>
-
-<p>— C’est bon. Vous pouvez aller, Buzeaud. Je
-prends sous ma responsabilité ce monsieur… qui
-fera bien de quitter cette mascarade. Quant à vous,
-ajouta-t-il pour les trois ou quatre individus qui
-l’accompagnaient, allez m’attendre là-haut. Dites à
-M. Flandrin — et c’est mon dernier mot — que quoi
-qu’il arrive le maire ne doit pas hisser le signal
-pour réclamer la troupe. Il lui dira de ma part tout
-ce qu’il voudra… par exemple que je le ferai pendre
-aux plus hauts créneaux de la tour… mais qu’on
-se garde bien de mettre cette menace à exécution.
-C’est compris ?</p>
-
-<p>— Oui, monsieur.</p>
-
-<p>— Allez. Je vous rejoins dans un instant.</p>
-
-<p>Ils sortirent, laissant une lanterne sur le carreau,
-et je restai seul avec Froment. J’attendais qu’il me
-parlât, mais il ne me regardait même pas. Au contraire,
-allant à la fenêtre ouverte, il s’y accouda,
-considéra la nuit, et resta ainsi quelques minutes
-sans mot dire. Les ordres qu’il venait de donner
-avaient-ils modifié réellement le cours de ses idées,
-ou bien ne savait-il encore de quelle façon me traiter ?
-c’est un point qui m’échappe. A plusieurs
-reprises, je l’ouïs soupirer, et à la fin il me dit à
-brûle-pourpoint :</p>
-
-<p>— Trois cohortes seulement ont répondu à l’appel !</p>
-
-<p>Je ne sais ce qui me poussa, mais je le suivis sur
-ce terrain :</p>
-
-<p>— Trois cohortes seulement sur combien ? demandai-je
-froidement.</p>
-
-<p>— Sur treize. Ils ont la supériorité numérique.
-Mais notre offensive nous a valu le dessus, et il
-s’agira de le garder. Si les gens des campagnes
-arrivent demain…</p>
-
-<p>— Et les Cévenols pas.</p>
-
-<p>— Exact. Si de plus les officiers parviennent à
-maintenir le régiment de Guyenne dans les casernes,
-si le maire ne hisse pas le signal pour les
-appeler, et si les Calvinistes ne s’emparent pas de
-l’arsenal… je crois que nous pourrons y arriver.</p>
-
-<p>— Mais les chances sont ?…</p>
-
-<p>— Contre nous, monsieur. Raison de plus (il se
-retourna enfin vers moi et me montra son visage
-qui rayonnait d’un sombre orgueil) ; raison de
-plus pour qu’il faille un homme ! Car, le savez-vous ?
-le prix de la lutte qui se déroule là-bas,
-c’est la France ! Oui, la France ! répéta-t-il avec
-amertume, et laissant paraître son émotion. Et je
-n’ai pour accomplir cette besogne que quelques
-centaines de coupe-jarrets, de bandits et de moines,
-cependant que vos jolis messieurs restent bien
-tranquilles à se chauffer de l’autre côté de la frontière,
-en attendant de voir ce qui va arriver !
-C’est moi qui cours les risques, et ce sont eux
-qui tiennent les enjeux ! Je tue l’ours, et ils en
-prennent la peau. Ils sont à l’abri, et si j’échoue,
-me voilà pendu comme Favras !… Pouah ! ce serait
-à se faire patriote et à crier : « Vive la Nation ! »</p>
-
-<p>Sans attendre ma réponse, il attrapa vivement
-la lanterne, me fit signe de le suivre, et me précéda
-au long du corridor. Il n’avait pas dit un mot de
-ma présence dans la maison, ni de ma situation,
-ni de M<sup>lle</sup> de Saint-Alais, ni de la façon dont il
-prétendait me traiter ; aussi, arrivé à la porte,
-comme j’ignorais ses intentions, je lui touchai
-l’épaule et l’arrêtai.</p>
-
-<p>— Excusez-moi, monsieur, dis-je, avec toute la
-dignité dont je disposais ; mais j’aimerais savoir
-ce que vous allez faire de moi. Je n’ai pas besoin
-de vous dire que je ne suis pas entré dans cette
-maison comme espion…</p>
-
-<p>— Vous n’avez besoin de me dire rien du tout,
-trancha-t-il avec rudesse. Et quant à ce que je
-vais faire de vous, cela tient en quatre mots. Je
-vais vous garder auprès de moi, afin que si les
-choses en viennent au pis, auquel cas il est peu
-probable que je voie la fin de cette semaine, vous
-puissiez protéger M<sup>lle</sup> de Saint-Alais et la conduire
-en lieu sûr. A cette fin votre brevet, que je détiens,
-vous sera restitué. Si, d’autre part, nous
-gardons l’avantage et allumons l’incendie qui doit
-enflammer ces pédants à sang-froid, alors, monsieur
-le vicomte, j’aurai deux mots à vous dire.
-Et nous causerons de la chose en gentilshommes.</p>
-
-<p>Tout d’abord la surprise me rendit muet. Nous
-étions alors devant la porte du petit escalier par
-où j’étais descendu ; et son dernier mot prononcé,
-comme s’il n’attendait pas de réponse, il l’ouvrit
-et posa le pied sur la première marche, en projetant
-devant lui la clarté de son falot. Je l’arrêtai
-par la manche, et il se retourna vers moi.</p>
-
-<p>— Monsieur Froment…! murmurai-je.</p>
-
-<p>Mais il me fut impossible d’ajouter un mot.</p>
-
-<p>— Inutile de faire des phrases, dit-il majestueusement.</p>
-
-<p>— Êtes-vous bien certain… que vous savez
-tout ? balbutiai-je.</p>
-
-<p>— Je suis certain qu’elle vous aime, et qu’elle
-ne m’aime pas, répliqua-t-il, en fronçant la lèvre
-et d’une voix où vibrait le dépit. En dehors de
-cela, je ne suis certain que d’une chose.</p>
-
-<p>— Laquelle ?</p>
-
-<p>— C’est que d’ici vingt-quatre heures le sang va
-couler à flots dans toutes les rues de Nîmes, et
-que le bourgeois Froment sera le baron Froment…
-ou qu’il n’existera plus ! Dans le premier cas, nous
-causerons. Dans le second (et il haussa les épaules
-d’une façon tant soit peu théâtrale), cela n’a plus
-d’importance.</p>
-
-<p>Là-dessus il se mit à gravir les marches, et je le
-suivis. Au haut de l’escalier, il prit le corridor
-supérieur, puis l’escalier extérieur, où j’avais faussé
-compagnie à mon guide ; et enfin sur le toit, une
-courte échelle de bois menant jusque sur les plombs
-d’une tour. De là, nous dominions, étalé confusément
-sous nos pieds, tout le ténébreux chaos de
-Nîmes, ici offrant à l’imagination un amas de
-formes titanesques, et là un fouillis de rouges lueurs
-et d’ombres qui se découpaient en noir sur la
-clarté de l’église en feu. En trois points différents
-j’aperçus des falots piquetant le ciel comme des
-étoiles : l’un sur le couronnement des Arènes, un
-autre plus loin sur le clocher d’une église, le troisième
-sur une tour, en dehors des remparts. Mais
-la plus grande partie de la ville était à cette heure
-plongée dans le sommeil. L’émeute avait expiré,
-les cloches se taisaient ; la brise de la mer, chargée
-de sel, rafraîchissait nos fronts.</p>
-
-<p>Sur les plombs une douzaine de personnages
-enveloppés de manteaux contemplaient pensivement
-le panorama, ou bien marchaient de long en
-large, tout en causant ; mais l’obscurité m’empêcha
-d’en reconnaître un seul. Après avoir reçu deux
-ou trois messages, Froment s’éloigna jusqu’à
-l’extrême bord de la tour qui donnait sur la campagne,
-et s’y promena seul, la tête basse, les mains
-derrière le dos. Il y avait là-dedans, j’imagine,
-plutôt un désir de sauvegarder sa dignité qu’un
-réel besoin de solitude. Mais les autres respectèrent
-ses volontés ; et, suivant leur exemple, je m’assis
-dans un des créneaux, d’où l’on apercevait l’incendie,
-alors sur son déclin.</p>
-
-<p>J’ignore quelles étaient les pensées des autres.
-Un mot entendu par hasard m’apprit que Louis
-de Saint-Alais commandait aux Arènes, et que
-M. le marquis attendait seulement que le succès
-fût assuré pour partir à Sommières, dont le gouverneur
-avait promis un régiment de cavalerie au
-cas où Froment pourrait triompher sans son aide.
-La combinaison me parut des plus singulières ;
-mais les Émigrés, par crainte de compromettre le
-roi, et mis en garde par le sort de Favras, — lequel,
-abandonné des siens, avait été fusillé quelques
-mois plus tôt à la suite d’une conspiration
-analogue, — n’avaient guère que de la timidité.
-Et si ceux qui m’entouraient en ressentaient de
-l’indignation, ils n’eurent garde de l’exprimer.</p>
-
-<p>La plupart néanmoins se taisaient, sauf lorsqu’un
-mouvement dans la ville, ou un appel au secours,
-leur arrachaient quelques paroles vives. Quant à
-moi, mes pensées n’avaient rien à voir avec cette
-lutte où les deux partis s’observaient l’un l’autre
-en attendant le jour : je ne m’occupais ni du lendemain,
-ni de Denise, mais bien de Froment lui-même.
-Si le but de cet homme avait été de faire
-impression sur moi, il l’avait atteint. Assis là dans
-les ténèbres, je sentais peser sur moi son influence ;
-j’étais ému par la crise comme lui et parce que
-lui-même l’était. Je vibrais de cette angoisse qui
-saisit le joueur à son dernier enjeu, du seul fait
-qu’il avait jeté les dés. Je me trouvais avec lui
-sur un même pinacle vertigineux, et à l’idée du
-menaçant avenir, je tremblais pour lui et avec lui.
-Mon regard se détournait des autres, et cherchait
-instinctivement sa haute taille dans l’ombre où
-il se promenait solitaire. Sans la moindre volonté
-de ma part je lui rendais l’hommage dû à celui qui
-se tient sur la brèche, impassible, et maître de soi
-devant la mort qui le guette.</p>
-
-<p>Vers minuit eut lieu un mouvement général de
-descente. Je n’avais rien absorbé depuis douze
-heures, et j’avais beaucoup agi ; nonobstant la
-situation ambiguë où je me trouvais, la faim
-m’incitait à faire comme les autres. Je me mêlai
-donc à eux, et me trouvai une minute plus tard
-sur le seuil d’une pièce oblongue, brillamment
-éclairée par des lampadaires, et garnie de tables
-apprêtées pour une soixantaine de convives. Par
-une trouée de la foule masculine, il me sembla
-entrevoir dans un coup d’œil, à l’autre bout de la
-salle, des femmes, des bijoux, des regards étincelants,
-et un battement d’éventail : vision bien
-propre à augmenter l’effet ahurissant du contraste
-au sortir de l’obscurité des plombs balayés par le
-vent ! Mais je n’eus guère le loisir de la réflexion.
-Je m’étais à peine avancé de quelques pas dans
-la salle, lorsque la presse qui me dérobait l’autre
-bout acheva de se dissiper, à mesure que chacun
-prenait son siège, parmi le bourdonnement des
-conversations. Au bout d’une minute mes regards
-avides se fixaient sans contrainte sur Denise, — pâle
-et languissante, l’air navré, — placée auprès
-de sa mère au haut bout de la table, comme une
-statue de la désolation. Elles avaient auprès d’elles
-M<sup>me</sup> Catinot, deux ou trois dames et un nombre
-égal de gentilshommes.</p>
-
-<p>Soit par une attraction sympathique, soit simple
-effet du hasard, elle ne tarda pas à jeter les yeux
-sur moi, et se leva toute droite en poussant une
-exclamation étouffée. Il n’en fallut pas plus :
-M<sup>me</sup> de Saint-Alais me regarda, et elle poussa
-également un cri. En un clin d’œil, tandis qu’une
-faible partie des convives intermédiaires causaient
-encore sans s’apercevoir de rien, et que les domestiques
-circulaient à pas feutrés, tous les yeux
-se levèrent sur moi, à l’autre bout de la table, et
-me prirent pour point de mire. Juste à ce moment,
-par malheur, M. de Saint-Alais, un peu en retard,
-entrait : il ne manqua point de me voir, lui aussi.
-Un juron éclata derrière moi, mais je ne m’occupais
-que de l’autre bout de la table et de Denise,
-et ce fut seulement lorsqu’il posa la main sur mon
-bras que je me retournai tout d’une pièce et que
-je l’aperçus.</p>
-
-<p>— Monsieur ! s’écria-t-il, avec un nouveau juron
-(il étouffait presque de rage et de surprise). C’en
-est trop.</p>
-
-<p>Je le regardai en silence. La situation était inextricable,
-et je m’y perdais.</p>
-
-<p>— Comment se fait-il que je vous retrouve ici ?
-reprit-il avec fureur et d’un ton qui acheva d’attirer
-sur moi tous les regards.</p>
-
-<p>Il était blême de colère. Il m’avait laissé prisonnier
-et me retrouvait son hôte.</p>
-
-<p>— Je n’en sais rien moi-même, fis-je. Mais…</p>
-
-<p>— Je le sais, moi, prononça quelqu’un, dans le
-dos de M. de Saint-Alais. Si vous tenez à le savoir,
-marquis, c’est sur mon invitation que M. de Saux
-est ici.</p>
-
-<p>C’était Froment, qui venait tout juste d’arriver.
-Saint-Alais se retourna, comme si on l’eût poignardé.</p>
-
-<p>— En ce cas, c’est moi qui ne suis pas à ma
-place ici ! exclama-t-il.</p>
-
-<p>— Comme il vous plaira, dit Froment avec
-calme.</p>
-
-<p>— Mais il ne me plaît pas ! riposta le marquis,
-lui jetant un regard de dédain, et d’une voix qui
-emplit la salle. Il ne me plaît pas !</p>
-
-<p>En l’entendant, et me voyant, sous les lumières,
-le centre de tous les regards, je pouvais me croire
-de nouveau dans le salon de Saint-Alais, lors du
-vain serment des épées ; comme si les trois quarts
-d’un an ne s’étaient pas écoulés depuis le début
-de la révolution. Mais la voix de Froment me tira
-de cette rêverie.</p>
-
-<p>— Fort bien, dit-il gravement. Il me semble,
-toutefois, que vous oubliez…</p>
-
-<p>— C’est vous qui oubliez, s’écria Saint-Alais
-avec emportement. Ou vous ne comprenez pas, ou
-vous ignorez, que ce gentilhomme…</p>
-
-<p>— Je n’oublie rien ! répliqua Froment, dont le
-visage s’assombrit. Rien, si ce n’est que nous faisons
-attendre nos hôtes. Moins que tout, j’oublie
-les services, monsieur, que vous m’avez jusqu’ici
-rendus. Mais, monsieur le marquis, reprit-il avec
-dignité, c’est mon tour de commander ce soir, et
-c’est à moi de prendre des mesures. Je les ai
-prises, et je dois vous prier de vous y soumettre.
-Je sais que vous ne me ferez pas défaut en cette
-extrémité. Je sais, et ces gentilshommes savent,
-qu’en cas de malheur vous me secourriez ; mais
-je crois aussi que, tout allant bien, comme c’est
-le cas, vous ne me susciterez pas d’obstacles inutiles.
-Allons, monsieur ; ce gentilhomme ne refusera
-pas de s’asseoir à cette place. Et nous serons
-tous les invités de madame votre mère. Faites-moi
-ce plaisir.</p>
-
-<p>La face de Saint-Alais était sombre comme la
-nuit, mais l’autre était un homme, et il usait d’un
-ton courtois mais énergique. Avec une nonchalance
-hautaine, M. le marquis céda — pour la première
-fois de sa vie, je pense — et je l’accompagnai
-jusqu’au haut bout de la table. Resté seul, je
-m’assis à la première place venue, sous les regards
-scandalisés de mes voisins. Mais plus qu’eux encore,
-j’étais scandalisé par ce festin étrange, à l’heure
-où Nîmes veillait, par cette joyeuse médianoche,
-à l’heure où les morts gisaient encore dans les
-rues, où l’air frémissait, où la nuit entière se
-taisait, dans l’attente de ce qui allait survenir.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c23">CHAPITRE XXIII<br />
-<span class="small">LA CRISE</span></h2>
-
-
-<p>Quand l’aube grise, à laquelle tant d’hommes
-aspiraient, se leva lentement sur la cité en éveil,
-elle trouva sur les plombs de la tour de Froment
-des visages pâles, sinon des cœurs défaillants.
-Cette heure, où toute la nature manque de couleur,
-où toutes choses, le ciel excepté, paraissent
-ternes et grises, met le courage d’un homme à une
-rude épreuve, tout comme le vent froid qui l’accompagne
-s’acharne sur son corps. Les yeux qui
-une heure auparavant pétillaient de la gaieté du
-vin — car nous nous étions attardés à boire au
-roi, à l’Église, à la cocarde rouge et à M. d’Artois — devinrent
-pensifs ; les hommes qui, un peu plus
-tôt, montraient des visages vermeils, frissonnèrent
-en sondant la brume, et s’enveloppèrent plus
-étroitement de leurs manteaux. S’il en était un
-parmi eux qui considérât l’issue de la journée avec
-une entière égalité d’âme, ce phénix ne s’offrit
-point à mes regards.</p>
-
-<p>Froment avait prêché la foi, mais c’était dans
-la rue que la foi se trouvait presque toute. Dans
-la rue, j’en suis sûr, il y avait maints croyants,
-tout prêts à courir à la mort, ou à tuer sans miséricorde.
-Et de ceux-là, peut-être, s’en trouvait-il
-aussi un ou deux parmi nous. Mais en général les
-hommes qui surveillaient avec moi le panorama
-de Nîmes ce matin-là, étaient de hardis aventuriers,
-ou des partisans locaux de Froment, ou des
-officiers expulsés par leurs régiments, ou encore,
-mais en petit nombre, des gentilshommes, tel Saint-Alais.
-Tous gens braves, et quelques-uns échauffés
-par le vin ; mais Froment n’était pas seul à
-savoir que Favras avait été pendu, de Launay
-massacré, et le prévôt Flesselles fusillé de sang-froid !
-D’autres que lui pouvaient augurer à quel
-genre de vengeance ce bizarre être nouveau, la
-Nation, saurait recourir, si on l’outrageait ! Aussi,
-quand après une longue attente l’aurore parut
-enfin, rosissant les nuages de l’est, et que jaillissant
-par-dessus la mer de brume qui emplissait la vallée
-du Rhône, elle teignit de sa rose lumière les cimes
-de l’occident, et nous trouva debout, je ne vis
-autour de moi que des hommes aux faces graves,
-et portant plus ou moins sur leurs traits hagards
-et défaits la marque de leur condition mortelle.</p>
-
-<p>Le seul Froment excepté. Celui-ci, pour une raison
-quelconque, offrait à l’apparition du jour une
-contenance non seulement résolue, mais joyeuse.
-Renonçant à l’attitude solitaire qu’il avait gardée
-toute la nuit, il s’avança vers les créneaux dominant
-la ville, et causa et voire plaisanta, raillant
-les cœurs faibles, et prenant la victoire comme
-acquise. J’ai ouï dire à ses ennemis que cette conduite
-fut le résultat de sa nature, et qu’il n’y avait
-aucun mérite ; que l’orgueil l’élevait non seulement
-au-dessus des vulgaires passions de l’humanité,
-mais au-dessus de la crainte ; que dans la
-ferme volonté de jouer son rôle à l’admiration de
-chacun, il oubliait que ce fût là autre chose qu’un
-rôle, et qu’il affrontait tous les hasards et courait
-tous les risques avec aussi peu d’émotion que l’acteur
-qui représente le Cid, ou qui boit le poison
-dans le rôle de Mithridate.</p>
-
-<p>Mais cette prétention revient tout bonnement
-à affirmer que cet homme était non seulement très
-vain, mais encore très brave. J’admets l’un et
-l’autre. Aucun de ceux, en effet, qui l’ont vu ce
-matin-là n’en pourrait douter : ils savent aussi
-que, entre un million d’hommes, le plus digne de
-commander en une telle occurrence était bien cet
-homme résolu, inflexible, gai même, qui ne revenait
-jamais sur ses décisions, pas plus qu’il n’avouait
-de craintes. Lorsque la brume se dissipa — un
-peu après quatre heures — et découvrit
-la plaine riante, la ville et les hauteurs, et quand
-de la direction du Rhône le premier brimbalement
-des cloches frappa les oreilles et fit taire le chant
-du rossignol, il tourna vers ses partisans un visage
-presque joyeux.</p>
-
-<p>— Allons, messieurs, fit-il d’un ton cordial et la
-tête haute. Remuons-nous ! Il ne doit pas être dit
-que nous nous cachons et que nous n’osons nous
-montrer au dehors, ou qu’ayant poussé autrui en
-avant, nous restons en arrière — comme ces bavards
-et songe-creux de leur lâche Assemblée qui,
-prêts à s’emparer de leur roi, mirent au premier
-rang des femmes pour se préserver du danger !
-Allons, messieurs ! Ils l’ont emmené de Versailles
-à Paris. Nous l’escorterons à son retour ! C’est
-aujourd’hui que nous faisons le premier pas !</p>
-
-<p>L’enthousiasme est de tous les sentiments le
-plus contagieux. Un murmure d’approbation accueillit
-ses paroles ; les yeux qui une minute plus
-tôt étaient mornes, redevinrent brillants.</p>
-
-<p>— A bas les traîtres ! cria l’un.</p>
-
-<p>— A bas les trois couleurs ! cria un autre.</p>
-
-<p>Du geste, Froment réclama le silence.</p>
-
-<p>— Non, monsieur, dit-il vivement. Au contraire,
-nous aussi, nous aurons nos trois couleurs : Vive le
-Roi ! vive la Foi ! vive la Loi ! Vivent les Trois !</p>
-
-<p>L’idée eut du succès. Cent voix en chœur crièrent :
-« Vivent les Trois ! » On répéta les mots sur
-les toits inférieurs et aux fenêtres, et jusque dans
-les rues ; tant et si bien qu’ils se perdirent <i lang="it" xml:lang="it">decrescendo</i>,
-tel un feu de file, dans le lointain.</p>
-
-<p>D’un grand geste chevaleresque, Froment leva
-son chapeau.</p>
-
-<p>— Merci, messieurs, fit-il. Au nom du roi, au
-nom de Sa Majesté, je vous remercie. Avant que
-nous ayons fini, l’Atlantique ouïra ce cri, et les
-échos de la Manche le répéteront ! Oui, le Rhône
-délivrera ce que la Seine a emprisonné ! Sur
-Nîmes et sur vous, toute la France aujourd’hui
-a les yeux fixés ! Pour la liberté ! Pour la liberté
-de vivre : de lâches scribes l’étrangleront-ils ?
-Pour la liberté de prier : ils spolient Dieu et
-profanent ses temples ! Pour la liberté de circuler :
-le roi de France est prisonnier ! En dirai-je davantage ?</p>
-
-<p>— Non, non ! s’écrièrent-ils, agitant leurs chapeaux
-et leurs épées.</p>
-
-<p>— Je n’ajouterai donc rien, reprit-il. Je n’userai
-plus de mots ! Mais je veux montrer qu’ici du
-moins, à Nîmes, on honore Dieu et le roi, et on
-laisse libres leurs fidèles ! Suivez-moi, messieurs,
-et nous ferons le tour de la ville pour visiter les
-postes du roi et voir si quelqu’un ose crier :
-« A bas le roi ! »</p>
-
-<p>Ils lui répondirent par une clameur d’approbation
-et de menace qui fit trembler la vieille tour ;
-et aussitôt, se pressant sur l’échelle, ils se mirent à
-descendre jusqu’au toit de la maison et de là dans
-l’escalier. Assis sur l’embrasure de la tour, je vis
-leur long défilé traverser les plombs au-dessous de
-moi ; leurs cuivres et leurs buffleteries reluisaient
-au soleil, leurs rubans voltigeaient à la brise, leurs
-voix sonnaient haut et clair. Ils me parurent,
-alors, une troupe valeureuse : la plupart étaient
-jeunes, et tous avaient bel air ; ma sympathie les
-accompagna lorsqu’ils s’enfoncèrent un par un
-dans le capot de l’escalier par lequel j’étais monté.
-Une moitié avait disparu, lorsque je sentis que
-l’on me touchait le bras, et je trouvai Froment,
-le dernier à partir, arrêté auprès de moi.</p>
-
-<p>— Vous resterez ici, monsieur, me dit-il, d’un
-ton significatif, les yeux abaissés vers les miens.
-Si les choses en viennent au pis, je n’ai pas besoin
-de vous recommander de veiller sur M<sup>lle</sup> de Saint-Alais.</p>
-
-<p>— Dans la mauvaise comme dans la bonne fortune,
-je veillerai sur elle, répondis-je.</p>
-
-<p>— Merci, fit-il, la lèvre hautaine et une lueur
-mauvaise dans le regard. Mais en ce dernier cas,
-c’est moi qui veillerai sur elle. Ne l’oubliez pas,
-si je suis vainqueur, nous avons encore à causer,
-monsieur !</p>
-
-<p>— Soit ! Dieu vous donne la victoire ! exclamai-je
-involontairement.</p>
-
-<p>— Vous avez foi dans votre habileté à l’épée ?
-répliqua-t-il, légèrement ironique.</p>
-
-<p>Puis, changeant de ton, il poursuivit :</p>
-
-<p>— Mais non, je me trompe. Votre souhait procède
-d’un vrai gentilhomme français. Et c’est en
-cette qualité que je vous confie M<sup>lle</sup> Denise sans
-la moindre crainte. Dieu vous garde !</p>
-
-<p>— Et vous de même, fis-je.</p>
-
-<p>Et il suivit les autres.</p>
-
-<p>Il était environ cinq heures. Le soleil était levé,
-et la plate-forme de la tour, restée silencieuse et
-en ma seule possession, semblait si rapprochée du
-ciel, si lumineuse, paisible et tranquille, de cette
-tranquillité du matin qui s’apparente à l’innocence,
-que je regardai autour de moi, ébahi. Je me trouvais
-sur un autre plan que le monde inférieur,
-d’où s’élevait sauvagement la clameur d’allégresse
-qui saluait l’apparition de Froment. Une autre
-acclamation suivit, et une autre, qui firent s’envoler
-les pigeons effarouchés en une nuée tournoyante,
-bien plus haut que les toits ; puis l’onde
-de bruit s’éloigna peu à peu, propageant son indicible
-menace vers le sud de la ville. Et je restai
-sur ma tour, seul et au-dessus de la mêlée.</p>
-
-<p>Une fois seul, j’eus le loisir de réfléchir ; et mes
-réflexions furent d’une teinte sinistre. Qu’était
-devenue aujourd’hui la douce concorde dont la
-moitié de la nation avait rêvé durant des semaines ?
-Où était l’âge d’or de paix et de fraternité que
-l’abbé Benoît, avec les syndics de Giron et Vlais,
-avaient prévu ? Et l’abolition des frontières ? Et
-les droits de l’homme ? Et les autres dix mille
-béatitudes que philosophes et théoriciens avaient
-entrepris de créer — sans tenir compte de la
-nature humaine — moyennant l’adoption de leurs
-systèmes ? Oui, qu’étaient-elles devenues ? De tout
-le riant paysage qui m’entourait s’éleva, en guise
-de réponse, le brimbalement des cloches obsédantes.
-Du fond des rues montaient des bruits de
-combat et de victoire. Le long d’une route, serpentant
-capricieusement à travers la plaine, se
-hâtaient de petites troupes d’hommes — que je
-n’avais pas encore aperçues — avec des armes
-reluisantes ; et enfin, symptôme le plus grave, au
-bout d’une demi-heure de mon guet, vers un
-lointain faubourg de l’ouest éclata une salve soudaine,
-suivie de coups de feu isolés. Les pigeons
-tournoyaient toujours par-dessus les toits, nuée de
-flocons blancs, et les pierrots sautillaient à mes
-pieds ; sur la tour, sur le toit inférieur, où s’étaient
-rassemblés quelques domestiques, régnaient le
-soleil et le calme de la paix. Mais au fond des rues,
-là-bas, je sentais la mort à l’œuvre.</p>
-
-<p>Au début cependant, je n’éprouvai qu’une émotion
-médiocre. Le jour était peu avancé ; je n’attendais
-pas une issue immédiate ; et je rêvais
-presque indolemment, suivant le cours des pensées
-que je viens d’indiquer, et comparant avec
-tristesse cette scène de carnage aux brillantes
-promesses des mois révolus. Mais peu à peu
-l’anxiété des domestiques que je voyais sur le
-toit inférieur me gagna. Je me mis à écouter plus
-attentivement, et j’imaginai que la marée du combat
-se rapprochait, que les cris et les coups de feu
-arrivaient plus vite et plus fort à mon oreille.
-Pour finir, sur un lieu voisin des casernes, et assez
-proche de moi, j’aperçus de légers flocons de fumée
-blanche qui s’élevaient des toits, et à deux reprises
-une salve de mousqueterie partant du même
-point fit trembler les vitres. Puis dans l’une des
-rues immédiatement au-dessous de moi, que j’apercevais
-dans toute sa longueur, je vis une foule
-accourir — dans ma direction.</p>
-
-<p>J’interpellai les domestiques pour savoir ce que
-cela signifiait.</p>
-
-<p>— On vient d’attaquer l’arsenal, monsieur, répondit
-l’un d’eux, en s’abritant les yeux du soleil.</p>
-
-<p>— Qui a attaqué ? demandai-je.</p>
-
-<p>Mais il se contenta de hausser les épaules et de
-regarder plus attentivement au loin. Je suivis son
-exemple. Pour un temps rien ne se produisit ;
-mais tout à coup, aussi brusquement que si s’ouvrait
-une porte qui eût jusque-là étouffé le bruit,
-un tonnerre de vociférations éclata, et une foule
-énorme se déversa par l’extrémité la plus proche
-dans la rue au-dessous de moi, et refluant dans
-toute sa longueur à grands renforts de hurlements
-et d’armes brandies — qui entouraient au centre
-un crucifix et un peloton de moines — tourna le
-coin à l’autre bout et disparut. Quelque temps je
-continuai d’entendre le gros de leurs cris, et le suivis
-du côté des casernes, d’où arrivait par intervalles
-le déchirement de la fusillade. J’en conclus
-que c’était un renfort venu à l’appel de Froment.
-Après quoi, regardant par hasard au-dessous,
-je vis que la moitié des domestiques avaient disparu,
-et que des formes humaines commençaient à
-se glisser par les rues jusqu’alors désertes. Je me
-mis à trembler. Le dénouement se produisait plus
-tôt que je l’avais cru.</p>
-
-<p>Je hélai l’un des hommes et lui demandai où
-étaient les dames.</p>
-
-<p>Il leva vers moi une face blême.</p>
-
-<p>— Je ne sais pas, monsieur, répondit-il brièvement,
-et il détourna aussitôt les yeux.</p>
-
-<p>— Elles sont en bas ?</p>
-
-<p>Mais il guettait avec trop d’attention pour me
-répondre, et ne fit que secouer la tête avec impatience.
-Je ne voulais pas quitter la plate-forme, et
-je lui donnai l’ordre de porter mes compliments à
-M<sup>me</sup> de Saint-Alais et de la prier de monter. Je
-trouvais singulier qu’elle ne l’eût pas encore fait,
-car les femmes ne résistent guère à la tentation
-de voir.</p>
-
-<p>Mais l’homme était trop effrayé pour s’occuper
-de nul autre que de lui-même — c’était, je pense,
-l’un des cuisiniers — et il ne bougea pas ; tandis
-que ses compagnons se bornaient à crier :</p>
-
-<p>— Tout à l’heure, monsieur, tout à l’heure.</p>
-
-<p>Je perdis patience ; et courant à l’échelle, je la
-descendis et marchai droit à eux.</p>
-
-<p>— Tas de gredins ! exclamai-je. Où sont les
-dames ?</p>
-
-<p>Quelques-uns se retournèrent vers moi en sursautant.</p>
-
-<p>— Vous dites, monsieur ?</p>
-
-<p>— Où sont les dames ? répétai-je avec irritation.</p>
-
-<p>— Oh ! je n’avais pas saisi, répliqua ironiquement
-le plus voisin. Elles sont allées prier dans
-la chapelle, monsieur.</p>
-
-<p>— Dans la chapelle ?</p>
-
-<p>— Mais oui : chez les Capucins.</p>
-
-<p>— Elles ne sont donc plus ici ?</p>
-
-<p>— Non, monsieur, répondit-il, les yeux détournés.
-Mais… que se passe-t-il ?</p>
-
-<p>Et, attiré par le bruit, il s’éloigna de moi, pâlissant
-encore. Je le suivis jusqu’au parapet, où je
-me penchai. La vue, sans être aussi étendue que
-de la tour, découvrait la rue principale orientée
-vers le midi : elle était pleine d’une foule qui la
-remontait dans notre direction, en désordre et par
-détachements, les uns lancés à fond de train, les
-autres au pas de course, par quatre ou cinq de
-front ; et tous à chaque instant regardaient derrière
-eux.</p>
-
-<p>Les domestiques comprirent bien vite ce que
-cela signifiait. En un clin d’œil leur groupe se dispersa.
-Courant pêle-mêle, et répétant : « Nous
-sommes vaincus ! » ils traversèrent les plombs,
-gagnèrent l’escalier et se mirent à descendre. Je
-restai une minute encore aux aguets ; mais le
-torrent des fuyards, loin de tarir, grossissait toujours,
-leur allure s’accélérait, les derniers venus
-regardaient plus fréquemment derrière eux en
-serrant leurs armes ; le fracas de la lutte, les
-hurlements, les appels, les détonations, se rapprochaient :
-ma décision fut bientôt prise. L’escalier
-à présent était libre ; je le dégringolai jusqu’à
-la porte de l’étage supérieur, par où j’avais
-pénétré dans la maison, la veille au soir. Je
-soulevai le loquet, mais reculai : la porte était
-fermée à clef ! Avec une exclamation déçue, et
-pris d’une hâte fébrile, — car dans les ténèbres
-de l’escalier j’ignorais alors ce qui se passait, et
-me représentais des catastrophes, — je me remis
-à descendre la spirale, au bas de laquelle j’arrivai
-dans le cloître formant vestibule.</p>
-
-<p>Je le trouvai encombré d’hommes en armes,
-sombres et exaspérés ; et assiégé au dehors par
-d’autres individus, qui s’efforçaient d’y pénétrer.
-Un instant de plus, et j’aurais trouvé l’escalier
-obstrué par le flot de ceux qui le remontaient ;
-et j’aurais été bloqué sur le toit. En fait, je dus
-attendre plusieurs minutes avant de pouvoir me
-frayer un chemin dans la presse, refoulé que je
-fus contre la muraille, où me cloua la ruée vers
-l’intérieur. Proche de moi, cependant, j’avisai l’un
-des domestiques dans la même situation, et je le
-tirai par la manche.</p>
-
-<p>— Où sont les dames ? fis-je. Sont-elles revenues ?
-Sont-elles ici ?</p>
-
-<p>— Je n’en sais rien, dit-il, le regard fuyant.</p>
-
-<p>— Sont-elles encore dans la chapelle ?</p>
-
-<p>— Je l’ignore, monsieur, répliqua-t-il avec impatience.</p>
-
-<p>Et apercevant, je suppose, celui qu’il cherchait,
-il me repoussa, avec la brutalité de la peur, et,
-se jetant parmi la foule, disparut.</p>
-
-<p>Il régnait dans la place un tel tohu-bohu d’hommes
-entrant et sortant, criant des ordres ou
-fendant la presse, que je ne savais que faire. Les
-uns réclamaient Froment, d’autres voulaient que
-l’on fermât les portes ; celui-ci criait que tout était
-perdu, celui-là que l’on montât la poudre de la
-cave. C’était une confusion à perdre la tête, et je
-restai plusieurs minutes en son centre, coudoyé,
-bousculé, ballotté de côté et d’autre. Où étaient
-les femmes ? Où étaient-elles ? Ce doute m’affolait.
-Je m’accrochai à une demi-douzaine de mes
-plus proches voisins, et le leur demandai ; mais
-tous se récrièrent farouchement qu’ils l’ignoraient — comment
-l’auraient-ils su ? — et se dégageant
-de moi sauvagement ils m’échappèrent comme le
-domestique. Tous ceux-là, en effet, étaient de l’espèce
-la plus vulgaire. Il n’y avait là ni Froment,
-ni Saint-Alais, ni les chefs, mais un ou deux seulement
-des braves qui étaient partis avec eux.</p>
-
-<p>Je ne crois pas m’être jamais trouvé en plus
-pénible situation. Denise était-elle encore dans la
-chapelle, ou bien dans les rues, exposée à des
-périls auxquels je n’osais songer ? ou d’autre part
-serait-elle sauve dans la chambre voisine, ou à
-l’étage supérieur, sur le toit ? Dans l’inouïe confusion,
-il m’était impossible de l’apprendre, tout
-comme de faire un mouvement. Mon seul espoir
-semblait être dans le retour de Froment. Mais
-après une minute de vaine attente, qui me parut
-durer un siècle, je perdis patience, et refoulant la
-presse, gagnai une porte qui devait mener au corps
-de logis principal.</p>
-
-<p>L’ayant dépassée, je retrouvai le même désordre :
-ceux-ci, remontant la poudre des caves,
-obstruaient le passage ; ceux-là se mettaient en
-devoir de piller la maison. A ce rez-de-chaussée,
-j’avais peu d’espoir de trouver celles que je cherchais ;
-et après avoir regardé en vain de tous côtés,
-j’avisai un escalier, et montant rapidement jusqu’au
-second étage, m’élançai vers la chambre de
-Denise… La porte était fermée à clef.</p>
-
-<p>Je la martelai follement, j’appelai, j’attendis,
-aux écoutes, et j’appelai encore ; mais je ne perçus
-aucun bruit à l’intérieur ! Convaincu enfin, j’y renonçai
-et passai aux portes voisines. Les deux
-premières étaient closes également ; la troisième
-et la quatrième chambre étaient ouvertes et vacantes.
-La dernière où je pénétrai était celle d’un
-homme.</p>
-
-<p>Cette besogne ne fut pas longue, et ne me prit
-qu’une minute. Mais tout le temps que j’employai
-à frapper, à écouter et à appeler, — bien que dans
-le corridor où je circulais régnât un silence de
-mort où mes pas se répercutaient, — le bas de la
-maison retentissait de cris, d’appels et de bruits
-de pas précipités. Je trépignais. La marquise était
-peut-être sur le toit. Je me mis en devoir d’y
-monter. Puis je réfléchis que si j’y grimpais je
-pourrais bien au moment de redescendre trouver
-l’escalier bloqué ; et, maudissant ma folie d’avoir
-quitté le cloître, — pour la seule raison que mes
-recherches n’avaient pas abouti, — je retournai
-précipitamment à l’escalier, m’y élançai, et divisant
-de mon mieux les flots humains qui tournoyaient
-et déferlaient plein l’étage inférieur, je
-parvins de haute lutte à regagner le vestibule.</p>
-
-<p>J’arrivai juste à temps. Comme j’entrais par
-une porte, Froment y pénétrait par l’autre, avec
-un petit peloton de ses séides, dont plusieurs, je
-le vis alors, portaient le ruban vert, les couleurs
-d’Artois. Sa haute stature dominait toutes
-les têtes, et je vis qu’il était blessé : un filet de
-sang découlait sur sa joue, et ses yeux luisaient
-d’un éclat quasi dément. Mais il gardait son calme :
-il avait encore un tel empire, non seulement sur
-lui-même, mais sur ceux qui l’entouraient, que
-l’agitation s’apaisait et tombait sous son regard.
-En un instant ces hommes, qui ne savaient plus
-que se jeter les uns sur les autres et s’embarrasser
-mutuellement, coururent à leurs postes. On entendait
-au bout de la rue les hurlements d’une
-foule hostile, et il était clair qu’il avait battu en
-retraite devant des forces écrasantes. Néanmoins
-la résolution parut tout à coup prendre la place
-de la panique, et l’espérance celle du désespoir.</p>
-
-<p>Campé sur le seuil et pointant de côté et d’autre
-le pistolet déchargé qu’il tenait à la main, il
-ordonna en quelques mots brefs et nets de barricader
-la porte, et cet ordre exécuté, il envoya ses
-hommes à leurs différents postes. La foule qui
-avait jusque-là encombré la place se dissipa comme
-par enchantement, et il m’aperçut. Il me fit signe
-d’approcher.</p>
-
-<p>S’il jouait un rôle, qu’il me soit permis de déclarer,
-pour n’y plus revenir, qu’il le jouait noblement.
-Même à cette heure, où je devinais que tout
-était perdu, son visage n’exprimait ni crainte, ni
-envie ; et il n’y eut dans ses paroles aucune ostentation.</p>
-
-<p>— Sortez vite, me glissa-t-il à voix basse, m’interdisant
-d’un geste prompt les questions que
-j’étais prêt à lui poser, par cette porte-là, et par
-la poterne au bas de l’autre escalier. Allez à la
-porte de l’est, vous y trouverez des chevaux devant
-Sainte-Geneviève. Ici, tout est fini ! conclut-il,
-en m’étreignant la main et me poussant vers la
-sortie.</p>
-
-<p>— Mais M<sup>lle</sup> Denise, m’écriai-je. Elle n’est pas
-dans la maison !</p>
-
-<p>— Hé quoi ! fit-il, s’arrêtant pour me considérer,
-d’un visage assombri. Êtes-vous fou ? Est-ce à
-dire qu’elle est sortie ?</p>
-
-<p>— Elle n’est pas ici, répondis-je. On m’a dit
-qu’elle était allée à la chapelle avec M<sup>me</sup> de Saint-Alais,
-et elle n’en est pas revenue.</p>
-
-<p>— Quel Charenton ! lança-t-il, avec un affreux
-blasphème. Dieu les protège ! répéta-t-il par deux
-fois.</p>
-
-<p>Et après un silence, rencontrant mon regard où
-il lut de l’horreur, il eut un rire rauque.</p>
-
-<p>— Après tout, qu’importe ? fit-il avec agitation.
-Nous voilà tous dans le même sac ! Comportons-nous
-en gentilshommes. J’ai fait mon possible pour
-ma part. Entendez-vous cela ?</p>
-
-<p>Il leva la main : une salve de mousqueterie fit
-trembler la maison ; et il cria un ordre. Les petites
-fenêtres avaient été bouchées à l’aide de pavés,
-la porte étançonnée à bloc ; et la lumière du jour
-manquant, on avait allumé des lampes, qui donnaient
-à la longue salle de pierre, blanchie à la
-chaux, un aspect singulièrement lugubre. A moins
-que cet effet ne résultât des sombres visages que
-je voyais autour de moi.</p>
-
-<p>— Je crains fort que les Saint-Alais ne soient
-assiégés dans les Arènes, dit-il froidement. Et ils
-n’ont pas assez de monde pour garnir les remparts.
-Ces maudits Cévenols sont trop nombreux pour
-nous. Quant à vos amis… c’est bien ce que j’attendais :
-ils me laissent mourir comme un taureau dans
-l’arène. Mais notre mort sera du moins sanglante.</p>
-
-<p>Tandis que j’admirais son courage, une sorte de
-revirement se produisit en moi.</p>
-
-<p>— Et Denise ? exclamai-je, lui agrippant le bras
-avec violence. La laisserons-nous périr ?</p>
-
-<p>Il me regarda d’un air féroce.</p>
-
-<p>— C’est juste, fit-il, avec un ricanement. J’oublie
-que vous n’êtes pas des nôtres.</p>
-
-<p>— Je pense à elle, moi ! m’écriai-je, furieux.</p>
-
-<p>Et, pour un instant, je le haïs.</p>
-
-<p>Mais son attitude se modifia rapidement.</p>
-
-<p>— Vous avez raison, monsieur, dit-il, sur un ton
-nouveau. Allez ! Il reste peut-être une chance. La
-chapelle est aux Capucins, et ces chiens hurlaient
-alentour quand nous avons battu en retraite. Ils sont
-dix contre un… mais il reste peut-être une chance.
-Allez, et si vous la retrouvez, et que vous échappiez
-avec elle, n’oubliez pas Froment de Nîmes.</p>
-
-<p>— Par la poterne ? demandai-je.</p>
-
-<p>— Oui, prenez par là, répondit-il, et tirant tout
-à coup un pistolet de sa poche, il me le mit dans
-la main. Allez, il faut que j’aille aussi. Bonne
-chance, monsieur, et adieu… Quant à vous, chiens !
-je vais vous apprendre à aboyer ! conclut-il avec
-amertume, s’adressant à la foule inconsciente. Le
-taureau est encore sur pied, et fera mordre la
-poussière à plusieurs d’entre vous avant la fin de
-la corrida !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c24">CHAPITRE XXIV<br />
-<span class="small">L’ÂGE D’OR</span></h2>
-
-
-<p>Ayant dit ces mots, il me poussa vers la porte
-qui conduisait au vestibule intérieur et à la poterne.
-Un instant de retard, je ne l’ignorais pas,
-pouvait coûter une existence, et d’ailleurs avant
-peu les derrières du bâtiment seraient occupés, et
-ma sortie interdite : on ne pouvait donc s’attendre
-à me voir balancer.</p>
-
-<p>Et néanmoins je balançai. Le corps principal
-des partisans de Froment avait reflué aux étages,
-et nous pouvions les entendre tirer des toits et des
-fenêtres. Leur chef restait presque seul au milieu
-du carreau, dans une attitude vigilante et pensive ;
-tandis qu’un petit groupe de rubans verts, les plus
-résolus de ses hommes, se pressaient en grognant
-devant la porte barricadée. Parmi la lugubre illumination
-de ce cloître et le désordre des fenêtres
-bouchées, la solitude qui entourait sa personne
-éveilla en moi presque de la pitié : je fis même un
-pas vers lui. Mais il levait précisément son regard
-devenu sombre, et il m’éloigna d’un geste irrité.
-Je compris alors que j’étais bien loin de ses pensées,
-et qu’à ce moment où l’édifice élevé au prix
-de tant de soins et à de si grands risques, allait
-s’écrouler sur lui, ce n’était pas à nous qu’il songeait,
-mais bien à ceux qui se dérobaient, lui ayant
-promis leur concours, à ceux qui lui avaient
-prodigué les bonnes paroles, et le laissaient succomber.
-Je sortis.</p>
-
-<p>Ce simple moment d’hésitation faillit me coûter
-cher. En dix enjambées j’atteignis la poterne en
-question, qui s’ouvrait dans l’épaisseur du mur, au
-bas de l’escalier principal. Mais déjà un homme y
-assujettissait la dernière barre. Je lui criai d’ouvrir.</p>
-
-<p>— Ouvrez ! il faut que je sorte !</p>
-
-<p>— Mordieu ! Il est trop tard ! fit-il, en me jetant
-un coup d’œil sinistre.</p>
-
-<p>Mon cœur se serra : je craignais qu’il ne dît
-vrai. Pourtant il se mit à retirer les barres, tout
-en maugréant ; et au bout d’une demi-minute la
-porte fut libérée. Le pistolet au poing, il l’ouvrit,
-sans ôter la chaîne, et regarda au dehors. Elle
-donnait sur une étroite allée, qui, Dieu merci,
-était encore déserte. Il laissa retomber la chaîne,
-et me jeta presque dehors, en s’écriant :</p>
-
-<p>— Prenez à gauche !</p>
-
-<p>Tout ébloui par l’éclat du soleil je tournai dans
-cette direction, et aussitôt j’entendis la porte
-claquer derrière moi, et la chaîne grincer dans son
-emboîture.</p>
-
-<p>Les maisons qui s’élevaient à droite et à gauche
-amortissaient le bruit de la foule et de la fusillade ;
-mais comme je descendais l’allée, nu-tête et
-serrant le pistolet que m’avait donné Froment,
-une nouvelle bouffée de bruit s’éleva derrière moi,
-et m’apprit que les assaillants venaient de pénétrer
-dans la ruelle par l’extrémité opposée, et que
-si j’avais tardé un instant de plus, je serais arrivé
-trop tard.</p>
-
-<p>En fait, ma situation était peu réconfortante,
-sinon désespérée. Étranger solitaire, sans chapeau
-ni insigne, connaissant mal la topographie de la
-ville, je pouvais à chaque tournant me jeter dans
-les bras de l’un des partis — qui me massacrerait.
-J’avais l’idée que la chapelle des Capucins était
-l’église où m’avait conduit M<sup>me</sup> Catinot ; et mon
-premier soin fut de gagner la rue principale, qui
-menait dans cette direction. Mais la chose n’était
-pas facile : au bout de l’allée je ne trouvai qu’un
-second passage également rectiligne et sans ouvertures.
-Lorsque j’y fus entré, je tournai après un
-instant d’hésitation sur ma gauche ; mais avant
-d’avoir fait dix pas, j’entendis des clameurs devant
-moi, et je fis halte et revins sur mes pas. M’élançant
-dans l’autre direction je débouchai dans une
-petite cour sombre et pareille à un puits, qui
-n’offrait pas d’autre issue. J’y restai un moment
-pantelant et indécis, rendu frénétique et presque
-désespéré par l’idée que, tandis que je restais là à
-balancer, le dé peut-être était jeté et ceux que je
-cherchais périssaient faute de mon secours.</p>
-
-<p>J’allais rebrousser chemin, décidé coûte que
-coûte à affronter la bande d’émeutiers que j’entendais
-venir derrière moi, lorsqu’une croisée ouverte
-au rez-de-chaussée de l’une des maisons
-environnant la cour attira mon regard. Elle était
-à portée du sol, et sa vue me détermina. La maison
-devait posséder une sortie sur la rue. En dix enjambées
-je traversai la cour, et appuyant une
-main sur le cadre de la croisée, m’enlevai par-dessus,
-retombai de travers sur un tabouret, et
-m’abattis lourdement sur le parquet.</p>
-
-<p>Je me relevai aussitôt, sans mal, mais un cri
-féminin me perça les oreilles, et une femme, une
-jeune fille, se blottit loin de moi, pâle, adossée à
-la porte. Je l’avais surprise agenouillée, en prières,
-et j’avais failli m’abattre sur elle. Lorsque je la
-regardai elle poussa de nouveau un cri ; je l’objurguai,
-au nom du ciel, de se taire.</p>
-
-<p>— La porte ! indiquez-moi seulement la porte !
-exclamai-je. Montrez-la-moi : je ne veux de mal à
-personne.</p>
-
-<p>— Qui êtes-vous ? balbutia-t-elle.</p>
-
-<p>Et toujours s’écartant de moi, elle me considérait
-de ses yeux élargis.</p>
-
-<p>— Morbleu ! qu’est-ce que cela peut vous faire ?
-répliquai-je farouchement. La porte, femme ! la
-porte de la rue !</p>
-
-<p>Je m’avançai sur elle, et le même effroi qui
-venait de la paralyser lui rendit ses sens. Elle
-ouvrit la porte derrière elle, et me désigna muettement
-un couloir. Je m’y précipitai, heureux de
-mon succès, mais je n’avais pas encore débarré la
-porte que je trouvai devant moi, qu’une seconde
-femme surgit d’une chambre latérale, et à ma vue
-jeta les bras au ciel avec un cri d’effroi.</p>
-
-<p>— Par où va-t-on à la chapelle des Capucins ?
-lui demandai-je.</p>
-
-<p>Elle comprimait d’une main les battements de
-son cœur. Pourtant elle me répondit :</p>
-
-<p>— Prenez à gauche ! Et puis à droite… Est-ce
-qu’ils arrivent ?</p>
-
-<p>Je ne m’arrêtai pas à lui demander de qui elle
-parlait. Ayant réussi à ouvrir la porte, je franchis
-le seuil d’un bond. Mais après un coup d’œil des
-deux côtés de la rue, je rentrai précipitamment,
-et refermai la porte. La femme et moi nous nous
-regardâmes, et sans mot dire elle attrapa la barre
-que j’avais laissée tomber et l’assujettit dans ses
-crochets. Puis elle fit volte-face et s’élança dans
-l’escalier, où je la suivis. Quand nous passâmes
-devant elle, la fille que j’avais surprise dans sa
-chambre disparut comme un lapin dans son trou.</p>
-
-<p>La femme me conduisit à la fenêtre d’une
-chambre de l’étage supérieur, et nous regardâmes
-au dehors sans nous laisser voir, et les yeux prudemment
-à hauteur de la boiserie. Je n’ai pas
-besoin de dire pourquoi j’étais rentré si vivement.
-Le brouhaha de voix nombreuses avait en un
-instant rempli toute la rue, tandis que la croisée
-tremblait du piétinement de milliers d’individus
-en marche. Par rangs successifs balayant toute la
-largeur de la chaussée, le peuple, ou du moins une
-partie, défila, les premiers pelotons formés en bon
-ordre, coude à coude, le mousquet sur l’épaule et
-vêtus d’une espèce d’uniforme. L’arrière-garde
-n’était qu’un farouche ramassis de va-nu-pieds,
-armés de piques et de haches, qui lançaient des
-regards aux fenêtres, brandissaient les poings,
-trépignaient et s’avançaient par sauts et par bonds
-avec une grande clameur :</p>
-
-<p>— Aux Arènes ! aux Arènes !</p>
-
-<p>Cette seule vue était suffisante pour glacer le
-sang des plus braves ; mais quand elle vit ce qu’il
-y avait au milieu du cortège, la femme se cramponna
-à mon bras, en poussant des cris d’horreur.
-Sur six longues piques, élevées par-dessus la foule,
-s’agitaient six têtes coupées, l’une, la première,
-chauve et grosse, et hideusement grimaçante. Ils
-les présentaient aux fenêtres, et secouaient en
-manière de jeu leurs chevelures ensanglantées.
-Ils passèrent, et en un moment la rue fut de nouveau
-silencieuse.</p>
-
-<p>La femme, prostrée dans un fauteuil, murmura
-qu’ils avaient mis à sac le <i>Cabaret de la Vierge</i>, et
-que la tête chauve avait appartenu à un conseiller
-municipal, son voisin. Mais je ne m’attardai pas à
-l’écouter. Je la laissai là, et redescendant au plus
-vite, débarrai la porte et sortis. Tout était de
-nouveau singulièrement tranquille, au dehors. Le
-soleil matinal brillait, clair et chaud, sur la longueur
-de la rue déserte, et semblait démentir ce que je
-venais de voir. Nulle part aucun signe de vie, ni
-aucune tête aux fenêtres. Je m’arrêtai un instant
-au milieu du pavé, décontenancé, ahuri par la
-sérénité paisible du jour, et incertain de la direction
-à prendre. A la fin je me rappelai les indications
-de la femme, et suivis les traces du peuple
-jusqu’à la première rue à droite. Je m’y engageai,
-et je n’avais pas fait cinquante toises que je reconnus,
-un peu en avant de moi, la maison de
-M<sup>me</sup> Catinot.</p>
-
-<p>Sa large façade aveugle étalait au soleil de
-longues rangées de fenêtres aux volets clos, et
-sans nul signe de vie. Néanmoins, j’étais en pays
-de connaissance, et je la vis avec joie. Me jetant
-sur la porte, je heurtai longtemps avec obstination.
-Je faisais un tapage à réveiller les morts, dont
-résonnait chaque porte de cette rue déserte, qui
-le soir de mon arrivée grouillait de circulation.
-Je frémis au bruit, je frémis d’être exposé à
-tous les yeux sur les marches du perron, et m’attendis
-à voir une vingtaine de croisées s’ouvrir et
-se garnir de têtes.</p>
-
-<p>Mais j’en étais encore à apprendre combien
-l’extrême panique rend sourd, et quelle force a
-l’instinct de lâcheté qui retient les gens pacifiques
-à leur foyer lorsque le sang coule à flots dans les
-rues. Pas un seul visage ne se montra aux fenêtres,
-pas une seule porte ne s’ouvrit ; pis même, j’eus
-beau frapper indéfiniment, la demeure que je prétendais
-éveiller resta morne et muette. Je reculai
-pour la contempler, puis revins à la charge, et
-heurtai de nouveau, sans plus me soucier de mon
-danger personnel.</p>
-
-<p>Sans résultat. Ou plutôt non, pas tout à fait.
-L’écho de mes coups parut se prolonger vers le
-bout de la rue, puis il se renforça, devint une
-rumeur ample et grave, une rumeur trop familière :
-la foule s’en revenait !</p>
-
-<p>Je maudis ma folie de m’être attardé. Je songeai
-au passage de derrière la maison, qui menait à la
-chapelle ; j’en trouvai l’entrée, et m’y précipitai.
-La rumeur lointaine devenait plus proche et plus
-haute, mais déjà je pouvais voir la porte basse de
-l’église, et je ralentis un peu ma course. A ce
-moment la porte s’ouvrit devant moi, et un homme
-y passa la tête. Je le vis le premier, et lisant sur ses
-traits vils l’effroi, la honte et la fureur, j’eus comme
-l’intuition de ce qu’il allait faire. Tout d’abord il
-inspecta le lointain, clignotant et s’abritant les
-yeux du soleil, puis il m’aperçut, et, me lançant
-un coup d’œil indiciblement traître, il prit la fuite.</p>
-
-<p>Il laissa la porte entre-bâillée — je le soupçonnai
-d’être le sacristain qui désertait son poste — et j’en
-profitai pour pénétrer dans l’église. Je me trouvai
-en face d’un spectacle dont je me souviendrai
-toute ma vie ; car ce qui se passait au dehors, ce
-que je venais de voir au cours des minutes précédentes,
-lui conférait une solennité encore supérieure
-à celle de l’étrange service divin auquel j’avais là
-même assisté auparavant.</p>
-
-<p>Le soleil brillait au dehors, quelques lampes
-d’autel à verre rubis projetaient une obscure
-clarté sur les colonnes, les tableaux, les voûtes
-perdues dans l’ombre, et en particulier sur la
-foule emplissant la nef : une foule de femmes
-agenouillées, dont les têtes dodelinaient et dont
-les voix lamentables chantaient les litanies de la
-Vierge.</p>
-
-<p>Il y en avait plusieurs, principalement sur les
-confins de l’assemblée, qui se balançaient de-ci
-de-là, pleurant en silence, ou restaient immobiles
-comme des statues, le front appliqué sur les froides
-dalles. Les autres lançaient à droite et à gauche
-des coups d’œil furtifs, sursautaient au moindre
-bruit, et vagissaient des prières de leurs lèvres
-blêmes. Mais de plus en plus, les éclats passionnés
-des âmes plus braves tenaient les autres captives ;
-de plus en plus haut le rythme martelé des <i lang="la" xml:lang="la">Ora
-pro nobis ! ora pro nobis !</i> s’élevait et s’enflait sous
-les voûtes de l’église ; il devenait de plus en plus
-fervent, de plus en plus obsédant, et plus farouche
-aussi l’abandon de la supplique, tant et si bien
-qu’à la fin je sentis les sanglots me monter à la
-gorge, et mon sein se gonfler de piété et d’enthousiasme…
-Ce fut alors que j’aperçus Denise.</p>
-
-<p>Elle était agenouillée entre M<sup>me</sup> Catinot et sa
-mère, aux premiers rangs de celles qui regardaient
-l’autel principal. De ma place je la voyais de profil,
-les yeux levés au ciel en une extase adoratrice.
-A l’idée qu’elle priait peut-être pour moi ; à
-l’idée que cette jeune fille si pure et si brave, que
-cette enfant douce, aimable et virginale pouvait
-affronter sans l’ombre de crainte ce danger mortel ;
-à l’idée qu’elle m’aimait et priait pour moi, je
-me sentis plus ou moins qu’un homme. Les pleurs
-me vinrent aux yeux, ma poitrine se souleva, et
-j’allais tomber à genoux, lorsque le grand portail,
-tout au fond de l’église, résonna sous un heurt
-tonitruant, suivi d’une grêle de coups et d’appels
-qui exigeaient l’entrée.</p>
-
-<p>Un frisson d’épouvante courut parmi la foule
-agenouillée, et plusieurs femmes bondirent en
-hurlant et promenèrent autour d’elles des yeux
-égarés. Cependant la psalmodie monotone emplissait
-toujours les voûtes ; de plus en plus haut le
-rythme régulier des <i lang="la" xml:lang="la">Ora pro nobis ! ora pro nobis !</i>
-s’élevait et retombait pour s’élever encore avec
-une véhémence de supplication, une force de répétition
-qui décelait des cœurs prêts à éclater. Mais
-à la fin, l’un des battants de la porte s’ouvrit au
-large. C’en était trop : les trois quarts des fidèles
-se dressèrent en poussant des cris ; seuls quelques-uns
-chantaient encore. A ce moment j’étais
-arrivé au milieu de la foule, et j’approchais de
-Denise ; j’allais l’atteindre, quand l’autre porte
-céda, et une dizaine d’hommes se ruèrent tumultueusement
-à l’intérieur. J’entrevis un prêtre,
-l’abbé Benoît, comme je le sus plus tard, qui
-s’efforçait de les arrêter en leur opposant un crucifix ;
-puis, dans la pénombre qui pour eux n’était
-que ténèbres, je m’aperçus — ô joie indicible ! — que
-les envahisseurs n’étaient pas l’avant-garde
-du peuple : au premier rang s’avançaient les deux
-Saint-Alais, souillés de sang et noirs de poudre,
-l’épée au poing et les vêtements en lambeaux, et
-derrière eux une vingtaine de leurs partisans.</p>
-
-<p>Dans la joie de la délivrance les femmes se
-jetèrent au cou des hommes, et les plus éloignées
-éclatèrent en pleurs et en sanglots. Mais les hommes,
-après avoir assujetti les portes derrière eux, se
-mirent aussitôt en marche à travers l’église vers
-la petite sortie donnant sur l’allée : l’un criait que
-tout était perdu, un autre que la porte orientale
-était ouverte, et un troisième exhortait les femmes
-à se retirer, ajoutant que dans les maisons voisines
-elles seraient en sûreté, au lieu que l’église
-allait être saccagée : dès à présent les Calvinistes
-enfonçaient les portes du monastère par où les
-fugitifs avaient battu en retraite, après avoir été
-chassés des Arènes.</p>
-
-<p>Tout ne fut plus aussitôt que panique, lamentations
-et confusion. J’ai ouï dire depuis que les
-hommes avaient très mal fait de prendre par
-l’église dans leur fuite, car s’ils avaient passé au
-large les femmes eussent été épargnées ; et il est
-de fait qu’en réalité, l’église ne fut pas mise à sac.
-Mais dans le pandémonium qu’était Nîmes ce
-matin-là, alors que les ruisseaux roulaient du sang,
-alors que les esprits étaient confondus par la
-brusque défaite, on ne saurait décider ce qui valait
-le mieux ; et je n’ai garde de blâmer personne.</p>
-
-<p>La poussée générale vers la porte, qui suivit le
-discours de cet homme, me ramena un peu plus
-loin de Denise ; mais celle-ci, avec ses proches
-voisines, resta en place et laissa passer d’abord
-les plus timides ou égoïstes. J’eus le temps d’arriver
-à son côté. Elle avait rabattu jusque sur son
-visage la cape de sa mantille, et il me fallut lui
-toucher le bras pour qu’elle s’aperçût de ma présence.
-Alors, sans un mot, elle m’enlaça en relevant
-la tête : et d’apercevoir son visage sous la cape,
-ce fut pour moi le bonheur. O Dieu ! ce fut le
-bonheur, parmi cette scène d’épouvante.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> de Saint-Alais, tout en m’accueillant d’un
-sourire glacial, n’eut pas l’énergie de me repousser.</p>
-
-<p>— Vous êtes prompt, monsieur, à profiter de la
-victoire, fit-elle, d’un ton cassant.</p>
-
-<p>Et ce fut tout. Sans me laisser abattre, j’entourai
-de mon bras la taille de Denise, et suivis
-de près Louis et M<sup>me</sup> Catinot. M. le marquis, après
-avoir échangé quelques mots avec sa mère, nous
-rejoignit. Dans ce mouvement, il jeta les yeux sur
-moi, mais se contenta de sourire, et à une question
-de sa mère, il répondit à haute voix :</p>
-
-<p>— Mon Dieu, madame, qu’importe ? Nous avons
-joué notre va-tout, et nous avons perdu. Quittons
-la table !</p>
-
-<p>Elle rabattit sa cape sur son visage ; et malgré
-la crainte et l’agitation de l’heure, ce geste me
-parut de sinistre augure, et une soudaine pitié
-m’envahit. Mais ce n’était pas l’heure des sentiments
-ni de la pitié : les poursuivants talonnaient
-de près les poursuivis. Nous étions encore dans
-l’église et à quelques pas du perron donnant sur
-la venelle, quand une ruée de piétinements se fit
-entendre derrière nous, à l’extérieur du grand
-portail, et tout aussitôt les portes retentirent sous
-une grêle de coups. Je me demandai si elles résisteraient
-jusqu’à ce que nous fussions dehors, et
-je sentis la petite personne que j’enlaçais frémir
-et se presser plus étroitement contre moi. Mais
-elles résistèrent, et une seconde plus tard la foule
-qui nous précédait nous fit place, et nous arrivâmes
-au grand jour extérieur, dans la venelle, que nous
-descendîmes en courant vers la maison de M<sup>me</sup> Catinot.</p>
-
-<p>Il me semblait que nous étions sauvés, ou presque,
-tant j’étais heureux de me trouver à l’air
-libre et hors du monument. Le sol était en déclivité,
-je voyais les têtes du cortège moutonner devant
-nous, et parmi elles des faces pâles retournées
-pour jeter un regard en arrière. Les hautes murailles
-de l’allée amortissaient le bruit de l’émeute. J’avais
-derrière moi M. le marquis et sa mère, que suivaient
-eux-mêmes quatre ou cinq partisans du
-marquis, lesquels fermaient la marche. Je me retournai :
-derrière eux la venelle était encore déserte,
-à hauteur de l’église, que nos poursuivants
-n’avaient pas encore traversée. Je m’arrêtai pour
-glisser à Denise quelques paroles de réconfort. Je
-me penchai vers elle un peu plus longtemps peut-être
-qu’il n’était besoin, car sans m’en apercevoir
-je marchai sur les talons de Louis. Un mouvement
-de reflux balayant la venelle l’avait refoulé et
-rejeté contre nous. Tandis que ce mouvement de
-recul nous entre-choquait tous, des cris de désolation
-naquirent au loin devant nous et remontèrent
-l’allée, entre les hautes murailles ; et j’espère
-bien ne plus jamais ouïr pareil mélange de gémissements
-et de cris lamentables. Les uns luttaient
-de toutes leurs forces pour revenir vers
-l’église, et d’autres, sans comprendre, s’efforçaient
-de continuer ; plusieurs tombèrent, et furent foulés
-aux pieds. Durant quelques secondes une folie de
-panique ondula et bouillonna dans toute la longueur
-de l’étroite venelle.</p>
-
-<p>Occupé à protéger Denise contre la poussée et
-à la maintenir debout, je ne compris pas tout de
-suite. Ma première pensée fut que les femmes — il
-y en avait trois pour un homme — étaient devenues
-folles ou s’abandonnaient à une égoïste et abjecte
-terreur. Puis, comme nos compagnes trébuchantes
-et hurlantes refluaient sur nous, au point de n’occuper
-plus que la moitié de la longueur de l’allée,
-je perçus en avant une explosion de rires sauvages
-et vis par-dessus les têtes qui m’en séparaient une
-masse hérissée de pointes de piques emplissant
-l’extrémité de la venelle, en face la maison de
-M<sup>me</sup> Catinot. Alors je compris, et mon cœur
-s’arrêta : les Calvinistes nous avaient tournés !</p>
-
-<p>Plus de retraite possible ! Je regardai derrière
-moi, et vis l’allée, devant le porche de l’église,
-obstruée d’hommes qui avaient traversé cette
-dernière pour y arriver, grouillante de faces sauvagement
-joyeuses, d’yeux menaçants et de piques
-sanguinaires. Nous étions bloqués : dans toute
-l’étendue de ces hautes murailles, qu’il était impossible
-d’escalader, il n’y avait d’autre issue que
-par la maison de M<sup>me</sup> Catinot, et celle-ci était
-gardée… Devant nous comme derrière il y avait
-les piques.</p>
-
-<p>Aujourd’hui encore cette scène hante mes rêves.
-Je revois le grand soleil éclairant la lividité spectrale
-des visages défigurés par la peur ; je revois
-des femmes tombées à genoux et levant les bras
-au hasard, d’autres jetant des cris ou priant avec
-frénésie, ou se suspendant au cou des hommes ; je
-revois cette longue file d’humanité torturée par la
-crainte qui se faisait jour sous toutes ses formes ;
-je revois surtout les rires démoniaques des vainqueurs,
-qui criaient aux hommes de sortir, ou
-lançaient aux femmes des obscénités. Nîmes elle-même,
-la mère des factions, la génératrice de cent
-luttes sans quartier, n’avait jamais vu scène plus
-atrocement infernale. Tout d’abord, dans la surprise
-de cette embûche, dans la soudaine horreur
-de nous trouver, alors que tout semblait sauvé,
-aux prises avec la mort, je ne pus rien sinon serrer
-plus étroitement Denise contre moi, et lui cacher
-le visage dans ma poitrine, tout en m’appuyant
-contre le mur et exhalant des plaintes de mes
-lèvres pâles. Seigneur ! pensais-je, les femmes !…
-Les femmes, hélas ! En pareille occurrence on
-donnerait tout au monde pour qu’il n’en existât
-aucune, ou pour n’en avoir jamais aimé !</p>
-
-<p>Saint-Alais fut le premier à recouvrer sa présence
-d’esprit et à agir, si l’on peut appeler
-action ce qui fut simplement oratoire, puisque
-nous étions pris sans remède et écrasés par le
-nombre. Plaçant sa mère derrière lui il présenta
-un mouchoir blanc aux hommes — qui étaient à
-trente pas de nous, devant la porte de l’église — et
-les adjura de laisser passer les femmes. Comme
-ils refusaient il alla jusqu’à les provoquer et les
-traita de lâches, qui n’osaient pas affronter des
-hommes libres de leurs mouvements.</p>
-
-<p>Mais ils ne lui répondaient que par des railleries
-et des menaces, et des rires sauvages :</p>
-
-<p>— Non, non, monsieur le prêtre ! criaient-ils.
-Non, non, sortez, et venez goûter du fer. Alors,
-il se peut que nous laissions aller les femmes. Mais
-ce n’est pas sûr !</p>
-
-<p>— Tas de lâches ! lança-t-il.</p>
-
-<p>Mais ils se contentèrent de brandir leurs armes
-en riant, et hurlant :</p>
-
-<p>— A bas les traîtres ! A bas les prêtres ! Sortez
-de là, sortez, messieurs ! ou nous viendrons vous
-tirer des jupes de vos femmes !</p>
-
-<p>Il leur décocha un regard de fureur indicible. Puis
-un homme sortit de leurs rangs et apaisa le tumulte.</p>
-
-<p>— Et maintenant attention ! dit l’homme, une
-espèce de géant, aux longs cheveux noirs retombant
-sur une face livide. Nous vous donnons trois
-minutes pour venir vous présenter aux piques. Si
-oui, les femmes s’en iront. Si vous restez là derrière
-elles, nous tirons dans le tas, et que leur
-sang retombe sur vos têtes !</p>
-
-<p>Saint-Alais resta muet. Enfin, d’une voix horrifiée,
-il s’écria :</p>
-
-<p>— Vous nous tueriez sous leurs yeux ?</p>
-
-<p>— Oui, tout comme dans leur giron ! répliqua
-l’homme, parmi un tonnerre de rires. Décidez-vous
-donc, et vite ! reprit-il, en esquissant un entrechat
-maladroit et faisant voltiger une demi-pique autour
-de sa tête. Trois minutes à l’horloge qui est
-là. Sortez, ou on tire dans le tas. Ça fera une fameuse
-chair à pâté ! Une chair à pâté catholique,
-messieurs !</p>
-
-<p>Saint-Alais me regarda, pâle et les yeux fixes.
-Il voulut parler, mais la voix lui manqua.</p>
-
-<p>De ce qui se passa ensuite, je ne puis rien dire ;
-car, pour une minute, tout se confondit. Je me
-rappelle seulement ce détail, que le soleil éclatant
-donnait sur le mur derrière lui, où les lignes plus
-sombres du ciment romain apparaissaient entre
-les vieilles briques minces. Nous étions environ
-vingt hommes et peut-être cinquante femmes,
-rassemblés pêle-mêle dans un espace de vingt
-toises de longueur. Des soupirs s’échappaient des
-lèvres des hommes, et ceux qui tenaient des femmes
-dans leurs bras — et ils étaient nombreux — s’appuyaient
-au mur et s’efforçaient de les consoler
-ou de se détacher d’elles. Un homme lançait
-des imprécations aux misérables qui voulaient
-nous massacrer, et leur montrait les deux poings ;
-d’autres accablaient de baisers les têtes pâles et
-insensibles reposant sur leurs poitrines, car, Dieu
-merci, la plupart des femmes étaient en pâmoison.
-D’autres, enfin, tel Saint-Alais, adressaient
-un regard de muette détresse à des yeux qui leur
-parlaient le même langage, ou serraient la main
-d’un ami, et imploraient le ciel impitoyablement
-bleu et serein. Quant à moi… j’ignore ce que je
-fis, sauf contempler Denise dans les yeux, indéfiniment !
-Ces yeux n’avaient plus rien d’insensible.</p>
-
-<p>Il faut se souvenir que le soleil illuminait toute
-cette scène, que les oiseaux sautillaient et pépiaient
-dans les jardins, par delà les murs ; qu’il allait être
-midi, dans une heure, et un midi méridional ; que
-dans le creux de la vallée le Rhône étincelait entre
-ses rives, et qu’un peu plus loin la mer battait de
-ses vaguelettes écumeuses les plages de la Camargue.
-Toute la nature était en joie ; et nous seuls, nous,
-tassés entre ces effroyables murailles, entre ces faces
-menaçantes, nous voyions la mort toute proche, la
-sombre mort qui termine tout.</p>
-
-<p>Une main m’effleura : celle de Saint-Alais. Je
-crois, ou plutôt je sais, car je le lus dans ses yeux,
-qu’il voulait se réconcilier avec moi. Mais quand
-je le regardai — ou peut-être fut-il troublé en
-voyant la muette détresse de sa sœur — il se
-ravisa. Comme le géant aux cheveux noirs proclamait :
-« Une minute de passée ! » et que ses
-partisans vociféraient, M. le marquis leva la main.</p>
-
-<p>— Arrêtez ! s’écria-t-il, avec son ancien geste
-autoritaire. Halte. Il y a ici un homme qui n’est
-pas des nôtres. Il doit passer le premier, et se retirer
-(et il me désignait). Il n’a rien de commun
-avec nous. Je le jure.</p>
-
-<p>Une huée de rires barbares lui répondit. Puis le
-géant eut l’impiété de citer la parole sacrée :</p>
-
-<p>— Celui qui n’est pas pour moi est contre moi.</p>
-
-<p>Et le rire recommença.</p>
-
-<p>Je ne revendique pas l’honneur de ce que je fis
-ensuite. En ces moments d’exaltation, nous ne
-sommes pas responsables, et d’ailleurs je savais
-qu’ils n’écouteraient pas Saint-Alais, et je ne risquais
-rien. Frémissant de rage, je renvoyai au
-géant ses mots :</p>
-
-<p>— Je suis contre vous ! m’écriai-je. Je préfère
-mourir ici avec eux, plutôt que de vivre avec
-vous ! Vous déshonorez la terre ! Vous polluez
-l’air ! Vous êtes des démons…</p>
-
-<p>Je m’en tins là, car avec un rire strident mon
-voisin, un tout jeune homme, affolé, je suppose,
-et celui-là même qui les avait invectivés, me dépassa
-d’un bond et se précipita sur les piques.
-Une demi-douzaine de pointes convergèrent dans
-sa poitrine sous nos yeux à tous, et avec un cri
-affreux il leva les bras au ciel et fut rejeté en arrière
-contre le mur latéral, mort et ruisselant de
-sang.</p>
-
-<p>Instinctivement j’avais voilé la face de Denise
-pour l’empêcher de voir. Et je fis bien ; car là-dessus — par
-une sorte de grâce, et qu’il me soit
-permis de n’y pas insister — les monstres à la vue
-du sang se déchaînèrent et s’élancèrent sur nous.
-Je vis Saint-Alais rejeter sa mère derrière lui, et
-presque du même geste se précipiter sur les piques.
-Pour moi, repoussant Denise dans l’encoignure de
-la muraille, malgré ses enlacements et ses prières, — je
-tuai avec le pistolet de Froment le premier
-qui arriva sur moi, puis le second, à bout portant
-du second coup, ne ressentant, au lieu de crainte,
-qu’une ivresse de fureur. Le troisième m’abattit
-sous sa pique entrée dans mon épaule, et pour un
-instant je ne vis plus que le ciel, sur lequel se
-détachait en noir sa face hideuse ; et je fermai
-les yeux dans l’attente du coup final.</p>
-
-<p>Mais il ne vint pas. Ce fut à sa place un poids
-qui s’abattit sur moi, et je me mis à me débattre,
-cependant que toute une armée, semblait-il, me
-passait sur le corps, dans cet affreux abattoir de
-l’allée, où l’on arrachait les hommes des bras
-des femmes, pour les pousser, hurlants, contre le
-mur, et les y mettre à mort sans miséricorde ;
-dans cette géhenne où se commirent des forfaits
-que je n’ose raconter.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c25">CHAPITRE XXV<br />
-<span class="small">PAR DELÀ LES TOMBEAUX</span></h2>
-
-
-<p>Je rends grâces à Dieu de n’en avoir pas vu
-beaucoup plus que je ne viens d’en raconter. A
-une vingtaine de reprises les assassins trébuchèrent
-sur moi ; et je fus foulé aux pieds, meurtri
-et couvert d’un sang qui ne m’appartenait pas.
-J’ouïs aussi des cris d’hommes à l’agonie, de déchirants
-cris de femmes qui glaçaient les moelles
-et arrêtaient le souffle, des rires déments, tous les
-bruits de l’enfer. Mais dans ma position, se lever
-c’était vouloir la mort immédiate, et bien que
-privé d’espérance et n’osant regarder l’avenir, mon
-ivresse passagère s’était épuisée : je restai donc
-immobile, car toute résistance était vaine.</p>
-
-<p>A la fin je crus mon dernier instant venu. Le
-corps qui m’écrasait et me cachait à moitié fut
-brutalement retiré ; je revis la lumière, et une
-voix s’écria avec vivacité :</p>
-
-<p>— En voilà encore un ! Il est vivant !</p>
-
-<p>Je me mis debout tant bien que mal, niaisement
-obstiné à mourir avec une certaine dignité. L’exclamation
-provenait d’un inconnu, mais auprès
-de lui était Buton, derrière qui se tenait de Géol ;
-et je vis encore d’autres visages, qui tous me regardaient.
-Mais je ne pouvais croire à mon salut.</p>
-
-<p>— Si vous voulez m’expédier, faites vite, murmurai-je,
-en écartant les bras.</p>
-
-<p>— Dieu nous en préserve, répondit bien vite
-Buton. On n’en a fait déjà que trop ! Monsieur le
-vicomte, appuyez-vous sur moi ! Appuyez-vous, et
-venez par ici. Mordieu ! il était temps que j’arrive !
-S’ils vous avaient tué…</p>
-
-<p>— Cela fait le cinquième, prononça de Géol.</p>
-
-<p>Sans lui répondre, Buton me prit par le bras,
-et m’entraîna doucement, tandis que de Géol me
-soutenait de l’autre côté. Grâce à leur aide, je
-m’avançai entre deux rangées de peuple qui m’examinaient
-avec une sorte d’émerveillement stupide,
-deux rangées de visages que le grand soleil faisait
-paraître singulièrement pâles. J’avais perdu mon
-chapeau, et le soleil m’aveuglait et me troublait la
-tête, mais Buton me conduisait par la main, et je
-tournai pour franchir une porte qui s’ouvrait dans
-la muraille. A ce moment je laissai tomber un
-mouchoir que l’on m’avait donné pour me panser
-l’épaule. Un individu qui se tenait devant la porte,
-le dernier à droite de la rangée de peuple, le ramassa
-et me le rendit avec un empressement cordial.
-Il tenait une pique, et ses mains couvertes
-de sang me firent reconnaître en lui un des assassins.</p>
-
-<p>Deux hommes en transportaient un autre dans
-la maison d’en face, et à la vue du cadavre
-inerte et de la tête pendante, je recouvrai d’un
-seul coup la raison et la mémoire. J’empoignai
-Buton par le revers de son habit et le secouai
-comme un prunier.</p>
-
-<p>— Et M<sup>lle</sup> de Saint-Alais ! m’écriai-je. Qu’as-tu
-fait d’elle, misérable ? Si tu lui as…</p>
-
-<p>— Chut, monsieur, chut ! répliqua-t-il, d’un ton
-de reproche. Et soyez vous-même. Elle est sauvée,
-je vous en donne ma parole, et vous allez la voir.
-On l’a transportée ici l’une des premières. On n’a
-pas touché à un cheveu de sa tête.</p>
-
-<p>— On l’a transportée ici ? fis-je.</p>
-
-<p>— Oui, monsieur le vicomte.</p>
-
-<p>— Saine et sauve ?</p>
-
-<p>— Oui, oui, saine et sauve.</p>
-
-<p>A cette nouvelle, je versai des larmes que je
-ne crois pas indignes d’un homme, car c’étaient
-des larmes de joie et de reconnaissance. On ne me
-les reprochera pas, si l’on songe à tout ce que
-j’avais traversé, et à tout le sang que j’avais perdu,
-bien que ma blessure au bras fût légère. Je n’étais
-d’ailleurs pas le seul à pleurer, ce jour-là. J’ai
-appris depuis que l’un des massacreurs eux-mêmes,
-un de ceux qui furent les plus ardents à la besogne,
-versa des larmes amères quand il revint à lui et
-comprit ce qu’il avait fait.</p>
-
-<p>Au cours de cette journée-là et des deux suivantes,
-on tua dans Nîmes trois cents hommes
-environ, principalement dans le couvent des Capucins, — où
-Froment avait installé une imprimerie
-et le quartier général de sa propagande — dans
-le <i>Cabaret Rouge</i>, et dans la propre demeure
-de Froment, qu’il fallut réduire au moyen du
-canon. Une moitié à peine de ces victimes tombèrent
-les armes à la main et dans l’ivresse du
-combat ; les autres furent pourchassés dans les
-venelles, les maisons, les cachettes, et tués sur
-place, ou, s’étant rendus à discrétion, furent collés
-au mur le plus proche et fusillés.</p>
-
-<p>Par la suite, aussi bien à Paris qu’en province,
-on commenta cette rigueur, et on la prôna comme
-un réel bienfait ; en se basant sur ce principe
-qu’elle éteignit le feu de la révolte prête à éclater,
-et l’empêcha de gagner le reste de la France. Mais,
-rétrospectivement, je vois en elle tout autre chose :
-j’y vois, non un bienfait, mais l’un des premiers
-exemples de ce singulier mépris de la vie humaine
-qui distingua la Révolution dans ses dernières
-phases ; de ce délire de férocité qui trois ans plus
-tard paralysa la société et frappa l’univers de
-stupeur, et qui, par les abominables excès où il
-aboutit, démontra aux philosophes humanitaires
-que la France, aux derniers jours du <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle,
-pouvait accomplir au grand jour, à Arras, Nantes
-et Paris, des forfaits que les tyrans de jadis reléguaient
-au fond ténébreux de leurs salles de tortures ;
-des forfaits, je rougis de l’écrire, que nul
-autre pays civilisé n’a égalés dans notre ère.</p>
-
-<p>Mais ces crimes — et bien entendu je ne parle
-pas ici de la besogne accomplie par la guillotine — n’ont,
-grâces à Dieu, rien à voir avec mon
-présent récit. Ils ont laissé leurs traces sur les
-pages ultérieures de ma vie, comme sur la vie
-de tout autre Français, et il se peut que j’y
-revienne un jour. Mais je m’en tairai pour cette
-fois. Il me suffit de dire que des dix-huit hommes
-qui partagèrent avec moi les affres de la venelle
-des Capucins, quatre seulement survécurent. Ils
-doivent comme moi leur vie, d’une part à l’arrivée
-opportune de Buton et de quelques autres représentants
-qui ne partageaient pas le fanatisme des
-Cévenols, et d’autre part à la lassitude finale
-des massacreurs eux-mêmes.</p>
-
-<p>Parmi ces quatre survivants se trouvaient l’abbé
-Benoît et Louis de Saint-Alais, et ce fut une rencontre
-singulière, lorsque tous trois, si miraculeusement
-sauvés, avec nos vêtements en lambeaux
-et nos visages éclaboussés de sang, nous
-pénétrâmes dans le salon de M<sup>me</sup> Catinot. Les
-volets, à l’exception d’une persienne d’angle,
-étaient encore fermés ; il restait des cendres blanchies
-et refroidies dans cet âtre qui avait si joyeusement
-flambé en mon honneur le soir où je soupai
-avec la maîtresse de céans. La pièce était sombre
-et glaciale, les meubles projetaient au loin leurs
-ombres, et par l’escalier montait la clameur du
-peuple, qui nous ayant vus entrer dans la maison,
-flânait sur la scène du carnage, avec une insatiable
-curiosité.</p>
-
-<p>J’ai dit : une rencontre singulière, car nous
-avions eu tous trois les uns pour les autres une
-amitié que la rigueur des temps avait dissoute.
-Nous nous retrouvions à cette heure comme sortis
-du tombeau, l’air de spectres, hâves, grelottants,
-les mains agitées d’un tremblement et les yeux
-allumés d’un éclat fébrile ; mais il ne subsistait
-rien de toutes nos querelles. « Mon frère ! — Oui,
-ton frère ! » et les mains de Louis se joignirent
-aux miennes, comme si le défunt, celui qui était
-mort avec l’intrépidité de sa race, les eût réunies ;
-cependant que l’abbé Benoît, incapable de refréner
-sa douleur, se tordait les mains ou marchait
-par la pièce, en gémissant :</p>
-
-<p>— Mes pauvres enfants ! Oh ! mes pauvres
-enfants ! Dieu ait pitié de notre pays !</p>
-
-<p>De la chambre voisine arrivait un murmure
-étouffé de voix et de pleurs féminins, avec un bruit
-d’allées et venues rapides et assourdies ; et ce fut
-là, je pense, ce qui nous calma. La douleur de
-Louis s’exhalait bien encore de temps à autre,
-mais il nous devint possible de converser raisonnablement.
-J’appris qu’il y avait là, couchée derrière
-la cloison, M<sup>me</sup> de Saint-Alais, grièvement
-blessée dans la bagarre, soit par sa chute, soit par
-un coup de pied ; et que Denise, M<sup>me</sup> Catinot et
-un médecin se tenaient à son chevet. Le salon
-même avec sa pénombre était funèbre, et nos propos
-échangés à voix basse s’entre-coupaient de silences.
-Bientôt le bruit de la fusillade nous parvint aux
-oreilles, et nous oubliâmes un instant nos soucis
-pour parler de Froment et des chances de salut
-qui lui restaient. Dans les intervalles de silence
-nous prêtions l’oreille aux hurlements qui s’élevaient
-de la foule. Mais nous savions qu’ils ne
-nous concernaient plus : c’était comme si la mort
-nous eût libérés des communes obligations.</p>
-
-<p>Puis on vint chercher Louis de la part de sa
-mère. Après un autre intervalle, ce fut l’abbé
-Benoît qui sortit, et je restai seul à arpenter la
-pièce. Le silence après de telles émotions, la solitude
-alors qu’une heure plus tôt j’avais vu la
-mort en face dans cet enfer, la sécurité après un
-danger aussi pressant, tout remuait mon cœur
-profondément. Lorsque, de plus, je songeai à la
-mort de Saint-Alais, et me rappelais les brillantes
-promesses, l’audace, l’éclat de cet esprit hautain
-aujourd’hui disparu pour toujours, je sentis à
-nouveau les larmes m’envahir. Je marchai par
-la pièce, en proie à une émotion irrésistible, trop
-heureux que l’obscurité me permît de lui donner
-libre cours. Le passé, les souvenirs, les affections
-de jadis, s’évoquaient à ma mémoire, avec mon
-enfance ; le rappel de nos jeux d’alors me faisait
-oublier que, depuis, nos chemins avaient divergé.</p>
-
-<p>Après un long temps, après des heures et des
-heures, peu avant la fin du jour, Louis rentra.</p>
-
-<p>— Veux-tu venir ? me demanda-t-il sans préambule.</p>
-
-<p>— Auprès de ta mère ?</p>
-
-<p>— Oui, elle désire te voir, répondit-il, sans quitter
-la porte, et sa voix morne et atone disait qu’il
-n’y avait plus d’espoir.</p>
-
-<p>Je subissais la réaction inévitable après de telles
-scènes d’horreur. A bout de forces, je l’accompagnai
-machinalement, plus occupé du passé que du présent.
-Mais dès le seuil de la chambre voisine, toute
-transformée depuis que je ne l’avais vue, par sa
-brillante illumination, car les volets étaient clos, je
-me réveillai comme en sursaut. De l’autre côté de
-la pièce, où je la découvris tout d’abord, M<sup>me</sup> de
-Saint-Alais reposait sur un lit, soutenue par des
-oreillers. Je m’arrêtai. Sa pâleur était rehaussée
-à chaque pommette par une tache rouge dont
-l’éclat rivalisait avec celui de ses yeux ; mais ce
-ne furent pas ces détails qui me saisirent brusquement,
-ni de la voir tirailler ses draps tout en parlant
-avec un geste de mauvais augure. Ce fut un
-je ne sais quoi dans son expression, si peu appropriée
-à la circonstance, si bizarre et folâtre, que
-j’en restai médusé.</p>
-
-<p>Elle remarqua mon hésitation, et d’un ton
-joyeux et quelque peu maniéré, qui me révéla
-sur-le-champ toute la vérité, d’un ton plus terrifiant
-vu l’occurrence que les plus pathétiques
-éclats, elle m’en fit le reproche.</p>
-
-<p>— Vous êtes le bienvenu, monsieur le vicomte,
-avancez, dit-elle. N’importe, je vois avec plaisir que
-vous avez quelque pudeur. Mais nous ne serons pas
-trop sévères pour vous. Un repentir, même tardif,
-a ses mérites… Mais où donc est mon éventail,
-Denise ? Petite, mon éventail !</p>
-
-<p>Denise, étouffant un sanglot, se leva d’un siège
-voisin du lit, et je crus que sa douleur allait éclater.
-Mais M<sup>me</sup> Catinot sauva la situation. Bien vite
-elle prit un éventail sur une console, et d’une main
-ferme obligea la jeune fille à se rasseoir.</p>
-
-<p>— Merci, ma chère, fit M<sup>me</sup> de Saint-Alais, qui
-s’éventa une minute et sourit de toutes ses dents,
-comme je l’avais vue sourire mille fois dans son
-salon. Et maintenant, monsieur le vicomte, reprit-elle
-avec une espièglerie navrante, vous allez
-me faire le plaisir d’avouer que j’étais bon prophète.</p>
-
-<p>Je murmurai quelques mots vagues ; la mine
-souriante de la marquise et l’attitude accablée des
-autres faisaient un contraste déchirant.</p>
-
-<p>— Je le savais bien, que vous finiriez par nous
-revenir, continua-t-elle, en se rengorgeant. Et si
-j’étais sévère, je vous en dirais jusqu’à demain.
-Mais puisque vous êtes rentré au bercail avant
-qu’il ne soit trop tard, oublions le passé. Sa Majesté
-est si bonne que… Mais où sont les autres ?
-Nous ne pouvons nous passer d’eux pour la suite.</p>
-
-<p>Elle nous parcourut du regard ; puis, à sa manière
-tranchante de jadis :</p>
-
-<p>— Où donc est M. de Gontaut ? reprit-elle.
-Dites-moi, Louis, M. de Gontaut n’est-il pas arrivé ?
-Il m’a promis d’assister comme témoin à la signature
-du contrat.</p>
-
-<p>Louis, debout à l’une des fenêtres closes, entre
-l’abbé Benoît et le médecin, répondit de sa place,
-et d’une voix contrainte, qu’il n’était pas encore là.</p>
-
-<p>La marquise perçut quelque chose d’anormal
-dans le ton et l’attitude de son fils, et elle nous
-examina à tour de rôle avec défiance.</p>
-
-<p>— Vous ne me cachez rien, j’espère ? fit-elle, en
-agitant plus vivement son éventail. Il ne lui est
-rien arrivé ?</p>
-
-<p>— Non, non, madame, absolument rien, répondit
-Louis, pour la calmer. On l’attend d’une minute
-à l’autre.</p>
-
-<p>Mais une ombre d’inquiétude voilait encore les
-traits de la marquise.</p>
-
-<p>— Et Victor ? demanda-t-elle. Il n’est pas venu
-non plus ? Louis, vous m’assurez qu’il ne leur est
-rien arrivé ?</p>
-
-<p>— Je vous assure, madame, que vous ne tarderez
-pas à les voir, répondit-il, en étouffant un sanglot.</p>
-
-<p>Et il se détourna avec un geste navré, que sa
-mère eût vu sans l’un des rideaux de son alcôve.</p>
-
-<p>Elle ne s’aperçut de rien, bien qu’il y eût dans
-l’air de son fils de quoi mettre en garde une personne
-lucide. Mais tandis qu’il parlait, les yeux de
-la marquise se posèrent sur moi, et l’inquiète sollicitude
-qui venait d’assombrir ses traits s’évanouit,
-aussi vite qu’un nuage dans un matin d’avril. Elle
-reprit son éventail, et me lança un regard joyeux.</p>
-
-<p>— Savez-vous bien, monsieur le vicomte, fit-elle,
-que j’ai eu le rêve le plus singulier, la nuit dernière ?…
-ou bien était-ce pendant ma maladie,
-Denise ?… Peu importe… Bref, j’ai rêvé toutes
-sortes de vilaines choses : que notre château avait
-brûlé, ainsi que notre hôtel de Cahors, et qu’il nous
-avait fallu fuir et nous réfugier à Montauban, et
-ensuite à Nîmes, je crois. Et M. de Gontaut était tué,
-et toute la canaille se levait en armes ! Comme si,
-reprit-elle avec un petit rire, que coupa un halètement
-de douleur, comme si le roi allait permettre
-de telles choses, ou comme si elles étaient
-possibles ! Mais il y avait encore un détail plus
-absurde concernant l’Église. (Elle se tut, les sourcils
-froncés ; puis, d’un coup d’éventail, écarta le sujet.)
-Mais j’ai oublié… tout à fait. Et au moment où
-cela devenait le plus affreux, je me suis réveillée.
-Un cauchemar absolument ridicule. Au point que ce
-serait à vous faire tous mourir de rire si je pouvais
-me le rappeler. Je me figurais qu’une paire de talons
-rouges valait quasi un arrêt de mort, et que la
-poudre et les mouches vous condamnaient sans
-rémission.</p>
-
-<p>Elle se tut. L’éventail s’échappa de ses doigts,
-et elle eut un regard d’angoisse.</p>
-
-<p>— Il me semble… que je ne suis pas très bien, fit-elle,
-d’une voix changée, la face tiraillée d’une
-contraction.</p>
-
-<p>Hélas ! on ne le voyait que trop, qu’elle souffrait !</p>
-
-<p>— Louis ! reprit-elle avec pétulance, où donc est
-le notaire ? Il pourrait toujours nous lire le contrat.
-Victor et M. de Gontaut ne sauraient manquer
-d’être ici avant longtemps… Où est ce notaire ? fit-elle
-d’un ton acerbe.</p>
-
-<p>On se demande peut-être ce qui nous empêchait
-de jouer nos rôles ; mais cette scène pitoyable et
-navrante, s’imposant à des cœurs déjà torturés par
-celles de la journée, nous démoralisait entièrement.
-Denise se cachait le visage, et tremblait au point
-d’agiter son fauteuil ; et tandis que Louis se détournait
-en frissonnant, je restai debout au pied
-du lit, pétrifié. Cette fois, ce fut le médecin, frêle
-jeune homme au teint bistré, qui prit sur lui de
-répondre.</p>
-
-<p>— Les papiers sont dans la pièce à côté, madame,
-fit-il avec sérieux.</p>
-
-<p>— Vous n’êtes donc pas M. Pettifer ? répliqua-t-elle,
-d’un ton chagrin.</p>
-
-<p>— Non, madame, il s’est trouvé indisposé, et
-n’a pu sortir de chez lui.</p>
-
-<p>— Il n’a pas le droit d’être indisposé, répartit la
-marquise d’un ton sévère. Pettifer indisposé, le
-jour de signer le contrat de M<sup>lle</sup> de Saint-Alais !
-Mais vous avez quand même les papiers ?</p>
-
-<p>— Dans la pièce à côté, oui, madame.</p>
-
-<p>— Allez les chercher ! allez vite ! reprit-elle,
-promenant de l’un à l’autre son regard inquiet.</p>
-
-<p>Elle s’agita sur son lit, et poussa un soupir douloureux.
-Puis elle demanda avec impatience :</p>
-
-<p>— Où est Victor ? Pourquoi ne vient-il pas ?</p>
-
-<p>— Je crois l’entendre, fit tout à coup Louis.</p>
-
-<p>C’était la première fois qu’il parlait de son propre
-mouvement, et je perçus dans sa voix une intonation
-nouvelle.</p>
-
-<p>— Je vais voir, reprit-il, et se dirigeant vers la
-porte, il me fit signe, en passant, de le suivre.</p>
-
-<p>Je le suivis, balbutiant une excuse. Dans le
-salon où j’avais attendu, dans cette pièce aux
-volets presque tous fermés, aux ombres lugubres,
-où Louis était venu me prendre, nous trouvâmes
-le médecin qui cherchait de tous côtés avec agitation.</p>
-
-<p>— Du papier, monsieur, fit-il, en levant les yeux
-impatiemment à notre entrée. Du papier, n’importe
-lequel fera l’affaire.</p>
-
-<p>— Arrêtez ! dit Louis, d’une voix rendue rauque
-par la douleur. Cette comédie n’a que trop duré.
-Je veux qu’elle cesse.</p>
-
-<p>— Vous dites, monsieur ?</p>
-
-<p>— Je dis que cela suffit ! riposta Louis d’un ton
-farouche, un sanglot dans la gorge. Avouez-lui la
-vérité.</p>
-
-<p>— Elle ne me croira pas.</p>
-
-<p>— C’est égal, tout vaut mieux que ceci.</p>
-
-<p>— Parlez-vous sérieusement, monsieur ? interrogea
-le médecin avec gravité, en le regardant.</p>
-
-<p>— Tout à fait sérieusement.</p>
-
-<p>— Alors je ne m’en mêle plus, reprit l’homme
-de l’art. Je décline toute responsabilité. Mais je
-ne vous laisserai pas intervenir, monsieur, avant
-de vous exposer les conséquences inévitables qui
-en résulteront.</p>
-
-<p>— Ma mère ne peut guérir ! fit Louis avec obstination.</p>
-
-<p>— Non, monsieur, elle ne peut guérir ; et elle ne
-vivra plus, à mon avis, que peu d’heures. Lorsque
-la fièvre qui la soutient viendra à tomber, ce sera
-le coma, puis la mort. A vous de voir si elle fermera
-les yeux, ignorante du malheur qui la frappe dans
-la personne de son fils, ou si elle mourra…</p>
-
-<p>— C’est affreux !</p>
-
-<p>— A vous de décider, reprit le médecin, inexorable.</p>
-
-<p>Louis regarda autour de lui.</p>
-
-<p>— Voilà du papier, fit-il brusquement.</p>
-
-<p>Notre absence avait duré tout au plus trois
-minutes, mais quand nous revînmes auprès de
-M<sup>me</sup> de Saint-Alais, elle nous réclamait avec impatience,
-ainsi que Victor.</p>
-
-<p>— Où est-il donc ? où est-il ? répétait-elle fiévreusement.
-Pourquoi donc choisit-il ce jour-ci pour
-être en retard ? Il n’y a pas eu… de querelle entre
-vous ?</p>
-
-<p>Et elle me jeta un regard défiant.</p>
-
-<p>— Pas la moindre, madame, répondis-je d’une
-voix mouillée de larmes. J’en fais le serment.</p>
-
-<p>— Alors pourquoi n’est-il pas ici ? Et M. de
-Gontaut ?</p>
-
-<p>Ses yeux restaient brillants, la tache rouge brûlait
-encore sur ses pommettes ; mais ses traits
-se tiraient, elle changeait à vue d’œil, et elle ne
-cessait de remuer les doigts. Sa voix était rauque
-et méconnaissable, et de temps à autre elle promenait
-autour d’elle un regard attristé.</p>
-
-<p>— Je ne me sens pas bien aujourd’hui, soupira-t-elle,
-au bout d’un moment, avec un effort douloureux
-pour se ressaisir. Et je n’arrive pas à être
-joyeuse comme je le devrais. Mademoiselle, allez
-rejoindre M. le vicomte, et dites-lui quelques
-gentillesses pour distraire son attente… Mais vous
-rêvez, monsieur le vicomte ! Dans mon jeune
-temps, les fiancés avaient coutume d’embrasser
-leur promise en ces occasions-là. Fi, monsieur,
-vous devriez rougir de votre indifférence ! Vous
-m’avez tout l’air d’un triste amoureux !</p>
-
-<p>Denise se leva, et sous les regards de tous s’approcha
-de moi à pas lents ; mais de ses lèvres pâles
-il ne sortit aucun son, et elle ne leva pas ses yeux
-vers les miens. Elle resta inerte lorsque suivant
-l’autorisation de sa mère je me penchai vers elle
-et mis un baiser sur sa joue froide : cette joue ne
-s’échauffa point, ces yeux ne s’illuminèrent point.
-Cependant j’eus lieu d’être satisfait, plus que satisfait,
-même ; car en me penchant sur elle je
-sentis ses mains, — ces mignonnes mains que
-j’aspirais à retenir dans les miennes pour l’abriter
-et la protéger, — je les sentis agripper solidement
-le revers de mon habit, comme les enfants se
-pendent au cou de leur mère. Devant tous, je lui
-passai mon bras autour de la taille, et nous restâmes
-enlacés au pied du lit de M<sup>me</sup> de Saint-Alais,
-qui nous considérait.</p>
-
-<p>— Pauvre petite souris ! fit-elle avec un rire
-gracieux. Elle est encore timide. Soyez bon pour
-elle, mon gendre, car c’est un morceau délicat,
-et… Je ne me sens pas bien, pas bien du tout !
-redit-elle, s’interrompant soudain.</p>
-
-<p>Et elle se souleva sur sa couche, en portant
-avec difficulté une main à son front.</p>
-
-<p>— Je ne… Qu’est-ce que j’ai ? reprit-elle, et
-son visage blêmit à vue d’œil, et ses traits se
-décomposèrent, tandis que ses yeux révélaient
-un effroi soudain. Qu’est-ce qui me prend ? Allez
-chercher… Quelqu’un, vite, le docteur ! Et aussi
-Victor.</p>
-
-<p>Denise s’échappa de mes bras, pour voler à son
-chevet. Je restai là, jusqu’au moment où le médecin
-me toucha l’épaule.</p>
-
-<p>— Allez ! me souffla-t-il. Allez. Laissez-la avec
-les femmes. La fin est proche.</p>
-
-<p>Ce fut ainsi que M<sup>me</sup> de Saint-Alais m’accorda
-enfin Denise ; ce fut ainsi que s’accomplit notre
-mariage, qu’elle avait depuis tant d’années projeté
-avec mon père.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>La marquise mourut le lendemain matin, ce qui
-lui épargna non seulement les maux à venir, mais
-ceux du présent, qui mugissaient en tourbillons
-par les rues de Nîmes autour du cadavre non
-enterré de son fils. Elle mourut sans s’éveiller du
-délire qui suivit sa blessure. J’entrai pour la voir
-couchée sur son lit de mort. Elle paraissait dormir,
-et dans la paix recueillie de la chapelle ardente je
-songeai avec respect au changement produit par
-une année, une brève année, qui venait à la fin
-de cinquante ans de prospérité. Il me parut déplorable,
-tandis que je me penchais pour baiser sa
-main cireuse, bien déplorable ; mais aujourd’hui,
-instruit de ce que l’avenir lui réservait, je la juge
-heureuse, quand je me rappelle les vingt années
-d’exil et d’espoirs trompés qui devaient être le lot
-de tant de ses amis, de tant de ceux qui avaient
-fait l’ornement de ses salons, à Saint-Alais et à
-Cahors. Doués d’énergie aussi bien que d’orgueil,
-assemblage peu répandu dans notre caste, elle et
-les siens osèrent beaucoup et perdirent beaucoup ;
-ils jouèrent le tout et perdirent le tout. Mieux
-valait encore cette fin que la prison ou la guillotine ;
-ou que devenir vieille et décrépite en terre
-étrangère, pour revoir une patrie qui les avait
-oubliés depuis longtemps, et des concitoyens qui
-riaient sur leur passage, des vieilles berlines, des
-jupes et des coiffures à la mode du temps des
-Polignacs.</p>
-
-<p>J’ai dit que les émeutes de Nîmes durèrent trois
-jours. Le dernier, Buton vint me trouver pour nous
-engager à partir. Afin d’éviter des malheurs plus
-grands nous devions quitter la ville sans retard,
-ou bien lui et le parti modéré qui nous avait
-sauvés ne répondraient plus de rien. Louis était
-d’avis de se retirer à Montpellier, et de là chez les
-émigrés de Turin ; et pendant quelques heures je
-partageai son point de vue, désireux avant tout
-de mettre les femmes en sûreté.</p>
-
-<p>Je suis redevable à Buton de n’avoir pas pris
-cette décision, que j’aurais sans nul doute regrettée
-plus tard. Il me demanda carrément si je partais,
-et sur ma réponse affirmative, il alla s’adosser à la
-porte.</p>
-
-<p>— A Dieu ne plaise ! fit-il. Tant pis pour ceux
-qui s’en vont. Il n’en reviendra guère.</p>
-
-<p>Je lui répliquai avec fougue :</p>
-
-<p>— Jamais de la vie ! Dans moins d’un an vous
-nous prierez à deux genoux de revenir.</p>
-
-<p>— Et pourquoi cela ? fit-il.</p>
-
-<p>— Vous ne sauriez maintenir l’ordre sans nous !</p>
-
-<p>— Avec facilité, répliqua-t-il froidement.</p>
-
-<p>— Voyez plutôt où en sont les choses ici !</p>
-
-<p>— Ce n’est que passager.</p>
-
-<p>— Mais qui gouvernera ?</p>
-
-<p>— Les plus dignes, répliqua-t-il avec obstination.
-Comment pouvez-vous encore croire, monsieur
-le vicomte, après tout ce qui s’est passé, que pour
-faire des lois il faille posséder un titre, sauf votre
-respect ? Vous figurez-vous donc que le blé ne
-poussera plus, que les poules ne pondront plus,
-dès que l’ombre du seigneur ne sera plus sur elles ?
-Vous figurez-vous que pour se battre il faille avoir
-de la poudre sur la tête aussi bien que dans son
-mousquet ?</p>
-
-<p>— Je crois, ripostai-je, que quand ceux qui ne
-connaissent pas la mer se font pilotes, il est temps
-de quitter le navire.</p>
-
-<p>— Le pilote apprendra son métier, reprit-il. Et
-pour ce qui est de quitter le navire, libre à ceux
-qui n’ont rien à faire à son bord. Soyez raisonnable,
-monseigneur, poursuivit-il sur un ton différent.
-Soyez raisonnable. On a tué dans Nîmes trois
-cents personnes en trois jours.</p>
-
-<p>— Et vous me conseillez de rester ?</p>
-
-<p>— Oui, car il y a du sang entre nous, répondit-il
-d’un air tragique. On ne pardonnera pas aisément
-ce qui vient de se passer ici. Allez à l’étranger
-après cela, et restez-y. Mais non, vous n’irez pas,
-vous serez raisonnable, reprit-il, d’une voix rude
-et affectueuse. Retournez chez vous au château,
-monsieur, et tenez-vous tranquille : personne ne
-vous fera de mal.</p>
-
-<p>Il parlait fort sensément. Du moins l’avis me
-parut si bon, que, après un peu d’hésitation, je
-me déterminai à le suivre, et donnai le même
-conseil aux autres. Mais Louis refusa de m’écouter.
-Il avait pris la France en horreur depuis sa
-fuite, et il voulait partir. Il n’éleva pas d’objection,
-toutefois, lorsque je le sollicitai de me laisser Denise ;
-et moins de vingt-quatre heures après le décès
-de sa mère, l’abbé Benoît nous unit, dans cette
-sombre maison aux volets clos de la venelle des
-Capucins. En même temps Louis épousa M<sup>me</sup> Catinot,
-qui allait partager son exil. Inutile d’ajouter
-que ces noces furent exemptes de réjouissances :
-ni festin, ni joyeuses sonneries de cloches, ni toilette
-de gala, mais des pleurs et des sanglots, des
-lèvres pâles et des mains inertes.</p>
-
-<p>Mais une aurore en pleurs précède parfois un
-beau jour. Durant trois années au moins, il est
-vrai, notre vie connut des périls nombreux et
-quelques chagrins — dont je conterai peut-être
-l’histoire un jour — et nous partageâmes le sort
-de tous les Français en ces temps de honte et
-d’opprobre ; mais jamais, ni pour un jour ni pour
-une heure, je n’eus lieu de regretter ce qui s’était
-accompli si hâtivement à Nîmes. Des mains fidèles
-et des lèvres ardentes, des yeux qui brillèrent aussi
-clairs dans une prison que dans un palais, me
-réconfortèrent durant les mauvais jours ; et lorsque
-vinrent des temps meilleurs, et avec eux les
-cheveux gris et une France nouvelle, ma femme
-sut encore embellir ma vie et la partager de plus
-en plus étroitement.</p>
-
-<p>Un dernier mot de l’homme à qui après Dieu
-je dus de l’obtenir. Il survécut, mais je ne revis
-jamais Froment de Nîmes. Le troisième jour des
-émeutes on amena du canon pour réduire sa tour :
-elle fut emportée d’assaut et la garnison passée
-au fil de l’épée. Un seul homme, je crois, s’en tira
-avec la vie. Ce fut Froment, l’indomptable, le chef
-le plus habile que possédèrent jamais les Royalistes
-de France. Il gagna la frontière sain et sauf, et
-passa à Turin, où il fut reçu honorablement par
-ceux dont l’aide un peu plus active lui eût donné
-la victoire. Mais celui qui échoue ne doit s’attendre
-qu’à des camouflets. On ne tarda point à lui
-battre froid ; il tomba dans l’estime, et avec les
-années ses maux empirèrent. Une fois je tentai de
-le découvrir et de l’assister ; mais il était alors
-engagé dans une expédition sur la côte barbaresque,
-et mes moyens ne m’auraient pas permis de faire
-grand’chose pour lui si je l’avais retrouvé. On dit
-qu’il mourut peu après, mais je n’en ai jamais eu
-la certitude. N’importe, mort ou vivant, je lui
-dois de la reconnaissance, du respect et d’autres
-choses, parmi lesquelles je place le plus grand
-bonheur de ma vie.</p>
-
-
-<p class="c gap small">FIN</p>
-
-
-<p class="c gap"><span class="small">IMPRIMERIE NELSON, ÉDIMBOURG, ÉCOSSE</span><br />
-<span class="xsmall" lang="en" xml:lang="en">PRINTED IN GREAT BRITAIN</span></p>
-
-
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-<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>LA COCARDE ROUGE</span> ***</div>
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-goals and ensuring that the Project Gutenberg&#8482; collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg&#8482; and future
-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation&#8217;s EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state&#8217;s laws.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation&#8217;s business office is located at 809 North 1500 West,
-Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
-to date contact information can be found at the Foundation&#8217;s website
-and official page at www.gutenberg.org/contact
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; depends upon and cannot survive without widespread
-public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
-DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
-visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 5. General Information About Project Gutenberg&#8482; electronic works
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg&#8482; concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg&#8482; eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Most people start at our website which has the main PG search
-facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This website includes information about Project Gutenberg&#8482;,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
-</div>
-
-</div>
-</div>
-</body>
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